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SERMON
POUR LA PROFESSION
DE MADAME DE LA VALLIERE.
REMARQUES HISTORIQUES.
Née en 1644, Louise-Françoise de
la Baume-le-Blanc de la Vallière, depuis duchesse de Vaujour, sortait d'une
famille distinguée dans la Touraine. Elle perdit de bonne heure son père, qui
était gouverneur d'Amboise. Par suite du second mariage de sa mère, elle fut
élevée dans la maison du duc d'Orléans, frère de Louis XIII, qui habitait tour à
tour ses deux résidences d'Orléans et de Blois. Douce et modeste, bonne et sage,
elle se fit aimer de tous; mais les éloges qu'on lui prodigua, pour être
mérités, ne firent pas moins dans son cœur une blessure profonde, et c'est à la
présomption qu'elle attribuera plus tard ses fautes et ses malheurs.
En 1661, Mlle de la Vallière fut
placée comme fille d'honneur près de Henriette d'Angleterre, qui venait
d'épouser le frère unique de Louis XIV. Elle conquit les suffrages de la cour
pour ainsi dire par la force des contraires, par la franchise et la droiture,
par la bienveillance et la simplicité. Ni son éducation n'était brillante, ni
son esprit raffiné, ni sa beauté parfaite. « Elle avait, dit l'abbé de Choisy
dans ses Mémoires, les cheveux blonds, le sourire agréable, les yeux
bleus, le regard si tendre et en même temps si modeste, qu'il gagnait l'amour et
l'estime au même moment. »
On lui adressa sans succès de
nombreux hommages; sa vertu noblement indignée repoussa les viles propositions
de Fouquet; mais son cœur faible et sensible devait trouver un maître, et quel
maître ! Elle conçut d'abord une admiration profonde, puis une tendre affection
pour un objet qu'elle voyait en quelque sorte élevé au-dessus de la condition
humaine : elle lutta courageusement, selon la mesure de ses forces, entre le
sentiment et le devoir; mais la victoire ne devait pas être longtemps disputée
par le plus grand monarque du monde. Des quatre enfants qui lui furent donnés,
deux vécurent : Melle de Blois, depuis princesse de Conti, qui était née en
1666; et le comte de Vermandois, qui avait vu le jour en 1667. A cette dernière
date, le
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roi érigea en duché la terre de Vaujour, en faveur de la
mère et de ses enfants légitimés.
Aimant le roi et non la royauté,
Madame de la Vallière servait le maître de son cœur, les courtisans disgraciés,
les pauvres et ses ennemis, sans égard pour ses parents ni souvenir d'elle-même.
Comblée des prévenances les plus flatteuses, objet secret de tous les amusements
publics et de toutes les fêtes de Versailles, elle s'accusait des préférences
qu'elle obtenait sur la reine, et voyait dans les honneurs qui l'entouraient le
prix de son ignominie ; elle éprouvait les remords de la pudeur après avoir
perdu la vertu ; « cette humble violette qui se cachait sous l'herbe, dit Madame
de Sévigné, rougissait d'être aimée, d'être mère, d'être duchesse. » Elle avait
su pendant longtemps dérober aux regards un secret que tant d'autres auraient
étalé au grand jour; quand elle apprit la légitimation de ses enfants, elle fut
accablée de honte et jetée dans le désespoir. Deux fois, la seconde en 1671,
elle s'enfuit, pour y pleurer sans contrainte, à la Visitation de Chaillot;
recherchée avec diligence, elle fut ramenée par Colbert à Versailles. Le temps
du repentir efficace, de la fuite sans retour n'était pas encore arrivé : un
sourire de Louis, un regard de ce maître adoré, et ses plus fermes résolutions
s'évanouissaient.
Cependant l'inconstance et la
passion la remplaça dans le cœur du roi; une rivale superbe et peu délicate
consentit de vivre avec elle, à la même table et presque dans la même maison ;
abusant outrageusement d'une faveur passagère, Madame de Montespan s'efforçait
de l'accabler sous le poids du dédain, de la hauteur et des affronts; elle
n'obtint pas une plainte. Ingénieuse peut-être à se tromper elle-même, Madame de
la Vallière « restait chez la Montespan par mortification, dit une dame de la
Cour; la pauvre créature s'imaginait qu'elle ne pouvait faire un plus grand
sacrifice à Dieu qu'en lui sacrifiant la cause même de ses torts, et croyait
faire d'autant mieux que la pénitence viendrait de l'endroit où elle avait
péché. »
Le roi sembla lui rendre ses
faveurs; mais la grâce affaiblissait de plus en plus son empire dans une âme qui
ne voulait plus avoir d'autre maitre que Dieu seul. Une maladie, qui la
conduisit aux portes du tombeau , la ramena plus fortement vers la vie pénitente
et religieuse. C'est alors qu'elle écrivit, si ce livre est bien d'elle, les
Réflexions sur la miséricorde de Dieu. Comme elle avait toujours repoussé les
flatteurs qui s'empressaient à lui plaire dans le monde, elle chercha dans son
projet de retraite des conseils et du soutien auprès des hommes vertueux. Son
premier confident fut le maréchal de Belle-fonds , qui joignait à la valeur
guerrière la plus tendre piété , et dont la sœur était prieure des
Grandes-Carmélites. Sous la conduite de ce noble conseiller, ses sentiments
s'épurèrent au point qu'elle pût lui
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écrire dès le 9 novembre 1673 : « Je sens que, malgré la
grandeur de mes fautes, l'amour a plus de part à mon sacrifice que l'obligation
de faire pénitence. » Quelques jours après Bossuet lui prêta le secours de ses
lumières et de sa parole : «M. de Condom, écrivait-elle encore, admire la
miséricorde de Dieu sur moi, et me conseille d'accomplir promptement sa sainte
volonté ; il est même persuadé que je le ferai plus tôt que je ne crois. »
Son pieux dessein rencontra de
grands obstacles. On voulait qu'elle en retardât l'exécution jusqu'au départ de
la Cour : « J'ai remarqué, disait Bossuet dans une lettre du 25 décembre 1673,
qu'on pourrait employer l'autorité à quelque chose de plus, si on rompait
subitement. » Madame de la Vallière allait se punir cruellement d'avoir partagé
de grandes fautes, et Louis XIV voyait dans ce châtiment volontaire sa propre
condamnation. Elle eut le courage d'implorer la protection de sa rivale, mais
elle tremblait à la pensée d'un entretien qu'elle devait avoir avec le roi; et «
Colbert, à qui elle s'était adressée pour le temporel, ne la tira d'affaire que
fort lentement (1). » Cette tendre mère avait des enfants bien-aimés ; c'était
là le seul lien qui l'attachât encore au monde; Bourdaloue, qui prêcha le carême
à la Cour en 1674, le brisa. De ce moment plus de faiblesse, plus d'hésitation;
mais la force du saint amour et l'empressement religieux de la pénitence : « En
vérité, disait Bossuet, ses sentiments sont si divins, que je ne puis y penser
sans être en de continuelles actions de grâces: et la marque du doigt de Dieu,
c'est la force et l'humilité qui accompagnent toutes ses pensées... Cela me
ravit et me confond. Je parle, et elle fait. J'ai les discours, et elle a les
œuvres. Quand je considère ces choses, j'entre dans le désir de me taire et de
me cacher (2). »
Ce fut le 20 avril 1674 que
Madame de la Vallière alla s'enfermer aux Carmélites ; elle n'avait pas encore
trente ans. Le premier jour de sa retraite, elle se fit couper la chevelure et
demanda l'habit religieux; le deuxième jour, elle écrivit : « Je suis si
tranquille et si contente, que je ne puis assez admirer les bontés de Dieu pour
moi. » La bure, les mets grossiers, l'abstinence, le jeûne, le travail, la
fatigue, la mortification, le silence, le silence rigoureux, si dur à la nature,
tout cela soulageait son âme avide d'expiation ; la seule chose qui lui fit de
la peine, c'est qu'elle ne trouvait pas dans l'ordre si sévère des Carmélites un
crucifiement assez douloureux. Son zèle et son ardeur, son obéissance absolue,
sa pénitence exemplaire firent abréger le temps de ses premières épreuves; elle
fut admise à la vêture le 2 juin, six semaines après son entrée dans le
monastère. Ni Bossuet, qui avait accompagné le dauphin au siège de Dôle ; ni
Bourdaloue, qui
1 Bossuet, lettre du 25 décembre, 1673. — 2 Lettre
du 6 avril 1074.
