« MAIS QUAND LE FILS DE LHOMME VIENDRA DANS SA GLOIRE ACCOMPAGNÉ DE TOUS SES SAINTS ANGES, ALORS IL SASSIÉRA SUR LE TRÔNE DE SA GLOIRE. ET TOUTES LES NATIONS DE LA TERRE SERONT RASSEMBLÉES DEVANT LUI, ET, IL SÉPARERA LES UNS DAVEC LES AUTRES, COMME UN BERGER SÉPARE LES BREBIS DAVEC LES BOUCS ». (CHAP. XXV, 31, 32, JUSQUAU VERSET 6 DU CHAP. XXVI.)
ANALYSE
1. Le jugement dernier. Combien les oeuvres de miséricorde sont nécessaires.
2. Récompense accordée aux bons; châtiment infligé aux méchants.
3. Les princes des prêtres délibèrent sur les moyens à prendre pour se défaire de Jésus-Christ. Ce quon désignait par ce nom de prince des prêtres.
4. et 5. LOrateur exhorte ses auditeurs à navoir point de haine contre leurs ennemis. Excellent modèle que Jésus-Christ nous a donné de cette vertu. Que pour adoucir le mal que les autres nous ont fait, nous devons penser au mal que nous avons fait aux autres. Que Dieu veut que nous compatissions même aux. souffrances des méchants quil punit dans sa justice. De la joie que laisse dans lâme une réconciliation chrétienne.
1. Je vous conjure, mes frères, découter avec toute lapplication et toute la componction de coeur qui vous sera possible, cet endroit de lEvangile que nous vous allons expliquer; ce nest pas sans raison que Jésus-Christ le réserve pour couronner son discours : il montre excellemment toute lestime que Dieu fait de la miséricorde et de la charité. Il a déjà, dans ce qui précède, parlé de cette vertu de diverses manières; mais ici il sen explique avec plus de clarté et plus de force que nulle part ailleurs. Il ne se contente plus ici den parler sous la parabole de deux, ou de trois, ou de cinq personnes. Il adresse son discours généralement à tous les hommes. Il est vrai .que lorsquil exprime en particulier un certain nombre dans les autres paraboles, ce nest point pour nous marquer quil ne parle quà deux hommes, mais à deux sortes de personnes différentes : celles qui lui obéissent et celles qui lui sont rebelles. Mais il traite ici au long ce même sujet avec plus de clarté, et dune manière qui nous frappe davantage. Il ne dit plus ici, comme ailleurs : « Le royaume des cieux est semblable, etc. » Il se désigne clairement lui-même, et il se découvre en disant: «Quand le Fils de lhomme viendra dans sa « gloire, etc. » Il est déjà venu une fois non pour éclater dans sa gloire, mais pour souffrir les injures et les outrages. Et remarquez, mes frères, quil parle souvent de « sa gloire »; parce que le temps de sa croix était proche. Il prépare ses auditeurs, et il les relève. Il leur représente le jugement général quil exercera sur tous les hommes. Il leur fait voir comment il rassemblera devant lui toute la terre, et il leur dit même, pour leur inspirer encore plus de terreur, quil fera descendre tous les anges du ciel pour venir avec lui rendre témoignage devant le monde entier, combien ses envoyés ont fait de choses par son ordre pour le salut de tous les hommes. Cest pourquoi ce jour sera épouvantable en toutes manières.
« Toutes les nations de la terre seront rassemblées devant lui, et il séparera les uns davec les autres, comme un berger sépare les brebis davec les boucs (32). Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche (33) ». Il ny a rien de séparé en ce monde. Les bons sont mêlés confusément avec les méchants; mais il sen fera alors un discernement très-exact, et ils seront tellement séparés les uns des autres, quon ne pourra douter duquel des deux partis chacun sera. Il montre encore par ces deux noms différents (9) dont il se sert pour les distinguer, quelles sont les moeurs des uns et des autres. Il appelle les uns « boucs » pour marquer leur stérilité, parce quil ny a rien de moins fertile que cet animal, et il appelle les autres « brebis», pour marquer leur fécondité; car on sait combien les brebis sont fertiles en lait, en laine et en agneaux. Mais il y a ici cette différence que cette fécondité et cette stérilité des animaux est un effet de la nature; au lieu que les hommes sont féconds ou stériles en bonnes oeuvres par le choix de leur volonté; et quainsi cest très-justement que Dieu punit les uns, et quil couronne les autres.
« Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous, les bénis de mon Père: possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde (34). Car jai eu faim et vous mavez donné à manger; jai eu soif et vous mavez donné à boire; jai eu besoin de logement et vous mavez logé (35). Jai été nu et vous mavez vêtu ; jai été malade et vous mavez visité; jai été en prison et vous mê« tes venu voir (36). Sur quoi les justes lui diront: Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim, et que nous vous avons donné à manger; ou avoir soif, et que nous vous avons donné à boire (37).? Quand est-ce que nous vous avons vu sans logement, et que nous vous avons logé; ou sans vêtements, et que nous vous avons vêtu (38)? Et quand est-ce que nous vous avons vu malade ou en prison, et que nous sommes allés vous visiter (39) ? Et le Roi leur répondra : Je vous dis en vérité que chaque fois que vous lavez fait aux moindres de mes frères, cest à moi- même que vous lavez fait (40) ». Il est à remarquer que cet équitable Juge ne condamnera point les méchants avant que de les avoir accusés. Il les fait donc venir devant son Tribunal, et il leur dit les justes sujets pour lesquels il les accuse.
« Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges (41). Car jai eu faim, et vous ne mavez pas donné à manger; jai eu soif, et vous ne mavez pas donné à boire (42). Jai eu besoin de logement, et vous ne mavez pas logé; jai été nu, et vous ne mavez pas vêtu ; jai été malade et en prison, et vous ne mavez pas visité (43) ». Les méchants répondront alors à ces reproches avec modestie et avec soumission; mais cette soumission leur sera entièrement inutile.
« Ils lui diront: Seigneur, quand est-ce que nous vous avons vu avoir faim ou soif, ou sans logement, ou sans vêtements, ou malade, ou prisonnier, et que nous avons manqué à vous assister (44) ? Mais il leur répondra : Je vous dis en vérité quautant de fois vous avez manqué de le faire aux moindres de ces petits, autant de fois vous avez manqué à me le faire à moi-même (45). Et alors ceux-ci sen iront au supplice éternel, et les justes à la vie éternelle (46) ». Ne sera-ce pas avec justice que les méchants souffriront ces reproches de Jésus-Christ irrité, puisquils auront négligé durant toute leur vie une chose qui lui est si précieuse et si agréable? Car les prophètes disaient clairement au nom de Dieu même « Je veux la miséricorde et non pas le sacrifice ». Jésus-Christ le législateur le disait aussi continuellement, et par ses paroles et encore plus par ses actions, et la nature même imprime déjà ces enseignements dans lâme des hommes. Mais remarquez, mes frères, que ces méchants, que Dieu condamne, navaient pas seulement manqué à la charité dans quelques points, mais quils en avaient négligé généralement tous les devoirs. Car, non-seulement ils ne lui ont pas donné à manger lorsquil avait faim, et ils ne lont pas vêtu lorsquil était nu; mais ils nont pas fait même une chose aussi facileS que celle daller visiter un malade. Et considérez, mes frères, combien tout ce que Jésus-Christ commande est facile. Car il ne dit pas : «Jétais on prison », et vous ne mavez pas délivré : « Jétais malade », et vous ne mavez pas guéri; mais « vous ne mavez point visité, vous ne mêtes point venus voir». Il nétait pas aussi difficile de le soulager dans la faim quil endurait. Car il ne demande pas des tables somptueuses, il ne veut que ce qui est purement nécessaire. Il ne demande pas même ce secours sous la forme et sous lapparence dun prince, mais sous celle dun pauvre et dun humble esclave.
Considérez donc toutes ces circonstances, dont chacune aurait suffi pour condamner ces ingrats; le peu quil leur demandait, puisque ce nétait que du pain; la misère de celui qui leur demandait qui était si pauvre; la compassion dont ils devaient être touchés , (10) puisque cétait un homme; la grandeur de la récompense promise, puisque cétait la gloire du ciel; la crainte des peines réservées, puisquon les menaçait de lenfer; la dignité de celui à qui ils faisaient part de leur bien , puisque cétait Dieu même qui le recevait par les mains des pauvres; lhonneur quil avait bien voulu leur faire, puisquil abaissait sa grandeur jusquà implorer leur assistance; enfin la justice qui les obligeait de ne pas le refuser, puisquil leur avait donné ce quil leur demandait, ce qui était plus à lui quà eux. Mais lavarice les a aveuglés, et ils ont fermé les yeux à toutes ces considérations si pressantes. Ils nont point appréhendé les peines terribles dont Jésus-Christ menaçait les coeurs durs et impitoyables, jusquà leur déclarer quil leur ferait souffrir de plus grands supplices quà ceux de Sodome et de Gomorrhe. Et ils ont oublié que Jésus-Christ dit ici : « Quand vous avez refusé cette charité à un de ces petits, vous me lavez refusée à moi-même ».
