Accueil Remonter Saint André Saint Jean S. Th de Cantorbéry Saint Sulpice S. François de Sales S. Pierre de Nolasque Saint Joseph I Saint Joseph II Saint Benoît S. François de Paule I S. François de Paule II Saint Pierre Saint Paul Saint Paul précis Saint Victor Saint Jacques précis Saint Bernard Saint Gorgon I Saint Gorgon II Saints Anges Gardiens Saint François d'Assise Sainte Thérèse Sainte Catherine Henriette de France Henriette d'Angleterre Anne d'Autriche Anne de Gonzague Michel Le Tellier Louis de Bourbon R.P. Bourgoing Nicolas Cornet Yolande de Monterby Henri de Gornay Académie Française
| |
PREMIER PANÉGYRIQUE
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE(a).
Charitas Christi urget nos.
La charité de Jésus-Christ nous presse. II Cor., V,
14.
Rendons cet honneur à
l'humilité, qu'elle est seule digne de louanges. La louange en cela est
contraire aux autres choses que nous estimons, qu'elle perd son prix étant
recherchée, et que sa valeur s'augmente quand on la méprise. Encore que les
philosophes fussent des animaux de gloire, comme les appelle Tertullien (1),
Philosophus animal gloriœ, ils ont reconnu la vérité de ce que je viens de
vous dire; et voici la raison qu'ils en ont rendue : c'est que la gloire n'a
point de corps, sinon en tant qu'elle
1 Tertull. De animâ, n. 1.
(a) Prêché à Metz, devant le maréchal et Mme de
Schomberg, le 2 avril 1635.
Que ce panégyrique ait été prêché devant le maréchal de
Schomberg, rien de plus certain; car, s'adressant à un illustre personnage,
l'orateur dit dans l'exorde: « Les peuples que vous conservez ne perdront jamais
la mémoire d'une si heureuse protection: ils diront à leurs descendants que,...
sous le grand maréchal de Schomberg,... ils ont commencé à jouir du calme et de
la douceur de la paix. »
A ce premier fait, si nous ajoutons celui-ci, que le
maréchal de Schomberg arriva comme gouverneur à Metz dans le mois d'août 1652,
et quitta cette ville dans le mois de mars 1656, nous verrons que le
Panégyrique de saint François de Paule fut prêché de 1653 à 1655; puis si
nous en considérons le style, nous le daterons de cette dernière année 1655.
Pour le jour, on lit dans l'exorde : « L'Eglise dit
aujourd'hui dans la Collecte de saint François : Deus, humilium celsitudo.
» Le panégyrique a donc été prononcé le jour de la fête, c'est à-dire le 2
avril.
Cédant au goût de l'époque, Bossuet cite, dans le second
point, un vers de Virgile. Plus tard il bannira de la chaire sacrée toute
citation profane.
Les apologistes du XIXe siècle, après ceux du XVIIIe,
représentent souvent les maisons religieuses comme des refuges ouverts aux
grandes passions, aux grands pécheurs, aux grands criminels. Bossuet
connaissait, lui, les asiles de la piété, de l'innocence et de la vertu; il dit
dans le dernier point: «C'est là que se retirent les personnes les plus pures. »
167
est attachée à la vertu, dont elle n'est qu'une dépendance.
C'est pourquoi, disaient-ils, il faut diriger ses intentions à La vertu seule:
la gloire, comme un de ses apanages, la doit suivre sans qu'on y pense. Mais la
religion chrétienne élève bien plus haut nos pensées : elle nous apprend que
Dieu est le seul qui a de la majesté et de la gloire, et par conséquent que
c'est à lui seul de la distribuer, ainsi qu'il lui plaît, à ses créatures, selon
qu'elles s'approchent de lui. Or, encore que Dieu soit très-haut, il est
néanmoins inaccessible aux âmes qui veulent trop s'élever, et on ne l'approche
qu'en s'abaissant : de sorte que la gloire n'est qu'une ombre et un fantôme, si
elle n'est soutenue par le fondement de l'humilité, qui attire les louanges en
les rejetant. De là vient que l'Eglise dit aujourd'hui dans la Collecte de saint
François: « O Dieu, qui êtes la gloire des humbles: » Deus, humilium
celsitudo. C'est à cette gloire solide qu'il faut porter notre ambition.
Monseigneur, la gloire du monde
vous doit être devenue en quelque façon méprisable par votre propre abondance.
Certes, notre histoire ne se taira pas de vos fameuses expéditions, et la
postérité la plus éloignée ne pourra lire sans étonnement toutes les merveilles
de votre vie. Les peuples que vous conservez ne perdront jamais la mémoire d'une
si heureuse protection : ils diront à leurs descendants jusqu'aux dernières
générations que sous le grand maréchal de Schomberg, dans le dérèglement des
affaires et au milieu de la licence des armes, ils ont commencé à jouir du calme
et de la douceur de la paix.
Madame, votre piété, votre sage
conduite, votre charité si sincère et vos autres généreuses inclinations auront
aussi leur part dans cet applaudissement général de toutes les conditions et de
tous les âges ; mais je ne craindrai pas de vous dire que cette gloire est bien
peu de chose, si vous ne l'appuyez sur l'humilité.
Viendra, viendra le temps,
Monseigneur, que non-seulement les histoires, et les marbres, et les trophées,
mais encore les villes, et les forteresses, et les peuples, et les nations
seront consumés par le même feu ; et alors toute la gloire des hommes
s'évanouira en fumée, si elle n'est défendue de l'embrasement général par
l'humilité chrétienne. Alors le Sauveur Jésus descendra en sa majesté ;
168
et assemblant le ciel et la terre pour faire l'éloge de ses
serviteurs, dans une telle multitude il ne choisira, chrétiens, ni les César ni
les Alexandre : il mettra en une place éminente les plus humbles, les plus
inconnus. Parce que le pauvre François de Paule s'est humilié en ce monde, sa
vertu sera honorée d'un panégyrique éternel de la propre bouche du Fils de Dieu.
C'est ce qui m'encourage, mes Frères, à célébrer aujourd'hui ses louanges à la
gloire de notre grand Dieu et pour l'édification de nos âmes. Bien que sa vertu
soit couronnée dans le ciel, comme elle a été exercée sur la terre, il est juste
qu'elle y reçoive les éloges qui lui sont dus. Pour cela implorons la grâce de
Dieu, par l'entremise de celle qui a été l'exemplaire des humbles, et qui fut
élevée à la dignité la plus haute en même temps qu'elle s'abaissa par les
paroles les plus soumises, après que l'ange l'eut saluée en ces termes : Ave,
Maria.
Si nous avons jamais bien
compris ce que nous devenons par la grâce du saint baptême et par la profession
du christianisme, nous devons avoir entendu que nous sommes des hommes nouveaux
et de nouvelles créatures en Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est pourquoi
l'apôtre saint Paul nous exhorte de nous renouveler en notre âme et de ne
marcher plus selon le vieil homme , mais en la nouveauté de l'Esprit de Dieu
(1). De là vient que le Sauveur Jésus nous est donné comme un nouvel homme et
comme un nouvel Adam, ainsi que l'appelle le même saint Paul (2) ; et c'est lui
qui selon la volonté de son Père est venu dans la plénitude des temps, afin de
nous réformer selon les premières idées de cet excellent Ouvrier, qui dans
l'origine des choses nous avait faits à sa ressemblance. Par conséquent comme le
Fils de Dieu est lui-même le nouvel homme, personne ne peut espérer de
participer à ses grâces, s'il n'est renouvelé à l'exemple de Notre-Seigneur, qui
nous est proposé comme l'Auteur de notre salut et comme le Modèle de notre vie.
Mais d'autant qu'il était
impossible que cette nouveauté admirable se fit en nous par nos propres forces,
Dieu nous a donné
1 Ephes., IV, 22 et seq. — 2 I Cor., XV, 45.
169
l'Esprit de son Fils, ainsi que parle l'Apôtre : Misit
Deus Spiritum Filii sui (1); et c'est cet Esprit tout-puissant qui venant
habiter dans nos âmes, les change et les renouvelle, formant en nous les traits
naturels et une vive image de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sur lequel nous
devons être moulés. Pour cela il exerce en nos cœurs deux excellentes
opérations, qu'il est nécessaire que vous entendiez, parce que c'est sur cette
doctrine que tout ce discours doit être fondé.
