HOMÉLIE LXX.« ALORS LES PHARISIENS SÉTANT RETIRÉS, FIRENT DESSEIN ENTRE EUX DE LE SURPRENDRE DANS SES PAROLES ». (CHAP. XXI, 15, JUSQUAU VERSET 34.) ANALYSE 1. Nouvelle question très-captieuse que les pharisiens adressent à Notre-Seigneur, dans lespoir de le compromettre envers le pouvoir politique. 2. Jésus les déjoue par la fameuse réponse : Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Jésus réfute une objection des saducéens contre la résurrection. 3.5. Que les chrétiens doivent toujours soccuper lesprit des biens du ciel et les désirer. Lorateur propose encore lexemple des solitaires. Quelle est la guerre que ces bienheureuses âmes livrent an démon. De lhorreur quon doit avoir de la vie des gens du monde.
1.Quest-ce à dire « alors» ? cest-à-dire lorsquils devaient plutôt penser à entrer dans des sentiments de componction, lorsquils devaient admirer la douceur de Jésus-Christ, lorsquils devaient trembler de ce qui leur devait arriver, et que le passé les avait fait juger de lavenir. Car, outre les oracles de Jésus-Christ, les faits élevaient aussi la voix pour annoncer la ruine prochaine des Juifs, puisque lon voyait les publicains et les femmes prostituées croire au Fils de Dieu, et que les prophètes et les justes avaient été mis à mort. Cétait par là quils devaient luger de leur état, et regarder leur perte comme assurée et entièrement inévitable. Ils devaient au moins alors rentrer en eux-mêmes et se convertir, et croire en celui quils persécutaient si cruellement. Cependant rien ne peut encore arrêter leur malignité, ni faire cesser leur envie. Elle saugmente plus que jamais; et comme la crainte du peuple les empêchait de se saisir de Jésus-Christ, ils usent dun autre artifice pour le surprendre et pour le faire passer comme un criminel de lèse-majesté dans lesprit du peuple. « Et ils lui envoyèrent leurs disciples avec les hérodiens qui lui dirent: Maître, nous savons que vous êtes sincère et véritable et que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit; parce que vous ne considérez point la qualité des personnes (16). Dites-nous donc votre avis sur ceci : Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) » ? Ils payaient déjà le tribut, puisque leur état était déjà passé sous la puissance des Romains. Mais comme ils avaient vu que Theudas et Judas avaient pour ce sujet été punis comme des séditieux, ils tâchaient dengager insensiblement le Sauveur dans le même crime. Ils lui envoient donc leurs disciples avec les hérodiens pour lui faire cette demande artificieuse, afin que de tous côtés il fût comme environné de précipices, et que quelque réponse quil pût faire, il ne pût éviter le piége qui lui avait été tendu. Cétait pour ce sujet quils sétaient adroitement liés avec les hérodiens, afin que sil répondait en faveur des hérodiens, les Juifs eussent sujet de laccuser; ou que sil favorisait les Juifs, les hérodiens le dénonçassent comme coupable de sédition. Cependant Jésus-Christ avait déjà lui-même payé le tribut; mais ils ne le savaient pas. Ils croyaient donc quil lui était impossible de séchapper de leurs mains, et que de, côté ou dautre il ne pouvait éviter sa raine. Ils aimaient mieux toutefois quil offensât plutôt les hérodiens que les Juifs. Cest pourquoi ils lai envoyèrent leurs disciples et ils voulurent que les scribes accompagnassent les hérodiens, afin que Jésus-Christ, intimidé de la présence des ces princes de la loi et craignant davantage (547) de les blesser, il se portât plutôt à offenser les hérodiens et à leur donner sujet par sa réponse de le faire passer pour un factieux. Saint Luc fait entendre ceci, lorsquil dit que les Juifs lui firent cette question « en présence de tout le peuple, » afin quil eût plus de témoins de sa réponse. Mais tous leurs artifices retombèrent enfin sur eux; et ils ne tirèrent dautre avantage de ce détestable conseil, que dexposer leur malice et leur envie aux yeux