HOMÉLIE LXXXV.« AUSSITÔT ON LUI CRACHA AU VISAGE, ON LE FRAPPA A COUPS DE POING, ET DAUTRES LUI DONNÈRENT DES SOUFFLETS. EN DISANT : CHRIST, PROPHÉTISE-NOUS QUI TA FRAPPÉ ». (CHAp. XXVI, 67, 68, JUSQUAU VERSET 10 DU CHAP. XXVII.) ANALYSE 1. Admirable véracité des évangélistes. 2. Saint Marc, disciple de saint Pierre, raconte avec de plus grands détails que les autres évangélistes, le triple reniement de son Maître. Désespoir de Judas. Quelle leçon pour les avares ! 3 et 4. Contre ceux qui font des présents à lEglise du bien quils ont pris aux autres. Exhortation à faire laumône aux pauvres. Combien les Juifs doivent en ce point faire rougir les chrétiens. Que cest lavarice des peuples qui oblige les évêques davoir le maniement de quelques biens pour en assister les pauvres. Quil ny aurait point de pauvres dans le monde, si on y voulait donner quelque ordre.
1. Pourquoi, mes frères, les Juifs traitaient-ils avec ces outrages un homme quils allaient tuer? Pourquoi lui font-ils souffrir ces sanglantes railleries, sinon parce quils ne suivaient à son égard que les mouvements de leur cruauté et non les règles de la justice? Ils ont enfin trouvé la proie quils cherchaient, et ils assouvissent sur elle la fureur et la rage dont ils sont transportés et enivrés; cest pour eux une fête à laquelle ils courent avec joie; ils laissent voir combien ils étaient altérés de sang Mais considérez, mes frères, quelle est la sincérité des évangélistes qui marquent si particulièrement toutes ces circonstances, quoiquelles soient si ignominieuses en apparence pour leur maître et qui nous font voir ainsi combien ils aimaient la vérité. Ils ne cachent rien de ces traitements si humiliants Ils rapportent avec soin toutes ces particularités (52) Car ils regardaient tous ces excès comme étant très-glorieux à leur maître. Et on peut dire en effet, mes frères, que la plus grande gloire de Jésus-Christ est que, étant maître de toute la terre, il ait bien voulu se rabaisser jusquà être si cruellement méprisé par les derniers de tous les hommes. Il ne faut point dautres preuves pour nous faire comprendre quelle était la charité que Jésus-Christ nous portait, et limpardonnable méchanceté des Juifs, puisquils traitaient avec tant de barbarie cet agneau si doux et si paisible, qui souffrait leurs violences sans parler, ou qui ne parlait que pour leur dire des choses capables de changer les lions mêmes en agneaux. Sa douceur et leur cruauté sont toutes deux montées à leur comble; leur impiété se répand dans toutes leurs actions et dans toutes leurs paroles, et ils ne pensent quà satisfaire leur fureur. Le prophète Isaïe avait prédit ces emportements et les avait renfermés dans ce peu de paroles : « Les hommes », dit-il, « seront surpris en vous voyant, tant vous paraîtrez sans gloire et sans honneur parmi les hommes ». (Is. LIII, 3.) En effet, y a-t-il rien de si effroyable que ces insultes quon fait souffrir au Sauveur? Cette face que la mer avait respectée en la voyant, que le soleil ne put voir sur la croix sans voiler ses rayons, ces misérables la conspuaient, la soufflettaient. Ils traitent leur Dieu avec une fureur plus que brutale; ils se jouent de lui comme dun roi de théâtre, ils lui donnent des coups sur la tête, ils ajoutent à loutrage des soufflets linfamie honteuse des crachats et les railleries les plus cruelles et les, plus sanglantes. « Prophétise s, lui disent-ils, « qui « est celui qui ta frappé s? Ils lui parlent de la sorte, parce que la plupart des Juifs le regardaient comme un prophète. Un autre évangéliste marque quen le traitant ainsi ils lui voilaient le visage, comme sil eût été le dernier des hommes, bon à servir de jouet non-seulement aux grands du monde, mais même aux esclaves. Lisons ceci, je vous prie, mes frères, avec les yeux de la foi. Ecoutons les souffrances de Jésus-Christ avec une attention digne de lui, et gravons dans nos curs ce que nous lisons. Rien nest pins glorieux au Sauveur du monde quun abaissement si prodigieux. Je trouve