HOMÉLIE LXXX« OR, JÉSUS ÉTANT A BÉTHANIE DANS LA MAISON DE SIMON LE LÉREUX, UNE FEMME VINT A LUI AVEC UN VASE DALBÂTRE PLEIN DUN PARFUM DE GRAND PRIX, QUELLE RÉPANDIT SUR LA TÊTE DE JÉSUS, COMME IL ÉTAIT A TABLE ». (CHAP. XXVI, 6, 7, JUSQUAU VERSET 17.) ANALYSE 1. Jésus-Christ défend contre les murmures de ses apôtres, la femme qui avait répandu sur sa tête un vase de parfum. 2. Laction que fit alors cette femme est maintenant connue et louée dans tout lunivers, pendant que les exploits de beaucoup de grands hommes sont maintenant tombés dans loubli. 3 et 4. Trahison de Judas. De lardeur que nous devons témoigner pour convertir ceux dentre nos frères qui se perdent . Que leur endurcissement ne nous doit point décourager. De lexemple de Judas . Contre les avares . Description de leur bassesse. Du bonheur de la pauvreté. Quil ne sert de rien à lhomme dêtre riche au dehors, sil est pauvre dans son coeur. Comparaison sur ce sujet.
1. Il semble, mes frères, que cette femme est la même dont parlent tous les évangélistes. Pour moi, je crois que celle dont les trois premiers parlent est la même; mais celle dont parle saint Jean me paraît différente, et, selon moi , nest autre que ladmirable soeur de Lazare. Ce nest pas sans sujet que lEvangéliste parle de la lèpre de ce Simon. Il le fait pour montrer par là ce qui pouvait donner à cette femme la confiance dapprocher de Jésus-Christ. Comme la lèpre était une maladie contagieuse, dont cette femme voyait que ce Simon avait été miraculeusement guéri par le Sauveur, puisquautrement il ne serait pas entré chez lui, elle espérait fermement que Jésus-Christ pouvait de même la guérir des impuretés, et comme de la lèpre de son âme. Ce nest pas non plus sans mystère que lEvangile nomme la ville de « Béthanie ». Il vient nous marquer par cette circonstance, que Jésus-Christ soffrait volontairement à la mort, et quaprès sêtre jusque-là tant de fois dérobé à la violence des Juifs, il voulait maintenant comme se présenter à eux , et se jeter lui-même entre leurs mains, lorsquils étaient le plus envenimés et le plus irrités contre lui. Il approche à deux milles de Jérusalem , et il fait voir quil ne sen était éloigné auparavant que pour de grandes raisons. Cette femme donc voyant Jésus-Christ chez Simon le lépreux, prit de là un sujet de confiance, et résolut dentrer dans cette maison. Car si celle dont il est parlé ailleurs, et qui était malade dune perte de sang, quoiquelle fût (17) très-innocente, ne pût sempêcher néanmoins, à cause de cette seule impureté naturelle, (le trembler lorsquelle approcha de Jésus-Christ, combien devait craindre davantage celle qui voyait avec horreur limpureté de son âme? Elle napprocha même de Jésus-Christ quaprès que beaucoup dautres femmes ly avaient encouragée par leur exemple, comme la Samaritaine, la Chananéenne, cette Hémorroïsse dont je parle, et plusieurs autres. Sa conscience, le remords de ses crimes lavaient toujours retenue. Elle nest pas même guérie en public : elle reçoit cette grâce en particulier, et dans le secret dune maison. Toutes ces autres femmes nétaient allées trouver Jésus-Christ que pour la guérison du corps. Celle-ci seule le vient trouver dans cette maison, pour lui faire plus dhonneur et pour obtenir de lui la guérison de son âme. Car elle navait aucune maladie corporelle, et cest ce qui doit faire admirer son zèle envers Jésus-Christ dans ces honneurs quelle lui rend, non comme à un pur homme, niais comme à quelquun dinfiniment élevé au-dessus de lhomme par sa nature. Cest dans cette considération quessuyant de ses cheveux les pieds du Sauveur, elle abaisse sous ses pieds sacrés le plus noble de ses membres, cest-à-dire sa tête. « Ce que voyant, ses disciples se fâchèrent et dirent: A quoi bon cette perte (8)? On aurait pu vendre ce parfum bien cher, et en donner largent aux pauvres (9)». Doù pouvait venir cette pensée aux disciples, sinon de ce quils avaient ouï dire à leur Maître : « Jaime mieux la miséricorde que le sacrifice » : et quils lui avaient entendu reprocher aux Pharisiens de « négliger les choses les plus importantes de la loi, cest-à-dire la justice, la miséricorde et la foi? » Ils se souvenaient de lui avoir encore entendu dire beaucoup de choses sur la montagne touchant la miséricorde et laumône, et ils concluaient de là que si