HOMÉLIE XXI« NUL NE PEUT SERVIR DEUX MAÎTRES, CAR OU IL HAIRA LUN, ET AIMERA LAUTRE; OU IL SATTACHERA À LUN, ET MÉPRISERA LAUTRE » CHAP. VI, 24, JUSQUAU VERSET 28.) ANALYSE 1. Le Christ nous est utile en supprimant ce qui nous nuit. 2. Des maux quenfantent les richesses. 3. Le Nouveau comme lAncien Testament emprunte des exemples à lhistoire de la Nature. 4. Que les imparfaits ne doivent pas croire que la perfection soit impossible ; quils doivent sencourager par lexemple des autre.
1. Jésus-Christ dégage peu à peu ses disciples de lamour du monde. Il diversifie les raisons par lesquelles il tâche de les retirer de laffection des richesses, et de réprimer en eux cette passion si violente. Il ne se contente pas de ce quil leur en a déjà dit, quoiquil en ait parlé longuement et fortement. Il y ajoute encore dautres considérations plus puissantes et plus terribles. Car y a-t-il rien qui nous doive plus effrayer que ce quil nous dit ici, que si nous sommes esclaves des richesses, nous cesserons dêtre serviteurs de Jésus-Christ? Et quy a-t-il au contraire qui nous puisse consoler davantage, que de pouvoir devenir ses véritables amis, en méprisant les richesses au lieu de les aimer? Remarquez encore ici ce que je vous fais voir si souvent: que Jésus-Christ porte ses disciples à lui obéir par deux raisons différentes, par lutilité quils y trouvent, et par le mal quils souffriraient sils ne lui obéissaient pas. Il nous avertit, comme un sage médecin, des maladies où nous tomberons si nous négligeons ses ordonnances ; et de la santé dont nous (176) jouirons si nous pratiquons ce quil nous commande. Et considérez quel avantage Jésus-Christ nous promet ici, et combien ses préceptes nous sont utiles, puisquils nous délivrent de si grands maux. Le mal que vous causent les richesses, dit-il, nest pas seulement darmer contre vous les voleurs, et de remplir votre esprit dépaisses ténèbres. La plus grande plaie quelles vous font, cest quelles vous arracherait de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ, pour vous rendre esclaves dun métal insensible et inanimé. Ainsi elle vous cause le double mal, et de vous rendre esclaves dune chose dont vous devriez être les maîtres, et de vous retirer de lassujétissement à Dieu, auquel il vous est très avantageux et très nécessaire dêtre soumis. Comme Jésus-Christ avait déjà fait voir la double perte que nous faisons lorsque nous mettons notre argent où la rouille le corrompt, et que nous ne le mettons pas où il demeure incorruptible; il fait voir de même ici dans lavarice un double mal, qui consiste en ce quelle sépare de Dieu et quelle nous asservit au démon de largent. Il ne dit pas même dabord cette vérité à ses disciples. Il les y dispose peu à peu par cette maxime générale: « Nul ne peut servir deux maîtres (24); » cest-à-dire, deux maîtres qui commandent des choses toutes contraires. Car sils ne commandent que la même chose, ils ne sont quun maître, comme autrefois « toute la multitude de ceux qui croyaient nétait quun coeur et quune âme » (Act. IV, 32.) Il y avait plusieurs personnes, et néanmoins la parfaite union des coeurs faisait que plusieurs nétaient quun. Mais Jésus-Christ, insistant sur cette pensée, laccuse plus fortement, et dit que lhomme non seulement ne servira pas lun de ces deux maîtres, mais que même il le haïra et détestera. « Car ou il haïra lun et aimera e lautre, ou il sattachera à lun et méprisera lautre (24). » Il semble que ce dernier membre soit une redite. Cependant ce nest pas sans raison que la chose est ainsi présentée; le Seigneur veut faire voir quil est aisé de passer de lun de ces deux maîtres à celui qui est le meilleur. Afin que vous ne veniez pas dire: je suis déjà engagé, je suis déjà lesclave de largent, il montre que lon peut sen délivrer, et revenir du tyran au roi véritable, comme on lavait quitté pour sassujétir au tyran. Il commence donc par dire en général quon ne peut servir deux maîtres, pour être plus sûr de trouver dans lauditeur un juge impartial de ce quil avance, un juge qui ne se prononcera que daprès la nature des choses, et ce principe accordé, il se découvre aussitôt, en disant: « Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et largent (24). » Tremblons, mes frères, quand nous pensons à ce que nous forçons Jésus-Christ de nous dire, lorsquil parle de largent comme dune divinité opposée à