PENSÉES
SUR DIVERS SUJETS DE RELIGION ET DE MORALE.
AVERTISSEMENT.
DU
SALUT.
NÉCESSITÉ
DU SALUT , ET USAGE QUE NOUS EN DEVONS FAIRE CONTRE LES PLUS DANGEREUSES
TENTATIONS DE LA VIE.
ESTIME DU
SALUT ET GLOIRE DU
CIEL, PAR LA VUE
DES GRANDEURS HUMAINES.
DÉSIR
DU SALUT, ET PRÉFÉRENCE QUE NOUS LUI DEVONS DONNER AU-DESSUS DE TOUS LES AUTRES
BIENS.
INCERTITUDE
DU SALUT, ET SENTIMENTS QU'ELLE DOIT NOUS INSPIRER , OPPOSÉS A UNE FAUSSE
SÉCURITÉ.
VOLONTE
GENERALE DE DIEU, TOUCHANT LE SALUT DE TOUS LES HOMMES.
POSSIBILITÉ DU
SALUT DANS TOUTES LES CONDITIONS DU MONDE.
VOIE
ÉTROITE DU SALIT, ET CE QUI PEUT NOUS ENGAGER PLUS FORTEMENT A LA PRENDRE.
SOIN DU
SALUT, ET EXTRÊME
NÉGLIGENCE AVEC LAQUELLE ON Y TRAVAILLE
DANS LE MONDE.
SUBSTITUTION
DES GRACES DU SALUT ; LES VUES QUE DIEU SY PROPOSE , ET COMMENT IL Y EXERCE SA
JUSTICE ET SA MISÉRICORDE.
PETIT
NOMBRE DES ÉLUS ; DE QUELLE MANIÈRE IL FAUT L'ENTENDRE, ET LE FRUIT QU'ON PEUT
RETIRER DE CETTE
CONSIDÉRATION.
PENSÉES
DIVERSES SUR LE SALUT.
Je m'acquitte de la parole que je
donnai il y a quelques années, lorsque je fis paraître les Exhortations et les
Instructions du P. Bourdaloue. Dans l'avertissement qui est à la tète de ces
Instructions et Exhortations, je m'engageai à un nouveau travail, sans savoir
bien où il me conduirait, ni si j'aurais de quoi remplir le dessein que je
m'étais proposé. Quoi qu'il en soit, je promis de l'aire une nouvelle révision
des manuscrits du P. Bourdaloue, et de recueillir tout ce que j'y trouverais de
pensées détachées, de réflexions, de fragments qui seraient demeurés
imparfaits, et qu'il n'aurait point employés dans ses sermons.
Car avant que de composer un
sermon, le P. Bourdaloue taisait ce que l'ont communément les prédicateurs : il
jetait d'abord sur le papier les différentes idées qui se présentaient à lui
touchant la matière qu'il avait en vue de traiter. Il marquait tout confusément
et sans aucune liaison. Mais s'étant ensuite tracé le plan de son discours, il
choisissait ce qui lui pouvait convenir, et laissait le reste. Ce reste
néanmoins, qu'il laissait comme superflu, avait son prix, et c'est de quoi il
m'a paru que je pouvais former un recueil, sous le titre général de Pensées
sur divers sujets de religion et de morale.
Cependant il y fallait mettre
quelque ordre, et tellement distribuer ces pensées, que celles qui ont rapport
à un même sujet fussent toutes réunies sous un titre particulier. Cela même ne
suffisait point encore : mais de ces pensées les unes étant bien plus étendues
que les autres, il a fallu faire des premières comme autant d'articles ou de
paragraphes, et ranger les autres indifféremment et sans suite, sous le simple
titre de Pensées diverses. Tout cela, comme on le juge assez, demandait que
l'éditeur mit un peu la main à l'œuvre, pour disposer les matières, pour les
lier ou les développer, pour les finir et leur donner une certaine forme : mais
je n'ai rien fait à l'égard de ce recueil de Pensées, que je n'eusse déjà fait
à regard des Sermons, Exhortations, Instructions, et de la Retraite spirituelle
du même auteur.
Voilà tout le compte que j'ai à
rendre de ces opuscules, qui commencent à voir le jour. Car ce ne sont ici
proprement que des opuscules, mais où il me semble que l'illustre auteur dont
ils portent le nom ne sera point méconnaissable. Les hommes d'un génie
supérieur se font partout reconnaître, et jusque dans les moindres choses ils
gardent toujours leur caractère. Le public en jugera, et peut-être me saura-t-il
gré de la constance avec laquelle je me suis appliqué depuis près de trente ans
à lui donner une édition complète des Œuvres du P. Bourdaloue. Il n'y avait
rien à perdre d'un si riche fonds, et c'est beaucoup pour moi, si je puis
penser qu'il n'ait point dépéri dans mes mains.
NÉCESSITÉ DU SALUT , ET USAGE QUE NOUS EN DEVONS FAIRE CONTRE LES PLUS DANGEREUSES
TENTATIONS DE LA VIE.
On parle du salut comme d'une
affaire souverainement importante, et on a raison d'en parler de la sorte. Mais
c'est trop peu dire : il faut ajouter que c'est une affaire absolument
nécessaire ; et ce fut l'idée que le Sauveur des hommes en voulut donner à
Marthe, dans cette grande leçon qu'il lui fit : Marthe, vous vous inquiétez
et vous vous embarrassez de bien des choses ; mais une seule chose est
nécessaire (1).
Ce n'est donc point seulement une affaire d'une importance
extrême que le salut, mais une affaire d'une absolue nécessité. Entre l'un et
l'autre la différence est essentielle. Qu'on me
fasse entendre qu'une affaire m'est
importante et très-importante, je conçois précisément
par là que je perdrai beaucoup en la perdant, sans qu'il s'en suive néanmoins
que dès lors tout sera perdu pour moi, et qu'il ne me restera pins rien. Mais
que ce soit une affaire absolument nécessaire, et seule nécessaire, je conclus
et je dois conclure que si je venais à la perdre, tout me serait enlevé, et que
ma perte serait entière et sans ressource : or tel est le salut.
Affaire nécessaire, et seule
nécessaire : nécessaire, puisque je ne puis me passer du salut; seule
nécessaire, puisque, hors le salut, il n'y I rien dont je ne puisse me passer.
Je dis nécessaire, puisque je ne puis me passer du salut: car c'est dans le
salut que Dieu a renfermé toutes mes espérances, en me le proposant comme fin
dernière; et c'est de là que dépend Mon bonheur pendant toute l'éternité. Je
dis seule nécessaire, puisqu'il n'y a rien, hors le salut dont je ne me puisse passer : car je puis me passer de tout ce que
je vois dans le monde; je puis me passer des richesses du monde, je puis me
passer des honneurs et des grandeurs du monde, je puis me passer des
aises et des récréations du monde. Tout cela, il est vrai, ou une partie de
tout cela, peut m'être utile, par rapport à la vie présente, suivant l'état et
la condition où je me trouve; mais enfin je puis ne passer de cette vie
présente et mortelle, et il faudra bien, tôt ou tard, que je la perde. Par
conséquent, je n'ai de fond à faire que sur le salut : c'est là que je dois
tendre incessamment, uniquement, nécessairement, à moins que, par un affreux
désespoir, je ne consente à être immanquablement, pleinement, éternellement mal
heureux.
Terrible alternative : ou un
malheur éternel, qui est la damnation, ou une éternelle béatitude, qui est le
salut ! Voilà sur quoi je suis obligé de me déterminer, sans qu'il y ait aucun
tempérament à prendre. Le ciel ou l'enfer, peint d'autre destinée. Si je me
sauve, le ciel est a moi, et il ne me sera jamais ravi ; si je nie damne,
l'enfer devient irrémissiblement mon partage, et jamais je ne cesserai d'y
souffrir ; car la mort n'est point pour nous un anéantissement : ce n'est
point, comme pour la bête, une destruction totale ; au contraire, l'homme en
mourant ne fait que changer de vie: d'une vie courte et fragile, il passe à une
vie immortelle et permanente ; vie qui doit être, pour les élus le comble de la
félicité et le souverain bien, et vie qui sera pour les réprouvés la souveraine
misère et l'assemblage
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de tous les maux. Ainsi Dieu, dans
le conseil de sa sagesse, l'a-t-il arrêté, et ses décrets sont irrévocables.
Voilà ma créance, voilà ma religion.
De là même, affaire tellement
nécessaire, qu'il ne m'est jamais permis, en quelque rencontre que ce soit, ni
pour qui que ce soit, de l'abandonner. Un père peut sacrifier son repos et sa
santé pour ses enfants; un ami peut renoncer à sa fortune, et se dépouiller de
tous ses biens pour son ami ; bien plus, il peut, en faveur de cet ami,
sacrifier jusqu'à sa vie. Mais s'agit-il du salut, il n'y a ni lien du sang et
de la nature, ni tendresse paternelle, ni amitié si étroite qui puisse nous
autoriser à faire le sacrifice d'un bien supérieur à toute liaison humaine et à
toute considération.
Plutôt que de consentir à la
perte de mon âme, je devrais, s'il dépendait de moi, laisser tomber les
royaumes et les empires; je devrais laisser périr le monde entier. Et ce n'est
point encore assez : car, selon les principes de la morale évangélique, et
selon la loi de la charité que je me dois indispensablement à moi-même, non-seulement il ne m'est point libre de sacrifier, en
quelque manière que ce puisse être, mon salut, mais il ne m'est pas même permis
de le hasarder et de l'exposer. Le seul danger volontaire, si c'est un danger
prochain, est un crime pour moi ; et quoiqu'il m'en put coûter, ou pour le
prévenir, ou pour en sortir, je ne devrais rien ménager ni rien épargner, fallût-il
en venir à toutes les extrémités, fallût-il quitter père, mère, frères, sœurs;
fallût-il m'arracher l'œil ou me couper le bras : pourquoi cela? toujours par cette grande raison de la nécessité du salut,
qui prévaut à tout et l'emporte sur tout.
Allons plus loin, et, pour nous
faire mieux entendre, réduisons ceci à quelques points plus marqués et plus
ordinaires dans la pratique. Je prétends donc que cette nécessité du salut,
bien méditée et bien comprise, est avec le secours de la grâce, le plus prompt
et le plus puissant préservatif contre toutes les tentations dont nous pouvons
être assaillis, chacun dans notre état. Mais sans embrasser trop de choses, et
sans nous engager dans un détail infini, bornons-nous à certaines tentations
particulières, plus communes, plus spécieuses, plus violentes, qui naissent de
la nécessité et du besoin où l'on peut se trouver en mille occasions, par rapport
aux biens temporels et aux avantages du siècle : je m'explique.
264
Il y a des extrémités fâcheuses
où se trouvent réduits une infinité de personnes: et que fait alors l'ennemi de
notre salut, ou pour mieux dire, que fait la nature corrompue? que fait la passion et l'amour-propre, plus à craindre mille
fois pour nous que tous les démons? C'est dans des conjonctures si critiques et
si périlleuses que tout concourt à nous séduire et à nous corrompre. Le
prétexte de la nécessité nous devient une prétendue
raison dont il est difficile de se défendre, et la conscience n'a point de
barrières si fortes que cette nécessité ne puisse nous faire franchir. Par
exemple, on manque de toutes choses , et pourvu qu'on
voulût s'écarter des voies de l'équité et de la bonne foi, on ne manquerait de
rien : on aurait non-seulement le nécessaire, mais le
commode, et on l'aurait abondamment. On voit déchoir sa famille de jour en
jour, elle est sur le point de sa ruine ; et pourvu qu'on voulût entrer dans
les intrigues criminelles d'un grand et seconder ses injustes desseins, on s'en
ferait un patron qui la soutiendrait et l’élèverait. On est embarqué dans une
affaire de conséquence : c'est un procès dont la perte doit causer un dommage
irréparable; il est entre les mains d'un juge accrédité dans sa compagnie : et
au lieu de solliciter ce juge assez inutilement, si l’on voulait, aux dépens de
la vertu, écouter de sa part d'autres sollicitations et y condescendre, on
pourrait ainsi se procurer un arrêt favorable et un gain assuré. On a un ennemi
dont on reçoit mille chagrins; c'est un homme sans raison et sans modération,
qui nous butte en tout, qui nous persécute; et si l'on voulait user contre lui
de certains moyens qu'on a en main, on serait bientôt à couvert de ses
atteintes. Quel empire ne faut-il pas prendre sur soi et sur les mouvements de
son cœur, pour ne pas succombera de pareilles tentations, et pour demeurer
ferme dans son devoir.
Car, encore une fois, de quoi
n'est-on pas capable quand la nécessité presse, et à quoi n'a-t-elle pas porté
des millions de gens qui du reste axaient d'assez bonnes dispositions, et
n'étaient de leur fonds ni vicieux ni méchants? De combien d'iniquités la
pauvreté et l'indigence n'est-elle pas tous les jours le principe? combien a-t-elle fait de scélérats, de traîtres, de
parjures, d'impies, d'impudiques, de ravisseurs du bien d'autrui, et de
meurtriers qui sans cela ne l'auraient jamais été, qui ne l'ont été en quelque
manière que malgré eux et qu'avec toutes les répugnances possibles; mais enfin
qui l'ont été, parce qu'ils ont cru y être forcés? Non-seulement
ils l'ont cru, mais de là souvent ils se sont persuadés que jusque dans leurs
crimes ils étaient excusables; et voilà ce qui rend encore la nécessité plus
dangereuse. On se fait aisément de fausses consciences. on
étouffe tous les remords du péché, on se dit à soi-même que, dans la situation
où l'on est, et dans toutes les circonstances qui l'accompagnent, il n'y a
point de loi, et que tout est permis; on exagère cet état, dont on veut se
prévaloir, et l'on prend pour dernière extrémité et pour nécessité absolue ce
qui n'est que difficulté, qu'incommodité, que l'effet d'une imagination vive et
d'une excessive timidité. Quoi qu'il en soit, tout cela mena à d'étranges
conséquences, et les suites en sont affreuses.
Or, quel est pour nous, en de
semblables attaques, le plus solide appui et le soutien le plus inébranlable? le voici. C'est de se retracer fortement le souvenir de
cette maxime fondamentale : Il n’y a
qu’une chose nécessaire (1) c'est de s'armer de cette pensée, selon la
ligure de l'Apôtre, comme d'une cuirasse, comme d'un casque, comme d'un
bouclier qui résiste aux traits les plus enflammés (2), de l'esprit
tentateur, et que rien ne peut pénétrer. C'est, dis-je, d'opposer nécessité à
nécessité, la nécessité de sauver son âme, qui est nue nécessité capitale et
souveraine, à la nécessité de sauver sa fortune, de sauver ses biens, de sauver
sa vie.
Car je dois ainsi raisonner : Il
est vrai, je pourrais rétablir mes affaires, si je voulais relâcher quelque
chose de cette intégrité si exacte et si sévère, qui n'est guère de saison dans
le temps où nous sommes, et qui m'empêche de faire les mêmes profits que tant
d'autres : mais en me rétablissant ainsi selon le monde je me perdrais selon Dieu,
je perdrais mon âme: or il la faut sauver. Il est vrai, si je ne me rends pas à
telle proposition qu'on me fait, je choquerai le maître qui m'emploie;
j'aliénerai de moi le protecteur qui m'a placé, et qui peut dans la suite me
faire encore monter plus haut; je serai obligé de me retirer, et n'ayant plus
personne qui s'intéresse pour moi, ni qui m'avance, je resterai en arrière; et
que deviendrai-je? Il n'importe : en acquiesçant à ce qu'on me demande,
j'offenserais un maître bien plus puissant que tous les maîtres et tous les
potentats de la terre, et pour conserver de vaines espérances, je sacrifierais
un héritage éternel, je sacrifierais mon âme, et je la damnerais:
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or il la faut sauver. Il est vrai,
l'occasion est belle de me tirer de l'oppression où je suis, et d'abattre cet
homme qui ne cesse de me nuire et de me traverser ; mais, en me délivrant des
poursuites d'un ennemi qui, malgré toutes ses violences, et quoi qu'il
entreprenne contre moi, ne peut après tout me faire qu'un mal passager, je me
ferais un autre ennemi bien plus redoutable, qui est mon Dieu , et qui, de sou
bras vengeur, peut également et pour toujours porter ses coups sur les âmes
comme sur les corps. A quoi donc exposerais-je mon âme? or
il la faut sauver. Il est vrai, ma condition est dure, et je mène une vie bien
triste ; je n'ai rien, et je ne vois point pour moi de ressources. On me fait
les offres les plus engageantes, et si je les rejette, me voilà dans le dernier
abandonnement et dans la dernière misère ; mais d'ailleurs je ne les puis
accepter qu'au préjudice de l'honneur, et surtout qu'au préjudice de mon âme :
or il la faut sauver. Oui, il le faut, et à quelque prix que ce soit, et
quelque peine qu'il y ait à subir. Il le faut, et quelque infortune, quelque
décadence, quelque malheur qui en doive suivre par rapport aux intérêts
humains, il le faut, car c'est là le seul nécessaire, le pur nécessaire. Encore
une fois, je le dis pur, le seul nécessaire, parce qu'en comparaison de ce nécessaire,
rien n'est proprement ni ne doit être censé nécessaire, parce que dès qu'il
s'agit de ce nécessaire, toute autre chose qui s'y trouve en quelque sorte
opposée cesse dès lors d'être nécessaire ; parce que c'est à ce nécessaire que
doivent se rapporter, comme à la règle primitive et invariable, toutes mes délibérations , toutes mes résolutions, toutes mes actions.
Ce fut ainsi que raisonna la
chaste Suzanne, lorsqu'elle se vit attaquée de ces deux vieillards qui
voulurent la séduire, et qui la menaçaient de la faire périr, si elle ne
consentait à leur passion. Que ferais-je, dit-elle, dans le cruel embarras où
je suis? quelque parti que je prenne, je ne puis
éviter la mort : mais il vaut mieux que je périsse par vos mains que de pécher
en la présence de mon Dieu , et de périr éternellement par l'arrêt de sa
justice. Ce fut ainsi que raisonna le généreux Eléazar, lorsque de faux amis le
sollicitaient de manger des viandes défendues selon la loi, et de se garantir
par là de la colère du prince. Ah 1 répondit ce zélé défenseur de la religion
de ses pères, en obéissant au prince et en suivant le conseil que vous me
donnez, je pourrais, pour le temps présent, me sauver du supplice où je
suis condamné, et prolonger ma vie
de quelques années, mais, vif ou mort, je ne me sauverai pas des jugements
formidables du Tout-Puissant; et qu'y a-t-il de si
rigoureux que je ne doive endurer , plutôt que d'encourir sa haine et de
renoncer à ses promesses ? C'est ainsi que raisonnait saint Paul
, ce vaisseau d'élection , et ce docteur des nations. Il se représentait
tout ce qu'il y a de plus effrayant, de plus affligeant, de plus désolant. Il
supposait que la tribulation vînt fondre sur lui de toutes parts ; qu'il fût
accablé d'ennuis, pressé de la faim, tourmenté de la soif, environné de périls,
comblé de malheurs; qu'il fût abandonné aux persécutions, aux croix, aux
glaives tranchants ; que, dans un déchaînement général, tout l'univers se
soulevât contre lui, la terre, la mer, toutes les puissances célestes, toutes
les puissances infernales , toutes les puissances humaines : il le supposait,
et à la vue de tout cela il s'écriait : Qui me séparera de la charité de
Jésus-Christ ? Il allait plus loin; et par la force de la grâce qui le
transportait , s'élevant au-dessus de tous les événements, il osait se répondre
de lui-même, et ajoutait : Je le sais , et j'en sais certain, que ni la
mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés , ni le présent, ni l'avenir
, ni ce qu'il y a de plus haut, ni ce qu'il y a de plus bas, ni quelque
créature que ce soit, ne pourra me détacher de l’amour de Dieu , mon Seigneur
et mon Sauveur (1). Voilà comme en parlait ce grand Apôtre. Et d'où lui venait cette constance et cette fermeté insurmontable? c'est qu'il concevait de quel intérêt et de quelle nécessité
il était pour lui de sauver son âme, en se tenant toujours étroitement et
inséparablement attaché au Dieu de son salut.
Ce sont là, dit-on , de beaux sentiments , ce sont de belles réflexions;
mais, après tout, on ne vit pas de ces sentiments ni de ces réflexions; et
cependant il faut vivre. Avec ces réflexions, on ne fait rien ; et toutefois,
il faut avoir quelque chose , il faut faire quelque
chose, il faut parvenir à quelque chose. J'en conviens, on ne vit pas de ces
réflexions ; mais de ces réflexions on apprend à mourir si l'on ne peut vivre
sans risquer le salut de son âme. Je l'avoue, avec ces réflexions on ne fait
rien dans le monde, on n'amasse rien, on ne parvient à rien ; mais de ces
réflexions on apprend à se passer de tout, si l'on ne peut rien faire , ni rien amasser, ni parvenir à rien, sans exposer le
salut de son âme. Disons mieux , on apprend de ces
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réflexions que c'est tout faire que de faire son salut, que
c'est tout gagner que d'amasser un trésor de mérites pour le salut, que c'est
parvenir à tout que de parvenir au terme du salut. Voilà ce que ces réflexions
ont appris à tant de chrétiens de l'un et de l'autre sexe : car, malgré la
corruption dont tous les états du monde ont été infectés, il y a toujours eu
dans chaque état des fidèles de ce caractère prêts à quitter toutes choses pour
mettre en sûreté leur salut; il y en a eu, dis-je, et plaise au ciel qu'il y en
ait toujours! La nécessité du salut était-elle autre chose pour eux que pour
nous? y étaient-ils plus intéressés que nous? Non,
sans doute ; c'était pour eux et pour nous la même nécessité : mais ils y
pensaient beaucoup plus que nous; et en y pensant plus que nous, ils la
comprenaient aussi beaucoup mieux que nous. Pensons-y comme eux, méditons-la
comme eux, nous la comprendrons comme eux; et en la comprenant comme ils l'ont
comprise, nous en ferons comme eux notre affaire essentielle, et nous y
adresserons toutes nos prétentions et toutes nos vues.
Mais, hélas ! où
les portons-nous ? Quand je vois les divers mouvements dont le monde est agité,
et qui sont ce qu'on appelle le commerce du monde ; quand je vois cette
multitude confuse de gens qui vont et qui viennent, qui s'empressent et qui se
tourmentent, toujours occupés de leurs desseins, et toujours en action pour y
réussir et les conduire à bout ; n'ayant que cela dans l'esprit, ne travaillant
que pour cela, n'aspirant qu'à cela : au milieu de ce tumulte, j'irais
volontiers leur crier avec le Sage : Hommes dépourvus de sens, et aussi peu
raisonnables que des enfants à peine formés et sortis du sein de leur mère (1),
à quoi pensez-vous? que faites-vous? Hors une seule
chose, tout le reste n'est que vanité (2) ; et par une espèce
d'ensorcellement, cette vanité vous charme, cette vanité vous entraîne, cette
vanité vous possède aux dépens de l'unique nécessaire ! Je le dirais aux grands
et aux petits, aux riches et aux pauvres, aux savants et aux ignorants. Malheur
à quiconque ne m'écouterait pas I et dès à présent, malheur à quiconque demeure
là-dessus dans une indifférence et un oubli qu'on ne peut assez déplorer !
