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PREMIER SERMON
POUR
LE IIIe DIMANCHE DE CARÊME,
SUR L'AMOUR DES PLAISIRS (a).
Homo quidam habuit duos filios, et dixit adolescentior
ex illis patri : Pater, da mihi portionem substantiae quae me contingit.
Un homme avait deux fils, et le plus jeune des deux dit à
son père : Mon père, donnez-moi mon partage du bien qui me touche (b).
Luc, XV, 11.
La parabole de l'Enfant prodigue
nous fut hier proposée par la sainte Eglise dans la célébration des mystères, et
je pense que vous voudrez bien que je ramène aujourd'hui un si beau et si utile
spectacle (c). Et certainement, chrétiens, toute l'histoire de ce
prodigue, sa malheureuse sortie de la maison de son père, ses voyages ou plutôt
ses égarements dans un pays éloigné, son avidité pour avoir son bien et sa
prodigieuse facilité à le dissiper.
(a) Prêché en 1662, dans le Carême du Louvre, devant
Louis XIV, la reine Marie-Thérèse d'Autriche, la reine mère d'Angleterre,
Anne-Mauricette d'Espagne , Monsieur frère du roi, Gaston de France, etc.
Notre sermon renferme ces mots dans le deuxième point : «
Vous vivez ici dans la Cour ; » ce qui indique assez le Heu de son apparition.
D'une autre part il contient dans la péroraison, sur la mort du juste, un
passade que l'auteur a transporté presque mot pour mot dans le second sermon
pour la Purification de la sainte Vierge. Or ce dernier sermon a été prêché en
1666 devant la Cour. Le premier l'a donc été en 1662 ; car à coup sûr Bossuet
n'a pas répété deux fois, dans un court intervalle, les mêmes choses et les
mêmes paroles devant le même auditoire.
Il dit dès les premiers mots de
l'exorde : « La parabole de l'Enfant prodigue nous fut hier proposée par la
sainte Eglise dans la célébration des mystères. » Le sermon a donc été prononcé
le troisième dimanche de Carême, puisque la parabole de l'Enfant prodigue se fit
le samedi précédent. Mais l'auteur ajoute immédiatement après, dans une variante
: « Il n'y a que peu de jours que la parabole de l'Enfant prodigue fut lue dans
la célébration des mystères; » d'où il paraît que le même sermon a été prêché
une seconde fois pendant la semaine.
(b) Var. : Qui me regarde, — qui
m'appartient. — (c) Il n'y a que, peu de jours que la parabole de
l'Enfant prodigue fut lue dans la célébration des mystères, et je me sens invité
à ramener aujourd'hui un si beau et si utile spectacle.
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ses libertés et sa servitude, ses douleurs après ses
plaisirs, et la misère extrême où il est réduit pour avoir tout (a) donné
à son plaisir, enfin la variété infinie et le mélange de ses aventures sont un
tableau si naturel de la vie humaine ; et son retour à son père, où il retrouve
avec abondance tous les biens qu'il avait perdus, une image si accomplie des
grâces de la pénitence, que je croirais manquer tout à fait au saint ministère
dont je suis chargé, si je négligeais les instructions que Jésus-Christ a
renfermées dans cet évangile. Ainsi mon esprit ne travaille plus qu'à trouver à
quoi se réduire dans une matière si vaste ; tout me paraît important, et je ne
puis tout traiter sans entreprendre aujourd'hui un discours immense. Grand Dieu,
arrêtez mon choix sur ce qui sera le plus profitable à cet illustre auditoire,
et donnez-moi les lumières de votre Esprit Saint par les pieuses intercessions
de la bienheureuse Vierge que je salue avec l'ange en disant : Ave, etc.
Depuis notre ancienne
désobéissance, il semble que Dieu ait voulu retirer du monde tout ce qu'il y
avait répandu de joie véritable pendant l'innocence (b) des commencements
; si bien que ce qui flatte maintenant nos sens n'est plus qu'un amusement
dangereux et une illusion de peu de durée. Le Sage l'a bien compris lorsqu'il a
dit ces paroles : Risus dolore miscebitur, et extrema gaudii luctus occupat
(1) : « Le ris sera mêlé de douleur, et les joies se termineront (c) en
regrets. » C'est connaître le monde que de parler ainsi de ses plaisirs ; et ce
grand homme a bien remarqué dans les paroles que j'ai rapportées, premièrement
qu'ils ne sont pas purs, puisqu'ils sont mêlés de douleurs ; et secondement
qu'ils passent bien vite (d), puisque la tristesse les suit de si près.
En effet il est véritable que nous ne goûtons point ici de joie sans mélange. La
félicité des hommes du monde est composée de tant de pièces, qu'il y en a
toujours quelqu'une qui manque; et la douleur a trop d'empire dans la vie
humaine pour nous laisser jouir longtemps de quelque repos. C'est ce que nous
pouvons
1 Prov., XIV, 13.
(a) Var. : Trop. — (b) Dans
l'innocence. — (c) Finiront— (d) Qu'ils n'ont point de
consistance,— qu'ils ont peu de consistance.
