Matthieu 8,5-14

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HOMÉLIE XXVI

« ET JÉSUS ÉTANT ENTRÉ A CAPHARNAÜM, UN CENTENIER VINT A LUI LE SUPPLIANT, ET LUI DISANT : SEIGNEUR, MON SERVITEUR EST MALADE DE PARALYSIE DANS MA MAISON, ET IL EST EXTRÊMEMENT TOURMENTÉ. » (CHAP. VIII, 5, JUSQU’AU VERSET 14)

ANALYSE

1 et 2. Admirable Foi du centurion. L’envie aveugle l’esprit.

3 et 4. Combien le centurion l’emportait sur les Juifs par l’excellente disposition de son cœur.

5. Soyons sur nos gardes constamment, même lorsque nous sommes debout dans la voie du bien. Contre les manichéens.

6. C’est avec confiance et tout ensemble avec crainte qu’il faut s’avancer dans la voie étroite. Contre les manichéens et les marcionites.

7 et 8. Faites pénitence et le pardon ne vous sera pas refusé. Grandeur du crime du roi David et grandeur de sa pénitence.

 

1. Le lépreux approcha de Jésus-Christ lorsqu’il descendait de la montagne, et ce centenier vient à lui lorsqu’il entrait à Capharnaüm. Pourquoi ni l’un ni l’autre ne l’allait-il point trouver lorsqu’il parlait sur cette montagne? Ce n’était point sans doute par négligence ou par paresse, puisque l’un et l’autre avaient une foi si vive, mais seulement de peur d’interrompre son discours. « Seigneur, mon serviteur est malade de paralysie dans ma maison, et il est extrêmement tourmenté (6).» Quelques-uns disent que le centenier disait ceci pour s’excuser de ce qu’il n’avait pas amené son serviteur; et il était en effet très difficile de transporter une personne en cet état, puisque, selon que saint Luc le remarque, il était tout près de mourir. Mais pour moi je crois que ces paroles sont une preuve de sa grande foi, que je préfère de beaucoup à la foi de ceux qui découvrirent le toit pour descendre un paralytique, et le présenter à Jésus-Christ. Ce centenier ne douta point qu’une seule parole de la bouche de Jésus-Christ ne pût guérir son serviteur; et il crut qu’il était superflu de le lui présenter en personne. Mais que fit ici le Sauveur? « Jésus lui dit : J’irai et le guérirai (7). » Jésus-Christ fait ici ce qu’on ne voit point qu’il ait fait ailleurs. Il se contentait toujours de suivre le désir de ceux qui s’adressaient à lui: mais ici il va même au delà. Il ne promet pas seulement au centenier de guérir son serviteur, mais encore d’aller chez lui, Il agissait de la sorte, mes frères, pour nous faire voir quelle était la foi de ce centenier. Car s’il ne se fût ainsi offert d’aller chez lui, et qu’il lui eût dit tout d’abord:

Allez, votre serviteur est guéri , la vive foi de cet homme nous eût été inconnue. Il traita de même la chananéenne, quoique d’une manière qui paraît contraire, puisqu’il s’offre ici d’aller chez le centenier qui ne l’en prie pas, pour nous donner lieu de connaître l’humilité et la foi de cet homme; et qu’il refuse pour le même sujet à la chananéenne ce qu’elle lui de. mande, et demeure inflexible à ses instantes prières. Jésus-Christ est un médecin infiniment sage, qui sait l’art de produire le même effet, par des moyens qui semblent contraires. Ce médecin fait voir ici la grande foi d’un centenier en s’offrant de l’aller voir; et il montre ailleurs celle de la Chananéenne, en différant longtemps de lui accorder ce qu’elle désire C’est encore la conduite qu’il tint à l’égard d’Abraham lorsqu’il lui déclara le dessein qu’il avait sur l’abominable Sodome: « Je ne célerai point, » dit-il, « à mon serviteur Abraham, » etc. (Gen. XVIII, 47.) Il voulait nous faire comprendre son extrême charité pour tous les hommes et sa bienveillante providence même pour une Sodome. (Gen. XIX, 3.) Les anges au contraire qui avaient été envoyés à Loth, refusèrent d’entrer chez lui, afin que, par la violence qu’il fit pour les retenir, on connût le zèle de ce saint homme pour exercer l’hospitalité envers tout le monde.

« Et le centenier lui répondit: Seigneur, je (214) ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison (8). » Ecoutons ces paroles, nous autres qui devons recevoir Jésus-Christ. Car il ne nous est pas impossible encore aujourd’hui de le recevoir chez nous. Ecoutons ce centenier, mes frères, imitons sa foi, et estimons autant que lui la gloire de recevoir Jésus-Christ. Car lorsque vous retirez chez vous un pauvre qui meurt de froid et de faim, vous y retirez, et vous nourrissez Jésus-Christ même. «Mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri (8).» Ces paroles nous font voir que ce centenier, aussi bien que le lépreux, avait une haute idée de la toute-puissance du Fils de Dieu. Car il ne dit pas : Priez ou demandez, mais «  commandez. » Et craignant ensuite que l’humilité de Jésus-Christ ne l’empêchât de consentir à sa demande, il ajoute : « Car moi qui ne suis qu’un homme soumis à la puissance d’un autre, et qui ai des soldats sous la mienne, je dis à l’un : Va, et il va; viens, et il vient; et à mon serviteur, fais cela, et il le fait (9).» Mais vous direz peut-être que nous ne devons pas tirer une preuve de la divinité de Jésus-Christ des paroles de cet homme, mais considérer seulement si Jésus-Christ les a approuvées. Je reconnais que ce que vous dites est très-raisonnable, et c’est aussi ce que je vous prie d’examiner. Car si nous examinons avec soin ce qui se passe, nous remarquerons aisément, au sujet du centenier, ce que nous avons vu à propos du lépreux. Nous voyons que ce lépreux dit à Jésus-Christ: « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir. » Et cependant ce n’est pas tant la parole de cet homme qui nous assure de la toute-puissance de Jésus-Christ, que la réponse même du Sauveur, qui bien loin de reprendre la pensée que le lépreux avait de lui, la confirma au contraire en disant: « Oui, je le veux, soyez guéri. » Car ce « Oui, je le veux, » eût été superflu, si Jésus-Christ n’eût voulu appuyer la vérité de cette parole: « Si vous le voulez, vous pouvez. » Nous pourrons voir ici la même chose dans le centenier. Il s’est servi d’une expression par laquelle il attribuait à Jésus-Christ plutôt la puissance d’un Dieu que celle d’un homme, et néanmoins non-seulement Jésus-Christ ne l’en reprit pas, mais il l’approuva, et il releva sa foi avec de grandes louanges. Car l’évangéliste ne se contente pas de dire simplement que Jésus-Christ loua le centenier; mais ce qui est sans comparaison davantage, il dit qu’il « l’admira.» « Jésus entendant ces paroles fut dans l’admiration (10). » Et il ne fut pas seulement dans l’admiration de la foi de cet homme, mais il la proposa comme un modèle à tout le peuple qui l’environnait. Voyez-vous, mes frères, combien Jésus-Christ loue partout ceux qui reconnaissaient sa toute-puissance. Le peuple admirait sa manière de parler, u parce qu’il « enseignait comme ayant autorité, » et Jésus-Christ ne rejeta point cette pensée qu’ils avaient de lui, mais descendant avec eux de la montagne, il voulut la confirmer par la guérison du lépreux. Ce lépreux dit à son tour:

« Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me « guérir. » Et Jésus-Christ ne réfuta point ses sentiments, mais les confirma en le guérissant, et en se servant même de ses propres termes : « Je le veux, soyez guéri. » De même le centenier ayant dit: « Dites seulement une « parole, et mon serviteur sera guéri, » Jésus-Christ admira sa foi: « Et dit à ceux qui le suivaient: Je vous dis en vérité que je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël même (10). »

2. Il est aisé de montrer la vérité de cette parole de Jésus-Christ en comparant le centenier avec ceux d’entre les Juifs qui ont eu plus de foi en lui. Marthe croyait au Sauveur; et cependant elle ne dit rien qui approche de la foi de ces deux hommes. Au contraire elle lui parle d’une manière bien différente: « Je sais que Dieu vous accordera tout ce que vous lui demanderez. » (Jean, XI, 22.) Aussi Jésus-Christ non-seulement ne la loua pas de cette parole, mais quoiqu’elle fût aimée particulièrement de lui, et qu’elle eût une grande affection et un grand zèle pour lui, il ne laissa pas de la reprendre, comme ayant exprimé des sentiments trop bas et trop indignes de lui. Car il lui répondit aussitôt: « Ne vous ai-je pas dit que si vous croyez vous- verrez la gloire de Dieu? « (Ibid.) » l’accusant visiblement de n’avoir pas encore une véritable foi. Et pour mieux réfuter cette pensée qu’elle témoignait avoir de lui, en disant: «Je sais que Dieu vous accordera ce que « vous lui demanderez (Ibid.), » il lui apprend qu’il n’avait pas besoin de rien recevoir d’un autre, et qu’il était lui-même la source de tous les biens: « Je suis, » dit-il, « la résurrection et la vie, » c’est-à-dire, je n’attends point cette puissance d’un autre; mais je puis tout par moi-même. (214)

C’est donc pour récompenser cette vive foi du centenier qu’il l’admire, qu’il le loue, qu’il le préfère à tout Israël, qu’il lui donne rang dans le royaume des cieux, et qu’il porte tout le monde à l’imiter. Et pour vous mieux faire voir que Jésus-Christ ne parlait de la sorte que pour exhorter les autres à la même foi, voyez avec quel soin un autre évangéliste le marque : « Jésus se tournant vers ceux qui le « suivaient, leur dit: Je n’ai pas trouvé une si grande foi dans Israël même. » (Luc, vu, 9.) Ainsi la foi consiste principalement à avoir une haute idée de la grandeur de Jésus-Christ. C’est ce qui nous ouvre le royaume des cieux, et qui nous devient une source de biens infinis.

Mais Jésus-Christ ne se contenta pas de louer seulement en paroles le centenier. Il voulut encore récompenser sa foi en guérissant son serviteur malade. Il lui promit un rang honorable dans son royaume, une couronne glorieuse, et les délices éternelles du paradis. Aussi je vous déclare que plusieurs viendront « d’Orient, et d’Occident, et auront leur place dans le royaume des cieux avec Abraham,  Isaac et Jacob (11). Mais les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents (12).» Après l’ascendant qu’il a pris sur l’esprit de ce peuple par ses grands miracles, il commence à lui parler avec une fermeté plus libre. Et pour faire voir-en même temps qu’il n’avait point usé de flatterie à l’égard du centenier, et qu’il représentait fidèlement la véritable disposition de son coeur, voyez ce qui suit « Et Jésus dit au centenier: Allez, et qu’il vous soit fait selon que vous avez cru (43). » Et aussitôt le miracle rendit témoignage à sa foi, et à ce qu’il avait dans le coeur. « Et son serviteur fut guéri à la même heure. » Il dit la même chose à la Syro-phénicienne: « O femme, votre foi est grande! qu’il vous soit fait selon que vous avez cru, et sa fille fut guérie aussitôt. »(Matth. XV, 28.) Mais parce que saint Luc, en rapportant ce miracle, y mêle quelques circonstances particulières, qui semblent contraires à ce que dit saint Matthieu, il sera bon de les expliquer.

Saint Luc dit que le centenier envoya les prêtres des Juifs à Jésus-Christ, pour le prier de venir chez lui, et saint Matthieu dit qu’il vint lui-même, et dit: « Je ne suis pas digne « que vous entriez chez moi. » Quelques-uns croient qu’il s’agit de deux hommes différents, mais qui ont beaucoup de rapport entre eux. Car les Juifs disent de l’un: « Qu’il leur avait bâti une synagogue, et qu’il aimait leur nation. » (Luc, VII, 40.) Et Jésus-Christ dit de l’autre : « Qu’il n’avait pas trouvé une aussi grande foi dans Israël même. » Jésus-Christ ne dit pas non plus au sujet du premier: « Que plusieurs viendraient de l’Orient et de l’Occident, » d’où l’on peut croire qu’il était juif. Que dirons-nous à cela, mes frères, sinon que ce serait là sans doute la solution la plus commode, mais que la question est de savoir si elle est vraie. Car pour moi , je crois qu’en ces deux endroits, il n’est en effet parlé que d’un même homme.

