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VIe SEMAINE. ÉLÉVATIONS SUR LA TENTATION ET LE CULTE DE L'HOMME.
PREMIÈRE ÉLÉVATION. Le serpent.
IIe ÉLÉVATION. La tentation : Eve est attaquée avant Adam.
IIIe ÉLÉVATION. Le tentateur procède par interrogation, et tâche d'abord de
produire un doute.
IVe ÉLÉVATION. Réponse d'Eve et réplique de Satan qui se découvre.
Ve ÉLÉVATION. La tentation et la chute d'Adam. Réflexions de saint Paul.
VIe ÉLÉVATION. Adam et Eve s'aperçurent de leur nudité.
VIIe ÉLÉVATION. Enormité du péché d'Adam.
VIIIe ÉLÉVATION. Présence de Dieu redoutable aux pécheurs : nos premiers
parents augmentent leur crime en y cherchant des excuses.
IXe ÉLÉVATION. Ordre de ta justice de Dieu.
Xe ÉLÉVATION. Suite des excuses.
XIe ÉLÉVATION. Le supplice d'Eve et comment il est changé en remède.
XIIe ÉLÉVATION. Le supplice d'Adam, et premièrement
le travail.
XIIIe ÉLÉVATION. Les habits et les injures de l'air.
XIVe ÉLÉVATION. Suite du supplice d'Adam : la dérision de Dieu.
XVe ÉLÉVATION. La mort vraie peine du péché.
XVIe ÉLÉVATION. La mort éternelle.
« Le serpent était le plus fin
de tous les animaux (1). » Voici dans la faiblesse apparente d'un commencement
si étrange du récit de nos malheurs, la profondeur admirable de la théologie
chrétienne. Tout paraît faible; osons le dire, tout a ici en apparence un air
fabuleux : un serpent parle : une femme écoute : un homme si parlait et
très-éclairé se laisse entraîner à une tentation grossière : tout le genre
humain tombe avec lui dans le péché et dans la mort : tout cela paraît insensé.
Mais c'est ici que commence la vérité de cette sublime sentence de saint Paul :
« Ce qui est en Dieu une folie (apparente), est plus sage que la sagesse des
hommes ; et ce qui est en Dieu une faiblesse » apparente, « est plus fort que la
force de tous les hommes (2). »
Commençons par la finesse du
serpent; et ne la regardons pas comme la finesse d'un animal sans raison, mais
comme la finesse du diable, qui par une permission divine était entré dans le
corps de cet animal. Comme Dieu paraissait à l'homme sous une figure sensible,
il en était de même des anges. Dieu parle à Adam, Dieu lui amène les animaux, et
lui amène sa femme qu'il venait de tirer de lui-même ; Dieu lui paraît comme
quelque chose qui se promène dans le paradis : il y a dans tout cela une figure
extérieure, quoiqu'elle ne soit point exprimée : et il était juste, l'homme
1 Genes., III, 1. — 2 I Cor.,
I, 25.
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étant composé de corps et d'âme, que Dieu se fit connaître
à lui selon l'un et l'autre, selon les sens comme selon l'esprit. Il en était de
même des anges qui conversaient avec l'homme en telle forme que Dieu permettait
et sous la figure des animaux. Eve donc ne fut point surprise d'entendre parler
un serpent, comme elle ne le fut pas de voir Dieu même paraître sous une forme
sensible : elle sentit qu'un ange lui parlait, et seulement il paraît qu'elle ne
distingua pas assez si c'était un bon ou un mauvais ange, n'y ayant aucun
inconvénient que dès lors « l'ange des ténèbres se transfigurât en ange de
lumière (1). »
Voilà donc de quoi s'élever à
quelque chose de plus haut que ce qui paraît ; et il faut considérer dans cette
parole du serpent une secrète permission de Dieu, par laquelle l'esprit
tentateur se présente à Eve sous cette figure.
Pourquoi il détermina cet ange
superbe à paraître sous cette forme plutôt que sous une autre, quoiqu'il ne soit
pas nécessaire de le savoir, l'Ecriture nous l'insinue en disant que « le
serpent était le plus fin de tous les animaux; » c'est-à-dire celui qui
s'insinuait de la manière la plus souple et la plus cachée, et qui, pour
beaucoup d'autres raisons que la suite développera, représentait mieux le démon
dans sa malice, dans ses embûches et ensuite dans son supplice.
Les hommes ignorants voudraient
qu'Eve, au lieu d'entendre le serpent, se fût d'abord effrayée comme nous
faisons à la vue de cet animal, sans songer que les animaux soumis à l'empire de
l'homme n'avaient rien d'affreux pour lui dans l'origine ; au contraire, pour
ainsi dire rampaient devant lui, aussi bien que le serpent, par une marque
divine comme imprimée sur sa face qui les tenait dans sa sujétion. Le démon
n'avait donc garde de se servir de la forme du serpent pour effrayer Eve, non
plus que pour la fléchir à ses volontés par une espèce de force : mais cet
esprit cauteleux alla par adresse et par les subtiles insinuations que nous
allons voir.
Jusqu'ici il ne paraît rien que
d'excellent dans la nature de l'homme, à qui tous les animaux paraissent soumis,
et même
1 II Cor., XI, 14.
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ceux qui à présent nous font naturellement le plus
d'horreur. Jésus-Christ a rétabli cet empire d'une manière plus haute, lorsqu'il
a dit, racontant les prodiges que fera la foi dans ceux qui croient : « Ils
dompteront les serpents, et les poisons qu'ils boiront ne leur nuiront pas (1).
» Ce miracle s'accomplira en nous d'une façon admirable, si parmi tant
d'erreurs, tant de tentations, tant d'illusions, et pour ainsi dire, dans un air
si corrompu, nous savons avec la grâce de Dieu, conserver notre cœur pur, notre
bouche simple et sincère, nos mains innocentes.
Seigneur, faites-moi connaître
les profondeurs de Satan et les finesses malignes de cet esprit à qui il vous a
plu de conserver toute sa subtilité, toute sa pénétration, toute la supériorité
naturelle de génie qu'il a sur nous, pour vous en servir aux épreuves où vous
voulez mettre notre fidélité, et faire connaître magnifiquement la puissance de
votre grâce.
