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SUR LES PASSAGES
DE L’ÉCRITURE.
QUATRIÈME ÉCRIT OU MÉMOIRE DE M. L'ÉVÊQUE DE MEAUX
PREMIÈRE PARTIE Où le motif de la récompense est établi par l'Ecriture et la
tradition constante.
I. — Quelques réflexions sur les passages de l'Ecriture, qui proposent le motif
de la récompense. Première réflexion : qu'ils sont proposés en termes généraux
et sans exception.
II. — Remarque sur le précepte de la charité.
III. — Tous les motifs de l'amour de Dieu sont compris dans ce commandement.
IV.
— Preuve de la vérité par la suite du précepte.
V. — Les béatitudes.
VI. — Comment Jésus-Christ propose la béatitude.
VII. — Tout cela regarde les parfaits comme les autres.
VIII. — Jésus-Christ propose la récompense comme motif à ceux qui aiment.
IX. — Ce motif est proposé nommément aux plus parfaits.
X. — Toute l'Ecriture se rapporte à la charité : principe de saint Augustin.
XI. — Exemple d'Abraham.
XII. — Moïse, selon saint Paul , en exerçant le plus grand amour de Dieu
regardait à la récompense.
XIII. — Si l'on peut dire qu'alors Moïse n'était point parfait, ou que ce
n'était pas là sa plus parfaite action.
XIV. — Exemple de David.
XV. — Décret du concile de Trente.
XVI. — Les Saints, à l'exemple de David, font concourir tous les motifs à
l'amour de Dieu.
XVII. — Jésus-Christ décide en termes formels que la rémission des péchés est un
motif de la charité.
XVIII. — Autre motif dans l'amour de Dieu prévenant.
XIX. — Les motifs sont infinis.
XX. — L'Oraison Dominicale.
XXI. — Dessein de l'Ecole dans la distinction des motifs.
XXII. — S'il est vrai qu'on est d'accord dans le fond, et qu'il n'y a qu'à
s'entendre.
XXXIII. — Que le prétendu amour pur, qui bannit les motifs de la récompense, est
une illusion.
XXIV. — Conclusion démonstrative.
SECONDE PARTIE. Les passages de l'Ecriture, allégués pour le sentiment
contraire, sont un abus manifeste de ia parole de Dieu.
XXV. — Premiers passages. David et Daniel.
XXVI. — Troisième passage, le seul nécessaire.
XXVII. — Quatrième passage : la mort et la résurrection spirituelle.
XXVIII. — Erreur commune, d'attribuer dans tous les passages à des états
particuliers ce qui est commun à tous les fidèles.
XXIX. — Autres passages de saint Paul, et après lui des martyrs.
XXX. — Autres passages sur l'abandon marqué par saint Pierre.
XXXI. — Abus de l’abandon, prouvé par saint Pierre.
XXXII. — L'abus de l'explication du renoncement, démontré par les paroles du
précepte même.
XXXIII. — Démonstration du même abus par le dénombrement que fait Jésus-Christ
de toutes les choses auxquelles il faut renoncer.
XXXIV. — Autre remarque sur l'abnégation, et contradiction manifeste de
l'auteur.
XXXV. — Deux réponses : la première combien vaine.
XXXVI. — Seconde réponse : s'il nous est permis de séparer la gloire de Dieu
d'avec les bienfaits : passages de saint Grégoire de Nazianze.
Ce qui marque le plus clairement
le mauvais caractère de la nouvelle spiritualité, est l'abus manifeste et
perpétuel de la parole de Dieu ; et ce discours fera voir le même défaut dans le
livre dont il s'agit.
Deux parties de
ce discours.
Il y a ici deux choses à
considérer : l’une, que pour établir l'amour qui s'aide des motifs de la
récompense éternelle, l'auteur allègue toute l'Ecriture, soutenue comme il dit
lui-même de toute la tradition, de toutes les prières de l'Eglise : et ce qui
rend la preuve complète d'un décret exprès du concile de Trente (1), où la
pratique des plus grands Saints est établie par l'exemple de Moïse et de David :
toutes preuves qui selon les règles de l'Eglise et du même concile de Trente,
rendent cette vérité incontestable.
L'autre chose à considérer, est
au contraire que pour exempter les parfaits de l'obligation de ce motif, et pour
établir la perfection dans cette exclusion ou séparation, les passages que
l'auteur produit, sont par un abus manifeste, détournés de leur sens naturel à
un sens étranger et faux, dont aussi on n'allègue aucun garant parmi les saints
Pères.
1 Max. des SS., p. 19, 21. Sess. VI, cap. XI.
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Pour entrer d'abord en matière,
sans rechercher avec soin les passages où l'Ecriture nous propose ce saint et
cher intérêt, si on veut l'appeler ainsi, de l'éternelle béatitude, puisque
l'auteur demeure d'accord qu'ils sont répandus partout, nous remarquerons :
1. Que ce motif est également
proposé à tous dans les termes les plus généraux, sans aucune restriction : de
sorte qu'on n'en peut excepter personne. Il n'y a point de restriction dans les
huit béatitudes ; il n'y en a point dans cette parole : Réjouissez-vous,
parce que vos noms sont écrits dans le ciel (1): ni dans toute l'Epître
aux Hébreux, où la cité permanente nous est proposée; ni en aucun des
endroits de l'Ecriture, où toute l'Eglise, sans distinction de; parfaits et
d'imparfaits, est mise en mouvement vers le ciel.