dune grande assemblée. Et remarquez de quelle flatterie ils usent dabord pour le surprendre : « Nous savons », disent-ils, « que vous êtes sincère et véritable ». Comment donc disiez-vous auparavant que cétait « un séducteur »? quil séduisait le peuple, quil était possédé du démon et quil nétait pas de Dieu? Enfin pourquoi le voulaient-ils tuer? Nest-il pas visible quils ne lui disent ceci que potine surprendre? Ils se souvenaient que lorsquils lui avaient un peu auparavant demandé trop insolemment et avec trop darrogance « par quelle autorité il faisait ce quil faisait », Jésus ne leur avait rien répondu. Cest pourquoi ils tâchent ici de le surprendre par une douceur feinte, ils espèrent par la flatterie pouvoir le porter à souvrir enfin sur ce sujet et à dire plus librement quelque chose contre les lois et le gouvernement de lEtat. Ils reconnaissent donc, quoique malgré eux, «quil enseignait la loi de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à qui que ce soit», disaient-ils, «parce que vous ne considérez point la qualité des personnes ». On voit clairement quils tâchent par tout ce discours de porter Jésus-Christ à se déclarer contre Hérode et à se rendre suspect à ce tyran comme sil voulait renverser ses lois et son empire. Cest ce quils attendaient avec impatience de Jésus-Christ, afin de le faire passer ensuite pour un séditieux et pour un rebelle. Car par ces mots « Vous navez égard à qui que ce soit, et vous ne considérez point la qualité des personnes », ils marquent visiblement Hérode et César. « Dites-nous donc votre avis sur ceci: Est-il permis de payer le tribut à César, ou non (17) »? Hypocrites, vous demandez ici quel est lavis du Sauveur, et vous témoignez le vouloir écouter comme votre oracle! Que navez-vous donc pour lui la même déférence lorsquil vous instruit? et pourquoi le méprisez-vous si souvent lorsquil vous parle de votre salut? Mais remarquez bien leur artifice. Ils ne lui disent pas: Dites-nous ce qui est bon, ce qui est à propos, ce qui est juste et légitime; mais dites-nous ce quil vous en semble. Leur unique but nétait que davoir quelque prétexte, afin de le faire passer potin un homme séditieux et ennemi des souveraines puissances. Ce que saint Marc exprime clairement, lorsque, marquant mieux ce dessein furieux quils avaient de faire mourir Jésus-Christ, il rapporte quils lui dirent: « Donnerons-nous le tribut à César, ou ne le lui donnerons-nous pas » ? Tant ils respiraient la fureur au dedans deux-mêmes, et tâchaient de la déguiser au dehors sous des paroles respectueuses: Jésus-Christ leur répondit avec force. « Mais Jésus connaissant leur malice, leur dit: Hypocrites , pourquoi me tentez-vous (18) » ? Comme leur malice était à son comble et à découvert, il leur fait une sévère réprimande, pour les couvrir de confusion, et pour leur fermer la bouche. il voulait aussi découvrir au dehors la corruption de leurs pensées et la malignité de ces questions. Ce quil faisait pour abattre leur orgueil et pour les empêcher à lavenir de le tenter de la sorte. En effet, quoique leurs paroles fussent en apparence toutes pleines de respect et destime; quoiquils lappelassent « maître », quils reconnussent quil « était véritable », quoiquils lui rendissent témoignage quil «navait égard à qui que ce soit », et quil ne considérait point la qualité « des personnes » ; toutefois, étant Dieu comme il était, il ne pouvait être pris à ces piéges et à ces vains artifices. Ces méchants devaient donc conclure de la manière dont Jésus-Christ leur répondait, que ce nétait point à tort ou seulement par conjecture quil leur faisait ce reproche, mais par une connaissance certaine de ce quils cachaient dans leur coeur. Jésus ne se contente pas néanmoins de leur avoir reproché leur «hypocrisie » ; et quoique ce fût assez davoir découvert ce quils avaient de plus secret dans le coeur, il ajoute néanmoins encore quelque chose pour leur fermer la bouche par une réponse plus surprenante. 