Voici le premier ouvrage de cet
esprit ténébreux. Sa malignité et sa jalousie le portent à détruire l'homme que
Dieu avait fait si parfait et si heureux, et à subjuguer celui à qui il avait
donné tant d'empire sur toutes les créatures corporelles, afin que ne pouvant
renverser le trône de Dieu en lui-même, il le renverse autant qu'il peut dans
l'homme qu'il a élevé à une si haute puissance.
Nous avons donc à considérer par
quels moyens il a réussi dans cet ouvrage, afin de connaître ceux par lesquels
nous lui devons résister et nous relever de notre chute, c'est-à-dire relever en
nous l'empire de Dieu abattu.
Nous étions à la vérité
au-dessous de l'ange; mais comme nous avons vu, « un peu au-dessous (2) : » car
nous lui étions égaux dans le bonheur de posséder le souverain bien ; et nous
avions
1 Marc., XVI, 17. — 2 Psal. VIII, 6.
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comme lui une intelligence et un libre arbitre aidé de la
grâce, capable avec cette grâce de s'élever à cette bienheureuse jouissance.
Nous pouvions donc aisément résister à Satan, qui l'avait perdue et qui voulait
nous la faire perdre. Quelque avantage qu'il eût sur nous du côté de
l'intelligence, loin de pouvoir nous forcer, la grâce que nous avions et qu'il
avait rejetée et entièrement perdue par sa faute, nous rendait ses supérieurs en
force et en vertu : ainsi il ne pouvait rien contre nous que par persuasion ; et
c'était aussi ce qui flattait son orgueil, de soumettre notre esprit au sien par
adresse de nous faire donner dans les pièges qu'il nous tendait.
Le premier effet de cet artifice
est d'avoir tenté Adam par Eve, et d'avoir commencé à nous attaquer par la
partie la plus faible. Quelque parfaite que fût et dans le corps et encore plus
dans l'esprit la première femme immédiatement sortie des mains de Dieu, elle
n'était selon le corps qu'une portion d'Adam et une espèce de diminutif. Il en
était à proportion à peu près de même de l'esprit : car Dieu avait fait régner
dans son ouvrage une sagesse qui y rangeait tout avec une certaine convenance.
Ce n'est point Eve, mais Adam qui nomma les animaux : c'était à Adam et non
point à Eve qu'il les avait amenés. Si Eve, comme sa compagne chérie,
participait à son empire, il demeurait à l'homme une primauté qu'il ne pouvait
perdre que par sa faute et par un excès de complaisance. Il avait donné le nom à
Eve, comme il l'avait donné à tous les animaux, et la nature voulait qu'elle lui
fût en quelque sorte sujette. C'était donc en lui que résidait la supériorité de
la sagesse; et Satan le vient attaquer par l'endroit le moins fort et pour ainsi
dire le moins muni.
Si cet artifice réussit à cet
esprit malicieux, il ne faut pas s'étonner qu'il le continue, et qu'il tâche
encore d'abattre l'homme par les femmes, quoique d'une autre manière, parce
qu'il n'avait point encore de concupiscence. Il suscita contre Job sa propre
femme , et souleva contre lui cette ennemie domestique pour pousser à bout sa
patience. Tobie, qui de voit être après lui le modèle de cette vertu, eut dans
sa maison une semblable persécution. Les plus grands rois sont tombés par cet
artifice. Qui ne sait
100
la chute de David et de Salomon? Qui peut oublier la
faiblesse d'Hérode et la meurtrière de saint Jean-Baptiste ? Le diable, en
attaquant Eve, se préparait dans la femme un des instruments les plus dangereux
pour perdre le genre humain : et ce n'est pas sans raison que le Sage a dit «
qu'elle avait assujetti les plus puissants, et donné la mort aux plus courageux
(1). »
« Pourquoi le Seigneur vous
a-t-il défendu de manger de cet arbre? » Et un peu après : « Vous ne mourrez pas
(2). » La suite de ces paroles fait voir qu'il voulait induire Eve à erreur ;
mais s'il lui avait proposé d'abord l'erreur où il voulait la conduire, et une
contradiction manifeste au commandement et à la parole de Dieu, il lui accroît
inspiré d'abord plus d'horreur que de volonté de l'écouter : mais avant que de
proposer l'erreur, il commence par le doute : « Pourquoi le Seigneur vous a-t-il
défendu ? » Il n'ose pas dire : Il vous a trompés : son précepte n'est pas juste
: sa parole n'est pas véritable; il demande, il interroge, comme pour être
instruit lui-même plutôt que pour instruire celle qu'il voulait surprendre. Il
ne pouvait commencer par un endroit plus insinuant ni plus délicat.
La première faute d'Eve, c'est
de l'avoir écouté et d'être entrée avec lui en raisonnement. Dès qu'on a voulu
la faire douter de la vérité et de la justice de Dieu, elle devait fermer
l'oreille et se retirer. Mais la subtilité de la demande l'ayant rendue
curieuse, elle entra en conversation et elle y périt. La première faute de ceux
qui errent, ou par l'erreur de l'esprit, ou par la séduction et l'égarement de
leurs sens, c'est de douter. Satan dit tous les jours, et aux hérétiques, et à
tous ceux qui sont entraînés dans
1 Prov., VII, 20. — 2 Genes., III, 1, 2, 3,
4.
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leurs voluptés et leurs passions, ce malheureux pourquoi
: et s'il lui a réussi contre Eve avant la concupiscence et les passions,
faut-il s'étonner qu'il ait des succès si prodigieux avec ce secours ? Fuyons,
fuyons : et dès le premier pourquoi, dès le premier doute qui commence à
se former dans notre esprit, bouchons l'oreille : car pour peu que nous
chancellions, nous périrons.