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entendre par la parabole de l'Enfant prodigue. Pour donner
un cours plus libre à ses passions, il renonce aux commodités et à la douceur de
sa maison paternelle, et il achète à ce prix cette liberté malheureuse. Le
plaisir de jouir de ses biens est suivi de leur entière dissipation. Ses excès,
ses profusions, cette vie voluptueuse qu'il a embrassée le réduisent à la
servitude, à la faim et au désespoir. Ainsi vous voyez, Messieurs, que ses joies
se tournent bientôt en une amertume infinie : Extrema gaudit luctus occupat
; mais voici un autre changement qui n'est pas moins remarquable. La longue
suite de ses malheurs l'ayant fait rentrer en lui-même, il retourne enfin à son
père, repentant et affligé de tous ses désordres; et reçu dans ses bonnes
grâces, il recouvre par ses larmes et par ses regrets ce que ses joies dissolues
lui avaient fait perdre. Etranges vicissitudes ! Plongé par ses plaisirs
déréglés dans un abîme de douleurs, il rentre par sa douleur même dans la
tranquille possession d'une joie parfaite. Tel est le miracle de la pénitence ;
et c'est ce qui me donne lieu, chrétiens (a), de vous faire voir
aujourd'hui dans l'égarement et dans le retour de ce prodigue ces deux vérités
importantes : les plaisirs sources de douleurs, et les douleurs sources fécondes
de nouveaux plaisirs. C'est le partage de ce discours et le sujet de vos
attentions.
PREMIER POINT.
L'apôtre saint Paul a prononcé
que « tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront
persécution : » Omnes qui piè volunt vivere in Christo Jesu, persecutionem
patientur (1). L'Eglise était encore dans son enfance, et déjà toutes les
puissances du monde s'armaient contre elle. Mais ne vous persuadez pas qu'elle
ne fût persécutée que par les tyrans ennemis déclarés du christianisme (b).
Chacun de ses enfants était soi-même son persécuteur. Pendant qu'on affichait à
tous les poteaux et dans toutes les places publiques des sentences et des
proscriptions (c) contre les fidèles, eux-mêmes se condamnaient d'une
1 II Timoth., III, 12.
(a) Var. : Et c'est ce qui me porte,
Messieurs, à...— (b) Ennemis du nom chrétien. — (c) Et des
proscriptions épouvantables.
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autre sorte. Si les empereurs les exilaient de leur patrie,
tout le monde leur était un exil ; ils s'ordonnaient à eux-mêmes de ne
s'attacher nulle part (a) et de n'établir leur domicile en aucun pays de
la terre. Si on leur ôtait la vie par violence, eux-mêmes s'ôtaient les plaisirs
volontairement, et Tertullien a raison de dire que cette sainte et innocente
persécution aliénait encore plus les esprits que l'autre : Plures inventas,
quos magis periculum voluptatis quùm vitœ avocet ab hâc sectâ, cùm alia non sit
et stulto et sapienti vitœ gratia, nisi voluptas (1). C'est-à-dire qu'on
s'éloignait du christianisme plus par la crainte de perdre les plaisirs que par
celle de perdre la vie, qu'on aimait autant n'avoir pas que de l'avoir sans goût
et sans agrément. C'est-à-dire que si l'on craignait les rigueurs des empereurs
contre l'Eglise, on craignait encore davantage la sévérité de sa discipline
contre elle-même, et que plusieurs se seraient exposés plus facilement à se voir
ôter la vie qu'à se voir arracher les plaisirs, sans lesquels la vie leur est
ennuyeuse.
Ce martyre, Messieurs, ne finira
point (b), et cette sainte persécution par laquelle nous combattons en
nous-mêmes les attraits des sens, doit durer autant que l'Eglise. La haine
aveugle et injuste qu'avaient les grands du monde contre l'Evangile a eu son
cours limité, et le temps l'a enfin tout à fait éteinte; mais la haine des
chrétiens contre eux-mêmes et contre leur propre corruption doit être
immortelle, et c'est elle qui fera durer jusqu'à la fin des siècles ce martyre
vraiment merveilleux où chacun s'immole soi-même, où le persécuteur et le
patient sont également agréables, où Dieu d'une même main soutient celui qui
souffre et couronne celui qui persécute (c).
Je n'ignore pas, chrétiens, que
plusieurs murmurent ici contre
1 De Spect., n. 2.
(a) Var. : De ne s'arrêter nulle part. — (b)
Ne doit point cesser. — (c) Note marg.: Prouver par l'Evangile. On
y lit: Crucem suam quotidie (Luc, rx, 23) : tous les jours.
Dicebat ad omnes (Ibid.), non aux religieux et aux solitaires : Intrate
per angustam portant, quia lata porta et spatiosà via est quœ ducit ad
perditionem, et multi sunt qui intrant per eam. Quàm augusta porta et arcta via
est quœ ducit ad vitam, et pauci sunt qui intrant per eam (Matth., VII,
13,14) ! Il ne dit pas à la perdition, mais à la vie. Contendite intrare per
angustam portam, quia multi, dico vobis, quarent intrare, et non poterunt
(Luc., XIII, 24).
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la sévérité de l'Evangile. Ils veulent bien que Dieu nous
défende ce qui fait tort au prochain ; mais ils ne peuvent comprendre que l'on
mette de la vertu à se priver des plaisirs, et les bornes qu'on nous prescrit de
ce côté-là (a) leur semblent insupportables. Mais s'il n'était mieux
séant à la dignité de cette chaire de supposer comme indubitables les maximes de
l'Evangile que de les prouver par raisonnement, avec quelle facilité pourrais-je
vous faire voir qu'il était absolument nécessaire que Dieu réglât par ses
saintes lois toutes les parties de notre conduite; que lui, qui nous a prescrit
l'usage que nous devons faire de nos biens, ne devait pas négliger de nous
enseigner celui que nous devons faire de nos sens ; que si, ayant égard à la
faiblesse des sens, il leur a donné quelques plaisirs, aussi pour honorer la
raison (b), il y fallait mettre des bornes, et ne livrer pas au corps
l'homme tout entier, à la honte de l'esprit.