2. «Montrez-moi », leur dit-il, « la pièce dargent quon donne pour le tribut (19) ». Et aussitôt quils la lui eurent montrée, il fit ce quil avait coutume de faire , cest-à-dire quil se servit de leur propre réponse pour les confondre, et pour leur laisser conclure à eux-mêmes que ce tribut était permis. « Ils lui présentèrent un denier, et Jésus leur dit : De (548) qui est cette image et cette inscription (20)»? Il ne leur demandait pas ce qui était écrit sur cette pièce de monnaie comme lignorant, mais il voulait se servir de leurs propres paroles pour les confondre. « De César, lui dirent-ils. Jésus leur répondit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu (21) ». Il ne dit pas: « donnez, mais rendez». Car en effet ce nétait que rendre à César ce qui était déjà à lui, comme le montrait la pièce dargent et linscription quelle portait. Mais, pour les empêcher de lui reprocher quil les voulait retirer de lassujétissement à Dieu pour les rendre esclaves des hommes, il ajoute aussitôt : « Et à Dieu ce qui est à Dieu». Ce ne sont pas deux choses quon ne puisse allier ensemble, de rendre aux hommes ce quon leur doit, et à Dieu ce qui lui est dû. Cest pourquoi saint Paul a dit : « Rendez à chacun ce qui lui est dû; le tribut à qui vous devez le tribut; les impôts à qui vous devez les impôts; la crainte à qui vous devez de la crainte; et lhonneur à qui vous devez de lhonneur ».(Rom. XIII, 7.) Mais lorsque le Fils de Dieu dit ici : « Rendez à César ce qui est à César », vous ne devez entendre ces paroles que dans les choses qui ne blessent point la piété ni ce que nous devons à Dieu, autrement ce serait payer le tribut non à César, mais au diable. « Ayant entendu cette réponse, ils ladmirèrent; et le laissant ils sen allèrent (22) »; parce quil leur avait donné assez de preuves de sa divinité, en découvrant ce quils avaient de caché dans le fond de lâme, et en leur fermant la bouche par une réponse si douce et si sage. Eh bien! Crurent-ils du moins en lui? Nullement: mais lorsque ceux-ci leurent quitté, les saducéens vinrent à leur tour lui proposer dautres questions. « Ce jour-là les saducéens qui nient la résurrection, vinrent à lui, et lui proposèrent cette question (23) ». Qui peut assez admirer une folie si aveugle? Ils voient que Jésus-Christ a fermé la bouche aux pharisiens, et ils osent le tenter, lorsque la confusion les en devait empêcher. Mais cest ainsi que la hardiesse est toujours jointe à limpudence, et quelle entreprend insolemment des choses impossibles. Aussi lévangéliste, admirant un aveuglement si étrange, commence ce récit par ces mots: « Ce jour-là » , cest-à-dire le jour même que Jésus-Christ venait de confondre les pharisiens et les hérodiens, en découvrant la malice quils cachaient dans le fond de leurs coeurs. Mais qui étaient ces sadducéens? Cétait une secte séparée de celle des pharisiens, qui nétait pas en si grand honneur, et qui avait des sentiments différents touchant la résurrection des morts. Car les saducéens la niaient entièrement, et ils assuraient quil ny avait ni esprit ni ange. Comme ils étaient plus grossiers que les autres, ils se bornaient aux choses corporelles et nallaient pas plus loin. Il y avait ainsi plusieurs sectes différentes parmi les Juifs. Cest pourquoi saint Paul disait « quil était de la secte des pharisiens », secte qui était la plus célèbre. Ces saducéens donc viennent tenter Jésus-Christ pour découvrir sa pensée touchant la résurrection des morts. Ils feignent une histoire qui ne fut jamais. Ils simaginent ainsi embarrasser Jésus-Christ, et avoir droit ensuite de se rire de sa facilité à les croire. lis imitent les pharisiens en sapprochant comme eux avec une douceur apparente. « Maître, Moïse a ordonné que si quelquun mourait sans enfants, son frère épousât sa femme, et quil suscitât des enfants à son frère mort (24) . Or