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DISCOURS SUR LA VIE CACHÉE EN DIEU
ou
EXPOSITION DE CES
PAROLES DE SAINT PAUL (a) :
Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec
Jésus-Christ. Quand Jésus-Christ, qui est votre vie, apparaîtra, alors vous
apparaîtrez en gloire avec lui. Aux Coloss., chap. III, V/. 3 et 4.
« Vous êtes morts : » à quoi ? «
au péché : » Vous y êtes morts parle baptême, parla pénitence, par la profession
de la vie chrétienne, de la vie religieuse. Vous êtes « morts au péché : et
comment » pourriez-vous donc a maintenant y vivre (1) ? » Mourez-y donc à jamais
et sans retour. Mais pour mourir parfaitement au péché, il faudrait mourir à
toutes nos mauvaises inclinations, à toute la flatterie des sens et de
l'orgueil. Car tout cela dans l'Ecriture s'appelle péché, parce qu'il vient du
péché, parce qu'il incline au péché, parce qu'il ne nous permet pas d'être
absolument sans péché.
Quand est-ce donc que
s'accomplira cette parole de saint Paul : « Vous êtes morts? » A quel
bienheureux endroit de notre vie? quand serons-nous sans péché ? Jamais dans le
cours de cette vie, puisque nous avons toujours besoin de dire : «Pardonnez-nous
nos péchés.» A qui donc parle saint Paul, quand il dit : « Vous êtes morts?»
Est-ce aux esprits bienheureux? Sont-ils morts, et ne sont-ils pas au contraire
dans la terre des vivants? Sans doute ce n'est point eux à qui saint Paul dit :
«Vous êtes morts; » c'est à nous, parce qu'encore qu'il y ait en nous quelque
reste de péché,
1 Rom., VI, 2.
(a) Le manuscrit de la bibliothèque de Meaux porte : « fait
par Monseigneur L'évêque de Meaux en 1692. »
395
le péché a reçu le coup mortel. La convoitise du mal reste
en nous, et nous avons à la combattre toute notre vie. Mais nous la tenons
atterrée : nous la tenons? Mais la tenons-nous atterrée et abattue? Nous le
devrions : nous le pouvons avec la grâce de Dieu : et alors elle recevrait le
coup mortel; et si pendant le combat elle nous donnait quelque atteinte, nous ne
cesserions de gémir, de nous humilier, de dire avec saint Paul : « Qui me
délivrera de ce corps de mort (1)?» Vous en êtes donc délivrée, âme chrétienne :
vous en êtes délivrée en espérance et en vœu : « Vous êtes morts : » il ne vous
faut plus qu'une impénétrable retraite pour vous servir de tombeau; il ne vous
faut qu'un drap mortuaire, un voile sur votre tête, un sac sur votre corps, d'où
soient bannies à jamais toutes les marques du siècle, toutes les enseignes de la
vanité : cela est fait : « Vous êtes morts. »
« Et votre vie est cachée. » Ce
n'est donc pas une mort entière : c'est ce que disait saint Paul : « Si
Jésus-Christ est en vous, votre corps est mort à cause du péché » qui y a régné,
et dont les restes y sont encore; « mais votre esprit est vivant à cause de la
justice » qui a été répandue dans vos cœurs avec la charité '-. C'est à raison
de cette vie delà justice que saint Paul nous dit aujourd'hui : « Et votre vie
est cachée. » Qu'on est heureux, qu'on est tranquille ! Affranchi des jugements
humains, on ne compte plus pour véritable que ce que Dieu voit en nous, ce qu'il
en sait, ce qu'il en juge. Dieu ne juge pas comme l'homme : l'homme ne voit que
le visage, que l'extérieur : Dieu pénètre le fond des cœurs. Dieu ne change pas
comme l'homme : son jugement n'a point d'inconstance : c'est le seul sur lequel
il faut s'appuyer : qu'on est heureux alors, qu'on est tranquille! On n'est plus
ébloui des apparences; on a secoué le joug des opinions : on est uni à la
vérité, et on ne dépend que d'elle.
On me loue, on me blâme, on me
tient pour indifférent, on me méprise, on ne me connaît pas, ou l'on m'oublie :
tout cela ne me touche pas : je n'en suis pas moins ce que je suis : l'homme se
veut mêler d'être créateur, il me veut donner un être dans son opinion ou dans
celle des autres; mais cet être qu'il me veut donner est un néant. Car qu'est-ce
qu'un être qu'on me veut
1 Rom., VII, 24. — 2 Ibid., VIII, 10.
396
donner, et qui néanmoins n'est pas en moi, sinon une
illusion, une ombre, une apparence, c'est-à-dire dans le fond un néant ?
Qu'est-ce que mon ombre qui me suit toujours, tantôt derrière, tantôt à côté?
Est-ce mon être, ou quelque chose de mon être? Rien de tout cela. Mais cette
ombre semble marcher et se remuer avec moi? Ce n'en est pas plus mon être. Ainsi
en est-il du jugement des hommes qui veut me suivre partout, me peindre, me
figurer, me faire mouvoir à sa fantaisie, et il croit par là me donner une sorte
d'être. Mais au fond, je le sens bien, ce n'est qu'une ombre, qu'une lumière
changeante, qui me prend tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, allonge, apetisse,
augmente, diminue cette ombre qui me suit ; la fait paraître en diverses sortes
à ma présence, et la fait aussi disparaître en se retirant tout à fait, sans que
je perde rien du mien. Et qu'est-ce que cette image de moi-même que je vois
encore plus expresse, et en apparence plus vive dans cette eau courante? Elle se
brouille et souvent elle s'efface elle même : elle disparaît quand cette eau est
trouble : qu'ai-je perdu? Rien du tout qu'un amusement inutile. Ainsi en est-il
des opinions, des bruits, des jugements fixes si vous voulez, où les hommes
avoient voulu me donner un être à leur mode. Cependant, non-seulement je m'y
amusais comme à un rien, mais encore je m'y arrêtais comme à une chose sérieuse
et véritable : et cette ombre et cette image fragile me troublait et
m'inquiétait en se changeant, et je croyais perdre quelque chose. Désabusé
maintenant d'une erreur dont jamais je ne me devais laisser surprendre et encore
moins entêter, je me contente d'une vie cachée et je consens que le monde me
laisse tel que je suis. Qu'on est tranquille alors! Encore un coup, qu'on est
heureux!
