HOMÉLIE XII
« ALORS JÉSUS VINT DE GALILÉE AU JOURDAIN TROUVER JEAN POUR ÊTRE BAPTISÉ PAR LUI. MAIS JEAN LEN EMPÊCHAIT EN DISANT : CEST MOI QUI AI BESOIN DÊTRE BAPTISE PAR VOUS, ET VOUS VENEZ A MOI. » (CHAP. III, 13-14, JUSQUAU CHAP. IV) ANALYSE 1. Pourquoi Jésus-Christ, le juste par excellence, vient-il au baptême, confondu dans la foule des pécheurs ? 2. Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; comment les Juifs sont-ils restés incrédules après avoir entendu venir du ciel cette voix miraculeuse ? 3. La foi se passe de la vision . LEsprit-Saint nest pas moindre que le Christ. Le Christ abroge le baptême et la pâque des Juifs. 4. et 5. Un chrétien doit mépriser tous les biens du monde comme indignes et rendre sa vie conforme à sa foi. 1. Le Seigneur, mes frères, vient se faire baptiser avec des esclaves, et le juge avec des criminels. Mais que cette humilité dun Dieu ne vous trouble point, car cest dans ses plus grands abaissements, quil fait paraître sa plus grande gloire. Vous étonnez-vous que Celui qui a bien voulu être durant plusieurs mois dans le sein dune vierge, et en sortir revêtu de notre nature, qui a bien voulu depuis souffrir les soufflets, le tourment de la croix, et tant dautres maux auxquels il sest soumis pour lamour de nous, ait voulu aussi recevoir le baptême, et shumilier devant son serviteur, en se mêlant avec la foule des pécheurs? Ce qui doit nous surprendre, cest quun Dieu nait pas dédaigné de se faire homme. Mais après ce premier abaissement, tout le reste nen est quune suite naturelle. Aussi saint Jean, pour nous préparer à cette humiliation du Fils de Dieu, dit de lui auparavant, quil nest pas digne de délier le cordon de ses souliers; quil était le juge universel quil rendrait à chacun selon ses oeuvres, et quil répandrait les grâces du Saint-Esprit sur tous les hommes, afin quen le voyant venir au baptême, vous ne soupçonniez rien de bas sous cette humilité. Cest dans ce même dessein que lorsquil le voit présent devant lui, saint Jean lui dit pour lempêcher: « Cest moi qui ai besoin dêtre baptisé par vous, et vous venez à moi (14)? » Comme le baptême de Jean était un baptême de pénitence, et qui portait ceux qui le recevaient à saccuser de leurs péchés, saint Jean pour prévenir les Juifs, et les empêcher de croire que Jésus-Christ venait dans cette disposition à son baptême, lappelle d auparavant devant le peuple lAgneau de Dieu, et le Sauveur qui devait effacer les péchés de tout le monde. Car Celui qui avait le pouvoir deffacer tous les péchés du genre humain, devait à plus forte raison être lui-même exempt de péché. Cest pourquoi saint Jean ne dit pas: « Voilà celui qui est exempt de péché, » mais ce qui est beaucoup plus: « Voilà celui qui porte sur soi, et qui ôte le péché du monde (Jean, t, 29.) ; » afin que cette dernière vérité admise fît, à plus forte raison, admettre la première, et quon (91) reconnût ainsi que cétait pour dautres raisons que Jésus-Christ venait à ce baptême. Cest pour cela que saint Jean dit à Jésus lorsquil vient à lui: « Cest moi qui ai besoin dêtre baptisé par vous, et vous venez à moi? » Il ne dit pas : Et vous voulez que je vous baptise? Car il nosait parler de la sorte; mais seulement : « Vous venez à moi? » Que fait donc Jésus-Christ en cette rencontre? « Et Jésus répondant lui dit: Laissez-moi faire pour cette heure: car cest ainsi quil convient que nous accomplissions toute justice (15). » Il agit avec saint Jean comme il agit depuis avec saint Pierre. Cet apôtre refusait de se laisser laver les pieds par son maître. Mais quand il eut entendu cette parole: « Vous ne comprenez pas maintenant ce que je fais, mais vous le comprendrez après. » (Jean, XIII, 7.) Et cette autre : « Vous naurez