« Nous mangeons de tous les
fruits du paradis; mais pour l'arbre qui est au milieu, le Seigneur nous a
défendu d'en manger le fruit et d'y toucher sous peine de mort (1). » Telle fut
la réponse d'Eve, où il n'y a rien que de véritable, puisqu'elle ne fait que
répéter le commandement et les paroles du Seigneur. Il ne s'agit donc pas de
bien répondre, ni de dire de bonnes choses, mais de les dire à propos. Eve eut
dû ne point parler du tout au tentateur, qui lui venait demander des raisons
d'un commandement suprême, où il n'y avait qu'à obéir, et non point à raisonner.
Combien de fois y est-on trompé ? Tout en disant de bonnes choses, on
s'entretient avec la tentation ; mais il faut rompre commerce à l'instant. Et
c'était le cas, non de réciter, mais de pratiquer le commandement de Dieu, et se
bien garder sous prétexte de rendre raison au séducteur, de faire durer le temps
de la séduction. Le Fils de Dieu nous a bien donné un autre exemple dans le
temps de sa tentation. Les paroles de l'Ecriture qu'il allègue ne sont pas un
entretien pour raisonner avec le tentateur, mais un refus précis avec cette
exécration : « Va-t'en Satan (2). » Au lieu qu'Eve curieuse veut raisonner, et
entendre les raisonnements du serpent. Aussi voit-il insensiblement augmenter
ses forces. Comme il vit qu'Eve était éblouie de la nouveauté, et que déjà elle
entrait dans le doute qu'il lui voulait suggérer, il ne garde plus de mesures
1 Genes., III, 2. — 2 Matth., X, 10.
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et lui dit sans ménagement : « Vous ne mourrez pas : car
Dieu sait qu'au jour que vous mangerez de ce fruit, vos yeux seront ouverts et
vous serez comme des Dieux, sachant le bien et le mal (1). » Il insinuait par
ces paroles que Dieu avait attaché au fruit de cet arbre une divine vertu, par
où l'homme serait éclairé sur toutes les choses qui pouvaient le rendre bon ou
mauvais, heureux ou malheureux. « Et alors, » dit-il, par une si belle
connaissance vous deviendrez si parfaits, que « vous serez comme des Dieux. » De
cette sorte il flatte l'orgueil, il pique et excite la curiosité : Eve commence
à regarder ce fruit défendu et c'est un commencement de désobéissance : car le
fruit que Dieu défendait de toucher, ne devait pas même être regardé avec
complaisance : « Elle vit, » dit l'Ecriture, « qu'il était beau à la vue, bon à
manger, agréable à voir (2) : » elle n'oublie rien de ce qui pouvait la
satisfaire. C'est vouloir être séduite que de se rendre si attentive à la beauté
et au goût de ce qui lui avait été interdit. La voilà donc occupée des beautés
de cet objet défendu, et comme convaincue que Dieu était trop sévère de leur
défendre l'usage d'une chose si belle, sans songer que le péché ne consiste pas
à user des choses mauvaises par leur nature, puisque Dieu n'en avait point fait
ni n'en pouvait faire de telles, mais à mal user des bonnes. Le tentateur ne
manqua pas de joindre la suggestion, et pour ainsi dire le sifflement intérieur
à l'extérieur ; et il tâcha d'allumer la concupiscence qu'Eve jusqu'alors ne
connaissait pas. Mais dès qu'elle eut commencé à écouter et à raisonner sur un
commandement si précis, à ce commencement d'infidélité on peut croire que Dieu
commença aussi à retirer justement sa grâce, et que la concupiscence des sens
suivit de près le désordre qu'Eve avait déjà introduit volontairement dans son
esprit. Ainsi elle mangea du fruit, et le serpent demeura vainqueur. Il ne
poussa pas plus loin la tentation du dehors ; et content d'avoir bien instruit
et persuadé son ambassadeur, il laissa faire le reste à Eve séduite. Remarquez
qu'il lui avait parlé non-seulement pour elle, mais encore pour son mari, en lui
disant non point : Tu seras ; et : Pourquoi Dieu t'a-t-il défendu? mais : «Vous
serez comme des Dieux; » et : « Pourquoi
1 Genes., III, 4, 5. — 2 Ibid., 6.
103
vous a-t-on fait cette défense ? » Le démon ne se trompa
pas en croyant que cette parole portée par Eve à Adam aurait plus d'effet que
s'il la lui eût portée lui-même. Voilà donc par un seul coup trois grandes
plaies : l'orgueil entra avec ces paroles : « Vous serez comme des Dieux ; »
celles-ci : « Vous saurez le bien et le mal, » excitèrent la curiosité ; et ces
regards attentifs sur l'agrément et sur le bon goût de ce beau fruit, firent
entrer jusque dans la moelle des os l'amour du plaisir des sens. Voilà les trois
maladies générales de notre nature, dont la complication fait tous les maux
particuliers dont nous sommes affligés, et saint Jean les a ramassées dans ces
paroles : « N'aimez pas le monde ni tout ce qui est dans le monde, parce que
tout ce qui est dans le monde est ou la concupiscence de la chair (1) »
c'est-à-dire manifestement la sensualité ; « ou la concupiscence des yeux, » qui
est la curiosité ; « ou » enfin l'ambition et « l'orgueil répandu dans toute la
vie, » qui est le nom propre du troisième vice dont la nature et la vie humaine
est infectée.
« Eve prit le fruit et le
mangea, et en donna à son mari qui en mangea (2) : « la tentation et la chute
d'Adam passe en ce peu de mots. Le premier et le plus beau commentaire que nous
ayons sur cette matière, est celui de saint Paul : « Adam n'a pas été séduit, et
Eve a été séduite dans sa prévarication (3). » Il faut ici entendre en deux sens
qu'Adam ne fut point séduit : il ne fut point séduit, premièrement parce que ce
n'est point à lui que s'attaqua d'abord le séducteur; secondement il ne fut pas
séduit, parce que d'abord, comme l'interprètent les saints docteurs, il céda
plutôt à Eve par complaisance que convaincu par ses raisons. Les saints
interprètes, et entre autres saint Augustin, disent expressément qu'il ne voulut
point contrister cette seule et chère
1 I Joan., II, 16. — 2 Genes.,
III, 6. — 3 I Timoth., II, 14.
