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CINQUIEME AVERTISSEMENT
AUX PROTESTANTS
SUR
LES LETTRES DU MINISTRE JURIEU
CONTRE
L'HISTOIRE DES VARIATIONS.
Le fondement
des empires renversé par ce ministre.
Mes Cher Frères ,
Dieu, qui est le Père et le
Protecteur de la société humaine, qui a ordonné les rois pour la maintenir, qui
les a appelés ses Christs, qui les a faits ses lieutenants et qui leur a mis
l'épée en main pour exercer sa justice, a bien voulu, à la vérité, que la
religion fût indépendante de leur puissance et s'établît dans leurs Etats malgré
les efforts qu'ils feraient pour la détruire : mais il a voulu en même temps
que, bien loin de troubler le repos de leurs empires ou d'affaiblir leur
autorité, elle la rendît plus inviolable, et montrât par la patience qu'elle
inspirait à ses défenseurs que l'obéissance qu'on leur doit est à toute épreuve.
C'est pourquoi c'est un mauvais caractère et un des effets des plus odieux de la
nouvelle Réforme d'avoir armé les sujets contre leur prince et leur patrie, et
d'avoir rempli tout l'univers de guerres civiles; et il est encore plus odieux
et plus mauvais de l'avoir fait par principes, et d'établir, comme fait encore
M. Jurieu , des maximes séditieuses qui tendent à la subversion de tous les
empires et à la dégradation de toutes les puissances établies de Dieu. Car il
n'y a rien de plus opposé à l'esprit du christianisme, que la Réforme se vantait
de rétablir, que cet esprit de révolte; ni rien de plus beau à l'ancienne Eglise
que d'avoir été tourmentée et persécutée jusqu'aux
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dernières extrémités durant trois cents ans , et depuis à
diverses reprises par des princes hérétiques ou infidèles , et d'avoir toujours
conservé dans une oppression si violente une inaltérable douceur, une patience
invincible et une inviolable fidélité envers les puissances. C'est un miracle
visible qu'on ne voie durant tous ces temps ni sédition, ni révolte, ni aigreur,
ni murmure parmi les chrétiens : et ce qu'il y avait de plus remarquable dans
leur conduite, c'était la déclaration solennelle qu'ils faisaient de pratiquer
cette soumission envers l'empire persécuteur, non point comme une chose de
perfection et de conseil, mais comme une chose de précepte et d'obligation
indispensable ; alléguant non-seulement les exemples, mais encore les
commandements exprès de Jésus-Christ et des apôtres : d'où ils concluaient que
l'empire ni les empereurs n'auraient jamais rien à craindre des chrétiens en
quelque nombre qu'ils fussent, et quelques persécutions qu'on leur fît souffrir.
« Plus il y aura de chrétiens, » disaient-ils à leurs persécuteurs, « plus il y
aura de gens de qui jamais vous n'aurez rien à craindre (1). » Il n'y a donc
rien, encore un coup, de plus opposé à l'ancien christianisme que ce
christianisme réformé, puisqu'on a fait et qu'on fait encore dans celui-ci un
point de religion de la révolte, et que dans l'autre on en a fait un de
l'obéissance et de la fidélité.
Que la Réforme ne pense pas à
s'excuser sur ce qu'elle semble à la fin avoir condamné en France et en
Angleterre, par ses plus fameux écrivains, ces guerres civiles de religion, et
les maximes dont on les avait soutenues. Car les réprouver quelque temps pour y
revenir après, c'est bien montrer qu'on a honte de son erreur, mais c'est
montrer en même temps qu'on ne veut pas s'en corriger, et c'est enfin augmenter,
dans un article si important à la tranquillité publique, les variations dont la
Réforme est convaincue.
C'est, mes Frères, ce que
j'entreprends de vous découvrir dans cet Avertissement. J'entreprends,
dis-je, de vous découvrir que votre Réforme n'est pas chrétienne, parce qu'elle
n'a pas été fidèle à ses princes et à sa patrie. Que la proposition ne vous
fâche pas:
1 Tertul., Apol., c. 37, 43.
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il sera temps de se fâcher si ma preuve vous paraît
défectueuse : si je vous laisse le moindre doute de ce que j'avance : en
attendant, lisez sans aigreur ce que je vous expose pour votre bien. Je dirai
tout avec ordre; et quoiqu'il fût naturel en déduisant ce que j'ai à dire d'un
seul et même principe, de vous le développer sans interruption par la suite d'un
même discours, je partagerai celui-ci pour votre commodité en plusieurs parties,
que les titres vous apprendront.
Maxime de M. Jurien, qu'on peut faire la guerre à son
prince et à sa patrie pour défendre sa religion : que cette maxime est née dans
l'hérésie. Variations de la Réforme.
Ce qui aggrave le crime de la
Réforme si souvent rebelle, c'est de voir d'un côté naître l'Eglise avec
l'esprit de fidélité et d'obéissance au milieu de l'oppression la plus violente
: et de voir de l'autre l'esprit contraire, c'est-à-dire l'esprit de sédition et
de révolte prendre naissance et se perpétuer dans les hérésies. Les premiers des
chrétiens qui ont pris séditieusement les armes avec une ardeur furieuse sous
prétexte de persécution, ont été les donatistes : c'est une vérité constante. Il
n'est pas moins assuré que les premiers qui ont fait des guerres réglées à leurs
souverains pour la même cause, ont été les manichéens, les plus insensés et les
plus impies de tous les hommes. Pour ce qui regarde les donatistes, il n'y a
personne qui ne sache les fureurs de leurs Circumcellions, rapportées en tant de
lieux de saint Augustin (1), qui montre même que les violences de ce parti
séditieux ont égalé les ravages que les barbares faisaient alors dans les plus
belles provinces de l'empire. Et quant aux manichéens, nous en avons raconté les
guerres sanglantes dans le livre XI des Variations (2). Les albigeois ont
suivi ce mauvais exemple : aussi avons-nous vu qu'ils étaient de dignes rejetons
de cette abominable secte. Les vicléfites n'ont point eu de honte de marcher sur
leurs pas : les hussites et les taborites les ont imités; et puisqu'enfin il en
faut venir aux sectes de ces derniers siècles, on sait l'histoire des luthériens
et des calvinistes.
1 Epist. CXI, olim CXXII, ad Victorian.
— 2 Var., liv. XI, n. 13, 14.
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C'était un terrible préjugé
contre la Réforme naissante, de n'avoir pu prendre l'esprit de l'ancien
christianisme qu'elle se vantait de rétablir, et d'avoir pris au contraire
l'esprit turbulent et séditieux qui avait été conçu et qui s'était conservé dans
l'hérésie. Car c'était d'un côté ne pouvoir prendre l'esprit de Jésus-Christ; et
de l'autre prendre l'esprit opposé, c'est-à-dire l'esprit de sédition, que
Jésus-Christ nous fait voir être l'esprit du démon et de son empire (1) ; d'où
suit aussi, selon sa parole, la désolation des royaumes et de toute la société
humaine, que Dieu a formée par ses lois et qu'il a prise en sa protection.
Sur une si pressante accusation,
il n'est pas aisé d'exprimer combien la Réforme a été déconcertée. Tantôt elle a
fait profession d'être soumise et obéissante : tantôt elle a étalé les
sanguinaires maximes qui exhortaient à prendre les armes sans se soucier du nom
ni de l'autorité du prince. Elle a fait d'abord la modeste : il le fallait bien
quand elle était faible; et d'ailleurs comment soutenir sans ce caractère le nom
et le caractère de christianisme réformé ? C'est pourquoi au commencement, à
l'exemple des premiers chrétiens, on ne nous vantait que douceur, que patience,
que fidélité. « Il vaut mieux souffrir, disait Mélanchthon, toutes sortes
d'extrémités, que de prendre les armes pour les affaires de l'Evangile (c'est du
nouvel évangile qu'il voulait parler), et d'exciter des guerres civiles : tout
bon chrétien, tout homme de bien, continuait-il, doit empêcher les ligues »
qu'on trame secrètement sous prétexte de religion (2). Luther, tout violent
qu'il était, défendait les armes dans cette cause, et fit même un sermon exprès
dont le titre était : « Que les abus doivent être ôtés, non par la main, mais
par la parole (3). » La Papauté devait tomber dans peu de temps : mais seulement
par le souffle de la prédication de Luther, « pendant qu'il boirait sa bière et
tiendrait de doux propos au coin de son feu avec son cher Mélanchthon et avec
Amsdorf. » Les calvinistes n'étaient pas moins doux en apparence. Il ne faut
qu'écouter Calvin écrivant à François I en 1536, à la tête de ce fameux livre de
l’Institution, où il se plaint
1 Matth., XII, 25, 26. — 2 Lib.
III, epist. XVI ; lib. IV, epist. XXXV, CX, CXI; Var., liv. V, n.
32, 33.— 3 Var., liv. I, n. 31 ; liv. II, n. 9.
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à ce prince qu'on lui faisait immoler à la vengeance
publique ses plus fidèles sujets, avec de solennelles protestations de
l'inébranlable fidélité de lui et des siens. Il ne faut, trente ans après et
jusqu'à la veille des guerres civiles, qu'écouter Bèze et sa magnifique
comparaison de l'Eglise avec une enclume, qui n'était faite que pour recevoir
des coups, et non pas pour en donner; mais qui aussi en les recevant brisait
souvent les marteaux dont elle était frappée (1). Voilà des colombes et des
brebis qui n'ont en partage que d'humbles gémissements et la patience : c'était
le plus pur esprit et la parfaite résurrection de l'ancien christianisme; mais
il n'était pas possible qu'on soutînt longtemps ce qu'on n'avait pas dans le
cœur. Au milieu de ces modesties-de Luther, il échappait des paroles de menaces
et de violence qu'il ne pouvait retenir : témoin celles qu'il écrivit à Léon X
après la sentence où ce Pape le citait devant lui; qu'il espérait bientôt y
comparaître avec vingt mille hommes de pied et cinq mille chevaux, et qu'alors
il se ferait croire (2). Ce n'était là encore que des paroles, mais on en vint
bientôt aux effets (3). Ces ligues tant détestées par Mélanchthon se formèrent à
son grand regret par les conseils de Luther (4). Le landgrave et les protestants
prirent les armes sur de vains ombrages : Mélanchthon en rougissait pour le
parti ; mais Luther prit en main la défense des rebelles ; et il osa bien
menacer George de Saxe, prince de la maison de ses maîtres, de faire tourner
contre lui les armes des princes pour l'exterminer lui et ses semblables, qui
n'approuvaient pas la Réforme. Enfin il n'oublia rien de ce qui pouvait animer
les siens; et irrité contre Rome, qui malgré ses prédications et ses prophéties,
avait bien osé subsister au de la du terme qu'il lui donnait, il mit au jour la
thèse sanguinaire où il soutenait que le Pape était « un loup enragé, contre
lequel il fallait assembler les peuples, et n'épargner pas les princes qui le
soutiendraient, fût-ce l'empereur lui-même (5). » L'effet suivit les paroles.
L'électeur de Saxe et le landgrave prirent les armes contre Charles V; mais
l'électeur plus
1 Hist. de Bèze, liv. VI ; Var., liv.
X, n. 47. — 2 Var., liv. I, n. 25 ; Luth. adv.
Ant. Bull., tom. II.—
3 Var., liv. IV, n. 1 et suiv.— 4 Var., liv. II, n. 44 et
suiv. — 5 Disp., 1540, prop. 39 et seq., tom. I ; vid. Sleid., lib. XVI;
Var., liv. I, n. 25; liv. VIII, n. 1.
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consciencieux que ne voulait la Réforme, ne savait comment
concilier avec l'Evangile cette guerre contre le chef de l'Empire. On trouva
l'expédient dans le manifeste de traiter Charles V, non comme empereur, car
c'était précisément cette qualité qui troublait la conscience de l'électeur,
mais comme « se portant pour empereur (1): » comme si c'était un usurpateur, ou
qu'il fût au pouvoir des rebelles de le dépouiller de l'empire. Tout devint
permis par cette illusion ; et la propre déclaration des princes ligués fut un
témoignage éternel, que ceux qui entreprenaient cette guerre la tenaient injuste
contre un empereur reconnu de tout le monde.
Je n'ai pas besoin de parler de
la France : on sait assez que la violence du parti réformé retenue sous les
règnes forts de François I et de Henri II, ne manqua pas d'éclater dans la
faiblesse de ceux de François II et de Charles IX. On sait, dis-je, que le parti
n'eut pas plutôt senti ses forces, qu'on n'y médita rien de moins que de
partager l'autorité, de s'emparer de la personne des rois, et de faire la loi
aux catholiques. On alluma la guerre dans toutes les villes et dans toutes les
provinces : on appela les étrangers de toutes parts au sein de la France comme à
un pays de conquête; et on mit ce florissant royaume, l'honneur de la
chrétienté, sur le bord de sa ruine, sans presque jamais cesser de faire la
guerre, jusqu'à ce que le parti dépouillé de ses places fortes fût dans
l'impuissance de la soutenir.
Ceux qui n'ont que les dragons à
la bouche, et qui pensent avoir tout dit pour la défense de leur cause quand ils
les ont seulement nommés, doivent souffrir à leur tour qu'on leur représente ce
que le royaume a souffert de leurs violences, et encore presque de nos jours :
ils sont convaincus par actes et par leurs propres délibérations, qu'on a en
original, d'avoir alors exécuté en effet par une puissance usurpée, plus qu'ils
ne se plaignent à présent d'avoir souffert de la puissance légitime. Le fait en
a été posé dans l’Histoire des Variations (2) et n'a pas été contredit.
On y a dit qu'on avait en main en original les ordres des généraux et ceux des
villes à la requête des « consistoires, » pour contraindre
1 Sleid., lib. XVII ; Var., liv. VIII n. 1, 2, 3. —
2 Var., liv. X, n. 52.
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les « papistes » à embrasser la Réforme « par taxes, par
logements, par démolitions de leurs maisons et par découvertes de leurs toits. »
Ceux qui s'absentaient pour éviter ces violences étaient dépouillés de leurs
biens. Les registres des hôtels de ville de Nîmes, de Montauban, d'Alais, de
Montpellier, et des autres villes du parti, sont pleins de telles ordonnances.
On a été bien plus avant : une infinité de prêtres, de religieux, de catholiques
de tous les états ont été massacrés dans le Béarn par les ordres de la reine
Jeanne, sans autre crime que celui de leur religion ou de leur ordre, il y a
encore des actes authentiques des habitants de la Rochelle, où il est porté que
la guerre fut renouvelée à l'occasion des prêtres qu'ils précipitèrent dans la
mer jusqu'au nombre de vingt-six ou de vingt-sept : de sorte que ceux qui nous
vantent leur patience et leurs martyres sont en effet les agresseurs, et le sont
de la manière la plus sanguinaire. Ces dragons, dont on fait sonner si haut les
violences, ont-ils approché de ces excès? Et tout ce qu'on leur reproche d'avoir
entrepris sans ordre, de combien est-il au-dessous des violences où les
protestants se sont emportés par des ordres bien délibérés et bien signés ? On a
avancé ces faits publiquement : M. Jurieu ou quelqu'autre les ont-ils niés, ou
ont-ils dit un seul mot pour les affaiblir? Rien du tout, parce qu'ils savent
bien qu'ils sont connus par toute la chrétienté, écrits dans toutes les
histoires et de plus prouvés par actes publics. Mais c'étaient, disaient-ils,
des temps de guerre, et il n'en faut plus parler : comme s'ils étaient les seuls
qui eussent droit de se plaindre de la violence, et que ce ne fût pas au
contraire une preuve contre leur Réforme, d'avoir entrepris par maxime de
religion des guerres dont les effets ont été si cruels.
Joignons à toutes ces choses les
explications sanguinaires qu'on donnait à l'Apocalypse, où la Réforme en
prenant pour elle et interprétant contre Rome ce commandement : « Sortez de
Babylone, » s'appliquait aussi à elle-même cet autre commandement du même lieu :
« Faites-lui comme elle vous a fait : » d'où nous avons vu qu'elle concluait
qu'il lui était commandé, non-seulement de sortir de Rome, mais encore de
l'exterminer à main armée avec
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tous ses sectateurs, partout où on les trouverait, avec une
espérance certaine de la victoire ».
Voilà donc la Réforme convaincue
d'avoir entrepris, et encore d'avoir entrepris par maxime et comme par un
précepte divin, fa guerres qu'elle semblait détester au commencement. Mais si
elle rougissait du dessein de les entreprendre, elle en a encore rougi après
l'avoir exécuté. C'est pourquoi ne pouvant nier le fait, ni faire oublier au
monde ses guerres sanglantes, quand elle a cru que les causes en pouvaient être
oubliées par le temps, elle a employé tout ce qu'elle avait de plus habiles
écrivains pour soutenir que ces guerres, tant reprochées à la Réforme, ne furent
jamais des guerres de religion : et non-seulement M. Bayle dans sa Critique
de M. Maimbourg (2) et M. Burnet dans son Histoire de la réformation
anglicane (3) , mais encore M. Jurieu, qui s'en dédit aujourd'hui dans son
Apologie de la Réforme, ont épuisé toute leur adresse à soutenir ce
paradoxe.
Il n'y a rien de plus étrange
que la manière dont il défend les réformés, de la conjuration d'Amboise, qui est
l'endroit par où ont commencé toutes les guerres : « La tyrannie des princes de
Guise ne pouvait être abattue que par une grande effusion de sang : l'esprit
du christianisme ne souffre point cela : mais si l'on juge de cette
entreprise par les règles de la morale du monde, elle n'est point du tout
criminelle; » et il conclut « qu'elle ne l'est en tout cas que selon les règles
de l'Evangile (4). » Par où l'on voit clairement en premier lieu, que toutes ces
guerres des prétendus réformés, selon lui, étaient injustes et contraires à
l'esprit du christianisme; et en second lieu, qu'il se console de ce qu'elles
sont contraires à cet esprit « et aux règles de l'Evangile, » sur ce qu'en tout
cas, à ce qu'il prétend, elles sont conformes « aux règles de la morale du monde
: » comme si ce n'était pas le comble du mal de lui chercher des excuses dans le
dérèglement du genre humain corrompu, qui ne l'est pourtant pas assez (a), comme
1 Explic. de l’Apoc., Avert. aux Prot. sur l'Ace, des
Proph., n. 1 — 2 Var., liv. X. — 3 Hist. de la Réf. Ang., IIe
part., liv. III ; var., liv. X, n. 42 et suiv. — 4 Apol. de la Réf.,
Ie part., liv. III ; Var., liv. X, n. 49.
(a) Leçon primitive : Dans la corruption du genre
humain, qui ne l'est pourtant pas assez..... Dans la révision de plusieurs de
ses ouvrages , après le VIe Avertissement aux Protestons, Bossuet a
corrigé la phrase comme ou l'a lue dans le texte.
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nous l'avons démontré ailleurs (1), pour approuver de tels
attentats. C'est ainsi que M. Jurieu défend la Réforme; et tout cela pour
confirmer ce qu'il avait dit, « que la religion s'est trouvée purement par
accident dans ces querelles, et pour y servir de prétexte (2). »
Il n'a pas été malaisé de le
convaincre. Car outre que c'était à la Réforme fine action assez honteuse de
vouloir bien donner un prétexte à une guerre que ce ministre avouait alors
contraire à l'esprit et aux règles du christianisme, il est plus clair que le
jour que la religion était le fond de toutes ces guerres. C'est ce qu'on voit
dans le livre des Variations (3), par la propre Histoire de Bèze, par les
consultations, par les requêtes, par les délibérations et par les traités qu'il
rapporte; on voit, dis-je, plus clair que le jour par toutes ces choses que la
guerre fut entreprise dans la Réforme par délibération expresse des ministres et
de tout le parti, et par principe de conscience : en sorte qu'il n'est pas
possible de s'empêcher de le voir en lisant le Xe livre des Variations,
où cette matière est traitée, et qu'en effet M. Jurieu n'a rien eu à y
répliquer, si ce n'est ce mot seulement : « Ce n'est point, dit-il, mon affaire
de parler de cette matière : on y répondra si l'on veut : et pour moi ce que
j'en ay dit dans ma Réponse à l'histoire du jésuite Maimbourg me suffit
(4). » Il est content de lui-même, c'est assez ; et il ne veut pas seulement
songer que tout ce qu'il a dit sur ce sujet est clairement réfuté, non point par
raisonnement, mais par actes ; et sans ici répéter tout le reste qui est produit
dans l'Histoire des Variations (5), par les décrets très-formels du
synode national de Lyon en 1563, dès le commencement des guerres.
On y accorde par décret exprès
la Cène à un abbé réformé à la nouvelle manière, parce que sans se défaire de
son abbaye dont le revenu l'accommodait, « il en avait brûlé les titres, et
n'avait pas permis depuis six ans qu'on y chantât messe ; ainsi s'était toujours
porté fidèlement, et avait porté les armes pour maintenir l'Evangile (6). » Ce
n'est pas ici un prétexte : ce sont les armes
1 Var., lib. X, n. 49.— 2 Jur., Apol. de la Réf.,
Ie part. chap. X.— 3 Var., liv. X, n.25, 26 et suiv. — 4 Jur., lett. IX.—
5 Var., liv. X, n. 36, 37. — 6 Var., ibid.
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portées ouvertement pour l'évangile réformé, et cette
action honorée dans le parti jusqu'à y être récompensée et ratifiée par la
réception de la Cène.
