EXHORTATIONS POUR DES
ASSEMBLÉES DE CHARITÉ.
PREMIÈRE EXHORTATION SUR LA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES.
ANALYSE
Sujet. Donnez, et vous serez entièrement purifiés.
La
corruption du siècle, selon saint Bernard, vient surtout de trois sources, qui
sont l'orgueil des richesses, les attraits d'une vie sensuelle, et la
dissipation des affaires humaines. Or, point de meilleur préservatif contre ces
trois écueils, que les œuvres de la charité chrétienne
Division. Rien de plus efficace que les œuvres de la charité
chrétienne pour défendre notre humilité de l'orgueil des richesses : première
partie; notre pureté, des attraits d'une vie sensuelle : deuxième partie ;
notre piété, de la dissipation des affaires humaines : troisième partie.
Première
partie. Rien de plus efficace que les
œuvres de la charité chrétienne pour défendre notre humilité de l'orgueil des
richesses. Car si le riche a du bien, il doit, en vertu de l'obligation de
l'aumône et des œuvres de charité, se dire à lui-même que ce bien n'est point proprement
à lui, qu'il ne l'a que par commission, et qu'il en est comptable à Dieu et aux
pauvres : à Dieu, dont il l'a reçu; aux pauvres, pour qui il l'a reçu.
De
là il s'ensuit qu'il ne doit se considérer que comme le tuteur des pauvres, et
comme ayant été établi de Dieu pour les servir.
Servir
les pauvres, ministère honorable, puisque c'est servir Jésus-Christ même ;
mais, du reste, ministère bien capable de rabattre les enflures de notre cœur
et les hauteurs de notre esprit. Exemples de saint Louis, et des deux saintes
Elisabeth.
Deuxième
partie. Rien de plus efficace que les
œuvres de la charité chrétienne pour défendre notre pureté des attraits d'une
vie sensuelle. La raison est, que la pratique des œuvres de charité nous engage
à voir lus pauvres, et à être témoins de leurs misères. Or, cette vue est le
remède le plus prompt et le plus sûr contre l'amour de nous-mêmes et les
sensualités du siècle.
De
là l'on apprend à l'occuper moins de sa personne, à retrancher les excès dans
les ornements mondains et dans les repas, à souffrir dans les occasions, enfin
à soutenir les austérités de la pénitence.
Troisième
partie. Rien de plus efficace que les
œuvres de la charité chrétienne pour défendre notre piété de la dissipation des
affaires humaines. Une vie agissante est à craindre par la dissipation où elle
jette; non pas néanmoins qu'elle soit pour cela condamnable. Il y a des soins
dans la vie, et des soins humains, dont on est obligé de se charger; mais le
moyen d'en éviter la dissipation et d'y entretenir sa piété, c'est d'y joindre
les œuvres de charité.
Car
ces œuvres de charité étant plus communément pratiquées avec une intention
sainte et en vue de Dieu, elles inspirent la dévotion, elles la nourrissent, ou
elles la rallument lorsqu'elle commence à s'éteindre.
Date
eleemosynam, et omnia munda sunt vobis.
Donnez l'aumône, et vous serez entièrement purifiés;
(Saint Luc, chap. XI, 41.)
Voilà, Mesdames, une grande
promesse ; et pour la bien entendre , il est nécessaire de savoir en quoi
consiste cette corruption du siècle que vous avez à craindre, et contre
laquelle l'aumône vous servira de préservatif. Il faut examiner les causes les
plus ordinaires d'où elle procède ; il faut voir les pernicieux effets dont
elle est elle-même la source, et rechercher enfin les remèdes que vous y pouvez
opposer. Or je ne puis mieux vous faire comprendre tout cela qu'en supposant un
principe de saint Bernard, qui, dans la morale évangélique, est incontestable,
et que je tire d'un de ses sermons. Il y a trois choses, dit ce Père,
infiniment exposées dans le monde, et qu'il est d'une extrême difficulté d'y
conserver: l'humilité, la chasteté , la piété : l'humilité au milieu des
richesses du monde, la chasteté au milieu des délices du monde, et la piété
dans l'embarras des affaires du monde : Periclitatur humilitas in divitiis,
castitas in deliciis, pietas in negotiis. C'est-à-dire qu'il n'est presque
pas possible d'avoir du bien , et d'être humble ; de vivre à son aise, et
d'être chaste ; de vaquer aux affaires temporelles, et de ne pas oublier Dieu.
Mais voici, Mesdames, l'excellent moyen que je viens vous enseigner pour vous
garantir de ces trois écueils : c'est la pratique des œuvres de charité. Vous
êtes dans des conditions opulentes, dans des conditions commodes, dans des conditions
agissantes au dehors et chargées de soins : or je prétends qu'il n'est rien de
plus efficace que les œuvres de la charité chrétienne, pour défendre votre
humilité de l'orgueil des richesses, pour défendre votre pureté des
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attraits d'une vie sensuelle, et pour défendre votre piété
de la dissipation des affaires humaines : trois points qui seront le partage de
cet entretien et le sujet de votre attention.
PREMIÈRE PARTIE.
