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AVERTISSEMENT SUR LES ÉCRITS SUIVANTS ET SUR UN NOUVEAU LIVRE DE M. L’ARCHEVÊQUE
DE CAMBRAI IMPRIMÉ A BRUXELLES.
I. L'utilité des écrits dans les disputes qui s'élèvent dans l'Eglise.
II. La matière réduite à quatre points principaux, où la vérité est manifeste.
III. Premier point : sur le désespoir et le sacrifice du salut.
IV. Second point : le prétendu amour pur, qui fait cesser les désirs de la
béatitude et du salut.
V. Troisième point : le fanatisme, et la suppression des actes de propre
industrie et de propre effort.
VI. Quatrième point : la contemplation dont Jésus-Christ est exclu.
VII. Trois autres erreurs.
VIII. Nul passage de l'Ecriture : pure et fausse métaphysique : seule objection
tirée des Pères dans leurs trois états, combien aisément résolue.
IX. L'Ecole mal objectée par de fausses imputations dans le nouveau livre contre
le Summa doctrinœ: quelle doctrine j'ai enseignée sur le précepte de la
charité.
X. Article XIII d'Issy mal allégué : que saint Paul au chap. XIII de la première
aux Cor. définit la charité commune à tous les fidèles.
XI. Etrange doctrine de la Réponse au Summa doctrinœ sur le péché véniel,
et sur le rapport à Dieu dans la charité justifiante.
XII. Si c'est ici prévenir le jugement de l'Eglise, et faire de rudes censures.
XIII. Qu'il faut aller à la source de la vérité.
XIV. Sur le nouveau dénouement de l'amour naturel et délibéré , proposé dans
l’Instruction pastorale.
XV. Seconde démonstration de la même chose par la Réponse au Summa.
XVI. Deux choses certaines sur les passages qui sont cités dans l'Instruction
pastorale.
XVII. Moyen facile et décisif pour bien entendre saint François de Sales.
XVIII. Doctrine importante en explication du Catéchisme du concile, et de la
préface de ce livre.
Lorsqu'on multiplie les écrits
sur une matière contestée, les gens du monde se persuadent qu'il est impossible
d'y rien connaître, et qu'il n'y a qu'à tout tenir dans l'indifférence :
d'autres blâment également tous les écrivains, qui, dit-on, sans tant disputer
et sans composer des livres sans fin, comme disait l’Ecclésiaste (1),
feraient mieux d'attendre tranquillement la décision de l'Eglise : et ceux qui
veulent paraître les plus modérés concluent du moins qu'il faudrait laisser tous
les raisonnements difficiles à pénétrer au commun du monde, et se renfermer dans
les preuves ou dans les réponses que tous les hommes peuvent entendre. Mais l'Eglise
a pratiqué le contraire : les saints Pères n'ont pas cru embrouiller les choses,
mais au contraire les mettre au net, quand ils ont écrit contre les erreurs.
Saint Augustin, par exemple, après avoir répondu à ceux qui ne cessaient
d'attaquer ses livres, est mort en défendant les écrits que ces subtils
adversaires avoient combattus, et dès son temps il a remporté cette louange, «
que sa ville étant assiégée et au milieu des assauts que lui livraient les
Vandales, cet évêque excellent en tout a persisté jusqu'à la mort dans la
défense de la grâce chrétienne. »
1 Eccl., XII, 12.
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Il est vrai qu'on était soumis
au jugement de l'Eglise, et qu'on l'attendait avec respect et avec humilité :
mais cependant on travaillent sans relâche à défendre et à éclaircir la vérité,
de peur que les erreurs spécieuses qu'on répandait parmi le peuple ne gagnassent
comme la gangrène. La voie de l'autorité n'a jamais empêché dans l'Eglise celle
de l'éclaircissement qu'on tirait de la parole de Dieu et de la tradition des
saints; et loin de se taire avant la décision, l'on y préparait la voie par la
manifestation de la vérité, qui veut non-seulement être autorisée par les
jugements ecclésiastiques, mais encore expliquée par de plus amples traités,
afin de demeurer victorieuse en toutes manières ; et encore qu'il soit véritable
que dans les matières de la foi il faut, autant qu'il se peut, éloigner les
subtilités; quand on y est jeté malgré soi par ceux qui les aiment et qui y
mettent leur confiance, l'exemple de saint Augustin aussi bien que des autres
Pères, nous fait voir qu'il les faut suivre partout, et que les défenseurs de la
vérité également redevables, comme dit saint Paul, aux sa vans et aux ignorants,
doivent donner aux uns et aux autres la nourriture proportionnée à leur
capacité.
Ainsi nous avertissons en
Notre-Seigneur ceux qui liront ces écrits, qu'ils doivent s'attendre à y trouver
en beaucoup d'endroits des matières souvent très-subtiles, dont la lecture les
pourra peiner, parce que je ne puis les omettre lorsqu'on tâche de s'en
prévaloir, ni les mettre dans l'esprit des hommes sans qu'ils y donnent de
attention, ni faire que l'attention ne soit pas pénible.
Mais quoique cette peine soit
inévitable, il ne s'ensuit pas qu'il soit difficile à un chrétien de savoir
précisément à quoi s'en tenir dans la matière du parfait amour et de l'oraison,
puisque même les subtilités dû se jettent ceux qui en ont ému la dispute, seront
une marque aux hommes droits et sensés, qu'on s'est éloigné par de vains
raffinements de la simplicité de l'Evangile; et pour ne nous pas tenir à des
discours vagues, je réduis toute la matière
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du livre des Maximes des Saints à quatre principales
questions : la première, s'il est permis de se livrer au désespoir, et de
sacrifier absolument son salut éternel : la seconde, s'il est permis en général
et s'il est possible, non-seulement d'avoir un amour d'où l'on détache le motif
du salut et le désir de la béatitude ; mais encore de regarder cet amour comme
le seul parfait et pur : la troisième, s'il est permis d'établir un certain état
où l'on soit presque toujours guidé par instinct, en éloignant tous les actes
qu'on appelle de propre industrie et de propre effort: la quatrième, s'il faut
admettre un état de contemplation d'où les attributs absolus ou relatifs, d'où
les personnes divines, d'où Jésus-Christ même présent par la foi se trouvent
exclus.