Oser vous dire après cela que ce
n'est pas ici une guerre de religion, c'est vous déclarer, mes Frères, qu'on n'a
besoin ni de raison ni de bonne foi, ni même de vraisemblance, pour vous
persuader tout ce que l'on veut. Mais voici un cas bien plus étrange, et un
décret bien plus surprenant du même synode national : « Un ministre , qui
autrement s'était bien comporté, » c'est-à-dire qui avait bien fait son devoir à
inspirer la révolte, pour réparer cette faute « avait écrit à la reine mère,
qu'il n'avait jamais consenti au port des armes, jaçoit qu'il y eût consenti et
contribué ; fut obligé à un jour de Cène de faire confession publique de sa
faute devant tout le peuple ; » et pour pousser l'audace jusqu'au bout, « à
faire entendre à la reine sa pénitence ; » de peur que cette princesse, qui
était alors régente, ne s'imaginât qu'on fût capable de garder aucune mesure
avec elle et avec le roi. N'est-ce pas là déclarer la guerre, et la déclarer à
la propre personne de la régente, et de la part de tout un synode national, afin
qu'on ne doute pas que ce ne soit une guerre de religion, et encore de tout le
parti? Mais on n'en demeure pas là. Pour éviter le scandale que ce ministre
avait donné à son église en se repentant de son crime, et marquant ses
soumissions à la reine, on permet au synode de sa province « de le changer de
lieu ; » en sorte qu'on ne le voie plus dans celui qu'il avait scandalisé en se
montrant bon sujet. Loin de se repentir d'avoir pris les armes, la Réforme ne se
repent que de s'être repentie de les avoir prises; et au lieu de rougir de ces
excès, M. Jurieu répond hardiment: « M. de Meaux doit savoir que nous ne nous
faisons pas une honte de ces décisions de nos synodes. »
Mais si la Réforme n'avait point
de honte des guerres qu'elle avait faites pour la religion, pourquoi donc M.
Jurieu ne les osait-il avouer il y a quelques années? Et pourquoi écrivait-il
que la religion « s'y était trouvée purement par accident ? » C'était une espèce
de réparation de ces attentats, que de tâcher de les pallier comme il faisait :
mais maintenant il lève le masque. En parlant
390
de ses réformés en l'état où ils sont en France, il déclare
« qu'il faut être aveugle pour ne voir pas que des gens à qui on renfonce la
vérité dans le cœur à coups de barre, ne se relèveront pas le plutôt qu'ils
pourront et par toutes sortes de voie (1). » D'où il conclut que « dans peu
d'années on verra un grand éclat de ce feu que l'on renferme sans l'étouffer. »
Ce n'est pas seulement prédire, c'est souffler la rébellion que de parler de
cette sorte. Il ne dissimule point que les prétendus réformés n'aient « la
fureur et la rage dans le cœur : et c'est, dit-il, ce qui fortifie la haine
qu'ils avaient pour l'idolâtrie; » dont il rend cette raison, « que les passions
humaines, » telles que sont la rage et la fureur, « sont de grands secours aux
vertus chrétiennes (2). » Voici un nouveau moyen de fortifier les vertus et «
des vertus chrétiennes, » que les apôtres ne connaissaient pas. Saint Paul a
fondé sur la charité toutes les vertus chrétiennes : mais qu'a-t-il dit de la
charité, sinon « qu'elle est douce, qu'elle est patiente, qu'elle n'est ni
envieuse ni ambitieuse, qu'elle ne s'enorgueillit point ni ne s'aigrit point
(3)? » Et notre docteur nous dit qu'elle est furieuse: quelle vertu, quelle
vérité, quelle religion est celle-là, qui emploie jusqu'à la rage pour se
maintenir dans un cœur? C'est ainsi que sont disposés les réformés selon M.
Jurieu, et c'est ainsi qu'il les veut. Car il n'oublie rien pour nourrir en eux
ces sentiments qui les portent à la révolte : et pour les y exciter il fait une
Lettre entière (4), où sans pallier comme auparavant le crime des guerres
civiles, il entreprend ouvertement de les justifier. Lui qui hésitait
auparavant, ou plutôt qui sans hésiter décidait, comme on vient de voir, que ces
guerres contre son pays et son prince légitime, « étaient contraires à l'esprit
du christianisme et aux règles de l'Evangile, » trop heureux de les pouvoir
excuser par les règles de la morale corrompue du monde, dit maintenant à la face
de l'univers et au nom de toute la Réforme : « Nous ne nous faisons pas une
honte des décisions de nos synodes, » qui ont soutenu qu'on est en droit, pour
défendre la religion, de faire la guerre à son roi et à sa patrie. C'est la
femme prostituée qui ne rougit plus; qui
1 Accomp. des Proph. Avis à tous les Chrét. — 2
Ibid. — 3 I Cor., XIII, 4, 5. — 5 Jur., lett. IX.
391
après avoir longtemps déguisé son crime et cherché de
vaines excuses à ses infidélités, à la fin étant convaincue, se fait un front
d'impudique, comme parle l'Ecriture sainte, et dit hardiment : « Oui, j'ai aimé
des étrangers et je marcherai après eux (1). »
Il ne faudrait rien davantage
que sa honte d'un côté, et sa hardiesse de l'autre pour la confondre. Que nous
dira donc M. Jurieu, qui après avoir condamné ces guerres, aujourd'hui en
entreprend la défense? Et n'est-il pas confondu par ses propres variations? Mais
ne laissons pas d'écouter ses faibles raisonnements.
Réponses de M. Jurieu à
l'exemple de l'ancienne Eglise. Question : si la soumission des premiers
chrétiens n'était que de conseil, ou en tout cas un précepte accommodé à un
certain temps.
Les réponses de ce ministre sont
prises d'un dialogue de Buchanan qui a pour titre : Du droit de régner dans
l'Ecosse. Les sentiments en sont si excessifs, qu'il a été détesté par les
plus habiles gens de la Réforme : mais aujourd'hui M. Jurieu en prend l'esprit,
et aussi ne lui restait-il que ce moyen-là de saper les fondements et de
renverser le droit des monarchies.
Il faut écouter avant toutes
choses ce qu'ils répondent à l'exemple des martyrs. Il n'y a personne qui ne
soit touché, quand on les voit dans leur passion, entre les mains et sous les
coups des persécuteurs, les conjurer « par le salut et la vie de l'empereur (2),
» comme par une chose sainte, de contenter le désir qu'ils avaient de souffrir
pour Jésus-Christ. « A Dieu ne plaise, disaient-ils, que nous offrions pour les
empereurs le sacrifice que vous nous demandez pour eux : on nous apprend à leur
obéir, mais non pas à les adorer (3). » L'obéissance qu'ils leur rendaient,
servait de preuve à celle qu'ils voulaient rendre à Dieu. « J'ai été, disait
saint Jule sept fois à la guerre : je n'ai jamais résisté aux puissances, ni
reculé dans les combats, et je m'y suis mêlé aussi avant qu'aucun de mes
compagnons. Mais si j'ai été fidèle dans de tels combats, croyez-vous que je le
sois moins dans celui-ci, qui est bien d'une autre importance (4)? » Tout est
plein de semblables discours dans
1 Jer., II, 25. — 2 Ad. Jul.,
Act. Marc, et Nicand., etc. — 3 Act.
Phil., Epist. Heracl., etc. — 4 Act. Jul.
392
les Actes des martyrs : la profession qu'ils faisaient
parmi les supplices, de demeurer fidèles à leurs princes en tout ce qui ne
serait point contraire à la loi de Dieu, faisait la gloire de leur martyre, et
ils la scellaient de leur sang comme le reste des vérités qu'ils annonçaient.
Mais écoutons ce que leur répond M. Jurieu. « A Dieu ne plaise, dit-il, que je
voulusse diminuer le mérite des martyrs, et rien rabattre des louanges qu'on
leur donne; mais je voudrais bien qu'on me fît voir qu'ils ont été en état de se
pourvoir contre les violences des empereurs romains. Que pouvait faire,
continue-t-il, un si petit nombre de gens épars dans toute l'étendue d'un grand
empire, qui avait toujours sur pied des armées nombreuses pour la garde de ses
vastes frontières? Ce n'était donc pas seulement piété, mais c'était prudence
aux premiers chrétiens de souffrir un moindre mal pour en éviter un plus grand
(1).» C'est sa première raison, qu'il a tirée de Buchanan son grand auteur :
mais voyons celles dont il la soutient. « Outre cela, on ne saurait tirer un
grand avantage de la conduite des premiers chrétiens au sujet de la prise des
armes. Il y en avait plusieurs qui ne croyaient pas qu'il fût permis de se
servir du glaive en aucune manière, ni à la guerre ni en justice pour la
punition des criminels : c'était une vérité outrée et une maxime généralement
reconnue pour fausse aujourd'hui; tellement que leur patience ne venait que
d'une erreur et d'une morale mal entendue (2). » Voilà donc la seconde cause de
la patience des martyrs : la première était leur faiblesse ; la seconde était
leur erreur. Voilà d'abord comme on traite ceux dont on dit qu'on ne voudrait
diminuer en rien le mérite.
Mais le ministre sait bien en sa
conscience que le sentiment de l'Eglise n'était pas celui de ces esprits outrés
qui condamnaient universellement l'usage des armes. Nous venons d'ouïr un martyr
qui fait gloire d'avoir bien servi les empereurs à la guerre : cent autres en
ont fait autant, et l'Eglise ne les met pas moins parmi les Saints. Tertullien,
dont on aurait le plus à craindre ces maximes outrées, n'hésite point à dire au
sénat et aux magistrats de Rome au nom de tous les chrétiens : « Nous sommes
comme tous
1 Jur., lett. IX, p. 67, col. 2 et suiv. — 2 Ibid.,
p. 68.
393
les citoyens dans les exercices ordinaires ; nous
labourons, nous naviguons, nous faisons la guerre avec vous. Nous remplissons la
ville, le palais, le sénat, le marché, le camp et les armées : il n'y a que les
temples seuls que nous vous laissons (1). » C'est-à-dire que hors la religion
tout le reste leur était commun avec leurs concitoyens et les autres sujets de
l'Empire. Il y avait même des légions toutes composées de chrétiens. On connaît
celle dont les prières furent si favorables à Marc-Aurèle (2), et celle qui fut
immolée à la foi sous la conduite de saint Maurice : on entend bien que je parle
de cette fameuse légion thébaine, dont le martyre est si fameux dans l'empire de
Dioclétien et de Maximien.
M. Jurieu n'ignorait pas ces
grands exemples; et c'est pourquoi il ajoute : « Dans le fond ce n'était point
cette délicatesse de conscience qui a empêché les premiers chrétiens de se
défendre contre leurs persécuteurs : car ces dévots, dont la morale était si
sévère, étaient en petit nombre en comparaison des autres (3). » Il eût donc
mieux fait de supprimer cette raison , qui lui paraît sans force à lui-même.
Mais c'est qu'il est bon d'embrouiller toujours la matière, en entassant
beaucoup d'inutilités, et à la fin d'affaiblir un peu l'autorité de l'ancienne
Eglise dont les exemples l'accablent.
Il poursuit; et pour montrer que
le nombre de ces faux dévots qui croyaient les armes défendues aux chrétiens
était petit, il nous dit ceci pour preuve : « Par les plaintes que les Pères
nous font des maux des chrétiens de leur siècle, il est bien aisé à comprendre
que des gens aussi peu réguliers dans leur conduite qu'étaient plusieurs
chrétiens d'alors, ne se laissaient pas tuer par conscience, mais par faiblesse
et par impuissance. » C'est ce que diraient des impies, s'ils voulaient
affaiblir la gloire des martyrs et les témoignages de la religion. Au reste il
est évident que tout cela ne servait de rien à M. Jurieu. Il avait, comme on
vient de voir, assez de moyens pour justifier les chrétiens des premiers
siècles, sans en alléguer les mauvaises mœurs : mais il n'a pu se refuser à
lui-même ce trait de chagrin contre l'Eglise primitive, dont on lui objecte trop
souvent l'autorité.
1 Apol., cap. XXXVII, XL. — 5
Apol., cap. XLV. — 3 Jur., ibid.
394
« Enfin, conclut-il, quand les
premiers chrétiens par tendresse de conscience n'auraient pas pris le parti de
se défendre , en cela sans doute ils n'auraient pas mal fait : il est toujours
permis de se relâcher de son droit, car on fait de son bien ce qu'on veut; mais
on ne pèche pourtant pas en se servant de ses droits. Il y a, continue-t-il, de
la différence entre le mieux et le bien. Celui qui marie sa fille fait bien, et
celui qui ne la marie pas fait mieux. Supposé que les chrétiens aient mieux
fait, en ne prenant pas les armes pour se garantir de la persécution (car c'est
de quoi le ministre doute), il ne s'ensuit pas que ceux qui font autrement ne
fassent bien, et que peut-être ils ne fassent mieux en certaines circonstances.
» Il ne restait plus au ministre que de proposer un moyen de mettre la Réforme
armée, et non-seulement menaçante, mais encore ouvertement rebelle à ses rois,
au-dessus de l'Eglise ancienne, humble et souffrante, qui ne connaissait
d'autres armes que celles de la patience.
Telles sont les réponses de M.
Jurieu. Pour commencer par la dernière, qu'il fonde sur la distinction de
perfection et de conseil, et du bien de nécessité et d'obligation, le ministre
nous allègue le mot de saint Paul : Celui qui marie sa fille fait bien : mais
celui qui ne la marie pas fait mieux (1). Mais pour appliquer ce passage à
la matière dont il s'agit, il faudrait qu'il fût écrit quelque part, ou qu'on
pût attribuer aux apôtres et aux premiers chrétiens cette doctrine : C'est bien
fait à des sujets persécutés de prendre les armes contre leurs princes; mais
c'est encore mieux fait de ne les pas prendre. M. Jurieu oserait-il bien
attribuer cette doctrine aux apôtres ? Mais en quel endroit de leurs écrits en
trouvera-t-il le moindre vestige ? Quand les premiers chrétiens nous ont fait
voir qu'ils étaient fidèles à leur patrie quoiqu'ingrate, et aux empereurs
quoiqu'impies et persécuteurs, ont-ils laissé échapper la moindre parole pour
faire entendre qu'il leur eût été permis d'agir autrement, et que la chose était
libre? Au contraire lorsqu'ils entreprennent de prouver qu'ils sont fidèles à
tous leurs devoirs, ils commencent par déclarer qu'ils ne manquent à rien « ni
envers Dieu ni envers l'Empereur et sa famille; qu'ils paient fidèlement
1 I Cor., VII, 38.
395
les charges publiques selon le commandement de
Jésus-Christ: « Rendez à César ce qui est à César (1) ; » qu'ils font des vœux
continuas pour la prospérité de l'empire, des empereurs, de leurs officiers du
sénat dont ils étaient les chefs, de leurs armées : et enfin, leur disaient ces
bons citoyens fidèles à Dieu et aux hommes, « à la réserve de la religion, dans
laquelle notre conscience ne nous permet pas de nous unir avec vous, nous vous
servons avec joie dans tout le reste, priant Dieu de vous donner avec la
souveraine puissance de saintes intentions (2). » C'est ainsi qu'ils n'oublient
rien pour signaler leur fidélité envers leurs princes; et afin qu'on ne doutât
pas qu'ils ne l'a crussent d'obligation indispensable, ils en parlent comme d'un
devoir de religion. Ils l'appellent « la piété, la foi, la religion envers la
seconde majesté, envers l'empereur que Dieu a établi et qui en exerce la
puissance sur la terre (3). » C'est pourquoi lorsqu'on les accuse de manquer de
fidélité envers le prince , ils s'en défendent, non-seulement comme d'un crime,
mais encore comme d'un sacrilège, où la majesté de Dieu est violée en la
personne de son lieutenant; et ils allèguent non-seulement les apôtres, mais encore Jésus-Christ même qui leur dit : « Rendez à César ce qui est à César, et
à Dieu ce qui est à Dieu (4) : » par où il met, pour ainsi parler, dans la même
ligne ce qu'on doit au prince avec ce qu'on doit à Dieu même, afin qu'on
reconnaisse dans l'un et dans l'autre une obligation également inviolable : ce
qui aussi était suivi par le prince des apôtres, lorsqu'il avait dit : «
Craignez Dieu, honorez le roi (5) : » où l'on voit qu'à l'exemple de son maître,
il fait marcher ces deux choses d'un pas égal comme unies et inséparables. Que
s'ils poussaient cette obligation jusqu'à être toujours soumis malgré les
persécutions les plus violentes, c'est que Jésus-Christ, qui assurément
n'ignorait pas que ses disciples ne dussent être persécutés par les princes,
puisque même il l'avait prédit si souvent, n'en rabattait rien pour cela de
l'étroite obéissance qu'il leur prescrivait : au contraire en leur prédisant
qu'ils seraient « traînés devant les présidents et devant
1 Athenag., Legat, pro Christ.;
Just., Apol. 2.— 2 Just. ibid.; Tertul. Apol., cap. V,
XXXIX. — 3 Tertul., Apol., cap. XXXII, XXXIV-XXXVI. — 4 Matth.,
XXII, 21. — 5 I Pet., II, 17.
396
les rois, et haïs de tout le monde pour son nom (1) » il
leur déclare en même temps, « qu'il les envoie comme des brebis au milieu des
loups (2), » sans armes et sans résistance, ne leur permettant que « la fuite
d'une ville à l'autre, » et ne leur donnant autre moyen « de posséder leurs
âmes, » c'est-à- dire, d'assurer leur vie et leur liberté, en un mot de jouir
d'eux-mêmes, que la patience : « Ce sera, dit-il, par votre patience que vous
posséderez vos âmes (3). » Telles sont les instructions, tels sont les ordres
que Jésus-Christ donne à ses soldats. L'effet suivit les paroles. Les apôtres ne
prévoyaient pas seulement les persécutions ; mais ils les voyaient commencer,
puisque saint Paul disait déjà : « Tous les jours on nous fait mourir pour
l'amour de vous, et on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie
(4). » Mais les chrétiens ne sortirent pas pour cela du caractère de brebis que
Jésus-Christ leur avait donné ; et déchirés selon sa parole par les loups, ils
ne leur opposèrent que la patience qu'il leur avait laissée en partage. C'est
aussi ce que les apôtres leur avaient enseigné : lorsqu'ils virent que les
empereurs et tout l'Empire romain entraient en furieux dans le dessein de ruiner
le christianisme, bien instruits par le Saint-Esprit de ce qui allait arriver,
de peur que la soumission des chrétiens ne fût ébranlée par une oppression si
longue et si violente, ils leur recommandèrent avec plus de soin et de force que
jamais l'obéissance envers les rois et les magistrats. « Il est temps, disait
saint Pierre, que le jugement commence par la maison de Dieu. Que nul de vous ne
souffre comme homicide ou comme voleur; mais si c'est comme chrétien , qu'il
n'en rougisse pas, et qu'il glorifie Dieu en ce nom (5). » Ce qu'il répète trois
ou quatre fois en mêmes paroles fi, de peur que l'oppression où l'Eglise était
déjà et où elle allait être jetée de plus en plus, ne les surprît. Mais il ne
répète pas avec moins de soin « qu'on soit soumis aux rois et aux magistrats, »
et afin de ne rien omettre, à ses maîtres même fâcheux et inexorables :
tant il craignait qu'on ne manquât à aucun devoir, dans un temps où la patience
et avec elle la fidélité allait être poussée à bout de toutes
1 Matth., X, 18, 22. — 2 Luc,
XXI, 12, 19. — 3 Ibid., 19. — 4 Rom.,
VIII, 36. — 5 I Pet., IV, 15, 16, 17. — 6 Ibid., II, 19, 20 ; III,
14, 17 ; V, 9, etc.
397
parts. On ne peut donc plus douter que ces préceptes de
soumission et de patience ne regardent précisément l'état de persécution C'était
en cette conjoncture et en cet état que saint Paul, déjà dans les liens et
presque sous le coup des persécuteurs, ordonnait qu'on leur fût fidèle et
obéissant, et qu'on priât pour eux avec instance (1).
Bucbanan a bien osé éluder la
force de ce commandement apostolique, en disant qu'on priait bien pour les
voleurs, afin que Dieu les convertît : impie et blasphémateur contre les
puissances ordonnées de Dieu, qui n'a point voulu ouvrir les yeux, ni entendre
qu'on ne prie pas Dieu pour l'état et la condition des voleurs , et qu'on ne s'y
soumet pas : mais qu'on prie Dieu pour l'état et la condition des princes
quoiqu'impies et persécuteurs, comme pour un état ordonné de Dieu auquel on se
soumet pour son amour. On demande à Dieu dans cet esprit qu'il donne « à tous
les empereurs, » à tous, remarquez , bons ou mauvais , amis ou persécuteurs, «
une longue vie, un empire heureux, une famille tranquille, de courageuses
armées, un sénat fidèle, un peuple juste et obéissant, et que le monde soit en
repos sous leur autorité (2). » Mais peut-on demander cette sûreté du monde et
des empereurs, même dans les règnes fâcheux, si on se croit en droit de la
troubler ?
Enfin saint Jean avait vu et
souffert lui-même la persécution, et il en voyait les suites sanglantes dans sa
Révélation : mais il n'y voit de couronne ni de. gloire que pour ceux qui ont
vécu dans la patience. « C'est ici, dit-il, la foi et la patience des Saints
(3): » marque indubitable que les témoins et les martyrs qu'il voyait (4)
n'étaient pas ces témoins guerriers de la Réforme, toujours prêts à prendre les
armes quand ils se croiraient assez forts; mais des témoins qui n'avaient pour
armes que la croix de Jésus-Christ et pour règle que ses préceptes et ses
exemples : martyrs, comme dit saint Paul, « qui résistent jusqu'au sang (5) ; »
jusqu'à prodiguer le leur et non pas jusqu'à verser celui des autres et à armer
des sujets contre la puissance publique , contre laquelle nul particulier n'a
1 Tit., III, 1 ; I Tim.,
II, 1, 2. — 2 Tert., Apol., cap. XXXII. — 3 Apoc., XIII, 10 ; XIV,
12. — 4 Ibid., XI, 8. — 5 Hebr., XII, 4.