Ce motif nous est proposé avec
le grand et premier commandement, qui est celui d'aimer Dieu; ce qui paraît par
ces paroles du Deutéronome : «Ecoute, Israël, et prends garde à observer
les commandements que te donne le Seigneur ton Dieu, afin que tu sois heureux (et
bene sit tibi), que tu sois multiplié, et que tu possèdes la terre coulante
de lait et de miel, comme le Seigneur te l'a promis (2). » Cette terre coulante
de lait et de miel est pour nous la patrie céleste, qui est la terre des
vivants, et le royaume
1 Luc., X, 20. — 2 Deut., VI, 3, 4.
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de Dieu : à quoi le Seigneur attache le commandement en ces
termes : « Ecoute, Israël ; le Seigneur notre Dieu est un seul Dieu : Tu aimeras
le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et de toute ton âme, et de toute ta force
(1). »
Il n'est pas ici question de
discuter les motifs de l'amour de Dieu spécificatifs, principaux, immédiats,
subsidiaires, ou autres dont on dispute dans l'Ecole : mais seulement de
considérer les choses que Dieu veut qui marchent ensemble en quelque manière que
ce soit ; qui sont d'aimer Dieu à titre de Seigneur ; ce qui est un titre
relatif à nous : à titre de notre Dieu, Deum tuum, d'un Dieu qui veut
être à nous en toutes manières, et autant par ses bienfaits que par son empire
naturel : et enfin avec le motif de désirer d'être heureux, et de posséder la
terre qu'il nous a promise.
Ces annexes inséparables du
premier commandement ont la même étendue que le commandement même, et entrent
dans les motifs, sinon spécificatifs, de quoi il ne nous importe pas à présent,
du moins excitatifs de l'amour de Dieu, ainsi qu'il paraît encore dans ces
paroles du Deutétonome : « Regarde que le ciel, et le ciel des cieux, est
au Seigneur ton Dieu, avec la terre et tout ce qu'elle contient : et toutefois
le Seigneur ton Dieu s'est attaché et collé à tes pères (conglutinatus est),
et les a aimés et leur postérité après eux (2); » pour en venir à conclure : «
Aime donc le Seigneur ton Dieu (3) ; » ce qui montre que l'union de Dieu avec
nous pour nous rendre heureux, et son amour bienfaisant, entre en quelque
manière que ce soit dans le motif de l'aimer, et ne peut pas en être absolument
séparé.
1 Deut., VI, 4, 5. — 2 Deut., X, 14, 15. — 3
Ibid. XI. 1.
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Ce motif de notre béatitude
n'entre pas seulement dans le culte de l'Ancien Testament, comme il paraît par
ces passages : « Heureux l'homme qui ne marche point dans le conseil des impies
: Heureux ceux dont les péchés sont remis : Heureux ceux qui marchent sans tache
dans la voie du Seigneur; » et cent autres de cette nature : mais il est encore
présupposé comme un fondement de la nouvelle alliance dès le sermon sur la
montagne, où Jésus-Christ commence à établir la loi nouvelle par les huit
célèbres béatitudes, qui sont le fondement de ce grand édifice.
Jésus-Christ en proposant ce
motif, n'use point de paroles de commandement, mais il procède en présupposant
que de soi il est voulu de tout le monde, et le donne aussi pour motif commun de
tous les commandements qui doivent suivre dans les V, VI et VIIe chapitres de
saint Matthieu.
Ces commandements regardent les
parfaits comme les autres, et même plus que les autres, puisque Jésus-Christ y
établit l'excellence de l'Evangile par-dessus la loi : ainsi les béatitudes, qui
en sont les fondements et les motifs, les regardent aussi.
Le motif de la récompense est
clairement exprimé dans ces paroles adressées à tous : Quoi! « vous ne voulez
pas venir à moi pour avoir la vie »? » Qu'est-ce que venir à lui, sinon s'y unir
par une foi vive, ce qui revient à cette parole : « Maître, que
1 Joan., V, 40.
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ferai-je pour posséder la vie éternelle (1) ? » Celui qui
parle en cette sorte, déclare assez de quel motif il est poussé ; et loin de
l'en détourner, le Maître céleste, après lui avoir fait réciter le commandement
de la charité, le confirme dans son intention, en lui disant : « Faites cela, et
vous vivrez. »
Pour exclure toute exception, ce
motif est proposé nommément aux plus parfaits; à ceux qui font les plus grands
miracles, lorsqu'on leur dit : « Ne vous réjouissez pas de ce que les mauvais
esprits vous sont assujettis; mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont
écrits dans le ciel (2) : » à ceux « qui souffrent persécution pour la justice
(3), » qui sont au plus haut degré de la perfection chrétienne, auxquels on dit
néanmoins : « Réjouissez-vous et triomphez de joie, parce que votre récompense
est grande dans le ciel ; » ce que Jésus-Christ confirme, lorsqu'il promet « le
centuple avec la vie éternelle (4) » à ceux qui ont pour lui un si grand amour,
qu'il leur fait « quitter pour son nom leurs maisons, leurs frères, leurs sœurs,
leur père, leur mère, leur femme, leurs enfants, leurs terres ; » qui sont sans
doute les plus parfaits : et toutefois il ne trouve pas indigne d'eux, ni de
lui, de les exciter par la récompense éternelle.