Et d'abord sur le sujet du
désespoir, qui entraîne dans les prétendus parfaits le sacrifice absolu de leur
salut éternel, il n'y a qu'un seul principe à considérer; c'est, dans l’
Instruction pastorale de M. l'archevêque de Cambray, « que la partie
inférieure consiste dans l'imagination et dans les sens; que l'imagination est
incapable de réfléchir; que les réflexions sont la partie supérieure qui
consiste dans l'entendement et dans la volonté (1); » avec ce principe, ou ces
principes si clairement énoncés et avoués, pensez seulement, que la
persuasion, la conviction de sa juste réprobation est réfléchie, et en même
temps invincible (2) : et si après cela vous pouvez douter un seul moment
que cette persuasion, qui n'est rien moins que le désespoir, ne soit dans
l'entendement et dans la volonté, lisez avec un peu d'attention (car ici je ne
la demande que très-médiocre) ce qui est écrit dans la Préface de ce livre à
l'endroit cité à la marge (3); et s'ils vous reste le moindre doute, ne me
pardonnez jamais la témérité de vous avoir promis de les lever tous.
Si vous voulez toutefois voir
les objections résolues, étendez vos soins jusqu'à lire tout de suite les
premières pages de la
1 Inst. past., p. 28. — 2 Maxim. des Saints,
p. 87. — 3 Préf. sur l’Instr. past. donnée à Cambray, n. 16; ci-après.
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section III (1), vous verrez plus clair que le jour qu'on
n'oppose que des illusions à des vérités évidentes.
Mais dès là vous apercevrez que
le livre tombe par son principal endroit, dont les principes et les conséquences
règnent partout : car s'il est vrai, comme il est certain, qu'il aboutit tout à
ce malheureux sacrifice où l'on met l'acte le plus héroïque du christianisme, il
n'y a plus à s'étonner, ni qu'on y prépare les voies en se conformant aux
volontés inconnues (2) : ni qu'on en pose le fondement par l'abnégation qui
ne laisse aucune ressource à l’intérêt propre éternel (3); autrement, à
l'intérêt propre pour l'éternité (4) ; ni qu'on en pousse les suites jusqu'à
l'affreuse séparation des deux parties de l'âme, sans qu'on en puisse éviter les
conséquences après en avoir posé les principes (5).
Voulez-vous aller à la source de
l'amour trop pur qui fait oublier le salut? c'est peut-être une discussion,
quoique assez facile, de rechercher les moyens dont on se sert pour exténuer,
pour détourner, pour éteindre le désir et l'espérance du salut : mais voici qui
parle tout seul et ne laisse aucune réplique. On vient d'imprimer à Bruxelles
une Réponse de M. l'archevêque de Cambrai au livre intitulé : Summa doctrinœ;
ses amis répandent partout que c'est un livre victorieux, et qu'il y remporte
sur moi de grands avantages. Nous verrons : mais en attendant il demeurera pour
certain, qu'après avoir allégué deux passages de saint Chrysostome et un de
saint Ambroise sur le salut, il décide que « le désir en est imparfait, et que
les Pères ni ne le commandent, ni ne le conseillent aux âmes parfaites (6). »
Le grand reproche qu'on fait à
M. de Meaux dans tout ce livre, c'est de croire « qu'on ne peut se détacher du
motif de la béatitude dans aucun acte de raison (7) : ce qui retranche, dit-on
(8), l'acte
1 Préface sur l'Instruction pastorale donnée à Cambray, n.
11, 12, etc. — 2 Ibid n. 27.— 3 Max. des Saints, art. 8, p. 73. — 4
Ibid., art. 10, p. 90.—5 Voyez ci-dessus, Summa doct., n. 3 et suiv.—
6 Respons. ad Summam doct., p. 54.— 7 Ibid., p. 5— 8 Ibid.,
p. 1, 19, 26, 34, 41.
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le plus véritable, le plus parfait, le plus merveilleux de
la charité, en retranchant celui qui est dégagé de ce motif. »
Dans l’ Instruction pastorale
il entreprend de prouver qu'on peut aimer Dieu sans le motif de notre béatitude
(1). Il n'y a plus ici d'équivoque : on peut ne pas désirer son salut : ce désir
n'est ni commandé ni conseillé aux parfaits : on peut tellement détacher son
cœur du désir d'être heureux, qu'on exerce les plus grands actes sans ce motif.
J'ai démontré le contraire dans
un écrit de ce livre (2), d'une manière, si je ne me trompe, à ne laisser aucun
embarras. Mais pour abréger la preuve, il n'y a qu'à lire dans l'Instruction
pastorale (3), « la nécessité indispensable où nous sommes de nous aimer
toujours nous-mêmes : » à quoi l'on ajoute, « qu'on ne peut s'aimer soi-même
sans se désirer le souverain bien. » Formez maintenant ce raisonnement : De
nécessité on s'aime toujours : on ne s'aime point sans se désirer la
béatitude : on se désire donc toujours la béatitude : on se la désire donc dans
tout acte. M. de Meaux est mal repris d'avoir enseigné une vérité si constante,
et l'auteur ne lui est pas plus opposé qu'il est opposé à soi-même ; son système
demande une chose, la force de la vérité en arrache une autre, et il est vaincu
par lui-même.
C'est ce qui se prouve encore
par une autre voie. « Saint Augustin, dit-il, suppose dans l'homme une tendance
continuelle à sa béatitude, qui est la jouissance de Dieu (4). » C'est pourquoi
il nous avait déjà dit, qu'on s'aime toujours; par conséquent dans
quelque acte que ce soit, et cette tendance n'en est que plus continuelle, «
parce qu'elle est un poids invincible, une inclination nécessaire, dont on ne
doit jamais disconvenir. »
Par là donc ce prétendu amour
pur, qu'on imagine désintéressé de son propre bien, n'est qu'une illusion : on
peut bien se détacher de soi-même jusqu'à s'aimer en Dieu et pour Dieu, lui
rapporter son propre bonheur et le désirer pour sa gloire, c'est-à-dire pour
honorer sa magnificence envers les siens ; mais se détacher de soi-même jusqu'à
ne plus désirer d'être heureux,
1 Inst.past., p. 15. — 2 Quatrième écrit, Ire
part. — 3 Inst. past., p. 24.—4 Ibid., p. 47.
