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INSTRUCTION
SUR
LES ÉTATS D'ORAISON.
PREMIER TRAITÉ.
OU SONT EXPOSEES
LES ERREURS
DES FAUX MYSTIQUES DE NOS JOURS.
LIVRE PREMIER.
Les erreurs des
nouveaux mystiques en général, et en particulier leur acte continu et universel.
Il y a déjà quelques siècles que
plusieurs de ceux qu'on appelle mystiques ou contemplatifs, ont
introduit dans l'Eglise un nouveau langage qui leur attire des contradicteurs.
En voici un échantillon dans le livre de Jean Rusbroc, chanoine régulier de
l'ordre de Saint-Augustin, prieur et fondateur du monastère de Vauvert, l'un des
plus célèbres mystiques, qui mourut vers la fin du quatorzième siècle. Cet homme
donc, dans son livre de l'Ornement des Noces spirituelles, qui est son
chef-d'œuvre, a avancé ces propositions, que Gerson, qui florissait quelque
temps après, lui a reprochées, « que non-seulement l'âme contemplative voit Dieu
par une clarté qui est la divine essence, mais encore que l’âme même est cette
clarté divine ; que l’âme cesse d'être dans l'existence qu'elle a eue auparavant
en son propre genre; qu'elle est changée, transformée, absorbée dans l'être
divin, et s'écoule dans l'être idéal qu'elle avait de toute éternité dans
l’essence divine; et qu'elle est tellement perdue dans cet abîme,
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qu'aucune créature ne la peut retrouver : Non est
reperibitis ab ullà creaturà (1). » Quoi! l'ange saint, qui est préposé à la
conduite de cette âme, et les autres esprits bienheureux ne peuvent plus la
distinguer de Dieu? Elle ne connaît pas elle-même sa distinction, ou comme parle
cet auteur, son altérité? Elle ne sent plus de faiblesse ; elle ne sent
même plus qu'elle est créature ? C'est lui donner plus qu'on ne peut avoir même
dans le ciel; et lorsque Dieu sera tout en tous (2), ceux que L'Apôtre comprend
sous le nom de tous, connaîtront qu'ils sont et demeurent plusieurs, bien que
réunis à un seul Dieu. Quoiqu'il force de subtiliser et d'affaiblir les termes,
on puisse à la fin peut-être réduire ces expressions de Rusbroc à quelque sens
supportable, Gerson soutient que, malgré la bonne intention de celui qui s'en
est servi, elles sont en elles-mêmes dignes de censure et propres à favoriser la
doctrine des hérétiques, qui disaient que l'homme pouvait être réellement changé
en Dieu et en l'essence divine : mais sans entrer dans cette dispute, il me
suffit ici de remarquer que cet auteur et ses semblables sont pleins
d'expressions de cette nature, dont on ne peut tirer de bon sens que par de
bénignes interprétations, ou pour parler nettement que par des gloses forcées.
En effet il ne faut que lire les explications qu'un pieux chartreux de ce
temps-là, en répondant à Gerson, donne aux paroles de Rusbroc dont il était
disciple, pour être bientôt convaincu qu'on ne doit attendre ni justesse ni
précision dans ces expressions étranges, niais les excuser tout au plus avec
beaucoup d'indulgence.
Ce qui paraît principalement
leur avoir inspiré ce langage exagératif, c'est que prenant pour modèle les
livres attribués à saint Denys l'Aréopagite (a), ils en ont imité le style
extraordinaire, que Gerson a bien connu ; et selon le naturel de l'esprit
humain, qui s'étant une fois guindé ne peut plus se donner de bornes, ils n'ont
cessé d'enchérir les uns sur les autres : ce qui à la fin les a mis au rang des
auteurs dont on ne fait point d'usage. Car qui connaît maintenant Harphius ou
Rusbroc lui-même, ou les autres
1 Gers., ad Carthus., tom. I,
col. 60 ; Rush., de Orn. spirit. nupt., III part, cap. II et III,
etc. — 2 I Cor., XV, 28.
(a) La critique moderne a prouvé l'authenticité de ces
précieux ouvrages.
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écrivains de ce caractère? Non que la doctrine en soit
mauvaise, puisque, comme l'a sagement remarqué le cardinal Bellarmin, elle est
demeurée sans atteinte : ni que leurs écrits soient méprisables, puisque
beaucoup de savants auteurs les ont estimés et en ont pris en main la défense :
mais à cause qu'on n'a pu rien conclure de précis de leurs exagérations : de
sorte qu'on a mieux aimé les abandonner, et qu'ils demeurent presque inconnus
dans des coins de bibliothèques.
De là aussi il est arrivé que
leur autorité est fort petite, pour ne pas dire nulle dans l'école : tout ce
qu'on y dit de plus favorable pour eux, c'est que ce sont des auteurs qu'il faut
interpréter bénignement; et quand on objecte à Suarez l'autorité de Taulère, qui
est pourtant à mon avis un des plus solides et des plus corrects des mystiques,
il répond « que cet auteur ne parlant pas avec la précision et subtilité
scolastique, mais avec des phrases mystiques, on ne peut pas faire grand
fondement sur ses paroles , quand on voudrait déférer à son autorité (1). »
Ce qu'on dit de plus
vraisemblable et de plus avantageux pour excuser leurs expressions exorbitantes
, c'est qu'élevés à une oraison dont ils ne pouvaient expliquer les sublimités
par le langage commun, ils ont été obligés d'enfler leur style pour nous donner
quelque idée de leurs transports. Mais le saint homme Gerson, qui ne leur est
point opposé, puisqu'il a fait expressément leur apologie, ne laisse pas de leur
reprocher de pratiquer tout le contraire de Jésus-Christ et de ses apôtres, qui
ayant à développer des mystères impénétrables et cachés à tous les siècles , les
ont proposés en termes simples et vulgaires. Saint Augustin , saint Bernard,
tous les autres Saints les ont imités ; au lieu, dit le docte et pieux Gerson
(2), que ceux-ci dans une moindre élévation semblent ne songer qu'à percer les
nues et à se faire perdre de vue par leurs lecteurs.
C'est de quoi je vais donner un
second exemple tiré du même Rusbroc dans le même livre (3), plus étrange que le
premier. Car en parlant d'un homme abandonné à Dieu afin qu'il fasse de lui
1 Suar., de Relig., cap. II ; lib. II, de Orat.
Ment., cap. XII, n. 17. — 2 Ubi sup. — 3 de Orn. spir. nupt., p. III.