point de part avec moi (Ibid 8); » il cessa aussitôt de résister et il soffrit même à faire plus quon ne lui avait demandé. De même lorsque saint Jean eut entendu ces paroles: « Laissez-moi faire maintenant : car cest ainsi quil convient que nous accomplissions toute justice, » il se résolut aussitôt de faire ce que Jésus lui commandait. Ces saints hommes nétaient point opiniâtres; mais ils montraient autant dobéissance que damour, et ils navaient rien plus à coeur que de faire tout ce que leur commandait le maître. Mais remarquez comment Jésus oblige Jean à le baptiser par les raisons mêmes pour lesquelles celui-ci ne croyait pas devoir le faire. Car il ne dit pas: « Il est juste, » mais, « il convient. » Comme saint Jean croyait quil y avait de « linconvenance » à un serviteur de baptiser son maître, Jésus-Christ fait voir au contraire quil ny en avait aucune. Vous hésitez, lui dit-il, à me baptiser, parce que vous le croyez contre la bienséance : cest au contraire, parce que cela est dans la bienséance, que je viens recevoir votre baptême. Et il ne dit pas simplement « Laissez-moi faire, » mais il ajoute : « maintenant. » Comme sil disait Cela ne durera pas toujours : vous me verrez bientôt dans létat où vous souhaitez de me voir; mais maintenant, laissez-moi recevoir votre baptême. Et pour marquer en quoi consistait cette bienséance, il ajoute: « Car cest ainsi quil « faut que nous accomplissions toute justice. »La justice nest autre chose quun parfait accomplissement de tous les commandements de Dieu. Comme nous avons, dit-il, accompli jusquici tous ses ordres, et quil ne reste plus que ce dernier à exécuter, il faut nous en acquitter aujourdhui. Je suis venu pour lever la malédiction où lhomme était tombé par la violation de la loi. Ainsi il faut que je commence par accomplir la loi parfaitement, afin que vous ayant délivrés de la condamnation, jabolisse ensuite la loi même. Cest aussi pour cette raison que je me suis revêtu de votre chair, et que je suis venu en ce monde. 2. « Alors Jean ne lui résista plus (15). » « Et Jésus, après avoir été baptisé, ne fut pas plus tôt monté hors de leau, que les cieux lui furent ouverts; et il vit lEsprit de Dieu descendant en forme de colombe venant sur lui (16). » Les Juifs croyaient que saint Jean était beaucoup plus que Jésus-Christ, parce quil avait passé sa vie dans le désert; quil était le fils dun grand-prêtre; quil portait un vêtement si austère ; quil appelait tout le monde à son baptême; et enfin quil était né dune mère stérile. Ils voyaient au contraire Jésus-Christ né dune pauvre femme, dont le divin enfantement leur était entièrement inconnu. Ils savaient quil avait été élevé non dans le désert, mais dans une maison, comme les autres enfants, quil avait vécu au milieu des hommes, vêtu comme les autres, sans quil parût rien dextraordinaire en sa personne. Ils le croyaient donc inférieur à saint Jean, parce quils ne savaient rien des divines merveilles de sa naissance. Dailleurs le baptême que Jésus reçut de Jean, était de nature à faire naître cette opinion, lui seul, et à la corroborer. On se disait que Jésus devait être un homme comme les autres, puisquil venait au baptême confondu dans la foule des autres, ce quil neût pas fait, pensait-on, sil était supérieur au commun des hommes. Donc Jean passait pour plus grand que Jésus et était beaucoup plus admiré. Ce fut pour empêcher que, cette opinion ne se fortifiât de plus en plus dans les esprits, quaprès le baptême de Jésus, les cieux souvrirent sur lui et quon entendit la voix du Père qui publiait la gloire de son Fils unique. « Et en même temps une voix du ciel se fit entendre: Cest là mon Fils bien-aimé, dans lequel jai mis toute mon affection (17). » Mais comme