398
de force ni d'action. Car c'est là le grand fondement de
l'obéissance, que comme la persécution n'ôte pas aux saints persécutés la
qualité de sujets, elle ne leur laisse aussi, selon la doctrine de Jésus-Christ
et des apôtres, que l'obéissance en partage. C'est ce que les premiers chrétiens
avaient dans le cœur; c'est l'exemple que Jésus-Christ leur avait donné, lorsque
soumis à César et à ses ministres, comme il l'avait enseigné, il reconnaît dans
Pilate, ministre de l'Empereur, « une puissance que le ciel lui avait donnée sur
lui-même (1). » C'est pourquoi il lui répond, lorsqu'il l'interroge
juridiquement, comme il avait fait au pontife, se souvenant du personnage humble
et soumis qu'il était venu faire sur la terre; et ne daigna dire un seul mot à
Hérode, qui n'avait point de pouvoir dans le lieu où il était. C'est donc ainsi
qu'il accomplit toute justice, comme il avait toujours fait; et il apprit à ses
apôtres ce qu'ils devaient à la puissance publique, lors même qu'elle abusait de
son autorité et qu'elle les opprimait. Aussi est-il bien visible que les apôtres
ne nous donnent pas la soumission aux puissances comme une chose de simple
conseil ou de perfection seulement, et en un mot comme un mieux, ainsi que M.
Jurieu se l'est imaginé, mais comme le bien nécessaire, qui obligeait, dit saint
Paul, «en conscience (2); » ou, comme disait saint Pierre lorsqu'après avoir
écrit ces mots : « Soyez soumis au roi et au magistrat pour l'amour de Dieu, »
il ajoute, « parce que c'est la volonté de Dieu (3), » qui veut que par ce moyen
vous fermiez la bouche à ceux qui vous calomnient comme ennemis de l'Empire. Les
chrétiens avaient reçu ces instructions comme des commandements exprès de
Jésus-Christ et des apôtres; et c'est pourquoi ils disaient aux persécuteurs par
la bouche de Tertullien, dans la plus sainte et la plus docte Apologie qu'ils
leur aient jamais présentée , non pas : On ne nous a pas conseillé de nous
soulever ; mais : Cela nous est défendu, vetamur (4) ; ni : C'est une
chose de perfection; mais : C'est une chose de précepte, Prœceptum est nobis
(5); ni : Que c'est bien fait de servir l'Empereur, mais : Que c'est une
chose due, debita Imperatoribus; et due encore, comme on a
1 Joan., XIX, 11. — 2
Rom., XIII, 5. — 3 I Pet., II,
13-15. — 4 Tertul., Apol., cap. XXXVI. — 5 Ibid., cap.
XXXII.
309
vu « à titre de religion et de piété, » Pietas et
religio Imperatoribus debita (1) : ni : Qu'il est bon d'aimer le prince;
mais : Que c'est une obligation et qu'on ne peut s'en empêcher, à moins de
cesser en même temps d'aimer Dieu qui l'a établi. Necesse est ut diligam
(2). C'est pourquoi on n'a rien fait et on n'a rien dit, durant trois cents ans,
qui fit craindre la moindre chose ou à l'Empire et à la personne des empereurs,
ou à leur famille ; et Tertullien disait, comme on a vu, non-seulement que
l'Etat n'avait rien à craindre des chrétiens, mais que par la constitution du
christianisme il ne pouvait arriver de ce côté-là aucun sujet de crainte : A
quibus nihil timere possitis (3), parce qu'ils sont d'une religion qui ne
leur permet pas de se venger des particuliers, et à plus forte raison de se
soulever contre la puissance publique.
Voilà ce qu'on enseignait au
dedans, ce qu'on déclarait au dehors, ce qu'on pratiquait dans l'Eglise comme
une chose ordonnée de Dieu aux chrétiens. On le prêchait, on le pratiquait de
cette sorte par rapport à l'état où l'on était, c'est-à-dire dans l'état de la
persécution la plus violente et la plus injuste. C'était donc par rapport à cet
état qu'on établissait l'obligation de demeurer parfaitement soumis, sans jamais
rien remuer contre l'Empire. Et on ne peut pas ici nous alléguer, comme M.
Jurieu fera bientôt, le caractère excessif de Tertullien, ni ces maximes outrées
qui défendaient de prendre les armes pour quelque cause que ce fût; car l'Eglise
ne se fondait pas sur ces maximes qu'on a vu qu'elle réprouvait, et n'aurait
jamais souffert qu'on eût avancé une doctrine étrangère ou particulière dans les
apologies qu'on présentait en son nom. D'où il faut conclure nécessairement que
les chrétiens étaient retenus dans l'obéissance, non par des opinions
particulières que l'Eglise n'approuvait pas, mais par les principes communs du
christianisme.
Il n'y a donc plus moyen de dire
que tout cela n'était qu'un conseil et un mieux : et non-seulement les propres
paroles de Jésus-Christ et des apôtres, mais encore leur pratique même et celle
des premiers siècles résistent à cette glose. Ainsi il ne reste
1 Tertul., Apol., cap. XXXVI.
— 2 Tertul., ad Scap., cap. II. — 3 Apol., cap. XXXVI,
XLIII.
400
plus à M. Jurieu que celle qu'il a aussi proposée d'abord,
que la patience des chrétiens était fondée sur leur impuissance, parce que dans
leur petit nombre ils ne pouvaient rien contre la puissance romaine.
C'est aussi la glose de
Buchanan, qui soutient que les préceptes de Jésus-Christ et des apôtres, qui
ordonnaient aux chrétiens de tout souffrir, étaient préceptes accommodés au
temps d'alors, où l'Eglise faible encore et impuissante ne pouvait rien contre
les princes ses persécuteurs ; en sorte que la patience tant vantée des martyrs
est un effet de leur crainte plutôt que de leur vertu. Mais cette glose n'est
pas moins impie ni moins absurde que l'autre ; et pour en entendre l'absurdité,
il ne faut qu'ajouter à l'apologie des chrétiens, qui se glorifiaient de leur
inviolable fidélité, ce que Buchanan et M. Jurieu veulent qu'ils aient eu dans
le cœur. Il est vrai, sacrés empereurs, vous n'avez rien à craindre de nous tant
que nous serons dans l'impuissance : mais si nos forces augmentent assez pour
vous résister par les armes, ne croyez pas que nous nous laissions ainsi
égorger. Nous voulons bien ressembler à des brebis, nous contenter de bêler
comme elles, et nous couvrir de leur peau pendant que nous serons faibles; mais
quand les dents et les ongles nous seront venus comme à de jeunes lions, et que
nous aurons appris à faire des veuves et à désoler les campagnes, nous saurons
bien nous faire sentir, et on ne nous attaquera pas impunément. Avoir de tels
sentiments, n'est-ce pas sous un beau semblant d'obéissance et de modestie
couver la rébellion et la violence dans le sein? Mais que serait-ce, s'il
fallait trouver cette hypocrisie, non plus dans les discours des chrétiens, mais
dans les préceptes des apôtres et dans ceux de Jésus-Christ même? Oui, mes
Frères, dira un saint Pierre ou un saint Paul, dites bien qu'il faut obéir aux
puissances établies de Dieu, et que leur autorité est inviolable; mais c'est
tant qu'on sera en petit nombre : à cette condition et dans cet état vantez
votre obéissance à toute épreuve : croissez cependant ; et quand vous serez plus
forts, alors vous commencerez à interpréter nos préceptes en disant que nous les
avons accommodés au temps; comme si obéir et se soumettre c'était seulement
attendre de nouvelles forces et une conjoncture
401
plus favorable, ou que la soumission ne fût qu'une
politique.
Enfin il faudra encore faire
dire à Jésus-Christ selon ces principes : Vous, Juifs, qui souffrez avec tant de
peine le joug des Romains, rendez à César ce qui lui est dû, c'est-à-dire
gardez-vous bien de le fâcher jusqu'à ce que vous vous sentiez en état de vous
bien défendre. Que si cette glose fait horreur dans les préceptes de
Jésus-Christ et des apôtres, avouons donc que les chrétiens qui les alléguaient
pour prouver qu'il n'y avait rien à craindre d'eux, en quelque nombre qu'ils
fussent et quelle que fût leur puissance, ne voulaient pas qu'on les crût soumis
par l'effet d'une prudence charnelle, qui, comme dit M. Jurieu, « préfère un
moindre mal à un plus grand, » mais par un principe de fidélité et de religion
envers les puissances ordonnées de Dieu, que les tourments, quelque grands
qu'ils fussent, n'étaient pas capables d'ébranler.
Laissons donc ces gloses impies
de M. Jurieu et de Buchanan, qui aussi bien ne peuvent cadrer avec l'Ecriture :
car saint Paul nous fait bien entendre que ce n'est pas seulement par la
prudence de la chair, et pour éviter un plus grand mal, qu'il faut être soumis
aux puissances, lorsqu'il dit : « Soyez soumis par nécessité, non-seulement à
cause de la colère, mais encore à cause de la conscience (1), » où il semble
qu'il ait eu en vue ces deux gloses des protestants pour les condamner en deux
mots. Si l'on entreprend de nous faire accroire que les chrétiens demeuraient
soumis, mais seulement par conseil, saint Paul détruit cette glose en disant : «
Soyez soumis par nécessité. » Que si l'on revient à nous dire qu'on doit à la
vérité être soumis par la nécessité, mais par celle de la crainte, de peur de se
voir bientôt accabler par une plus grande puissance : saint Paul tombe sur cette
glose encore avec plus de force, en enseignant clairement que cette nécessité
n'est pas celle de la crainte, pour laquelle on n'a pas besoin des instructions
d'un apôtre, mais celle de la conscience.
En effet ce ne pouvait être une
autre nécessité que saint Paul voulût établir dans ce passage. Celle d'être mis
à mort n'est pas la nécessité que les apôtres veulent faire craindre aux
chrétiens ;
1 Rom., XIII, 5.
402
au contraire ils voulaient munir les chrétiens contre une
telle nécessité, à l'exemple de Jésus-Christ qui leur avait dit : « Ne craignez
pas ceux qui ne peuvent faire mourir que le corps, et n'ont point de pouvoir sur
l’âme (1). » Ainsi la nécessité dont parle saint Paul visiblement ne peut être
que celle de la conscience : nécessité supérieure à tout et qui nous tient
soumis aux puissances, non-seulement lorsqu'elles peuvent nous accabler, mais
encore lorsque nous sommes en état de n'en rien craindre.
Car enfin s'il était vrai que
les chrétiens eussent eu d'autres sentiments; si, comme dit M. Jurieu, la
faiblesse ou la prudence les eût retenus plutôt que la religion et la
conscience, on aurait vu leur audace croître avec leur nombre ; mais on a vu le
contraire. M. Jurieu traite Tertullien de déclamateur et d'esprit outré (2),
lorsqu'il dit que « les chrétiens remplissaient les villes, les citadelles, les
armées, le palais, les places publiques, et tout enfin excepté les temples (3),
» où l'on servait les idoles. Mais pourquoi ne vouloir pas croire la prompte et
prodigieuse multiplication du christianisme, qui était l'accomplissement des
anciennes prophéties et de celles de Jésus-Christ même? A peine l'Evangile
avait-il paru; et les Juifs, quoique ce fût le peuple réprouvé, entraient dans
l'Eglise par milliers. « Voyez, mon frère, disait saint Jacques à saint Paul,
combien de milliers de Juifs ont cru (4). » Combien plus se multipliaient les
fidèles parmi les gentils, qui étaient le peuple appelé, et dans l'Empire
romain, qui dans l'ordre des desseins de Dieu en devait être le siège principal?
Saint Paul n'outrait point les choses et n'était pas un déclamateur, lorsqu'il
disait aux Romains : « Votre foi est annoncée par tout l'univers (5); » et aux
Colossiens, que « l'Evangile qu'ils ont reçu est et fructifie, et s'accroît par
tout le monde comme au milieu d'eux (6). » Que si l'Eglise si étendue du temps
des apôtres, ne cessait de s'augmenter tous les jours sous le fer et dans le
feu, comme il avait été prédit, ce n'était donc pas un excès à Tertullien de
dire deux cents ans après la prédication apostolique que tout était plein de
chrétiens : c'était un fait qu'on posait à la face de tout l'univers.
Ce
1 Matth., X, 28; Luc, XII, 5. — 2
Lett. IX, p. 68. — 3 Tert., Apol., cap. XXXVII, p. 30. — 4 Act.,
XXI, 20. — 5 Rom., I, 8. — 6 Col., I, 6.
403
qu'on disait aux gentils dans l'apologie qu'on leur
présentait pour les, afin de les obliger à épargner un si grand nombre d'hommes,
on le disait aux Juifs pour leur faire voir l'accomplissement les anciennes
prophéties. Tertullien, après saint Justin, mettait en fait que les chrétiens
remplissaient tout l'univers, et même les peuples les plus barbares, que
l'Empire romain qui maîtrisait tout n'avait pu dompter (1). C'était donc ici un
fait connu qu'on alléguait également aux gentils et aux Juifs. Les gentils
eux-mêmes en convenaient. C'étaient eux, dit Tertullien, qui se plaignaient
qu'on trouvait partout des chrétiens; que « la campagne, les îles, les châteaux,
la ville même en était obsédée (2). » Quelque outré qu'on s'imagine Tertullien,
l'Eglise pour qui il parlait lui aurait-elle permis ces prodigieuses
exagérations, afin qu'on pût la convaincre de faux et qu'on se moquât de ses
vanteries? Quand donc Tertullien dit aux gentils que les chrétiens pouvaient se
faire craindre à l'empire, autant du moins que les Parthes et les Marcomans, si
leur religion leur permettait de se faire craindre à leurs souverains et à leur
patrie (3), si c'était une expression forte et vigoureuse, ce n'était pas une
vaine ostentation. Car qui eût empêché les chrétiens d'obtenir la liberté de
conscience par les armes? était-ce leur petit nombre? On vient de voir que tout
l'univers en était plein. « Nous faisons, disait Tertullien, presque la plus
grande partie de toutes les villes (4).» Nos protestants approchaient-ils de ce
nombre, quand ils ont arraché par force tant d'édits à nos rois? Est-ce qu'ils
n'étaient pas unis, eux qui dès l'origine du christianisme n'étaient qu'un cœur
et qu'une âme ? Est-ce qu'ils manquaient de courage, eux à qui la mort et les
plus affreux supplices n'étaient qu'un jeu, et l'étaient non-seulement aux
hommes, mais encore aux femmes et aux enfants en sorte qu'on les appelait des
hommes d'airain, qui ne sentaient pas les tourments? Peut-être n'étaient-ils pas
assez poussés à bout eux qui ne trouvaient de repos ni nuit ni jour, ni dans
leurs maisons ni dans les déserts, ni même dans les tombeaux et dans l'asile de
la sépulture? Que n'y aurait-il à craindre, dit Tertullien, de gens
1 Tert., ad Jud. Just.,
adv. Tryph. — 2 Apol.,
cap. I.— 3 Apol., cap. XXXVII. — 4 Ad Scap., cap. II.
404
si unis, si courageux ou plutôt si intrépides et en même
temps si maltraités (1)? Mais peut-être ne savaient-ils pas manier les armes,
eux qui remplissaient les armées et y composaient des légions entières; ou
qu'ils manquaient de chefs; comme si la nécessité et même le désespoir n'en
faisait pas lorsqu'on est capable de s'y abandonner? N'auraient-ils pas pu du
moins se prévaloir de tant de guerres civiles et étrangères dont l'empire romain
était agité, pour obtenir un traitement plus favorable? Mais non : on les a vus
durant trois cents ans également tranquilles, en quelque état que l'empire se
soit trouvé : non-seulement ils n'y ont formé aucun parti, mais on ne les a
jamais trouvés dans aucun de ceux qui se formaient tous les jours.
Non-seulement, dit Tertullien, il ne s'est point trouvé parmi nous de Niger, ni
d'Albin, ni de Cassius, « mais il ne s'y est point trouvé de Nigriens, ni de
Cassiens, ni d'Albiniens (2). » Les usurpateurs de l'empire ne trouvaient point
de partisans parmi les chrétiens, et ils servaient toujours fidèlement ceux que
Rome et le sénat avaient reconnus. C'est ce qu'ils mettent en fait avec tout le
reste à la face de tout l'univers, sans craindre d'être démentis. Ils ont donc
raison de ne vouloir pas qu'on leur impute leur soumission à faiblesse. Si
Tertullien est outré lorsqu'il raconte la multitude des fidèles, saint Cyprien
ne l'est pas moins, puisqu'il écrit à Démétrien, un des plus grands ennemis des
chrétiens : « Admirez notre patience, de ce qu'un peuple si prodigieux ne songe
pas seulement à se venger de votre injuste violence (3). » S'ils parlaient avec
cette force du temps de Sévère et de Dèce, qu'eussent-ils dit cinquante ans
après sous Dioclétien, lorsque le nombre des chrétiens était tellement accru,
que les tyrans étaient obligés « par une feinte pitié à modérer la persécution,
pour flatter le peuple romain (4), » dont les chrétiens faisaient dès lors une
partie si considérable? Les conversions étaient si fréquentes et si nombreuses,
qu'il semblait que tout allait devenir chrétien. On entendait en plein théâtre
ces cris du peuple étonné ou de la constance ou des miracles des martyrs : Le
Dieu des chrétiens est grand. On marque des villes entières dont tout le
1 Apol., cap. XXXVII. — 2
Apol., cap. XXXV; Ad Scap., cap. II. — 3 Cypr., ad Demet., p. 216. —
4 Euseb., lib. VIII, cap. XIV.
405
peuple et les magistrats étaient dévoués à Jésus-Christ, et
lui furent tous consacrés en un seul jour et par un seul sacrifice, pêle-mêle
riches et pauvres, femmes et enfants (1). On sait aussi le martyre de cette
sainte légion thébaine, où tant de braves soldats, que l'ennemi avait vus
toujours intrépides dans les combats, à l'exemple de saint Maurice qui les
commandait, tendirent le cou comme des moutons à l'épée du persécuteur. « O
Empereur, disaient-ils, nous sommes vos soldats, mais nous sommes serviteurs de
Dieu : nous vous devons le service militaire; mais nous lui devons l'innocence :
nous sommes prêts à vous obéir, comme nous avons toujours fait, lorsque vous ne
nous contraindrez pas de l'offenser. Pouvez-vous croire que nous puissions vous
garder la foi, si nous en manquons à Dieu? Notre premier serment a été prêté à
Jésus-Christ, et le second à vous : croirez-vous au second, si nous violons le
premier (2). » Tels furent les derniers ordres qu'ils donnèrent aux députés de
leur corps pour porter leurs sentiments à Maximien. On y voit les saintes
maximes des chrétiens fidèles à Dieu et au prince, non par faiblesse, mais par
devoir. Si Genève, qui les avait vus mourir dans son voisinage et à la tête de
son lac, s'était souvenue de leurs leçons, elle n'aurait pas inspiré, comme elle
a fait par la bouche de Calvin, de Bèze et de ses autres ministres, la rébellion
à toute la France sous prétexte de persécution. Qu'on ne dise point qu'une
légion ne pou voit pas résister à toute l'armée : car les maximes qu'ils posent,
de fidélité et d'obéissance envers l'Empereur, font voir que leur religion ne
leur eût non plus permis de lui résister, quand ils auraient été les plus forts
; et enfin si les chrétiens avaient pu se mettre dans l'esprit que la défense
contre le prince fût légitime, sans conjurer de dessein formé la ruine de
l'Empire, ils auraient pu songer à ménager à l'Eglise quelque traitement plus
doux, en montrant que les chrétiens savaient vendre cher leur vie et ne devaient
pas être poussés à l'extrémité. Mais c'est à quoi on ne songeait pas; et si on
obtenait, comme il arrivait souvent, des édits plus avantageux, ce n'était pas
en se faisant craindre, mais en lassant les tyrans par
1 Euseb., lib. VIII, cap. XI;
Lact., Div. Instit., lib. V, cap. XI.— 2 Serm.
S. Euch., Pass. Agaun. Mart., Act. Mart., p. 290.
406
sa patience. A la fin on eut la paix, mais sans force et
seulement, dit saint Augustin, à cause que les chrétiens firent honte pour ainsi
dire aux lois qui les condamnaient, et contraignirent les persécuteurs à les
changer. Imputer à de telles gens qu'ils sont soumis par faiblesse, ou modestes
par crainte, ce n'est pas vouloir seulement déshonorer le christianisme, mais
encore vouloir obscurcir la vérité même plus claire que le soleil. Car au
contraire on voit manifestement que plus l'Eglise se fortifiait, plus elle
faisait éclater sa soumission et sa modestie,
C'est ce qui parut plus que
jamais sous Julien l'Apostat, où le nombre des chrétiens était si accru et
l'Eglise si puissante, que toute la multitude qu’on a vue si grande dans les
règnes précédents, en comparaison de celle qu'on vit sous cet empereur, parut
petite. Ce qui fait dire à saint Grégoire de Nazianze : « Julien ne songea pas
que les persécutions précédentes ne pouvaient pas exciter de grands troubles,
parce que notre doctrine n'avait pas encore toute son étendue, et que peu de
gens connaissaient la vérité (1); » ce qu'il faut faire toujours entendre en
comparaison du prodigieux accroissement arrivé durant la paix sous Constantin et
sous Constance : « Mais maintenant, poursuit ce saint docteur, que la doctrine
salutaire s'était étendue de tous côtés, et qu'elle dominait principalement
parmi nous, vouloir changer la religion chrétienne, ce n'était rien moins
entreprendre que d'ébranler l'Empire romain et mettre tout en hasard. »
L'Eglise n'était pas faible,
puisqu'elle était dominante et en état de faire trembler l'Empereur : l'Eglise
était attaquée d'une manière si formidable, que tout le monde demeure d'accord
que jamais elle n'avait été en plus grand péril : l'Eglise cependant fut aussi
soumise en cet état de puissance, qu'elle a voit été sous Néron et sous
Domitien, lorsqu'elle ne faisait que de naître. Concluons donc que la soumission
des chrétiens était un effet des maximes de leur religion ; sans quoi ils
auraient pu obliger les Sévères, les Valériens et les Dioclétiens à les ménager,
et Julien jusqu'à les craindre comme des ennemis plus redoutables que les Perses
: de sorte que toutes les bouches qui attribuent la soumission de l'Eglise
1 Orat., III, in Jul.
407
à la faiblesse ou à la prudence de la chair plutôt qu'à la
religion, sont fermées par cet exemple.