C'est une morale ordinaire aux
prédicateurs, d'inspirer du mépris pour toutes les pompes et
toutes les grandeurs du monde. Ils
en font les peintures les plus propres à les rabaisser dans notre estime et à
les dégrader. De la manière qu'ils en parlent et dans les termes qu'ils s'en
expliquent, ce ne sont que de vaines apparences, que des fantômes et des
illusions qui nous séduisent, et dont nous devons, autant qu'il est possible,
détourner nos regards. A Dieu ne plaise que je prétende en aucune sorte déroger
à la vérité et à la sainteté de cette morale ! Je l'ai prêchée comme les autres
en plus d'une rencontre, et je suis bien éloigné delà contredire, puisque ce
serait me contredire moi-même. Mais après tout, quoi que nous en puissions
dire, il faut toujours convenir que ces grandeurs et ces pompes humaines, si
méprisables d'ailleurs, ne laissent pas d'avoir quelque chose en effet de
pompeux et de brillant, quelque chose de grand et de magnifique; et c'est par
où il me semble non-seulement qu'il est permis, mais
qu'il peut être très-utile à un chrétien de les
envisager, pourvu qu'on les envisage chrétiennement. Donnons jour à cette
pensée.
Les cieux, dit le Prophète
royal (1), nous annoncent la gloire de Dieu, et le
firmament, dont il est l'auteur, nous fait connaître l'excellence de l'ouvrier
qui l'a formé. Aussi est-ce en conséquence de ce principe, et conformément
à cette parole du Prophète, que l'apôtre saint Paul reprochait aux sages de
l'antiquité de n'avoir pas glorifié Dieu selon la connaissance qu'ils en
avaient par ses ouvrages. Car toutes les choses visibles, ajoutait ce docteur
des Gentils, tous les êtres dont nos sens sont frappés, et qui se présentent à
nos yeux avec leurs perfections, nous découvrent les perfections invisibles du
souverain Maître qui les a créés : tellement que les philosophes mêmes du paganisme
ont été inexcusables de ne pas rendre à ces perfections divines, qu'ils ne
pouvaient ignorer, le juste tribut de louanges qui leur était dû. Or voilà, par
proportion et suivant la même règle, à quoi nous peut servir la vue de ce que
nous appelons grandeurs et pompes du monde. Ce sont
des images, quoiqu'imparfaites, des grandeurs
célestes, et de cette gloire qui nous est promise sous le terme de salut. Ce
sont des ébauches où nous est représenté, quoique très-légèrement,
ce que Dieu prépare à ses élus dans le séjour de la béatitude. Ce sont, pour
ainsi parler, comme des essais de la magnificence du Seigneur, qui nous donne à
juger quelles richesses immenses il versera
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dans le sein de ses prédestinés, de quel éclat il les couronnera,
de quelles délices et de quels torrents de joie il les enivrera (1),
quand il lui plaira de les retirer de cette région des morts où nous sommes, et
de les introduire dans la terre des vivants ; quand il les fera sortir de ce
désert où nous passons, et qu'il les recevra dans la bienheureuse Jérusalem ;
quand il fera finir pour eux cet exil où nous languissons, et qu'il les
établira dans leur glorieuse patrie ; quand il leur ouvrira ses tabernacles
éternels, qu'il en étalera à leurs yeux toutes les beautés, tous les trésors,
qu'il les revêtira de sa divine clarté et les élèvera dans les splendeurs des
saints ; enfin quand il les mettra en possession de ce salut qu'ils ne voyaient
auparavant que sous des figures énigmatiques et comme dans un miroir (2),
mais dont ils connaîtront alors le prix, parce qu'ils le verront et qu'ils
commenceront à en jouir.
Voilà, dis-je, de quoi les pompes
et les grandeurs du siècle nous tracent quelque idée, et une idée assez forte
pour exciter tout notre zèle à la poursuite du salut, et à la conquête du
royaume de Dieu. Car, d'une part, considérant ces grandeurs mortelles, et y en
ajoutant même encore de nouvelles, autant que j'en puis imaginer ; et, d'autre
part, consultant la foi et méditant ces paroles du grand Apôtre, que l'œil
n'a jamais rien vu, que l'oreille n'a jamais rien entendu, que le cœur de l’homme
n'a jamais rien pensé ni rien compris, qui égale ce que Dieu destine à ceux
qu'il aime, et dont il sera éternellement aimé (3), quelle conséquence
dois-je tirer de l'un et de l'autre? Je m'attache au raisonnement de saint
Chrysostome, et je dis : Quelque mépris que je fasse de la terre et que j'en
doive faire, il m'est toutefois évident que j'y vois des choses merveilleuses ;
il ne m'est pas moins évident qu'on m'en rapporte encore d'autres plus
surprenantes et plus admirables; et si je veux laisser agir mon imagination et
lui donner l'essor, que n'est-elle pas capable de se figurer au-dessus même et
de tout ce que je vois, et de tout ce que j'entends? Cependant ni tout ce que
je vois, ni tout ce que j'entends, ni tout ce que je puis me figurer, non-seulement selon les idées naturelles et raisonnables,
mais par les fictions les plus excessives et les plus outrées, n'approche point
de ce que j'espère après cette vie, et de ce que Dieu a fait pour moi dans un
autre monde que celui-ci. Quand je vois tout cela, quand je l'entends,
que je me le figure , j'en suis charmé : mais tout cela
néanmoins n'est point la gloire que j'attends; tout cela ne peut être mis en
comparaison avec la gloire que j'attends, tout cela n'est rien auprès de la
gloire que j'attends; et si je multipliais tout cela, si je le redoublais, si
je l'accumulais sans mesure, après y avoir épuisé toutes les puissances de mon
âme et toutes les forces de mon esprit, tout cela serait toujours infiniment
au-dessous de la gloire que j'attends. Qu'est-ce donc, mon Dieu, que cette
gloire? qu'est-ce que ce salut? mais
en même temps, Seigneur, qu'est-ce que l'homme? et à
qui appartient-il qu'à un Dieu aussi libéral et aussi bon, aussi puissant et
aussi grand que vous l'êtes, de nous récompenser de la sorte, et de nous
glorifier, non-seulement au delà de tous nos mérites,
mais au delà de toutes nos connaissances et de toutes nos vues?
C'est ainsi que raisonnait saint
Chrysostome, et c'est ainsi que, par la vue des pompes humaines et des
grandeurs du monde, j'acquiers la connaissance la plus sensible et la plus
parfaite que je puisse maintenant avoir du salut où j'aspire et de la gloire
qui m'est réservée dans le ciel, si je suis assez heureux pour y parvenir. Ne
pouvant connaître présentement cette gloire par ce qu'elle est, je la connais
par ce qu'elle n'est pas; et la connaissance que j'en ai par ce qu'elle n'est
pas me dispose mieux que toute autre à la connaissance de ce qu'elle est.
Il ne s'agit donc point ici de
déployer son éloquence en de vagues et de longues déclamations sur le néant de
tout ce que nous voyons en ce monde, et de toutes les grandeurs dont nos yeux
sont frappés. Avouons que ces grandeurs, quoique passagères, ont du reste en
elles-mêmes de quoi toucher nos sens, de quoi attirer nos regards, de quoi
piquer notre envie, de quoi exciter nos désirs, de quoi allumer nos passions ;
avouons-le, encore une fois, et reconnaissons-le; mais pourquoi? afin
qu'ensuite , montant plus haut, et nous disant à nous-mêmes, ce n'est point
encore là le bonheur qui m'est proposé, ce n'est point encore le saint héritage
où je prétends, nous concevions de cet héritage céleste et de ce bonheur
souverain une idée plus noble et plus excellente. Quand saint Augustin voyait
la cour des empereurs de Rome, si superbe et si florissante; quand il assistait
à certaines cérémonies où ils se montraient avec plus d'appareil et plus de
splendeur, il ne disait pas
268
avec dédain, ni d'un air de mépris
: Qu'est-ce que ce faste et cette Abondance? qu'est-ce
que ce luxe et cette somptuosité? qu'est-ce que cet
amas prodigieux de biens et de richesses? A s'en tenir au premier aspect, ce
spectacle lui remplissait l'esprit, le surprenait et rattachait; mais de là
bientôt passant plus avant et s'élevant à Dieu: Si tout ceci, mon Dieu,
s'écriait-il, est si auguste, qu'est-ce de vous-même? et
si toute cette pompe se voit hors de vous, que verra-t-on dans vous? Telle
devrait être la méditation des grands. Il n'y a personne à qui elle ne
convienne ; mais c'est aux grands que ce sujet est spécialement propre, parce
qu'il leur est plus présent. Ils sont beaucoup plus souvent témoins et spectateurs
de la grandeur et de la majesté royale; ils la voient de plus près que les
autres, et ils la voient dans tout son lustre. Or, il leur serait si utile et
si facile tout ensemble de faire ce que faisait Moïse au milieu de la cour de
Pharaon ! Le tumulte et le bruit du monde, les grandes et différentes scènes
nui lui passaient continuellement devant les yeux, ne lui firent jamais perdre
de vue l'Invisible, selon l'expression de saint Paul ; mais il en conserva
toujours l'image aussi vivement empreinte dans son esprit que s'il l'eût vu en
effet, ce Dieu d'Israël, qu'il adorait au fond de son cœur, et vers qui il
tournait tous ses désirs, comme vers la source de tous les biens et le
dispensateur de tous les dons.
Oh ! qu'un grand, instruit des
vérités du christianisme, et jugeant des choses selon les principes de la
religion, ferait de salutaires et de solides réflexions, quand dans une cour,
comme sur un théâtre ouvert de toutes parts, il voit paraître tant de
personnages et de toutes les sortes; quand il voit tant de mondains et de
mondaines que l'ambition rassemble, et qui, tous à l'envi, cherchent à se
montrer, à se signaler par la somptuosité et la dépense, à tenir les plus hauts
rangs, à jouer les plus beaux rôles ; quand il voit certaines fortunes, et tout
ce qui les accompagne, tout ce qui les décore; surtout quand, après mille
intrigues dont il ne lui est pas difficile de suivre les traces, et dont les
ressorts ne peuvent être si secrets qu'il ne les aperçoive bien, il voit
l'iniquité dominante, l'iniquité triomphante, l'iniquité honorée, accréditée,
toute-puissante 1 S'il avait alors une étincelle de foi, ou s'il la consultait,
cette foi où il a été élevé, et qu'il n'a peut-être pas perdue , que
penserait-il ? que dirait-il ? Il entrerait dans le
sentiment de saint Augustin; il admirerait la libéralité de Dieu jusque envers
ses ennemis les plus déclarés. Mais, mon Dieu, conclurait-il, si c'est là sur
la terre le partage des pécheurs, lors même qu'ils se tournent contre vous,
qu'avez-vous donc préparé dans votre royaume pour ces bons et fidèles
serviteurs qui ne s'attachent qu'à vous? Cette affluence, ce crédit, cette
autorité, ces titres, ces dignités, ces trésors, voilà ce que vous abandonnez
indifféremment au vice et au libertinage ; voilà ce que vous accordez plus
souvent qu'aux autres, et plus abondamment, à des réprouvés et à des vases de
colère; voilà, pour m'exprimer ainsi, ce que vous livrez en proie à toutes
leurs convoitises et à toutes leurs injustices : ah ! mon
Dieu, que reste-t-il donc pour la vertu? que
reste-t-il, ou plutôt, Seigneur, que ne reste-t-il point pour ces prédestinés
en qui vous avez mis vos complaisances, et que vous avez choisis comme des
vases de miséricorde?
Heureux qui sait envisager de la
sorte les grandeurs du siècle présent, et qui de là apprend à estimer les
espérances et la gloire du siècle futur ! Il n'est point à craindre que ce
présent l'attache , puisque c'est même de ce présent
qu'il tire de puissants motifs pour porter tous ses vœux vers l'avenir. Quelque
sensation que ce présent fasse d'abord sur son cœur, elle ne lui peut être
nuisible, puisqu'au contraire elle ne sert qu'à lui donner une plus grande idée
de l'avenir où il aspire, et où il ne peut arriver que par un détachement
véritable et volontaire de ce présent. Ainsi, tout ce que ce présent étale à sa
vue d'éclat, de charmes, d'attraits , bien loin de le détourner du salut, ne
contribue qu'à l'affermir davantage dans cette maxime capitale : Que sert-il
à l'homme de gagner tout le monde, s'il vient à se perdre lui-même? et quel échange pourra le dédommager de la perte de son âme
(1) ?
Maxime sortie de la bouche de
Jésus-Christ même, qui est la vérité éternelle; maxime assez connue dans une
certaine spéculation, mais bien peu suivie dans la pratique. Car voici l'énorme
renversement dont nous n'avons que trop d'exemples devant les yeux, et qui
croit de jour en jour dans tous les états du christianisme. Parce que les sens,
tout matériels et tout grossiers, ne sont susceptibles que des objets qu'ils
aperçoivent et qui leur sont présents, c'est à ce présent que nous nous
arrêtons. Au lieu de dire comme saint Paul: Nous n'avons point ici une
demeure stable et
209
permanente, mais nous en attendons une autre dans l’avenir
(1), à peine concevons-nous qu'il y ait un avenir au delà de ce cours d'années
que nous passons sur la terre, et dont la mort est le terme; à peine nous
laissons-nous persuader qu'il y ait un autre bonheur, qu'il y ail d'autres
biens et d'autres grandeurs que ces grandeurs et ces biens visibles dont nous
pouvons jouir dans le temps : d'où il arrive que nous avons si peu de goût pour
les choses du ciel pour tout ce qui a rapport au salut. On nous en parle, nous
en parlons nous-mêmes ; mais ce qu'on nous en dit, comment l'écoutons-nous, et
nous-mêmes comment en parlons-nous? avec le même froid
que si nous n’y prenions nul intérêt. Et il n'y a rien en cela de surprenant, puisque
l'homme sensuel et mimai ne peut s'élever au-dessus de lui-même, ni pénétrer
avec des yeux de chair dans les mystères de Dieu (1).
C'est pour cela que la vue du
monde nous devient si dangereuse et si pernicieuse. Non-seulement
elle pourrait nous être salutaire, mais elle devrait l'être dans la manière que
je l'ai fait entendre. Elle l'a été et elle l'est encore pour un petit nombre
de chrétiens, accoutumes à juger de tout par les pures lumières de la foi, et
non par l'aveugle penchant de la nature. Ils voient la
ligure de ce monde, ils la considèrent, mais comme une figure, et non point
autrement. Car ce n'est dans leur estime qu'une figure; mais de cette ligure ils passent à la vérité qu'elle leur annonce,
au bien réel et solide qu'elle leur découvre, à la suprême béatitude, dont elle
leur trace comme un léger crayon. Que ne regardons-nous ainsi le monde ! que ne nous attachons-nous à contempler dans ce miroir ce
qu'il nous représente des beautés inestimables et ineffables d'un autre monde,
où sont renfermées toutes nos espérances ! C'est l'occupation la plus ordinaire
de ces âmes fidèles et intérieures que l'Esprit de Dieu conduit, et qui, sans
se laisser prendre à des dehors trompeurs, tournent à bien pour leur perfection
et leur sanctification ce qui pervertit le commun des hommes. Car voilà quel
est le principe de ce mortel assoupissement, et, si je l'ose dire, de cette
stupide insensibilité où nous vivons à l'égard du salut.
Le Prophète reprochait aux Juifs
qu'ils n'avaient tenu nul compte de cette terre promise que le Seigneur leur
destinait, parce que, dans le désert où ils marchaient, ils n'étaient attentifs
qu'à ce qu'ils rencontraient sur leur
route, et à ce qui pouvait
satisfaire leur sensualité. N'est-ce pas là notre état, et surtout n'est-ce pas
là l'état d'une infinité de grands et d'opulents, qui semblent, à les voir agir,
n'avoir été faits que pour cette vie, et y avoir établi leur dernière fin? Ce
qui les occupe, ce n'est guère leur destinée éternelle; et pourvu que, dans la
voie qui leur est ouverte, rien ne leur manque de tout ce qu'ils y souhaitent,
soit richesses, soit honneurs, soit douceurs et commodités, ils se mettent peu
en peine du terme où ils doivent adresser tous leurs pas. Mais quel est-il donc
ce terme, et sommes-nous excusables de ne le pas savoir, quand nous le pouvons
apprendre de tout ce qui se présente à nous , et qui
nous environne? Il ne faudrait que quelques réflexions; mais l'enchantement de
la bagatelle dissipe tellement nos pensées, que, dans une distraction
habituelle et perpétuelle, nous oublions sans cesse le seul bien digne de notre
souvenir. L'heure viendra, prenons-y garde, l'heure viendra, où nous en
connaîtrons l'excellence et la valeur infinie, non plus par des conjectures ni
des comparaisons, mais par une connaissance expresse et directe. Cette
connaissance, claire et dégagée des illusions qui nous trompaient, réformera
dans un moment toutes nos idées, mais peut-être, hélas! pour
exciter en même temps tous nos regrets. Regrets d'autant plus vifs, que nous
commencerons à concevoir une plus haute estime du salut, et que cette estime
n'aura d'autre effet que de nous en faire ressentir plus vivement la perte.
De l'estime naît le désir, et ce
désir doit croître selon le prix du bien qui nous est proposé
, et selon la mesure de l'estime que nous en devons faire.
Je dois donc, par proportion,
désirer le salut, comme je dois aimer Dieu. Parce que Dieu est le souverain bien , je dois l'aimer souverainement; et parce que le salut
est la souveraine béatitude, je le dois souverainement désirer. Si, dans toute
l'étendue de l'univers, il y a quelque chose que j'aime plus que Dieu, dès là
je suis coupable devant Dieu, parce que je déroge à la souveraineté de son
être, en lui préférant un être créé : et si, dans tous les biens de la terre,
il y a quelque chose que je désire plus que le salut, dès là je manque à la
charité
270
que je me dois, et je me rends
coupable envers moi-même, parce que je me dégrade moi-même, et que je préfère
au souverain bonheur de mon âme une félicité trompeuse et passagère. Ce n'est
pas assez : si dans tout l'univers il y a même quelque chose que j'aime autant
que Dieu, je l'offense , je lui fais outrage , et je n'accomplis pas le
précepte de l'amour de Dieu, parce que Dieu étant par sa nature au-dessus de
tout, rien ne peut entrer en comparaison , ni ne doit être mis dans un degré
d'égalité avec ce premier Etre, cet Etre suprême ; et si dans toute la terre il
y a quelque chose que je désire autant que le salut, c'est un renversement, c'est
un désordre, parce que, dans mon estime et dans mon cœur, j'ôte au plus grand
de tous les biens ce caractère de supériorité et d'excellence qui lui est
essentiel, et qui ne se trouve ni ne peut se trouver dans aucun bien mortel et
périssable.
Ce n'est pas tout encore ; et
quand je n'aimerais rien plus que Dieu , rien autant
que Dieu, si j'aime avec Dieu quelque chose que je n'aime pas pour Dieu , je
n'ai pas cette plénitude d'amour qui est due à Dieu, puisque mon amour est
partagé; et d'ailleurs, en ce que j'aime avec Dieu , sans l'aimer pour Dieu, je
n'honore pas Dieu comme fin dernière à qui tout doit être rapporté. De même,
quand je ne désirerais rien plus que le salut, rien autant que le salut, si je
désire avec le salut quelque chose que je ne désire pas pour le salut et en vue
du salut, je n'ai pas ce désir pur, ce plein désir que mérite un bien tel que
le salut, c'est-à-dire un bien que je dois proprement regarder comme mon unique
bien, puisque tout autre bien que je pourrais prétendre en ce monde n'est un
vrai bien pour moi que selon qu'il pourrait m'aider à parvenir au salut, comme
au seul terme de mon espérance et au seul comble de tous les biens.
Mais quoi ! n'est-ce
pas un bien qu'un établissement honnête et une fortune convenable à ma
condition? n'est-ce pas un bien que tout ce qui est
nécessaire à l'entretien de la vie , et ne puis-je pas désirer tout cela? Oui,
ce sont là des biens, et je puis les désirer ; mais ce ne sont que des biens
subordonnés au premier bien, qui est le salut ; d'où il s'ensuit que je ne dois
les désirer qu'avec cette subordination, et que suivant le rapport qu'ils
peuvent avoir à ce bien supérieur. Or, en les désirant de la sorte
, ce ne sont point absolument ces biens que je désire , mais c'est le
salut que je désire dans ces biens et par ces biens, conformément au bon usage
que je suis résolu d'en faire ; tellement qu'il est toujours vrai de dire alors
que je ne désire que le salut, et que je neveux rien que le salut.
Ainsi, il n'y a que le salut que
je doive désirer directement, que je doive désirer formellement et
expressément, que je doive désirer en lui-même et pour lui-même. Quand je
demande à Dieu tout le reste, je ne dois le lui demander que sous condition, et
qu'avec une véritable indifférence sur ce qu'il lui plaira d'en ordonner, lui
témoignant mon désir ; mais, du reste, me soumettant à sa sagesse et à sa
providence pour juger si c'est un bon désir, si c'est un désir selon ses
intentions et selon ses vues, s'il m'est utile que ce désir s'accomplisse, et
s'il en tirera sa gloire ; renonçant à ce désir si tout cela ne s'y rencontre
pas, le désavouant de cœur, et même priant Dieu que, bien loin de l'exaucer, il
fasse tout le contraire, supposé que sa gloire et mon avantage spirituel y
soient intéressés. Mais quand je lui demande mon salut, je le lui demande , ou je dois le lui demander, de tout une autre
manière : car je le dois demander déterminément, nommément, sans toutes ces
conditions, puisqu'elles s'y trouvent déjà, et sans nulle indifférence sur le
succès de ma prière. Expliquons-nous.
Quand je demande à Dieu mon
salut, je ne lui dis pas simplement, ni ne dois pas lui dire: Seigneur,
donnez-moi votre royaume, et daignez écouter là-dessus mon désir, si c'est un
bon désir ; mais je lui dis, et je lui dois dire : Donnez-moi, Seigneur, ventre
royaume, et rendez-vous là-dessus favorable à mon désir, parce que je sais que
c'est un bon désir. Je ne lui dis pas ni ne dois pas lui dire : Seigneur,
donnez-moi votre royaume, et daignez écouter là-dessus mon désir, si c'est un
désir selon vos intentions et selon vos vues ; mais je lui dis, et je dois lui
dire : Donnez-moi , Seigneur, votre royaume, et
rendez-vous là-dessus favorable à mon désir, parce que je sais que c'est un
désir selon vos vues et selon vos intentions. Je ne lui dis pas, ni ne dois pas
lui dire : Seigneur, donnez-moi votre royaume, et daignez écouter là-dessus mon
désir, s'il m'est utile que ce désir s'accomplisse, et si vous en devez tirer
votre gloire; mais je lui dis et je dois lui dire : Donnez-moi, Seigneur, votre
royaume, et rendez-vous là-dessus favorable à mon désir, parce que je sais
qu'il m'est souverainement utile que ce désir s'accomplisse; que c'est dans
l'accomplissement de ce désir, qu'est renfermée toute mon espérance ; que sans
l'accomplissement de
271
ce désir il n'y a point pour moi
d'autre bonheur; ef parce que je sais encore que vous
y trouverez votre gloire, puisque c'est dans le salut de l'homme que vous la
faites particulièrement consister. Enfin, je ne lui dis pas, ni m dois pas lui
dire seulement : Seigneur, sauvez-moi, si c'est votre volonté ; mais je lui
dis, et je dois lui dire : Sauvez-moi, Seigneur! Et je vous conjure, ô mon Dieu , que ce soit là votre volonté, une volonté spéciale,
une volonté efface. Si bien qu'il ne m'est jamais permis de renoncer à ce désir
du salut, comme il ne m'est jamais permis de renoncer au salut même : mais,
bien loin de laisser ce désir s'éteindre dans mon cœur, je dois sans cesse l'y
entretenir et l'y rallumer.
