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ORAISON FUNÈBRE
DE MICHEL LE TELLIER,
CHEVALIER, CHANCELIER DE FRANCE.
Oraison funèbre
REMARQUES HISTORIQUES.
Michel le Tellier descendent
d'une ancienne famille de magistrats. Son père, seigneur de Chaville, était
conseiller à la Cour des aides, et son grand-père correcteur des comptes. Il
suivit lui-même la carrière de la magistrature, et sa vie n'offre guère qu'une
longue suite de charges et de services publics.
Né le 19 avril 1603, Michel le
Tellier fut, sous Louis XIII, d'abord conseiller au grand conseil, puis
procureur du roi au Châtelet de Paris, puis maître des requêtes. Dans ce dernier
poste, il travailla, avec le chancelier Séguier et Omer Talon, à la répression
du soulèvement de Normandie (1) ; et l'habileté qu'il montra dans cette affaire
lui valut, en 1640, l'intendance militaire de Piémont. Mazarin, qui le vit à
Turin, l'apprécia sur l'heure, et le fit nommer secrétaire d'Etat au département
de la guerre, après l'éloignement de des Noyers (2).
C'est vers ce temps-là que le
Tellier épousa Elisabeth Turpin, fille du seigneur de Vauvredon. Il eut deux
fils. Le premier, qui fut le marquis de Louvois, après une jeunesse légère et
dissipée, ne montra pas moins d'attachement au travail que de fidélité au
devoir, et rendit les plus grands services à l'Etat; le second, engagé par sa
famille dans
1 Ce fait, négligé par Bossuet, se trouve rappelé par
Fléchier dans l’ Oraison funèbre de le Tellier. — 2 Des Noyers
s'enfermait tous les soirs avec Louis XIII pour dire le bréviaire. Dans une
querelle, traité par le roi de petit bonhomme, il demanda son congé et
fut pris au mot (Mém. de Montglat ).
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les Ordres sacrés, devint archevêque de Reims et se
distingua par l'amour du luxe, de la table et du monde, et des libertés de
l'église gallicane (1).
Bientôt après son mariage, le
Tellier vit les événements élargir devant lui la carrière administrative : Louis
XIII descendit dans la tombe après Richelieu son ministre; Anne d'Autriche, mère
de Louis XIV âgé de cinq ans, devint régente du royaume et confia le ministère à
Mazarin; les troubles de la Fronde éclatèrent en 1648, et bouleversèrent la
France pendant six ans. Au milieu de la tempête, le Tellier tint presque seul le
gouvernail. Un traité qui parut un instant ramener le calme dans les esprits, le
traité de Ruel, fut l'œuvre de son habileté. A la première disgrâce volontaire
ou forcée du cardinal ministre, lorsque cet habile homme quitta les affaires par
calcul ou par nécessité, il disparut de la scène politique et Chaville, lieu de
son domaine seigneurial, près de Paris, le vit tranquille au milieu de
l'agitation de toute la France. Mais lorsque Mazarin se retira pour la seconde
fois devant des périls plus réels, la régente le retint auprès d'elle, en le
chargeant du ministère. Dans ces circonstances difficiles, il eut à lutter,
non-seulement contre les intrigues et les entreprises des rebelles, mais contre
les impatiences et les jalousies de son protecteur, ou plutôt de son protégé. Il
eut besoin d'un grand courage, lorsqu'il s'agit de maintenir la détention des
princes, « ces lions toujours prêts à rompre leurs chaînes (2), » comme
s'exprime Bossuet. Après le rétablissement
1 Un jour, parlant de Jacques II, qui s'était réfugié à
Saint-Germain après
avoir perdu la couronne d'Angleterre, il disait dans son
antichambre : « Voilà un bonhomme qui a quitté trois royaumes pour une messe. »
Et voici une de ses maximes : « On ne peut être honnête homme sans avoir dix
mille livres de rentes. » Ce n'est donc pas sans raison que Boileau disait de
lui : « Monseigneur m'estime bien davantage depuis qu'il me croit riche » Le
récit qu'on va lire montre qu'il graduait d'après la même échelle l'estime qu'il
avait de lui-même : « L'archevêque de Reims revenait hier fort vite de
Saint-Germain, c'était comme un tourbillon : il croit être grand Seigneur, mais
ses gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de Nanterre,
tra, tra, tra; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare! Ce
pauvre homme veut se ranger, son cheval ne le veut pas; et enfin le carosse et
les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et
passent par-dessus, et si bien par-dessus que le carosse en fut versé et
renversé : en même temps l'homme et le cheval, au lieu de s'amuser à être roués
et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontant l'un sur l'autre, et
s'enfuient, et courent encore, pendant que les laquais de l'archevêque et
l'archevêque lui-même se mettent à crier : « Arrête, arrête ce coquin, qu'on lui
donne cent coups! » L'archevêque, en racontant ceci, disait : « Si j'avais tenu
ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles. » (Mme de
Sévigné, Lettre à Mme de Grignan, 5 février 1674.) — » C'était Condé, le
prince de Conti son frère, et le duc de Longueville son beau-frère. Le frère de
Louis XIV, Gaston ne les qualifiait pas, comme Bossuet, tous les trois de la
même manière. Quand on lui annonça leur arrestation : « Voilà, dit-il, un beau
coup de filet : on vient d'arrêter un lion, un singe et un renard (Mém.
de Guy Joly). » Le prince de Conti était petit et contrefait.
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de l'autorité royale, pendant les négociations qui
amenèrent la paix des Pyrénées, il tint la correspondance du ministre français,
qui lui rendait un compte exact de ses conférences avec le représentant de
l'Espagne.
Mazarin étant mort bientôt
après, Louis XIV, âgé de vingt-cinq ans, prit les rênes du royaume. Le Tellier
garda, sous le nouveau règne, les fonctions de conseiller d'Etat. En 1666, plus
que sexagénaire, il remit sa charge au marquis de Louvois son fils, conservant
toutefois par ordre du roi les honneurs du ministère et le droit d'assister au
conseil. A l'âge de soixante-quatorze ans, en 1677, il fut nommé chancelier et
garde des sceaux ; dans son remerciement, il dit à Louis XIV : « Sire, vous avez
voulu honorer ma famille et couronner mon tombeau. » Revêtu de la magistrature
suprême, il régla tout le corps de la justice, et tint dans tout le royaume la
balance égale. Voici le plus grand acte de son administration. L'édit de Nantes,
rendu le 13 avril 1598 par Henri IV, accordait de grands privilèges aux
protestants; mais les protestants n'en continuèrent pas moins de conspirer
contre l'Etat, de fomenter la haine dans les cœurs, de porter partout la
division, le trouble, le pillage et la guerre civile. Le roi voulut désarmer les
éternels ennemis du repos public; son chancelier scella la révocation de l'édit
de Nantes le 22 octobre 1680. Affaibli déjà par la maladie, le Tellier remercia
le Ciel, en répétant le cantique de Siméon, de lui avoir conservé encore assez
de force pour sanctionner cette œuvre de réparation sociale, et toute la France
bénit la main défaillante qui Venait de fermer les plaies sanglantes de la
patrie. Les philosophes du XVIIIe siècle ont condamné la révocation de l'édit de
Nantes; leur sentence aurait plus d'autorité, s'ils avoient montré moins de
haine contre la religion de leur pays.
Dans les dernières années de sa
vie, craignant que la chose publique ne souffrit préjudice entre ses mains, le
Tellier recommandait souvent à sa famille de l'avertir, sitôt qu'on remarquerait
de l'affaiblissement dans son esprit. Prudence inutile; il conserva jusqu'à la
dernière heure le plein usage de ses facultés intellectuelles. Bossuet raconte
sa mort d'une manière admirable. Il quitta ce monde le 28 octobre 1685, à l'âge
de quatre-vingt-trois ans. Son corps fut enterré à Saint-Gervais, sa paroisse.
Le Tellier eut l'habileté d'un commis plutôt que le génie
d'un ministre (1) ; il fut homme distingué plutôt que grand homme. Toutefois les
grands hommes politiques n'ont jamais été grands que par le petit
1 Mme de Motteville dit dans ses Mémoires : « La
reine me parut persuadée que le Tellier était un homme habile eu sa charge, mais
pas capable de la première place. »
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travail d'hommes petits; et sous Louis XIV, toute l'adresse
administrative consistait presque uniquement dans la pénétration des projets
d'un prince qui voulait et savait gouverner par lui-même.
Le Tellier avait contribué, par
ces témoignages qui ne compromettent pas le crédit d'un ministre, à l'élévation
de Bossuet; sans sortir de la circonspection naturelle de son caractère, il
avait de bonne heure accoutumé Louis XIV à joindre à son nom l'idée de science,
de génie, de vertu. L'archevêque de Reims, fils du chancelier, lui avait aussi
donné son appui dans une affaire importante, et s'honorait du titre de son ami.
Il désira que l'homme le plus éloquent de son siècle fût le panégyriste et
l'historien de son père. Il y avait à peine six mois que Bossuet avait prononcé
l'Oraison funèbre de la Princesse Palatine, et l'on sait qu'il aimait peu
ces sortes de discours; mais il ne put refuser à la reconnaissance et à l'amitié
un témoignage qu'on lui demandait comme une grâce, et qui lui parut un devoir.
Fléchier fit aussi l'éloge du chancelier de France.
L'Oraison funèbre de Michel
le Tellier fut prononcée le 25 janvier 1686, dans l'église de Saint-Gervais,
en présence de plusieurs évoques revêtus des ornements sacrés, des différents
corps de la magistrature, des principaux personnages de la Cour et d'un grand
nombre de savants. C'est aux évoques que Bossuet adresse la parole sous le titre
de Messeigneurs.
Des six grandes Oraisons
funèbres, trois semblent inférieures aux autres ; celles de Marie-Thérèse,
d'Anne de Gonzague et de Michel le Tellier. Ce n'est pas la faute du génie;
c'est le tort du sujet. L'Oraison funèbre du chancelier de France n'offre point
le tableau de ces événements dramatiques qui ébranlent profondément
l'imagination: mais dans le récit des faits les plus simples, quelle vivacité,
quels traits rapides, quel burin manié par une main ferme comme celle de Tacite
! dans l'appréciation du protestantisme, de la Fronde, des partis, quelle
justesse, quelle profondeur, quel regard du philosophe et du politique! Et
l'indépendance et la noblesse du caractère égalent, dans cette œuvre oratoire,
la grandeur et la sublimité du génie; Bossuet se plaint de l'asservissement de
l'Eglise pour ainsi dire en présence de Louis XIV, de l'administration de la
justice devant la magistrature, et de l'oubli très en face des descendais.