il sest rencontré sept frères parmi nous, dont le premier, ayant épousé une femme, est mort, et nen ayant point eu denfants, il la laissée à son frère (25). Le second est mort de même, et le troisième après lui, et tous ensuite jusquau septième (26). « Enfin cette femme est morte aussi après eux tous (27). Quand donc la résurrection arrivera, duquel de ces sept sera-t-elle femme, puisquelle la été de tous (28)? Jésus leur répondit: Vous êtes dans lerreur, parce que vous ne comprenez ni les Ecritures, ni la puissance de Dieu (29) ». Remarquez ici, mes frères, que Jésus-Christ répond à ces hommes, non pour leur faire des reproches comme aux pharisiens, mais pour les instruire. Car, bien quil y eût quelque malice dans leur question, il est certain quil y avait encore plus dignorance. Cest pourquoi il ne les appelle point « hypocrites », et ne leur dit point dinjures. Ils lui avaient parlé dabord « de la loi de Moïse », pour empêcher quil ne trouvât mauvais quune même femme eût épousé sept frères. Mais tout cela, comme jai dit, nétait à mon avis quune feinte, puisquil est vraisemblable que les deux premiers frères étant morts, le troisième, épouvanté de cet accident, neût jamais voulu prendre cette personne pour femme, et encore moins le quatrième et les autres, qui nen eussent eu que de (549) lhorreur, la regardant comme la meurtrière de ses maris. Car cétait là lhumeur des Juifs; et si nous voyons quaujourdhui même plusieurs chrétiens auraient horreur dépouser une telle femme, combien plus en devaient avoir les Juifs? Cest pourquoi ils ne voulaient point se marier à ces belles-soeurs, lorsque leurs frères étaient morts, quoique la loi les y contraignît, comme on peut le voir à propos de Ruth la Moabite et de Thamar. Mais doù vient que ces saducéens feignent, non pas que deux ou trois seulement, mais que sept frères ont tous eu une même femme? Cétait pour avoir, comme ils le croyaient, plus de preuves contre la résurrection, et pour embarrasser davantage Jésus-Christ. Jésus-Christ éclaircit en même temps lune et lautre de ces deux difficultés, en ne répondant pas tant à leurs paroles quà leurs pensées. Il découvre toujours ce que ses ennemis cachaient dans leurs coeurs lorsquils le tentaient : mais il le fait quelquefois ouvertement, et il se contente quelquefois de ne le faire quen secret, et de ne le témoigner quà ceux qui linterrogeaient. Admirez donc, mes frères, comment il montre que les morts ressusciteront; et fait voir en même temps que ce nétait point de la manière que les saducéens le croyaient: « Vous êtes dans lerreur », leur dit-il, « parce que vous ne comprenez ni lEcriture, ni la puissance de Dieu ». Ils avaient cité Moïse et la loi comme étant fort intelligents dans lEcriture. Et Jésus-Christ leur montre au contraire que leur demande supposait une ignorance grossière et profonde, et quils ne lui faisaient cette question que parce quils avaient peu de connaissance de la puissance de Dieu et de IEcriture. Faut-il sétonner, leur dit-il, que vous entrepreniez de me tenter, moi que vous ne connaissez pas encore, lorsque vous ne comprenez pas même quelle est la puissance de Dieu après tant de preuves que vous en avez reçues, et que ni le sens commun, ni lintelligence de lEcriture ,nont pu encore vous la faire connaître. Car le sens commun ne fait-il pas voir à tous les hommes que tout est possible à Dieu? Il répond dabord à leur question; et comme ce qui leur faisait croire quil ny aurait point de résurrection un jour, cétait quils se la figuraient dune manière toute charnelle, et quils simaginaient que les hommes seraient alors tels que nous sommes en cette vie, le Sauveur commence par réfuter cette erreur, en leur faisant concevoir une idée bien différente de ce mystère. 