Si on répond que ce motif doit
être proposé à tous les justes et même aux plus parfaits, mais non pas
précisément comme le motif de leur charité, on oublie cette parole de saint Paul
: « La fin du précepte est la charité (5) ; » ce qui montre que Dieu se propose
dans tous les préceptes de la faire régner en nous de plus en plus : et c'est
aussi ce qui a fait dire à saint Augustin, « que l'Ecriture ne défendait que la
convoitise, et ne commandait que
1 Luc, X, 25, 28.— 2 Ibid.,
X, 20.— 3 Matth., V, 12. — 4 Ibid., XIX, 29.— 5 I Tim., I, 5.
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la charité : Non vetat nisi cupiditatem, non prœcipit
nisi charitatem. »
Les exemples secondent les
préceptes : Abraham est le père des croyants et le modèle de la justice
chrétienne, même dans les plus parfaits : son premier pas a été de tout quitter
pour l'amour de Dieu et de le suivre à l'aveugle ; et néanmoins Dieu ne juge pas
indécent d'attirer par la récompense un homme si parfait, en lui disant : « Je
suis ton protecteur et ta trop grande récompense (1) ; » à quoi Abraham consent
en disant : « Seigneur, que me donnerez-vous? » parce qu'on ne peut mieux
répondre à la libéralité de Dieu qu'en l'acceptant.
Moïse est si parfait, que
lorsque Dieu lui promet Jésus-Christ, il se sert de ces paroles : « Je leur
donnerai un prophète comme vous : sicut te (2) : » ce qui montre qu'il
devait être la plus parfaite image de Jésus-Christ : et néanmoins saint Paul ne
croit pas le rabaisser en disant : « que s'il préférait à tous les trésors de
l'Egypte l'opprobre de Jésus-Christ, c'est à cause qu'il regardait à la
récompense (3). »
Si l'on répond que lorsqu'il
agissait par cette vue, il n'était pas encore si parfait, ou qu'en tout cas ce
n'était pas là sa plus parfaite action : il faudrait rendre raison pourquoi
c'est celle-là que saint Paul remarque, et demander s'il voulait parla dégrader
Moïse, un si parfait ami de Dieu, qui dès lors « étant devenu grand, ne voulut
plus être le fils de la fille de Pharaon (4), » ni changer à cette naissance
royale la sienne si méprisée et si haïe dans
1 Gen., XV, I, 2. — 2 Deut.,
XVIII, 18. — 3 Hebr., XI, 24, 26.— 4 Hebr., XI, 24.
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l'Egypte. Il faudrait aussi expliquer si ce n'est pas au
plus haut état de la perfection qu'il disait à Dieu : « Si j'ai trouvé grâce
devant vos yeux, montrez-moi votre face (1); » et encore: «Montrez-moi votre
gloire ; et Dieu répondit : Je vous montrerai tout bien (2). » Que ne disait-il
une fois à ces parfaits qu'ils étaient encore trop intéressés, et que contents
de l'aimer sans rien désirer de lui, ils ne dévoient point demander de voir sa
face ?
J'en dis autant de David, cet
homme selon le cœur de Dieu, qui confesse qu'il « a incliné son cœur à observer
ses commandements, à cause de la récompense (3) » Je me suis souvent étonné de
quelques auteurs scolastiques, qui pour éluder ce passage, remarquent qu'il est
couché un peu autrement dans l'hébreu : sans considérer qu'il est cité
précisément selon la version Vulgate par le concile de Trente (4), pour établir
le motif de la récompense. Les LXX y sont conformes : saint Jérôme en traduisant
selon l'hébreu et pour en mieux prendre l'esprit, a mis : Propter œternam
retributionem : cette version est conforme à l'esprit de David, qui dans
tout ce Psaume, l'un des plus parfaits comme l'un des plus profonds, ne cesse de
s'exciter par tous les motifs à aimer Dieu, comme il paraît par ces mots :
Retribue servo tuo : Récompensez votre serviteur (5) ; et par ceux-ci au
milieu de la sécheresse : Quand me consolerez-vous? Quando consolaberis me
(6)? et par cent autres semblables, pour ne point ici parler des autres Psaumes
où il disait : « Le Seigneur est mon partage et mon héritage ; » et encore : «Je
ne lui demande qu'une seule chose, que je ne cesserai de lui demander;» et
encore : « Que désirerai-je dans le ciel, et qu'est-ce que j'ai voulu sur la
terre? Vous êtes le Dieu de mon cœur, et Dieu est mon partage à jamais (7) : »
et ainsi des autres endroits qui sont infinis. Il ne reste plus qu'à dire
qu'Abraham, Moïse et David étaient de ces saints qu'il fallait laisser dans ces
motifs imparfaits et intéressés.
1 Exod., XXXIII, 13. — 2 Ibid., 18, 19. — 3
Ps., CXVIII, 11 — 4 Sess., cap. XI. — 5 Ibid., 17. — 6 Ibid., 82.
— 1 Ps., XV, 5, XXVI, 14, LXXII, 25.
