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TROISIÈME SERMON
POUR LA
FÊTE DE LA NATIVITÉ DE LA SAINTE VIERGE (a).
Quis, putas, puer iste erit ?
Quel pensez-vous que sera cet enfant? Luc, I, 66.
Avant la naissance du Sauveur
Jésus, tout ce qu'il y avait de gens de bien sur la terre, qui vivaient
attendant la rédemption d'Israël, ne faisaient autre chose que soupirer après sa
venue, et par des vœux ardents pressaient le Père éternel d'envoyer bientôt à
son peuple son unique Libérateur : que si parmi leurs désirs il leur paraissait
quelque signe que ce temps bienheureux approchât, il n'est pas croyable avec
combien de transports toutes les
(a) Prêché à Metz dans la fin de 1655 ou dans le
commencement de 1656,
devant M. de Schomberg.
M. de Schomberg est manifestement désigné dans l'exorde. Ce
grand capitaine , maréchal de France à l'âge de 36 ans, le héros de Flix et de
Perpignan, de Tortose et de la nuit de Leucate, longtemps la gloire de son pays
et la terreur de l'étranger; ce lion si terrible sur le champ de bataille était
dans la paix l'homme le plus charitable, l'ami le plus tendre, le chrétien le
plus simple et le plus pieux. Devenu gouverneur de Metz, en même temps qu'il
faisait régner l'ordre, et la justice, et la religion, il remplissait la
province de ses bienfaits. Sa noble et vertueuse compagne était comme lui,
non-seulement le secours des pauvres et la consolation des malheureux, mais le
soutien de catholiques et l'ange conducteur qui ramenoit les hérétiques à la
vérité. Pendant son premier mariage, jouissant d'une grande faveur à la Cour de
Louis XIII, femme d'une rare beauté, elle conquit l'estime et l'admiration
générale par la délicatesse de ses rapports avec le souverain. Après une perte
cruelle, Mme de Hautefort s'était retirée loin du monde dans le silence de la
retraite; c'est au sein du cloître que la prit le maréchal de Schomberg pour la
conduire à l'autel. Qu'on lise maintenant le deuxième alinéa de notre sermon, on
verra que les paroles de l'orateur sont pour ainsi dire calquées sur le récit de
l'histoire.
L'illustre maréchal mourut le 6 juin 1656, si bien qu'on
doit faire remonter au delà de cette date le sermon dont il s'agit. Dira-t-on
qu'il ne porte pas tous les traits de l'époque de Metz; qu'on y trouve toujours,
pour ne relever que ce caractère, la forme interrogative avec la particule ne :
cela est vrai; mais il ne nous a pas été donné, malgré toutes nos recherches,
d'en retrouver le manuscrit original ; nous avons été forcé de le publier
d'après la première édition, et Déforis n'a pas manqué de le corriger à sa
façon, comme tous les chefs-d'œuvre qui ont passé par ses mains.
101
puissances de leurs âmes éclataient en actions de grâces.
Si donc ils eussent appris à la naissance de la sainte Vierge qu'elle devait
être sa Mère, combien l'auraient-ils embrassée, et quel aurait été l'excès de
leur ravissement dans l'espérance qu'ils auraient conçue d'être présents à ce
jour si beau, auquel le Désiré des nations commencerait à paraître au monde?
Ainsi ces peuples aveugles, qui pour être passionnés admirateurs de cette
lumière qui nous éclaire, défèrent des honneurs divins au soleil qui en est le
père, commencent à se réjouir sitôt qu'ils découvrent au ciel son
avant-courrière l'aurore. C'est pourquoi, ô heureuse Marie, nous qui leur avons
succédé, nous prenons part à leurs sentiments : mus d'un pieux respect pour
celui qui vous a choisie, nous venons honorer votre lumière naissante et
couronner votre berceau, non certes de lis et de roses, mais de ces fleurs
sacrées que le Saint-Esprit fait éclore; je veux dire de saints désirs et de
sincères louanges.
Monseigneur, c'est la seule
chose que vous entendrez de moi aujourd'hui. L'histoire parlera assez de vos
grandes et illustres journées, de vos sièges si mémorables, de vos fameuses
expéditions et de toute la suite de vos actions immortelles. Pour moi, je vous
l'avoue, Monseigneur, si j'avais à louer quelque chose, je parlerais bien plutôt
de cette piété véritable, qui vous fait humblement déposer au pied des autels
cet air majestueux et cette pompe qui vous environne. Je louerais hautement la
sagesse de votre choix, qui vous a fait souhaiter d'avoir dans votre maison
l'exemple d'une vertu si rare, par lequel nous pouvons convaincre les esprits
les plus libertins qu'on peut conserver l'innocence parmi les plus grandes
faveurs de la Cour, et dans une prudente conduite une simplicité chrétienne. Je
dirais de plus, Monseigneur, que votre généreuse bonté vous a gagné pour jamais
l'affection de ces peuples; et si peu que je voulusse m'étendre sur ce sujet, je
le verrais confirmé par des acclamations publiques. Mais encore qu'il soit vrai
que l'on vous puisse louer, vous et cette incomparable duchesse, sans aucun
soupçon de flatterie, en la place où je suis il faut que j'en évite jusqu'à la
moindre apparence. Je sais que je dois ce discours, et vous vos attentions à la
très-heureuse Marie. Ce n'est donc plus à vous que je parle, sinon pour vous
conjurer,
102
Monseigneur, de joindre vos prières aux miennes et à celles
de tout ce peuple, afin qu'il plaise à Dieu m'envoyer son Saint-Esprit par
l'intercession de sa sainte Epouse, que nous allons saluer par les paroles de
l'ange : Ave.
Pour procéder avec ordre,
réduisons tout cet entretien à quelques chefs principaux. Je dis, ô aimable
Marie, que vous serez à jamais bienheureuse d'être Mère de mon Sauveur. Car
étant Mère de Jésus-Christ, vous aurez pour lui une affection sans égale : ce
sera votre premier avantage. Aussi vous aimera-t-il d'un amour qui ne souffrira
point de comparaison : c'est votre seconde prérogative. Cette sainte société que
vous aurez avec lui, vous unira pour jamais très-étroitement à son Père : voilà
votre troisième excellence. Enfin dans cette union avec le Père éternel, vous
deviendrez la Mère des fidèles qui sont ses enfants et les frères de votre Fils;
c'est par ce dernier privilège que j'achèverai ce discours.