Dieu navait pas pour agréables les holocaustes et les sacrifices de lancienne Loi, il prendrait encore bien moins de plaisir à voir répandre ce parfum. Mais pendant quils soccupaient de ces pensées, Jésus-Christ avait bien dautres sentiments; et comme il pénétrait dans le fond du coeur de cette femme, et quil connaissait avec quel zèle, quel amour, et quelle foi elle lui offrait ce sacrifice, il condescendait à son zèle, et il souffrait quelle répandît ce parfum sur sa tête. Sil na pas dédaigné de se revêtir de notre chair, de senfermer dans le sein dune lemme, et de se nourrir de lait, doit-on sétonner quil ait souffert quune femme lui témoignât sa piété par leffusion dun parfum? Il imitait la conduite de son Père, qui semblait prendre plaisir dans lAncien Testament à la fumée des holocaustes et à lodeur des parfums, comme on le voit par cette pierre mystérieuse que Jacob consacra à Dieu en y faisant couler lhuile, par lhuile quon offrait dans les sacrifices, et par ces parfums dont usaient les prêtres. Jésus-Christ prend ici le même plaisir dans les parfums de cette femme, parce quil connaissait son coeur, et quil voyait avec quelle foi elle lui offrait ce sacrifice. Les disciples qui ne pouvaient porter leur connaissance ausSi loin que Jésus-Christ, ni pénétrer comme lui dans le coeur de cette femme, laccusent et la blâment de cette profusion, et ils ne font autre chose par leurs accusations que nous faire mieux connaître la magnificence de son zèle, en disant quon aurait pu vendre ce parfum trois cents pièces dargent. Mais Jésus-Christ étouffe leurs injustes plaintes, en leur disant: « Pourquoi tourmentez-vous cette femme? Ce quelle vient de me faire est une bonne oeuvre (10). Car vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne maurez pas toujours (11) ». Et il leur apporte aussitôt pour la justifier une raison qui leur rappelait encore dans lesprit le souvenir de ses souffrances. « Et lorsquelle a répandu ce parfum sur mon corps, elle la fait pour mensevelir ». Raison quil fait précéder de celle-ci : « Vous avez toujours des pauvres avec vous, mais vous ne mavez pas toujours (12). Je vous dis en vérité que partout où sera prêché cet Evangile, qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce quelle vient de me faire (13) ». Remarquez, mes frères, comment Jésus-Christ prédit encore ici la prédication de son Evangile parmi les gentils, et comment il donne par là un sujet de consolation à ses apôtres, en leur faisant voir que, même après sa croix et après sa mort, il aurait tant de puissance que la prédication de son Evangile se répandrait dans toute la terre. Qui serait donc assez malheureux pour sopposer à cette vérité se répandant par le monde? Car ce que Jésus-Christ a prédit est arrivé, et en quelque endroit de la terre quon puisse aller aujourdhui, on y voit relever la (18) foi et laction de cette femme dont nous parlons. Cependant ce nétait pas quelquun dillustre. Elle neut pas alors beaucoup de témoins de ce quelle fit; puisque cette action se passa dans une maison particulière, chez Simon le lépreux, où il ny avait alors que les disciples. Qui a donc pu relever laction de cette femme, et la faire entendre à tous les peuples et à tous les siècles, sinon la force et la toute-puissance de celui qui lavait prédit? 2. Nous voyons tous les jours que le peu de traces qui nous restent des actions éclatantes des héros et des empereurs des siècles passés sévanouissent de jour en jour, quelles seffacent de notre mémoire, et quelles sensevelissent dans le silence. Nous voyons que la plupart de ceux qui ont bâti des villes, qui ont publié des ordonnances et des lois, qui ont gagné de grandes victoires, qui se sont assujetti des peu-pies entiers, qui se sont fait dresser des trophées et des statues, et qui ont porté la terreur de leurs armes par toute la terre, sont tombés peu à peu dans loubli des hommes, et que, bien loin dêtre maintenant en honneur, on ne connaît pas même presque leurs noms. On sait au contraire par toute la terre, et on le dit encore tous les jours après la révolution de tant de siècles, quune femme pécheresse est venue dans la maison dun lépreux répandre, en présence de douze hommes, un parfum de grand prix sur la tête dun autre homme. La mémoire de cette action ne sest jamais effacée. Les Perses, les