Dieu. Si cela est horrible à dire, combien lest-il plus de le faire, et de préférer le joug de fer des richesses au joug doux et agréable de Jésus-Christ? Mais quoi! me direz-vous, les anciens patriarches nont-ils pas trouvé le moyen de servir tout ensemble Dieu et largent? Nullement. Mais comment donc Abraham, comment Job, ont-ils jeté tant déclat par leur vertu? Je vous réponds quil ne faut point alléguer ici ceux qui ont possédé les richesses, mais ceux qui en ont été possédés. Job était riche; il se servait de largent, mais « il ne servait pas largent.» Il en était le maître et non lidolâtre. Il considérait son bien comme sil eût été à un autre; il sen regardait comme le dispensateur et non le propriétaire. Il était si éloigné de ravir le bien dautrui, quil donnait le sien aux pauvres: et, ce qui est encore plus grand, il ne se réjouissait pas même dêtre riche; il le dit lui-même : « Vous savez si je me suis réjoui de mes grandes richesses. » (Job, III, 25.) Cest pourquoi il ne saffligea point lorsquil les perdit. Mais les riches de ce temps sont bien éloignés de cet esprit. Largent est leur maître et leur tyran . Il leur fait payer avec une extrême rigueur le tribut quil leur impose, et ils le servent comme les plus lâches et les plus malheureux de tous les esclaves. Cet amour de lor possède leur coeur, et il sy retranche comme dans une place forte, doù il leur impose tous les jours de nouvelles lois, pleines dinjustice et de violence, sans quaucun deux ose résister. Nopposez donc point de vains raisonnements à la voix de Dieu. Puisque Jésus-Christ a prononcé cet oracle, et quil a dit quil est impossible de servir deux maîtres, ne dites point que cela se peut. Lun de ces maîtres vous commande de voler le bien dautrui, lautre de donner ce qui est à vous. Lun veut que vous soyez chastes, et lautre que vous soyez impurs. Lun vous porte (177) à la bonne chère, et lautre vous recommande labstinence. Lun vous persuade daimer te monde, lautre vous commande de le mépriser. Lun veut que vous admiriez le luxe et la magnificence des bâtiments, et lautre que, pleins de mépris pour ces vanités, vous naimiez que la beauté de la vertu et de la sagesse. Comment donc pouvez-vous servir tout ensemble ces deux maîtres, puisquils vous commandent des choses toutes contraires? 2. Jésus-Christ donne à largent le nom de « maître, » non quil soit tel par sa nature, niais parce quil le devient par lesclavage volontaire de ceux qui lui sont assujétis. Cest ainsi que saint Paul appelle le ventre un « Dieu (Phil. III, 49),» pour marquer, non la dignité du tyran, mais la bassesse de ceux qui le servent: service pire que tout supplice, et bleu capable, même avant tout supplice, de châtier celui qui sy livre. Quy a-t-il donc au monde de plus misérable que ceux qui, ayant Dieu pour maître, quittent son joug si doux, pour sasservir volontairement à ce tyran si cruel, dont lesclavage leur est si pernicieux, même en cette vie? Car cest de cet amour et de cette idolâtrie de largent que naissent une infinité de pertes, de procès, de querelles, de médisances, de guerres, de travaux, et de ténèbres intérieures et spirituelles; et, ce qui est encore plus à déplorer, cest que cette servitude Si malheureuse nous ravit encore tous les biens du ciel. Après que Jésus-Christ a montré par tout ce quil vient de dire combien il est avantageux en toute manière de mépriser les richesses, quen les méprisant on les conserve, et que cette disposition nous donne la paix du coeur, nous élève à la plus haute vertu, et nous rend fermes et inébranlables dans la piété, il montre maintenant que ce quil commande nest point difficile. Car un sage législateur ne doit pas seulement ordonner des choses utiles, mais tâcher encore de les rendre aisées. Ainsi il ajoute: « Cest pourquoi je vous le dis, ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger, ni doù vous aurez des vêtements pour couvrir votre corps (25). » Pour empêcher quon ne dise : Mais si nous quittons tout, comment pourrons-nous vivre? il prévient admirablement cette objection. Sil eût dit tout dabord: « Ne vous mettez point u en peine de la nourriture, » cela eût pu paraître dur. Mais en faisant voir ce que produit lavarice, il a disposé les esprits à recevoir cet avis. Il ne vient donc pas simplement et sans aucune précaution nous dire: « Ne vous mettez pas en peine. ». Il commence