Je vous vois surpris, ce me
semble : peut-être que vous jugez que ce sujet est trop vaste, et que mon
discours sera trop long ou du moins embarrassé d'une matière si ample; et
toutefois il n'en sera pas ainsi, moyennant l'assistance divine. Nous avancerons
pas à pas pour ne point confondre les choses, établissant par des raisons
convaincantes la dignité de Marie sur sa maternité glorieuse; et encore que je
reconnaisse que ces vérités sont très-hautes, je ne désespère pas de les déduire
aujourd'hui avec une méthode facile. J'avoue que c'est me promettre beaucoup, et
à Dieu ne plaise, fidèles, que je l'attende de mes propres forces ! J'espère que
ce grand Dieu, qui inspire qui il lui plaît, me donnera la grâce aujourd'hui de
glorifier son saint nom en la personne de la sainte Vierge. Le Père
s'intéressera pour sa Fille bien-aimée; le Fils pour sa chère Mère ; le
Saint-Esprit pour sa chaste Epouse. Animé d'une si belle espérance, que puis-je
craindre dans cette entreprise? J'entre en matière avec confiance; chrétiens,
rendez-vous attentifs.
103
PREMIER POINT.
Je dis donc avant toutes choses
qu'il n'y eut jamais mère qui chérît son fils avec une telle tendresse que
faisait Marie ; je dis qu'il n'y eut jamais fils qui chérît sa mère avec une
affection si puissante (a) que faisait Jésus. J'en tire la preuve des
choses les plus connues. Interrogez une mère d'où vient que souvent en la
présence de son fils elle fait paraître une émotion si visible ; elle vous
répondra que le sang ne se peut démentir, que son fils c'est sa chair et son
sang, que c'est là ce qui émeut ses entrailles et cause ces tendres mouvements à
son cœur, l'Apôtre même ayant dit que « personne ne peut haïr sa chair : »
Nemo enim unquàm carnem suam odio habuit (1). Que si ce que je viens de dire
est véritable des autres mères, il l'est encore beaucoup plus de la sainte
Vierge, parce qu'ayant conçu de la vertu du Très-Haut, elle seule a fourni toute
la matière dont la sainte chair du Sauveur a été formée. Et de là je tire une
autre considération.
Ne vous semble-t-il pas,
chrétiens, que la nature a distribué avec quelque sorte d'égalité l'amour des
enfants entre le père et la mère? C'est pourquoi elle donne ordinairement au
père une affection plus forte, et imprime dans le cœur de la mère je ne sais
quelle inclination plus sensible. Et ne serait-ce point peut-être pour cette
raison que quand l'un des deux a été enlevé par la mort, l'autre se sent obligé
par un sentiment naturel à redoubler ses affections et ses soins? Cela, ce me
semble, est dans l'usage commun de la vie humaine; si bien que la très-pure
Marie n'ayant à partager avec aucun homme ce tendre et violent amour qu'elle
avait pour son Fils Jésus, vous ne sauriez assez vous imaginer jusqu'à quel
point elle en était transportée, et combien elle y ressentait de douceurs. Ceci
toutefois n'est encore qu'un commencement de ce que j'ai à vous dire.
Certes il est véritable que
l'amour des enfants est si naturel, qu'il faut avoir dépouillé tout sentiment
d'humanité pour ne l'avoir pas. Vous m'avouerez néanmoins qu'il s'y mêle
quelquefois
1 Ephes., V, 29.
(a) Var. : Si sincère.
104
certaines circonstances qui portent l'affection des parents
à l'extrémité. Par exemple, notre père Abraham n'avait jamais cru avoir des
enfants de Sara; elle était stérile, ils étaient tous deux dans un âge décrépit
et caduc; Dieu ne laisse pas de les visiter et leur donne un fils. Sans doute
cette rencontre fit qu'Abraham le tenait plus cher sans comparaison. Il le
considérait, non tant comme son fils que comme le « Fils de la promesse »
divine, promissionis filius (1), que sa foi lui avait obtenu du Ciel
lorsqu'il y pensait le moins. Aussi voyons-nous qu'on l'appelle Isaac,
c'est-à-dire Ris (2), parce que venant en un temps où ses parents ne
l'espéraient plus, il devait être après cela toutes leurs délices. Et qui ne
sait que Joseph et Benjamin étaient les bien-aimés et toute la joie de Jacob, à
cause qu'il les avait eus dans son extrême vieillesse d'une femme que la main de
Dieu avait rendue féconde sur le déclin de sa vie? Par où il paraît que la
manière dont on a les enfants, quand elle est surprenante ou miraculeuse, les
rend de beaucoup plus aimables. Ici, chrétiens, quels discours assez ardents
pourraient vous dépeindre les saintes affections de Marie? Toutes les fois
qu'elle regardait ce cher Fils : O Dieu ! disait-elle, mon Fils, comment est-ce
que vous êtes mon Fils? Qui l'aurait jamais pu croire, que je dusse demeurer
vierge et avoir un Fils si aimable? Quelle main vous a formé dans mes
entrailles? Comment y êtes-vous entré, comment en êtes-vous sorti, sans laisser
de façon ni d'autre aucun vestige de votre passage? Je vous laisse à considérer
jusqu'à quel point elle s'estimoit bienheureuse, et quels devaient être ses
transports dans ces ravissantes pensées. Car vous remarquerez, s'il vous plaît,
qu'il n'y eut jamais vierge qui aimât sa virginité avec un sentiment si délicat.
Vous verrez tout à l'heure où va cette réflexion.
C'est peu de vous dire qu'elle
était à l'épreuve de toutes les promesses des hommes ; j'ose encore avancer
qu'elle était à l'épreuve même des promesses de Dieu. Cela vous paraît étrange
sans doute; mais il n'y a qu'à regarder l'histoire de l'Evangile. Gabriel aborde
Marie et lui annonce qu'elle concevra dans ses entrailles le Fils du Très-Haut
(3), le Roi et le Restaurateur d'Israël. Voilà d'admirables
1 Rom.,
IX, 9. — 2 Genes., XXI, 6.— 3 Luc, I, 31, 32.
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promesses. Qui pourrait s'imaginer qu'une femme dût être
troublée d'une si heureuse nouvelle, et quelle vierge n'oublierait pas le soin
de sa pureté dans une si belle espérance? Il n'en est pas ainsi de Marie. Au
contraire elle y forme des difficultés. « Comment se peut-il faire, dit-elle
(1), que je conçoive ce Fils dont vous me parlez, moi qui ai résolu de ne
connaître aucun homme ? » Comme si elle eût dit : Ce m'est beaucoup d'honneur, à
la vérité, d'être mère du Messie; mais si je la suis, que deviendra ma
virginité? Apprenez, apprenez, chrétiens, à l'exemple de la sainte Vierge
l'estime que vous devez faire de la pureté. Hélas! que nous faisons
ordinairement peu de cas d'un si beau trésor ! Le plus souvent parmi nous on
l'abandonne au premier venu, et qui le demande l'emporte. Et voici que l'on fait
à Marie les plus magnifiques promesses qui puissent jamais être faites à une
créature, et c'est un ange qui les lui fait de la part de Dieu, remarquez toutes
ces circonstances; elle craint toutefois, elle hésite; elle est prête à dire que
la chose ne se peut faire, parce qu'il lui semble que sa virginité est
intéressée dans cette proposition : tant sa pureté lui est précieuse. Quand donc
elle vit le miracle de son enfantement, ô mon Sauveur! quelles étaient ses
joies, et quelles ses affections ! Ce fut alors qu'elle s'estima véritablement
bénite entre toutes les femmes, parce qu'elle seule avait évité toutes les
malédictions de son sexe. Elle avait évité la malédiction des stériles par sa
fécondité bienheureuse; elle avait évité la malédiction des mères, parce qu'elle
avait enfanté sans douleur, comme elle avait conçu sans corruption. Avec quel
ravissement embrassait-elle son Fils, le plus aimable des fils, et en cela plus
aimable qu'elle le reconnais-soit pour son Fils sans que son intégrité en fût
offensée ?