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rencontra l'on ne sait quel obstacle, ne put prêcher la
cérémonie sainte; c'est M. l'abbé de Fromentières, depuis évêque d'Aire, qui
annonça la parole divine, appliquant heureusement à son sujet la parabole du bon
Pasteur. La postulante prit le nom de sœur Louise de la Miséricorde.
Pendant son noviciat, la sœur
Louise, non contente des œuvres prescrites par la règle, pratiquait secrètement
d'austères pénitences. La vue continuelle de ses fautes la rendait insatiable de
souffrances et d'humiliations. Elle voulait aimer beaucoup, parce qu'elle avait
beaucoup péché; comme la pénitente de l'Evangile, elle arrosait de ses larmes
les pieds du Sauveur; on la trouvait souvent, à l'écart, la face prosternée
contre terre et baignée d'un torrent de pleurs. Une faveur qu'elle ambitionnait,
c'était de consommer son sacrifice comme sœur converse ; on lui promit qu'elle
serait appelée souvent a partager les plus rudes travaux de la maison; voila
tout ce qu'elle put obtenir.
La profession solennelle des
vœux se fit le 4 juin 1675. Tout ce que la ville et la Cour renfermait de plus
distingué voulut être témoin d'un événement qui rappelait tant de souvenirs; le
plus grand orateur du grand siècle déploya la magnificence des oracles divins
dans cette grande immolation, la reine couvrit la victime du drap mortuaire, et
l'archevêque de Paris scella son tombeau. Jamais le monde ne revit un pareil
spectacle.
Morte au monde, la sainte religieuse voulut mourir à
elle-même par la pratique des œuvres et des vertus qui crucifient la chair et
l'esprit. Tous les jours, même pendant les plus grandes rigueurs de l'hiver,
elle se levait deux heures avant la communauté, et passait ce temps en prières
devant le Saint-Sacrement. Pour se châtier du plaisir qu'elle avait goûté
pendant une partie de chasse dans des liqueurs rafraîchissantes, ne pouvant
comme son divin Sauveur s'abreuver de fiel et de vinaigre, elle passa trois
jours sans boire une goutte d'eau, et trois mois n'en buvant que quelques
gouttes ; la maladie et des ordres impérieux vinrent mettre un terme a cette
mortification. Souvent elle demandait la permission de jeûner au pain et à
l'eau, de revêtir la haire et le cilice, de porter les ceintures et les
bracelets de fer ; quand ses supérieurs retenaient son ardeur : « Ah! vous
ménagez ma faiblesse, disait-elle, Dieu y pourvoira; » et bientôt les
afflictions, les langueurs et les maladies venaient à son aide. Des maux de tête
permanents, des souffrances d'estomac qui la réduisaient dans un état de
faiblesse extrême, des névralgies qui la tourmentaient fréquemment, une cruelle
sciatique qui lui déboita la hanche, tout cela lui fit éprouver d'inexprimables
douleurs, sans interrompre le cours de ses macérations continuelles.
Le bruit de ses austérités se
répandit hors du cloître : et tous les hommes de guerre et les savants, les
magistrats et les ambassadeurs,
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les évêques et les cardinaux voulurent contempler en elle
le martyre de la pénitence, l'héroïsme de la vertu, la merveille de la grâce.
Quand elle devait recevoir des visites, elle priait Dieu devant le
Saint-Sacrement de la garder; quand elle les avait reçues, elle l'allait
remercier de l'avoir retirée loin du monde dans son sanctuaire; aussi bien un
seul intérêt l'avait conduite au parloir, celui des pauvres qu'elle ne pouvait
plus secourir elle-même. A la grâce qui charme l'esprit, elle savait joindre
dans ses entretiens la piété qui porte l'édification dans les âmes. En 1676,
elle répondit à la reine qui l'interrogeait sur son état : « Non, je ne suis pas
aise, mais je suis contente.» Elle reçut en 1679, avec une urbanité charmante,
les compliments de la Cour et de la ville sur le mariage de sa fille avec le
prince de Conti : «Elle assaisonnait parfaitement, dit Madame de Sévigné, sa
tendresse de mère avec celle d'Epouse de Jésus-Christ. » C'est Bossuet qui lui
annonça, en 1683, la perte de son fils mort à l'âge de 17 ans; après avoir
poussé des sanglots déchirants, revenant tout à coup à elle-même : « C'est trop,
dit-elle , pleurer un fils dont je n'ai pas encore assez pleuré la naissance,»
puis elle alla se prosterner devant le Saint-Sacrement, et quand elle se releva,
on ne vit plus la moindre trace d'émotion sur sa figure. Plus tard elle devint
comme une seconde mère pour la Montespan, son odieuse rivale, qui était
retournée aux Carmélites. Madame de Caylus la vit dans les dernières années de
sa vie ; elle raconte qu'elle entendit de sa bouche, sur l'amour de Dieu, des
choses ravissantes dites avec un son de voix qui allait jusqu'au cœur.
La veille de sa mort, la sœur
Louise, accablée de douleurs et d'infirmités, se leva a trois heures pour
continuer le cours de sa vie religieuse et pénitente ; ses pas chancelants ne
purent la conduire devant le tabernacle du seul Maître qu'elle servit sans
regrets ; une sœur converse la trouva dans un corridor affaissée sur elle-même.
Portée à-l'infirmerie, elle reçut le jour suivant, de la main du docteur Pirot,
derniers les sacrements de l'Eglise ; et son aine quitta la terre à midi, le 6
juin 1710.
Pendant l'exposition funèbre qui
dura tout un jour, quatre religieuses ne suffirent pas a recevoir les objets qui
devaient toucher la sainte défunte; et quand on emporta son corps, une foule de
voix s'élevèrent qui demandaient ses prières auprès de Dieu.
On sait que le discours pour la profession de Madame de la
Vallière fut prononcé le 6 juin 1675.
Dans l'exorde, faisant allusion
à Madame de la Vallière, l'orateur dit : « Qu'avons-nous vu, et que voyons-nous?
Quel état, et quel état? » Voilà toute la narration historique, mais que de
choses en
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peu de mots ! Le respect des convenances, la sainteté du
ministère évangélique et la majesté de la religion ne permettaient pas d'en dire
davantage. Les âmes avides d'émotions sensibles auraient voulu des peintures
animées, des scènes pathétiques, des cris déchirants; c'est ce sentiment peu
religieux qui fit sans doute écrire à Madame de Sévigné, que le discours de
Bossuet ne contenta pas l'attente générale. L'orateur dit ensuite : « Je romps
un silence de tant d'années, je fais entendre une voix que les chaires ne
connaissent plus. » Bossuet dit pareillement en 1681, dans le quatrième sermon
pour le jour de Pâques : « Je reprends la parole après tant d'années d'un
perpétuel silence. » On sait que de 1670 à 1680, pendant qu'il fut précepteur du
dauphin, Bossuet ne prêcha qu'a de très-rares intervalles.
Immédiatement après : « O Dieu,
donnez-moi ce style nouveau du Saint-Esprit, qui commence a faire sentir sa
force toute-puissante dans la bouche des apôtres. » En 1675, le 4 juin était le
mardi de la Pentecôte.