toute ma gloire dans ces souffrances. Et je nadmire pas moins Jésus-Christ lorsquil sélève au-dessus de toutes les insultes et de toutes les douleurs, que lorsquil commande à la nature et quil ressuscite mille morts. Saint Paul soccupait toujours lesprit de ce grand objet. Il portait toujours présente lidée de la croix du Fils de Dieu, de ses souffrances, de ses insultes, de ses outrages et de sa mort. Cest lui qui dit: «Allons à Jésus-Christ en portant toutes ses ignominies ». (Hébr. XIII, 13.) Et il nous fait ressouvenir : « Que Jésus-Christ, au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, sest offert volontairement à souffrir les derniers mépris, et à mourir sur la croix ». (Hébr. XII, 2). « Pierre cependant était assis dehors dans la cour. Et une servante sapprochant lui dit:Vous étiez aussi avec Jésus de Gaulée (69). Mais il le nia devant tout le monde en disant: Je ne sais ce que vous me dites (70). Et comme il sortait hors la porte, une autre servante layant vu dit à ceux qui se trouvèrent là : Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth (74). Et lui le nia une seconde fois, en disant avec serment : Je ne connais point cet homme (72). Peu à peu ceux qui étaient là savançant, dirent à Pierre : Vous êtes certainement de ces gens-là, car votre parler « vous fait assez connaître (73). Il commença alors à détester et à jurer en disant : Je ne connais point cet homme, et aussitôt le coq chanta (74). Et alors Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite : avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois. Et étant sorti dehors il pleura amèrement (75). » Voici, mes frères, une chose bien surprenante. Quand on vient prendre Jésus-Christ, ce disciple témoigne un zèle si ardent quil tire lépée et en frappe un des serviteurs du grand prêtre; et lorsquil devait entrer dans une plus grande indignation pour les outrages sanglants dont on déshonorait son maître en sa présence, il sabat au contraire jusquà le renoncer par trois fois. Qui eut pu nêtre point saisi dindignation en voyant ces traitements si injurieux et ces insultes si outrageuses? Cependant ce disciple, interdit par la crainte, non-seulement néprouve point ce zèle qui paraissait si raisonnable; mais il tremble de peur et ne peut supporter la voix dune servante qui lui parle. Il renonce son maître jusquà trois fois, et il le renonce ainsi devant des servantes et des gens de rien, et non pas devant les juges qui leussent (53) peut-être intimidé, puisquil est marqué quil était dehors. Car il « était assis dehors dans la cour». Cest lorsquil fut sorti quon lui demanda sil nétait pas disciple de Jésus-Christ. Saint Luc dit que cet apôtre ne saperçut point de sa faute et quil ne rentra en lui-même que lorsque Jésus-Christ le regarda. Ainsi non-seulement il renonça Jésus-Christ, mais il fut encore si éloigné de reconnaître ce crime, nonobstant le chant du coq, que si Jésus-Christ ne leût fait rentrer en lui-même, il ny eût pas fait de réflexion. Il eut donc besoin, du secours de la grâce du Sauveur. Ce regard fut comme une voix puissante qui lui parla, et sans laquelle la peur dont il était saisi leût fait demeurer toujours dans sa faute. Saint Marc dit que dès le premier renoncement de saint Pierre, le coq chanta pour la première fois; et quau troisième renoncement, le coq chanta pour la seconde fois. Il est le seul qui ait marqué si en détail et avec tant dexactitude le soin que Jésus-Christ témoigna alors pour son disciple, et la faiblesse prodigieuse dont saint Pierre se laissa saisir. Comme saint Marc était le disciple de cet apôtre, il a pu savoir de lui plus particulièrement cette circonstance, et nous ne pouvons assez admirer que non-seulement il nait point omis cette faute dun homme qui lui était si vénérable, mais quil lait même décrite avec plus de circonstance que les autres. 