Considérez donc, chrétiens, que
l'homme, dans sa véritable constitution, ne pouvant avoir d'autre appui que
Dieu, ne pou-voit se retirer aussi de lui qu'il ne fît une chute effroyable : et
encore que par cette chute il ait été précipité au-dessous de toutes les
créatures, toutefois, dit saint Augustin, il tomba premièrement sur soi-même :
Primùm incidit in seipsum (2). Que veut dire ce grand personnage, que
l'homme tomba sur soi-même? Tombant sur une chose qui lui est si proche et si
chère, il semble que la chute n'en soit pas extrêmement dangereuse; et néanmoins
cet incomparable docteur prétend par là nous représenter une grande extrémité de
misère. Pénétrons sa pensée, et disons que l'homme par ce moyen devenu amoureux
de soi-même, s'est jeté dans un abîme de maux, courant aveuglément après ses
désirs et consumant ses forces après une vaine idole de félicité qu'il s'est
figurée à sa fantaisie.
Hé ! fidèles, qu'est-il
nécessaire d'employer ici beaucoup de paroles pour vous faire voir que c'est
l'amour-propre qui fait toutes nos actions? N'est-ce pas cet amour flatteur qui
nous cache nos défauts à nous- mêmes, et qui ne nous montre les choses que par
l’endroit agréable? Il ne nous abandonne pas un moment : et de même que si vous
rompez un miroir, votre visage semble en quelque sorte se multiplier dans toutes
les parties de cette glace cassée, cependant c'est toujours le même visage :
ainsi quoique notre âme s'étende et se partage en beaucoup d'inclinations
différentes, l'amour-propre y paraît partout. Etant la racine de toutes nos
passions, il fait couler dans toutes les branches ses vaines, mais douces
complaisances : si bien que l'homme
1 Galat., IV, 6. — 2 De Trinit., lib. XII,
cap. XI, n. 16.
170
s'arrêtant en soi-même, ne peut plus s'élever à son
Créateur. Et qui ne voit ici un désordre tout manifeste?
Car Dieu étant notre fin
dernière, en cette qualité notre cœur lui doit son premier tribut : et ne
savez-vous pas que le tribut du cœur, c'est l'amour? Ainsi nous attribuons à
nous-mêmes les droits qui n'appartiennent qu'à Dieu; nous nous faisons notre fin
dernière ; nous ne songeons qu'à nous plaire en toutes choses, même au préjudice
de la loi divine ; et par divers degrés nous venons à ce maudit amour qui règne
dans les enfants du siècle et que saint Augustin définit en ces termes : Amor
sui asque ad contemptum Dei (1) : « L'amour de soi-même qui passe jusqu'au
mépris de Dieu. » C'est contre cet amour criminel que le Fils de Dieu s'élève
dans son Evangile, le condamnant à jamais par cette irrévocable sentence : « Qui
aime son âme la perd, et qui l'abandonne la sauve : » Qui amat animam suam
perdet eam, et qui odit animam suam custodit eam (2). Voyant que c'est
l'amour-propre qui est cause de tous nos crimes, il avertit tous ceux qui
veulent se ranger sous sa discipline que, s'ils ne se baissent eux-mêmes , il ne
les peut recevoir en sa compagnie : « Celui qui ne veut pas renoncer à soi-même
pour l'amour de moi, n'est pas digne de moi (3). » De cette sorte il nous
arrache à nous-mêmes par une espèce de violence ; et déclarant la guerre à cet
amour-propre qui s'élève en nous au mépris de Dieu, comme disait tout à l'heure
le saint évêque Augustin, il fait succéder en sa place l'amour de Dieu jusqu'au
mépris de nous-mêmes: Amor Dei usque ad contemptum sui, dit le même saint
Augustin (4).
Par là vous voyez, chrétiens,
les deux opérations de l'Esprit de Dieu. Car pour nous faire la guerre à
nous-mêmes, ne faut-il pas qu'il y ait en nous quelque autre chose que nous? Et
comment irons-nous à Dieu, si son Saint-Esprit ne nous y élève? Par conséquent
il est nécessaire que cet Esprit tout-puissant lève le charme de l'amour-propre,
et nous détrompe de ses illusions ; et puisque faisant paraître à nos yeux un
rayon de cette ravissante beauté qui seule est capable de satisfaire la vaste
capacité de nos
1 De Civit. Dei, lib. XIV, cap.
XXVIII. — 2 Joan., XII, 25. — 3 Matth., X, 38. — 4 S. August.,
loco mox cit.
171
âmes, il embrase nos cœurs des flammes de sa charité, en
telle sorte que l'homme, pressé auparavant de l'amour qu'il avait pour soi-même,
puisse dire avec l'apôtre saint Paul : « La charité de Jésus-Christ nous presse
: Charitas Christi urget nos. Elle nous presse, nous incitant contre nous
; elle nous presse, nous portant au-dessus de nous; elle nous presse, nous
détachant de nous-mêmes; elle nous presse, nous unissant à Dieu; elle nous
presse, non moins par les mouvements d'une sainte haine que par les doux
transports d'une bienheureuse dilection : Charitas Christi urget nos.
Voilà, mes Frères, voilà ce que
le Saint-Esprit opère en nos cœurs, et voilà le précis de la vie de
l'incomparable François de Paule. Vous le verrez ce grand personnage, vous le
verrez avec un visage toujours riant et toujours sévère. Il est toujours en
guerre et toujours en paix : toujours en guerre contre soi-même par les
austérités de la pénitence ; toujours en paix avec Dieu par les embrassements de
la chanté. Il épure la charité par la pénitence ; il sanctifie la pénitence par
la charité. Il considère son corps comme sa prison, et son Dieu comme sa
délivrance. D'une main, il rompt ses liens; et de l'autre il s'attache à l'objet
qui lui donne la liberté. Sa vie est un sacrifice continuel. Il détruit sa chair
par la pénitence; il l'offre et la consacre par la charité. Mais pourquoi vous
tenir si longtemps dans l'attente d'un si beau spectacle? Fidèles, regardez ce
combat: vous verrez l'admirable François de Paule combattant l'amour-propre par
l'amour de Dieu. Ce vieillard que vous voyez, c'est le plus zélé ennemi de
soi-même ; mais c'est aussi l'homme le plus passionné pour la gloire de son
Créateur : c'est le sujet de tout ce discours.
PREMIER POINT.
Si dans cette première partie je
vous annonce une doctrine sévère, si je ne vous prêche autre chose que les
rigueurs de la pénitence, fidèles, ne vous en étonnez pas. On ne peut louer un
grand politique qu'on ne parle de ses bons conseils, ni faire l'éloge d'un
capitaine fameux sans rapporter ses conquêtes. Partant que les chrétiens
délicats, qui aiment qu'on les flatte par une
172
doctrine lâche et complaisante, n'entendent pas les
louanges du grave et austère François de Paule. Jamais homme n'a mieux compris
ce que nous enseigne saint Augustin (1) après les divines Ecritures, que la vie
chrétienne est une pénitence continuelle. Certes dans le bienheureux état de la
justice originelle, ces mots fâcheux de Mortification et de Pénitence n'étaient
pas encore en usage, et n'avoient point d'accès (a) dans un lieu si
agréable et si innocent. L'homme alors, tout occupé des louanges de son Dieu, ne
connaissait pas les gémissements : Non gemebat, sed laudabat (2). Mais
depuis que par son orgueil il eut mérité que Dieu le chassât de ce paradis de
délices, depuis que cet ange vengeur avec son épée foudroyante fut établi à ses
portes pour lui en empêcher les approches, que de pleurs et que de regrets!