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tout ce qu'il voudra dans le temps et dans l'éternité, il
dit que cela lui paraîtra meilleur, Id melius ei sapiet, que s'il pouvait
aimer Dieu éternellement : qui est une pensée qu'on ne peut comprendre ; car
qu'y a-t-il au-dessus d'aimer Dieu d'un amour éternel ; c'est-à-dire de l'aimer
comme les esprits bienheureux, comme l’âme sainte de Jésus-Christ, comme Dieu
s'aime lui-même? Cependant ce contemplatif trouve quelque chose de meilleur.
Mais ce qu'il veut mettre à la place de cet amour éternel sera pourtant de
l'amour ; cet amour en sera-t-il meilleur pour n'être pas éternel , et pour être
de cette vie plutôt que de l'autre ? Quoi ! perdra-t-il son prix, parce qu'il
sera immuable et béatifiant? La proposition paroît étrange, mais ce n'est rien
en comparaison de la raison qu'il en rend : « Car encore, continue-t-il, que de
toutes les actions la plus agréable soit de louer Dieu, il est encore plus
agréable d'être le propre bien de Dieu, parce que cela mène à lui plus
profondément, et que c'est plutôt en recevoir l'opération que d'agir soi-même :
Passio potius est Dei quàm actio : » comme si Dieu agissant en nous y
pouvait opérer quelque chose de meilleur en soi, ou qui nous unit davantage à
lui, ou qui nous tint davantage dans sa dépendance, que de se faire aimer et
louer de nous par un éternel amour ; ou bien qu'étant dans le ciel avec cet
amour, il fallût encore rechercher des moyens imaginaires de s'en dépouiller :
en sorte que par amour et par soumission à Dieu, on consentit de ne plus aimer,
s'il le voulait, ou d'aimer moins et d'avoir un genre d'amour plus imparfait que
celui qui est éternel et béatifique : absurdités si étranges, qu'on ne sait par
où elles ont pu entrer dans l'esprit d'un homme ; et néanmoins l'homme qui nous
les propose, c'est Rusbroc, le plus célèbre de tous les mystiques de son temps
et le maître de tous les autres ; le maître d'Henri Harphius qui l'a copié, et
de Jean Taulère qui l'a suivi (1) : celui que ses disciples donnaient comme un
homme immédiatement inspiré de Dieu, surtout dans le traité dont il s'agit (2).
Que de violents correctifs ne faut-il point apporter à ses propositions pour les
rendre supportables? Concluons donc, encore un coup, que si l'on ne trouve aux
prodigieux discours de
1 Vit. Rusb. per Surimm. — 2
Jo. de Schœn., ap. Gers., ibid., col. 63.
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Rusbroc et de ses semblables, de charitables adoucissements
qui les réduisent à de justes bornes, on se jette dans un labyrinthe dont on ne
peut sortir.
Un des caractères de ces
auteurs, c'est de pousser à bout les allégories ; je ne dis pas seulement en se
jetant comme fait Rusbroc dans de vaines spéculations sur les planètes et leurs
enfants, tirées des astrologues (1), mais en poussant les allégories jusqu'aux
plus mauvaises conséquences ; comme quand le bon Arphius, on parlant des noces
spirituelles de l’âme avec Jésus-Christ, dit et répète qu'elles produisent
une entière inséparabilité (2) : ce qui étant pris à la lettre, ne serait
rien moins que l'hérésie de Calvin et de ses sectateurs.
Mais il ne faut pas pousser à
toute rigueur des gens dont les intentions ont été meilleures que leurs
expressions n'ont été exactes. Par exemple, quand Suson dit et inculque que les
parfaits contemplatifs ne ressentent plus aucune tentation (3), il vaut
mieux entendre qu'il parle ainsi, non absolument, mais par comparaison à
d'autres états qui en sont plus travaillés, que de prendre au pied de la lettre
une expression par où ces contemplatifs seraient tirés des communes infirmités
de tous les justes, jusqu'à n'avoir plus besoin de l'Oraison Dominicale : ce qui
est, comme on verra, un des excès où sont tombés les mystiques de nos jours.
On trouve dans un livre intitulé
Institutions de Taulère, qui parmi les livres mystiques est un des plus
estimés, une histoire assez étrange d'un saint homme (4), qui après avoir
exposé dans son oraison qu'il ne voulait plus de consolation sur la terre,
entend le Père céleste qui lui dit : « Je vous donnerai mon Fils, afin qu'il
vous accompagne toujours en quelque lieu que vous soyez : Non, mon Dieu,
repartit ce saint homme, je désire demeurer en vous et dans votre essence même.
Alors le Père céleste lui répondit : Vous êtes mon fils bien-aimé dans qui j'ai
mis toute mon affection. »
1 De contempl., cap. XXXII et seq., LXVIII, etc. — 2
De Theol. Myst., lib. I, cap. CI, fol. 124, 125. — 3 Dial. Cum sap.
At., p. 413. — 4 Instit. Taul., cap. I, edit. Paris, 1623, p. 676 ;
traduct. De 1638, p. 21.
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C'est assurément une étrange idée de refuser Jésus-Christ
avec un non si formel et si sec, pour avoir l'essence divine. Craignait-il d'en
être privé ayant Jésus-Christ, et avait-il oublié saint Paul qui nous dit : «
Celui qui nous a donné son propre Fils, comment ne nous a-t-il pas donné toutes
choses avec lui (1) ? » Combien de tours violents faut-il donner à son esprit,
pour réduire ce discours à un bon sens? Mais quelle oreille chrétienne n'est
point blessée de cette parole du Père éternel à celui qui refuse son Fils, en
lui disant à lui-même : « Vous êtes mon fils bien-aimé dans qui j'ai mis mes
complaisances? » En vérité cela est outré , pour ne rien dire de plus.
Conclurons-nous pour cela qu'on enseigne à refuser le Fils de Dieu, ou bien
qu'on lui égale une créature, en lui appliquant ce que le Père éternel n'a
jamais dit qu'à son Fils unique? C'est à quoi ni le bon Taulère, ni Surius, qui
a compilé ses Institutions, n'ont jamais songé. Je veux seulement conclure
qu'une ardente imagination jette souvent ces auteurs dans des expressions
absurdes, et qui sans rien vouloir diminuer de la réputation de Taulère, nous
apprennent du moins à ne pas prendre au pied de la lettre tout ce qui lui est
échappé.