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On ne peut donner un autre sens
à ces exemples de Moïse et de David sans encourir la condamnation du concile de
Trente, qui les rapporte expressément pour montrer qu'on « peut exciter sa
paresse et s'encourager par la vue de la récompense, quoique ce soit
principalement pour glorifier Dieu (1) : » ce qui montre qu'il reste toujours
dans la nature, et même dans les plus grands Saints, un fond de paresse qu'il
faut exciter par le motif de la récompense.
Il y a donc plusieurs motifs
d'aimer Dieu : l'excellence de sa nature, comme quand on dit : Le Seigneur
est grand ; Magnus Dominus : sa bonté communicative, ou, ce qui est
la même chose, sa magnificence, comme quand on dit et qu'on répète avec un
sentiment si vif : « Louez le Seigneur, parce qu'il est bon et que sa
miséricorde est éternelle : Quoniam in œternum misericordia ejus : » le
bienfait particulier de la création, comme quand on dit : « Il nous a faits, et
nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes : Ipse fecit nos, et non ipsi nos
: » tous les bienfaits ramassés, comme lorsqu'on dit : « Je vous aimerai,
Seigneur, qui êtes ma force : le Seigneur est mon appui, mon refuge et mon
libérateur, mon Dieu, mon secours, et j'espérerai en lui : » où l'on prend pour
motif de son amour les grâces qu'on en a reçues et celles qu'on en espère.
Surtout c'est un grand motif de
l'aimer que la rémission des péchés : et si elle n'était pas l'un des motifs des
plus naturels d'un grand amour, Jésus-Christ n'aurait pas décidé que « celui à
1 Sess. VI, cap. XI.
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qui on remet plus, aime plus : et que celui à qui on remet
moins, aime moins (1). » Il s'agit bien certainement de l'amour de charité,
puisqu'il s'agit de l'amour à qui les péchés sont pardonnes: «Plusieurs péchés,
dit-il, lui sont pardonnés, parce qu'elle a beaucoup aimé ; » c'est donc
s'opposer directement à l'intention et à la parole de Jésus-Christ, que d'ôter
ce motif à la charité.
C'est encore un grand motif
d'aimer Dieu, que d'être prévenu de son amour; et le disciple bien-aimé en est
si touché, lui dont l'amour était si parfait, qu'il s'unit à tous les fidèles
pour dire avec eux d'une commune voix : « Aimons donc Dieu, puisqu'il nous a
aimés le premier : Quoniam ipse prior dilexit nos (2) : » quoniam
; par cette vue, par ce motif.
La charité a donc, encore un
coup, plusieurs motifs nécessaires en tout état : elle en a une infinité,
puisqu'elle en a autant qu'il y a, pour ainsi parler, de grandeurs en Dieu et de
bienfaits envers l'homme.
Tous ces motifs sont compris
dans l'Oraison Dominicale, qui n'est pas moins l'oraison des parfaits que des
imparfaits : et l'on y joint l'excellence de la nature divine à la grandeur de
ses bienfaits, dès l'abord sous le nom de Père, dans la suite en le
regardant dans les cieux où il jouit de sa grandeur et où il en fait jouir ceux
qu'il aime : toute la tradition reconnaît que par la première demande son nom
saint en lui-même devait être sanctifié en nous : que son règne en
lui-même toujours invincible devait nous arriver : que sa volonté toujours
accomplie dans le ciel, le
1 Luc., VII, 43, 17.— 2 I Joan., IV, 10, 19.
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devait être en nous et par nous, en sorte que nous fussions
saints et heureux ; et ainsi du reste, où la parfaite charité nous fait joindre
la grandeur de Dieu à notre bonheur et à ses bienfaits.
Quand donc, en considérant tous
ces motifs de la charité, on demande en théologie quel est le premier et le
principal, ou, ce qui est la même chose, quel est l'objet spécifique de cette
vertu ; on demande quel est l'objet sans lequel elle ne peut ni être, ni être
entendue, l'objet qu'on ne peut séparer d'elle, pas même par abstraction et par
la pensée, et on répond que c'est l'excellence et la perfection de la nature
divine . mais en pratique on ne prétend pas dire qu'on puisse négliger les
autres motifs, ou les regarder comme faibles, ou, ce qui serait encore plus faux
, les exclure d'entre les motifs de la charité ; ce serait contredire
directement l'Ecriture. On peut bien n'y pas penser toujours, et le seul objet
qu'on ne peut pas séparer absolument des autres, même par la conception et par
la pensée, c'est celui de l'excellence et de la perfection divine, car qui peut
songer seulement à aimer Dieu sans songer que c'est à l'être parfait qu'il se
veut unir? C'est la première pensée qui vient à celui qui l'aime, et sans elle
on ne connaît même pas les bienfaits de Dieu, puisque ce qui en fait la valeur
est qu'ils viennent de cette main divine et parfaite qui donne le prix à ses
présents.