Depuis le XVIIe siècle, la chaire n'a plus connu de ces saintes hardiesses.
Rapportons maintenant quelques
remarques critiques. Bossuet dit : « Sa fin nous a fait paraître que;... » et
plus loin : « Il nous paraît dans une gloire immortelle. » De nos jours on
dirait plutôt : Nous a fait voir; et : Nous apparaît.
« Opposé aux brigues et aux
partialités. » Ce dernier mot ne s'emploie
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plus qu'au singulier. On trouvera plus loin « les
expériences, » pour les connaissances que donne une longue observation ; et «
les antiquités , » pour dire les anciennes coutumes ; l'usage a pareillement
proscrit ces deux pluriels.
« Lorsqu'on se voit,... et que
je ne sais quoi nous dit dans le cœur qu'on mérite d'autant plus de si grands
honneurs qu'ils sont venus à nous comme d'eux-mêmes... » Cette phrase, dit-on,
renferme trop de que. Soit; mais c'est la faute de notre langue, qui dans
sa pauvreté donne au monosyllabe que mille significations différentes ; mais le
XVIIe siècle ne haïssait pas autant que nous les répétitions de mots, et Bossuet
n'a jamais rien fait pour les éviter.
« Tout à coup on se trouve
plongé dans l'abîme (par l'affaiblissement de l'âge), sans avoir pu remarquer le
fatal moment d'un insensible déclin. » Dans cette phrase, moment signifie
mouvement d'après le sens étymologique du latin momentum, pour
movimentum.
« Autant que le ciel s'élève
au-dessus de la terre..., autant le cœur des rois est impénétrable. » On trouve
rarement que avec autant répété.
« Toujours prêt à lui rendre davantage qu'on ne l'accuse de
lui ôter. » Davantage que est regardé maintenant comme une faute de
grammaire.
L’Oraison funèbre de Michel le Tellier parut dans
les premiers mois de 1686, chez Sébastien Marbre-Cramoisy, in-4°. Le même
éditeur la réimprima en 1689, avec les autres Oraisons funèbres. Cette édition,
de 1689, fut donnée en 1699 avec ces mots : « Chez Grégoire Dupuis. » On n'y
avait rien change que le frontispice.
Nous avons supprimé, au bas des
pages, les textes qui avoient été ajoutés par les éditeurs.
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ORAISON
FUNÈBRE
DE MICHEL LE TELLIER.
Posside sapientiam, acquire prudentiam ; arripe illam,
et exaltabit te : glorificaberis ab eâ, cùm eam fueris amplexatus.
Possédez la sagesse, et acquérez la prudence : si vous la
cherchez avec ardeur, elle vous élèvera; et vous remplira de gloire, quand vous
l'aurez embrassée. Prov., IV, 7, 8.
Messeigneurs ,
En louant l'homme incomparable
dont cette illustre assemblée célèbre les funérailles et honore les vertus, je
louerai la sagesse même : et la sagesse que je dois louer dans ce discours,
n'est pas celle qui élève les hommes et qui agrandit les maisons ; ni celle qui
gouverne les empires, qui règle la paix et la guerre, et enfin qui dicte les
lois et qui dispense les grâces. Car encore que ce grand ministre, choisi par la
divine Providence pour présider aux conseils du plus sage de tous les rois, ait
été le digne instrument des desseins-les mieux concertés que l'Europe ait jamais
vus ; encore que la sagesse, après l'avoir gouverné dès son enfance, l'ait porté
aux plus grands honneurs et au comble des félicités humaines : sa fin nous a
fait paraître que ce n'était pas pour ces avantages qu'il en écoulait les
conseils. Ce que nous lui avons vu quitter sans peine, n'était pas l'objet de
son amour. Il a connu la sagesse que le monde ne connaît pas ; cette sagesse
«qui vient d'en haut, qui descend du Père des lumières (1), » et qui fait
marcher les hommes dans les sentiers de la justice. C'est elle dont la
prévoyance s'étend aux siècles futurs, et enferme dans ses desseins l'éternité
toute entière. Touché de ses immortels et invisibles attraits, il l'a recherchée
avec ardeur, selon le précepte du Sage. « La sagesse vous élèvera, dit Salomon,
et vous donnera de
1 Jacob., III, 15.
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la gloire quand vous l'aurez embrassée. » Mais ce sera une
gloire que le sens humain ne peut comprendre. Comme ce sage et puissant ministre
aspirait à cette gloire, il l'a préférée à celle dont il se voyait environné sur
la terre. C'est pourquoi sa modération l'a toujours mis au-dessus de sa fortune.
Incapable d'être ébloui des grandeurs humaines, comme il y paraît sans
ostentation, il y est vu sans envie ; et nous remarquons dans sa conduite ces
trois caractères de la véritable sagesse : qu'élevé sans empressement aux
premiers honneurs, il y a vécu aussi modeste que grand ; que dans ses importai»
emplois, soit qu'il nous paroisse, comme Chancelier, chargé de la principale
administration de la Justice, ou que nous le considérions dans les autres
occupations d'un long-ministère, supérieur à ses intérêts, il n'a regardé que le
bien public ; et qu'enfin dans une heureuse vieillesse, prêt à rendre avec sa
grande âme le sacré dépôt de l'autorité si bien confié à ses soins, il a vu
disparaître toute sa grandeur avec sa vie sans qu'il lui en ait coûté un seul
soupir : tant il avait mis en lieu haut et inaccessible à la mort son cœur et
ses espérances. De sorte qu'il nous paraît selon la promesse du Sage, dans « une
gloire immortelle, » pour s'être soumis aux lois de la véritable sagesse, et
pour avoir fait céder à la modestie l'éclat ambitieux des grandeurs humaines,
l'intérêt particulier à l'amour du bien public, et la vie même au désir des
biens éternels : c'est la gloire qu'a remportée très-haut et puissant seigneur
Messire Michel le Tellier, Chevalier, Chancelier de France.
Le grand cardinal de Richelieu
achevait son glorieux ministère, et finissait tout ensemble une vie pleine de
merveilles. Sous sa ferme et prévoyante conduite, la puissance d'Autriche
cessait d'être redoutée ; et la France sortie enfin des guerres civiles,
commençait à donner le branle aux affaires de l'Europe. On avait une attention
particulière à celles d'Italie, et sans parler des autres raisons, Louis XIII de
glorieuse et triomphante mémoire, devait sa protection à la duchesse de Savoye
sa sœur et à ses enfants. Jules Mazarin, dont le nom devait être si grand dans
notre histoire , employé par la Cour de Rome en diverses négociations,
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s'était donné à la France ; et propre par son génie et par
ses correspondances à ménager les esprits de sa nation, il avait fait prendre un
cours si heureux aux conseils du cardinal de Richelieu, que ce ministre se crut
obligé de l'élever à la pourpre. Par là il sembla montrer son successeur à la
France, et le cardinal Mazarin s'avançait secrètement à la première place. En
ces temps Michel le Tellier encore maître des requêtes, était intendant de
justice en Piémont. Mazarin, que ses négociations altiraient souvent à Turin,
fut ravi d'y trouver un homme d'une si grande capacité et d'une conduite si sûre
dans les affaires : car les ordres de la Cour obligeaient l'ambassadeur à
concerter toutes choses avec l'intendant, à qui la divine Providence faisait
faire ce léger apprentissage des affaires d'Etat. Il ne fallait qu'en ouvrir
l'entrée à un génie si perçant, pour l'introduire bien avant dans les secrets de
la politique. Mais son esprit modéré ne se perdait pas dans ces vastes pensées ;
et renfermé à l'exemple de ses pères dans les modestes emplois de la robe, il ne
jetait pas seulement les yeux sur les engagements éclatants, mais périlleux, de
la Cour. Ce n'est pas qu'il ne parût toujours supérieur à ses emplois. Dès sa
première jeunesse tout cédait aux lumières de son esprit, aussi pénétrant et
aussi net qu'il était grave et sérieux. Poussé par ses amis, il avait passé du
grand conseil, sage compagnie où sa réputation vit encore, à l'importante charge
de procureur du Roi. Cette grande ville se souvient de l'avoir vu, quoique
jeune, avec toutes les qualités d'un grand magistrat, opposé non-seulement aux
brigues et aux partialités qui corrompent l'intégrité de la justice, et. aux
préventions qui en obscurcissent les lumières, mais encore aux voies
irrégulières et extraordinaires où elle perd avec sa constance la véritable
autorité de ses jugements. On y vit enfin tout l'esprit et les maximes d'un
juge, qui attaché à la règle, ne porte pas dans le tribunal ses propres pensées,
ni des adoucissements ou des rigueurs arbitraires (a) ; et qui veut que
les lois gouvernent, et non pas les hommes. Telle est l'idée qu'il avait de la
magistrature. Il apporta ce même esprit dans le conseil où
(a) 1ère édit. : Ne porte pas ses
pensées, ni des adoucissements on des rigueurs arbitraires dans le tribunal.
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l'autorité du prince, qu'on y exerce avec un pouvoir plus
absolu, semble ouvrir un champ plus libre à la justice ; et toujours semblable à
lui-même, il y suivit dès lors la même règle qu'il y a établie depuis, quand il
en a été le chef.
Et certainement, Messieurs, je
puis dire avec confiance que l'amour de la justice était comme né avec ce grave
magistrat, et qu'il croissait avec lui dès son enfance. C'est aussi de cette
heureuse naissance que sa modestie se fit un rempart contre les louanges qu'on
donnait à son intégrité ; et l'amour qu'il avait pour la justice ne lui parut
pas mériter le nom de vertu, parce qu'il le portait, disait-il, en quelque
manière dans le sang. Mais Dieu, qui l'avait prédestiné à être un exemple de
justice dans un si beau règne et dans la première charge d'un si grand royaume,
lui avait fait regarder le devoir de juge, où il était appelé, comme le moyen
particulier qu'il lui donnait pour accomplir l'œuvre de son salut. C'était la
sainte pensée qu'il avait toujours dans le cœur; c'était la belle parole qu'il
avait toujours à la bouche; et par là il faisait assez connaître combien il
avait pris le goût véritable de la piété chrétienne. Saint Paul en a mis
l'exercice, non pas dans ces pratiques particulières que chacun se fait à son
gré, plus attaché à ces lois qu'à celles de Dieu ; mais à se sanctifier dans son
état, et « chacun dans les emplois de sa vocation : » Unusquisque in quà
vocalione vocatus est (1). Mais si, selon la doctrine de ce grand Apôtre, on
trouve la sainteté dans les emplis les plus bas, et qu'un esclave s'élève à la
perfection dans le service d'un maître mortel, pourvu qu'il y sache regarder
l'ordre de Dieu : à quelle perfection l’âme chrétienne ne peut-elle pas aspirer
dans l'auguste et saint ministère de la justice, puisque, selon l'Ecriture, «
l'on y exerce le jugement, non des hommes, mais du Seigneur même (2)?» Ouvrez
les yeux, chrétiens; contemplez ces augustes tribunaux où la justice rend ses
oracles : vous y verrez avec David « les dieux de la terre, qui meurent à la
vérité comme des hommes (3), » mais qui cependant doivent juger comme des dieux,
sans crainte, sans passion, sans intérêt, le Dieu des dieux à leur tête, comme
le chante ce grand Roi d'un ton si
1 I Cor., VII, 20. — 2 II
Paral., XIX, 6. — 3 Psal. LXXXI, 6, 7.