C'est une vérité, Mesdames, qui
n'est que trop connue, et dont nous n'avons que trop d'exemples dans l'usage du
monde : les richesses inspirent
l'orgueil, et rien n'est plus rare qu'un homme humble dans l'opulence et
modeste dans la fortune. Cet éclat qui environne un riche du siècle, cette
pompe et cette magnificence qu'il étale aux yeux du public, ce crédit où il se
voit, ce pouvoir de tout entreprendre et de tout faire, ces honneurs que lui
rend le commun des autres hommes, ces respects, ces soumissions, et, si je
l'ose dire, ces adorations : tout cela l'éblouit de telle sorte, qu'il ne se
connaît plus lui-même, et qu'il s'évanouit dans ses vaines idées, se faisant un
prétendu mérite de son abondance, se persuadant que tout lui est dû, ne voulant
dépendre de personne, et voulant qu'on dépende de lui ; affectant une grandeur
d'autant plus onéreuse à ceux que la nécessité y asservit, qu'elle n'est
souvent bâtie que sur l'injustice, et que c'est le fruit de ses concussions et
de ses usures. N'est-ce pas là ce que nous voyons tous les jours ; et quoiqu'on
en murmure et qu'on en conçoive de l'indignation , tant de riches mondains
au-dessus de tous les discours, et à couvert de tous les traits de l'envie, en
sont-ils moins fiers, moins
présomptueux, moins remplis
d'eux-mêmes? Or je soutiens qu'un des correctifs les plus propres à réprimer
ces sentiments et à rabattre cet orgueil, c'est l'obligation de l'aumône et des
œuvres de charité, mûrement considérée et fidèlement accomplie. Ecoutez-en la
preuve.
Car, en vertu de ce devoir
indispensable, voici, pour l'instruction du riche et pour son humiliation,
comment il doit raisonner : J'ai du bien ; mais dans le fond ce bien ne
m'appartient pas, ou, s'il m'appartient, ce n'est qu'à des conditions que je ne
me suis pas imposées moi-même, mais qui m'ont été imposées et ordonnées indépendamment de moi : marque évidente de ma sujétion. J'ai du bien ; mais Dieu en est
le premier maître, le premier propriétaire, et je n'en suis proprement que
l'économe et le dispensateur ; tellement que si j'en dispose, ce ne doit point
être selon mon gré ni comme il me plaît, mais selon le gré de Dieu, et par les
ordres de Dieu. J'ai du bien; mais j'en dois rendre compte, et un compte
très-rigoureux; le jour viendra où je serai appelé devant le tribunal de Dieu,
et où il me dira ce qui fut dit à ce fermier de l'Evangile : Redde rationem
villicationis tuœ (1). Faites voir quelle a
été votre administration , et comment vous vous en êtes acquitté :
compte dont je ne pourrai me défendre, et qu'il faudra nécessairement subir.
Enfin j'ai du bien ; mais tout ceci m'apprend que ce bien ne vient point de
moi. Je n'ai rien que je n'aie reçu; or, si je l'ai reçu, pourquoi tant me
glorifier, comme si je le tenais de moi-même, et que tout ce que je suis, je le
fusse par moi-même : Quid habes, quodnon accepisti? si autem accepisti, quid
gloriaris qvasi non acceperis(2)? Ainsi, dis-je, doit raisonner un riche ; et ainsi
peut-il trouver dans ses richesses de quoi s'humilier.
Mais encore ce bien qui n'est pas
à lui, ou qui n'est à lui que sous certaines conditions; ce bien qu'il n'a dans
les mains que pour le dispenser et pour le partager ; ce bien dont il est
comptable, et dont il aura à répondre ; ce bien qu'il a reçu, pour qui l'a-t-il
reçu, et à quoi doit-il l'employer? C'est pour les pauvres que ce bien lui est
confié, et c'est à la subsistance des pauvres que Dieu l'a
destiné ; d'où il s'ensuit que le
riche n'est pas riche pour lui-même ,
mais pour les pauvres ; c'est-à-dire qu'il n'est pas riche pour
satisfaire son ambition, pour contenter sa cupidité, pour entretenir son luxe,
pour s'élever, pour dominer; mais qu'il l'est pour subvenir aux besoins des
pauvres, pour soulager les misères des pauvres, pour fournir le pain aux
pauvres, et pour les nourrir. Voilà le dessein que la Providence s'est proposé,
voilà les vues qu'elle a eues sur lui ; et par conséquent le bien qu'il
possède, il ne le doit pas seulement regarder comme son bien, mais comme le
bien du pauvre, puisqu'il en est redevable au pauvre. Oui, dit saint Ambroise
parlant aux riches du siècle, et leur remontrant leur plus essentielle
obligation en qualité de riches, surtout de riches chrétiens : ce que vous
retenez hors votre nécessaire, c'est l'aliment du pauvre, c'est le vêtement du
pauvre, c'est son fonds : Famelici parus est quem tu detines, nudi tunica.
Il ne faut donc point tant faire parade de ces trésors d'iniquité que vous vous
appropriez, de ces brillants équipages, de ces superbes édifices, de ces
somptueux repas, de tout ce faste où vous vous montrez avec des airs si
dédaigneux et si hautains. Car sous cette vaine splendeur et sous cette
apparence trompeuse, savez-vous ce que vous êtes, et comment
vous devez être considéré ? comme un tuteur qui, pour sa propre élévation et
pour s'agrandir dans le monde, enlèverait le bien de son pupille, et laisserait
cet innocent périr sans secours et sans appui ; comme un usurpateur qui, par
violence et par voie de fait, se rendrait maître d'un héritage, et priverait le
légitime héritier de toutes ses espérances et de ses justes prétentions.