2. Comment donc, puisque saint Matthieu dit: « Avant que le coq chante vous me renoncerez trois fois » , saint Marc peut-il dire quaprès le triple renoncement de saint Pierre le coq chanta pour la seconde fois? Ces deux évangélistes saccordent fort bien; comme le coq a coutume de chanter trois ou quatre fois à chaque reprise, saint Marc sexprime comme il fait pour montrer que le chant répété du coq narrêtait pas saint Pierre, ne le faisait pas rentrer en lui-même. Les deux versions sont donc vraies, car le coq navait pas encore achevé sa première reprise, lorsque Pierre renonça pour la troisième fois son maître. Et lorsque Jésus-Christ leut averti de son crime il nosa même encore pleurer devant tout ce monde, de peur que ses larmes ne le fîssent reconnaître; mais « il sortit dehors, et pleura amèrement ». « Le matin étant venu, tous les princes des prêtres et les sénateurs du peuple juif tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir. (Chap. XXVII, 4.) Et layant lié, ils lemmenèrent devant Ponce Pilate le gouverneur (2) ». Comme ils avaient résolu sa mort, et quils ne le pouvaient faire mourir à cause de la fête de Pâques, ils le mènent à Pilate. Remarquez, mes frères, ils sont amenés à le faire mourir le jour même de cette fête, qui navait été autrefois établie parmi les Juifs que comme une figure de la vérité. « Alors Judas qui lavait trahi, voyant quil était condamné, se repentit de ce quil avait fait, et rapporta les trente pièces dargent aux princes des prêtres (3) ». Cette circonstance redouble la faute de Judas et celle des prêtres. Elle augmente le crime de Judas, non parce quil se repentit de sa trahison; mais parce quil le fit trop tard, et quil le fit mourir par un détestable désespoir; se déclarant ainsi coupable de perfidie à la face de toute la terre. Elle redouble aussi le péché des prêtres, parce quau lieu dêtre touchés de lexemple de Judas, cl de condamner comme lui leurs cruels desseins, ils aimèrent mieux y demeurer opiniâtrement que den faire pénitence. Mais considérez que Judas ne se repent de son crime que lorsquil ny peut plus remédier. Cest ainsi que le démon se conduit envers les hommes. Il ne leur laisse comprendre dans quels excès ils se sont laissés emporter que lorsque le mal est fait, et quil est irréparable, de peur quils ne soient touchés de quelque sentiment de douleur, et quils nabandonnent leurs mauvais desseins. Judas, qui était jusque-là demeuré sourd à tant davertissements de Jésus-Christ, commence enfin lorsquil voit son crime achevé den concevoir du regret, mais un regret bien Superflu et bien inutile. Cest une action très-juste, et même louable que celle quil fait en se condamnant lui-même, en rejetant cet argent qui nétait que le prix de son crime, et en montrant quil nétait point retenu par la crainte ou par le respect des Juifs, mais on ne peut excuser la fureur avec laquelle il se fait mourir. Ce dessein ne peut être que louvrage du démon. Le démon le soustrait davance à la pénitence de peur quil nen recueille les salutaires fruits, et il le fait périr dune mort la plus honteuse et publiquement connue, en lui persuadant de se tuer lui-même. Considérez, je vous prie, comment la vérité sétablit, et sappuie de toutes parts, par tout ce que font et ce que souffrent les ennemis déclarés de Jésus-Christ. Car cette mort funeste (54) à laquelle Judas se condamna lui-même est larrêt des Juifs qui condamnèrent Jésus-Christ; et elle ne leur laisse pas la moindre excuse. Que peuvent-ils dire de cette mort, après que Judas sen est puni lui-même si sévèrement? Car remarquez ces paroles dont il se sert pour exprimer son regret: « Jai péché parce que jai trahi le sang innocent. Mais ils lui répondirent: Que nous importe? Cest à vous à y penser (4). Et ayant jeté cet argent dans le temple, il se retira; et sen étant allé, il sétrangla (5) », parce quil ne put souffrir les remords qui déchiraient sa conscience. Mais qui peut assez admirer jusquoù va lendurcissement des Juifs, qui, au lieu dêtre touchés de cet exemple, demeurent au contraire opiniâtres dans leur péché, jusquà ce quils laient porté à son comble? Car le crime de Judas, cest-à-dire sa