Dans le second point : « On vous dira de là haut; » et dans
la péroraison : « Ma Soeur, descendez, allez à l'autel. » Madame de la Vallière
était avec la reine, en face du prédicateur, dans une tribune élevée. Ces mots :
« Le sacré pontife vous attend, » doivent s'entendre de l'archevêque de Paris.
Enfin l'on remarquera ce beau passage : « O Dieu, qu'est-ce
donc que l'homme? Est-ce un prodige?» etc. Pascal dit à peu près la même chose
dans les Pensées, qui parurent en 1670 ; mais la priorité appartient à Bossuet,
car nous avons signalé un passage identique dans un sermon qui remonte au delà
de cette date.
Le sermon pour Madame de la
Vallière fut imprimé, sans l'aveu de Bossuet, sur une copie peu fidèle, qui
avait été remise à Fénelon. L'abbé Ledieu rapporte dans ses Mémoires que
Bossuet, quand il lut cette édition, « ne se reconnaissait pas. » Déforis
avertit le lecteur qu'il a collationné le sermon sur le manuscrit original, et
qu'il a comblé plusieurs lacunes et corrigé des fautes nombreuses. Nous avons
été obligé de suivre son édition.
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SERMON
POUR
LA PROFESSION DE MADAME DE LA VALLIÈRE,
DUCHESSE DE VAUJOUR.
Et dixit qui sedebat in throno : Ecce nova fado omnia.
Et celui qui était assis sur le trône a dit : Je renouvelle
toutes choses. Apoc., XXI, 5.
Ce sera sans doute un grand
spectacle, quand celui qui est assis sur le trône d'où relève tout l'univers, et
à qui il ne coûte pas plus à faire qu'à dire, parce qu'il fait tout ce qui lui
plaît par sa seule parole, prononcera du haut de son trône, à la fin des
siècles, qu'il va renouveler toutes choses ; et qu'en même temps on verra toute
la nature changée faire paraître un monde nouveau pour les élus. Mais quand,
pour nous préparer à ces nouveautés surprenantes du siècle futur, il agit
secrètement dans les cœurs par son Saint-Esprit, qu'il les change, qu'il les
renouvelle, et que les remuant jusqu'au fond il leur inspire des désirs
jusqu'alors inconnus, ce changement n'est ni moins nouveau ni moins admirable.
Et certainement, chrétiens, il n'y a rien de plus merveilleux que ces
changements. Qu'avons-nous vu, et que voyons-nous? Quel état, et quel état? Je
n'ai pas besoin de parler, les choses parlent assez d'elles-mêmes.
Madame, voici un objet digne de
la présence et des yeux d'une si pieuse reine. Votre Majesté ne vient pas ici
pour apporter les pompes mondaines dans la solitude : son humilité la sollicite
à Venir prendre part aux abaissements de la vie religieuse; et il est juste que
faisant, par votre état une partie si considérable des grandeurs du monde, vous
assistiez quelquefois aux cérémonies ou on apprend à les mépriser. Admirez donc
avec nous ces grands changements la main de Dieu. Il n'y a plus rien ici de
l'ancienne
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forme, tout est changé au dehors : ce qui se fait au dedans
est encore plus nouveau : et moi, pour célébrer ces nouveautés saintes, je romps
un silence de tant d'années, je fais entendre une voix que les chaires ne
connaissent plus.
Afin donc que tout soit nouveau
dans cette pieuse cérémonie, ô Dieu, donnez-moi encore ce style nouveau du
Saint-Esprit, qui commence à faire sentir sa force toute-puissante dans la
bouche des apôtres. Que je prêche comme un saint Pierre la gloire de
Jésus-Christ crucifié; que je fasse voir au monde ingrat avec quelle impiété il
le crucifie encore tous les jours. Que je crucifie le monde à son tour; que j'en
efface tous les traits et toute la gloire; que je l'ensevelisse, que je
l'enterre avec Jésus-Christ; enfin que je fasse voir que tout est mort, et qu'il
n'y a que Jésus-Christ qui vit.
Mes Sœurs, demandez pour moi
cette grâce : ce sont les auditeurs qui font les prédicateurs, et Dieu donne par
ses ministres des enseignements convenables aux saintes dispositions de ceux qui
écoutent. Faites donc, par vos prières, le discours qui doit vous instruire ; et
obtenez-moi les lumières du Saint-Esprit par l'intercession de la sainte Vierge
: Ave, Maria.
Nous ne devons pas être curieux
de connaître distinctement ces nouveautés merveilleuses du siècle futur : comme
Dieu les fera sans nous, nous devons nous en reposer sur sa puissance et sur sa
sagesse. Mais il n'en est pas de même des nouveautés saintes qu'il opère au fond
de nos cœurs. Il est écrit : « Je vous donnerai un cœur nouveau (1) ; » et il
est écrit : « Faites-vous un cœur nouveau (2) : » de sorte que ce cœur nouveau
qui nous est donné, c'est nous aussi qui le devons faire ; et comme nous devons
y concourir par le mouvement de nos volontés, il faut que ce mouvement soit
prévenu par la connaissance.
Considérons donc, chrétiens,
quelle est cette nouveauté des cœurs, et quel est l'état ancien d'où le
Saint-Esprit nous tire. Qu'y a-t-il de plus ancien que de s'aimer soi-même, et
qu'y a-t-il de plus nouveau que d'être soi-même son persécuteur? Mais celui
1 Ezech., XXXVI, 26. — 2 Ezech., XVIII, 31.
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qui se persécute lui-même doit avoir vu quelque chose qu'il
aime plus que lui-même : de sorte qu'il y a deux amours qui font ici toutes
choses. Saint Augustin les définit par ces paroles : Amor sui usque ad
contemptum Dei; amor Dei usque ad contemptum sui (1) : l'un est « l'amour de
soi-même poussé jusqu'au mépris de Dieu » c'est ce qui fait la vie ancienne et
la vie du monde ; l'autre est «l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de
soi-même, » c'est ce qui fait la vie nouvelle du christianisme, et ce qui étant
porté à sa perfection fait la vie religieuse. Ces deux amours opposés feront
tout le sujet de ce discours.
Mais, prenez bien garde,
Messieurs, qu'il faut ici observer plus que jamais le précepte que nous donne l’
Ecclésiastique : « Le sage qui entend, dit-il, une parole sensée, la loue
et se l'applique à lui-même (2) : » il ne regarde pas à droite et à gauche à qui
elle peut convenir ; il se l'applique à lui-même, et il en fait son profit. Ma
Sœur, parmi les choses que j'ai à dire, vous saurez bien démêler ce qui vous est
propre. Faites-en de même, chrétiens; suivez avec moi l'amour de soi-même dans
tous ses excès, et voyez jusqu'à quel point il vous a gagnés par ses douceurs
dangereuses. Considérez ensuite une âme qui, après s'être ainsi égarée, commence
à revenir sur ses pas ; qui abandonne peu à peu tout ce qu'elle aimoit, et qui
laissant enfin tout au-dessous d'elle, ne se réserve plus que Dieu seul.
Suivez-la dans tous les pas qu'elle fait pour retourner à lui, et voyez si vous
avez fait quelque progrès dans cette voie : voilà ce que vous aurez à
considérer. Entrons d'abord au fond de notre matière; je ne veux pas vous tenir
longtemps en suspens.
PREMIER POINT.
L'homme, que vous voyez si
attaché à lui-même par son amour-propre, n'a pas été créé avec ce défaut. Dans
son origine, Dieu l'avait fait à son image ; et ce nom d'image lui doit faire
entendre qu'il n'était point pour lui-même : une image est toute faite pour son
original. Si un portrait pouvait tout d'un coup devenir animé, comme il ne se
verrait aucun trait qui ne se rapportât à celui
1 De Civit. Dei., lib. XIV, cap. XXVIII. — 2
Eccli., XXI, 18.
