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LETTRE CCXI.
BOSSUET AU PREMIER PRÉSIDENT DE HARLAY.
A Meaux, 2 novembre 1693.
Monsieur
J'ai reçu avec respect l'arrêt
que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, et la lettre dont il vous a plu de
l'accompagner. Il
(a) Quelques mois sur cette lettre et sur la suivante.
Les années 1692 et 1693 avaient donné des moissons peu
abondantes ; et la disette, venant s'ajouter au dénuement causé par une longue
guerre, faisait craindre de grands malheurs pour l'hiver de 1694. Le parlement
de Paris, qui à ses fonctions judiciaires joignait des attributions
administratives très-étendues, était chargé de surveiller l'approvisionnement
des marchés, et de pourvoir à l'assistance des pauvres dans la capitale et dans
son vaste ressort. On nous a conservé, parmi les papiers de Harlay, plusieurs
volumes de rapports adressés presque jour par jour au premier président par le
lieutenant de police La Reynie et par les intendants de province, sur les
progrès du fléau et les moyens de l'arrêter. A l'approche de l'hiver, la chambre
des vacations rendit un arrêt pour exhorter et, au besoin, pour forcer toutes
les classes de la société à contribuer à l'entretien des pauvres. Le Parlement
réglait la distribution des aumônes, et mettait le zèle le plus louable à
rechercher les mesures les plus efficaces pour soulager la misère publique.
Malgré ses préjugés gallicans, animé d'un esprit sincèrement chrétien et
profondément catholique, il ne disputait point au clergé, comme on l'a fait
depuis, le droit de secourir les peuples. Il savait que nul pouvoir en ce monde
n'a plus d'autorité que l'Eglise, sur les riches pour commander leur
commisération, ni sur les pauvres pour apaiser et consoler leurs souffrances. On
n'avait pas encore oublié qu'il n'y a pas d'oeuvre de charité féconde, sans la
présence et la bénédiction du prêtre.
L'arrêt de la chambre des
vacations mettait les évoques et les curés au premier rang dans la lutte que les
pouvoirs publics engageaient contre la famine. Les évêques et les curés, dont le
zèle avait depuis longtemps devancé celui des magistrats, acceptèrent avec
reconnaissance l'appui de l'autorité temporelle, et répondirent à ses désirs par
un redoublement de charité. Outre les deux lettres de Bossuet, on peut lire plus
de cent autres lettres, également autographes, de tous les évêques du ressort,
qui montrent la tendresse et des ecclésiastiques et des laïques pour les membres
souffrants de Notre-Seigneur ; elles
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était absolument nécessaire. Je n'oublierai rien, Monsieur,
de ce qui dépendra de mon ministère pour en rendre l'exécution aussi douce et
aussi efficace qu'il sera possible, et je tâcherai de prévenir les difficultés
pour ne vous importuner que de celles qu'où ne pourra éviter de porter jusqu'à
vous. Je suis avec un respect sincère, etc.
+ J. Bénigne, év. de Meaux.
LETTRE CCXII.
BOSSUET AU PREMIER PRÉSIDENT DE HARLAY.
A Meaux, 28 novembre 1693.
Puisque vous m'avez fait
l'honneur de me témoigner que vous seriez bien aise d'être informé des
difficultés qui se présentent dans l'exécution de votre arrêt, voici celles que
je viens de rencontrer dans la course que je viens de faire, durant trois
semaines, dans les endroits les plus écartés de ce diocèse.
La première est que les
habitants des villes soutenaient qu'étant taxés dans les villages à raison des
biens qu'ils y possédaient, ils ne pouvaient plus être obligés à contribuer dans
les villes ; et on m'a dit que ceux de Provins, du diocèse de Sens, se voulaient
adresser à la Cour pour le faire ainsi interpréter en leur faveur. Mais
j'espère, Monsieur, que cette illusion, qui laisserait la campagne absolument
sans secours, ne trouvera point de lieu devant votre justice. J'ai établi pour
maxime dans tout le diocèse que les habitants des villes dévoient double
contribution, l'une à la campagne à raison des biens qu'ils y ont, l'autre dans
les villes pour éviter les inconvénients de la demeure. Tout le clergé et
ne font voir que deux ombres dans ce magnifique tableau,
l'avarice de quelques magistrats subalternes de Châlons-sur-Marne, et la dureté
de quelques-uns de ces abbés commendataires que les rois imposaient à l'Eglise
gallicane en vertu de ses libertés, et qui lui ravissaient à la fois ses biens
et son honneur.