Et certainement, chrétiens, il
ne faut pas s'étonner que Jésus-Christ nous commande de persécuter en nous-mêmes
l'amour des plaisirs, puisque sous prétexte d'être nos amis, ils nous causent de
si grands maux. Les pires des ennemis, disait sagement cet ancien (1), ce sont
les flatteurs; et j'ajoute avec assurance que les pires de tous les flatteurs,
ce sont les plaisirs. Ces dangereux conseillers, où ne nous mènent-ils pas par
leurs flatteries? Quelle honte, quelle infamie, quelle ruine dans les fortunes,
quels dérèglements dans les esprits, quelles infirmités même dans les corps.
n'ont pas été introduites par l'amour désordonné des plaisirs ? Ne voyons-nous
pas tous les jours plus de maisons ruinées par lu sensualité que par les
disgrâces, plus de familles divisées et troublées dans leur repos par les
plaisirs que par les ennemis les plus artificieux, plus d'hommes immolés avant
le temps à la mort pattes plaisirs que par les guerres et les combats (c)?
Les tyrans, dont nous parlions tout à l'heure, ont-ils jamais inventé des
tortures plus insupportables que celles que les plaisirs font souffrir à ceux
qui s'y abandonnent? Ils ont amené dans le monde des
1 Q. Curt., lib. VIII, cap. V et VIII.
(a) Var.: Qu'on nous y prescrit. — (b)
Pour l'amour de la raison. — (c) Que par les violences et les combats ,
— par les combats.
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maux inconnus au genre humain; et les médecins nous
enseignent d'un commun accord que ces funestes complications de symptômes et de
maladies, qui déconcertent leur art, confondent leurs expériences, démentent (a)
si souvent leurs anciens aphorismes, ont leurs sources dans les plaisirs. Qui ne
voit donc clairement combien il était juste de nous obliger d'en être les
persécuteurs, puisqu'ils sont eux-mêmes en tant de façons les plus cruels
persécuteurs de la vie humaine ?
Mais laissons les maux qu'ils
font à nos corps et à nos fortunes; parlons de ceux qu'ils font à nos âmes, dont
le cours est inévitable. La source de tous les maux, c'est qu'ils nous éloignent
de Dieu, pour lequel si notre cœur ne nous dit pas que nous sommes faits, il n'y
a point de paroles qui puissent guérir notre aveuglement. Or, mes frères, Dieu
est esprit, et ce n'est que par l'esprit qu'on le peut atteindre. Qui ne voit
donc que plus nous marchons dans la région des sens, plus nous nous éloignons de
notre demeure natale, et plus nous nous égarons dans une terre étrangère?
Le prodigue nous le fait bien
voir ; et ce n'est pas sans raison qu'il est écrit dans notre évangile qu'en
sortant de la maison de son père, « il alla dans une région bien éloignée : »
Peregre profectus est in regionem longinquam (1). Ce fils dénaturé et ce
serviteur fugitif, qui quitte pour ses plaisirs le service de son maître, fait
deux étranges voyages : il éloigne de Dieu son cœur, et ensuite il en éloigne
même sa pensée. Rien n'éloigne tant notre cœur de Dieu que l'attache aveugle aux
joies sensuelles; et si les autres passions peuvent l'emporter, c'est celle-ci
qui l'engage et le livre tout à fait. Dieu n'est plus dans ton cœur, homme
sensuel; l'idole que tu encenses, c'est le Dieu que tu adores. Mais tu feras
bientôt une seconde démarche (b) ; si Dieu n'est plus dans ton cœur,
bientôt il ne sera plus dans ton esprit. Ta mémoire trop complaisante à ce cœur
ingrat, l'effacera bientôt d'elle-même de ton souvenir. En effet ne voyons-nous
pas que les plaisirs occupent tellement l'esprit, que les saintes vérités de
Dieu et ses
1 Luc, XV, 13.
(a) Var. : Font mentir. — (b) Un
second pas.
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justes jugements n'y ont plus de place? Auferuntur
judicia tua à facie ejus (1). Dieu éloigné de notre cœur, Dieu éloigné de
notre pensée, ô le malheureux éloignement (a) ! ô le funeste voyage ! Où
êtes-vous, ô prodigue! combien éloigné de votre patrie! et en quelle basse
région avez-vous choisi votre demeure (b) !
De vous dire maintenant,
Messieurs, jusqu'où ira cet égarement, ni jusqu'où vous emporteront les joies
sensuelles, c'est ce que je n'entreprends pas : car qui sait les mauvais
conseils que vous donneront ces flatteurs? Tout ce que je sais, chrétiens, c'est
que la raison une fois livrée à l'attrait des sens et prise de ce vin fumeux, ne
peut plus répondre d'elle-même (c) ni savoir où l'emportera son ivresse (d).
Mais que sert de renouveler aujourd'hui ce que j'ai déjà dit dans cette chaire
de l'enchaînement des péchés? Que sert de vous faire voir qu'ils s'attirent les
uns les autres (e), puisqu'il n'en faut qu'un pour nous perdre, et que
sans que nous fassions jamais d'autres injustices, c'en est une assez criminelle
que de refuser notre cœur à Dieu qui le demande à si juste titre?
C'est à cette énorme injustice que nous engage tous les
jours l'amour des plaisirs (f). Il fait beaucoup davantage; non content
de nous avoir une fois arrachés à Dieu, il nous empêche d'y retourner par une
conversion véritable, et en voici les raisons.
Pour se convertir, chrétiens, il
faut premièrement se résoudre, fixer son esprit à quelque chose, prendre une
forme de vie. Or
1 Psal. X, II, 5.
(a) Var. : O le cruel éloignement ! — (b)
Note marg. : David s'était autrefois perdu dans cette langue étrangère,
il en est revenu bientôt; mais pendant qu'il y a passé, écoutez ce qu'il nous
dit de ses erreurs : Cor meum dereliquit me : «Mon cœur, dit-il, m'a
abandonné; » il s'est allé engager dans une misérable servitude. Mais pendant
que son cœur lui échappait, où avait-il son esprit? Ecoutez ce qu'il dit encore
: Comprehenderunt me iniquitates meœ, et non potui ut viderem. (Psal.