trahison, était déjà accompli, mais celui des Juifs, cest-à-dire la mort de Jésus-Christ, ne létait pas encore. On voit néanmoins quaussitôt quils leurent achevé, ils entrèrent dans la confusion et dans le trouble. Tantôt ils disent : « Nécrivez point quil est le Roi des Juifs ». Que pouvaient- ils encore craindre en le voyant déjà en croix? Tantôt ils donnent ordre quon garde son tombeau avec des soldats : « De peur », disent-ils, « que ses disciples ne le dérobent, et quils ne disent quil est ressuscité des morts, et cette dernière erreur serait pire que la première ». Mais quand les disciples le diraient, si cela nétait pas vrai en effet, ne serait-il pas aisé de les convaincre de faux? Et comment le pourraient-ils dérober, puisquils nosent pas même demeurer au lieu dans lequel on lavait pris, et que saint Pierre, qui était leur chef, succombant à la seule voix dune servante, le renonce par trois fois? Mais, comme je viens de le dire, un grand trouble sétait emparé deux; car ils savaient assez lexcès du péché quils commettaient, comme on peut le voir par ces paroles quils répondirent à Judas : « Que nous importe? «Cest à vous à y penser ». Avares, je vous appelle encore ici, et vous conjure de voir dans quel abîme de maux Judas se précipite lui-même; car il se trouve enfin quil commet le plus grand de tous les crimes, et quen ayant rejeté le prix, il perd en même temps son argent, sa vie et son âme. Tel est enfin le succès de lavarice. Elle fait perdre à celui quelle tyrannise, et largent dont elle lui inspirait une si curieuse passion, et le bonheur de cette vie, et les biens de lautre. Elle jette ici Judas dans une confusion épouvantable, et, après lavoir rendu méprisable devant ceux même à qui il avait livré son Maître, elle le fait mourir de la mort la plus infâme. Cest ce qui confirme ce que jai dit: que quelques-uns mie reconnaissent leurs cri-mes quaprès quils les ont commis. Car je vous prie de considérer combien ces Juifs appréhendent de trop approfondir ce quils font et de voir trop clairement lénormité de leur attentat : « Cest à vous à y penser », disent-ils. Et ceci rend leur faute encore plus grande. Transportés et comme enivrés parleur passion et par leur audace, ils ne pensent quà venir à bout de leur entreprise diabolique, et ils tâchent de se la dissimuler à eux-mêmes, par une ignorance affectée, et par de vains prétextes dont ils veulent se couvrir. Sils ne parlaient de la sorte quaprès avoir déjà fait mourir le Sauveur, et lorsque le mal serait sans remède, quoique cette parole ne les justifiât pas, au moins ne les condamnerait-elle pas autant quelle le fait maintenant. Mais lorsquil est encore en leur pouvoir de ne pas commettre un si grand crime, et de sabstenir de tremper leurs mains dans le sang de cet innocent, comment peuvent-ils dire: « Cest à vous à y penser » ? Cette excuse les accuse encore davantage. Ils rejettent toute la faute sur Judas. Cest sur lui quils veulent faire retomber le crime de ce sang répandu, lorsquils peuvent encore sen rendre innocents eux-mêmes, en ne le répandant pas. Mais ils vont encore pins loin que Judas. Judas a trahi Jésus-Christ, et les Juifs le crucifient. Il les empêchait daller plus loin, dal1er jusquà la mort, et ils passent outre. Pourquoi leur fureur continue-t-elle? Pourquoi le font-ils mourir avec une précipitation inouïe, et avec une malice si noire que la justice des supplices quils sattirèrent et quils souffrirent depuis, paraît visible à tout le monde? Nous allons voir que Pilate même leur donnant le choix de Jésus ou de Barabas, ils préfèrent un voleur insigne au Sauveur du monde. Ils sauvent un détestable meurtrier, et ils mettent en croix Jésus-Christ, qui, bien loin de leur avoir jamais fait le moindre mal, les avait comblés de tous biens. Mais retournons encore à Judas. Voyant quil travaillait en vain, et que les Juifs ne voulaient point reprendre cet (55) argent, « il le jeta dans le temple, et sen étant allé, il sétrangla ». 