Les saints Pères ont assuré (2)
qu'un cœur virginal est la matière la plus propre à être embrasée de l'amour de
notre Sauveur : cela est certain, chrétiens, et ils l'ont tiré de saint Paul.
Quel devait donc être l'amour de la sainte Vierge? Elle savait bien que c'était
particulièrement à cause de sa pureté que Dieu l'avait destinée à son Fils
unique ; cela même, n'en doutez pas, cela même lui faisait aimer sa virginité
beaucoup davantage ; et d'autre part
1 Luc, I, 34. — 2 S. Bernard.,
serm. XXIX in Cantic., n. 8.
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l’amour qu'elle avait pour sa sainte virginité, lui faisait
trouver mille douceurs dans les embrassements de son Fils qui la lui avait si
soigneusement conservée. Elle considérait Jésus-Christ comme une fleur que son
intégrité avait poussée ; et dans ce sentiment elle lui donnait des baisers plus
que d'une mère, parce que c'étaient des baisers d'une mère vierge. Voulez-vous
quelque chose de plus pour comprendre l'excès de son saint amour, voici une
dernière considération que je vous propose, tirée des mêmes principes.
L'antiquité nous rapporte (1)
qu'une reine des Amazones souhaita passionnément d'avoir un fils de la race
d'Alexandre ; mais laissons ces histoires profanes, et cherchons plutôt des
exemples dans l'Histoire sainte. Nous disions tout à l'heure que le patriarche
Jacob préférait Joseph à tous ses autres enfants. Outre la raison que nous en
avons apportée, il y en a encore une autre qui le touchait fort, c'est qu'il
l'avait eu de Rachel qui était sa bien-aimée : cela le touchait au vif. Et saint
Jean Chrysostome nous rapportant dans le premier livre du Sacerdoce les
paroles caressantes et affectueuses dont sa mère l'entretenait, remarque ce
discours entre beaucoup d'autres : « Je ne pouvais, disait-elle, ô mon fils, me
lasser de vous regarder, parce qu'il me semblait voir sur votre visage une image
vivante de feu mon mari (2). » Que veux-je dire par tous ces exemples? Je
prétends faire voir qu'une des choses qui augmente autant l'affection envers les
enfants, c'est quand on considère la personne dont on les a eus, et cela est
bien naturel. Demandez maintenant à Marie de qui elle a eu ce cher Fils.
Vient-il d'une race mortelle? A-t-il pas fallu qu'elle fût couverte de la vertu
du Très-Haut? Est-ce pas le Saint-Esprit qui l’a remplie d'un germe céleste
parmi les délices de ses chastes embrassements, et qui se coulant sur son corps
très-pur d'une manière ineffable, y a formé celui qui devait être la consolation
d'Israël et l'attente des nations? C'est pourquoi l'admirable saint Grégoire
dépeint en ces termes la conception du Sauveur : Lorsque le doigt de Dieu
composait la chair de son Fils du sang le plus pur de Marie, « la concupiscence,
dit-il, n'osant approcher, regardait de loin avec étonnement un spectacle si
nouveau, et la nature
1 Quint. Curt., lib. VI. — 2 De sacerd., lib. I, n.
5.
107
s'arrêta toute surprise de voir son Seigneur et son Maître
dont la seule vertu agissait sur cette chair virginale : » Stetit natura
contra et concupiscentia longé Dominum naturœ intuentes in corpore mirabiliter
operantem (1).
Et n'est-ce pas ce que la Vierge
elle-même chante avec une telle allégresse dans ces paroles de son cantique :
Fecit mihi magna qui potens est (2) : « Le Tout-Puissant m'a fait de grandes
choses? » Et que vous a-t-il fait, ô Marie? Certes elle ne peut nous le dire;
seulement elle s'écrie toute transportée qu'il lui a fait de grandes choses :
Fecit mihi magna qui potens est. C'est qu'elle se sentait enceinte du
Saint-Esprit. Elle voyait qu'elle avait un Fils qui était d'une race divine;
elle ne savait comment faire, ni pour célébrer la munificence divine, ni pour
témoigner assez son ravissement d'avoir conçu un Fils qui n'eût point d'autre
Père que Dieu. Que si elle ne peut elle-même nous exprimer ses transports, qui
suis-je, chrétiens, pour vous décrire ici la tendresse extrême et l'impétuosité
de son amour maternel, qui était enflammé par des considérations si pressantes?
Que les autres mères mettent si haut qu'il leur plaira cette inclination si
naturelle qu'elles ressentent pour leurs enfants; je crois que tout ce qu'elles
en disent est très-véritable, et nous en voyons des effets qui passent de bien
loin tout ce que l'on pourrait s'en imaginer. Mais je soutiens, et je vous prie
de considérer cette vérité, que l'affection d'une bonne mère n'a pas tant
d'avantage par-dessus les amitiés ordinaires, que l'amour de Marie surpasse
celui de toutes les autres mères. Pour quelle raison? C'est parce qu'étant mère
d'une façon toute miraculeuse et avec des circonstances tout à fait
extraordinaires, son amour doit être d'un rang tout particulier; et comme l'on
dit, et je pense qu'il est véritable, qu'il faudrait avoir le cœur d'une mère
pour bien concevoir quelle est l'affection d'une mère; je dis tout de même qu'il
faudrait avoir le cœur de la sainte Vierge pour bien concevoir l'amour de la
sainte Vierge (a).
1 Serm., II in Annunt. B. Virgin.
Mariae, inter Oper. S. Greg. Thaumat.— 2 Luc., I, 49.
(a) Ce qu'on vient de lire depuis le commencement du
premier point, est emprunte au Sermon pour le vendredi de la semaine de la
Passion, sur la Compassion de la sainte Vierge, vol. IX, p. 528-532.