Conséquemment à ce désir, Dieu veut
donc que j'aie recours à lui. Il veut que je frappe continuellement à la porte,
et que, par des vœux redoublés, je lui fasse une espèce de violence pour
l'engager à m'ouvrir et à me recevoir. Il veut que ce soit là le sujet de mes
prières les plus fréquentes et les plus ardentes. Il ne me défend pas de lui
demander d'autres biens ; mais il veut que je ne les lui demande qu'autant
qu'ils ne peuvent préjudicier à mon saint, qu'autant qu'ils peuvent concourir
avec mon salut, qu'autant que ce sont des moyens pour opérer mon salut. Sans
cela il rejette toutes mes demandes, parce qu'elles ne sont ni dignes de lui,
qui a tout fait pour le salut de ses élus ; ni dignes de moi, qu'il n'a créé et
place dans cette région des morts, que pour tendre à la terre des vivants et
pour obtenir le saint.
C'est par le sentiment et
l'impression de ce désir du salut, que le saint roi David s'écriait si souvent,
et disait si affectueusement à Dieu : Hé ! Seigneur, quand sera-ce? quand viendra le moment que j'irai à vous, que je vous
verrai, je vous posséderai, et je goûterai dans votre sein les pures délices de
la béatitude céleste (1) ? Tout roi qu'il était, assis sur le trône de
Juda, comblé de gloire, et ne manquant d'aucun des avantages qui peuvent le
plus contribuer au bonheur humain, il se regardait en ce monde comme dans un
lieu d'exil. Il n'en pouvait soutenir l'ennui, et il en témoignait à Dieu sa
peine : Hélas ! que cet exil est long ! ne finira-t-il point, Seigneur ? et
combien de temps languirai-je encore, avant que mon attente et mes souhaits
soient remplis (2)? Et de là aussi ces transports de joie qui le
ravissaient, dans la pensée que son heure approchait, et que bientôt
il sortirait des misères de cette
vie, pour passer à l'heureux séjour après lequel il soupirait : On me l'a
annoncé, et ma joie en est extrême ; j'irai dans la maison de mon Seigneur et
de mon Dieu (1).
C'est de la même impression et du
même sentiment de ce désir du salut,
qu'étaient si vivement touchés ces anciens et fameux patriarches que saint Paul
nous représente plutôt comme des anges habitants du ciel, que des hommes vivant
sur la terre. Ils y étaient comme des étrangers et des voyageurs; tous leurs
regards se portaient vers leur patrie et leur éternelle demeure ; ils la
saluaient de loin , ils s'y élançaient par tous les
mouvements de Leur cœur, et rien n'en détournait leurs yeux ni leur attention.
Désir du salut qui, dans les
saints de la loi nouvelle, n'a pas été moins vif ni moins empressé
, que dans ceux de l'ancienne loi. Le grand Apôtre en est un exemple
bien mémorable et bien touchant : la vie n'était pour lui qu'un esclavage et
une triste captivité ; et sans en accuser la Providence ni s'en plaindre, il ne
laissait pas de déplorer son sort et d'en gémir : Malheureux que je suis!
Quel était le sujet de ces gémissements si amers et
tant de fois réitérés ? c'est que son âme, retenue
dans un corps mortel, ne pouvait jouir encore de sa béatitude : Qui me
délivrera de ce corps de mort (2) ? Qui détruira cette prison et qui
brisera mes liens, afin que je prenne mon vol vers l'objet de tous mes vœux et
le centre de mon repos? Dans une semblable disposition, il n'avait garde de s
abandonner aux horreurs naturelles de la mort ; mais, par la force du désir
dont il était transporté, il savait bien les réprimer et les surmonter. Bien
loin que la mort l'étonnât, il l'envisageait avec une sorte de complaisance:
et, bien loin de la fuir, il s'y présentait lui-même, et la demandait. Mourir,
c'était un gain (3), selon son estime, parce que c'était passer dans le
sein de Dieu et arriver au terme du salut.
Si nous comprenions comme ce
Docteur des nations, et comme tant d'autres après lui, ce que c'est que le
salut ; si Dieu, pour un moment, daignait faire luire à nos yeux un rayon de sa
gloire, et de cette gloire qu'il nous prépare à nous-mêmes, qui peut exprimer
quelle sainte ardeur, quel feu s'allumerait dans nos cœurs? Du reste, sans
avoir encore cette vue claire et immédiate qui n'est réservée qu'aux
bienheureux dans le ciel, nous avons la foi
272
pour y suppléer. Il ne tient qu'à
moi de me rendre, avec cette lumière divine qui m'éclaire, plus attentif aux
grandes espérances que la religion me donne, et dont je devrais uniquement
m'occuper.
Je le devrais ; mais comment
est-ce que je satisfais à ce devoir? comment est-ce qu'on
y satisfait dans tous les états du monde, et du monde même chrétien? rien de plus rare que le désir du salut : pourquoi ? parce que ce désir est étouffé presque dans tous les cœurs
par mille autres désirs qui n'ont pour fin que la vie présente et que ses
biens. Non-seulement on désire les biens de la vie
avec le salut, sans les désirer pour le salut; non-seulement
on les désire autant que le salut , non-seulement
même on les désire plus que le salut, mais le dernier degré de l'aveuglement et
du désordre, c'est que la plupart ne désirent que les biens de la vie, ne
soupirent qu'après les biens de la vie, et ne pensent pas plus au salut que
s'ils n'en croyaient point, ou n'en espéraient point. Est-ce en effet par un
libertinage de créance qu'ils vivent dans une telle insensibilité à l'égard du
salut? est-ce par une espèce d'enchantement et
d'ensorcellement? Quoi qu'il en soit, si je considère toute la face du
christianisme, qu'est-ce que j'y aperçois? j'y vois
des gens affamés de richesses, des gens affamés d'honneurs, des gens affamés de
plaisirs, et des plaisirs les plus grossiers. Voilà où s'étend toute la sphère
de leurs désirs; voilà les bornes où ils les tiennent renfermés sans les porter
plus loin, ni les élever plus haut.
Ce n'est pas que quelquefois dans
les discours on ne reconnaisse l'importance du salut, ce n'est pas qu'on ne
s'en explique en certains termes, et qu'on ne convienne qu'il n'est rien de
plus désirable ni même de si désirable. Les plus mondains savent en parler
comme les autres, et souvent mieux que les autres. Mais qu'est-ce que cela? un langage, des paroles affectées, et rien de plus : car
sans nous en tenir aux paroles et aux expressions, mais examinant la chose dans
la vérité, peut-on dire que nous désirons le salut, lorsque de tous les
sentiments et de tous les mouvements de notre cœur, il n'y en a pas un qui
tende vers le salut? Nous aimons, mais quoi? est-ce ce
qui nous conduit au salut? nous haïssons, mais quoi? est-ce ce qui nous détourne du salut? nous
nous réjouissons, mais de quoi? est-ce des mérites que
nous acquérons pour le salut? nous nous affligeons,
mais pourquoi ? est-ce parce que nous avons souffert
quelque dommage et fait quelque que perte qui intéresse le salut? Parcourons
ainsi de l'une à l'autre toutes nos passions et foutes nos affections :
laquelle pourrons-nous marquer, quelle qu'elle soit, qui ait pour tenue le
salut, et où il ait aucune part? Je ne veux pas faire entendre par laque nous
vivions dans une indolence qui ne s'affectionne à rien et que rien n'émeut : au
contraire, toute notre vie se passe en désirs, et en désirs qui nous agitent,
qui nous troublent, qui nous dévorent, qui nous consument : car telle est la
vie de l'homme dans le monde, et telle est souvent même la vie de bien des
hommes jusque dans la retraite; vie de désirs, mais de quels désirs? de désirs frivoles, de désirs terrestres, de désirs
insensés, de désirs pernicieux , de ces désirs que formaient les Juifs, et que
Dieu semblait écouter, quand il voulait punir cette nation indocile, en les
abandonnant à eux-mêmes et à la perversité de leur cœur.
Puissions-nous amortir tous ces
désirs qui nous entraînent dans la voie de perdition ! Car voilà, dit l'Apôtre,
où ils nous conduisent, et à quoi ils se terminent. Ils nous amusent pendant la
vie, ils nous tourmentent, ils nous trompent, et par une suite immanquable ils
nous damnent ; effets trop ordinaires, et que mille gens éprouvent, sans apprendre
de la à se détromper; désirs qui nous amusent pal les vains objets auxquels
nous nous attachons et les vaines espérances dont nous nous flattons ; ou ce
sont des biens qui nous sont refusés et que nous n'obtenons jamais, malgré tous
les soins que nous y apportons; ou, si nous sommes plus favorisés de la
fortune, ce sont des biens dont nous découvrons bientôt, comme Salomon , la
fausseté et la vanité : désirs qui nous tourmentent par les inquiétudes, les
craintes, les soupçons, les impatiences, les dépits, les mélancolies et les
chagrins où ils nous exposent. Interrogeons là-dessus une multitude innombrable
de mondains ambitieux, de mondains intéressés, de mondains voluptueux : s'ils
sont de bonne foi, ils conviendront que ce qui leur ronge plus cruellement
l'âme, et ce qui fait leur plus grand supplice dans la vie, ce sont les
violents désirs que leur inspirent l'ambition , la cupidité, l'amour du
plaisir, qui les dominent, désirs qui nous corrompent par les crimes où ils
nous précipitent et qu'ils nous font commettre ; car on veut les contenter, ces
désirs déréglés ; et si l'on ne le peut par les voies droites, on prend les
voies détournées, qui sont les voies de l'iniquité et de l'injustice; de
273
là même enfin, désirs qui nous damnent : au lieu que, par
des avantages tout opposés, un vrai désir du salut sert à nous occuper
solidement, à nous tranquilliser dans les événements les plus fâcheux et dans
toutes les adversités humaines, à nous sanctifier et à nous sauver.
Ce désir du salut est, pour une
âme fidèle, l'occupation la plus solide. Elle s'entretient de sa fin dernière ;
elle y fixe toutes ses pensées, comme à son unique bien ; elle en goûte par
avance les douceurs toutes pures , et c'est comme un
pain de chaque jour, qui la nourrit. Ce même désir du salut, en dégageant l'âme
de tous les désirs du siècle, rétablit dans un repos presque inaltérable. A
peine s'aperçoit-elle de tout ce qui se passe dans le monde, tant elle y prend
peu d'intérêt, et tant elle est au-dessus de tous les accidents et de toutes
les révolutions. Elle n'a qu'un point de vue, qui est le ciel : hors delà rien
ne l'inquiète, parce que hors de là elle ne tient à rien, ni ne veut rien. Par
une conséquence très-naturelle, autant que ce désir
du salut contribue au repos de rame chrétienne ,
autant contribue-t-il à sa sanctification : car si c'est un désir véritable, et
tel qu'il doit être, c'est un désir efficace qui, dans la pratique , nous fait
éviter avec un soin extrême tout ce qui peut nuire , en quelque sorte que ce
soit, à notre salut, et nous applique sans relâche à toutes les œuvres capables
de l'assurer et de le consommer. Or ces œuvres, ce sont des œuvres saintes et
sanctifiantes : et voilà comment le désir du salut nous sauve.
Renouvelons-le dans nous, ce
désir si salutaire; ne cessons point de le réveiller, de le ranimer par la
fréquente méditation de l'importance infinie du salut. Que désirons-nous autre chose , et où devons-nous aspirer avec plus d'empressement
et plus de zèle , qu'à un bien qui seul nous suffit , et sans quoi nul autre
bien ne nous peut suffire ?
Affreuse incertitude, Seigneur,
où vous me laissez sur mon affaire capitale, sur la plus essentielle et même la
seule affaire qui doive B'intéresser, sur l'affaire de mon salut! Je suis
certain que vous voulez me sauver, je suis Certain que je puis me sauver : mais
me sauverai-je, en effet, mais serai-je un jour dans votre royaume, au nombre
de vos prédestinés? mais parviendrai-je à cette
éternité bienheureuse pour laquelle vous m'avez créé, et qui est mon unique
fin? Voilà, mon Dieu , ce qui passe toute mon
intelligence ; voilà ce que toute la subtilité de l'esprit humain, ce que tous
mes raisonnements ne peuvent découvrir : car de tous les hommes vivant sur la
terre, en est-il un qui sache s'il est digne de haine ou d'amour? et par conséquent, en est-il un qui sache s'il est dans une
voie de salut ou dans une voie de damnation ?
Je ne puis douter, Seigneur, que
je n'aie péché contre vous, et péché bien des fois ,
et péché en bien des manières, et péché jusqu'à perdre votre grâce : mais
puis-je me répondre que j'y suis rentré dans cette grâce, que j'ai fait une
vraie pénitence, et que vous m'avez pardonné? en
suis-je assuré? Quand même il en serait ainsi que je le désire
, et quand je pourrais me flatter de l'avantage d'être actuellement et
parfaitement réconcilié avec vous, suis-je assuré de persévérer dans cet état? et si je m'y soutiens quelque temps, suis-je assuré d'y
persévérer jusqu'au dernier moment de ma vie? suis-je
assuré d'y mourir?
Tout cela, mon Dieu, ce sont pour
moi d'épaisses ténèbres, ce sont des abîmes impénétrables. Dès que je veux
entreprendre de les sonder, l'horreur me saisit, et je demeure sans parole. Et
qui n'en serait pas effrayé comme moi, pour peu qu'on vienne à considérer
l'importance de cette affaire, dont le succès est si incertain? Car de quoi
s'agit-il? de tout l'homme , c'est-à-dire du souverain
bonheur de l'homme ou de son souverain malheur. Il s'agit, par rapport à moi,
d'être mis un jour en possession d'une félicité éternelle, ou d'être condamné à
un tourment éternel. Quelle sera la décision de ce jugement formidable? quel sera le terme de ma course? sera-ce
une gloire sans mesure , ou une réprobation sans ressource? sera-ce
le ciel ou l'enfer? Encore une fois, dans ces pensées mon esprit se trouble,
mon cœur se resserre, toute ma force m'abandonne, et je reste interdit et
consterné.
Ce ne sont point là, Seigneur, de
ces craintes scrupuleuses, dont les âmes timorées se tourmentent sans raison ;
ce ne sont point de vaines terreurs : combien y a-t-il de réprouvés qui,
pendant un long espace de temps, avaient mieux vécu que moi, et paraissaient
être plus en sûreté que moi ? Qui l'eût cru, qu'éloignés du monde et retirés
dans les cloîtres et dans les déserts, ils y dussent
jamais faire ces chutes déplorables qui les ont damnés?
274
Suis-je moins en danger qu'ils n'y étaient, et ne serait-ce
pas la plus aveugle présomption , si j'osais me promettre
que ce qui leur est arrivé ne m'armera pas à moi-même? Une telle témérité
suffirait pour arrêter le cours de vos grâces, et mon salut alors se trouverait
d'autant plus exposé, que j'en serais moins en peine, et que je le croirais
plus à couvert.
Je ne vous demande point, ô mon
Dieu, qu'il vous plaise de me révéler l'avenir ; je ne vous prie point de me
faire voir quel doit être mon sort, et de tirer le voile qui me cache cet
adorable, mais redoutable mystère de votre providence. C'est un secret où il ne
m'appartient pas de m'ingérer, et qui n'est réservé qu'à votre sagesse. En le
dérobant à ma connaissance, et le tenant enseveli dans une si profonde
obscurité, vous avez vos vues toujours saintes et toujours salutaires
, si j'apprends à en profiter. Vous voulez me préserver de la négligence
où je tomberais, si j'avais une certitude absolue de ma prédestination ou de ma
réprobation. Car l'un et l'autre, ou plutôt l'assurance de l'un et de l'autre,
me porterait à un relâchement entier. Que dis-je? l'assurance
même de ma réprobation me précipiterait dans le désespoir et dans les plus
grands désordres. Vous voulez que par de bonnes œuvres, suivant l'avis
du prince des apôtres, je m’étudie de plus en plus à rendre sûre ma vocation
et mon élection ; de sorte que je sois pourvu abondamment de ce qui peut me
donner entrée au royaume de Jésus-Christ (1). Vous voulez que je m'humilie
sans cesse sous votre main toute-puissante, comme un criminel qui attend une
sentence d'absolution ou de mort, et qui, prosterné aux pieds de son juge,
n'omet rien pour le toucher en sa faveur, et pour obtenir grâce. Vous voulez
que je vive dans un tremblement continuel, et dans une défiance de moi-même qui
m'accompagne partout, et qui me fasse prendre garde à tout. Vous le voulez, Seigneur,
et c'est cela même aussi que je vous demande. Parla, l'incertitude où je suis,
tout effrayante qu'elle est, bien loin de m'être nuisible et dommageable
, me deviendra utile et profitable.
Cependant, mon Dieu, je ne
perdrai rien de ma confiance, et je n'oublierai jamais que vous êtes le Dieu
de mon salut (2). Dieu de mon salut, parce que je ne puis me sauver sans
vous et que par vous ; Dieu de mon salut, parce que vous voulez que je me
sauve, et que, vous-même vous voulez me sauver ; Dieu de mon
salut, parce que pour me sauver
vous ne me refusez aucun des secours nécessaires, et que vous me mettez dans un
plein pouvoir d'en user. Voilà, Seigneur, ce qui me rassure, et ce qui calme
mes inquiétudes. Vous m'ordonnez de les jeter toutes dans votre sein, et de m'y
retirer moi-même comme dans un asile toujours ouvert pour me recevoir. De là,
sans présumer de vos miséricordes, je défierai tous les ennemis de mon âme, et
je ne cesserai point de dire avec votre prophète : Le Seigneur est ma
lumière, il est ma défense (1) ; de quoi doit je m'alarmer? Quand je
marcherais au milieu des ombres de la mort, mon cœur n'en serait point ébranlé,
parce que mon espérance étant dans le Seigneur, il est auprès de moi. Je ne
veux de lui qu'une seule chose, et je la chercherai, je tâcherai de la mériter
: c'est d'être avec lui pendant tous les siècles des siècles dans sa sainte
maison et dans le séjour de sa gloire. C'est là que se portent tous mes désirs:
tout le reste ne m'est rien.
Confiance chrétienne, mais qui,
pour être chrétienne, doit avoir ses règles, et n'allé! point
au delà des bornes. Car il est certain d'ailleurs qu'il y a des gens d'une
sécurité merveilleuse, ou plutôt d'une présomption énorme touchant le salut. Ce
ne sont point, il est vrai, des libertins et des impies ; ce ne sont point des
pécheurs scandaleux et plongés dans la débauche; ils n'enlèvent point le bien
d'autrui, et ne font tort à personne; enfin, je le veux, ce sont de fort
honnêtes gens selon le monde. Mais sont-ce des apôtres? Bien loin de s'employer
au salut et à la sanctification du prochain en qualité d'apôtres, à peine
pensent-ils à leur propre sanctification, et à leur propre salut en qualité de
chrétiens. Sont-ce des hommes d'oraison, accoutumés aux ravissements et aux
extases? jamais ils n'eurent nulle connaissance ni le
moindre usage de ces exercices intérieurs où l'âme s'élève à Dieu, et
s'entretient affectueusement avec Dieu. Quelques pratiques communes dont ils
s'acquittent avec beaucoup de négligence et de tiédeur, voilà où se réduit tout
leur christianisme. Sont-ce des pénitents ennemis de leur chair, et exténués
d'austérités et de jeûnes? ils ont toutes leurs
commodités, ou du moins ils lis cherchent; ils mènent une vie douce, tranquille
et agréable ; ils écartent tout ce qui pourrait leur être pénible et onéreux,
et ils ne se refusent aucun des divertissements qui se présentent, et qui leur
semblent propres de
275
leur état. Avec cela ils vivent en
paix, sans crainte, sans inquiétude sur l'affaire du salut; et parce qu'ils ne
s'abandonnent pas à certains désordres, ils ne doutent point que Dieu, selon
leur expression , ne leur fasse miséricorde. Or,
qu'ils écoutent un apôtre, et un des plus grands apôtres, un prédicateur de l'Evangile
et le docteur des nations. Qu'ils écoutent un saint ravi jusqu'au troisième
ciel, et qui, dans la plus sublime contemplation, avait appris des secrets
dont il n'est permis à nul homme de parler. Qu'ils écoutent un pénitent
consumé de travaux, crucifié au monde, et à qui le monde était crucifié : c'est
saint Paul. Que dit-il de lui- même ? Je châtie mon corps, je le réduis eu
servitude : pourquoi ? de peur qu'après avoir friche
aux autres, je ne sois réprouvé moi-même (1).
J'avoue que je ne lis point, ou
n'entends point ces paroles sans frayeur. Quel langage ! quel
sentiment ! cet apôtre , ce maître des Gentils, ce
vaisseau d'élection, ce pénitent, Paul tremble ; et mille gens dans le monde,
tout au plus chrétiens, et chrétiens encore très-imparfaits,
se tiennent en assurance! Il tremble, et que craint-il? Est-ce seulement de
déchoir en quelque chose de la perfection apostolique, et de ne parvenir pas
dans le ciel à toute la gloire où il aspire ? Ce n'est point là de quoi il est
question : mais il craint pour son salut, il craint pour son âme, il craint
d'être condamné et rejeté parmi les réprouvés : et tant de gens dans le monde,
n'observant qu'à demi les commandements de la loi, bien loin de tendre à sa perfection , n'ont pas le moindre trouble sur leur
disposition devant Dieu, et se mettent comme de plein droit au rang des
prédestinés ! Il tremble, et où ? et en quel les
conjonctures? en quel ministère?c'est en prêchant la
parole de Dieu ; c'est en répandant la foi dans les provinces et dans les empires
; c'est en s'exposant à toutes sortes de périls et de souffrances pour le nom
de Jésus-Christ. Au milieu de tout cela et malgré tout cela, il est en peine de
son sort éternel; et une infinité de gens dans le monde, tout occupés des
affaires du monde, engagés dans toutes les occasions du monde, jouissant de
toutes les douceurs du monde, sont au regard de leur éternité dans un repos que
rien n'altère ! Il faut , ou que saint Paul ait été
dans l'erreur, ou que nous y soyons : c'est-à-dire il faut, ou que saint Paul,
par une timidité scrupuleuse, ou par l'effet d'une imagination
trop vive, portât la crainte à un
effet hors de mesure, ou que, par une aveugle témérité, nous nous laissions
flatter d'une espérance ruineuse et mal fondée. Or, de soupçonner le grand
Apôtre, inspiré de l'Esprit de Dieu, d'avoir donné dans une pareille illusion,
ce serait un crime. C'est donc nous-mêmes qui nous abusons, et qu'est-ce de se
tromper dans une affaire d'une telle conséquence ?
