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SECTION III. Le dénouement de l'auteur détruit par ses propres termes.
XI. — Notion de l'intérêt propre éternel; ce que c'est selon l'auteur.
XII. — Que cette notion convainc l'auteur d'avoir enseigné le désespoir.
XIII. — Suite de la même démonstration.
XIV. — Il demeure clair, par les paroles de l'auteur, que le sacrifice absolu
est celui du salut.
XV. — Que le sacrifice absolu et le sacrifice conditionnel ont et n'ont pas le
même objet : contradiction manifeste de l'auteur.
XVI. — Que la persuasion invincible que l'auteur voulait attribuer à
l'imagination, selon lui en propres termes est dans la raison.
XVII. — Le livre de l’Instruction sur les Etats d'Oraison mal objecté.
XVIII. — Vaine réponse, et suite de contradictions.
XIX. — La juste condamnation où l'on acquiesce, n'est autre chose que l'enfer.
XX. — Autre démonstration , par les paroles de l’Instruction pastorale.
XXI. — Job mal allégué.
XXII. — Objection et réponse par les termes de l'auteur.
XXIII. — Que toutes les excuses de l'auteur se contredisent elles-mêmes.
XXIV. — Que ce n'est point une excuse, de se défendre en disant : Je me serais
contredit: quand il est clair qu'où se contredit eu effet.
XXV. — Dernier refuge de l'auteur : l'illusion des expériences : il en faut
juger par la règle de la foi.
XXVI. — Que l'auteur oppose en vain à M. de Meaux l'exemple de la Mère Marie de
l'Incarnation.
XXVII. — Erreur sur les volontés inconnues : contradictions de l'auteur.
XXVIII. — Exclusion du désir du salut.
XXIX. — Si les propositions exclusives du salut sont de S. François de Sales.
XXX. — Discussion nécessaire sur les Entretiens de ce Saint, et sur les éditions
différentes de ce livre.
XXXI. — Que ces propositions faussement attribuées à S. François de Sales sont
insoutenables en elles-mêmes.
SECTION IV. Où l'on détruit le dénouement de l'auteur par les principes qu'il
pose.
XXXII. — Explication des principes de l'Ecole sur l'intérêt propre.
XXXIII. — Distinction de S. Anselme, soutenue de S. Bernard, et suivie de Scot
et de son école, entre la justice et l'intérêt sous lequel est comprise la
béatitude.
XXXIV. — Sentiment conforme de Suarez, et du commun de l'Ecole.
XXXV. — Sentiment de Sylvius souvent cité par l'auteur.
XXXVI. — Sentiment de S. Bonaventure rapporté par le même Sylvius.
XXXVII. — Conclusion de Sylvius: La charité toujours
désintéressée par l'autorité expresse de S. Paul.
XXXVIII. — Raison de cette doctrine de l'Ecole : principe de conciliation entra
toutes les expressions des docteurs sacrés.
XXXIX. — Idées de l'Ecole conformes à S. Paul.
XL. — Sentiment conforme de S. François de Sales.
XLI. — Que l'auteur a suivi ces idées de l'Ecole dans les Maximes des Saints.
XLII. — Suite des principes de l'auteur.
XLIII. — Comment on a été forcé d'abandonner, dans l'Instruction pastorale,
ces idées des Maximes des Saints.
XLIV. — Equivoques inévitables et vaines distinctions du français et du latin
sur l'intérêt propre.
XLV. — Mêmes équivoques sur le terme motif.
XLVI. — Erreur de l'auteur sur la béatitude, établie, détruite, et rétablie par
ses principes.
XLVII. — Que la proposition où l'amour de pure concupiscence est mis au rang des
préparations à la justification, est inexcusable selon les principes de
l'auteur.
XLVIII. — Vaines défaites sur la proposition erronée qui attribue au vice de la
cupidité tout ce qui ne vient pas de la charité.
XLIX. — Faux principe pour excuser le trouble involontaire de Jésus-Christ.
L. — Que le trouble involontaire de Jésus-Christ fait partie du système de
l'auteur.
Mais pourquoi entrer dans ces
discussions, puisque l'affaire se peut trancher en un mot? Tout le dénouement de
l'auteur, « c'est, dit-il, qu'il ne s'est jamais servi du terme à l'intérêt
propre que pour signifier ce seul amour naturel de nous-mêmes (2), »
délibéré et imparfait seulement, mais non vicieux : afin qu'on ne pense pas
qu'il parle ainsi par mégarde, il répète en un autre lieu qu'il n'a jamais
pris qu'au même sens ce terme d'intérêt en y ajoutant celui de propre (3).
Mais contre un fait si précisément articulé, je trouve ces mots exprès dans
l'Explication des Maximes des Saints : « Les épreuves extrêmes où cet abandon
doit être exercé, sont les tentations par lesquelles Dieu jaloux veut purifier
l'amour, en ne lui faisant voir aucune ressource ni aucune espérance pour son
intérêt propre même éternel (4). » Voilà sans doute le terme de propre
bien précisément uni à celui d'intérêt : or est-il que l'intérêt propre
ne signifie pas en ce lieu cet amour naturel, délibéré, imparfait, et non
vicieux, qui ne peut jamais être éternel : qui ne se trouve point, du moins
ordinairement, dans les parfaits de cette vie, loin qu'il se puisse trouver dans
l'éternité. Je lis encore dans un autre endroit, que dans les dernières épreuves
« on fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l'éternité (5).
» Ce qu'on sacrifie pour l'éternité doit pouvoir être éternel : on sacrifie l'intérêt
propre pour l'éternité; donc l'intérêt propre est éternel ; et ce
n'est pas cet amour délibéré, naturel, imparfait et non vicieux, qui ne peut
être que dans le temps.
1 I Joan., IV, 18. — 2 Instr.
past., n. 3. — 3 Ibid., n. 10. — 4 Max. des SS., p. 73. — 5
Ibid., p. 90.
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Ainsi tout ce qu'on nous dit de la notion de l'intérêt
propre, qui n'est jamais employé que pour cet amour naturel, est faux
manifestement, et en deux mots, tout le dénouement de l’Instruction pastorale
s'en va en fumée.
Mais il faut passer plus avant,
et de peur qu'on ne nous réponde qu'après tout, quelle que soit cette erreur, on
ne s'est trompé que dans les mots : voici la démonstration qui fait voir que la
question est vidée au fond dans le point le plus important, qui est celui du
désespoir parmi les épreuves. L'intérêt propre éternel ne peut être que
le salut, tout autre intérêt étant temporel et passager ; or est-il que les
dernières épreuves ne laissent aux saints et aux parfaits aucune ressource,
aucune espérance, pour leur intérêt propre éternel (1), qui est le salut;
ils n'ont donc aucune espérance de leur salut, et ne voient aucune ressource à
la perte qu'ils croient en avoir faite : ils sont donc dans ce désespoir que
l'auteur appelle impie (2), et il ne faut que joindre son livre avec son
Instruction pastorale pour ne lui laisser à lui-même aucune ressource.
Qu'ainsi ne soit, écoutons
d'abord ce qui est dit dans L’Instruction pastorale : « Si on entendait par
intérêt le souverain bien, le sacrifice absolu de l'intérêt serait un acte de
vrai désespoir, et le comble de l'impiété (3). » Or est-il que c'est cela qu'on
entend dans les Maximes des Saints, puisqu'on ôte toute ressource et
toute espérance pour l’intérêt propre éternel (4), qui ne peut être que
le salut. Le sacrifice absolu que l'on y fait, est celui de l'intérêt
propre pour l'éternité (5), qui n'est encore que le salut même. Donc par le
résultat manifeste et inévitable des deux livres, le
1 Max. des SS., p. 73. — 2 Instr. past., n.
10 et 20; p. 18, 59, 92, etc. — 3 Ibid., n. 10. — 4 Max., p. 73. —
5 Max , p. 90.
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sacrifice absolu du premier est un acte de vrai désespoir,
et le comble de l'impiété.