Mais comment donc saint Matthieu lui fait-il dire: « Je ne suis pas digne que vous entriez chez moi (Luc, VII, 10), » lorsque saint Luc dit, « qu’il l’envoya prier d’y venir? » Il me semble que saint Luc nous veut apprendre deux choses; la première, jusqu’où allait la flatterie des Juifs; et l’autre, que les hommes qui se trouvent dans une grande affliction n’ont aucun conseil qui soit stable, mais qu’ils prennent tantôt l’un et tantôt l’autre. Car il est assez vraisemblable que le centenier ayant voulu venir lui-même trouver Jésus-Christ en personne, en fut empêché par les Juifs, qui s’offrirent de le faire, et de l’amener chez lui. Ecoutez en effet le langage qu’ils tiennent à Jésus-Christ, langage plein de flatterie pour le centenier: « Il aime beaucoup notre nation, » lui disent-ils, « et il nous a bâti une synagogue. » Ils ne savaient pas même la manière de le bien louer. Ils devaient dire de lui à Jésus-Christ: Il voulait vous venir trouver lui-même, mais nous l’en avons empêché à cause de l’affliction où il est, et du malade qui est comme un cadavre dans sa maison. Ils devaient représenter quelle était la grandeur de sa foi, et la haute idée qu’il avait de Jésus. Christ; mais l’envie qu’ils avaient contre le Sauveur, leur fait dissimuler la foi de cet homme. Plutôt que de révéler la grandeur de Celui qu’ils viennent supplier, en publiant la foi de celui pour qui se fait leur démarche, ils aiment mieux envelopper d’ombres cette vive foi, au risque de compromettre le succès de leur mission. Car l’envie aune étrange force pour aveugler ceux qu’elle possède. Mais Dieu qui connaît le secret des coeurs, voulut leur (216) faire voir malgré eux-mêmes quelle était la foi de cet homme.

3. Et pour vous mieux faire voir la vérité de cette interprétation, écoutez saint Luc qui vous la donne lui-même: Il rapporte, en effet, que. comme Jésus approchait, le centenier lui envoya dire: « Seigneur, ne vous donnez pas cette peine, car je ne suie pas digne que vous entriez chez moi. » (Luc, VII, 44.) Aussitôt qu’il se vit dégagé de l’importunité des Juifs, il envoya des personnes à Jésus-Christ pour lui dire que ce n’était point par indifférence qu’il n’était pas venu le trouver lui-même, mais parce qu’il se croyait très-indigne de le recevoir chez lui. Il est vrai que, selon saint Matthieu, ce fut le centenier lui-même qui dit ces paroles à Jésus-Christ, et non à ses amis, mais cela ne fait rien. Car il ne s’agit ici que de savoir si l’un et l’autre évangéliste nous témoignent que le centenier avait une foi vive, et une convenable idée de- la- puissance du Sauveur. Il est même vraisemblable que le centenier vint ensuite lui-même dire ce qu’il avait d’abord fait dire par ses amis. Saint Luc, me direz-vous, ne rapporte pas que le centenier soit venu en personne. Mais saint Matthieu non plus ne dit pas qu’il ait envoyé ses amis; quoi qu’il en soit, ce n’est pas là se contredire, mais simplement se suppléer mutuellement.

Saint Luc relève encore la foi du centenier, lorsqu’il dit que son serviteur était tout près de mourir. Car il ne fut point ébranlé dans un état si désespéré. Il ne conçut point de défiance, et espéra contre toute apparence que Jésus-Christ pourrait lui rendre son serviteur.

Ce que Jésus-Christ dit selon saint Matthieu, «qu’il n’avait pas trouvé une aussi grande foi dans Israël même, » fait bien voir que cet homme n’était point juif. Et ce que saint Luc rapporte « qu’il avait bâti une synagogue, » n’y est point contraire, puisque le centenier, sans être juif lui-même, pouvait néanmoins aimer ce peuple et lui bâtir des synagogues.

Mais je vous prie d’examiner avec soin les paroles de cet homme, et de ne pas oublier qu’il était centenier, c’est-à-dire qu’il commandait cent hommes de guerre, pour juger delà quelle était sa foi. Car l’orgueil est grand dans les charges publiques, et il ne cède pas même à l’affliction. Aussi l’officier dont il est question dans saint Jean (Jean, IV, 35), entraîne plutôt Jésus-Christ chez lui, qu’il ne l’invite à y descendre: « Seigneur, » dit-il, « descendez avant que mon fils ne meure. » Ce n’est pas là l’humble prière de notre centenier, et sa foi est même beaucoup plus grande que celle de ceux qui découvraient le toit d’une maison pour descendre le paralytique, et le présenter devant le Sauveur. Car il ne croit point que la présence extérieure de Jésus-Christ fût nécessaire, et il ne se met point en peine de lui présenter le malade. Il rejette toutes ces pensées comme trop disproportionnées à ce Médecin céleste. Mais se formant une idée du Fils de Dieu digne véritablement de sa grandeur, il ne lui demande autre chose, sinon qu’il dise une seule parole, et qu’il commande à la maladie de s’en aller.

Il ne commence pas même par là; mais il représente d’abord son affliction. Car son extrême humilité l’empêchait de croire que Jésus-Christ se rendît si tôt à sa prière, et qu’il s’offrît même de venir chez lui. C’est pourquoi, surpris de cette parole: « J’irai et je le guérirai, » il s’écrie aussitôt: « Je n’en suis pas digne, Seigneur ; dites seulement « une parole. » L’affliction où il était ne lui ôte point la liberté de son jugement, et il montre une haute sagesse dans sa douleur. Il n’était point tellement préoccupé de sauver son serviteur malade, qu’il n’appréhendât en même temps de rien faire d’irrespectueux pour le Sauveur. Et quoique Jésus-Christ s’offrît de lui-même à aller chez lui sans qu’il l’y eût engagé, il ne laissait pas de craindre cette visite comme une grâce dont il était trop indigne, et comme un honneur qui l’accablait.