Si je voulais recueillir toutes
les façons de parler excessives et alambiquées, qui se trouvent dans cet
écrivain et dans ses semblables, je ne finirais jamais ce discours. Il me suffit
d'observer que les plus outrées sont celles que les mystiques de nos jours
aiment le mieux : en sorte que leur caractère, je le puis dire sans crainte,
c'est d'outrer ce qui l'est le plus , et d'enchérir au-dessus de tous les excès.
Enfin pour dernier exemple des
exagérations dont je me plains, j'alléguerai ce que les mystiques répètent à
toutes les pages, que la contemplation exclut non-seulement toutes images dans
la mémoire et toutes traces dans le cerveau, mais encore toute idée dans
l'esprit et toute espèce intellectuelle : ce qui est si insoutenable et si
inintelligible, qu'en même temps qu'ils le disent, ils sont contraints de le
détruire, non-seulement à l'égard des espèces et des idées intellectuelles, mais
encore à l'égard des images même corporelles, puisque les livres où ils les
excluent en sont tout remplis;
1 Rom., VIII, 32.
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témoin Rusbroc dans celui des Noces spirituelles, où
en s'opposant à ces images de toute sa force, il ne peut écrire une page sans y
revenir.
Tous les autres mystiques
suivent son exemple : le plus sublime de tous les états d'union est en effet, et
selon eux, celui où l’âme est élevée d'une façon particulière à la dignité
d'Epouse de Jésus-Christ ; mais ici n’emploie-t-on pas à chaque moment les
images des fiançailles et des noces ; de la chaste consommation de ce divin
mariage ; de la dot de l’âme mariée au Verbe, aussi bien que des présents
qu'elle en reçoit ; et cent autres de cette nature tirées des saintes Ecritures,
et qu'on ne peut rejeter en aucun état, sans anéantir le sacré mystère du
Cantique des cantiques?
Par une semblable exagération,
les mystiques les plus saurs inculquent sans cesse leur ligature ou suspension
des puissances : si on les entend à la lettre, en certains états on n'est plus
uni à Dieu par l'intelligence, par la volonté, par la mémoire; mais par la
substance de l'âme : chose reconnue impossible par toute la théologie, qui
convient que l'on ne peut s'unir à Dieu que par la connaissance et par l'amour,
par conséquent par les facultés intellectuelles : et il est constant que les
vrais mystiques dans le fond n'entendent pas autre chose, encore que leur
expression porte plus loin.
Il fallait donc s'accoutumer à
tempérer par de saintes interprétations les excessives exagérations de ces
auteurs sur les états de contemplation ou d'oraison extraordinaire. On a fait
tout le contraire, et les mystiques de nos jours , non contents de prendre a la
lettre ces expressions, les ont poussées jusqu'à un excès qu'il n'y a plus moyen
de supporter, et y ont ajouté des choses que personne n'avait pensées avant eux;
d'où sont enfin venues toutes les erreurs inconnues aux anciens mystiques, que
nous allons exposer.
J'entreprends ici pour l'amour
de Dieu et de son Eglise, un travail ingrat, qui est celui d'aller rechercher
dans de petits livres de peu de mérite un nombre infini d'erreurs, qu'il
faudrait ce semble plutôt laisser tomber d'elles-mêmes que de prendre soin de
les réfuter, ou même de leur donner quelque sorte de réputation
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par nos censures. Plusieurs croiront que ces livres ne
méritaient que du mépris, surtout celui qui a pour auteur François Malaval, un
laïque sans théologie, et les deux qui sont composés par une femme, comme sont
le Moyen court et facile, et l’Interprétation sur le Cantique dit
cantiques. On pourra dire qu'il suffirait en tout cas, après les avoir
notés, de faire paraître les actes où elle en a souscrit la condamnation, le
reste ne méritant pas d'occuper des docteurs et encore moins des évêques : mais
je ne suis pas de cet avis : j'entre au contraire dans les sentiments de tant de
prélats et de papes mêmes, dont les judicieuses censures font voir de quelle
importance leur a paru cette affaire ; et pour l'instruction du lecteur on les
trouvera recueillies à la fin de cet ouvrage. Ceux qui veulent qu'on méprise
tout, veulent en même temps laisser tout courir. Les saints Pères n'ont pas
dédaigné d'attaquer les moindres écrits, quand ils les ont vus entre les mains
de plusieurs et répandus dans le public. Dieu me préserve de la vanité de croire
mon temps et mon travail plus précieux que celui de ces grands hommes : il ne
faut pas mépriser le péril des âmes, ni leur refuser les préservatifs
nécessaires contre des livres qui corrompent en tant de manières la simplicité
de la foi. Ces livres, quoique dans le fond j'en avoue le peu de mérite , ne
sont pas écrits sans artifice : le mal qu'ils contiennent est adroitement
déguisé : s'ils sont courts, ils remuent de grandes questions ; leur brièveté
les rend plus insinuans : le nombre s'en multiplie au de la de toute mesure : on
les trouve partout et en toutes mains. Ceux qui sont composés par mie femme sont
ceux qui ont le plus piqué la curiosité et qui ont peut-être le plus ébloui le
monde : encore qu'elle en ait souscrit la condamnation, ils ne laissent pas de
courir et de susciter des dissensions en beaucoup de lieux d'où il nous en vient
de sérieux avis. Toute la nouvelle contemplation y a été renfermée, et réduite
méthodiquement à certains chapitres. On y voit l'approbation des docteurs dont
une apparence trompeuse a surpris la simplicité, et ce n'est pas sans raison que
l'on appréhende de voir renaître en nos jours plusieurs erreurs de la Secte des
béguards.
Cette secte ne prétendait pas se
séparer de l'Eglise : elle se
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coulait dans son sein sous prétexte de piété : il y avait
au commencement plus d'ignorance et de témérité que de malice. C'était
principalement des femmes qui dogmatisaient sous le voile de la Sainteté, comme
dit la Clémentine : Cùm de quibusdam (1). On ne les épargna pas sous
prétexte qu'elles étaient femmes et qu'elles étaient ignorantes. L'Eglise a vu
dès son origine des femmes qui se disaient prophétesses et les apôtres n'ont pas
dédaigné de les noter. Ceux qui ont réfuté Montan, n'ont pas oublié dans leurs
écrits ses prophétesses. Je ne parle pas des autres exemples que nous fournit
l'histoire de l'Eglise : il ne faut pas toujours attendre que l'ignorance
présomptueuse, qui est la mère de l'obstination, se tourne en secte formée ; et
dès que le mal commence à se déclarer, la sollicitude pastorale le doit
prévenir.