O homme qui me louez, que
voulez-vous faire? Je ne parle pas de vous, homme malin qui me louez
artificieusement par un côté pour montrer mon faible de l'autre ; ou qui nie
donnez froidement de fades, de faibles louanges, qui sont pires que des blâmes ;
ou qui me louez fortement peut-être pour m'attirer de l'envie, ou pour me mener
où vous voulez par la louange, ou pour faire dire que j'aime à être loué et
ajouter ce ridicule, le plus grand de tous, aux autres que j'ai déjà : ce n'est
pas de vous que je parle, louangeur
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faible ou malin : je parie à vous qui me louez de bonne foi
; et c'est à vous que je demande : Que voulez-vous faire de moi ? Me cacher mes
défauts, m'empêcher de me corriger, me faire fol de moi-même, m’enfler de mon
mérite prétendu; dès là me le faire perdre et m'attirer trois ou quatre fois de
la bouche du Sauveur cette terrible sentence : « En vérité, en vérité je vous le
dis, ils ont reçu leur récompense? » Taisez-vous, ami dangereux: montrez-moi
plutôt mes faiblesses, ou cessez du moins de m'empêcher d'y être attentif en
m'étourdissent du bruit de vos louanges. Hélas! que j'ai peu de besoin d'être
averti de ces vertus telles quelles que vous me vantez! Je ne m'en parle que
trop à moi-même, je ne m'entretiens d'autre chose; mais à présent je veux
changer : « Ma vie est cachée : » s'il y a quelque bien en moi, Dieu qui l'y a
mis, qui l'y conserve le connaît : c'est assez : je ne veux être connu d'autre
que de lui. Je nie veux cacher à moi-même : «Malheureux l'homme qui se fie à
l'homme (1), » et attend sa gloire de lui ! Par conséquent malheureux l'homme
qui se fie, ou qui se plaît à lui-même, parce que lui-même n'est qu'un homme, et
un homme à son égard plus trompé et plus trompeur que tous les autres!
Taisez-vous donc, pensers trompeurs, qui me faites si grand à mes yeux ! « Ma
vie est cachée ; » et si je vis véritablement de cette vie chrétienne dont saint
Paul me parle, je ne le sais pas : je l'espère, je le présume de la bonté de
Dieu ; mais je ne le puis savoir avec certitude.
On me blâme, on me méprise, on m'oublie : quel est le plus
rude à la nature, ou plutôt à l'amour-propre? Je ne sais. Qu'importe au monde
qui vous soyez, où vous soyez, ou même que vous soyez? Cela lui est indifférent
: on n'y songe seulement pas. Peut-être aimerait-on mieux être tenu pour quelque
chose étant blâmé, que d'être ce pur néant qu'on laisse là. Vous n'êtes pas
fait, vous, dit-on, pour cet oubli du monde, pour cette obscurité où vous passez
votre vie, pour cette nullité de votre personne, s'il est permis de parler ainsi
: vous étiez né pour toute autre chose, ou vous méritiez toute autre chose : que
n'occupez-vous quelque place comme celui-ci, comme celle-là, qui n'ont rien
au-dessus
1 Jerem., XVII, 5.
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de vous? Mais pour qui voulez-vous que je l'occupe? Pour
moi, ou pour les autres? Si c'est seulement pour les autres, je n'en ai donc pas
besoin pour moi : je n'en voudrais pas, si on ne me comparaît avec les autres.
Mais n'est-il pas bien plus véritable de me regarder moi-même par rapport avec
moi-même, que de m'attacher bassement à l'opinion d'autrui et en faire dépendre
mon bonheur? Allez, laissez-moi jouir de ma vie cachée. Que suis-je, si je ne
suis rien que par rapport aux autres hommes aussi indigents que moi? Si pour
être heureux, chacun de nous a besoin de l'estime et du suffrage d'autrui,
qu'est-ce autre chose que le genre humain, qu'une troupe de pauvres et de
misérables, qui croient pouvoir s'enrichir les uns les autres, quoique chacun y
sente qu'il n'a rien pour soi et que tout y soit à l'emprunt?
Vous voulez que je fasse du
bruit dans le monde, que je sois dans une place regardée, en un mot qu'on parle
de moi? Quoi donc! afin que je dise comme faisait ce conquérant parmi les
travaux immenses que lui causaient ses conquêtes : Que de maux pour faire parler
les Athéniens; pour faire parler des hommes que je méprise en détail, et que je
commence à estimer quand ils s'assemblent pour faire du bruit de ce que je fais
! Hélas ! encore une fois, que ce que je fais est peu de chose, s'il y faut ce
tumultueux concours des hommes, et cet assemblage de bizarres jugements pour y
donner du prix ! — Il ne faut point vous ensevelir avec ce mérite et ces autres
distinctions de votre personne : faites paraître vos talents : car pourquoi les
enterrer et les enfouir? — De quels talents me parlez-vous, et à qui voulez-vous
que je les fasse paraître? Aux hommes? Est-ce là un digne objet de mes vœux? Que
devient donc cette sentence de saint Paul : « Si je plaisais encore aux hommes,
je ne serais pas serviteur de Jésus-Christ (1) ?» Mais à quels hommes, encore un
coup, voulez-vous que je paraisse? Aux hommes vains et pleins d'eux-mêmes, ou
aux hommes vertueux et pleins de Dieu? Les premiers méritent-ils qu'on cherche à
leur plaire? Si les derniers méritent qu'on leur plaise, ils méritent encore
plus qu'on les imite. Eteignons donc avec eux tout désir de plaire à autre qu'à
Dieu.