Ainsi ( car il le faut dire à
peine de trahir la vérité , ainsi, dis-je, le château de verre plus fragile que
brillant, que l'auteur construit avec tant d'art dans son Instruction
pastorale, est mis en poudre. Il s'agit de sortir de l'embarras du
sacrifice absolu et de l'acquiescement simple à sa juste condamnation
; l'auteur suppose pour cela qu'il y a un sacrifice conditionnel, et qu'il y a
aussi un sacrifice absolu. Car, dit-il, dans l’état ordinaire les âmes
éminentes peuvent faire à Dieu ( par supposition impossible ) un
sacrifice conditionnel sur leur béatitude éternelle ; c'est le sacrifice
qu'il attribue à Moïse, à saint Paul et au gnostique ou parfait contemplatif
de saint Clément d'Alexandrie. Mais il ajoute qu'il y a outre cela « le cas
unique des plus extrêmes épreuves, où l'on ne parle plus dans les termes
conditionnels, mais dans une forme absolue : on ne dit plus : Je voudrais; mais
on dit : Je veux (1).» C'est ce sacrifice absolu qu'on a prétendu attribuer à
saint François de Sales et à quelques autres. Sur cette distinction l'on
construit ce raisonnement : « Dans le premier cas où le sacrifice n'était que
conditionnel, il regardait réellement ce que les théologiens appellent la
béatitude formelle ou créée, en tant que séparée de l'amour divin. » Passons
tout cela, quoique faux, puisque jamais les théologiens n'ont seulement songé à
séparer la béatitude formelle de l'amour divin : passons néanmoins, encore un
coup, et voyons où l'auteur en veut venir. « Mais, ajoute-t-il, dans le second
cas, où les termes ont une forme absolue, le sacrifice ne tombe plus sur la
béatitude même créée. » Sur quoi donc? Voici l'illusion : « Il ne tombe que sur
l'intérêt propre pour l’éternité. » Mais l’intérêt propre pour
l'éternité, qu'est-ce autre chose en d'autres termes que l'intérêt propre
éternel ; et encore, en d'autres termes, que le salut qui n'a point de fin?
Ainsi ce sacrifice absolu
1 Inst. past., n. 10.
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qui ne tombe plus sur la béatitude créée et éternelle, y
retombe sous l'autre titre d'intérêt propre éternel, ou d'intérêt
propre pour l'éternité ; et le sacrifice absolu qu'on voudrait sauver
redevient impie, puisque c'est, malgré qu'on en ait, le sacrifice du salut, que
l'auteur lui-même reconnaît pour tel.
C'était en effet une étrange
illusion que celle-ci : Que le sacrifice conditionnel et le sacrifice absolu
tombent, et ne tombent pas sur deux objets différents : d'un côté, ces objets
sont différons par la définition qu'on vient d'entendre : d'autre côté, le
sacrifice conditionnel bien certainement tombe sur le salut, et l'auteur
l'avoue. « On dit, ce sont ses paroles : Mon Dieu, si vous me vouliez condamner
aux peines éternelles de l'enfer, je ne vous en aimerais pas moins (1). » Par
ces termes, ce qu'on sacrifie et à quoi l'on se soumet pour l'amour de Dieu,
c'est l'enfer même : cela n'est que conditionnel, et l'auteur voit bien que
rendre absolu un tel sacrifice, ce serait absolument introduire le renoncement
au salut : à quelque prix que ce soit, il faut détourner une si funeste pensée ;
mais comment faire ? Quand on a voulu expliquer le sacrifice absolu, on en a
posé le fondement sur la croyance certaine que le cas impossible devenait
réel (2), et que la perte du salut était effective : ainsi les deux
sacrifices, le conditionnel et l'absolu ont le même objet ; c'est de part et
d'autre le salut que l'on sacrifie : voilà ce qu'il faudrait dire, à parler
naturellement ; on ne le peut, on ne l'ose : il suivrait de là trop clairement,
que le salut éternel serait l'objet du sacrifice absolu comme du conditionnel.
Il ne faut donc pas s'étonner si ce qu'on dit est insoutenable et
contradictoire.
1 Max. des SS., p. 87. — 2 Max. des SS., p.
90.
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Mais ce qu'avance l'auteur sur
la juste réprobation et condamnation, n'est pas moins étrange : dans ce
funeste acquiescement à sa condamnation, « l’âme est invinciblement persuadée
qu'elle est réprouvée de Dieu (1) : » c'est ce que porte le livre en termes
formels; la conviction qu'elle en a est invincible (2). L'auteur a
senti que de telles propositions faisaient horreur aux fidèles ; il tourne tout
court dans l’Instruction pastorale, et ce qui était persuasion et
conviction invincible, n'est plus qu'imagination : « Ces âmes, dit-on, ne
croient pas, elles s'imaginent seulement être contraires à Dieu (3). » Un peu
après : « Une âme troublée s'imagine voir Dieu irrité ; » dans la suite : «
L’âme dans l'excès de la peine s'imagine être coupable. » Ainsi dans le nouveau
dictionnaire, la persuasion et la conviction ne sont plus un effet
du raisonnement ni de la réflexion : on ne songe pas que cette persuasion
invincible dans les Maximes des Saints (4), est en même temps
réfléchie; et il n'y a personne qui n'entende que ce qui est si bien
réfléchi est plus qu'imaginé : mais si quelqu'un est capable d'en
douter, l’Instruction pastorale va lever le doute. « Ce serait, dit-elle,
être peu instruit que de mettre la partie inférieure dans les réflexions, et la
supérieure dans les actes directs, comme quelques personnes ont cru que je le
voulais faire : la partie inférieure consiste dans l'imagination et dans les
sens : or l'imagination est incapable de réfléchir ; les réflexions sont donc
dans la partie supérieure qui consiste dans l'entendement et dans la volonté
(5). » Cela est précis ; qu'on ait fait tort à l'auteur, puisqu'il le veut, en
lui faisant croire que la réflexion appartient à la partie inférieure : on ne
lui en fait point de croire que la persuasion et conviction invincible,
dont il s'agit, ne soit point un acte de l'imagination, puisqu' évidemment elle
est réfléchie (6), et que l'imagination est incapable de réfléchir
(7). Il arrive donc à l'auteur comme à ceux qui
1 Max. des SS., p. 87. — 2 Ibid., p. 90.—
3 Inst. past., n. 10. — 4 Max. des SS., p. 87.
— 5 Inst. past., n. 15. — 6 Max., p. 87. — 7 Inst. past.,
n. 15.
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bâtissent mal, c'est un ouvrage plâtré, et ce qu'ils
soutiennent d'un côté tombe de l'autre : cette persuasion, cette conviction
qu'il avait tâché d'attribuer à l'imagination, est visiblement dans la raison :
elle est « dans la partie supérieure, qui consiste dans l'entendement et dans la
volonté. » C'est là qu'est le désespoir : or est-il que c'est cela même que
l'auteur trouvait impie ; c'est donc lui-même ( il le faut bien dire ), c'est
lui-même qui s'est convaincu d'impiété.
Mais par le même principe, ce
qu'il dit pour justifier le reste de son discours, se dément soi-même. « Cette
impression involontaire de désespoir est, dit-il, très-différente du désespoir,
M. de Meaux lui-même l'a reconnu (1) : » je l'avoue ; mais il faut tout joindre
: quand cette impression consiste dans un acte réfléchi, qu'elle produit
une persuasion invincible, et pour dire quelque chose de plus fort, une
invincible conviction, c'est un jugement formé et déterminé dans la
raison : l'acquiescement simple qui naît de là n'est autre chose qu'un
consentement au désespoir, et l'on ne dira pas que M. de Meaux ait rien avancé
de semblable.
Il ne sert de rien de répondre
que ce n'est ici selon l'auteur, qu'une persuasion apparente et une espèce de
persuasion (2) : un terme équivoque ne résout pas une objection ; une
contradiction dans les termes la résout encore moins : c'est une preuve, et non
pas un soulagement de l'erreur ; cette persuasion est de l'espèce qui est
invincible. On verra dans l'un des Ecrits de ce recueil (3) que le comble de
l'erreur est dans cette conviction en même temps invincible et apparente
: car c'est par là qu'on s'abîme dans les horreurs de Molinos, qui fait
subsister le vice avec la vertu
1 Max. des SS., p. 90. Instr. past., n. 10.
Instr. sur les Etats d’Or., liv. IX, n. 3. — 1 Max des SS., p. 88,
90. Instr. past., n. 10. — 3 Troisième Ecrit, n. 23.
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posée, et qui dit qu'il n'est qu'apparent, tandis qu'il est
invincible : ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'auteur qui se convainc
lui-même ; je ne fais que prêter à la vérité les expressions qu'elle demande; et
touché, comme saint Paul, de la crainte d'altérer la sainte parole, «je parle
avec sincérité, je parle comme de la part de Dieu, devant Dieu, et en
Jésus-Christ (1). »
Les autres illusions de l'auteur
tombent par ce même coup : l'acquiescement de l’âme à sa juste condamnation
n'est pas, dit-il, l'acquiescement à la réprobation éternelle (2).