Qui n’admirera donc d’une part la sagesse de cet homme, et de l’autre la folie des Juifs, qui disaient hautement à Jésus~Christ e qu’il était « digne de cette grâce? » Car, au lieu 1’avoir recours à l’extrême bonté de Jésus-Christ, ils mettent en avant le mérite de cet homme, sans même savoir en quoi consiste surtout ce mérite. Mais le centenier au contraire proteste qu’il est indigne, non-seulement de la grâce qu’il demande, mais encore de recevoir Jésus-Christ chez lui. Après lui avoir dit: « Mon serviteur est malade, » il n’ajoute pas aussitôt:

« Dites seulement une parole, » parce qu’il craignait d’être trop indigne de cette faveur mais il se contente d’avoir exposé simplement ce qui l’affligeait. Et lorsque Jésus-Christ le prévient et lui promet plus qu’il ne demande, il n’ose pas même encore accepter ses offres, mais sans s’enfler de cet honneur il se conserve (217) toujours dans un sentiment humble et modeste.

Que si vous me demandez pourquoi Jésus-Christ n’alla point chez lui, et ne l’honora pas de sa visite, je vous réponds qu’il l’honora d’une manière bien plus excellente. Premièrement en faisant voir sa foi et son humilité, qui parurent surtout en ce qu’il ne souhaita point que Jésus-Christ vînt en sa maison. Secondement en protestant devant tout le monde qu’il aurait place dans le royaume de Dieu, et en le préférant généralement à tous les Juifs. Car c’est pour ne s’être pas cru digne de recevoir Jésus-Christ chez lui, qu’il mérita d’être appelé au royaume du ciel, et d’avoir part aux biens ineffables dont Dieu a récompensé la foi d’Abraham.

4. Vous me demanderez encore pourquoi Jésus-Christ ne loue pas ainsi le lépreux qui semble avoir eu plus de foi que le centenier même, puisqu’il ne dit pas au Sauveur : « Si vous dites seulement une parole ; » mais ce qui est encore plus : « Si vous le voulez, vous pouvez me guérir; » parole qui revient exactement à ce que le Prophète a dit du Père : « Il a fait tout ce qu’il a voulu. » (Ps. CXIII, 2.) Je vous réponds que Jésus-Christ a assez loué ce lépreux lorsqu’il lui a dit : « Allez, offrez le don que Moïse a prescrit, afin que ce leur soit un témoignage. » Car il lui marque par ces paroles qu’il accuserait ces prêtres, et que sa foi condamnerait leur incrédulité. Toutefois croire en Jésus-Christ était beaucoup plus méritoire chez un gentil que chez un juif. Or, que le centenier n’était pas juif, c’est ce qui se conclut aisément et de son office même et de cette parole : « Même en Israël je n’ai point trouvé une foi si grande. » C’était en effet une chose bien rare, qu’un homme qui n’était pas juif eût ces sentiments. Car je m’imagine qu’il se représentait cette milice toute sainte, et ces troupes d’anges qui sont dans le ciel, que Jésus-Christ en était le chef; et qu’il dominait aussi souverainement sur les maladies, sur la mort et généralement sur toutes choses, que lui-même sur ses soldats. C’est pourquoi il dit:

« Car moi qui ne suis qu’un homme soumis à d’autres. » C’est-à-dire, je ne suis qu’un homme et vous êtes Dieu. Je suis soumis à d’autres, et vous ne dépendez de personne. Si donc étant homme et soumis à d’autres, j’ai néanmoins tant d’autorité; que ne devez-vous point faire vous qui êtes Dieu et indépendant de tout? En parlant ainsi il veut raisonner non d’égal à égal, mais du moins au plus. Si moi qui ne suis que ce que sont ceux qui m’obéissent, et qui suis même soumis à d’autres plus puissants que moi , j’obtiens néanmoins dans ma charge, quoique bien petite, une telle obéissance; si mes subordonnés exécutent, sans hésiter, chacun les différents ordres que je leur donne; en effet, je dis à celui-ci: va et il va; à celui-là: viens, et il vient; » combien plus pourrez-vous vous faire obéir en tout ce qu’il vous plaira de commander? Quelques-uns lisent ainsi ce passage: «Si moi qui ne suis qu’un homme, ayant sous moi des soldats. » Mais considérez surtout comment il montre que Jésus-Christ peut maîtriser la mort comme il ferait son esclave , et lui commander en maître absolu.

Car en disant: « Je dis à mon serviteur: viens, et il vient; va, et il va; » il semble dire à Jésus-Christ: Si vous défendez à la mort de venir où est mon serviteur, elle n’y viendra point; si vous lui commandez de s’en aller, elle s’en ira. Admirez donc, mes frères, jusqu’où allait la foi de cet homme ! Il prévient l’avenir, et il montre par avance ce que tout le monde devait reconnaître ensuite. Il déclare hautement que Jésus-Christ avait un empire souverain sur la vie et sur la mort, qu’il pouvait conduire jusqu’aux portes de l’enfer, et en rappeler. Il ne compare pas cette puissance de Jésus-Christ sur la mort seulement à l’autorité qu’il a sur ses soldats; mais ce qui est encore plus, au pouvoir qu’il a sur ses serviteurs. Cependant quoiqu’il ait une foi si vive, il ne se croit pas digne que Jésus-Christ entre chez lui. Mais Jésus-Christ, pour faire voir qu’il était très digne de cette grâce, lui en fait encore de bien plus grandes. Car il relève sa foi avec admiration. Il la propose pour modèle à tout le monde, et il lui donne infiniment plus qu’il ne lui avait demandé. Il ne lui demandait que la guérison de son serviteur, et il obtient une place dans le royaume du ciel.

Voyez-vous ici l’accomplissement manifeste de cette parole du Sauveur, « Demandez premièrement le royaume du ciel, et toutes choses vous seront données comme par surcroît? » (Matth. VI, 33.) A cause de la foi et de l’humilité admirables qu’il a montrées, Jésus-Christ lui donne le ciel, et il ajoute à ce don, comme par surcroît, la santé de son serviteur. Mais pour témoigner encore davantage (218) l’estime qu’il avait pour lui, il montre qui sont ceux qu’il exclut de ce royaume dont il le rend héritier. Il déclare nettement à tout le monde qu’à l’avenir ce ne serait plus la justice de la loi, mais la foi qui sauverait : que ce don serait offert non-seulement aux Juifs, mais encore aux gentils; et aux gentils même plus qu’aux Juifs : car ne croyez pas, leur dit-il que ce que je dis ici s’accomplisse seulement dans le centenier ; cela s’accomplira généralement dans toute la terre.