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compagne : Conjugali necessitudini paruisse (1) : ni
se laisser dans son domestique et dans la mère future de tous ses enfants une
éternelle contradiction. A la fin pourtant il donna dans la séduction : prévenu
par sa complaisance, il commença lui-même à goûter les raisons du serpent, et
conçut les mêmes espérances que sa femme, puisque ce n'était que par lui
qu'elles devaient passer à tous ses enfants, où elles ont fait tous les ravages
que nous voyons encore parmi nous.
Adam crut donc qu'il saurait le
bien et le mal, et que sa curiosité serait satisfaite ; Adam crut qu'il serait
comme un Dieu, auteur par son libre arbitre de la fausse félicité qu'il
affectait, ce qui contenta son orgueil : d'où tombé dans la révolte des sens, il
chercha de quoi les flatter dans le goût exquis du fruit défendu. Qui sait si
alors déjà corrompu, Eve ne commença pas à lui paraître trop agréable? Malheur à
l'homme qui se peut plaire en quelque autre chose qu'en Dieu! tous les plaisirs
l'assiègent, et tour à tour ou tout ensemble ils lui font la loi. Quoi qu'il en
soit, la suite va faire paraître que les deux époux devinrent un piège l'un à
l'autre ; et leur union qui devait être toujours honnête, s'ils eussent
persévéré dans leur innocence, eut quelque chose dont la pudeur et l'honnêteté
fut offensée.
« Et aussitôt leurs yeux furent
ouverts : et s'étant aperçus qu'ils étaient nus, ils se couvrirent de feuilles
de figuier cousues ensemble , et se firent une ceinture : » l'original porte, «
un habillement autour des reins (2). » Hélas ! nous commençons à n'oser parler
de la suite de notre histoire, où il commence à nous paraître quelque chose
qu'une bouche pudique ne peut exprimer, et que de chastes oreilles ne peuvent
entendre. L'Ecriture s'enveloppe ici elle-même,
1 S. August. de Civitate Dei, lib.
XIV, c. XI, n. 2. — 2 Genes., III, 7.
105
et ne nous dit qu'à demi-mot ce que sentirent en eux-mêmes
nos premiers parents. Jusqu'ici leur nudité innocente ne leur faisait point de
peine. Voulez-vous savoir ce qui leur en fait, considérez comme ils se couvrent
et de quoi. Ce n'est point contre les injures de l'air qu'ils se couvrent de
feuilles : Dieu leur donna dans la suite des habits de peau pour cet usage, et «
les en revêtit lui-même (1).» Ici ce n'est que des yeux et de leurs propres yeux
qu'ils veulent se défendre. Ils n'ont besoin que de feuilles, seulement ils en
choisissent des plus larges et des plus épaisses, que la vue puisse moins
percer. Ils s'en avisent d'eux-mêmes, et c'est ainsi que «leurs yeux furent
ouverts (2): » non qu'auparavant ils fussent aveugles , comme l'ont cru quelques
interprètes. S'ils l'eussent été, ni Adam n'eût vu les animaux ou Eve même qu'il
nomma : ni Eve n'aurait vu ou le serpent ou le fruit. Dire donc que « les yeux
leur furent ouverts, » c'est une manière honnête et modeste d'exprimer qu'ils
sentirent leur nudité, et c'est par là qu'ils commencèrent en effet, mais pour
leur malheur, à connaître le mal. En un mot, leur esprit qui s'est soulevé
contre Dieu ne peut plus contenir le corps auquel il devait commander ; et voilà
incontinent après leur péché, la cause de la honte que jusqu'alors ils ne
connaissaient pas. Achevons, pour ne pas revenir à ce désordre honteux. Nous en
naissons tous, et c'est par là que notre naissance et notre conception,
c'est-à-dire la source même de notre être est infectée par le péché originel. O
Dieu, où en sommes-nous, et de quel état sommes-nous déchus!
Qui pourrait dire combien énorme
a été le crime d'être tombé, en sortant tout récemment des mains de Dieu, dans
une si grande félicité, dans une si grande facilité de ne pécher pas? Voilà
déjà.
1 Genes., III, 21.— 2 Ibid., 7.
106
deux causes de l'énormité : la félicité de l'état d'où tout
besoin était banni; la facilité de persévérer dans ce bienheureux état, d'où
toute cupidité, toute ignorance, toute erreur, toute infirmité était ôtée. Le
précepte , comme on a vu, n'était qu'une douce épreuve de la sujétion, un frein
léger du libre arbitre, pour lui faire apercevoir qu'il avait un maître, mais le
maître le plus bénin qui lui imposait par bonté le plus doux et le plus léger de
tous les jougs. Il est tombé néanmoins et Satan en a été le vainqueur, quoiqu'on
ait peine à connaître par où le péché a pu pénétrer. C'est assez qu'il ait été
tiré du néant, pour en porter la capacité dans son fonds; c'est assez qu'il ait
écouté, qu'il ait hésité pour en venir à l'effet.
A ces deux causes de l'énormité
du péché d'Adam, ajoutons-y l'étendue d'un si grand crime qui comprend en soi
tous les crimes, en répandant dans le genre humain la concupiscence qui les
produit tous : par lequel il donne la mort à tous ses enfants qui sont tous les
hommes, qu'il livre tous au démon pour les égorger, et coopère avec celui-ci
dont le Fils de Dieu a dit pour cette raison « qu'il a été homicide dès le
commencement (1). » Mais s'il a été homicide, Adam a été le parricide de
soi-même et de tous ses en-fans qu'il a égorgés, non dans le berceau, mais dans
le sein de leur mère et môme avant la naissance : il a encore égorgé sa propre
femme, puisqu'au lieu de la porter à la pénitence qui l'aurait sauvée, il achève
de la tuer par sa complaisance. O le plus grand de tous les pécheurs, qui te
donnera le moyen de te relever d'une si affreuse chute ! quel asile trouveras-tu
contre ton vainqueur ? A quelle bonté auras-tu recours ? A la seule bonté de
Dieu : mais tu ne le peux, et c'est là le plus malheureux effet de ta chute : tu
ne peux que fuir Dieu comme on va voir, et augmenter ton péché. Craignons donc
du moins dans notre faiblesse le péché qui nous a vaincus dans notre force.