cette voix eût pu être appliquée par la plupart de ceux qui étaient là, plutôt à (92) saint Jean quà Jésus-Christ, parce quelle navait pas dit: Celui qui vient dêtre baptisé est mon Fils, mais simplement: « Cest là mon Fils « bien-aimé,» parole que tout le monde eût bien plutôt crue de celui qui baptisait, que de celui qui était baptisé, à cause de la dignité de saint Jean Baptiste, et des autres raisons que jai dites; le Saint-Esprit descendit en forme de colombe, afin dindiquer Jésus comme celui que désignait la voix, et de montrer que cette parole: « Cest là mon Fils, » devait sentendre de celui qui venait dêtre baptisé, et non de celui qui le baptisait. Mais comment se fait-il, me direz-vous, que les Juifs nont pas cru en Jésus-Christ, après avoir vu un si grand miracle ? Mais comment, vous demanderai-je à mon tour, se fait-il que sous Moïse, lorsque sopéraient tant de miracles, qui, sans égaler celui-ci, étaient néanmoins si extraordinaires, comment se fait-il quaprès ces voix tonnantes, ces trompettes, ces éclairs, ces- tonnerres, et tant dautres choses effrayantes, les Juifs ne laissèrent pas de se faire un veau dor pour ladorer, et de se consacrer aux sacrifices de Beelphégor? Est-ce que ces mêmes Juifs, qui entendirent la voix céleste au baptême de Jésus-Christ, ne virent pas un peu plus tard, de leurs yeux, la résurrection de Lazare ? et néanmoins ils furent si éloignés de croire à lauteur dune si prodigieuse résurrection, quils tentèrent plus dune fois de tuer celui qui avait été ressuscité. Si donc la malignité de leur coeur ne se rendait pas en voyant de leurs yeux les morts ressuscités; vous étonnez-vous sils ne se rendent pas à une voix qui vient du ciel, et qui ne frappe que leurs oreilles. Lorsquune âme est ingrate et corrompue, et possédée de la passion de lenvie, il ny a point de miracle qui puisse la guérir: comme au contraire, lorsquelle est simple et bien disposée, elle a peu besoin de miracles pour se rendre à Dieu. Ne demandez donc pas pourquoi les Juifs nont pas cru; mais considérez si Dieu na pas fait tout ce qui était nécessaire afin quils crussent. Au reste Dieu lui-même a pris soin de se justifier à cet égard, et comme il voyait les Juifs endurcis et opiniâtrés à se perdre, sans que rien les pût sauver de la dernière punition , il a voulu au moins empêcher que lon ne fît retomber sur sa bonté, ce qui ne doit être imputé quà leur malice, en disant: «Quai-je dû faire à ma vigne, que je ne lui aie pas fait? (Isaïe, V,4.)» Cest donc là ce que nous devons considérer ici, savoir si Dieu, pour rendre ce peuple fidèle, devait faire quelque chose quil nait pas fait. Que si, mes frères, vous voyez quelquun qui accuse ainsi la providence de Dieu, et qui veuille la rendre responsable de la malice des hommes; vous lui ferez la réponse que vous venez dentendre. Mais réservons à parler ailleurs contre linfidélité des Juifs, et arrêtons-nous maintenant à considérer le grand miracle qui arriva tout après le baptême du Sauveur, et qui était le prélude de ceux qui allaient bientôt sopérer. Car cest le ciel seulement, et non pas le paradis qui souvre alors: « Jésus ne fut pas plus tôt baptisé, que les cieux lui furent ouverts. » Pourquoi le ciel souvrit-il lorsque Jésus-Christ fut baptisé? Pour vous apprendre que la même chose arrive invisiblement à votre baptême où Dieu vous appelle à votre patrie qui est dans le ciel, et vous excite à ne plus avoir rien de commun avec la terre. Quoique ce miracle ne sopère pas visiblement pour vous, ne laissez cependant pas que dy croire. Dieu, dans la première institution de ses mystères, a coutume de faire voir quelque signe et quelque prodige extérieur pour les âmes les plus grossières, qui ne peuvent comprendre rien