XXXIX, 13):« Les pensées de mon péché m'occupaient tout, et je ne pouvais plus
voir autre chose. » C est encore en cet état que « la lumière de ses yeux n'est
plus avec lui » (Psal. XXXVII, 11). La connaissance de Dieu était
obscurcie, li loi comme éteinte et oubliée : chrétiens, quel égarement! Mais les
pécheurs vont plus loin encore. Les vérités de Dieu nous échappent; nous
perdons, en nous éloignant, le ciel de vue; on ne sait qu'en croire; il n'y a
plus que les sens qui nous touchent et qui nous occupent. — (c) Var.
: Se répondre d'elle-même. — (d) Son enivrement. — (e) Et quel
besoin de vous faire voir qu'un crime en attire d'autres. — (f) C’est,
cette horrible injustice, c'est cet attentat énorme que nous l'ait faire tous
les jours l'amour des plaisirs.
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est-il que l'attache aux attraits sensibles nous met dans
une contraire disposition. Car trop pauvres pour nous pouvoir arrêter longtemps,
nous voyons par expérience que tout l'agrément des sens est dans la variété (a) ;
et c'est pourquoi l'Ecriture dit que « la concupiscence est inconstante : »
Inconstantia concupiscentiœ (1), parce que dans toute l'étendue des choses
sensibles, il n'y a point de si agréable situation que le temps ne rende
ennuyeuse et insupportable. Quiconque donc s'attache au sensible, il faut qu'il
erre (b) nécessairement d'objets en objets et se trompe pour ainsi dire
en changeant de place. Ainsi qu'est-ce antre chose que la vie des sens, qu'un
mouvement alternatif de l'appétit au dégoût, et du dégoût à l'appétit, l’âme
flottant toujours incertaine entre raideur qui se ralentit et l'ardeur qui se
renouvelle : Inconstantia concupiscentiœ (c). Voilà ce que c'est
que la vie des sens. Cependant dans ce mouvement perpétuel, on ne laisse pas de
se divertir par l'image d'une liberté errante : Quasi quâdam libertate aurae
perfruuntur vago quodam desiderio suo (2). Mais aussi quand il faut arrêter
ses résolutions, cette âme accoutumée dès longtemps à courir deçà et delà
partout où elle voit la campagne découverte, à suivre ses humeurs et ses
fantaisies, et à se laisser tirer sans résistance par les objets plaisants, ne
peut plus du tout se fixer. Cette constance, cette égalité, cette sévère
régularité de la vertu lui fait peptr, parce qu'elle n'y voit plus ces délices,
ces doux changements, cette variété qui égaie les sens, ces égarements agréables
où ils semblent se promener avec liberté. C'est pourquoi cent fois on tente et
cent fois on quitte, on rompt et on renoue bientôt avec les plaisirs. De là ces
remises de jour en jour, ce demain qui ne vient jamais, cette occasion qui
manque toujours, cette affaire qui ne finit point et dont on attend toujours la
conclusion. O âme inconstante et irrésolue, ou plutôt trop déterminée et trop
résolue pour ne pouvoir te résoudre, iras-tu toujours errant d'objets en objets,
sans jamais t'arrêter au bien véritable? Qu'as-tu acquis de
1 Sap., IV, 12. — 2 S. August., In Psal.
CXXXVI, n. 9.
(a) Var. : Car tout l'agrément des sens est
dans la variété. — (b) Qu'il passe. — (c) Ainsi la concupiscence,
c'est-à-dire l'amour des plaisirs est toujours changeant, parce que toute son
ardeur languit et meurt dans la continuité, et que c'est le changement qui le
fait revivre.
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certain par ce mouvement éternel, et que te reste-t-il de
tous ces plaisirs, sinon que tu en reviens arec un dégoût du bien, une attache
au mal, le corps fatigué et l'esprit vide? Est-il rien de plus pitoyable ?
C'est ici qu'il nous faut
entendre quelle est la captivité où jettent les joies sensuelles. Car le
prodigue de la parabole ne s'égare pas seulement, mais encore il s'engage et se
rend esclave; et voici en quoi consiste notre servitude. C'est qu'encore que
nous passions d'un objet à l'autre, ainsi que je viens de dire, avec une variété
infinie, nous demeurons arrêtés dans l'étendue des choses sensibles. Et
qu'est-ce qui nous tient ainsi (a) captifs de nos sens, sinon la
malheureuse alliance du plaisir avec l'habitude? Car si l'habitude seule a tant
de force pour nous captiver, le plaisir et l'habitude étant joints ensemble,
quelles chaînes ne feront-ils pas? Venumdatus sub peccato (1) : « Je suis
vendu pour être assujetti au péché; » le péché nous achète par le plaisir qu'il
nous donne. Entrez avec moi, Messieurs, dans cette considération. Encore que la
nature ne nous porte pas à mentir et qu'on ne puisse comprendre le plaisir que
plusieurs y trouvent, néanmoins celui qui s'est engagé dans cette faiblesse
honteuse ne trouve plus d'ornements qui soient dignes de ses discours que la
hardiesse de ses inventions : bien plus il jure et ment tout ensemble avec une
pareille facilité; et par une horrible profanation il s'accoutume à mêler
ensemble la première vérité avec son contraire. Et quoique repris par ses amis
et confondu par lui-même, il ait honte de sa conduite qui lui ôte toute créance,
son habitude l'emporte pardessus ses résolutions. Que si une coutume de cette
sorte, qui répugne à la nature non moins qu'à la raison même, est néanmoins si
puissante et si tyrannique, qu'y aura-t-il de plus invincible que la nature avec
l'habitude, que la force de l'inclination et du plaisir jointe à celle de
l'accoutumance? Si le plaisir rend le vice aimable l'habitude le rendra comme
nécessaire. Si le plaisir nous jette dans une prison, l'habitude, dit saint
Augustin, fermera cent portes sur nous et ne nous laissera aucune sortie (b).