1 Joan., VIII, 44.
107
« Comme Dieu se promenait dans
le paradis » (car pour les raisons qui ont été dites, nous avons vu qu'il leur
apparaissait sous des figures sensibles) : « ils en entendirent le bruit. Adam
et Eve se cachèrent de devant la face du Seigneur, dans l'épaisseur du bois du
paradis. Et le Seigneur Dieu appela Adam, et lui dit : Où es-tu ? et Adam lui
répondit : J'ai entendu dans le paradis le bruit de votre présence, et je l'ai
redoutée, parce que j'étais nu, et je me suis caché. Et Dieu lui dit : Mais qui
t'a montré que tu étais nu, si ce n'est que tu as mangé du fruit que je t'avais
défendu (1)? »
Il est dit dans l'Ecriture que «
Dieu se promenait à l'air durant le midi. » Ces choses en elles-mêmes si peu
convenables à la majesté de Dieu et à l'idée de perfection qu'il nous a donnée
de lui-même, nous avertissent d'avoir recours au sens spirituel. Le midi qui est
le temps de la grande ardeur du jour, nous signifie l'ardeur brûlante de la
justice de Dieu, lorsqu'elle vient se venger des pécheurs : et quand il est dit
que Dieu dans cette ardeur se promène à l'air, c'est qu'il tempère par bonté
l'ardeur intolérable de son jugement. Car c'était déjà un commencement de bonté
de vouloir bien reprendre Adam : au lieu que sans le reprendre, il pouvait le
précipiter dans les enfers, comme il a fait l'ange rebelle. Adam n'avait pas
encore appris à profiter de ces reproches, et comme à respirer à cet air plus
doux : plein des terreurs de sa conscience, il se cache dans la forêt, et n'ose
paraître devant Dieu.
Nous avons vu l'homme pécheur
qui ne se peut souffrir lui-même : mais sa nudité ne lui est jamais plus
affreuse que par rapport , non point à lui-même, mais à Dieu, « devant qui tout
est à
1 Genes., III, 8-11.
108
nu et à découvert, » jusqu'aux replis les plus intimes de
sa conscience : quia omnia nuda sunt et alerta oculis ejus (1). Contre
des yeux si pénétrants, des feuilles ne suffisent pas : Adam cherche l'épais des
forêts, et encore n'y trouve-t-il pas de quoi s'y mettre à couvert. Il ne faut
pas s'imaginer qu'il crût se soustraire aux yeux invisibles de Dieu : il tacha
du moins de se sauver de sa présence sensible qui le brûlait trop, à peu près
comme feront ceux qui crieront au dernier jugement : « Montagnes, tombez sur
nous : collines, enterrez-nous (2). » Mais la voix de Dieu le poursuit : « Adam,
où es-tu? » Combien loin de Dieu et de toi-même ! dans quel abîme de maux, dans
quelles misères, dans quelle ignorance, dans quel déplorable égarement!
A cette voix, étonné et ne
sachant où se mettre : « Je me suis caché, dit-il, parce que j'étais nu. — Mais
qui t'a dit que tu étais nu, si ce n'est que tu as mangé du fruit défendu? — La
femme que vous m'avez donnée pour compagne, m'a présenté du fruit et j'en ai
mangé (3). » C'est ici que les excuses commencent ; vaines excuses qui ne
couvrent pas le crime, et qui découvrent l'orgueil et l'impénitence. Si Adam, si
Eve avaient pu avouer humblement leur faute, qui sait jusqu'où se serait portée
la miséricorde de Dieu? Mais Adam rejette la faute sur la femme, et la femme sur
le serpent, au lieu de n'en accuser que leur libre arbitre. De si frivoles
excuses étaient figurées par les feuilles de figuier, par l'épaisseur de la
forêt dont ils pensaient se couvrir ; mais Dieu fait voir la vanité de leur
excuse. Que sert à l'homme de dire : « La femme que vous m'avez donnée pour
compagne ? » Il semble s'en prendre à Dieu même. Mais Dieu lui avait-il donné
cette femme pour compagne de sa désobéissance? Ne devait-il pas la régir, la
redresser ? C'est donc le comble du crime, loin de l'avouer, d'en vouloir
rejeter la faute sur sa malheureuse compagne et sur Dieu même qui la lui avait
donnée.
Ne cherchons point d'excuses à
nos crimes : ne les rejetons pas sur la partie faible qui est en nous :
confessons que la raison de-voit présider et dominer à ses appétits : ne
cherchons point à nous couvrir : mettons-nous devant Dieu ; peut-être alors que
sa bonté
1 Hebr., IV, 13. — 2 Luc.,
XXIII, 30. — 3 Genes., III, 10-12.
109
nous couvrira d'elle-même, et que nous serons de ceux dont
il est écrit : « Bienheureux ceux dont les iniquités ont été remises, et dont
les péchés ont été couverts (1) !
Il faut ici distinguer l'ordre
du crime d'avec l'ordre de la justice divine. Le crime commence par le serpent,
se continue en Eve, et se consomme en Adam ; mais l'ordre de la justice divine
est de s'attaquer d'abord au plus capital. C'est pourquoi il s'en prend d'abord
à l'homme, en qui se trouvait dans la plénitude de la force et de la grâce la
plénitude de la désobéissance et de l'ingratitude. C'était à lui qu'était
attachée la totalité de la grâce originelle ; c'était à lui que les grands dons
avaient été communiqués; et à lui qu'avait été donné et signifié le grand
précepte : c'est donc par lui que Dieu commence; l'examen passe ensuite à la
femme ; il se termine au serpent, et rien n'échappe à sa censure.