Et il ne faut pas s'imaginer que
la religion ne fût dominante que parmi le peuple, ou qu'elle fût plus faible
dans l'armée ; car il paraît au contraire qu'après la mort de Julien les soldats
ayant déféré l'empire à Jovien qui le refusait, parce qu'il ne voulait commander
qu'à des chrétiens, toute l'armée s'écria : « Nous sommes tous chrétiens et
élevés dans la foi sous Constantin et Constance (1) : » et encore six mois
après, cet empereur étant mort, l'armée élut en sa place Valentinien,
non-seulement chrétien, mais encore confesseur de la foi, pour laquelle il avait
quitté généreusement les marques du commandement militaire sous
Julien.
On voit aussi combien les
soldats étaient affectionnés à Jésus-Christ, par le repentir qu'ils témoignèrent
d'avoir brûlé de l'encens devant la statue de Julien et aux idoles, plutôt par
surprise que de dessein. Car alors, comme le raconte saint Grégoire de Nazianze,
ils rapportèrent à cet apostat le don qu'ils venaient d'en recevoir pour prix de
ce culte ambigu, en s'écriant : « Nous sommes, nous sommes chrétiens ; et le don
que nous avons reçu de vous n'est pas un don, mais la mort (2). » Des soldats si
fidèles à Jésus-Christ furent en même temps très-obéissants à leur empereur. «
Quand Julien leur disait : Offrez de l'encens aux idoles, ils le refusaient :
quand il leur disait : Marchez, combattez, ils obéissaient sans hésiter, comme
dit saint Augustin : ils distinguaient le Roi éternel du roi temporel, et
demeuraient assujettis au roi temporel pour l'amour du Roi éternel, parce que,
dit le même Père, lorsque les impies deviennent rois, c'est Dieu qui le fait
ainsi pour exercer son peuple ; de sorte qu'on ne peut pas ne pas rendre à cette
puissance l'honneur qui lui est dû (3). » Ce qui détruit en un mot toutes les
gloses de M. Jurieu, puisque dire qu'on ne peut pas faire autrement, ce n'est
pas seulement exclure la notion d'un simple conseil, mais c'est encore
introduire un précepte dont l'obligation est constante et perpétuelle.
1 Soc, lib. III, c. XIX; Soz., lib.Vl,
C. III; Theodor., lib. III, c. I.— 2 S. Aug., in Ps. CXXIV. — 3 Orat.
III, p. 85.
408
Il ne faut non plus répondre ici
que Julien n'était pas persécuteur, puisqu'outre qu'il autorisait et animait
secrètement la fureur des villes qui déchiraient les chrétiens, et que lui-même,
pour ne point parler de ses artifices plus dangereux que ses violences, il eût
répandu beaucoup de sang chrétien sous de faux prétextes, on savait qu'il avait
voué à ses dieux le sang des fidèles après qu'il aurait vaincu les Perses : et
cependant ces fidèles destinés à être la victime de ces dieux, ne laissaient pas
de combattre sous ses étendards, et de promouvoir de toute leur force la
victoire dont leur mort devait être le fruit. Lui-même n'entra jamais en aucune
défiance de ses soldats qu'il persécutait, parce que bien instruit qu'il était
des commandements de Jésus-Christ et de l'esprit de l'Eglise, il savait que la
fidélité des chrétiens pour les puissances suprêmes était à toute épreuve ; et
comme nous disait saint Augustin, « qu'il ne se pouvait pas faire qu'on ne
rendît à cette puissance l'honneur qui lui était dû (1). » C'est aussi ce que ce
tyran expérimenta, lorsque faisant tourmenter jusqu'à la mort deux hommes de
guerre d'une grande distinction parmi les troupes, nommés Juventin et Maximin,
ils moururent en lui reprochant ses idolâtries, et lui disant en même temps «
qu'il n'y avait que cela qui leur déplût dans son empire (2) : » montrant bien
qu'ils distinguaient ce que Dieu avait mis dans l'Empereur de ce que l'Empereur
faisait contre Dieu, et toujours prêts à lui obéir en toute autre chose.
Ainsi, soit que l'on considère
les préceptes de l'Ecriture, ou la manière dont on les a entendus et pratiqués
dans l'Eglise, la maxime qui prescrit une obéissance à toute épreuve envers les
rois, ni ne peut être un simple conseil, ni un précepte accommodé aux temps de
faiblesse, puisqu'on la voit établie sur des principes qui sont également de
tous les temps, tels que sont l'ordre de Dieu et le respect qui est dû pour
l'amour de lui et pour le repos du genre humain aux puissances souveraines :
principes qui étant tirés des préceptes de Jésus-Christ, devaient durer autant
que son règne ; c'est-à-dire, selon l'expression du Psalmiste, autant que le
soleil et que la lune, et autant que l'univers.
1 S. Aug., in Ps. CXXIV, n. 7. —
2 Theodor., lib. III, c. XV.
409
Ce qui a paru dans l'Eglise sous
les princes infidèles, ne s'est pas moins soutenu sous les princes hérétiques.
Il est aisé de montrer, et nous-mêmes nous l'avons fait dans le premier
Avertissement, que le nombre des catholiques a toujours été sans comparaison
plus grand que celui des ariens. L'empereur Constance se mit à la tête de ce
malheureux parti, et persécuta si cruellement les catholiques par confiscations
de biens, par bannissements, par emprisonnements, par de sanglantes exécutions,
et même par des meurtres, tels que furent ceux qu'un Syrien et ses autres
officiers firent sous ses ordres et de son aveu, que cette persécution était
regardée comme plus cruelle que celle des Dèces et des Maximiens, et en un mot
comme un prélude de celle de l'Antéchrist (1). Et toutefois dans le même temps
qu'on lui reprochait à lui-même ses persécutions sans aucun ménagement, il n'en
passait pas moins pour constant qu'il n'était pas permis de rien entreprendre
contre lui, « parce que le règne et l'autorité de régner vient de Dieu, et qu'il
faut rendre à César ce qui appartient à César. » C'est ce qu'enseignait saint
Hilaire (2); c'est ce qu'enseignait Osius, non pas dans le temps de sa
faiblesse, mais dans la force de sa glorieuse confession, lorsqu'il écrivait à
l'Empereur au nom de tous les évêques (3) : « Dieu vous a commis l'Empire et à
nous l'Eglise ; et comme celui qui affaiblit votre empire par des discours
pleins de haine et de malignité s'oppose à l'ordre de Dieu, ainsi vous devez
prendre garde que tâchant de vous attirer ce qui appartient à l'Eglise, vous ne
vous rendiez coupable d'un grand crime. « Rendez à César ce qui est à César, et
à Dieu ce qui est à Dieu : » ainsi ni l'empire ne nous appartient, ni
l'encensoir et les choses sacrées ne sont à vous. » Peut-on établir plus
clairement comme un principe certain, par l'Evangile, la nécessité d'obéir à un
prince, même hérétique et persécuteur? Saint Athanase n'avait point d'autre
sentiment, lorsqu'il protestait au même Empereur de lui être toujours obéissant,
et lui déclarait que lui et les catholiques dans toutes leurs assemblées lui
souhaitaient une longue vie et un règne heureux (4). Tous les évêques lui
faisaient de pareilles déclarations, et
1 Hil., lib. cont. Comt.; Athan.
Apol., ibid.— 2 Hil., Fragm. 1.— Apud Athan., Apol. ad Const.
— 4 Apol. ad Const., etc.
410
même dans les conciles. Ce courageux confesseur de
Jésus-Christ, saint Lucifer de Cagliari, adressa à cet empereur un livre, dont
le titre était : Qu'il ne faut point épargner ceux qui offensent Dieu en
reniant son Fils: et toutefois y établit comme un principe constant « qu'on
demeure toujours débiteur envers les puissances souveraines selon le précepte de
l'Apôtre ; »de sorte qu'il n'y a rien à faire contre l'Empereur, que « de
mépriser les ordres impies qu'il donne contre Jésus-Christ, et tout au plus lui
dénoncer librement qu'il est anathème (1). »
On peut ajouter ici avec les
anciens historiens ecclésiastiques (2) qu'au commencement de la persécution de
Constance, pendant qu'il persécutait saint Athanase et les autres évêques
orthodoxes jusqu'à les bannir et leur faire craindre la mort, le parti
catholique était si fort, qu'il avait pour lui deux empereurs, qui étaient
Constantin et Constant, les deux frères de Constance, dont le premier le menaça
de lui faire la guerre s'il ne rétablissait saint Athanase : et cependant les
catholiques qui vivaient sous l'empire de Constance ne songèrent pas seulement à
remuer; et saint Athanase accusé d'avoir aigri contre Constance l'esprit de ses
frères, s'en défend comme d'un crime, en faisant voir à Constance dont il était
sujet qu'il ne lui avait jamais manqué de fidélité (3).
Valens, empereur d'Orient, arien
comme Constance, fut encore un plus violent persécuteur ; et c'est de lui qu'on
écrit « qu'il parut un peu s'adoucir lorsqu'il changea en bannissement la peine
de mort (4) : » et néanmoins les catholiques, quoique les plus forts, même dans
son empire, ne lui donnèrent jamais le moindre sujet de craindre, ni ne
songèrent à se prévaloir des longues et fâcheuses guerres où à la fin il périt
misérablement. Au contraire les saints évêques ne prêchaient et ne pratiquaient
que l'obéissance : saint Basile rendit à Modeste, que l'Empereur lui envoyait,
toutes sortes de devoirs (5) : ce saint évêque Eusèbe de Samosate, craignant
quelque émotion populaire contre celui qui lui portait l'ordre de se retirer,
l'avertit de prendre garde à lui et de se retirer sans bruit,
1 Athan., Epist. de Syn.— 2 Socr., lib.VI, c. XVIII;
Soz., lib. III, c. II; Theodor., lib. II, c. I et II. — 3
Apol. ad Const. — 4 Greg. Naz., Orat. XX ; Socr., lib.
IV, cap. XXVII. — 5 Greg. Naz., ibid.
411
apaisant le peuple qui accourut à son pasteur, et lui «
récitant ce précepte apostolique, qu'il fallait obéir aux rois et aux magistrats
(1). » Je ne finirois jamais, si je voulais raconter tous les exemples
semblables. Saint Ambroise était le plus fort dans Milan, lorsque l'impératrice
Justine, arienne, y voulut faire tant de violences en faveur des hérétiques :
mais il n'en fut pas moins soumis, ni n'en retint pas moins tout le peuple dans
le respect, disant toujours : « Je ne puis pas obéir à des ordres impies, mais
je ne dois point combattre : toute ma force est dans mes prières ; toute ma
force est dans ma faiblesse et dans ma patience ; toute la puissance que j'ai,
c'est d'offrir ma vie et de répandre mon sang (2). » Le peuple si bien instruit
par son saint évêque, s'écria : « O César, nous ne combattants pas, nous vous
prions : nous ne craignons rien, mais nous vous prions; » et saint Ambroise
disait : « Voilà parler, voilà agir comme il convient à des chrétiens. » M.
Jurieu aurait bien fait d'autres sermons, et leur aurait enseigné que la
modestie n'est d'obligation que lorsqu'on est le plus faible; mais saint
Ambroise et tout le peuple parlèrent ainsi, depuis même que les soldats de
l'Empereur, tous catholiques, se furent rangés dans l'Eglise avec leur évêque,
et dans une conjoncture où l'Empereur menacé du tyran Maxime, avait plus besoin
du saint évêque que le saint évêque de lui, comme la suite des affaires le ht
bientôt paraître. C'en est assez ; et de tous les exemples qui se présentent en
foule à ma mémoire, je ne veux plus rapporter que ceux des catholiques africains
sous l'impitoyable persécution des Gensérics et des Hunérics, ariens. Ils
résistèrent, dit saint Gélase; mais « ce fut en endurant avec patience les
dernières extrémités (3). » Les chrétiens ne connaissaient point d'autre
résistance ; et pour montrer que ce sentiment leur venait, non de leur
faiblesse, mais de la foi même et de la religion, saint Fulgence, l'honneur de
l'Afrique comme de toute l'Eglise d'alors, écrivait à un de ces rois hérétiques
(4) : « Quand nous vous parlons librement de notre foi, nous ne devons pas pour
cela vous être suspects ou de rébellion
1 Theodor., lib. IV, c. XIV. — 2 Orat. de Basil, tract.,
post Epist. XXXII, nunc XXI ; Epist. XXXIII, ad Marcell.,
nunc XX.— 3 Epist. XIII. — 4 Ad Trasim., lib. I, cap. II.
412
ou d'irrévérence, puisque nous nous souvenons toujours de
la dignité royale et des préceptes des apôtres qui nous ordonnent d'obéir aux
rois. »
Cette doctrine se trouve établie
partout où le christianisme s'était répandu. Au quatrième siècle, Sapor roi de
Perse fit un effroyable carnage des chrétiens, puisqu'on en compte de martyrisés
« jusqu'à seize mille dont on sait les noms, sans parler des autres qu'un ne
peut pas même nombrer (1). » On objecta d'abord à leur archevêque « d'avoir
intelligence avec les Romains » ennemis de l'empire des Perses. Mais les
chrétiens s'en défendaient comme d'un crime, et soutenaient que c'était là une
calomnie. On ne poussa point une accusation si mal fondée ; et pour achever de
la détruire, un chrétien trouva le moyen d'obtenir de Sapor qu'en le traînant au
supplice, « on publierait auparavant par un cri public, qu'il n'était pas
infidèle au prince ni accusé d'autre chose que d'être chrétien (2). »
Les chrétiens quoiqu'en si grand
nombre et constamment les plus forts « dans une province des plus importantes et
des plus voisines des Romains (3), » se laissaient traîner au supplice comme des
brebis à la boucherie, sans se prévaloir de ce voisinage ni des guerres
continuelles qui étaient entre les Romains et les Perses : contents de trouver
un refuge assuré dans l'Empire romain, ils ne le remplissaient pas de leurs cris
pour animer tous les peuples et les empereurs contre leur patrie ; ils ne leur
offraient point leur main contre elle, et on ne les vit point à la guerre contre
leur prince.
Les Goths zélés chrétiens si
cruellement persécutés par leur roi Athanaric, se contentèrent aussi de se
réfugier chez les Romains (4) ; mais ils ne songèrent pas à en faire des ennemis
à leur roi : l'amour de la patrie et la soumission pour leur prince régna
toujours dans leur cœur ; la maxime demeurait ferme, que la soumission doit être
à toute épreuve : la tradition en était constante en tous lieux comme en tous
temps, parmi les Barbares comme parmi les Romains, et tout le nom chrétien la
conservait.
1 Soz., lib. II, cap. VIII et seq. — 2 Ibid. — 3
Ibid. — 4 Paul. Oros., lib. VII, XXXII ; Aug., de Civ. Dei, lib.
XVII, cap. LI.
413
Il n'est pas ici question de chercher de mauvais exemples
depuis que la vigueur de la discipline chrétienne s'est relâchée : l'Eglise ne
les a jamais approuvés ; et la foi des premiers siècles est demeurée ferme.
Quand l'Eglise (ce qu'à Dieu ne plaise) aurait dégénéré de ces anciennes maximes
sur lesquelles la religion a été fondée, c'était à des chrétiens qui se disaient
réformés à purger le christianisme de ces erreurs ; mais au fond l'Eglise
catholique ne s'est jamais démentie de l'ancienne tradition. S'il y a eu de
mauvais exemples dans les derniers temps, s'il y en a eu de mêlés, l'Eglise n'a
jamais autorisé le mal ; et en un mot la révolte, sous prétexte de persécution,
n'a pu trouver d'approbation dans ses décrets. Les protestants sont les seuls
qui en ont donné en faveur de la rébellion, que leurs synodes nationaux ont
passée en dogme, jusqu'à déclarer eux-mêmes, pour ainsi parler, la guerre aux
rois. Nous condamnons hautement tous les attentats semblables, en quelque lieu
et en quelque temps qu'on les ait vus ; et tout le monde sait les décrets de nos
conciles œcuméniques en faveur de l'inviolable majesté des rois. Mais la Réforme
défend encore aujourd'hui les décrets de ses synodes, puisque M. Jurieu ose dire
qu'elle n'en a point de honte : ce ne sont pas des faiblesses dont elle
rougisse, ce sont des attentats qu'elle soutient.
Ainsi l'opposition entre les
premiers chrétiens et nos chrétiens réformés est infinie. Les premiers chrétiens
n'avaient rien que de doux et de soumis : mais on ne voit rien que de violent et
d'impétueux dans ces chrétiens qui se sont dits réformés. Leurs propres auteurs
nous ont raconté que dès le commencement ils étaient pleins « de vengeance, et
se servaient dans leurs entreprises de gens aiguillonnés de leurs passions (1) ;
» et leur ministre nous les représente encore à présent comme gens en qui « la
rage et la fureur » fortifient l'attachement qu'ils ont à leur religion : mais
les premiers chrétiens n'avaient rien d'amer ni d'emporté dans leur zèle. Aussi
disaient-ils hautement, sans même que les infidèles osassent le nier, qu'ils
n'excitaient point de trouble, ni n'attroupaient le peuple par des discours
séditieux (2): au contraire les premières prédications de nos réformés furent
suivies partout
1 Var., liv. X, n. 32, 39.— 2
Act., XXIV, 18.
414
de séditions et de pilleries. Les infidèles avouaient
eux-mêmes que les premiers chrétiens « ne blasphémaient point leurs faux dieux
(1), » encore qu'ils en découvrissent la honte avec une extrême liberté : parce
qu'ils parlaient sans aigreur et ne disaient que la vérité sans y mêler de
calomnies : au contraire tout a été aigre et calomnieux dans nos chrétiens
réformés, qui n'ont cessé de défigurer notre doctrine, et ont rempli l'univers
de satyres envenimées pour exciter la haine publique contre nous. Les premiers
chrétiens n'ont jamais été ni orgueilleux ni menaçants : nos chrétiens réformés,
non contents de violentes menaces, en sont venus aux effets dès le commencement
de leur Réforme. Il est vrai que nos chrétiens réformés ont eu à souffrir en
quelques endroits, et la Réforme a tâché d'avoir le caractère des martyrs. Mais,
comme nous avons vu, les martyrs souffraient avec humilité; et les autres, de
leur aveu propre, avec dépit; les uns soutenus par leur seule foi, et les autres
par leur passion : c'est pourquoi de si différents principes ont produit des
effets bien contraires. Trois cents ans de continuelle et implacable persécution
n'ont pu altérer la douceur des premiers chrétiens : la patience a d'abord
échappé aux autres, et leur violence les a emportés aux derniers excès. A peine
nomme-t-on en Allemagne trois ou quatre hommes punis pour le luthéranisme ;
cependant toute l'Allemagne vit bientôt les ligues, et sentit les armes de nos
réformés : ceux de France furent patiens durant environ trente ans à différentes
reprises, sous les règnes de François I et de Henri II : ils ne furent pas à
l'épreuve d'une plus longue souffrance ; et ils n'eurent pas plutôt trouvé de la
faiblesse dans le gouvernement, qu'ils en vinrent aux derniers efforts contre
l'Etat.
M. Jurieu donne pour raison de
la justice de leurs armes le massacre de Vassi, sans répondre un mot seulement
aux témoignages incontestables même des auteurs protestants, par lesquels nous
avons montré que ce prétendu massacre ne fut qu'une rencontre fortuite, et un
prétexte que la rébellion déjà résolue se voulait donner (2). Mais sans répéter
les preuves que nous en avons rapportées contre ce ministre, nous avons de quoi
le confondre
1 Act., XIX, 37. — 2 Var.,
liv. X, n. 42.
415
par lui-même. « Le massacre de Vassi, dit-il, avait donné
le signal par toute la France, parce que, continue-t-il, au lieu qu'il ne
s'agissait que de la mort de quelques particuliers sous les règnes de François I
et de Henri II, ici et dans ce massacre la vie de tout un peuple était en péril
(1). » Mais si l'on attendait ce signal, pourquoi donc avait-on déjà machiné la
conspiration d'Amboise par expresse délibération de la Réforme, comme nous
l'avons démontré par cent preuves et par l'aveu de Bèze même ? Et pourquoi donc
avait-on résolu de s'emparer du château où le roi était, arracher ses ministres
d'entre ses bras, se rendre maître de sa personne, lui contester sa majorité,
lui donner un conseil forcé, et allumer la guerre civile dans toute la France
jusqu'à ce que ce noir dessein fût accompli ? Car tout cela est prouvé plus
clair que le jour dans l'Histoire des Variations (2), sans que M. Jurieu
y ait répondu, ni pu répondre un seul mot. Et quant à ce que dit ce ministre,
qu'on songea à prendre les armes, lorsqu'on vit que tout un peuple était en
péril, au lieu qu'il ne s'agissait auparavant, c'est-à-dire sous François I et
Henri II, que de quelques particuliers : Bèze a été bien plus sincère, puisqu'il
est demeuré d'accord que ce qui causa les grands troubles de ce royaume, fut que
« les seigneurs considérèrent que les rois François et Henri n'avaient jamais
voulu attenter à la personne des gens d'Etat, » c'est-à-dire, des gens de
qualité, « se contentant de battre le chien devant le loup » et les gens de plus
basse condition devant les grands, « et qu'on faisait alors le contraire (3). »
Ce fut donc, de l'aveu de Bèze , ce qui les fit réveiller « comme d'un profond
assoupissement ; » et ils émurent le peuple, dont ils avaient méprisé les maux,
tant qu'on ne s'était attaqué qu'à lui. Mais ni Bèze , ni Jurieu n'ont dit le
fond. Les supplices des protestants condamnés à titre d'hérésie par édite et par
arrêts sous François 1 et Henri II, mettaient en bien plus grand péril tout le
parti réformé, et devaient lui donner bien plus de crainte que la rencontre
fortuite de Yassi, où il était bien constant que ni on n'avait eu de mauvais
dessein, ni on n'avait rien oublié pour empêcher qu'où ne s'échauffât. L'intérêt
des gens de qualité ne fut
1 Lett. IX. p. 70. — 2 Liv. X, n. 26 et suiv. — 3 Var.,
ibid., n. 27.