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c'est une erreur que ni la nature, ni la grâce, ni la
raison, ni la foi ne peuvent souffrir.
Loin de nous l'insupportable
folie, comme l'appelle saint Augustin, de croire qu'on puisse ne se pas aimer,
ni s'aimer sans désirer d'être heureux. « Bienheureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice, carie royaume des cieux leur appartient.» En
souffrant persécution, ils sont dans la voie : en recevant le royaume, ils sont
dans le terme : on peut bien ne rechercher pas la béatitude où Jésus-Christ nous
la montre; mais on ne peut pas chercher ce qu'il nous montre, sans y attacher la
béatitude que lui-même y a attachée : ainsi la nature et la grâce sont d'accord,
et nier cette vérité universellement reconnue, c'est vouloir raffiner sur
l'Evangile.
L'instinct extraordinaire et
particulier par lequel sont guidés nos parfaits, est renfermé dans ce faux
principe de l’Instruction pastorale : « La volonté de bon plaisir se fait
connaître à nous par la grâce actuelle (1) : » pour trouver dans ce principe
tout le fanatisme des nouveaux mystiques, il ne faut que ce court raisonnement.
La volonté de bon plaisir comprend tout ce que Dieu veut que nous pratiquions
dans chaque événement particulier : or la grâce actuelle nous fait connaître la
volonté de bon plaisir; par conséquent elle fait connaître le parti que Dieu
veut qu'on prenne dans chacun de ces événements. Mais la grâce qui fait
connaître tout cela dans le détail, n'est pas la grâce ordinaire; c'est un
instinct extraordinaire et particulier: donc nos prétendus parfaits sont livrés
à cet instinct : il les gouverne à chaque occasion, comme l'assure M. de
Cambray (2); et il ne faut plus s'étonner si les actes de propre industrie sont
supprimés : c'est une suite du principe, que la grâce actuelle nous instruit en
particulier de tout ce que Dieu veut de nous à chaque occasion par sa volonté de
bon plaisir. C'est ainsi manifestement, et de leur aveu, que sont mus
1 Inst. past., p. 8. — 2 Maxim., p. 217,
Préf., n. 61, etc.
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et poussés nos faux mystiques : ils sont donc de purs
fanatiques, et leur quiétisme est inexcusable.
Les erreurs sur la contemplai
ion ont trop de branches pour être expliquées en si peu de mots : tout se réduit
néanmoins à peu près à ce seul principe, que « la contemplation directe ne
s'attache volontairement qu'à l'être illimité et innommable (1) : » il faut doue
être appliqué aux autres objets, et entre autres à Jésus -Christ même par une
impulsion particulière, sans qu'on puisse s'y déterminer par son propre choix et
par la bonté de la chose; de là vient qu'on n'y est pas toujours appliqué. Dieu
tient les âmes parfaites dans cette privation en deux états d'une longueur
indéterminée; dans les commencements de la contemplation, qui est celui de la
vie parfaite, et dans les dernières épreuves, « elles sont alors privées de la
vue simple et distincte de Jésus-Christ (2) ; » et comme l'auteur l'explique
plus précisément, privées de Jésus-Christ présent par la foi (3) : mais
si on le perd dans la haute et pure contemplation qu'il ravilirait par
son humanité, on se sauve en le jetant dans les intervalles et lorsqu'elle
cesse : voilà comme on traite Jésus-Christ. Le peu de principes qu'on vient
de voir suffisent pour en convaincre ceux qui sont un peu exercés dans le
raisonnement: mais dix pages de la Préface le prouveront si
démonstrativement (4), que j'ose bien assurer qu'on n'y pourra pas répondre sans
s'engager à de visibles absurdités.
Voilà donc les quatre erreurs
principales et qui règnent dans tout le livre, démontrées en très-peu de mots.
Le sage lecteur jugera s'il y a ou artifice, ou déguisement, ou faveur, ou
autorité, ou effort qui puisse les faire passer dans l'Eglise. J'en dis
1 Maxim., p. 186, 187.— 2 Ibid., p. 194,
etc.— 3 Ibid , p. 196.— 4 Préf., sect. v, n. 51 jusqu'à 60.
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autant de quelques autres aussi évidentes, qu'on trouve
dans des endroits particuliers. Passera-t-on, par exemple , que la pure
concupiscence, quoiqu'elle soit un sacrilège, devienne une préparation à la
justice (1) ; et que l'espérance chrétienne soit rangée avec la cupidité qui
est la racine de tous les vices (2)? Enfin passera-t-on dans l'Eglise,
malgré l'autorité du concile vie, le trouble involontaire de la sainte âme de
Jésus-Christ, que l'auteur n'ose avouer (3), sans néanmoins pouvoir se résoudre
à l'abandonner tout à fait ? Souffrira-t-on jusqu'à cet excès dans un auteur,
sous prétexte qu'il y aura des flatteurs qui lui auront montré, dans saint
Thomas, que la passion de Jésus-Christ est involontaire? C'est une pure
équivoque : l'involontaire de ce texte de saint Thomas (4), c'est-à-dire
chose contraire à la volonté, et qui lui déplaît par elle-même, comme une
médecine déplaît à celui qui veut guérir : et non pas un involontaire qui
prévienne la volonté, qui est celui dont il s'agit, et que saint Thomas a rejeté
si clairement dans le lieu même qu'on en cite (5).
Mais peut-être qu'on se peut
trouver embarrassé des passages de l'Ecriture que l'auteur aura employés : au
contraire une des preuves les plus manifestes contre la nouvelle spiritualité,
c'est qu'on ne songe seulement pas à l'appuyer de l'Ecriture. Le peu qu'on en
cite est un abus manifeste du texte sacré et une nouvelle preuve d'erreur ; ce
qu'un quart d'heure de temps fera trouver démontré dans le quatrième écrit de ce
recueil. On est étonné de voir l'Ecriture si abandonnée dans les livres, où l'on
ne promet rien moins que de montrer la perfection du christianisme : l'on en
voit trois de cette nature, les Maximes des saints, l'Instruction pastorale,
et le petit livre contre le Summa doctrinœ. On met toute sa confiance en
apparence dans la scolastique ; en effet dans
1 Max., p. 17. Inst. past.,
p. 15, n. 8. Préf., n. 47. — 2 Max. des Saints, p. 7, 8.