3. « Mais les princes des prêtres ayant pris largent dirent: il ne nous est pas permis de le mettre dans le trésor, parce que cest le prix du sang (6). Et ayant délibéré là-dessus ils en achetèrent le champ dun potier pour y ensevelir les étrangers (7). Cest pourquoi ce même champ est appelé encore aujourdhui Haceldama, cest-à-dire le champ du sang (8). Alors cette parole du prophète Jérémie fut accomplie : Ils ont reçu les trente pièces dargent qui étaient le prix de celui qui a été mis à prix, mis à prix par les enfants dIsraël (9). Et ils les ont donnés pour en acheter le champ dun potier, comme le Seigneur me la ordonné (10) ». Remarquez quils se condamnent encore ici eux-mêmes. Comme ils nignoraient pas quils avaient acheté injustement la mort dun homme innocent, ils ne voulurent point mettre cet argent dans le trésor; mais ils en achetèrent un champ pour la sépulture des étrangers, qui devait être une preuve manifeste et un monument éternel de leur trahison. Car le nom seul de ce champ est comme une voix éclatante qui publie partout le crime quils ont commis. Et ils ne font point cette action sans en délibérer entre eux. Ils assemblent tout le conseil. Ce quils font afin quil ny eût personne dentre les princes des prêtres qui fût innocent, et quils fussent tous coupables dun si grand crime. Le prophète Jérémie avait décrit toutes ces particularités plusieurs siècles auparavant. Et nous pouvons remarquer que ce ne sont pas seulement les apôtres et les évangélistes mais encore les prophètes gui ont marqué en particulier, tous les outrages dont on a couvert Jésus-Christ, et qui ont parlé pleinement des circonstances de sa mort. Les Juifs ne se conduisirent de la sorte que par le mouvement de cette fureur aveugle qui les transportait. Sils eussent mis cet argent dans le trésor, ils eussent moins signalé leur injustice, mais layant employé pour en acheter un champ, ils ont rendu toute la postérité témoin de leur cruauté et de leur crime. Ecoutez ceci, vous tous qui faites gémir par votre avarice le pauvre et lorphelin. Lorsque vous donnez en aumône un bien qui est le prix de quelque violence, ou qui vous vient du sang et de la substance des pauvres; vous imitez Judas qui alla donner au temple largent qui était le prix du sang de Jésus-Christ, et vos aumônes sont plutôt diaboliques que chrétiennes. Il y en a encore aujourdhui qui, après sêtre enrichis du bien dautrui, se croient excusés de tous crimes sils en donnent quelque partie aux pauvres. Cest de ceux-là que le prophète parle, lorsquil dit: « Vous couvrez mon autel de larmes ». (Malach. II, 13.) Jésus-Christ ne veut point être nourri de rapines. Cette nourriture lui est odieuse. Comment méprisez-vous le Seigneur jusquau point doser lui offrir des choses impures? Ne vaut-il pas encore mieux quil sèche de faim, que de le soulager par ces sortes daliments? On nest que cruel en le laissant mourir de faim; mais on joint loutrage et linsulte à la cruauté, lorsquon lui offre une si horrible nourriture. Il vaut mieux ne rien donner du tout, que de donner aux uns le bien des autres. Dites-moi, je vous prie, si vous voyiez deux hommes, lun nu et lautre vêtu, ne feriez-vous pas une injustice et une injure à celui qui est vêtu, si vous le dépouilliez afin de revêtir celui qui est nu? Il est certain que vous en feriez une, et une très-grande. Si donc, lorsque vous donneriez à lun tout ce que vous auriez pris à lautre, il est vrai que vous nexerceriez pas une charité, mais plutôt que vous commettriez une injustice; de quel supplice ne serez-vous point châtié, lorsque vous ne donnez pas la trentième partie de ce que vous avez ravi, et que vous ne laissez pas de lappeler une aumône? Si Dieu condamnait autrefois ceux qui lui offraient en sacrifice une victime boiteuse, comment vous excuserez-vous en le traitant avec encore plus de mépris? Et si un larron, après avoir restitué au légitime maître ce quil avait dérobé, était encore coupable dinjustice, et ne pouvait, durant lancienne Loi même, expier son crime quen rendant le