Je me sens donc obligé, à
découvrir celui qui est renfermé dans les livres censurés : et pour cela je
ferai deux choses qui diviseront ce premier Traité en deux parties : la première
qui occupera la plus grande partie de l'ouvrage, montrera la fausse idée de
perfection que les nouveaux mystiques ou contemplatifs, connus sous le nom de
Quiétistes, tâchent d'introduire; et l'on verra dans la seconde en
particulier l'abus que font ces nouveaux auteurs de l’oraison de quiétude, aussi
bien que des expériences et la doctrine des saints qui l'ont pratiquée.
On voit fort bien, sans que je
le dise, qu'il y a des choses dans ce dessein qui demandent un peu d'étendue,
dont la première est la nécessité de rapporter les passages des nouveaux auteurs
pour justifier la vérité des censures, et de peur que quelqu'un ne croie qu'on
leur en impose : la seconde, c'est qu'en découvrant le poison il faudra aussi
commencer à proposer l'antidote et opposer la tradition à ces nouveautés : la
troisième, qui ne sera pas la moins importante, c'est qu'il est de mon devoir
d'ôter aux nouveaux mystiques quelques auteurs renommés dont ils s'appuient, et
entre autres saint François de Sales, qu'ils ne cessent d'alléguer comme leur
étant favorable, quoiqu'il n'y ait rien qui leur soit plus opposé que la
doctrine et la conduite de ce saint évêque : et
1 In Clement., tit. De Religios. Domib., lib. III,
cap. I. — 2 Apoc., II, 20.
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voilà en général ce que j'ai à faire dans ce Traité, qui
est le premier des cinq que j'ai promis au public.
Pour en donner une idée encore
plus particulière et aider en toutes manières autant qu'il sera possible le
pieux lecteur, je lui propose d'abord en peu de paroles le sujet de chacun des
dix livres dont ce Traité sera composé.
Dans le premier on verra, après
une idée générale de ce qu'on appelle quiétisme, le premier principe de cette
doctrine, qui consiste dans un certain acte continu et universel qu'on y
établit, et qu'il faudra non-seulement expliquer, mais encore réfuter aussi
brièvement qu'il sera possible.
Le plus dangereux effet de ce
faux principe est d'induire la suppression des actes explicites; et premièrement
de ceux de la foi tant envers les personnes divines, en y comprenant
Jésus-Christ, c'est-à-dire le Fils de Dieu incarné, qu'envers les principaux
attributs de Dieu, que nos nouveaux auteurs ne craignent pas d'ôter aux
contemplatifs, sous prétexte de les attacher à la seule essence divine, et ce
sera le sujet du second livre.
De la suppression des actes de
foi, on passera dans le troisième livre à celle des désirs et des demandes, où
les faux mystiques nous montrent quelque chose d'intéressé et de bas qui les
rend indignes des âmes sublimes : contre les exprès commandements de l'Evangile.
Comme le prétexte de la
suppression des demandes est une fausse conformité à la volonté de Dieu fort
vantée par les nouveaux mystiques, on emploiera le quatrième livre à montrer
combien elle est mal entendue, et à combien d'erreurs et d'illusions elle ouvre
la porte.
On examine au cinquième livre
les actes directs et réfléchis, distincts et confus, aperçus et non aperçus :
par où l'on ôte aux nouveaux mystiques une fausse idée de recueillement et une
source intarissable de fausses maximes, dont on ne peut expliquer ici tout le
détail.
Avant que de passer outre à la
découverte des erreurs, le sixième livre opposera à celles qu'on vient d'exposer
la tradition des Saints.
393
On commence au septième livre à
découvrir l'abus que font nos faux mystiques de l'oraison passive ou de
quiétude, et on en expliquera la pratique et les vrais principes par la doctrine
constante des mystiques véritables et approuvés; tels que sont le bienheureux
Père Jean de la Croix et le vénérable Père Baltasar Alvarez, de la compagnie de
Jésus, un des confesseurs de sainte Thérèse.
La doctrine de saint François de
Sales et la conduite de la vénérable Mère de Chantal sa fille spirituelle,
servant d'un vain refuge aux faux mystiques, le huitième et le neuvième livres
seront utilement employés à expliquer les maximes de ce saint évêque, et ils
seront soutenus parles sentiments conformes de sainte Thérèse, de sainte
Catherine de Gènes et de quelques autres excellents spirituels.
Enfin dans le dernier livre, qui
est l'un des plus importants, parce que c'est comme un résultat de la doctrine
de tous les autres, on rendra raison des articles exposés dans les ordonnances
de M. l’évêque de Châlons à présent archevêque de Paris, et de l'évêque de
Meaux, et de toutes les qualifications qui y sont apposées aux propositions des
quiétistes. On expliquera les rétractations et le moyen de connaître ceux qui
persistent dans leurs maximes. Je propose d'abord cette analyse des dix livres
de ce Traité, afin que les lecteurs, conduits par la main, entendent toutes les
démarches qu'on leur fera faire, et commissent le progrès de leurs connaissances
: heureux si en même temps ils s'avancent dans l'union avec Dieu, qui est la fin
de tout ce discours.
Pour maintenant entrer en
matière, disons que l'abrégé des erreurs du quiétisme est de mettre la sublimité
et la perfection dans des choses qui ne sont pas, ou en tout cas qui ne sont pas
de cette vie : ce qui les oblige à supprimer dans certains états, et dans ceux
qu'on nomme parfaits contemplatifs, beaucoup d'actes essentiels à la
piété et expressément commandés de Dieu, par exemple, les actes de foi explicite
contenus dans le Symbole des apôtres, toutes les demandes et même celles de
l'Oraison Dominicale, les réflexions, les actions de grâces, et les autres actes
de nature qu'on trouve commandés et pratiqués dans toutes les
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pages de l'Ecriture, et dans tous les ouvrages des Saints.