« Et Dieu dit à Eve : Pourquoi
avez-vous fait cela? Elle répondit : Le serpent m'a trompée (2). » — Mais
pourquoi vous laissiez-vous tromper? N'aviez-vous pas tout ensemble votre libre
arbitre et ma grâce ? Pourquoi avez-vous écouté ? La conviction était facile;
mais Dieu en laisse l'effet à la conscience d'Eve ; et se tour nant vers le
serpent dont l'orgueil et l'obstination ne lui permettait pas de s'excuser, sans
lui demander de pourquoi, ainsi
1 Psal. XXXI, 1. — 2 Genes., III, 13.
110
qu'il avait fait à Adam et à Eve, il lui dit décisivement
et tout court : « Parce que vous avez fait cela, vous serez maudit parmi tous
les animaux : vous marcherez sur votre estomac : et la terre sera votre
nourriture (1).» Voilà trois caractères du serpent : d'être en exécration et en
horreur plus que tous les autres animaux ; c'est aussi le caractère de Satan,
que tout le monde maudit : de marcher sur son estomac, de n'avoir que des
pensées basses, et ce qui revient à la même chose, de se nourrir de terre,
c'est-à-dire de pensées terrestres et corporelles, puisque toute son occupation
est d'être notre tentateur et de nous plonger dans la chair et dans le sang. La
suite marque encore mieux le caractère du diable, qui le pousse à porter des
plaies par derrière et par le bas ; c'est ce que Dieu explique par ces paroles :
« Tu lui dresseras des embûches et lui mordras le talon (2). » Comme donc les
caractères du diable devaient être représentés par ceux du serpent, Dieu qui le
prévoyait le détermina à se servir de cet animal pour parler à Eve, afin
qu'étant l'image du diable par ses embûches, il en représentât encore le juste
supplice ; en sorte que ces caractères que nous venons de marquer, convinssent
au serpent en parabole, et au diable en vérité.
Considérez un moment comment
Dieu atterre cet esprit superbe, enflé de sa victoire sur le genre humain. Quel
autre en a remporté une plus entière ? Par un seul coup tout le genre humain
devient le captif de ce superbe vainqueur. Vantez-vous de vos conquêtes,
conquérants mortels : Dieu qui a humilié le serpent au milieu de son triomphe,
saura vous abattre.
« Le Seigneur dit à la femme :
Je multiplierai tes calamités et tes enfantements ; tu enfanteras dans la
douleur (3) : » la fécondité
1 Genes., III, 14.— 2 Ibid., 15. — 3 Ibid.,
10.
111
est la gloire de la femme ; c'est là que Dieu met son
supplice : ce n'est qu'au péril de sa vie qu'elle est féconde. Ce supplice n'est
pas particulier à la femme : la race humaine est maudite ; pleine dès la
conception et dès la naissance de confusion et de douleurs, et de tous côtés
environnée de tourment et de mort, l'enfant ne peut naître sans mettre sa mère
en péril ; ni le mari devenir père sans hasarder la plus chère moitié de sa vie.
Eve est malheureuse et maudite dans tout son sexe, dont les enfants sont si
souvent les meurtriers : elle était faite pour être à l'homme une douce société,
sa consolation, et pour faire la douceur de sa vie ; elle s'enorgueillissait de
cette destination : mais Dieu y mêle la sujétion ; et il change en une amère
domination cette douce supériorité qu'il avait d'abord donnée à l'homme. Il
était supérieur par raison; il devient un maître sévère par humeur ; sa jalousie
le rend un tyran ; la femme est assujettie à cette fureur, et dans plus de la
moitié de la terre les femmes sont dans une espèce d'esclavage. Ce dur empire
des maris et ce joug auquel la femme est soumise, est un effet du péché. Les
mariages sont aussi souvent un supplice qu'une douce liaison ; et on est une
dure croix l'un à l'autre, et un tourment dont on ne peut se délivrer ; unis et
séparés on se tourmente mutuellement. Dans le sens spirituel, on n'enfante plus
qu'avec peine : toutes les productions de l'esprit lui coûtent : les soucis
abrègent nos jours ; tout ce qui est désirable est laborieux.
Par la rédemption du genre
humain , le supplice d'Eve se change en grâce. Sa première punition lui rendait
sa fécondité périlleuse : mais la grâce, comme dit saint Paul, fait «qu'elle est
sauvée par la production des enfants (1) » Si sa vie y est exposée, son salut y
est assuré, pourvu qu'elle soit fidèle à ce que demande son état ; c'est-à-dire
qu'elle demeure « dans la foi (conjugale), dans un amour » chaste de son mari, «
dans la sanctification » et la piété, comme naturelle à son sexe; bannissant les
vanités de la parure et toute mollesse « par la sobriété , » la modération et la
tempérance, comme ajoute le même saint Paul.
1 I Timoth., II, 15.
112
« Il dit à Adam : Parce que tu
as écouté la parole de ta femme (1). » C'est par où commence l'accusation :
l'homme est convaincu d'abord d'une complaisance excessive pour la femme : c'est
la source de notre perte, et ce mal ne se renouvelle que trop souvent.
Continuons : a Parce que tu as mangé du fruit que je t'avais interdit, tu ne
mangeras ton pain qu'avec la sueur de ton visage, etc. » C'est par où commence
le supplice; mais il est exprimé par des paroles terribles : « La terre est
maudite dans ton travail : » la terre n'avait point péché; et si elle est
maudite, c'est à cause du travail de l'homme maudit qui la cultive : on ne lui
arrache aucun fruit, et surtout le fruit le plus nécessaire, que par force et
parmi des travaux continuels.
« Tous les jours de ta vie (2) :
» la culture de la terre est un soin perpétuel qui ne nous laisse en repos ni
jour ni nuit, ni en aucune saison : à chaque moment l'espérance de la moisson et
le fruit unique de tous nos travaux peut nous échapper : nous sommes à la merci
du ciel inconstant, qui fait pleuvoir sur le tendre épi, non-seulement les eaux
nourrissantes de la pluie, mais encore la rouille inhérente et consumante de la
niellure.
« La terre te produira des
épines et des buissons (3) : » féconde dans son origine et produisant
d'elle-même les meilleures plantes, maintenant si elle est laissée à son
naturel, elle n'est fertile qu'en mauvaises herbes : elle se hérisse d'épines;
menaçante et déchirante de tous côtés, elle semble même nous vouloir refuser la
liberté du passage, et on ne peut marcher sur elle sans combat,
« Tu mangeras l'herbe de la
terre (4) : » il semble que dans l'innocence des commencements, les arbres
devaient d'eux-mêmes offrir et fournir à l'homme une agréable nourriture dans
leurs
1 Genes., III, 17-19. — 2
Ibid. — 3 Ibid., 18. — 4 Ibid.
