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ORAISON FUNÈBRE
DE
MADAME YOLANDE DE MONTERBY,
ABBESSE DES RELIGIEUSES BERNARDINES (a).
Ubi est, mors, victoria tua?
O mort, où est ta victoire? I Cor., XV, 55.
Quand l'Eglise ouvre la bouche
des prédicateurs dans les funérailles de ses enfants, ce n'est pas pour
accroître la pompe du deuil par des plaintes étudiées, ni pour satisfaire
l'ambition des vivants par de vains éloges des morts. La première de ces deux
choses est trop indigne de sa fermeté, et l'autre trop contraire à sa modestie.
Elle se propose un objet plus noble dans la solennité des discours funèbres :
elle ordonne que ses ministres, dans les derniers devoirs que l'on rend aux
morts, fassent contempler à leurs auditeurs la commune condition de tous les
mortels, afin que la pensée de la mort leur donne un saint dégoût de la vie
présente, et que la vanité humaine rougisse en regardant le terme fatal que la
Providence divine a donné à ses espérances trompeuses.
Ainsi n'attendez pas, chrétiens,
que je vous représente aujourd'hui, ni la perte de cette maison, ni la juste
affliction de toutes ces dames, à qui la mort ravit une Mère qui les a si bien
élevées. Ce n'est pas aussi mon dessein de rechercher bien loin dans l'antiquité
les marques d'une très-illustre noblesse, qu'il me serait aisé de vous faire
voir dans la race de Monterby, dont l'éclat est assez connu par son nom et ses
alliances. Je laisse tous ces entretiens
(a) Prononcée probablement à Metz, vers 1661. Les
questions métaphysiques traitées par l'orateur, la forme des raisonnements, la
contexture du discours, tout semble annoncer la date qu'on vient d'indiquer.
Ce sont les Bénédictins des Blancs-Manteaux qui ont
imprimé, pour la première fois, cette « comte exhortation, » comme on verra que
Bossuet appelle ce discours. Nous n'a vous pu en retrouver le manuscrit.
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superflus, pour m'attacher à une matière et plus sainte et
plus fructueuse. Je vous demande seulement que vous appreniez de l'Abbesse
très-digne et très-vertueuse, pour laquelle nous offrons à Dieu le saint
sacrifice de l'Eucharistie, à vous servir si heureusement de la mort qu'elle
vous obtienne l'immortalité. C'est parla que vous rendrez inutiles tous les
efforts de cette cruelle ennemie ; et que l'ayant enfin désarmée de tout ce
qu'elle semble avoir de terrible, vous lui pourrez dire avec l'Apôtre : « O
mort, où est ta victoire?» Ubi est, mors, victoria tua? C'est ce que je
tâcherai de vous faire entendre dans cette courte exhortation, où j'espère que
le Saint-Esprit me fera la grâce de ramasser en peu de paroles des vérités
très-considérables que je puiserai dans les Ecritures.
C'est un fameux problème, qui a
été souvent agité dans les écoles des philosophes, lequel est le plus désirable
à l'homme, ou de vivre jusqu'à l'extrême vieillesse, ou d'être promptement
délivré des misères de cette vie. Je n'ignore pas, chrétiens, ce que pensent
là-dessus la plupart des hommes. Mais comme je vois tant d'erreurs reçues dans
le monde avec un tel applaudissement, je ne veux pas ici consulter les
sentiments de la multitude, mais la raison et la vérité, qui seules doivent
gouverner les esprits des hommes.
Et certes il pourrait sembler,
au premier abord, que la voix commune de la nature, qui désire toujours
ardemment la vie, de-vrait décider cette question. Car si la vie est un don de
Dieu, n'est-ce pas un désir très-juste de vouloir conserver longtemps les
bienfaits de son souverain? Et d'ailleurs étant certain que la longue vie
approche de plus près l'immortalité , ne devons-nous pas souhaiter de retenir,
si nous pouvons, quelque image de ce glorieux privilège dont notre nature est
déchue?