Indiens, les Scythes, les Thraces, la race des Maures, et les habitants des îles Britanniques ont appris et racontent partout ce que cette femme fait aujourdhui en secret dans la maison dun pharisien. O bonté ineffable du Sauveur, qui veut bien souffrir quune pécheresse lui baise les pieds, quelle les parfume et les essuie de ses cheveux ! qui non-seulement le veut bien souffrir, mais qui fait taire même ceux qui la blâment, parce que son zèle ardent et son humble piété ne méritaient pas ces reproches. On peut remarquer ici, mes frères, que les apôtres étaient déjà tendres envers les pauvres, et quils étaient portés à faire laumône. Mais pourquoi Jésus-Christ, au lieu de dire tout dabord quelle avait fait une bonne action, dit-il auparavant ces paroles: « Pourquoi tourmentez-vous cette femme , » sinon pour nous apprendre quil ne faut pas exiger dabord des actions relevées des personnes faibles? Il nie dit pas simplement : « Pourquoi la tourmentez-vous? » mais il a soin de marquer que cétait « une femme ». Ce quil neût pas fait sans doute, sil neût voulu nous montrer que cétait uniquement en faveur de cette femme quil parlait ainsi , et quil voulait empêcher que ses disciples nétouffassent sa foi, lorsquelle commençait comme à germer, au lieu quils devaient larroser plutôt et la faire croître. Jésus~Christ nous apprend donc ici une vérité très-importante, savoir : que lorsque nous voyons une personne faire le bien encore imparfaitement, il nous défend de la blâmer. Il veut au contraire que nous laidions, que nous la favorisions, et que nous tâchions de la porter à un état plus parfait. Car il faut condescendre dans les commencements, et nexiger pas toute chose à la rigueur. Jésus-Christ nous a fait voir clairement par son exemple, combien il désirait de nous que nous fussions dans ce sentiment. Quoiquil mît sa gloire à pouvoir dire quil navait aucun lieu où il pût reposer sa tête, il voulut néanmoins user de condescendance jusquà commander à ses apôtres davoir une bourse pour y recevoir largent quon lui donnerait. De plus, ce nétait pas alors le temps de blâmer laction de cette femme, mais seulement de la louer. Si, avant cette action, quelquun lui eût demandé sil consentirait que cette femme répandît ainsi ces parfums , il eût sans doute répondu que non, et il leût empêchée : mais dès lors que cétait une chose faite, Jésus-Christ ne pensa plus quà dissiper le trouble où le murmure des disciples aurait pu jeter cette femme. Il la renvoie pleine dune consolation ineffable et dune nouvelle ferveur dont cette action de piété lavait remplie. Car ce nétait plus le temps de se plaindre de cette perte lorsque le parfum était déjà répandu. Cest pourquoi je vous prie, mes frères, lorsque vous voyez quelquun fournir des vases précieux à lEglise, lui donner quelque belle tapisserie, ou la faire paver magnifiquement., nimprouvez pas cette action, et ne dites pas quil vaudrait mieux vendre ces ornements pour les donner aux pauvres, de peur de troubler lesprit de celui qui fait ces offrandes. Mais si, avant que de faire ce présent à lEglise, il vous consulte sil le fera, conseillez-lui alors de convertir plutôt cet argent en aumônes et den revêtir les temples vivants. (19) Jésus-Christ pratique ici lui-même cette modération et cette sagesse envers ceux qui agissent par ce zèle et qui font ces profusions saintes. Il ne veut point attrister la charité de cette femme ; il prend sa défense, et il la console. Et comme il y avait quelque sujet de craindre quen entendant parler de la mort et de la sépulture du Sauveur, elle nen fût troublée, il a soin de relever aussitôt sa foi en ajoutant : « Que partout où sera prêché lEvangile qui doit être annoncé dans le monde entier, on racontera à sa louange ce quelle vient de faire». Ces paroles étaient des paroles de consolation pour ses disciples, et de consolation et de louange tout ensemble pour cette femme, puisquelle allait être louée par toute la terre dune action par laquelle elle prédisait la mort de celui sur lequel elle avait répandu ces parfums. Que personne donc, dit le Sauveur, ne la blâme; que personne ne la tourmente, puisque je suis moi-même si éloigné de condamner cette action, que je la veux au contraire rendre célèbre par toute la terre, et faire publier partout ce quelle vient de faire avec une