Depuis ce temps-là, chrétiens, la vie humaine a été condamnée à des gémissements
éternels. Race maudite et infortunée d'un misérable proscrit (b), nous
n'avons plus à espérer de salut, si nous ne fléchissons par nos larmes celui que
nous avons irrité contre nous; et parce que les pleurs ne s'accordent pas avec
les plaisirs, il faut nécessairement que nous confessions que nous sommes nés
pour la pénitence. C'est ce que dit le grave Tertullien dans le traité si saint
et si orthodoxe qu'il a fait de cette matière : « Pécheur que je suis, dit ce
grand personnage, et né seulement pour la pénitence : » Peccator omnium
notarum cùm sim, nec ulli rei nisi pœnitentiœ natus; « Comment est-ce que je
m'en tairai, puisqu'Adam même, le premier auteur et de notre vie et de notre
crime, restitué en son paradis par la pénitence, ne cesse de la publier ? »
Super illâ tacere non possum, quant ipse quoque, et stirpis humanœ et offensa?
in Deum princeps Adam, exomologesi restitutus in paradisum suum, non tacet
(3).
C'est pourquoi le Fils de Dieu,
venant sur la terre afin de porter nos péchés, s'est dévoué à la pénitence ; et
l'ayant consommée par sa mort, il nous a laissé la même pratique, et c'est à
quoi nous nous obligeons très-étroitement par le saint baptême.
Le
1 Serm. CCCLI, n. 3. — 2 S.
August., in Psal. XXIX, enar. II, n. 18. — 3 De Poenit., n.
12.
(a) Var. : D'entrée. — (b) Banni.
173
baptême, n'en doutez pas , est un sacrement de pénitence,
parce que c'est un sacrement de mort et de sépulture. L'Apôtre ne dit-il pas aux
Romains qu'autant que nous sommes de baptisés, nous sommes baptisés en la mort
de Jésus, et que nous sommes ensevelis avec lui ? In morte Christi baptizati
estis, consepulti ei per baptismum (1). N'est-ce pas ce que nos pères
représentaient par cette mystérieuse manière d'administrer le baptême ? On
plongeait les hommes tout entiers, et on les ensevelissait sous les eaux. Et
comme les fidèles les voyaient se noyer pour ainsi dire dans les ondes de ce
bain salutaire , ils se les représentaient tout changés en un moment par la
vertu du Saint-Esprit, dont ces eaux étaient animées : comme si sortant de ce
inonde en même temps qu'ils disparaissaient à leur vue, ils fussent allés mourir
et s'ensevelir avec le Sauveur, selon la parole du saint Apôtre : Consepulti
ei per baptismum. Rendez-vous capables, mes Frères, de ces anciens
sentiments de l'Eglise, et ne vous étonnez pas si l'on vous parle souvent de
vous mortifier, puisque le sacrement par lequel vous êtes entrés dans l'Eglise
vous a inities tout ensemble et à la religion chrétienne et à une vie pénitente.
Mais puisque nous sommes sur
cette matière , et d'ailleurs que la Providence divine semble avoir suscité
saint François de Paule, afin de renouveler en son siècle l'esprit de pénitence
presque entièrement éteint par la mollesse des hommes, il sera, ce me semble, à
propos avant que de vous raconter (a) ses austérités, de vous dire en peu
de mots les raisons qui peuvent l'avoir obligé à une manière de vivre si
laborieuse, et tout ensemble de vous taire voir qu'un chrétien est un pénitent
qui ne doit point donner d'autres bornes à ses mortifications que celles qui
termineront le cours de sa vie. En voici la raison solide, que je tire de saint
Augustin, dans une excellente homélie qu'il a faite de la pénitence (2). Il y a
deux sortes de chrétiens : les uns ont perdu la candeur de l'innocence
baptismale, et les autres l'ont conservée, quoiqu'à notre grande honte le nombre
de ces derniers soit si petit dans le monde , qu'à peine doivent-ils être
comptés. Or les
1 Rom., V, 3, 4. — 2 Serm. CCCLI, n. 3 et seq.
(a) Var. : Représenter.
174
uns et les autres sont obligés à la pénitence jusqu'au
dernier soupir, et partant la vie chrétienne est une pénitence continuelle.
Car pour nous autres misérables
pécheurs, qui nous sommes dépouillés de Jésus-Christ dont nous avions été
revêtus par le saint baptême, et qui nonobstant tant de confessions réitérées
retournons toujours à nos mêmes crimes, quelles larmes assez amères et quelles
douleurs assez véhémentes peuvent égaler notre ingratitude? N'avons-nous pas
juste sujet de craindre que la bonté de Dieu, si indignement méprisée, ne se
tourne en une fureur implacable? Que si sa juste vengeance est si grande contre
les Gentils, qui ne sont jamais entrés dans son alliance, sa colère ne
sera-t-elle pas d'autant plus redoutable pour nous, qu'il est plus sensible à un
père d'avoir des enfants perfides que d'avoir de mauvais serviteurs? Donc si la
justice divine est si fort enflammée contre nous, puisqu'il est impossible que
nous lui puissions résister, que reste-t-il à faire autre chose , sinon de
prendre son parti contre nous-mêmes, et de venger par nos propres mains les
mystères de Jésus violés, et son sang profané, et son Saint-Esprit affligé,
comme parlent les Ecritures (1), et sa Majesté offensée? C'est ainsi, c'est
ainsi, chrétiens, que prenant contre nous le parti de la justice divine, nous
obligerons sa miséricorde à prendre notre parti contre sa justice. Plus nous
déplorerons la misère où nous sommes tombés, plus nous nous rapprocherons du
bien que nous avons perdu : Dieu recevra en pitié le sacrifice du cœur contrit,
que nous lui offrirons pour la satisfaction de nos crimes ; et sans considérer
que les peines que nous nous imposons ne sont pas une vengeance proportionnée,
ce bon Père regardera seulement qu'elle est volontaire. Ne cessons donc jamais
de répandre des larmes si fructueuses : frustrons l'attente du diable par la
persévérance de notre douleur, qui étant subrogée en la place d'un tourment
d'une éternelle durée, doit imiter en quelque sorte son intolérable perpétuité,
en s'étcndant du moins jusqu'à notre dernière agonie.
Mais s'il y avait quelqu'un dans
le inonde qui eût conservé jusqu'à cette heure la grâce du saint baptême, ô
Dieu, le rare trésor
1 Hebr., X, 29.
175
pour l'Eglise ! Toutefois qu'il ne pense pas qu'il soit
exempt pour cela de la loi indispensable de la pénitence. Qui ne tremblerait
pas, chrétiens , en entendant les gémissements des âmes les plus innocentes?
Plus les saints s'avancent dans la vertu, plus ils déplorent leurs dérèglements,
non par une humilité contrefaite, mais par un sentiment véritable de leurs
propres infirmités. En voulez-vous savoir la raison? Voici celle de saint
Augustin prise des Ecritures divines ; c'est que nous avons un ennemi domestique
avec lequel si nous sommes en paix, nous ne sommes point en paix avec Dieu. Et
par combien d'expériences sensibles pourrais-je vous faire voir que , depuis
notre plus tendre (a) enfance jusqu'à la fin de nos jours, nous avons en
nous-mêmes certaines passions malfaisantes et une inclination au mal, que
l'Apôtre appelle la Convoitise (1), qui ne nous donne aucun relâche? Il
est vrai que les saints la surmontent : mais bien qu'elle soit surmontée, elle
ne laisse pas de combattre. Dans un combat si long, si opiniâtre, l'ennemi nous
attaquant de si près, si nous donnons des coups, nous en recevons :
Percutimus et percutimur, dit saint Augustin ; « en blessant, nous sommes
blessés (2) ; » et encore que dans les saints ces blessures soient légères, et
que chacune en particulier n'ait pas assez de malignité pour leur faire perdre
la vie, elles les accableraient (b) par leur multitude, s'ils n'y
remédiaient par la pénitence.
Ah ! quel déplaisir à une âme
vraiment touchée de l'amour de Dieu, de sentir tant de répugnance à faire ce
qu'elle aime le mieux ? Combien répand-elle de larmes , agitée en elle-même de
tant de diverses affections qui la sépareraient de son Dieu, si elle se laissait
emporter à leur violence? C'est ce qui afflige les saints; delà leurs plaintes
et leurs pénitences; de là cette sainte haine qu'ils ont pour eux-mêmes ; de là
cette guerre cruelle et innocente qu'ils se déclarent. Imaginez-vous, chrétiens,
qu'un traître ou un envieux tâche de vous animer par de faux rapports contre vos
amis les plus affidés. Combien souffrez-vous de contrainte, lorsque vous êtes en
sa compagnie ? Avec quels yeux le
1 Rom.,
VII, 8. — 5 Serm. CCCLI, n. 6.