A Dieu ne plaise que je tombe
dans un si terrible égarement ! Pour m'en garantir, il n'y a point de vigilance
que je ne doive apporter, ni de précaution que je ne doive prendre. Car ce
n'est point là de ces erreurs qu'on peut aisément réparer, ou dont les suites
ne peuvent causer qu'un léger dommage. La perte pour moi serait sans ressource
; et pendant l'éternité tout entière, il ne me resterait nul moyen de m'en
relever. C'est donc à moi d'être incessamment sur mes gardes, et d'observer
tous mes pas, comme un homme qui, dans une nuit obscure, marcherait à travers
les écueils et les précipices, et se trouverait à chaque moment en danger de
faire une chute mortelle et sans retour. Toute mon attention ne suffira pas
pour me mettre dans une pleine assurance, et, quoique je fasse, j'aurai
toujours sujet de craindre : car il sera toujours vrai, mon Dieu, que vos voies
sont incompréhensibles, et vos jugements impénétrables. Mais, après tout, vous
aurez égard aux mesures que je prendrai, aux vœux que je vous présenterai, aux
œuvres que je pratiquerai, à tout ce que pourra me suggérer le zèle de mon
salut, que vous avez confié à mes soins, et que vous avez fait dépendre, après
votre grâce, de ma fidélité. Si ce n'est pas assez pour m'ôter toute défiance
de moi-même, c'est assez pour affermir mon espérance en votre miséricorde, et
pour la soutenir. Ce sage tempérament de défiance et d'espérance me servira de
sauvegarde, et me préservera de deux extrémités que je dois également éviter :
l'une est une défiance pusillanime, et l'autre une espérance présomptueuse. Par
là j'attirerai sur moi la double bénédiction que le Prophète a promise au juste
qui, tout ensemble, craint le Seigneur et se confie dans le Seigneur.
Dieu veut-il me sauver? ne le veut-il pas? Si je m'attache à la vraie créance, qui
est celle de l'Eglise, je décide sans hésiter que Dieu
276
veut mon salut, et qu'il le veut
sincèrement, parce qu'il veut sincèrement le salut de tous les hommes.
Est-il rien qui nous ait été
marqué dans des termes plus exprès dans les divines Ecritures? et qui en croirons-nous, si nous n'en croyons pas Dieu même,
lequel s'en est expliqué tant de fois par ces sacrés organes, et en tant de
manières différentes? Il n'y a qu'à parcourir ces saintes lettres et qu'à les
lire, mais sans préjugé et sans obstination, mais avec une certaine bonne foi
et une certaine simplicité de cœur, mais dans la vue de s'instruire, et non
point dans un esprit de contradiction et de dispute ; voici les idées que nous en
rapporterons, et que tout d'un coup nous nous formerons : Que Dieu ne vent
pas qu'aucun homme périsse (1) ; mais qu'il veut au contraire que tous se
sauvent. Que c'est pour cela même qu'il use de patience envers les pécheurs qui
s'égarent de la voie du salut, et que, pour les y faire entrer, il les
appelle tous à la pénitence. Qu'à la vérité il y aura peu d'élus,
c'est-à-dire qu'il y en aura peu qui parviennent au salut ; mais que le nombre
n'en sera si petit que parce que les autres n'auront pas bien usé, comme ils le
pouvaient et comme ils le devaient, des grâces que Dieu, de toute éternité,
leur avait préparées, et des moyens qu'il leur avait fournis dans le temps.
Qu'entre les réprouvés il n'y en aura donc pas un seul qui puisse imputer à
Dieu sa perte; mais qu'ils seront forcés de se l'imputer à eux-mêmes, en reconnaissant qu'il ne tenait qu'à eux de se
sauver, et que Dieu ne les a point laissés manquer des secours nécessaires pour
.arriver au bienheureux terme où il voulait les conduire. Qu'il a envoyé son
Fils pour être le Médiateur, le Rédempteur, le Sauveur de tout ce qu'il y a eu
d'hommes dans le monde, et de tout ce qu'il y en aura jusqu'à la lin du monde:
si bien que, de même qu'il fait luire son soleil sur les bons et sur les
méchants, ou de même qu'il fait tomber la rosée du ciel sur les uns et sur les
autres, de même il a voulu que le sang de Jésus-Christ se répandit, sans
exception de personne, sur tout le genre humain, et qu'il effaçât toutes les
iniquités de la terre.
Voila, dis-je, ce que nous
comprendrons à la simple lecture des divins oracles du Seigneur, et des saints
livres où ils sont exprimés. Voilà ce qu'ils nous feront clairement entendre
quand nous les consulterons, et que nous les prendrons dans le sens naturel qui
se présente
de lui-même. Il est bien étrange
qu'il se trouve des gens qui, sur cela, deviennent ingénieux contre leur propre
intérêt, et qui, par de vaines subtilités, cherchent à obscurcir des
témoignages si formels et d'ailleurs si favorables.
Ne raisonnons point tant, ne
soyons point si curieux d'innover, ni si jaloux de soutenir à nos dépens des
doctrines particulières. La foi de nos pères nous suffit. Ce qu'ils ont cru de
tout temps, nous devons le croire avec la même certitude. Car le moins que nous
puissions penser d'eux et en dire, c'est assurément qu'ils avaient des lumières
aussi relevées que les nôtres; qu'ils étaient aussi pénétrants que nous, aussi
instruits que nous, aussi versés dans la connaissance des mystères de Dieu et
dans la science du salut. Or voyant dans l'Ecriture, surtout dans l'Evangile et
dans les Epîtres des apôtres, des termes si précis et si marqués touchant la
prédestination divine, et le dessein que Dieu a de sauver tout le monde, ils se
sont soumis sans résistance à une vérité qui leur était si authentiquement
notifiée. Ils n'ont point eu recours, pour en éluder la force, à de frivoles
distinctions. Ils n'ont point partagé le monde en deux ordres : l'un de ceux
que Dieu a choisis et favorisés, l'autre de ceux qu'il a rejetés et entièrement
délaissés. Ils auraient cru, par ce partage, faire injure à cette miséricorde
infinie qui remplit tout l'univers, et en mal juger; ils auraient cru offenser
Dieu, le créateur, le Père commun de tous les hommes, ils auraient cru se
rendre homicides de leurs frères, en leur fermant ce sein paternel qui nous est
ouvert, et d'où personne n'est exclu, si lui-même il ne s'en sépare. Suivons
des guides si sûrs, et entrons dans leurs sentiments. Au lieu de nous arrêter à
des contestations et à des questions sans fin, ne pensons comme eux qu'à
profiter du don de Dieu, Goûtons-le dans le silence de la méditation; nous y
trouverons non-seulement l'appui le plus ferme et la
ressource la plus solide, mais encore une des plus douces et des plus sensibles
consolations.
Car, dans la vive persuasion où
je suis que Dieu a voulu et qu'il veut le salut de tout le monde, m'appliquant
à moi-même ce grand principe, j'en tire les plus heureuses conséquences.
J'adore la bonté de Dieu, je
l'admire, j'y mets ma confiance; je me jette, ou pour mieux dire, je m'abîme
dans le sein de cette providence universelle qui embrasse toutes les nations,
277
fions, toutes les conditions, tous
les états. Je vais à Dieu, et, dans un sentiment d'amour et de reconnaissance,
je lui dis avec le Prophète : O mon Dieu! ô ma
miséricorde! Je mesure sa charité, tout immense qu'elle est, ou je tâche de la
mesurer. J'en prends, pour parler de la sorte après l'Apôtre, toutes les
dimensions ; j'en considère la hauteur, la profondeur, la largeur, la longueur.
Toutes ces idées me confondent, et je ne puis assez m'étonner de voir que cette
charité divine s'étend jusqu'à moi ; jusqu'à moi vile poussière, jusqu'à moi
créature ingrate et rebelle, jusqu'à moi pécheur de tant d'années, et digne des
plus rigoureux châtiments du ciel.
Si je me sens assailli de la
tentation, et que je tombe dans la défiance et en certains doutes qui me
troublent au sujet de ma prédestination éternelle, je me retrace fortement dans
l'esprit ce souvenir si consolant, que Dieu veut me sauver : Et pourquoi
vous affligez-vous, mon âme? me dis-je à moi-même,
comme David : Pourquoi vous alarmez-vous? Espérez en Dieu, vous le pouvez;
car c'est votre Dieu, et il n'a pour vous que des pensées de paix (1). Si
le zèle de ma perfection s'allume dans moi, et que par la pratique des bonnes
œuvres je travaille à m'enrichir pour le ciel, ce qui redouble ma ferveur,
c'est de savoir, ainsi que s'exprime saint Paul, que je n'agis, que je ne combats
point à l'aventure; mais que Dieu, qui désire mon salut plus que moi-même,
accepte tout ce que je fais, qu'il l'agrée, qu'il l'écrit dans le livre de vie,
et qu'il est disposé à m'en tenir un compte exact et fidèle.
Si les remords de ma conscience
me reprochent les désordres de ma vie, et que la multitude, la grièveté de mes
péchés m'inspirent un secret désespoir d'en obtenir le pardon ; pour me
rassurer, je repasse cette parole de Jésus-Christ même : Ce ne sont point
les justes pie je suis venu appeler, mais les pécheurs (2). Touché de cette
promesse, je m'anime; je n'encourage à entreprendre l'œuvre de ma conversion !
Quelque difficile qu'elle me paraisse, nul obstacle ne m'effraye, rien ne
m'arrête, parce que je me réponds de l'assistance de bien, qui, voulant me
sauver, veut par conséquent m'aider de sa grâce, et me soutenir dans mon retour
et dans toutes les rigueurs de ma pénitence. Tels sont,
encore une fois, les effets salutaires de l'assurance où je dois être d une
volonté réelle et véritable dans Dieu de ma sanctification et de mon salut.
Mais, par une règle foute
contraire, du moment que ma foi viendra à chanceler sur ce principe
incontestable; du moment que cette volonté de Dieu touchant mon salut,et touchant le salut de tout autre homme, me deviendra douteuse
et incertaine, où en serai-je? Tout mon zèle s'amortira, toute ma ferveur
s'éteindra; plus de pénitence, plus de bonnes œuvres: et pourquoi? parce que je ne saurai si ma pénitence et toutes mes bonnes
œuvres me pourront être de quelque avantage et de quelque fruit devant Dieu.
Est-il rien en effet qui doive
plus déconcerter tout le système d'une vie chrétienne, que cette pensée : Dieu
peut-être veut me sauver, mais peut-être aussi ne le veut-il pas? On m'exhortera
à servir Dieu, à m'acquitter fidèlement des devoirs de la religion ; mais moi
je dirai : Que sais je si tous les soins que je me donnerai pour cela, si
toutes les violences que je me ferai, si toute ma fidélité et mon exactitude ne
me seront point inutiles, puisque je ne sais si Dieu veut me sauver? On me
représentera la gloire du ciel, le bonheur des saints, leur récompense
éternelle ; mais moi je dirai : Que sais-je si je suis appelé à cette
récompense, puisque je ne sais si Dieu veut me sauver? on
me fera une peinture terrible des jugements de Dieu, de ses arrêts, de ses
vengeances, de tous les tourments de l'enfer; mais moi je dirai : Que sais-je
s'il est en mon pouvoir de l'éviter, cet enfer, et si mon sort n'est pas déjà
décidé, puisque je ne sais si Dieu veut me sauver? A l'heure de ma mort, on me
montrera le crucifix, et l'on me criera: Voilà, mon cher frère, voilà votre
Sauveur, confiez-vous en ses mérites et dans la vertu de son sang; mais moi je
dirai : Que sais-je si ce sang divin, ce précieux sang, a été répandu pour moi?
que sais-je si c'est le prix de ma rançon, puisque je
ne sais si Dieu veut me sauver?
Je le dirai, ou du moins je le
penserai. Or, quel goût peut-on alors trouver dans toutes les pratiques du
christianisme?avec quelle ardeur peut-on s'y porter? à quelle tentation n'est-on pas exposé de quitter tout,
d'abandonner tout au hasard, et de se laisser aller à sa bonne ou à sa mauvaise
destinée ? Hélas ! de ceux-là mêmes qui croient, comme
l'Eglise, la vocation générale de tous les hommes au salut, il y en a tant
néanmoins qu'on ne saurait déterminer à en prendre le chemin et à y persévérer!
que sera-ce de ceux qui ne voudront pas reconnaître
cette vocation, et qui douteront si Dieu s'est souvenu d'eux,ou s'il ne les a point
oubliés?
278
Non, dit le Seigneur, je n'ai point oublié mon peuple,
non plus qu'une mère n'oublie point l’enfant qu'elle a mis au monde, et à qui
elle a donné la vie (1). Dieu ne dit pas en particulier qu'il n'a point
oublié celui-ci, ni celui-là, parmi son peuple; mais il marque son peuple en
général. Or, tout indigne que j'en puisse être, je suis de ce peuple de Dieu ;
je dis même de ce peuple choisi dont Dieu autrefois, et dans un sens plus
étroit, disait : Vous serez mon propre peuple. Les Juifs en étaient la ligure ;
et comme entre toutes les nations ils furent la nation spécialement chérie du
Seigneur, et appelée à la terre promise par une préférence de prédilection,
c'est ainsi que Dieu, par une faveur singulière, a formé de nous un peuple
chrétien, c'est-à-dire un peuple qu'il a distingué de tous les autres peuples,
et sur qui il paraît avoir des vues de salut plus efficaces et plus expresses.
Quand donc, ce qui n'est pas, et ce que je ne pourrais penser que par une
erreur grossière; quand, dis-je, il y aurait quelque lieu de douter que Dieu
voulût le salut de tant d'infidèles qui n'ont jamais reçu les mêmes lumières ni
les mêmes dons que moi, dès là qu'il a plu à la Providence de me faire naître
de parents chrétiens, et comme dans le sein de la foi ; dès là qu'au montent de
ma naissance j'ai eu l'avantage, par la grâce du baptême, d'être régénéré en
Jésus-Christ, et que je suis devenu, par un droit spécial, l'héritier de son
royaume; dès là même que, par une prérogative qui me sépare de tant
d'hérétiques sortis de la voie droite et engagés dans une voie de séduction, je
me trouve au milieu de l'Eglise, en qui seule est la vérité, la vie, le salut :
tout cela, ne sont-ce pas, de la part de Dieu, des témoignages certains d'une
volonté bien sincère de me sauver?
Il le veut ; mais ce salut si
important pour moi, le veux-je? Il est bien étrange que, dans une affaire qui
me touche de si près, et qui m'est si essentielle, on puisse être en doute si
je la veux véritablement, ou si je n'y suis pas insensible. Quoi qu'il en soit,
parce que Dieu veut mon salut et le salut de tous les hommes, que n'a-t-il pas
fait pour cela? S'est-il contenté d'une volonté de simple complaisance, sans
agir et sans en venir aux moyens nécessaires? Du ciel même, et du trône de sa
gloire, il nous a envoyé un Rédempteur ; ce Fils unique, ce Dieu-Homme,
il l'a livré à la mort, et à la mort de la croix. Où n'a-t-il pas communiqué
les mérites infinis de cette rédemption
surabondante ? à
qui a-t-il refusé le sang de Jésus-Christ? et pour
descendre encore à quelque chose de moins commun et de personnel par rapport à
moi, dans son Eglise où il m'a adopté et dont je suis membre, quels secours ne
me fournit-il pas? que d'enseignements pour
m'instruire, que de ministres pour me diriger, que de sacrements pour me
fortifier, que de grâces intérieures, que de pieuses pratiques pour me
sanctifier ! Voilà comment Dieu m'a aimé, voilà par où il me fait évidemment
connaître qu'il veut mon salut, et qu'il le veut sincèrement. Or, encore une
fois, est-ce ainsi que je le veux? je n'en puis mieux juger que par les effets
: car si je veux comme Dieu le veut, je dois par proportion y travailler comme
Dieu y travaille ; c'est-à-dire que je dois user de tous les moyens qu'il me
présente , et n'en omettre aucun ; que je dois éviter tout le mal qu'il me
défend, et pratiquer tout le bien qu'il me commande; que je dois être dans une
vigilance et dans une action continuelle, pour profiter de toutes ses grâces,
et pour mériter le saint héritage qu'il me destine,"non point seulement
comme un don de sa pure libéralité, mais encore comme la récompense de mes
œuvres. Dire sans cela que je veux mon salut, c'est une contradiction ; car
vouloir le salut, et ne vouloir rien faire de tout ce qu'on sait indispensablement
requis pour parvenir au salut, ne sont-ce pas là, dans une même volonté, deux
sentiments incompatibles, et qui se détruisent l'un l'autre ? Hé ! nous tromperons-nous toujours nous-mêmes, chercherons-nous
toujours à rejeter sur Dieu ce que nous ne devons imputer qu'à nous-mêmes, et
qu'à la plus lâche et la plus profonde négligence?
Quand un homme du monde dit qu'il
ne peut se sauver dans son état, c'est une mauvaise marque : car un des
premiers principes pour s'y sauver est de croire qu'on le peut Mais c'est
encore pis, quand persuadé, quoique faussement, que dans sa condition il ne
peut faire son salut, il y demeure néanmoins : car un autre principe non moins
incontestable, c'est que dès qu'on ne croit pas pouvoir se sauver dans un état,
il le faut quitter. J'ai, dites-vous, des engagements indispensables qui m'y retiennent ; et moi je réponds que si ce sont des
engagements indispensables, ils peuvent
279
dès lors s'accorder avec le salut, puisqu'étant indispensables pour vous, ils sont pour vous
de la volonté de Dieu, et que Dieu, qui nous veut tous sauver, n'a point
prétendu vous engager dans une condition où votre salut vous devînt impossible.
Développons cette pensée ; elle est solide.
C'est un langage mille l'ois
rebattu dans le monde, de dire qu'on ne s'y peut sauver : et pourquoi ? parce qu'on est, dit-on, dans un état qui détourne
absolument du salut. Mais comment en détourne-t-il? Est-ce par lui- même? cela
ne peut être, puisque c'est un état établi de Dieu ; puisque c'est un état de
la vocation de Dieu ; puisque c'est un état où Dieu veut qu'on se sanctifie;
puisque c'est un état où Dieu, par une suite immanquable, donne à chacun des
grâces de salut et de sanctification, et non-seulement
des grâces communes, mais des grâces propres et particulières que nous appelons
pour cela grâce de l'état : enfin, puisque c'est un état où un nombre infini
d'autres avant nous ont vécu très-régulièrement, très-chrétiennement, très-saintement,
et où ils ont consommé, par une heureuse fin, leur prédestination éternelle.
Reprenons, et de tous ces points, comme d'autant de vérités connues, tirons,
pour notre conviction, les preuves les plus certaines et les plus sensibles.
Un état que Dieu a établi. Car le
premier instituteur de tous les états qui partagent le monde et qui composent
la société humaine, c'est Dieu même,
c'est sa providence. Il a été de la divine sagesse, en les instituant, d'y
attacher des fonctions toutes différentes ; et de là vient cette diversité de
conditions, qui sert à entretenir parmi les hommes la subordination,
l'assistance mutuelle, la règle et le bon ordre. Or Dieu, qui, dans toutes ses
œuvres, envisage sa gloire, n'a point assurément été ni voulu être l'auteur
dune condition où l'on ne pût garder sa loi, où l'on ne pût s'acquitter envers
lui des devoirs de la religion, où l’on ne pût lui rendre, par une pratique
fidèle de toutes m s volontés, l'hommage et le culte qu'il mérite. Et comme
c'est par là qu'on opère son salut, il faut donc conclure qu'il n'y a point
l'état qui de lui-même y soit opposé, ni qui empêche d'y travailler
efficacement.
Un état qui, établi de Dieu, est
de la vocation de Dieu. C'est-à-dire qu'il y en a plusieurs qui1 Dieu destine à
cet état, puisqu'il veut, et qu'il est du bien public, que chaque état soit
rempli. Que servirait-il, en effet, d'avoir institué des professions, des
ministères, des emplois, s'ils devaient demeurer vides, et qu'il ne se trouvât
personne pour y vaquer? Mais d'ailleurs, comment pourrions-nous accorder, avec
l'infinie bonté de Dieu notre créateur et notre père, de nous avoir appelés à
un état où il ne nous fût pas possible d'obtenir la souveraine béatitude pour
laquelle il nous a formés, ni de mettre notre âme à couvert d'une éternelle
damnation.
Un état où Dieu veut qu'on se sanctifie
et qu'on se sauve. C'est le même commandement pour toutes les conditions, et
c'était à des chrétiens de toutes les conditions que saint Paul disait sans
exception : La volonté de Dieu est que vous deveniez saint (1). Voilà
pourquoi il leur recommandait à tous d'acquérir la perfection de leur état, et
leur promettait, au nom de Dieu, le salut comme la récompense de leur fidélité.
D'où il est évident que Dieu nous ordonnant ainsi de nous sanctifier dans notre
état, quel qu'il soit, et voulant que par la sainteté de nos œuvres nous nous y
sauvions, la chose est en notre pouvoir, suivant cette grande maxime, que Dieu
ne nous ordonne jamais rien qui soit au-dessus de nos forces.
Un état aussi où Dieu ne manque
point de nous donner des grâces de salut et de sanctification. Grâces communes
et grâces particulières; grâces communes à tous les états, grâces
particulières, et conformes à l'état que Dieu, par sa vocation, nous a
spécialement destiné : les unes et les autres capables de nous soutenir dans
une pratique constante des obligations de notre état; capables de nous assurer
contre toutes les occasions, toutes les tentations, tous les dangers où peut
nous exposer notre état; capables de nous avancer, de nous élever, de nous
perfectionner selon notre état. De sorte que, partout et en toutes
conjonctures, nous pouvons dire, avec l'humble et ferme confiance de l'Apôtre :
Je puis tout par le secours de celui qui me fortifie (2).
Un état enfin où mille autres
avant nous se sont sanctifiés et se sont sauvés. Les histoires saintes nous
l'apprennent; nous en avons encore des témoignages présents : et quoique dans
ces derniers siècles le dérèglement des mœurs soit plus général que jamais, et
qu'il croisse tous les jours, il est certain néanmoins que si Dieu nous faisait
connaître tout ce qu'il y a de personnes qui vivent actuellement dans la même
condition que nous, nous y trouverions un assez grand nombre de gens de bien , dont la vue nous confondrait. Il est difficile
280
que nous n'en connaissions pas
quelques-uns, ou que nous n'en ayons pas entendu parler. Que ne faisons-nous ce
qu'ils font? que n'agissons-nous comme ils agissent? que ne nous sauvons-nous comme ils se sauvent? Sommes-nous
d'autres hommes qu'eux, ou sont-ils d'autres hommes que nous? Avons-nous plus
d'obstacles à vaincre, ou les moyens du salut nous
manquent-ils? Reconnaissons-le de bonne foi : l'essentielle et la plus grande
différence qu'il y a entre eux et nous n'est ni dans l'état, ni dans les
obstacles, ni dans les moyens, mais dans la volonté. Ils veulent se sauver, et
nous ne le voulons pas.