416
pas aussi la seule cause qui obligea la Réforme à se remuer
sous François II ou Charles IX; car ils se seraient remués dès le temps de
François I et de Henri II, puisqu'ils sentaient bien que ces princes ne les
épargneraient pas s'ils se déclaraient, et qu'ils ne se sauvaient de leur temps
qu'en dissimulant. Il ne s'agissait non plus dans nos guerres civiles de la vie
des protestants, puisque nous avons fait voir et qu'il est constant qu'ils ont
pris les armes tant de fois, non point pour leur vie, à laquelle il y avait
longtemps qu'on n'en voulait plus, mais pour avoir part aux honneurs et un peu
plus de commodité dans leur exercice. Il n'y a qu'à voir leurs traités et leurs
délibérations pour en être convaincu ; et Bèze demeure d'accord (1) qu'il ne
tint pas aux ministres qu'on ne rompît tout pour quelques articles si légers
qu'on en a honte en les lisant. Ainsi la vraie cause des révoltes arrivées sous
François II, sous Charles IX et sous les règnes suivants, c'est que la patience,
qui n'est conçue et soutenue que par des sentiments humains, ne dure pas ; et
que le dépit retenu dans des règnes forts, se déclare quand il en trouve de plus
faibles. C'est ensuite que la Réforme délicate a pris pour persécution ce que
les anciens chrétiens n'auraient pas seulement compté parmi les maux,
c'est-à-dire la privation de quelques honneurs publics et de quelques facilités,
comme on a dit : encore le plus souvent leurs plaintes n'étaient que des
prétextes. Les rois qui leur ont été le plus contraires n'eussent pas songé à
les troubler, si des esprits si remuants avaient pu se résoudre à demeurer en
repos. Certainement sous Louis XIII ils étaient devenus si délicats et si
plaintifs dans leurs assemblées politiques, et encore plus dans leurs synodes,
qu'on les voyait prêts à échapper à tous moments ; en sorte qu'on n'osait rien
entreprendre contre l'étranger, quoi qu'il fît, tant qu'on avait au dedans un
parti si inquiet et si menaçant. Voilà dans la vérité et tous les François le
savent, ce qui a fait nos guerres civiles ; et voilà en même temps ce qui mettra
une éternelle différence entre les premiers chrétiens et les chrétiens réformés.
M. Jurieu ne sortira jamais de cette difficulté : qu'il brouille tout ; qu'il
mêle le ciel à la terre ; qu'il change les préceptes en conseils, et les règles
1 Hist., lib. VI.
417
perpétuelles fondées sur l'ordre de Dieu et le repos des
Etats en préceptes accommodés au temps ; qu'il change encore la patience des
premiers chrétiens en faiblesse ; qu'il fasse leur obéissance forcée ; qu'il
cherche de tous côtés des prétextes à la rébellion de ses pères : il est accablé
de toutes parts par l'Ecriture, par la tradition, par les exemples de l'ancienne
Eglise, par ses propres historiens ; et il n'y eut jamais une cause plus
déplorée.
Exemples de M.
Jurieu en faveur des guerres civiles de religion. Premier exemple, tiré de
Jésus-Christ même.
Prêtez maintenant l'oreille, mes
Frères, aux exemples dont on se sert parmi vous, pour permettre aux chrétiens
opprimés de défendre leur religion à main armée contre les puissances
souveraines. Etrange illusion! M. Jurieu a osé produire l'exemple de
Jésus-Christ même, et encore dans le temps de sa passion, lorsqu'il ne fit autre
chose, comme dit saint Pierre l, que de se livrer à un juge inique comme un
agneau faible et muet, sans ouvrir seulement la bouche pour se défendre (1).
Mais voyons comme le ministre argumente. « L'Evangile, dit-il, n'a ôté à
personne le droit de se défendre contre de violents agresseurs ; et c'est sans
doute ce que le Seigneur a voulu signifier, quand allant au jardin où il savait
que les Juifs devaient le venir enlever avec violence; et comme on lui eût dit :
Voici deux épées, il répondit : C'est assez (2). » Sur quoi le ministre fonde ce
raisonnement : «Ce n'était pas assez pour repousser la violence ; car deux
hommes armez ne pouvaient pas résister à la troupe qui accompagnait Judas : mais
c'était assez pour son but, qui était de faire voir que ses disciples dans une
telle occasion ont le droit de se servir des armes : car autrement, quel sens
cela aurait-il : Prenez vos épées? » Il ne fallait rien changer aux paroles du
Fils de Dieu qui n'a point parlé en ces termes. Mais pour en venir au sens et à
l'esprit, le ministre songe-t-il bien à ce qu'il dit, lorsqu'il tient un tel
discours? Songe-t-il bien, dis-je, que ceux qui vendent prendre Jésus-Christ
étaient les ministres de la justice , et que le conseil ou le sénat de
Jérusalem , qui les envoyait (4), avait en main une partie
1 I Petr., II, 23.— 2 Isa., LIII, 7. — 3 Lett. IX, p. 69. —
4 Matth., XXVI, 47.
418
delà puissance publique? Car il pouvait faire arrêter qui
il voulait, et il avait la garde du temple et d'autres gens armés en sa
puissance pour exécuter ses décrets. C'est pourquoi on voit si souvent dans les
Actes «que les apôtres sont arrêtés par les pontifes et les magistrats du
temple, et mis dans la prison publique pour comparaître devant le conseil (1), »
où en effet ils répondent juridiquement sans en contester le pouvoir. Aussi
lorsqu'ils prirent le Sauveur, sans les accuser d'usurper un droit qui ne leur
appartenait pas, il se contente de leur dire : « Vous venez me prendre à main
armée comme un voleur : j'étais tous les jours au milieu de vous enseignant dans
le temple, et vous ne m'avez pas arrêté (2): » reconnaissant clairement qu'ils
en avaient le pouvoir, et dans la suite reprenant saint Pierre qui avait frappé
un des soldats, dont aussi il guérit la plaie par un miracle (3). Au lieu donc
qu'il faudrait conclure de ce lieu, comme fait aussi saint Chrysostome, « qu'il
faut souffrir les persécutions avec patience et avec douceur, et que c'est là ce
que le Sauveur a voulu montrer par cette action (4), » M. Jurieu conclut au
contraire qu'il a voulu montrer « qu'en cette occasion on a droit de se servir
des armes. » Mais qui lui donne la liberté de tourner ainsi l'Ecriture à
contresens, et de porter son venin jusque sur les actions de Jésus-Christ même?
« Quel sens, dit-il, aurait cela : Prenez vos épées? et de quel usage
seraient-elles, si on ne pouvait s'en servir (5)? » Et il ne veut pas seulement
entendre cette parole de Jésus-Christ, lorsqu'il ordonne à ses apôtres d'avoir
une épée : « Car je vous dis qu'il faut encore que ce qui est écrit de moi soit
accompli : Il a été compté parmi les scélérats (6). » Tel était donc le but de
Jésus-Christ , non, comme dit M. Jurieu, d'instruire les chrétiens à prendre les
armes contre la puissance publique lorsqu'ils en seraient maltraités, mais
d'accomplir la prophétie où il était dit « qu'on le mettrait au rang des
scélérats. » En quoi, si ce n'est que comme un voleur il se faisait accompagner
de gens violents pour s'empêcher d'être pris, et qu'il employait les armes
contre les ministres de la justice pour ne point tomber entre ses mains ?
1 Act., IV, 3; V, 18. — 2
Matth., XXVI, 55. — 3 Joan., XVIII, 11. — 4 Homil. LXXXIII in
Joan. — 5 Jur., ibid. — 6 Luc., XXII, 37.
419
Jésus-Christ regardait donc cette résistance qu'il
prévoyait qu'on ferait en sa faveur, non pas à la manière de M. Jurieu, comme
une défense légitime, mais comme une violence et un attentat manifeste, qui
aussi le ferait mettre par le peuple « au nombre des scélérats. » C'est pourquoi
il reprend saint Pierre de s'être servi de son épée, et dit à lui et aux autres
qui se mettaient en état de l'imiter : « Demeurez-en là ; qui prend l'épée,
périt de l'épée (1) ; » non pour défendre de s'en servir légitimement, mais pour
défendre de s'en servir dans de semblables occasions, et surtout contre la
puissance publique. M. Jurieu ose dire que Jésus-Christ ne reprit saint Pierre
de s'être servi de l'épée, qu'à cause du temps où il le fit (2), qui était celui
où , selon l'ordre de son Père , il fallait qu'il mourût : comme si dans une
autre occasion Jésus-Christ eût voulu permettre à ses disciples d'opposer la
force aux puissances légitimes. Voilà ce que M. Jurieu ose attribuer à
Jésus-Christ. Socrate un païen aura bien connu qu'on est obligé d'obéir aux lois
et aux magistrats de son pays, quand même ils vous condamnent injustements ;
autrement, dit-il, il n'y aurait plus ni peuple, ni jugement, ni loi, ni Etat :
par ces solides maximes ce philosophe aura consenti à périr, plutôt que
d'anéantir les jugements publics par sa résistance, et n'aura pas voulu
s'échapper de la prison contre l'autorité de ces lois, de peur de tomber après
cette vie entre les mains des lois éternelles, lorsqu'elles prendront la défense
des lois civiles leurs sœurs ( car c'est ainsi qu'il parlait ) ; et Jésus-Christ
qui rejette ceux dont la justice n'est pas au-dessus de celle des païens (4),
aura été moins juste et moins patient qu'un philosophe, et aura voulu montrer à
ses disciples que la défense contre le public est légitime ? Qui vit jamais un
semblable attentat? et n'est-ce pas faire prêcher la révolte à Jésus-Christ
même? Mais qui ne voit manifestement que ce qu'il blâme en cette occasion n'est
pas seulement une résistance dans le temps où son Père voulait qu'il mourût, ce
qui n'eût regardé que ses disciples à qui il avait appris ce secret de Dieu :
mais en général une résistance qui le faisait mettre « au rang des méchants et
des
1 Luc., XXII, 50, 51 ; Matth.,
XXVI, 52; Joa ., XVIII, 11. — 2 Jur., ibid. — 2 Plat.
Crito. — 4 Matth., V, 20.
420
scélérats ; » en un mot une résistance contre la puissance
publique , contre laquelle un particulier, un sujet, qui était le personnage que
Jésus-Christ voulait faire alors sur la terre, n'a point de défense? C'est
pourquoi il répond juridiquement au conseil de Jérusalem , comme nous l'avons
déjà dit, et il demeure d'accord que « la puissance » de vie et de mort, dont
Pilate le menaçait (1), « lui venait d'en haut » comme étant légitime et «
ordonnée de Dieu, » ainsi que son Apôtre le dit après lui (2) : et il ajoute que
a son royaume n'est pas de ce monde (3), » non plus que les ministres dont la
force le pourrait défendre contre l'injustice des hommes, afin que ses disciples
entendent qu'il veut bien en tout et partout se laisser traiter comme un sujet,
et leur enseigner en même temps ce qu'ils doivent aux magistrats même injustes
et persécuteurs.
M. Jurieu ne rougit pas de nous
alléguer cet exemple, et de mettre la défense de sa religion dans un attentat
manifeste : dans un attentat déclaré tel par les prophètes qui l'ont prédit ;
que Jésus-Christ qui l'a vu a réprouvé, et qu'il a même réparé par un miracle,
de peur qu'on ne pût jamais le lui imputer. Un tel exemple, qu'est-ce autre
chose qu'une parfaite démonstration de la doctrine opposée à celle que le
ministre voulait soutenir, et le tour qu'y donne M. Jurieu, une manifeste
profanation des paroles de Jésus-Christ ?
Second exemple.
Les Machabées.
Mais ce ministre se promet une
victoire plus assurée de l'exemple des Machabées ou des Asmonéens, puisqu'il est
certain qu'ils secouèrent le joug des rois de Syrie, qui les persécutaient pour
leur religion. Il n'en faut pas davantage à notre ministre pour égaler la
Réforme, et la nouvelle république des Pays-Bas, au nouveau royaume de Judée
érigé par les Asmonéens (4). Mais pour se désabuser de cette comparaison, il ne
faut que lire l'histoire (5), et bien comprendre l'état du peuple de Dieu.
Premièrement, il est constant
qu'Antiochus et les autres rois
1 Joan., XIX, 10, 11.— 2 Rom., XIII, 1.— 3
Joan., XVIII, 36.— 4 Lett. IX, p. 67. — 5 II Mach., II, III.
421
de Syrie ne se proposaient rien de moins que d'exterminer
les Juifs, en faire passer toute la jeunesse au fil de l'épée, vendre tout le
reste aux étrangers, en même temps donner à ces étrangers la terre que Dieu
avait promise aux patriarches pour toute leur postérité, détruire la nation avec
la religion qu'elle profes-soit, et en éteindre la mémoire, profaner le temple ,
y effacer le nom de Dieu, et y établir l'idole de Jupiter Olympien (1). Voilà ce
qu'on avait entrepris, et ce qu'on exécutait contre les Juifs avec une violence
qui n'avait point de bornes.
Secondement, il n'est pas moins
assuré que la religion et toute l'ancienne alliance était attachée au sang
d'Abraham, à ses enfants selon la chair, à la terre de Chanaan, que Dieu leur
avait donnée pour y habiter, au lieu choisi de Dieu pour y établir son temple,
au ministère lévitique et au sacerdoce attaché au sang de Lévi et d'Aaron, comme
toute l'alliance en général l'était à celui d'Abraham : en sorte que sans tout
cela, il n'y avait ni sacrifice, ni fête, ni aucun exercice de la religion.
C'est pourquoi le peuple hébreu, selon les anciennes prophéties, ne devait être
tiré de cette terre que deux fois : l'une sous Nabuchodonosor et dans la
captivité de Babylone par un ordre exprès de Dieu, que le prophète Jérémie leur
porta, et avec promesse d'y être rappelés bientôt après pour n'en être jamais
chassés, selon que le même Jérémie et les autres prophètes le leur promettaient
(2). Telle est la première transportation du peuple de Dieu hors de sa terre. La
seconde et la dernière est celle qui leur devait arriver selon l'oracle de
Daniel après avoir mis à mort l'Oint de Dieu et le Saint des saints (3), qui
devait être perpétuelle, et emportait aussi avec elle l'entière réprobation de
l'alliance et de la religion judaïque.
Troisièmement, il était constant
par là que tant que l'ancienne alliance subsistait, il n'était non plus permis
aux Juifs de se laisser transporter hors de leur terre, que de renoncer à tout
le culte extérieur de leur religion ; et que consentir à la perte totale de la
famille d'Abraham où celle d'Aaron était comprise, c'était consentir en même
temps à l'extinction de la religion, de l'alliance et du sacerdoce. D'où il
s'ensuit manifestement,
1 II Mach., V, VI. — 2 Jer., XXI, XXV, XXVII,
XXIX-XXXI, etc.— 3 Dan., IX, 26.
422
En quatrième lieu, que lorsque
Dieu ne leur donnait aucun ordre d'abandonner la terre promise, où il avait
établi le siège de la religion et de l'alliance , ni ne leur montroit aucun
moyen de conserver la race d'Abraham que celui d'une résistance ouverte, comme
il leur arriva manifestement dans cette cruelle persécution des rois de Syrie,
c'était une nécessité absolue et une suite indispensable de leur religion de se
défendre.
Et néanmoins, en cinquième lieu,
ils n'en sont venus à ce dernier et fatal remède qu'une seule fois, et après une
déclaration manifeste de la volonté de Dieu. Car auparavant, en quelque
oppression qu'on les tînt dans le superbe et cruel empire de Babylone, ils y
demeurèrent « paisibles et soumis, » offrant à Dieu des vœux continuels pour cet
empire et pour ses rois , selon l'ordre qu'ils en avaient reçu de Dieu par la
bouche de Jérémie et de Baruch (1). Quand ils virent paraître Cyrus, qui devait
être leur libérateur, encore qu'il leur eût été non-seulement prédit, mais
encore expressément nommé par leurs prophètes, ils ne se remuèrent pas en sa
faveur, et attendirent en patience sa victoire d'où dépendait leur délivrance :
et quand Assuérus, un de ses successeurs, séduit par les artifices d'Aman,
entreprit de détruire toute la nation, et de « fermer par toute la terre la
bouche de ceux qui louaient Dieu (2), » ils ne firent aucun effort pour lui
résister, parce que Mardochée, un prophète et un homme manifestement inspiré de
Dieu, leur faisait voir une espérance assurée de protection en la personne de la
reine Esther; en sorte qu'il ne leur restait qu'à prier Dieu dans le sac et dans
la cendre qu'il conduisît les desseins de cette reine. Que si dans la suite ils
prirent les armes pour punir l'injustice de leurs ennemis, ce fut par un édit
exprès du roi (3); et Dieu le permit ainsi pour montrer que ses fidèles
naturellement ne troublaient point les Etats, et n'y entreprenaient rien qu'avec
l'ordre de la puissance souveraine. Ils seraient donc demeurés aussi humbles et
aussi soumis sous Antiochus, si Dieu leur avait donné une semblable espérance et
un moyen aussi naturel de fléchir le roi. Mais le temps était arrivé où il avait
résolu
1 Jerem., XXVII, 7; Bar., I, 11, 12.— 2 Est.,
III, IV, XIII, etc. — 3 Ibid., V, VII, VIII, XVI.
423
de les sauver par d'autres voies, ainsi qu’il était marqué
dans Daniel et dans Zacharie (1). Alors donc il inspira Mathathias , qui poussé
du même esprit que son ancêtre Phinées, c'est-à-dire manifestement de l'esprit
de Dieu (2), du même esprit dont Moïse avait été poussé à tuer l'Egyptien qui
maltraitait les enfants d'Israël (3), selon qu'il est expliqué dans les Actes
(4) ; du même esprit qui avait incité Aod à enfoncer un couteau dans le sein d'Eglon,
roi de Moab (5), et Jahel femme d'Héber, à attirer Sisara dans sa maison pour
lui percer les tempes avec un clou (6), du même esprit dont Judith était animée
lorsqu'elle coupa la tète d'Holoferne (7) : Mathathias donc poussé de cet
esprit, perça d'un coup de poignard un Juif qui se présentait pour sacrifier aux
idoles, et l'immola sur l'autel où il allait sacrifier au Dieu étranger (8). Il
enfonça le même poignard au sein de celui qui par l'ordre d'Antiochus
contraignait le peuple à ces sacrifices impies, et il leva l'étendard de la
liberté en disant : « Quiconque a le zèle de la loi, qu'il me suive (9). » C'est
donc ici manifestement une inspiration extraordinaire, telle que celles qu'on
voit paraître si souvent dans l'Ecriture et ailleurs. Il n'y a que les impies
qui puissent nier de semblables inspirations extraordinaires ; et si les
hypocrites ou les fanatiques s'en vantent à tort, il ne s'ensuit pas que les
vrais prophètes et les hommes vraiment poussés par l'esprit de Dieu, se les
attribuent vainement. Mathathias fut du nombre de ces hommes vraiment inspirés :
il en soutint le caractère jusqu'à la mort, et il distribua entre ses enfants
les fonctions auxquelles Dieu les destinait, avec une prédiction manifeste des
grands succès qui leur étaient préparés (10). La suite des événements justifia
clairement que Mathathias était inspiré : car outre qu'il parut des signes et
des illuminations surprenantes et miraculeuses dans le ciel, on vit paraître
dans les combats des anges qui soutenaient le peuple de Dieu, et « en foudroyant
» les ennemis jetaient « le désordre et la confusion dans leur armée (11). » Le
prophète Jérémie apparut à Judas le Machabée « dans un songe digne de toute
croyance, » et lui mit en main
1 Dan., VII, VIII, X-XII; Zach., XI, 7 et
seq. — 2 I Mach., II, 24, etc. — 3 Exod., II, 12.— 4 Act.,
VII, 24, 25. — 5 Judic., III, 21.— 6 Judic., IV, 17 et seq,; V, 24
et seq. — 7 Judith, VIII, etc. — 8 I Mach., II, 23,24. — 9
Ibid., 27 et — 10 I Mach., II, 49, 64 et seq. — 11 II Mach., X, 29,
30.
424
l'épée par laquelle il devait défaire les ennemis de son
peuple, en lui disant : « Recevez cette sainte épée et ce présent de Dieu , par
lequel vous renverserez les ennemis de mon peuple d'Israël (1). » Tant de
victoires miraculeuses, qui suivirent cette céleste vision, firent bien voir
qu'elle n'était pas vaine; et la vengeance divine fut si éclatante sur Antiochus,
que lui-même la reconnut, et fut contraint d'adorer, mais trop tard, la main de
Dieu dans son supplice (2). Que si nos réformés ne veulent pas reconnaître ces
signes divins, à cause qu'ils sont tirés des livres des Machabées qu'ils
ne reçoivent pas pour canoniques; sans leur opposer ici l'autorité de l'Eglise,
qui les a mis dans son canon il y a tant de siècles, je me contente de l'aveu de
leurs auteurs qui respectent ces livres comme contenant une histoire véritable
et digne de tout respect, où Dieu a étalé magnifiquement la puissance de son
bras et les conseils de sa providence pour la conservation de son peuple élu.
Que si M. Jurieu ou quelque autre aussi emporté que lui refusaient à des livres
si anciens la vénération qui leur est due, il n'y aurait qu'à leur demander d'où
ils ont donc pris l'histoire des Machabées qu'ils nous opposent? Que s'ils sont
contraints d'avouer que les livres que nous leur citons sont les véritables
originaux d'où Josèphe et tous les Juifs ont tiré cette admirable histoire , il
faut ou la rejeter comme fabuleuse ou la recevoir avec toutes les merveilleuses
circonstances dont elle est revêtue. Et il ne faut point s'étonner que Josèphe
en ait supprimé une partie, puisqu'on sait qu'il dissimulait ou qu'il déguisait
les miracles les plus certains, de peur d'épouvanter les gentils pour qui il
écrivait. Si les protestants se veulent ranger parmi les infidèles, et refuser
leur croyance aux miracles dont Dieu se servait pour déclarer sa volonté à son
peuple, nous ne voulons pas les imiter ; et nous soutenons avec l'histoire
originale de la guerre des Machabées, qu'elle ne fut entreprise qu'avec une
manifeste inspiration de Dieu.