En effet nous voyons que les
premiers hommes, lorsque le monde plus innocent était encore dans son enfance,
remplissoient des neuf cents ans par leur vie ; et que lorsque la malice est
accrue, la vie en même temps s'est diminuée. Dieu même, dont la vérité
infaillible doit être la règle souveraine de nos sentiments,
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étant irrité contre nous, nous menace en sa colère
d'abréger nos jours : et au contraire il promet une longue vie à ceux qui
observeront ses commandements. Enfin, si cette vie est le champ fécond dans
lequel nous devons semer pour la glorieuse immortalité, ne devons-nous pas
désirer que ce champ soit ample et spacieux, afin que la moisson soit plus
abondante? Et ainsi l'on ne peut nier que la longue vie ne soit souhaitable.
Ces raisons qui flattent nos
sens gagneront aisément le dessus. Mais on leur oppose d'autres maximes qui sont
plus dures, à la vérité, et aussi plus fortes et plus vigoureuses. Et
premièrement je nie que la vie de l'homme puisse être longue, de sorte que
souhaiter une longue vie dans ce lieu de corruption , c'est n'entendre pas ses
propres désirs. Je me fonde sur ce principe de saint Augustin : Non est
longum quod aliquandò finitur (1) : « Tout ce qui a fin ne peut être long. »
Et la raison en est évidente; car tout ce qui est sujet à finir s'efface
nécessairement au dernier moment, et on ne peut compter de longueur en ce qui
est entièrement effacé. Carde même qu'il ne sert de rien d'écrire lorsque
j'efface tout par un dernier trait : ainsi la longue et la courte vie sont
toutes égalées par la mort, parce qu'elle les efface toutes également.
Je vous ai représenté,
chrétiens, deux opinions différentes qui partagent les sentiments de tous les
mortels. Les uns, en petit nombre, méprisent la vie; les autres estiment que
leur plus grand bien c'est de la pouvoir longtemps conserver. Mais peut-être que
nous accorderons aisément ces deux propositions si contraires par une troisième
maxime, qui nous apprendra d'estimer la vie, non par sa longueur, mais par son
usage; et qui nous fera confesser qu'il n'est rien de plus dangereux qu'une
longue vie, quand elle n'est remplie que de vaines entreprises, ou même
d'actions criminelles; comme aussi il n'est rien de plus précieux, quand elle
est utilement ménagée pour l'éternité. Et c'est pour cette seule raison que je
bénirai mille et mille fois la sage et honorable vieillesse d'Yolande de
Monterby, puisque dès ses années les plus tendres jusqu'à l'extrémité de sa vie,
qu'elle a finie en Jésus
1 August. In Joan.,
tract, XXXII, n. 9.
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Christ après un grand âge, la crainte de Dieu a été son
guide, la prière son occupation, la pénitence son exercice, la charité sa
pratique la plus ordinaire, le ciel tout son amour et son espérance.
Désabusons-nous, chrétiens, des
vaines et téméraires préoccupations, dont notre raison est toute obscurcie par
l'illusion de nos sens : apprenons à juger des choses par les véritables
principes ; nous avouerons franchement, à l'exemple de cette Abbesse, que nous
devons dorénavant mesurer la vie par les actions, non par les années. C'est ce
que vous comprendrez sans difficulté par ce raisonnement invincible.
Nous pouvons regarder le temps
de deux manières différentes : nous le pouvons considérer premièrement en tant
qu'il se mesure en lui-même par heures, par jours, par mois, par années; et dans
cette considération je soutiens que le temps n'est rien, parce qu'il n'a ni
forme ni substance ; que tout son être n'est que de couler, c'est-à-dire que
tout son être n'est que de périr, et partant que tout son être n'est rien.
