EXHORTATION SUR LE JUGEMENT DU PEUPLE CONTRE JÉSUS-CHRIST.
EN FAVEUR DE BARABBAS.
ANALYSE.
Sujet. Pilate leur dit : Qui voulez-vous qu'on vous
remette des deux? Barabbas, dirent-ils. Pilate leur répartit : Que ferai-je
donc de Jésus qu'on appelle Christ? Tous lui répondirent : Qu'il soit
crucifié!... Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants !
Image
naturelle du péché, et du pécheur qui le commet.
Division. Malice du péché : première partie. Peine du péché :
deuxième partie. L'une et l'autre ne se trouvent ici que trop bien exprimées.
Première
partie. Malice du péché. Les Juifs
renoncent Jésus-Christ et lui préfèrent Barabbas, malgré toutes les instances
et toutes les remontrances de Pilate.
Ainsi
par le péché sacrifions-nous à nos passions tous les intérêts de Dieu. Car
qu'est-ce que le péché? Une préférence refusée à Dieu et donnée à la créature.
On dit comme les Juifs : Otez-moi ce Dieu dont la loi m'importune, et
laissez-moi mon plaisir, dont j'ai fait ma divinité.
Et
il ne faut point répondre qu'on n'y procède pas communément avec tant de
délibération, et qu'on ne fait point ces réflexions. Car, 1° combien de
pécheurs les font en effet, et pèchent d'une volonté délibérée? 2° Si d'autres
pèchent avec moins d'attention, peuvent-ils tirer avantage de leur inadvertance
et de leur légèreté dans un sujet qui demandait toute leur vigilance et toute
leur précaution ?
De
tout ceci concluons que l'énormité du péché est aussi grande par proportion,
que Dieu est grand et au-dessus de tout être créé. Pour la comprendre tout
entière, il faudrait être en état de comprendre ce que c'est que Dieu.
Deuxième
partie. Peine du péché. En
conséquence du crime des Juifs, lorsqu'ils renoncèrent Jésus-Christ et qu'ils
lui préférèrent Barabbas, le sang de cet Homme-Dieu est
retombé sur eux et sur toute leur postérité.
De
là tous les maux dont cette malheureuse nation a été affligée, et l'est encore
: 1° ruine temporelle; 2° aveuglement spirituel; 3° réprobation éternelle.
Voilà,
dans une comparaison qui n'est que trop juste, à quelles vengeances de la part
du ciel et à quels châtiments le péché nous expose. Pour nous en préserver, que
nous reste-t-il? Contrition, réformation de vie, satisfaction.
Respondens autem prœses, ait illis : Quem vultis vobis de duobus dimitti ? At illi dixerunt : Barabham. Dixit illis Pilaius : Quid igitur faciam de Jesu, qui dicitur Christus ? Dicunt omnes : Crucifigatur... Sanguis ejus super nos et super filios nostros.
Pilate
leur dit : Qui voulez-vous qu'on vous remette des deux ? Barabbas, dirent-ils.
Pilate leur repartit : Que ferai-je donc de Jésus, qu’on appelle Christ? Tous
lui répondirent : Qu'il soit crucifié... Que son sang retombe sur nous et sur
nos enfants. (Saint Matthieu, chap. XXVII, 21-25)
S'il y a une image naturelle du
péché, et du pécheur qui le commet, n'est-ce pas celle-ci, Chrétiens, où nous
voyons tout un peuple, mimé de la plus aveugle passion, donner, sur le Fils
même de Dieu, la préférence à un insigne voleur, et consentir à porter toute la
malédiction que doit attirer sur leur tête le sang de ce Dieu-Homme
si injustement répandu, et sa mort poursuivie avec tant de violence? Combien
d'autres réflexions me fourniraient l'inconstance de cette nation, qui depuis
deux jours avait recule Sauveur du monde avec tant d'applaudissements et de
cris de joie, et l'avait comblé de bénédictions; l'obstination invincible et
l'animosité des pharisiens, qui, non contents de. tout ce qu'ils avaient déjà
entrepris contre Jésus-Christ, veulent achever de le perdre, et forment le
détestable dessein de le faire crucifier ; la faiblesse de Pilate, qui n'a pas
la force d'employer son autorité à défendre ce prétendu criminel , dont il
connaît toute l'innocence , et qui, pour le tirer de leurs mains, use
d'artifice et lui fait l'affront de le mettre en parallèle avec Barabbas; que
ne pourrais-je pas, dis-je, vous représenter sur tout cela, et quel sujet de
morale n'aurais-je pas à traiter? Mais je m'en tiens à la pensée de saint Chrysostome,
et dans une juste application de la conduite des Juifs à la nôtre, quand nous
nous élevons contre Dieu par de grièves
transgressions de sa loi, il me suffit aujourd'hui de vous apprendre à craindre
le péché, à le haïr et à le fuir, à le regarder comme le plus mortel ennemi de
vos âmes, et à vous en préserver comme du plus grand de tous les maux. Nous
avons deux choses à considérer dans le péché : premièrement la malice du péché,
et secondement la peine du péché. Or l'une et l'autre ne se trouvent ici que
trop bien exprimées, et ce sera le partage de cet entretien. Les Juifs, en
renonçant Jésus-Christ, lui préfèrent
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Barabbas : voilà la malice du péché. Et par une si indigne
préférence, ils se rendent devant Dieu responsables du sang de Jésus-Christ :
voilà la peine du péché. Je dis la malice du péché, dont nous devenons
nous-mêmes coupables, en sacrifiant à nos passions tous les intérêts de Dieu.