Ces sentiments en gênerai prennent leur naissance de l'orgueil naturel à
l'esprit humain, qui affecte toujours de se distinguer : et qui pour cette
raison mêle partout, si l'on n'y prend garde, et même dans l'oraison,
c'est-à-dire dans le centre de la religion, de superbes singularités. Mais pour
en venir maintenant aux principes et aux conclusions particulières, les voici :
Un des principes du quiétisme,
el peut-être le premier de tous, est proposé en ces termes par le Père Jean
Falconi, dans une lettre qu'on a imprimée à la fin du livret intitulé : Moyen
court, etc. « Je voudrais, dit-il, que tous vos soins, tous vos mois, toutes
vos années et votre vie toute entière fût employée dans un acte continuel de
contemplation (1). En cette disposition, continue-t-il, il n'est pas nécessaire
que vous vous donniez à Dieu de nouveau, parce que vous l'avez déjà fait : où il
apporte la comparaison d'un diamant, qu'on aurait donné à un ami : à qui après
l'avoir mis entre les mains, il ne faudrait plus répéter tous les jours que vous
lui donnez cette bague : il ne faudrait que la laisser entre ses mains sans la
reprendre, parce que pendant que vous ne la lui ôtez pas, et que vous n'en avez
pas même le désir, il est toujours vrai de dire que vous lui avez fait ce
présent, et que vous ne le révoquez pas (2). » Ainsi en est-il, conclut cet
auteur, du don que vous avez fait à Dieu de vous-même par un amoureux abandon.
La comparaison a paru si belle à
nos nouveaux mystiques, qu'ils ne cessent de la répéter, et Molinos, qui l'a
prise du Père Falconi, se la rend propre (3). Par une semblable similitude,
Malaval représente aussi qu'une épouse ne répète pas à chaque moment : Je suis à
vous et tout cela pour montrer que content de s'être donné une fois à Dieu, on
ne doit pas se mettre en peine de réitérer un acte si essentiel, ou craindre
qu'il nous soit ôté, ni par les occupations de cette vie ni même par les péchés
où nous tombons tous les jours, puisque de soi il est perpétuel s'il n'est
révoqué, comme ce Père l'explique en ces tannes : « Ce qui est déplus
1 Moyen court,, p. 141, 157 et suiv. — 2 Ibid.,
p. 159. — 3 Guid., liv. I, chap. XIII, XIV, XV. — 4 Malaval, I, p. 27.
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important, c'est de n'ôter plus à Dieu ce que nous lui
avons donné, en faisant quelque chose notable contre son divin bon plaisir : car
pourvu que cela n'arrive pas, l'essence et la continuation de votre abandon et
de votre conformité au vouloir de Dieu dure toujours, parce que les fautes
légères que l'on fait sans y bien penser, ne détruisent pas le point essentiel
de cette conformité (1). »
Selon ces principes, il reprend
ceux qui croient « que les exercices de la vie humaine interrompent cet acte
d'amour continu (2). » Parmi ces exercices de la vie humaine, il comprend les
occupations les plus distrayantes. En effet c'est une maxime dans le quiétisme,
que nulles distractions n'interrompent l'acte d'amour, et qu'encore que dans
l'oraison on soit distrait jusqu'au point de ne plus du tout songer à Dieu,
c'est faiblesse, c'est inquiétude de renouveler l'acte d'amour, parce que la
distraction n'étant pas la révocation de cet acte, il a toujours subsisté
pendant qu'on était ainsi distrait.
Il n'est pas même interrompu par
le sommeil, autrement il faudrait du moins le renouveler tous les jours en
s'éveillant, comme le pratiquent les Saints : mais c'est de quoi ce religieux ne
dit pas un mot; il défend en général de jamais renouveler cet acte, si ce n'est
dans le seul cas où on l'aurait révoqué : partout ailleurs, « vous n'avez,
dit-il, qu'à demeurer là; gardez-vous de l'inquiétude et des efforts qui tendent
à faire de nouveaux actes (3) : » gardez-vous-en par conséquent après le sommeil
; car le renouvellement serait trop fréquent, et on aurait tort d'appeler
perpétuel ce qui cesserait tant de fois et si longtemps. C'est pourquoi l'auteur
du Moyen court dans son Interprétation du Cantique des cantiques (4), a
trouvé que « les âmes fort avancées dans l'oraison passive ou de quiétude,
éprouvent une chose fort surprenante, qui est qu'elles n'ont la nuit qu'un
demi-sommeil, et Dieu opère plus ce semble en elles durant la nuit et dans le
sommeil que pendant le jour. » Ce n'est point à une grâce extraordinaire et
miraculeuse qu'elle attribue cet événement : c'est un effet de avancement dans
certains états d'oraison; ce qui n'est qu'une
1 Falc., ibid., 160. — 2 Ibid.
161. — 3 Ibid. 160. — 4 Cant., chap. LV, V, 2, p. 111.
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conséquence de ce qu'elle avait dit au commencement que cet
acte subsiste toujours parmi foutes choses; et il le faut bien selon le
principe, puisque dormir n'est pas révoquer ; et que l'ami à qui j'ai donné le
diamant en demeure également possesseur, soit que je dorme, soit que je veille.
L'absurdité de cette doctrine se
fait sentir d'abord aux plus ignorants. Attribuer une perpétuelle consistance,
et même pendant le sommeil, ou parmi les plus grandes distractions, à un acte du
libre arbitre, c'est confondre l'acte avec la disposition habituelle qu'il perd
mettre dans le cœur. La comparaison du joyau donné, qui paraît si spécieuse aux
quiétistes, est dans le fond bien grossière. C'est autre chose qu'une donation
faite une fois ait un effet perpétuel, autre chose qu'un acte du libre arbitre
de soi et par sa nature subsiste toujours. Il n'en est pas de même de donner sa
volonté que de donner une bague ou quelque autre présent corporel. Car dès que
l'on a donné en cette dernière manière, l'on ne peut plus soi-même révoquer le
don : mais au contraire on ne peut que trop révoquer le don qu'on a fait à Dieu
de sa liberté, et tous les actes par où l'on a taché de l'en rendre maître :
mais sans même les révoquer, d'autres actes, d'autres exercices les
interrompent, et les font trop souvent oublier. Qui ne doit pas craindre que ce
malheur ne lui arrive souvent? Qui ne doit point réchauffer une volonté
languissante? On peut faire de si bon cœur le don d'une bague, qu'il n'y ait
rien en nous qui y répugne : quoi qu'il en soit, lorsqu'on l'a livrée et qu'on
en est venu à cet acte qui s'appelle tradition, on est tellement
dessaisi, que nul acte, nulle répugnance contraire n'affaiblit pour peu que ce
soit l'effet de ce don. Mais puis-je venir à bout, quelque bel acte que je
fasse, de me dessaisir éternellement du libre arbitre que Dieu m'a donné, et
qu'il ne veut point me ravir dans cette vie? Et puisque dans ce lieu d'exil, «
ou la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (2), » le don
de soi-même qu'on fait à Dieu par un acte de sa liberté est combattu, c'est
l'exposer à se ralentir, à se changer, à se perdre, que de négliger de le
renouveler souvent.