108
Dites-moi, je vous prie,
chrétiens, après les choses que vous avez ouïes, quelle opinion avez-vous de cet
aimable enfant qui vient de naître? quel sera-t-il à votre avis dans le progrès
de son âge? Quis, putas, puer iste erit? Pour moi, je ne puis que je ne
m'écrie : O fille, mille et mille fois bienheureuse d'être prédestinée à un
amour si excessif pour celui qui seul mérite nos affections !
Vous n'ignorez pas que l'amour
du Seigneur Jésus, c'est le plus beau présent dont Dieu honore les Saints. Dès
le commencement des siècles, il était, bien qu'absent, les délices des
patriarches. Abraham, Isaac et Jacob ne pouvaient presque modérer leur joie,
quand seulement ils songeaient qu'un jour il naîtrait de leur race. Vous donc, ô
heureuse Marie, vous qui le verrez sortir de vos bénites entrailles, vous qui le
contemplerez sommeillant entre vos bras ou attaché à vos chastes mamelles,
comment n'en serez-vous point transportée ? En suçant votre lait virginal, ne
coulera-t-il pas en votre âme l'ambroisie de son saint amour? Et quand il
commencera de vous appeler sa Mère d'une parole encore bégayante ; et quand vous
l'entendrez payer à Dieu son Père le tribut des premières louanges, sitôt que sa
langue enfantine se sera un peu dénouée ; et quand vous le verrez dans le
particulier de votre maison, souple et obéissant à vos ordres, combien grandes
seront vos ardeurs !
Mais disons encore qu'une des
plus grandes grâces de Dieu, c'est de penser souvent au Sauveur. Oui certes, il
le faut reconnaître, son nom est un miel à la bouche ; c'est une lumière à nos
yeux, c'est une flamme à nos cœurs (1) : il y a je ne sais quelle grâce (a)
que Dieu a répandue et dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions; y
penser, c'est la vie éternelle. Pensez-y souvent, ô fidèles ; sans doute vous y
trouverez une consolation incroyable. C'était toute la joie (b) de Marie
: nous voyons dans les Evangiles que tout ce que lui disait son Fils, tout ce
qu'on lui disait de son Fils, elle le conservait, elle le repassait mille et
mille fois en son cœur : Maria autem conservabat omnia verba hœc in
1 S. Bernard., serm. XV, in Cant.,
n. 6.
(a) Var. : Il y a une certaine grâce. — (b)
La douceur.
109
corde suo (1). Il tenait si fort à son âme qu'aucune
force ni violence n'était capable de l'en distraire : car il eût fallu lui tirer
de ses veines jusqu'à la dernière goutte de ce sang maternel qui ne cessait de
lui parler de son Fils, comme on voit que les mères prennent une part toute
extraordinaire à toutes les actions de leurs fils. Que si pour l'ordinaire
presque tout ce que fait un bon fils plaît à sa mère (a), quelle
admiration de sa vie ! quels charmes dans ses paroles ! quelle douleur de sa
passion ! quel sentiment de sa charité! quel contentement de sa gloire ! et
après qu'il fut retourné à son Père, quelle impatience de le rejoindre!
Le docte saint Thomas, traitant
de l'inégalité qui est entre les bienheureux (2), dit que ceux-là jouiront plus
abondamment de la présence divine, qui l'auront en ce monde le plus ardemment
désirée, parce que, comme dit ce grand homme, la douceur de la jouissance va à
proportion des désirs. Comme une flèche qui part d'un arc bandé avec plus de
violence, prenant son vol au milieu des airs avec une plus grande roideur, entre
aussi plus profondément au but où elle est adressée : de même l'âme fidèle
pénétrera plus avant dans l'abîme de l'essence divine, le seul terme de ses
espérances, quand elle s'y sera élancée par une plus grande impétuosité de
désirs. Que si le grand apôtre saint Paul frappé au vif en son âme de l'amour de
Notre-Seigneur, brûle d'une telle impatience de l'aller embrasser en sa gloire,
qu'il voudrait voir bientôt ruinée cette vieille masure du corps qui le sépare
de Jésus-Christ : Cupio dissolvi et esse cum Christo (3), jugez des
inquiétudes et des douces émotions que peut ressentir le cœur d'une mère. Le
jeune Tobie, par une absence d'un an, perce celui de sa mère d'inconsolables
douleurs (4) : quelle différence entre mon Sauveur et Tobie!
S'il est donc vrai, saint Enfant
qui nous fournissez aujourd'hui un sujet de méditation si pieux, s'il est vrai
que votre grandeur doive croître selon la mesure de vos désirs, quelle place
assez auguste vous pourra-t-on trouver dans le ciel? Ne faudra-t-il pas
1 Luc., II, 19. — 2 I part., quaest. XII, art. VI. —
3 Philip., I, 23. — 4 Tob., V, 23 et seq.
(a) Var. : Comme on voit que les mères prennent une
part toute extraordinaire à toutes les actions de leurs fils, quelle admiration
de sa vie !...
110
que vous passiez toutes les hiérarchies angéliques pour
courir à notre Sauveur? C'est là qu'ayant laissé bien loin au-dessous de vous
tous les ordres des prédestinés, toute éclatante de gloire et attirant sur vous
les regards de toute la Cour céleste, vous irez prendre place près du trône de
votre cher Fils pour jouir à jamais de ses plus secrètes faveurs. C'est là
qu'étant charmée d'une ravissante douceur dans ses embrassements si ardemment
désirés, vous parlerez à son cœur avec une efficacité merveilleuse. Eh! quel
autre que vous aura plus de pouvoir sur ce cœur, puisque vous y trouverez une si
fidèle correspondance; je veux dire l'amour filial, qui sera d'intelligence avec
l'amour maternel, qui s'avancera pour le recevoir et qui préviendra ses désirs ?
Nous voilà tombés insensiblement
sur l'amour dont le Fils de Dieu honore la sainte Vierge. Fidèles, que vous en
dirai-je? Si je n'ai pu dépeindre l'affection de la Mère selon son mérite, je
pourrai encore moins vous représenter celle du Fils, parce que je suis assuré
qu'autant que Notre-Seigneur surpasse la sainte Vierge en toute autre chose,
d'autant est-il meilleur Fils qu'elle n'était bonne Mère. Mais en
demeurerons-nous là, chrétiens? Cherchons, cherchons encore quelque puissante
considération dans la doctrine des Evangiles; c'est la seule qui touche les
cœurs : une seule parole de l'Evangile a plus de pouvoir sur nos âmes que toute
la véhémence et toutes les inventions de l’éloquence profane. Disons donc avec
l'aide de Dieu quelque chose de l'Evangile; et qu'y pouvons-nous voir de plus
beau que ces admirables transports avec lesquels le Seigneur Jésus a aimé la
nature humaine? Permettez-moi en ce lieu une brève digression : elle ne déplaira
pas à Marie, et ne sera pas inutile à votre instruction ni à mon sujet.