Enfin en sixième lieu, Dieu, qui
avait résolu d'accumuler tous les droits pour établir le nouveau royaume qu'il
érigea en Judée sous les Machabées, fit concourir à ce dessein les rois de Syrie
, qui accordèrent à Jonathas et à Simon, avec l'entier affranchissement
1 II Mach., XV, 11, 15, etc. — 2
I Mach., VI, 12; II Mach., IX, 12.
425
de leur peuple, non-seulement toutes les marques, mais
encore tous les effets de la souveraineté ; ce qui fut aussi accepté et confirmé
par le commun consentement de tous les Juifs.
Je veux bien accorder à M.
Jurieu et aux Provinces-Unies, si elles veulent, qu'elles ont eu en quelque
chose un succès pareil à ce nouveau royaume de Judée, puisqu'à la fin les rois
d'Espagne leurs souverains ont consenti à leur affranchissement. Bien plus,
afin que les choses soient plus semblables, puisqu’en regardant ces provinces
comme imitatrices du nouveau royaume de Judée, il faut aussi regarder les
princes d'Orange comme les nouveaux Machabées qui ont érigé cet Etat; je
n'empêche pas qu'on ne dise qu'à l'exemple des Asmonéens ces princes se sont
faits les souverains du peuple qu'ils ont affranchi, et qu'ils peuvent s'en dire
les vrais rois, comme ils y ont déjà de gré ou de force l'autorité absolue. Si
les Provinces-Unies donnent à la fin leur consentement à cette souveraineté, il
serai vrai que la fin des princes d'Orange sera à peu près semblable de ce
côté-là à celle des Machabées : mais il y aura toujours une différence infinie
dans les commencements des uns et des autres. Car, quelque dévoué qu'on soit à
la maison d'Orange, on ne dira jamais sérieusement, ni que le prince d'Orange
Guillaume Ier ait été un homme manifestement inspiré, un Phinées, un Mathathias,
un Judas le Machabée, qui ne respirait que la piété ; ni que la Hollande, dont
il conduisoit les troupes, fût le seul peuple où par une alliance particulière
Dieu eût établi la religion et ses sacrements ; ni que la religion qu'il
soutenait fût la seule cause qui lui fit prendre les armes, puisque sans parler
de ses desseins ambitieux si bien marqués dans toutes les histoires, il cacha si
longtemps lui-même sa religion et donna tout autre prétexte à ses entreprises;
ni que lui et ses successeurs n'aient jamais rien attenté pour subjuguer ceux
qui leur a voient confié la défense de leur liberté. Il faudrait donc laisser là
l'exemple des Macchabées; et pour ne parler plus ici de la vaine flatterie que
le ministre Jurieu fait aux Provinces-Unies, je soutiens que l'action des
Macchabées et des Juifs qui les ont suivis, étant extraordinaire et venant d'un
ordre spécial de Dieu dans un cas et
1 I Mach., cap. XI, XII et seq.
426
un état particulier, ne peut être tirée à conséquence pour
d'autres cas et d'autres états. En un mot, il n'y a rien de semblable entre les
Juifs d'alors et nos réformés, ni dans l'état de la religion, ni dans l'état des
personnes. Car dans la religion chrétienne, il n'y a aucun lieu ni aucune race
qu'on soit obligé de conserver, à peine de laisser périr la religion et
l'alliance. Au lieu de dire, comme pouvaient faire les Juifs : Il faut sauver
notre vie pour sauver la religion, il faudrait dire au contraire, selon les
maximes de Jésus-Christ : Il faut mourir pour l'étendre : c'est par la mort et
la corruption que ce grain se multiplie ; et ce n'est pas le sang transmis à une
longue postérité qui fait fructifier l'Evangile ; mais c'est plutôt le sang
répandu pour le confesser : ainsi la religion ne peut jamais être parmi nous en
l'état et dans la nécessité où elle était sons les Machabées. L'état des
personnes est encore plus dissemblable que celui de la religion. Les Macchabées
voyaient toute leur nation attaquée ensemble, et prête à périr toute entière
comme par un seul coup : mais nos réformés, loin de. combattre pour toute la
nation dont ils étaient, n'en faisaient que la plus petite partie, qui avait
entrepris d'accabler l'autre et de lui faire la loi. Les Macchabées et les Juifs
qui les suivaient, loin de vouloir forcer leurs compatriotes à corriger la
religion dans laquelle ils étaient nés, ne demandaient que de vivre dans le même
culte où leurs pères les avaient élevés : mais nos rebelles condamnaient les
siècles passés, et ne cherchaient qu'à détruire la religion où leurs pères
étaient morts, quoiqu'eux-mêmes ils l'eussent sucée avec le lait. Les
Macchabées combattaient, afin qu'on leur laissât la possession du saint temple
où leurs pères servaient Dieu : nos rebelles renonçaient aux temples et aux
autels de leurs pères, quoique ce fût le vrai Dieu qu'ils y adorassent ; ou
s'ils les voulaient avoir, c'était en les enlevant à leurs anciens et légitimes
possesseurs, et encore en y changeant tout le culte pour lequel la structure
même de ces édifices sacrés faisait voir qu'ils étaient bâtis; en quoi ils
étaient semblables, non point aux Macchabées défenseurs du temple, mais aux
gentils qui en étaient les profanateurs, puisque si ceux-ci profanaient le
temple en y mettant leurs idoles, nos réformés, pour avoir occasion de profaner
aussi les
127
temples de leurs pères, faisaient semblant d'oublier qu'ils
étaient dédiés au Dieu vivant; et autant qu'il était en eux, ils en faisaient
des temples d'idoles, en appelant de ce nom les images érigées par nos pères
pour honorer la mémoire des mystères de Jésus-Christ et celle des Saints. Bien
éloigné qu'on puisse dire que le ministère de la religion fût corrompu et
interrompu par les Macchabées, ils étaient eux-mêmes revêtus de l'ancien
sacerdoce de la nation, où ils étaient élevés par la succession naturelle et
selon les lois établies : nos rebelles disaient au contraire que sans égard à la
succession, nia ceux qu'elle mettait en possession du ministère sacré, il en
fallait dresser un autre; ce qui était renoncer à la ligne du sacerdoce et à la
suite de la religion, ou plutôt à la religion dans son fond, puisque la religion
ne peut subsister sans cette suite. On voit bien, selon ces principes, qu'il y a
pu avoir dans les Macchabées, qui venaient dans la succession légitime et dans
l'ordre établi de Dieu, un instinct particulier de son Saint-Esprit pour
entreprendre quelque chose d'extraordinaire ; mais au contraire l'esprit dont
étaient agités ceux qui menaient nos réformés au combat et en commandaient les
armées, étant entièrement détaché de l'ordre établi de Dieu et de la succession
du sacerdoce, ne pouvait être qu'un esprit de rébellion et de schisme. Aussi
l'Esprit de Dieu paraît-il si peu dans les capitaines de la Réforme, que loin
d'oser dire qu'ils fussent des hommes pleins de Dieu, comme étaient un
Mattathias et ses enfants, M. Jurieu n'a osé dire que ce fussent de vrais gens
de bien selon les règles de l'Evangile, ni autre chose tout au plus, selon
lui-même, que des héros à la manière du monde ; de sorte que ce serait se jouer
manifestement de la foi publique, de reconnaître ici la moindre apparence d'un
instinct divin et prophétique. Aussi n'y en avait-il ni marque ni nécessité; ni,
en un mot, rien de semblable entre les Macchabées et les protestants, que le
simple extérieur d'avoir pris les armes.
C'est pourquoi nous ne voyons
pas que l'Eglise persécutée par les princes infidèles ou hérétiques, se soit
jamais avisée de l'exemple des Macchabées pour s'animer à la résistance. Il
était trop clair que cet exemple était extraordinaire, dans un cas et dans un
état tout particulier, manifestement divin dans ses effets
428
et dans ses causes; en sorte que, pour s'en servir, il
fallait pouvoir dire et justifier qu'on était manifestement et particulièrement
inspiré de Dieu. Mais pour connaître la vraie tradition de l'ancien peuple, qui
devait servir de fondement à celle du nouveau, il ne fallait que considérer sa
pratique continuelle dès son origine : car à commencer par le temps de sa
servitude en Egypte, il est certain qu'il n'employa pour s'en délivrer que ses
gémissements et ses prières (1). Que si Dieu employa des voies plus fortes, ce
furent tout autant de coups de sa main toute-puissante et de son bras étendu,
comme parle l'Ecriture, sans que ni le peuple, ni Moïse qui le conduisait,
songeassent jamais ni à se défendre par la force, ni à s'échapper de l'Egypte
d'eux- mêmes ou à main armée ; en sorte que Dieu les laissa dans l'obéissance
des rois qui les avaient reçus dans leur royaume, se réservant de les délivrer
par un coup de sa souveraine puissance. Nous aurons lieu dans la suite
d'examiner leur conduite sous leurs rois, et les droits de la monarchie que Dieu
a voit établie parmi eux. Mais on peut voir en attendant, quelle obéissance eux
et leurs prophètes crurent toujours devoir à ces rois, puisque sous des rois
impies, tels qu'étaient un Achab, un Achaz, un Manassès, quoiqu'ils fissent
mourir les prophètes et qu'ils contraignissent le peuple à un culte impie, en
sorte que les fidèles étaient contraints de se cacher, pendant que toutes les
villes et Jérusalem elle-même regorgeaient de sang innocent, comme il arriva
sous Manassès : un Elie, un Elisée, un Isaïe, un Osée et les autres saints
prophètes qui criaient si haut contre les égarements de ces princes, ne
songeaient pas seulement à leur contester l'obéissance qui leur était due. Le
peuple saint fut aussi paisible sous le joug de fer de Babylone, comme nous
avons déjà vu ; et pour ne point répéter ce que j'ai dit, ni prévenir ce que
j'ai à dire dans la suite sur ce sujet, on voit régner dans ce peuple les mêmes
maximes que le peuple chrétien en a aussi retenues, de rendre à ses rois, quels
qu'ils fussent, un fidèle et inviolable service. C'est par toute cette conduite
du peuple de Dieu qu'il fallait juger du droit que Dieu même avait établi parmi
eux. S'il a voulu une seule fois s'en dispenser sous les Macchabées avec les
1 Exod., V et seq.
429
restrictions et dans les conjonctures particulières qu'on
vient de voir il a marqué clairement que ce n'était pas le droit établi, mais
l'exception de ce droit faite par sa main souveraine; et c'est pourquoi sans se
fonder sur ce cas extraordinaire, l'Eglise chrétienne s'est fait une règle de la
pratique constante de tout le reste des temps : de sorte qu'on peut assurer
comme une vérité incontestable que la doctrine qui nous oblige à pousser la
fidélité envers les rois jusqu'aux dernières épreuves, est également établie
dans l'ancien et dans le nouveau peuple.
Troisième
exemple. Celui de David.
Il reste à examiner le troisième
exemple de M. Jurieu , qui est celui de David, que ce ministre propose pour
prouver qu'on peut défendre sa vie à main armée contre son prince ; et il répète
souvent que si on peut prendre les armes contre son roi pour la vie, on le peut
à plus forte raison pour la religion et pour la vie tout ensemble. D'abord et
sans hésiter j'accorde la conséquence : mais voyons comme il établit le fait
d'où il la tire. « Pourquoi, dit-il, David avait-il assemblé autour de lui
quatre ou cinq cents hommes tous gens braves et bien armez? N'était-ce pas pour
se défendre , pour résister à la violence par la force, et pour résister à son
roi qui le voulait tuer? Si Saül fût venu l'attaquer avec pareil nombre de gens,
s'en serait-il fui? N'aurait-il pas combattu pour sa vie , quanti même c’aurait
été avec quelque péril de la vie de Saül lui-même, parce que dans le combat on
ne sait pas où les coups portent? David savait son devoir; il avait la
conscience délicate : il respecte l'onction de Dieu dans les rois ; mais il ne
croit pas qu'il soit toujours illégitime de leur résister, et même David était
dans un cas où nous ne voudrions pas permettre de résister par les armes à un
souverain ; dans le fond il était seul, et n'était qu'un particulier; nous
n'étendons pas le pouvoir de résister à un souverain jusque-là : mais celui qui
a cru qu'un particulier pouvait repousser la violence par la force, a cru à plus
forte raison que tout un peuple le pouvait (1). » J'ai rapporté exprès tout au
long le discours de M. Jurieu, afin qu'on
1 Lett. XVII, p. 134; Lett. IX.
430
voie que ce ministre détruit lui-même son propre
raisonnement ; car en effet il sent bien qu'il prouve plus qu'il ne veut. Il
veut prouver que tout un peuple, c'est-à-dire, non-seulement tout un royaume,
mais encore une partie considérable d'un royaume, tel qu'était tout le peuple
chrétien dans l'empire romain ou en France tous les protestants, ont pu prendre
les armes contre leur prince. Voilà ce qu'il voulait prouver ; mais sa preuve
porte plus loin qu'il ne veut, puisqu'elle démontrerait, si elle était bonne,
non-seulement que tout un grand peuple, mais encore tout particulier peut
s'armer contre son prince, lorsqu'il lui fait violence ; ce que le ministre
rejette non-seulement ici, comme il paraît par les paroles qu'on vient de
produire, mais encore en d'autres endroits (1). C'est néanmoins ce qu'il prouve
; et par conséquent selon lui-même sa preuve est mauvaise, n'y ayant rien de
plus assuré que cette règle de dialectique : Qui prouve trop ne prouve rien.
Cela paraît encore plus évidemment, en ce qu'il attribue à David d'avoir cru «
qu'un particulier pouvait repousser à main armée la violence, » même celle de
son roi ; car c'est de quoi il s'agit : ce qui est lui attribuer une erreur
grossière et insupportable, et par conséquent condamner toute l'action qu'on
fonde sur une maxime si visiblement erronée : en quoi non-seulement M. Jurieu
blâme en David ce que l'Ecriture n'y blâme pas, mais encore il se confond
lui-même , en nous alléguant un auteur, qui selon lui est dans l'erreur, et nous
donnant pour modèle un exemple qui est mauvais selon ses principes.
Je n'aurais donc qu'à lui dire,
si je voulais lui fermer la bouche par son propre aveu, que David, qui agissait
sur de faux principes , ne doit pas être suivi dans cette action ; mais la
vérité ne me permet pas de profiter ou de l'ignorance ou de l'inconsidération de
mon adversaire. Toute l'Ecriture me fait voir que dans cette conjoncture David
agit toujours par l'Esprit de Dieu; que dans toutes ses entreprises il attendait
la déclaration de sa volonté ; qu'il consultait ses oracles ; qu'il était averti
par ses prophètes, qu'il était prophète lui-même, et que l'esprit prophétique
qui était en lui ne l'abandonna jamais (2). Témoins les Psaumes qu'il fit
dans
1 Lett. XVIII, p. 134. — 2 I Reg.,
XXII,3, 5; XXIII, 2, 4.
431
cet état et même chez le roi Achis, et au milieu du pays
étranger où il s'était réfugié; Psaumes que nous chantons tous les jours
comme des cantiques inspirés de Dieu. J'avoue donc qu'il n'y a rien à blâmer
dans la conduite de David ; et ce qui a trompé M. Jurieu, qui abuse de son
exemple, c'est qu'il n'a pas voulu considérer ce que David était alors. Car s'il
avait seulement songé que ce David, qui n'est selon lui « qu'un particulier, »
en effet était un roi sacré par l'ordre de Dieu (1), il aurait vu le dénouement
manifeste de toute la difficulté, mais en même temps il aurait fallu renoncer à
toute sa preuve ; car on n'aurait pu nier que ce ne fût un cas tout particulier,
puisque celui qu'on verrait armé pour se défendre du roi Saül est roi lui-même.
Et sans vouloir examiner si on ne pourrait pas soutenir qu'en effet il était roi
de droit, et que Saül ne régnait que par tolérance, ou en tout cas par précaire
et comme simple usufruitier , pour honorer en sa personne le titre de roi qu'il
avait eu ; quand il ne faudrait regarder dans le sacre de David qu'une simple
destination à la couronne : toujours faudrait-il dire , puisque cette
destination venait de Dieu , que Dieu, qui lui avait donné ce droit, était censé
lui avoir donné en même temps tout le pouvoir nécessaire pour le conserver. Car
au reste le droit de David était si certain, qu'il était connu de Jonathas fils
de Saül, et de Saül même (2) : de là vient que Jonathas demandait pour toute
grâce à David d'être le second après lui. Le peuple aussi était bien instruit du
droit de David, comme il paraît par le discours d'Abigaïl (3). Ainsi personne ne
pouvait douter que sa défense ne fût légitime, et Saül lui-même le
reconnaissait, puisqu'au lieu de le traiter de rebelle et de traître, il lui
disait : « Vous êtes plus juste que moi, » et il traitait avec lui comme d'égal
à égal, en le priant de conserver sa postérité (4).
Il ne faut pourtant pas
s'imaginer que Dieu ait voulu se servir de David pour diviser les forces de son
peuple, ni que ses armes toujours fatales aux Philistins, dussent jamais se
tourner contre , sa patrie et contre son prince ; car premièrement, lorsqu'il
assembla ces quatre cents hommes, son intention n'était pas de demeurer
1 Reg., XVI, 12, 13. — 2 I
Reg., XXIII, 17; XXIV, 21. — 3 I Reg., XXV, 30, 31. — 4 I Reg.,
XXIV, 18, 21 ; XXVI, 25.
432
dans le royaume d'Israël, mais avec le roi de Moab avec qui
il était d'accord pour sa sûreté. S'il campait et se tenait sur ses gardes,
cette précaution était nécessaire contre des gens sans aveu qui auraient pu
l'attaquer ; et au surplus il tenait son père et sa mère entre les mains du roi
de Moab, « jusqu'à ce que la volonté du Seigneur se fût déclarée (1). » Loin
donc de vouloir combattre contre son pays, il allait chercher la sûreté de sa
personne sacrée dans une terre étrangère : que s'il en sortit enfin pour se
retirer dans les terres de la tribu de Juda, qui lui était plus favorable à
cause que c'était la sienne , ce fut un ordre exprès de Dieu porté par le
prophète Gad qui l'y obligea (2). Lorsqu'il fut dans le royaume de Saül, il y
fit si peu de mal à ses citoyens, qu'au contraire sur le mont Carme!, l'endroit
le plus riche de tout le royaume, et au milieu des biens de Nabal le plus
puissant homme du pays, il ne toucha ni à ses biens, ni à ses « troupeaux : on
ne trouva jamais à dire une seule de ses brebis; » et au contraire les gens de
Nabal rendaient témoignage aux troupes de David, « que loin de les vexer, elles
leur étaient un rempart et une défense assurée (3). » Pendant qu'on le
poursuivait à toute outrance, il fuyait de désert en désert, pour éviter la
rencontre des gens de Saül, et pour assurer sa personne dont il devait la
conservation à l'Etat, sans jamais avoir répandu le sang d'aucun de ses
citoyens, ni profité contre eux ni contre Saül d'aucun avantage : mais au
contraire il était toujours attentif au bien de son pays; et contre l'avis de
tous les siens, il sauva la ville de Ceilan des Philistins qui l'allaient
surprendre, et qui déjà en avaient pillé tous les environs (4) : ainsi dans une
si grande oppression, il ne songeait qu'à servir son prince et son pays.
Lorsqu'enfin il fut obligé de traiter avec les ennemis, ce fut seulement pour la
sûreté de sa personne. Il ne fit jamais de pillage que sur les Amalécites et les
autres ennemis de sa patrie (5). De cette sorte la nécessité où il se voyait
réduit ne lui fit jamais rien entreprendre qui fût indigne d'un Israélite ni
d'un fidèle sujet : le traité qu'il fit avec l'étranger servit à la fin à sa
patrie; et il incorpora au peuple de Dieu
1 I Reg., XXII, 3. — 2 Ibid.,
5.— 3 I Reg., XXV, 8, 15.— 4 I Reg., XXIII, 1 et seq. — 5 I
Reg., XXVII, 8, 9, 10.
433
la ville de Siceleg, que les Philistins lui avaient donnée
pour retraite.