Ainsi il prédit la vocation des gentils, dont plusieurs l’avaient suivi de la Galilée, et il relève leurs esprits par les grandes espérances qu’il leur donne. Il relève d’un côté le courage de ces peuples, et il humilie de l’autre l’orgueil des Juifs. Néanmoins, pour ne les pas offenser par ses paroles, et pour ne leur point donner occasion de l’accuser et de médire de lui, il ne parle pas ouvertement des gentils dans son discours; mais il prend occasion du centenier d’en parler comme en passant. Il ne prononce pas même le nom de gentils. Il ne dit pas : « plusieurs des gentils; » mais « plusieurs de l’Orient et de l’Occident, » ce qui marquait sans doute les Gentils, mais d’une manière obscure qui ne pouvait pas blesser ceux qui l’écoutaient. Il tempère encore ce langage si nouveau par un autre adoucissement, en s’exprimant plutôt par le mot de sein d’Abraham, que par celui du royaume: car ce dernier était peu connu des Juifs ; mais le seul nom d’Abraham était capable de faire une grande impression dans leurs esprits. Aussi saint Jean voulant étonner les Juifs, ne leur parle point d’abord de l’enfer, mais de ce qui les touchait davantage : « Ne dites point, » leur dit-il, « nous avons Abraham pour père. » (Matth. III, 9.)

Jésus-Christ voulait empêcher aussi qu’on scIe prît pour un ennemi de la loi, puisqu’on ne pouvait raisonnablement avoir ce soupçon d’un homme qui témoignait tant d’estime des patriarches, qu’il faisait consister la souveraine félicité à se reposer dans leur sein. Remarquez donc , je vous prie, mes frères, le double sujet que les Juifs ont ici de s’affliger, et le double sujet qu’ont les gentils de se réjouir: les uns parce qu’ils sont non-seulement exclus d’un royaume, mais d’un royaume qui leur avait été promis; et les autres, parce qu’ils sont appelés non-seulement à des biens inestimables, mais encore à un bonheur qui ne leur avait point été promis, et qu’ils n’avaient jamais osé espérer. C’était encore un grand sujet de douleur aux Juifs de voir les gentils leur ravir l’héritage de leur père. Jésus-Christ les appelle « enfants du royaume, » parce que le royaume, en effet, leur avait été préparé. Et c’est ce qui devait les toucher sensiblement, d’avoir reçu la promesse de reposer un jour dans le sein et dans l’héritage d’Abraham, et de s’en voir néanmoins exclus pour jamais. Et comme cette parole était une prophétie, pour en faire voir la vérité, il la confirme aussitôt par une guérison miraculeuse de ce serviteur malade.

5. « Et Jésus dit au centenier: Allez, et qu’il vous soit fait selon que vous avez cru : et son « serviteur fut guéri à la même heure (13). »Ainsi celui qui ne croirait pas que ce serviteur paralytique eût été guéri par une seule parole, en doit être persuadé aujourd’hui par l’accomplissement de cette prophétie, que le Sauveur joignit alors à ce miracle. Et avant même que cette prophétie s’accomplît, le miracle dont elle fut suivie en devait prouver la vérité à tout le monde. C’est pourquoi aussitôt qu’il l’a faite, il guérit ce serviteur malade, pour établir ainsi les choses futures par les présentes , et un moindre miracle par un plus grand : car il est aisé de comprendre que les bons seront un jour récompensés, et que les méchants seront punis. li n’y a rien en cela que de conforme aux lois, et aux sens des hommes; mais de raffermir un corps paralytique, et de rendre la vie et le mouvement à des membres morts, c’est un ouvrage qui est au-dessus de la nature.

Jésus-Christ nous témoigne aussi que le centenier ne contribua pas peu à ce grand miracle par la fermeté de sa foi : « Allez, » dit-il, « qu’il vous soit fait selon que vous avez cru.» La guérison donc de ce serviteur fut en même temps une preuve, et de la toute-puissance de Jésus-Christ et de la grande foi du centenier, et de la vérité indubitable de la prophétie que le Sauveur venait de faire : ou plutôt ces trois choses ensemble publièrent hautement la souveraine puissance de Jésus-Christ, qui ne rendit pas seulement la santé du corps à ce malade, mais qui attira le centenier à la foi par la grandeur de ses miracles. Et remarquez, mes frères, non-seulement la foi de ce centenier, et la guérison du serviteur, mais la manière prompte dont elle se fit. L’évangéliste (219) le remarque en disant: « Et le serviteur  fut guéri à l’heure même ; » ce qu’il avait aussi marqué à propos du lépreux: « Et il fut guéri aussitôt. » Il ne faisait pas seulement éclater sa puissance par ces guérisons miraculeuses ; mais encore par l’extrême promptitude avec laquelle il les faisait. Et sa bonté ne pouvant se contenter de ces grâces extérieures qu’il faisait aux hommes, il entremêlait encore à ses miracles ses divines instructions, par lesquelles il attirait tous les hommes à son royaume.

Lors même qu’il menaçait les Juifs de les en exclure, ce n’était pas pour les en exclure, en effet, mais bien plutôt pour les y attirer par la crainte de voir un jour s’exécuter cette menace. Que si leur dureté leur a rendu ce remède inutile, ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes, ainsi que tous ceux qui imitent encore aujourd’hui l’insensibilité de ce peuple. Car ce malheur dont Jésus-Christ parle n’est pas seulement arrivé aux Juifs; les chrétiens y tombent encore tous les jours. Judas était «enfant du royaume, » Jésus-Christ lui avait dit comme aux autres apôtres : « Vous serez assis sur douze siéges (Matth. XIX) ; » et il ne laissa pas néanmoins de devenir «d’enfant du royaume enfant de la géhenne et de l’enfer. » Au contraire l’eunuque d’Ethiopie, dont il est parlé dans les Actes, quoique d’un pays barbare, et du nombre de ceux qui devaient venir de l’Orient et de l’Occident (Act. VIII), » jouira éternellement des biens du ciel avec Abraham, Isaac et Jacob.