(a) Var. : Première. — (b) Elles les
épuiseraient.
176
regardez-vous, ce perfide, ce déloyal, qui veut vous ravir
ce que vous avez de plus cher ? Et quels sont donc les transports des amis de
Dieu, sentant l'amour-propre en eux-mêmes, qui par toutes sortes de flatteries
les sollicite de rompre avec Dieu? Cette seule pensée leur fait horreur. C'est
elle qui les arme contre leur propre chair : ils deviennent inventifs à se
tourmenter.
Regardez, fidèles, regardez le
grand et l'incomparable François de Paule. O Dieu éternel, que dirai-je, et par
où entrerai-je dans l'éloge de sa pénitence? Qu'admirerai-je le plus, ou qu'il
l'ait si tôt commencée ou qu'il l'ait fait durer si longtemps avec une pareille
vigueur ? Sa tendre enfance l'a vue naître, sa vieillesse la plus décrépite ne
l'a jamais vue relâché. Par l'une de ces entreprises il a imité Jean-Baptiste;
et par l'autre il a égalé les Paul, les Antoine, les Hilarion.
Ce vieillard vénérable, que vous
voyez marcher avec une contenance si grave et si simple, soutenant d'un bâton
ses membres cassés, il y a soixante et dix-neuf ans qu'il fait une pénitence
sévère. Dans sa treizième année il quitta la maison paternelle ; il se jeta dès
lors dans la solitude , il embrassa dès lors les austérités. A quatre-vingt-onze
ans, ni les veilles , ni les fatigues , ni l'extrême caducité ne lui ont pu
encore faire modérer l'étroite sévérité de sa vie, que Dieu n'a étendue si
longtemps qu'afin de nous faire voir une persévérance incroyable. Il fait un
carême éternel; et durant ce carême, il semble qu'il ne se nourrisse que
d'oraisons et de jeûnes. Un peu de pain est sa nourriture, de l'eau toute pure
étanche sa soif : à ses jours de réjouissance, il y ajoute quelques légumes.
Voilà les ragoûts de François de Paule. En santé et en maladie, tel est son
régime de vie ; et dans une vie si austère, il est plus content que les rois. Il
dit qu'il importe peu de quoi on sustente ce corps mortel, que la foi change la
nature des choses, que Dieu donne telle vertu qu'il lui plaît aux nourritures
que nous prenons ; et que pour ceux qui mettent leur espérance en lui seul, tout
est bon, tout est salutaire : et c'est pour confondre ceux qui voulant se
dispenser de la mortification commune, se figurent de vaines appréhensions, afin
de les faire servir d'excuse à leur délicatesse affectée.
177
Que vous dirai-je ici de
l'austérité de son jeûne? Il ne songe à prendre sa réfection que lorsqu'il sent
que la nuit approche. Après avoir vaqué tout le jour au service de son Créateur,
il croit avoir quelque droit de penser à l'infirmité de la. nature. Il traite
son corps comme un mercenaire à qui il donne son pain. De peur de manger pour le
plaisir, il attend la dernière nécessité : par une nourriture modique il se
prépare à un sommeil léger, louant la munificence divine de ce qu'elle le
sustente de peu.
Qu'est-il nécessaire de vois
raconter ses autres austérités? Sa vie est égale partout ; toutes les parties en
sont réglées par la discipline de la pénitence. Demandez-lui la raison d'une
telle sévérité? Il vous répondra avec l'apôtre saint Paul : « Ne pensez pas, mes
Frères, que je travaille en vain : » Sic curro, non quasi in incertum
(1). — Et que faites-vous donc, grand François de Paule ? — « Ha ! dit-il, je
châtie mon corps : » Castigo corpus meum. — O le soin inutile, diront les
fols amateurs du siècle ! — Mais par ce moyen, dit saint Paul et après lui notre
Saint, par ce moyen « je réduis en servitude ma chair : » In servitutem
corpus meum redigo. — Et pourquoi se donner tant de peines? — «C'est de
peur, dit-il, qu'après avoir enseigné les autres, moi-même je ne sois réprouvé :
» Ne forte cùm aliis prœdicaverim, ipse reprobus efficiar. Je me perdrais
par l'amour de moi-même ; par la haine de moi-même je me veux sauver : je ne
prends pas ce que le monde appelle commodités, de peur que par un chemin si
glissant je ne tombe insensiblement dans les voluptés. Puisque l'amour-propre me
presse si fort, je veux me raidir au contraire : pressé plus vivement par la
charité de Jésus-Christ, de crainte de m'aimer trop, je me persécute.
C'est ainsi que nos pères ont
été nourris. L'Eglise dès son berceau a eu des persécuteurs; et plusieurs
siècles se sont passés, pendant lesquels les puissances du mon le faisaient pour
ainsi dire continuellement rejaillir sur elle le sang de ses propres en-fans.
Dieu la voulait élever de la sorte), dans les hasards et dans les combats et
parmi de durs exercices, de peur qu'efféminée par l'amour des plaisirs de la
terre, elle n'eût pas le courage assez
1 I Cor., IX, 26, 27.
178
ferme, ni digne des grandeurs auxquelles elle était
appelée. Sectateurs d'une doctrine établie par tant de supplices, s'il était
coulé en nos veines une goutte du sang de nos braves et invincibles ancêtres,
nous ne soupirerions pas, comme nous faisons, après ces molles délices qui
énervent la vigueur de notre foi, et font tomber par terre cette première
générosité du christianisme.
Quelle est ici votre pensée,
chrétiens? Vous dites que ces maximes sont extrêmement rigoureuses. Elles ne
m'étonnent pas moins que vous : toutefois je ne puis vous dissimuler qu'elles
sont extrêmement chrétiennes. Jésus, notre Sauveur, dont nous faisons gloire
d'être les disciples, après nous les avoir annoncées, les a confirmées par sa
mort et nous les a laissées par son Testament. Regardez-le au jardin des Olives,
c'est une pieuse remarque de saint Augustin; toutes les parties de son corps
furent teintes par cette mystérieuse sueur. « Que veut dire cela , dit saint
Augustin? C'est qu'il avait dessein de nous faire voir que l'Eglise, qui est son
corps, devait de toutes parts dégoutter de sang : » Quid ostendebat, quandò
per corpus orantis globi sanguinis destillabant, nisi quia corpus ejus, quod est
Ecclesia, martyrum sanguine jam fluebat (1) ?
Vous me direz peut-être que les
persécutions sont cessées. Il est vrai, les persécutions sont cessées, mais les
martyres ne sont pas cessés. Le martyre de la pénitence est inséparable de la
sainte Eglise. Ce martyre, à la vérité, n'a pas un appareil si terrible; mais ce
qui semble lui manquer du côté de la violence, il le récompense par la durée.
Pendant toute l'étendue des siècles, il faut que l'Eglise dégoutte de sang ; si
ce n'est du sang que répand la tyrannie, c'est du sang que verse la pénitence. «
Les larmes, selon la pensée de saint Augustin, sont le sang le plus pur de l’âme
: » Sanguis animœ per lacrymas profluat (2). C'est ce sang qu'épanche la
pénitence. Et pourquoi ne comparerai-je pas la pénitence au martyre? Autant que
les saints retranchent de mauvais désirs, ne se font-ils pas autant de
salutaires blessures? En déracinant l'amour-propre, ils arrachent comme un
membre du cœur, selon le précepte de l'Evangile. Car l'amour-propre ne tient pas
moins
1 Enar. in Psal. LXXXV, n. 1. — 2
Serm. CCCLI, n. 7,
179
au cœur que les membres tiennent au corps : c'est le vrai
sens de cette parole : « Si votre main droite vous scandalise, coupez, tranchez,
dit le Fils de Dieu : » Abscide illam (1). C'est-à-dire, si nous
l'entendons, qu'il faut porter le couteau jusqu'au cœur, jusqu'aux plus intimes
inclinations. L'Apôtre a prononcé pour tous les hommes et pour tous les temps,
que « tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ, souffriront
persécution : » Omnes qui piè volunt vivere in Christo Jesu, persecutionem
patientur (2). Ainsi au défaut des tyrans les saints se persécutent
eux-mêmes, tant il est nécessaire que l'Eglise souffre. Une haine injuste et
cruelle animait les empereurs contre les gens de bien : une sainte haine anime
les gens de bien contre eux-mêmes.