Pensées bien humiliantes, Mesdames, pour une multitude infinie de riches; mais
pensées solides et vraies. Il n'y a rien dans ces comparaisons, quelque
odieuses qu'elles paraissent, ni à diminuer, ni à corriger.
De là même, par une nouvelle
conséquence que je tire toujours des mêmes principes , et que je vous applique
spécialement, Mesdames, je conclus que, dans l'état opulent où Dieu vous a
placées, vous êtes, à le bien prendre, les servantes des pauvres, puisque vous
êtes destinées par l'ordre de Dieu à les assister dans leurs nécessités, à les
secourir dans leurs infirmités, à les chercher pour cela et à les prévenir.
Ames chrétiennes, vous ne vous offenserez point de cette qualité de servantes,
et vous pardonnerez cette expression à mon zèle, dès que vous en comprendrez
tout le sens. Etre servantes des pauvres, c'est être servantes de Jésus-Christ.
Si Jésus-Christ en personne , sortant de son tabernacle, et rompant le voile
qui le couvre, se présentait sensiblement à votre vue, quelle est celle qui ne
tiendrait à honneur de le servir, qui n'aurait là-dessus les mêmes soins, les
mêmes empressements que Marthe, qui ne s'emploierait avec joie aux mêmes
offices, qui refuserait rien, et qui trouverait rien indigne d'elle et de son
ministère? Or il est de la foi, Mesdames, et Jésus-Christ lui-même vous l'a
déclaré, que tout ce que vous faites aux pauvres, c'est à lui que vous le
faites : Quamdiu fecistis uni ex his fratribus meis minimis, mihi fecistis
(1). Ce sont entre les hommes les plus petits selon le monde : Ex minimis
; mais tout petits, tout vils et tout méprisables qu'ils sont dans l'estime du
monde, Jésus-Christ se les est associés, ou s'est associé à eux. Il les a
établis auprès de vous comme ses substituts : Ex his fratribus meis minimis
; et par ma bouche il vous fait encore annoncer aujourd'hui qu'il compte tous
les services que vous leur rendez, et qu'il les met au nombre de ceux qui lui
sont rendus : Quamdiu uni fecistis, mihi fecistis. Vérité indubitable
dans la religion ; vérité qui
s'étend jusqu'à nos souverains mêmes et à nos rois ; et ne
les voyons-nous pas, dans cet esprit, abaisser devant les pauvres cette majesté
redoutable sous qui tremblent tant de peuples, et qui fait plier les plus
fières nations? Ne les voyons-nous pas laver eux-mêmes les pieds des pauvres;
oubliant alors que ce sont des sujets, et les derniers de leurs sujets, pour
reconnaître que ce sont les images vivantes du premier de tous les Maîtres ? Quamdiu
fecistis uni ex his fratribus meis minimis, mihi fecistis.
C'est
ainsi, Mesdames, que vous ne rougirez point d'être appelées servantes des
pauvres, c'est ainsi que vous vous en ferez gloire ; mais du reste, dans cette
gloire même qui vous en reviendra selon Dieu et
devant Dieu, vous trouverez un
remède bien efficace contre ces enflures du cœur si ordinaires dans les
conditions opulentes, et un contre-poids bien puissant contre ces hauteurs que
la possession des richesses ne manque guère d'inspirer. Eussiez-vous tous les
trésors de la terre, vous serez humbles : pourquoi? parce que les regardant
avec les yeux de la foi, et voulant en faire un usage tel que la Providence l'a
réglé, vous vous souviendrez que ces trésors sont pour vous des engagements à
vous intéresser en faveur des pauvres, à les connaître et à communiquer avec
eux; à vous charger de leur entretien, de leurs dettes, de leurs affaires ; à
leur ménager des fonds, à leur procurer du travail, à leur tenir lieu de tutrices
et de mères ; disons mieux , et
ne craignons point de reprendre un terme qui relève votre charité, bien loin de
la dégrader; à leur tenir lieu de
servantes en Jésus-Christ. Sous ces dehors rebutants qui les exposent, parmi
le monde
profane, à de si injustes mépris, vous les respecterez et vous les
honorerez. Autant de services qu'ils recevront de vous seront autant
d'exercices d'une humilité toute religieuse, autant de traits d'une sainte
ressemblance avec Jésus-Christ anéanti, autant de degrés que vous acquerrez
d'une des vertus fondamentales du christianisme , et autant d'exemples que vous
en donnerez.
