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FRAGMENT
SUR LA BRIÈVETÉ DE LA VIE
ET LE NÉANT DE L'HOMME.
C'est bien peu de chose que
l'homme, et tout ce qui a fin est bien peu de chose. Le temps viendra où cet
homme qui vous semblait si grand ne sera plus, où il sera comme l'enfant qui est
encore à naître, où il ne sera rien. Si longtemps qu'on soit au monde, y
serait-on mille ans, il en faut venir là. Il n'y a que
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le temps de ma vie qui me fait différent de ce qui ne fut
jamais. Cette différence est bien petite, puisqu'à la fin je serai encore
confondu avec ce qui n'est point ; ce qui arrivera le jour où il ne paraîtra pas
seulement que j'aie été, et où peu m'importera combien de temps j'ai été,
puisque je ne serai plus. J'entre dans la vie avec la loi d'en sortir. Je viens
faire mon personnage, je viens me montrer comme les autres; après il faudra
disparaître. J'en vois passer devant moi, d'autres me verront passer; ceux-là
même donneront à leurs successeurs le même spectacle; tous enfin viendront se
confondre dans le néant. Ma vie est de quatre-vingts ans tout au plus,
prenons-en cent : qu'il y a eu de temps où je n'étois pas ! qu'il y en a où je
ne serai point ! et que j'occupe peu de place dans ce grand abîme des ans! Je ne
suis rien; ce petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant où il
faut que j'aille. Je ne suis venu que pour faire nombre, encore n'avait-on que
faire de moi; et la comédie ne se serait pas moins bien jouée, quand je serais
demeuré derrière le théâtre. Ma partie est bien petite en ce monde et si peu
considérable, que quand je regarde de près, il me semble que c'est un songe de
me voir ici, et que tout ce que je vois ne sont que de vains simulacres :
Prœterit figura hujus mundi (1).
Ma carrière est de quatre-vingts
ans tout au plus; et pour aller là, par combien de périls faut-il passer! par
combien de maladies, etc.! A quoi tient-il que le cours ne s'en arrête à chaque
moment? Ne l'ai-je pas reconnu quantité de fois? J'ai échappé la mort à telle,
et telle rencontre ; c'est mal parler : J'ai échappé la mort. J'ai évité ce
péril, mais non pas la mort. La mort nous dresse diverses embûches; si nous
échappons l'une, nous tombons en une autre ; à la fin il faut venir entre ses
mains. Il me semble que je vois un arbre battu des vents; il y a des feuilles
qui tombent à chaque moment; les unes résistent plus, les autres moins. Que s'il
y en a qui échappent de l'orage, toujours l'hiver viendra, qui les flétrira et
les fera tomber. Ou comme dans une grande tempête, les uns sont soudainement
suffoqués, les autres flottent sur un ais abandonné aux vagues ; et lorsqu'il
croit avoir
1 I Cor., VII, 31.
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évité tous les périls, après avoir duré longtemps, un flot
le pousse contre un écueil et le brise. Il en est de même : le grand nombre
d'hommes qui courent la même carrière fait que quelques-uns passent jusqu'au
bout; mais après avoir évité les attaques diverses de la mort, arrivant au bout
de la carrière où ils tendaient parmi tant de périls, ils la vont trouver
eux-mêmes et tombent à la fin de leur course : leur vie s'éteint d'elle-même,
comme une chandelle qui a consumé sa matière.
Ma carrière est de quatre-vingts
ans tout au plus, et de ces quatre-vingts ans, combien y en a-t-il que je compte
pendant ma vie ? Le sommeil est plus semblable à la mort : l'enfance est la vie
d'une bête. Combien de temps voudrais-je avoir effacé de mon adolescence? Et
quand je serai plus âgé, combien encore? Voyons à quoi tout cela se réduit.
Qu'est-ce que je compterai donc ? Car tout cela n'en est déjà pas. Le temps où
j'ai eu quelque contentement, où j'ai acquis quelque honneur? Mais combien ce
temps est-il clairsemé dans ma vie ! C'est comme des clous attachés à une longue
muraille dans quelques distances; vous diriez que cela occupe bien de la place;
amassez-les, il n'y en a pas pour emplir la main. Si j'ôte le sommeil, les
maladies, les inquiétudes, etc., de ma vie; que je prenne maintenant tout le
temps où j'ai eu quelques contentements ou quelque honneur, à quoi cela va-t-il?
Mais ces contentements, les ai-je eus tous ensemble? les ai-je eus autrement que
par parcelles? mais les ai-je eus sans inquiétude? Et s'il y a de l'inquiétude,
les donnerai-je au temps que j'estime, ou à celui que je ne compte pas? Et ne
l'ayant pas eu à la fois, l'ai-je du moins eu tout de suite? L'inquiétude
n'a-t-elle pas toujours divisé deux contentements? Ne s'est-elle pas toujours
jetée à la traverse pour les empêcher de se toucher ? Mais que m'en reste-t-il
des plaisirs licites? Un souvenir inutile. Des illicites? En regret, une
obligation à l'enfer ou à la pénitence, etc.
Ah ! que nous avons bien raison
de dire que nous passons notre temps! Nous le passons véritablement, et nous
passons avec lui. Tout mon être tient à un moment, voilà ce qui me sépare du
rien; celui-là s'écoule, j'en prends un autre ; ils se passent les uns après les
autres; les uns après les autres je les joins, tâchant de m'assurer;
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et je ne m'aperçois pas qu'ils m'entraînent insensiblement
avec eux, et que je manquerai au temps, non pas le temps à moi. Voilà ce que
c'est que de ma vie; et ce qui est épouvantable, c'est que cela passe à mon
égard; devant Dieu, cela demeure, ces choses me regardent. Ce qui est à moi, la
possession en dépend du temps, parce que j'en dépends moi-même; mais elles sont
à Dieu devant moi, elles dépendent de Dieu devant que du temps ; le temps ne les
peut retirer de son empire, il est au-dessus du temps : à son égard cela
demeure, cela entre dans ses trésors. Ce que j'y aurai mis, je le trouverai : ce
que je fais dans le temps, passe par le temps à l'éternité, d'autant que le
temps est compris et est sous l'éternité, et aboutit à l'éternité. Je ne jouis
des moments de ce plaisir que durant le passage; quand ils passent, il faut que
j'en réponde comme s'ils demeuraient. Ce n'est pas assez dire; ils sont passés,
je n'y songerai plus. Ils sont passés? Oui pour moi, mais à Dieu, non; il m'en
demandera compte.
Eh bien, mon âme, est-ce donc si
grande chose que cette vie ? Et si cette vie est si peu de chose, parce qu'elle
passe, qu'est-ce que les plaisirs qui ne tiennent pas toute la vie et qui
passent en un moment? Cela vaut-il bien la peine de se damner? cela vaut-il bien
la peine de se donner tant de peines, d'avoir tant de vanité? Mon Dieu, je me
résous de tout mon cœur en votre présence de penser tous les jours, au moins en
me couchant et en me levant, à la mort. En cette pensée, j'ai peu de temps, j'ai
beaucoup de chemin à faire, peut-être en ai-je encore moins que je ne pense; je
louerai Dieu de m'avoir retiré ici pour songer à la pénitence. Je mettrai ordre
à mes affaires, à ma confession, à mes exercices avec grande exactitude, grand
courage, grande diligence, pensant non pas à ce qui passe, mais à ce qui
demeure.
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