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sublime dans ce divin Psaume : « Dieu assiste, dit-il, à
l'assemblée des dieux, et au milieu il juge les dieux (1). » O juges, quelle
majesté de vos séances ! quel président de vos assemblées ! mais aussi quel
censeur de vos jugements ! Sous ces yeux redoutables notre sage magistrat
écoutait également le riche et le pauvre; d'autant plus pur et d'autant plus
ferme dans l'administration de la justice, que sans porter ses regards sur les
hautes places dont tout le monde le jugeait digne , il mettait son élévation
comme son étude à se rendre parfait dans son état. Non, non, ne le croyez pas,
que la justice habite jamais dans les âmes où l'ambition domine. Toute âme
inquiète et ambitieuse est incapable de règle. L'ambition a fait trouver ces
dangereux expédients où, semblable à un sépulcre blanchi, un juge artificieux ne
garde que les apparences de la justice. Ne parlons pas des corruptions qu'on a
honte d'avoir à se reprocher. Parlons de la lâcheté ou de la licence d'une
justice arbitraire, qui sans règle et sans maxime se tourne au gré de l'ami
puissant. Parlons de la complaisance, qui ne veut jamais ni trouver le fil, ni
arrêter le progrès d'une procédure malicieuse. Que dirai-je du dangereux
artifice qui fait prononcer à la justice, comme autrefois aux démons, des
oracles ambigus et captieux? Que dirai-je des difficultés qu'on suscite dans
l'exécution, lorsqu'on n'a pu refuser la justice à un droit trop clair? « La loi
est déchirée, comme disait le Prophète , et le jugement n'arrive jamais à sa
perfection : » Non pervenit usque ad finem judicium (2). Lorsque le juge
veut s'agrandir, et qu'il change en une souplesse de Cour le rigide et
inexorable ministère de la justice, il fait naufrage contre ces écueils. On ne
voit dans ses jugements qu'une justice imparfaite, semblable, je ne craindrai
pas de le dire, à la justice de Pilate : justice qui fait semblant d'être
vigoureuse à cause qu'elle résiste aux tentations médiocres, et peut-être aux
clameurs d'un peuple irrité ; mais qui tombe et disparaît tout à coup, lorsqu'on
allègue sans ordre même et mal à propos le nom de César. Que dis-je, le nom de
César? Ces âmes prostituées à l'ambition ne se mettent pas à un si haut prix :
tout ce qui parle, tout ce qui approche, ou les gagne, ou les intimide, et
1 Psal. LXXXI, 1. — 2 Habac.,
I, 4.
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la justice se retire d'avec elles. Que si elle s'est
construit un sanctuaire éternel et incorruptible dans le cœur du sage Michel le
Tellier, c'est que libre des empressements de l'ambition, il se voit élevé aux
plus grandes places, non par ses propres efforts , mais par la douce impulsion
d'un vent favorable; ou plutôt, comme l'événement l'a justifié, par un choix
particulier de la divine Providence. Le cardinal de Richelieu était mort, peu
regretté de son Maître qui craignit de lui devoir trop. Le gouvernement passé
fut odieux : ainsi de tous les ministres le cardinal Mazarin, plus nécessaire et
plus important, fut le seul dont le crédit se soutint ; et le secrétaire d'Etat
chargé des ordres de la guerre, ou rebuté d'un traitement qui ne répondait pas à
son attente, ou déçu par la douceur apparente du repos qu'il crut trouver dans
la solitude, ou flatté d'une secrète espérance de se voir plus avantageusement
rappelé par la nécessité de ses services, ou agité de ces je ne sais quelles
inquiétudes dont les hommes ne savent pas se rendre raison à eux-mêmes, se
résolut tout à coup à quitter cette grande charge. Le temps était arrivé que
notre sage ministre devait être montré à son prince et à sa patrie. Son mérite
le fit chercher à Turin sans qu'il y pensât. Le cardinal Mazarin, plus heureux,
comme vous verrez, de l'avoir trouvé qu'il ne le conçut alors, rappela au Roi
ses agréables services ; et le rapide moment d'une conjoncture imprévue, loin de
donner lieu aux sollicitations, n'en laissa pas même aux désirs (a).
Louis XIII rendit au Ciel son âme juste et pieuse ; et il parut que notre
ministre était réservé au Roi son fils. Tel était l'ordre de la Providence, et
je vois ici quelque chose de ce qu'on lit dans Isaïe. La sentence partit d'en
haut, et il fut dit à Sobna chargé d'un ministère principal : « Je t'ôterai de
ton poste, et je te déposerai de ton ministère : » Expellam te de statione
tuà, et de ministerio tuo deponam te. « En ce temps j'appellerai mon
serviteur Eliakim, et je le revêtirai de ta puissance (1). » Mais un plus grand
honneur lui est destiné : le temps viendra, que par l'administration de la
justice, « il sera le père des habitants de Jérusalem et de la maison de Juda :
» Erit pater
1 Isa., XXII, 19-21.
(a) 1ère édit. ; A la
sollicitation,... au désir.
579
habitantibus Jerusalem. La clef de la maison de
David, c'est-à-dire de la maison régnante, sera attachée à ses épaules : il
ouvrira, et personne ne pourra fermer : il fermera, et personne ne pourra ouvrir
(1) : » il aura la souveraine dispensation de la justice et des grâces.
Parmi ces glorieux emplois,
notre ministre a fait voir à toute la France que sa modération durant quarante
ans était le fruit d'une sagesse consommée. Dans les fortunes médiocres ,
l'ambition encore tremblante se tient si cachée, qu'à peine se connaît-elle
elle-même. Lorsqu'on se voit tout d'un coup élevé aux places les plus
importantes, et que je ne sais quoi nous dit dans le cœur qu'on mérite d'autant
plus de si grands honneurs, qu'ils sont venus à nous comme d'eux-mêmes, on ne se
possède plus; et si vous me permettez de vous dire une pensée de saint
Chrysostome, c'est aux hommes vulgaires un trop grand effort, que celui de se
refuser à cette éclatante beauté qui se donne à eux. Mais notre sage ministre ne
s'y laissa pas emporter. Quel autre parut d'abord plus capable des grandes
affaires? Qui connaissait mieux les hommes et les temps? Qui prévoyait de plus
loin, et qui donnait des moyens plus sûrs pour éviter les inconvénients dont les
grandes entreprises sont environnées? Mais dans une si haute capacité et dans
une si belle réputation, qui jamais a remarqué ou sur son visage un air
dédaigneux, ou la moindre vanité dans ses paroles? Toujours libre dans la
conversation, toujours grave dans les affaires, et toujours aussi modéré que
fort et insinuant dans ses discours, il prenait sur les esprits un ascendant que
la seule raison lui donnait. On voyait et dans sa maison et dans sa conduite,
avec des mœurs sans reproche, tout également éloigné des extrémités, tout enfin
mesuré par la sagesse. S'il sut soutenir le poids des affaires, il sut aussi les
quitter et reprendre son premier repos. Poussé par la cabale, Chaville le vit
tranquille durant plusieurs mois, au milieu de l'agitation de toute la France.
La Cour le rappelle en vain : il persiste dans sa paisible retraite, tant que
l'état des affaires le put souffrir, encore qu'il n'ignorât pas ce qu'on
machinait contre lui durant son absence; et il ne parut pas moins
1 Isa., XXII, 21, 22.
580
grand en demeurant sans action, qu'il l'avait paru en se
soutenant au milieu des mouvements les plus hasardeux. Mais dans le plus grand
calme de l'Etat, aussitôt qu'il lui fut permis de se reposer des occupations de
sa charge sur un fds qu'il n'eût jamais donné au Roi, s'il ne l'eût senti
capable de le bien servir ; après qu'il eut reconnu que le nouveau secrétaire
d'Etat savait avec une ferme et continuelle action suivre les desseins et
exécuter les ordres d'un maître si entendu dans l'art de la guerre : ni la
hauteur des entreprises ne surpassait sa capacité, ni les soins infinis de
l'exécution n'étaient au-dessus de sa vigilance ; tout était prêt aux lieux
destinés; l'ennemi également menacé dans toutes ses places; les troupes aussi
vigoureuses que disciplinées n'attendaient que les derniers ordres du grand
capitaine et l'ardeur que ses yeux inspirent; tout tombe sous ses coups, et il
se voit l'arbitre du monde : alors le zélé ministre, dans une entière vigueur
d'esprit et de corps, crut qu'il pouvait se permettre une vie plus douce.
L'épreuve en est hasardeuse pour un homme d'Etat, et la retraite presque
toujours a trompé ceux qu'elle flattait de l'espérance du repos. Celui-ci fut
d'un caractère plus ferme. Les conseils où il assistait lui laissaient presque
tout son temps; et après cette grande foule d'hommes d'affaires qui
l'environnait, il s'était lui-même réduit à une espèce d'oisiveté et de solitude
: mais il la sut soutenir. Les heures qu'il avait libres furent remplies de
bonnes lectures; et ce qui passe toutes les lectures, de sérieuses réflexions
sur les erreurs de la vie humaine, et sur les vains travaux des politiques, dont
il avait tant d'expérience. L'éternité se présentait à ses yeux comme le digne
objet du cœur de l'homme. Parmi ces sages pensées, et renfermé dans un doux
commerce avec ses amis aussi modestes que lui, car il savait les choisir de ce
caractère, et il leur apprenait à le conserver dans les emplois les plus
importants et de la plus haute confiance, il goûtait un véritable repos dans la
maison de ses pères, qu'il avait accommodée peu à peu à sa fortune présente,
sans lui faire perdre les traces de l'ancienne simplicité, jouissant en sujet
fidèle des prospérités de l'Etat et de la gloire de son Maître. La charge de
chancelier vaqua, et toute la France la destinait à un ministre si zélé pour la
581
justice. Mais, comme dit le Sage : « Autant que le ciel
s'élève et que la terre s'incline au-dessous de lui (a), autant le cœur
des rois est impénétrable (1). » Enfin le moment du Prince n'était pas encore
arrivé; et le tranquille ministre, qui connaissait les dangereuses jalousies des
cours et les sages tempéraments des conseils des rois, sut encore lever les yeux
vers la divine Providence, dont les décrets éternels règlent tous ces
mouvements. Lorsqu'après de longues années il se vit élevé à cette grande
charge, encore qu'elle reçût un nouvel éclat en sa personne, où elle était
jointe à la confiance du Prince; sans s'en laisser éblouir, le modeste ministre
disait seulement que le Roi, pour couronner plutôt la longueur que l'utilité de
ses services, voulait donner un titre à son tombeau, et un ornement à sa
famille. Tout le reste de sa conduite répondit à de si beaux commencements.