Les autographes des deux lettres de Bossuet se trouvent à
la bibliothèque impériale, Harlay, 367, tom. XVI, pag. 193 et 271. La
première est inédite, et la seconde n'a paru que dans la Correspondance
administrative de Louis XIV, tom. I (Collection des Documents inédits.)
Nous donnons aussi quelques lettres des évoques qui se
trouvaient dans le ressort du parlement de Paris. Comme la première de Bossuet,
ces lettres sont inédites.
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moi à la tête, nous en avons donné l'exemple, et pourvu,
Monsieur, qu'il vous plaise laisser les choses comme elles sont, j'espère que
tout cédera à cet avis.
L'autre difficulté vient des officiers qui n'osent taxer
leurs seigneurs ni les personnes considérables. Celle-là est grande, et je n'y
ai d'autre remède que d'ordonner aux curés de me rendre compte de ce qui se
passe, et d'agir moi-même auprès des seigneurs, à quoi jusqu'ici je n'ai pas
trouvé beaucoup de résistance. Si j'en trouve dans la suite, j'aurai recours,
Monsieur, à votre autorité, et si vous me le permettez à vos conseils.
La dernière difficulté que je ne
puis vaincre sans un nouvel ordre, c'est que la moitié des paroisses, par
exemple toutes celles des vignobles, ne peuvent absolument soutenir leurs
pauvres. Il y en a même dont le territoire est si petit que, quand on en
changerait tout le revenu en aumônes, elles ne seraient pas suffisantes, ces
paroisses étant d'ailleurs toutes pleines de pauvres ouvriers qui demeurent sans
travail. Il est donc absolument nécessaire de soutenir les paroisses plus
faibles par les plus fortes, ce qui ne se peut sans qu'on en donne le pouvoir à
quelqu'un. Je n'imagine pas qu'on le puisse faire autrement que par les évêques.
Ou ne cherche point en cette occasion à se donner de l'autorité : elle est même
fort à charge dans un temps si fâcheux : mais il ne faut pas fuir le travail.
C'en est pour vous, Monsieur, un
très-pénible d'avoir à joindre aux soins paternels que vous prenez pour Paris,
celui de tant de provinces ; mais votre zèle n'a point de bornes non plus que
vos bannières, et sur cela je ne crains point de vous importuner.
Je dois vous dire que les
ecclésiastiques font bien leur devoir, principalement les chanoines et les curés
que nous avons sous notre main. Il y en a plusieurs dans ce diocèse qui, n'ayant
que la portion congrue, la sacrifient pour leurs pauvres, et vivent presque de
rien sur leurs petites épargnes et en vendant tout.
J’ai Monsieur, chargé mon neveu
de vous rendre compte de la disposition où sont entrés Messieurs de Rebais, de
céder, et de vous faire mes très-humbles remerciements de l'audience que vous
avez eu la bonté de m'accorder.
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Il ne me reste qu'à vous assurer du respect avec lequel je
suis. Monsieur, etc.
LETTRE CCXIII.
L'EVEQUE D'AMIENS AU PREMIER PRÉSIDENT DE HARLAY.
Amiens, le 3 novembre 1693.
J'ai reçu celle que, vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire avec l'arrêt pour procurer le soulagement des
pauvres. Il me sera d'autant plus facile de concourir avec les magistrats de ce,
diocèse pour le faire exécuter, que leur zèle pour cette bonne œuvre pourrait me
servir d'exemple.
Dès l'année passée nous agîmes
de concert, et nous engageâmes les communautés, aussi bien que les particuliers,
à convenir d'une contribution volontaire chaque semaine, laquelle a duré
jusqu'au premier jour d'août dernier. Mais nous avions besoin cette année d'une
autorité supérieure, à cause de l'augmentation de la misère et de la plus grande
cherté du pain.
Je profiterai, Monsieur, puisque
vous me le permettez, de la liberté que vous me donnez de vous représenter ce
qui me paraîtra requérir ou vos lumières ou votre appui dans l'exécution de ce
projet.