Mais comment Jésus-Christ, en les appelant « ses frères», dit-il en même temps quils sont «petits »? Cest précisément pour marquer quils ne sont « ses frères » que parce quils sont «petits », cest-à-dire humbles, pauvres et méprisables. Car Jésus-Christ ne veut avoir pour frères que les humbles. Ce que je nentends pas seulement des religieux et des solitaires qui habitent les déserts et les montagnes; mais encore de chacun des fidèles qui vit dans lEglise. Quand vous voyez un chrétien qui, engagé dans le monde, y vit dans la pauvreté, et dans un entier dénûment de toutes choses, Jésus-Christ veut que vous le regardiez comme « son frère », et que vous ayez autant de soin de lui que vous en auriez pour votre Sauveur. Ces personnes, quelque viles et abjectes quelles paraissent, deviennent ses frères par le baptême, et par la participation de ses mystères.
2. Mais le Fils de Dieu voulant encore nous faire mieux voir avec quelle justice il condamnera ceux qui omettront ces devoirs de charité, commence par louer et par récompenser ceux qui les ont pratiqués : « Venez », dit-il, « vous, les bénis de mon Père, possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car jai eu faim et vous mavez donné à manger, etc. » Il semble que, pour. ôter toute excuse à ces coeurs endurcis, et pour les empêcher de dire quils nont point trouvé loccasion de pratiquer la charité, il ait voulu dabord les confondre par la comparaison de leur conduite avec la conduite de ceux qui, dans les mêmes conditions queux, ont su néanmoins la pratiquer.
Cest ainsi que, dans les paraboles précédentes, il confond les vierges folles en leur opposant les sages ; quil couvre de honte ce serviteur ivrogne et gourmand par la comparaison des autres qui étaient plus sobres et plus modérés que lui, et quil condamne ce lâche serviteur qui avait caché son talent en terre par lexemple de ceux qui avaient si heureusement multiplié largent qui leur avait été confié. Il confondra de même un jour tous les pécheurs de la terre, en les comparant avec les justes.
Ces comparaisons concluent tantôt dégal à égal, comme ici, comme dans la parabole des dix vierges; tantôt du moins grand au plus grand; par exemple: « Les hommes de Ninive sélèveront au jour du jugement contre ce peuple, et ils le condamneront parce quils ont fait pénitence à la prédication de Jonas: et cependant celui qui est ici est plus grand que Jonas. La reine du midi sélèvera au jour du jugement contre ce peuple, et elle le condamnera, parce quelle est venue des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon; et cependant celui qui est ici est plus grand que Salomon ». (Sup. XII, 41.) Un autre exemple où lon conclut dégal à égal, cest lorsque le Sauveur dit : « Cest pourquoi vos enfants seront vos juges » (Luc. XI, 19.) Voici tin exemple où la comparaison conclut du plus au moins, cest lorsque saint Paul dit: « Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges, combien donc plus jugerons-nous le siècle»? (1 Cor. II, 6.) Et lorsque Jésus-Christ parle ici de son jugement, il fait des comparaisons dégal à égal, puisquil compare le pauvre avec le pauvre, et le riche avec. le riche, et quil confond ceux qui nont pas fait laumône par lexemple de ceux qui lont faite. Mais il ne justifie pas seulement larrêt quil portera contre ces coeurs sans pitié et sans miséricorde, en leur faisant voir dautres hommes qui, dans le même état queux, auront pratiqué tous les devoirs de la charité chrétienne. Il le justifie encore beaucoup plus eu leur représentant avec quelle indifférence ils ont négligé dobéir à toutes ses règles, et dans (11) des rencontres où le prétexte de leur peu de bien ne pouvait ni leur être un obstacle, ni leur servir dexcuse, comme lorsquil sagit de donner un verre deau froide à un pauvre qui a soit, daller consoler un prisonnier, et de visiter un malade.
Mais je vous prie de remarquer, mes frères, que lorsque Jésus-Christ veut donner des louanges aux bons, il commence par leur représenter lamour éternel que Dieu a toujours eu pour eux: «Venez », dit-il, « vous que mon Père a bénis, possédez comme votre héritage le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ». Quel bonheur peut être comparable à celui dêtre « bénis » et dêtre bénis par le Père même? Doù peut venir un si grand bonheur à un homme, et comment peut-il mériter une telle gloire?