Je dis la peine du péché, dont nous nous chargeons nous-mêmes, et à quoi nous
nous exposons, en suscitant contre nous le sang de Jésus-Christ et toute la
justice de Dieu. C'est tout le sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
Pilate était trop éclairé pour ne
pas voir la fausseté des accusations que formaient les Juifs contre le Fils de
Dieu. Après l'avoir interrogé lui-même, il ne trouvait rien qui lui parût digne
de mort; et, selon -un reste d'équité que son cœur ne pouvait démentir, il
pensait aux moyens de sauver le Juste opprimé parla calomnie, et de le délivrer
des mains de ses persécuteurs. C'était une coutume depuis longtemps établie et
constamment observée, qu'à la solennité de Pâques on élargît un prisonnier, et
qu'on en laissât au peuple le choix. Or, entre les autres, il y en avait un
plus connu par ses crimes : c'était Barabbas, homme convaincu de meurtre, de
sédition, des attentats les plus noirs, et pour cela réservé au dernier
supplice. Que l'occasion, ce semble, était favorable au dessein de Pilate !
Il ne la manqua pas. Il s'adresse en particulier aux princes des prêtres et aux
anciens de la Synagogue ; il s'adresse en général à tout le peuple assemblé
devant lui : Qui des deux, leur dit-il, mettrai-je en liberté à cette fête, et
qui voulez-vous que je renvoie, ou de Barabbas, ou de Jésus : Quem vultis vobis de duobus dimitti (1) ? S'il eût
eu à traiter avec des esprits moins prévenus et moins possédés de leur barbare
envie contre le Sauveur des hommes, y avait-il lieu de douter qu'ils ne se
déclarassent en sa faveur, et que dans une telle comparaison ils ne prissent au
moins des sentiments assez équitables pour ne le pas rabaisser au-dessous d'un
scélérat et d'un infâme ? Pilate l'espérait, il se l'était promis; mais que
peut-on se promettre d'une populace émue, conjurée, furieuse, surtout quand de
faux docteurs secondent ses emportements, et qu'elle se voit autorisée des
mêmes chefs qui devaient l'arrêter et la réprimer? Ce n'est donc de toutes
parts qu'une même voix, qu'un même cri pour demander le coupable et pour
condamner l'innocent : Non hunc, sed
Barabbam (1) ; Ne nous
parlez point de cet homme , mais donnez-nous Barabbas :
c'est celui que nous voulons, préférablement à l'autre.
Quelle surprise pour Pilate ! et une si étrange résolution ne dut-elle pas le troubler et
le déconcerter? En vain, pour calmer cette émotion populaire, fait-il de fortes
instances, et veut-il, pour les convaincre, entrer en raisonnement avec eux.
Dans l'ardeur forcenée qui les transporte, ils sont incapables d'entendre aucune raison et de s'y rendre. S'il leur dit :
Que prétendez-vous donc que je fasse de ce Jésus que vous m'avez amené, et qui
porte la qualité de Christ? sans hésiter un moment et
sans autre procédure, ils prononcent l'arrêt de sa mort, et concluent qu'il le
faut crucifier : Défaites-nous-en, et crucifiez-le : Tolle,
tolle, crucifige (1).
Si, prenant une seconde fois la parole, il exige d'eux qu'ils produisent ce
qu'ils ont à déposer, et qu'ils eu viennent à la preuve de leurs dépositions :
car quel mal a-t-il fait? Quid enim mali fecit (3) ? ils croient ce
détail inutile, et ne daignent pas s'y engager, tant ils sont persuadés de la
vérité de leur témoignage: Si ce n'était pas un méchant homme, nous ne
l'aurions pas conduit à votre tribunal, ni ne vous l'aurions pas livré. Sur
cela, nouveaux mouvements , nouvelles poursuites ,
nouvelles clameurs : Qu'on le mette en croix, et qu'il périsse : At illi magis clamabant, dicentes: Crucifigatur (4). Enfin,
si Pilate ose leur remontrer que c'est le roi des Juifs, et que d'attenter à sa
vie, c'est pour eux le crime le plus énorme, ils protestent hautement qu'ils ne
le reconnaissent point, qu'ils n'en dépendent point, qu'ils n'ont point d'autre
roi que César, et qu'ils ne souffriront jamais que celui-ci ait dans la Judée
le moindre pouvoir : Non habemus regem, nisi Cœsarem
(5).
Ah ! peuple
indocile et rebelle, c'était en effet votre roi, et c'était en même temps le
roi de gloire ; mais vous n'en avez point voulu, pourquoi ? parce
qu'il vous apportait la lumière, et que vous aimiez les ténèbres; parce qu'il
vous annonçait des vérités auxquelles vous refusiez de vous soumettre, et que
par sa parole toute divine et ses œuvres merveilleuses il confondait votre
incrédulité; parce qu'il vous prêchait une loi dont vous aviez peine à vous
accommoder, et dont vous vous faisiez un scandale ; parce qu'il rabattait
l'orgueil de vos pharisiens, et qu'il démasquait leur hypocrisie ;
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parce qu'ils vous aigrissaient,
qu'ils vous envenimaient, qu'ils vous soulevaient contre lui, et vous
inspiraient toutes leurs passions. Voilà, dis-je, pourquoi vous l'avez rejeté,
et vous lui avez fait le plus sanglant outrage qu'il ait reçu dans tout le
cours de ses souffrances. Car jamais fut-il plus humilié que dans ce jugement,
où vous l'avez couvert d'opprobre et d'ignominie? D'être comparé avec Barabbas,
c'était déjà une des plus grandes humiliations; mais le dernier degré et le
comble de l'humiliation, n'a-ce pas été de voir encore Barabbas obtenir sur lui
l'avantage ? et le Fils unique de Dieu pouvait-il être
traité avec plus d'indignité et plus de mépris?