De là qu'arrive-t-il ? parce qu'ils veulent se sauver, et qu'ils le veulent bien,
ils se l'ont des peines et des engagements de leur état autant de sujets de
mérite pour le salut; et parce que nous ne voulons pas nous sauver ou que nous
ne le voulons qu'imparfaitement, nous nous faisons, de ces mêmes engagements et do ces mêmes peines ,
autant de prétextes pour abandonner le soin du salut. Je sais que pour se conduire
en chrétien dans son état, que pour n'y pas échouer, et pour se préserver de
certains écueils qui s'y rencontrent par rapport au salut, on a besoin de
réflexion, d'attention sur soi-même, de fermeté et de constance : or c'est ce
qui gêne, et ce qu'on voudrait s'épargner. Au lieu donc de tout cela, on pense
avoir plus tôt fait de dire qu'on ne peut se sauver dans son état : on tache de
se le persuader, et peut-être en vient-on à bout. Mais trompe-t-on Dieu? et quand un jour nous paraîtrons devant son tribunal, et que
nous lui rendrons compte de notre âme, que lui répondrons-nous , lorsqu'il nous
fera voir que cette prétendue impossibilité qui nous arrêtait n'était qu'une
impossibilité supposée , qu'une impossibilité volontaire, qu'une lâcheté
criminelle de notre part, qu'une faiblesse qui, dès le premier choc, se
laissait abattre, et qui, bien loin de nous justifier en ce jugement redoutable
, ne doit servir qu'à nous condamner?
Mais, pour mieux pénétrer le fond
de la chose, je demande pourquoi nous ne pourrions pas allier ensemble les
devoirs de notre état et ceux de la religion? Notre état, je le veux, nous
engage au service du monde; mais ce service du monde, autant qu'il convient à
notre condition , n'est point contraire au service de
Dieu. Car, quoi que nous puissions alléguer, trois vérités sont indubitables :
1° Que les devoirs du monde et ceux de la religion ne sont point
incompatibles; 2° Qu'on ne s'acquitte
jamais mieux des devoirs du monde, qu'en s'acquittant bien des devoirs de la
religion ; 3° Qu'on ne peut même satisfaire à ceux de la religion , sans
s'acquitter des devoirs du monde : et voilà de quelle manière nous pouvons et
nous devons pratiquer cette excellente leçon du Sauveur des hommes : Rendez
à César , c'est-à-dire au monde, ce qui est à César, et rendez à Dieu ce qui
appartient à Dieu (1). L'un n'est point ici séparé de l'autre. Par où nous
voyons, selon la pensée et l'oracle de notre divin Maître, qu'il n'est donc
point impossible de servir tout à la fois, et conformément à notre état, Dieu
et le monde; Dieu pour lui-même, et le monde en vue de Dieu.
J'ai ajouté, et c'est une vérité
fondée sur la raison et sur l'expérience, qu'on ne s'acquitte jamais mieux de
ce qu'on doit à son état et au monde, qu'en s'acquittant bien de ce qu'on doit
à Dieu, parce qu'alors tout ce qu'on fait pour son état et pour le monde, on le
fait pour Dieu et dans l'esprit de Dieu : or, le faisant dans l'esprit de Dieu
et pour Dieu , on le lait avec une conscience beaucoup plus droite, avec un
zèle plus pur et plus ardent, avec plus d'assiduité, de régularité, de probité.
In troisième et dernier principe, non moins vrai que les deux autres, c'est
qu'on ne peut même s'acquitter pleinement de ce qu'on doit à Dieu, si l'on ne
s'acquitte de ce qu'on doit à son état et au monde, puisque, dès qu'on le doit
au monde et à son état, Dieu veut qu'on y satisfasse, et que c'est là une
partie de la religion.
De tout ceci concluons que si
notre état nous détourne du salut, ce n'est point par lui-même
, mais par notre faute : car, bien loin que de lui-même ce soit un
obstacle au salut, c'est au contraire la voie du salut que Dieu nous a marquée.
Nous devons tous aspirerai même ternie, mais nous n'y devons pas tous arriver
par la même voie. Chacun a la sienne: or la nôtre, c'est l'état que Dieu nous a
choisi; et en nous y appelant, il nous dit : Voilà votre chemin, c'est par là
que vous marcherez (1). Tout autre ne
serait point si sûr pour nous, dès qu'il serait de notre choix, sans être du
choix de Dieu.
Comment donc et en quel sens
est-il vrai qu'on ne peut se sauver dans son état? C'est par la vie qu'on y
mène et qu'on y veut mener, laquelle ne peut compatir avec le salut : mais on y
peut vivre autrement, mais on doit y vivre autrement, mais on peut et ou doit
autrement s'y comporter.
281
Cet état expose à une grande
dissipation par la multitude d'affaires qu'il attire, et cette dissipation fait
aisément oublier les vérités éternelles, les pratiques du christianisme
, le soin du salut. Le remède, ce serait de ménager chaque année , chaque mois, chaque semaine, et même chaque jour,
quelque temps pour se recueillir et pour rentrer en soi-même. Ce temps ne
manquerait pas, et on saurait assez le trouver, si l'on y était bien résolu ;
mais pour cela, il faudrait prendre un peu sur soi, et c'est à quoi on ne s'est
jamais formé. On se livre à des occupations tout humaines, on s'en laisse
obséder et posséder, on en a sans cesse la tète remplie ; le souvenir de Dieu
s'efface, et on pense à tout, hors à se sauver.
Cet état donne des rapports qui
obligent de voir le monde, de converser avec le monde, d'entretenir certaines
habitudes, certaines liaisons parmi le monde : et personne n'ignore combien
pour le salut il y a de risques à courir dans le commerce du monde. Le
préservatif nécessaire, ce serait d'abord de retrancher de ces liaisons et de
ce commerce du monde ce qui est de trop ; ensuite , de
se renouveler souvent, et de se fortifier par l'usage de la prière , de la
confession , de la communion , de la lecture des bons livres : mais on ne veut
point de toutes ces précautions, et on ne s'en accommode point. On se porte
partout indifféremment et sans discernement ; tout faible et tout désarmé, pour
ainsi dire, qu'on est, on va affronter l'ennemi le plus puissant et le plus
artificieux ; on suit le train du monde, on est de toutes ses compagnies, on en
prend toutes les manières : et est-il surprenant alors que dans un air si
corrompu l'on s'empoisonne, et qu'au milieu de tant de scandales, on fasse des chutes
grièves et mortelles ? Je passe bien d'autres
exemples, et j'avoue qu'en se conduisant de la sorte dans son état, il n'est
pas possible de s'y sauver; mais consultons-nous nous-mêmes, et rendons-nous
justice. Qui nous empêche d'user des moyens que nous avons en main pour mieux
régler nos démarches et mieux assurer notre salut? ne
le pouvons-nous pas. Or, de ne l'avoir pas fait lorsqu'on le pouvait, lorsqu'on
le devait, lorsqu'il s'agissait d'un si grand intérêt que le salut, quel titre
de réprobation !
Il n'est donc point question,
pour nous sauver, de changer d'état, et
souvent même, !
comme nous l'avons déjà observé, ce changement
pourrait préjudicier au salut, parce que le nouvel état qu'on embrasserait ne
serait point proprement, ni selon Dieu, ni selon notre état : c'est-à-dire que
ce ne serait point l'état qu'il aurait plu à Dieu de nous assigner dans le
conseil de sa sagesse.
Il n'est point question de
renoncer absolument au monde , et de nous ensevelir tout vivants dans des
solitudes , pour n'être occupés que des choses éternelles, et pour ne vaquer
qu'aux exercices intérieurs de l’âme. Cela est bon pour un petit nombre à qui
Dieu inspire cette résolution , et à qui il donne la
force .de l'exécuter : mais , après tout, que serait-ce de la société humaine,
si chacun prenait ce parti? à quoi se réduirait le
commerce des hommes entre eux ? et sans ce commerce,
comment pourrait subsister l'ordre et la subordination du monde? Ainsi, rien de
plus sage ni de plus raisonnable que la règle de saint Paul, lorsque écrivant
aux premiers fidèles nouvellement convertis, il leur disait : Mes Frères,
demeurez dans les mêmes conditions où vous étiez quand il a plu à Dieu de vous
appeler (1) ; comme s'il leur eût dit : Dans ces conditions, vous pouvez
être chrétiens, et vivre en chrétiens; car ce n'est point précisément à la
condition que la qualité de chrétien est attachée. Or, rivant en chrétiens et
pratiquant dans vos conditions l'Evangile de Jésus-Christ, vous vous sauverez,
puisque c'est de cette vie chrétienne et de cette fidèle observation de la loi
que le salut dépend.
Voilà ce qu'une infinité de
mondains ne veulent point entendre, parce qu'ils veulent avoir toujours de quoi
s'autoriser dans leur vie mondaine , et que pour cela
ils ne veulent jamais se persuader qu'ils puissent vivre chrétiennement dans
leurs conditions. Us sont merveilleux dans les idées qu'ils se forment et dans
les discours qu'ils tiennent en certaines rencontres. Il semble qu'ils aient
leur salut extrêmement à cœur, et qu'ils soient dans la meilleure volonté de
s'y employer ; mais bien entendu que ce sera toujours dans un autre état que
celui où ils se trouvent. O si je vivais, disent-ils, dans la retraite, et que
je n'eusse à penser qu'à moi-même! O si je ne voyais plus tant le monde, et que
je pusse ne m'occuper que de Dieu ! Mais le moyen d'être, au milieu même du
monde, continuellement en guerre avec le monde, pour se défendre de ses
attraits, pour agir contre ses maximes, pour se soutenir contre ses exemples,
pour ne se laisser pas surprendre à ses illusions, ni emporter par le torrent
qui en entraîne tant d'autres? Quel
282
moyen? Si l'on me le demande, je
répondrai que la chose est difficile; mais j'ajouterai qu'en matière de salut,
à raison de son importance, il n'y a point de difficulté qui puisse nous servir
de légitime excuse. Je dirai plus : car ces difficultés à vaincre et ces
efforts à faire, ce sont les moyens de salut propres de notre état. Chaque
condition a ses peines, et la Providence l'a ainsi réglé, afin que dans notre
condition nous eussions chacun des sujets de mérite, par la pratique de cette
abnégation évangélique en quoi consiste le vrai christianisme, et par
conséquent le salut.
L'Evangile de Jésus-Christ est
au-dessus de la raison ; mais on peut dire en même temps qu'il n'est rien de
plus raisonnable : c'est la droiture et la vérité même. Il ne déguise point, il
ne flatte point. Ce qui se peut faire sans peine, il le représente tout aussi
aisé qu'il l'est; et ce qui porte avec soi quelque difficulté, il le propose
comme difficile, et ne cherche point à l'adoucir par de faux tempéraments.
C'est ce que nous voyons au
regard du salut : car au lieu que, dans la conduite ordinaire, on ne découvre
pas d'abord à un homme tous les obstacles qui pourraient le détourner d'une
entreprise, et qu'au contraire on lui en cache une partie, afin de ne le pas
étonner dès l'entrée de la carrière, et de ne lui pas abattre le cœur, l'Evangile
n'use point de ces réserves louchant le salut; il s'explique sans ménagement,
et tout d'un coup il nous déclare que c'est une affaire qui demande les plus
grands efforts.
Le Sauveur des hommes n'a rien
omis pour nous le faire entendre. Il a mille fois insisté sur ce point ; et de
toutes les vérités évangéliques, il semble que ce soit là celle dont il ait eu
plus à cœur que nous fussions instruits, tant il l'a souvent répétée, et tant
il a employé de termes, de figures, de tours différents à l'exprimer dans toute
sa force. S'il parle de la voie du salut, il ne se contente pas de dire qu'elle
est étroite ; mais, par une exclamation qui marque jusque dans ce Dieu-Homme une espèce d'étonnement, il s'écrie : Que
cette voie est étroite! S'il parle du royaume que son Père nous a préparé,
et dont la possession n'est autre chose que le salut, il nous avertit qu'on
ne l’emporte point sans violence.
Si, pour nous donner de ce salut
des idées sensibles, il use de comparaisons, il nous 1e fait concevoir comme un
somptueux édifia1, mais qui coûte des frais immenses à bâtir; comme un trésor
caché, mais qu'on ne trouve qu'à force de remuer la terre et de creuser; comme
une pierre précieuse, mais qu'on n'achète qu'en se défaisant de tout le reste
et le vendant; comme une moisson abondante, mais qu'on ne recueille que dans la
saison des fruits, et lorsque, par un travail assidu, on a cultivé le champ du
père de famille; comme un riche salaire, mais qu'on ne reçoit que le soir, et
qu'après avoir porté tout le poids de la chaleur et du jour; comme une ample
récompense, mais de quoi? d'une ferveur dans la pratique de la justice
chrétienne, et d'un zèle semblable à une soif et à une faim dévorante; d'un
détachement au-dessus de tout intérêt temporel et humain ; d'une pureté d’âme
et d'une innocence de mœurs exempte des moindres taches ; d'une pénitence
austère, et dune mortification ennemie de toutes les commodités et de tous les
plaisirs des sens ; d'une douceur que rien n'émeut ni n'aigrit, dont rien ne
trouble la paix, et qui s'applique partout à la maintenir ; d'une charité
bienfaisante ci toute miséricordieuse, toujours prête à prévenir le prochain, à
le soulager et à l'aider ; d'une patience inaltérable dans les maux de la vie,
et même au milieu des persécutions et des malédictions : car voilà le précis
des enseignements que Jésus-Christ, notre guide et notre Maître, nous a tracés,
autant par ses exemples que par ses paroles, sur l'affaire du salut . voilà le chemin qu'il nous a ouvert. Il n'y en a point
d'autre, ni jamais il n'y en aura.
Or nous ne sentons que trop de
combien d'épines ce chemin est semé, et combien il est rude à tenir, surtout
dans l'extrême faiblesse où nous sommes. C'est pourquoi le même Fils de Dieu ne
nous a pas dit simplement : Entrez dans ce chemin, mais : Efforcez-vous d’y
entrer, mais excitez-vous, animez-vous, et prenez à chaque pas un courage tout
nouveau pour y avancer et y persévérer. Les apôtres n'en ont point autrement
parlé. Dans toutes leurs Epîtres, ils ne nous prêchent que la fuite du monde,
que la retraite, que le recueillement intérieur, que la défiance de nous-mêmes,
que la pénitence, que l'abnégation, qu'une guerre continuelle de l'esprit
contre la chair, que la mort de tous les appétits déréglés et de tous les
désirs du siècle. La nature a beau se plaindre et
murmurer, les élus de Dieu ne se sont jamais flattés là-dessus, et n'ont point
283
imaginé de voie plus douce par où
ils crussent pouvoir atteindre au port du salut.
On me dira que cette morale est
bien sévère : eh ! qui en doute ? nous
en convenons ; nous ne prenons point, en l'annonçant, de circuits ni de
détours; nous sommes prêts, ainsi qu'il nous est ordonné, de la publier sur les
toits. Mais du reste, avec toute sa sévérité, cette morale subsiste toujours
telle que nous l'avons reçue, et toujours elle subsistera. Tout cela est
rigoureux, il est vrai ; mais il n'est pas moins vrai, quelque rigoureux que
tout cela soit, qu'il ne nous est pas permis d'en rien retrancher; il n'est pas
moins vrai que quiconque refuse de s'assujettir à tout cela est dans la foie de
perdition, et qu'il n'y a point de salut pour lui ; il n'est pas moins vrai que
de prétendre modérer tout cela, expliquer tout cela par des interprétations
favorables à la cupidité de l'homme et à nos inclinations sensuelles, c'est se
tromper soi-même, et tromper ceux qu'on entraîne dans la même erreur ; et qu'en
se trompant ainsi soi-même et trompant les autres, on se damne et on les damne
avec soi. Voilà ce qui ne peut être contesté, dès qu'on a quelque teinture de
la morale chrétienne ; et Comme les portes de l'enfer ne prévaudront jamais
contre l'Eglise de Jésus-Christ, je puis ajouter que jamais tous les artifices
ni tous les prétextes de notre amour-propre ne prévaudront contre ces principes
évangéliques, et contre les obligations étroites qu'ils nous imposent. Le ciel
et la terre passeront, mais la parole du Seigneur ne passera point. Or il nous
a dit on vouant parmi nous : Ce n'est point la paix ni un repos oisif que je
vous apporte; mais je viens vous mettre le glaive à la main (1) ; je viens
vous apprendre à vaincre tous les ennemis de votre salut, et surtout à vous
vaincre vous-mêmes. N'espérons pas de changer cet ordre de la divine sagesse;
mais ne pensons, pour nous y conformer, qu'à nous changer nous-mêmes.
On me demandera : Qui pourra donc
se sauver? Qui le pourra? ceux qui pratiqueront
l'Evangile. On ira plus loin, et on me demandera : Qui le pourra pratiquer, cet
Evangile dont la morale est si pure et la perfection si relevée? Qui le pourra?
ceux qui, par une volonté ferme et inébranlable ,
aidée de la grâce, s'y trouveront fortement déterminés. Mais on ne s'en tiendra
pas encore là, et l'on me demandera enfin : Qui pourra se déterminer à une vie
aussi régulière et aussi laborieuse que
l'Evangile nous la prescrit ? Qui
le pourra ? ceux qui, par une solide et fréquente
réflexion, se seront bien rempli l'esprit et bien convaincus de l'importance du
salut. Car quoique je l'aie déjà remarqué plus d'une fois, je le redis et je ne
puis trop le redire, c'est de là que tout dépend ; c'est-à-dire de cette vive
persuasion, de cette vue toujours présente, de cette idée du salut comme de
l'affaire capitale , comme de l'unique affaire, comme
d'une affaire qui seule, ou par son succès, doit faire notre bonheur souverain,
ou par sa perte, notre souverain malheur. Voilà le ressort qui remuera toutes
les puissances de notre âme ; voilà, après la grâce du Seigneur, le premier
mobile d'où nous recevrons ces grandes impressions auxquelles rien ne résiste.
Tellement que, quelque combat qu'il y ait à soutenir et quelques nœuds qu'il y
ait à rompre, quelques charmes que le monde présente à nos yeux pour nous
attirer et nous attacher, rien désormais ne nous touchera, ne nous ébranlera,
ne nous retiendra : pourquoi? parce que, dans notre
estime, nous ne mettrons rien en parallèle avec le salut.
Expliquons ceci par un exemple
familier : la comparaison est très-naturelle. Le feu
prend dans une maison, il s'allume de toutes parts, il se communique, il croît,
l'embrasement est général ; chacun pense à soi, tous prennent la fuite, on se
sauve par où l'on peut et comme l'on peut. Cependant un homme profondément
endormi ne sent pas le péril où il est d'être consumé par les flammes et d'y
périr ; on court à lui, on l'éveille, il ouvre les yeux, il voit tout en feu. A
ce moment que fait-il? délibère-t-il à se sauver? prend-il garde s'il lui sera facile de s'échapper? Un
premier mouvement l'emporte, et ne lui donne pas le loisir de rien examiner.
S'il faut grimper sur un mur, s'il faut se précipiter d'un lieu élevé, s'il
faut passer à travers la flamme, point de moyen qu'il ne tente. Pour éviter un
danger, il se jette dans un autre, et pour se garantir de la mort qui le
menace, il s'expose sans hésiter à mille morts. D'où lui vient cette ardeur,
cette agitation, cette résolution ? c'est qu'il y va
de la vie, et que de tous les biens de ce monde nul ne lui est si cher que la
vie, parce qu'il sait que le fondement de tous les biens de cette vie, c'est la
vie même.
Belle image d'un chrétien qui
revient de l'assoupissement où il était à l'égard du salut, et qui commence à
bien connaître la conséquence infinie d'une telle affaire , après en
284
avoir mûrement considéré le fond,
le danger, les obstacles, toutes les suites. Il se voit au milieu du monde
comme au milieu du feu : passions ardentes qui dévorent les cœurs, fausses
maximes qui corrompent les esprits, objets flatteurs qui fascinent les yeux,
sales plaisirs qui amollissent les sens, exemples qui entraînent, occasions qui
surprennent, discours libertins, scandales publics, intérêts sordides,
injustices criantes, engagements de la coutume, esclavage du respect humain,
excès de la débauche , profanation des plus saints lieux , abus, sacrilèges et
impiétés : que dirai-je? et peut-on avoir assez peu de
connaissance pour ne pas savoir combien le monde est perverti, et combien il
est capable de nous pervertir nous-mêmes?
Comment se défendre de cette
contagion répandue partout, et comment se mettre à couvert de ses atteintes?
Comment, assailli de tous côtés, et assiégé de tant d'ennemis, leur faire face
et en triompher? comment repousser leurs attaques,
éviter leurs surprises, parer à tous leurs traits? en
un mot, sur le penchant d'une ruine toujours prochaine, comment assurer tous
ses pas, et sauver son âme? Comment? laisser agir ce
chrétien éclairé de la lumière de Dieu et fortifié de sa grâce. C'est assez
qu'il se soit bien imprimé dans le souvenir l'excellence du salut; c'est assez
qu'il en ait connu le prix : tant que cette pensée l'occupera, qu'elle le
frappera, et que, pour la conserver, il la renouvellera souvent et la
rappellera, j'ose dire qu'alors il sera comme invulnérable et comme invincible.
Il réprimera les passions les plus violentes, il détruira les habitudes les
plus enracinées, il se roidira contre toute considération humaine, contre le
torrent de la coutume, contre la chair et le sang, contre les objets les plus
corrupteurs et les attraits des plaisirs les plus séduisants ; il s'adonnera
aux exercices de la religion, sans en négliger aucun, ni par mépris, ni par
délicatesse, ni par une vaine crainte des raisonnements du public ; il les
pratiquera fidèlement, exactement, constamment; et parce que cette assiduité
est un joug, et pour plusieurs même, en mille conjonctures, un joug très-pesant, il se captivera, il se surmontera, il
s'élèvera au-dessus de lui-même; jamais la peine ne l'étonnera.
A-t-elle étonné tant de
solitaires, quand ils se sont confinés dans les déserts et retirés dans les
plus sombres cavernes ? A-t-elle étonné tant de religieux, quand ils se sont
cachés dans l'obscurité du cloître et soumis à toutes ses austérités ? A-t-elle
étonné tant de vierges chrétiennes, quand elles ont sacrifié tous les agréments
de leur sexe, et qu'elles ont porté sur leur corps toutes les mortifications de
Jésus-Christ ? a-t-elle étonné tant de martyrs, quand
ils se sont immolés comme des victimes, et livrés aux plus cruels tourments? Il
s'agit pour nous du même salut, dont l'espérance leur donnait cette force
supérieure et victorieuse. Fallût-il donc l'acheter par les mêmes supplices,
par les mêmes sacrifices, nous y devons être disposés. Mais le sommes-nous en
effet? et, quoi que nous en disions, peut-on nous en
croire, lorsqu'on nous voit céder honteusement et si vite aux moindres difficultés?