1 Galat., I, 10.
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Vous voulez que je montre mes talents : quels talents? La
véritable et solide vertu, qui n'est autre que la piété? Irai-je donc avec
l'hypocrite sonner de la trompette devant moi? Prierai-je dans les coins des
rues, afin qu'on me voie? Défigurerai-je mon visage, et ferai-je paraître mon
jeune par une triste pâleur? Oublierai-je, en un mot, cette sentence de
Jésus-Christ : «Prenez garde : » à quoi, mon Sauveur? à ne faire point de péché?
à ne scandaliser point votre prochain ? Ce n'est pas là ce qu'il veut dire en ce
lieu : prenez garde à un plus grand mal que le péché même ; « prenez garde de ne
pas faire votre justice devant les hommes pour en être vu ; autrement vous
n'aurez point de récompense de votre Père céleste (1). » Ces vertus qu'on veut
montrer, sont de vaines et fausses vertus : on aime à cacher les véritables :
car on y cherche son devoir, et non pas l'approbation d'autrui, la vérité et non
l'apparence, la satisfaction de sa conscience et non des applaudissements : à
être parfait et heureux, et non pas à le paraître aux autres. Celui à qui il ne
suffit pas d'être parfait et heureux, ne sait ce que c'est de perfection et de
félicité. Ces vertus, ces rares talents que vous voulez que je montre, sont donc
ceux que le monde prise: l'esprit, l'agrément, le savoir, l'éloquence, si vous
le voulez, la sagesse du gouvernement, l'adresse de manier les esprits,
c'est-à-dire le plus souvent l'adresse de tromper les hommes, de les mener par
leurs passions, par leurs intérêts, de les amuser par des espérances. Hélas !
est-ce pour cela que je suis fait? Que je suis donc peu de chose ! Que ces
talents sont vils et de peu de poids ! Est-ce la peine de me charger du soin des
autres, de mendier leur estime, d'écouter leurs importuns discours, de flatter
leurs passions, de les satisfaire quelquefois, de les tromper le plus souvent?
Car c'est là ce qu'on appelle gouverner les hommes : c'est ce qu'on appelle
supériorité de génie, puissance, autorité, crédit. Et pour cela je me chargerai
devant les hommes de soins infinis, de mille chagrins envers moi-même, et devant
Dieu d'un compte terrible? Qui le voudrait faire, s'il n'était trompé par des
opinions humaines? Ou qui voudrait étaler ces vains talents, s'il considérait
qu'ils ne sont rien que l'appât de la vanité, la nourriture de
1 Matth., VI, 6.
400
l'amour-propre, la matière des feux éternels? Ha, que ma
vie soit cachée pour n'être point sujette à ces illusions !
Dites ce que vous voudrez : il
est beau de savoir forcer l'estime des hommes, de se faire une place où l'on se
fasse regarder; ou si l'on y est par son mérite, par sa naissance, par son
adresse, en quelque sorte que ce soit, y étaler toutes les richesses d'un beau
naturel, d'un grand esprit, d'un génie heureux, et vaincre enfin l'envie ou la
faire taire. C'est une fumée si vous le voulez, disait quelqu'un ; mais elle est
douce : c'est le parfum, c'est l'encens des dieux de la terre. — Est-ce aussi
celui du Dieu du ciel ? S'en croit-il plus grand , plus heureux pour être loué
et adoré ? a-t-il besoin de cet encens, et l'exige-t-il des hommes et des anges
pour autre raison que parce qu'il leur est bon de le lui offrir ? Et que dit-il
à ceux qui se font des dieux par leur vanité, sinon « qu'il brisera leur fragile
image dans sa cité sainte, et la réduira au néant (1), afin que nulle chair ne
se glorifie devant lui (2), » et que toute créature confesse qu'il n'y a que lui
qui soit?
Et pour ceux qu'il a fait des
dieux, véritables en quelque façon, en imprimant sur leur front un caractère de
sa puissance, les princes, les magistrats, les grands de la terre, que leur
dit-il du haut de son trône et dans le sein de son éternelle vérité? «J'ai dit :
Vous êtes des dieux, et vous êtes tous les enfants du Très-Haut; mais vous
mourrez comme les hommes, et comme ont, fait tous les autres grands (3) : » car
personne n'en est échappé. « Terre et poudre , pourquoi donc vous
enorgueillissez-vous (4)? » Laissez-moi donc être terre et cendre à mes yeux :
terre et cendre dans le corps, quelque beau, quelque sain qu'il soit : encore
plus terre et cendre au dedans de l’âme, c'est-à-dire un pur néant, plein
d'ignorance, d'imprudence, de légèreté, de témérité, de corruption , de
faiblesse, de vanité, d'orgueil, de jalousie , de lâcheté, de mensonge,
d'infidélité, de toutes sortes de misères. Car si je n'ai pas tout cela à
l'extrémité, j'en ai les principes, les semences; j'en ressens dans les
occasions les effets funestes. Je résiste dans les petites et faibles tentations
par orgueil plutôt que par vertu; et je voudrais bien me pouvoir dire à moi-même
que je suis
1 Psal. LXXII, 20. — 2 I Cor.,
I, 30. — 2 Psal.LXXXI, 6 et 7. — 3 Eccli., X, 9.
401
quelque chose, un grand homme, une grande âme, un homme de
cœur et de courage. Mais qui m'a dit que je me tiendrais, si j'étais plus haut?