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qu'il représente, il ne vivrait que pour lui seul, et ne
respirerait que sa gloire. Et toutefois ces portraits que nous animons, se
trouveraient obligés à partager leur amour entre les originaux qu'ils
représentent, et le peintre qui les a faits. Mais nous ne sommes point dans
cette peine : nous sommes les images de notre Auteur, et celui qui nous a faits
nous a faits aussi à sa ressemblance : ainsi en toute manière nous nous devons à
lui seul, et c'est à lui seul que notre âme doit être attachée.
En effet quoique cette âme soit
défigurée, quoique cette image de Dieu soit comme effacée par le péché, si nous
en cherchons bien tous les anciens traits, nous reconnaîtrons, nonobstant sa
corruption, qu'elle ressemble encore à Dieu et que c'est pour Dieu qu'elle est
faite. O âme, vous connaissez et vous aimez; c'est là ce que vous avez de plus
essentiel, et c'est par là que vous ressemblez à votre Auteur, qui n'est que
connaissance et qu'amour. Mais la connaissance est donnée pour entendre ce qu'il
y a de plus vrai, comme l'amour est donné pour aimer ce qu'il y a de meilleur.
Qu'est-ce qu'il y a de plus vrai que celui qui est la vérité même, et qu'y
a-t-il de meilleur que celui qui est la bonté même? L’âme est donc faite pour
Dieu : c'est à lui qu'elle devait se tenir attachée et comme suspendue par sa
connaissance et par son amour ; c'est ainsi qu'elle est l'image de Dieu. Il se
connaît lui-même, il s'aime lui-même, et c'est là sa vie : et l’âme raisonnable
devait vivre aussi en le connaissant et en l'aimant. Ainsi par sa naturelle
constitution elle était unie à son Auteur, et devait faire sa félicité de celle
d'un Etre si parfait et si bienfaisant; en cela consistoit sa droiture et sa
force. Enfin c'est par là qu'elle était riche, parce qu'encore qu'elle n'eût
rien de son propre fonds, elle possédait un bien infini par la libéralité de son
Auteur; c'est-à-dire qu'elle le possédait lui-même, et le possédait d'une
manière si assurée, qu'elle n'avait qu'à l'aimer persévéramment pour le posséder
toujours, puisque aimer un si grand bien, c'est ce qui en assure la possession
ou plutôt c'est ce qui la fait.
Mais elle n'est pas demeurée
longtemps en cet état. Cette âme qui était heureuse, parce Dieu l'avait faite à
son image, a voulu non lui ressembler, mais être absolument comme lui. Heureuse
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qu'elle était de connaître et d'aimer celui qui se connaît
et s'aime éternellement, elle a voulu, comme lui, faire elle-même sa félicité.
Hélas! qu'elle s'est trompée, et que sa chute a été funeste ! Elle est tombée de
Dieu sur elle-même. Que fera Dieu pour la punir de sa défection? Il lui donnera
ce qu'elle demande : se cherchant elle-même, elle se trouvera elle-même. Mais en
se trouvant ainsi elle-même, étrange confusion! Elle se perdra bientôt
elle-même. Car voilà que déjà elle commence à se méconnaître; transportée de son
orgueil, elle dit : je suis un Dieu, et je me suis faite moi-même. C'est ainsi
que le Prophète fait parler les âmes hautaines, qui mettent leur félicité dans
leur propre grandeur et dans leur propre excellence (1).
En effet il est véritable que
pour pouvoir dire : Je veux être content de moi-même et me suffire à moi-même,
il faut aussi pouvoir dire : Je me suis fait moi-même; ou plutôt : Je suis de
moi-même. Ainsi l’âme raisonnable veut être semblable à Dieu par un attribut qui
ne peut convenir à aucune créature, c'est-à-dire par l'indépendance et par la
plénitude de l'être. Sortie de son état pour avoir voulu être heureuse
indépendamment de Dieu, elle ne peut ni conserver son ancienne et naturelle
félicité, ni arriver à celle qu'elle poursuit vainement. Mais comme ici son
orgueil la trompe, il faut lui faire sentir par quelque autre endroit sa
pauvreté et sa misère. Il ne faut pour cela que la laisser quelque temps à
elle-même ; cette âme, qui s'est tant aimée et tant cherchée, ne se peut plus
supporter. Aussitôt qu'elle est seule avec elle-même, sa solitude lui fait
horreur; elle trouve en elle-même un vide infini, que Dieu seul pouvait remplir
: si bien qu'étant séparée de Dieu que son fonds réclame sans cesse, tourmentée
par son indigence, l'ennui la dévore, le chagrin la tue; il faut qu'elle cherche
des amusements au dehors, et jamais elle n'aura de repos si elle ne trouve de
quoi s'étourdir. Tant il est vrai que Dieu la punit par son propre dérèglement ;
et que, pour s'être cherchée, elle devient elle-même son supplice. Mais elle ne
peut pas demeurer en cet état, tout triste qu'il est; il faut qu'elle tombe
encore plus has. et voici comment.
1 Ezech., XXVIII, 2; XXIX, 9.
568
Représentez-vous un homme qui
est né dans les richesses et qui les a dissipées par ses profusions : il ne peut
souffrir sa pauvreté. Ces murailles nues, cette table dégarnie, cette maison
abandonnée, où on ne voit plus cette foule de domestiques, lui fait peur : pour
se cacher à lui-même sa misère, il emprunte de tous côtés; il remplit par ce
moyen en quelque façon le vide de sa maison, et soutient l'éclat de son ancienne
abondance. Aveugle et malheureux, qui ne songe pas que tout ce qui l'éblouit
menace sa liberté et son repos ! Ainsi l’âme raisonnable, née riche par les
biens que lui avait donnés son Auteur et appauvrie volontairement pour s'être
cherchée elle-même, réduite à ce fonds étroit et stérile, tâche de tromper le
chagrin que lui cause son indigence, et de réparer ses ruines en empruntant de
tous côtés de quoi se remplir.
Elle commence par son corps et
par ses sens, parce qu'elle ne trouve rien qui lui soit plus proche. Ce corps
qui lui est uni si étroitement, mais qui toutefois est d'une nature si
inférieure à la sienne, devient le plus cher objet de ses complaisances. Elle
tourne tous ses soins de ce côté-là ; le moindre rayon de beauté qu'elle y
aperçoit suffit pour l'arrêter : elle se mire pour ainsi parler, et se considère
elle-même dans ce corps : elle croit voir dans la douceur de ces regards et de
ce visage, la douceur d'une humeur paisible ; dans la délicatesse des traits, la
délicatesse de l'esprit ; dans ce port et cette mine relevée, la grandeur et la
noblesse du courage. Faible et trompeuse image sans doute; mais enfin la vanité
s'en repaît. A quoi es-tu réduite, âme raisonnable? Toi qui étais née pour
l'éternité et pour un objet immortel, tu deviens éprise et captive d'une fleur
que le soleil dessèche, d'une vapeur que le vent emporte, en un mot d'un corps
qui par sa mortalité est devenu un empêchement et un fardeau à l'esprit.
Elle n'est pas plus heureuse en jouissant des plaisirs que
ses sens lui offrent : au contraire elle s'appauvrit dans cette recherche,
puisqu'en poursuivant le plaisir elle perd d'abord la raison. Le plaisir est un
sentiment qui nous transporte, qui nous enivre, qui nous saisit indépendamment
de la raison, et nous entraîne malgré ses lois. La raison en effet n'est jamais
si faible que lorsque le
569
plaisir domine; et ce qui marque une opposition éternelle
entre la raison et le plaisir, c'est que pendant que la raison demande une
chose, le plaisir en exige une autre : ainsi l’âme devenue captive du plaisir,
est devenue en même temps ennemie de la raison. Voilà où elle est tombée quand
elle a voulu emprunter des sens de quoi réparer ses pertes : mais ce n'est pas
là encore la fin de ses maux. Ces sens, de qui elle emprunte, empruntent
eux-mêmes de tous côtés; ils tirent tout de leurs objets, et engagent par
conséquent à tous ces objets extérieurs l’âme, qui livrée aux sens, ne peut plus
rien avoir que par eux.