O nouveau genre de martyre, où
le martyr patient et le persécuteur sont également agréables; où Dieu, d'une
même main, soutient celui qui souffre et couronne celui qui persécute. C'est le
martyre de saint François, c'est où il a paru invincible; et quoique vous l'ayez
déjà vu dans ce que je vous ai rapporté de sa vie, il faut encore ajouter un
trait au tableau que j'ai commencé de sa pénitence, et puis nous passerons à sa
charité.
Je dis donc qu'il y a deux
choses qui composent la pénitence : la mortification du corps et l'abaissement
de l'esprit. Car la pénitence, comme je l'ai touché au commencement de ce
discours, est un sacrifice de tout l'homme, qui se jugeant digne du dernier
supplice, se détruit en quelque façon devant Dieu. Par conséquent il est
nécessaire, afin que le sacrifice soit plein et entier, de dompter et l'esprit
et le corps : le corps par les mortifications, et l'esprit par l'humilité. Et
d'autant que le sacrifice est plus agréable lorsque la victime est plus noble,
il ne faut point douter que ce ne soit une action sans comparaison plus
excellente, d'humilier son esprit devant Dieu que de châtier son corps pour
l'amour de lui : de sorte que l'humilité est la partie la plus essentielle de la
pénitence chrétienne. C'est pourquoi le docte Tertullien donne cette belle
définition à la pénitence : « La pénitence dit-il c'est la science d'humilier
l'homme : » Prosternendi et humilificandi hominis disciplina (3). D'où
passant plus outre, je dis que
1 Marc, IX, 42. — 2 II Timoth., III, 12. — 3
De Pœnit., n. 9.
180
si la vie chrétienne est une pénitence continuelle, ainsi
que nous l'avons établi par la doctrine de saint Augustin, ce qui fait le vrai
pénitent, c'est ce qui fait le vrai chrétien; et partant c'est en l'humilité que
consiste la souveraine perfection du christianisme.
Ainsi ne vous persuadez pas
avoir vu toute la pénitence de François de Paule, quand je vous ai fait
contempler ses austérités : je ne vous ai encore montré que l'écorce. Tout sec
et exténué qu'il est en son corps par les jeûnes et par les veilles, il est
encore plus mortifié en esprit. Son âme est en quelque sorte pins exténuée ;
elle est entièrement vide de ces vaines pensées qui nous enflent. Dans une
pureté angélique, dans une vertu si constante, si consommée, il se compte pour
un serviteur inutile, il s'estime le moindre de tous ses frères. Le souverain
Pontife lui parle de le faire prêtre : François de Paule est effrayé du seul nom
de prêtre. — Ha ! faire prêtre un pécheur comme moi ! — Cette proposition le
fait trembler jusqu'au fond de l’âme. O confusion de notre siècle ! Des hommes
tout sensuels comme nous se présentent audacieusement à ce redoutable (a)
ministère, dont le seul nom épouvante cet ange terrestre ! Pour les honneurs du
siècle, jamais homme les a-t-il plus méprisés? Il ne peut seulement comprendre
pour quelle raison on tes nomme honneurs. O Dieu, quel coup de tonnerre fut-ce
pour lui, lorsqu'on lui apporta la nouvelle que le roi Louis XI le voulait avoir
à sa Cour, que le pape lui ordonnait d'y aller, et auparavant de passer à Rome!
Combien regrettât-il la douce retraite de sa solitude, et la bienheureuse
obscurité de sa vie ! Et pourquoi, disait-il, pourquoi faut-il que ce pauvre
ermite soit connu des grands de la terre? Hé! dans quel coin pourrai-je
dorénavant me cacher, puisque dans les déserts même de la Calabre je suis connu
par un roi de France ?
C'est ici, chrétiens, où je vous
prie de vous rendre attentifs à ce que va faire François de Paule : voici le
plus grand miracle de ce saint homme. Certes je ne m'étonne plus qu'il ait tant
de fois passé au milieu des flammes sans en avoir été offensé; ni de ce que
domptant la fureur de ce terrible détroit de Sicile, fameux par tant de
naufrages, il ait trouvé sur son seul manteau l'assurance
(a) Var. : Terrible.
181
que les plus adroits nautonniers ne pouvaient trouver dans
leurs grands navires. La Cour qu'il a surmontée a des flammes plus dévorantes,
elle a des écueils plus dangereux; et bien que les inventions hardies de
l'expression poétique n'aient pu nous représenter la mer de Sicile si horrible
que la nature l'a faite, la Cour a des vagues plus furieuses, des abîmes plus
creux et des tempêtes plus redoutables. Comme c’est de la Cour que dépendent
toutes les affaires et que c'est aussi là qu'elles aboutissent, l'ennemi du
genre humain y jette tous ses appas, y étale toute sa pompe. Là est l'empire de
l'intérêt; là est le théâtre des passions; là elles se montrent les plus
violentes; là elles sont les plus déguisées. Voici donc François de Paule dans
un nouveau monde. Il regarde ce mouvement, ces révolutions, cet empressement
éternel, et uniquement pour des biens périssables, et pour une fortune qui n'a
rien de plus assuré que sa décadence; il croit que Dieu ne l'a amené en ce lieu,
que pour connaître mieux jusqu'où se peut porter la folie des hommes.
A Rome, le pape lui rend des
honneurs extraordinaires; tous les cardinaux le visitent. En France trois grands
rois le caressent, et après cela je vous laisse à penser si tout le monde lui
applaudit. A peine peut-il comprendre pourquoi on le respecte si fort. Il ne
s'élève point parmi des faveurs si inespérées; c'est toujours le même homme,
toujours humble, toujours soumis. Il parle aux grands et aux petits avec la même
franchise, avec la même liberté : il traite avec tous indifféremment par des
discours simples, mais bien sensés, qui ne tendent qu'à la gloire de Dieu et au
salut de leurs âmes. O personnage vraiment admirable! Doux attraits de la Cour,
combien avez-vous corrompu d'innocents? Ceux qui vous ont goûtés ne peuvent
presque goûter autre chose. Combien avons-nous vu de personnes, je dis même des
personnes pieuses, qui se laissaient comme entraîner à la Cour sans dessein de
s'y engager? Oh! non, ils se donneront bien de garde de se laisser ainsi
captiver. Enfin l'occasion s'est présentée belle, le moment fatal est venu, la
vague les a poussés et les a emportés ainsi que les autres. Ils n'étaient venus,
disaient-ils, que pour être spectateurs de la comédie; à la fin, à force de la
regarder, ils en ont
182
trouvé l'intrigue si belle, qu'ils ont voulu jouer leur
personnage. La piété même s'y glisse, souvent elle ouvre des entrées favorables;
et après que l'on a bu de cette eau, tout le monde le dit, les histoires le
publient, l’âme est toute changée par une espèce d'enchantement : c'est un
breuvage charmé, qui enivre les plus sobres.
Cependant l'incomparable
François de Paule est solitaire jusque dans la Cour : rien ne l'ébranlé, rien ne
l'émeut; il ne demande rien, il ne s'empresse de rien, non pas même pour
l'établissement de son Ordre ; il s'en remet à la Providence. Pour lui, il ne
fait que ce qu'il a à faire, d'instruire ceux que Dieu lui envoie et d'édifier
l'Eglise par ses bons exemples. Je pense que je ne dirai rien qui soit éloigné
de la vérité, si je dis que la Cour de Louis XI devait être la plus raffinée de
l'Europe : car s'il est vrai que l'humeur du prince règle les passions de ses
courtisans, sous un prince si rusé tout le monde raffinait sans doute; c'était
la manie du siècle, c'était la fantaisie de la Cour. François de Paule regarde
leurs souplesses avec un certain mépris. Pour lui, bien qu'il soit obligé de
converser souvent avec eux, il conserve cette bonté si franche et si cordiale,
et cette naïve enfance de son innocente simplicité. Chacun admire une si grande
candeur, et tout le monde demeure d'accord qu'elle vaut mieux que toutes les
finesses.