L'arrêt porte que dans les
villes où il y a plusieurs paroisses, chacune se cotisera pour nourrir ses
pauvres. Nous ne pourrons pas suivre cette disposition dans la plupart des
villes de mon diocèse, et particulièrement dans Amiens. Il y a des paroisses
dans lesquelles il n'y a pas un seul pauvre. Il y en a d'autres dans lesquelles
il n'y a presque personne en état de faire l'aumône. Nous serons obligés de
faire, comme l'année passée, une masse commune de toutes les aumônes pour
ensuite les répartir suivant les besoins de chaque paroisse. J'espère que la
seule proposition que j'en ferai sera reçue. Si j'y trouvais quelque obstacle à
cause des termes de l'arrêt, je ne manquerais pas de vous en donner avis.
L'arrêt dispense les curés à
portion congrue d'entrer dans la
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cotisation qui sera faite pour les paroisses de la
campagne. On peut faire deux observations sur cet article par rapport à mon
diocèse. La première, c'est qu'il y a un nombre considérable de curés qui sont
décimateurs par l'abandon qui leur a été fait des dîmes, et qui néanmoins n'ont
pas 300 francs de revenus. La seconde, c'est que de 750 et tant de curés qui
composent le diocèse d'Amiens, il n'y en a pas 200 dont les bénéfices valent
mieux que portion congrue. Mais par l'exemple de ce qui s'est fait l'hiver
passé, j'ai lieu de me promettre que les plus pauvres contribueront de tout leur
pouvoir; car effectivement, je suis obligé de leur rendre ce témoignage. Je
suis, etc.
LETTRE CCXIV.
L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS AU PREMIER PRÉSIDENT.
D'Orléans, ce 3 novembre.
Lorsque j'ai reçu la lettre que
vous m'avez fait l'honneur de n'écrire, j'avais déjà pris quelques mesures avec
plusieurs curés de cette ville pour tâcher de secourir les pauvres dans leurs
nécessités. Je les ai tous rassemblés, et je leur ai ordonné de voir avec leurs
plus notables paroissiens quels sont ceux de leurs paroisses qui ont besoin de
secours, et de quels moyens on peut se servir pour les faire subsister sans
favoriser la fainéantise de quelques-uns. Je vais donner ordre aussi aux curés
de la campagne de chercher avec les juges des lieux et avec les plus
considérables de leurs paroisses, les expédions les plus prompts et les plus
sûrs pour faire subsister leurs pauvres. Je ferai tout ce qui dépendra de moi
pour seconder vos bonnes intentions, afin que tout s'exécute comme vous le
souhaitez, Monsieur; mais je prévois des difficultés qui me font peur. La
plupart des paroisses de la campagne sont dans la dernière misère, et ceux qui y
devraient être plus accommodés manquent même de ce qui leur est nécessaire. Bien
loin d'avoir du superflu, les habitants des villes souffrent comme les autres,
et nous avons même dans celle-ci si peu de blé, et le peu que nous en avons est
si cher, que le moindre
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pain y vaut 4 sols la livre. Nos marchands en avaient
acheté en Bretagne et en Poitou, mais on l'arrête dans les villes où il faut
qu'il passe, et il ne nous en vient presque pas. J'aurai l'honneur de vous
rendre compte de ce que nous ferons, et je m'estimerai toujours très-heureux de
trouver l'occasion de pouvoir marquer qu'on ne peut être avec plus de respect
que je suis, etc.
LETTRE CCXV.
L'ÉVÊQUE D'ANGERS AU PREMIER PRÉSIDENT DE HARLAY.
J'ai reçu avec tout le respect
que je dois celle que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire pour l'exécution de
l'arrêt de la Chambre des vacations, qui concerne le soulagement de nos pauvres.
Devant être leur père en qualité de leur évêque, vous pouvez juger jusqu'à quel
point va la reconnaissance que je conserverai toute ma vie du soin que votre
zèle vous inspire pour leur soulagement, et de la protection que vous nous
promettez dans une misère aussi pressante. Notre clergé avait déjà donné des
marques de son zèle pour le soulagement des pauvres, en empruntant une somme de
10.000 écus pour faire des achats de blés, qu'on débitera aux pauvres à bon
marché. Votre exemple nous va encore tous animer. Je vous conjure de nous
accorder la continuation de votre protection, et de me croire, etc.
LETTRE CCXVI.