Conférons les termes : « L’âme, a-t-il dit, est invinciblement persuadée qu'elle
est justement réprouvée de Dieu (3) ; » c'est à cette persuasion qu'elle
conforme son acquiescement : c'est donc à sa juste réprobation qu'elle
acquiesce, et la juste condamnation où l'on croit être de la part de Dieu (4) ne
peut être autre chose. Poussons encore, et voyons si en représentant la vérité
avec toute l'évidence où elle se montre, nous pourrons lui ramener ceux qui s'en
écartent. C'est de son crime que l’âme est invinciblement persuadée et
convaincue : la juste condamnation du crime, du côté de Dieu, est celle
qui nous condamne à l'enfer ; quand donc on acquiesce à la juste condamnation
où Von croit être du côté de Dieu par son crime, c'est à sa juste damnation,
c'est à la perte éternelle de son salut qu'on acquiesce. Ce sentiment est impie,
de l'aveu de l'auteur; il fait donc acquiescer l’âme à l'impiété : il veut avec
cela qu'elle soit sainte et parfaite ; ainsi il fait compatir l'impiété
non-seulement avec la grâce, mais encore avec la perfection : Molinos n'a rien
dit de plus étrange, et n'a pas ouvert la porte à des conséquences plus
affreuses.
Mais après tout, si ce n'est pas
à sa juste condamnation que l’âme acquiesce, à quoi acquiesce-t-elle ?
Voici ce qu'on nous
1 II Cor., il, 17. — 2 Instr. past., n. 10. —
3 Max. des SS., p. 87. — 4 Ibid., p. 91.
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répond : « Cette condamnation juste n'est que l'opposition
de Dieu au péché, et la colère de Dieu dont tout pécheur doit porter la juste
impression (1) ; » je le veux ; mais c'est de là même qu'il faut conclure qu'on
acquiesce à la juste et implacable colère de Dieu contre les pécheurs et contre
soi-même, puisqu'on se croit de leur nombre par une conviction réfléchie autant
qu'invincible. Or qu'est-ce que la damnation, si ce n'est cette opposition
éternelle de la justice divine avec le péché dans une âme justement réprouvée,
ou qui se croit telle invinciblement, et avec une réflexion aidée de l'avis de
son directeur ? C'est donc en vain qu'on tournoie ; il en faut venir à
reconnaître le consentement à sa perte.
Après tant d'erreurs manifestes,
on allègue pour les soutenir l'exemple de Job. Il est vrai, dit-on, qu'il
portait « une impression de désespoir : mais confondre l'impression de désespoir
avec le désespoir, ce serait confondre l'imagination avec la volonté, et la
tentation avec le péché (2). » Je reçois la distinction ; mais non pas qu'on
donne pour un acte de l'imagination, ce qui étant réfléchi ne peut appartenir
selon l'auteur qu'à la partie supérieure : je consens que cette impression que
Job représente ne soit qu'une tentation ; mais de dire en même temps avec notre
auteur que la persuasion et la conviction, c'est-à-dire le consentement à la
tentation, soit invincible, et que Job ait pu le penser, c'est faire de ce
prophète un blasphémateur à l'exemple de Molinos, qui, dans sa XLIVe proposition
condamnée par la bulle d'Innocent XI, a dit : Job a blasphémé; c'est
contredire l'Apôtre, qui prononce en termes formels, que Dieu ne permet pas
que les fidèles soient tentés pardessus leurs forces (3) : c'est rejeter les
conciles, qui ont décidé que Dieu ne commande pas l'impossible; ainsi il n'y a
rien de plus opposé que Job, et ces âmes prétendues parfaites, qu'on nous
représente dans l'impuissance de résister à la tentation du désespoir.
1 Instr. past., n. 10.— 2 Ibid.,
n. 10. — 3 I Cor., X, 13.
195
Mais, dit-on, il est porté
expressément, dans cet endroit-là, que ce qu'on sacrifie est l'intérêt propre
(1) : oui, l'intérêt propre éternel ; l'intérêt propre pour
l'éternité : ce n'est donc pas cet intérêt propre qui ne peut avoir lieu
que dans cette vie : ce n'est point cet intérêt propre qu'on a défini un
amour naturel et délibéré de soi-même (2) ; ce n'est, dis-je, pas cet intérêt
propre, quoi que puisse dire l'auteur, que l'on sacrifie en termes absolus
(3). Car il ne faudrait pas faire tant de façons à sacrifier un acte qui est
libre, délibéré, et cependant le dernier obstacle à la perfection. C'est donner
un mauvais conseil à un directeur que de vouloir lui persuader, comme on fait
dans l'Instruction pastorale (4), d'attendre, pour inspirer ou permettre
un acte si juste, une extrême nécessité : il ne faut point travailler avec
l'auteur à rendre cet acte si rare et si précautionné ; au contraire on
ne peut trop tôt en enseigner la pratique, puisqu'elle n'a rien de suspect ni de
dangereux, ni trop tôt y pousser une âme sainte, telle qu'est celle qu'on
suppose dans ces épreuves.
Mais j'ai dit, nous répond
l'auteur, dans le même endroit « d'où l'on tire cette objection, que le
directeur ne doit jamais ni permettre ni conseiller de croire positivement par
une persuasion libre et volontaire, qu'elle est réprouvée, et qu'elle ne doit
plus désirer les promesses par un désir désintéressé (5); » et cette doctrine se
confirme dans l'article faux. Il y a du vrai et du faux dans cette réponse. Il
est vrai que fauteur a dit qu'on ne doit « ni permettre ni conseiller de croire
positivement par une persuasion libre et volontaire, qu'on est réprouvé (6) : »
mais il n'a pas dit de même qu'on ne doit ni permettre ni conseiller «de le
croire
1 Max. des SS , p. 73, 90. — 2
Instr. past., n. 3. — 3 Ibid., n. 10. — 4 Ibid. — 5 Max.
des SS., p. 92. — 6 Instr. past., n. 10.
196
positivement par une persuasion invincible et involontaire.
» Si l'on dit qu'une permission de cette nature ne tombe pas sous le conseil, il
est vrai en soi ; mais quand cette invincible persuasion est réfléchie :
quand dès là, par les propres termes de l’Instruction pastorale, c'est
une conviction et un jugement de la raison : quand on permet d'agir, de
sacrifier, d'acquiescer en conformité et sur ce seul fondement ; n'est-ce pas là
approuver cette invincible conviction jusque dans la partie supérieure, qu'on
livre par ce moyen clairement au désespoir ?
Si l'auteur pense qu'on puisse
accorder toutes les parties de sa doctrine, il est visible qu'il se trompe : et
s'il ne peut accorder deux choses qu'il a prononcées toutes deux si clairement,
qu'il cesse d'exiger de nous, comme il fait dans son Instruction pastorale
(1), le soin de le concilier parfaitement avec lui-même, puisqu'on voit que
l'entreprise en est impossible, et ne peut être tentée que vainement.
Une chose du moins est bien
assurée, c'est qu'encore qu'il désavoue les conséquences affreuses de cette
doctrine, elles ne laissent pas d'être démontrées dans notre écrit intitulé
Summa doctrinœ (2), et dans le Troisième Ecrit de ce recueil (3), où
je renvoie le lecteur ; et s'il n'en demeure pas convaincu, je consens qu'il
n'ajoute plus aucune foi à ma parole.
Mais il n'est que trop véritable
que tout ce système se dément lui-même par cent endroits, et qu'il ne reste de
solution à l'auteur que celle-ci, où il met enfin son dernier recours : « Il
n'est pas question de dire que ces choses sont délicates, subtiles et
1 Instr. Past., n. 10. — 2 Summa doct., n. 3,
etc. — 3 Trois. Ecrit, n. 23.
197
difficiles à démêler; le fait est qu'elles sont, et qu'il
faut les révérer sans les bien comprendre, puisque les saints attestent qu'ils
les ont éprouvées (1). » C'est là prendre pour dernier refuge la source des
illusions ; et si après avoir attribué aux âmes saintes des actes, des
sentiments, des sacrifices et des acquiescements directement opposés aux
principes de la foi, on croit, quand on n'en peut plus, se sauver en disant
toujours qu'on n'est pas entendu, et qu'enfin on en appelle aux expériences, ces
expériences sont fausses, elles sont contraires à la règle de la foi ; il n'est
pas vrai que les saints attestent qu'ils les ont senties, et le Troisième
Ecrit de ce recueil démontre (2) que cela n'est pas ni ne peut être.