Notre siècle, qui n'avait point vu de chancelier si autorisé, vit en celui-ci
autant de modération et de douceur que de dignité et de force, pendant qu'il ne
cessait de se regarder comme devant bientôt rendre compte à Dieu d'une si grande
administration. Ses fréquentes maladies le mirent souvent aux prises avec la
mort : exercé par tant de combats, il en sortait toujours plus fort et plus
résigné à la volonté divine. La pensée de la mort ne rendit pas sa vieillesse
moins tranquille ni moins agréable. Dans la même vivacité on lui vit faire
seulement de plus graves réflexions sur la caducité de son âge, et sur le
désordre extrême que causerait dans l'Etat une si grande autorité dans des mains
trop faibles. Ce qu'il avait vu arriver à tant de sages vieillards qui
semblaient n'être plus rien que leur ombre propre, le rendait continuellement
attentif à lui-même. Souvent il se disait en son cœur que le plus malheureux
effet de cette faiblesse de l'âge, était de se cacher à ses propres yeux, de
sorte que tout à coup on se trouve plongé dans l'abîme sans avoir pu remarquer
le fatal moment d'un insensible déclin : et il conjurait ses enfants, par toute
la tendresse qu'il avait pour eux et par toute leur reconnaissance qui faisait
sa consolation dans ce court reste de vie, de l'avertir de
1 Prov., XXV, 3.
(a) 1ère édit. : S'incline au-dessous.
582
bonne heure, quand ils verraient sa mémoire vaciller ou son
jugement s'affaiblir, afin que par un reste de force il put garantir le public
et sa propre conscience des maux dont les menaçait l'infirmité de son âge. Et
lors même qu'il sentait son esprit entier, il prononçait la même sentence, si le
corps abattu n'y répondait pas : car c'était (a) la résolution qu'il
avait prise dans sa dernière maladie : et plutôt que de voir languir les
affaires avec lui, si ses forces ne lui revenaient, il se condamnait, en rendant
les sceaux, à rentrer dans la vie privée dont aussi jamais il n'avait perdu le
goût; au hasard de s'ensevelir tout vivant et de vivre peut-être assez pour se
voir longtemps traversé par la dignité qu'il aurait quittée : tant il était
au-dessus de sa propre élévation et de toutes les grandeurs humaines!
Mais ce qui rend sa modération
plus digne de nos louanges, c'est la force de son génie né pour l'action, et la
vigueur qui durant cinq ans lui fit dévouer sa tête aux fureurs civiles. Si
aujourd'hui je me vois contraint de retracer l'image de nos malheurs, je n'en
ferai point d'excuse à mon auditoire, où de quelque côté que je me tourne, tout
ce qui frappe mes yeux, me montre une fidélité irréprochable, ou peut-être une
courte erreur réparée par de longs services. Dans ces fatales conjonctures, il
fallait à un ministre étranger un homme d'un ferme génie et d'une égale sûreté,
qui nourri dans les compagnies, connût les ordres du royaume et l'esprit de la
nation. Pendant que la magnanime et intrépide Régente était obligée à montrer le
Roi enfant aux provinces, pour dissiper les troubles qu'on y excitait de toutes
parts : Paris et le cœur du royaume demandaient un homme capable de profiter des
moments sans attendre de nouveaux ordres, et sans troubler le concert de l'Etat.
Mais le ministre lui-même souvent éloigné de la Cour, au milieu de tant de
conseils que l'obscurité des affaires, l'incertitude des événements et les
différents intérêts faisaient hasarder, n'avait-il pas besoin d'un homme que la
Régente pût croire? Enfin il fallait un homme qui, pour ne pas irriter la haine
publique déclarée contre le ministère, sût se conserver de la
(a) 1ère édit. : C'est.
583
créance dans tous les partis et ménager les restes de
l'autorité. Cet homme si nécessaire au jeune Roi, à la Régente, à l'Etat, au
ministre, aux cabales mêmes, pour ne les précipiter pas aux dernières extrémités
par le désespoir : vous me prévenez, Messieurs, c'est celui dont nous parlons.
C'est donc ici qu'il parut comme un génie principal. Alors nous le vîmes
s'oublier lui-même; et comme un sage pilote, sans s'étonner ni des vagues, ni
des orages, ni de son propre péril, aller droit comme au terme unique d'une si
périlleuse navigation, à la conservation du corps de l'Etat et au rétablissement
de l'autorité royale. Pendant que la Cour réduisait Bordeaux, et que Gaston
laissé à Paris pour le maintenir dans le devoir était environné de mauvais
conseils, le Tellier fut le Chusaï (1) qui les confondit, et qui assura la
victoire à l'Oint du Seigneur. Fallut-il éventer les conseils d'Espagne, et
découvrir le secret d'une paix trompeuse que l'on proposoit afin d'exciter la
sédition pour peu qu'on l'eût différée, le Tellier en fit d'abord accepter les
offres : notre plénipotentiaire partit ; et l'Archiduc forcé d'avouer qu'il
n'avait pas de pouvoir, fit connaître lui-même au peuple ému , si toutefois un
peuple ému connaît quelque chose, qu'on ne faisait qu'abuser de sa crédulité.
Mais s'il y eut jamais une conjoncture où il fallût montrer de la prévoyance et
un courage intrépide, ce fut lorsqu'il s'agit d'assurer la garde des trois
illustres captifs. Quelle cause les fit arrêter ; si ce fut ou des soupçons ou
des vérités, ou de vaines terreurs ou de vrais périls, et dans un pas si
glissant des précautions nécessaires : qui le pourra dire à la postérité? Quoi
qu'il en soit, l'oncle du Roi est persuadé : on croit pouvoir s'assurer des
autres princes, et on en fait des coupables eu les traitant comme tels. Mais où
garder des lions toujours prêts à rompre leurs chaînes, pendant que chacun
s'efforce de les avoir en main , pour les retenir ou les lâcher au gré de son
ambition ou de ses vengeances? Gaston, que la Cour avait attiré dans ses
sentiments, était-il inaccessible aux factieux? Ne vois-je pas au contraire
autour de lui des âmes hautaines, qui pour faire servir les princes a leurs
intérêts cachés, ne cessaient de lui inspirer qu'il devait
1 II Reg., XVII, 7 et seq.
584
s'en rendre le maître? De quelle importance, de quel éclat,
de quelle réputation au dedans et au dehors d'être le maître du sort du prince
de Condé? Ne craignons point de le nommer, puisqu'enfin tout est surmonté par la
gloire de son grand nom et de ses actions immortelles. L'avoir entre ses mains,
c'était y avoir la victoire même qui le suit éternellement dans les combats.
Mais il était juste que ce précieux dépôt de l'Etat demeurât entre les mains du
Roi, et il lui appartenait de garder une si noble partie de son sang. Pendant
donc que notre ministre travaillait à ce glorieux ouvrage, où il y allait de la
royauté et du salut de l'Etat, il fut seul en butte aux factieux. Lui seul,
disaient-ils, savait dire et taire ce qu'il fallait. Seul il savait épancher et
retenir son discours : impénétrable, il pénétrait tout; et pendant qu'il tirait
le secret des cœurs, il ne disait, maître de lui-même, que ce qu'il voulait. Il
perçoit dans tous les secrets, démêlait toutes les intrigues, découvrait les
entreprises les plus cachées et les plus sourdes machinations. C'était ce sage
dont il est écrit : « Les conseils se recèlent dans le cœur de l'homme à la
manière d'un profond abîme, sous une eau dormante : mais l'homme sage les épuise
; » il en découvre le fond : Sicut aqua profunda, sic consiiium in corde viri
: vir sapiens exhauriet illud (1). Lui seul réunissait les gens de bien,
rompait les liaisons des factieux, en déconcertait les desseins, et allait
recueillir dans les égarés ce qu'il y restait quelquefois de bonnes intentions.
Gaston ne croyait que lui; et lui seul savait profiter des heureux moments et
des bonnes dispositions d'un si grand prince. « Venez, venez, faisons contre lui
de secrètes menées : » Venite, et cogitemus adversùs eum cogitationes.
Unissons-nous pour le décréditer; tous ensemble « frappons-le de notre langue,
et ne souffrons plus qu'on écoute tous ses beaux discours : » Percutiamus eum
linguà, neque attendamus ad universos sermones ejus (2). Mais on faisait
contre lui de plus funestes complots. Combien reçut-il d'avis secrets que sa vie
n'était pas en sûreté? Et il connaissait dans le parti de ces fiers courages
dont la force malheureuse et l'esprit extrême ose tout, et sait trouver des
exécuteurs. Mais sa vie ne lui fut pas précieuse, pourvu qu'il fût
1 Prov., XX, 5. — 2 Jerem.,
XVIII, 18.