par émettre la raison, puis il énonce le précepte comme une conséquence qui en découle. « Vous ne pouvez, » dit-il, « servir Dieu et largent; cest pourquoi, » ajoute-t-il, « je vous le dis, ne vous mettez point en peine » Quest-ce à dire « cest pourquoi?» de quoi sagit-il? Dune perte irréparable, non pas seulement dun dommage dargent, niais dun coup mortel à tout ce quil y a de plus précieux en vous, je veux dire la perte du salut éternel; puisque ces soucis de largent vous séparent du Dieu qui vous a créé, qui prend soin de vous et qui vous aime. « Cest pourquoi je vous dis: Ne vous mettez point en peine pour votre âme où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger. » Il propose hardiment le précepte dans toute sa force, après quil a montré ce que lon perdait à ne pas le suivre. Il veut que non seulement nous renoncions à notre bien, mais que nous ne nous mettions pas même en peine pour la nourriture la plus nécessaire: « Ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger » Ce quil dit, non que lâme ait besoin de nourriture, puisquelle est spirituelle, mais cest une manière ordinaire dé parler dont il se sert. Dailleurs, encore quelle nait pas besoin de nourriture, elle ne pourrait néanmoins demeurer dans un corps qui en manquerait. Mais lorsque Jésus-Christ interdit ces soins, il ne le fait pas dune autorité absolue. Il sa sert pour nous le persuader, dune raison quil tire de ce qui se passe en nous-mêmes, et dautres comparaisons sensibles. « Lâme nest-elle pas plus que la nourriture; et le corps plus que le vêtement (45)? » Comment donc Celui qui donne ce qui est plus considérable ne donnera-t-il pas aussi ce qui lest moins? Comment Celui qui a formé la chair dans cette nécessité dêtre nourrie, ne lui donnera-t-il pas cette nourriture dont il a voulu quelle eût besoin? Cest pourquoi il ne dit pas simplement: « Ne soyez point en peine où vous trouverez de quoi vivre; » mais il ajoute: « pour votre âme et pour votre corps, » parce quil voulait appuyer son discours par la comparaison de lune et de lautre de ces deux parties (178) qui composent lhomme. Car une fois que Dieu a donné lâme, elle demeure ce quelle est: mais le corps croît tous les jours. Après avoir ainsi fait voir limmortalité de lâme et la fragilité du corps il ajoute : « qui dentre vous peut ajouter à sa taille naturelle la hauteur dune coudée? » Il ne parle point ici de lâme parce quelle est incapable daccroissement, mais seulement du corps, qui selon cette parole reçoit son accroissement non de la nourriture, mais de la providence de Dieu; pensée que saint Paul exprime différemment en disant: « Celui qui plante nest rien, celui qui tu arrose nest rien, mais tout est de Dieu qui s donne laccroissement. » (I Cor. III, 7.) Voilà donc les raisons quil tire de ce qui se passe dans nous; puis il a recours à des comparaisons tirées dailleurs: «Considérez » dit-il « les oiseaux du ciel; ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni namassent rien dans des greniers; mais votre Père céleste les nourrit. Nêtes- vous pas sans comparaison plus grands «queux? (26) Pour nous empêcher de croire que ces soins que Jésus-Christ nous défend, puissent nous être fort avantageux, il nous en fait voir clairement linutilité dans les plus grandes comme dans les plus petites créatures: dans les plus grandes, comme sont notre âme et notre corps; et dans les plus petites, comme sont les oiseaux du ciel. Si sa providence, nous dit-il, témoigne tant de soin pour des êtres qui sont beaucoup moins que vous, comment vous manquera-t-elle? Cest ainsi quil parle au peuple assemblé; mais il ne traite pas ainsi le démon. Il repousse sa tentation par une raison bien plus relevée. « Lhomme, » lui dit-il, « ne vit pas seulement de pain, mais de toute s parole qui sort de la bouche de Dieu. »(Matth. IV.) Il se contente ici de parler des « oiseaux du ciel » à ce peuple, manière excellente dexhorter et davertir, et qui ne pouvait quagir fortement sur ces esprits. 