Si après cela on nous répond
qu'on ne prétend pas autre chose, et qu'enfin on ne s'entend pas les uns les
autres ; entendons-nous donc : car c'est mauvais signe de dire toujours qu'on
n'est pas entendu par les chrétiens. Je demande à l'auteur ce qu'il entendait
par ces paroles (1) : « Il faut laisser les âmes dans l'exercice de l'amour qui
est encore mélangé du motif de leur intérêt propre,
1 Max., p. 33.
420
tout autant de temps que l'attrait de la grâce les y laisse
? » Ne suppose-t-il pas par ce discours qu'il viendra un temps où la grâce ne
laissera pas les âmes dans l'usage de ces motifs, et qu'alors il faudra les en
tirer, comme on ôte le lait à l'enfant qu'on sèvre? car c'est précisément la
comparaison dont on se sert. Hé bien donc viendra le temps de sevrer l'enfant :
mais si l'on demande de quoi donc il faut sevrer les chrétiens, on répondra,
selon la méthode des nouveaux spirituels, que c'est des motifs répandus partout
dans l'Ecriture : un des motifs , par exemple, dont il faudra les sevrer, c'est
celui de la vue de Dieu à laquelle nous sommes préparés par la purification du
cœur. Est-ce là entendre l'Ecriture? n'est-elle que pour les imparfaits? y
a-t-il un autre évangile pour les autres ? en est-on quitte pour dire toujours :
On ne nous entend pas : sans jamais vouloir parler nettement? Car enfin que
signifient « ces motifs répandus partout qu'il faut révérer, et dont il faut se
servir pour réprimer les passions, pour affermir toutes les vertus, et pour
détacher les âmes de tout ce qui est renfermé dans la vie présente? » Voilà ces
motifs répandus partout : et quand est-ce qu'on cesse d'en avoir besoin? quand
est-ce, dis-je, qu'on n'a plus besoin de réprimer ses passions , ou d'affermir
ses vertus, ou de se dégoûter du siècle présent par ces motifs dignes d'être
révérés? Mais est-ce les révérer que de les juger indignes des parfaits, ou dire
en tout cas qu'ils y ont recours par pure condescendance? C'est un nouvel
évangile : ces motifs, dignes en effet d'être révérés, sont les bienfaits et les
récompenses : et le besoin n'en cessera jamais.
Il ne cessera pas, dira-t-on,
mais il cessera d'être dominant. Je le veux : ce sera l'état du quatrième «
degré de l'amour, où l'on ne cherche son bonheur propre que comme un moyen
subordonné à la gloire de Dieu (1).» N'est-ce pas là un vrai amour
1 Max., p. 8.
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désintéressé? sans doute, dès que c'est un amour de charité
: et vous ne sauriez le désintéresser davantage qu'en poussant la chose jusqu'à
empêcher les chrétiens de s'intéresser dans leur salut. C'est aussi à quoi l'on
déclare qu'on les veut porter : c'est ce qu'on réserve au cinquième degré
d'amour, où l'on suppose que l’âme s'épure, même de la vue du bonheur uniquement
rapporté et subordonné à la fin dernière, qui est la gloire de Dieu. C'est donc
alors qu'il se faut sevrer de tout les motifs du salut et du bonheur éternel :
mais qui bannira ces motifs ? qui aura l'autorité d'exempter les âmes d'un motif
répandu partout dans l'Ecriture? Sera-ce dans la tradition des saints que se
trouvera cette exception ? Mais l'auteur avoue que ces motifs ne sont pas moins
répandus dans la tradition que dans l'Ecriture même, et que l'Eglise ne retentit
d'autre chose dans ses prières ; ce qui est, selon saint Augustin et selon toute
la théologie, la preuve la plus constante de la tradition.
De là se forme la démonstration
qui fera la réduction de tout le discours précédent, et la conclusion de cette
première partie. La règle pour entendre l'Ecriture est de l'entendre selon la
tradition, par le concile de Trente1, qui établit ce principe. Or est-il que le
motif de la récompense, qui est renfermé dans celui des bienfaits, se trouve par
toute l'Ecriture, de l'aveu de l'auteur : du même aveu, l'explication que nous
donnons aux passages est conforme à la tradition, dont nous avons pour preuve
invincible, comme parle le même auteur, les monuments les plus précieux
de la même tradition, c'est-à-dire les plus beaux endroits des saints, et encore
toutes les prières de l'Eglise, où tout le monde est d'accord que reluit
principalement sa foi, comme nous l'avons démontré ailleurs*. Cette explication
de l'Ecriture est donc comprise dans la foi de l'Eglise, et ne peut être niée
sans erreur.
1 Sess. IV.— 2 Instr. sur les Etats d’Or., liv. VI,
n. 2, 3.
428
La vraie interprétation des
passages de l'Ecriture, pour le motif de la récompense sans exception ni
restriction, étant établie, tout ce qu'on peut alléguer au contraire ne peut
être qu'une erreur où l'on commet l'Ecriture avec l'Ecriture, et un abus
manifeste de la parole de Dieu. En effet, les premiers passages qu'on allègue
contre nous sont ces deux-ci (1) : « La sainte indifférence qui n'est que le
désintéressement de l'amour, est le principe réel de tous les désirs
désintéressés. C'est ainsi que Daniel fut appelé l'homme de désirs : c'est ainsi
que le Psalmiste disait : Tous mes désirs sont devant vous. » Mais rien n'est
plus éloigné de l'indifférence que ces deux endroits. David demandait que Dieu
détournât sa colère, et sous la figure d'une maladie, qu'il le délivrât de ses
péchés et de ses tentations. Et après cela, au lieu de dire : Mon indifférence
vous est connue, il dit : Mon désir est devant vous (2); vous voyez ce que j'ai
reçu, et ce que j'attends de vos bontés infinies : Soyez attentif à mon secours,
Seigneur, vous qui êtes l’auteur de mon salut (3). Voilà comme il y est
indifférent.