585
fidèle à son ministère. Pouvait-il faire à Dieu un plus
beau sacrifice , que de lui offrir une âme pure de l'iniquité de son siècle et
dévouée à son prince et à sa patrie ? Jésus nous en a montré l'exemple : les
Juifs mêmes le reconnaissaient pour un si bon citoyen, qu'ils crurent ne pouvoir
donner auprès de lui une meilleure recommandation à ce Centenier qu'en disant à
notre Sauveur : « Il aime notre nation (1). » Jérémie a-t-il plus versé de
larmes que lui sur les ruines de sa patrie? Que n'a pas fait ce Sauveur
miséricordieux pour prévenir les malheurs de ses citoyens? Fidèle au prince
comme à son pays, il n'a pas craint d'irriter l'envie des Pharisiens en
défendant les droits de César (2) : et lorsqu'il est mort pour nous sur le
Calvaire victime de l'univers, il a voulu que le plus chéri de ses évangélistes
remarquât qu'il mourait spécialement « pour sa nation : » Quia moriturus erat
pro gente (3). Si notre zélé ministre touché de ces vérités exposa sa vie,
craindrait-il de hasarder sa fortune? Ne sait-on pas qu'il lui fallait souvent
s'opposer aux inclinations du cardinal son bienfaiteur? Deux fois, en grand
politique, ce judicieux favori sut céder au temps et s'éloigner de la Cour. Mais
il le faut dire; toujours il y voulait revenir trop tôt. Le Tellier s'opposait à
ses impatiences jusqu'à se rendre suspect ; et sans craindre ni ses envieux, ni
les défiances d'un ministre également soupçonneux et ennuyé de son état, il
allait d'un pas intrépide où la raison d'Etat le déterminait. Il sut suivre ce
qu'il conseillait. Quand l'éloignement de ce grand ministre eut attiré celui de
ses confidents, supérieur par cet endroit au ministre même, dont il admirait
d'ailleurs les profonds conseils, nous l'avons vu retiré dans sa maison, où il
conserva sa tranquillité parmi les incertitudes des émotions populaires et d'une
Cour agitée; et résigné à la Providence, il vit sans inquiétude frémir à
l'entour les flots irrités. Et parce qu'il souhaitait le rétablissement du
ministre comme un soutien nécessaire de la réputation et de l'autorité de la
régence, et non pas, comme plusieurs autres, pour son intérêt que le poste qu'il
occupait lui donnait assez de moyens de ménager d'ailleurs : aucun mauvais
traitement ne le rebutait. Un beau-frère sacrifié malgré ses
1 Luc., VII, 5. — 2 Matth.,
XXII, 21. — 3 Joan., XI, 51.
586
services, lui montrait ce qu'il pouvait craindre. Il
savait, crime irrémissible dans les Cours, qu'on écoutait des propositions
contre lui-même, et peut-être que sa place eût été donnée, si on eût pu la
remplir d'un homme aussi sûr. Mais il n'en tenait pas moins la balance droite.
Les uns donnaient au ministre des espérances trompeuses ; les autres lui
inspiraient de vaines terreurs ; et en s'empressant beaucoup, ils faisaient les
zélés et les importants. Le Tellier lui montrait la vérité, quoique souvent
importune ; et industrieux à se cacher dans les actions éclatantes, il en
renvoyait la gloire au ministre, sans craindre dans le même temps de se charger
des refus que l'intérêt de l'Etat rendait nécessaires. Et c'est de là qu'il est
arrivé qu'en méprisant par raison la haine de ceux dont il lui fallait combattre
les prétentions, il en acquérait l'estime, et souvent même l'amitié et la
confiance. L'histoire en racontera de fameux exemples : je n'ai pas besoin de
les rapporter; et content de remarquer des actions de vertu dont les sages
auditeurs puissent profiter, ma voix n'est pas destinée à satisfaire les
politiques ni les curieux. Mais puis-je oublier celui que je vois partout dans
le récit de nos malheurs? Cet homme si fidèle aux particuliers, si redoutable à
l'Etat, d'un caractère si haut qu'on ne pouvait ni l'estimer, ni le craindre, ni
l'aimer, ni le haïr à demi; ferme génie, que nous avons vu en ébranlant
l'univers s'attirer une dignité qu'à la fin il voulut quitter comme trop
chèrement achetée, ainsi qu'il eut le courage de le reconnaître dans le lieu le
plus éminent de la chrétienté, et enfin comme peu capable de contenter ses
désirs : tant il connut son erreur et le vide des grandeurs humaines. Mais
pendant qu'il voulait acquérir ce qu'il devait un jour mépriser, il remua tout
par de secrets et puissants ressorts ; et après que tous les partis furent
abattus, il sembla encore se soutenir seul, et seul encore menacer le favori
victorieux, de ses tristes et intrépides regards. La religion s'intéresse dans
ses infortunes, la ville royale s'émeut, et Rome même menace. Quoi donc! n'est
pas assez que nous soyons attaqués au dedans et au dehors par toutes les
puissances temporelles? Faut-il que la religion si' mêle dans nos malheurs, et
qu'elle semble nous opposer de près et de loin une autorité sacrée ? Mais par
les soins du sage Michel
587
le Tellier, Rome n'eut point à reprocher au cardinal
Mazarin d'avoir terni l'éclat de la pourpre dont il était revêtu : les affaires
ecclésiastiques prirent une forme réglée : ainsi le calme fut rendu à l'Etat :
on revoit dans sa première vigueur l'autorité affaiblie : Paris et tout le
royaume avec un fidèle et admirable empressement reconnaît son Roi gardé par la
Providence et réservé à ses grands ouvrages : le zèle des compagnies, que de
tristes expériences avoient éclairées, est inébranlable : les pertes de l'Etat
sont réparées : le cardinal fait la paix avec avantage : au plus haut point de
sa gloire, sa joie est troublée par la triste apparition de la mort : intrépide,
il domine jusqu'entre ses bras et au milieu de son ombre : il semble qu'il ait
entrepris de montrer à toute l'Europe que sa faveur attaquée par tant
d'endroits, est si hautement rétablie, que tout devient faible contre elle,
jusqu'à une mort prochaine et lente. Il meurt avec cette triste consolation ; et
nous voyons commencer ces belles années, dont on ne peut assez admirer le cours
glorieux. Cependant la grande et pieuse Anne d'Autriche rendait un perpétuel
témoignage à l'inviolable fidélité de notre ministre, où parmi tant de divers
mouvements elle n'avait jamais remarqué un pas douteux. Le Roi, qui dès son
enfance l'avait vu toujours attentif au bien de l'Etat, et tendrement attaché à
sa personne sacrée, prenait confiance en ses conseils ; et le ministre
conservait sa modération, soigneux surtout de cacher l'important service qu'il
rendait continuellement à l'Etat, en faisant connaître les hommes capables de
remplir les grandes places, et en leur rendant à propos des offices qu'ils ne
savaient pas. Car que peut faire de plus utile un zélé ministre, puisque le
Prince, quelque grand qu'il soit, ne connaît sa force qu'à demi, s'il ne connaît
les grands hommes que la Providence fait naître en son temps pour le seconder?
Ne parlons pas des vivants, dont les vertus non plus que les louanges ne sont
jamais sûres dans le variable état de cette vie. Mais je veux ici nommer par
honneur le sage, le docte et le pieux Lamoignon, que notre ministre proposait
toujours comme digne de prononcer les oracles de la justice dans le plus
majestueux de ses tribunaux. La justice, leur commune amie, les avait unis : et
maintenant ces deux âmes
588
pieuses, touchées sur la terre du même désir de faire
régner les lois, contemplent ensemble à découvert les lois éternelles d'où les
nôtres sont dérivées; et si quelque légère trace de nos foi blés distinctions
paraît encore dans une si simple et si claire vision, elles adorent Dieu en
qualité de justice et de règle.
Ecce in justifia regnabit
Rex, et principes in judicio prœerunt (1) ; « Le Roi régnera selon la
justice, et les juges présideront en jugement. » La justice passe du prince dans
les magistrats, et du trône elle se répand sur les tribunaux. C'est dans le
règne d'Ezéchias le modèle de nos jours. Un Prince zélé pour la justice nomme un
principal et universel magistrat capable de contenter ses désirs. L'infatigable
ministre ouvre des yeux attentifs sur tous les tribunaux : animé des ordres du
Prince, il y établit la règle, la discipline, le concert, l'esprit de justice.
Il sait que si la prudence du souverain magistrat est obligée quelquefois dans
les cas extraordinaires de suppléer à la prévoyance des lois, c'est toujours en
prenant leur esprit ; et enfin qu'on ne doit sortir de la règle, qu'en suivant
un fil qui tienne pour ainsi dire à la règle même. Consulté de toutes parts, il
donne des réponses courtes, mais décisives, aussi pleines de sagesse que de
dignité; et le langage des lois est dans son discours. Par toute l'étendue du
royaume chacun peut faire ses plaintes, assuré de la protection du Prince ; et
la justice ne fut jamais ni si éclairée ni si secourable. Vous voyez comme ce
sage magistrat modère tout le corps de la justice. Voulez-vous voir ce qu'il
fait dans la sphère où il est attaché, et qu'il doit mouvoir par lui-même ?
Combien de fois s'est-on plaint que les affaires n'avoient ni de règle ni de fin
; que la force des choses jugées n'était presque plus connue ; que la compagnie
où l'on renversait avec tant de facilité les jugements de toutes les autres, ne
respectait pas davantage les siens ; enfin que le nom du Prince était employé à
rendre tout incertain, et que souvent l'iniquité sortait du lieu d'où elle
devait être foudroyée? Sous le sage Michel le Tellier le conseil fit sa
véritable fonction ; et l'autorité de ses arrêts, semblable à un juste
contre-poids, tenait par tout le royaume la balance égale. Les juges, que leurs
coups hardis et
1 Isa., XXXII, 1.
589
leurs artifices faisaient redouter, furent sans crédit :
leur nom ne servit qu'à rendre la justice plus attentive. Au conseil comme au
sceau, la multitude, la variété, la difficulté des affaires n'étonnèrent jamais
ce grand magistrat : il n'y avait rien de plus difficile, ni aussi de plus
hasardeux, que de le surprendre ; et dès le commencement de son ministère, cette
irrévocable sentence sortit de sa bouche, que le crime de le tromper serait le
moins pardonnable. De quelque belle apparence que l'iniquité se couvrît, il en
pénétrait les détours; et d'abord il sa voit connaître, même sous les fleurs, la
marche tortueuse de ce serpent. Sans châtiment, sans rigueur, il couvrait
l'injustice de confusion, en lui faisant seulement sentir qu'il la connaissait;
et l'exemple de son inflexible régularité fut l'inévitable censure de tous les
mauvais desseins. Ce fut donc par cet exemple admirable, plus encore que par ses
discours et par ses ordres, qu'il établit dans le conseil une pureté et un zèle
de la justice qui attire la vénération des peuples, assure la fortune des
particuliers, affermit l'ordre public, et fait la gloire de ce règne. Sa justice
n'était pas moins prompte qu'elle était exacte. Sans qu'il fallût le presser,
les gémissements des malheureux plaideurs, qu'il croyait entendre nuit et jour,
étaient pour lui une perpétuelle et vive sollicitation. Ne dites pas à ce zélé
magistrat qu'il travaille plus que son grand âge ne le peut souffrir : vous
irriterez le plus patient de tous les hommes. Est-on, disait-il, dans les places
pour se reposer et pour vivre? Ne doit-on pas sa vie à Dieu, au Prince et à
l'Etat? Sacrés autels, vous m'êtes témoins que ce n'est pas aujourd'hui par ces
artificieuses fictions de l'éloquence, que je lui mets en la bouche ces fortes
paroles ! Sache la postérité, si le nom d'un si grand ministre fait aller mon
discours jusqu'à elle, que j'ai moi-même souvent entendu ces saintes réponses.