Est-ce qu'à cause que je serai vain à me produire et téméraire à m'élever, Dieu
se croira obligé à me donner des secours extraordinaires? Voilà donc les talents
que vous voulez que j'étale : mes faiblesses, mes lâchetés, mes imprudences.
Non, non ma vie est cachée : laissez-moi dans mon néant : laissez-moi décroître
aux yeux du monde comme aux miens : que je connaisse le peu que je suis, puisque
je n'ai que ce seul moyen de me corriger de mes vices. Les yeux ouverts sur
moi-même, sur mes péchés et sur mes défauts, en un mot sur mon indignité, je
jouirai sous les yeux de Dieu de la justice que me fait le monde de me blâmer,
de me décrier, de me déchirer s'il veut, de me mépriser, de m'oublier s'il
l'aime mieux de la sorte, et de me tenir pour indifférent, pour un rien à son
égard. Et plût à Dieu! car je pourrais espérer par là de devenir quelque chose
devant Dieu.
« Et ma vie est cachée en Dieu :
» cachée en Dieu, quel mystère ! cachée dans le sein de la lumière, dans le
principe de voir. Oui, cette haute et inaccessible lumière me cache le monde, me
cache au monde et à moi-même : je ne vois que Dieu, je ne suis vu que de Dieu :
je m'enfonce si intimement dans son sein, que les yeux mortels ne m'y peuvent
suivre : de mon côté je ne puis me détourner d'un si digne, d'un si doux objet :
attaché à la vérité, je n'ai plus d'yeux pour les vanités. C'est ainsi que je
devrais être : s'il y a en moi quelque chose de chrétien, c'est ainsi que je
veux être. O Dieu, « mes yeux s'affaiblissent, s'éblouissent, se confondent à
force de regarder en haut (1). Mes yeux défaillent, ô Seigneur , pendant que
j'espère en vous (2). » O Seigneur, soutenez ces yeux défaillants : arrêtez mes
regards en vous; et détournez-les des vanités , des illusions des biens
trompeurs, de tout l'éclat de la terre, afin que je ne les voie seulement pas,
et qu'un tel néant ne tire pas seulement de moi un coup d'œil : Averte oculos
meos, ne videant vanitatem. Mais ajoutez ce qui suit : In viâ tuâ
vivifica me (3) : donnez-moi la vie en m'attachant à vos voies : que
1 Isa. XXXVIII, 14.— 2 Psal.
LXVIII, 4. — 3 Psal. CXVIII, 37.
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je ne voie pas les vanités : que j'en retire tout, jusqu'à
mes yeux. C'est par là qu'en m'attachant à vos voies, vous me donnerez la vie,
et ma vie sera cachée en vous.
« Celui qui aime Dieu, disait
saint Paul, en est connu (1). Maintenant que vous connaissez Dieu, ou que vous
en êtes connu, comment pouvez-vous retourner à ces faibles et stériles
observances où vous voulez vous assujettir de nouveau (2)?» C'est ce que disait
saint Paul en parlant des observances de la loi ; et on le peut dire de même de
tous les stériles attachements de la terre et de toute la gloire du monde.
Maintenant que vous avez connu Dieu, ou plutôt que vous êtes connu de lui : que
votre vie est cachée en lui : que vous ne voyez que lui, et qu'il est pour ainsi
parler attentif à vous regarder, comme s'il n'avait que vous à voir, comment
pouvez-vous voir autre chose, et comment pouvez-vous souffrir d'autres yeux que
les siens?
« Et votre vie est cachée en
Dieu. » Je vous vois donc, Seigneur , et vous me voyez ; et plût à Dieu que vous
me vissiez de cette tendre et bienheureuse manière dont vous privez justement
ceux à qui vous dites : « Je ne vous connais pas (3). » Plût à Dieu que vous me
vissiez de cette manière dont vous voyiez votre serviteur Moïse, en lui disant :
« Je te connais par ton nom, et tu as trouvé grâce devant moi (4) ; » et un peu
après : « Je ferai ce que tu demandes, car tu plais à mes yeux, et je te connais
par ton nom (5); » c'est-à-dire je t'aime, je t'approuve! Mon Dieu, si vous me
connaissez de cette sorte, si vous m'honorez de tels regards, qu'ai-je à désirer
davantage? Si vous m'aimez, si vous m'approuvez, qui serait assez insensé pour
ne se pas contenter de votre approbation, de vos yeux, de votre faveur ? Je ne
veux donc autre chose : content de vous voir, ou plutôt d'être vu de vous, je
vous dis avec le même Moïse : « Montrez-moi votre gloire, » montrez-vous
vous-même. Et si vous me répondez comme à lui : « Je te montrerai tout le bien :
» tout le bien qui est en moi et toute ma perfection, tout mon être; « et je
prononcerai mon nom devant ta face, et tu sauras que je suis le Seigneur qui
1 I Cor., VIII, 3. — 2 Galat.,
IV, 9. — 3 Matth., VII, 23; XXV, 12. — 4 Exod., XXXIII, 12. — 5
Ibid., 17.