piété si pure, avec une foi si ardente, avec une âme si fervente, et avec un coeur si contrit et si humilié. Vous me demanderez peut-être pourquoi Jésus-Christ ne promet rien de spirituel à cette femme, mais seulement quon se souviendrait de cette action dans toute la terre. Je vous réponds que cette promesse même était la plus grande assurance et le plus grand gage que le Sauveur lui pouvait donner dune récompense invisible et spirituelle. Car si elle «a fait une bonne oeuvre», comme Jésus-Christ nous en assure, il nest pas douteux quelle en recevra la récompense. « Alors lun des douze, appelé Judas Iscariote, sen alla trouver les princes des prêtres », et leur dit: « Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains (14) ? » Alors, dit lEvangile, Judas sen alla trouver les prêtres, cest-à-dire, lorsque Jésus-Christ leur eut parlé de sa sépulture; cependant cette parole ne le toucha point, il ne trembla point non plus en entendant dire que cet Evangile serait prêché par toute la terre, ce qui marquait cependant la puissance infinie de celui quil trahissait. Cest au moment même où Jésus-Christ recevait un tel honneur dune femme, et dune femme qui avait été dans le vice, quun de ses disciples devenait le ministre des desseins et de la fureur du démon. Les évangélistes marquent à dessein le surnom de Judas qui allait trahir son maître, parce quil y avait encore un autre Judas parmi les apôtres. Ils ne rougissent point de dire quil était « un dentre les douze », parce quils nont point de confusion de publier les choses qui leur étaient le moins avantageuses. Ils pouvaient dire simplement quil était un des disciples, parce quon sait que Jésus-Christ avait dautres disciples que les apôtres , mais ils marquent sans rien déguiser: « quil était un des douze », que ce traître était un de ceux-que Jésus-Christ avait choisis entre tous, comme les principaux dentre eux, cest-à-dire quil était du même rang que saint Pierre et saint Jean. Les évangélistes navaient quun souci : exposer simplement la vérité et ne rien déguiser. Ils sont si éloignés de vouloir exagérer quils passent beaucoup de miracles et dévénements éclatants, quils ne dissimulent rien, ni dans les actions, ni dans les paroles, de ce qui semble désavantageux. Et non-seulement les trois premiers évangélistes gardent cette coutume, mais saint Jean même, qui sest le plus élevé, lobserve comme les autres, et il ny en a point qui ait rapporté plus exactement que lui les opprobres et les insultes quon a fait souffrir à son maître. 3. Mais qui pourrait assez sétonner de la malignité de Judas qui va de lui-même trouver les Juifs pour leur vendre son Maître, et qui le leur vend à si vil prix? Saint Luc marque ceci plus clairement, lorsquil dit quil fit « un contrat » avec les magistrats de la ville. Les Romains avaient établi des surveillants pour empêcher les séditions qui étaient assez ordinaires au peuple juif. Car la principauté de leur pays était déjà passée à des étrangers, comme les prophètes lavaient prédit. Judas va donc trouver ces magistrats, et leur dit: « Que voulez-vous me donner, et je vous le mettrai entre les mains ?Et ils demeurèrent daccord de lui donner trente pièces dargent (15). Et depuis ce temps-là, il ne faisait que chercher une occasion propre pour le livrer entre leurs mains (16)». Comme il craignait le peuple, il cherchait une occasion favorable où il le pût trouver seul. Qui nadmirera le renversement desprit de ce disciple? Comment son avarice avait-elle pu laveugler à ce point? Comment celui qui avait tant de preuves (20) de la toute-puissance de Jésus-Christ, et qui lavait vu tant de fois passer au milieu de ses ennemis sans quils pussent le retenir, peut-il simaginer ici quil réussirait, lui, à le prendre? Comment peut-il former un dessein si détestable, surtout lorsque Jésus lui dit tant de choses capables de leffrayer ou de lattendrir, et de le détourner dune entreprise si barbare et si criminelle? Jésus-Christ en effet témoigna pour ce disciple un soin particulier dans la cène même, et il lui parla pour le toucher jusquà la dernière heure de sa vie. Et quoique cette grande charité lui fût inutile, Jésus-Christ néanmoins ne laissa pas de la lui témoigner jusques au bout. Imitons cette conduite, mes frères, et appliquons tous nos soins à rappeler les