Pour Daniel, tout occupé du
désir du rétablissement de Jérusalem marqué par le prophète Jérémie, et occupé
sous cette figure de la délivrance future des enfants de Dieu par Jésus-Christ,
il est appelé non pas l'homme d'indifférence, que la restauration de Jérusalem
et la rédemption par Jésus-Christ ne touchât pas, ce qu'on ne peut penser sans
impiété : mais au contraire, l'homme de désirs, à qui aussi ses désirs
ardents obtiennent la révélation du temps précis du mystère (4). L'auteur, qui
ne peut trouver en
1 Max., p. 60. — 2 Psal. XXXVII, 10. — 3
Ibid., 23. — 4 Dan., IX, 16, etc., 23.
429
aucun endroit son indifférence du salut, inouïe parmi les
saints, est si prévenu en sa faveur, qu'il croit la trouver partout.
« Il n'y a plus pour cette âme
qu'un seul nécessaire (1) ; » c'est-à-dire , comme on l'avait expliqué deux
lignes auparavant, « qu'elle n'a plus besoin de rassembler des motifs intéressés
sur chaque vertu pour son propre intérêt ; » ce qu'on soutient d'un passage de
saint François de Sales, où il dit « qu'il faut que l'amour soit bien puissant,
puisqu'il se soutient lui seul sans être appuyé d'aucun plaisir ni d'aucune
prétention (2). » Nous avons vu que le passage de ce saint auteur est pris à
contre-sens; nous remarquerons ici qu'il est employé pour ôter aux âmes
parfaites toute prétention, c'est-à-dire toute vue de son salut, tout le motif
de l'espérance chrétienne : c'est à quoi on rapporte le seul nécessaire que
Jésus-Christ a proposé aux sœurs de Lazare (3).
Voici une étrange interprétation
: Le seul nécessaire, n'est pas dit par opposition à la multiplicité de désirs
vains et corrompus que nous inspire la triple concupiscence, où saint Jean a
renfermé tout l'esprit du monde (4) : il est dit encore par opposition au motif
de l'espérance chrétienne : il n'est pas permis aux parfaits de se servir de ce
motif pour s'exciter à aimer et à servir Dieu. Moïse et David allègues par le
concile de Trente, comme ayant besoin de s'exciter par ce motif, sont sortis de
cette unité, se sont écartés du seul nécessaire : lequel des saints l'a jamais
pensé, et où Jésus-Christ a-t-il marqué ce sens? Mais il fallait bien en cet
endroit, comme en tant d'autres, dire quelque chose en faveur des nouveaux
mystiques, et de l'auteur du Moyen court, où nous avons trouvé et repris cet
abus des paroles de l'Evangile (5).
1 Max., p. 167. — 2 P. 168. — 3 Luc., X, 41. — 4 I
Joan.,II, 16. — 5 Instr. sur les Etats d’Or., liv. III, n. 13.
430
« Vous êtes morts : La
mort spirituelle n'est que l'entière purification ou désintéressement de l'amour
(1) ; » c'est-à-dire que c'est la mort des prétentions, comme on voulait tout à
l'heure le faire dire à saint François de Sales, et du motif de l'espérance. On
oublie donc que saint Paul ajoute à ces mots, « Vous êtes morts; et votre vie
est cachée en Dieu avec Jésus-Christ : quand Jésus-Christ , qui est votre vie,
paraîtra, alors vous paraîtrez en gloire avec lui (2). » Et après cela on voudra
nous faire accroire que saint Paul, en disant : Vous êtes morts, nous
veut séparer du motif de l'espérance chrétienne?
Saint Paul venait de parler de
la résurrection spirituelle, en disant : « Si vous êtes ressuscites avec
Jésus-Christ, cherchez ce qui est en haut, où est Jésus-Christ à la droite de
son Père (3); » ce qui est sans doute l'exercice des parfaits, qui désirent,
comme on vient de voir, d'être unis avec Jésus-Christ dans sa gloire. Mais
l'auteur ajoute à saint Paul que « la résurrection spirituelle n'est que
l'habitude du pur amour (4), » d'où l'on sépare tous les autres motifs chrétiens
: remarquez, elle n'est que cela, et tout le reste n'agit plus en nous.
Tous ces passages, et en général
tous ceux que l'auteur produit, regardent tous les justes; et on ne peut les
déterminer à des états particuliers, ou les restreindre aux seuls parfaits, sans
les détourner de leur sens naturel. C'est, cependant ce que l'auteur fait
partout, et il n'en faut pas davantage pour détruire toutes ses interprétations
pour son prétendu pur amour, qu'il élève dans son cinquième degré sur la ruine
de l'espérance, et de son motif: car au reste le pur amour de la charité demeure
toujours
1 Maxim., p. 228. — 2 Col., III,
3,4. — 3 Ibid., I. — 4 Max., p. 229.
431
inébranlable, et nous avons souvent repris l'auteur de
l'avoir fait mercenaire.
Il applique encore à son pur
amour ces passages de saint Paul, « que toutes vos actions se fassent en
charité, » et les autres de même nature, qu'il cite en ce lieu (1): mais c'est
en vain qu'on veut les restreindre au seul état des parfaits : ils regardent
tous les chrétiens, et ainsi on n'en peut conclure l'exclusion des motifs de
l'espérance qui est commune à tous les états.