Si M. Jurieu savait ce que c'est
que d'expliquer l'Ecriture , il aurait pesé toutes ces circonstances ; et il se
serait bien gardé de dire ni que David fût un simple particulier, ni qu'il ait
jamais rien entrepris contre la puissance publique. Au lieu de peser en
théologien et en interprète exact ces circonstances importantes, il se met à
raisonner en l'air ; et il nous demande pourquoi David était armé, « si ce
n'était pour se défendre contre son roi : » comme s'il n'eût pas eu à craindre
cent particuliers, qui pour faire plaisir à Saül pouvaient l'attaquer, ou que
sans aucun dessein d'en venir avec Saül aux extrémités, il n'eût pas pu avoir en
vue de faire envisager à ce prince ce que la nécessité et le désespoir pouvaient
inspirer contre le devoir à de braves gens poussés à bout. Mais M. Jurieu passe
plus avant, et il ne veut pas qu'on croie que David « avec des forces égales
s'en serait fui » devant Saül. Pourquoi non, plutôt que d'être forcé à combattre
contre son roi? Mais le vaillant Jurieu ne peut comprendre qu'on fuie. Qu'il
permette du moins à David de faire devant l'ennemi une belle et glorieuse
retraite. Non , dit-il, il faut donner ; et David aurait combattu au hasard ,
dit notre ministre (1), de mettre en péril la vie du roi son beau-père; car ces
titres de roi et de beau-père ne lui sont rien. Comment n'a-t-il pas frémi en
écrivant ces paroles? David rencontrant Saül à son avantage, après lui avoir
sauvé la vie malgré les instances de tous les siens , se sentit saisi de frayeur
pour lui avoir seulement coupé le bord de sa robe, et avoir mis la main, quoique
d'une manière si innocente, sur sa personne sacrée (2) : et celui qu'on voit si
frappé d'une ombre d'irrévérence envers son roi, ne fuirait pas un combat où on
aurait pu attenter sur sa vie ? Voilà comme les ministres enseignent à ménager
le sang des rois. Cependant M. Jurieu, comme nous verrons, fait semblant d'avoir
en horreur les attentats sur les souverains; et ici contraire à lui-même , il
veut qu'un particulier ait droit de donner combat à son roi présent, au hasard
de le tuer dans la mêlée. Mais David était bien éloigné de ce sentiment impie,
lorsqu'il disait : « Dieu me
1 Jur., Lett. XVII. — 2 I Reg., XXIII, 6 et seq.
434
garde de mettre la main sur mon maître l'Oint du Seigneur
(1) ! » Et il criait à Saül : « Ne croyez pas les calomniateurs qui vous disent
que David veut attenter sur vous. Vous le voyez de vos yeux, que Dieu vous a mis
entre mes mains dans la caverne. Mais j'ai dit en mon cœur : A Dieu ne plaise
que j'étende la main sur l'Oint du Seigneur ! Que le Seigneur juge entre vous et
moi, et qu'il me venge de vous comme il lui plaira ; mais que ma main ne soit
pas sur vous (2) ! » Il ne reconnaissait donc autre puissance que celle de Dieu,
qui put lui faire justice de Saül. Ce qu'il explique encore plus clairement,
lorsque devenu une seconde fois maître de la vie de ce prince, il dit à Abisaï
qui l'accompagnait (3) : « Gardez-vous bien de mettre la main sur Saül ; car qui
pourra étendre sa main sur l'Oint du Seigneur et demeurer innocent? Vive le
Seigneur, si le Seigneur ne le frappe, ou que le jour de sa mort n'arrive, ou
que venant à une bataille il n'y meure » (comme Saül mourut en effet dans une
bataille contre les Philistins) , il n'a rien à craindre, « et ma main ne sera
jamais sur lui. Dieu m'en garde, et ainsi me soit-il propice ! » C'est en cette
sorte que David a recours à Dieu comme à son unique vengeur. Encore lorsqu'il
parlait de cette vengeance , c'était pour montrer à Saül ce que ce prince avait
à craindre, et non pas pour lui déclarer ce que David lui souhaitait, puisque,
loin de souhaiter la mort à Saül, il la pleura si amèrement, et en fit un
châtiment si prompt lorsqu'elle lui fut annoncée (4). Un homme qui parle et agit
ainsi, est bien éloigné de vouloir lui-même combattre contre son roi, ni
attenter sur sa vie en quelque manière que ce soit. Et en effet s'il eût cru
l'attaque légitime, ou qu'il put avoir d'autre droit que celui de s'empêcher
d'être pris, comme il faisait en se cachant, il aurait pu aussi bien attenter
contre son roi dans une surprise que dans un combat. Le même droit de la guerre
permet également l'un et l'autre : et s'il voulait épargner le sang de Saül, il
pouvait du moins s'assurer de sa personne. Mais il savait trop qu'un sujet n'a
ni droit, ni force contre la personne de son prince ; et le ministre le met en
droit de le faire périr dans un combat ! Il a oublié toute
1 I Reg., XXIV, 3 et seq.— 2 Ibid., 7 et seq.—
3 I Reg., XXVI, 9-11.— 4 II Reg., I, 14, 17.
435
l'Ecriture; mais il a oublié tous les devoirs d'un sujet.
Il ne songe plus à ce qui est dû à la majesté, ni à la personne sacrée des rois,
ni à la sainte onction qui est sur eux. Je ne m'en étonne pas : il ne se
souvient même plus qu'il est François; et il nous parle avec dédain de la loi
Salique, « véritable, » dit-il (1), « ou prétendue, » comme ferait un homme venu
des Indes ou du Malabar; tant est sorti de son cœur ce qui est le plus avant
imprimé de tout temps et dès l'origine de la nation, dans le cœur de tous les
François.
Mais pour revenir à notre sujet,
concluons qu'il n'y a rien de plus mal allégué que l'exemple de David, puisque
bien loin qu'il fût permis de le regarder comme un simple particulier, Dieu qui
l'avait sacré roi, voulait qu'on le regardât comme un personnage public, dont la
conservation était nécessaire à l'Etat : et qu'après tout il n'a fait que
pourvoir à sa sûreté , comme il y était obligé, non-seulement sans rien attenter
contre son roi ni contre son pays, mais encore sans jamais cesser de les servir
au milieu d'une si cruelle oppression. Voilà ce qui est constant dans le fait.
Aussi M. Jurieu, qui n'a pu trouver aucun attentat dans les actions de David,
n'a de refuge qu'à des questions en l'air; et il est réduit à rechercher, non ce
qu'il a fait, car il est déjà bien constant qu'il n'a rien fait de mal contre
son prince, mais ce qu'il aurait fait en tels et tels cas qui ne sont point
arrivés. Que s'il faut enfin lui répondre sur ses imaginations, nous lui dirons
en un mot, que ces grands hommes abandonnés aux mouvements de leur foi et à la
divine Providence , apprenaient d'elle à chaque moment ce qu'ils avaient à faire
, et y trouvaient des ressources pour se dégager des inconvénients où ils
paraissaient inévitablement enveloppés, comme on le voit en particulier dans
toute l'histoire de David : de sorte que s'inquiéter de ce qu'auraient fait ces
grands personnages dans les cas que Dieu détournait par sa providence, c'est
oser demander à Dieu ce qu'il leur aurait inspiré, et craindre que sa sagesse ne
fût épuisée.
Enfin donc nous avons ôté toute
espérance au ministre, et il ne lui reste pour soutenir la prise d'armes de ses
pères , ni autorité
1 Lett. XVIII, p. 139, col. 2.
436
ni exemple. Au contraire tous les exemples le condamnent,
et tous les martyrs combattent contre lui.
Raisonnements
de M. Jurieu en faveur des guerres civiles de religion.
Nous n'aurions pas un moindre
avantage, si nous voulions attaquer les vaines maximes que le ministre appelle à
son secours, et les frivoles raisonnements dont il les appuie. « Le droit,
dit-il, de la propre conservation est un droit inaliénable (1). » S'il est
ainsi, tout particulier injustement attaqué dans sa vie par la puissance
publique, a droit de prendre les armes, et personne ne lui peut ravir ce droit.
Il ne sert de rien de répondre qu'il parle d'un peuple : car sans ici raisonner
sur cette chimère qu'il propose , savoir ce qu'on pourrait faire contre un tyran
qui voudrait tuer tout son peuple et demeurer roi des arbres et des maisons sans
habitants, il met expressément dans le même droit une « grande partie du peuple
» qui verrait sa vie injustement attaquée : et c'est pourquoi il soutient que
les chrétiens eussent pu armer contre leurs princes, s'ils en eussent eu les
moyens, et par la même raison, que les protestants ont pu le faire, quoique les
uns et les autres, loin d'être tout le peuple, n'en fussent que la plus petite
partie. Que deviendront les Etats si on établit de telles maximes? Que
deviendront-ils encore un coup, si ce n'est une boucherie et un théâtre
perpétuel et toujours sanglant de guerres civiles ? Car comme l'opinion fait le
même effet dans l'esprit des hommes que la vérité, toutes les fois qu'une partie
du peuple s'imaginera qu'elle a raison contre la puissance publique, et que la
punir de sa rébellion c'est s'attaquer injustement à sa vie, elle se croira en
droit de prendre les armes, et soutiendra que le droit de se conserver ne lui
peut être ravi. Qu'on nous montre que les chrétiens persécutés aient jamais
songé à ce prétendu droit. Et pour ne pas seulement parler du temps des
persécutions et de la cause de la religion, Antioche, la troisième ville du
monde, qu'on appelait l'Œil de l'Orient, et par excellence Antioche la
peuplée, se vit en péril d'être ruinée par Théodose le Grand dont on avait
renversé les statues. On pouvait dire qu'il n'était pas juste de
1 Lett. IX, p. 167.
437
punir toute une ville de l'attentat de quelques
particuliers qui même étaient étrangers, ni de mêler l'innocent avec le
coupable; et en effet saint Chrysostome (1) met cette raison dans la bouche de
Flavien patriarche d'Antioche, qui allait demander pardon à l'Empereur pour tout
le peuple. Mais cependant on ne disait point, que dis-je, on ne disait point? il
ne venait pas seulement dans la pensée qu'il fût permis de défendre sa vie
contre le prince : au contraire on ne parlait à ce peuple que de l'obligation de
révérer le magistrat (2) : on lui disait qu'il avait à craindre la plus grande
puissance qui fût sur la terre, et qu'il n'a voit à invoquer que celle de Dieu
qui seule était au-dessus (3). C'est ce que saint Chrysostome inculquoit sans
cesse ; et ce Démosthène chrétien fit sur ce sujet des homélies dignes par leur
éloquence de l'ancienne Grèce, et «lignes par leur piété des temps apostoliques.
Mais pourquoi alléguer les chrétiens instruits par la révélation céleste ? Les
païens par leur simple raison naturelle, ont bien vu qu'il fallait souffrir les
violences des mauvais princes, en souhaiter de meilleurs, les supporter quels
qu'ils fussent; espérer un temps plus serein pendant l'orage, et comprendre que
la Providence, qui ne veut pas la ruine du genre humain ni de la nature, ne
tient pas éternellement le peuple opprimé par un mauvais gouvernement, comme
elle ne bat pas l'univers d'une continuelle tempête. Les beaux jours pourront
donc refaire ce que les mauvais auront gâté ; et c'est vouloir trop de mal aux
choses humaines, que de joindre aux maux d'un mauvais gouvernement un remède
plus mortel que le mal même, qui est la division intestine. Par ces raisons, les
païens ne permettaient pas à tout le peuple ce que M. Jurieu ose permettre à la
plus petite partie contre, la plus grande : que dis-je? ce qu'il ose permettre à
chaque particulier. « Un tel homme, » celui qui dirait qu'un souverain « a droit
de faire violence à la vie d'une partie de son peuple, et que des sujets n'ont
pas celui de se défendre et d'opposer la force à la violence, sera réfuté par
tous les hommes : car il n'y en a point qui ne croie être en droit de se
conserver par toute voie, quand il est attaqué par une injuste violence
(4). » Voilà donc, non-seulement tout le
1 Hom. III ad pop.
Ant., n. I.— 2 Hom. VI.— 3 Hom.
II, n. 4.— 4 Lett. IX, p. 67.
438
peuple ou une partie du peuple, mais encore tout
particulier légitimement armé contre la puissance publique, et en droit de se
défendre contre elle « par toute voie, » sans rien excepter ni même ce qui fait
le plus d'horreur à penser. M. Jurieu nous parle ici des flatteurs des princes,
et il ne songe pas aux flatteurs des peuples. Tout flatteur, quel qu'il soit,
est toujours un animal traître et odieux : mais s'il fallait comparer les
flatteurs des rois avec ceux qui vont flatter dans le cœur des peuples ce secret
principe d'indocilité et cette liberté farouche qui est la cause des révoltes,
je ne sais lequel serait le plus honteux. M. Jurieu a pris le dernier parti, et
on ne peut pas plus bassement ni plus indignement flatter la populace, que de
prodiguer, je ne dis pas à tout le peuple, mais encore à une partie et jusqu'aux
particuliers le droit d'armer contre le prince. Mais cela suit nécessairement du
principe qu'il pose. « C'est en vain, dit-il, qu'on raisonne sur les droits des
souverains; c'est une question où nous ne voulons point entrer; mais il faut
savoir seulement que les droits de Dieu, les droits du peuple et les droits du
roi sont inséparables. Le bon sens le démontre : et par conséquent un prince qui
anéantit le droit de Dieu ou celui des peuples, par cela même anéantit ses
propres droits (1). » De cette sorte il n'est donc plus roi ; on ne lui doit
plus de sujétion : car, poursuit le séditieux ministre (2) « on ne doit rien à
celui qui ne rend rien à personne, ni à Dieu, ni aux hommes. » On ne peut pas
pousser plus loin la témérité ; et c'est à la face de tout l'univers renouveler
la doctrine tant détestée de Jean Viclef et de Jean Hus, qui disent qu'on n'a
plus de sujets dés qu'on cesse soi-même d'être sujet à Dieu. Voilà comme le
ministre ne veut pas entrer dans cette question « du droit des rois, » pendant
qu'il décide si hardiment contre ces droits sacrés. Un reste de conscience le
retenait, et il n'osait entrer dans une matière où il se sentait des opinions si
outrées : mais à la fin il est entraîné par l'esprit qui le possède, et il
décide contre les rois tout ce qu'on peut avancer de plus outrageant : car il
conclut hardiment de son principe, que les chrétiens sujets de l'Empire romain
pouvaient résister par les armes à Dioclétien; « puisque, dit-il, si leurs
empereurs,
1 Lett. IX, p. 67. — 2 Ibid.
439
pour toute autre cause que pour celle de religion,
les eussent opprimez de la même manière, ils eussent été en droit de se
défendre. » Pesez ces mots : « Pour toute autre cause, » ce n'est pas seulement
la cause de la religion et de la conscience qui arme les sujets contre les
princes : c'est encore « toute autre cause : » et qu'est-ce qui n'est pas
compris dans des expressions si générales ? Voilà l'esprit du ministre ; et bien
que rougissant de ses excès, il ait tâché d'apporter ailleurs de faibles
tempéraments à ses séditieuses maximes, son principe subsiste toujours : mais
par malheur pour sa cause, ces chrétiens si opprimés sous Dioclétien, loin de
songer à cette défense qu'on veut leur rendre légitime, ont démenti toutes les
raisons dont on l'autorise, non-seulement par leurs discours, mais encore par
leur patience; et on peut dire qu'ils n'ont pas moins scellé de leur sang les
droits sacrés de l'autorité légitime sur lesquels Dieu a établi le repos du
genre humain, que la foi et l'Evangile.
Et il ne faut pas s'imaginer que
le ministre en veuille seulement aux rois. Car son principe n'attaque pas moins
toute autre puissance publique, souveraine ou subordonnée, quelque nom qu'elle
ait et en quelque forme qu'elle s'exerce, puisque ce qui est permis contre les
rois le sera par conséquent contre un sénat, contre tout le corps des
magistrats, contre des Etats, contre un parlement, lorsqu'on y fera des lois qui
seront ou qu'on croira être contraires à la religion et à la sûreté des sujets.
Si on ne peut réunir tout le peuple contre cette assemblée ou contre ce corps,
ce sera assez de soulever une ville ou une province, qui soutiendra non plus que
le roi, mais que les juges, les magistrats, les pairs, si l'on veut, et même ses
députés, supposé qu'elle en ait eu dans cette assemblée, en consentant à des
lois iniques, ont excédé le pouvoir que le peuple leur avait donné ; ou en tout
cas qu'ils en sont déchus, lorsqu'ils ont manqué de rendre à Dieu et au peuple
ce qu'ils lui devaient. Voilà jusqu'où M. Jurieu pousse les choses par ses
séditieux raisonnements. Il renverse toutes les puissances, et autant celles
qu'il défend que celles qu'il attaque. Ce principe de rébellion, qui est caché
dans le cœur des peuples, ne peut être déraciné qu'en ôtant jusque dans le fond,
du moins
440
aux particuliers en quelque nombre qu'ils soient, toute
opinion qu'il puisse leur rester de la force, ni autre chose que les prières et
la patience contre la puissance publique.
Au reste notre ministre se
tourmente en vain à prouver que le prince n'a pas le droit d'opprimer les
peuples ni la religion. Car qui jamais a imaginé qu'un tel droit put se trouver
parmi les hommes, ni qu'il y eût un droit de renverser le droit même,
c'est-à-dire une raison pour agir contre la raison, puisque le droit n'est autre
chose que la raison même, et la raison la plus certaine, puisque c'est la raison
reconnue par le consentement des hommes? Ainsi quand le ministre veut prouver
qu'on n'a pas le droit de mal faire, parce que le peuple , d'où vient tout le
droit, n'a pas celui-là, et ne peut donner ce qu'il n'a pas, il parlerait plus
juste et plus à fond, s'il disait qu'il ne peut donner ce qui n'est pas. L'état
donc de la question est de savoir, non pas si le prince a droit de faire mal, ce
que personne n'a jamais rêvé ; mais en cas qu'il le fit et qu'il s'éloignât de
la raison, si la raison permet aux particuliers de prendre les armes contre lui,
et s'il n'est pas plus utile au genre humain qu'il ne reste aux particuliers
aucun droit contre la puissance publique. Le ministre, qui soutient le
contraire, a beau alléguer pour toute autorité un endroit de Grotius, où il
permet dans un Etat à la partie affligée de se défendre contre le prince et
contre le tout, et n'excepte, je ne sais pourquoi, de cette défense que la cause
de la religion. « Je n'ose presque, » dit cet auteur (il parle en tremblant et
n'est pas ferme en cet endroit comme dans les autres), «je n'ose, dit-il,
presque condamner les particuliers, ou la plus petite partie du peuple qui aura
usé de cette défense dans une extrême nécessité, sans perdre les égards qu'on
doit avoir pour le public (1). » M. Jurieu a pris de lui les exemples de David
et des Macchabées, dont nous lui avons démontré l'inutilité. Après qu'on lui a
ôté les preuves que Grotius lui avait fournies, on lui laisse à examiner à
lui-même si le nom de cet auteur lui suffit pour appuyer son sentiment, pendant
que l'autorité et les exemples de l'Eglise primitive ne lui suffisent pas. Pour
moi, je soutiens sans hésiter que c'est une contradiction
1 De jure belli et pacis, lib. I, p. 64, n. 7.
441
et une illusion manifeste, que d'armer avec Grotius les
particuliers contre le public, et de leur imposer en même temps la condition d'y
avoir égard; car c'est brouiller toutes les idées, et vouloir allier les deux
contraires; le vrai égard pour le public, c'est que tout particulier doit lui
sacrifier sa propre vie. Ainsi sans nous arrêter au sentiment ni à la timidité
d'un auteur habile d'ailleurs et bien intentionné, mais qui n'ose en cette
occasion suivre ses propres principes, nous conclurons que le seul principe qui
puisse fonder la stabilité des Etats, c'est que tout particulier, au hasard de
sa propre vie, doit respecter l'exercice de la puissance légitime et la forme
des jugements publics; ou pour parler plus clairement, qu'aucun particulier ou
aucun sujet, ni par conséquent quelque partie du peuple que ce soit, puisque
cette partie du peuple ne peut être, à l'égard du prince et de l'autorité
souveraine, qu'un amas de particuliers et de sujets, n'a droit de défense contre
la puissance légitime; et que poser un autre principe, c'est avec M. Jurieu
ébranler le fondement des Etats et se déclarer ennemi de la tranquillité
publique.
J'ai achevé ma démonstration, et
la Réforme est convaincue d'avoir eu dès son origine un esprit contraire à
l'esprit du christianisme et à celui du martyre : à quoi on peut ajouter les
assassinats concertés visiblement dans le parti, tel qu'a été celui de François
duc de Guise. M. Jurieu voudrait faire entendre que ce sont ici des choses
rebattues qu'il ne faudrait plus retoucher : ce qui serait peut-être véritable,
si l'Histoire des Variations ne les avait pas établies par des preuves
incontestables qui n'avaient jamais été assez relevées (1). Elles n'étaient
pourtant pas fort cachées, puisqu'on les a prises dans Bèze, dans les autres
auteurs du parti et dans une déclaration signée de Bèze et de l'Amiral et
envoiée à la reine. Voici donc les faits avoués par la Réforme : qu'on y parlait
publiquement dans les prêches mêmes du duc de Guise, comme d'un ennemi dont il
était à souhaiter que la Réforme fût bientôt défaite ; qu'aussi Poltrot ne se
cacha pas du dessein qu'il avait conçu de l'assassiner à quelque prix que ce
fût, et qu'il en parlait hautement comme d'une chose certainement
1 Var., liv. X, n. 54, 55.
442
approuvée ; que ce scélérat n'était pas le seul dans
l'armée qui s'expliquât d'un tel dessein, mais que d'autres en parlaient de même
au vu et au su des généraux et des ministres, tant il passait pour constant
qu'on approuvait cet attentat; qu'en effet loin de reprendre Poltrot ou les
autres dont on connaissait les mauvais desseins, les ministres les laissaient
agir et continuaient leurs prêches scandaleux contre le duc; que l'Amiral
demeure d'accord qu'il a su tout le complot; qu'il n'en a point détourné
l'auteur; qu'il a même approuvé ce noir dessein dans le temps et les
circonstances où il fut exécuté ; qu'il a donné de l'argent à l'assassin pour
l'aider dans son entreprise et faciliter sa fuite; que lui et les autres chefs
du parti l'encourageaient par des réponses adroites, qui sous prétexte de refus
portaient dans son cœur une secrète et puissante instigation à consommer
l'entreprise, comme d'Aubigné, témoin oculaire et irréprochable d'ailleurs, le
raconte dans son Histoire (1) ; qu'on lui parlait en effet de vocations
extraordinaires, pour lui laisser croire que l'instinct qui le poussait à ce
noir assassinat était de ce rang; que Bèze nous le représente comme un homme
poussé de Dieu par un secret mouvement dans le moment qu'il fit le coup; et que
lorsqu'il fut accompli, la joie en éclata jusque dans les temples avec des
actions de grâces et un ravissement si universel, qu'on voyait bien que chacun
loin de détester l'action, à quoi personne ne pensa, s'en fût plutôt fait
honneur. Voilà les faits établis dans l'Histoire des Variations par des
preuves si concluantes, que le ministre n'a pas seulement osé les combattre. Qui
ne voit donc quel esprit c'était que l'esprit du christianisme réformé ? Et que
voit-on de semblable dans toute l'histoire du vrai et ancien christianisme? On
n'y voit pas aussi des prédictions comme celles d'Anne du Bourg, ce martyr tant
vanté dans la Réforme (2), ni cette nouvelle manière d'accomplir les prophéties
par des meurtres bien concertés? Tous ces faits soutenus par des preuves
invincibles dans l'Histoire des Variations sont demeurés, et quoi qu'on
en dise, demeureront sans réplique; ou les répliques , je le dis sans crainte,
achèveront la conviction. On en
1 Var., liv. X, n. 54, 55; d'Aub., tom.
I, liv. III, chap. XVII, p. 176.— 2 Var., liv.