Après de grandes maladies causées par de grands travaux, on voyait revivre cet
ardent désir de reprendre ses exercices ordinaires au hasard de retomber dans
les mêmes maux ; et tout sensible qu'il était aux tendresses de sa famille, il
l'accoutumait à ces courageux sentiments. C'est, comme nous l'avons dit, qu'il
faisait consister avec son salut le service particulier qu'il devait à Dieu dans
une sainte administration de la justice. Il en
590
faisait son culte perpétuel, son sacrifice du matin et du
soir, selon cette parole du Sage : « La justice vaut mieux devant Dieu que de
lui offrir des victimes (1). » Car quelle plus sainte hostie, quel encens plus
doux, quelle prière plus agréable, que de faire entrer devant soi la cause de la
veuve, que d'essuyer les larmes du pauvre oppressé et de faire taire l'iniquité
par toute la terre? Combien le pieux ministre était touché de ces vérités, ses
paisibles audiences le faisaient paraître. Dans les audiences vulgaires, l'un
toujours précipité, vous trouble l'esprit; l'autre avec un visage inquiet et des
regards incertains, vous ferme le cœur : celui-là se présente à vous par coutume
ou par bienséance, et il laisse vaguer ses pensées sans que vos discours
arrêtent son esprit distrait ; celui-ci plus cruel encore, a les oreilles
bouchées par ses préventions, et incapable de donner entrée aux raisons des
autres, il n'écoute que ce qu'il a dans son cœur. A la facile audience de ce
sage magistrat et par la tranquillité de son favorable visage, une âme agitée se
calmait. C'est là qu'on trouvait « ces douces réponses qui apaisent la colère
(2), » et « ces paroles qu'on préfère aux dons : » Verbum melius quàm datum
(3). Il connaissait les deux visages de la justice : l'un facile dans le premier
abord, l'autre sévère et impitoyable quand il faut conclure. Là elle veut plaire
aux hommes, et également contenter les deux partis : ici elle ne craint, ni
d'offenser le puissant, ni d'affliger le pauvre et le faible. Ce charitable
magistrat était ravi d'avoir à commencer par la douceur; et dans toute
l'administration de la justice il nous paraissait un homme que sa nature avait
fait bienfaisant, et que la raison rendait inflexible. C'est par où il avait
gagné les cœurs. Tout le royaume faisait des vœux pour la prolongation de ses
jours : on se reposait sur sa prévoyance : ses longues expériences étaient pour
l'Etat un trésor inépuisable de sages conseils; et sa justice, sa prudence, la
facilité qu'il apportait aux affaires, lui méritaient la vénération et l'amour
de tous les peuples. O Seigneur, vous avez fait, comme dit le Sage, « l'œil qui
regarde et l'oreille qui écoute (4). » Vous donc qui donnez aux
1 Prov., XXI, 3. — 2 Ibid., XV, 1. — 3
Eccli., XVIII. 16. — 4 Prov., XX, 12.
591
juges ces regards bénins, ces oreilles attentives et ce
cœur toujours ouvert à la vérité, écoutez-nous pour celui qui écoutait tout le
monde. Et vous, doctes interprètes des lois, fidèles dépositaires de leurs
secrets et implacables vengeurs de leur sainteté méprisée, suivez ce grand
exemple de nos jours. Tout l'univers a les yeux sur vous : affranchis des
intérêts et des passions, sans yeux comme sans mains, vous marchez sur la terre
semblables aux esprits célestes : ou plutôt images de Dieu, vous en imitez
l'indépendance; comme lui vous n'avez besoin ni des hommes ni de leurs présents
; comme lui vous faites justice à la veuve et au pupille; l'étranger n'implore
pas en vain votre secours (1) ; et assurés que vous exercez la puissance du Juge
de l'univers, vous n'épargnez personne dans vos jugements. Puisse-t-il avec ses
lumières et avec son esprit de force vous donner cette patience, cette attention
et cette docilité toujours accessible à la raison, que Salomon lui demandait
pour juger son peuple (2) !
Mais ce que cette chaire, ce que
ces autels, ce que l'Evangile que j'annonce et l'exemple du grand ministre dont
je célèbre les vertus, m'oblige à recommander plus que toutes choses, c'est les
droits sacrés de l'Eglise. L'Eglise ramasse ensemble tous les titres par où l'on
peut espérer le secours de la justice. La justice doit une assistance
particulière aux faibles, aux orphelins, aux épouses délaissées et aux
étrangers. Qu'elle est forte cette Eglise, et que redoutable est le glaive que
le Fils de Dieu lui a mis dans la main ! Mais c'est un glaive spirituel, dont
les superbes et les incrédules ne ressentent pas le « double tranchant (3). »
Elle est fille du Tout-Puissant : mais son Père, qui la soutient au dedans,
l'abandonne souvent aux persécuteurs; et à l'exemple de Jésus-Christ, elle est
obligée de crier dans son agonie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
délaissée (4) ? » Son Epoux est le plus puissant comme le plus beau et le plus
parfait de tous les enfants des hommes (5) ; mais elle n'a entendu sa voix
agréable, elle n'a joui de sa douce et désirable présence qu'un moment (6) :
tout d'un coup il a pris la fuite avec une course rapide, « et plus vite qu'un
faon de
1 Deuter., X, 17, 18. — 2 II Reg., III, 9. —
3 Apoc., I, 16 ; Hebr., IV, 12. — 4 Matth., XXVII, 46. — 5
Psal. XLIV, 3 . — 6 Joan., III, 29.
592
biche, il s'est élevé au-dessus des plus hautes montagnes
(1). » Semblable à une épouse désolée, l'Eglise ne fait que gémir, et le chant
de la tourterelle délaissée (2) est dans sa bouche. Enfin elle est étrangère et
comme errante sur la terre, où elle vient recueillir les enfants de Dieu sous
ses ailes; et le monde qui s'efforce de les lui ravir, ne cesse de traverser son
pèlerinage. Mère affligée, elle a souvent à se plaindre de ses enfants qui
l'oppriment : on ne cesse d'entreprendre sur ses droits sacrés : sa puissance
céleste est affaiblie, pour ne pas dire tout à fait éteinte. On se venge sur
elle de quelques-uns de ses ministres trop hardis usurpateurs des droits
temporels : à son tour la puissance temporelle a semblé vouloir tenir l'Eglise
captive, et se récompenser de ses pertes sur Jésus-Christ même : les tribunaux
séculiers ne retentissent que des affaires ecclésiastiques : on ne songe pas au
don particulier qu'a reçu l'Ordre apostolique pour les décider ; don céleste que
nous ne recevons qu'une fois « par l'imposition des mains (3) ; » mais que saint
Paul nous ordonne de ranimer, de renouveler, et de rallumer sans cesse en
nous-mêmes comme un feu divin, afin que la vertu en soit immortelle (a).
Ce don nous est-il seulement accordé pour annoncer la sainte parole, ou pour
sanctifier les âmes par les sacrements? N'est-ce pas aussi pour policer les
églises, pour y établir la discipline, pour appliquer les canons inspirés de
Dieu à nos saints prédécesseurs, et accomplir tous les devoirs du ministère
ecclésiastique? Autrefois et les canons et les lois, et les évêques et les
empereurs concouraient ensemble à empêcher les ministres des autels de paraître,
pour les affaires même temporelles, devant les juges de la terre : on voulait
avoir des intercesseurs purs du commerce des hommes, et on craignait de les
rengager dans le siècle d'où ils avoient été séparés pour être le partage du
Seigneur. Maintenant c'est pour les affaires ecclésiastiques qu'on les y voit
entraînés ; tant le siècle a prévalu, tant l'Eglise est faible et impuissante !
Il est vrai que l'on commence à l'écouter : l'auguste conseil et le premier
parlement donnent du secours à son autorité blessée : les sources du droit sont
1 Cant., VIII, 14. — 2 Cant.,
II, 12. — 3 II Timoth., I, 6.
(a) 1ère édit. : En soit
immortelle dans l'Ordre sacré.
593
révélées : les saintes maximes revivent. Un Roi zélé pour
l'Eglise et toujours prêt à lui rendre davantage qu'on ne l'accuse de lui ôter,
opère ce changement heureux : son sage et intelligent chancelier seconde ses
désirs : sous la conduite de ce ministre nous avons comme un nouveau code
favorable à l'épiscopat ; et nous vanterons désormais à l'exemple de nos pères
les lois unies aux canons. Quand ce sage magistrat renvoie les affaires
ecclésiastiques aux tribunaux séculiers, ses doctes arrêts leur marquent la voie
qu'ils doivent tenir, et le remède qu'il pourra donner à leurs entreprises.
Ainsi la sainte clôture, protectrice de l'humilité et de l'innocence, est
établie : ainsi la puissance séculière ne donne plus ce qu'elle n'a pas ; et la
sainte subordination des puissances ecclésiastiques, image des célestes
hiérarchies et lien de notre unité, est conservée : ainsi la cléricature jouit
par tout le royaume de son privilège; ainsi sur le sacrifice des vœux, et sur «
ce grand, sacrement de » l'indissoluble « union de Jésus-Christ avec son Eglise
(1), » les opinions sont plus saines dans le barreau éclairé et parmi les
magistrats intelligents que dans les livres de quelques auteurs qui se disent
ecclésiastiques et théologiens. Un grand prélat a part à ces grands ouvrages :
habile autant qu'agréable intercesseur auprès d'un père porté par lui-même à
favoriser l'Eglise, il sait ce qu'il faut attendre de la piété éclairée d'un
grand ministre, et il représente les droits de Dieu sans blesser ceux de César.