pécheurs de leur égarement et de leurs crimes. Réveillons-les de leur assoupissement, en les avertissant, en les enseignant, en les exhortant, en les conjurant, en les consolant, et ne cessons point de travailler à leur salut, quelque inutiles que soient nos travaux. Quoique Jésus-Christ prévît limpénitence et la dureté de Judas, il na point cessé néanmoins de faire tout ce qui dépendait de-lui par, ses avertissements, par ses menaces, par ses larmes, et par cette grande retenue quil gardait en parlant de lui. Il souffrit son baiser au moment même quil le trahissait, sans quune douceur si excessive fît aucune impression sur ce coeur barbare, tant il était possédé de cette avarice, qui le rendait le traître de son maître, et dun tel maître, et qui lui fit commettre un sacrilège qui devait être en horreur à toute la terre. Ecoutez ceci, âmes avares, vous qui êtes frappés de la même maladie que cet apostat; écoutez ce que nous disons, et, reconnaissant dans ce disciple infidèle le funeste effet dune passion si furieuse, pensez sérieusement à vous en guérir. Si celui-là même qui avait le bonheur de-vivre continuellement dans la compagnie de Jésus-Christ, qui écoutait sans cesse ses divines instructions et qui faisait des miracles comme le reste des apôtres, a néanmoins été précipité par cet amour de largent dans un abîme de maux; combien vous autres qui nécoutez et qui ne lisez jamais lEcriture, et qui êtes plongés dans les affaires du siècle, serez-vous en danger dy tomber vous-mêmes, et de succomber sous leffort dune passion si violente, si vous ne la prévenez par une sainte frayeur et par une humble circonspection? Judas était tous les jours dans la compagnie du Sauveur qui navait pas où reposer sa tête. Il avait continuellement devant les yeux lexemple de ses actions; il écoutait à toute heure les avis quil donnait à tout le monde de renoncer à lamour des richesses, et néanmoins il ne retira aucun avantage de toutes ces choses. Qui pourrait espérer après cela de se délivrer dune passion si furieuse, à moins que de sy appliquer avec un soin très-particulier? Car il est certain, mes frères, que lavarice est un monstre. bien terrible. Cependant si vous êtes résolus de le combattre, vous en deviendrez les maîtres. Cette passion ne vient point de la nature, comme on peut en juger par ceux qui échappent à s~ tyrannie. Ce qui est naturel est commun à tous les hommes. Ainsi tous les hommes nétant pas universellement avares, il est clair que ceux qui le sont, ne le sont que par leur faute et par leur propre négligence. Cest leur paresse seule qui donne la naissance, laccroissement et la vigueur à cette honteuse passion. Aussitôt quelle sest rendue maîtresse dune âme, et quelle la tient assujétie comme son esclave, elle la force de suivre ses lois barbares., et de vivre dune manière entièrement opposée à la nature et à la raison. Nest-ce pas vivre en effet contre toutes les règles de la raison et de la nature, que de ne connaître plus ni ses concitoyens, ni ses amis, ni ses proches, ni ses frères, ni soi-même? Faut-il dautres preuves pour nous faire juger que cette maladie est une peste qui combat et qui détruit la nature , que de la voir semparer de lâme de Judas et faire dun apôtre de Jésus-Christ le traître et le meurtrier de son maître? Vous me demanderez peut-être comment un homme que Jésus-Christ même avait appelé à lapostolat, a pu tomber dans un crime si horrible. Je vous réponds que la vocation de lieu ne contraint personne, quelle ne fait point violence sur lesprit de ceux qui veulent quitter le bien pour suivre le mal, quelle les exhorte, quelle les avertit, et quelle les porte à la vertu. Mais lorsquils lui résistent, elle ne leur impose point de nécessité, et elle nuse point de contrainte. Si vous voulez voir quelle a été la source du malheur de cet apôtre, vous trouverez que cest sa passion pour largent qui la perdu. Vous me demanderez encore comment cette passion a eu sur lui tant de pouvoir. Je vous (21) réponds que cela est venu de sa lâcheté. Cest cette paresse et cette négligence qui est le principe de tant de changements funestes que nous déplorons, comme cest au contraire la ferveur, la vigilance qui change heureusement les hommes, et qui les rend bons de mauvais quils étaient auparavant. Combien a-t-on vu de personnes furieuses