Il est vrai qu'en citant Gerson,
et sans qu'il fût question de ces prétendues expériences, l'auteur leur prépare
un soutien en disant que ce pieux docteur « a défendu la vie mystique , jusqu'à
assurer que ceux qui n'en ont pas l'expérience, n'en peuvent non plus juger
qu'un aveugle des couleurs (3). » Il devait du moins excepter les pasteurs dont
il avait dit dans son livre (4), « qu'ils ont une grâce spéciale pour conduire
sans exception toutes les brebis du troupeau. » S'ils sont véritablement par
leur charge et leur mission, indépendamment des expériences particulières,
les dépositaires de la saine doctrine (5), il ne fallait point avancer que
sans l'expérience de la vie mystique, on est un aveugle qui veut juger des
couleurs : ni, en alléguant Gerson, taire les endroits où ce pieux docteur
combat l'erreur de ceux qui, pour se soustraire au jugement de l'Ecole,
renvoient tout le jugement à l'expérience : nous avions marqué un assez grand
nombre de ces endroits dans notre préface du livre de l’ Oraison (6), et
nous pourrions y en ajouter beaucoup d'autres. Quoi qu'il en soit, et en
avouant, comme incontestable, que l'expérience donne des secours qu'on ne peut
guère tirer d'ailleurs dans la conduite, il demeurera pour certain que le
discernement du point de foi est dans les docteurs indépendamment des
expériences, puisqu'elles peuvent n'être autre chose que des illusions. Ainsi
les nouveaux
1 Instr. past., n. 10. — 2 Trois. Ecrit.,
Quest. import., n. 4, etc. — 3 Instr. past., n 20, p. 60. — 4 Max. des
SS., art. 43, p. 259. — 5 Instr. past., p. 105. — 6 Instr. sur
les Etats d'Or., Préf., n. 3 et 4.
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mystiques ne doivent pas espérer qu'on révère tout ce
qu'ils nous vantent jusqu'à leurs désespoirs , puisqu'ils seront toujours,
malgré qu'ils en aient, jugés par ceux qui écoutent l'Ecriture et la tradition,
sans qu'on puisse décliner leur jugement, sous prétexte qu'ils n'auraient point
par eux-mêmes, ou qu'ils ne vanteraient pas certaines expériences qu'on fait
trop valoir.
Il est vrai encore ce que dit
l'auteur (1), que « M. l'Evêque de Meaux assure que la Mère Marie de
l'Incarnation dans une vive impression de l'inexorable justice de Dieu, se
condamnait à une éternité de peines, et s'y offrait elle-même, afin que la
justice de Dieu fût satisfaite (2). » En rapportant ce passage, il ne fallait
pas oublier que j'ai mis cet acte parmi les suppositions impossibles, qui se
réduisent enfin à une simple velléité, et jamais à une volonté absolue. C'est ce
que j'ai si souvent expliqué, qu'on pouvait m'épargner la peine de le répéter,
et surtout il ne fallait pas se servir de cet exemple pour me faire admettre
avec l'auteur le sacrifice absolu, et le simple acquiescement à sa juste
réprobation et condamnation, dont je n'ai jamais parlé qu'avec horreur.
Après cela, sans examiner
davantage si l'auteur est bien d'accord avec lui-même dans ses articles vrais ou
faux, il ne peut plus excuser « ses désirs généraux sur toutes les volontés de
Dieu que nous ne connaissons pas (3). » Il se trompe s'il croit se sauver en
disant, « que la volonté de permission n'est jamais notre règle (4) » Car le
décret de la damnation des particuliers, qui est positif après la prévision de
l'impénitence finale, n'en sera pas moins compris parmi les volontés inconnues,
pour lesquelles on
1 Instr. past., n. 10. — 2 Instr. sur les Etats
d’Or., liv. IX, n. 3.— 3 Max. des SS., p. 61. — 4 Instr. past.,
n. 3. Max. des SS., p. 151.
199
nous inspire des désirs. Et sans examiner davantage toutes
les excuses qu'apporte l'auteur à une proposition si étrange et si inouïe, il
suffit qu'elles soient détruites par les effets, puisqu'on voit les âmes
parfaites acquiescer effectivement à leur damnation et sacrifier leur salut : ce
qui ne peut avoir d'autre fondement qu'une fausse conformité à la volonté de
Dieu, et un zèle aussi faux pour sa justice.
Sans doute , quoi qu'on puisse
dire et de quelque côté qu'on se tourne qui sacrifie, sacrifie volontairement
(1) : qui acquiesce, veut acquiescer : qui consent à la juste condamnation d'un
criminel qui se croit invinciblement, avec réflexion, très-justement
réprouvé pour son péché, ne peut consentir à rien moins qu'à sa perte ; et
quelque plainte qu'on fasse qu'on ne peut pas se contredire si follement dans
un même article (2), la chose est claire, et confirme cette inébranlable
vérité, que l'erreur aussi bien que « l'iniquité se dément toujours elle-même :
Mentita est iniquitas sibi (3) »
C'est une proposition également
insoutenable de dire avec l'auteur, « que le désir de la vie éternelle est bon,
mais qu'il ne faut désirer que la volonté de Dieu (4) ; » ou, comme il l'a
tourné ailleurs , « que le désir du salut est bon, mais qu'il est encore plus
parfait de ne rien désirer (5) : » de même que si l'on disait : Il est bon de
dire : Que votre règne arrive ; mais après tout, il s'en faut tenir à
demander que la volonté de Dieu soit faite. De telles propositions
induisent l'exclusion du désir du salut comme nécessaire , ou du moins comme
meilleure aux parfaits (6) : ce que l'auteur rejette maintenant lui-même comme
impie.
Nous n'avons pas besoin
d'examiner si ces deux propositions
1 Ps. LIII, 8. — 2 Instr. past., n. 10. — 3 Ps.
XXVI, 12. — 4 Max. des SS., p. 55. — 5 Ibid., 226. Inst. past.,
p. sans chif. après 80.— 6 Ci-dessus, n. 8.
200
deviennent incensurables, pour ainsi parler, par l'autorité
de saint François de Sales, ni s'il est permis de condamner des propositions des
saints canonisés, du moins dans le mauvais sens qu'y donnerait un auteur :
puisque de ces deux propositions, la dernière bien constamment n'est pas de ce
Saint, et que la première, quoiqu'on la cite de l'édition de Lyon, n'en est non
plus.
Il faut une fois vider, à cette
occasion, la question que nous avons avec l'auteur sur le sujet de saint
François de Sales qu'il cite sans cesse, croyant se mettre à couvert de toute
censure. Voici donc ce qu'il dit sur ce sujet : « Ce dernier passage semblable à
beaucoup d'autres, et celui qui regarde le mérite, ne sont point dans l'édition
de Paris, mais ils sont dans celle de Lyon (1). » On lui nie en premier lieu
qu'il y ait beaucoup de passages semblables, puisqu'il n'en produit aucun
ni dans son livre ni dans son Instruction pastorale, et que j'en ai
produit une infinité de contraires dans l’Instruction sur les états d’Oraison
(2) ; et quant aux éditions des Entretiens, je ferai ces observations : la
première sur celle de Paris, qu'il n'y en a pas pour une seule, mais un
très-grand nombre, et que ce passage ne se trouve en aucune : la seconde
observation est, qu'outre les éditions de Paris ou de Lyon, tant des
Entretiens seulement que des autres éditions où ils sont compris, il ne
fallait pas oublier celle de Toulouse, faite sous les yeux et par les ordres du
grand archevêque Charles de Montchal, sur laquelle aussi les autres éditions qui
comprennent un recueil des œuvres du Saint se sont moulées, et où ce passage
n'est non plus. Ma troisième observation regarde les éditions des Entretiens
faites à Lyon : j'en connais trois de Vincent de Coeursillis, celle de 1629,
celle de 1631 et celle de 1632, qui toutes trois sont semblables ; et la
dernière a servi de modèle à celle de Toulouse. J'ai donc examiné dans celles-là
le passage que l'auteur allègue comme étant d'une édition de
1 Instr. past., ubi sup. — 2 Liv. VIII et IX.
201
Lyon ; mais ni le nombre de l’Entretien , ni celui
des pages marquées à la marge, ni les paroles, ni le sens n'y conviennent :
toutes ces éditions n'ont rien d'approchant, non plus que sept ou huit autres
que j'ai vues. C'est donc à l'auteur à nous produire, s'il veut, son édition de
Lyon des Entretiens semblables aux nôtres, et comme les nôtres donnés
sous l'aveu des filles de Sainte-Marie d'Anessi, où son passage se trouve. Car
il faut encore ici remarquer deux choses : l'une, que, par la préface de ces
saintes religieuses sur ces Entretiens, il est constant qu'ils ont
seulement été recueillis de la bouche de leur saint Instituteur, sans qu'ils
aient jamais passé sous ses yeux : et secondement qu'il y a eu une impression d'Entretiens
sous le nom du saint évêque, si peu dignes de lui, qu'on a été obligé de les
rejeter ; ce qui aussi a porté ces religieuses à donner à leur édition le titre
de Vrais Entretiens du saint évêque de Genève, pour montrer que les
autres n'étaient pas de lui, ni avoués de ses filles : d'où aussi il est arrivé
qu'on les a méprisés au point de ne les insérer jamais dans le recueil de ses
œuvres.