Ici il me vient une pensée, de
considérer lequel a l’âme plus grande et plus royale, de Louis ou de François de
Paule. Oui, j'ose comparer un pauvre moine avec un des plus grands rois et des
plus politiques qui ait jamais porté la couronne; et sans délibérer davantage,
je donne la préférence à l'humble François. En quoi mettons-nous la grandeur de
l’âme? Est-ce à prendre de nobles desseins ? Tous ceux de Louis sont enfermés
dans la terre : François ne trouve rien qui soit digne de lui que le ciel.
Louis, pour exécuter ce qu'il prétendait, cherchait mille pratiques et mille
détours; et avec sa puissance royale, il ne pouvait si bien nouer ses intrigues,
que souvent un petit ressort venant à manquer, toute l'entreprise ne fût
renversée. François se propose de plus grands desseins, et sans aucun détour y
va par des voies
183
très-courtes et très-assurées. Louis, à ce que remarque
l'histoire avec tous ses impôts et tous ses tributs (a), à peine a-t-il
assez d'argent dans ses coffres pour réparer les défauts de sa politique.
François rachète tous ses péchés, François gagne le ciel par ses larmes et par
de pieux désirs; ce sont ses richesses les plus précieuses, et il en a dans son
cœur un trésor immense et une source infinie. Louis, en une infinité de
rencontres, est contraint de plier sous les coups de sa mauvaise fortune : et la
fortune et le monde sont au-dessous de François. Enfin, pour vous faire voir la
royauté de François, considérez ce prince qui tremble dans ses forteresses et au
milieu de ses gardes. Il sent approcher une ennemie qui tranchera toutes ses
espérances, et néanmoins il ne peut éviter ses attaques. Fidèles, vous entendez
bien que c'est de la mort dont je parle. Regardez maintenant le pauvre François,
voyez, voyez si la mort lui fait seulement froncer les sourcils : il la
contemple avec un visage riant, il lui tend de bon cœur les mains, il lui montre
l’endroit où elle doit frapper, il lui présente cette pourriture du corps. O
mort, lui dit-il, quoique le monde t'appelle cruelle, tu ne me feras aucun mal,
tu ne m'ôteras rien de ce que j'aime : tu ne rompras pas le cours de mes
desseins; au contraire tu ne feras qu'achever l'ouvrage que j'ai commencé; tu me
déferas tout à fait des choses dont il y a si longtemps que je tâche de me
dépouiller ; tu me délivreras de ce corps. O mort, je t'en remercie : il y a
près de quatre-vingts ans que je travaille moi-même à m'en décharger.
O fermeté invincible de François
de Paule ! ô grande âme et vraiment royale! Que les rois de la terre se
glorifient dans leur vaine magnificence : il n'y a point de royauté pareille à
celle de François de Paule. Il règne sur ses appétits : il est paisible, il est
satisfait. La vie la plus heureuse est celle qui appréhende le moins la mort. Et
qui de nous aime si fort le monde, qu'il ne désirât plutôt de mourir comme le
pauvre François de Paule que comme le roi Louis XI? Que si nous voulons mourir
comme lui, il faudrait vivre aussi comme lui. Sa vie a donc été bienheureuse. Il
est vrai qu'il s'est affligé par diverses austérités; mais souffrant
(a) Var. : Avec toutes ses extorsions
violentes.
184
pour l'amour de celui qui seul avait gagné ses affections,
sa charité charmait tous ses maux, elle adoucissait toutes ses douleurs. O
puissance de la charité ! direz-vous. Mais le voulez-vous voir par l'exemple de
saint François, un moment d'audience satisfera ce pieux désir.
SECOND POINT.
Ne vous étonnez pas, chrétiens,
si dans une vie si dure, si laborieuse, l'admirable François de Paule a toujours
un air riant et toujours un visage content. Il aimait, et c'est tout vous dire,
parce que, dit saint Augustin, « celui qui aime ne travaille pas : » Qui amat
non laborat (1). Voyez les folles amours du siècle, comme elles triomphent
parmi les souffrances. Or la charité de Jésus venant d'une source plus haute,
est aussi plus pressante et plus forte: Charitas Christi urget nos. Et
encore que son cours soit plus réglé, il n'en est pas moins impétueux. Certes,
il faut l'avouer, mes chers Frères, à notre grande confusion, que nous entendons
peu ce que l'on nous dit de son énergie. Le langage de l'amour de Dieu nous est
un langage barbare. Les âmes froides et languissantes, comme les nôtres, ne
comprennent pas ces discours, qui sont pleins d'une ardeur si divine : Non
capit ignitum eloquium frigidum pectus, disait le dévot saint Bernard (2).
Si je vous dis que l'amour de Dieu fait oublier toutes choses aux âmes qui en
sont frappées ; si je vous dis qu'en étant possédées, elles en perdent le soin
de leur corps, qu'elles ne songent presque plus ni à l'habiller, ni à le
nourrir, comme peut-être vous ne ressentez pas ces mouvements en vous-mêmes,
vous prendrez peut-être ces vérités pour des rêveries agréables; et moi, qui
suis bien éloigné d'une expérience si sainte, je ne pourrais jamais vous parler
des doux transports de la charité, si je n'empruntais les sentiments des saints
Pères.
Ecoutez donc le grand saint Basile, l'ornement de l'Eglise
orientale, le rempart de la foi catholique contre la perfidie arienne. Voici
comme parle ce saint évêque: « Sitôt que quelque rayon de cette première beauté
commence à paraître sur nous, notre esprit
1 In Joan., tract. XLVIII, n. 1.
— 2 In Cant.,
serm. LXXIX, n. 1.
185
transporté par une ravissante douceur, perd aussitôt la
mémoire de toutes ses autres occupations: il oublie toutes les nécessités de la
vie. Nous aimons tellement cet amour bienheureux et céleste, que nous ne pouvons
plus sentir d'autres flammes. » Fidèles, que veut-il dire, que nous aimons cet
amour tout céleste? Cœlestem illum ac planè beatum amantes amorem (1).
C'est par l'amour qu'on aime: mais comment se peut-il faire qu'on aime l'amour?
Ah! c'est que l’âme fidèle, blessée de l'amour de son Dieu, aimant elle sent
qu'elle aime, elle s'en réjouit, elle en triomphe de joie; elle commence à
s'aimer elle-même, non pas pour elle-même, mais elle s'aime de ce qu'elle aime
Dieu : Cœlestem illum ac planè beatum amantes amorem. Et cet amour lui
plaît tellement, qu'en faisant toutes ses délices, elle regarde tout le reste
avec indifférence. C'est ce que dit le tendre et affectueux saint Bernard, que
celui qui aime, il aime: Qui amat, amat (2). Ce n'est pas, ce semble, une
grande merveille. Il aime, c'est-à-dire, il ne sait autre chose qu'aimer; il
aime, et c'est tout, si vous me permettez cette façon de parler familière.
L'amour de Dieu, quand il est dans une âme, il change tout en soi-même: il ne
souffre ni douleur, ni crainte, ni espérance que celles qu'il donne.