Inst. past., p. 16. Préf.
n. 48. — 3 Max. des Saints, p. 90, 122. Inst. past., p. 33, n. 10.
Préf., n. 49. — 4 III, p., q. 15, art., 6, ad 4. — 5 Ibid., art. 4.
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une creuse métaphysique, qui destituée du fondement de la
parole de Dieu n'est rien moins que la scolastique, c'est-à-dire la sainte
parole réduite en méthode. Ce qu'on tire de plus vraisemblable de la doctrine
des Pères, qui est la distinction de leurs trois états, est expliqué par
principes dans une courte analyse (1), où l’on verra aisément si c'est ici une
affaire obscure, où il soit si difficile de prendre parti.
Pour embrouiller la matière et
sans que j'y donne aucun sujet, on me fait accroire que par un profond artifice
(per altas machinationes), par des détours captieux (captio), par
des travaux souterrains (per cuniculos), j'ai machiné la ruine entière
des notions communes de l'Ecole; et que je ne donne pour objet à la charité que
la seule béatitude trouvée en Dieu même : c'est ce qu'on répète à toutes les
pages du livret, qu'on a opposé à celui qui a pour titre : Summa doctrinae.
Mais si l'auteur a oublié mes sentiments, qu'il sait bien en sa conscience que
je n'ai jamais cachés à personne, qu'il lise dès l'origine de cette dispute mes
Additions aux Etats d'oraison : il y trouvera partout que l'objet primitif de la
charité, c'est l'excellence et la perfection de la nature divine (3). J'établis
encore cette vérité, non point en passant, mais de propos délibéré et par
conclusion expresse, dans le Summa doctrinœ (4), où l'on m'accuse de
l'attaquer. Ce traité se trouve dans cette édition en latin et en français, et
l'on verra en termes formels la perfection de Dieu en elle-même comme le motif
primitif et spécifique de la charité, c'est-à-dire la contradictoire de la
proposition que l'on m'impute.
Que si j'unis à ce motif
principal les autres motifs très-considérables, mais toutefois subsidiaires et
moins principaux, qui ont rapport à nous et à notre béatitude, je le fais
d'après le précepte même de la charité, en exécution de ces mots : Aimez le
Seigneur
1 Cinquième écrit, ci-dessous. — 2 Resp. ad
libel. cui tit. Summa doct., p. 9, 15. — 3 Etats d'Orais., addi.,
n. 2, 3, 4, 5. — 4 Summa doct., n. 7, 8.
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votre Dieu, et des autres, que Ton peut voir dans ce
petit livre dont on a voulu faire de si grandes plaintes.
Et néanmoins, pour mieux
expliquer mes sentiments et leur parfaite conformité avec l'Ecole,je lésai
fidèlement proposés dans le second écrit de ce livre Le quatrième écrit expose
aussi la vérité du précepte de la charité, et des motifs qui l'animent (2). Un
cinquième écrit, qui est très-court, achève de mettre au jour la vérité et la
pureté de cette vertu, soutenue de tous les motifs et toujours désintéressée.
Parce qu'on m'accuse de vouloir confondre la charité avec l'espérance, j'expose
en deux pages (3), mais toutefois, je l'ose espérer, dans la dernière évidence,
la différence radicale de ces deux vertus : quand je parle ici d'évidence, on
comprend bien que j'entends celle de la chose, et non pas celle de mes
expressions : on n'a pu me séparer de l'Ecole qu'en m’imputant tout le contraire
de ce que je dis ; j'en ai suivi la doctrine in terminis, comme on parle,
et selon qu'elle est exprimée par tous les docteurs.
Mais ce que je ne puis
dissimuler, c'est qu'on abuse de cette doctrine pour surprendre les théologiens,
et établir la dangereuse chimère d'un prétendu amour pur. L'amour pur et
désintéressé que veut établir la théologie, c'est l'amour de la charité commune
à tous les fidèles ; c'est celle-là dont il est écrit qu'elle ne cherche
point ses intérêts (4) : elle a pour fin principale la gloire de Dieu : elle
y rapporte la sienne; et finalement elle prétend être heureuse, afin que Dieu
soit glorifié dans son amour si bienfaisant envers ses créatures. Apprenez aux
chrétiens qui; c'est là notre commune obligation. Mais si vous allez au delà :
si pour rendre la charité apparemment plus parfaite, vous la voulez
désintéresser davantage et jusqu'au point d'abandonner notre salut propre, notre
propre béatitude même rapportée à Dieu comme à sa dernière fin : c'est alors que
je vous soutiens que ce prétendu amour pur dont vous faites un degré suréminent,
n'est qu'une illusion, un amusement dangereux, et une entière subversion de la
religion et de l'Evangile.
1 Deuxième écrit, ci-dessous, depuis le n. 5 jusqu'à
la fin. — 2 Quatrième écrit, n. 2, 3, 4. — 3 Cinquième écrit, n.
12. — 4 I Cor., XIII, 5.
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On ne doit point souffrir, dans
cette vie, un amour qui n'ait plus besoin de s'exciter par la considération des
bienfaits de Dieu, passés, présents et futurs : un amour, qui pour exclure
d'entre ses motifs tout rapport à nous, regarde comme étrangères au précepte de
la charité ces paroles par où il commence : Vous aimerez le Seigneur votre
Dieu (1). La pratique même a expliqué le précepte ; et David ne répéterait
pas si souvent ces paroles : O Dieu, mon Dieu : et encore : Que Dieu
notre Dieu, que Dieu nous bénisse ; et encore : Je vous aimerai, ô Dieu
qui êtes ma force, mon Dieu et mon secours ; s'il ne trouvait dans ces
paroles, mon Dieu, un motif puissant de l'aimer comme celui qui veut être à nous
en tant de manières. Ce même attrait lui fait dire avec une ardeur et une
suavité que la charité peut inspirer seule : « Racontez de race en race que
celui-ci est Dieu, notre Dieu éternellement, et il nous gouvernera aux siècles
des siècles (2). » Dites maintenant que Dieu appartient à la charité, et que
notre Dieu n’y appartient pas ; que nous gouverner, n'est pas un
droit de son excellente et souveraine nature, et en même temps le principe de
notre félicité. C'est d'ailleurs une vérité déterminée par le concile de Trente
(3), que la vue de la récompense anime les plus parfaits, et qu'ils croient en
avoir besoin, pour exciter un fond de langueur qui reste dans les plus grands
saints durant cette vie. Le même concile a défini « qu'il faut proposer la vie
éternelle comme récompense aux enfants de Dieu (4); » c'est-à-dire à ceux qui
doivent aimer par état, et qui ont reçu l'esprit d'adoption, pour, en bannissant
l'esprit de crainte et de servitude, recevoir celui d'amour et de liberté. Tout
cela conclut que Dieu notre Dieu, en quelque sorte que ce soit, nous est un
objet d'amour, et qu'on ne peut rayer d'entre les motifs d'aimer les paroles
qu'on trouve à la tête de ce grand commandement.