Nous avons donc raison de tenir
pour nul tout ce qu'on pourra nous produire sans l'aveu de ces saintes filles ;
et les propositions dont il s'agit ne se trouvant pas dans leur recueil, elles
sont soumises à la censure, même selon les maximes que l'on voudrait introduire
sur l'autorité des saints canonisés, de quoi nous traiterons plus bas.
J'ai voulu entrer exprès dans
cette petite critique pour deux raisons : l'une, comme j'ai dit, qu'il est
important de connaître à l'œil le peu d'assurance qu'il y a aux citations de
notre auteur, surtout à celles de saint François de Sales dont il fait son fort
: et la seconde, pour empêcher qu'on ne donnât de l'autorité à des propositions
où l'exclusion de tout désir du salut était si formelle, et d'autant plus
dangereuse qu'elle paraissait sous le nom d'un Saint qui n'y a aucune part.
202
Que si maintenant nous regardons
en eux-mêmes ces deux passages de notre auteur contraires au désir du salut (1)
; c'est en vain qu'il y a voulu attacher son prétendu amour naturel, dont
il ne fait nulle mention dans ces endroits de son livre. Il est juste d'entendre
les propositions générales sans restriction, quand elles n'en contiennent point,
ou que la suite ne leur en donne aucune : d'ailleurs, quand on dit que le
désir de la vie éternelle est bon, ce désir qui est bon n'est autre
manifestement que le désir surnaturel : quand donc on ajoute après : Mais il
ne faut désirer que la volonté de Dieu, c'est ce désir surnaturel qu'on veut
exclure : et comme l'on a déjà dit, on veut exclure l’adveniat regnum tuum,
comme une demande des imparfaits, en ne laissant aux prétendus parfaits que le
fiat voluntas. J'en dis autant de l'autre passage : « le désir du salut
est bon, mais il vaut mieux ne désirer que la volonté de Dieu (2). » Ce n'est
point par ce prétendu amour naturel qu'on ne désire que la volonté de Dieu : ce
n'est donc point par ce même amour qu'est conçu le premier désir, qui est celui
du salut ; et visiblement l'amour prétendu naturel n'est ici qu'une illusion.
On trouve la même faute dans un
passage du même saint cité par l'auteur pour exclure toute prétention (3),
c'est-à-dire toute espérance dans le saint amour, et faire qu'il se soutienne de
lui-même. Nous avons traité ce passage dans le Troisième Ecrit de ce recueil
(4), et ainsi je n'en dirai rien ; mais je conclurai seulement que l'auteur dans
son premier livre tendait à exclure le désir du salut, qu'il trouve impie dans
le second.
1 Max. des SS., p. 55, 225. Instr. past., p. sans
chiffre, après la p. 80. — 2 Ibid., p. 225. — 3 Ibid., art. 21, p.
107.— 4 Trois. Ecrit., n. 7.
203
Tel est l'état des deux systèmes
rapportés l'un avec l'autre ; et il est très-clairement démontré par les propres
termes des deux livres, que celui de l’Instruction pastorale ne laisse
aucune excuse à celui des Maximes des Saints : mais pour entendre plus à
fond ces deux plans divers, et pourquoi l'on est maintenant contraint
d'abandonner le premier qui était tiré des principes de l'Ecole, mais outrés et
mal entendus, il faut écouter saint Anselme de qui l'Ecole les a pris.
Il dit donc que nous ne pouvons
vouloir autre chose que ce « qui est juste ou ce qui est utile, et que le diable
même lorsqu'il est tombé n'a pu vouloir que la justice ou ses propres intérêts :
Nihil velle potuit nisi justitiam aut commodum : parmi lesquels il faut
mettre la béatitude : ex commodis constat beatitudo (1) : » ce qu'il
explique plus nettement dans le livret de la Volonté, où il détermine que « nous
ne pouvons vouloir autre chose que la justice ou nos intérêts, et qu'on veut
tout ou pour l'un ou pour l'autre (2) : » et encore plus à fond dans le livre de
la Concorde et du libre Arbitre (3), dont le précis est, « que l'intention de
Dieu était de faire la créature raisonnable pour être juste et heureuse : mais
qu'il lui avait donné la béatitude pour l'intérêt de l'homme même ; au lieu
qu'il lui avait donné la justice pour le propre honneur de Dieu :
Beatitudinem ad commodum ejus ; justitiam verò ad honorem suum. » Ce qui lui
fait définir la béatitude, « l'affluence ou la plénitude des intérêts ou des
avantages convenables : Sufficientiam competentium commodorum. »
1 De cas. diab. cap. 4. — 2 De vol., p. 116.
— 3 De Conc., etc., cap. 13.
204
Cette distinction de saint
Anselme est soutenue de l'autorité de saint Bernard dans le livre de l’Amour
de Dieu, où il réduit les raisons de l’aimer pour l'amour de lui-même,
à ces deux chefs : « Qu'il n'y a rien qu'on puisse aimer avec plus de justice,
ni avec plus de fruit et d'utilité : Sive quia nil justiùs, sive quia nil
fructuosiùs diligi potest (1) ; » où l'on aperçoit d'abord la justice et
l'utilité de saint Anselme ; et saint Bernard s'y attache encore plus
clairement, lorsqu'il se propose d'expliquer pur quel mérite du côté de Dieu, et
pur quel intérêt du nôtre on le doit aimer : quo merito suo, quo nostro
commodo.
Il emploie les premiers
chapitres à établir les raisons d'aimer du côté de Dieu ; et venant à celles de
notre intérêt : quo commodo nostro, il parle de la récompense qu'il
réserve à ses élus (2) : ce qui revient manifestement aux idées de saint
Anselme.
Jusqu'ici il est clair que par
l'intérêt on entend un intérêt surnaturel, et qu'on n'a pas seulement songé à
une autre idée.
Scot avec toute son école,
rapporte à ce même sens les paroles de saint Anselme ; et après avoir observé
dans les passages de ce Père qu'on vient d'alléguer, « l'affection que nous
avons pour la justice et celle que nous avons pour l'intérêt, » il établit la
différence de la charité et de l'espérance, « en ce que l'une nous perfectionne
selon l'affection de la justice qui est la plus noble, et l'autre (qui est
l'espérance) nous perfectionne selon l'affection que nous avons pour l'intérêt
(3). »
Il présuppose partout la même
distinction, et dans son livre sur les Sentences, où il établit la différence
des trois vertus théologales, il dit que la charité « diffère de l'espérance,
parce que son acte n'est pas de désirer le bien de celui qui aime, en tant que
c'est son intérêt, commodum, mais de tendre à l'objet en lui-même, quand
par impossible on en retrancherait tout ce qu'il y a d'intérêt pour celui qui
aime : Etiumsi per impossibile circumscriberetur ab eo commoditas ejus ad
amantem (4). »
Il enseigne la même doctrine
dans le livre intitulé : Reportata Parisiensia (5); où sur le même
fondement de saint Anselme, « il
1 De dil. Deo., cap. I, n. 1. — 2
Ibid., cap. 7, n. 17.— 3 In I, q. 3, n. 17.— 4 In 3, dist.
27, q. unic, p. 643. — 5 Lib. 3, dist. 23, q. un., Sch., 3.
205
pose la nature de l'espérance en ce qu'elle désire
l'intérêt de celui qui espère : » tout au contraire de la charité qui regarde
l'objet en soi ; et cette distinction tirée de saint Anselme est le fondement de
toute la doctrine de Scot et de son école sur l'espérance et la charité. On voit
donc que, dès l'origine de la distinction entre les raisons de justice et les
raisons d'intérêt, on n'a jamais entendu sous ce dernier mot que cet intérêt
surnaturel proposé à l'espérance chrétienne.