3. « Après la résurrection, les hommes nauront point de femmes, ni les femmes de maris ; mais ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel (30)». Saint Luc dit: «comme les enfants de Dieu ». Si donc il ny a point de noces après la résurrection, leur question était superflue. Remarquez ici, mes frères, que ce nest pas parce quils ne se marieront point, quils seront des anges, mais que cest parce quils seront comme des anges, quils ne se marieront point. Jésus-Christ par cela seul détruit une infinité derreurs, et saint Paul comprend toutes ces vérités dans ce seul mot: « La figure de ce monde passe ». (I Cor, VII, 31). Tel est donc létat où Jésus-Christ marque que nous devons être après la résurrection. Mais quoiquil montre par ces paroles la vérité de la résurrection, il ne laisse pas de la prouver encore par lautorité de lEcriture; car il ne se contente pas de répondre à leur question, mais il éclaircit même les difficultés qui tenaient leur esprit embarrassé. Lorsque ce nétait point une malice tout à fait noire qui les portait à lui faire ces demandes, et quil y avait en effet de lignorance chez eux, Jésus. Christ ne refusait pas de les instruire de la vérité à fond et avec beaucoup détendue : mais lorsquil ne paraissait que de la malignité dans leur conduite, il ne leur répondait plus. Il veut donc encore les confondre ici par lautorité de Moïse même dont ils sétaient appuyés. « Quant à la résurrection des morts, navez-vous point lu ces paroles que Dieu vous a dites (31) : Je suis le Dieu dAbraham, le Dieu dIsaac, et le Dieu de Jacob? Or, Dieu nest point le Dieu des morts, mais des vivants (32) ». Dieu ne peut être le Dieu de ceux qui ne sont plus, et qui, étant tout à fait dans le néant, ne ressusciteront jamais. Car il ne dit pas : Jétais le Dieu, mais « Je suis le Dieu dAbraham, etc. » cest-à-dire de ceux qui sont encore et qui vivent. Car, si Adam, quoique vivant dans le corps, était néanmoins véritablement mort aux yeux de Dieu dès quil eut mangé du fruit défendu, et que Dieu lui eut prononcé sa sentence : ces saints patriarches, au contraire, quoique morts, étaient néanmoins vivants aux yeux de Dieu par la promesse quil leur avait faite de la résurrection. Ce que saint Paul dit ailleurs, quil « doit (550) dominer également sur les vivants et sur les « morts (Rom, XIV, 2) » , nest point contraire à ce que nous disons ici. Car on appelle « morts» en cet endroit, ceux qui doivent revivre un jour. Mais lEcriture sait quil y a une autre sorte de morts dont elle dit « Laissez les morts ensevelir leurs morts ». (Luc, IX, 60.) « Et le peuple entendant ceci était ravi en admiration de sa doctrine (33) ». Ce ne sont point encore ici les saducéens qui tirent avantage de cette réponse, non plus que les pharisiens dans la précédente, puisquils sen retournent couverts de confusion. Toute lutilité de cet éclaircissement retourne encore au peuple. Puis donc, mes frères, que la résurrection des morts doit indubitablement arriver un jour, que ne nous efforçons-nous de vivre sur la terre de telle sorte que Dieu nous juge dignes alors dêtre assis dans le ciel aux premières places? Que si vous voulez prévenir ce temps de la résurrection dernière, et voir dès ce monde des hommes qui sont dans la chair, comme sils navaient point de chair, et qui vivent déjà comme les anges , je vous en apprendrai encore le moyen en vous exhortant comme jai déjà fait tant de fois daller voir ces bienheureux solitaires dans leurs déserts. Car je ne puis, mes frères, me lasser de vous porter à une chose que je sais vous être infiniment avantageuse. Appliquons-nous donc encore aujourdhui à examiner la vie de ces troupes angéliques, et le plaisir céleste dont ces saints hommes jouissent sans quil soit jamais interrompu daucun trouble et daucun mouvement de tristesse. Nous avons déjà tracé dans notre dernier discours un léger crayon du camp de cette armée toute divine. On ny voit point de piques et de lances, de casques ou de boucliers. Et cependant, ainsi désarmés, ils font de plus grandes et de plus héroïques actions que les