1 Cant., ch. LV. — 2 ( ?), 2, p. 3. — Gal., V, 17.
397
L'objection de Malaval se résout
par le même principe. Une femme, qui s'est une fois donnée dans le mariage par
un légitime consentement, ne dit pas à chaque moment à son mari : Je suis à vous
: ainsi en est-il d'une âme qui s'est une fois donnée à Jésus-Christ. C'est bien
parler sans entendre que de raisonner de cette sorte. Cette femme est à son mari
en deux manières, par le droit du nœud conjugal qui est perpétuel et irrévocable
et qui subsiste de soi, soit qu'on le veuille, soit qu'on ne le veuille pas.
Elle est à lui d'une autre sorte, par son cœur, par sa volonté, par son choix,
qu'elle voudrait toujours faire quand elle serait encore en sa liberté, et cette
manière de se donner se renouvelle souvent. Il ne suffit pas d'avoir un amour
habituel pour un père, pour une mère, pour une épouse, pour un ami, pour un
bienfaiteur; il faut que l'habitude se réduise en acte : il faut de même réduire
en acte la disposition habituelle à aimer Dieu et à se donner à lui. Otez-vous
de l'esprit l'envie inquiète de vous tourmenter sans cesse à former de nouveaux
actes, puisqu'après qu'ils ont été faits, on sent par expérience qu'ils
subsistent longtemps en vertu : mais de vouloir donner pour règle qu'à moins
qu'on révoque ces actes, ils soient de nature à subsister toute la vie et par là
induire les âmes à ne prendre jamais aucun soin de les renouveler, c'est
introduire un relâchement qu'on ne peut assez condamner.
Aussi Rome a-t-elle flétri par
décret exprès cet écrit du Père Falconi, et on trouve les propositions
équivalentes à la sienne parmi les soixante-huit que le Pape a expressément
condamnées, comme il paraît par les XII, XV, XVII, XXIV, XXV et autres
semblables.
Par ce principe, Falconi tombe
dans l'erreur de mettre la perfection de cette vie dans un acte qui ne convient
qu'à la vie future. Il est vrai, comme cet auteur l'enseigne après saint Thomas,
que la vie des bienheureux esprits n'est qu'un acte continué de contemplation
et d'amour (1) : mais de conclure la même continuité dans cette vie, où nous
ne voyons qu'à travers un nuage et parmi des énigmes, sous prétexte que la
contemplation est plus durable dans un même acte continué que dans plusieurs
actes différents ; c'est de la terre faire le ciel et de l'exil la patrie.
1 Falc, p. 157.
398
Le Père Falconi devait avoir vu
la réfutation de sa doctrine dans un passage de saint Augustin qu'il cite
lui-même, puisqu'après avoir donné le chapitre X du livre IX de ses Confessions,
comme une preuve que le parfait abandon qu'il veut établir est un paradis
sur la terre : il ajoute que le même Père, au lieu qu'il en a cité, dit encore
«que si cette contemplation était de durée, elle serait quasi la même chose que
celle dont les Saints jouissent au ciel (1) : » où il marque très-clairement que
les actes d'une si sublime contemplation sont d'une courte durée ; et saint
Augustin le répète en cent endroits ; tous les autres Pères le disent de même :
saint Bernard inculque sans cesse qu'on ne jouit qu'en passant de cette parfaite
contemplation, raptim. Saint Grégoire s'était servi de la même
expression. Mais les quiétistes plus élevés que les plus grands saints et les
plus parfaits contemplatifs, veulent introduire sur la terre ce qu'ils ont
unanimement réservé au ciel.
Après tout, il faudrait nous
dire où l'on a pris ce nouveau principe, que tout acte dure de soi s'il n'est
révoqué : car au contraire c'est un principe constant par la raison et par
l'expérience, que tout acte est passager de soi, et qu'un acte perpétuel est un
acte de l’autre vie. La raison en est qu'en l'autre vie l’âme entièrement réunie
à son premier principe sans être partagée et appesantie par le corps, par les
soins inévitables, par la concupiscence, par les tentations, par aucune
distraction quelle qu'elle soit, agit de toute sa force ; et c'est pourquoi le
précepte d'aimer Dieu de tout son cœur et de toute son intelligence, ayant alors
son dernier accomplissement, cet acte d'amour ne peut souffrir d'interruption.
Mais ici, où nous nous trouvons dans un état tout contraire, nos actes les plus
parfaits, qui viennent toujours d'im cœur en quelque façon divisé, ne peuvent
jamais avoir toute leur vigueur, et sont sujets à s'éteindre naturellement parmi
les occupations de cette vie, si on les fait revivre. C'est pourquoi on ne
prescrit rien tant au chrétien que le renouvellement des actes intérieurs.
Il ne faut pas écouter nos faux
mystiques, lorsqu'ils répondent qu'aussi ne défendent-ils pas ces actes
renouvelés au commun des
1 Falc., p. 156.
399
chrétiens, mais seulement aux parfaits : c'est-à-dire,
selon leur langage, à ceux qui sont élevés aux oraisons extraordinaires : car
pour détruire cette réponse, il ne faut que demander à nos prétendus parfaits,
si les justes qui vivent dans les voies communes n'accomplissent pas selon la
mesure de cette vie le précepte d'aimer Dieu. Cet acte est un acte fort,
puisqu'il consiste à aimer Dieu de toute sa force; pourquoi un acte si fort ne
sera-t-il pas perpétuel, dans tous ceux qui le produisent? Il ne faudrait donc
obliger personne à le renouveler, et la défense de réitérer les actes de charité
devrait s'étendre à tous les justes qui conservent la grâce de Dieu ; ce qui
serait un renversement de toute la morale chrétienne.