403
ai pitié de qui je veux, et qui fais miséricorde à qui il
me plaît (1) : » que me faut-il de plus pour être heureux, autant qu'on le peut
être sur la terre ? Et quand vous me direz comme à Moïse : « Tu ne verras point
maintenant ma face : » tu la verras un jour; mais ce n'en est pas ici le temps :
« car nul mortel ne la peut voir : mais je te mettrai sur la pierre; » je
t'établirai sur la foi, comme sur un immuable fondement : « et je te laisserai
une petite ouverture , » par laquelle tu pourras voir mon incompréhensible
lumière : « et je mettrai ma main devant toi : » moi-même je me couvrirai des
ouvrages de ma puissance : « et je passerai devant toi, et je retirerai ma main
» un moment, et je te ferai outrepasser tout ce que j'ai fait, « et tu me verras
par derrière (2), » obscurément , imparfaitement, par mes grâces, par mes
réflexions et un rejaillissement de ma lumière, comme le soleil qui se retire,
qui se couche est vu par quelques rayons qui restent sur les montagnes à
l'opposite , n'est-ce pas de quoi me contenter, en attendant que je voie la
beauté de votre face désirable que vous me faites espérer? Qu'ai-je besoin
d'autres yeux? N'est-ce pas assez de vos regards et du témoignage secret que
vous me rendez quelquefois dans ma conscience, que vous voulez bien vous plaire
en moi et que j'ai trouvé grâce devant vous? Et si cette approbation, si ce
témoignage me manque, que mettrai-je à la place, et à quoi me servira le bruit
que le monde fera autour de moi ? Cette illusion me consolera-t-elle de la perte
de la vérité, ou faudra-t-il que je me laisse étourdir moi-même par ce tumulte
pour oublier une telle perte , et faire taire ma conscience qui ne cesse de me
la reprocher ? Non, non , quand vous cesserez de me regarder, il ne me restera
autre chose que de m'aller cacher dans les enfers. Car qu'est-ce en effet que
l'enfer, sinon d'être privé de votre faveur ? Qu'aurai-je donc à faire, que d'en
pleurer la perte nuit et jour? Et où trouverai-je un lieu assez sombre, assez
caché, assez seul, pour m'abandonner à ma douleur et rechercher votre face, pour
cacher de nouveau ma vie en vous, ainsi que dit notre Apôtre ? « Et ma vie est
cachée en Dieu avec Jésus-Christ. » C'est ici qu'il faut épancher son cœur en
silence et en paix, dans la considération
1 Exod., XXXII, 18, 19. — 2 Ibid., 20-23.
404
de la vie cachée de Jésus-Christ. Le Dieu de gloire se
cache sous le voile d'une nature mortelle : « Tous les trésors de la sagesse et
de la science de Dieu sont en lui, » mais « ils y sont cachés (1) ; » c'est le
premier pas. Le second : il se cache dans le sein d'une vierge, la merveille de
la conception virginale demeure cachée sous le voile du mariage : se fait-il
sentir à Jean-Baptiste, et perce-t-il le sein maternel où était ce saint Enfant?
C'est à la voix de sa mère que cette merveille est opérée : « A votre voix, dit
Elisabeth, l'enfant a tressailli dans mes entrailles (2). » Peut-être du moins
qu'en venant au monde il se manifestera? Oui, à des bergers; mais au reste
jamais il n'a été plus véritable qu'alors et dans le temps de sa naissance, «
qu'il est venu dans le monde , et que le monde avait été fait par lui, et que le
monde ne le connaissait pas (3). » Tout l'univers l’ignore : son enfance n'a
rien de célèbre. On parle du moins des études des autres enfants ; mais on dit
de celui-ci : « Où a-t-il appris ce qu'il sait, puisqu'il n'a jamais étudié (4),
» et n'a pas été vu dans les écoles? Il paraît une seule fois à l'âge de douze
ans, mais encore ne dit-on pas qu'il enseignât : « Il écoutait les docteurs et
les interrogeait (5), » doctement à la vérité, mais il ne paraît pas qu'il
décidât, quoique c'était en partie pour cela qu'il fût venu. Il faut pourtant
avouer que « tout le monde , » et les docteurs comme les autres, « étaient
étonnés de sa prudence et de ses réponses (6) ; » mais il avait commencé par
entendre et par demander, et tout cela ne sortait pas de la forme de
l'instruction enfantine ; et quoi qu'il en soit, après avoir éclaté un moment
comme un soleil qui fend une nue épaisse, il y rentre , et se replonge bientôt
dans son obscurité volontaire. Et lorsqu'il répondit à ses pareils qui le
cher-choient : « Ne savez-vous pas qu'il faut que je sois occupé des affaires de
mon Père , ils n'entendirent pas ce qu'il leur disait (7) ; » ce qu'il ne faut
point hésiter à entendre de Marie même, puisque c'est à elle précisément qu'il
fait cette réponse, pour montrer qu'elle ne savait pas encore entièrement
elle-même ce que c'était que cette affaire de son Père. Et encore qu'elle
n'ignorât ni sa
1 Coloss., II, 3. — 2 Luc., I, 44. — 3
Joan., I, 10. — 4 Joan., VII, 15. — 5 Luc., II, 46. — 6
Ibid., 17. — 7 Ibid., 49, 50.