Ne nous flattons point, mes chers
auditeurs; et sans nous épancher en d'inutiles reproches contre les Juifs,
tournons toute notre indignation contre nous-mêmes, et convenons que cette
rebelle nation n'a point méprisé plus outrageusement Jésus-Christ, que nous
méprisons notre Dieu sur tant de sujets et en tant d'occasions où nous nous
laissons entraîner, et où nous nous abandonnons au désordre du péché. Quand Tertullien
parle du péché de rechute après la pénitence, il en fait consister la grièveté
et la malice en ce que l'homme, dit-il, après avoir éprouvé l'empire du démon
et celui de Dieu, l'empire du démon lorsqu'il était dans l'étal de péché, et
celui de Dieu, tandis qu'il vivait dans l'état de la grâce, se détermine enfin,
et se livre au démon préférablement à Dieu ; de sorte que, faisant la
comparaison de l'un et de l'autre, il semble conclure que le joug de Dieu est
moins avantageux et moins souhaitable que celui du démon, puisque, après avoir
secoué dans sa pénitence le joug du démon pour se convertir à Dieu, il quitte
tout de nouveau le joug de Dieu, et se réduit sous l’esclavage et la servitude
du démon. Ainsi raisonnait ce savant Africain.
Mais il n'est pas nécessaire,
pour justifier ma pensée, de la renfermer dans cette espèce de péché. Je
prétends que tout péché, je dis tout péché mortel, est
une préférence refusée à Dieu et donnée à la créature. Je prétends que tout
homme qui, par une offense griève, pèche contre Dieu,
est aussi coupable envers Dieu que le furent les Juifs envers le Fils de Dieu
dans le choix qu'ils firent de Barabbas, au préjudice et à la ruine de cet
adorable Sauveur. le prétends que c'est la même injure
de part et d'autre, que c'est le même jugement, le même crime. Comment cela? comprenez-en la preuve; elle est incontestable et sans
réplique.
Car, selon toute la théologie,
qu'est-ce que le péché? Un éloignement volontaire de Dieu, et un attachement
libre et délibéré aux objets créés. Dès là que nous péchons, nous quittons
Dieu, nous nous séparons de Dieu : et pourquoi? l'un
pour une volupté sensuelle, l'autre pour un vil intérêt; celui-là pour un
fantôme d'honneur, celui-ci pour un caprice, pour une vaine idée, pour un rien.
Or n'est-ce pas là une vraie préférence, où des objets périssables et mortels,
où d'indignes créatures, plus méprisables souvent et plus abominables que
Barabbas, l'emportent sur tous les droits de Dieu?
En effet, je ne puis pécher que
je ne connaisse le mal que je vais commettre. Je sais, en péchant, que telle
action est criminelle, que telle liberté, que telle injustice, que telle
médisance, que telle vengeance est défendue, et contre la loi de Dieu. Quand
donc, indépendamment de la loi et malgré la loi qui condamne tout cela, je m'y
porte néanmoins, c'est que j'aime mieux me contenter en tout cela, que d'obéir
à cette loi : par conséquent, c'est qu'en vue de tout cela, je la méprise,
cette loi divine, et le souverain auteur qui me l'a imposée. Sans me déclarer
aussi ouvertement que les Juifs, ni m'en
expliquer en des termes si formels, je dis comme eux dans mon cœur : Non hunc, sed Barabbam
(1) ; c'est un maître trop exact et trop sévère qu'on me propose à servir. La
voie de ses commandements est trop étroite pour moi, et il m'en faut une plus
large. Le monde est mille fois plus commode ; et en le suivant, il n'y a point
tant de gêne ni de contrainte. Il se conforme à mes inclinations, il seconde
mes désirs, il me laisse une licence entière pour vivre à mon gré et selon mes
volontés : voilà le Dieu qui me plaît, et que je demande. Tolle,
tolle (2)
: Otez-moi ce
Dieu si
saint, qu'une œillade, qu'un
geste, qu'une parole est capable de le
blesser; ce Dieu si clairvoyant, qui ne pardonne rien. Tolle
: Otez-moi cet Evangile, cette loi si rigoureuse, et si opposée à tous mes
sentiments naturels. Non habemus regem, nisi Cœsarem
(3): Je n'ai point d'autre loi que mon
ambition, point d'autre loi que ma
convoitise, point d'autre loi
que mon
amour-propre, point d'autre loi
que toutes mes cupidités, et tout ce qui peut me rendre la vie plus douce et
plus agréable. Ce sont là mes guides, mes docteurs, mes maîtres : Non habemus regem, nisi Cœsarem. Ces pensées,
Chrétiens, font horreur ;
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mais à bien considérer la nature du
péché, voilà dans la pratique où il se réduit, en voilà le fond et le caractère
le plus essentiel.
Vous me direz qu'on n'y procède
pas communément avec tant de délibération, et qu'on n'y fait pas toutes ces
réflexions. Ah ! mes Frères, c'est ici le prodige,
et de la malice de l'homme pécheur, et de l'énormité de son péché. Car écoutez
deux choses que j'ai à vous répondre. Je soutiens d'abord, et j'en prends à
témoin la conscience d'un nombre infini de pécheurs, et même de plusieurs qui
m'écoutent actuellement : encore une fois, je soutiens qu'il y en a qui pèchent
avec toutes ces vues ; qui délibèrent, qui raisonnent, qui combattent en
eux-mêmes et contre eux-mêmes, et qui ne s'abandonnent à leurs désordres que
par cette conclusion formée : je le veux. Péchés d'un plein choix, d'une pleine
résolution, et de la volonté la plus parfaite : mais en même temps, péchés les
plus pernicieux par rapport au salut ; péchés qui conduisent le plus
directement à la réprobation , ou qui sont déjà comme
une réprobation anticipée; péchés que Dieu souvent ne remet ni en cette vie ni
en l'autre, et qu'il punit dans la rigueur de sa justice. Quelle abomination,
quelle désolation !