Pour une plus claire conviction de ceux qui nous disent des
choses si étranges, demandons-leur si David n'avait jamais fait d'actes d'amour
quand il chanta de cœur et de bouche le psaume Diliqam te (1), etc., où
il commence par dire : « Mon Dieu, qui êtes ma force, mon appui, et mon seul
Dieu, je vous aimerai, » et le reste ; ou s'il ne l'a pas réitéré quand il a dit
et répété tant de fois : «Mon âme, bénis le Seigneur: mon âme, loue le Seigneur!
O Seigneur, mon âme a soif de vous ; en combien de manières et combien souvent,
quàm multipliciter, ma chair même vous désire-t-elle (2)? » Saint Paul
n'avait-il pas fait un acte fort, lorsqu'il demandait à Jésus-Christ d'être
délivré de cette importune tentation, et cependant il y revient par trois fois :
J'ai prié trois fois le Seigneur (3), et on sait que trois fois, c'est
très-souvent ; et cependant c'est un des parfaits, c'est un apôtre distingué
entre tous les antres : et en un mot, c'est un saint Paul qui réitère cet acte.
Mais Jésus-Christ voulait-il faiblement sa passion quand il dit : « Je désire
d'être baptisé d'un baptême (4); et encore : « Que votre volonté soit faite, et
non pas la mienne ; » et cependant il revient aussi par trois fois à cette
demande, et l'Evangile rapporte que « jusqu'à trois fois il répéta le même
discours (5). » Si l'on dit qu'il le fit pour notre exemple seulement, et encore
en la personne des infirmes : j'ai bien ouï dire qu'il disait en la personne des
infirmes :
1 Psal. XVII. — 2 Psal.
LXII, CII, CV, CXIV. — 3 II Cor., XII , 8. — 4 Luc., XII, 50. — 5
Matth., XXVI, 39, 43, 44.
400
« Détournez de moi ce calice : » mais de dire et de répéter
: « Que votre volonté soit faite, » ce n'est le langage des infirmes qu'au sens
où tous les hommes le sont durant tout le cours de leur vie : si ce n'est qu'il
faille excepter de cette loi ceux qui nous vantent une oraison continuelle de
quiétude, et qui disent tout ce qui leur plait autant sans preuve que sans
règle.
Au reste je dois avenu; que je
ne trouve personne, avant le Père Jean Falconi, qui ait enseigné le nouveau
prodige de cet acte irréitérable : mais nous avons déjà vu que Molinos qui a
embrassé cette doctrine (1), s'appuie sur l'autorité de Falconi, qui est bien
fragile : il en adopte les termes : et il ajoute à la comparaison du joyau
celle-ci d'un voyageur : « Il marche, dit-il, et sans avoir besoin de dire
toujours : Je vais à Rome, il continue son voyage en vertu de la première
résolution qu'il a faite d'y aller (2). » Voilà comme ces spéculatifs, sans
principe, sans autorité, ou de l'Ecriture ou des Pères, endorment les âmes par
des comparaisons qui flattent leur nonchalance. Il fallait songer que si le
voyage était difficile et qu'il s'élevât à chaque pas de nouveaux obstacles, on
aurait besoin souvent de ranimer son courage et connue de remonter son premier
désir ; et quand même tout serait facile et heureux, il ne faudrait pas pour
cela s'imaginer qu'on allât tout seul, mais demander à Dieu qu'il lui plût nous
continuer des forces proportionnées à la longueur du chemin, qui est une manière
aussi solide que nécessaire de renouveler ses actes.
Molinos, dans les chapitres
qu'on vient de marquer, ajoute à l'autorité du Père Falconi celle de saint
François de Sales, dont nous parlerons en son lieu. Ceux qui ont fait imprimer
le Moyen court ont aussi imprimé avec ce livret les mêmes autorités, tant
celles de ce religieux que celles du saint évêque de Genève ; et on voit
manifestement que dans la publication de ce petit livre on est entré dans le
dessein de Molinos.
On voit aussi dans ce livre le
même principe de la perpétuité de l'acte de conversion, par lequel on se donne
une fois à Dieu : « Sitôt, dit-on, que l’âme s'aperçoit qu'elle s'est détournée
dans
1 Guid. spir., liv. I, chap.
XIII-XV. — 2 Ibid., p. 15, 65, 66.
401
les choses de dehors, il faut que par un acte simple, qui
est un retour vers Dieu, elle se remette en lui ; puis son acte subsiste tant
que sa conversion dure (1). » On ajoute par un sentiment assez extraordinaire,
que cet acte devient comme habituel, à force de l'avoir réitéré ; de
sorte qu'il ne faut plus le renouveler, comme il paraît par ces paroles : «
L'âme ne doit pas se mettre en peine de chercher cet acte pour le former, parce
qu'il subsiste ; elle trouve même qu'elle se tire de son état sous prétexte de
le chercher, CE QU'ELLE NE DOIT JAMAIS FAIRE, puisqu'il subsiste en habitude, et
qu'alors elle est dans la conversion et dans un amour habituel (2). » Si l'on
voulait dire seulement, comme l'enseigne la philosophie, que souvent par un seul
acte très-fort on produit une habitude, on ne dirait rien que de commun, mais on
veut que l'acte subsiste ; et encore qu'il y ait beaucoup d'ignorance à
croire qu'il subsiste en habitude, puisque l'acte et l'habitude sont choses
distinctes, on ne laisse pas d'assurer que cet amour qu'on nomme habituel,
est à la fois actuel, puisque c'est un acte. C'est pourquoi on s'élève ensuite
contre ceux qui cherchent cet acte, c'est-à-dire qui le renouvellent en leur
faisant ce reproche : « On cherche un acte par un acte, au lieu de se tenir
attaché par un acte simple avec Dieu (3). »
Si on demande combien cet acte
peut durer, on répondra selon ce principe « qu'il durerait naturellement toute
la vie, puisque l'homme s’étant donné à Dieu dans le commencement de la voie,
afin qu'il fit de lui et en lui tout ce qu'il voudrait, il donna dès lors un
consentement actif et général pour tout ce que Dieu ferait : » D'où l'on conclut
« que dans la suite il suffit qu'il donne un consentement passif, afin qu'il ait
une pleine et entière liberté (4). » Qu'on explique comme on voudra ce
consentement passif, dont nous aurons à parler ailleurs; toujours bien
certainement ce n'est pas une réitération d'un acte qui subsiste de soi : c'est
pourquoi aussi elle assure : «Lorsqu'on a facilité de faire des actes distincts,
que c'est une marque que l'on s'était détourné (5), » mais qu'au reste
naturellement on ne renouvelle pas l'acte direct
1 Moyen court, ch. XXII, p. 101.
— 2 Ibid., p. 102. — 3 Ibid., p. 103. — 4 Ibid., ch.