1 Deut., VI, 4 ; Resp. ad
Summam doct., p. 23. — 2 Psal., XLVII, 14,15.— 3 Sess. VI,
cap. 11. — 4 Ibid., cap. 16.
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On allègue, je ne sais pourquoi,
l'article XIII d'Issy, où il est porté « que dans la vie et dans l'oraison la
plus parfaite, tous ces actes, » de foi explicite, d'espérance et de pénitence,
« sont unis dans la charité, en tant qu'elle anime toutes les vertus, et quelle
en commande l'exercice, selon ce que dit saint Paul : La charité souffre
tout, elle croit tout, elle espère tout, elle soutient tout (1). » Si l'on
voulait inférer de là que ce soient là seulement des actes de perfection, et non
pas des avantages communs et de communes obligations de la charité, l'erreur
serait trop grossière. Saint Paul ne voulait pas définir en particulier la
charité, comme elle est seulement dans les parfaits : toute charité est
patiente, bénigne , non ambitieuse, non intéressée (2) ; toute charité
demeure, pendant que les autres dons s'évanouissent, et ainsi du reste. On a
mis dans les Articles d'Issy, que ces caractères de la charité se trouvent
dans la vie et dans l'oraison la plus parfaite ; pour montrer le tort de
ceux qui bannissent de cette oraison et de cette vie les actes particuliers des
vertus ; et décider en même temps, comme il paraît par toute la suite, qu'ils ne
s'en trouvent pas moins dans tous les états, même dans celui de perfection, pour
y être réunis ensemble dans la charité. Qu'on me donne une charité qui ne soit
pas douce, qui soit soupçonneuse, jalouse et impatiente, je consentirai que ces
attributs donnés à la charité par saint Paul, n'appartiennent qu'aux parfaits :
sinon , il faut avouer qu'on abuse de l'article XIII d'Issy, comme de saint
Paul.
Au reste on est convaincu par le
dernier livre de M. l'archevêque de Cambray, où il combat le Summa doctrinœ,
qu'il érige l'édifice du faux pur amour sur les ruines des obligations communes
de la charité chrétienne. J'avais cru qu'il avait sauvé le
1 I Cor., XIII, 7 — 2 Ibid., 4, 5.
169
principal devoir de la charité dans tous les fidèles, en
disant que dès le quatrième état, qui est celui des justifiés, l’âme juste «
aime principalement la gloire de Dieu, et qu'elle n'y cherche son propre
bonheur, que comme un moyen qu'elle rapporte et qu'elle subordonne à la fin
dernière, qui est la gloire de son créateur (1).» Voilà, disais-je, la précise
obligation de rapporter son bonheur à Dieu, très-certainement établie dans la
justice chrétienne : mais l'auteur, dont ces paroles incommodaient le système
par d'autres endroits, nous déclare dans ce dernier livre qu'il n'entend ce
nécessaire rapport qu'en habitude, et non pas en acte, habitu ; non
actu (2).
Mais qu'est-ce encore que ce
rapport en habitude, et non pas en acte? L'auteur croit le prendre de saint
Thomas, à qui il fait dire contre sa pensée, « que ce rapport habituel se
rencontre dans les actes mêmes par lesquels les justes pèchent véniellement : »
voyez saint, Thomas : Habitualis illa relatio occurrit etiam in actibus
justorum, quibus peccant venialiter (3). » Il répète la même chose plus
précisément s'il se peut, en disant (4) « que les actes mêmes par lesquels on
pèche véniellement, sont habituellement soumis à Dieu et subordonnés à la fin
dernière ; » et il donne pour règle générale (5), « que toutes les affections
naturelles et délibérées des justes seraient autant de péchés mortels, si elles
n'étaient habituellement et implicitement subordonnées à la fin dernière : »
ainsi il dit par trois fois, que l'acte du péché véniel est habituellement et
implicitement rapporté à Dieu : et il dit que la charité du quatrième état y est
rapportée de la même sorte : en quoi il commet trois fautes essentielles : l'une
de donner pour règle que tout ce qui n'est pas habituellement et implicitement
rapporté à Dieu est péché mortel : la seconde, qui est une suite de ce principe
trompeur, que l'acte du péché véniel a ce rapport avec Dieu ; ce que personne
n'a jamais pensé : la troisième et la plus étrange, que la charité justifiante
n'a pas d'autre rapport avec Dieu, que celui qui convient à l'acte du péché
véniel.
1 Summa doct., n. 9; Deuxième écrit, n. 15,
16, etc. Max. des Saints, p.
9. — 2 Resp. ad Summum doct., p. 49, ad 11, ob. — 3 Vid. S. Thom.
I, II, q. 88, 11, 1. — 4 Resp. ad Summum doct., p. 62.— 5 P. 63.
170
Il faut avouer que l'auteur met
ses défenseurs à de terribles épreuves : aillant de fois qu'il écrit, il leur
donne à soutenir de nouvelles erreurs : toutes aussi aisées à découvrir que
l'importance en est évidente.