autres nen peuvent faire avec le fer et le feu. Si vous avez quelque sainte envie daller à ce camp bienheureux, je veux bien vous y conduire. Allons ensemble voir cette troupe admirable et ces saints combats. Nous verrons tous les jours ces bienheureux solitaires occupés à une guerre invisible, puisquils remportent chaque jour une illustre victoire sur leurs ennemis, je veux dire sur leurs passions, qui leur tendent toujours de nouveaux pièges. Ils vérifient dans leurs personnes cette grande parole de lApôtre « Que ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec les désirs déréglés ». (Gal. V.) Considérez donc combien, en mortifiant tous les désirs de la chair, ils terrassent tous les jours dennemis par cette épée spirituelle que Dieu leur donne. Cest pourquoi on ne voit point dans leurs repas ces excès et ces superfluités qui nous font rougir dans les nôtres. Tout y est modeste, tout y est sobre, ils ne boivent jamais de vin, et lusage continuel de leau réprime en eux tous les mouvements de lintempérance. Cest ainsi quils étouffent et quils noient en quelque sorte ce monstre effroyable. Car lhydre des poètes na pas tant de têtes que nen a cette bête cruelle de lintempérance. Elle est toujours accompagnée de la fornication, de la colère, et de tous les déréglements infâmes et abominables. Ces passions sont comme autant dennemis furieux que ces soldats de Jésus-Christ domptent sans peine, quoique les plus vieux soldats des princes du monde, et qui ont témoigné le plus de coeur dans les occasions de la guerre, en soient souvent terrassés. Il ny a. point dépée ni de flèche qui ait de la force contre les têtes empoisonnées de ce monstre. Les hommes les plus braves, et les gens les plus forts, après avoir rempli toute la terre de la réputation de leur valeur, sont souvent comme enchaînés par le vin dont ils deviennent les captifs. Ils sont percés sans aucune plaie, et ils sont réduits dans un état plus déplorable que ceux qui ont le corps tout brisé de coups. Ces derniers au moins reconnaissent le malheur dans lequel ils sont, au lieu que les autres sont misérables, et ne le connaissent pas. Vous voyez donc, mes frères, quelle est cette guerre invisible de ces saints solitaires, et combien ces athlètes de Jésus-Christ sont préférables à tous les soldats de lempire, puisquils terrassent, par leur seule volonté, des ennemis si terribles dont ces braves du monde sont les esclaves. Ils affaiblissent tellement en eux lintempérance qui est comme la mère féconde de tous les vices, quelle nose plus exciter dans leur âme le moindre trouble. Et la tête de cette hydre étant coupée, le reste du corps tombe par terre, et ne peut plus se relever. Cest ainsi que chacun deux combat ce monstre et en demeure victorieux. Car il narrive point dans cette guerre ce qui arrive dans (551) toutes les autres guerres de ce monde. Lorsquun soldat a tué lun de ses ennemis dans le combat, il est mort pour les autres comme pour lui, et il ne fera jamais de mal à personne. Mais dans cette guerre spirituelle, si lintempérance est morte pour celui qui la bien combattue, elle est vivante pour les autres, et celui qui ne la combattra pas sans cesse lui-même en sera vaincu. 4. Qui nadmirera cette manière si extraordinaire de combattre, où chaque soldat remporte lui seul une victoire que toutes les armées du monde jointes ensemble ne pourraient gagner, et où lon voit renversés par terre et percés de mille coups tons ces monstres que produit lintempérance, cest-à-dire lemportement des paroles, le gonflement de lorgueil, et tant dautres maladies cachées qui nous réduisent dans un état déplorable. Car tous ces généreux soldats imitent admirablement Jésus-Christ, leur chef, dont il est dit « Il boira de leau du torrent dans la voie, et à cause de cela il élèvera sa tête dans la gloire ». (Ps. CIX, 8.) Voulez-vous voir combien ces soldats de Jésus-Christ terrassent dennemis? Examinons