de spirituel, et qui ne sont touchées que de ce qui frappe les sens; afin que lorsquon nous propose ces mêmes mystères, sans être accompagnés de ces miracles, nous les embrassions aussitôt avec une foi ferme et docile. Ainsi lorsque le Saint-Esprit descendit sur les apôtres, on entendit le bruit dun souffle violent, et il parut des langues de feu. Et ce miracle ne se fit point pour les apôtres, mais pour les Juifs qui étaient présents. Si nous ne voyons plus maintenant les mêmes signes, nous recevons néanmoins les mêmes grâces, dont ces signes étaient la figure. 3. Il parut alors une colombe sur Jésus-Christ, afin quelle fût comme un doigt du ciel, qui indiquât et aux Juifs et à saint Jean, que Jésus-Christ était Fils de Dieu. De plus, elle devait apprendre à chacun de nous, que lorsquil est baptisé, le Saint-Esprit descend dans son âme, quoique ce ne soit plus dans une forme visible parce que nous nen avons plus besoin, et que la foi maintenant suffit seule sans aucun miracle. Car les miracles, comme dit saint Paul, ne sont pas pour les fidèles, mais pour les infidèles. (93) Mais pourquoi, me direz-vous, le Saint-Esprit paraît-il sous la forme dune colombe? Cest parce que la colombe est douce et pure, et le Saint-Esprit, qui est un esprit de douceur et de paix, a voulu paraître sous cette figure. Cette colombe nous fait aussi souvenir dun fait que nous lisons dans lAncien Testament. Lorsque toute la terre fut inondée par le déluge, et toute la race des hommes en danger de périr, la colombe parut pour annoncer la fin du cataclysme, elle parut avec un rameau dolivier, apportant la bonne nouvelle du rétablissement de la paix dans le monde, Or tout cela était une figure de lavenir. Les affaires des hommes étaient alors dans une bien pire condition quaujourdhui, et le châtiment quils avaient mérité, plus terrible. Il y a donc pour nous, dans la réminiscence de cette antique histoire, un motif de ne pas désespérer, puisque lissue dun état de choses si désespéré fut une délivrance et un amendement. Mais ce qui se fit alors par le déluge des eaux, sopère aujourdhui comme par un déluge de grâce et de miséricorde. La colombe ne porte plus maintenant un rameau dolivier, mais elle montre aux hommes Celui qui va les délivrer de tous leurs maux, et elle nous marque les grandes espérances que nous devons concevoir; Elle ne fait point sortir de larche un seul homme pour repeupler la terre, mais elle attire toute la terre au-ciel, et au lieu- dun rameau dolivier elle apporte aux hommes ladoption des enfants de Dieu. Reconnaissez, mes frères, la grandeur de ce don, et ne croyez pas que, parce que le Saint-Esprit parait ici sous cette forme, il soit en quelque chose inférieur à Jésus-Christ. Car je sais que quelques personnes disent quil se trouve autant de différence entre Jésus-Christ et le Saint-Esprit, quil y en a entre un homme et une colombe, puisque lun a paru revêtu de notre nature, et lautre seulement sous la forme dune colombe. Que répondre à cela, sinon que le Fils de Dieu a pris la nature de lhomme, mais que le Saint-Esprit na pas pris la nature dune colombe? Cest pourquoi lévangéliste ne dit pas que le Saint-Esprit ait paru dans la nature, mais sous « la forme »dune colombe. Et, depuis ce temps, il na plus paru sous cette figure. Si de là vous concluez que le Saint-Esprit est moindre que Jésus-Christ, vous pourriez dire de même que les chérubins sont autant au-dessus du Saint-Esprit, que laigle est au-dessus de la colombe, puisquils ont souvent paru sous la figure dun aigle. Les anges aussi seraient plus grands que le Saint-Esprit, puisque souvent ils se sont revêtus de la figure dun homme. Mais à Dieu ne plaise, que nous ayons cette pensée ! Il y a bien de la différence