Après ces commencements, ne pourrons-nous pas enfin espérer que les jaloux de la
France n'auront pas éternellement à lui reprocher les libertés de l'Eglise
toujours employées contre elle-même? Ame pieuse du sage Michel le Tuilier, après
avoir avancé ce grand ouvrage, recevez devant ces autels ce témoignage sincère
de votre foi et de notre reconnaissance, de la bouche d'un évêque trop tôt
obligé à changer en sacrifices pour votre repos ceux qu'il offrait pour une vie
si précieuse. Et vous, saints évêques, interprètes du Ciel, juges de la terre,
apôtres, docteurs, et serviteurs des églises; vous qui sanctifiez cette
assemblée par votre présence, et vous qui dispersés par tout l'univers,
entendrez le bruit d'un ministère si favorable à
1 Ephes., v, 32.
594
l'Eglise; offrez à jamais de saints sacrifices pour cette
âme pieuse. Ainsi puisse la discipline ecclésiastique être entièrement rétablie
; ainsi puisse être rendue la majesté à vos tribunaux, l'autorité à vos
jugements, la gravité et le poids à vos censures : puissiez-vous, souvent
assemblés au nom de Jésus-Christ, l'avoir au milieu de vous, et revoir la beauté
des anciens jours ! Qu'il me soit permis du moins de faire des vœux devant ces
autels, de soupirer après les antiquités devant une compagnie si éclairée, et
d'annoncer la sagesse entre les parfaits (1) ! Mais, Seigneur, que ce ne soit
pas seulement des vœux inutiles ! Que ne pouvons-nous obtenir de votre bonté, si
comme nos prédécesseurs, nous faisons nos chastes délices de votre Ecriture,
notre principal exercice de la prédication de votre parole, et notre félicité de
la sanctification de votre peuple ; si attachés à nos troupeaux par un saint
amour, nous craignons d'en être arrachés ; si nous sommes soigneux de former des
prêtres que Louis puisse choisir pour remplir nos chaires ; si nous lui donnons
le moyen de décharger sa conscience de cette partie la plus périlleuse de ses
devoirs ; et que par une règle inviolable ceux-là demeurent exclus de
l'épiscopat, qui ne veulent pas y arriver par des travaux apostoliques? Car
aussi, comment pourrons-nous sans ce secours incorporer tout à fait à l'Eglise
de Jésus-Christ tant de peuples nouvellement convertis, et porter avec confiance
un si grand accroissement de notre fardeau? Ah ! si nous ne sommes infatigables
à instruire, à reprendre, à consoler, à donner le lait aux infirmes et le pain
aux forts ; enfin à cultiver ces nouvelles plantes et à expliquer à ce nouveau
peuple la sainte parole, dont, hélas! on s'est tant servi pour le séduire : « le
fort armé chassé de sa demeure reviendra » plus furieux que jamais, « avec sept
esprits plus malins que lui, et notre état deviendra pire que le précédent (2) !
» Ne laissons pas cependant de publier ce miracle de nos jours : faisons-en
passer le récit aux siècles futurs. Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez
les annales de l'Eglise : agiles instruments « d'un prompt écrivain et d'une
main diligente (3), » hâtez-vous de mettre Louis avec les Constantins et les
Théodoses. Ceux qui vous ont précédés dans ce
1 I Cor., II, 6. — 2 Luc.,
XI, 24-26. — 3 Psal. XLIV, 1.
595
beau travail, racontent (1) « qu'avant qu'il y eût eu des
empereurs dont les lois eussent ôté les assemblées aux hérétiques, les séries
demeuraient unies et s'entretenaient longtemps. Mais, poursuit Sozomène, depuis
que Dieu suscita des princes chrétiens et qu'ils eurent défendu ces
conventicules, la loi ne permettait pas aux hérétiques de s'assembler en public;
et le clergé, qui veilla sur eux, les empêchait de le faire en particulier. De
cette sorte la plus grande partie se réunissait, et les opiniâtres mouraient
sans laisser de postérité, parce qu'ils ne pouvaient ni communiquer entre eux,
ni enseigner librement leurs dogmes. » Ainsi tombait l'hérésie avec son venin ;
et la discorde rentrait dans les enfers? d'où elle était sortie. Voilà,
Messieurs, ce que nos pères ont admiré dans les premiers siècles de l'Eglise.
Mais nos pères n'avaient pas vu, comme nous, une hérésie invétérée tomber tout à
coup : les troupeaux égarés revenir en foule, et nos églises trop étroites pour
les recevoir : leurs faux pasteurs les abandonner, sans même en attendre l'ordre
et heureux d'avoir à leur alléguer leur bannissement pour excuse : tout calme
dans un si grand mouvement : l'univers étonné de voir dans un événement si
nouveau la marque la plus assurée, comme le plus bel usage de l'autorité, et Ie
mérite du Prince plus reconnu et plus révéré que son autorité même. Touchés de
tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis. Poussons jusqu'au
ciel nos acclamations ; et disons a ce nouveau Constantin, à ce nouveau
Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent
trente Pères dirent autrefois dans le concile de Calcédoine : «Vous avez affermi
la foi ; vous avez exterminé les hérétiques : c'est le digne ouvrage de votre
règne; c'en est le propre caractère. Par vous l'hérésie n'est plus : Dieu seul a
pu faire cette merveille. Roi du ciel, conservez le roi de la terre : c'est le
vœu des Eglises, c'est le vœu des évêques (2). »
Quand le sage chancelier reçut
l'ordre de dresser ce pieux édit qui donne le dernier coup à l'hérésie, il avait
déjà ressenti l'atteinte de la maladie dont il est mort. Mais un ministre si
zélé pour la justice, ne devait pas mourir avec le regret de ne l’avoir
1 Sozom., Hist., lib. II, cap.
XXXII. — 2 Concil. Chalced., act. VI.
596
pas rendue à tous ceux dont les affaires étaient préparées.
Malgré cette fatale faiblesse qu'il commençait de sentir, il écouta, il jugea,
et il goûta le repos d'un homme heureusement dégagé, à qui ni l'Eglise, ni le
monde, ni son prince, ni sa patrie, ni les particuliers, ni le public n'avoient
plus rien à demander. Seulement Dieu lui réservait l'accomplissement du grand
ouvrage de la religion ; et il dit en scellant la révocation du fameux Edit de
Nantes, qu'après ce triomphe de la foi et un si beau monument de la piété du
Roi, il ne se souciait plus de finir ses jours. C'est la dernière parole qu'il
ait prononcée dans la fonction de sa charge ; parole digne de couronner un si
glorieux ministère. En effet la mort se déclare : on ne tente plus de remède
contre ses funestes attaques : dix jours entiers il la considère avec un visage
assuré ; tranquille, toujours assis, comme son mal le demandait, on croit
assister jusqu'à la fin ou à la paisible audience d'un ministre, ou à la douce
conversation d'un ami commode. Souvent il s'entretient seul avec la mort : la
mémoire, le raisonnement, la parole ferme, et aussi vivant par l'esprit qu'il
était mourant par le corps, il semble lui demander d'où vient qu'on la nomme
cruelle. Elle lui fut nuit et jour toujours présente ; car il ne connaissait
plus le sommeil, et la froide main de la mort pouvait seule lui clore les yeux.
Jamais il ne fut si attentif : « Je suis, disait-il, en faction ; » car il me
semble que je lui vois prononcer encore cette courageuse parole. Il n'est pas
temps de se reposer : à chaque attaque il se tient prêt, et il attend le moment
de sa délivrance. Ne croyez pas que cette constance ait pu naître tout à coup
entre les bras de la mort : c'est le fruit des méditations que vous avez vues,
et de la préparation de toute la vie. La mort révèle les secrets des cœurs.
Vous, riches, vous qui vivez dans les joies du monde, si vous saviez avec quelle
facilité vous vous laissez prendre aux richesses que vous croyez posséder ; si
vous saviez par combien d'imperceptibles liens elles s'attachent, et pour ainsi
dire elles s'incorporent à votre cœur, et combien sont forts et pernicieux ces
liens que vous ne sentez pas : vous entendriez la vérité de cette parole du
Sauveur : « Malheur à vous, riches (1) ; »
1 Luc., VI, 24.
397
et « vous pousseriez , comme dit saint Jacques (1), des
cris lamentables et des hurlements à la vue de vos misères. » Mais vous ne
sentez pas un attachement si déréglé. Le désir se fait mieux sentir, parce qu'il
a de l'agitation et du mouvement. Mais dans la possession, on trouve comme dans
un lit un repos funeste; et on s'endort dans l'amour des biens de la terre, sans
s'apercevoir de ce malheureux engagement. C'est, mes Frères, où tombe celui qui
met sa confiance dans les richesses, je dis même dans les richesses bien
acquises. Mais l'excès de l'attachement que nous ne sentons pas dans la
possession, se fait, dit saint Augustin (2), sentir dans la perte. C'est là
qu'on entend ce cri d'un roi malheureux, d'un Agag outré contre la mort qui lui
vient ravir tout à coup, avec la vie, sa grandeur et ses plaisirs : Siccine
separat amara mors (3) ? « Est-ce ainsi que la mort amère vient rompre tout
à coup de si doux liens ? » Le cœur saigne : dans la douleur de la plaie on sent
combien ces richesses y tenaient ; et le péché que l'on commettait par un
attachement si excessif, se découvre tout entier : Quantum amando deliquerint,
perdendo senserunt. Par une raison contraire, un homme dont la fortune
protégée du Ciel ne connaît pas les disgrâces ; qui élevé sans envie aux plus
grands honneurs, heureux dans sa personne et dans sa famille, pendant qu'il voit
disparaître une vie si fortunée, bénit la mort et aspire aux biens éternels ; ne
fait-il pas voir qu'il n'avait pas mis « son cœur dans le trésor que les voleurs
peuvent enlever (4), » et que , comme un autre Abraham, il ne connaît de repos
que « dans la cité permanente (5)? » Un fils, consacré à Dieu, s'acquitte
courageusement de son devoir comme de toutes les autres parties de son
ministère. , et il va porter la triste parole à un père si tendre et si chéri :
il trouve ce qu'il espérait , un chrétien préparé à tout, qui attendait ce
dernier office de sa piété. L'Extrême-Onction annoncée par la même bouche à ce
philosophe chrétien, excite autant sa piété qu'avait fait le saint Viatique :
les saintes prières des agonisants réveillent sa foi : son âme s'épanche dans
les célestes cantiques ; et vous diriez qu'il soit devenu un autre David
1 Jacob., V, 1. — 2 August, De Civit.
Dei, lib. I, cap. X, n. 2. — 3
I Reg., XV, 32. — 4 Matth., VI, 19-21. — 5 Hebr., XI, 10.
598
par l'application qu'il se fait à lui-même de ses divins
Psaumes. Jamais juste n'attendit la grâce de Dieu avec une plus ferme confiance
; jamais pécheur ne demanda un pardon plus humble, ni ne s'en crut plus indigne.