1 Rom., VII, 14.
(a) Var. : Si fort. — (b) Note marg.
: Inclusum se sentit difficultate vitiorum, et quasi muro impossibilitatis
credo portisque clausis quà évadat non invertit (In Psal. CVI, n. 5
).
208
En cet état, chrétiens, s'il
nous reste quelque connaissance de ce que nous sommes, quelle pitié devons-nous
avoir de notre misère ? Car encore, si nous pouvions arrêter cette course rapide
des plaisirs et les attacher pour ainsi parler autant à nous que nous nous
attachons à eux, peut-être que notre aveuglement aurait quelque excuse. Mais
n'est-ce pas la chose du monde la plus déplorable , que nous aimions si
puissamment ces amis trompeurs qui nous abandonnent si vite ; qu'ils aient une
telle force pour nous entraîner, et nous aucune pour les retenir (a) ;
enfin que notre attache soit si violente, et leur fuite si précipitée ? Pleurez,
pleurez, ô prodigue ; car qu'y a-t-il de plus misérable que de se sentir comme
forcé par ses habitudes vicieuses d'aimer les plaisirs , et de se voir sitôt (b)
après forcé par une nécessité fatale de les perdre sans retour et sans espérance
?
Que si, parmi tant de sujets de
nous affliger, nous vivons toutefois heureux et contents ; c'est alors, c'est
alors, mes frères, qu'au défaut de notre misère, notre propre repos nous doit
faire horreur. Car ce n'est pas en vain qu'il est écrit : « Illuminez mes yeux,
ô Seigneur, de peur que je ne m'endorme dans la mort (1). » Ce n'est pas en vain
qu'il est écrit : « Ils passent leurs jours en paix, et descendent en un moment
dans les enfers (2). » Ce n'est pas en vain qu'il est écrit et que le Sauveur a
prononcé dans son Evangile : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez (3).
» En effet si ceux qui rient parmi leurs péchés peuvent toujours conserver leur
joie et en ce monde et en l'autre, ils l'emportent contre Dieu et bravent sa
toute-puissance. Mais comme Dieu est le maître, il faut nécessairement que leurs
ris se changent en gémissements éternels (c) ; et ils sont d'autant plus
assurés de pleurer un jour, qu'ils pleurent moins maintenant. Ouvrez donc les
yeux, ô pécheurs, voyez sur le bord de quel précipice vous vous êtes endormis ,
parmi quels Ilots et quelles tempêtes vous croyez être en
1 Psal. XII, 4. — 2 Job,
XXI, 13. — 3 Luc, VI, 25.
(a) Var. : Que nous ayions un amour si forme
pour ces plaisirs, dont le naturel est si volage ; qu'ils aient tant de force
pour nous entraîner, et nous une extrême impuissance pour les retenir. — (b)
Bientôt. — (c) Soient changés en pleurs.
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sûreté, enfin parmi quels malheurs et dans quelle servitude
vous vivez contents. Oh! qu'il vous serait peut-être utile que Dieu vous
éveillât d'un coup de sa main et vous instruisît par quelque affliction ! Mais,
mes frères, je ne veux point faire de pareils souhaits, et je vous conjure au
contraire de n'obliger pas le Tout-Puissant à vous faire ouvrir les yeux par
quelque revers (a) ; prévenez de vous-mêmes sa juste fureur ; craignez le
retour du siècle à venir et le funeste changement dont Jésus-Christ vous menace
; et de peur que votre joie ne se change en pleurs, cherchez dans la pénitence
avec le prodigue une tristesse qui se change en joie : c'est par où je m'en vais
conclure.
SECOND POINT.
Nous lisons dans l'Histoire
sainte, c'est au premier livre d'Esdras, que lorsque ce grand prophète
eut rebâti le temple de Jérusalem que l'armée assyrienne avait détruit, le
peuple mêlant ensemble le triste ressouvenir de sa ruine et la joie d'un si
heureux rétablissement (b), une partie poussait en l'air des accents
lugubres, l'autre faisait retentir jusqu'au ciel des chants de réjouissance (c)
; en telle sorte, dit l'auteur sacré, « qu'on ne pouvait distinguer les
gémissements d'avec les cris d'allégresse : » Nec poterat quisquam agnoscere
vocem clamoris lœtantium, et vocem fletûs populi (1). Ce mélange mystérieux
de douleur et de joie est une image assez naturelle (d) de ce qui
s'accomplit dans la pénitence. L’âme déchue de la grâce voit le temple de Dieu
renversé en elle. Ce ne sont point les Assyriens qui ont fait cet effroyable
ravage; c'est elle-même qui a détruit et honteusement profané ce temple sacré de
son cœur, pour en faire un temple d'idoles. Elle pleure, elle gémit, elle ne
veut point recevoir de consolation; mais au milieu de ses douleurs et pendant
qu'elle fait couler un torrent de larmes, elle voit que le Saint-Esprit, touché
de ses pleurs et de ses regrets, commence à redresser cette maison sainte, qu'il
relève l'autel abattu (e) et rend enfin le premier honneur à
1 I Esdr., III, 13.
(a) Var.: A vous rappeler à vous-mêmes par
quelque revers.— (b) D'un si glorieux, rétablissement. — (c)
Tantôt poussait en l'air des accents lugubres, tantôt faisait retentir jusqu'au
ciel, etc. — (d) Imparfaite. — (e) Qu'il rétablit l'autel profané.