Je ne veux point ici vous parler
de tous les sens pour vous faire avouer leur indigence : considérez seulement la
vue, à combien d'objets extérieurs elle nous attache. Tout ce qui brille, tout
ce qui rit aux yeux, tout ce qui paraît grand et magnifique, devient l'objet de
nos désirs et de notre curiosité. Le Saint-Esprit nous en avait bien avertis
lorsqu'il avait dit cette parole : « Ne suivez pas vos pensées et vos yeux, vous
souillant et vous corrompant ; » disons le mot du Saint-Esprit : « Vous
prostituant vous-mêmes à tous les objets qui se présentent (1). » Nous faisons
tout le contraire de ce que Dieu commande : nous nous engageons de toutes parts
; nous qui n'avions besoin que de Dieu, nous commençons à avoir besoin de tout.
Cet homme croit s'agrandir avec son équipage qu'il augmente, avec ses
appartements qu'il rehausse, avec son domaine qu'il étend. Cette femme
ambitieuse et vaine croit valoir beaucoup, quand elle s'est chargée d'or, de
pierreries et de mille autres vains ornements. Pour la parer, toute la nature s
épuise, tous les arts suent, toute l'industrie se consume. Ainsi nous amassons
autour de nous tout ce qu'il y a de plus rare : notre vanité se repaît de cette
fausse abondance ; et par là nous tombons insensiblement dans les pièges de
l'avarice, triste et sombre passion, autant qu'elle est cruelle et insatiable.
C'est elle, dit saint Augustin,
qui trouvant l’âme pauvre et vide au dedans, la pousse au dehors, la partage en
mille soucis, et la consume par des efforts aussi vains que laborieux. Elle se
tourmente comme dans un songe : on veut parler, la voix ne suit
1 Num., XV, 39.
570
pas; on veut faire de grands mouvements, on sent ses
membres engourdis. Ainsi l’âme veut se remplir, elle ne peut; son argent qu'elle
appelle son bien est dehors, et c'est le dedans qui est vide et pauvre. Elle se
tourmente de voir son bien si détaché d'elle-même, si exposé au hasard, si
soumis au pouvoir d'autrui. Cependant elle voit croître ses mauvais désirs avec
ses richesses. « L'avarice, dit saint Paul, est la racine de tous les maux : »
Radix omnium malorum est cupiditas (1). En effet les richesses sont un
moyen d'avoir presque sûrement tout ce qu'on désire. Par les richesses,
l'ambitieux se peut assouvir d'honneurs; le voluptueux, de plaisirs ; chacun
enfin, de ce qu'il demande. Tous les mauvais désirs naissent dans un cœur qui
croit avoir dans l'argent le moyen de les satisfaire. Il ne faut donc pas
s'étonner si la passion des richesses est si violente, puisqu'elle ramasse en
elle toutes les autres. Que l’âme est asservie ! de quel joug elle est chargée !
Et pour s’être cherchée elle-même, combien est-elle devenue pauvre et captive ?
Mais peut-être que les passions
plus nobles et plus généreuses seront plus capables de la remplir. Voyons ce que
la gloire lui pourra produire. Il n'y a rien de plus éclatant, ni qui fasse tant
de bruit parmi les hommes, et tout ensemble il n'y a rien de plus misérable ni
de plus pauvre. Pour nous en convaincre, considérons-la dans ce qu'elle a de
plus magnifique et de plus grand. Il n'y a point de plus grande gloire que celle
des conquérants : choisissons le plus renommé d'entre eux. Quand on veut parler
d'un grand conquérant, chacun pense à Alexandre : ce sera donc, si vous voulez,
Alexandre qui nous fera voir la pauvreté des rois conquérants. Qu'est-ce qu'il a
souhaité ce grand Alexandre, par tant de travaux et tant de peines qu'il a
souffertes lui-même, et qu'il a fait souffrir aux autres? Il a souhaité de faire
du bruit dans le monde durant sa vie et après sa mort. Il a tout ce qu'il a
demandé; personne n'en a tant fait : dans l'Egypte, dans la Perse, dans les
Indes, dans toute la terre, en Orient et en Occident, depuis plus de deux mille
ans on ne parle que d'Alexandre. Il vit dans la bouche de tous les hommes, sans
que sa gloire soit
1 I Tim., VI, 10.
571
effacée ou diminuée depuis tant de siècles : les éloges ne
lui manquent pas, mais c'est lui qui manque aux éloges. Il a eu ce qu'il
demandait ; en a-t-il été plus heureux, tourmenté par son ambition durant sa vie
et tourmenté maintenant dans les enfers, où il porte la peine éternelle d'avoir
voulu se faire adorer comme un Dieu, soit par orgueil, soit par politique? Il en
est de même de tous ses semblables. Ceux qui désirent la gloire, la gloire
souvent leur est donnée. « Ils ont reçu leur récompense, » dit le Fils de Dieu
(1) ; ils ont été payés selon leurs mérites. Ces grands hommes, dit saint
Augustin, tant célébrés parmi les gentils, et j'ajoute trop estimés parmi les
chrétiens, ont eu ce qu'ils demandaient : ils ont acquis cette gloire qu'ils
désiraient avec tant d'ardeur ; et « vains, ils ont reçu une récompense aussi
vaine que leurs désirs : » Quœrebant non apud Deum, sed apud homines
gloriam...; ad quam pervenientes perceperunt mercedem suam, vani vanam (2).
Vous voyez, Messieurs, l’âme
raisonnable déchue de sa première dignité, parce qu'elle quitte Dieu et que Dieu
la quitte ; menée de captivité en captivité, captive d'elle-même, captive de son
corps, captive des sens et des plaisirs, captive de toutes les choses qui
l'environnent. Saint Paul dit tout en un mot, quand il parle ainsi : « L'homme,
dit-il, est vendu sous le péché : » Venum datus sub peccato (2); livré au
péché, captif sous ses lois, accablé de ce joug honteux comme un esclave vendu.
A quel prix le péché l'a-t-il acheté? Il l'a acheté par tous les faux biens
qu'il lui a donnés. Entraîné par tous ces faux biens et asservi par toutes les
choses qu'il croit posséder, il ne peut plus respirer, ni regarder le ciel d'où
il est venu. Ainsi il a perdu Dieu, et toutefois le malheureux il ne peut s'en
passer; car il y a au fond de notre âme un secret désir qui le redemande sans
cesse.
L'idée de celui qui nous a créés
est empreinte profondément au dedans de nous. Mais, ô malheur incroyable et
lamentable aveuglement! rien n'est gravé plus avant dans le cœur de l'homme, et
rien ne lui sert moins dans sa conduite. Les sentiments de religion sont la
dernière chose qui s'efface en l'homme, et la
1 Matth., VI, 2.— 2 In
Psal. CXVIII, serm., XII, n. 2. — 3
Rom., VII, 14.
572
dernière que l'homme consulte : rien n'excite de plus
grands tumultes parmi les hommes ; rien ne les remue davantage, et rien en même
temps ne les remue moins. En voulez-vous voir une preuve? A présent que je suis
assis dans la, chaire de Jésus-Christ et des apôtres, que vous m'écoutez avec
attention, si j'allais (ah! plutôt la mort!) ; si j'allais vous enseigner
quelque erreur, je verrais tout mon auditoire se révolter contre moi. Je vous
prêche les vérités les plus importantes de la religion : que feront-elles? O
Dieu, qu'est-ce donc que l'homme? est-ce un prodige? est-ce un composé
monstrueux de choses incompatibles? ou bien est-ce une énigme inexplicable ?