entre la vérité de lIncarnation de Jésus-Christ, et la condescendance dont Dieu se sert, pour saccommoder à la faiblesse des hommes. Ne soyez donc pas si peu reconnaissants envers celui qui vous comble de tant de bienfaits, et nopposez pas une extrême ingratitude à cette source de grâces quil verse sur vous, pour vous rendre heureux. Car cette seule dignité denfants adoptifs de Dieu entraîne nécessairement la destruction de tous les maux, et leffusion de tous les biens. Cest pour cette raison-que le baptême des Juifs finit aussitôt après, et que le nôtre commence, et quil arrive la même chose dans le renouvellement du baptême, que dans le changement de la Pâque. Car de même que Jésus-Christ célébra dabord lancienne Pâque avant que de labolir et détablir la nouvelle; de même ici ce nest quaprès avoir reçu le baptême judaïque quil le fait cesser, et quil commence douvrir le mystère du baptême et de la grâce de son Eglise. Ce quil fera plus-tard sur la même table il le fait maintenant dans le même fleuve, il retrace lombre, puis immédiatement après il offre la vérité. Car la grâce du Saint-Esprit ne se trouve que dans le baptême de Jésus-Christ, et elle nétait point dans celui de Jean. Cest pour ce sujet que le Saint-Esprit, nest descendu sur aucun de ceux que saint Jean a baptisés, mais seulement sur Celui qui nous devait donner la grâce de ce second baptême, afin que nous reconnussions, avec les choses déjà dites, que ce nétait point la pureté ni le mérite de celui qui baptisait, mais la puissance de Celui qui était baptisé qui a fait cette merveille. Ce fut donc alors quon vit les cieux souvrir, et le Saint-Esprit descendre sur la terre. Jésus-Christ voulait nous transférer de lancienne alliance à la nouvelle. Cest pourquoi il ouvre ces portes célestes, et il fait descendre son Saint-Esprit pour rappeler les hommes à cette patrie divine. Et il ne les y appelle pas seulement, mais il le fait en les honorant dune souveraine dignité, Car il nous attire en ce séjour bienheureux après nous avoir faits non anges, non archanges, mais (94) les enfants de Dieu, et ses enfants bien-aimés. 4. Considérons, mes frères, lamour de Celui qui nous a appelés, létat heureux auquel il nous appelle, et la gloire quil nous a donnée; et menons une vie qui soit digne de ces grands dons. Crucifions-nous pour le monde, et crucifions le monde pour nous; et employons tous nos soins à vivre ici-bas comme lon vit dans les cieux. Ne croyons pas avoir quelque chose de commun avec la terre, parce que notre corps nest pas encore élevé dans le ciel, car notre chef y règne déjà. Le Fils de Dieu est venu dans le monde avec les anges, et ayant pris la nature humaine, il la élevée dans les cieux lorsquil y est retourné, afin quavant que nous y montions aussi nous sussions quil ne nous est pas impossible de vivre dans la terre comme dans un ciel. Tâchons de conserver la naissance illustre que nous avons reçue par notre baptême. Cherchons tous les jours. ce royaume éternel, et considérons toutes les choses présentes comme des ombres et comme des songes. Si un roi de la terre vous avait trouvé pauvre et mendiant, et vous avait tout dun coup adopté pour son fils, vous ne penseriez plus à votre misère passée, ni à la bassesse de votre cabane, quoique dailleurs il ny ait pas une fort grande différence entre ces deux choses. Ne pensez donc plus à votre première condition, puisque létat, auquel vous avez été appelé, est sans comparaison, plus illustre que la dignité royale. Car Celui qui nous a appelés est le Seigneur des anges; et les biens quil vous donnera ne sont pas seulement au-dessus de toutes paroles, mais même au delà de toutes pensées. Il ne vous fait point passer de la terre à la terre comme ce roi