Du reste, et c'est l'autre
réponse, je conviens aussi que tous ne vont pas jusqu'à cet excès, et n'embrassent
pas de la sorte le péché. Je ne ferai pas même difficulté de reconnaître qu'une
grande partie de ceux qu'il entraîne, s'y engagent plus légèrement :
c'est-à-dire qu'ils s'y engagent avec moins d'advertance et moins d'attention ;
qu'ils s'y engagent par un premier mouvement et par précipitation, soit parce
que les objets présents les frappent tout à coup et les excitent, soit parce
que le penchant les domine et que le poids de l'habitude les emporte. Tel est,
je veux bien l'avouer, tel est l'état de la plupart des pécheurs du siècle.
Mais cela même les excuse-t-il, et cela diminue-t-il l'injure que fait à Dieu
le péché? Quoi ! je prétendrais tirer avantage de mon
inadvertance et de ma légèreté dans un sujet qui demandait toute mon attention
et toute ma précaution? Quoi! lorsqu'il s'est agi de
perdre mon Dieu, et de le sacrifier aux sales appétits d'une sensualité
brutale, je me croirai bien justifié de dire que je ne pensais guère à ce que
je faisais ? Quand il était question d'immoler Jésus-Christ et de le crucifier
dans mon cœur, je me tiendrai moins coupable, parce que je n'examinais rien
là-dessus, et que je ne m'appliquais pas à en prévoir les affreuses
conséquences ? Et où est-ce donc que j'emploierai toutes mes lumières, que
j'apporterai toute ma vigilance, que j'userai de toute ma circonspection? La
passion m'a entraîné : et voilà justement ce qui offense mon Dieu, et ce qui
l'outrage. Car le respect d'un tel Maître, et l'honneur qui lui est dû par tant
de titres, ne devait-il pas être plus puissant pour m'arrêter, que toute
l'ardeur de la plus violente passion, pour me
précipiter et m'emporter? Si les Juifs tumultuairement assemblés criaient à
Pilate : Tolle hunc,
et dimitte nobis Barabbam (1) ; faites-le mourir, et remettez-nous
Barabbas, c'était dans un transport qui les aveuglait : mais en étaient-ils
moins criminels? Ainsi j'ai commis ce péché par vivacité de tempérament, par inconsidération, et presque sans y prendre garde ; mais
c'est ce qu'il y a de bien surprenant et de bien étrange, que j'aie pris si peu
garde à ne faire aucune démarche qui pût être préjudiciable à la gloire et aux
intérêts d'un Dieu, de qui j'ai tout reçu et à qui je dois tout. Mon devoir
capital, n'était-ce pas d'étudier toutes ses volontés, et de me rendre
continuellement attentif à les accomplir, et à ne m'en départir jamais? II
fallait que j'y fusse bien peu attaché, pour en perdre si aisément le souvenir;
et si je veux de bonne foi me consulter moi-même, si je veux sonder le fond de
mon cœur et ses véritables dispositions, je trouverai que je n'ai franchi si
précipitamment et si hardiment le pas, que parce que la loi de Dieu ne me
touchait guère, et que j'étais beaucoup plus sensible à mes désirs déréglés, et
aux sujets malheureux qui les allumaient.
De tout ceci donc, Chrétiens,
vous comprenez l'énormité du péché, et le degré de malice qui lui est propre.
Que dis-je ! et quel esprit humain la peut comprendre telle qu'elle est?Car,
pour concevoir toute la grièveté de cette préférence donnée à la créature
au-dessus de Dieu, il faudrait en même temps concevoir toute la grandeur de
Dieu au-dessus de la créature : tellement que la malice du péché doit être
aussi grande, par proportion, que Dieu est grand, que Dieu est juste, que Dieu
est bon , que Dieu est parfait dans tous ses attributs : or tout cela est
infini, et par conséquent hors de la portée d'une raison aussi faible et aussi
bornée que la nôtre. Et comme il est de l'essence de Dieu que, quelque idée que
je me forme de son souverain être, il passe toujours infiniment tout ce que
j'en connais, il est de l'essence du péché que, quoi que j'en imagine,
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il soit toujours plus difforme et
plus odieux que tout ce que je m'en puis figurer. Quand je conçois qu'il a
converti losanges en démons, qu'il a ruiné pour jamais l'état d'innocence où
furent créés nos premiers parents, et qu'il les a perdus avec tonte leur
postérité ; qu'il dépouille l'âme de tous ses mérites , en eût-elle amassé des
trésors sans nombre, et qu'il l'expose à des supplices éternels ; quand je me
représente tout cela, ce n'est rien encore, dit saint Augustin, parce que tout
cela n'est rien en comparaison de ce que je ne puis me représenter, qui est la
majesté du Créateur offensée et comme dégradée dans l'estime du pécheur. Ah!