« Car jai eu faim », dit-il, « et vous mavez donné à manger; jai eu soif et vous mavez donné à boire ». O paroles pleines de joie, de consolation et dhonneur pour ceux qui mériteront de les entendre ! Il ne leur dit pas: Recevez le royaume, mais « possédez-le comme votre héritage»; comme un bien qui est à vous, que vous avez reçu de votre Père, et .qui vous est dû de tout temps. Car je vous lai préparé avant même que vous fussiez nés, parce que je savais que vous seriez ce que vous êtes. Quelles sont donc les actions que Jésus-Christ récompense dans ses saints dune manière si divine? Cest, mes frères, parce quils ont retiré chez eux un étranger, cest parce quils ont revêtu un pauvre, cest parce quils ont donné du pain à celui qui avait faim, et de leau à celui qui avait soif, enfin cest parce quils ont visité un malade ou un prisonnier. Car Dieu a principalement égard au secours que nous donnons à ceux qui en ont besoin.
Il y a même des cas où il ne considère pas si nous les avons retirés de leur misère. Et, en effet, comme je lai déjà dit, un malade et un prisonnier ne désirent pas seulement dêtre visités. Lun veut être guéri de son mal, et lautre veut sortir de prison. Mais Dieu étant aussi doux et aussi bon quil lest, se contente du peu que nous donnons quand nous ne pouvons davantage. Il nexige pas même tout ce que nous pourrions donner. Il laisse à notre liberté de faire plus si nous le voulons, afin davoir la gloire de passer volontairement au delà de ce que nous étions obligés de faire.
Mais Jésus-Christ parle à ceux qui seront à sa gauche dune manière bien différente. Il dit aux uns : « Venez, bénis »; il dit aux autres « Allez, maudits », et il najoute pas « de mon Père »; parce que ce nest que leur malignité propre, et leurs actions criminelles qui leur ont attiré cette malédiction si effroyable « Allez au feu éternel qui a été préparé », non pour vous, «mais pour le diable et pour ses anges ». Quand il parle de ce royaume bienheureux, il dit expressément quil a été préparé pour ceux quil y fait entrer; mais lorsquil parle des flammes qui ne séteindront jamais, il ne dit pas quelles ont été préparées pour les damnés, mais «pour le démon et pour ses anges». Ce nest point moi, dit-il, qui vous ai préparé ces feux. Je vous ai bien préparé un royaume, mais ces flammes nétaient destinées par moi que pour le démon et pour ses anges. Cest vous seuls que vous devez accuser de votre malheur, et vous vous êtes précipités volontairement dans ces abîmes.
Cest donc pour se justifier en quelque sorte quil dit ces paroles. « Qui a été préparé au diable, aussi bien que celles qui suivent: « Car jai eu faim et vous ne mavez pas donné à manger». Quand jaurais été votre ennemi, ne suffisait-il pas pour toucher les coeurs les plus durs de voir tant de maux joints ensemble, la faim, la soif, la nudité, la captivité, la maladie? Tant de maux ensemble nadoucissent-ils pas dordinaire les coeurs les plus impitoyables et les plus envenimés? Cependant cest dans cet état même que vous navez pas secouru votre Dieu et votre Seigneur, qui vous fait tant de grâces, et qui vous aimait si tendrement.
Si vous voyiez un chien, ou une bête sauvage mourir de faim, vous seriez touché de compassion. Vous voyez Dieu même pressé de la faim, qui vous demande du pain par la voix du pauvre, et vous nen avez point de pitié. Qui peut excuser cette barbarie? Quand vous nauriez point dautre récompense à attendre de la charité que vous lui faites, que laction même de cette charité et lhonneur de pouvoir rendre ce service à votre maître, cela seul, sans parler de la reconnaissance quil vous en témoignera à la face de toute la terre, cela seul , dis-je, ne devrait-il pas vous (12) porter à aimer les pauvres? Cependant vous voyez quoutre cet honneur, il vous promet encore, lorsquil sera assis sur le trône de son Père, et que tous les hommes seront au pied de son tribunal, de vous louer devant toute la terre , et de publier que cest vous qui lavez nourri, qui lavez logé, et qui lavez revêtu lorsquil était pauvre. Il ne rougit point de se rabaisser dans sa gloire, afin de contribuer à la vôtre.
Si les uns sont punis si rigoureusement, cest par une grande justice, et ce sont leurs péchés qui les condamnent : Et si les autres sont si glorieusement récompensés, cest par une grande miséricorde, et cest la grâce qui les couronne qui les a prévenus de sa bonté. Quand ils auraient fait mille actions de vertu; ce ne peut être que louvrage de la grâce de rendre de si grands biens pour des choses si petites, et de récompenser des actions si légères et dun moment, dun poids éternel de gloire et de tout le bonheur du paradis.