La même chose arrive encore tous les jours parmi les fidèles. « Plusieurs de ceux qui sont e les premiers, » dit l’Evangile, « seront les derniers; et ceux qui sont les derniers seront les premiers. » (Matth. XX, 16.) Jésus-Christ parlait de la sorte, afin que les uns ne se décourageassent point par le désespoir d’avoir part à ce royaume; et que les autres ne se relâchassent point, pour être trop assurés de le posséder. C’est pourquoi saint Jean avait déjà dit avant lui: « Dieu peut de ces pierres susciter des enfants à Abraham. » Comme cette révolution terrible devait arriver certainement, Dieu voulut la faire prédire d’abord, afin que le monde n’en fût point surpris. Mais saint Jean étant homme, ne parle de cela que comme d’une chose qui pourrait bien arriver: « Dieu peut, » dit-il. Jésus-Christ au contraire, étant Dieu, prédit clairement que cela arriverait, et le prouve ensuite par ses miracles. Donc, mes frères, ne soyons pas trop confiants, lors même que nous sommes debout, mais disons-nous à nous-mêmes: « Que celui qui se croit debout prenne garde qu’il ne tombe. » (I Cor. X.) Et si nous sommes tombés, ne désespérons pas de nous relever; mais disons-nous: « Celui qui est tombé ne se relèvera-t-il pas? » (Ps. LX, 9.) Nous savons que plusieurs, après s’être élevés jusqu’au ciel, après s’être enrichis de toutes sortes de vertus, après avoir passé la plus grande partie de leur vie dans les déserts, après avoir évité la vue des, femmes, sans que dans les songes même il s’en présentât à eux aucune image, n’ont pas laissé néanmoins de se perdre par leur négligence et de tomber, par leur trop grande assurance, dans l’abîme de tous les vices. D’autres, au contraire, d’une vie infâme et malheureuse, sont montés jusqu’au comble de la vertu. Ils ont passé du théâtre et de la comédie à une vie angélique; et ils sont devenus si purs et si saints, qu’ils ont chassé les démons, et qu’ils ont fait de très grands miracles.

Toute l’Ecriture est pleine de ces exemples, et nous ne voyons rien de plus ordinaire tous les jours devant nos yeux. Les adultères et les personnes débauchées peuvent aujourd’hui fermer la bouche aux manichéens, qui disent qu’on ne peut jamais guérir les plaies du péché; qui lient les mains de ceux qui veulent se faire violence pour se corriger de leurs vices; et qui se rendent les ministres du démon pour introduire un désordre et une confusion générale dans la vie des hommes. Ceux qui enseignent ces erreurs, non-seulement nous ravissent les biens du ciel, mais ils troublent même autant qu’ils le peuvent tout l’ordre du monde. Car comment celui qui est dans le vice pourra-t-il penser à embrasser la vertu, s’il ne lui reste aucun moyen de quitter le mal pour faire le bien, et s’il croit qu’il lui est impossible de se convertir? Si, maintenant qu’il y a tant de lois qui menacent les hommes du supplice ou qui leur promettent des récompenses; que la foi nous fait craindre l’enfer et espérer le paradis ; que les méchants tombent dans l’opprobre et dans l’infamie, et que les bons au contraire sont loués et honorés, quelques-uns néanmoins ont tant de peine à entrer dans le sentier pénible de la vertu, et à mépriser le plaisir du vice; si l’on (220) ôte encore ces considérations si puissantes, qui pourra retenir les hommes, et les empêcher de courir à leur perte en s’abandonnant à toute sorte de déréglements?

6. Reconnaissons donc, mes frères, l’artifice du démon qui nous parle par ces hérétiques. Souvenons-nous qu’ils combattent également les ordonnances des législateurs, les oracles de Dieu, les principes de la raison, et cette lumière que la nature même a imprimée dans tous les hommes, qui ne peut être effacée ni dans les Scythes, ni dans les Thraces, ni dans les esprits les plus barbares. Fuyons encore tous ceux qui enseignent qu’il y a un destin, et une nécessité inévitable qui gouverne toutes choses, et, pleins d’horreur pour tous ces mensonges, tenons-nous sur nos gardes, et marchons dans la voie étroite avec crainte et avec confiance; avec crainte, parce que nous-sommes environnés de précipices de toutes parts; et avec confiance, parce que Jésus est avec nous et est notre guide. Soyons circonspects et vigilants. Ne nous laissons point endormir, parce que si nous nous assoupissons tant soit peu, nous tomberons aussitôt dans le précipice.

Nous ne sommes pas plus parfaits que David, qui pour s’être laissé aller à une légère négligence, fut entraîné dans l’abîme du .péché, d’où néanmoins il se releva bientôt. Ne considérez pas tant son péché que la manière dont il l’effaça. Dieu a voulu faire écrire cette histoire dans ses livres saints, non afin que vous voyiez, seulement comment tombe ce sage, mais afin que vous admiriez comment il se relève; et que vous appreniez, lorsque vous serez tombé comme lui, à vous relever aussi comme lui. De même que les médecins traitent dans leurs livres des maladies les plus violentes et de la manière de les guérir, afin que l’expérience des cas les plus graves apprenne à traiter facilement les plus légers; Dieu de même a fait marquer dans ses Ecritures les plus grands péchés de ses saints, afin que ceux qui en commettent de moindres, apprennent, dams la manière dont les autres se sont guéris, comment ils doivent se guérir eux-mêmes. Car si des crimes si énormes ont bien pu trouver des remèdes, il y en aura sans doute encore bien plutôt pour des fautes beaucoup plus légères. Voyons donc quelle fut la maladie de ce saint homme, et comment il en fut guéri.

David tomba dans l’adultère, et à l’adultère il joignit l’homicide. Je ne crains point, mes frères, de publier hautement le crime de ce saint prophète. Si le Saint-Esprit n’a pas cru ternir sa mémoire en le faisant écrire dans l’histoire sainte, nous ne devons pas nous mettre en peine de le cacher. C’est pourquoi non-seulement je vous rapporte ici sa chute, mais j’y ajouterai même les circonstances qui font le plus paraître l’énormité de son crime. Car il me semble que ceux qui tâchent de couvrir sa faute, obscurcissent sa plus grande gloire; ils lui font le même tort que si dans le dénombrement de ses victoires, ils passaient sous silence son combat avec Goliath. Ce que je dis vous semble un paradoxe; mais attendez un peu, et vous en reconnaîtrez la vérité. Je vous représenterai son crime dans toute sa grandeur, pour vous faire encore mieux connaître la grande vertu du remède qui l’a guéri.