Voilà quelle fut, dans toute la
grandeur royale, l'humilité d'un saint Louis ; quelle fut l'humilité des deux
Elisabeth, l'une reine de Hongrie, et l'autre reine de Portugal; quelle fut
l'humilité de tant d'illustres princesses, de tant de pieuses veuves, de tant
de vierges dévouées à la miséricorde. Elles ont été dans des rangs distingués,
et dans ces hauts rangs elles ont eu de grands domaines, de grands héritages,
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de grands biens ; mais jamais les vit-on s'en prévaloir? Au
milieu de cette affluence, vous savez, Seigneur, de quoi elles s'estimaient
heureuses, de quoi elles s'applaudissaient dans le secret de leur âme, de quoi
elles vous bénissaient : c'est, mon Dieu, d'avoir été choisies comme les
ministres de votre providence pour le soulagement des pauvres. Vous savez de
quels bas sentiments d'elles-mêmes elles étaient pénétrées, lorsque, entrant
dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les cachots les plus obscurs , elles
vous adoraient en esprit, et embrassaient les genoux de ces malheureux -vers
qui il vous avait plu de les envoyer. Quoi qu'il en soit, Mesdames, un des plus
assurés préservatifs pour sauver l'humilité chrétienne des atteintes de
l'orgueil parmi les richesses temporelles, ce sont les œuvres de charité : Periclitatur
humilitas in divitiis ; et je vais de plus vous montrer que c'est un des
plus sûrs moyens pour sauver l'innocence et la pureté du cœur des amorces d'une
vie sensuelle : Castitas in deliciis. C'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Il est certain, Mesdames, et la
foi, la raison ne nous permettent pas d'en douter, que l'innocence et la pureté
du cœur n'a point de plus grand ennemi dans le monde que ce qui s'appelle une
vie molle et voluptueuse. Sans parler de ces voluptés grossières et criminelles
qui, d'elles-mêmes, sont condamnées par la loi de Dieu, je dis que celles qui
passent même pour indifférentes, et que notre amour-propre prétend avoir droit
de rechercher comme honnêtes et permises, ne laissent pas d'avoir une opposition
spéciale avec cette, pureté de corps et l’esprit dont le christianisme fait
profession. C'est pour cela que saint Paul, qui jugeait des choses dans
l'exactitude des maximes évangéliques, parlant des veuves chrétiennes, disait
sans hésiter que celle qui veut vivre à son aise et dans les délices,
quoiqu'elle ait l'extérieur et les apparences d'une personne vivante, est déjà
morte selon l'âme, et doit être réputée telle : Nam quœ in deliciis est,
vivens mortua est (1). Pourquoi? parce qu'il n'est pas moralement possible,
répond saint Chrysostome, qu'aimant son corps jusqu'à la délicatesse, elle
maintienne son esprit dans cette disposition de sévérité qui est le rempart et
le soutien nécessaire de la continence. Car qu'est-ce que la continence, sinon
ce pouvoir absolu, cet empire qu'une sainte sévérité nous fait prendre sur nos
sens
pour les gouverner, pour les réprimer, pour arrêter toutes
leurs révoltes, et pour les soumettre à la loi de Dieu, en les soumettant à la
raison ?
Etrange misère de l'homme
affaibli par le péché ! Avant son péché, il pouvait mener une vie délicieuse,
il pouvait sans péril goûter les fruits de la terre, et en accorder à ses sens
toutes les douceurs : mais depuis le péché, il n'y a plus que la pénitence, et
qu'une pénitence austère qui lui convienne, parce qu'il n'y a plus que cette
austérité qui puisse le contenir dans le devoir, et l'empêcher de se corrompre.
Cependant, Mesdames, vous n'ignorez pas à quoi nous porte l'esprit du monde : à
flatter nos corps, à leur donner tout ce qu'ils demandent, à leur procurer
toutes les commodités, à ne les gêner et à ne les mortifier en rien, à les
entretenir dans un embonpoint qui dégénère en sensualité, et communément en
impureté. Vie des sens, vie épicurienne ; vie que les sages même du paganisme
ont réprouvée : jugez si jamais elle peut se concilier avec une religion pure
et sans tache comme la nôtre. Faut-il donc s'étonner que le dérèglement des
mœurs soit si général, que la contagion gagne si vite, et qu'elle se répande si
loin? Ce qui m'étonnerait plus mille fois , et ce que je traiterais de prodige,
c'est qu'une chair ainsi nourrie, ainsi ménagée, ainsi idolâtrée, pût demeurer
chaste, et qu'elle fût insensible aux pointes de la passion.
Or quel est, Mesdames, le moyen
que la Providence vous fournit pour vous préserver d'un danger si ordinaire et
presque inévitable au milieu du monde, surtout au milieu de ce monde perverti,
de ce grand monde où vous vivez? C'est la pratique des œuvres de charité et de
miséricorde. C'est, dis-je, de vous employer pour les pauvres, de les appeler
auprès de vous ou d'aller vous-mêmes à eux, d'entrer dans la connaissance et
dans le détail de toutes les extrémités où ils sont réduits, de les interroger
là-dessus, de leur donner tout le temps de s'expliquer, et de les écouter avec
attention, de ne vous contenter pas de ce qu'ils vous disent, ou de ce qu'on
vous en dit, mais de vous transporter sur les lieux, et de vous rendre témoins
des choses; de voir comme ils sont logés, comme ils sont couchés, comme ils
sont vêtus, de quel pain ils usent, et à quelle disette ils sont
continuellement exposés. Je prétends, et vous l'éprouverez, que rien n'est plus
capable de vous détacher de vous-mêmes, de vous inspirer l'esprit de
mortification, de vous
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accoutumer aux exercices d'une vie pénitente, de vous faire
néglige? tous ces ajustements, toutes ces propretés, toutes ces superfluités, dont vous avez
peut-être trop de fois cherché ou à parer votre corps, ou à satisfaire ses
appétits ; par conséquent, que rien ne
doit, plus vous garantir de cet aiguillon de la chair que saint Paul ressentait
lui-même, et qui lui taisait former tant de voeux , verser tant de pleurs,
pousser tant de soupirs, pratiquer tant de jeûnes, captiver ses sens, et
châtier son corps avec tant de rigueur, craignant que cet ennemi domestique
n'eût l'avantage sur lui, et qu'il ne le précipitât dans l'abîme : Datus est
mihi stimulus carnis meœ qui me colaphizet : propter quod ter Dominum rogavi
(1)... Castigo corpus meum, et in servitutem redigo, ne cum aliis
prœdicaverini, ipse reprobus efficiar (2). Reprenons tout ceci, et
comprenez-en la vérité par la simple exposition que j'en vais faire.