Chrétiens, que ne connaissons-nous mieux le péché, ou que n'en perdons-nous absolument
toute la connaissance ! notre malheur est de le
connaître, et de ne le pas connaître assez. Si nous ne le connaissions point du
tout, nous ne serions plus en danger de le commettre; ou si nous le
connaissions mieux et dans toute sa laideur, bien loin de le rechercher et de
nous y plaire, nous ne penserions qu'à nous en préserver et à le fuir. Mais,
hélas ! nous le connaissons autant qu'il faut pour
pouvoir devenir coupables devant Dieu , et nous ne le connaissons pas autant
qu'il serait nécessaire pour être en état de ne le pouvoir plus aimer et de n'y
pouvoir plus tomber. Etat d’impeccabilité, état bienheureux ! Quand est-ce que
nous y serons ? Ce sera quand nous verrons Dieu, et que nous le contemplerons
dans toute sa gloire, parce qu'alors nous aurons une connaissance du péché
beaucoup plus vive et plus étendue, puisque nous le connaîtrons dans Dieu même;
et que d'ailleurs attachés à Dieu d'un lien désormais indissoluble, nous nous
trouverons par là dans la sainte nécessité de haïr tout ce qui peut nous en
éloigner et nous l'enlever. Cependant, mes Frères, sans être dès maintenant en
cet état, il ne tient qu'à nous de quitter le péché, de nous retirer du péché
et de ne plus retourner au péché, parce que la grâce ne nous manque pas pour
cela, et qu'avec la grâce tout nous est possible. C’est ainsi qu'exempts de la
malice du péché, nous nous mettrons encore à couvert de la peine qui le suit,
et dont j'ai à vous entretenir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
C'était une espèce d'imprécation
parmi les Hébreux, de souhaiter à un homme que le sang d'un autre homme
retombât sur lui. Nous en voyons l'usage dans le Lévitique; et si quelqu'un se
la faisait à soi-même par forme de serment, et qu'il dît : Je veux que le sang
de celui-ci ou de celui-là retombe sur moi, c'est comme s'il eût dit : Je veux
que tout le crime qu'il peut y avoir en le répandant me soit imputé. S'il y a
des peines et des malédictions qui y soient attachées, je veux m'en charger. Si
ce sang est innocent, je m'en fais le coupable, et je m'engage à être la
victime et l'anathème de son expiation. Voilà, Chrétiens, l'affreuse extrémité
où la fureur des Juifs les porta; jusqu'à consentir ,
après l'indigne préférence qu'ils avaient donnée à Barabbas, que le sang de
Jésus-Christ non-seulement retombât sur eux, mais sur
leurs enfants : Sanguis ejus
super nos et super filios nostros
(1).
Imprécation dont le sens est
plein d'horreur; car, c'est à dire si cet homme que vous appelez juste, et qui
s'appelle Dieu, est aussi juste que vous le croyez, et qu'il soit, ainsi qu'il
le prétend, égal à Dieu et Dieu lui-même, nous voulons bien, en vous demandant
sa mort, devenir responsables de toute l'injustice qu'elle renferme, et nous
consentons à être traités, nous et toute notre postérité, comme des déj-cides. Imprécations que je ne puis prononcer, et que
vous ne pouvez entendre sans en être saisis d'effroi, puisqu'elle nous fait
voir dans ce peuple le plus violent transport de haine, et qu'elle nous présage
pour eux dans l'avenir et pour leurs descendants les plus terribles malheurs.
Imprécations où Pilate, tout païen qu'il était, craignit d'avoir part, et dont
il voulut se mettre à couvert, lorsqu'on présence de cette multitude, et au
milieu des cris qu'ils redoublaient sans cesse et qu'ils lui adressaient, il se
fit apporter de l'eau; qu'il se lava les mains et leur déclara hautement qu'il
se tenait quitte de l'énorme attentat qu'ils allaient commettre, qu'il n'y
contribuait en aucune sorte ; que c'était à eux d'en rendre compte, et que pour
lui il s'en croyait innocent : Innocens ego sum a sangume justi
hujus (2). Mais, enfin, imprécation dont l'effet,
dans le cours des siècles, n'a été que trop réel et que trop visible. Nation réprouvée,
race maudite et du ciel et de la terre, vous l'éprouvez encore maintenant. Ce
n'était pas seulement un souhait que formaient vos pères, c'était une vérité
qu'ils annonçaient. Ce sang qu'ils ont versé, en retombant sur eux, a rejailli
sur vous; et, prophètes contre leur pensée et contre leur intention , ils n'ont
rien prédit qui ne se soit accompli, et qui ne s'accomplisse tous les jours.
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Cependant, Chrétiens, voyons la
chose plus en détail, quoique toujours en abrégé; et par l'application que j'en
vais faire , apprenons quels sont les redoutables
jugements de Dieu sur les pécheurs, et à quoi nous nous exposons en profanant
par le péché le sang de Jésus-Christ, et en le suscitant contre nous. Car,
prenez garde, s'il vous plaît : en vertu de ce sang divin si injustement
répandu par les Juifs, et si justement retombé sur cette nation sacrilège, Dieu
les a affligés de trois grands maux, ou plutôt Dieu les a affligés de tous les
maux, que nous pouvons réduire à trois espèces : ruine temporelle, aveuglement
spirituel, réprobation éternelle. Je m'explique, et ceci sans doute mérite bien
nos réflexions, et doit bien nous faire connaître quelle vengeance le Seigneur
sait tirer de ses ennemis, et comment il sait punir les offenses qu'il en
reçoit.