Cette doctrine de Scot a passé
depuis presque à toute l'Ecole ; et sans encore en examiner les raisons, il
suffit ici de poser comme un fuit constant, que c'est aujourd'hui sans
difficulté la plus commune ; de sorte qu'il ne reste plus qu'à la bien
comprendre. Je n'alléguerai ici que Suarez, en qui seul on entendra, comme on
sait, la plus grande partie des modernes. Il enseigne dans le traité de
l'Espérance : « Cet amour (celui de l'espérance) n'est point l'amour de charité
: non est charitatis : parce que la charité ne tend pas à son propre
intérêt : non tendit in proprium commodum : et que l'amour d'espérance
est l'amour de son propre intérêt : ille autem est amor proprii commodi
(3). » Tu peu après : « L'objet de l'espérance est le souverain bien, comme
étant aimable d'un amour de concupiscence, et comme pour l'intérêt de celui qui
aime : quasi in commodum amantis (4). » Dans la suite : « L'amour que la
charité a pour elle-même ne regarde pas prochainement le propre bien de la
nature : bonum proprium naturae : mais le bien ou l'honneur divin, ou la
divine excellence : mais cet amour (celui d'espérance; regarde proprement :
propriè attendit : à la raison de propre intérêt : rationem proprii
commodi (3). » Il est clair par tous ces passages, que l'intérêt propre
ne veut rien dire de naturel, mais qu'il est mis expressément pour établir
l'objet surnaturel de l'espérance chrétienne. S'il ne fallait que cinquante
passages de cette nature, ou de cet
1 Tract. II, de Spe. disp., I, spéculat, sect. III,
n. 2 , etc. — 2 Ibid., n. 4. — 3 Ibid., n 9.
206
auteur, ou des autres modernes, on les produirait sans
peine : je marquerai encore Sylvius, parce que l'auteur paraît s'y fier
beaucoup.
Pour justifier l'espérance
contre les luthériens, qui soutenaient que c'était mal l'ait d'agir pour la
récompense, il établit ces propositions : « Il n'est pas permis .d'avoir pour la
fin dernière de son amour, la récompense de la vie éternelle, parce que la vie
éternelle et la propre vision de Dieu n'est pas Dieu même, et nous devons aimer
Dieu pour lui, quand même il ne nous en reviendrait aucun intérêt : dato quod
nobis nihil commodi proveniret (1) ; » où visiblement l’intérêt, commodum,
n'est pas un objet naturel, mais l'objet surnaturel de l'espérance.
Pour définir l'amour mercenaire
ou intéressé il décide, « ou bien avec saint Thomas, que c'est celui qui a pour
motif les biens temporels, ou qu'improprement c'est celui qui regarde tellement
la récompense, qu'il ne laisse pas d'aimer Dieu pour lui-même quand la
récompense ne lui serait pas proposée (2). »
Il allègue saint Bonaventure,
dont voici le sentiment. Ce séraphique docteur demande si la charité peut
être mercenaire : et il conclut avec distinction, que si par le mot de
mercenaire, mercimonia, on entend la récompense créée, la charité n'est pas
mercenaire ; mais que « si l'on entend la récompense incréée, qui est Dieu même,
selon cette parole dite à Abraham : Je suis ta très-grande récompense : il n'y a
nul inconvénient à dire que la charité est mercenaire (3). » Telle est la
résolution de saint Bonaventure par rapport à la question que nous traitons, et
le reste, qu'il ne faut point embrouiller avec cette difficulté, n'y appartient
pas.
1 II-II, q. 27, art. 3, p. 170. — 2
Ibid. — 3 Dist. 27, art. 2, q. 2.
207
Selon cette décision de saint
Bonaventure, Sylvius conclut avec saint Paul, « que la charité ne cherche point
son intérêt : non, dit-il, quelle ne cherche point la récompense, mais parce
qu'elle n'est point attachée à ses propres intérêts : quod non studeat
privatis commodis : en négligeant ou estimant moins le bien commun qui est
Dieu : neglecto vel postposito bono communi (1) : » de sorte que
l'affection où l'on cherche son intérêt propre en le rapportant à Dieu
n'a rien que de juste, et qu'elle est aussi manifestement surnaturelle.
Telle est la doctrine commune de
l'Ecole, et si l'on en veut enfin savoir la raison, c'est en peu de mots que la
charité, qui est la plus parfaite des vertus, ayant dès là pour objet le bien le
plus excellent; et Dieu en lui-même étant sans doute plus excellent que Dieu en
nous, puisqu'en lui-même il est infini et ne peut nous être communiqué que d'une
manière finie : il s'ensuit que la charité doit avoir pour objet essentiel Dieu
en tant qu'il est bon en soi, et non Dieu en tant qu'il nous rend heureux.
De quelle sorte maintenant
l'idée de Dieu comme bienfaisant et béatifiant revient à celle de Dieu comme bon
en soi et fait mie de ses excellences, ce n'est pas notre question présente.
Nous l'avons suffisamment expliqué ailleurs (2) : et c'est assez en ce lieu que
nous voyions la raison qui détermine l'Ecole à faire de Dieu parfait en soi sans
rapport à notre intérêt, l'objet essentiel de la charité. Nous avons aussi
marqué le principe pour concilier toutes les expressions des docteurs sacrés
(3), et ce n'est pas de quoi il s'agit.
1 Dist. 27, art. 2, q. 2I. ad 3.— 2 Vid.
Summa doct., n. 8 et Deux. Ecrit, n. 5 et suiv.— 3 Instr. sur
les Etats d’Or., liv. X, n. 29, 30.
208
Si de là l'Ecole conclut que
l'espérance regarde notre intérêt propre, et que cet intérêt propre
est surnaturel comme étant l'objet d'une vertu théologale, elle ne fait que
suivre saint Paul, qui dit que la mort lui est un gain (1), parce qu'elle
lui donne Jésus-Christ qu’il a tant envie de gagner : id Christian
lucrifaciam (2) : et que la piété est utile à tout, à cause qu'elle a des
promesses de la vie présente et de la future (3) : d'où le même apôtre
infère après, que la piété est un grand gain (4). Au reste je ne prétends
point que ces idées soient contraires à celles de quelques Pères, qui donnent
ordinairement à la béatitude éternelle une dénomination plus excellente que
celle d'intérêt. Tout cela se conciliera parfaitement quand nous traiterons à
fond la question ; et il suffit ici de montrer selon les idées de l'Ecole, que
le mot de gain, ou de profit, ou d'intérêt, ou d'utilité ne désigne rien de
naturel, mais désigne le propre objet de l'espérance chrétienne, et qu'on peut
regarder son intérêt propre parle motif surnaturel de l'espérance, sans
affaiblir la charité, pourvu qu'on rapporte enfin ce cher intérêt à la gloire de
Dieu, comme font universellement non-seulement les parfaits, mais encore tous
les justes.
Il n'y a nul doute que saint
François de Sales n'ait suivi ces idées de l'Ecole, lorsqu'il a traité
expressément cette matière dans le livre de l'Amour de Dieu, et qu'il définit
l'amour d'espérance, un amour « qui va à Dieu, et aussi qui retourne à nous
: qui a son regard à la divine bonté, mais qui a l'égard à notre utilité (5) ; »
où il est clair qu'il ne parle pas des vues naturelles ; mais de celles de
l'espérance chrétienne. Sur ce fondement et au même sens il ajoute : « Il tend
certes à notre perfection, mais il prétend à notre satisfaction : et partant,
conclut-il, cet amour est vraiment
1 Philip., 1,21.— 2 Ibid., III, 8. — 3 I
Tim., IV, 8. — 4 Ibid., VI, 6. — 5 Am. de Dieu, liv. II, ch.
17.
209
amour, mais amour de convoitise et intéressé ; » et un peu
après : «C'est un amour de convoitise, mais dune convoitise sainte et bien
ordonnée : notre intérêt, ajoute-t-il, y tient quelque lieu, mais Dieu y tient
le rang principal : » tout au contraire de la charité, « laquelle, dit-il (1),
est une amitié, et non pas un amour intéressé : » c'est donc ainsi que, prenant
toutes les idées de l'Ecole, il reconnaît avec les docteurs que nous avons vus,
un intérêt divin et surnaturel dans l'objet essentiel de l'espérance, lequel ne
se trouve point dans celui de la charité.
Notre auteur, qui fait
profession de suivre saint. François de Sales, avait pris naturellement après
lui ces communes idées de l'Ecole dans les Maximes des Saints. Tout le
monde a entendu de cette sorte son Exposition des divers amours, et ses trois
premiers articles qui sont le fondement de son livre, et dont les idées règnent
partout. Certainement quand il a dit que « les motifs de l’intérêt propre
sont répandus dans tous les livres de l'Ecriture sainte (2), » il ne peut pas
avoir entendu que Dieu y recommandât un autre intérêt que celui du salut
éternel. Car pour cet amour naturel, qui fait maintenant tout le dénouement du
nouveau système, il n'a pas seulement tenté de le prouver par l'Ecriture, et il
n'oserait dire qu'il y en ait un seul mot dans les saints Livres. Il ne se
trouve non plus dans aucune des prières de l'Eglise, où l'auteur reconnaît
partout l'intérêt propre. L'intérêt propre que l'on y recherche
n'est autre partout que le salut, et l'effet des promesses de l'Evangile. Je ne
parle pas ici de la tradition, où l'auteur prétend trouver son amour naturel
: car nous ferons voir bientôt que parmi tant de passages qu'il cite, il ne l'a
jamais trouvé en aucun, et ne l'infère que par des conséquences mal tirées. Quoi
qu'il en soit, il est bien constant que ce n'est point l'amour naturel, mais
l'amour surnaturel des récompenses que l'Ecriture inculque dans tous ses Livres,
et l'Eglise dans tous ses vœux, aux enfants de la promesse.