De là, en effet, Mesdames, de
cette vue que vous aurez de tant d'objets de douleur et de compassion, vous apprendrez
à vous occuper moins de vos personnes, et à rechercher moins les plaisirs du
siècle. Il est impossible d'avoir devant les yeux de tels spectacles, et de ne
penser alors qu'à se bien traiter, qu'à se divertir et à se réjouir. Il
faudrait avoir pour cela éteint dans son cœur tout sentiment de religion, et
même tout sentiment d'humanité. La triste image que forment dans l'esprit
toutes ces misères y demeure profondément imprimée : on la remporte avec soi ;
et, par un effet très-naturel, on ne trouve presque plus de goût à rien. Heureuse préparation à
la grâce, qui survient dans une âme, et
qui souvent achève ainsi de la déprendre absolument des vains attraits du monde
et de tous les attachements sensuels qui servaient à l'amollir !
De là vous apprendrez à
retrancher ces excès dans les ornements précieux, dans les repas somptueux,
dans les mets exquis et délicieux, qui contribuaient à exciter le feu de la
cupidité, et qui l'entretenaient. Vous aurez honte de vous voir si abondamment
pourvues de tout, tandis que les pauvres n'ont pas le nécessaire. Urie, mari de
Bethsabée, ne voulut point entrer dans sa maison, ni reposer autrement <pie
sur la terre : parce, dit-il, que l'arche de Dieu, que toute l'armée d'Israël,
que mon général et tous mes compagnons n'habitent présentement que sous des
tentes. Voilà ce que vous vous direz à vous-mêmes : Quelle différence y a-t-il
donc entre ces pauvres et moi ?
ne sont-ce pas les enfants de Dieu comme moi ? ne sont-ce
pas ses créatures ? Cette réflexion vous touchera : elle en a touché bien
d'autres, et leur a fait faire des sacrifices qui maintenant vous paraîtraient
au-dessus de vos forces, si je vous les proposais ; mais qui, tout généreux
qu'ils sont, vous deviendraient faciles, si vous aviez considéré de près la
déplorable situation de cette multitude d'hommes, de femmes, de filles que la
faim dévore, et dont la vie est moins une vie qu'une mort lente et accablante.
De là vous apprendrez à souffrir
: je dis, Mesdames, à souffrir en mille occasions, que vous n'éviterez jamais
quoi que vous fassiez, et où il vous serait si important de savoir sanctifier
vos peines, et en profiter. Car prenez telles mesures qu'il vous plaira, c'est
un arrêt du ciel, et un arrêt irrévocable, que nous devons tous avoir en ce
inonde nos afflictions et nos adversités : si ce n'est pas l'une, ce sera
l'autre. Il n'est donc point question de vouloir s'en exempter, puisque nous
n'y pouvons réussir. Il faudrait seulement se les rendre utiles et salutaires ;
il faudrait, en les acceptant, se conformer aux desseins de Dieu, qui veut que
ces amertumes de la vie nous servent de préservatif contre le penchant et les
inclinations vicieuses de la nature corrompue. Mais c'est à quoi nous ne
pouvons consentir. On se soulève, on
résiste, on repousse autant que l'on peut la main du Seigneur; et si l'on est
trop faible pour en arrêter les coups, du moins on s'aigrit, comme Pharaon, on
s'emporte, on se plaint. Or rien ne fera plus tôt cesser toutes vos aigreurs et
toutes vos plaintes, que les souffrances
des pauvres. Dès que vous en rappellerez le souvenir, par la comparaison de
leurs maux et des vôtres, vous verrez que Dieu vous épargne bien encore ; vous
vous reprocherez votre sensibilité
extrême, vous vous encouragerez, vous
vous fortifierez, et peu à peu vous vous élèverez au-dessus de cette mollesse
qui vous abattait, et dont les suites sont si dangereuses et si funestes.