3. Mais quelques impies en sont venus à ce degré de démence, que doser trouver à redire dans ces paroles du Sauveur. Il ne devait pas, disent-ils, proposer aux hommes lexempte des oiseaux, puisquil voulait porter les hommes à agir librement et volontairement, au lieu que les oiseaux nagissent que par linstinct et le mouvement de la nature. Que répondre à cela sinon que nous pouvons acquérir par la volonté ce que la nature a donné aux oiseaux? Aussi Jésus-Christ, ne dit pas : Considérez que les oiseaux du ciel volent, parce que nous ne pouvons pas les imiter en cela, mais quils nont point de soin de leur nourriture, ce que nous pouvons faire aisément si nous le voulons. Lexemple des saints qui ont vécu selon ce précepte, en est une preuve. Admirable sagesse du divin Législateur qui pouvant nous proposer lexemple de tant dexcellents hommes, comme de Moïse, dElie, de saint Jean, et de tant dautres, qui ne se sont mis nullement en peine de trouver de quoi se nourrir, aime mieux se servir de celui des oiseaux, comme plus capable de frapper lesprit de ses auditeurs et de ses disciples. Car sil leur eût donné ces hommes de Dieu pour modèle, ils lui eussent peut-être répondu quils nétaient pas encore arrivés comme ces saints, au comble de la vertu. Mais en ne leur proposant que lexemple des oiseaux, ils ne pouvaient pas sexcuser, et ils devaient plutôt rougir de ne pouvoir pas les imiter. Il imite encore en ce point lancienne loi, qui renvoie quelquefois les hommes à lexemple de labeille, de la fourmi, de la tourterelle, et de lhirondelle. Et ce nest pas une petite preuve de la gloire, et de la grandeur de lhomme, de pouvoir imiter par le choix libre de sa volonté, ce que ces animaux font par la nécessité de linstinct de la nature. Si donc Dieu prend tant de soin des choses quil a crées pour nous, combien en prendra-t-il plus de nous-mêmes? Sil veille tant sur les serviteurs, combien veillera-t-il plus sur le maître? Cest pourquoi après avoir dit: « Regardez les oiseaux du ciel, » il najoute point: que ces oiseaux ne soccupent point à des commerces et à des trafics injustes parce quil semblerait navoir eu en vue que les hommes les plus méchants et les plus avares ; mais seulement « quils ne sèment et quils ne moissonnent point. » Quoi donc! me direz-vous, voulez-vous nous empêcher de semer? Jésus-Christ ne défend point de semer; mais il défend davoir trop de soin de ce qui est même le plus nécessaire. Il ne défend point de travailler, mais il ne veut pas quon travaille avec défiance, et avec inquiétude Il vous promet donc, et il vous commande même de vous nourrir; mais il ne veut pas que ce soin vous tourmente, et vous embarrasse lesprit. David avait longtemps auparavant marqué cette vérité obscurément (179) « Vous ouvrez votre main, et vous remplissez de bénédiction tout ce qui a vie. » (Psal. CXLIV, V. 16.) Et ailleurs: « Dieu donne aux animaux et aux petits des corbeaux, la nourriture quils lui demandent. » (Ps. CXLVI, 16.) Vous me direz, peut-être, quel est lhomme qui puisse sexempter de ces soins? Ne vous souvenez-vous point de tant de justes que je viens de vous nommer? Ne savez-votas pas encore que le patriarche Jacob sortit nu de son pays et quil dit: « Si le Seigneur me donne du pain pour manger et des habits pour une « couvrir, » etc. (Gen. XXVIII, 20.) Ce qui marque assez quil nattendait point sa nourriture de ses soins, mais de Dieu seul. Cest ce que les apôtres ont fait depuis en quittant tout et ne sinquiétant de rien. On a vu ces cinq mille personnes ensuite, et ces trois mille autres pratiquer la même chose. Si après toutes ces raisons et tous ces exemples, vous ne pouvez vous résoudre à vous décharger de ces soins qui sont comme des chaînes qui vous accablent; reconnaissez au moins combien ils vous sont inutiles, et que cette inutilité vous porte à vous en dégager. « Car qui est celui dentre vous qui puisse avec tous ses soins ajouter à sa taille naturelle la hauteur dune coudée (27)?» Il se sert de la comparaison dune chose claire, pour en faire comprendre une qui est obscure et cachée. Comme avec tous vos soins, dit-il, vous ne pouvez faire croître votre corps, vous ne pouvez de même avec toutes vos inquiétudes, quelque nécessaire que vous les croyiez, vous assurer votre nourriture. Ceci nous fait donc voir que ce ne sont point nos soins particuliers, mais la seule providence de Dieu qui fait tout dans les choses mêmes où nous paraissons avoir plus de part : que si Dieu nous abandonnait, rien ne nous pourrait soutenir; et que nous péririons avec tous nos soins, toutes nos inquiétudes, et tous nos travaux. 