François de Paule, ô l'ardent
amoureux! Il est blessé, il est transporté; on ne peut le tirer de sa chère
cellule, parce qu'il y embrasse son Dieu en paix et en solitude. L'heure de
manger arrive : il a une nourriture plus agréable, goûtant les douceurs de la
charité. La nuit l'invite au repos : il trouve son véritable repos dans les
chastes embrassements de son Dieu. Le roi le demande avec une extrême
impatience: il a affaire, il ne peut quitter; il est renfermé avec Dieu dans de
secrètes communications. On frappe à sa porte avec violence: la charité, qui a
occupé tous ses sens par le ravissement de l'esprit, ne lui permet d'entendre
autre chose que ce que Dieu lui dit au fond de son cœur dans un saint et
ineffable silence. C'est qu'il aime son Dieu et qu'il aime tellement cet amour,
qu'il veut le voir tout seul dans son cœur; et autant qu'il lui est possible, il
en chasse tous les autres mouvements. Comme chacun parle de ce qu'il aime, et
que
1 In
Psal. XLIV, n. 6. — 2 In
Cant., serm. LXXXIII, n. 3
186
l'aimable François de Paule n'aime que ce saint et divin
amour, aussi ne parle-t-il d'autre chose. Il avait gravée bien profondément au
fond de son âme cette belle sentence du saint Apôtre : Omnia vestra in
charitate fiant (1) : « Que toutes vos actions se fassent en charité. »
Allons en charité, disait-il, faisons par charité : c'était la façon de parler
ordinaire que ce saint homme avait toujours à la bouche, fidèle interprète du
cœur. De cette sorte tous ses discours étaient des cantiques de l'amour divin,
qui calmaient tous ses mouvements, qui enflammaient ses pieux désirs, qui
charmaient toutes les douleurs de cette vie misérable.
Mais encore est-il nécessaire
que je tâche de vous faire comprendre la force de cette parole, qui était si
familière au Saint dont nous célébrons les louanges. Comprenez, comprenez,
chrétiens, combien doivent être divins les mouvements des âmes fidèles.
L'antiquité profane consacrait toutes nos affections, et en faisait ses
divinités; et l'amour avait ses temples dans Rome, pour ne pas parler en ce lieu
de ceux de la peur et des autres passions plus basses. Quand ils se sentaient
possédés de quelque mouvement extraordinaire, ils croyaient qu'il venait d'un
Dieu, ou bien que ce désir violent était lui-même leur Dieu : An sua cuique
Deus fit dira cupido (2) ? Permettez-moi ce petit mot d'un auteur profane,
que je m'en vais tâcher d'effacer par un passage admirable d'un auteur sacré. Il
n'y a que les chrétiens qui puissent se vanter que leur amour est un Dieu. «
Dieu est amour; Dieu est charité, » dit le bien-aimé disciple: Deus charitas
est (3). « Et puisque Dieu est charité, poursuit-il, celui qui demeure en
charité, demeure en Dieu et Dieu en lui : » Et qui manet in charitate, in Deo
manet et Deus in eo. O divine théologie! Comprendrons-nous bien ce mystère?
Oui, certes, nous le comprendrons avec l'assistance divine, en suivant les
vestiges des anciens docteurs.
Pour cela élevez vos esprits
jusqu'aux choses les plus hautes, que la foi chrétienne nous représente.
Contemplez dans la Trinité adorable le Père et le Fils, qui enflammés l'un pour
l'autre par le même amour, produisent un torrent de flammes, un amour personnel
et subsistant, que l'Ecriture appelle le Saint-Esprit; amour
1 I Cor., XVI, 14. — 2 Virg.,
Aeneid., lib. IX, V. 185. — 3 I Joan., IV, 16.
187
qui est commun au Père et au Fils, parce qu'il procède du
Père et du Fils. C'est ce Dieu qui est charité, selon que dit l'apôtre saint
Jean : Deus charitas est. Car de même que le Fils de Dieu procédant par
intelligence, il est intelligence et par soi : ainsi le Saint-Esprit procédant
par amour est amour. C'est pourquoi le dévot saint Bernard voulant nous exprimer
que le Saint-Esprit est amour, il l'appelle le baiser de la bouche de Dieu, un
fleuve de joie, un fleuve de vin pur, un fleuve de feu céleste, un qui vient de
deux, qui unit les deux, lien vital et vivant : Unus ex duobus, uniens ambos,
vivificum gluten (1). En quoi il suit la profonde théologie de son maître
saint Augustin, qui appelle le Saint-Esprit le lien commun du Père et du Fils
(2) : et de là vient que les Pères l'ont appelé le saint complément de la
Trinité (3) ; d'autant que l'union, c'est ce qui achève les choses : tout est
accompli quand l'union est faite, on ne peut plus rien ajouter.
C'est donc ce Dieu charité qui
est l'amour du Père et du Fils, qui descendant en nos cœurs y opère la charité.
« Celui, dit saint Augustin, qui lie la société du Père et du Fils, c'est lui
qui lie la société et entre nous et avec le Père et le Fils. Ils nous réduisent
en un par le Saint-Esprit, qui est commun à l'un et à l'autre, qui est Dieu et
amour de Dieu : » Quod ergò commune est Patri et Filio, per hoc nos voluerunt
habere communionem et inter nos et secum, et per illud donum nos colligere in
unum quod, ambo habent unum, hoc est, per Spiritum sanctum Deum et donum Dei
(4). C'est donc le Saint-Esprit qui étant dès l'éternité le lien du Père et du
Fils, puis se communiquant à nous par une miséricordieuse condescendance, nous
attache premièrement à Dieu par un pur amour et par le même nœud nous unit les
uns aux autres. Telle est l'origine de la charité, qui est la chaîne qui lie
toutes choses : c'est ce Dieu charité. Il n'est pas plutôt en nos âmes que lui,
qui est amour et charité, il les embrase de ses feux, il y coule un amour qui
lui ressemble en quelque sorte : à cause qu'il est le Dieu charité, il nous
donne la charité. Remplis de cet amour
1 In
Cant., serm. VIII, n. 2; in Ascens Dom.,
serm. V, n. 13; in Fest. Pent. serm. III, n. 1.— 2
S. August., serm. LXXI, 11. 18; serm. CCXIII, n. 6;
Enchir., cap. LVI, n. 15. — 3 S. Basil., lib. de Spir. sancto, cap.
XVIII, n. 45. — 4 S. August., serai, LXXI, n. 18.
188
qui procède du Père et du Fils, nous aimons le Père et le
Fils, et nous aimons aussi avec le Père et le Fils cet amour bienheureux qui
nous fait aimer le Père et le Fils, dit saint Augustin. Ne vous souvient-il pas
de ce que nous disions tout à l'heure, que nous aimions l'amour? C'est le sens
profond de cette parole de saint Basile, que nous n'avions pour lors que
légèrement effleuré. Ce baiser divin, souvenez-vous que c'est saint Bernard qui
appelle ainsi le Saint-Esprit, ce baiser mutuel que le Père et le Fils se
donnent dans l'éternité et qu'ils nous donnent après dans le temps, nous nous le
donnons les uns aux autres par un épanchement d'amour. C'est en cette manière
que la charité passe du ciel en la terre, du cœur de Dieu dans le cœur de
l'homme, où, comme dit l'Apôtre (1), « elle est répandue par le Saint-Esprit qui
nous est donné. » Par où vous voyez ces deux choses, que le Saint-Esprit nous
est donné, et que par lui la charité nous est donnée; et partant il y a en nos
cœurs, premièrement la charité incréée qui est le Saint Esprit, et après, la
charité créée qui nous est donnée par le Saint-Esprit. De là vient que l'apôtre
saint Jean, qui a dit que Dieu est charité, dit dans le même endroit que la
charité est de Dieu : Charitas ex Deo est (2). Car le Saint-Esprit n'est
pas plutôt dans nos âmes, que les embrasant de ses feux, il y coule un amour qui
lui est en quelque sorte semblable : étant le Dieu charité, il y opère la
charité. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean considérant le ruisseau dans sa
source, et la source dans le ruisseau, prononce cette haute parole que « Dieu
est charité, » et que « qui demeure en charité, demeure en Dieu et Dieu en lui.
»
Que dirai-je maintenant de vous,
ô admirable François de Paule, qui n'avez que la charité dans la bouche, parce
que vous n'avez que la charité dans le cœur? Je ne m'étonne pas, chrétiens, de
ce que dit de ce saint personnage le judicieux Philippe de Comines, qui l'avait
vu souvent en la Cour de Louis XI : « Je ne pense, dit-il, jamais avoir vu homme
vivant de si sainte vie, où il semblât mieux que le Saint-Esprit parlait par sa
bouche. » C'est que ses paroles et son action étant animées parla charité,
semblaient n'avoir rien de mortel, mais faisaient éclater tout
1 Rom.,
V, 5. — 2 I Joan., IV, 7.