De là même vous apprendrez enfin
à soutenir les pratiques de la pénitence. On n'en a que trop d'horreur, et l'on
ne se livre que trop là-dessus à ses répugnances naturelles : mais pour les
surmonter, ce sera assez d'un regard sur ces pauvres, vers qui votre charité
vous conduira. Vous vous demanderez à vous-mêmes en quoi ils ont plus péché que
vous, ce qu'ils ont fait, et par où ils se sont attirés tous les fléaux dont le
ciel les a affligés. Après avoir
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opposé de la sorte péché à péché, vous opposerez pénitence à
pénitence. Vous rassemblerez tout ce que l'Eglise vous ordonne de plus
rigoureux, tout ce qu'un confesseur prudent et ferme vous prescrit de plus
pénible ; tout ce qu'intérieurement l'Esprit de Dieu vous inspire de plus
sévère et de plus mortifiant : vous mettrez tout cela dans la balance du
sanctuaire, et vous examinerez ce qu'il peut y avoir en tout cela qui égale les
misères que vous avez vues, et que vous voyez tous les jours. Ah ! Mesdames,
quel sujet de confusion pour vous ! quelle instruction ! et quand il s'agira
d'une abstinence, d'un jeûne, d'une retraite, de quelque exercice que ce puisse
être, si votre délicatesse en est blessée, si vos sens en sont troublés, si
l'amour-propre vous suggère des prétextes qui semblent vous en dispenser,
faudra-t-il à toutes les excuses et à tous les prétextes d'autre réponse que
celle-ci : Sont-ce là les abstinences des pauvres, sont-ce là leurs jeûnes ?
est-ce là leur solitude ? n'ont-ils rien de plus rude à porter, et est-ce là
que se réduit leur pénitence? Vous connaîtrez ainsi combien celle qu'on vous
demande est légère, et combien vous seriez inexcusables de ne vouloir pas vous
y assujettir ; vous vous y soumettrez plus aisément, et vous ne chercherez
point tant à la diminuer ni à l'adoucir : vous l'embrasserez avec confiance ;
et parce que de prendre soin des pauvres, d'essuyer leurs chagrins, leurs
mauvaises humeurs, leurs grossièretés, de vaincre les dégoûts et les
soulèvements de cœur (pie peut causer l'accès de ces demeures infectées par la
pauvreté et par tout ce qui l'accompagne, c'est déjà une des œuvres de la
pénitence les plus laborieuses, vous n'en deviendrez que plus zélées pour ces
devoirs de miséricorde, et que plus fidèles à les accomplir: tellement que la
charité sera, tout ensemble, et le motif pour animer votre pénitence, et la
matière pour l'exercer. Remède infaillible contre les passions et les désirs
déréglés de la chair.
Travaillez, Mesdames, travaillez
par toutes les voies qu'on vous présente, à vous maintenir dans cette pureté
que l'Apôtre recommandait si fortement aux premiers fidèles. Tout prévenu que
je suis de l'estime la plus sincère pour les personnes qui m'écoutent, j'ai cru
ne devoir pas omettre dans cette assemblée un point de morale sur quoi le
maître des nations s'est tant de fois expliqué, parlant à des saints, et dans
la plus grande ferveur du christianisme. Que celui qui est pur devant Dieu se
purifie toujours davantage : car ce Dieu de pureté ne se communique qu'aux âmes
pures. Les anges mêmes à ses yeux ne sont pas exempts de toute tache : que
sera-ce de nous, fragiles mortels, et sans une attention continuelle et de
violents efforts, comment serons-nous en sûreté au milieu de tant de pièges qui
nous environnent, et où nous pouvons nous perdre? Concluons par un troisième
avantage des œuvres de la charité chrétienne, qui est de conserver l'esprit de
piété parmi les soins du monde : Pietas in negotiis. C'est par où je
finis.
TROISIÈME PARTIE.
Il est difficile d'allier
ensemble l'esprit de piété et l'embarras des affaires du monde. Car la piété
consiste dans les sentiments intérieurs d'une âme retirée en elle-même et
occupée de Dieu ; mais les soins et les affaires du monde l'obligent à sortir
de cette retraite, et, par mille mouvements inquiets et empressés qui la
dissipent, lui font insensiblement oublier Dieu, et tourner toutes ses pensées
vers la terre. C'est pourquoi saint Paul déclare que tout homme qui veut
s'engager dans la milice de Dieu, c'est-à-dire se donner à Dieu, être à Dieu,
goûter les choses de Dieu, ne doit point s'ingérer dans les intrigues et les
intérêts du siècle : Nemo militans Deo implicat se negotiis sœcularibus (1).
C'est pourquoi le saint auteur de l'imitation de Jésus-Christ, qui dut être un
des hommes les plus versés et les plus consommés dans les mystères de la vie
spirituelle et dévote, nous avertit sans cesse de n'entrer point trop dans les
affaires humaines ; et que se proposant lui-même pour exemple, il reconnaît que
jamais il ne s'est trouvé parmi le monde, qu'il n'en soit revenu plus imparfait
qu'il n'était : Quoties inter homines fui, minor homo redii. C'est
pourquoi les prêtres du Seigneur, les ministres de l'Eglise, les religieux
vivent dans l'éloignement et la séparation du monde, ou du moins y doivent
vivre autant que leur état le comporte et qu'il le demande, parce qu'ils sont
consacrés par une vocation particulière au culte de Dieu, et appelés à un plus
haut point de piété et de perfection.