Qui me donnera le burin que Job désirait, pour graver sur l'airain et sur le
marbre cette parole sortie de sa bouche en ces derniers jours, que depuis
quarante-deux ans qu'il servait le Roi, il avait la consolation de ne lui avoir
jamais donné de conseil que selon sa conscience, et dans un si long ministère de
n'avoir jamais souffert une injustice qu'il put empêcher ? La justice demeurer
constante, et pour ainsi dire toujours vierge et incorruptible parmi des
occasions si délicates : quelle merveille de la grâce ! Après ce témoignage de
sa conscience, qu'avait-il besoin de nos éloges ? Vous étonnez-vous de sa
tranquillité? Quelle maladie ou quelle mort peut troubler celui qui porte au
fond de son cœur un si grand calme ? Que vois-je durant ce temps ? Des enfants
percés de douleur : car ils veulent bien que je rende ce témoignage à leur
piété, et c'est la seule louange qu'ils peuvent écouter sans peine. Que vois-je
encore? Une femme forte , pleine d'aumônes et de bonnes œuvres, précédée malgré
ses désirs par celui que tant de fois elle avait cru devancer. Tantôt elle va
offrir devant les autels cette plus chère et plus précieuse partie d'elle-même ;
tantôt elle rentre auprès du malade, non par faiblesse, mais, dit-elle, « pour
apprendre à mourir et profiter de cet exemple. » L'heureux vieillard jouit
jusqu'à la fin des tendresses de sa famille, où il ne voit rien de faible : mais
pendant qu'il en goûte la reconnaissance, comme un autre Abraham il la sacrifie
; et en l'invitant à s'éloigner : « Je veux, dit-il, m'arracher jusqu'aux
moindres vestiges de l'humanité. » Reconnaissez-vous un chrétien qui achève son
sacrifice; qui fait le dernier effort, afin de rompre tous les liens de la chair
et du sang, et ne tient plus à la terre ? Ainsi parmi les souffrances et dans
les approches de la mort, s'épure comme dans un feu l’âme chrétienne. Ainsi elle
se dépouille de ce qu'il y a de terrestre et de trop sensible, même dans les
affections les plus innocentes. Telles sont les grâces qu'on trouve à la mort.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, c'est quand on l'a souvent méditée, quand on s'y
est
599
longtemps préparé par de bonnes œuvres; autrement la mort
porte en elle-même ou l'insensibilité, ou un secret désespoir, ou dans ses
justes frayeurs l'image d'une pénitence trompeuse, et enfin un trouble fatal à
la piété. Mais voici dans la perfection de la charité, la consommation de
l'œuvre de Dieu. Un peu après, parmi ses langueurs et percé de douleurs aiguës,
le courageux vieillard se lève, et les bras en haut, après avoir demandé la
persévérance : « Je ne désire point, dit-il, la fin de mes peines, mais je
désire de voir Dieu. »Que vois-je ici, chrétiens? La foi véritable, qui d'un
côté, ne se lasse pas de souffrir, vrai caractère d'un chrétien : et de l'autre,
ne cherche plus qu'à se développer de ses ténèbres, et en dissipant le nuage, se
changer en pure lumière et en claire vision. O moment heureux où nous sortirons
des ombres et des énigmes (1) pour voir la vérité manifeste ! Courons-y, mes
Frères, avec ardeur : hâtons-nous de « purifier notre cœur afin de voir Dieu, »
selon la promesse de l'Evangile (2). Là est le terme du voyage : là se finissent
les gémissements : là s'achève le travail de la foi, quand elle va pour ainsi
dire enfanter la vue. Heureux moment, encore une fois ! Qui ne te désire pas,
n'est pas chrétien? Après que ce pieux désir est formé par le Saint-Esprit dans
le cœur de ce vieillard plein de foi, que reste-t-il, chrétiens, sinon qu'il
aille jouir de l'objet qu'il aime? Enfin prêt à rendre l’âme : « Je rends grâces
à Dieu, dit-il, de voir défaillir mon corps devant mon esprit. » Touché d'un si
grand bienfait, et ravi de pouvoir pousser ses reconnaissances jusqu'au dernier
soupir, il commença l'hymne des divines miséricordes : Misericordias Domini
in œternum cantabo (3) : « Je chanterai, dit-il, éternellement les
miséricordes du Seigneur. » Il expire en disant ces mots, et il continue avec
les anges le sacré cantique. Reconnaissez maintenant que sa perpétuelle
modération venait d'un cœur détaché de l'amour du monde ; et réjouissez-vous en
Notre-Seigneur, de ce que riche il a mérité les grâces et la récompense de la
pauvreté. Quand je considère attentivement dans l'Evangile la parabole ou plutôt
l'histoire du mauvais riche, et que je vois de quelle sorte Jésus-Christ y parle
des fortunés de la terre, il me semble d'abord qu'il
1 I Cor., XIII, 12. — 2 Matth.,
V, 8. — 3 Psal. LXXXVIII.
600
ne leur laisse aucune espérance au siècle futur. Lazare
pauvre et couvert d'ulcères, « est porté parles anges au sein d'Abraham (1), »
pendant que le riche, toujours heureux dans cette vie, « est enseveli dans les
enfers. » Voilà un traitement bien différent que Dieu fait à l'un et à l'autre.
Mais comment est-ce que le Fils de Dieu nous en explique la cause ? « Le riche,
dit-il, a reçu ses biens, et le pauvre ses maux dans cette vie (2) ; » et de là
quelle conséquence? Ecoutez, riches, et tremblez : « Et maintenant, poursuit-il,
l'un reçoit sa consolation, et l'autre son juste supplice. » Terrible
distinction ! funeste partage pour les grands du monde ! Et toutefois ouvrez les
yeux : c'est le riche Abraham qui reçoit le pauvre Lazare dans son sein ; et il
vous montre, ô riches du siècle, à quelle gloire vous pouvez aspirer, si «
pauvres en esprit (3) » et détachés de vos biens, vous vous tenez aussi prêts à
les quitter qu'un voyageur empressé à déloger de la tente où il passe une courte
nuit. Cette grâce, je le confesse, est rare dans le Nouveau Testament, où les
afflictions et la pauvreté des enfants de Dieu doivent sans cesse représenter à
toute l'Eglise un Jésus-Christ sur la croix. Et cependant, chrétiens, Dieu nous
donne quelquefois de pareils exemples, afin que nous entendions qu'on peut
mépriser les charmes de la grandeur même présente, et que les pauvres apprennent
à ne désirer pas avec tant d'ardeur ce qu'on peut quitter avec joie. Ce ministre
si fortuné et si détaché tout ensemble, leur doit inspirer ce sentiment. La mort
a découvert le secret de ses affaires ; et le public, rigide censeur des hommes
de cette fortune et de ce rang, n'y a rien vu que de modéré. On a vu ses biens
accrus naturellement par un si long ministère et par une prévoyante économie ;
et on ne fait qu'ajouter à la louange de grand magistrat et de sage ministre,
celle de sage et vigilant père de famille, qui n'a pas été jugée indigne des
saints patriarches. Il a donc, à leur exemple, quitté sans peine ce qu'il avait
acquis sans empressement : ses vrais biens ne lui sont pas ôtés, et sa justice
demeure aux siècles des siècles. C'est d'elle que sont découlées tant de grâces
et tant de vertus que sa dernière maladie a fait éclater. Ses aumônes, si bien
cachées dans le sein du pauvre, ont prié pour
1 Luc., XVI, 22. — 2 Luc.,
XVI, 25. — 3 Matth., V, 3.
601
lui (1) : sa main droite les cachait à sa main gauche ; et
à la réserve de quelque ami qui en a été le ministre ou le témoin nécessaire,
ses plus intimes confidents les ont ignorées : mais « le Père, qui les a vues
dans le secret, lui en a rendu la récompense (2). » Peuples, ne le pleurez plus;
et vous qui éblouis de l'éclat du monde, admirez le tranquille cours d'une si
longue et si belle vie, portez plus haut vos pensées. Quoi donc !
quatre-vingt-trois ans passés au milieu des prospérités, quand il n'en faudrait
retrancher ni l'enfance où l'homme ne se connaît pas, ni les maladies où l'on ne
vit point, ni tout le temps dont on a toujours tant de sujet de se repentir,
paraîtront-ils quelque chose à la vue de l'éternité où nous nous avançons à si
grands pas? Après cent trente ans de vie, Jacob amené au roi d'Egypte, lui
raconte la courte durée de son laborieux pèlerinage , qui n'égale pas les jours
de son père Isaac ni de son aïeul Abraham (3). Mais les ans d'Abraham et
d'Isaac, qui ont fait paraître si courts ceux de Jacob, s'évanouissent auprès de
la vie de Sem, que celle d'Adam et de Noé efface. Que si le temps comparé au
temps, la mesure à la mesure et le terme au terme, se réduit à rien : que
sera-ce si l'on compare le temps à l'éternité, où il n'y a mesure ni terme ?
Comptons donc comme très-court, chrétiens , ou plutôt comptons comme un pur
néant tout ce qui finit, puisqu'enfin quand on aurait multiplié les années au
delà de tous les nombres connus, visiblement ce ne sera rien, quand nous serons
arrivés au terme fatal. Mais peut-être que prêt à mourir, on comptera pour
quelque chose cette vie de réputation, ou cette imagination de revivre dans sa
famille qu'on croira laisser solidement établie. Qui ne voit, mes Frères ,
combien vaines, mais combien courtes et combien fragiles sont encore ces
secondes vies, que notre faiblesse nous fait inventer pour couvrir en quelque
sorte l'horreur de la mort? Dormez votre sommeil, riches de la terre, et
demeurez dans votre poussière. Ah! si quelques générations, que dis-je? si
quelques années après votre mort vous reveniez, hommes oubliés, au milieu du
monde, vous vous hâteriez de rentrer dans vos tombeaux pour ne voir pas votre
nom terni, votre mémoire abolie et votre prévoyance trompée dans vos amis,
1 Eccli., XXIX, 15. — 2 Matth.,
VI, 3, 4. — 3 Genes., XLVII, 9.
602
dans vos créatures et plus encore dans vos héritiers et
dans vos enfants. Est-ce là le fruit du travail dont vous vous êtes consumés
sous le soleil, vous amassant un trésor de haine et de colère éternelle au juste
jugement de Dieu? Surtout, mortels, désabusez-vous de la pensée dont vous vous
flattez, qu'après une longue vie, la mort vous sera plus douce et plus facile.
Ce ne sont pas les années, c'est une longue préparation qui vous donnera de
l'assurance. Autrement un philosophe vous dira en vain que vous devez être
rassasiés d'années et de jours, et que vous avez assez vu les saisons se
renouveler, et le monde rouler autour de vous ; ou plutôt, que vous vous êtes
assez vus rouler vous-mêmes et passer avec le monde. La dernière heure n'en sera
pas moins insupportable, et l'habitude de vivre ne fera qu'en accroître le
désir. C'est de saintes méditations, c'est de bonnes œuvres, c'est ces
véritables richesses, que vous enverrez devant vous au siècle futur, qui vous
inspireront de la force ; et c'est par ce moyen que vous affermirez votre
courage. Le vertueux Michel le Tellier vous en a donné l'exemple : la sagesse,
la fidélité, la justice , la modestie, la prévoyance, la piété ; toute la troupe
sacrée des vertus, qui veillaient pour ainsi dire autour de lui, en ont banni
les frayeurs, et ont fait du jour de sa mort le plus beau, le plus triomphant,
le plus heureux jour de sa vie.
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