L'ÉVÊQUE DE CHALONS-SUR-MARNE AU PREMIER PRÉSIDENT DE HARLAY.
A Châlons, le 4 de décembre 1693.
Monsieur ,
Je presse autant que je dois
notre clergé d'ajouter, du moins par des aumônes volontaires, quelque chose au
tiers qu'il donne dans la contribution générale pour la subsistance des pauvres
de
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cette ville; je ne puis à cause des conséquences dont je
dois le défendre, l'obliger à porter une plus forte taxe ; elle est au-dessus de
toutes celles portées jusques à présent en pareille occasion, et elle paraît
fort considérable à toutes les personnes désintéressées. Vous en avez, Monsieur,
jugé de même et vous m'avez fait l'honneur de m'écrire que vous trouvez qu'on
doit s'en louer. Ainsi, il ne m'est pas possible d'en tirer davantage, et je ne
puis qu'engager les ecclésiastiques aisés de grossir leurs aumônes particulières
: c'est ce que plusieurs ont déjà fait avec grande charité, et dont les gens
raisonnables sont fort édifiés. Si nos magistrats avaient moins de jalousie
contre le clergé et moins d'intérêt dans ce qu'ils demandent, ils en seraient
aussi contents; mais M. le lieutenant général ne veut donner que 10 francs par
mois pour l'aumône publique et depuis cinq ou six ans n'a pas voulu payer la
taxe pour l'hôpital-général ; et M. le lieutenant particulier ne donne pas un
sol dans la contribution générale pour les pauvres, s'en croyant dispensé parce
qu'il a encore père et mère et n'est point marié. Je ne sais si vous
approuverez, Monsieur, leur conduite sur cela; mais, si vous le faites, je le
ferai aussi, me soumettant avec plaisir à vos lumières et à votre justice.
Faites-moi toujours, s'il vous plaît, celle de me croire, etc.
LETTRE CCXVII.
LEIBNIZ A BOSSUET.
Sur l'essence des corps. 1693.
Quant à l'essence des corps et
le sujet de l'étendue, il semble que ce sujet contient quelque chose dont la
répétition même est ce qui fait l’étendue, et il paraît que vous ne vous
éloignez pas de ce sentiment. Ce sujet contient les principes de tout ce qu'on
peut lui attribuer, et le principe des opérations est ce que j’appelle la force
primitive. Mais il n’est pas si aisé de satisfaire là-dessus ceux qui sont
accoutumés aux idées seules de Gassendi ou de Descartes, et il faudrait prendre
la chose de plus haut. M. Pelisson m’envoya
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quelques objections contre ce que j'avais dit de la force
et de la nature du corps : je tâchai d'y satisfaire. Il me disait quelles
venaient d'une personne de grande considération, sans s'expliquer davantage. Y
ayant pensé depuis, j'ai du penchant à croire qu'elles étaient venues de M.
Arnauld : car j'ai remarqué depuis, qu'il y avait quelque chose qui ne pouvait
presque être su que de lui, à cause des lettres que nous avions échangées
autrefois sur des matières approchantes. Je ne sais. Monseigneur, si vous avez
vu cette objection et ma réponse, aussi bien que ce que j'ai donné depuis peu,
et autrefois dans le Journal des Savants, touchant l'inertie naturelle
des corps.
Je voudrais, Monseigneur, que
vous eussiez vu ce que j'avais envoyé à feu M. Pelisson, sur ce qu'il avait
trouvé bon de faire communiquer mes raisonnements de dynamique à l'académie
royale des sciences. Mais ce papier ayant été mis au net, et envoyé à
l'académie, y demeura là, et on me dit maintenant qu'il est sous le scellé de
feu M. Thévenot. Il est vrai que M. Thévenot me manda que l'académie l'ayant
considéré, avait témoigné de l'estime ; mais qu'on n'avait pu convenir du sens
de quelques endroits. Je demandai qu'on me marquât ces endroits où ces doutes ;
mais M. Thévenot mourut là-dessus, je ne sais si M. Pelisson en a gardé une
copie : il me semble qu'il la voulait donner à lire à M. de la Loubère. Si M. de
la Loubère l’a, il pourrait vous en informer à fond. Il me semble aussi que M.
des Villètes, qui était des amis de M. Pelisson, et qui l’est particulièrement
de M. le duc de Roannez, avait lu ou peut-être eu mon Mémoire : mais en tout cas
je le pourrais tirer derechef de mon brouillon. Car comme vous êtes juge
compétent de tout cela, je souhaiterais que vous fussiez informé du procès. M.