toutes les passions que le luxe, les délicatesses des tables et des viandes préparées avec tant de soin produisent dordinaire dans le monde. Je rougis de parler de ces sortes de choses en ce lieu; mais jy suis contraint. Car, qui ignore jusquà quel point on porte la somptuosité des tables; et combien lart des cuisiniers est ingénieux pour trouver tous les raffinements qui peuvent exciter le goût et lintempérance des hommes? Cest une grande étude en ce temps que dapprendre à bien ordonner un festin. Il semble quil sagisse du gouvernement de toute une république ou de ranger une armée en bataille, tant on a de soin de régler quel service doit être le premier ou le second, ou le troisième. Cest une grande affaire que de savoir quand on doit servir chaque chose. On a disputé fort sur ce sujet. Les uns soutiennent quon doit servir, dès lentrée, des oiseaux rôtis sur les charbons, et farcis de poissons; dautres, autre chose. On fait des leçons importantes de la qualité, de lordre et du nombre des plats de chaque service; et ce qui est encore plus insupportable, on se pique de bien savoir ces choses, et nous faisons notre gloire de ce qui nous devrait faire rougir. Que dirai-je de la longueur de nos repas? Les uns se vantent davoir fait durer le dîner une grande partie du jour, les autres dy avoir consumé une soirée, et les autres dy avoir passé toute la nuit. Hélas! ne considère-t-on jamais combien il faut peu de chose pour satisfaire la nécessité, et ne rougit-on point de ces excès? On ne voit rien de pareil parmi ces anges de la terre. Toutes ces sortes de plaisirs leur sont en horreur et en oubli. Ils se mettent à table, non pour satisfaire la sensualité, ni pour se remplir de viandes, mais pour soutenir le corps et la vie. On ne voit point parmi eux de gens qui aillent à la chasse ou à la pêche. Le pain et leau font tous leurs repas. Tous ces autres soins et toutes ces vaines inquiétudes sont pour jamais bannis de chez eux. Leurs cabanes pauvres, et leurs corps négligés et mortifiés, les entretiennent dans une paix profonde : tandis quau contraire, les gens du monde sont dans une tempête continuelle. Si nos yeux étaient assez pénétrants, ou que nous le pussions sans horreur, que ne verrions-nous point dans les entrailles de ces personnes voluptueuses? Combien dhumeurs et de causes de maladies, quel amas de pourriture! quel sépulcre blanchi! Je rougis de dire les suites honteuses de ces débauches, les indigestions , et toutes les incommodités dun corps accablé de viandes. Mais si vous allez parmi ces solitaires, vous verrez ce monstre de lintempérance et de limpureté renversé par terre. Ils ont étouffé en eux cette passion infâme, qui est encore plus criminelle que lautre. Ils lont vaincue et désarmée; car ses armes sont les paroles déshonnêtes. Les solitaires nouvrent la bouche que pour louer Dieu. Comme leur langue est pure, leur corps est pur. Ils nont pas seulement vaincu cette double intempérance, mais encore lenvie, le désir de lhonneur, lamour de largent, et toutes les autres passions de lâme. Comparez maintenant votre table avec celle de ces solitaires. Je suis assuré que les plus abandonnés à leurs passions ne sauraient être assez aveugles pour oser le faire. La table des uns conduit au ciel : celle des autres mène dans lenfer. Jésus-Christ préside à lune , et lesprit impur est maître de lautre. Le luxe et la volupté empoisonnent lune; la vertu et la tempérance règnent dans lautre. Enfin, Dieu est présent à lune, et le (552) démon est présent à lautre. Car partout où se trouve lexcès du vin et des viandes, et les paroles déshonnêtes, là le démon se trouve aussi, et il y prend ses délices. 