Je ne veux pas néanmoins par là,
Mesdames, vous porter à un renoncement entier; et ce n'est pas ma pensée qu'il
soit de votre piété d'abandonner toutes les affaires attachées par la Providence
à votre condition. Bien loin que ce fût une vraie piété, ce serait aller
directement contre les vues du ciel ; et à parler en
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général, la piété est encore moins exposée dans une vie
agissante, dans une vie de travail et d'affaires, quoique temporelles et toutes
profanes, que dans une vie oisive, que dans la vie de la plupart des femmes du
siècle, dont les journées se passent à ne rien faire. Car j'appelle ne rien
faire, n'être occupé que de sa personne, n'être occupé que de ses parures,
n'être occupé que de son jeu, n'être occupé que de visites inutiles, que de
vaines conversations, que de lectures agréables : frivoles amusements, qui
n'arrêtent point assez l'esprit pour le détourner de mille idées dangereuses ;
au lieu que les affaires et l'attention qu'on leur donne ferment du moins la
porte à tous ces objets, et à tous les sentiments, à tous les désirs criminels
qu'ils ne manquent point d'inspirer.
Mais du reste, Mesdames, si l'un
est encore plus à craindre que l'autre ; si l'esprit de piété peut encore moins
se soutenir dans l'inutilité de vie et l'oisiveté que dans les affaires, il est
toujours vrai qu'au milieu du bruit et du tumulte des affaires, il se relâche,
il se ralentit, et souvent s'éteint tout à fait et s'amortit. Or, par où
l'entretiendrez-vous, et par où le réveillerez-vous? Point de meilleur moyen
que ces bonnes œuvres dont je parle, que les œuvres de charité et de
miséricorde. Prenez garde : je ne viens pas, dans une morale outrée, condamner
les soins ordinaires du monde, le soin d'une famille qu'il faut régler, le soin
d'un bien qu'il faut administrer, le soin d'un héritage qu'il faut cultiver, le
soin même d'un procès où l'on se trouve impliqué et où il faut nécessairement
s'employer; cent autres de cette nature, dont on est chargé, et dont on ne peut
raisonnablement se dispenser. Je m'en suis déjà expliqué, et, je le répète, ce
n'est point là ce que je reprends, ni ce que je dois reprendre. Je dis plus, et
j'avoue qu'il y a tels engagements, telles conjonctures, telles affaires, où ce
serait plutôt un péché de négliger ces soins, que d'y vaquer. Mais cela posé,
je vais plus avant ; et ce que je voudrais aussi vous faire comprendre, c'est
que vous ne pouvez mieux sanctifier tous les soins où votre état vous applique,
qu'en y joignant le soin des pauvres. Vous me répondrez que c'est ajouter
affaires sur affaires, et par conséquent que c'est se livrer à de nouvelles
distractions, en se chargeant de nouvelles occupations. Ah ! Mesdames, j'en
conviens, c'est une nouvelle occupation, mais une occupation sainte et
sanctifiante , seule capable de communiquer à toutes les autres ce
caractère de sainteté qui lui est propre,
et de réparer dans vos âmes les dommages que toutes les autres ont coutume d'y
causer. Concevez ma pensée.
Quoique les affaires du monde
puissent être rapportées à Dieu, il y a néanmoins bien d'autres vues que la vue
de Dieu qui peuvent nous y attacher, et qui n'y attachent en effet que trop
tout ce que nous entendons sous le terme d'hommes mondains ou de femmes
mondaines : vues de fortune, vues d'honneur et de distinction , vues
d'élévation et de grandeur, vues d'intérêt, d'une passion démesurée d'avoir et
de posséder, vues d'établissement, de commodité, de plaisir; et parce que
toutes ces vues sont conformes à celles de la nature, ou plutôt parce que ce
sont les vues mêmes de la nature, et que le poids de la nature nous entraîne
presque malgré nous, il n'est pas surprenant que ces vues terrestres et
naturelles prévalent aux vues surnaturelles et divines, qu'elles remplissent
l'étroite sphère de notre cœur, qu'elles nous fassent perdre l'idée de cette
dernière fin où tout doit être référé, et d'où vient à nos actions toute leur
sainteté. Mais, par une règle contraire, voici, Mesdames, quelle bénédiction particulière
les œuvres de charité portent avec elles : ce n'est pas qu'elles occupent
moins, mais c'est qu'elles occupent saintement. Et, en effet, comme ce sont des
œuvres où les sentiments humains ne peuvent guère avoir de part, comme ce sont
des œuvres par elles-mêmes mortifiantes, souvent très-obscures et
très-humiliantes, il n'y a communément que Dieu qui nous y engage, que Dieu qui
nous y attire, que Dieu qu'on s'y propose et qu'on y cherche. On les entreprend
pour lui, on les pratique pour lui, on les soutient pour lui. Or, est-il rien
de plus propre à nourrir la piété, que cette intention droite et toute divine?
Jugez-en par vous-mêmes,
Mesdames, c'est à vous-mêmes que j'en puis appeler; et que dis-je, dont
plusieurs d'entre vous n'aient une connaissance personnelle plus convaincante
que tous les discours ? Qu'avez-vous senti dans le secret de l'âme, et qu'y
sentez-vous, toutes les fois que la charité adresse vos pas vers les pauvres
pour les visiter et les assister? Etes-vous jamais entrées dans un hôpital,
dans une prison, que votre cœur ne se soit auparavant élevé à Dieu? Quelles
réflexions vous y ont occupées, et quelles réflexions en avez-vous remportées?