et emportées devenir enfin douces comme des agneaux? Combien en a-t-on vu dimpures devenir chastes? Combien a-t-on vu davares renoncer tellement à lavarice quelles ont donné même avec profusion de leurs propres biens? Mais aussi combien a-t-on vu de changements contraires par le relâchement de ceux qui se sont laissé corrompre? Giezzi nétait-il pas avec un homme de Dieu qui était très-saint? Cependant il se laissa surprendre par cette passion, et son avarice le changea et le rendit plus lépreux dans lâme quil ne le devint dans le corps. On ne peut assez exprimer jusquoù nous emporte cette fureur. Elle attaque les morts comme les vivants, et elle népargne pas même la sainteté des sépulcres. Elle excite les divisions et les querelles; elle allume les guerres, et elle remplit le monde de meurtre et de sang. Un avare est un homme inutile à tout. Il nest propre ni à conduire des armées, ni à gouverner des peuples. Il ne peut rien faire utilement, ni dans les charges publiques, ni dans ses affaires particulières; sil veut choisir une femme, il ne se met pas en peine den chercher une qui soit réglée, qui soit sage et modeste. Il ne demande autre chose, sinon quelle soit riche. Sil a une maison à acheter, il nen prend pas une qui soit propre à un homme honorable; mais il choisit celle qui donnera le plus de revenus. Sil a besoin de serviteurs, il prend toujours ceux qui lui coûtent moins. Pourquoi marrêtai-je à ces choses? Quand il serait roi du monde, il deviendrait la ruine de tous les peuples, et après cela il demeurerait encore le plus pauvre et le plus misérable de tous les hommes. Car au lieu davoir des pensées de roi, et de croire que les richesses de tous ses sujets seraient les siennes, il naurait que des pensées des hommes du peuple il voudrait senrichir comme font les particuliers, et, après avoir ravi le bien de tout le monde, il croirait encore nen avoir jamais assez. 4. Cest pourquoi le Sage a dit quil ny a rien de plus injuste quun avare. Car lavare est son ennemi à lui-même, et il est lennemi commun de tous les hommes. Il voit avec peine que la terre ne porte pas des épis dor; que lor ne coule pas dans les rivières, et que les montagnes ne produisent pas des rochers dor. Quand les saisons sont bonnes, il les croit mauvaises, et la prospérité publique fait son affliction particulière. Lorsquil se présente une occasion dagir, qui ne lui doit rien valoir, il est tout de glace ; mais lorsquil y a deux oboles à gagner, il court et il vole, et il est infatigable dans le travail. Il hait tous les hommes, soit pauvres ou riches: les pauvres, de peur quils ne lui demandent quelque chose de ce quil a, et les riches, parce quil ne possède pas tout ce quils ont. Il croit que tout ce qui est aux autres devrait être à lui. Ainsi il hait tous les hommes, comme sils lui ravissaient tout ce quils ont et ce quil na pas. Il amasse toujours, et il nest jamais content. Il senrichit toujours, et il est toujours pauvre et misérable, comme celui qui aime Dieu et qui naime point largent est toujours heureux. Car rien nest comparable au bonheur dun homme juste, quil soit esclave ou quil soit libre. Il ny a personne sur la terre qui lui puisse nuire. Quand tous les peuples sarmeraient contre lui, il. demeurerait inaccessible et inviolable à tous leurs efforts. Lavare au contraire nest jamais en sécurité. Quand il serait roi, quand il porterait cent couronnes, ce quil aime est toujours exposé aux insultes et à la violence du dernier des hommes. Tant il est vrai que la malice est toujours faible, et que la vertu est toute-puissante. Pourquoi donc vous affligez-vous dêtre pauvre? Pourquoi faites-vous votre malheur de ce qui devrait vous être un sujet de joie? Pourquoi vous laissez-vous abattre lorsque vous devriez vous réjouir comme dans une fête solennelle? Car la pauvreté, lorsquon la ménage sagement, est véritablement comme un jour de fête. Pourquoi pleurez-vous comme de petits enfants, puisquon ne peut mieux appeler ceux qui saffligent dêtre pauvres? Quelquun vous a-t-il maltraité? En quoi consiste linjure quil vous a faite, puisquil vous a donné moyen au contraire de vous rendre plus fort que vous nétiez? Vous a-t-il ravi votre bien? Il a fait en cela la même chose que sil vous avait déchargé dun fardeau dont la pesanteur vous (22) accablait. Vous a-t-il