Je m'attends qu'on m'objectera
que je préviens le jugement du saint Siège ; c'est ce qu'on a déjà objecté à la
Déclaration des trois évêques, que M. de Cambray appelle dans son dernier
livre une censure ambitieuse et anticipée (1), faite au préjudice de
l'autorité du saint Siège ; sans songer que c'était lui-même qui nous avait
obliges à rendre ce témoignage de notre doctrine, qu'il faisait sans notre aveu
conforme à la sienne. Il dit bien encore aujourd'hui dans le même livre, que
j'enseigne « une doctrine suspecte, qui accuse d'impiété toute l'Ecole, et lui
déclare la guerre (2). » Si la chose était véritable, je ne me fâcherais pas des
paroles. On dira du moins que je trouve trop aisé ce qu'on pèse depuis si
longtemps par un examen si sérieux ; comme si l'évidence de la chose au fond
empêchait la maturité de la délibération; ou qu'il n'y ait pas toujours une
tradition, qui précède les jugements de l'Eglise ; ou que ce soit les prévenir
que de proposer, sans juger personne, la doctrine sur laquelle on ne doute point
qu'ils ne soient fondés; ou qu'enfin ce soit être rude que de marquer les
erreurs en paroles propres, qui aussi ne semblent faites qu'à cause qu'elles
sont simples.
Ce serait une autre extrémité,
de ne pas approfondir les matières ou de n'aller pas à la source, à cause qu'on
trouverait claires les eaux des ruisseaux. Il s'amasse des nuages autour du
soleil, qui ne laisse pas de les dissiper, encore que le jour ne soit pas
douteux. Parlons simplement et sans paraboles : il ne faut laisser aux
nouveautés aucune espérance d'obscurcir la vérité
1 Resp. ad Summam, p. 71. — 2
Ibid., p. 53, ad 12
obj.
171
par quelque endroit que ce puisse être. Vous allongez,
dit-on, le procès. Oui, si Ton regarde nos écrits comme des pièces nécessaires à
l'instruire ; mais on n'a pas cette vue : la nouvelle spiritualité accable
l'Eglise de lettres éblouissantes , d'instructions pastorales, de réponses
pleines d'erreurs : il faut qu'elle la trouve partout en armes, qu'on porte
partout la lumière de la tradition et de l'Evangile.
Au reste ceux qui nous
reprochent que nous prévenons le jugement du saint Siège, remplissent Home et la
France de petits écrits qu'on trouve partout et que j'ai vus comme les autres,
où, parce qu'ils n'espèrent pas de sauver le livre, ils donnent des vues aux
examinateurs, et leur proposent la prohibition donec corrigatur : sans
vouloir seulement entendre que ce livre étant un tissu de principes bons ou
mauvais qui règnent partout, toutes les parties de l'ouvrage sont sujettes à un
même sort.
On demandera ce qu'il faut
croire du nouveau système de l’ Instruction pastorale (1), et s'il est
aisé d'entendre que ce dénouement ne peut être admis. Je réponds qu'il n'est pas
aisé d'en relever toutes les erreurs, et qu'il y faut apporter du soin et de
l'étude. Mais pour ce dénouement pris en lui-même, l'inconvénient en est
manifeste, et la seule proposition lui donne une exclusion inévitable.
Il consiste à dire qu'il y a en
nous, outre l'amour-propre vicieux et l'amour qu'on a pour soi-même par la
charité, un certain amour naturel et délibéré de nous-mêmes, qui n'est de soi ni
bon ni mauvais, mais seulement imparfait : et sur cela on prétend deux choses :
l'une, que cet amour qui demeure pour l'ordinaire dans les imparfaits, y fait
l'amour impur et mélange; au lieu que c'est l'exclusion, pour l'ordinaire, de ce
même amour dans les parfaits, qui fait en eux l'amour pur : l'autre chose que
l'auteur prétend, est que cet amour naturel et délibéré de nous-mêmes
1 Inst. past., n. 2 et 3. Préf., ci après, n.
4 et 5.
172
est celui qu'il a entendu partout dans les Maximes des
Saints sous le nom de l'intérêt propre.
Ce dénouement, sur lequel roule
toute l’Instruction pastorale, s'évanouit de soi-même par la seule
exposition des termes : ce qui se prouve premièrement par l’Instruction
pastorale, et secondement par les propres termes du dernier livre de
l'auteur.
On voit dans l’Instruction
pastorale (1), que le sens de l'intérêt propre sur lequel M. de Cambray fait
à présent tout rouler, n'est pas le seul qu'il ait suivi dans les Maximes des
Saints; qu'il y a entendu quelquefois par ce terme tout avantage ou naturel
ou surnaturel ; qu'il a changé ce sens, qu'il l'a quitté, qu'il l'a repris sans
en avertir le lecteur, et qu'il n'a donné dans ce livre aucune explication ou
définition de l'intérêt propre comme il l'entend aujourd'hui. A cela si l'on
joint cette autre proposition du même prélat dans son Avertissement (2),
que par une claire et rigoureuse définition de tous les termes dont il s'est
servi, « il a réduit toutes ses expressions à un sens incontestable, qui ne
puisse plus faire aucune équivoque ; » avec ce fondement de tout son discours on
fait cette démonstration.
Le sens que l'auteur avoue une
fois dans les Maximes des Saints doit régner partout, puisqu'il n'y a
point d'équivoque dans ce livre : or est il que l'auteur avoue en quelques
endroits le sens dont suivrait la destruction de son système ; et il n'a jamais
averti qu'il le changeât, ni prévenu l'équivoque par aucune définition : on doit
donc croire qu'il n'y en a point, et que son dénouement vient après coup.
Quelque facile que soit ce
raisonnement, et quelque claires
qu'en soient toutes les parties, voici encore quelque chose
de plus
décisif par la Réponse au Summa. L'auteur y dit que
pour son
système, il n'a besoin que de ces deux choses (3): la
première qu'on
lui accorde la définition de la charité qui est commune
dans
1 Inst. past., n. 3. — 2 Max. des Saints,
avert., p. 26.— 3 Resp. ad Summam, p. 7, 8.
173
l'Ecole : la seconde qu'on lui accorde le XIIIe article
d'Issy : or est-il que ces deux choses visiblement n'ont rien de commun avec
l'amour naturel et délibéré. La définition de l'Ecole, c'est que la charité a
pour son objet spécifique Dieu considéré en lui-même, sans rapport à nous : le
XIIIe article d'Issy se réduit à dire que la charité anime toutes les vertus :
l'amour naturel n'entre point du tout dans ces deux choses, on n'y en fait aussi
nulle mention ; on n'en fait, dis-je, nulle mention, ni dans la définition de
l'Ecole, ni dans l'article d'Issy ; le passage de saint Paul dans la Première
aux Corinthiens, chap. XIII, d'où il est tiré, n'en parle non plus ; il
était donc inutile à expliquer l'amour pur dont il s'agissait, et on ne l'a
inventé que pour embrouiller la matière, ou se sauver comme on pourrait par des
équivoques.