quadruple du larcin; quels feux nattire point sur sa tête celui qui ne dérobe pas seulement en cachette, mais qui ravit avec violence, qui ne rend pas ce quil a pris à celui à qui il la pris, mais qui le donne à un autre; qui ne rend pas au quadruple, mais qui ne donne pas même la moitié; et qui ne vit pas sous lancienne Loi de Moïse, mais sous la nouvelle Loi de la grâce? Que sil nen est pas encore puni en ce monde, 41 nen est que plus à plaindre, parce quil samasse un trésor de plus grands châtiments et (56) de plus sévères peines, sil ne fait pénitence de son crime : « Quoi donc », dit Jésus-Christ dans 1Evangile, « vous imaginez-vous que ces dix-huit hommes sur lesquels la tour de Siloé est tombée, et quelle a tués, fussent plus redevables à la justice de Dieu que tous les habitants de Jérusalem? Non, je vous en assure, mais si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière ». (Luc, XIII,4.) Faisons donc pénitence, mes frères ; faisons des aumônes qui soient pures et exemptes de toute avarice. Donnons, non pas avec retenue, mais avec profusion. Souvenez-vous que les Juifs nourrissaient autrefois tous les jours huit mille lévites, et avec eux les veuves et les orphelins, sans parler des autres taxes pour la guerre auxquelles ils étaient obligés. LEglise, au contraire, possède des terres, des maisons, des logements quelle loue, des chariots, des chevaux, des mulets, et plusieurs autres choses semblables, quelle ne. possède quà cause de vous, et de votre cruauté. car lordre eût voulu que ce trésor de lEglise fût demeuré entre vos mains, et que lEglise reçût de grands fruits de votre charité. Or, cette possession des biens ecclésiastiques a produit en. même temps deux grands maux : lun que vous restez sans produire aucun fruit de charité; et lautre que les pontifes de Dieu et les ministres de Jésus- Christ sont mêlés dans le commerce des choses profanes. 4. LEglise ne pouvait-elle pas autrefois posséder des terres et des maisons? Et pourquoi les apôtres vendaient-ils celles quon leur offrait pour en donner largent aux pauvres, sinon parce que cette conduite était plus excellente et plus avantageuse au bien de lEglise? Mais nos pères ensuite ayant vu que vous étiez embrasés de lamour des choses temporelles et séculières, ils sont entrés dans une juste crainte, que, lorsque vous ne travailleriez quà recueillir sans rien semer, toute la troupe des veuves, des orphelins et des vierges ne mourût de faim; et cest dans cette appréhension quils ont été contraints dacquérir d~s biens et des revenus assurés. Ce nest quavec peine et avec violence quils se sont laissés aller à cette acquisition qui leur était peu honorable, et leur plus grand désir était de recevoir de tels fruits de votre piété et de votre dévotion, quils neussent point dautre soin que de sappliquer à la prière. Mais maintenant vous les avez forcés dimiter le soin et le procédé de ceux qui manient les affaires séculières: ce qui cause une confusion et un trouble universel. Car lorsque nous sommes, comme vous, occupés des choses de la terre, quel est demi dentre nous qui peut rendre Dieu favorable aux autres? Nous navons plus aujourdhui la liberté douvrir la bouche pour nous rendre médiateurs entre lui et les hommes, ni pour reprendre les excès du siècle, parce que lEglise nest pas mieux gouvernée que le sont les choses du monde. Ne savez-vous pas que les apôtres ne crurent pas devoir eux-mêmes distribuer ces sommes dargent qui avaient été recueillies sans peine? Et aujourdhui les évêques qui leur succèdent sont devenus comme des intendants ou des économes, des receveurs, dés dispensateurs, des trafiqueurs, à cause du soin et de loccupation que leur donnent les biens temporels. Au lieu de veiller sur leur troupeau, et sur les âmes que Dieu leur a confiées, ils sappliquent avec ardeur au ménagement des revenus des terres et du profit de largent, comme feraient des publicains et des financiers. Ils pensent tout le jour à ces affaires, et pour elles seules ils sont actifs