Quand donc votre piété commence à se refroidir, c'est là immanquablement que
vous la rallumez; quand votre foi commence à s'affaiblir et à languir, c'est là
immanquablement
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que vous la réveillez et que vous la fortifiez. Mais quel
est l'aveuglement de je ne sais combien de femmes du monde ! quoiqu'elles
soient du monde, et tout abîmées dans les soins du monde, elles sont néanmoins
encore chrétiennes ; elles n'ont pas perdu certains principes qu'elles ont
reçus de l'éducation ; elles ont de temps en temps des retours intérieurs, qui
pourraient les remettre dans les voies d'une solide piété, s'ils étaient
soutenus : elles y voudraient marcher; elles voudraient être plus recueillies
et plus dévotes ; car c'est ainsi qu'elles le disent elles-mêmes dans les
rencontres, et qu'elles le font entendre. C'est quelquefois un pur langage; je
le sais : mais je dois aussi convenir qu'il y en a plusieurs qui là-dessus sont
de bonne foi, et qui pensent en effet comme elles parlent. Elles gémissent du
peu de goût qu'elles ont aux pratiques de la religion ; elles se plaignent de
la sécheresse où elles se trouvent dans la prière ; elles souhaiteraient
d'avoir plus de zèle pour leur salut, plus d'attention à cette grande affaire,
et de se laisser moins distraire par les autres, qu'elles avouent n'être auprès
de celle-là que des amusements et des bagatelles. Telles sont leurs
dispositions ; mais parce qu'elles ne les secondent pas, ce sont des
dispositions inutiles, et qui ne servent même qu'à leur condamnation ; car
elles devraient donc prendre les moyens qu'on leur propose pour parvenir à ce
qu'elles désirent. Or un de ces moyens, ce sont incontestablement les œuvres de
la charité. Avec cela, elles se mettraient en état de goûter Dieu davantage.
Une visite des pauvres, un office qu'elles leur rendraient, serait une
suspension salutaire des inquiétudes et des soins du monde ; et Dieu prendrait
ces moments pour leur parler au cœur, pour les rappeler à elles-mêmes, pour
leur retracer dans l'esprit les vérités éternelles, et pour leur en imprimer
tellement le souvenir, que toutes les autres idées ne pussent l'effacer. Leur
dévotion se renouvellerait, leur religion se ranimerait, leur espérance
deviendrait plus vive, et leur amour pour Dieu plus affectueux et plus ardent.
Mais elles prétendent que tous ces changements se fassent dans elles, sans
qu'il leur en coûte une seule démarche ; et jamais, à les en croire, elles
n'ont assez le loisir pour satisfaire à ce que demandent les pauvres, en
l'acquittant de ce qu'elles doivent au monde. Vain prétexte dont elles
découvriront aisément l'illusion, dès qu'elles voudront bien se consulter et ne
se point flatter. Il ne faut pour le détruire qu'elles-mêmes ; il ne faut que
la connaissance qu'elles ont du plan de leur vie, qui pourrait être autrement
réglé et mieux ordonné.
Vous, Mesdames, plus fidèles aux
ordres de Dieu, et plus attentives aux nécessités des pauvres, vous savez vous
partager entre eux et le monde. En accordant à l'un tout ce qu'il peut exiger
de vous, vous trouvez encore de quoi donner aux autres ce qu'ils attendent de
votre charité ; et c'est pour vous confirmer dans cette sainte dispensation et
dans ce juste partage, que je conclus par ces paroles de l'Apôtre : Unusquisque
prout destinavit in corde suo (1) ; Que chacune suive les heureux
sentiments dont elle se sent prévenue en faveur des pauvres ; qu'elle reconnaisse
comme une grâce de Dieu, et une de ses grâces les plus précieuses,
l'inclination qui la porte à les secourir. Vos affaires temporelles n'en
souffriront point ; Dieu en prendra soin lui-même, lorsque vous prendrez soin
de ses enfants ; et il est assez riche pour vous rendre au centuple ce qu'il aura
reçu de vous par leurs mains : Potens est autem Deus omnem gratiam abundare
facere in vobis (2). Vous serez surprises en mille rencontres de voir les
choses réussir au delà de vos espérances, et ce seront autant de bénédictions
que Dieu répandra sur vous sans vous le faire connaître. Plus vous donnerez,
plus vous aurez de quoi donner : Ut abundetis in omne opus bonum (3).
Mais ce qu'il y a de plus essentiel, c'est que vous mettrez par là votre piété
à couvert de ces relâchements si ordinaires dans la vie tumultueuse du monde.
Ce sera une piété constante, parce que ce sera une piété entretenue, et sans
cesse excitée par la charité ; tellement que la promesse du Prophète
s'accomplira dans vous : Sicut scriptum est : Dispersit, dedit pauperibus ;
justitia ejus manet in sœculum sœculi (4) En répandant vos aumônes, vous
recueillerez des fruits de justice, et vous amasserez des trésors de sainteté :
mais de quelle sainteté et de quelle justice? D'une justice inaltérable et
invariable, d'une justice indépendante des occasions, et au-dessus de tous les
événements, d'une justice qui vivra avec vous dans les siècles des siècles, et
dont la récompense sera éternelle. Ainsi soit-il.