Car le christianisme, aussi bien que le monde, est plein de ces faux braves
qui, loin du péril, témoignent une assurance merveilleuse, et à qui tout fait
peur dans l'occasion.
Bizarre contradiction de notre
siècle! jamais dans les entretiens, dans les paroles,
dans les leçons de morale, on n'a plus rétréci le chemin du salut, parce que
les leçons et bs paroles n'engagent à rien; et jamais en même temps on ne l'a
plus élargi dans la pratique et dans les œuvres, parce que ce sont les œuvres
qui coulent, et que c'est la pratique qui mortifie. Ne cherchons, ni par une
rigueur outrée, à le rétrécir jusqu'à le rendre impraticable, ni par un
relâchement trop facile, à l'aplanir et à l'élargir jusqu'à lui ôter toute sa
sévérité et tout son mérite : l'un nous conduirait au désespoir, et l'autre
nous perdrait par une trompeuse confiance.
Prenons le juste milieu de
l'Evangile, et, sans donner dans aucune extrémité, souvenons-nous que la voie
du ciel n'est point si étroite qu'on n'y puisse marcher; mais aussi qu'elle
l'est assez pour demander toute notre constance, et pour exercer toute notre
vertu.
Cependant, pour la consolation de
ceux à qui le zèle de leur salut inspire de suivre cette voie et d'y avancer,
voici ce que j'ajoute, et ce que je puis appeler le miracle de la grâce. Car une
expérience de tous les siècles depuis Jésus-Christ, l'auteur et le consommateur
de notre foi, a fait connaître que cette voie, tout épineuse qu'elle est,
devient d'autant plus douce qu'on y cherche moins de douceurs, et qu'on s'assujettit
avec moins de ménagement et moins de réserve à ses austérités les plus
mortifiantes. Comment cela se fait-il? c'est aux âmes
qui l'éprouvent à nous en instruire, ou plutôt c'est un de ces secrets dont
saint Paul
285
disait qu'il n'est permis à nul
homme de les expliquer. Mais, tout impénétrable qu'est ce mystère, il n'en est
pas moins réel ni moins m niable. Car, de quelque manière que ce puisse être,
et en quelque sens que nous puissions l'entendre, il faut que la parole de
Jésus-Christ s'accomplisse : c'est une parole divine, et par conséquent
infaillible. Or, cet adorable Maître nous a dit que son joug est doux et son
fardeau léger ; et en nous invitant à le prendre, il nous a promis que nous y
trouverons la paix. Ces termes de joug et de fardeau marquent de la difficulté
et de la pesanteur; mais avec toute sa pesanteur, ce fardeau devient léger, et
ce joug devient doux, dès que c'est le joug et le fardeau du Seigneur :
pourquoi ? parce que la grâce y répand toute son
onction, et qu'il n'est rien de si pesant ou de si amer dont cette onction
céleste n'adoucisse l'amertume, et qu'elle ne fasse porter avec une sainte
allégresse.
On est surpris, et, pour ainsi
dire, on ne se comprend pas soi-même, tant on se trouve différent de soi-même.
Au premier aspect de la voie étroite du salut, tous les sens s'étaient
révoltés, et à peine se persuadait-on qu'on y put faire quelques pas ; mais du
moment qu'on y est entré avec une ferme confiance, les épines, si j'ose user de
ces figures, se changent en fleurs, et les chemins les plus raboteux
s'aplanissent : Ah! Seigneur, s'écriait un grand saint, vous m'avez
heureusement trompé. En m'enrôlant dans votre milice, je m'attendais, selon
les principes de votre Evangile, à des assauts et à une guerre où je craignais
que ma faiblesse ne succombât. Je me figurais une vie triste, pénible,
ennuyeuse, sans repos, sans goût; et jamais mon cœur ne fut plus content, ni
mon esprit plus calme et plus libre. Combien d'autres ont rendu le même
témoignage? mais le mal est qu'on ne les en croit pas,
et qu'on ne veut passe convaincre par une épreuve personnelle et par son propre
sentiment.
Cherchez premièrement le
royaume de Dieu et ta justice (1). En ce peu de paroles, le Sauveur du
monde nous donne une juste idée de la conduite que nous devons tenir à l'égard
du salut. Ce salut, ce royaume de Dieu, c'est dans l'éternité que nous le
devons posséder, c'est à la mort que nous le devons trouver ; mais c'est
dans la vie que nous le devons
chercher. Si donc je ne le cherche pas dans la vie, je ne le trouverai pas à la
mort; et si j'ai le malheur de ne le pas trouver à la mort, je ne le trouverai
jamais; et dans l'éternité j'aurai l'affreux désespoir d'avoir pu le posséder,
et de ne le pouvoir plus.
C'est, dis-je, dans la vie qu'il
le faut chercher : car l'unique voie pour y arriver et pour le trouver, ce sont
les bonnes œuvres, c'est la sainteté. Or ces bonnes œuvres, où les peut-on
pratiquer? en cette vie, et non en l'autre. Cette sainteté , où la peut-on acquérir ? dans
le temps présent, et non dans l'éternité; sur la terre, et non dans le ciel. En
effet, il y a cette différence à remarquer entre le ciel et la terre : la terre
fait les saints, mais elle ne fait pas les bienheureux ; et au contraire, le
ciel fait les bienheureux ; mais il ne fait pas les saints. Supposez de tous
les saints celui que Dieu aura élevé au plus haut point de gloire dans le ciel,
tout l'éclat de sa gloire n'ajoutera pas un seul degré à sa sainteté : cet état
de gloire couronnera sa sainteté, confirmera sa sainteté, consommera sa
sainteté; mais il ne l'augmentera pas : il la rendra plus durable, puisqu'il la
rendra éternelle ; mais il ne la rendra ni plus méritoire, ni plus parfaite.
C'est donc dès maintenant, et
sans différer, que nous devons donner nos soins à chercher le royaume de Dieu :
mais encore comment le faut-il chercher ? Premièrement ; c'est-à-dire
que nous devons faire du salut notre première affaire; pourquoi? parce que c'est notre plus grande affaire. Règle divine,
puisque c'est le Fils même de Dieu qui nous l’a tracée ; règle la plus droite,
la plus équitable, puisqu'elle est fondée sur la nature des choses, et qu'il
est bien juste que le principal l'emporte sur l'accessoire ; règle fixe et
inviolable, puisque c'est une loi émanée d'en-haut,
et un ordre que Dieu a établi, et qu'il ne changera jamais. Mais nous,
toutefois, nous prétendons renverser cet ordre, nous entreprenons de contredire
cette loi, nous voulons substituer à cette règle une règle tout opposée. Car
Jésus-Christ nous dit : Cherchez d'abord le royaume de Dieu ; et pour ce qui
est du vêtement, de la nourriture, des biens de la vie, n'en soyez point en
peine. Vous pouvez vous en reposer sur votre Père céleste, qui vous aime , et qui vous donnera toutes ces choses par surcroît
(1). Mais nous, au contraire , nous disons : Cherchons
d'abord les biens de la vie; et pour ce qui regarde les biens de l'éternité,
286
le royaume de Dieu, le salut, n'en
soyons point en peine, mais confions-nous en la miséricorde du Seigneur : il
est bon, il ne nous abandonnera pas.
Nous le disons, sinon de bouche,
du moins en pratique; et c'est ainsi que raisonnèrent les conviés de l'Evangile.
Ils étaient invités à un grand repas; il fallait, pour y assister, certains
habits de cérémonie, certains préparatifs ; mais eux, tout occupés de leurs affaires
temporelles, ils crurent qu'ils y devaient vaquer préférablement à l'invitation
qu'on leur avait faite. Ils ne doutèrent point qu'ils n'eussent sur cela de
bonnes raisons pour s'excuser; et, pleins de confiance, l'un dit : Je me marie,
et il faut que j'aille célébrer les noces ; l'autre dit : j’ai acheté une
terre, et je ne puis me dispenser de l'aller voir ; un autre dit : J'ai à faire
l'essai de cinq paires de bœufs qu'on m'a vendues. Tous conclurent enfin qu'ils
avaient des choses plus pressées que ce repas dont il s'agissait, et
répondirent que ce serait pour une autre fois. Or, qu'est-ce que ce grand
repas? Dans le langage de l'Ecriture, c'est le salut. Dieu nous y appelle, et
nous y appelle tous. Il ne se contente pas, pour nous y convier, de nous
envoyer ses ministres et ses serviteurs, mais il nous a même envoyé son Fils
unique. On nous avertit que de la part du maître tout est prêt, et qu'il ne
reste plus que de nous préparer nous-mêmes, et de nous mettre en état d'être
reçus au festin. Mais que répondons-nous? J'ai d'autres affaires présentement,
dit un mondain; et quelles sont-elles, ces autres affaires ? L'affaire de mon établissement , ajoute-t-il , l'affaire de mon
agrandissement, les affaires de ma maison ; en un mot, tout ce qui regarde ma
fortune temporelle.
Pour ces affaires humaines, que
ne fait-on pas? et cette fortune temporelle, à quel
prix ne l'achète-t-on pas ? Est-il moyen qu'on n'imagine? est-il
moyen, quelque pénible et quelque fatigant qu'il soit, qu'on ne mette en œuvre
pour se pousser, pour s'avancer, pour se distinguer, pour s'enrichir, pour se
maintenir, soit à la cour, soit à la ville? Il semble que le monde ait alors la
vertu de faire des miracles, et de rendre possible ce qui de soi-même,
paraîtrai! avoir des difficultés insurmontables, et
être au-dessus des forces de l'homme. Il donne de la santé aux faibles, et leur
fait soutenir des travaux, des veilles , des
contentions d'esprit, capables de ruiner les tempéraments les plus robustes. Il
donne de l'activité aux paresseux, et leur inspire un feu et une vivacité qui
les porte partout, et que rien no ralentit. Il donne du courage aux lâches, et
malgré les horreurs naturelles de la mort, il les expose, à tous les orages de
la mer et à Ions les périls de la guerre. Il donne de l'industrie aux simples
et leur suggère les tours, les artifices, les intrigues, les mesures les plus
efficaces pour parvenir à leurs fins et pour réussir dans leurs entreprises.
Voilà comment on cherche les biens du monde, et comment on croit les devoir
chercher. De sorte que si l'on vient à bout de ses desseins, quoi qu'il en ait
coûté, on s'estime heureux, et l'on ne pense point à se plaindre de tous les
pas qu'il a fallu faire ; et que si les desseins qu'on avait formés échouent,
ce n'est point de toutes les fatigues qu'on a essuyées que l'on gémit,mais du mauvais succès où elles se sont terminées. Tant on
est persuadé de cette fausse et dangereuse maxime, que pour les affaires du
monde on ne doit rien épargner, et qu'elles demandent toute notre application.
Cependant que fait-on pour le
salut? et quand il s'agit du royaume de Dieu, à quoi
se tient-on obligé, et quelle diligence y apporte-t-on ? Les uns en laissent
tout à fait le soin, et tout le soin que les autres en prennent se réduit à
Quelque extérieur de religion, pratiqué fort à la hâte, et très-imparfaitement.
On ne s'en inquiète pas davantage; comme si cria suffisait, et que Dieu dût
suppléer au reste. En vérité, est-ce ainsi que le Sauveur des hommes nous a
avertis de chercher ce royaume fermé depuis tant de siècles, et dont il est
venu nous tracer le chemin et nous ouvrir l'entrée? Il veut que nous le
cherchions comme un trésor; or, avec quelle ardeur agit un homme qui se propose
d'amasser un trésor ! on est attentif à la moindre
espérance du gain, sensible à la plus petite perte , prudent pour discerner
tout ce qui peut nous servir ou nous nuire, courageux pour supporter tout le
travail qui se présente, tempérant pour s'interdire tout divertissement, toute
dépense qui pourrait arrêter nos projets et diminuer nos profils. Il veut que
nous le cherchions comme une perle précieuse : or cet homme de l'Evangile qui a
découvert une belle perle ne perd point de temps, court dans sa maison, vend
tout ce qu'il a, se défait de tout pour acheter cette perle dont il connaît le
prix, et qu'il craint de manquer. Il veut que nous le cherchions comme notre
conquête : or à quels frais, à quels hasards, à quels efforts n'engage pas la
poursuite et la conquête d'un royaume ? Il veut que nous
287
le cherchions comme notre fin et
notre dernière fin : or en toutes choses la fin et surtout la lin dernière, doit
toujours être la première dans l'intention ; on ne doit viser que là, aspirer que
là, agir que pour arriver là.
Et voilà pourquoi notre adorable
Maître ne nous a pas seulement dit : Cherchez le royaume de Dieu; mais
il ajoute : Et sa justice. Qu'est-ce que cette justice, sinon ces œuvres
chrétiennes, cette sainteté de vie sans quoi l'on ne peut prétendre au royaume
éternel? Car je viens de le dire, et je ne puis trop le répéter, ce royaume
n'est que pour les saints. Il n'est ni pour les grands, ni pour les nobles, ni
pour les riches, ni pour les savants : disons mieux, il est pour les grands, et
pour les nobles, et pour les riches, et pour les savants, et pour tous les
autres, pourvu qu'à la grandeur, qu'à la noblesse, qu'à l'opulence, qu'à la
science, qu'à tous les avantages qu'ils possèdent ils joignent la sainteté.
Tous ces avantages sans la sainteté seront réprouvés de Dieu, et la sainteté
sans aucun de ces avantages sera couronnée de Dieu.
Mais cette justice, cette
sainteté de vie, ce mérite des œuvres, c'est ce qui ne nous accommode pas, et
ce que nous mettons, dans le plan de notre conduite, au dernier rang. Du moment
qu'on veut nous en parler, une foule de prétextes se présentent pour nous tenir
lieu d'excuses, ou de prétendues excuses : on est trop occupé, on n'a pas le
temps, on a des engagements indispensables, et à quoi l'on peut à peine suffire
; on est incommodé, on est d'une complexion délicate, on est dans le feu de la
jeunesse, on est dans le déclin de l'âge ; en un mot, on a mille raisons, toutes
aussi spécieuses, mais en même temps toutes aussi fausses les unes que les
autres.
Ce qu'il y a de plus déplorable,
c'est qu'on se croit par là bien justifié devant Dieu, lorsqu'on ne l'est pas.
Ces conviés qui s'excusèrent ne doutèrent point que le Maître qui les avait
invités ne fût très-content d'eux ,
et de ce qu'ils lui alléguaient pour ne se pas trouver à son repas. Mais il en
jugea tout autrement, il en fut indigné, et déclara sur l'heure que jamais
aucun de ces gens-là ne paraîtrait à sa table (1). Tel est, de la part de
Dieu, le jugement qui nous attend. Dès que nous refusons de travailler à notre
salut, et d'y travailler solidement, il nous rejette par une réprobation
anticipée, et nous exclut de son royaume. Quel arrêt! quelle
condamnation! Malheur à
l'homme qui s'y expose ! Ah ! nous avons des affaires : mais du moins, pour ne rien dire
de plus, comptons le salut au nombre de ces affaires, et gardons-le comme une
occupation digne de nous.
Non-seulement
elle en est indigne, mai?, par comparaison avec celle-là, nulle ne mérite nos
soins ; et tout ce que nous donnons de temps à toute autre affaire, au
préjudice de celle-là ou indépendamment de celle-là, ne peut être qu'un temps
perdu. Je ne dis pas que c'est toujours un temps perdu pour le monde, mais pour
le salut : or étant perdu pour le salut, tout autre emploi que nous en faisons
n'est plus qu'un amusement frivole, et tout autre fruit que nous en retirons
n'est que vanité et illusion.
Dans l'ordre du salut, il y a de
la part de Dieu des substitutions terribles ; c'est-à-dire que Dieu abandonne
les uns, et qu'il appelle les autres ; que Dieu dépouille les uns, et qu'il
enrichit les autres; que Dieu ôte aux uns les grâces du salut, et qu'il les
transporte aux autres. Mystère de prédestination certain et incontestable.
Mystère qui, tout rigoureux qu'il parait et qu'il est en effet, ne s'accomplit
néanmoins que selon les lois de la plus droite justice, et que par le jugement
de Dieu le plus équitable. Enfin, mystère où Dieu fait tellement éclater la
sévérité de sa justice, qu'il nous découvre en même temps tous les trésors de
sa miséricorde , et les ressources inépuisables de sa providence : de sorte
qu'à la vue de ce grand mystère, je puis bien dire comme le Prophète : Le
Seigneur a parlé, et voici deux choses que j'ai entendues tout à la fois
(1), savoir : que le Dieu que j'adore est également redoutable par son
infinie puissance, et aimable par sa souveraine bonté.
I. Mystère certain et
incontestable, mystère de foi. Toute l'Ecriture, surtout l'Evangile, les
Epîtres des apôtres, nous annoncent cette vérité, et les exemples les plus
mémorables l'ont confirmée jusque dans ces derniers siècles : Le royaume de
Dieu vous sera enlevé, disait le Sauveur du monde aux Juifs, et il sera donné à
un peuple qui en produira les fruits (2). Le même Sauveur, et au même
endroit, en proposant la parabole de la vigne, ajoutait :
288
Que fera le maître à ces vignerons qui se sont révoltés
contre lui ? Il fera périr misérablement ces misérables, et il louera sa vigne
à d'autres, qui la cultiveront et prendront soin de la faire valoir (1).
N'est-ce pas aussi selon cette conduite de Dieu que saint Paul et saint Barnabé
eurent l'ordre d'aller prêcher l'Evangile aux Gentils ,
et qu'ils se retirèrent de la Judée en prononçant cette espèce de malédiction :
Puisque vous rejetez la parole du salut, et que vous vous jugez indignes de
la vie éternelle, voilà que nous nous touillons vers les nations; car le
Seigneur nous l'a ainsi ordonné (2).
II. Il y aurait cent autres
témoignages à produire les plus évidents, et qui nous marquent deux sortes de
substitutions : substitutions générales, et substitutions particulières.
Substitutions générales d'une nation à une autre nation. Les Gentils ont pris
la place des Juifs : Ceux qui étaient enveloppés des plus épaisses ténèbres,
et assis à l'ombre de la mort, ont vu s'élever sur eux le plus grand jour, et
ont été éclairés de la plus brillante lumière (3) ; tandis que le peuple
choisi de Dieu, que les enfants de la promesse sont tombés dans l'aveuglement
le plus profond, et dans un abandonnement qui s'est perpétué de génération en
génération, et d'où ils ne sont jamais revenus. Vengeance divine dont nous
n'avons pas seulement la preuve dans cette nation réprouvée, mais ailleurs. On
a vu des provinces, des royaumes, des empires , où la
vraie Eglise de Jésus-Christ dominait, et où la plus pure et la plus fervente
catholicité formait des milliers de saints, perdre tout à coup la foi de leurs
pères, et se précipiter dans tous les abîmes où l'esprit de mensonge les a
conduits, pendant que cette même foi, proscrite et bannie, passait au delà des
mers, et portait le salut à des sauvages et à des infidèles. Voilà, dis-je, ce
que l'on a vu, et de quoi nous avons encore devant les yeux les tristes
monuments. Plaise au ciel de ne nous pas enlever un si riche talent, et que
nous ne servions pas d'exemple à ceux qui viendront après nous
, comme nous en servent ceux qui nous ont précédés. Le danger est plus à
craindre et plus pressant que nous ne le croyons: puissions-nous y prendre
garde ! Substitutions particulières, d'un homme à un autre homme. Dans
l'ancienne loi, Jacob eut la bénédiction qui, par le droit d'aînesse,
appartenait à son frère Esaü : figure si familière à l'apôtre saint Paul, et
qu'il met si souvent en œuvre. Dans la loi nouvelle,
saint Mathias succéda à Judas, déchu de l'apostolat ; entre
quarante martyrs sur le point de consommer leur sacrifice, un fut vaincu et
manqua de constance ; mais dans le moment même un autre fit le quarantième, et
emporta la couronne. Ce n'est pas pour une fois que des solitaires , que des
pénitents, que des justes se sont pervertis, et qu'en même temps des mondains,
des pécheurs scandaleux, des impies ont été touchés , ont ouvert les yeux, non-seulement sont revenus à Dieu , mais se sont élevés à
la plus haute sainteté. On est encore quelquefois témoin de certaines chutes
qui étonnent, et d'autre part on entend aussi parler de certaines conversions
qui ne paraissent pas moins surprenantes. Chacun en juge selon sa pensée, et
chacun prétend en connaître les véritables causes ; mais si nous pouvions
approfondir les secrets de Dieu, nous trouverions souvent que cela s'est fait
par un transport de grâces que celui-là a rejetées, et dont celui-ci a profité.
Quoi qu'il en soit, n'oublions
jamais l'avis que donnait saint Paul aux Romains, de ne se laisser point enfler
des dons qu'ils avaient reçus , mais de se tenir
toujours dans une crainte humble et salutaire. Si nous pouvons croire avec
quelque confiance que nous marchons dans le chemin du salut et de la perfection
chrétienne, humilions-nous à la vue de tant d'autres qui, après y avoir passé
de longues années, et y avoir fait incomparablement plus de progrès que nous,
ont eu le malheur d'en sortir, et de s'engager dans la voie de perdition, où
ils ont péri. Et si nous voyons un pécheur plongé dans toutes les abominations
du vice et du libertinage, ne pensons point avoir droit de le mépriser ; mais
humilions-nous encore à la vue de tant d'autres aussi corrompus, et pour ainsi
dire aussi perdus que lui, qui ont eu le bonheur de se reconnaître, de se
relever, d'acquérir, par la ferveur de leur pénitence, un fonds de mérites que
nous n'avons pas, et de parvenir dans le ciel à un point de gloire où nous ne
pouvons guère espérer d atteindre. Voilà le grand sentiment que nous avons à
prendre, et dont nous ne devons point nous départir. Mais avançons.
II. Mystère qui, tout rigoureux
qu'il parait, et qu'il est en effet, ne s'accomplit néanmoins que selon les
lois de la plus droite justice, et que par le jugement de Dieu le plus
équitable. Quand dans une cour on voit la décadence d'un grand que le prince
éloigne de sa personne, qu'il bannit de sa présence, qu'il
280
dégrade de tous les titres
d'honneur qui l'illustraient et le distinguaient, ce renversement de fortune,
cette disgrâce répand dans les cœurs une terreur secrète. On se regarde l'un et
l'autre; et, dans la surprise où l'on se trouve, on mesure toutes ses paroles,
et l'on n'ose d'abord s'expliquer. Mais si l'on apprend ensuite les justes sujets
qu'a eus le maître de frapper de son indignation ce favori, ce courtisan, et de
retirer de lui ses dons, on revient alors de l'étonnement où l'on était, on
impute à la personne son propre malheur, et l'on traite la conduite du prince,
non point de sévérité, mais de punition légitime et raisonnable.