405
naissance virginale qu'elle sentait en elle-même , ni sa
naissance divine que l'ange lui avait annoncée , ni son règne dont le même ange
lui avait appris la grandeur et l'éternité , c'est comme si elle ne l'eût pas
su, puisqu'elle n'en dit mot et qu'elle ne fait qu'écouter tout ce qu'on dit de
son Fils, en paraissant étonnée comme les autres, comme si elle n'en eût point
été instruite, ainsi que dit saint Luc : « Son père et sa mère étaient en
admiration de tout ce qu'on disait de lui (1). » Car c'était le temps de cacher
ce dépôt qui leur avait été confié ; et c'est pourquoi on ne sait rien de lui
durant trente ans, sinon qu'il était fils d'un charpentier, charpentier lui-même
et travaillant à la boutique de celui qu'on croyait son père, obéissant à ses
parents et les servant dans leur ménage et dans cet art mécanique comme les
enfants des autres artisans. Quel était donc alors son état, sinon qu'il était
caché en Dieu, ou plutôt que Dieu était caché en lui? Et nous participerons à la
perfection et au bonheur de ce Dieu caché, a si notre vie est cachée en Dieu
avec lui. »
Il sort de cette sainte et
divine obscurité, et il paraît comme la lumière du monde. Mais en même temps le
monde, ennemi de la lumière qui lui découvrait ses mauvaises œuvres, a envoyé de
tous côtés, comme de noires vapeurs, des calomnies pour l'obscurcir. Il n'y a
sorte de faussetés dont on n'ait taché découvrir la vérité que Jésus apportait
au monde, et la gloire que lui donnaient ses miracles et sa doctrine. On ne
savait que croire de lui : « C'est un prophète ; c'est un trompeur ; c'est le
Christ ; ce ne l'est pas ; c'est un homme qui aime le plaisir, la bonne chère et
le bon vin ; c'est un samaritain (2), » un hérétique, un impie, un ennemi du
temple et du peuple saint ; « il délivre les possédés au nom de Béelzébub ;
c'est un possédé lui-même (3), » le malin esprit agit en lui ; « peut-il venir
quelque chose de bon de Galilée ? nous ne savons d'où il vient (4) ; » mais
certainement « il ne vient pas de Dieu, puisqu'il n'observe pas le sabbat (5), »
qu'il guérit les hommes, qu'il fait des miracles en ce saint jour ; « qui est
cet homme » qui entre aujourd'hui avec tant d'éclat dans Jérusalem et dans le
temple ?
1 Luc., II, 33. — 2 Joan.,
VII, 12, 20, 40, 41; Matth., XI, 19; Luc., XI, 15.— 3
Joan., VIII, 48 ; Matth., XII, 48.— 4 Joan., IX, 16, 29.—5
Matth., XXI, 10.
406
nous ne le connaissons pas : « et il y avait parmi le
peuple une grande dissension sur son sujet (1). » Qui vous connaissait, ô Jésus?
« Vraiment vous êtes un Dieu caché, le Dieu et le Sauveur d'Israël (2). »
Mais quand l'heure fut arrivée
de sauver le monde, jamais il ne fut plus caché : « C'était le dernier des
hommes : ce n'était pas un homme, mais un ver : il n'avait ni beauté, ni figure
d'homme (3) : » on ne le connaissait pas : il semble s'être oublié lui-même : «
Mon Dieu, mon Dieu, » ce n'est plus son Père, « pourquoi m'avez-vous délaissé
(4) ? » Quoi donc ! n'est-ce plus ce Fils bien-aimé qui disait autrefois : « Je
ne suis pas seul ; mais nous sommes toujours ensemble , moi et mon Père qui m'a
envoyé ; » et « Celui qui m'a envoyé est avec moi, et il ne me laisse pas seul
(5)?» Et maintenant il dit : « Pourquoi me délaissez-vous ? » Couvert de nos
péchés et comme devenu pécheur à notre place, il semble s'être oublié lui-même;
et c'est pourquoi le Psalmiste ajoute en son nom : « Mes péchés, » les péchés du
monde que je me suis appropriés, « ne me laissent point espérer que vous me
sauviez des maux que j'endure (6) : » je suis chargé de la dette, comme caution
volontaire du genre humain, et il faut que je la paie tout entière.
Il expire : il descend dans le
tombeau, et jusque dans les ombres de la mort. Tôt après il en sort, et
Magdeleine ne le trouve plus : elle a perdu jusqu'au cadavre de son Maître :
après sa résurrection, il parait et il disparaît huit ou dix fois : il se montre
pour la dernière fois, et un nuage l'enlève à nos yeux : nous ne le verrons
jamais. Sa gloire est annoncée par tout l'univers ; mais « s'il est la vertu de
Dieu pour les croyants, il est scandale aux Juifs, folie aux Gentils : le monde
ne le connaît pas (7), » et ne le veut pas connaître : toute la terre est
couverte de ses ennemis et de ses blasphémateurs : il s'élève des hérésies du
sein même de son Eglise, qui défigurent ses mystères et sa doctrine : l'erreur
prévaut dans le monde, et jusqu'à ses disciples tout le méconnaît : « Nul ne le
connaît, dit-il lui-même, que celui qui garde ses commandements. »
1 Joan., VII, 43. — 2 Isa.,
XLV, 15. — 3 Isa., LIII, 3, 4.— 4 Matth., XXVII, 46; Psal.
XXI, 1. — 5 Joan., VIII, 16, 29. — 6 Psal. XXI, 2. — 7
Rom., I, 16; I Cor. 1,23, 24; Joan., I,10.
407
Et qui sont ceux qui les gardent ? Les impies sont
multipliés au-dessus de tout nombre, et on ne les peut plus compter. Mais vos
vrais disciples, ô mon Sauveur, combien sont-ils rares, combien clairsemés sur
la terre et dans votre Eglise même ! Les scandales augmentent, et la charité se
refroidit. Il semble que nous soyons dans le temps où vous avez dit : «
Pensez-vous que le Fils de l'homme trouvera de la foi sur la terre (1) ? »
Cependant vous ne tonnez pas, vous ne faites point sentir votre puissance : le
genre humain blasphème impunément contre vous ; et à n'en juger que par le
jugement des hommes, il n'y a rien de plus équivoque ni de plus douteux que
votre gloire ; elle ne subsiste qu'en Dieu où vous êtes caché. Et moi aussi, je
veux donc « être caché en Dieu avec vous. »
En cet endroit, mon Sauveur, où
m'élevez-vous ? Quelle nouvelle lumière me faites-vous paraître ? Je vois
l'accomplissement de ce qu'a dit le saint vieillard : « Celui-ci est établi pour
être en ruine et en résurrection à plusieurs, et comme un signe de contradiction
à toute la terre (2). » Mais, ô mon Sauveur, que vois-je dans ces paroles ? Un
caractère du Christ qui devait venir : un caractère de grandeur, de divinité.