Non, Messieurs; nous avons
expliqué l'énigme. Ce qu'il y a de si grand dans l'homme est un reste de sa
première institution : ce qu'il y a de si bas et qui paraît si mal assorti avec
ses premiers principes, c'est le malheureux effet de sa chute. Il ressemble à un
édifice ruiné, qui dans ses masures renversées conserve encore quelque chose de
la beauté et de la grandeur de son premier plan. Fondé dans son origine sur la
connaissance de Dieu et sur son amour, par sa volonté dépravée il est tombé en
ruine ; le. comble s'est abattu sur les murailles, et les murailles sur le
fondement. Mais qu'on remue ces ruines, on trouvera dans les restes de ce
bâtiment renversé, et les traces des fondations, et l'idée du premier dessein,
et la marque de l'architecte. L'impression de Dieu reste encore en l'homme si
forte qu'il ne peut la perdre, et tout ensemble si faible qu'il ne peut la
suivre : si bien qu'elle semble n'être restée que pour le convaincre de sa
faute, et lui faire sentir sa perte. Ainsi il est vrai qu'il a perdu Dieu : mais
nous avons dit, et il est vrai, qu'il ne pouvait éviter après cela de se perdre
aussi lui-même.
L’âme qui s'est éloignée de la
source de son être, ne connaît plus ce qu'elle est. Elle s'est embarrassée, dit
saint Augustin (1), dans toutes les choses qu'elle aime, et de là vient qu'en
les perdant elle se croit aussitôt perdue elle-même. Ma maison est brûlée ; on
se tourmente, et on dit : Je suis perdu : ma réputation est blessée, ma fortune
est ruinée, je suis perdu. Mais surtout quand
1 De Trinit., lib. X, n. 7.
573
le corps est attaqué, c'est là qu'on s'écrie plus que
jamais : Je suis perdu. L'homme se croit attaqué au fond de son être, sans
vouloir jamais considérer que ce qui dit : Je suis perdu, n'est pas le corps :
car le corps de lui-même est sans sentiment; et l’âme qui dit qu'elle est
perdue, ne sent pas qu'elle est autre chose que celui dont elle connaît la perte
future; c'est pourquoi elle se croit perdue en le perdant. Ah! si elle n'avait
pas oublié Dieu, si elle avait toujours songé qu'elle est son image, elle se
serait tenue à lui comme au seul appui de son être ; et attachée à un principe
si haut, elle n'aurait pas cru périr en voyant tomber ce qui est si fort
au-dessous d'elle. Mais, comme dit saint Augustin (1), s'étant engagée toute
entière dans son corps et dans les choses sensibles, roulée et enveloppée parmi
les objets qu'elle aime et dont elle traîne continuellement l'idée avec elle,
elle ne s'en peut plus démêler, elle ne sait plus ce qu'elle est. Elle dit : Je
suis une vapeur, je suis un souffle, je suis un air délié, ou un feu subtil ;
sans doute une vapeur qui aime Dieu, un feu qui connaît Dieu, un air fait à son
image. O âme, voilà le comble de tes maux : en te cherchant tu t'es perdue, et
toi-même tu te méconnais. En ce triste et malheureux état, écoutons la parole de
Dieu par la bouche de son prophète : Convertimini, sicut in profundum
recesseratis, filii Israël (2). O âme, reviens à Dieu autant du fond, que tu
t'en étais si profondément retirée.
SECOND POINT.
Et en effet, chrétiens, dans cet
oubli profond et de Dieu et d'elle-même , où elle est plongée, ce grand Dieu
sait bien la trouver. Il fait entendre sa voix, quand il lui plaît, au milieu du
bruit du monde : dans son plus grand éclat et au milieu de toutes ses pompes, il
en découvre le fond , c'est-à-dire la vanité et le néant. L’âme, honteuse de sa
servitude, vient à considérer pourquoi elle est née ; et recherchant en
elle-même ; les restes de l'image de Dieu, elle songe à la rétablir en se
réunissant à son Auteur. Touchée de ce sentiment, elle commence à rejeter les
choses extérieures. O richesses, dit-elle , vous n'avez qu'un nom
1 De Trinit., lib. X; n. 11. — 2 Isa.,
XXXI,6.
574
trompeur : vous venez pour me remplir; mais j'ai un vide
infini où vous n'entrez pas. Mes secrets désirs, qui demandent Dieu, ne peuvent
pas être satisfaits par tous vos trésors ; il faut que je m'enrichisse par
quelque chose de plus grand et de plus intime. Voilà les richesses méprisées.
L’âme considérant ensuite le
corps auquel elle est unie, le voit revêtu de mille ornements étrangers : elle
en a honte, parce qu'elle voit que ces ornements sont un piège pour les autres
et pour elle-même. Alors elle est en état d'écouter les paroles que le
Saint-Esprit adresse aux dames mondaines par la bouche du prophète Isaïe : «
J'ai vu les filles de Sion la tête levée, marchant d'un pas affecté, avec des
contenances étudiées, et faisant signe des yeux à droite et à gauche : pour
cela, dit le Seigneur, je ferai tomber tous leurs cheveux (1). » Quelle sorte de
vengeance ! Quoi? fallait-il foudroyer et le prendre d'un ton si haut pour
abattre des cheveux? Ce grand Dieu, qui se vante de déraciner par son souffle
les cèdres du Liban, tonne pour abattre les feuilles des arbres ! Est-ce là le
digne effet d'une main toute-puissante? Qu'il est honteux à l'homme d'être si
fort attaché à des choses vaines, que les lui ôter soit un supplice ! C'est pour
cela que le Prophète passe encore plus avant. Après avoir dit : « Je ferai
tomber leurs cheveux : Je détruirai, poursuit-il, et les colliers, et les
bracelets, et les anneaux, et les boîtes à parfums, et les vestes, et les
manteaux, et les rubans, et les broderies, et ces toiles si déliées; » vaines
couvertures qui ne cachent rien, et le reste. Car le Saint-Esprit a voulu
descendre dans un dénombrement exact de tous les ornements de la vanité,
s'attachant, pour ainsi parler, à suivre par sa vengeance toutes les diverses
parures qu'une vaine curiosité a invente.es. A ces menaces du Saint-Esprit,
l’âme qui s'est sentie longtemps attachée à ces ornements, commence à rentrer en
elle-même. Quoi, Seigneur, dit-elle, vous voulez détruire toute cette vaine
parure? Pour prévenir votre colère je commencerai moi-même à m'en dépouiller.
Entrons dans un état où il n'y ait plus d'ornement que celui de la vertu.
Ici cette âme dégoûtée du monde,
s'avisant que ces ornements
1 Isa., III, 16, 17.
575
marquent dans les hommes quelque dignité et venant à
considérer les honneurs que le monde vante, elle en connaît aussitôt le fond.