Certes, ce nous doit être une
grande joie de voir que notre Sauveur n'a rien du tout dédaigné de ce qui était
de l'homme : il a tout pris, excepté le péché; je dis tout jusqu'aux moindres
choses, tout jusqu'aux plus grandes infirmités. Je ne le puis pardonner à ces
hérétiques qui ayant osé nier la vérité de sa chair, ont nié par conséquent que
ses souffrances et ses passions fussent véritables. Ils se privaient eux-mêmes
d'une douce consolation : au lieu que
111
reconnaissant que toutes ces choses sont effectives,
quelque affliction qui me puisse arriver, je serai toujours honoré de la
compagnie de mon Maître. Si je souffre quelque nécessité, je me souviens de sa
faim et de sa soif, et de son extrême indigence ; si l'on fait tort à ma
réputation, «il a été rassasié d'opprobres (1), » comme il est dit de lui; si je
me sens abattu par quelques infirmités, il en a souffert jusqu'à la mort ; si je
suis accablé d'ennuis, que je m'en aille au jardin des Olives : je le verrai
dans la crainte, dans la tristesse, dans une telle consternation, qu'il sue sang
et eau dans la seule appréhension de son supplice. Je n'ai jamais ouï dire que
cet accident fût arrivé à d'autres personnes qu'à lui ; ce qui me fait dire que
jamais homme n'a eu les passions ni si tendres, ni si délicates, ni si fortes
que mon Sauveur, bien qu'elles aient toujours été extrêmement modérées, parce
qu'elles étaient parfaitement soumises à la volonté de son Père.
Mais de là, me direz-vous, que
s'ensuit-il pour le sujet que nous traitons? C'est ce qu'il m'est aisé de vous
faire voir. Quoi donc? notre Maître se sera si franchement revêtu de ces
sentiments de faiblesse qui semblaient en quelque façon être indignes de sa
personne ; ces langueurs extrêmes, ces vives appréhensions, il les aura prises
si pures, si entières, si sincères : et que sera-ce après cela de l'affection
envers les païens, étant très-certain que dans la nature même il n'y a rien de
plus naturel, de plus équitable, de plus nécessaire, particulièrement à l'égard
d'une mère telle qu'était l'heureuse Marie? Car enfin elle était la seule en ce
monde à qui il eût obligation de la vie; et j'ose dire de plus qu'en recevant
d'elle la vie, il lui est redevable et d'une partie de sa gloire et même en
quelque façon de la pureté de sa chair : de sorte que cet avantage, qui ne peut
convenir à aucune autre mère qu'à celle dont nous parlons, l'obligeait d'autant
plus à redoubler ses affections.
Et n'appréhendez pas, chrétiens,
que je veuille déroger à la grandeur de mon Maître par cette proposition qui
n'en est pas moins véritable, bien qu'elle paroisse peut-être un peu
extraordinaire du moins au premier abord ; mais je prétends l'établir sur
1 Tren., III, 30.
112
une doctrine si indubitable de l'admirable saint Augustin,
que les esprits les plus contentieux seront contraints d'en demeurer d'accord.
Ce grand homme considérant que la concupiscence se mêle dans toutes les
générations ordinaires, ce qui n'est que trop véritable pour notre malheur, en
tire cette conséquence que cette maudite concupiscence, qui corrompt tout ce
qu'elle touche, infecte tellement la matière qui se ramasse pour former nos
corps, que la chair qui en est composée en contracte aussi une corruption
nécessaire. C'est pourquoi dans la résurrection, où nos corps seront tout
nouveaux, c'est-à-dire tout éclatants et tout purs, ils renaîtront, non de la
volonté de l'homme ni de la volonté de la chair, mais du souffle de l'Esprit de
Dieu, qui prendra plaisir de les animer quand ils auront laissé à la terre les
ordures de leur première génération. Or, comme ce n'est pas ici le lieu
d'éclaircir cette vérité, je me contenterai de vous dire comme pour une preuve
infaillible que c'est la doctrine de saint Augustin que vous trouverez
merveilleusement expliquée en mille beaux endroits de ses excellents écrits,
particulièrement dans ses savants livres contre Julien.
Cela étant ainsi, remarquez
exactement, s'il vous plaît, ce que j'infère de cette doctrine. Je dis que si ce
commerce ordinaire, parce qu'il a quelque chose d'impur, fait passer en nos
corps un mélange d'impureté, nous pouvons assurer au contraire que le fruit
d'une chair virginale tirera d'une racine si pure une pureté merveilleuse. Cette
conséquence est certaine, et c'est une doctrine constante que le saint évêque
Augustin a prise dans les Ecritures (1) : et d'autant que le corps du Sauveur,
je vous prie, suivez sa pensée; d'autant, dis-je, que le corps du Sauveur devait
être plus pur que les rayons du soleil, de là vient, dit ce grand personnage,
qu'il s'est choisi dès l'éternité une Mère vierge, afin qu'elle l'engendrât sans
aucune concupiscence par la seule vertu de la foi : Ideo virginem matrem...,
piâ fide sanctum germen in se fieri promerentem..., de quâ crearetur elegit.
Car il était bienséant (a) que la sainte chair du Sauveur fût pour ainsi
dire embellie
1 De Peccat. merit., lib. II, Q. 38.
(a) Var. : Il fallait.
113
de toute la pureté d'un sang virginal (a), afin
qu'elle fût digne d'être unie au Verbe divin et d'être présentée au Père éternel
comme une victime vivante pour l'expiation de nos fautes. Tellement que la
pureté qui est dans la chair de Jésus, est dérivée en partie de cette pureté
angélique que le Saint-Esprit coula dans le corps de la Vierge, lorsque charmé
de son intégrité inviolable, il la sanctifia par sa présence et la consacra
comme un temple vivant au Fils du Dieu vivant.
Faites maintenant avec moi cette
réflexion, chrétiens. Mon Sauveur, c'est l'amant et le chaste Epoux des vierges
: il se glorifie d'être appelé le Fils d'une Vierge, il veut absolument qu'on
lui amène les vierges, il les a toujours en sa compagnie, elles suivent cet
Agneau sans tache partout où il va. Que s'il aime si passionnément les vierges
dont il a purifié la chair par son sang, quelle sera sa tendresse pour cette
Vierge incomparable qu'il a élue dès l'éternité, pour en tirer la pureté de sa
chair et de son sang (b)?