4. Ne disons donc point, mes frères, que ces commandements de Dieu sont au-dessus de nos forces, et impraticables. Il y a encore aujourdhui, par la miséricorde de Dieu, plusieurs personnes qui les accomplissent. Si vous lignorez, je ne men étonne pas, puisque Eue croyait être seul, lorsque Dieu lui dit : «Je me suis réservé sept mille hommes, qui nont point fléchi le genou devant Baal. » (III Rois, VIII, 13.) Cet exemple doit nous convaincre quil y en a encore aujourdhui qui mènent une vie apostolique, et qui imitent les premiers chrétiens, dont il est parlé dans les Actes. Si nous ne le croyons pas, ce nest pas que cette vertu si excellente ne se trouve encore en plusieurs; mais cest quelle est trop disproportionnée à notre faiblesse et à notre esprit. Nous sommes semblables en cela à un homme sujet au vin, qui ne. peut croire quil y en ait qui non-seulement nen boivent point, mais qui ne boivent même de leau quavec réserve et avec mesure, comme tant dexcellents solitaires dans les déserts; ou bien nous ressemblons à un impudique qui ne peut croire quon puisse vivre dans le célibat, et demeurer toujours vierge; ou à un voleur qui accoutumé à ravir le bien dautrui, ne peut comprendre comment on peut donner aux autres le sien propre. Cest ainsi que ceux qui sont déchirés tous les jours de mille soins, ne peuvent croire quil y en ait plusieurs qui en soient exempts, et qui vivent dans une profonde paix. Il nous serait donc aisé de faire voir, par lexemple de ceux dont la vie est encore aujourdhui conforme à cette règle qui nous est prescrite dans lEvangile, combien de chrétiens ont suivi autrefois cet excellent précepte de Jésus-Christ. Mais pour vous, mes frères, il vous suffit dabord dapprendre à nêtre point avares, de savoir que laumône est une vertu très agréable à Dieu, et que vous devez faire part de vos biens aux pauvres. Ces premières pratiques de piété vous conduiront peu à peu à un plus haut degré de vertu. Commençons donc par retrancher ces magnificences superflues; contentons-nous dune juste médiocrité, et ne pensons à acquérir du bien, que par un travail et un emploi légitime. Nous voyons que saint Jean ne recommandait dabord aux publicains et aux soldats, que de se contenter de leurs gages. Son zèle eût bien voulu passer plus loin, et les élever à une plus haute perfection; mais comme ces hommes nen étaient pas encore capables, il use de condescendance et se contente de leur proposer ces avis pour ainsi dire tout élémentaires; sil avait voulu leur donner les enseignements les plus hauts, ils nauraient pas même tenté de suivre ceux-ci, et ils auraient peut-être encore manqué à ceux-là. Cest ainsi que nous tâchons de vous faire entrer dabord dans les exercices les plus bas et les plus faciles de la vertu. Nous savons que létat des parfaits qui renoncent à tout et qui ne possèdent rien, est au-dessus de (180) vos forces, et que cette haute vertu est aussi éloignée de vous, que le ciel lest de la terre. Exerçons-nous donc au moins à pratiquer les commandements les plus faciles, et nous y trouverons la consolation et le salut de nos âmes. Il sest trouvé même. des philosophes grecs, qui ont fait ce que je vous dis, et qui ont quitté tout leur bien, quoique par un mouvement qui nétait pas celui quil fallait. Mais pour vous, je me contenterai que vous fassiez de grandes aumônes; nous arriverons bientôt à la perfection de la vertu, si nous y montons par ces degrés. Que si nous ne faisons pas même ces premiers pas, quelle excuse nous restera-t-il si, étant obligés dêtre plus justes que les justes de lancienne loi, nous le sommes moins que les philosophes païens? Que serait-ce si, devant être des anges et des enfants de Dieu, nous ne nous conservons pas même la qualité dhommes? Car ce nest plus garder la douceur dun homme, que de ravir le bien dautrui. Cest imiter la cruauté des bêtes les plus farouches, et la passer même en quelque sorte. Les bêtes ne suivent que linstinct que la:nature leur donne. Mais nous, après avoir été honorés de la raison, nous violons la nature même, et nous dégénérons de lexcellence de lhomme dans la bassesse des bêtes. Considérons sérieusement, mes frères, quelle est cette haute vertu que Jésus-Christ nous propose en cet Evangile; et si nous ne pouvons pas y atteindre, efforçons-nous au moins dy faire quelque progrès. Cest ainsi que nous nous délivrerons des supplices à venir, et que nous avançant de degré en degré, nous monterons jusquau comble de tous les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. |