Elle voit l'orgueil qu'ils inspirent ; et découvre dans cet orgueil, et les
disputes, et les jalousies, et tous les maux qu'il entraine : elle voit en même
temps que si ces honneurs ont quelque chose de solide, c'est qu'ils obligent de
donner au monde un grand exemple. Mais on peut en les quittant donner un exemple
plus utile ; et il est beau, quand on les a, d'en faire un si bel usage. Loin
donc, honneurs de la terre ! Tout votre éclat couvre mal nos faiblesses et nos
défauts ; il ne les cache qu'à nous seuls, et les fait connaître à tous les
autres. Ah ! « j'aime mieux avoir la dernière place dans la maison de mon Dieu,
que de tenir les plus hauts rangs dans la demeure des pécheurs (1). »
L’âme se dépouille, comme vous
voyez, des choses extérieures ; elle revient de son égarement, et commence à
être plus proche d'elle-même. Mais osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si
chéri, si ménagé? N'aura-t-on point de pitié de cette complexion délicate ? Au
contraire c'est à lui principalement que l’âme s'en prend, comme à son plus
dangereux séducteur. J'ai, dit-elle, trouvé une victime : depuis que ce corps
est devenu mortel, il semblait n'être devenu pour moi qu'un embarras, et un
attrait qui me porte au mal ; mais la pénitence me fait voir que je le puis
mettre à un meilleur usage. Grâce à la miséricorde divine, j'ai en lui de quoi
réparer mes fautes passées. Cette pensée la sollicite à ne plus rien donner à
ses sens : elle leur ôte tous leurs plaisirs; elle embrasse toutes les
mortifications ; elle donne au corps une nourriture peu agréable ; et aûn que la
nature s'en contente , elle attend que la nécessité la rende supportable. Ce
corps si tendre couche sur la dure ; la psalmodie de la nuit et le travail de la
journée y attirent le sommeil; sommeil léger qui n'appesantit pas l'esprit, et
n'interrompt presque point ses actions. Ainsi toutes les fonctions, même de la
nature, commencent dorénavant à devenir des opérations de la grâce. On déclare
une guerre immortelle et irréconciliable à tous les plaisirs ; il n'y en a aucun
de si innocent, qui ne devienne suspect : la raison, que Dieu a donnée à l'âme
1 Psal. LXXXIII, 11.
576
pour la conduire, s'écrie en les voyant approcher : « C'est
ce serpent qui nous a séduits : » Serpens decepit me (1). Les premiers
plaisirs qui nous ont trompés sont entrés dans notre cœur avec une mine
innocente, comme un ennemi qui se déguise pour entrer dans une place qu'il veut
révolter contre les puissances légitimes. Ces désirs, qui nous semblaient
innocents , ont remué peu à peu les passions les plus violentes, qui nous ont
mis dans les fers que nous avons tant de peine à rompre.
L’âme, délivrée par ces
réflexions de la captivité des sens et détachée de son corps par la
mortification, est enfin venue à elle-même. Elle est revenue de bien loin et
semble avoir fait un grand progrès : mais enfin s'étant trouvée elle-même, elle
a trouvé la source de tous ses maux. C'est donc à elle-même qu'elle en veut
encore : déçue par sa liberté dont elle a fait un mauvais usage , elle songe à
la contraindre de toutes parts; des grilles affreuses, une retraite profonde,
une clôture impénétrable, une obéissance entière, toutes les actions réglées,
tous les pas comptés, cent yeux qui vous observent; encore trouve-t-elle qu'il
n'y en a pas assez pour l'empêcher de s'égarer. Elle se met de tous côtés sous
le joug : elle se souvient des tristes jalousies du monde, et s'abandonne sans
réserve aux douces jalousies d'un Dieu bienfaisant, qui ne veut avoir les cœurs
que pour les remplir des douceurs célestes. De peur de retomber sur ces objets
extérieurs, et que sa liberté ne s'égare encore une fois en les cherchant, elle
se met des bornes de tous côtés ; mais de peur de s'arrêter en elle-même, elle
abandonne sa volonté propre. Ainsi resserrée de toutes parts, elle ne peut plus
respirer que du côté du ciel : elle se donne donc en proie à l'amour divin ;
elle rappelle sa connaissance et son amour à leur usage primitif. C'est alors
que nous pouvons dire avec David : « O Dieu, votre serviteur a trouvé son cœur
pour vous faire cette prière (2). » L’âme si longtemps égarée dans les choses
extérieures, s'est enfin trouvée elle-même ; mais c'est pour s'élever au-dessus
d'elle, et se donner tout à fait à Dieu.
Il n'y a rien de plus nouveau
que cet état où l’âme pleine de Dieu s'oublie elle-même. De cette union avec
Dieu, on voit naître
1 Genes., III, 13. — 2 II Reg., VII, 27.
577
bientôt en elle toutes les vertus. Là est la véritable
prudence; car on apprend à tendre à sa fin, c'est-à-dire à Dieu, par la seule
voie qui y mène, c'est-à-dire par l'amour. Là est la force et le courage ; car
il n'y a rien qu'on ne souffre pour l'amour de Dieu. Là se trouve la tempérance
parfaite ; car on ne peut plus goûter les plaisirs des sens , qui dérobent à
Dieu les cœurs et l'attention des esprits. Là on commence à faire justice à
Dieu, au prochain et à soi-même : à Dieu, parce qu'on lui rend tout ce qu'on lui
doit en l'aimant plus que soi-même : au prochain, parce qu'on commence à l'aimer
véritablement, non pour soi-même, mais comme soi-même, après qu'on a fait
l'effort de renoncer à soi-même ; enfin on se fait justice à soi-même, parce
qu'on se donne de tout son cœur à qui on appartient naturellement. Mais en se
donnant de la sorte , on acquiert le plus grand de tous les biens, et on a ce
merveilleux avantage d'être heureux par le même objet qui fait la félicité de
Dieu.
L'amour de Dieu fait donc naître
toutes les vertus ; et pour les faire subsister éternellement, il leur donne
pour fondement l'humilité. Demandez à ceux qui ont dans le cœur quelque passion
violente, s'ils conservent quelque orgueil ou quelque fierté en présence de ce
qu'ils aiment : on ne se soumet que trop, on n'est que trop humble. L’âme
possédée de l'amour de Dieu, transportée par cet amour hors d'elle-même, n'a
garde de songer à elle, ni par conséquent de s'enorgueillir ; car elle voit un
objet au prix duquel elle se compte pour rien, et en est tellement éprise,
qu'elle le préfère à elle-même, non-seulement par raison, mais par amour.
Mais voici de quoi l'humilier
plus profondément encore. Attachée à ce divin objet, elle voit toujours
au-dessous d'elle deux gouffres profonds, le néant d'où elle est tirée, et un
autre néant plus affreux encore, c'est le péché, où elle peut retomber sans
cesse pour peu qu'elle s'éloigne de Dieu et qu'elle l'oblige de la quitter. Elle
considère que si elle est juste, c'est Dieu qui la fait telle continuellement.
Saint Augustin ne veut pas qu'on dise que Dieu nous a faits justes; mais il dit
qu'il nous fait justes à chaque moment (1). Ce n'est pas, dit-il, comme un
médecin qui ayant guéri
1 De Gen. ad litt., lib.
VIII, n. 25.
578
son malade, le laisse dans une santé qui n'a plus besoin de
son secours; c'est comme l'air qui n'a pas été fait lumineux pour le demeurer
ensuite par lui-même, mais qui est fait tel continuellement par le soleil. Ainsi
l’âme attachée à Dieu sent continuellement sa dépendance, et sent que la justice
qui lui est donnée ne subsiste pas toute seule, mais que Dieu la crée en elle à
chaque instant : de sorte qu'elle se tient toujours attentive de ce côté-là ;
elle demeure toujours sous la main de Dieu, toujours attachée au gouvernement et
comme au rayon de sa grâce. En cet état elle se connaît, et ne craint plus de
périr de la manière dont elle le craignait auparavant : elle sent qu'elle est
faite pour un objet éternel, et ne connaît plus de mort que le péché.
Il faudrait ici vous découvrir
la dernière perfection de l'amour de Dieu : il faudrait vous montrer cette âme
détachée encore des chastes douceurs qui l'ont attirée à Dieu, et possédée
seulement de ce qu'elle découvre en Dieu même , c'est-à-dire de ses perfections
infinies. Là se verrait l'union de l’âme avec un Jésus délaissé ; là
s'entendrait la dernière consommation de l'amour divin dans un endroit de l’âme
si profond et si retiré, que les sens n'en soupçonnent rien, tant il est éloigné
de leur région : mais pour expliquer cette matière, il faudrait tenir un langage
que le monde n'entendrait pas.