Après ces grands avantages qui
sont préparés à Marie, ô Dieu, quel sera un jour cet enfant? Quis, putas,
puer iste erit? Heureuse mille et mille fois d'aimer si fort le Sauveur,
d'être si fort aimée du Sauveur. Aimer le Fils de Dieu, c'est une grâce que les
hommes ne reçoivent que de lui-même ; et parce que Marie est sa Mère, et qu'une
mère aime naturellement ses enfants, ce qui est grâce pour tous les autres, lui
est comme passé en nature. D'autre part, être aimé du Fils de Dieu, est une pure
libéralité dont il daigne honorer les hommes; et parce qu'il est Fils de Marie
et qu'il n'y a point de fils qui ne soit obligé de chérir sa mère, ce qui est
libéralité pour les autres, à l'égard de la sainte Vierge devient une
obligation. S'il l'aime de cette sorte, il faudra par nécessité qu'il lui donne
: il ne lui pourra donner autre chose que ses propres biens. Les biens du Fils
de Dieu sont les vertus et les grâces, c'est son sang innocent qui les fait
inonder sur les hommes, et à quel autre pensez-vous qu'il donnerait (c)
plus de part à son sang qu'à celle dont il a tiré tout son sang? Pour moi, il me
(a) Var. : Fut formé du sang d'une vierge. —
(b) Le passage qu'on a lu depuis ces mots: « Car il était bienséant que
la sainte chair du Sauveur fût, » etc., est emprunté au Second sermon pour le
vendredi de la semaine de la Passion, sur la Compassion de la sainte Vierge. —
(c) Et à quel autre donnerait-il ?
114
semble que ce sang précieux prenait plaisir de ruisseler
pour elle à gros bouillons sur la croix, sentant bien qu'en elle était la source
de laquelle il était premièrement découlé. Bien plus, ne savons-nous pas que le
Père éternel ne peut s'empêcher d'aimer tout ce qui touche de près à son Fils?
N'est-ce pas en sa personne que le ciel et la terre s'embrassent et se
réconcilient? N'est-il pas le nœud éternel des affections de Dieu et des hommes?
N'est-ce pas là toute noire gloire et le seul fondement de nos espérances?
Comment n'aimera-t-il donc pas la très-heureuse Marie, qui vivra avec son Fils
dans une société si parfaite ? Tout cela semble établi sur des maximes
inébranlables. Mais d'autant que quelques-uns pourraient se persuader que cette
sainte société n'a point d'autres liens que ceux de la chair et du sang, mettons
la dernière main à l'ouvrage que nous avons commencé : faisons voir en ce lieu,
comme nous l'avons promis, avec quels avantages la sainte Vierge est entrée dans
l'alliance du Père éternel par sa maternité glorieuse.
SECOND POINT.
C'est ici le point le plus haut
et le plus difficile de tout le discours d'aujourd'hui, pour lequel toutefois il
ne sera pas besoin de beaucoup de paroles, parce que nos raisonnements
précédents en facilitent l'entrée, et que ce ne sera que comme une suite de nos
premières considérations. Or pour vous expliquer ma pensée, j'ai à vous proposer
une doctrine sur laquelle il est nécessaire d'aller avec retenue, de peur de
tomber dans l'erreur; et plût à Dieu que je pusse la déduire aussi nettement
qu'elle me semble solide ! Voici donc de quelle façon je raisonne. Cet amour de
la Vierge, dont je vous parlais tout à l'heure, ne s'arrêtait pas à la seule
humanité de son Fils. Non, certes, il allait plus avant; et par l'humanité,
comme par un moyen d'union, il passait à la nature divine, qui en est
inséparable. C'est une haute théologie qu'il nous faut tâcher d'éclaircir par
quelque chose de plus intelligible. N'est-il pas vrai qu'une bonne mère aime
tout ce qui touche à la personne de son fils? J'ai déjà dit cela bien des fois,
et je ne le recommence pas sans raison. Je sais bien qu'elle va
115
quelquefois plus avant, qu'elle porte son amitié jusqu'à
ses amis et généralement à toutes les choses qui lui appartiennent; mais
particulièrement pour ce qui regarde la propre personne de son fds, vous savez
qu'elle y est sensible au dernier point. Je vous demande maintenant : qu'était
la divinité au Fils de Marie? comment touchait-elle à sa personne? lui
était-elle étrangère ? Je ne veux point ici vous faire de questions
extraordinaires; j'interpelle seulement votre foi : qu'elle me réponde. Vous
dites tous les jours en récitant le Symbole, que vous croyez en Jésus-Christ,
Fils de Dieu, qui est né de la Vierge Marie : celui que vous reconnaissez pour
le Fils de Dieu tout-puissant, et celui qui est né de la Vierge, sont-ce deux
personnes? Sans doute ce n'est pas ainsi que vous l'entendez. C'est le même qui
étant Dieu et homme, selon la nature divine est le Fils de Dieu, et selon
l'humanité le Fils de Marie. C'est pourquoi nos saints Pères ont enseigné que la
Vierge est Mère de Dieu. C'est cette foi, chrétiens, qui a triomphé des
blasphèmes de Nestorius, et qui jusqu'à la consommation des siècles fera
trembler les démons. Si je dis après cela que la bienheureuse Marie aime son
Fils tout entier, quelqu'un de la compagnie pourra-t-il désavouer une vérité si
plausible? Par conséquent ce Fils qu'elle chérissait tant, elle le chérissait
comme un Homme-Dieu : et d'autant que ce mystère n'a rien de semblable sur la
terre, je suis contraint d'élever bien haut mon esprit, pour avoir recours à un
grand exemple, je veux dire à l'exemple du Père éternel.
Depuis que l'humanité a été unie
à la personne du Verbe, elle est devenue l'objet nécessaire des complaisances du
Père. Ces vérités sont hautes, je l'avoue; mais comme ce sont des maximes
fondamentales du christianisme, il est important qu'elles soient entendues de
tous les fidèles, et je ne veux rien avancer que je n'en allègue la preuve par
les Ecritures. Dites-moi, s'il vous plaît, chrétiens, quand cette voix
miraculeuse éclata sur le Thabor de la part de Dieu: « Celui-ci est mon Fils
bien-aimé dans lequel je me suis plu (1), » de qui pensez-vous que parlât le
Père éternel? N'était-ce pas de ce Dieu revêtu de chair, qui paraissait tout
1 Matth., XVII, 5.
116
resplendissant aux yeux des apôtres ? Cela étant ainsi,
vous voyez bien par une déclaration si authentique qu'il étend son amour
paternel jusqu'à l'humanité de son Fils ; et qu'ayant uni si étroitement la
nature humaine avec la divine, il ne les veut plus séparer dans son affection.
Aussi est-ce là, si nous l'entendons bien, tout le fondement de notre espérance,
quand nous considérons que Jésus, qui est homme tout ainsi que nous, est reconnu
et aimé de Dieu comme son Fils propre.