3. Jésus, ayant achevé tous ces discours, dit à ses disciples : « Vous savez que la Pâque se fait dans deux jours, et que le Fils de lhomme sera livré pour être crucifié ». (XXIV, 1, 2.) Vous voyez, mes frères, que Jésus-Christ prend encore loccasion de parler de ses souffrances aussitôt quil a parlé du royaume éternel des bienheureux et des peines infinies des réprouvés. Il semble que par là il dise à ses apôtres: Pourquoi craignez-vous les maux si courts de cette vie, puisque vous savez quon vous a préparé des biens qui ne finiront jamais?
Mais considérez de quelle adroite précaution il enveloppe, pour en adoucir le coup, cette nouvelle quil savait leur devoir être si affligeante. Car il ne dit pas ici tout simplement quil sera livré dans deux jours, mais « que la Pâque se fera dans deux jours, et que le Fils de lhomme sera livré ensuite pour être crucifié », pour montrer que ce qui allait se passer était un grand mystère, et une fête que toute la terre célébrerait dans tous les siècles. Il voulait encore, par là, faire connaître quil savait tout, et que lavenir lui était présent. Cest pourquoi, croyant que cela leur suffisait pour leur consolation, il ne leur parle point ensuite de sa résurrection, comme il faisait dans toutes les autres occasions. Il était superflu de leur en parler encore ici après lavoir fait tant de fois. Dailleurs, comme la Pâque des Juifs rappelait dans leur mémoire tant de miracles que Dieu avait faits autrefois en leur faveur, il leur découvre de même que sa passion délivrerait les hommes dune infinité de maux, et quelle deviendrait la source de tous les biens.
« En même temps les princes des prêtres, les docteurs de la Loi, et les sénateurs du peuple Juif sassemblèrent dans la salle du grand prêtre appelé Caïphe (3); et tinrent conseil ensemble pour trouver moyen de se saisir de Jésus avec adresse, et de le faire mourir (4). Et ils disaient : Il ne faut point que ce soit pendant la fête, de peur quil ne sexcite quelque tumulte parmi le peuple (5) ». Considérez, mes frères, liniquité déplorable de la conduite et du gouvernement des Juifs. Lorsquils entreprennent de faire laction la plus détestable qui fut jamais, ils commencent par consulter le grand Prêtre, afin que le crime fût autorisé par celui-là même qui aurait dû lempêcher.
Vous me demanderez peut-être combien il y avait de ces grands prêtres? La Loi défendait quil y en eût plus dun. Cependant il y en avait plusieurs alors, ce qui fait assez voir dans quelle dissolution et vers quelle ruine se précipitaient les affaires des Juifs. Car Moïse avait expressément ordonné quil ny eût quun grand prêtre, et que, lorsquil serait mort, on en choisirait un autre en sa place. Et cétait comme vous savez au temps de cette élection que finissait lexil de ceux qui avaient été bannis pour avoir tué quelquun sans y penser, et contre leur volonté. Comment donc y avait-il tant de grands prêtres alors? sinon parce quils nétaient en charge que durant un an; comme saint Luc le marque en disant de Zacharie qu « il était de la famille dAbia, lune des familles sacerdotales qui servaient tour à tour dans le temple». LEvangile donc appelle ici « grands prêtres » ceux qui lavaient été autrefois, quoiquils eussent cessé de lêtre.
Mais quel est le conseil quils prennent ensemble? De se saisir de Jésus, et de le faire mourir secrètement, parce quils craignaient le peuple. Cest pourquoi ils avaient résolu de laisser passer la fête , et ils disaient entre « eux : Il ne faut point que ce soit pendant « la fête » : Le démon, et les Juifs étaient unis dans ce dessein : le démon, afin de ne point rendre la passion de Jésus-Christ publique et manifeste, et les Juifs, afin qu « il ne (13) sexcitât aucun tumulte parmi le peuple ». Remarquez en toute rencontre comme ils ont peu de crainte de Dieu, et combien en même temps ils craignent les hommes. Ils nappréhendent point que la sainteté du jour de Pâque ne rende leur sacrilège encore plus énorme et plus odieux, mais seulement que le concours du peuple nexcite quelque trouble. Cependant leur colère les transportait avec tant de violence, quaussitôt quils ont trouvé un traître ils changent davis , et que, ne pouvant attendre que la fête soit passée, ils sont résolus enfin contre leur première pensée de le faire mourir en un jour si saint. Leur passion également aveugle et furieuse les pressait de telle sorte quaussitôt quils trouvèrent une occasion favorable pour la satisfaire, il leur fut impossible de différer plus longtemps.
A la vérité, Dieu par sa sagesse toute-puissante avait ménagé cet emportement pour le faire servir à ses desseins et pour tirer le bien dun si grand mal; il ne faut pas douter néanmoins que les Juifs ne se soient rendus dignes dune effroyable punition, en traitant si cruellement celui qui leur avait fait tant de biens, et qui avait pu négliger les autres peuples pour se donner tout entier à eux, et en faisant mourir Celui qui était linnocence même, en ce jour si saint, jour où ils avaient coutume de délivrer les plus criminels.