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sa conscience, où il veut faire sa demeure ; en sorte
qu'elle trouvera dans ce nouveau sanctuaire une retraite assurée, dans laquelle
elle pourra vivre heureuse et tranquille sous la paisible protection de Dieu qui
y fera sa demeure (a). Que jugez-vous, chrétiens, de cette sainte
tristesse? Une âme à qui ses douleurs procurent (b) une telle grâce,
n'aimera-t-elle pas mieux s'affliger de ses péchés que de vivre avec le monde;
et ne faut-il pas s'écrier ici avec le grand saint Augustin, «que celui-là est
heureux qui est affligé (c) de cette sorte ! » Quàm felix est, qui sic
miser est (1) !
C'est ici que je voudrais
pouvoir ramasser tout ce qu'il y a de plus efficace dans les Ecritures divines,
pour vous représenter dignement ces délices intérieures, ce fleuve de paix dont
parle Isaïe (2), cette joie du Saint-Esprit, enfin ce calme admirable d'une
bonne conscience. Il est malaisé, mes frères, de faire entendre ces vérités et
goûter ces chastes plaisirs aux hommes du monde; mais nous tâcherons toutefois
comme nous pourrons de leur en donner quelque idée.
Dans cette inconstance des
choses humaines et parmi tant de différentes agitations qui nous troublent (d)
ou qui nous menacent, celui-là me semble heureux qui peut avoir un refuge ; et
sans cela, chrétiens, nous sommes trop découverts aux attaques (e) de la
fortune pour pouvoir trouver du repos. Laissons pour quelque temps la chaleur
ordinaire du discours, et pesons les choses froidement. Vous vivez ici dans la
Cour, et sans entrer plus avant dans Pétai de vos affaires, je veux croire que
votre état est tranquille (f) ; mais vous n'avez pas si fort oublié les
tempêtes dont cette mer est si souvent agitée, que vous vous fiiez tout à fait à
cette bonace; et c'est pourquoi je ne vois point d'homme de sens (g) qui ne se
destine un lieu de retraite qu'il regarde de loin comme un port dans lequel il
se jettera, quand il sera poussé par les vents contraires. Mais cet asile que
vous vous préparez contre la fortune, est encore de son ressort; et si loin que
vous puissiez
1 In Psal. XXXVII, n. 2. — 2 Isa., LXVI, 12.
(a) Var. : Sous la glorieuse protection du
Saint d'Israël, c'est-à-dire du Dieu vivant.— (b) Ont procuré. — (c)
Malheureux. — (d) Pressent. — (e) Aux atteintes. — (f) Je
suppose que la vie vous semble douce. — (g) Je ne vois point d'homme qui
ait tant soit peu de sens; — je ne vois point d'homme sensé.
211
étendre votre prévoyance, jamais vous n'égalerez ses
bizarreries,, Vous penserez vous être muni d'un côté, la disgrâce viendra de
l'autre; vous aurez tout assuré aux environs, l'édifice manquera par le
fondement ; si le fondement est solide, un coup de foudre viendra d'en haut, qui
renversera tout de fond en comble : je veux dire simplement et sans figure (a)
que les malheurs nous assaillent et nous pénètrent par trop d'endroits, pour
pouvoir être prévus et arrêtés de toutes parts. Il n'y a rien sur la terre où
nous mettions notre appui, qui non-seulement ne puisse manquer, mais encore nous
être tourné en une amertume infinie ; et nous serions trop novices dans
l'histoire de la vie humaine, si nous avions besoin que l'on nous prouvât cette
vérité.
Posons donc que ce qui peut
arriver, ce que vous avez vu mille fois arriver aux autres, vous arrive aussi à
vous-même. Car, mes frères, vous n'avez point de sauvegarde de la fortune; vous
n'avez ni exemption ni privilège contre les faiblesses communes. Qu'if arrive
que votre fortune soit renversée par quelque disgrâce, votre famille désolée par
quelque mort désastreuse (b), votre santé ruinée par quelque longue et
fâcheuse maladie; si vous n'avez quelque lieu où vous vous mettiez à l'abri,
vous essuierez tout du long toute la fureur des vents et de la tempête (c).
Mais où sera cet abri ? Promenez-vous à la campagne , le grand air ne dissipe
point (d) votre inquiétude; rentrez dans votre maison, elle vous poursuit
(e) ; cette importune s'attache à vous jusque dans votre cabinet et dans
votre lit où elle vous fait faire cent tours et retours, sans que jamais vous
trouviez une place qui vous soit commode (f). Poussé et persécuté de tous
côtés, je ne vois plus que vous-même et votre propre conscience où vous puissiez
vous réfugier. Mais si cette conscience est mal avec Dieu, ou elle n'est pas en
paix, ou sa paix est pire et plus ruineuse que tous les troubles, (g) Que
ferez-vous,
(a) Var. : Disons simplement que les
malheurs, etc. — (b) Douloureuse. — (c) Si vous n'avez quelque
lieu où vous soyez à l'abri, il vous faudra essuyer toute la fureur des
tempêtes. — (d) Ne dissipe pas. — (e) Elle vous y suit. — (f)
Sans que jamais vous trouviez une bonne place. — (g) Note marg. :
C’est la faute que nous faisons : notre conscience, notre intérieur, le fond de
notre âme et la plus haute partie d'elle-même est hors de prise : nous
l'engageons avec les choses sur quoi la fortune peut frapper. Imprudents ! Quand
le corps est découvert, ils tâchent de cacher la tête : nous produisons tout au
dehors.