Ruine temporelle. Jamais il n'en
fut de plus entière ; et en pouvons-nous avoir une
peinture plus vive, que celle même qu'en avait tracée le Fils de Dieu avant sa
dernière entrée en Jérusalem? Car il vit dès lors tout ce qui devait arriver à
Cette ville criminelle ; il en parut touche jusqu'aux larmes : et quelle
désolation lui annonça-t-il? Qu'il viendrait un temps où les étrangers
l'assiégeraient, qu'ils en seraient bientôt maîtres ,
qu ils la pilleraient, qu'ils la saccageraient, qu'ils la renverseraient de
fond en comble ; qu'ils ne laisseraient pas pierre sur pierre ; que ces
calamités s'étendraient sur toute la nation ; qu'elle serait séparée,
dispersée, et qu'il ne lui resterait ni empire, ni demeure, ni temple. Or, personne
n'ignore comment tout cela de point en point s'est vérifié. Nous en sommes
témoins; et si nous voulons remonter à la cause, le même Sauveur a pris soin de
la marquer : parce que ce peuple malheureux n'a pas connu la visite du
Seigneur; parce que n'écoutant ni reproches intérieurs de la conscience , ni
remontrances tant de fois réitérées de la part de Pilate, ni droit, ni équité,
ils n'ont suivi que leur passion et que la haine qui les transportait, parce
que, depuis tant de siècles qu'ils ont trempé leurs mains parricides dans le
sang d'un Dieu, ce sang adorable n'a point cessé, ni jamais ne cessera, dans
tous les siècles, de crier au ciel vengeance contre eux. De sorte que ce même
sang, qui devait être la ressource de tout Israël et leur rédemption, est devenu,
selon qu'ils s'y étaient eux-mêmes condamnés, leur perte et leur destruction : Sanguis ejus super nos
et super filios nostros.
Aveuglement spirituel. C'est ce
voile dont a parié saint Paul ; ce voile qu'ils ont sur les yeux, et qui
jusques à présent les a empêchés d'apercevoir la lumière qui les environne de
toutes parts, et se montre à eux dans toute sa clarté. Et n'est-il pas étrange
qu'après tant de témoignages les plus sensibles et les plus évidents de la
justice divine qui les poursuit, et qui voudrait leur faire enfin reconnaître
la grièveté de leur crime , ils ne se rendent point encore ; que toujours
également obstinés et endurcis, ils conservent le même ressentiment contre le
vrai Messie qu'ils ont renoncé, et s'en promettent un autre qu'ils ne verront
jamais; que, de génération en génération, cette inflexible dureté de cœur et
cette impénitence se perpétue comme un héritage ; que par là ils irritent
toujours de plus en plus la colère du Seigneur, et qu'ils achèvent, ainsi qu'il
est dit dans l'Evangile, de remplir la mesure de leurs pères? A quoi
devons-nous attribuer ce mortel assoupissement, et d'où a-t-il pu venir? C'est
qu'ils se sont retires de Dieu , et que Dieu s est
retiré d'eux ; c'est qu'ils ont abandonné Dieu, et que Dieu les a abandonnés.
Car c'est en ce sens que le Seigneur disait a son prophète : Aveuglez-les, et
rendez-les sourds , afin qu’ils voient comme s'ils ne
voyaient point, et qu ils entendent comme s'ils n'entendaient point. Ils ont
méconnu leur libérateur; et son sang, qu'ils ont fait couler, est encore tout
fumant. Au lieu d'être pour eux une source inépuisable de grâces, comme il
pourrait l'être, après tout, s'ils en voulaient profiter, c'est lui qui en
détourne le cours et qui les arrête. Au lieu de servir à leur guérison, c'est
lui qui aigrit leur plaies et qui les envenime. Suites
funestes de cet arrêt qu'ils ont porté contre eux-mêmes, et qui s'exécute dans
toute son étendue et toute sa force : Sanguis
ejus super nos et super filios
nostros.
Réprobation éternelle. Je ne dis
pas que ce soit dès la vie une réprobation déjà parfaite et consommée : mais je
veux dire que Dieu les ayant livrés à leur sens réprouvé, il arrive de là
qu'ils marchent dans la voie de perdition, et qu'il est d'une difficulté
extrême de les en foire jamais revenir. On gagnerait à Jésus-Christ des
millions de païens et d'idolâtres, plutôt qu'on ne lui ramènerait un seul de ce
peuple perverti, et marqué du plus visible caractère de la damnation. C'est le
triste sort où ils sont réservés. Au jugement de Dieu, à ce jugement où
Jésus-Christ présidera en personne, ils paraîtront devant lui tout couverts
151
ou pour mieux dire, tout souillés
de son sang. Il tache alors en sera ineffaçable : tous les feux de l'enfer ne
la purifieront pas; sans cesse elle se présentera à leurs yeux, et sans cesse
ils s'écrieront pendant toute l'éternité , non plus en
insultant à ce Dieu Sauveur, mais en se désespérant : Sanguis
ejus super n0s et super filios
nostros.
Or, mes Frères, pour en venir à
nous-mêmes, pour tirer de là une instruction qui nous retienne dans le devoir,
ou qui nous engage fortement et promptement à y rentrer, il est certain, et
c'est l'expresse doctrine du grand Apôtre, que par le péché nous faisons
outrage au sang de Jésus-Christ, comme si nous le répandions tout de nouveau et
nous le foulions aux pieds. D'où il s'ensuit que nous l'attirons contre nous-mêmes , ce sang précieux ; que nous le faisons retomber sur
nous-mêmes, et que par proportion nous nous exposons aux Mêmes châtiments que
les Juifs, et aux mêmes vengeances du ciel.