113
fruits : mais depuis que l'envie du fruit défendu nous eut
fait pécher , nous sommes assujettis à manger l'herbe que la terre ne produit
que par force ; et le blé dont se forme le pain qui est notre nourriture
ordinaire, doit être arrosé de nos sueurs. C'est ce qu'insinuent ces paroles : «
Tu mangeras l'herbe ; et ton pain te sera donné à la sueur de ton visage. »
Voilà le commencement de nos malheurs : c'est un continuel travail qui seul peut
vaincre nos besoins et la faim qui nous persécute.
« Jusqu'à ce que tu retournes à
la terre dont tu as été formé, » et que tu deviennes « poussière (1).» Il n'y a
point d'autre fin de nos travaux ni d'autre repos pour nous, que la mort et le
retour à la poussière, qui est le dernier anéantissement de nos corps. Cet objet
est toujours présent à nos yeux : la mort se présente de toutes parts : la terre
même que nous cultivons nous la met incessamment devant la vue : c'est l'esprit
de cette parole. L'homme ne cessera de « travailler la terre dont il est pris
(2), » et où il retourne.
Homme, voilà donc ta vie :
éternellement tourmenter la terre , ou plutôt te tourmenter toi-même en la
cultivant Jusqu'à ce qu'elle te reçoive toi-même et que tu ailles pourrir dans
son sein. O repos affreux ! O triste fin d'un continuel travail !
« Et le Seigneur Dieu fil à Adam
des habits de peaux, et il les en revêtit (3). » L'homme ne devient pas
seulement mortel, mais exposé par sa mortalité à toutes les injures de l'air
d'où naissent mille sortes de maladies : voilà la source des habits que le luxe
rend si superbes : la honte de la nudité les a commencés ; l'infirmité les a
étendus sur tout le corps ; le luxe veut les enrichir, et y mêle la mollesse et
l'orgueil. O homme, reviens à ton originel
1 Genes., III, 19. — 2 Ibid., 23. — 3
Ibid., 21.
114
Pourquoi t'enorgueillir dans tes habits? Dieu ne te donne
d'abord que des peaux pour te vêtir : plus pauvre que les animaux dont les
fourrures leur sont naturelles, infirme et nu que tu es, tu te trouves d'abord à
l'emprunt, mais ta disette est infinie : tu empruntes de tous côtés pour te
parer, mais allons à l'origine et voyons le principe du luxe : après tout il est
fondé sur le besoin ; on tâche en vain de déguiser cette faiblesse en accumulant
le superflu sur le nécessaire.
L'homme en a usé de même dans
tout le reste de ses besoins, qu'il a tâché d'oublier et de couvrir en les
ornant : les maisons qu'on décore par l'architecture, dans leur fond ne sont
qu'un abri contre la neige et les orages, et les autres injures de l'air : les
meubles ne sont dans leur fond qu'une couverture contre le froid : ces lits
qu'on rend si superbes, ne sont après tout qu'une retraite pour soutenir la
faiblesse, et soulager le travail par le sommeil : il y faut tous les jours
aller mourir, et passer dans ce néant une si grande partie de notre vie.
« Et Dieu dit : Voyez Adam qui
est devenu comme un de nous, sachant le bien et le mal ; prenons donc garde
qu'il ne mette encore la main sur le fruit de vie, et ne vive éternellement (1).
» Cette dérision divine était due à sa présomption. Dieu dit en lui-même et aux
personnes divines, et si l'on veut aux saints anges : Voyez-moi ce nouveau Dieu,
qui ne s'est pas contenté de la ressemblance divine que Dieu avait imprimée au
fond de son âme : il s'est fait Dieu à sa façon, voyez comme il est savant, et
qu'en effet il a bien appris le bien et le mal à ses dépens : prenons garde
qu'après nous avoir si bien dérobé la science, il ne nous dérobe encore
l'immortalité. Remarquons que Dieu ajoute la dérision au
1 Genes., III, 22.
115
supplice : le supplice est dû à la révolte : mais l'orgueil
y attirait la dérision : « Je vous ai appelés, et vous avez refusé d'entendre ma
voix; j'ai tendu le bras, et personne ne m'a regardé; vous avez méprisé tous mes
conseils, vous avez négligé mes avis et mes reproches; et moi aussi à mon tour
je rirai dans votre perte ; je me moquerai de vos malheurs et de votre mort (1)
» C'est, direz-vous, pousser la vengeance jusqu'à la cruauté ; je l'avoue : mais
Dieu aussi deviendra cruel et impitoyable. Après que sa bonté a été méprisée, il
poussera la rigueur jusqu'à tremper et laver ses mains dans le sang du pécheur.
Tous les justes entreront dans cette dérision de Dieu : « Et ils riront sur
l'impie, et ils s'écrieront : Voilà l'homme qui n'a pas mis son secours en Dieu
; mais qui a espéré dans l'abondance de ses richesses; et il a prévalu par sa
vanité (2). » Cette vanité insensée lui offrait une flatteuse ressemblance de la
divinité même. « Adam est devenu comme un de nous : » il a voulu être riche de
ses propres biens : voyez qu'il est devenu puissant. Ainsi ces redoutables et
saintes dérisions de la justice divine suivies de celles des justes, ont leur
origine dans celle où Dieu insulte à Adam dans son supplice : Jésus-Christ qui
nous a mis à couvert de la justice de Dieu lorsqu'il en a porté le poids, a
souffert cette dérision dans son supplice : « S'il est le Fils de Dieu, qu'il
descende de la croix, et nous croirons en lui ; que Dieu, qu'il se vante d'avoir
pour père, le délivre (4). » C'est ainsi que lui insultaient les impies dans son
supplice, mêlant à la cruauté l'amertume de la moquerie. De cette sorte il a
expié la dérision qui était tombée sur Adam et sur tous les hommes.