Finissons donc ce discours, et
permettez qu'en le finissant je vous demande, Messieurs, si les saintes vérités
que j'ai annoncées ont excité en vos cœurs quelque étincelle de l'amour divin.
La vie chrétienne que je vous propose si pénitente , si mortifiée, si détachée
des sens et de nous-mêmes, vous paraît peut-être impossible. — Peut-on vivre ,
direz-vous, de cette sorte? Peut-on renoncer à ce qui plaît? — On vous dira de
là haut qu'on peut quelque chose de plus difficile, puisqu'on peut embrasser
fout ce qui choque. — Mais pour le faire, direz-vous, il faut aimer Dieu ; et je
ne sais si on peut le connaitre assez pour l'aimer autant qu'il faudrait. — On
vous dira de là haut qu'on en connaît assez pour l'aimer sans bornes. — Mais
peut-on mener dans le monde une telle vie ? — Oui sans doute, puisque le monde
même vous désabuse du monde : ses appas ont assez d'illusions, ses faveurs assez
579
d'inconstance, ses rebuts assez d'amertume : il y a assez
d'injustice et de perfidie dans le procédé des hommes, assez d'inégalités et de
bizarreries dans leurs humeurs incommodes et contrariantes; c'en est assez sans
doute pour nous dégoûter. — Hé ! dites-vous, je ne suis que trop dégoûté : tout
me dégoûte en effet, mais rien ne me touche ; le monde me déplaît, mais Dieu ne
me plaît pas pour cela. — Je connais cet état étrange, malheureux et
insupportable, mais trop ordinaire dans la vie. Pour en sortir, âmes
chrétiennes, sachez que qui cherche Dieu de bonne foi ne manque jamais de le
trouver; sa parole y est expresse : « Celui qui frappe, on lui ouvre ; celui qui
demande, on lui donne ; celui qui cherche, il trouve infailliblement (1). » Si
donc vous ne trouvez pas, sans doute vous ne cherchez pas. Remuez jusqu'au fond
de votre cœur : les plaies du cœur ont cela qu'elles peuvent être sondées
jusqu'au fond, pourvu qu'on ait le courage de les pénétrer. Vous trouverez dans
ce fond un secret orgueil qui vous fait dédaigner tout ce qu'on vous dit et tous
les sages conseils : vous trouverez un esprit de raillerie inconsidérée, qui
naît parmi l'enjouement des conversations. Quiconque en est possédé croit que
toute la vie n'est qu'un jeu : on ne veut que se divertir; et la face de la
raison, si je puis parler de la sorte, paraît trop sérieuse et trop chagrine.
Mais à quoi est-ce que je m'étudie? A chercher des causes
secrètes du dégoût que vous donne la piété? Il y en a de plus grossières et de
plus palpables : on sait quelles sont les pensées qui arrêtent le monde
ordinairement. On n'aime point la piété véritable, parce que contente des biens
éternels, elle ne donne point d'établissement sur la terre, elle ne fait point
la fortune de ceux qui la suivent. C'est l'objection ordinaire que font à Dieu
les hommes du monde; mais il y a répondu d'une manière digne de lui par la
bouche du prophète Malachie : « Vos paroles se sont élevées contre moi, dit le
Seigneur, et vous avez répondu : Quelles paroles avons-nous proférées contre
vous? Vous avez dit : Celui qui sert Dieu se tourmente en vain. Quel bien nous
est-il revenu d'avoir gardé ses commandements et d'avoir marché tristement
1 Matth., VII, 8.
580
devant sa face ? Les hommes superbes et entreprenants sont
heureux : car ils se sont établis en vivant dans l'impiété ; et ils ont tenté
Dieu en songeant à se faire heureux malgré ses lois, et ils ont fait leurs
affaires '. » Voilà l'objection des impies proposée dans toute sa force par le
Saint-Esprit. « A ces mots, poursuit le prophète, les gens de bien étonnés se
sont parlé secrètement les uns aux autres. » Personne sur la terre n'ose
entreprendre, ce semble, de répondre aux impies qui attaquent Dieu avec une
audace si insensée ; mais Dieu répondra lui-même : « Le Seigneur a prêté
l'oreille à ces choses, dit le prophète, et il les a ouïes : il a fait un livre
où il écrit les noms de ceux qui le servent; et en ce jour où j'agis, dit le
Seigneur des armées, c'est-à-dire en ce dernier jour où j'achève tous mes
ouvrages, où je déploie ma miséricorde et ma justice; en ce jour, dit-il, les
gens de bien seront ma possession particulière; je les traiterai comme un bon
père traite un fils obéissant. Alors vous vous retournerez, ô impies; vous
verrez de loin leur félicité, dont vous serez exclus pour jamais; et vous verrez
alors quelle différence il y a entre le juste et l'impie, entre celui qui sert
Dieu et celui qui méprise ses lois. » C'est ainsi que Dieu répond aux objections
des impies. Vous n'avez pas voulu croire que ceux qui me servent puissent être
heureux : vous n'en avez cru ni ma parole, ni l'expérience des autres ; votre
expérience vous en convaincra; vous les verrez heureux, et vous vous verrez
misérables : Hœc dicit Dominus faciens hœc : « C'est ce que dit le
Seigneur; il l'en faut croire : car lui-même qui le dit, c'est lui qui le fait;
» et c'est ainsi qu'il fait taire les superbes et les incrédules.
Serez-vous assez heureux pour
profiter de cet avis et pour prévenir sa colère? Allez, Messieurs, et pensez-y :
ne songez point au prédicateur qui vous a parlé, ni s'il a bien dit, ni s'il a
mal dit : qu'importe qu'ait dit un homme mortel? Il y a un prédicateur invisible
qui prêche dans le fond des cœurs; c'est celui-là que les prédicateurs et les
auditeurs doivent écouter. C'est lui qui parle intérieurement à celui qui parle
au dehors , et c'est lui que doivent entendre au dedans du cœur tous ceux qui
prêtent l'oreille
1 Malach., III, 13 et seq.
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aux discours sacrés. Le prédicateur qui parle au dehors ne
fait qu'un seul sermon pour tout un grand peuple : mais le prédicateur du
dedans, je veux dire le Saint-Esprit, fait autant de prédications différentes
qu'il y a de personnes dans un auditoire ; car il parle à chacun en particulier,
et lui applique selon ses besoins la parole de la vie éternelle. Ecoutez-le
donc, chrétiens; laissez-lui remuer au fond de vos cœurs ce secret principe de
l'amour de Dieu.
Esprit saint, Esprit pacifique,
je vous ai préparé les voies en prêchant votre parole. Ma voix a été semblable
peut-être à ce bruit impétueux qui a prévenu votre descente : descendez
maintenant, ô feu invisible; et que ces discours enflammés, que vous ferez au
dedans des cœurs, les remplissent d'une ardeur céleste. Faites-leur goûter la
vie éternelle , qui consiste à connaître et à aimer Dieu : donnez-leur un essai
de la vision dans la foi ; un avant-goût delà possession, dans l'espérance; une
goutte de ce torrent de délices qui enivre les bienheureux, dans les transports
célestes de l'amour divin.
Et vous, ma Sœur, qui avez
commencé à goûter ces chastes délices, descendez, allez à l'autel; victime de la
pénitence, allez achever votre sacrifice : le feu est allumé, l'encens est prêt,
le glaive est tiré : le glaive, c'est la parole qui sépare l’âme d'avec
elle-même pour l'attacher uniquement à son Dieu. Le sacré pontife vous attend
avec ce voile mystérieux que vous demandez. Enveloppez-vous dans ce voile :
vivez cachée à vous-même, aussi bien qu'à tout le monde; et connue de Dieu,
échappez-vous à vous-même , sortez de vous-même et prenez un si noble essor que
vous ne trouviez de repos que dans l'essence du Père, du Fils, et du
Saint-Esprit.
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