Mais qui nadmirera la douceur et la miséricorde de Jésus-Christ? Après avoir été traité si outrageusement par les Juifs, il leur a néanmoins envoyé ses apôtres après sa résurrection, et il a exposé ses amis à la fureur de ces barbares pour sauver un peuple si digne de haine. Saint Paul les a conjurés en son nom de se convertir, ou plutôt lui-même parlant par la bouche de saint Paul les a conjurés de se réconcilier avec lui, en leur disant : « Nous faisons « la charge dambassadeurs pour Jésus-Christ, « et Dieu même vous exhortant par nous, « nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ « de vous réconcilier avec Dieu ». (II Cor. V, 20.)
Puis donc, mes frères, que nous avons dam le Sauveur le modèle dune charité si divine, je vous exhorte non pas à mourir comme lui pour vos ennemis, quoique cela serait à souhaiter mais au moins, puisque cette vertu est encore au-dessus de votre faiblesse, je vous conjure de navoir point denvie contre ceux qui vous aiment et que vous aimez. Je ne vous dis point encore que vous cherchiez tous les moyens dé faire du bien à vos ennemis, quoique je le souhaite avec ardeur; mais, puisque vous êtes trop lâches pour aspirer à une si haute perfection, je me contente que vous étouffiez au moins en vous tous les mouvements de la vengeance.
Croyez-vous que ce lieu où je vous parle soit un théâtre , .et que lEglise soit un lieu de fables et de fictions? Pourquoi résistez-vous avec tant dopiniâtreté aux avis que je vous donne et aux vérités que je vous prêche ? Ce nest pas sans raison que Jésus-Christ a fait écrire toutes les parties de son Evangile, et particulièrement tout ce quil a fait et tout ce quil a dit aux approches de sa croix. Il a voulu que vous eussiez en sa personne un modèle de douceur, et que sa charité infinie vous servit dexemple pour vous apprendre à aimer vos frères. Lorsque ses ennemis viennent se saisir de lui, il les renverse tous avec une seule parole; il fait en même temps un miracle pour guérir lun de ceux qui, le venaient prendre il épouvante, la femme de son juge par des visions et des songes; il prédit ce qui devait arriver longtemps après, et il parle à son juge avec une douceur et une humilité admirable qui le devait plus toucher encore que les miracles Etant sur la croix il agit en Dieu, et il obscurcit le soleil; il fait fendre les pierres, il ouvre les sépulcres, et il ressuscite les morts; et en même temps il jette un grand cri, et il conjure son Père de pardonner sa mort à ses bourreaux. Sa charité envers les Juifs ne finit point avec sa vie. Aussitôt quil est ressuscité, il leur envoie ses apôtres. Il les appelle à la foi; il leur pardonne leurs péchés, et il les comble de grâces. Qui nadmirera cette bonté? Il choisit ceux qui lont crucifié pour les rendre enfants de Dieu, et il prend pour frères ses meurtriers.
Rougissons donc, mes frères, et soyons couverts de confusion, en voyant combien nous sommes éloignés de celui qui sest rendu notre modèle, et qui nous commande de limiter. Considérant cette disproportion infinie, qui est entre lui et nous, afin quen nous accusant nous-mêmes, et en condamnant nos fautes, nous soyons plus disposés à entrer dans des sentiments de pénitence, et quau moins nous noffensions pas ceux pour qui Jésus-Christ même adonné sa vie. Quelle honte de ne (14) vouloir pas se réconcilier avec ceux dont Jésus-Christ a acheté la réconciliation avec son Père au prix de son sang?
4. Vous pouvez faire ce que je vous demande sans dépenser votre argent, que vous avez tant de soin dépargner lorsquon vous exhorte à donner aux pauvres. Souvenez-vous combien vous êtes redevables à Dieu, et je massure que vous nattendrez plus que votre ennemi vienne vous demander pardon, et que vous le préviendrez et lui pardonnerez de bon coeur, afin que Dieu vous traite comme vous avez traité ce frère, et quil guérisse les blessures de votre âme.
On a vu souvent que les gentils qui navaient aucune connaissance ni aucune espérance des biens que nous attendons, ont pardonné par une générosité toute humaine les plus grands excès quon avait commis contre eux, et vous, qui espérez des récompenses infinies, vous différez de faire avec la grâce de Jésus-Christ ce que des hommes comme vous nont fait que par le seul instinct de la nature? Votre passion ne durera pas toujours. Elle samortira peu à peu. Prévenez donc ce temps, et étouffez-la par la crainte de Dieu, et-vous en recevrez une grande récompense: Que si vous nen usez pas de la sorte, vous serez punis très-sévèrement pour navoir pas~ voulu sacrifier à Dieu ce ressentiment qui devait enfin séteindre de lui-même.