Pelisson avait parlé de cela avec M. l'abbé Pignon qui a l'intendance de
l'académie de la part de M. de Pontchartrain : mais la mort de M. Thévenot a
arrêté notre dessein. On m'a mandé que M. l'abbé Rignon a un excellent dessein,
qui est d'établir une académie des arts : cela sera d'importance ; mais il sera
bon qu'il y ait de l'intelligence entre la sœur aînée et la cadette.
Vous faites trop d'honneur, Monseigneur, a une épigramme
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aussi médiocre que celle que j'avais faite sur les bombes :
mais c'est apparemment parce que votre philanthropie vous fait désapprouver les
maux que les hommes s'étudient de se faire. Plût à Dieu que ces sentiments de
charité fussent plus généraux! Je suis. etc.
LEIBNIZ.
RÉFLEXIONS DE LEIBNIZ.
Sur l'avancement de la métaphysique réelle, et particulièrement sur la nature de
la substance expliquée par la force (a).
Je vois que la plupart de ceux
qui se, plaisent aux sciences mathématiques n'ont point de goût pour les
méditations métaphysiques, trouvant des lumières dans les unes et des ténèbres
dans les autres : dont la cause principale parait être que les notions
générales, qu'on croit les plus connues, sont devenues ambiguës et obscures par
la négligence des hommes et par leur manière inconstante, de s'expliquer : et il
s'en faut tant que les définitions vulgaires expliquent la nature des choses,
qu'elles ne sont pas même nominales. Le mal s'est communiqué aux autres
disciplines, qui sont sous-ordonnées en quelque façon à cette science première
et architectonique. Ainsi au lieu de définitions claires, on nous a donné de
petites distinctions ; et au lieu des axiomes universels, nous avons des règles
topiques, qui ne souffrent guère moins d'instances qu'elles ont d'exemples. Et
néanmoins les hommes sont obligés d'employer ordinairement les termes de
métaphysique, se flattant eux-mêmes d'entendre ce qu'ils sont accoutumés de
prononcer. On parle toujours de substance, d'accident, de cause, d'action, de
relation ou rapport, et de quantité d’autres termes dont pourtant les notions
véritables n'ont pas encore été mises dans leur jour : car elles sont fécondes
en belles vérités, au lieu que celles qu’on a sont stériles. C'est pourquoi on
ne point s’étonner si cette science principale, qu'on appelle la
(a) Nous donnons ici les différents écrits de Leibniz
relatifs à cette matière, que nous avons trouvés en original parmi les
manuscrits de Bossuet, et sur lesquels ce prélat portera bientôt son jugement. (Les
prem. édit.)
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première philosophie, et qu'Aristote appelait la
désirée zetoumene est cherchée encore.
Platon est souvent occupé dans
ses Dialogues à rechercher la valeur des notions, et Aristote fait la
même chose dans ses livres qu'on appelle métaphysiques ; mais on ne voit
pas qu'ils aient fait de grands progrès. Les platoniciens postérieurs ont parlé
d'une manière mystérieuse, qu'ils ont portée jusqu'à l'extravagance; et les
aristotéliciens scholastiques ont eu plus de soin d agiter les questions que de
les terminer. Ils auraient eu besoin d'un Gellius, magistrat romain, dont
Cicéron rapporte qu'il offrit son entremise aux philosophes d'Athènes, où il
était en charge, croyant que leurs différends se pouvaient terminer connue les
procès. De notre temps, quelques excellents hommes ont étendu leurs soins
jusqu'à la métaphysique : mais le succès n'a pas encore été fort considérable.