1 Am. de Dieu, liv. II, ch. 22. —
2 Max. des SS., art. 3, p. 33.
210
Qu'on prenne la peine de suivre
l'auteur dès le commencement de son livre jusqu'à la fin, on verra partout le
même sens. Qu'est-ce qu'il faut rapporter à Dieu, selon les Maximes des Saints
(1) ? Est-ce assez de lui rapporter l'amour naturel qu'on a pour soi-même? non
sans doute. Ce qu'il lui faut rapporter par la charité, c'est le désir
surnaturel de son salut et de son bonheur éternel : ainsi le propre bonheur dans
l'éternité et le propre intérêt, c'est la même chose. Tout cadre avec cette idée
; c'est en ce sens que « l'intérêt propre est le motif principal et
dominant de l'amour qu'on nomme d'espérance (2). » Il s'agit de l'espérance
chrétienne, où l'on ne mettrait pas un amour naturel comme dominant. Il cesse de
dominer lorsqu'on « ne cherche son bonheur propre que comme un moyen subordonné
à la gloire du Créateur (3) : » ainsi l’intérêt propre et le bonheur propre sont
toujours ternies synonymes : et l'espérance chrétienne cherche son propre
bonheur par le motif qui lui fait chercher son propre intérêt. C'est ce qui
produit à la fin l’intérêt propre éternel (4), ou, ce qui est la même
chose, l'intérêt propre pour l'éternité (5), dont nous avons tant parlé.
Il n'y a rien là de nouveau : ce sont les idées de l'Ecole : ce sont celles des
mystiques, si l'on compte saint François de Sales comme un des plus excellents :
il était scolastique aussi et attaché à l'Ecole, où l'on a vu l'utilité propre,
proprium commodum, comme l'objet de l'amour chrétien et surnaturel de
l'espérance, et il n'y a point d'autre mot pour expliquer en latin ce qu'on
appelle en français le propre intérêt.
Que si l'on demande après cela
d'où vient que l'auteur, qui avait pris naturellement ces idées, les rejette
maintenant avec tant de force : c'est qu'il en avait abusé : c'est qu'ils les
avait
1 Max. des SS., p. 18. — 2
Ibid., p. 4, 5, 6. — 3 Ibid., p. 8.— 4 Ibid., p. 73. — 5
Ibid., p. 90.
211
outrées. L'Ecole avait dit que dans l'amour d'espérance on
cherchait son intérêt propre, mais elle n'avait pas dit qu'on en dût
exclure le motif, quand on serait arrivé au pur et parfait amour (1). Le premier
est une doctrine innocente et suivie de toute l'Ecole : le second est une
doctrine manifestement erronée, où l'on exclut de l'état de perfection
l'espérance avec son motif. Ainsi quand on avait dit, qu'il « fallait laisser
les âmes dans l'exercice qui est encore mélangé du motif d'intérêt propre,
tout autant de temps que l'attrait de la grâce les y laisse (2) : » le mal
n'était pas d'appeler un intérêt propre, le salut que toute l'Ecriture et
les prières de l'Eglise nous recommandent, puisque c'est parler le langage
commun de l'Ecole : l'erreur est de dire que ce motif ne soit donné aux fidèles
que pour un temps, et que l'attrait delà grâce n'y laisse plus les parfaits (3)
; car c'est ce qui fait cesser l'espérance avec son motif, contre cette parole
expresse de l'Apôtre : « Trois choses demeurent, la foi, l'espérance et la
charité : tria hœc (4). » Cette erreur règne dans tous les passages où le
motif de la crainte est banni de l'état du pur amour avec celui de l'espérance,
c'est-à-dire par tout le livre. Ainsi l'on ne peut plus dire avec l'Ecole, que
le motif d'intérêt propre soit surnaturel (5), parce qu'alors partout où
l'on ôterait l'intérêt propre, il entraînerait avec soi la ruine du bien
surnaturel avec celle de l'espérance : on s'est vu contraint par ce moyen à
abandonner l'Ecole dont on voulait naturellement s'appuyer : il a fallu forcer
le langage pour n'avoir pas tort : et voilà sans déguisement ce qui a produit
les deux systèmes opposés : celui du livre et celui de l’ Instruction
pastorale.
Le malheur est que, dans ces
explications forcées, il y a toujours au premier aspect quelque chose qui ne
s'entend pas. C'est qu'en promettant de tout définir, on a seulement oublié les
mots sur lesquels on convient que tout roulait. On s'en est pris à notre
1 Max. des SS., p. 15, 40, etc. — 2 Ibid., p.
33. — 3 Ibid., p. 33, 36. — 4 I Cor., XIII, 13. — 5 Max. des SS.,
p. 15, etc.
212
langue (1). Mais le terme d'intérêt y étant
déterminé par le sujet, et devenant ou bas ou relevé ou indifférent par ce
rapport, il a fallu recourir à quelque chose de plus mystérieux, et s'appuyer «
des meilleurs auteurs de la vie spirituelle, qui ont écrit en notre langue, »
chez lesquels le mot « d'intérêt propre signifie un amour naturel de
soi-même (2). » Mais qui a fixé ce langage? quelque auteur a-t-il défini l'intérêt
propre en ce sens? Pour moi je le trouve comme vicieux en plusieurs endroits
de saint François de Sales : et surtout dans le traité de l'Amour de Dieu
(3). J'y trouve aussi l'intérêt comme vertueux et surnaturel dans la définition
de l'espérance et de la charité : mais pour cette signification qui affecte l'intérêt
propre à un amour naturel et innocent de nous-mêmes, le mystère m'en est
inconnu. En tout cas, quatre ou cinq mystiques qu'on ne lit point ne feraient
pas un usage dans la langue : et au fond pourquoi ne pas avertir de ce langage
mystique? quelques lignes de plus ne dévoient pas être épargnées, puisqu'elles
eussent illuminé tout le discours. Je n'ai rien expliqué, dit-on, parce que j'ai
supposé que tout le monde m'entendrait ; mais cependant on n'a point entendu, et
toute l'Eglise en est dans le trouble.
Voilà les minuties où l'on nous
réduit dans une matière si importante : mais quoi! faudra-t-il encore l'aire
différence entre le latin et le français? Nous trouvons partout l'intérêt
propre en latin connue l'objet vertueux et surnaturel de l'espérance
chrétienne ; les auteurs latins n'ont point d'autres termes pour expliquer l'intérêt
propre, que ceux-ci : Proprium commodum, utilitas propria. Faut-il
penser autrement en latin qu'en français, ou qu'on explique en français le
commodum proprium, autrement que par le propre intérêt ? Ainsi tout
se brouille chez l'auteur : et cependant il faudra croire qu'il a toujours eu en
vue l'idée qu'il nous donne, dès qu'il a commencé son livre, sans jamais en
avoir dit un seul mot, et en avouant que quelquefois il a pris le sens opposé.
1 Instr. past., n. 3. — 2 Ibid,
n. 20. — 3 Liv. XI, ch. 14 ; liv. II, ch. 17, 22.
213
Le même accident est arrivé à ce
terme motif : « Je ne lai pas employé en cet endroit comme l'Ecole ; » et il en
apporte encore pour raison l'usage de notre langue : « Quand, dit-il, ou n'est
excité que par l'amour naturel, on agit par le motif propre : quand on n'est
excité que par un amour surnaturel, on agit par un motif désintéressé l. » Voilà
un langage bien nouveau : « Ce langage, continue-t-il, m'a paru le plus sensible
et le plus proportionné aux mystiques qui ne sont point accoutumés à celui de
l'Ecole : c'était pour eux que j'écrivais, afin qu'ils apprissent à se
précautionner contre l'illusion. » L'auteur aura toujours de bonnes raisons,
soit qu'il suive le langage de l'Ecole, soit qu'il l'abandonne : mais en
trouvera-t-il de bonnes, pour ne point définir des termes douteux, et qu'on
prend en certains endroits d'une façon, et en d'autres endroits d'une autre ?
N'était-ce pas là le meilleur moyen d'éviter les illusions qu'on craignait pour
les mystiques? Où en sommes-nous? n'aurait on pas plutôt fait d'avouer
sincèrement ce qu'aussi bien tout le monde voit, et de donner gloire à Dieu.