Quelle circonstance ajouté-je donc pour mieux faire juger de son péché ? La vertu de cet homme, c’est là une circonstance aggravante. Car les fautes sont différentes selon la différence des personnes. « Les puissants, » dit l’Ecriture, « seront tourmentés puissamment. »(Sap. VI.) Et ailleurs : « Celui qui connaît la volonté de son maître, et ne la fait pas, sera sévèrement châtié. » (Luc, XII.) Ainsi celui qui a plus de connaissance et de lumière, sera plus puni que celui qui en a moins. C’est pourquoi lorsque l’évêque ou le prêtre commet les mêmes péchés que le peuple, ils sont plus coupables que les autres; et quoique le péché soit égal, la peine néanmoins ne le sera pas.

Peut-être qu’en voyant grandir le crime sous ma parole vous craignez, vous tremblez, et vous vous demandez avec effroi comment j’éviterai le précipice où il vous semble que je marche à grands pas. Mais moi, j’ai tant de confiance au mérite de ce juste, que j’irai encore plus loin; plus, en effet, j’exagérerai le crime de David, plus je multiplierai la matière de son éloge. Vous me demandez s’il y a quelque chose de plus que l’adultère et l’homicide? Et voici ce que je vous réponds: Comme le meurtre que commit Caïn fut un crime plus grand que beaucoup de meurtres, parce qu’il ne tua pas simplement un homme, mais son propre frère; qu’il ne tua pas celui dont il avait été offensé, mais celui qu’il avait offensé lui-même; et qu’il ne suivit pas en cela (221) l’exemple d’un autre, mais qu’il fut le premier auteur de l’homicide, et le chef de tous les meurtriers futurs; de même le péché de David n’est pas simplement un meurtre, c’est un meurtre commis par un grand prophète, non pour venger une injure, mais venant s’ajouter à l’injure la plus sanglante que l’on puisse faire à un homme, puisque David avait auparavant déshonoré la femme de celui qu’il tua.

Vous voyez que je n’épargne point David, et que je ne diminue point son péché. Cependant j’entreprends si hardiment sa défense, après même avoir exagéré son crime de cette manière, que je souhaiterais que tous les manichéens qui rejettent ces histoires de l’Ancien Testament, et tous les marcionites fussent ici présents, pour leur fermer la bouche et pour les confondre. Mais David, disent-ils, a commis un homicide et un adultère. Et moi je réponds qu’il n’a pas seulement commis un homicide, mais un double homicide, si l’on considère que celui qui tue est un prophète, et que celui qui est tué est un innocent qui est puni pour l’injure même qu’il a soufferte. Car il y a bien de la différence entre un homme, qui après avoir reçu le Saint-Esprit, après avoir été comblé de grâces, après avoir été uni avec Dieu par une amitié et une familiarité toute sainte jusqu’à un âge déjà avancé, tombe dans un grand crime, et celui qui pèche sans avoir joui d’aucun de ces avantages. Mais c’est là précisément ce qui doit augmenter notre admiration pour le courage de cet homme, qu’après être tombé de si haut et si bas, il ne s’est pas abattu, il n’a point désespéré, il n’est point resté par terre comme blessé à mort par le démon; mais qu’il s’est relevé bientôt et même aussitôt, et qu’il a porté à son ennemi, d’une main vigoureuse, un coup plus mortel que celui qu’il en avait reçu.

7. Pour voir une image de ce que je vous dis, transportez-vous sur un champ de bataille, et supposez qu’un de nos plus braves guerriers reçoive de la main d’un barbare un premier coup de lance ou de javelot qui lui perce le coeur ou le foie, puis une seconde blessure encore plus mortelle qui le fasse tomber baigné dans son sang; supposez qu’ainsi blessé, il se relève néanmoins aussitôt, et que d’un coup de sa lance il fasse mordre la poussière à son ennemi. C’est la même chose ici; plus vous exagérez la blessure et la chute de David, plus vous donnez lieu d’admirer le courage qu’il fallut à ce fier combattant pour se relever, s’élancer au front de la phalange et terrasser celui qui l’avait blessé. Ceux qui sont tombés dans de grands crimes comprendront aisément combien il est difficile de se relever de la sorte.

Il n’est pas besoin, ce me semble, d’un si grand courage pour continuer notre course lorsque nous marchons avec succès dans la bonne voie, puisqu’alors la confiance en Dieu nous accompagne, nous anime, nous soutient, et nous donne toujours de nouvelles forces. Mais de voir un homme qui après avoir vaincu autant de fois qu’il a combattu, est renversé tout à coup par son ennemi, et se relève néanmoins aussitôt et recommence sa course avec plus de vigueur qu’auparavant, c’est ce qu’on ne peut assez admirer.

Pour vous expliquer ceci plus clairement je me servirai d’une comparaison encore plus sensible. Représentez-vous un pilote qui a traversé toutes les mers sans y faire naufrage; et qui après s’être tiré par son adresse de tous les périls, des flots, des tempêtes et des écueils, fait enfin naufrage au port, d’où il a peine à se sauver tout nu; dans quelle disposition croyez-vous que cet homme puisse être à l’avenir à l’égard de la navigation? Croyez-vous qu’à moins d’avoir un courage tout extraordinaire, il voulût seulement voir un vaisseau, ou regarder le bord de la mer? Je ne doute point qu’après cela il ne penserait plus qu’à mener une vie cachée, qu’il perdrait toutes les espérances qu’il aurait conçues, et qu’il aimerait mieux mendier pour vivre que de s’exposer encore aux mêmes périls. Ce qui relève donc le courage de David, c’est qu’il a fait avec tant de générosité ce que ce pilote ne pourrait faire. Après ce naufrage horrible qui lui fit perdre en un moment ce qu’il avait acquis durant tant d’années, après tant de travaux employés inutilement, il ne tombe point dans le désespoir, et ne se condamne point à d’éternelles ténèbres. Il ramasse les débris de son naufrage; il radoube son vaisseau; il en réunit les ais séparés; il en rejoint les voiles déchirées, il reprend le gouvernail en main;et se remettant en mer, il amasse plus de richesses qu’il n’en avait acquis auparavant.