Ne vous offensez pas, si je dis
qu'il y a quelque chose de pareil dans l'affection de la sainte Vierge, et que
son amour embrasse tout ensemble la divinité et l'humanité de son Fils, que la
main puissante de Dieu a si bien unies. Car Dieu par un conseil admirable ayant
jugé à propos que la Vierge engendrât dans le temps celui qu'il engendre
continuellement dans l'éternité, il l'a par ce moyen associée en quelque façon à
sa génération éternelle. Fidèles, entendez ce mystère. C'est l'associer à sa
génération que de la faire Mère d'un même Fils avec lui. Partant puisqu'il l'a
comme associée à sa génération éternelle, il était convenable qu'il coulât en
même temps dans son sein quelque étincelle de cet amour infini qu'il a pour son
Fils; cela est bien digne de sa sagesse. Comme sa Providence dispose toutes
choses avec une justesse admirable, il fallait qu'il imprimât dans le cœur de la
sainte Vierge une affection qui passât de bien loin la nature et qu'il allât
jusqu'au dernier degré de la grâce, afin qu'elle eût pour son Fils des
sentiments dignes d'une Mère de Dieu et dignes d'un Homme-Dieu.
Après cela, ô Marie, quand
j'aurais l'esprit d'un ange et de la plus sublime hiérarchie, mes conceptions
seraient trop ravalées pour comprendre l'union très-parfaite du Père éternel
avec vous. « Dieu a tant aimé le monde, dit notre Sauveur, qu'il lui a donné son
Fils unique (1)l. » Et en effet, comme remarque l'Apôtre, «nous donnant son
Fils, ne nous a-t-il pas donné toute sorte de biens avec lui (2)? » Que s'il
nous a fait paraître une affection si sincère parce qu'il nous l’a donné comme
Maître et comme Sauveur, l'amour ineffable qu'il avait pour vous lui a fait
concevoir bien d'autres desseins en votre faveur. Il a ordonné qu'il fût à vous
en
1 Joan., III, 16. — 2 Rom., VIII, 32.
117
la même qualité qu'il lui appartient; et pour établir avec
vous une société éternelle, il a voulu que vous fussiez la Mère de son Fils
unique, et être le Père du vôtre. O prodige ! ô abîme de charité ! quel esprit
ne se perdrait pas dans la considération de ces complaisances incompréhensibles
qu'il a eues pour vous, depuis que vous lui touchez de si près par ce commun
Fils, le nœud inviolable de votre sainte alliance, le gage de vos affections
mutuelles, que vous vous êtes donné amoureusement l'un à l'autre ; lui, plein
d'une divinité impassible ; vous, revêtu pour lui obéir d'une chair mortelle.
Croissez donc, ô heureux Enfant,
croissez à la bonne heure ; que le ciel propice puisse faire tomber sur votre
tête innocente les plus douces de ses influences. Croissez, et puissent bientôt
toutes les nations de la terre venir adorer votre Fils ! puisse votre gloire
être reconnue de tous les peuples du monde, auxquels votre enfantement donnera
une paix éternelle ! Pour nous, mus d'un pieux respect pour celui qui vous a
choisie, nous venons honorer votre lumière naissante et jeter sur votre berceau
non des roses et des lis, mais des bouquets sacrés de désirs ardents et de
sincères louanges. Certes, je l'avoue, Vierge sainte, celles que je vous ai
données sont beaucoup au-dessous de vos grandeurs, et beaucoup au-dessous de mes
vœux ; et toutefois je me sens ébloui d'avoir si longtemps contemplé, quoiqu'à
travers tant de nuages, ce haut éclat qui vous environne; je suis contraint de
baisser la vue. Mais comme nos faibles yeux éblouis des rayons du soleil dans
l'ardeur de son midi, l'attendent quelquefois pour le regarder plus à leur aise
lorsqu'il penche sur son couchant, dans lequel il semble à nos sens qu'il
descende plus près de la terre : ainsi étant étonné, ô Vierge admirable, d'avoir
osé vous considérer si longtemps dans cette qualité éminente de Mère de Dieu,
qui vous approche si près de la Majesté divine et vous élève si fort au-dessus
de nous, il faut pour me remettre que je vous considère un moment dans la
qualité de Mère des fidèles, qui vous abaisse jusqu'à nous par une
miséricordieuse condescendance, et vous fait pour ainsi dire descendre jusqu'à
nos faiblesses, auxquelles vous compatissez avec une piété maternelle. Je ne
m'éloignerai point des principes que
118
j'ai posés ; mais il faut que je tâche d'en tirer quelques
instructions. Achevons, chrétiens, achevons ; il est temps désormais de
conclure.
Intercédez pour nous, ô sainte
et bienheureuse Marie. Car, comme dit votre dévot saint Bernard (1), quelle
autre peut plutôt que vous parler au cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ? Vous y
avez une fidèle correspondance, je veux dire l'amour filial qui viendra
accueillir l'amour maternel et même qui préviendra ses désirs; et partant que ne
devons-nous point espérer de vos pieuses intercessions ?
Certes, fidèles; il n'est pas
croyable quelle utilité il nous en revient, et c'est avec beaucoup de raison que
l'Eglise répandue par toute la terre, nous exhorte à nous mettre sous sa
protection spéciale. Mais toutefois je ne craindrai point de vous dire que
plusieurs se trompent dans la dévotion de la Vierge : plusieurs croient lui être
dévots, qui ne le sont pas : plusieurs l'appellent Mère, qu'elle ne reconnait
pas pour enfants : plusieurs implorent son assistance, à qui cette Vierge
très-pure n'accorde pas le secours de ses prières. Apprenez donc, chrétiens,
apprenez quelle est la vraie dévotion pour la sainte Vierge, de peur que ne
l'ayant pas comme il faut, vous ne perdiez toute l'utilité d'une chose qui
pourrait vous être très-fructueuse.
Quand l'Eglise invite tous ses
enfants à se recommander aux prières des Saints qui règnent avec Jésus-Christ,
elle considère sans doute que nous en retirons divers avantages très-importants.
Mais je ne craindrai point de vous assurer que le plus grand de tous, c'est
qu'en honorant leurs vertus, cette pieuse commémoration nous enflamme à imiter
l'exemple de leur bonne vie : autrement, c'est en vain, chrétiens, que nous
choisissons pour patrons ceux dont nous ne voulons pas être les imitateurs. « Il
faut, dit saint Augustin, qu'ils trouvent en nous quelques traces de leurs
vertus, pour qu'ils daignent s'intéresser pour nous auprès du Seigneur : »
Debent enim in nobis aliquid recognoscere de suis virtutibus, ut pro nobis
dignentur Domino supplicare (2);de sorte que c'est une prétention ridicule,
de croire que la très-sainte Mère
1 Ad B. Virg. serm. Panegyr., n.
7, inter op. S. Bern. — 2 Serm. de Symbolo, cap. XIII ; in
Append.
119
de Dieu admette au nombre de ses enfants, ceux qui ne
tâchent pas de se conformer à ce beau et admirable exemplaire.