pourrait faire; mais il vous élève de la terre au ciel, et dune nature mortelle à une gloire immortelle et ineffable, qui ne sera bien connue de nous, que lorsque nous la posséderons. Comment donc, vous qui devez être admis au partage de ces grands biens, vous souvenez-vous encore des richesses de la terre? et comment vous amusez-vous encore a des fantômes et à des images vaines? Ne croyez-vous pas que toutes les choses que nous voyons sont plus viles et plus basses que les haillons des pauvres et des mendiants? Et comment donc serez-vous dignes de lhonneur auquel vous êtes appétés? Quelle excuse vous restera- t-il, ou plutôt quelle punition ne souffrirez-vous point, si après avoir reçu une si grande grâce, « vous retournez à votre premier vomissement? » (Pierre, II, 22.) Vous ne serez pas punis simplement comme un homme qui pèche, mais comme un entant de Dieu qui lui est rebelle, et léminence de la dignité à laquelle vous étiez élevés, ne servira quà rendre plus grand votre supplice. Ce qui certes est bien raisonnable, puisque nous-mêmes nous châtions nos enfants plus sévèrement que nos serviteurs, lorsquils nont commis que la même faute, principalement quand nous les avons comblés de bienfaits. Que si Adam, que Dieu avait mis dans le paradis terrestre, a souffert tant de maux après lhonneur quil avait reçu, à cause seulement dun péché quil commit, comment, nous qui avons reçu le ciel et qui avons été faits cohéritiers du Fils unique de Dieu, pourrons-nous espérer quelque pardon, si nous quittons la colombe pour suivre le serpent? On ne nous dira pas comme à Adam: «Vous êtes terre, vous retournerez en terre, et vous cultiverez la terre (Gen. III, 19); » mais on nous prononcera une sentence bien plus effroyable; puisquon. nous condamnera aux ténèbres extérieures, aux chaînes éternelles, au ver qui ronge et envenime tout ensemble, et au grincement de dents. Et il est bien juste quaprès que tant de grâces et de faveurs nont pu vous rendre meilleurs, vous enduriez ces derniers et ces horribles supplices.. Elie autrefois a ouvert et fermé le ciel, mais ce nétait que pour faire descendre ou pour arrêter la pluie. Dieu vous ouvre maintenant les cieux, mais cest pour vous y faire monter; et non seulement afin que vous y montiez, mais, ce qui est encore plus, afin que, si vous le voulez, vous y fassiez aussi monter les autres, tant est grande la bonté avec laquelle il vous traite et la puissance quil vous donne sur tout ce qui est à lui. Puis donc que cest là quest notre maison et notre patrie, mettons-y en dépôt tout ce que nous possédons, et ne laissons rien ici-bas, de peur de le perdre. Quand vous tiendriez ici vos trésors enfermés sous cent clés et sous cent verroux, et gardés par des milliers de serviteurs; quand vous auriez évité tous les piégea de vos ennemis et tous les artifices de vos envieux, quand la rouille épargnerait vôtre argent, quand la longueur du temps ne porterait aucune atteinte à (95) tout ce que vous possédez; quand, dis-je, tout cela arriverait, ce qui est impossible, vous néviterez jamais la mort, vous nempêcherez jamais quelle ne vous ravisse tout votre bien en un moment, et peut-être même quelle ne le fasse passer entre les mains de vos plus grands ennemis. Mais si vous mettez en dépôt de bonne heure toutes vos richesses dans le ciel, vous vous mettrez au-dessus de tous ces maux. Il nest point besoin en ce lieu ni de portes, ni de serrures, ni de verroux. La ville où lon vous appelle est si assurée, elle est un asile si inviolable et si inaccessible à toute la malignité de lenvie, que votre dépôt ny pourra périr. 