189
visiblement l'opération de l'Esprit de Dieu, souverain
moteur de son âme. De là vient ce que remarque le, même auteur, que bien qu'il
fût ignorant et sans lettres, il parlait si bien des choses divines et dans un
sens si profond, que tout le monde en était étonné. C'est que ce maître
tout-puissant l'enseignait par son onction. Enfin c'était par sa charité qu'il
semblait avoir sur toutes les créatures un commandement absolu, parce que uni à
Dieu par une amitié si sincère, il était comme un Dieu sur la terre, selon ce
que dit l'apôtre saint Paul, que « qui s'attache à Dieu est un même esprit avec
lui : » Qui autem adhaeret Domino, unus spiritus est (1).
C'est une chose admirable, que
la miséricorde de notre Dieu ait porté cette majesté souveraine à se rabaisser
jusqu'à nous, non-seulement par une amitié cordiale, mais encore quelquefois, si
je l'ose dire, par une étroite familiarité. « Je viens, dit-il, frapper à la
porte; si quelqu'un m'ouvre, j'entrerai avec lui et je souperai avec lui, et lui
avec moi : » Ecce sto ad ostium et pulso ; si quis audierit vocem meam et
aperuerit mihi januam, intrabo ad illum et cœnabo cum illo, et ipse mecum
(2). Se peut-il rien de plus libre? François de Paule, ce bon ami, étant ainsi
familier avec Dieu à cause de son innocence, il disposait librement des biens de
son Dieu, qui semblait lui avoir tout mis à la main. Aussi certes, s'il m'est
permis de parler comme nous parlons dans les choses humaines, ce n'était pas une
connaissance d'un jour. Le saint homme François de Paule ayant commencé sa
retraite à douze ans, et ayant toujours donné dès sa tendre enfance des marques
d'une pieté extraordinaire, il y a grande apparence qu'il a toujours conservé
l'intégrité baptismale; et ce sont ces âmes que Dieu chérit, ces âmes toujours
fraîches et toujours nouvelles, qui gardant inviolablement leur première
fidélité, après une longue suite d'années paraissent telles devant sa face,
aussi saintes, aussi innocentes qu'elles sortirent des eaux du baptême. Et
c'est, mes Frères, ce qui me confond. O Dieu de mon cœur, quand je considère que
cette âme si chaste, si virginale, cette âme qui est toujours demeurée dans la
première enfance du saint baptême,
1 I Cor., VI, 17. — 2 Apoc.,
III, 20.
190
fait une pénitence si rigoureuse, je frémis jusqu'au fond
de l’âme. Fidèles, quelle indignité! Les innocents font pénitence, et les
criminels vivent dans les délices.
O sainte pénitence, autrefois si
honorée dans l'Eglise, en quel endroit du monde t'es-tu maintenant retirée? Elle
n'a plus aucun rang dans le siècle : rebutée de tout le monde, elle s'est jetée
dans les cloîtres ; et néanmoins ce n'est pas là qu'elle est le plus nécessaire.
C'est là que se retirent les personnes les plus pures; et nous qui demeurons
dans les attachements de la terre, nous que les vains désirs du siècle
embarrassent en tant de pratiques criminelles, nous nous moquons de la
pénitence, qui est le seul remède de nos désordres. Consultons-nous dans nos
consciences : sommes-nous véritablement chrétiens? Les chrétiens sont les
enfants de Dieu, et les enfants de Dieu sont poussés par l'Esprit de Dieu; et
ceux qui sont poussés par L'Esprit de Dieu, la charité de Jésus les presse.
Hélas! oserions-nous bien dire que l'amour de Jésus nous presse, nous qui
n'avons d'empressement que pour les biens de la terre, qui ne donnons pas à Dieu
un moment de temps bien entier? Chauds pour les intérêts du monde, froids et
languissants pour le service du Sauveur Jésus. Certes, si nous étions, je ne dis
pas pressés, nous n'en sommes plus à ces termes ; mais si nous étions tant soit
peu émus par la charité de Jésus, nous ne ferions pas tant de résolutions
inutiles : le saint jour de Pàque ne nous verrait pas toujours chargés des mêmes
crimes, dont nous nous sommes confessés les années passées. Fidèles, qui vous
étonnez de tant de fréquentes rechutes, ah ! que la cause en est bien visible !
Nous ne voulons point nous faire de violence, nous voulons trop avoir nos
commodités, et les commodités nous mènent insensiblement dans les voluptés:
ainsi accoutumés à une vie molle, nous ne pouvons souffrir le joug de Jésus.
Nous nous impatientons contre Dieu des moindres disgrâces qui nous arrivent, au
lieu de les recevoir de sa main pour l'expiation de nos fautes; et dans une si
grande délicatesse, nous pensons pouvoir honorer les Saints, nous faisons nos
dévotions à la mémoire de François de Paule. Est-ce honorer les Saints, que de
condamner leur vie par une vie toute opposée? Est-ce honorer les Saints, que
191
d'entendre parler de leurs vertus, et n'être pas touchés du
désir de les imiter ? Est-ce honorer les Saints, que de regarder le chemin par
lequel ils sont montés dans le ciel, et de prendre une route contraire?
Figurez-vous, mes Frères, que le
vénérable François de Paule vous paraît aujourd'hui sur ces terribles autels, et
qu'avec sa gravité et sa simplicité ordinaire : Chrétiens, vous dit-il,
qu'êtes-vous venus faire en ce temple ? Ce n'est pas pour m'y rendre vos
adorations : vous savez qu'elles ne sont dues qu'à Dieu seul. Vous voulez
peut-être que je m'intéresse de vos folles prétentions. Vous me demandez une vie
aisée, à moi qui ai mené une vie toujours rigoureuse. Je présenterai volontiers
vos vœux à notre grand Dieu, au nom de son cher Fils Jésus-Christ, pourvu que ce
soit des vœux qui paraissent dignes de chrétiens. Mais apprenez de moi que si
vous désirez que nous autres amis de Dieu priions pour vous notre commun Maître,
il veut que vous craigniez ce que nous avons craint, et que vous aimiez ce que
nous avons aimé sur la terre. Eu vivant de la sorte, vous nous trouverez de
vrais frères et de charitables intercesseurs.
Allons donc tous ensemble, fidèles, allons rendre les vrais
honneurs à l'humble François de Paule. Je vous ai apporté en ce lieu des
reliques de ce saint homme : l'odeur qui nous reste de sa sainteté et la mémoire
de ses vertus, c'est ce qu'il a laissé sur la terre de meilleur et de plus utile
: ce sont les reliques de son âme. Baisons ces précieuses reliques,
enchâssons-les dans nos cœurs comme dans un saint reliquaire. Ne souhaitons pas
une vie si douce ni si aisée; ne soyons pas fâchés quand elle sera détrempée de
quelques amertumes. Le soldat est trop lâche, qui veut avoir tous ses plaisirs
pendant la campagne : le laboureur est indigne de vivre, qui ne veut point
travailler avant la moisson. Et toi, dit Tertullien (1), tu es trop délicat
chrétien, si tu désires les voluptés même dans le siècle. Notre temps de délices
viendra- c'est ici le temps d'épreuve et de pénitence. Les impies ont leur temps
dans le siècle, parce que leur félicité ne peut pas être éternelle : le nôtre
est différé après cette vie, afin qu'il puisse s'étendre dans
1 De Spectac., n. 28.
192
les siècles des siècles. Nous devons pleurer ici-bas,
pendant qu'ils se réjouissent: quand l'heure de notre triomphe sera venue, ils
commenceront à pleurer. Gardons-nous bien de rire avec eux, de peur de pleurer
aussi avec eux : pleurons plutôt avec les Saints, afin de nous réjouir en leur
compagnie. Gémissons en ce monde, comme a fait le pauvre François : soyons
imitateurs de sa pénitence, et nous serons compagnons de sa gloire. Amen.
|