C'est au milieu de cette amère
et insultante dérision que « Dieu le chasse du paradis de délices, pour
travailler à la terre d'où il a été pris (4). » Et voilà « à la porte de ce
paradis délicieux un chérubin qui roule en sa main une épée de feu (5) : » en
sorte que ce même lieu auparavant si plein d'attraits, devient un objet
d'horreur et de terreur.
1 Prov., I, 24,-26. — 2 Psal.,
LI, 8, 9. — 3 Matth., XXVII, 40, 42, 43. — 4 Genes., III, 23. — 5
Ibid., 24.
116
« Au jour que vous mangerez du
fruit défendu, vous mourrez de mort (1). » Dans l'instant même vous mourrez de
la mort de l’âme, qui sera incontinent séparée de Dieu, qui est notre vie et
l’âme de l’âme même. Mais encore que votre âme ne soit pas actuellement séparée
de votre corps à l'instant même du péché, néanmoins à cet instant elle mérite de
l'être; elle en est donc séparée quant à la dette, quoique non encore par
l'effet : nous devenons mortels : nous sommes dignes de mort : la mort nous
domine : notre corps dès là devient un joug à notre âme, et nous accable de tout
le poids delà mortalité et de l'infirmité qui l'accompagnent : justement,
Seigneur, justement : car l’âme qui a perdu volontairement Dieu, qui était son
âme, est punie de sa défection par son inévitable séparation d'avec le corps qui
lui est uni ; et la perte que fait le corps par nécessité de l’âme qui le
gouverne et le perfectionne, est le juste supplice de celle que l’âme a faite
volontairement de Dieu, qui la vivifiait par son union.
Justice de Dieu, je vous adore !
il était juste que composé de deux parties dont vous aviez rendu l'union
immuable, tant que je demeurerais uni à vous par la soumission que je vous
devais, après que je me suis soulevé contre vos ordres inviolables, je visse la
dissolution des deux parties de moi-même auparavant si bien assorties, et que je
visse mon corps en état d'aller pourrir dans la terre et de retourner à sa
première boue. O Dieu, je subis la sentence; et toutes les fois que la maladie
m'attaquera, pour petite qu'elle soit, ou que je songerai seulement que je suis
mortel, je me souviendrai de cette parole : « Tu mourras de mort, » et de cette
juste condamnation que vous avez prononcée contre toute la nature humaine.
L'horreur que j'ai naturellement de la mort,
1 Genes., II 17.
117
me sera une preuve de mon abandonnement au péché : car,
Seigneur, si j'étais demeuré innocent, il n'y aurait rien qui put me faire
horreur. Mais maintenant je vois la mort qui me poursuit, et je ne puis éviter
ses affreuses mains. O Dieu, faites-moi la grâce que l'horreur que j'en ressens
et que votre saint Fils Jésus n'a pas dédaigné de ressentir, m'inspire l'horreur
du péché qui l'a introduite sur la terre. Sans le péché nous n'aurions vu la
mort que peut-être dans les animaux : encore un grand et saint docteur (1)
semble-t-il dire qu'elle ne leur serait point arrivée dans le paradis, de peur
que les yeux innocents des hommes n'eussent été frappés de ce triste objet. Quoi
qu'il en soit, ô Jésus, je déteste le péché plus que la mort, puisque « c'est
par le péché que la mort a régné sur tout le genre humain, depuis Adam (2) »
notre premier père jusqu'à ceux qui vous verront arriver dans votre gloire.
Mais la grande peine du péché,
celle qui lui est seule proportionnée, c'est la mort éternelle : et cette peine
du péché est enfermée dans le péché même. Car le péché n'étant autre chose que
la séparation volontaire de l'homme qui se retire de Dieu, il s'ensuit de là que
Dieu se retire aussi de l'homme, et s'en retire pour jamais, l'homme n'ayant
rien par où il puisse s'y rejoindre de lui-même : de sorte que par ce seul coup
que se donne le pécheur, il demeure éternellement séparé de Dieu, et Dieu forcé
par conséquent à se retirer de lui, jusqu'à ce que, par un retour de sa pure
miséricorde, il lui plaise de revenir à son infidèle créature : ce qui
n'arrivant que par une pure bonté que Dieu ne doit point au pécheur, il s'ensuit
qu'il ne lui doit autre chose qu'une éternelle séparation et soustraction de sa
bonté, de sa grâce et de sa présence ; mais dès là son malheur est aussi immense
qu'il est éternel.
1 S. August., Op. imperf. contra Jul.
lib. III, n. 147. — 2 Rom., V, 12, 14.
118
Car, que peut-il arriver à la
créature privée de Dieu, c'est-à-dire, de tout bien? Que lui peut-il arriver,
sinon tout mal? « Allez, maudits, au feu éternel (1) : » et où iront-ils ces
malheureux repoussés loin de la lumière, sinon dans les ténèbres éternelles? Où
iront-ils éloignés de la paix, sinon au trouble, au désespoir, au « grincement
de dents? » Où iront-ils en un mot, éloignés de Dieu, sinon en toute l'horreur
que causera l'absence et la privation de tout le bien qui est en lui comme dans
la source? « Je te montrerai tout le bien (2), » dit-il à Moïse, en me montrant
moi-même. Que pourra-t-il donc arriver à ceux à qui il refusera sa face et sa
présence désirable, sinon qu'il leur montrera tout le mal : et qu'il le leur
montrera non-seulement pour le voir, ce qui est affreux ; mais, ce qui est
beaucoup plus terrible, pour le sentir par une triste expérience. Et c'est là le
juste supplice du pécheur qui se retire de Dieu, que Dieu aussi se retire de
lui, et par cette soustraction le prive de tout le bien, et l'investisse
irrémédiablement et inexorablement de tout le mal. O Dieu, ô Dieu, je tremble :
je suis saisi de frayeur à cette vue. Consolez-moi par l'espérance de votre
bonté: rafraîchissez mes entrailles, et soulagez mes os brisés, par Jésus-Christ
votre Fils, qui a porté la mort pour me délivrer de ses terreurs et de toutes
ses affreuses suites, dont la plus inévitable est l'enfer.
1 Matth., XXV, 41. — 2 Exod., XXXIII, 19.
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