Il faut avouer que M. Descartes a fait encore en cela quelque chose de
considérable ; qu'il a rappelé les soins que Platon a eus de tirer l'esprit de
l'esclavage des sens, et qu'il a fait valoir les doutes des académiciens. Mais
étant allé trop vite dans les affirmations, et n'ayant pas assez distingué le
certain de l'incertain, il n'a pas obtenu son but. Il a eu une fausse idée de la
nature du corps, qu'il a mis dans l'étendue toute pure sans aucune preuve; et il
n'a pas vu le moyen d'expliquer l'union de l'âme avec le corps. C'est faute de
n'avoir point connu la nature de la substance en général : car il passait par
une manière de saut à examiner les questions difficiles, sans en avoir expliqué
les ingrédients. Et on ne saurait mieux juger de l'incertitude de ses
méditations que par un petit écrit où il les voulut réduire en forme de
démonstrations, à la prière du P. Mersenne, lequel écrit se trouve inséré dans
ses réponses aux objections.
Il y a encore d'autres habiles
hommes qui ont eu des pensées profondes : mais il y manque la clarté, qui est
pourtant plus nécessaire ici que dans les mathématiques mêmes, où les vérités
portent leurs preuves avec elles : car l'examen qu'on en peut toujours faire est
ce qui les a rendues si sûres. C'est pourquoi la métaphysique, au défaut de ces
épreuves, a besoin d'une nouvelle manière de traiter les choses, qui tiendrait
lieu de calcul, qui
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servirait de fil dans le labyrinthe, et conserverait
pourtant une facilité semblable à celle qui règne dans les discours les plus
populaires.
L'importance de ces recherches
pourra paraître parce que nous dirons de la notion de la substance. Celle que je
conçois est si féconde, que la plupart des plus importantes vérités touchant
Dieu, l'âme et la nature du corps, qui sont ou peu connues ou peu prouvées, en
sont des conséquences. Pour en donner quelque goût, je dirai présentement que la
considération de la force, à laquelle j'ai destiné une science
particulière, qu'on peut appeler Dynamique, est de grand secours pour entendre
la nature de la substance. Cette force active est différente de la faculté
de l'Ecole, en ce que la faculté n'est qu'une possibilité prochaine pour agir,
mais morte pour ainsi dire, et inefficace en elle-même si elle n'est excitée par
dehors. Mais la force active enveloppe une entéléchie ou bien un acte ;
étant moyenne entre la faculté et l'action, et ayant en elle un certain effort,
conatum : aussi est-elle portée d'elle-même à l'action sans avoir besoin
d'aide, pourvu que rien ne l'empêche. Ce qui peut être éclairci par l'exemple
d'un corps pesant suspendu ou d'un arc bandé : car bien qu'il soit vrai que la
pesanteur et la force élastique doivent être expliquées mécaniquement par le
mouvement de la matière éthérienne, il est toujours vrai que la dernière raison
du mouvement de la matière est la force donnée dans la création, qui se trouve
dans chaque corps, mais qui est comme limitée par les actions mutuelles des
corps. Je tiens que cette vertu d'agir se trouve en toute substance, et même
qu'elle produit toujours quelque action effective, et que le corps même ne
saurait jamais être dans un parfait repos : ce qui est contraire à l'idée de
ceux qui le mettent dans la seule étendue. On jugera aussi par ces méditations,
qu'une substance ne reçoit jamais sa force d'une autre substance créée,
puisqu'il en provient seulement la limitation ou détermination qui fait naître
la force secondaire, ou ce qu’on appelle force mouvante, laquelle ne doit
pas être confondue avec ce que certains auteurs appellent impetus, qu’ils
estiment par la quantité du mouvement, et le font promu à la vitesse, quand les
corps sont égaux : au lieu que
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la force mouvante, absolue et vive, savoir celle qui se
conserve toujours la même, est proportionnelle aux effets possibles qui en
peuvent naître. C'est en quoi les cartésiens se sont trompés, en s'imaginant que
la même quantité de mouvement se conserve dans les rencontres des corps. Et je
vois que M. Huygens est démon sentiment là-dessus, suivant ce qu'il a donné, il
y a quelque temps, dans l’Histoire des ouvrages des Savants, disant qu'il
se conserve la même force ascensionnelle.
Au reste un point des plus
importants, qui sera éclairci par ces méditations, est la communication des
substances entre elles, et l'union de l'âme avec le corps. J'espère que ce grand
problème se trouvera résolu d'une manière si claire, que cela même servira de
preuve pour juger que nous avons trouvé la clef d'une partie de ces choses : et
je doute qu'il y ait moyen de donner une autre manière intelligible, sans
employer un concours spécial de la première cause, pour ce, qui se passe
ordinairement dans les causes secondes. Mais j'en parlerai davantage une autre
fois si le public ne rebute point ceci, qui ne doit servir qu'à sonder le gué.