212
malheureux ? Le dehors vous étant contraire, vous voudriez
vous renfermer au dedans ; le dedans qui est tout en trouble vous rejette
violemment au dehors. Le monde se déclare contre vous par votre infortune, le
ciel vous est fermé par vos péchés : ainsi ne trouvant nulle consistance, quelle
misère sera égale à la vôtre? Que si votre cœur est droit avec Dieu, là sera
votre asile et votre refuge ; là vous aurez Dieu au milieu de vous ; car Dieu
"ne quitte jamais un homme de bien : Deus in medio ejus, non commovebitur
(1), dit le Psalmiste. Dieu donc habitant en vous soutiendra votre cœur abattu,
en l'unissant saintement à un Jésus désolé et aux mystères de sa croix et de ses
souffrances. Là il vous montrera les afflictions, sources fécondes de biens
infinis; et entretenant votre âme affligée dans une bonne espérance, il vous
donnera des consolations que le monde ne peut entendre. Mais pour avoir en
vous-même ce Consolateur invisible, c'est-à-dire le Saint-Esprit (a), et
pour goûter avec lui la paix d'une bonne conscience , il faut que cette
conscience soit purifiée, et nulle eau ne le peut faire que celle des larmes.
Coulez donc, larmes de la pénitence ; coulez comme un torrent, ondes
bienheureuses ; nettoyez cette conscience souillée, lavez ce cœur profané (b),
et « rendez-moi cette joie divine » qui est le fruit de la justice et de
l'innocence : Redde mihi lœtitiam salutaris tui (2).
Et certes ce serait une erreur
étrange et trop indigne d'un homme, que de croire que nous vivions sans plaisir,
pour le vouloir transporter du corps à l'esprit, de la partie terrestre et
mortelle à la partie divine et incorruptible. Ce n'est pas en vain, chrétiens,
que Jésus-Christ est venu à nous de ce paradis de délices où abondent les joies
véritables. Il nous a apporté de ce lieu de paix et de bonheur éternel, un
commencement de la gloire dans le bienfait de la grâce, un essai de la vue de
Dieu dans la foi (c),un gage et une partie de la félicité dans
l'espérance, enfin une volupté toute chaste et toute céleste qui se forme, dit
Tertullien (3), du mépris des voluptés sensuelles. Qui nous donnera,
1 Psal. XLV, 6. — 2 Psal. L, 14. — 3 De
Spect., n. 29.
(a) Var. : C'est-à-dire le Saint-Esprit, à
qui le Sauveur a donné ce nom. — (b) Cet autel. — (c) De la vision
dans la foi.
213
chrétiens, que nous sachions goûter ce plaisir sublime :
plaisir toujours égal, toujours uniforme, qui naît non du trouble de l’âme, mais
de sa paix ; non de sa maladie, mais de sa santé ; non de ses passions, mais de
son devoir ; non de la ferveur inquiète et toujours changeante de ses désirs,
mais de la droiture immuable de sa conscience : plaisir par conséquent
véritable, qui n'agite pas la volonté, mais qui la calme ; qui ne surprend pas
la raison, mais qui l'éclairé ; qui ne chatouille pas les sens dans la surface,
mais qui tire le cœur à Dieu par son centre !
Il n'y a que la pénitence qui
puisse ouvrir le cœur à ces joies divines. Nul n'est digne d'être reçu à goûter
ces chastes et véritables plaisirs, qu'il n'ait auparavant déploré le temps
qu'il a donné aux plaisirs trompeurs ; et notre prodigue ne goûterait pas les
ravissantes douceurs de la bonté de son père, ni l'abondance de sa maison, ni
les délices de sa table, s'il n'avait pleuré avec amertume ses débauches, ses
égarements, ses joies dissolues. Regrettons donc nos erreurs passées. Car
qu'avons-nous à regretter davantage que les fautes que nous avons faites?
Examinons attentivement pourquoi Dieu et la nature ont mis dans nos cœurs cette
source amère de regret et de déplaisir : c'est sans doute pour nous affliger (a)
non tant de nos malheurs que de nos fautes. Les maux qui nous arrivent par
nécessité portent toujours avec eux quelque espèce de consolation ; mais jamais
il ne faudrait se consoler des fautes que l'on a commises, n'était qu'en les
déplorant on les répare et on les efface, (b) Par conséquent, chrétiens,
abandonnons notre cœur à cette douleur salutaire ; et si nous nous sentons tant
soit peu touchés et attristés de nos désordres, réjouissons-nous de ces regrets,
en disant avec le Psalmiste : Tribulationem et dolorem inveni, et nomen
Domini invocavi (1) : « J'ai trouvé la douleur et l'affliction, et j'ai
invoqué le nom de Dieu. » Remarquez cette façon de parler : «J'ai trouvé
l'affliction
1 Psal. CXIV, 3 et 4.
(a) Var. : Nous reconnaîtrons sans difficulté
que c'est pour nous affliger... — (b) Note marg. : C'est une
nécessité, il faut s'y résoudre ; mais il n'y a rien qui aigrisse tant les
regrets d'un nomme, que lorsque sou malheur lui vient par sa faute. Vous avez
perdu une personne chère ; pleurez jusqu'à la fin du monde, vous ne la ferez pas
sortir du tombeau, et vos douleurs ne ranimeront pas ses cendres éteintes.