Image parfaite de ce qui se passe
entre Dieu et l'homme. Quand on nous dit que Dieu délaisse une âme, et qu'il ne
lui donne plus, comme autrefois, ses soins paternels ; qu'il ne fait plus
descendre sur cette terre stérile et déserte, ni la rosée du ciel pour
l'amollir, ni les rayons du soleil pour l'éclairer; et qu'il n'y croît plus que
des ronces et des épines: quand nous entendons cette affreuse malédiction que
Dieu lance contre son peuple : Vous ne serez plus mon peuple, et je ne serai
plus voire Dieu (1) ; quand nous lisons au livre des Rois cette triste
parole de Samuel à Saül : Le Seigneur vous a renoncé (2), et que là même
nous voyons comment l'Esprit de Dieu sort de ce prince malheureux, et va
susciter David pour occuper le trône d'Israël ; quand nous pensons a cette
menace prononcée par le Fils de Dieu : Plusieurs viendront de l’orient et de
l’occident, et, tout étrangers qu'ils sont, ils auront place au festin
avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux; mais les enfants du
royaume seront jetés dehors dans les ténèbres (3); il quand enfin tout cela
se vérifie à nos yeux, c'est-à-dire quand nous sommes témoins de la corruption
et du débordement de mœurs où se sont précipités des gens dont la vie, il y a
quelques années, était très-régulière, très-chrétienne, très-édifiante,
et que nous faisons cette réflexion qu'il a fallu, pour en venir à de telles
extrémités, qu'ils aient été étrangement abandonnés de Dieu, ces idées nous
effrayent. Nous nous figurons Dieu comme un juge
formidable, nous tremblons sous sa main toute-puissante, nous adorons ses
jugements ; mais autant que nous les révérons, autant nous les redoutons. On ne
peut disconvenir qu'ils ne soient à craindre, et il est bon même que nous soyons
touchés de cette crainte salutaire dont le Prophète royal souhaitait d'être
pénétré jusque dans la
moelle de ses os. Mais après tout
nous avons d'ailleurs de quoi nous rassurer; et voici comment. Car, suivant les
principes de la religion, cette soustraction de grâces ne vient pas de Dieu
primitivement, pour m'exprimer de la sorte, mais de nous-mêmes. Que veut dire
cela? c'est que Dieu ne soustrait à l'homme la grâce qu'après que l'homme, par
sa résistance, s'en est rendu formellement indigne ; c'est que Dieu ne cesse de
communiquer à l'homme son esprit qu'après que l'homme, par une obstination
volontaire et libre, lui a fermé l'entrée de son cœur ; c'est que Dieu
n'abandonne l'homme, et ne le retranche du nombre des justes, qu'après que
l'homme a lui-même abandonné Dieu, et qu'il s'est livré à son sens réprouvé et
aux ennemis de son salut.
Il ne tenait qu'à cet homme
d'écouter la voix de Dieu, de suivre la grâce de Dieu, d'être fidèle aux
inspirations de l'Esprit de Dieu, de demeurer, avec l'assistance d'en-haut, inviolablement attaché à Dieu : et Dieu alors
l'eût toujours soutenu, lui eût toujours été présent par une protection
constante, lui eût toujours fourni de nouveaux secours ; car ne plaise au ciel
que jamais nous donnions dans cette erreur si hautement condamnée par l'Eglise,
savoir: qu'il y ait des justes que Dieu laisse manquer des grâces nécessaires,
lors même qu'ils veulent agir, et qu'ils s'efforcent d'obéir à ses divines
volontés, selon l'état et le pouvoir actuel où ils se trouvent ! Si donc Dieu
interrompt, à notre égard, le cours de sa providence spirituelle, et laisse
tarir pour nous les sources du salut, nous n'en pouvons accuser que nous-mêmes.
Il a abandonné les Juifs ; mais n'avait-il pas auparavant recherché mille fois
cette ingrate nation, et n'avait-il pas employé mille moyens pour vaincre leur
opiniâtreté, et pour amollir la dureté de leur cœur? Jérusalem, Jérusalem,
toi qui verses le sang des prophètes et, qui lapides ceux qui te sont envoyés,
combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme sous mes ailes, et tu
ne l'as pas voulu ! Voilà que votre maison va être déserte (1). Sans
insister sur bien d'autres exemples assez connus, quoique éloignés de nous, il
abandonne tous les jours une infinité de pécheurs ; mais si nous pouvions
pénétrer dans le secret de leurs âmes, nous verrions combien,'avant que d'en
venir là, il fait d'efforts pour les attirer à lui et pour les gagner : Je
vous ai appelés, et vous vous êtes rendus sourds à ma parole ; je vous ai tendu
les bras, et vous avez négligé de
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vous rendre à mes
invitations ; vous avez méprisé mes conseils, et vous n'avez tenu nul compte de
mes avertissements ni de mes menaces : c'est pourquoi je vous méprise moi-même
(1). Or qu'y a-t-il en cela de la part de Dieu que de raisonnable ? La
conséquence que nous en devons tirer, c'est de prendre bien garde à nous, de
redoubler chaque jour notre attention, de conserver chèrement le don de Dieu,
si nous l'avons ; de ne nous mettre jamais au hasard de perdre un talent si
précieux; de nous souvenir que nous le portons dans des vases très-fragiles, et que c'est néanmoins toute notre richesse
et tout notre salut. Allons encore plus loin, et achevons.
III. Mystère où Dieu fait
tellement éclater la sévérité de sa justice, qu'il nous découvre en même temps
tous les trésors de sa miséricorde, et les ressources inépuisables de sa
providence. Car (je l'ai déjà dit, et c'est à quoi nous devons faire
présentement une réflexion toute nouvelle), il n'en est pas de notre Dieu comme
de ces maîtres intéressés qui reprennent leurs dons pour les avoir et pour les
garder. Ce qu'il enlève d'une part, il le rend de l'autre ; mais à qui le
rend-il ? à ceux que sa miséricorde choisit pour faire
valoir ce que d'autres possédaient inutilement, et ce qu'ils dissipaient. De
sorte que les dons de Dieu, si je l'ose dire ainsi, ne font que changer de
mains. Substitution où nous ne pouvons assez admirer, ni les adorables conseils
de sa sagesse, ni les soins paternels de son amour. Et d'abord, c'est par de
telles substitutions qu'il remplit le nombre de ses élus; car il veut que ce
nombre soit complet : Et faudra-t-il donc, disait l'Apôtre, parce que
quelques-uns ont été incrédules, que par leur obstination la parole de Dieu
demeure sans effet (2)? Faudra-t-il que les favorables desseins
qu'il a plu à son infinie bonté de former sur le salut des hommes soient
arrêtés et renversés? non, sans doute: mais au défaut
de l'un, il appellera l'autre; l'étranger deviendra l'héritier, et l'esclave
succédera au fils, lequel était né libre. Quand le père de famille apprend que
ceux qu'il avait invités à son festin ont refusé d'y venir, il ne veut pas pour
cela que tous les apprêts qu'il a faits soient perdus ; mais il ordonne sur
l'heure, à son serviteur, d'aller dans toutes les rues de la ville, et de lui
amener les pauvres, les paralytiques, les aveugles, les boiteux; et quand,
malgré tout ce qu'on a pu ramasser de monde, on lui rapporte encore qu'il y a
des places qui restent, il donne
un nouvel ordre qu'on cherche hors
de la ville, dans les chemins et le long des haies, et qu'on presse les gens
d'entrer : pourquoi? afin, dit-il,
que ma maison se remplisse (1). C'est ainsi que les anges rebelles ayant
laissé, par leur chute, comme un grand vide dans le ciel, Dieu leur a substitué
les hommes, ne voulant pas que la damnation de ces esprits réprouvés interrompt! le cours de ses
largesses, ni qu'elle mît (les bornes à sa miséricorde. Or, ce qui est vrai des
anges à l'égard des hommes, l'est pareillement d'un homme à l'égard d'un autre
homme.
De plus, c'est par ces mêmes
substitutions que Dieu tourne le mal à bien, et que le péché sert au salut des
pécheurs et à leur sanctification. Ce pécheur abusait de telle grâce, et Dieu
l'a transportée à cet autre aussi pécheur, peut-être même plus pécheur que lui,
mais qui, dans l'heureux moment où la grâce vient tout de nouveau le
solliciter, cède enfin à l'attrait, et le suit, se reconnaît, se convertit,
comble de consolation toutes les personnes qui s'intéressent à son salut. Cet
olivier sauvage, enté sur l'olivier franc dont les branches ont été rompues,
produit des fruits au centuple, et d'excellents fruits. Ce pénitent efface tout
le passé par la ferveur de sa pénitence ; il s'avance, il se perfectionne, il
se fait un saint: voilà l'œuvre du Seigneur, voilà le miracle de sa droite,
voilà ce qui répand l'édification sur la terre, et la joie dans toute la cour
céleste. Ajoutez que souvent dans ces substitutions la perte d'un petit nombre
de pécheurs est plus que suffisamment, et même plus qu'abondamment compensée
par le grand nombre des autres que Dieu prend de là occasion de sauver.
Qu'était-ce que le peuple juif, en comparaison de toutes les nations du monde ?
Or, parce que cette petite contrée n'a pas reçu la loi évangélique, à quelles
nations et en quels lieux lej apôtres ne l'ont-ils
pas prêchée? ils se sont dispersés dans le monde
entier ; ils y ont fait retentir le nom de Jésus-Christ ; ils y ont procuré le
salut d'une multitude innombrable d'élus. Maison d'Israël, ouvre les yeux, et
vois en quelle solitude tu es restée ; il n'y a plus pour toi ni temple, ni
autel, ni prophète: mais du levant au couchant, du midi au septentrion, que de prédicateurs ont été envoyés,
que de ministres ont été consacrés, que d'autels ont été érigés, que de temples
ont été construits en l'honneur du Dieu immortel ! Quelle moisson, quelle
récolte, que tant d'âmes qui l'ont connu, qui l'ont glorifié, qui se sont
dévouées à lui et
291
à son Fils unique, leur Messie et
leur Sauveur ! tant il est vrai, et tant le Prophète a
eu sujet de dire, que les miséricordes du Seigneur sont au-dessus de ses
jugements (1).
Mais ce n'est pas encore tout ;
il me semble que dans les substitutions dont je parle, et dont je tâche, autant
qu'il m'est permis, de développer le profond mystère, je découvre quelques
traits de la miséricorde divine à l'égard même du pécheur que Dieu prive de
certaines grâces, pour les répandre ailleurs. Car ces grâces, par l'abus que ce
pécheur en faisait, ne servaient qu'à le rendre plus criminel et plus redevable
à la justice de Dieu ; si bien que, dans un sens, il vaut mieux pour lui de ne
les point avoir, que de les tourner à sa ruine et à sa condamnation. Donnons à
Dieu la gloire qui lui est due,
reconnaissons en toutes choses la droiture et la sainteté de ses voies.
Si, dans la vue des dérèglements de notre vie,
nous craignons qu'il ne nous ait abandonnés, ne nous abandonnons point
nous-mêmes; c'est-à-dire ne nous persuadons point qu'il n'y ait plus de retour
à espérer, ni de Dieu à nous, ni de nous à Dieu. Tant que nous vivons en ce
monde, il y a toujours un fonds de grâces dont nous pouvons user. Avec ce fonds
de grâces, tout petit qu'il est, nous pouvons gémir, prier, réclamer la bonté
divine; et pourquoi le Seigneur ne nous écouterait-il pas? Heureux le fidèle
qui met toute son étude et son application à se pourvoir pour le salut ; qui ne
peut souffrir sur cela le moindre déchet; qui, bien loin de se laisser ravir ce
qu'il possède, le fait croître chaque jour, et ajoute mérites sur mérites ! Il
doit souhaiter le salut de tous les hommes, il le doit demander à Dieu, et
c'est ce que la charité nous inspire; mais avant le salut des autres, il doit
demander le sien, et le souhaiter par
préférence : car, en matière de salut, voilà le premier objet de notre charité.
Ah ! quel
sera le mortel dépit, quelle sera la consternation de tant de réprouvés au
jugement de Dieu, quand il leur montrera les places qu'il leur destinait, et
dont ils seront éternellement exclus ! quand,
dis-je, un ecclésiastique verra en sa place un laïque; quand un religieux verra
en sa place un homme du tiède; quand un chrétien verra en sa place un infidèle !
Nous sommes si jaloux de garder chacun nos droits et nos rangs dans le monde; soyons-le
mille fois encore plus de les pouvoir |arder un jour dans le ciel.
Il est constant que le nombre des
élus sera le plus petit, et qu'il y aura incomparablement plus de réprouvés.
Or, c'est une question que font les prédicateurs ; savoir, s'il est à propos
d'expliquer aux peuples cette vérité, et de la traiter dans la chaire, parce
qu'elle est capable de troubler lésâmes, et de les jeter dans le découragement.
J'aimerais autant qu'on me demandât s'il est bon d'expliquer aux peuples
l'Evangile, et de le prêcher dans la chaire. Hé ! qu'y
a-t-il en effet de plus marqué dans l'Evangile, que ce petit nombre des élus?
qu'y a-t-il que le Sauveur du monde, dans ses divines instructions, nous ait
déclaré plus authentiquement, nous ait répété plus souvent, nous ait fait plus
formellement et plus clairement entendre? Beaucoup sont appelés, mais peu
sont élus (1) ; c'est ainsi qu'il conclut quelques-unes de ses
paraboles. Le chemin qui mène à la
perdition est large et spacieux, dit-il ailleurs : le grand nombre va là. Mais
que la voie qui conduit à la vie est étroite l il y en a peu qui y marchent.
Faites effort pour y entrer (2). Est-il rien de plus précis que ces
paroles? Voilà ce que le Fils de Dieu enseignait publiquement; voilà ce qu'il
inculquait à ses disciples, ce qu'il représentait sous différentes figures,
qu'il serait trop long de rapporter. Sommes-nous mieux instruits que lui de ce
qu'il convient ou ne convient pas d'annoncer aux fidèles? Prêchons l'Evangile,
et prêchons-le sans en rien retrancher ni en rien adoucir; prêchons-le dans
toute son étendue, dans toute sa pureté, dans toute sa sévérité, dans toute sa
force. Malheur à quiconque s'en scandalisera ! il
portera lui-même, et lui seul, la peine de son scandale.
On dit : Ce petit nombre d'élus,
cette vérité fait trembler; mais aussi l'Apôtre veut-il que nous opérions notre
salut avec crainte et avec tremblement. On dit : C'est une matière qui trouble
les consciences; mais aussi est-il bon de les troubler quelquefois, et il vaut
mieux les réveiller en les troublant, que de les laisser s'endormir dans un
repos oisif et trompeur. Enfin, dit-on, l'idée d'un si petit nombre d'élus
décourage et désespère : oui, cette idée peut décourager et peut même
désespérer quand elle est mal conçue , quand elle est mal proposée, quand elle
est portée trop loin, et
292
surtout quand elle est établie sur
de faux principes et sur des opinions erronées. Mais qu'on la conçoive selon la
vérité de la chose; qu'on la propose telle qu'elle est dans son fond, et non
point telle que nous l'imaginons; qu'on la renferme en de justes bornes, hors
desquelles un zèle outré et une sévérité mal réglée peuvent la porter ; qu'on
l'établisse sur de bons principes, sur des maximes constantes, sur des vérités
connues dans le christianisme : bien loin alors qu'elle jette dans le
découragement, rien n'est plus capable de nous émouvoir, de nous exciter,
d'allumer toute notre ardeur, et de nous engager à faire les derniers efforts
pour assurer notre salut, et pour avoir place parmi la troupe bienheureuse des
prédestinés. Il s'agit donc présentement de voir comment ce sujet doit être touché,
quels écueils il y faut éviter, et selon quels principes il y faut raisonner,
afin de le rendre utile et profitable.
Je l'avoue d'abord, et je m'en
suis assez expliqué ailleurs, il y a certaines doctrines suivant lesquelles on
ne peut prêcher le petit nombre des élus sans ruiner l'espérance chrétienne, et
sans mettre ses auditeurs au désespoir. Par exemple, dire qu'il y aura peu
d'élus, parce que Dieu ne veut pas le salut de tous les hommes; parce que
Jésus-Christ, Fils de Dieu, n'a pas répandu son sang ni offert sa mort pour le
salut de tous les hommes ; parce qu'il ne donne pas sa grâce, ni ne fournit pas
les moyens de salut à tous les hommes; parce qu'il réserve à quelques-uns ses
bénédictions, qu'il épanche sur eux avec profusion toutes ses richesses et
toutes ses miséricordes, tandis qu'il laisse tomber sur les autres toute la
malédiction attachée à ce péché d'origine qu'ils ont apporté en naissant: je le
sais, encore une fois, et j'en conviens, débiter dans une chaire chrétienne de
pareilles propositions, et s'appuyer sur de semblables preuves pour conclure
précisément de là que très-peu entreront dans
l'héritage céleste, et parviendront à la vie éternelle, c'est scandaliser tout
un auditoire, et ralentir toute sa ferveur, en renversant toutes ses
prétentions au royaume de Dieu. Chacun dira ce que les apôtres dirent au
Sauveur du monde, et le dira avec bien plus de sujet qu'eux : Si cela est de
la sorte, qui est-ce qui pourra être sauvé (1) ? Aussi l'Eglise a-t-elle
foudroyé de si pernicieuses erreurs, et a-t-elle cru devoir prévenir par ses
anathèmes de si funestes conséquences.
Pour ne pas donner dans ces
extrémités, et pour prendre le point juste où l’on doit s'en tenir, si
j'entreprenais de faire un discours sur le petit nombre des élus, voici, ce me
semble, quel en devrait être le fond. Je poserais avant toute chose les
principes suivants :
1. Que nous avons tous droit d'espérer que nous
serons du nombre des élus. Droit fondé sur la bonté et sur la miséricorde de
Dieu, qui nous aime tous comme son ouvrage, et dont la providence prend soin de
tous les êtres que sa puissance a créés ; droit fondé sur les promesses de
Dieu, qui nous regardent tous, surtout comme chrétiens : car c'est à nous,
aussi bien qu'aux fidèles de Corinthe, que saint Paul disait : Ayant donc,
mes très-chers frères, de telles promesses de la part
du Seigneur, purifions-nous de toute souillure, et achevons de nous sanctifier
dans la crainte de Dieu (1). Droit fondé sur les mérites infinis de
Jésus-Christ, auxquels nous participons tous, et en vertu desquels nous pouvons
et nous devons tous le reconnaître comme notre Sauveur; droit fondé sur la
grâce de notre adoption, puisque nous tous qui avons été baptisés en
Jésus-Christ, nous avons acquis un pouvoir spécial de devenir enfants de
Dieu (2). Or tous les enfants ont droit à l'héritage du père, et par
conséquent, en qualité d'enfants de Dieu, nous avons tous droit à l'héritage de
Dieu.
2. Que non-seulement
nous sommes tous en droit, mais dans une obligation indispensable d'espérer que
nous serons du nombre des élus. Comment cela? c'est
que Dieu nous commande à tous d'espérer en lui, de même qu'il nous commande à
tous de croire en lui et de l'aimer. L'espérance en Dieu est donc pour nous
dune obligation aussi étroite que la foi et qui l'amour de Dieu. Or être obligé
d'espérer en Dieu, c'est être obligé d'espérer le royaume de Dieu, la
possession éternelle de Dieu, la gloire et le bonheur des élus de Dieu ; de
sorte qu'il ne nous est jamais permis, tant que nous vivons sur la terre, de
nous entretenir volontairement dans la pensée et la créance formelle que nous
serons du nombre des réprouvés: pourquoi ? parce que
dès lors, nous ne pourrions plus pratiquer la vertu d'espérance, ni en
accomplir le commandement.
3. Qu'il n'y a point même de pécheur qui m doive
conserver cette espérance, qui ne commette un nouveau péché quand il vient à
perdre cette espérance, qui ne se rende coupable du péché le plus énorme, ou
plutôt qui ne
203
mette le comble à tous ses péchés,
quand il renonce tout à fait à cette espérance , et qu'il l'abandonne. Car,
comme je l'ai déjà fait remarquer, on peut être actuellement pécheur, et être
un jour au nombre des élus : témoin saint Pierre, témoin saint Paul, témoin
Madeleine. Ce n'est pas, à Dieu ne plaise, en demeurant toujours pécheur, mais
en se convertissant. Or il n'y a point de pécheur dont Dieu ne veuille la
conversion : Ce n’est point la mort des pécheurs que je demande ; mais je
veux qu'ils se convertissent et qu'ils vivent (1). Il n'y a point de
pécheur que Jésus-Christ ne soit venu chercher et racheter : Lorsque nous
étions encore pécheurs et ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés par son
Fils (2). Il n'y a point de pécheur qui ne doive réparer ses péchés par une
vie pénitente : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous (3). Donc
tout cela étant essentiellement lié avec l'espérance en Dieu, il n'y a point de
pécheur qui ne la doive toujours garder dans son cœur, quelque pécheur qu'il
soit du reste, et en quelque abîme qu'il se trouve plongé.
Ces principes supposés comme
autant de maximes incontestables, j'examinerais ensuite, non point s'il y aura
peu d'élus, puisque Jésus-Christ nous l'a lui-même marqué expressément dans son
Evangile, mais pourquoi il y en aura peu ; et il ne me serait pas difficile
d'en donner la raison, savoir, qu'il y en a peu et fort peu qui marchent dans
la voie du salut, et qui veulent y marcher. Je ne dis pas qu'il y en a peu qui
puissent y marcher ; car une autre vérité fondamentale que j'établirais, c'est
que nous le pouvons tous avec la grâce divine, qui ne nous est point pour cela
refusée ; que tous, dis-je, nous pouvons, chacun dans notre état, accomplir ce
qui nous est prescrit de la part de Dieu pour mériter la couronne et pour
assurer notre salut. Sur quoi je reprendrais et je conclurais que si le nombre
des élus sera petit, même dans le christianisme, c'est par la faute et la
négligence du grand nombre des Chrétiens ; que c'est par leur conduite toute
mondaine, toute païenne, toute contraire à la loi qu'ils ont embrassée, et à la
religion qu'ils professent.