C'est une espèce de grandeur à Dieu d'être connaissable par tant d'endroits et
d'être si peu connu, d'éclater de toutes parts dans ses œuvres et d'être ignoré
de ses créatures. Car il était de sa bonté de se communiquer aux hommes, et de
ne se pas laisser sans témoignage ; mais il est de sa justice et de sa grandeur
de se cacher aux superbes, qui ne daignent pour ainsi dire ouvrir les yeux pour
le voir. Qu'a-t-il affaire de leur reconnaissance ? Il n'a besoin que de lui :
si on le connaît, ce n'est pas une grâce qu'on lui fait, c'est une grâce qu'il
fait aux hommes, et on est assez puni de ne le pas voir. Sa gloire essentielle
est toute en lui-même, et celle qu'il reçoit des hommes est un bien pour eux, et
non pas pour lui. C'est donc aussi un mal pour eux, et le plus grand de tous les
maux, de ne le pas glorifier ; et en refusant de le glorifier, ils le glorifient
malgré eux d'une autre sorte, parce qu'ils se rendent malheureux en le
méconnaissant. Qu'importe au soleil qu'on le voie? Malheur aux
1 Luc., XVIII, 8. — 2 Luc., II, 34.
408
aveugles à qui sa lumière est cachée, malheur aux yeux
faibles qui ne la peuvent soutenir ! Il arrivera à cet aveugle d'être exposé à
un soleil brûlant ; et il demandera : Qu'est-ce qui me brûle ? On lui dira :
C'est le soleil. Quoi ! ce soleil que je vous entends tous les jours tant louer
et tant admirer, c'est lui qui me tourmente ? Maudit soit-il ! et il déteste ce
bel astre, parce qu'il ne le voit pas ; et ne le pas voir sera sa punition. Car
s'il le voyait lui-même, il lui montrerait avec sa lumière bénigne où il
pourrait se mettre à couvert contre ses ardeurs. Tout le malheur est donc de ne
le pas voir. Mais pourquoi parler de ce soleil qui après tout n'est qu'un grand
corps insensible, que nous ne voyons que par deux petites ouvertures qu'on nous
a faites à la tête? Parlons d'une autre lumière, toujours prête par elle-même à
luire au fond de notre âme et à la rendre toute lumineuse. Qu'arrive-t-il à
l'aveugle volontaire, qui l'empêche de luire pour lui, sinon de s'enfoncer dans
les ténèbres et de se rendre malheureux? Et vous, ô éternelle lumière! vous
demeurez dans votre gloire et dans votre éclat, et vous manifestez votre
grandeur en ce que nul ne vous perd que pour son malheur. Vous donc, Père des
lumières, vous avez donné à votre Christ un caractère semblable, afin de
manifester qu'il était Dieu comme vous : « l'éclat de votre gloire, le
rejaillissement de votre lumière, le caractère de votre substance (1). Et il est
en ruine aux uns et en résurrection aux autres, » et par son éclat immense « il
est en butte aux contradictions (2) : » car quiconque n'a pas la force ni le
courage de le voir, il faut nécessairement qu'il le blasphème.
O mon Dieu, ce qui a paru dans
le Chef et dans le Maître paraît aussi sur les membres et sur les disciples. Le
monde superbe n'est pas digne de voir les disciples et les imitateurs de
Jésus-Christ, ni de les connaître ; et il faut qu'il les méprise et les
contredise, et qu'il les mette au rang des insensés, des gens outrés, des gens
qui ont un travers et un secret dérèglement dans l'esprit ; qui font un beau
semblant, et au dedans se nourrissent de gloire ou de vanité comme les autres.
Et que n'a pas inventé le monde contre vos humbles serviteurs? Et vous voulez
par là leur donner part au
1 Hebr., I, 3. — 2 Luc.,
II, 34.
409
caractère de votre Fils et au vôtre. Je veux donc être
caché en vous avec Jésus-Christ, jusqu'à ce que la vérité paraisse en triomphe.
« Quand Jésus-Christ votre
gloire apparaîtra, alors vous apparaîtrez avec lui en gloire (1). » Je ne veux
point paraître quand mon Sauveur ne paraîtra pas. Je ne veux de gloire qu'avec
lui ; tant qu'il sera caché, je le veux être : car si j'ai quelque gloire
pendant que la sienne est encore cachée en Dieu, elle est fausse et je n'en veux
point, puisque mon Sauveur la méprise et ne la veut pas. Quand Jésus-Christ
paraîtra, je veux paraître, parce que Jésus-Christ paraîtra en moi. « Quand vous
verrez arriver ces choses» et que la gloire de Jésus-Christ sera proche,
«regardez et levez la tête : car alors votre rédemption, votre délivrance
approche (2). » La gloire que nous aurons alors sera véritable, parce que ce
sera un rejaillissement de la gloire de Jésus-Christ. Jusqu'à ce temps
bienheureux je veux être caché, mais en Dieu avec Jésus-Christ, dans sa crèche,
dans ses plaies, dans son tombeau, dans le ciel où est Jésus-Christ à la droite
de Dieu son Père, sans vouloir paraître sur la terre. Je ne veux plus de
louanges : qu'on les rende à Dieu, si je fais bien : si je fais mal, si je
m'endors dans mon péché, dans la complaisance du monde, enchanté ou de ses
honneurs et de son éclat, ou de ses plaisirs et de ses joies, qu'on me blâme,
qu'on me condamne, qu'on me réveille par toutes sortes d'opprobres, de peur que
je ne m'endorme dans la mort. Que me profitent ces louanges qu'on me donne?
Elles achèvent de m'enivrer et de me séduire. Si le monde loue le bien, tant
mieux pour lui : « Mes frères, disait ce saint, ce serait vous porter envie de
ne vouloir pas que vous louassiez les discours où je vous annonce la vérité (3).