noirci de calomnies? Les païens mêmes vous apprendront que ce mal nest que dans la pensée, et que si votre esprit le repousse, vous nen recevrez aucune atteinte. Peut-être vous a-t-on pris une maison magnifique avec les vastes jardins qui lentourent. Mais ne jouissez-vous pas de toutes les beautés de la terre et de la nature? Navez-vous pas des édifices publics qui peuvent satisfaire tout ensemble et la nécessité et le divertissement honnête? Quy a-t-il de plus beau que de voir le ciel, avec le soleil et les étoiles? Jusquà quand voulons-nous demeurer dans notre bassesse et dans notre indigence ordinaire? On ne peut être riche, quand on est pauvre au dedans de soi: comme on ne peut être pauvre lorsquon est riche dans le fond du coeur. Si lâme est la plus excellente partie de lhomme, cest delle-même que son bonheur doit venir, et non de ce qui est au-dessous delle. Il faut que ce qui est le principal dans lhomme, gouverne souverainement tout le reste comme lui étant assujetti. Quand le coeur est attaqué, tout le corps en souffre; et la langueur de cette partie principale produit dans tout le reste des membres une indisposition universelle. Lorsquau contraire le coeur est sain, sa santé se communique à tout le corps, et elle le rétablit aisément quand quelquun de ses membres serait malade. Mais, pour mexpliquer par une comparaison encore plus sensible, je vous demande ce que peut servir à un arbre davoir des .branches vertes, lorsque la racine est gâtée? ou en quoi peut lui nuire davoir ses branches toutes sèches comme elles sont en hiver, lorsque la racine est forte et vigoureuse? Je vous dis de même : Que vous servira votre or et votre argent, si vous êtes pauvre au dedans de vous? et en quoi vous nuira dêtre pauvre, si vous avez un trésor dans le fond du coeur? Ce sera alors au contraire que vous serez vraiment riche. Car si la vraie marque dun homme riche, comme nous avons déjà dit souvent, cest de mépriser largent et de navoir besoin de rien; la marque au contraire dun homme pauvre est de chercher toujours du bien, et de nêtre jamais content. Or, il est certain quétant pauvre, on méprise plus aisément les richesses, et que ce sont les riches au contraire qui cherchent et qui amassent toujours, et qui ne mettent point de bornes à leur avidité insatiable. Ainsi un homme tempérant se contente de boire peu, mais celui qui aime le vin boit sans cesse, et ne peut étancher sa soif. Car cette passion pour largent ne séteint pas en la contentant. Au contraire, elle sirrite encore davantage, comme le feu senflamme de plus en plus à mesure quon y met du bois. Puis donc que celui qui cherche et qui désire toujours est le plus pauvre; puisque le riche est dans cet état, cest lui sans doute qui est vraiment pauvre. Ainsi vous voyez, mes frères, quil y a des richesses de nom qui sont une véritable pauvreté : comme il y a une pauvreté de nom qui renferme les vraies richesses. Mais considérons, et supposons deux hommes, dont lun a mille talents, et lautre dix, qui perdent tous deux ce quils ont par une injustice et une violence étrangère; lequel des deux sera le plus affligé de la perte quil a faite? Tout le monde ne voit-il pas que cest celui qui a perdu dix mille talents? Nest-il pas vrai aussi quil ne saffligerait pas plus que lautre de cette perte, sil naimait plus largent que lui? Ce grand amour marque en même temps quil avait plus de désir pour largent que lautre; et que, par une suite nécessaire, il était aussi plus pauvre; puisque nous ne désirons les choses que selon le besoin que nous en avons. Tout désir tire son principe du besoin et de lindigence. Lorsque nous sommes contents, nous navons plus de désirs. Ainsi un homme sent la soif avant que de boire, et il ne la sent plus lorsquil a bu. Je vous ai dit ceci, mes frères, pour vous faire voir que si nous veillons sur nous, personne ne nous pourra nuire, et que ce nest point en effet la pauvreté, mais notre peu de vertu qui nous nuit, et qui est la seule cause de notre perte. Cest pourquoi je vous conjure de combattre de toute votre force contre lavarice, et de la bannir de votre coeur, afin que vous puissiez être vraiment riches, et dans ce monde et dans lautre, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient la gloire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (23) |