C'est ce qui fait dire au
Psalmiste, retiré profondément en lui-même dans la considération du néant de
l'homme : Ecce mensurabiles posuisti dies meos : « Vous avez, dit-il,
établi le cours de ma vie pour être mesuré par le temps ; » et c'est ce qui lui
fait dire aussitôt après : Et substantia mea tanquam nihilum ante te : «
Et ma substance est comme rien devant vous (1), » parce que tout mon être
dépendant du temps, dont la nature est de n'être jamais que dans un moment qui
s'enfuit d'une course précipitée et irrévocable, il s'ensuit que ma substance
n'est rien, étant inséparablement attachée à cette vapeur légère et volage , qui
ne se forme qu'en se dissipant, et qui entraîne perpétuellement mon être avec
elle d'une manière si étrange et si nécessaire, que si je ne suis le temps, je
me perds, parce que ma vie demeure arrêtée; et d'autre part, si je suis le temps
qui se perd et coule toujours, je me perds nécessairement avec lui : Ecce
mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te.
D'où passant plus outre il conclut : In imagine pertransit homo (2) :
1 Psal. XXXVIII, 6. — 2 Ibid., 7.
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« L'homme passe comme les vaines images » que la fantaisie
forme en elle-même dans l'illusion de nos songes, sans corps, sans solidité et
sans consistance.
Mais élevons plus haut nos
esprits ; et après avoir regardé le temps dans cette perpétuelle dissipation ,
considérons-le maintenant en un autre sens, en tant qu'il aboutit à l'éternité.
Car cette présence immuable de l'éternité, toujours fixe, toujours permanente,
enfermant en l'infinité de son étendue toutes les différences des temps, il
s'ensuit manifestement que le temps peut être en quelque sorte dans l'éternité;
et il a plu à notre grand Dieu, pour consoler les misérables mortels de la perte
continuelle qu'ils font de leur être par le vol irréparable du temps, que ce
même temps qui se perd fût un passage à l'éternité qui demeure : et de cette
distinction importante du temps considéré en lui-même, et du temps par rapport à
l'éternité, je tire cette conséquence infaillible : Si le temps n'est rien par
lui-même , il s'ensuit que tout le temps est perdu auquel nous n'aurons point
attaché quelque chose de plus immuable que lui, quelque chose qui puisse passer
à l'éternité bienheureuse. Ce principe étant supposé, arrêtons un peu notre vue
sur un vieillard qui aurait blanchi dans les vanités de la terre. Quoique l'on
me montre ses cheveux gris, quoique l'on me compte ses longues années, je
soutiens que sa vie ne peut être longue, j'ose même assurer qu'il n'a pas vécu.
Car que sont devenues toutes ses années? Elles sont passées, elles sont perdues.
Il ne lui en reste pas la moindre parcelle en ses mains, parce qu'il n'y a rien
attaché de fixe, ni de permanent. Que si toutes ses années sont perdues, elles
ne sont pas capables de faire nombre. Je ne vois rien à compter dans cette vie
si longue, parce que tout y est inutilement dissipé: par conséquent tout est
mort en lui; et sa vie étant vide de toutes parts, c'est erreur de s'imaginer
qu'elle puisse jamais être estimée longue.
Que si je viens maintenant à
jeter les yeux sur la dame si vertueuse qui a gouverné si longtemps cette noble
et religieuse abbaye, c'est là où je remarque, fidèles , une vieillesse vraiment
vénérable. Certes quand elle n'aurait vécu que fort peu d'années, les ayant fait
profiter si utilement pour la bienheureuse immortalité,
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sa vie me paraîtrait toujours assez longue. Je ne puis
jamais croire qu'une vie soit courte lorsque j'y vois une éternité toute entière
glorieusement attachée.
Mais quand je considère
quatre-vingt-dix ans si soigneusement ménagés ; quand je regarde des années si
pleines et si bien marquées par les bonnes œuvres ; quand je vois dans une vie
si réglée tant de jours, tant d'heures et tant de moments comptés et alloués
pour l'éternité, c'est là que je ne puis m'empêcher de dire : O temps utilement
employé ! ô vieillesse vraiment précieuse ! Ubi est, mors, victoria tua ?