5. Nest-ce donc pas un étrange aveuglement, damasser et de garder tant de trésors dans un lieu où ils se corrompent, et de nen pas confier la moindre partie à un autre lieu où ils ne se peuvent perdre et où ils saugmentent même beaucoup, alors surtout que nous savons que cest en ce lieu que nous devons vivre pour jamais? De là vient que les païens ne croient rien de tout ce que nous leur disons, parce quils veulent reconnaître la vérité de notre religion, non par nos paroles, mais par nos actions et par la conduite de notre vie. Lorsquils nous voient occupés à bâtir des maisons magnifiques, à embellir nos jardins, à faire faire des bains délicieux et à acheter de grandes terres, ils ne peuvent croire que nous nous regardions ici comme des étrangers qui se préparent à quitter la terre pour aller vivre en un autre lieu. Si cela était ainsi, disent-ils, ils vendraient tout ce quils ont ici et lenverraient par avance au lieu où ils désirent daller. Voilà la manière dont ils raisonnent, en considérant ce qui se passe tous les jours dans le monde. Car nous voyons que les personnes riches achètent des maisons principalement dans les villes et dans les lieux où ils croient quils doivent passer leur vie. Nous faisons nous autres tout le contraire. Nous nous tuons, et nous consumons tout notre temps et tout notre bien pour avoir quelques champs et quelques maisons sur cette terre où nous nous croyons étrangers et que nous devons bientôt quitter, et nous ne donnons pas même de notre superflu pour acheter le ciel, quoique nous puissions le faire avec si peu dargent, et que layant acheté une fois, nous devions le posséder éternellement. Cest pour cela que, sortant de cette vie tout pauvres et tout nus, nous serons punis du plus grand supplice, et nous tomberons dans cet extrême malheur, non-seulement pour avoir vécu dans cette indifférence, mais encore pour avoir rendu les autres semblables à nous. Car, lorsque les païens voient que ceux qui ont part à de si grands mystères sont si passionnés pour les choses présentes, ils sy attachent eux-mêmes bien plus fortement; et ainsi : « Ils amassent, » comme dit saint Paul, «des charbons de feu sur notre tête. » (Rom. XII, 10.) Que si nous leur apprenons ainsi à désirer avec plus dardeur les choses de la terre, nous qui devrions leur apprendre à les mépriser, comment pourrons-nous être sauvés, puisque nous mériterons dêtre perdus, pour cela même que nous aurons contribué à perdre les autres? Ne savez-vous pas que Jésus-Christ dit que nous devons être «le sel et la lumière du monde »; le sel pour conserver ceux qui se corrompent par les délices, et la lumière pour éclairer ceux qui saveuglent par lamour des biens dici-bas? Lors donc quau lieu de les éclairer, nous augmentons leurs ténèbres, et quau lieu de les préserver de la corruption, nous les corrompons, quelle espérance nous reste-t-il de notre salut? Certes, mes frères, il ne nous en reste aucune, et nous ne devons nous attendre quà nous voir lier les pieds et les mains, pour être jetés dans lenfer, où le feu nous dévorera, après que lamour de largent nous aura déchirés et consumés sur la terre. Considérons ces choses, mes frères, et rompons les liens de cette erreur qui nous trompe, pour ne pas tomber dans des fautes qui nous conduiront au feu éternel; car celui qui est esclave de largent, est chargé de chaînes dès cette vie et sen prépare déternelles pour lautre. Mais celui qui se dégage de cette passion sera libre et durant sa vie et après sa mort. Cest dans cette liberté que je prie Dieu de nous établir, afin que, brisant le joug si pesant de lavarice, nous puissions trouver dans la charité des ailes qui nous élèvent jusquau ciel, par la grâce et la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire, avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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