XXIV, p. 130. — 5 Ibid., ch. XXIV, p. 103.
402
une fois produit, à moins qu'on l'ait révoqué, comme
disait Falconi : qui est ici ce qu'on appelle se détourner. L'acte donc
subsiste toujours ; et à moins qu'on ne se détourne, il y a « un acte toujours
subsistant, qui est un doux enfoncement en Dieu. »
On n'a donc qu'à s'y enfoncer
une fois ; il ne faut plus après cela que laisser subsister son acte, sans se
mettre en peine de le renouveler jamais ; et plus on aura de facilité à se
passer de ce renouvellement, que la pratique et la doctrine de tous les Saints
nous montrent si nécessaire, plus on sera assuré qu'on ne s'est point détourné
de sa voie, ce qui est précisément la doctrine réprouvée du Père Falconi,
qu'aussi pour cette raison on a imprimée avec le livre du Moyen court, comme
étant visiblement du même dessein.
Par la même raison l'on y
pouvait joindre non-seulement Molinos, mais encore Malaval, avec son acte qu'il
appelle universel: qui comprend éminemment tous les autres actes du chrétien, et
exempte aussi de l'obligation de les pratiquer. Car c'est un acte « comme
permanent, par une continuelle et insensible réitération, par une simple
résolution de ne point sortir de la présence de Dieu, » le spirituel « s'y
conserve incessamment, quoi qu'il fasse (1) : » aussi a-t-on vu, selon cet
auteur, que l'Epouse ne dit plus à un cher Epoux : « Je me donne à vous (2) : »
il suffit de l'avoir dit une fois; c'est un acte qui ne passe point : la
protestation une fois bien faite de vouloir entièrement être à Dieu,
devient, habituelle, c'est-à-dire dans ce langage, devient un acte
habituel et continu ou, comme parle l'auteur, un acte non interrompu,
non point par cette intention qu'on nomme virtuelle; celle-là, dit-il,
ne suffit pas, n'étant pas assez actuelle à son gré. C'est pourquoi il a
inventé une intention éminente ; car il n'y a qu'à trouver un mot qui
éblouisse le monde, c'en est assez pour dire sans preuve tout ce qu'on veut, et
pour décharger les fidèles du soin de renouveler les actes les plus importants.
Au reste pour bien entendre le
sentiment de ces auteurs, je
1 Moyen court, II part., p. 197, 198, 357, 361 ,
366, 390, 397, 417, 418, 431 ; I part , p. 29, 30, 32, 45, 46, etc., 66, 70. — 2
Ibid., I part., p. 27; ci-dessus, chap. XIV.
403
dois ici avertir le sage lecteur qu'il ne faut point
s'arrêter à certains petits correctifs qu'ils sèment deçà et de la dans leurs
écrits ; mais regarder où va le principe, où portent les expressions, et quel
est en un mot l'esprit du livre. Par exemple, on peut avoir remarqué que Malaval
semble hésiter à nommer son acte universel absolument permanent :
il est comme permanent, dit-il : mais il ajoute aussitôt après, et il répète
sans fin, qu'il est perpétuel, non interrompu, et le reste qu'on vient de
voir. Le principe porte là ; toute la suite du discours y conduit, et ces légers
correctifs font voir seulement que ces auteurs ont senti quelquefois les excès
où ils se jetaient, et en ont été étonnés. Souvent même ils semblent nier en un
endroit ce qu'ils assurent en l'autre, pour se préparer des excuses et se donner
des échappatoires. Il ne faut pas se persuader que parmi tant d'absurdités on
puisse conserver une doctrine suivie : les principes fondamentaux du
christianisme ne peuvent pas s'éloigner tout à fait de la pensée. De là vient
qu'on trouve même dans les ariens, dans les pélagiens, dans les eutychiens, dans
tous les autres hérétiques, des propositions ou échappées ou artificieuses, dans
lesquelles ils semblent quitter leur erreur : à plus forte raison en doit-on
trouver dans les nouveaux mystiques, où la teinture de la piété s'est encore
plus conservée : la force de la vérité arrache toujours beaucoup de choses à
ceux qui s'égarent, et il en faut dire quelquefois qui fassent passer les
autres. L'Eglise sans s'y arrêter et pans chercher des excuses à ceux qui
veulent tromper, a condamné les hérétiques par la force de leurs principes et
par le gros de leurs expressions ; et tout ce qu'on pourra conclure de celles
qui semblent contraires, c'est qu'ils ont voulu se déguiser.
Quoi qu'il en soit, il est bien
constant que la nouvelle oraison mystique tend à relâcher dans les parfaits le
soin de renouveler les actes les plus essentiels à la piété. Falconi a ouvert la
carrière ; Molinos l'a suivi en termes formels ; Malaval, qui a voulu
quelquefois biaiser, ne laisse pas de s'expliquer clairement ; et pour le livre
du Moyen court, la perpétuité des actes irréitérables de leur nature y
est assurée à pleine bouche.
C'est encore une conséquence de
cette doctrine, qu'il ne faut
405
point se donner de peine pour se recueillir, quelque
distrait et occupé qu'on ait été ; car les actes bien faits une fois, comme
l'est sans doute celui du recueillement produit au commencement de la vie
intérieure, ne périssent point. Ainsi on n'a point à craindre de se dissiper,
puisqu'à moins que de révoquer ses premiers actes, on y demeure toujours, en
dormant et en veillant, occupé ou non occupé. Ce sont là les moyens faciles
qu'on propose pour l'oraison, et on pousse la facilité jusqu'à exempter les
prétendus parfaits du soin de renouveler leur recueillement : on porte
insensiblement tout le monde au repos ; et la réitération des actes étant selon
ces principes une marque qu'on les a mal faits la première fois , autant qu'on
veut avoir bien fait, autant veut-on éviter de les réitérer. Telles sont les
facilités de la nouvelle méthode : en voici d'autres qui ne sont pas moins
considérables.
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