« O mort, où est ta victoire?» Ta main avare n'a rien enlevé à cette vertueuse
Abbesse, parce que ton domaine n'est que sur le temps, et que la sage Dame dont
nous parlons, désirant conserver celui qu'il a plu à Dieu lui donner, l'a fait
heureusement passer dans l'éternité.
Si je l'envisage, fidèles, dans
l'intérieur de son âme, j'y remarque, dans une conduite très-sage, une
simplicité chrétienne. Etant humble dans ses actions et ses paroles, elle s'est
toujours plus glorifiée d'être fille de saint Bernard que de tant de braves
aïeux, de la race desquels elle est descendue. Elle passait la plus grande
partie de son temps dans la méditation et dans la prière. Ni les affaires, ni
les compagnies n'étaient pas capables de lui ravir le temps qu'elle destinait
aux choses divines. On la voyait entrer en son cabinet avec une contenance, une
modestie et une action toute retirée ; et là elle répandait son cœur devant Dieu
avec cette bienheureuse simplicité qui est la marque la plus assurée des enfants
de la nouvelle alliance. Sortie de ces pieux exercices, elle parlait souvent des
choses divines avec une affection si sincère, qu'il était aisé de connaître que
son âme versait sur ses lèvres ses sentiments les plus purs et les plus
profonds. Jusque dans la vieillesse la plus décrépite elle souffrait les
incommodités et les maladies sans chagrin, sans murmure, sans impatience, louant
Dieu parmi ses douleurs, non point par une constance affectée, mais avec une
modération qui paraissait bien avoir pour principe une conscience tranquille et
un esprit satisfait de Dieu.
Parlerai-je de sa prudence si
avisée dans la conduite de sa Maison ? Chacun sait que sa sagesse et son
économie en a beaucoup
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relevé le lustre. Mais je ne vois rien de plus remarquable
que ce jugement si réglé avec lequel elle a gouverné les Dames qui lui étaient
confiées, toujours également éloignée, et de cette rigueur farouche et de cette
indulgence molle et relâchée : si bien que comme elle avait pour elles une
sévérité mêlée de douceur , elles lui ont toujours conservé une crainte
accompagnée de tendresse jusqu'au dernier moment de sa vie, et dans l'extrême
caducité de son âge.
L'innocence, la bonne foi, la
candeur étaient ses compagnes inséparables. Elles conduisaient ses desseins,
elles ménageaient tous ses intérêts, elles régissaient toute sa famille. Ni sa
bouche ni ses oreilles n'ont jamais été ouvertes à la médisance, parce que la
sincérité de son cœur en chassait cette jalousie secrète qui envenime presque
tous les hommes contre leurs semblables. Elle savait donner de la retenue aux
langues les moins modérées, et l'on remarquait dans ses entretiens cette charité
dont parle l'Apôtre (1), qui n'est ni jalouse ni ambitieuse, toujours si
disposée à croire le bien, qu'elle ne peut pas même soupçonner le mal.
Vous dirai-je avec quel zèle
elle soulageait les pauvres membres de Jésus-Christ? Toutes les personnes qui
l'ont fréquentée savent qu'on peut dire sans flatterie qu'elle était
naturellement libérale, même dans son extrême vieillesse, quoique cet âge
ordinairement soit souillé des ordures de l'avarice. Mais cette inclination
généreuse s'était particulièrement appliquée aux pauvres. Ses charités
s'étendaient bien loin sur les personnes malades et nécessiteuses : elle
partageait souvent avec elles ce qu'on lui préparait pour sa nourriture; et dans
ces saints empressements de la charité, qui travaillait son âme innocente d'une
inquiétude pieuse pour les membres affligés du Sauveur des âmes, on admirait
particulièrement son humilité, non moins soigneuse de cacher le bien que sa
charité de le faire. Je ne m'étonne plus, chrétiens, qu'une vie si religieuse
ait été couronnée d'une fin si sainte.
1 I Cor., XIII, 4, 5.
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