Il semblait que l'auteur se fût
corrigé de l'erreur qui règne partout dans son livre, qu'on se peut tellement
désintéresser du motif de la béatitude, « qu'on aimerait Dieu également, quand
on saurait qu'il voudrait rendre malheureux ceux qui l'aiment (2) : » en sorte
que ces motifs demeurent séparés réellement, encore que les choses ne le
puissent être (3). » Par là il se soulevait contre les lumières naturelles et
surnaturelles, qui décident invinciblement que l'homme veut être heureux, et ne
peut pas ne le pas vouloir ; ce que toute la théologie , et avec elle la
philosophie reconnaissent pour la fin dernière. L'auteur semblait s'être corrigé
1 Instr. past., n. 4. — 2 Max. des SS., p.
11. — 3 Ibid., p. 28.
213
d'une erreur qui offense la nature, en disant qu'on ne peut
pas ne pas s'aimer soi-même, ni « s'aimer sans se désirer le souverain bien (1)
; ni jamais disconvenir du poids invincible d'une tendance continuelle à sa
béatitude (2), » que saint Augustin établit : mais pour montrer qu'il revient
toujours à ses premières idées, il avance encore dans son Instruction
pastorale, que « si on ne pouvait jamais aimer sans le motif de notre
béatitude, les souhaits de Moïse et de saint Paul n'auraient aucun sens réel (3)
; » sans vouloir entendre qu'en les prenant même selon l'interprétation de
l'auteur, qui, comme on verra bientôt, n'est pas certaine, le sens en est réel,
mais expressif d'une simple velléité, et d'un impossible qui ne peut ôter
réellement la béatitude d'entre nos motifs. Les autres raisons qu'il ajoute,
montrent bien qu'on peut quelquefois ne penser pas actuellement à sa béatitude,
mais non pas qu'on puisse s'arracher du cœur une chose que la nature,
c'est-à-dire Dieu même, y a attachée.
On a repris justement l'auteur
d'avoir enseigné que l’amour de pure concupiscence, quoiqu'il soit une
impiété et un sacrilège, prépare et la justice (4). Qu'y avait-il à
répondre, sinon qu'on s'était trompé, en parlant ainsi, et que cette proposition
était condamnée par toutes les décisions qui rapportent au Saint-Esprit la
préparation à la justice ? Mais l'auteur, qui a toujours de bonnes raisons, au
lieu de s'humilier s'excuse, en ce qu'il a dit « que c'est une préparation qui
n'a rien de positif et de réel, mais qui lève seulement l'obstacle des passions
violentes, et nous rend prudents pour connaître où est le véritable bien (5). »
Mais si l'on peut excuser de telles erreurs, on pourra encore excuser ceux qui
ont été condamnés pour avoir dit, non-seulement que la crainte que le
Saint-Esprit imprime dans le cœur, mais encore celle qui selon l'auteur vient
de la nature (6), prépare à la justice. Les chutes les
1 Instr. past., n. 11. — 2
Ibid., n. 20, p. 47. — 3 Ibid., n. 7.— 4 Max. des SS., p. 17.
Instr. past., n. 8.— 5 Ibid.. — 8 Inst. past., n. 20, p.
66.
215
plus affreuses, comme celles du reniement de saint Pierre,
y prépareront, parce qu'elles l'ont en quelque façon rendu prudent pour
connaître sa faiblesse et son orgueil : tout le langage théologique sera
renversé ; et parce que Dieu est si puissant qu'il tourne le péché en bien à ses
élus, tous les crimes seront des préparations à la justice chrétienne.
J'avais toujours espéré que si
l'auteur avait à donner une explication, par laquelle il improuvât quelqu'une de
ses erreurs, ce serait du moins celle-ci, où il applique à l'espérance
chrétienne le principe de saint Augustin (1) qui attribue à la cupidité tout ce
qui n'est pas de la charité. Mais non, il n'a tort en rien, et sans vouloir
retrancher une seule syllabe de son livre, il excuse cet endroit à cause qu'il y
a pris « par le terme de charité tout amour de l'ordre considéré en lui-même
(2), » soit qu'il soit de grâce ou de nature, et qu'il se rapporte à Dieu ou non
; et il croit se bien laver de cette erreur, parce qu'il ne s'est servi
qu'une fois de ce langage, et par rapport aux paroles de saint Augustin,
qui est sans doute de tous les Pères le plus éloigné d'appeler du nom de
charité, autre chose que le don céleste que le Saint-Esprit répand dans les
cœurs. Nous traiterons encore une fois ce passage de notre auteur, quand il
s'agira de montrer les erreurs du nouveau système de son Instruction
pastorale.
Il est si éloigné de vouloir
avouer une seule faute, qu'il s'excuse même sur le trouble involontaire de la
sainte âme de Jésus-Christ (3). « Ceux qui ont, dit-il, ajouté ce terme dans mon
livre, ont voulu dire seulement que le trouble de Jésus-Christ, qui était
volontaire en tant qu'il est commandé par sa volonté, était involontaire en ce
que sa volonté n'en était pas troublée (4) » sens
1 Max. des SS., p. 7. — 2 Instr. past., n. 9.
— 3 Max. des SS., p. 122.— 4 Instr. past., n. 19.
216
étrange, et également inouï parmi les théologiens et les
philosophes. « Mais, poursuit l'auteur, je n'ai aucun intérêt de défendre cette
expression, qui ne vient pas de moi ; ceux qui ont vu mon manuscrit original en
peuvent rendre témoignage : » on passe tout à un auteur quand on écoute
seulement de telles excuses. Si cette expression n'est pas de lui, qui l'aura
mise dans son livre? à qui donne-t-on de pareilles libertés? qui ose les prendre
de soi-même, et insérer une telle erreur dans l'ouvrage d'un archevêque? Qui que
ce soit, après tout, qui aurait pu mettre un dogme si insupportable dans un
livre de cette importance, ne l'aura pas fait sans en donner avis à l'auteur. Il
devait donc parler d'abord, et cent errata n'eussent pas suffi pour effacer une
telle faute; mais il n'a paru nulle diligence pour désabuser le public, et l'on
ne s'est plaint que contraint par la clameur publique : encore est-ce d'une
manière si faible, qu'on ne se défend que pour la forme. « Plusieurs, dit-on,
ont été mal édifiés (1) ; » pour exprimer la chose telle qu'elle était, il
fallait dire que ces plusieurs c'était tout le monde : que ce qu'on appelle mal
édifié, ce fut un soulèvement universel des savants et des ignorants, des
théologiens et du peuple : tel qu'il arrive dans les nouveautés les plus
scandaleuses. Après cela, loin de détester un dogme qui n'était jamais sorti
d'une bouche catholique, on y cherche encore un bon sens : «on a voulu dire, que
le trouble de Jésus-Christ, qui était volontaire en tant qu'il était commandé
par sa volonté, était involontaire en ce que sa volonté n'en était pas troublée.
» Mais qui jamais a parlé de cette sorte ? dit-on ce qu'on veut en théologie?
peut-on parler sans auteur, et contre la doctrine des saints? Cette opinion, que
Sophronius patriarche de Jérusalem appelle abominable, avec l'approbation du vie
concile général (2), va devenir orthodoxe. On dira, quand on voudra, que la mort
de Jésus-Christ est forcée et involontaire, parce qu'elle n'est pas communiquée
à la volonté : que la volonté n'est pas morte, et n'a pas été troublée de la
mort : et que ne dira-t-on pas, si on donne lieu à ces raffinements? un
chrétien, un évêque, un homme a-t-il tant de peine à s'humilier?
1 Instr. past., n. 19.— 2 Conc.
VI, act. XI.
217
« Cette expression, dit l'auteur
n'a aucune liaison avec mon système (1) ; » mais au contraire en l'ôtant, la
suite est ôtée à tout le discours. On y veut donner Jésus-Christ comme notre
parfait modèle (2), dans la séparation de la partie supérieure de l’âme
d'avec l'inférieure: on y veut montrer en nos âmes cette séparation, en tant que
les actes de la partie inférieure qui sont aveugles et involontaires (3),
n'entraînent pas le consentement de la partie supérieure qui demeure en paix :
on en veut prouver la séparation par l'exemple de Jésus-Christ notre modèle : on
veut faire expirer sur la croix avec Jésus-Christ les âmes où se trouve cette
impression involontaire de désespoir (4), dont nous venons de parler ; et
l'on ne sait où trouver cette conformité avec Jésus-Christ, si Jésus-Christ
lui-même ne l'a pas portée. Voilà ce qui a fait naître ce trouble involontaire
du Sauveur, qui devait être le modèle du nôtre.
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