5. Telle était autrefois la table du mauvais riche qui, brûlant de soif dans lenfer, ne put trouver une goutte deau. Ces saints sont bien éloignés de cette intempérance et de ce malheur des riches, ils vivent déjà sur la terre comme des anges. Ils ne se marient point. Ils ne sabandonnent point au sommeil ni aux délices; et si on excepte fort peu de choses, ils sont comme sils navaient point de corps. Qui peut donc mettre plus aisément les démons en fuite que celui qui en remporte autant de victoires quil fait de repas? Cest pourquoi le Prophète disait : « Vous avez préparé devant moi une table contre tous les ennemis qui me persécutent ». (Ps. XXII, 6.) Cette parole saccomplit à la table des solitaires. Car y a-t-il un plus redoutable ennemi que le démon de lintempérance, et de tous les autres vices qui naissent de celui-là? comme léprouvent assez ceux qui ont quelquexpérience dans cette guerre spirituelle? Que si vous voulez maintenant considérer doù lon tire largent pour lune et lautre de ces tables, vous en verrez encore mieux la prodigieuse différence. Car qui fait subsister le plus souvent la table superbe de ces riches, sinon les dépouilles des pauvres, les larmes des veuves, et le sang des orphelins? Et qui entretient au contraire la table de ces serviteurs de Dieu, sinon leurs propres mains et leurs justes travaux? Cest pourquoi on la pourrait comparer à une honnête femme qui serait parfaitement belle, mais dune beauté naturelle, sans aucun ornement étranger; comme on pourrait au contraire comparer la table de ces voluptueux à une femme prostituée, laide et horrible, qui, voulant cacher sa difformité en se peignant le visage, et en se parant magnifiquement, la ferait au contraire remarquer de plus en plus à mesure quon sapprocherait delle. Ne considérez point ceux qui sont à cette table , lorsquils y entrent, mais lorsquils en sortent; et vous en comprendrez mieux le dérèglement et le désordre. Celle des solitaires, Ioule pleine dhonnêteté, ne permet pas à ceux qui sont assis de rien dire qui ne soit honnête; lautre, au contraire, comme une courtisane et une prostituée, ninspire aux conviés que le libertinage et le déréglement. Lune a pour but le soutien de la vie, et lautre la perte de lâme. Lune prend bien garde que Dieu ne soit offensé, lautre ne peut souffrir quil ne le soit pas. Allons donc, mes frères, voir ces hommes admirables, pour reconnaître de combien de chaînes nous sommes liés. Cest là que nous apprendrons à nous préparer une table où nous trouverons notre satisfaction et nos délices, sans dépense, sans soin, inaccessible à toutes les maladies, pleine dune espérance sainte et toujours ornée de nos victoires sur lintempérance. Lâme ny sera jamais ni agitée de troubles, ni séchée denvie, ni enflammée de colère. Tout y sera calme, tout y sera agréable. Et ne malléguez point ici le silence exact de ceux qui servent à ces tables du monde; mais considérez ce tumulte, ce bruit et ces cris de ceux qui y sont assis; je ne dis pas ces cris quils échangent entre eux, quoique cela seul soit insupportable; mais je dis ce tumulte intérieur qui remplit lâme, qui lentraîne comme captive, qui met le désordre et la confusion dans ses pensées, qui excite des ténèbres dans son esprit, et qui y fait voir quelque chose de semblable à un combat qui se livre sur la mer dans une nuit profonde au milieu dune tempête. La paix, au contraire, règne toujours dans la maison de ces solitaires. Tout y est tranquille comme dans un port. La table des gens du monde est suivie dun assoupissement semblable à la mort, mais celle de ces saints religieux est suivie de la chasteté, de la vigilance et de la présence de lEsprit-Saint. Enfin, les supplices de lenfer sont la fin de lune, comme la gloire du ciel est le prix de lautre. Attachons-nous donc à celle-ci, désirons-la, recherchons-la avec ardeur, afin que nous puissions mériter les biens qui en naissent, et pour ce monde et pour lautre. Cest ce que je vous souhaite à tous, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et lempire dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (553)
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