Si vous dites que vous vous sentez tout ému, lorsque linjure que lon vous a faite vous revient dans la pensée, jetez plutôt les yeux sur le bien que vous a peut-être fait autrefois celui dont vous vous plaignez, et sur le mal que vous avez fait vous-même si souvent aux autres. Si lon a médit de vous, considérez si vous navez jamais médit de personne. Comment osez-vous espérer que Dieu vous pardonne, vous qui ne voulez point pardonner aux autres?
Vous me dites que vous navez jamais dit de personne des calomnies aussi noires que celles quon dit contre vous. Mais peut-être que vous avez trop facilement prêté loreille à celles que les autres ont répandues devant vous; et quainsi vous vous êtes rendu coupable de ce même crime. Si vous voulez donc comprendre quelle vertu cest que doublier et de pardonner les injures, et combien cette disposition de coeur est agréable aux yeux de Dieu, jugez en par les peines rigoureuses dont il punit ceux qui se réjouissent de la vengeance quil exerce sur les méchants. Quoiquil ne les traite avec cette sévérité quavec justice, il ne vous est pas permis néanmoins de vous en réjouir. Cest pourquoi, après que le prophète a fait plusieurs reproches aux Juifs, il leur dit enfin ces paroles : « Ils nont point été touchés de compassion dans laffliction de Joseph. Il nest point sorti de sa maison., pour aller pleurer les malheurs de la maison qui lui était jointe». (Amos. VI, 6.) Ainsi, quoique Joseph, cest-à-dire les tribus qui en étaient sorties, eussent senti les justes effets de sa vengeance, Dieu veut néanmoins que nous soyons sensibles à leurs maux, et que nous compatissions à leurs misères.
Que si, malgré notre dureté, nous ne laissons pas néanmoins de nous irriter contre un serviteur qui rit, lorsque nous en punissons un autre; si la méchanceté de cet homme insensible à ce que son compagnon souffre, nous offense alors, et si elle attire sur lui-même notre colère, combien Dieu, étant aussi doux et aussi bon quil est, doit-il saigrir davantage, lorsque nous trouvons notre joie dans les afflictions des autres?
Si donc, au lieu de nous réjouir dans ces occasions, nous avons au contraire de la compassion dans les maux dont Dieu frappe les hommes, nous devons compatir bien davantage à ceux qui nous ont offensés; puisque ce sentiment est leffet et la preuve de notre charité que Dieu préfère à toutes nos autres vertus. Comme dans les fleurs et dans les couleurs, il ny en a point de plus précieuses que celles dont on se sert pour teindre la pourpre des rois; on peut dire de même que, de toutes les vertus, il ny en a point de plus précieuses que celles où paraît la charité qui néclate jamais plus que lorsque nous pardonnons les injures quon nous a faites.
Mais, quoi! me direz-vous, Dieu na-t-il donc songé quà celui qui a reçu linjure, et a-t-il oublié celui qui la faite? Nullement. Car ne lui a-t-il pas commandé daller trouver celui quil a offensé pour se réconcilier avec lui ? Ne la-t-il pas comme arraché du pied de lautel pour le porter à satisfaire premièrement son frère, afin de revenir ensuite achever son sacrifice? Mais pour vous, mes frères, nattendez pas que vos ennemis vous viennent trouver de la sorte. Ce serait perdre votre avantage. Dieu vous promet une récompense infinie, afin que vous (15) préveniez celui qui vous a maltraités. Si vous ne vous réconciliez que parce que votre ennemi vous est venu demander pardon, et parce que Dieu vous le commande, ce nest plus vous qui méritez le prix de la victoire ; vous le laissez remporter par celui que vous appelez votre ennemi.
Mais osez-vous bien dire que vous avez un ennemi, et le pouvez-vous dire sans rougir? Ne vous suffit-il pas davoir le démon pour ennemi, faut-il que les hommes le soient encore? Et plût à Dieu même que cet ange rebelle ne fût jamais devenu démon. Nous ne serions point ses ennemis, sil ne nous avait déclaré une guerre si cruelle. Vous ne sauriez comprendre, mes frères, si vous ne léprouvez vous-mêmes, quelle douceur on ressent dans lâme après une réconciliation si chrétienne. Mais quel moyen de léprouver, lorsque lon a lesprit plein daversion et de haine? Ce nest quaprès avoir étouffé les inimitiés que lon reconnaît combien il est plus doux daimer son frère que de le haïr. Pourquoi imitons-nous ces furieux qui se déchirent avec les dents, et qui satisfont leur rage en se dévorant lun lautre?