» Louez-les donc ; car il faut bien que vous les estimiez et les louiez, afin
qu'ils vous profitent : je veux donc bien vos louanges, parce que sans elles je
ne puis pas vous être utile. Mais pour moi, qu'en ai-je affaire ? Ma vie et ma
conscience me suffit : l'approbation que vous me donnez vous est utile ; mais
elle m'est dangereuse : je la crains, je vous la renvoie, je ne la veux que pour
vous ; et pour moi « ma vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ ; » c'est là ma
sûreté, c'est là mon repos.
1 Coloss., III, 4. — 2 Marc.,
XIII, 29; Luc., XXI, 28.—3 S. August., serm. Eccl.
410
« Pour moi, disait saint Paul,
je me mets fort peu en peine d'être jugé par les hommes ou par le jugement
humain (1). » Les hommes me veulent juger, et ils m'ajournent pour ainsi dire
devant leur tribunal, pour subir leur jugement; mais je ne reconnais pas ce
tribunal, et le jour qu'ils ont marqué comme on fait dans le jugement, pour
prononcer leur sentence, ne m'est rien. Qu'on me mette devant ou après celui-ci
ou celui-là, au-dessus ou au-dessous ; qu'on me mette en pièces, qu'on
m'anéantisse comme par un jugement dernier, je me laisse juger sans m'en
émouvoir; ou si je m'en émeus, je plains ma faiblesse. Car ce n'est pas aux
hommes à me juger : « Je ne me juge même pas moi-même (2). » Le premier des
jugements humains, dont je suis désabusé, c'est le mien propre : « Car encore
que ma conscience ne me reproche rien, je ne me tiens pas justifié pour cela :
c'est le Seigneur seul qui me juge (3). » Soyez donc cachés aux hommes sous les
yeux de Dieu, « comme inconnus, disait le même saint Paul, et toutefois bien
connus, » puisque nous le sommes de Dieu. « Comme morts » à l'égard du monde, où
nous ne sommes plus rien; et « toutefois nous vivons (4), » et notre vie est
cachée en Dieu : « la balayure du monde (5), » mais précieux devant Dieu, pourvu
que nous soyons humbles et que nous sachions tirer avantage du mépris qu'on fait
de nous : tranquilles et indifférents à tout ce que le monde dit et fait de
nous, soit qu'il nous mette « à droite ou à gauche, » du bon ou du mauvais côté,
« dans la gloire ou dans l'ignominie, dans la bonne ou dans la mauvaise
réputation, » nous allons toujours le même train : « comme tristes » par la
gravité et le sérieux de notre vie, par la tristesse apparente de notre retraite
et de nos humiliations ; « et néanmoins toujours dans la joie » par une douce
espérance qui se nourrit dans le fond de notre cœur : « comme pauvres et
enrichissant» le monde par notre exemple, si nous pouvons lui montrer seulement
qu'on se peut passer de lui : « comme n'ayant rien et possédant tout (6), »
parce que moins nous avons des biens que le monde donne, plus nous possédons
Dieu qui est tout. Fuyons, fuyons le monde et tout ce qui est dans le monde ;
car ce
1 I Cor., IV, 3. — 2 Ibid.
— 3 Ibid., 4. — 4 II Cor., VI, 8, 9. —5 I Cor., IV, 13. — 6
II Cor., VI, 7, 8, 10.
411
n'est que corruption : « Vanité des vanités, dit
l'Ecclésiaste, vanité des vanités et tout est vanité (1). Crains Dieu et garde
ses commandements : car c'est là tout l'homme ; » ou comme d'autres traduisent :
« c'est le tout de l'homme (2). »
Allez, ma fille, aussitôt que
vous aurez achevé de lire ce petit et humble écrit ; et vous, qui que vous
soyez, à qui la divine Providence le fera tomber entre les mains : grand ou
petit, pauvre ou riche, savant ou ignorant, prêtre ou laïque, religieux et
religieuse ou vivant dans la vie commune, allez à l'instant au pied de l'autel,
contemplez-y Jésus-Christ dans ce sacrement où il se cache : demeurez-y en
silence : ne lui dites rien, regardez-le et attendez qu'il vous parle, et
jusqu'à tant qu'il vous dise dans le fond du cœur : Tu le vois, je suis mort
ici, et ma vie est cachée en Dieu jusqu'à ce que je paraisse en ma gloire pour
juger le monde. Cache-toi donc en Dieu avec moi, et ne songe point à paraître
que je ne paraisse : si tu es seul, je serai ta compagnie : si tu es faible, je
serai ta force ; si tu es pauvre, je serai ton trésor : si tu as faim, je serai
ta nourriture : si tu es affligé, je serai ta consolation et ta joie : si tu es
dans l'ennui, je serai ton goût : si tu es dans la défaillance, je serai ton
soutien : « Je suis à la porte et je frappe : celui qui entend ma voix et
m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui, » et j'y ferai ma demeure avec mon Père,
« et je souperai avec lui et lui avec moi (3) : » mais je ne veux point de
tiers, ni autre que lui et moi. « Et je lui donnerai à manger du fruit de
l'arbre de vie, qui est dans le paradis de mon Dieu, avec la manne cachée, dont
nul ne connaît le goût, sinon celui qui la reçoit (4). Que celui qui est altéré
vienne à moi, et que celui qui voudra reçoive de moi gratuitement l'eau qui
donne la vie (5). » Ainsi soit-il, ô Seigneur, qui vivez et régnez avec le Père
et le Saint-Esprit aux siècles des siècles. Amen.
1 Eccle., I, 2. — 2 Eccle.,
XII, 13. — 3 Apoc., III, 20. — 4 Apoc., II, 7, 17.— 5 Apoc.,
XXII, 17.
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