Il n'y a donc plus d'embarras
que dans la discussion des passages particuliers dont l’Instruction pastorale
est composée : celui-là est inévitable, et quiconque voudra entrer dans cet
examen, doit se préparer à être fort attentif à cette lecture; mais en attendant
qu'on fasse voir au nouvel auteur les caractères certains qui séparent d'avec sa
doctrine les Pères qu'il cite, sans lui en laisser un seul, il sera aisé de
s'assurer de deux choses : l’une que l'auteur dans toute son Instruction
pastorale ne cite pas un seul passage de l'Ecriture pour son prétendu amour
naturel, ni pour l'usage qu'il en fait : la seconde, que parmi tant de passages
des Pères où il le veut établir, il ne cite rien où il soit compris, et ne le
tire que par des conséquences que personne n'a jamais connues que ce seul
prélat.
Il produit à la vérité au
commencement de son livre un passage de saint Thomas, et un d'Estius (1), qu'il
fait servir de fondement à tout son discours : j'avoue qu'il y est parlé d'un
certain amour naturel de soi même, distingué de la charité, qui peut être bon et
mauvais ; mais en lisant seulement ce qu'il cite de ces deux
1 Instr. past., n. 4.
174
docteurs et sans un plus grand examen, on verra d'abord que
cet amour n'étant ni délibéré, ni employé à la différence des parfaits et des
imparfaits, ce n'est pas celui de l'auteur.
Je veux bien encore donner ici
un moyen facile pour entendre quelques auteurs particuliers, par exemple saint
François de Sales, un de ceux que l'on fait servir de fondement au système. Tout
le dénouement de la doctrine de ce Saint consiste en trois passages décisifs :
l'un est le chapitre de la résignation et de l'indifférence chrétienne dont M.
l'archevêque de Cambray fait partout son fondement; mais qui se tourne contre
lui, dès qu'il est constant par le titre et par tout le texte, qu'elles ne
regardent que les événements de la vie et la dispensation des consolations et
des sécheresses; sans avoir le moindre; rapport au salut, à la perfection, aux
mérites, aux vertus, ni au désir ou naturel ou surnaturel que L'auteur prétend
qu'on peut avoir ou n'avoir pas de toutes ces choses.
Le second passage est celui où
l'on trouvera cette règle : « Il ne faut vouloir que Dieu absolument,
invariablement, inviolablement ; mais les moyens de le servir, il ne les faut
vouloir que faiblement et doucement, afin que si l'on nous empêche dans
l'emplette d'iceux, nous ne soyons pas grandement secoués (1). »
On voit là manifestement ce que
c'est que l'indifférence, et on écarte les fausses idées dont on tâche
d'embarrasser nos esprits.
Le troisième passage, et lopins
important de tous, est rapporté dans l’Instruction pastorale de M.
l'archevêque de Paris ; et c'est là que saint François de Sales décide « que si,
par imagination de chose impossible, il y avait une infinie bonté à laquelle
nous n'eussions nulle sorte d'appartenance, nous l'estimerions certes plus que
nous-mêmes ; mais à proprement parler nous ne l'aimerions pas : beaucoup moins
pourrions-nous avoir la charité, puisque la charité est une amitié, ayant pour
fondement la communication :
1 Amour de Dieu, liv. IX. ch. IV. — 2 Liv. III,
Ep, 42. Ci-dessous, troisième écrit.
175
ce que je dis pour certains esprits chimériques et vains
(1) : » par où l'on voit l'estime qu'il fait de la fausse métaphysique, qui
détache l'amour de Dieu du motif de la béatitude. On peut rapporter à cette fin
l'endroit que nous avons allégué dons nos Etats d'oraison (2), où le
Saint enseigne : « que la charité est une vraie amitié, c'est-à-dire un amour
réciproque (3) : » ce qui montre l'erreur de ceux qui veulent dans la charité
séparer l'amour de Dieu comme parfait, de l'amour de Dieu comme bienfaisant et
béatifiant.
Il y a encore un petit mot, mais
de grand poids, du saint évêque, lorsque expliquant ce qu'il dit souvent, qu'il
ne faut aimer les vertus qu'à cause que Dieu les aime (4), il entend
cette unique cause principalement, et non pas exclusivement ; ce qui lui fait
dire (5) : « Aimons les vertus particulières, principalement parce qu'elles sont
agréables à Dieu. Tant qu'on aura ce principe en vue, on ne s'étonnera pas de
tout ce qu'enseigne le Saint sur la charité, comme étant la fin dernière et
universelle de toutes les vertus; et on ne dira jamais, comme fait l'auteur, «
qu'on ne veut aucune vertu en tant que vertu ; qu'on ne veut plus être vertueux;
qu'on ne l'est jamais tant que quand on n'est plus attaché à l'être (6) : » et
ce qui passe toute croyance, « que les saints mystiques ont exclu de l'état
parfait les pratiques de vertu (7) : » propositions scandaleuses, dont aussi on
ne trouve aucune apparence dans les ouvrages du saint évêque, quoiqu'on les ait
tous remués pour y en découvrir quelque vestige.
Après avoir donné le moyen
facile d'entendre les autres auteurs, il faut que je m'explique moi-même dans un
endroit de ma Préface (8).
Il s'agit de faire connaître dans le Catéchisme du
concile de Trente ceux dont on y parle ainsi : Amanter Deo serviunt,
pretii
1 Amour de Dieu, liv. X, chap. X. — 2 Liv. VIII, n.
18. — 3 Amour de Dieu, liv. II ch. XXII. — 4 Ibid.,
liv. XI, ch. XIV. — 5 Ibid., liv. III, ch. XIV. — 6 Max. des
Saints, p. 224, 225, 226.— 7 P. 253.— 8 Préf., n. 79, 80, 81.
ci-après.
176
causa quò amorem referunt (1) : « Ils servent Dieu
avec amour, pour la récompense à laquelle ils rapportent leur amour. » Sur cet
endroit du Catéchisme, j'ai bien montré que M. de Cambray l’a mal entendu
(5) ; mais je ne l'ai pas moi-même assez expliqué.