214
et la douleur; » enfin je l'ai trouvée, cette affliction
fructueuse, cette douleur médicinale de la pénitence. Le même Psalmiste a dit en
un autre psaume que « les peines et les angoisses l'ont bien su trouver : »
Tribulatio et angustia invenerunt me (1). En effet mille douleurs, mille
afflictions nous persécutent sans cesse; et comme dit le même Psalmiste, les
angoisses nous trouvent toujours trop facilement : Adjutor in tribulationibus
quœ invenerunt nos nimis (2). Mais maintenant, dit ce saint Prophète, j'ai
enfin trouvé une douleur qui méritait bien que je la cherchasse, c'est la
douleur d'un cœur contrit et d'une âme affligée de ses péchés : je l'ai trouvée
cette douleur, et j'ai invoqué le nom de Dieu. Je me suis affligé de mes crimes
et je me suis converti à celui qui les efface ; mes regrets ont fait mon
bonheur, et les remords (a) de ma conscience m'ont donné la paix :
Tribulationem et dolorem.
Mais le temps où l'homme de bien
goûtera plus utilement les fruits de cette douleur salutaire, ce sera celui de
la mort; et il faut qu'en finissant ce discours, je tâche d'imprimer cette
vérité dans vos cœurs. Pour cela considérons un moment les dispositions d'un
homme qui meurt après avoir vécu parmi les plaisirs. Alors s'il lui reste
quelque sentiment, il ne peut éviter des regrets extrêmes ; car ou il regrettera
de s'y être abandonné, ou il déplorera la nécessité de les perdre et de les
quitter pour toujours. O douleur et douleur ! l'une est le fondement de la
pénitence, et l'autre est le renouvellement de tous les crimes (b). On ne
peut éviter, mes frères, l'une ou l'autre de ces deux douleurs; laquelle
l'emportera dans ce dernier jour ? C'est ce que l'on ne peut savoir; et pour
vous dire mon sentiment, ce sera plutôt la seconde.
Vous pensez peut-être, mes
frères, que pendant que la mort nous enlève tout, on se résout assez aisément à
tout quitter, et qu'il n'est pas difficile (c) de se détacher de ce qu'on
va perdre. Mais si vous entrez dans le fond des cœurs, vous verrez qu'il faut
1 Psal. CXVIII, 143. — 2 Psal.
XLV, 2.
(a) Var. : Et les troubles.— (b) Car
ou il regrettera de s'y être abandonné, et c'est le rendement de la pénitence ;
ou il déplorera la nécessité de les perdre et de les quitter pour toujours, et
ce sera un renouvellement de tous les crimes. On ne peut éviter, etc. — (c)
Malaisé.
215
craindre un effet contraire (a). En effet il est
naturel à l'homme de redoubler ses efforts pour retenir le bien qu'on lui ôte.
Oui, mes frères, quand on nous arrache ce que nous aimons, on ressent tous les
jours que cette violence irrite nos désirs ; et l'âme faisant alors un dernier
effort pour courir après son bien qu'on lui ravit, produit en elle-même cette
passion que nous appelons le regret et le déplaisir. C'est ce qui fait qu'Agag,
ce roi d'Amalec, qui nous est représenté dans les Ecritures comme un homme de
plaisir et de bonne chère, Agag pinguissimus, au moment de perdre la vie
qu'il avait trouvée si délicieuse, pousse cette plainte du fond de son cœur :
Siccine separat amara mors (1) ? « Est-ce ainsi que la mort amère sépare de
tout ? » Vous voyez comme à la vue de la mort qui lui arrache de vive force ce
qu'il aime , tous ses désirs se réveillent par ses regrets mêmes ; et qu'ainsi
la séparation effective augmente dans ce moment l'attache de la volonté.
Qui ne craindra donc, chrétiens,
que notre âme fugitive ne se retourne tout à coup en ce dernier jour à ce qui
lui a plu dans le monde désordonnément ; que notre dernier soupir ne soit un
gémissement secret de perdre tant de plaisir, et que ce regret amer d'abandonner
tout ne confirme pour ainsi dire par un dernier acte tout ce qui s'est passé
dans la vie ? O regret funeste et déplorable, qui renouvelle en un moment tous
les crimes, qui efface tous les regrets de la pénitence , et qui livre notre âme
malheureuse et captive à une suite éternelle de regrets furieux et désespérants
qui ne recevront jamais d'adoucissement ni de remède ! Au contraire un homme de
bien que les douleurs de la pénitence ont détaché de bonne foi des joies
sensuelles, n'aura rien à perdre en ce jour. Le détachement des plaisirs le
désaccoutume du corps ; et ayant depuis fort longtemps ou dénoué ou rompu ces
liens délicats qui nous y attachent, il aura peu de peine (b) à s'en
séparer. Un tel homme dégagé du siècle, qui a mis toute son espérance en la vie
future, voyant approcher la mort, ne la nomme ni cruelle ni inexorable; au
contraire il lui tend les bras, il lui
1 Reg., XV, 32.
(a) Var. : Mais quand je considère
attentivement le naturel du cœur humain, je vois qu'il faut craindre un effet
contraire. — (b) Il n'aura point de peine.
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montre lui-même l'endroit où elle doit frapper son dernier
coup. O mort, lui dit-il d'un visage ferme, tu ne me feras aucun mal, tu ne
m'ôteras rien de ce qui m'est cher : tu me sépareras de ce corps mortel ; ô
mort, je t'en remercie : j'ai travaillé toute ma vie à m'en détacher. J'ai tâché
durant tout son cours (a) de mortifier mes appétits sensuels : ton
secours, ô mort, m'était nécessaire pour en arracher jusqu'à la racine. Ainsi
bien loin d'interrompre le cours de mes desseins, tu ne fais que mettre la
dernière main à l'ouvrage que j'ai commencé (b); tu ne détruis pas ce que
je prétends, mais tu l'achèves. Achève donc, ô mort favorable, et rends-moi
bientôt à celui que j'aime.
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