Si l’on admire celui qui peut se tenir ternie sans tomber, quelle louange mérite celui qui tombe, mais qui loin de s’abattre, se relève si promptement? Cependant combien de considérations (222) devaient jeter David dans le désespoir! Premièrement la grandeur de son crime. En second lieu l’âge où il était, puisqu’il n’était plus dans la jeunesse dont la vigueur nourrit aisément notre espérance, mais dans la vieillesse. Aussi le marchand qui fait naufrage presque en s’embarquant ne s’en afflige pas tant que celui qui revenant d’une longue et heureuse navigation perd tout le fruit de sa peine en se brisant contre un écueil. En troisième lieu, l’immensité des richesses perdues dans le désastre; en effet, quelle fortune spirituelle n’avait-il pas amassée depuis son enfance, depuis le temps qu’il était berger, par son combat contre Goliath; par son extrême douceur envers Saül, témoignant à son égard une générosité tout évangélique, lui pardonnant toutes les fois qu’il tombait entre ses mains, et aimant mieux perdre son pays, sa liberté et sa vie même, que de tuer un ennemi si injuste, qui cherchait sans cesse des moyens de le perdre; enfin par les actions de vertu qu’il fit encore après qu’il eut ceint le diadème royal!

8. Mais dans quelle peine et quelle agitation croyez-vous qu’il ait été, en considérant les pensées que les hommes auraient de lui, et qu’il avait perdu en un moment toute cette haute estime qu’il s’était acquise dans leur esprit? Car l’éclat de sa pourpre le parait moins qu’il n’était déshonoré par la laideur de son crime. Vous n’ignorez pas de quelle force d’esprit nous avons besoin pour n’être point troublé, lorsque nous voyons nos crimes partout divulgués, et tout le monde instruit de nos plus honteux désordres. Il faut avoir une âme héroïque pour ne se point décourager en ces occurrences. David bannit toutes ces pensées de son esprit. Il arracha de sa plaie le fer qui l’avait blessé - Il la lava de tant de larmes, et devint si pur aux yeux de Dieu, qu’il a pu même après sa mort secourir ceux qui étaient descendus de lui, dans les péchés qu’ils avaient commis.

C’est ce que Dieu dans l’Ecriture a dit d’Abraham. Mais il l’a dit aussi de David, et quelquefois même avec encore plus d’avantage. Il dit en parlant d’Abraham, qu’il s’est souvenu de l’alliance qu’il avait faite avec lui; mais eu parlant de David, il ne marque point d’alliance. II dit: « Je protégerai cette ville à cause de David mon serviteur. » (IV Rois. XIX, 34.) Et Salomon son fils ayant commis des crimes détestables, Dieu, en considération de David son père, ne voulut point le priver de son royaume. Sa réputation a toujours été si grande parmi les Juifs que saint Pierre, longtemps après sa mort, dit au peuple: «Permettez-moi, mes frères, de vous dire librement que le  patriarche David est mort et qu’il a été enseveli.» (Act. II, 26.) Jésus-Christ même parlant aux Juifs témoigne que ce saint roi reçut une si grande effusion du Saint-Esprit, même après son péché, qu’il mérita de nouveau de prophétiser touchant la divinité du Christ. Car se servant de ses psaumes pour fermer la bouche aux Juifs, il leur dit: « Comment donc David l’appelle-t-il en esprit son Seigneur par ces paroles : Le Seigneur a dit à mon Seigneur: « Asseyez-vous à ma droite ? » (Matth. XXII, 42; Ps. CIX, 1.)

Dieu même témoigna autant de zèle pour les intérêts de ce saint prophète, qu’autrefois pour ceux de Moïse. Comme il vengea Moïse quoique malgré lui de l’injure que Marie sa soeur lui avait faite, parce qu’il aimait tendrement Moïse; il vengea de même David quoique malgré lui, de la révolte si cruelle et si dénaturée de son propre fils. Il n’y a rien qui prouve davantage la vertu d’un homme que ce zèle que Dieu témoigne pour le protéger. Car lorsque Dieu parle, et qu’il prononce lui-même sur les choses dont nous doutons, il faut que l’homme et la raison humaine se taisent.

Que si vous voulez connaître plus particulièrement la vertu de ce saint roi, voyez dans son histoire comment il se conduisait envers Dieu après son péché, avec quelle liberté il lui parlait, de quel amour il brûlait pour lui, quel progrès il faisait de jour en jour dans la vertu, enfin dans quelle circonspection et quelle vigilance il vécut jusqu’au dernier moment de sa vie.

Encouragés par ces grands exemples que Dieu nous propose, tâchons, mes frères, de ne nous point laisser tomber; ou si ce malheur nous arrive, de ne pas demeurer longtemps dans notre chute. Ce n’est point pour vous rendre plus négligents et plus lâches que je vous parle ainsi de David, mais pour vous imprimer plus de crainte. Car si cet homme si saint, si juste, si parfait s’est vu par un petit défaut de vigilance, frappé tout d’un coup d’une plaie mortelle, et dans un si grand danger de se perdre, que deviendrons-nous (223) nous autres, dont la vie est si molle et si relâchée?

Ne considérez pas seulement que ce saint prophète est tombé, de peur que cette considération ne vous rende encore plus lâches et plus tièdes; mais examinez avec soin ce qu’il fait pour se relever de sa chute, combien de soupirs il exhale, combien de larmes il verse, comme il s’entretient dans des sentiments de pénitence, non seulement le jour, mais même la nuit, baignant son lit de ses larmes, et cela sans jamais quitter son cilice. Si David a eu besoin de tous ces remèdes pour se purifier de son péché; comment pourrons-nous nous sauver, nous qui commettons tant de crimes, et qui n’en avons aucun repentir? De plus David avant son péché, avait vécu si saintement, que ses vertus passées pouvaient en quelque sorte couvrir son crime, mais nous qui n’avons rien fait, nous sommes pour ainsi dire tout nus et sans défense, et tous les coups que nous recevons nous blessent à mort.

Pour éviter ce malheur, mes frères, couvrons-nous de nos bonnes oeuvres, comme d’un bouclier impénétrable, et si nous remarquons en nous quelque tache du péché, effaçons-la par nos larmes, afin qu’en recherchant la seule gloire de Dieu, nous méritions d’être heureux en cette vie et en l’autre, par ta grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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Capturé par MemoWeb à partir de http://membres.lycos.fr/abbayestbenoit/Matthieu/026.htm  le 6/06/2003