Je n'exagère point, et ce que
j'avance ici n'est que trop vrai et que trop solidement fondé. Car, quoique
nous ne soyons plus à ces temps où Dieu, gouvernant un peuple grossier et tout
charnel, faisait plus communément éclater contre lui sa justice par des maux
temporels, comme il le récompensait par des prospérités humaines
, nous ne pouvons néanmoins
douter qu'il ne punisse encore de la même sorte bien des pécheurs, et qu'il ne
les afflige des mêmes misères. Tant de malheurs publics qui désolent les Etats,
tant de fléaux qui y portent le ravage, guerres, pestes, famines, ne sont-ce
pas souvent les effets de la licence des peuples et de la corruption de leurs mœurs
? Tant d'accidents particuliers et de revers qui renversent des familles, qui
en dissipent les biens, qui en ternissent l'éclat, qui en troublent la paix,
qui font échouer les desseins les mieux concertés , qui font évanouir les
espérances les mieux établies, qui empêchent que rien n'avance, que rien ne
réussisse et ne succède heureusement, ne sont-ce pas
souvent de justes punitions, ou des injustices d'un père, de ses fraudes et de ses mauvais tours,
de ses excès et de ses débauches; ou des mondanités d'une mère, de son faste et
de son orgueil, de ses intrigues et de ses scandales ; ou de la conduite
déréglée des enfants, les uns mal élevés et maîtres d'eux-mêmes, les autres
rebelles à toutes les leçons qu'on leur fait, et emportés par le feu d'une
jeunesse libertine et passionnée? Combien de décadences, de chutes, de
disgrâces ; combien d'humiliations, d'afflictions, de chagrins; combien de contre-temps fâcheux, de traverses, de contradictions;
combien d'infirmités, de maladies, de morts subites ; combien d'infortunes, et
de toutes les espèces, que nous imputons, ou à la malice des hommes, ou aux
caprices du hasard, sont des coups de Dieu et de secrètes malédictions dont il
nous frappe.
On ne le voit pas, on n'y pense
pas, parce qu'on s'accoutume à regarder toutes choses avec les yeux de la
chair, sans ouvrir jamais les yeux de la foi. On prend bien des mesures, on
imagine bien des moyens pour se rétablir dans un meilleur état ; mais le plus
sûr, ce serait celui que donnait le Prophète à Jérusalem : Lavamini,
mundi estote (1) :
Purifiez-vous, et lavez-vous de tant d'iniquités ; Auferte
malum cogitationum vestrarum ab oculis meis (2) : Bannissez de votre cœur le péché qui
l'infecte, et qui blesse la vue de votre Dieu ; Quiescite
agere perverse, discite bene facere (3) : Cessez de
faire le mal, apprenez à faire le bien. Alors vous commencerez à jouir d'un sort
plus heureux, même selon le monde. Dieu bénira vos entreprises, il adoucira vos
peines, vous verrez votre maison se relever, vos affaires prospérer ; tout ira
selon vos vœux, et vous connaîtrez de quel avantage il est, non-seulement
par rapport au salut, mais par rapport à la vie présente, d'avoir pour vous le
Seigneur, et de vivre dans sa grâce : Si volueritis
et audieritis me, bona terrœ comedetis (4).
Je sais ce que vous médirez : Que
cette règle n'est pas générale. J'en conviens ; on voit des pécheurs dans
l'opulence, on en voit dans la splendeur, on en voit qui passent leurs jours
dans le plaisir, et qui goûtent ou semblent goûter toutes les douceurs de la
vie. Mais écoutez la réponse de saint Augustin : C'est que s'ils sont exempts
de toute peine temporelle, ils n'en sont que plus rigoureusement punis, et que
le plus grand de tous les châtiments est que Dieu maintenant les épargne, et ne
prenne pas soin de les châtier : pourquoi? parce qu'il
les laisse par là tomber dans un aveuglement d'esprit et un endurcissement de
cœur qui leur ôtent presque toute espérance de retour, et qui les conduisent à
l'impénitence finale. Si Dieu dès à présent envoyait à ce pécheur quelque
adversité, il se dégoûterait du monde, il rentrerait en lui-même, il ferait des
réflexions sérieuses sur la disposition de son âme, il comprendrait que c'est
la main de Dieu qui s'est appesantie sur
152
lui, il reconnaîtrait ses égarements, et penserait à se
remettre dans l'ordre, et à reprendre la bonne voie qu'il a quittée : mais
parce que le monde a toujours pour lui les mêmes agréments, parce tout répond à
ses désirs et que tout flatte ses inclinations, de là vient qu'il se plaît dans
son péché, qu'il s'y attache sans cesse par de nouveaux liens, qu'il s'y endort
si profondément, que, sans un miracle de la grâce on ne peut plus attendre
qu'il se réveille de ce sommeil léthargique.