et vigilants. Je ne déplore pas ce malheur en vain, mais par le désir que jai quil se fasse quelque changement en mieux; afin que nous, qui souffrons cette dure servitude, nous obtenions miséricorde, et que vous procuriez, vous, des fruits et des revenus à lEglise. Que si vous ne voulez pas faire cela, vous voyez les pauvres devant vos yeux, nous ne négligerons pas de nourrir tous ceux que nous pourrons, mais nous vous enverrons les autres, auxquels je vous prie de donner avec soin de quoi vivre, de peur quau jour terrible du jugement vous nentendiez ces paroles qui seront dites contre les avares: « Vous mavez vu avoir faim, et vous ne mavez pas donné à manger ». Il est certain que cette inhumanité nous rend dignes de risée aussi bien que vous. Car, de ce que les ecclésiastiques quittent le soin de la prédication, de la prière et le reste du service de lEglise, il sen suit que les uns ont des différends à démêler avec des vendeurs de vin, les autres avec des vendeurs de blé , les autres avec dautres marchands qui gâtent et allèrent les marchandises. De là viennent des disputes, des querelles, des injures, et ces (57) diffamations, et ces noms encore que lon a donnés à chacun des prêtres, comme étant propres aux affaires séculières quils gouvernent. Or, il faudrait quils ne reçussent point dautres noms que des choses pour lesquelles les apôtres ont établi des lois et des règles; savoir: de la nourriture des pauvres, de la protection des faibles, de la réception des voyageurs et des passants, de la défense de ceux qui sont opprimés, du secours des orphelins, de lassistance des veuves, et de la garde soigneuse et charitable des vierges. Ce serait ces offices quon devrait distribuer entre les prêtres, au lieu des métairies et des maisons dont ils ont soin. Ce sont là les ornements de lEglise; ce sont les pulls riches trésors qui nous peuvent rendre la vie plus douce, et vous apporter plus de douceur à vous-mêmes, avec plus dutilité et plus de fruit. Car, par la grâce de Dieu, je crois quil sassemble bien cent mille chrétiens dans cette Eglise, et si chacun deux donnait tous les jours un pain à un pauvre, tous les pauvres auraient abondamment de quoi vivre. Si même chacun deux donnait seulement une obole, nul ne manquerait de rien, et nous ne serions pas exposés au blâme et aux reproches quon nous fait dêtre attachés aux biens temporels. II est vrai quon pourrait dire maintenant aux prélats de lEglise, avec quelque sorte de justice, ce que Notre-Seigneur dit dans lEvangile : « Allez, vendez tout ce que vous avez, et le donnez aux pauvres, et venez me suivre », à cause des grands biens et des grands domaines que leurs églises possèdent. Car il nest pas aisé de suivre parfaitement Jésus-Christ, si nous ne sommes dégagés des occupations terrestres et des soins du siècle. Nest-ce pas une chose pitoyable que des prêtres de Dieu assistent aux vendanges et à la moisson, et soient présents à toutes les ventes, et à tous les achats des biens de la terre? Les prêtres juifs qui navaient que les ombres et les figures du véritable culte de Dieu, quoique leur administration et leurs exercices fussent grossiers et corporels, étaient néanmoins exempts de tous ces soins; et nous qui sommes appelés au plus secret sanctuaire du ciel, et qui entrons dans le véritable Saint des saints, nous faisons une vie de marchands et de trafiqueurs. Et cest de là que vient notre grande négligence dans létude des Ecritures divines, notre grande paresse dans la prière, et ce mépris où nous sommes tombés pour toutes les choses spirituelles. Car il est impossible que lhomme qui est partagé par ce double soin, sapplique suffisamment à lun et à lautre. Cest pourquoi je vous conjure, mes frères, douvrir de toutes parts les sources de votre charité, afin que les pauvres soient plus facilement nourris, que Dieu soit glorifié; et que la grandeur de vos oeuvres de miséricorde, et labondance de vos aumônes vous procurent les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. |