J'en dis autant de celui-ci (2),
« où l’âme (parfaite) dit en simplicité après saint Paul : Je vis, non plus moi,
mais Jésus-Christ en moi ; » et : « Jésus-Christ se manifeste dans sa chair
mortelle; » ce que saint Paul répète à toutes les pages, et toujours pour
conclure que sa mort paraît en nous, afin que sa résurrection y paroisse aussi :
mais la nouvelle théologie nous veut faire accroire que l'amour de Jésus-Christ
absorbe cette idée, et ne lui laisse dans les parfaits aucune action. Pour ces
mots : Je vis, non plus moi (3), voudrait-on que le moi auquel on ne vit
plus, fût le moi qui cherche à posséder Jésus-Christ, et qui dit : «
Jésus-Christ est ma vie, et ce m'est un gain de mourir pour être avec
Jésus-Christ (4)? » C'est le gain qu'il cherche, et il a toujours en vue ce cher
intérêt: il est suivi par tous les martyrs. Saint Ignace allant au supplice,
avec un amour que rien ne surpassait, ne laissait pas de dire : « Pardonnez-moi,
mes enfants, je sais ce qui m'est utile : » et c'était là une utilité dont il ne
voulait jamais se désintéresser.
Mais le plus grand abus qu'on
ait jamais fait de l'Evangile est dans ces paroles : « La sainte indifférence
devient l'abandon, c'est-à-dire que l’âme désintéressée s'abandonne totalement
et sans réserve à Dieu pour tout ce qui regarde son intérêt propre (5); »
et
1 Maxim., p. 179. — 2 P. 232. — 3 Gal., II,
20. — 4 Phil., I, 21, 23. — 5 Max., p. 72.
432
pour ne laisser aucun doute, on ajoute, même éternel
(1) ce qui ne peut être que le salut, puisque l'auteur nous apprend à le
regarder comme le plus grand de nos intérêts (2)» : là même, « cet
abandon n'est autre chose que l'abnégation de soi-même, que Jésus-Christ nous
demande dans l'Evangile... pour l'intérêt propre (3).» Ainsi par le
précepte de l'abnégation, l'intention de Jésus-Christ serait en nous portant à
la prétendue sainte indifférence, de nous faire renoncer au motif de
l'espérance chrétienne, qui sans doute est notre avantage et notre intérêt
éternel. Qu'on nous montre un seul auteur qui l'ait jamais entendu de cette
sorte; et si l'on n'en peut montrer aucun, qu'on reconnaisse qu'on interprète
l'Ecriture sainte contre la règle du concile de Trente (4) et la profession de
foi des Catholiques.
Pour l'entendre plus clairement,
faisons l'analyse des propositions de l'auteur. Il nous dit que par l'abandon,
l'on ne voit plus « aucune ressource ni aucune espérance pour son intérêt
propre, même éternel (5); » ce qui comprend le salut, puisqu'il n'y a point
d'autre intérêt éternel que celui-là.
Qu'ainsi ne soit, il est clair
par toute la suite de la doctrine de l'auteur, qu'il veut élever les parfaits
au-dessus de leur bonheur propre, même comme subordonné à la gloire de
Dieu (6), puisqu'on le recherchant de cette sorte, on demeurerait dans le
quatrième degré, et que l'auteur ne tend dans son livre qu'à nous en proposer un
cinquième, où libre de tout motif intéressé de crainte ou d'espérance,
on exerce le pur amour ou la parfaite charité (7). Or cet abandon est
condamné par ces paroles de saint Pierre. Rejetant en lui toute votre
sollicitude, parce qu'il a soin de vous (8); où cet Apôtre nous donne pour
motif de notre abandon, non point une volonté de renoncer à tout avantage ; mais
au contraire cet inébranlable fondement, que Dieu a soin de nous, où tout
avantage est compris.
1 Max., p. 73. — 2 P. 46. — 3 P. 72, 73, 107. — 4
Sess. IV. — 5 Max., p. 73 — 6 P. 8, 9.— 7 P. 15.— 8 1 Petr., V, 7. Voy.
Instr. sur les Etats d'Or., liv. X, n. 18.
433
L'explication du renoncement que
nous propose l'auteur avec tous les mystiques, n'est pas seulement contraire aux
autres paroles expresses de l'Ecriture, mais encore au propre commandement de
l'abnégation, où Jésus-Christ expliquant son intention, ajoute à ces mots,
qu'il se renonce soi-même : « Celui qui perd son âme, la trouvera : que sert
à l'homme de gagner le monde, s'il perd son âme? Le Fils de l'homme viendra pour
rendre à chacun selon ses œuvres (1). » Ce qui montre que son intention est
qu'on veuille gagner son âme ; en sorte que le salut nous est proposé comme un
motif qui nous presse à ce nécessaire renoncement, loin de nous en éloigner.
Mais si selon la nouvelle interprétation renoncera soi-même, c'est renoncer au
motif de son intérêt éternel, qui n'est autre que son salut, la première moitié
de la sentence de Jésus-Christ nous fait renoncer à la seconde.