Il est vrai que j'en ai déjà communiqué, il y a plusieurs années, avec des
personnes capables d'en juger. J'ajouterai seulement ici ma réponse à des
difficultés qu'un habile, homme a faites sur ma manière, d'expliquer la nature
du corps par la notion de la force.
RÉPONSE DE LEIBNIZ.
Aux objections faites contre l'explication de la nature du corps, par la notion
de la force.
Les expressions de M.*** étant
si obligeantes et si justes, on reçoit ses objections avec autant de plaisir que
de profit. Si tout le monde en usait de même, on irait bien loin. Il paraît
qu'il n'est pas entêté des opinions qui sont en vogue. J'aurais tort de
prétendre qu'il se rende facilement à la mienne; et je ne me flatte pas assez
pour espérer de le satisfaire entièrement sur ses objections. Cependant mon
devoir veut que je fasse là-dessus ce qui dépend de moi.
489
I. Je croirais plutôt que la
notion de la force est antérieure à celle de l'étendue, parce que l'étendue
signifie un amas ou agrégé de plusieurs substances, au lieu que la force se doit
trouver même dans un sujet qui n'est qu'une seule substance : or l'unité est
antérieure à la multitude. On peut même dire que la force est le constitutif des
substances, comme l'action, qui est l'exercice de la force, en est le caractère
: car les actions ne conviennent qu'aux substances, et conviennent toujours à
toutes les substances.
II. Lorsqu'il s'agit de l'idée
de la force, je ne saurais faire autre chose que d'en donner la définition,
comme j'ai fait: les propriétés qu'on en tirera la feront d'autant mieux
connaître. Son idée n'est point du nombre de celles qu'on peut atteindre par
l'imagination ; et on ne doit rien chercher ici qui la puisse frapper. Ayant mis
à part l'étendue et ses modifications ou changements, on ne trouvera rien dans
la nature qui soit plus intelligible que la force.
III. Mon axiome n'est pas
seulement : Quod effectus integer respondeat causœ plenœ; mais : Quod
effectus integer sit œqualis causœ plenœ. Et je ne l'emploie pas pour rendre
raison de la force primitive, qui n'en a point besoin ; mais pour expliquer les
phénomènes de la force secondaire : car il me fournit des équations dans la
mécanique, comme l'axiome vulgaire, que le tout est égal a ses parties prises
ensemble, nous en fournit dans la géométrie. La force primitive dans les corps
est indéfinie d'elle-même : mais il en résulte la force secondaire, qui est
comme une détermination de la primitive, provenant des combinaisons et
rencontres des corps.
IV. Je n'ai garde de dire, que
la controverse de la présence réelle est terminée par ce que j'ai proposé : mais
il me semble au moins que cette présence est incompatible avec l’opinion de ceux
qui font consister l'essence du corps dans l'étendue. L'impénétrabilité
naturelle des corps ne vient que de leur résistance, qui doit obéir à la volonté
de Dieu: et cette résistance des corps n'est autre chose que la puissance
passive de la matière.
V. Ce que j’ai répondu à la
première difficulté servira encore ici : et puisque tout ce qu'on conçoit dans
les substances se réduit
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à leurs actions et passions, et aux dispositions qu'elles
ont pour cet effet, je ne vois pas qu'on y puisse trouver quelque chose de plus
primitif que le principe de tout cela, c'est-à-dire que la force. Il est bien
manifeste aussi que la force d'agir des corps est quelque chose de distinct et
d'indépendant de tout ce qu'on y conçoit d'ailleurs, tout le reste y étant comme
mort sans elle et incapable de produire quelque changement. La faculté, qui
faisait du bruit dans les écoles, n'est rien qu'une possibilité prochaine pour
agir: mais la force d'agir est une entéléchie ou bien un acte positif; et c'est
ce qu'on demande. La seule possibilité ne produit rien, si on ne la met en acte
; mais la force produit tout. Elle est portée de soi-même à l'action; et on n'a
point besoin de l'aider; il suffit qu'on ne l'empêche point.
On peut ajouter ce qu'il y a sur
cette matière dans le Journal des Savants, 18 juin 1691, 10 juillet 1691,
et 5 janvier 1693.
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