De là, prenant l'Evangile et
entrant dans le détail, je dirais : A qui est-ce que le salut est promis à ceux
qui se font violence : Depuis le temps de Jean-Baptiste jusques à présent,
le royaume des cieux se prend par force, et ceux
qui y emploient la force le ravissent (1) ; à ceux
qui se renoncent eux-mêmes, qui portent leur croix, qui la portent chaque jour
et qui consentent à la porter : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il
renonce à soi-même, qu'il prenne sa croix, qu'il la porte tous les jours, et qu'il
me suive (2); à ceux qui observent les commandements, surtout les deux
commandements les plus essentiels, qui sont l'amour de Dieu et la charité du
prochain : Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, et votre
prochain comme vous-même ; faites cela, et vous vivrez (3); à ceux qui
travaillent pour Dieu, qui agissent selon Dieu, qui pratiquent les bonnes
œuvres, et font en toutes choses la volonté de Dieu : Ceux qui me disent,
Seigneur, Seigneur, n’entreront pas tous dans le royaume des cieux ; mais celui
qui fera la volonté de mon Père céleste, celui-là entrera dans le royaume des
cieux (4); à ceux qui mortifient leurs passions, qui surmontent les
tentations, qui s'éloignent des voies du monde et de ses scandales, qui se
préservent du péché, qui se maintiennent dans l'ordre, dans la règle, dans
l'innocence, ou qui se relèvent au moins par la pénitence, et y persévèrent
jusqu'à la mort. Voilà le caractère des élus ; mais sans cela ce seraient immanquablement des réprouvés. Or y en a-t-il beaucoup,
parmi les chrétiens mêmes, à qui ces caractères conviennent ? Là-dessus je
renverrais à l'expérience : c'est la preuve la plus sensible et la plus
convaincante. Sans juger mal de personne en particulier, ni damner personne, il
suffit de jeter les yeux autour de nous, et de parcourir toutes les conditions
du monde, pour voir combien il y en a peu qui fassent quelque chose pour gagner
le ciel; peu qui sachent profiter des croix de la vie, et qui les reçoivent
avec soumission ; peu qui donnent à Dieu ce qui lui est dû, qui l'aiment
véritablement, qui le servent fidèlement, qui cherchent à lui plaire en
accomplissant ses saintes volontés; peu qui s'acquittent envers le prochain des
devoirs de la charité, qui en aient dans le cœur les sentiments, et qui dans la
pratique en exercent les œuvres; peu qui veillent sur eux-mêmes, qui fuient les
occasions dangereuses, qui combattent leurs passions, qui résistent à la
tentation de l'intérêt, à la tentation de l'ambition, à la tentation du
plaisir, à la tentation de la vengeance, à la tentation de l'envie, à toutes
les autres, et qui ne tombent, en y succombant, dans mille péchés;
294
peu qui reviennent de leurs
égarements, qui se dégagent de leurs habitudes vicieuses, qui fassent, après
leurs désordres passés, une pénitence solide, efficace, durable. Et quel est
aussi le langage ordinaire sur la corruption des mœurs? ce
ne sont point seulement les gens de bien, mais les plus libertins, qui en
parlent hautement. N'entend-on pas dire sans cesse que tout est renversé dans
le monde, que le dérèglement y est général, qu'il n'y a ni âge, ni sexe, ni
état, qui en soit exempt; qu'on ne trouve presque nulle part ni religion, ni
crainte de Dieu, ni probité, ni droiture, ni bonne foi, ni justice, ni charité,
ni honnêteté, ni pudeur ; que ce n'est partout, ou presque partout, que
libertinage, que dissolution, que mensonge, que tromperies, qu'envie de
s'agrandir et de dominer, qu'avarice, qu'usure, que concussions, que
médisances, qu'un monstrueux assemblage de toutes les iniquités ? Voilà comment
on nous représente le monde, voilà quelle peinture on en fait, et comment on
s'en explique. Or, parler de la sorte, n'est-ce pas rendre un témoignage
évident du petit nombre des élus ?
Et si l'on se retranchait à me
dire que c'est la mort, après tout, qui décide du sort éternel des hommes, que
ce n'est ni du commencement, ni même du cours de la vie que dépend absolument
le salut, mais de la fin, et que tout consiste à mourir dans des dispositions
chrétiennes : il est vrai, répondrais-je ; mais on ne peut guère espérer de
mourir dans ces dispositions chrétiennes, qu'après y avoir vécu; et puisqu'il y
en a très-peu qui y vivent, je conclurais qu'il y en
a très-peu qui y meurent. Car il me serait aisé de
détruire la fausse opinion des mondains, qui se persuadent que, pour bien finir
et pour mourir chrétiennement, il n'est question que de recevoir dans
l'extrémité de la maladie les derniers sacrements de l'Eglise, et de donner
certains signes de repentir. Ah ! qu'il y a là-dessus
d'illusions! A peine oserais-je déclarer tout ce que j'en pense.
Non, certes, il ne s'agit point
seulement de les recevoir, ces sacrements si saints en eux-mêmes et si
salutaires, mais il faut les recevoir saintement, c'est-à-dire qu'il faut les
recevoir avec une véritable conversion de cœur, et voilà le point de l'a
difficulté. Je n'entreprendrais pas d'approfondir ce terrible mystère, et j'en
laisserais à Dieu le jugement. Mais, du reste , n'ignorant pas à quoi se
réduisent la plupart de ces conversions de la mort, de ces conversions
précipitées , de ces conversions commencées , exécutées , consommées dans
l'espace de quelques moments où l'on ne connaît plus guère ce que l'on fait ;
de ces conversions , qui seraient autant de miracles, si c'étaient de bonnes et
de vraies conversions ; et sachant combien il y entre souvent de politique, de
sagesse mondaine, de cérémonie, de respect humain, de complaisance pour des
amis ou des parents, de crainte servile et toute naturelle, de demi-christianisme , je m'en tiendrais au sentiment de
saint Augustin, ou plutôt à celui de tous les Pères, et je dirais en général qu’il
est bien à craindre que la pénitence d'un mourant qui n’est pénitent qu'à la
mort ne meure avec lui, et que ce ne soit une pénitence réprouvée. A ce
nombre presque infini de faux pénitents à la mort, j'ajouterais encore le
nombre très-considérable de tant d'autres que la mort
surprend, qu'elle enlève tout d'un coup , qui meurent sans sacrements , sans
secours, sans connaissance , sans aucune vue ni aucun sentiment de Dieu. Et de
tout cela, je viendrais, sans hésiter, après le Sauveur du monde, à cette affreuse
conséquence : Beaucoup d’appelés et peu d'élus (1).
Cette importante matière, traitée
de la sorte, ne doit produire aucun mauvais effet, et en peut produire de très-bons. Elle ne doit désespérer personne, puisqu'il n'y
a personne qui ne puisse être du petit nombre des élus. Je dis plus, et quand
il y en aurait quelques-uns que ce sujet désespérât, qui sont-ils? ceux qui ne
veulent pas bien leur salut, ceux qui ne sont pas déterminés, comme il le faut
être, à tout entreprendre et à tout faire pour leur salut, ceux qui prétendent
concilier ensemble et accorder une vie molle, sensuelle,commode, et le salut;
une vie sans œuvres , sans gène, sans pénitence, et le salut ; l'amour du monde
et le salut ; les passions, les inclinations naturelles, et le salut; ceux qui
cherchent à élargir, autant qu'ils peuvent, le chemin du salut, et qui ne sauraient
souffrir qu'on le leur proposât aussi étroit qu'il l'est, parce qu'ils ne
sauraient se résoudre à tenir une route si difficile. Ceux-là, j'en conviens, à
l'exemple de ce jeune homme qui vint consulter le Fis de Dieu, s'en
retourneront tout tristes et tout abattus : mais cette tristesse, cet
abattement, ils ne pourront l'attribuer qu'à eux-mêmes, qu'à leur faiblesse
volontaire, qu'à leur lâcheté : et, tout bien examiné, il vaudrait mieux, si je
l'ose dire, les
295
désespérer ainsi pour quelque
temps, que de les laisser dans leur aveuglement et leurs fausses préventions
sur l'affaire la plus essentielle, qui est le salut.
Quoi qu'il en soit, tout auditeur
sage et chrétien profitera de cette pensée du petit nombre des élus, et saisi
d'une juste frayeur, il apprendra : 1° à redoubler sa vigilance, et à se
prémunir plus que jamais contre tous les dangers où peut l'exposer le commerce
de la vie ; 2° à ne pas demeurer un seul jour dans l'état du péché mortel, s'il
lui arrive quelquefois d'y tomber, mais à courir incessamment au remède et à se
relever par un prompt retour; 3° à se séparer de la multitude, et par
conséquent du monde, à s'en séparer, dis-je, sinon d'effet, car tous ne le
peuvent pas, au moins d'esprit, de cœur, de maximes , de sentiments, de
pratiques ; 4° à suivre le petit nombre des chrétiens vraiment chrétiens,
c'est-à-dire des chrétiens réglés dans toute leur conduite, fidèles à tous
leurs devoirs, assidus au service de Dieu, charitables envers le prochain ,
soigneux de se perfectionner et de s'avancer par un continuel exercice des
vertus, dégagés de tout intérêt humain, de toute ambition, de tout attachement
profane, de tout ressentiment, de toute fraude, de toute injustice , de tout ce
qui peut blesser la conscience et la corrompre; 5° à prendre résolument et
généreusement la voie étroite, puisque c'est l'unique voie que Jésus-Christ est
venu nous enseigner; à s'efforcer, Mon la parole du même Sauveur, et à se raidir centre tous les
obstacles, soit du dedans, soit du dehors , contre le penchant de la nature,
centre l'empire des sens, contre le torrent de la coutume, contre l'attrait des
compagnies, contre les impressions de l'exemple, contre les discours et les
jugements du public, n'ayant en vue que de se sauver, ne voulant que cela, ne
cherchant que cela, n'étant en peine que de cela ; 6° enfin à réclamer sans
cesse la grâce du ciel, à recommander sans cesse son âme à Dieu, et à lui faire
chaque jour l'excellente prière de Salomon : Dieu de miséricorde, Seigneur,
donnez-moi la vraie sagesse, qui est la science du salut, et ne me
rejetez jamais du nombre de vos enfants (1), qui sont vos élus. Oui, mon
Dieu, souvenez-vous de mon âme, souvenez-vous du sang qu'elle a coûté. Elle
vous doit être précieuse par là. Sauvez-la, Seigneur, ne la perdez pas, ou ne
permettez pas que je la perde moi-même : car si jamais elle était perdue, c'est
de moi-même que viendrait sa perte. Je la mets,
mon Dieu, sous votre protection
toute-puissante, mais en même temps je veux, à quelque prix que ce soit, la
conserver : je redoublerai pour cela tous mes efforts , je n'y épargnerai rien.
Telle est ma résolution, Seigneur ; et puisque c'est vous qui me l'inspirez,
c'est par vous que je l'accomplirai.
Heureux le prédicateur qui
renvoie ses auditeurs en de si saintes dispositions! Son travail est bien
employé, et tout sujet qui fait naître de pareils sentiments ne peut être que très-solide et très-utile.
J'entends dire assez communément
dans le monde, au sujet d'un homme qui, après avoir passé toute sa vie dans les
affaires humaines, quitte une charge , se démet d'un emploi et se retire : Il
n'a plus rien maintenant qui l'occupe; il va penser à son salut. Il y va
penser ? Hé quoi ! il n'y a donc point encore pensé? il a donc attendu jusqu'à présent à y penser ? il a donc vécu depuis tant d'années dans un danger continuel
de mourir sans avoir pris soin d'y penser? le salut
était donc pour lui une de ces affaires auxquelles on ne pense que lorsqu'il ne
reste plus rien autre chose à quoi penser? Quel aveuglement ! quel renversement !
Il fera bien néanmoins d'y
penser; car il vaut mieux, après tout, y
penser tard, que de n'y penser jamais : mais en y pensant, qu'il commence par
se confondre devant Dieu de n'y avoir pas pensé plus tôt. Qu'il tienne pour
perdu le temps où il n'y a pas pensé, l'eût-il employé dans les plus grands
ministères, et eût-il paru dans le plus grand éclat. Qu'il comprenne que si les
autres affaires ont leur temps particulier, L'affaire du salut est de tous les
temps, et que tout âge est mûr pour le ciel. Qu'il admire la patience de Dieu , qui ne s'est point lassée de ses retardements.
Surtout qu'il agisse désormais, qu'il redouble le pas, et qu'il se souvienne
que la nuit approche (1), et que plus le jour baisse, plus il doit hâter
sa marche. Ce ne sera pas en vain : le juste dont parle le Sage, dans l'étroit
espace d'une première jeunesse, fournit une ample carrière et anticipe un
long avenir (2) : pourquoi le mondain revenu du monde, en reprenant la voie
du salut, quoique dans une vieillesse déjà avancée ,
ne pourrait-il pas, selon le même sens, rappeler tout le chemin qu'il n'a pas
l'ait ?
296
Il est de la foi que nous ne serons jamais damnés que pour
n'avoir pas voulu notre salut, et que pour ne ravoir pas voulu de la manière
dont nous pouvions le vouloir ; tellement que Dieu aura le plus juste sujet de
nous reprocher ce défaut de volonté, et d'en faire contre nous un titre de
condamnation. N'est-ce pas, en effet, se rendre digne de toutes les vengeances
divines, que de perdre un si grand bien, lorsqu'il n'y a qu'à le vouloir pour
se l'assurer ? Mais est-il donc possible qu'il y ait un homme assez ennemi de
lui-même et assez perdu de sens, pour ne vouloir pas être sauvé? Il est vrai,
nous voulons être sauvés, mais nous ne voulons pas nous sauver. Or Dieu , qui veut notre salut, et qui nous ordonne de le
vouloir, ne veut pas simplement que par sa grâce nous soyons sauvés, mais
qu'avec sa grâce nous nous sauvions.
Fausse ressource du mondain : Dieu
ne m'a pas fait pour me damner. Non sans doute ; mais aussi Dieu ne vous a
pas fait pour l'offenser. Vous renverserez toutes ses vues : de quoi vous
plaignez-vous, s'il change à votre égard tout l'ordre de sa providence ?
Quoiqu'il ne vous ait pas fait pour l'offenser, vous l'offensez ; ne vous
étonnez plus que, quoiqu'il ne vous ait pas fait pour vous damner, il vous
damne.
Ce n'est point un paradoxe, mais
une vérité certaine, que nous n'avons point, après Dieu, d'ennemi plus à
craindre que nous-mêmes : comment cela? parce que nul
ennemi, quel qu'il soit, ne nous peut faire autant de mal, ni causer autant de
dommage , que nous le pouvons nous-mêmes. Que toutes les puissances des
ténèbres se liguent contre moi, que tous les potentats de la terre conjurent ma
ruine, ils pourront me ravir mes biens, ils pourront tourmenter mon corps, ils
pourront m'enlever la vie , et là-dessus je ne serai
pas en état de leur résister ; mais jamais ils ne m'enlèveront malgré moi ce
que j'ai de plus précieux, qui est mon âme. Us auront beau s'armer, m'attaquer,
fondre sur moi de toutes parts et m'accabler, je la conserverai, si je veux :
et, indépendamment de toutes leurs violences, aidé du secours de Dieu, je la
sauverai. Car il n'y a que. moi qui puisse la perdre ;
d'où il s'ensuit que je suis donc plus redoutable pour moi que tout le reste du
monde , puisqu'il ne tient qu'à moi de donner la mort à mon âme, et de
l'exclure du royaume de Dieu.
D'autant plus redoutable que je
me suis, toujours présent à moi-même, parce que je me porte partout moi-même,
et avec moi toutes mes passions, toutes mes convoitises, toutes mes habitudes
et mes mauvaises inclinations. Aussi, quand je demande à Dieu qu'il me défende
de mes ennemis , je lui demande , ou je dois surtout
lui demander qu'il me défende de moi-même. Et de ma part, pour me mettre
moi-même en défense, autant qu'il m'est possible, je dois me comporter envers
moi comme je me comporterais envers un ennemi que j'aurais sans cesse à mes
côtés, et dont je ne détournerais jamais la vue; dont j'observerais jusqu'aux
moindres mouvements ; sur qui je tâcherais de prendre toujours l'avantage,
sachant qu'il n'attend que le moment de me frapper d'un coup mortel. Celui
qui hait son âme dans la vie présente, disait en ce sens le Fils de Dieu,
la gardera pour la vie éternelle (1). Triste ,
mais salutaire condition de l'homme, d'être ainsi obligé de se tourner contre
soi-même, et de ne pouvoir se sauver que par une guerre perpétuelle avec
soi-même, que par la haine de soi-même !
Nous disons quelquefois à Dieu,
dans l'ardeur de la prière : Seigneur, ayez pitié de mon âme ! Les
plus grands pécheurs le disent a certains moments où les pensées et les
sentiments de la religion se réveillent dans eux, et où ils voient le danger et
l'horreur de leur état : Ah ! Seigneur, ayez pitié de mon âme. Mais Dieu, par
la parole du Saint-Esprit et par la bouche du Sage, nous répond : Ayez-en
pitié vous-même de cette âme que j'ai confiée à vos soins, et qui est
votre âme (2)! Je l'ai formée à mon image, je l'ai rachetée de mon sang, je
l'ai enrichie des dons de ma grâce, je l'ai appelée à ma gloire, je veux la
sauver ; et si elle s'écarte de mes voies, des voies de ce salut éternel que je
lui ai proposé comme sa fin dernière et le terme de ses espérances, je n'omets
rien pour la ramener de ses égarements, pour la relever de ses chutes, pour la
purifier de ses taches, pour la guérir de ses blessures, pour la ressusciter
par la pénitence, et pour lui rendre la vie. N'est-ce pas là l'aimer? n'est-ce pas en avoir pitié? Mais vous, vous la défigurez,
vous la profanez, vous la sacrifiez à vos passions, vous la perdez, et tout
cela par le péché. N'est-ce donc pas a vous-même qu'on doit dire: Ayez pitié
de votre âme ? Ayez-en pitié, d'autant plus que c'est la vôtre. Quand ce
serait l'âme d'un étranger, l’âme d'un infidèle et d'un païen, l’âme de votre
ennemi, vous devriez être sensible à sa perte, et vous souvenir que c'est une
âme pour qui
297
Jésus-Christ est mort. Mais outre cette raison générale, il
y en a une beaucoup plus particulière à votre égard, dès que c'est de votre
âme, que c'est de vous-même qu'il s'agit. Est-il rien de plus misérable
qu'un misérable qui n'est pas touché de sa misère, et qui n'a nulle pitié de lui-même
(1) ?
Un courtisan veut s'avancer,
faire son chemin, s'élever à une fortune après laquelle il court et où il a
porté ses vues ; il ne s'embarrasse guère si les autres se poussent et s'ils
réussissent dans leurs projets. C'est leur affaire, dit-il, et non la mienne ;
chacun y est pour soi . Voilà comment on parle au
regard de mille affaires, comment on
pense, et ce n'est pas toujours sans raison : car dans une infinité de choies,
c'est à chacun en effet de penser à soi, et les intérêts sont
personnels. Or, si cela est vrai dans les affaires humaines, combien l'est-il
plus dans l'affaire du salut? Chacun y est pour soi. C’est-à-dire qu'à l'égard
du salut chacun gagne ou perd pour soi-même, et ne gagne ou ne perd que pour
soi-même, indépendamment de tous les autres. Si je me sauve, quand tout le
monde hors moi se damnerait, je n'en serais pas moins heureux; et si je me
damne, quand tout le monde hors moi se sauverait, je n'en serais pas moins
malheureux. Non pas que nous ne puissions et que nous ne devions, par une charité
et des secours mutuels, contribuer au salut les uns des autres ; mais dans le
fond ce qui nous sauvera, ce ne sont ni les prières, ni les soins, ni les
mérites d'autrui, mais nos propres mérites unis aux mérites de Jésus-Christ. Qu'on
m'oppose donc tant qu'on voudra la multitude, la coutume, l'exemple ; qu'on me
dise : c'est la l'usage du monde, c'est ainsi que le momie vit et qu'il agit ;
ne pouvant réformer le monde, je le laisserai vivre comme il vit, et agir comme
il agit : mais moi j'agirai et je vivrai comme il me semblera plus convenable
au salut de mon âme ; et, sans égard à tous les discours, je me contenterai de
répondre en deux mots : Chacun y est pour soi.
Nous sommes admirables, quand
nous préludons rendre un grand service à Dieu de nous appliquer à l'affaire de
notre salut, et d'y donner nos soins. Il semble que Dieu nous en soit bien
redevable : comme si c'était son intérêt, et non pas le nôtre. Eh ! mon Dieu, pour qui donc est-ce que je travaille, en
travaillant a me sauver? n'est-ce pas pour moi-même? et à qui en revient tout l'avantage? n'est-ce
pas à moi- même ? Car qu'est-ce devant vous,
Seigneur, et pour vous, qu'une aussi vile créature que moi? qu'est-ce que tout l'univers avec moi? Depuis que vous avez
précipité du ciel des légions d'anges, et qu'ils sont devenus des démons;
depuis que vous avez frappé de vos anathèmes tant de pécheurs qui brûlent
actuellement dans l'enfer, et qui doivent y brûler éternellement, en êtes-vous
moins grand, ô mon Dieu ? en êtes-vous moins glorieux
et moins puissant? Et quand le monde entier serait détruit, et que je me
trouverais enseveli dans ses ruines; quand, par un juste jugement vous lanceriez
sur tout ce qu'il y a d'hommes, et sur moi comme sur les autres, toutes vos
malédictions, l'éclat qui vous environne en recevrait-il la plus légère
atteinte, et en seriez-vous moins riche, moins heureux ? O bonté souveraine ! sans avoir nul besoin de moi, vous ne voulez pas que je me
perde, et vous me faites de la charité que je me dois à moi-même un
commandement exprès ; vous m'en faites un mérite et un sujet de récompense.
On est si jaloux dans la vie,
surtout à la cour, de certaines distinctions ! On veut être du petit nombre, du
nombre des favoris, du nombre des élus du monde ; et moins il y a de gens qui
s'élèvent à certains rangs et à certaines places, plus on ambitionne ces degrés
d'élévation, et plus on fait d'efforts pour y atteindre. Si le grand nombre y
parvenait, on n'y trouverait plus rien qui distinguât ; et cet attrait
manquant, on n'aurait plus tant d'ardeur pour les obtenir, et l'on rabattrait
infiniment de l'idée qu'on en avait conçue. Il faut du choix, de la
singularité, pour attirer notre estime et pour exciter notre envie. Chose
étrange ! il n'y a que l'affaire du salut où nous
pensions et où nous agissions tout autrement. Car à l'égard du salut, il y a le
grand nombre et le petit nombre. Le grand nombre, exprimé par ces paroles du
Fils de Dieu : Plusieurs sont appelés ; le petit nombre, marqué dans ces
autres paroles du même Sauveur : Peu sont élus. Le grand nombre,
c'est-à-dire tous les hommes en général, que Dieu appelle au salut, et à qui il
fournit pour cela les moyens nécessaires, mais dont la plupart ne répondent pas
à cette vocation divine et ne cherchent que les biens visibles et présents. Le
petit nombre, c'est-à-dire en particulier les vrais chrétiens et les gens de
bien, qui se séparent de la multitude, renoncent aux pompes et aux vanités du
siècle, et, par l'innocence de leurs mœurs, parla sainteté de leur vie, tendent
sans cesse vers le souverain bonheur, et travaillent à le mériter. En
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deux mots, le grand nombre, qui
sont les pécheurs et les réprouvés ; le petit nombre, qui sont les justes et
les prédestinés. Mais voici le désordre : au lieu d'aspirer continuellement à
être de ce petit nombre des amis de Dieu, de ses élus et de ses saints , nous
vivons sans peine, et nous demeurons de plein gré parmi le grand nombre des
pécheurs et des réprouvés de Dieu. Nous pensons comme le grand nombre, nous
parlons comme le grand nombre, nous agissons comme le grand nombre ; et la seule
chose où il nous est non-seulement permis, mais
expressément enjoint de travaillera nous distinguer, est justement celle où
nous voulons être confondus dans la troupe et suivre le train ordinaire.
O hommes, si jaloux des vains
honneurs du siècle, apprenez à mieux connaître le véritable honneur, et à
chercher une distinction digne de vous! le salut, le
rang de prédestiné, voilà pour vous le seul objet d'une solide et sainte
ambition.