Jésus-Christ explique ailleurs
tout ce qu'il faut renoncer en renonçant à soi-même : « Il faut, dit-il,
abandonner sa maison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, sa femme, ses
enfants, ses terres (2); » et il n'a rien oublié, sinon qu'il fallait encore
renoncer au centuple qu'il nous promet avec la vie éternelle, pour
avoir renoncé à toutes ces choses, et encore à son âme propre, comme il
l'explique en un autre endroit (3), c'est-à-dire à ses sens, à sa convoitise, et
enfin à tout ce qui fait une vie humaine.
Ce qui rend l'interprétation
plus insoutenable, c'est qu'elle se contredit elle-même. Le précepte du
renoncement est conçu en ces termes : « Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il
renonce à soi-même (4): » c'est donc une obligation qu'il impose sans exception
1 Matth., XVI,24, Luc.,
IX, 23. — 2 Matth., XIX,29. — 3 Luc., XIV,26. — 4 Matth., XXI, 21.
434
à tous ses disciples : et il la confirme en ajoutant que
celui gui veut sauver son âme, la perd; ce qui ne fait qu'expliquer en
d'autres termes le renoncement commandé, et l'établir sous peine de perdre
son âme, qui est la marque la plus certaine du commandement absolu. C'est en
vertu de cette parole de Jésus-Christ qu'on prétend que nous devons faire
l'abnégation de notre intérêt propre, même éternel, ce qui est appelé
ailleurs la propriété du second rang; c'est-à-dire la propriété qui n'est point
un péché véniel, ni même absolument une imperfection (1) : ainsi ce qui répugne
au commandement exprès de Jésus-Christ, loin d'être un péché du moins
véniel, n'est pas même une imperfection dans le commun des fidèles,
mais seulement pour les âmes actuellement attirées pur lu grâce au parfait
désintéressement.
Il est vrai que pour éluder
l'autorité du commandement de Jésus-Christ, l'auteur se sert d'un terme ambigu;
et qu'au lieu de dire simplement que Jésus-Christ commande cette
abnégation, il croit se sauver en disant qu'il la demande (2) : comme si
ce qu'il demande sous les conditions que nous avons remarquées, pouvait jamais
être autre chose qu'un commandement précis; ou que pour établir le nouveau
système, il fût permis d'inventer tout ce qu'on voudra.
Il est bien aisé, quand on est
pressé par des vérités manifestes, d'en revenir à dire toujours qu'on ne nous
entend pas; car cela même c'est ce qu'on entend encore moins : et rien n'est
plus inintelligible que de mettre la perfection à n'être plus touché des saints
motifs que le Saint-Esprit propose dans son Ecriture à tons les justes.
Je ne vois ici que deux réponses
: l'une, en avouant qu'à la vérité tous les passages qu'on allègue en faveur de
l'état parfait conviennent en effet à tous les justes, et que ce qui donne lieu
à les attribuer particulièrement aux parfaits, c'est qu'ils les observent d'une
façon particulière ; mais si par une façon particulière on entend qu'ils
les observent dans un degré de perfection
1 Max. des SS., p. 133, 134. — 2 P. 72.
435
plus éminent, j'en conviens, et ce n'est rien dire: mais si
l'on entend avec l'auteur l'exclusion du motif commun de la récompense
éternelle, c'est précisément l'erreur qu'il faut détruire.
L'autre réponse, est de dire
qu'on prétend seulement exclure Le salut comme voulu de l'homme et pour son
bien, mais non pas comme voulu de Dieu dans son ordre et pour sa gloire. Mais
c'est là en effet précisément ce que nous n'entendons pas, qu'on entreprenne de
séparer de la volonté de Dieu les saintes volontés qu'il nous inspire et qu'il
nous commande, qui sont celles de notre éternelle félicité, dont lui-même il
fait le fond : nous n'entendons pas, encore un coup, qu'on entreprenne de
séparer la gloire de Dieu d'avec notre bien, pendant qu'il a révélé dans toute
son Ecriture, qu'il met sa gloire à nous bien faire : il veut s'intéresser à
notre salut, puisqu'il y met sa grande gloire; il veut nous intéresser à sa
grande gloire, puisqu'il la met dans notre salut. Nous louons Dieu dans cet
esprit, et nous n'augmentons sa gloire qu'en profitant de ses grâces.
C'est ce que saint Grégoire de
Nazianze, un si sublime contemplatif, a exprimé par ces paroles : « Quand les
anges louent Dieu, dit ce grand homme, ce n'est pas afin que par leurs louanges
il lui arrive quelque bien, à lui qui est plein et qui est la source de tout ;
mais c'est afin que la nature angélique, qui est la première après Dieu, ne soit
point privée de ses bienfaits (1) : » c'est là qu'il faut mettre la gloire de
Dieu : aimer ses bienfaits en nous, c'est aimer sa gloire ; c'est l'aimer
souverainement que d'aimer l'état bienheureux où notre amour sera immuable. Ce
qui fait dire encore au même saint (2) : « Embrassons le Verbe par les plus
étroits embrassements ; et pour tout bien, désirons de posséder Dieu, qui est le
bien perpétuel et qui est le nôtre : » ne séparons pas ce qu'il a uni dans toute
son Ecriture, et ne cessons de joindre sa gloire à notre bonheur.
1 Orat. XXXIV. — 2 Epist. LVII.
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