5. Souvenez-vous combien la Loi ancienne même sopposait à ces désordres: « Toutes les voies», dit le Sages « de ceux qui se souviennent des injures, tendent à la mort. Lhomme conserve sa colère contre un autre homme, et il attend que Dieu le guérisse »?(Eccl. VIII.) Mais Dieu, dites-vous, na-t-il pas fait lui-même cette ordonnance dans sa loi : « Oeil pour oeil, et dent pour dent »? Comment donc après cette parole peut-il condamner ceux qui lexécutent? Il faut bien remarquer, mes frères, que Dieu na pas fait cette loi pour permettre aux hommes de se traiter cruellement les uns les autres; mais pour que la crainte de souffrir nous-mêmes nous empêchât de faire souffrir les autres. Dailleurs cette colère dont il est parlé dans la loi, est une passion violente qui surprend lâme par un mouvement prompt et impétueux; au lieu que le souvenir des injures est la marque dune âme noire qui se nourrit de la haine et de la vengeance.
Vous me direz peut-être que cet homme vous a maltraité. Et moi je vous dis quil ne peut vous avoir fait autant de mal que vous vous en faites à vous-même par ce ressentiment que Dieu vous défend. Je dis même quil nest pas possible quun homme de bien souffre quelque mal. Car supposons dun côté quun homme vive chrétiennement avec sa femme et ses enfants, quil soit riche, et par conséquent exposé aux accidents ordinaires de la vie, quil ait beaucoup damis et beaucoup de charges, quil soit élevé en honneur, et que néanmoins il ait sans comparaison plus dattache pour pieu et pour sa Loi sainte que pour tous ces avantages extérieurs: supposons aussi de lautre quun méchant homme se déclare son ennemi, et quil entreprenne de le perdre. En quoi lui nuira-t-il par tous ses efforts? Il lui ôtera une partie de son bien. Il fera mourir ses enfants. Mais lhomme de bien sait quil les reverra après sa mort, et cette espérance loccupe sans cesse. Peut-être même quon tuera sa femme? Mais il est persuadé quon ne doit point pleurer ceux de qui la mort nest quun sommeil. Lennemi ne sera pas satisfait encore, il le déchirera par ses calomnies. Mais celui qui regarde tous les hommes, comme lherbe qui naît et se sèche en même temps, ne sarrête point à leurs paroles. Enfin, cet ennemi lenfermera dans une prison, et il le fera beaucoup souffrir. Mais quelle impression pourra-t-il faire sur lesprit de celui qui a appris de saint Paul que, quand même lhomme extérieur se corrompt, lintérieur se renouvelle, et que laffliction produit la patience?
Il me semble que jai plus fait que je nai promis. Je voulais vous montrer que tous les maux ne peuvent nuire à un homme qui est tout à Dieu; et il se trouve quils lui servent, bien loin de lui nuire. Ne vous emportez donc plus à lavenir contre les autres. Epargnez-vous en les épargnant et naffaiblissez point en vous la vigueur de vos âmes et de votre foi. La douleur que vous ressentez, lorsquon vous fait tort en quelque chose, vient plutôt de votre propre faiblesse, que du pouvoir de celui qui vous offense. Si on vous dit une injure, vous en versez des larmes. Si on vous dérobe, vous en pleurez aussi. Nous sommes comme des petits enfants qui, se trouvant parmi leurs compagnons, pleurent pour la moindre chose quon leur fait. Si ceux qui sont les plus hardis les voient, si tendres à pleurer, ils les tourmentent encore davantage. Mais sils saperçoivent quils ne font que rire de ce quon leur dit, ils les laissent en paix. Nous sommes encore plus faibles et plus (16) insensés que ces enfants, lorsque nous pleurons pour mille choses qui ne nous devraient être quun sujet de rire.
Je vous conjuré donc, mes frères, de quitter toutes ces pensées denfants, et de travailler à vous rendre dignes du ciel où vous aspirez. Jésus-Christ veut que nous soyons des hommes parfaits. Cest à quoi saint Paul nous exhorte aussi, lorsquil dit : « Mes frères, nayez point un esprit denfants, mais soyez sans malice comme des enfants, et ayez un esprit dhommes ». (I Cor. XXXIV, 20.) Allions donc la simplicité des enfants avec la sagesse des hommes de Dieu. Fuyons les inimitiés , et soyons ardents à aimer nos frères pour jouir un jour de la gloire du ciel, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ. à qui est la gloire et la puissance dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.