Vengeance de Dieu d'autant plus
funeste, qu'on la ressent moins, et que, bien loin d'en être effrayé, on s'en
applaudit, et on la prend pour un bonheur et une félicité. Les plus sages mêmes
s'y laissent surprendre, et ont peine de voir des gens sans piété, sans règle,
peut-être sans religion et sans foi ; des gens adonnés aux vices les plus
honteux, et plongés en toutes sortes de désordres; des gens à qui rien ne
coûte, ou pour leur fortune, ou pour leur plaisir, ni trahisons, ni mensonges,
ni fourberies, ni chicanes, ni violences, ni concussions ; de les voir, dis-je,
en effet s'élever, s'agrandir, s'enrichir, venir à bout de tous leurs projets,
quoique les plus iniques ; et avoir tout à souhait. Dieu, dit-on quelquefois,
est témoin de cela; et comment le souffre-t-il? Ah! mes Frères,
comment il le souffre ? vous me le demandez, et moi je
prétends que c'est par un des plus redoutables arrêts de sa justice. Car je
m'imagine l'entendre prononcer, contre ces pécheurs enivrés de leur prospérité
prétendue, le même anathème qu'il prononça contre les peuples d'Ephraïm : Vœ coronœ superbiœ, ebriis Ephraim (1) ; Malheur à ces ambitieux, qui ne font
que monter de degrés en degrés ; malheur à ces voluptueux, qui ne font que
passer de plaisirs en plaisirs ;
malheur à ces riches avares et
intéressés, qui ne font qu'ajouter héritages à héritages, et qu'entasser
trésors sur trésors ! pourquoi? parce
que c'est ce qui les entretient dans leur ivresse, c'est-à-dire dans leur
attachement à la terre, dans leur insensibilité pour le ciel, dans toutes leurs
cupidités. Aussi rien ne les touche, je dis rien de tout ce qui regarde leur
éternité ; et n'est-ce pas là l'état de tant de mondains et de mondaines ? On a
beau leur représenter le péril où ils se trouvent exposés ; ils ont perdu
là-dessus toute vue, tout sentiment. Ils marchent toujours du même pas sans
s'alarmer, et suivent toujours le même train de vie, jusqu'à ce qu'ils se
soient enfin précipités dans l'abîme.
Et en quel abîme? voilà, Chrétiens, le comble des vengeances divines contre le
péché, et voilà le dernier coup de la justice du Seigneur qui le punit : une
réprobation éternelle. Voilà le terme fatal où le pécheur se laisse entraîner,
et ce qui lui est dû. Vérité incontestable dans la religion que nous
professons. Il n'est point ici question de douter, de raisonner, de disputer.
Nous sommes chrétiens, et nous ne pouvons l'être que nous ne reconnaissions
cette éternité de peines comme le juste salaire du péché, comme la suite
naturelle du péché, comme la fin malheureuse où mène par lui-même le péché.
C'était pour nous délivrer de ce souverain malheur que Jésus-Christ avait donné
son sang, et tout son sang : mais par l'abus criminel que le pécheur en a fait,
ce sang, qui devait le laver, ne sert qu'à le rendre aux yeux de Dieu plus
difforme ; ce sang, qui devait le réconcilier, ne sert qu'à le rendre devant
Dieu plus coupable; ce sang, qui devait être son salut, devient la perle
irréparable de son âme et sa damnation.
Ah! mes
Frères, qui pourrait exprimer, je ne dis pas la douleur, mais le désespoir du
réprouvé sur qui coule le sang de son Sauveur, non plus pour éteindre les
flammes qui le dévorent, mais pour les allumer? Car ce sang divin descendra
jusque dans l'enfer ; et c'est là que doit se vérifier dans toute son étendue
cette parole de l'Ecriture , que le Seigneur, le Dieu tout-puissant, a fait
distiller sa fureur sur ses ennemis, et sa plus grande fureur : Magnus enim furor Domini
stillavit super nos (1). De vous expliquer quels
sont les effets de cette colère du Seigneur, aigrie et irritée par cela même qui
devait l'adoucir et l'apaiser, c'est ce qui me conduirait trop loin , et ce qu'on vous a fait mille fois entendre ; c'est
ce qu'éprouvent tant de pécheurs déjà condamnés; et plaise au ciel que nous
nous mettions en état de ne l'éprouver jamais!
Pour cela que nous reste-t-il,
mes chers auditeurs? Contrition , réformation de vie ,
satisfaction. Contrition à la vue de tant de péchés qui nous ont éloignés de
notre Dieu, de ce Dieu digne de tout notre amour, et dont nous n'avons payé les
bienfaits que d'ingratitudes et d'offenses. Réformation : car il ne suffit pas
de pleurer le passé, il faut penser à l'avenir; il faut le régler, il faut le
sanctifier ; il faut rendre à Dieu toute la gloire que le péché lui a ravie ;
il faut se dédommager de tous les mérites qu'on a perdus ,
ou qu'on n'a pas amassés :
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or on ne le peut que par une vie toute nouvelle, et
d'autant plus remplie de bonnes œuvres, qu'elle a été plus souillée de crimes.
Satisfaction : n'allons point, mes Frères, n'allons point chercher plus loin
que dans ce saint temple le prix nécessaire pour nous acquitter auprès de la
justice divine. C'est dans ce tabernacle qu'il est renfermé ; c'est là que
repose ce sang qui seul a pu expier tous les péchés du monde, et qui peut, à plus
forte raison, expier les nôtres. Prosternons-nous devant lui, et adressons-nous
à lui. Sang adorable, relique vivante de mon Dieu, remède souverain et
tout-puissant, c'est en vous que je me confie et que je mets toute mon
espérance. Quand je serais mille fois encore plus chargé de dettes, il n'est
rien que vous ne puissiez payer pour moi, et c'est ce que j'attends de vous.
Aussi coupable que je le suis, je devrais, pour l'expiation de mes iniquités,
répandre tout mon sang ; mais sans vous que servirait mon sang et le sang de
tous les hommes? Vous êtes donc ma ressource, et c'est à vous que j'ai recours.
Non pas que je veuille m'épargner moi-même : je suis pécheur, et par conséquent
je veux désormais et je dois me traiter en pécheur. Mais ma pénitence tirera de
vous toute sa vertu , et n'aura de mérite qu'autant
qu'elle vous sera unie. Vous la sanctifierez, vous la consacrerez, vous me la
rendrez salutaire pour l'éternité bienheureuse, où nous conduise,
etc.