Pour tout dire, il fallait
marquer plus distinctement que l'Ecole reconnaît deux sortes d'amours : l'amour
d'amitié, qui est la charité même, où l'on aime Dieu pour l'amour de lui ; et
l'amour de concupiscence, où l'on veut l'avoir pour soi. Cela est certain; mais
il y fallait ajouter que la plupart des théologiens subdivisent ce dernier
amour, en amour de concupiscence, innocent et saint, où l'on désire seulement de
posséder Dieu; et en amour de pure concupiscence, où l'on n'aime Dieu que pour
sa propre utilité, comme on ferait un autre bien, et uniquement pour l'amour de
la récompense. Ainsi à parler généralement, on pourrait reconnaître trois sortes
d'amours : le premier est justifiant, puisque c'est la charité même qui, comme
parle saint Augustin, est la véritable justice : le second, que l'Ecole appelle
simplement de concupiscence, où l'on veut avoir Dieu comme récompense, est bon
en soi, puisque c'est l'amour de l'espérance chrétienne ; mais il n'est pas
justifiant, et de soi ne met pas un homme au rang des amis de Dieu : le
troisième amour qu'on appelle de pure concupiscence, a cela de commun avec le
second, qu'il n'est pas justifiant , mais il a cela de particulier, que ne
regardant que la récompense pour en faire sa dernière fin au préjudice de la
gloire de Dieu, il est vicieux et désordonné.
J'ai dit que l’amanter Deo
serviunt : ils servent Dieu avec amour : dans le Catéchisme du
concile, était de ce dernier genre, à cause de ces paroles : Propter
pretium quò amorem referunt : ils servent Dieu à cause du prix où ils
rapportent leur amour. Le mot de prix, pretium, ressent un bas intérêt,
tel qu'on le voit dans les âmes serviles , qui veulent qu'un maître fâcheux se
fasse servir, pour ainsi dire, l'argent à la main ; qui est ce qu'on appelle
pretium. Ceux-là n'aiment pas Dieu véritablement, puisqu'au lieu de faire
servir la récompense d'un maître pour s'exciter à l'aimer, tout leur amour se
tourne à la récompense : c'était pourtant
1 Cat. conc. Trid., part. IV, de Orat. cap.
XII, n. 27. — 2 Inst. past., p. VI,
177
le style du temps, de dire qu'ils aimaient Dieu, à
cause, comme je l'ai remarqué (1), que c'est aimer en quelque façon que de
servir quelqu'un pour la récompense. J'ai prouvé ce style du temps et de l'Ecole
par Sylvestre de Prière, par Sylvius, auxquels j'ajoute à présent Estius (2) qui
parle de même ; et il n'en faut pas davantage pour bien expliquer le
Catéchisme du concile. Ainsi M. de Cambray, qui veut que cet amour rapporté
au prix, au paiement, soit un amour justifiant et de charité, ne suit ni les
idées de l'Ecole, ni celles du Catéchisme qui en sont tirées, ni les
siennes propres, et ne cherche qu'à trouver partout son prétendu amour pur du
cinquième degré, qu'il ne peut trouver nulle part.
A l'endroit même du
Catéchisme où il croit le voir, parce qu'il y est marqué « qu'une âme ne
cherche Dieu que touchée par sa vertu et par sa boute : Nihil spectant nisi
ejus virtutem atque bonitatem, » il ne prend pas garde à deux choses : la
première, que cette bonté n'est pas seulement excellente, mais encore
bienfaisante, et qu'elle renferme ces deux idées dans sa notion : la seconde,
que ces âmes s'estiment « heureuses de pouvoir servir un Dieu si grand : Se
beatos arbitrantes, quod ei suum officium prœstare possint. » Ce qui montre
que bien éloignées de séparer la béatitude d'avec le pur et parfait amour, elles
les joignent ensemble en termes formels.
Au reste il faut ici se souvenir
que le dessein du Catéchisme est de nous représenter, dans tous ces
endroits, non pas un prétendu amour pur, qui se détache entièrement de la
béatitude, mais la charité elle-même, qui par sa nature, en tous les sujets où
elle est, la rapporte à la gloire de Dieu comme à sa dernière fin. Il ne faut
pas imaginer pour cela qu'il y ait deux fins dernières, dont l'une soit la
béatitude et l'autre Dieu même. La jouissance de Dieu par la vision bienheureuse
et par l'amour immuable qui fait notre béatitude, sans doute se rapporte à Dieu
comme à son objet béatifiant : c'est pourquoi Dieu est appelé la béatitude
objective, et la jouissance de Dieu est appelée la béatitude formelle : celle-ci
en un sens se rapporte à l'autre comme à sa dernière fin ;
1 Préf., ibid. — 2 « Culpanda talis dilectio Dei
propter indebitum finem quo vitiatur, » in I. dist.., 1, p. 3.
178
et cependant en un autre sens, toute l'Ecole est d'accord,
après saint Thomas , qu'elles ne font toutes deux ensemble qu'une seule et même
fin, qu'une seule et même béatitude : de même que la lumière, qui fait, pour
ainsi parler, la félicité des yeux, ne les pouvant rendre heureux qu'à cause
qu'elle est aperçue, il se fait de la perception et de la lumière un seul et
même bonheur de l'œil qui la voit.
Avec ces explications du langage
de l'Ecole, que j'ai crues nécessaires au lecteur, afin qu'il ne fût point
arrêté lorsqu'il le rencontrerait en son chemin, j'espère qu'on ne trouvera
aucun embarras dans cette Préface. Pour ceux qui voudraient que dans le
n° 80 j'eusse marqué davantage la distinction de l'amour de concupiscence
innocent, et de l'amour déréglé de pure concupiscence, ils voient bien par
l'explication qu'ils viennent d'entendre, que je suis de leur avis, puisque
assurément, si je ne croyais avoir failli en ce lieu, je ne travaillerais pas à
réparer cette faute. Elle serait plus grande, si je n'avais pas expliqué
ailleurs ce qui manque ici ; quoi qu'il en soit, je ne demande qu'à me corriger
: heureux de pouvoir donner ces petits exemples à ceux qui seraient capables de
m'en donner de plus grands.
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