Et qu'imiterons-nous
particulièrement de la sainte Vierge, si ce n'est cet amour si fort et si tendre
qu'elle a eu pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est, comme vous avez vu, la
plus vive source des excellences et des perfections de Marie? D'ailleurs que
pouvons-nous faire qui lui plaise plus, que d'attacher toutes nos affections à
celui qui a été et sera éternellement toutes ses délices ? Enfin qu'y a-t-il qui
nous soit ni plus nécessaire, ni plus honorable, ni plus doux et plus agréable
que cet amour? Quelle plus grande nécessité que d'aimer celui dont il est écrit
: « Si quelqu'un n'aime pas Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'il soit anathème (1)
? » Et quel plus grand honneur que d'aimer un Dieu, et quelle plus ravissante
douceur que d'aimer uniquement un Dieu-Homme ?
Certes, fidèles, rien n'est plus
vrai : Dieu est infiniment aimable en lui-même ; mais quand je considère ce Dieu
fait homme, je me perds et je ne sais plus ni que dire ni que penser ; et je
conçois, ce me semble, sensiblement que je suis la plus méchante, la plus
déloyale, la plus ingrate, la plus méprisable des créatures, si je ne l'aime
par-dessus toutes choses. Car qu'est-ce, fidèles, que ce Dieu Jésus, qu'est-ce
autre chose qu'un Dieu nous cherchant, un Dieu se familiarisant avec nous, un
Dieu brûlant d'amour pour nous, un Dieu se donnant à nous tout entier, et qui se
donnant à nous tout entier, pour toute récompense ne veut que nous? Ingrat mille
et mille fois qui ne l'aime pas! malheureux et infiuiment malheureux qui ne
l'aime pas, et qui ne comprend pas combien doux est cet amour aux âmes pieuses !
Fidèles, nous devrions être honteux de ce que le seul nom de Jésus n'échauffe
pas incontinent nos esprits, de ce qu'il n'attendrit pas nos affections.
Donc si vous voulez plaire à
Marie, faites tout pour Jésus ; vivez en Jésus, vivez de Jésus : c'est l'unique
moyen de gagner le cœur de cette bonne Mère, si vous imitez son affection. Elle
est Mère de Jésus-Christ ; nous sommes ses membres : elle a conçu la chair de
Jésus; nous la recevons: son sang est coulé dans nos veines par les sacrements;
nous en sommes lavés et nourris : et Jésus lui-même,
1 I Cor., XVI, 22.
120
comme on lui disait : « Votre Mère et vos frères vous
cherchent, » étend ses mains à ses disciples, disant : « Voilà ma mère, voilà
mes frères ; et celui qui fait la volonté de mon Père céleste, celui-là est mon
frère, et ma sœur et ma mère (1). » O douces et ravissantes paroles, les fidèles
sont ses frères! Ce n'est pas assez; ils sont ses frères et ses sœurs : c'est
trop peu; ils sont ses frères, ses sœurs et sa mère. Non, mes Frères, notre
Sauveur nous aime si fort, qu'il ne refuse avec nous aucun titre d'affinité, ni
aucun degré d'alliance : il nous donne quel nom il nous plaît ; nous lui
touchons de si près qu'il nous plaît, pourvu que nous fassions la volonté de son
Père céleste. Et quelle est la volonté du Père céleste, sinon que nous aimions
son bien-aimé? « Celui-ci, dit-il, est mon Fils bien-aimé, dans lequel je me
suis plu dès l'éternité (2). » Tout lui plaît en Jésus, et rien ne lui plaît
qu'en Jésus, et il ne reconnaît pas pour siens ceux qui ne consacrent pas leur
cœur à Jésus. Ah! que je vous demande, fidèles, le faisons-nous? Notre Sauveur a
dit : « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il renonce à soi-même (3). » Qui de nous
a renoncé à soi-même? « Tous cherchent leurs propres intérêts, et non ceux de
Jésus-Christ : » Omnes quœ sua sunt quœrunt, non quœ Jesu Christii.
Avez-vous jamais bien compris quel ouvrage c'est et de quelle difficulté, que de
renoncer à soi-même ? Vous avez, dites-vous, quitté les mauvaises inclinations
aux plaisirs mortels : Dieu vous en fasse la grâce par sa bonté ! Mais une
injure vous est demeurée sur le cœur; vous en poursuivez la vengeance : vous
n'avez point renoncé à vous-mêmes. — Mais j'ai surmonté ce mauvais désir; c'est
tout ce que Jésus-Christ demande de moi. — Nullement, ne vous y trompez pas ; ce
n'est pas assez : recherchez les secrets de vos consciences ; peut-être que
l'avarice, peut-être que ce poison subtil de la vaine gloire, peut-être qu'un
certain repos de la vie, un vain désir de plaire au monde, et cette inclination
si naturelle aux hommes de s'élever toujours au-dessus des autres, ou quelque
autre affection pareille règne en vous. Si cela est ainsi, vous n'avez point
renoncé à vous-mêmes. Bref considérez, chrétiens, nous sommes au
1 Marc., III, 32, 33, 34, 35. —
2 Matth., III, 17. — 3 Matth., XVI, 24. — 4
Philip., II, 21.
121
milieu d'une infinité d'objets qui nous sollicitent sans
cesse : tant qu'il y a une fibre de notre cœur qui est attachée aux choses
mortelles, nous n'avons point renoncé à nous-mêmes ; et par conséquent nous ne
suivons pas celui qui a dit : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce
à soi-même. » Et si nous ne le suivons pas, où en sommes-nous?
Qui est donc celui, direz-vous,
qui a vraiment renoncé à soi-même ? Celui qui méprise le siècle présent, qui ne
craint rien tant que de s'y plaire, qui regarde cette vie comme un exil; « qui
use des biens qu'elle nous présente comme n'en usant pas, considérant sans cesse
que la figure de ce monde passe (1) ; » qui soupire après Jésus-Christ, qui
croit n'avoir aucun vrai bien ni aucun repos jusqu'à ce qu'il soit avec lui.
Celui-là a renoncé à soi-même, et peut présenter à Jésus un cœur qui lui sera
agréable, parce qu'il ne brûle que pour lui seul. Si nous n'avons pas atteint
cette perfection, comme sans doute nous en sommes bien éloignés, tendons-y du
moins de toutes nos forces, si nous voulons être appelés chrétiens. Vivant
ainsi, fidèles, vous pourrez prier la Vierge avec confiance qu'elle présente vos
oraisons à son Fils Jésus : vous serez ses véritables enfants en Notre-Seigneur
Jésus-Christ: vous l'aimerez; elle vous aimera pour Notre-Seigneur Jésus-Christ
; elle priera pour vous au nom de son Fils Jésus-Christ; elle vous obtiendra la
jouissance parfaite de son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est l'unique
félicité. Amen.
1 I Cor., VII, 31.
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