X, n. 51.
443
pourrait dire autant de l'assassinat commis hautement par
les ministres puritains en la personne du cardinal Béton, sans même trop se
soucier de le déguiser. L'histoire en est trop connue pour être ici répétée.
Quelle espèce de réformateurs et de martyrs a produits ce nouvel évangile ? Mais
la haine, le dépit, le désespoir et tout ce qu'il y a de plus outré dans les
passions humaines, jusqu'à la rage que les auteurs du parti et M. Jurieu
lui-même nous font voir dans le cœur des réformés, ne pouvaient pas produire
d'autres fruits.
Ceux de nos frères errants qui
sont de meilleure foi dans le parti, et se sentent le cœur éloigné de ces
noirceurs, ne doivent pas croire que j'aie dessein de les leur imputer. A Dieu
ne plaise : le poison même ne nuit pas toujours également à ceux qui l'avalent.
Il en est de même de l'esprit d'un parti ; et je connais beaucoup de nos
prétendus réformés très-éloignés des sentiments que je viens de représenter.
S'ils veulent conclure de là que ce ne soit pas là l'esprit de la secte, c'est à
eux à examiner ce qu'ils auront à répondre aux preuves que je produis. Que s'ils
n'ont rien à y répondre, non plus que M. Jurieu, qu'ils rendent grâces à Dieu de
les avoir préservés de toutes les suites des maximes du parti ; et poussant
encore plus loin leur reconnaissance, qu'ils se désabusent enfin d'une religion
où sous le nom de Réforme on a établi de tels principes et nourri de tels
monstres.
On demandera peut-être comment
il peut arriver qu'on accorde ces noirs sentiments avec l'opinion qu'on a d'être
réformé, et même d'être martyr. Mais il faut, montrer une fois à ceux qui
n'entendent pas ce mystère d'iniquité et ces profondeurs de Satan ; il faut,
dis-je, leur montrer par un exemple terrible ce que peut sur des esprits entêtés
la réformation prise de travers. Les donatistes s'étaient imaginé qu'ils
venaient rendre à l'Eglise sa première pureté; et cette prévention aveugle leur
inspira tant d'orgueil, tant de haine contre l'Eglise, tant de fureur contre ses
ministres, qu'on n'en peut lire les effets sans étonnement. Mais ce que je veux
remarquer, c’est l’excès où ils s'emportèrent, lorsque réprimés par les lois des
empereurs orthodoxes, ils mirent tout l'avantage de leur religion en ce qu'elle
était persécutée, et entreprirent de donner aux catholiques le caractère de
persécuteurs. Car ils n'oublièrent rien pour
444
forcer les empereurs à ajouter la peine de mort à la
privation des assemblées et du culte, et aux châtiments modérés dont on se
servait pour tâcher de les ramener. Leur fureur, dit saint Augustin (1),
longtemps déchargée contre les catholiques, se tourna enfin contre eux-mêmes :
ils se donnaient la mort qu'on leur refusait, tantôt en se précipitant du haut
des rochers, tantôt en mettant le feu dans les lieux où ils s'étaient renfermés.
C'est ce que fit un évêque nommé Gaudence ; et après que la charité des
catholiques l'eut empêché de périr avec une partie de son peuple dans une
entreprise si pleine de fureur, il fit un livre pour la soutenir. Ce que ce
livre nous découvre, c'est dans l'esprit de la secte un aveugle désir de se
donner de la gloire par une constance outrée , et à la fois de charger l'Eglise
de la haine de tant de morts désespérées, comme si on y eût été forcé par ses
mauvais traitements. Voilà qui est incroyable, mais certain. On peut voir dans
cet exemple les funestes et secrets ressorts que remuent dans le cœur humain une
fausse gloire, un faux esprit de réforme, une fausse religion, un entêtement de
parti et les aveugles passions qui l'accompagnent : et Dieu en lâchant la bride
aux fureurs des hommes, permet quelquefois de tels excès, pour faire sentir à
ceux qui s'y abandonnent le triste état où ils sont, et ensemble faire éclater
combien immense est la différence du courage forcené que la rage inspire, d'avec
la constance véritable, toujours réglée, toujours douce, toujours paisible et
soumise aux ordres publics, telle qu'a été celle des martyrs.
De la
souveraineté du peuple : principe de la politique de M. Jurieu : profanation de
l'Ecriture pour l'établir.
La politique de M. Jurieu, à la
traiter par raisonnement, nous engagerait à de trop longs et de trop vagues
discours; ainsi sans vouloir entrer dans cette matière, et encore moins dans la
discussion de tous les gouvernements qui sont infinis, j'entreprends seulement
d'examiner le prodigieux abus que ce ministre fait de
1 Aug., epist. CLXXIII, n. 5; CLXXXV, n.
12; CCIV, n. 8; tom. II, col. 614, 647, 767; Retract., lib. II, cap. LIX;
tom. I, col. 61; Contra Gaudent., lib. I, n. 32 et seq., tom. IX,
col. 651 et seq.
445
l'Ecriture, quand il s'en sert pour faire dominer partout
une espèce d'état populaire qu'il règle à sa mode.
Il traite cette matière dans ses
Lettres XVI, XVII et XVIII ; et après avoir consumé le temps à plusieurs
raisonnements et distinctions inutiles, il vient enfin à s'en rapporter à
l'Histoire sainte, non-seulement comme « à la règle la plus certaine, » mais
encore comme à la seule qu'on puisse suivre; puis qu'il n'y a, dit-il, que les
autorités divines qui doivent faire quelque impression sur les esprits (1). »
C'est aussi par là qu'il se vante de pouvoir montrer qu'en toutes sortes de
gouvernements le peuple est le principal souverain, ou plutôt le seul souverain
en dernier ressort, puisque la souveraineté y demeure toujours, non-seulement
comme dans sa source, mais encore comme dans le premier et principal sujet où
elle réside. Voici par où le ministre commence sa preuve.
« Dieu, dit-il, s'était fait roi
comme immédiat du peuple hébreu : et cette nation durant environ trois cents ans
n'a eu aucun souverain sur terre, ni roi, ni juge souverain, ni gouverneur (2).
» Il n'y a rien de tel que de trancher net, et cela donne un air de savant qui
éblouit un lecteur. Mais je demande à M. Jurieu : Que veulent donc dire ces
paroles de tout le peuple à Josué : « Nous vous obéirons en toutes choses comme
nous avons obéi à Moïse : qui ne vous obéira pas mourra (3)? » Ce qui prouve la
suprême autorité, non-seulement en la personne de Moïse, mais encore en celle de
Josué. Est-ce là ce qu'on appelle n'avoir aucun juge ni magistrat souverain? Les
autres juges, que Dieu suscitait de temps en temps, n'eurent pas une moindre
autorité, et il n'y avait point d'appel de leurs jugements. Ceux qui ne
déférèrent pas à Gédéon furent punis d'une mort cruelle (4). Samuel ne jugea pas
seulement le peuple avec une autorité que personne ne contredisait; mais il
donna encore la même autorité à ses enfants (5) : et la loi même défendait sous
peine de mort de désobéir au juge qui serait établi (6). C'est donc une erreur
grossière de vouloir nous dire que le peuple de Dieu n'eut ni juge souverain ni
gouverneur durant trois cents ans. Il est vrai qu'il n'y avait point de
succession
1 Lett. XVII, p. 131, 133. — 2 Ibid.,
p. 131. — 3 Jos., I, 17, 18. — 4 Jud., VIII, 16. — 5 I Reg.,
VII, 15. — 6 Deut., XVII, 12.
446
réglée : Dieu pourvoyait au gouvernement selon les besoins;
et encore qu'il soit écrit « qu'en un certain temps » et avant qu'il y eût des
rois « chacun faisait comme il voulait (1), » il en est bien dit autant du temps
de Moïse (2), et cela doit être entendu avec les restrictions qu'il n'est pas
ici question d'examiner.
Cet état du peuple de Dieu sous
les juges est plus important qu'on ne pense ; et si M. Jurieu y avait pris
garde, il n'aurait pas attribué au peuple l'établissement de la royauté au temps
de Samuel et de Saül. « Quand, dit-il, le peuple voulut avoir un roi, Dieu lui
en donna un. Il fit ce qu'il put pour l'en détourner; le peuple persévéra et
Dieu céda. Qu'est-ce que cela signifie, sinon que l'autorité des rois dépend des
peuples, et que les peuples sont naturellement maîtres de leur gouvernement pour
lui donner telle forme que bon leur semble (3)? » Je le veux bien, lorsqu'on
imaginera un peuple dans l'anarchie; mais le peuple hébreu en était bien loin,
puisqu'il avait en Samuel un magistrat souverain; et c'est à M. Jurieu une
erreur extrême et d'une extrême conséquence, que de vouloir rendre le peuple
maître de son sort en cet état. Aussi loin d'entreprendre de se faire un roi, ou
de changer par eux-mêmes la forme du gouvernement, ils s'adressent à Samuel, en
lui disant : « Vous êtes âgé, et vos enfants ne marchent pas dans vos voies :
établissez-nous un roi qui nous juge comme en ont les autres nations (4). » Ils
en usèrent d'une autre manière envers Jephté : « Venez, lui dirent-ils, et soyez
notre prince (5), » parce qu'alors la judicature, pour ainsi parler, était
vacante et le peuple pouvait disposer de sa liberté : mais ils ne se sentaient
pas en cet état sous Samuel; et c'est aussi à lui qu'ils s'adressent pour
changer le gouvernement. Le même peuple avait dit autrefois à Gédéon : « Dominez
sur nous, vous et votre fils (6) : » où s'ils semblent vouloir disposer du
gouvernement sous un prince déjà établi, il faut remarquer que c'était en sa
faveur, puisque, loin de lui ôter son autorité, ils ne voulaient que l'augmenter
et la rendre héréditaire dans sa famille. Et néanmoins ce n'était ici qu'une
simple proposition de la part du peuple à Gédéon même; et pour
1 Jud., XVII, 6; XVIII, 1, etc. — 2 Deut.,
XII, 8. — 3 Lett. XVII. — 4 I Reg., VIII, 4, 5. — 5
Jud., XI, 6. — 6 Jud., VIII, 22.
447
avoir son effet, on peut dire qu'il y fallait non-seulement
l'acceptation, mais encore l'autorisation de ce prince : à plus forte raison la
fallait-il pour ôter au prince même son autorité ; c'est pourquoi le peuple eut
raison de s'adresser à Samuel en lui disant : « Etablissez-nous un roi (1) ; »
et Dieu même reconnut le droit de Samuel, lorsqu'il lui dit : « Ecoute la voix
de ce peuple et établis un roi sur eux (2); » et un peu après : « Samuel parla
en cette sorte au peuple qui lui demandait un roi (3) ; » c'était donc toujours
à lui qu'on le demandait ? Que si Samuel consulte Dieu sur ce qu'il avait à
faire, il le fait comme chargé du gouvernement, et à la même manière que les
rois l'ont fait en cent rencontres. Ce fut lui qui sacra le nouveau roi (4) : ce
fut lui qui fit faire au peuple tout ce qu'il fallait, qui fit venir les tribus
et les familles les unes après les autres, qui leur appliqua le sort que Dieu
avait choisi comme le moyen de déclarer sa volonté sur celui qu'il destinait à
la royauté : et tout cela, comme il le déclare, en exécution de la demande
qu'ils lui avaient faite : « Donnez-nous un roi. » M. Jurieu brouille encore ici
à son ordinaire : « Le sort, dit-il, est une espèce d'élection libre ; car
encore que la volonté ne concoure pas librement au choix du sujet sur lequel le
choix tombe, elle concourt librement à laisser faire le choix au sort, et à
confirmer ce que le sort a fait (5) : » fausse subtilité, que le texte sacré
dément, puisque le sort n'est pas ici choisi par le peuple, mais commandé par
Samuel. Aussi lorsque le sort se fut déclaré et que Saül eut paru, Samuel ne dit
pas au peuple : Voyez celui que vous avez choisi ; mais il leur dit : « Voyez
celui que le Seigneur a choisi (6); » par où aussi s'en va en fumée
l'imagination du ministre qui nous voudrait faire accroire que Dieu avait laissé
au peuple la liberté ou l'autorité « de confirmer ce que le sort avait fait : »
au lieu que sans demander sa confirmation ni son suffrage, Samuel leur dit
décisivement, comme on vient d'entendre : « Voilà le roi que le Seigneur vous a
donné. » Ce fut encore Samuel « qui déclara à tout le peuple la loi de la
royauté, et la fit rédiger par écrit, et la mit devant le Seigneur (7). » Le
peuple en tout cela ne fait qu'obéir
1 I Reg., VIII, 5. — 2 Ibid.,
22. — 3 Ibid., 10, 22. — 4 I Reg., X, 1, etc. — 5 Jur., ibid.
— 6 I Reg., X, 24. — 7 Ibid., 25.
448
aux ordres qui lui sont portés en cette occasion, comme
dans toutes les autres, par son magistrat légitime; et l'obéissance est si peu
remise à la discrétion du peuple, qu'au contraire il est écrit en termes
formels, « qu'il n'y eut que les enfants de Bélial qui méprisèrent Saül (1)»
c'est-à-dire qu'on ne pouvait résister que par un esprit de révolte.
Il faut donc déjà rayer ce grand
exemple par lequel M. Jurieu a voulu montrer indéfiniment que le peuple fait les
rois, et qu'il est en son pouvoir de changer la forme du gouvernement. Tout le
contraire paraît : mais le ministre, qui, comme on voit, réussit si mal dans
l'exemple du premier roi qui était Saül, ne raisonne pas mieux sur le second qui
fut David, « Dieu, dit-il, avait fait oindre David pour roi par Samuel ;
cependant il ne voulut point violer le droit du peuple pour l'élection d'un roi
; et nonobstant ce choix que Dieu avait fait, David eut besoin d'être choisi par
le peuple (2). » Voici un étrange théologien, qui veut toujours qu'un homme que
Dieu fait roi, ait encore besoin du peuple pour avoir ce titre; la preuve en est
pitoyable : « C'est pourquoi, dit-il, David monta en Hébron, et ceux de Juda
vinrent et oignirent là David pour roi sur la maison de Juda (3). » Mais qui lui
a dit que ce n'est pas là une installation et une reconnaissance d'un roi déjà
établi, ou tout au moins déjà désigné de Dieu avec un droit certain à la
succession, puisque, comme nous l'avons vu, tout le peuple et Saül lui-même,
aussi bien que Jonathas son fils aîné, l'avaient reconnu: et David se porta
tellement pour roi, incontinent après la mort de Saül, que comme roi il vengea
son prédécesseur (4), et récompensa ceux de Jabès-Galaad (5) ? Il paraît même
que tout Israël l'aurait reconnu sans Abner, général des armées sous Saül, « qui
fit régner Isboseth fils de ce prince sur les dix tribus (6). »
Le ministre veut qu'on croie qu'Isboseth
fut roi légitime, parce que les dix tribus lui avaient donné la puissance
souveraine, « et que les peuples sont les maîtres de leur souveraineté, et la
donnent à qui bon leur semble (7). » Quoi ! contre l'ordre exprès de Dieu,
1 I Reg., X, 27.— 2 Lett. XVII,
p. 132.— 3 II Reg., II, 2, 4. — 4 II Reg., I, 15, 16, 18. — 5 II
Reg., II, 6, 7. — 6 Ibid., 8, 9. — 7 Jur., ibid.
449
qui avait donné à David tout le royaume de Saül ? C'en est
trop, et le ministre s'oublie tout à fait : mais voyons encore quelle fut la
suite de ce choix de Dieu. Lorsqu'Abner voulut établir le règne de David sur les
dix tribus, il lui fait parler en cette sorte : « A qui est la terre, » si ce
n'est à vous? « Entendez-vous avec moi, et je vous ramènerai tout Israël (1), »
comme on ramène le troupeau à son pasteur et des sujets à leur roi. Mais que
dit-il encore aux principaux d'Israël qui reconnaissaient Isboseth ? « Hier et
avant-hier vous cherchiez David afin qu'il régnât sur vous (2). » Il y avait
sept ans qu'Isboseth régnait; et on voit jusqu'aux derniers jours dans les dix
tribus qui le reconnaissent un perpétuel esprit de retour à David comme à leur
roi, et à un roi que Dieu leur avait donné, ainsi qu'Abner venait de le répéter
(3); ce qui fait voir qu'ils ne demeuraient sous Isboseth que par force, à cause
d'Abner et des troupes qu'il commandait. Aussi dès la première proposition, tout
Israël et Benjamin même, qui était la tribu d'Isboseth, consentirent à se
soumettre à David comme à leur roi légitime; et Abner lui dit : « J'amènerai
tout Israël au roi mon Seigneur (4). » On sait la suite de l'histoire, et comme
les deux capitaines qui commandaient la garde d'Isboseth, en apportèrent la tête
à David : on sait aussi que David leur rendit le salaire qu'ils méritaient,
comme il avait fait à l'Amalécite qui s'était vanté d'avoir tué Saül; car il les
fit mourir sans miséricorde, comme il avait fait celui-ci (5) : mais le discours
qu'il tint à l'un et aux autres fut bien différent, puisqu'il dit à l'Amalécite
qui se vantait d'avoir tué Saül : « Comment n'as-tu pas craint de mettre la main
sur l'Oint du Seigneur pour le tuer? Ton sang sera sur ta tête, parce que tu as
osé dire : J'ai tué l'Oint du Seigneur (6). » Parla-t-il de la même manière aux
deux capitaines qui se vantaient d'avoir fait un semblable traitement à Isboseth?
Point du tout. « Vive le Seigneur, leur dit-il, j'ai fait tuer celui qui pensait
m apporter une agréable nouvelle en me disant : Saül est mort de ma main :
combien plutôt punirai-je deux scélérats qui ont tué sur son lit un homme
innocent (7). » Il n'oublie rien, comme
1 II reg., III, 12. — 2 Ibid.,
17. — 3 Ibid., 18. — 4 Ibid., 19-21.— 5 II Reg., I,
14, 16. — 7 II Reg., IV, 9-11.
450
on voit, pour exagérer leur crime. Mais reproche-t-il à ces
traîtres, comme il fait à l'Amalécite, qu'ils avaient attenté sur l'Oint du
Seigneur? Leur dit-il du moins qu'ils ont fait mourir leur légitime seigneur?
Rien moins que cela. Il reproche à l'Amalécite d'avoir versé le sang d'un roi ;
et à ceux-ci d'avoir répandu celui « d'un homme innocent » à leur égard, qu'ils
avaient tué dans son lit sans qu'il fit de mal à personne, et qui même, à le
prendre de plus haut, ne s'était mis sur le trône qu'à la persuasion d'Abner
avec une prétention vraisemblable, et comme nous parlons, avec un titre coloré,
puisqu'il était fils de Saül. M. Jurieu ne voit rien de tout cela ; et au lieu
qu'il faut tout peser dans un Livre aussi précis et aussi profond, pour ne pas
dire aussi divin que l'Ecriture, il marche toujours devant lui, entêté de sa
puissance du peuple, dont à quelque prix que ce soit il veut trouver des
exemples; et croit encore avoir tout gagné quand il nous demande « si l'Ecriture
traite le fils de Saül de roi illégitime, ou les dix tribus de rebelles (1), »
pour s'être soumises à son empire : comme si nous ne pouvions pas lui demander à
notre tour si l'Ecriture traite de rebelles les mêmes tribus, lorsqu'elles se
soumirent à David. Pouvaient-elles abandonner Isboseth, si c'était « un roi,
fils de roi et héritier légitime de son père, élu selon le droit de toutes les
couronnes successives? » comme parle M. Jurieu. Mais David est-il traité
d'usurpateur pour avoir dépossédé un roi si légitimement établi? Car
assurément un roi légitime ne peut être abandonné sans félonie, et David
n'aurait pu le dépouiller sans être usurpateur. Il le serait donc, selon le
ministre, en recevant Abner et les dix tribus sous son obéissance, pendant qu'Isboseth
leur roi légitime vivait encore. Or bien certainement ni les dix tribus ne
furent infidèles en se soumettant à David, ni David sacré roi par ordre de Dieu
n'a été usurpateur ni tyran. Qui ne voit donc qu'il faut dire nécessairement que
David était le roi légitime de tout Israël, et qu'on n'avait pu reconnaître
Isboseth que par attentat ou par erreur ?
Je ne sais plus ce qu'on peut
penser de ce ministre après de tels égarements : mais voici un troisième exemple
qui met le comble
1 Jur., Lett. XVII, p. 182.
451
à ses erreurs. Le rebelle Absalom était défait et tué :
mais David n'osait se fier à un peuple ingrat, où la crainte d'être puni de son
infidélité pouvait encore entretenir l'esprit de révolte. En effet les rebelles
effrayés, au lieu de venir demander pardon au roi, et se ranger comme ils
devaient sous ses étendards, s'étaient retirés dans leurs maisons avec un air de
mécontentement (1). Quelques-uns parlaient pour David, mais trop faiblement
encore; et le mouvement fut si grand, qu'un peu après Séba, fils de Bochri,
souleva le peuple, de manière que si on ne se fût dépêché de l'accabler, cette
dernière révolte eût été plus dangereuse que celle d'Absalom (2). Avant donc que
de retourner à Jérusalem, David voulut reconnaître la disposition du peuple, et
faisait parler aux uns et aux autres pour les rappeler à leur devoir. Il n'en
faut pas davantage pour faire dire au ministre que « David ne voulut remonter
sur le trône, que par la même autorité, par laquelle il y était premièrement
monté (3), » c'est-à-dire par celle du peuple. Mais quoi ! David n'était-il pas
demeuré roi malgré la rébellion, et Absalom n'était-il pas un usurpateur? « Oui,
dit M. Jurieu, c'était un infâme usurpateur, et le peuple était rebelle. »
Qu'attendait donc David, selon ce ministre? A voit-il besoin de l'autorité d'un
peuple rebelle pour se remettre sur son trône et rentrer dans son palais? Non
sans doute : et il est visible que s'il différait, c'était pour mieux assurer
les choses avant que de se remettre entièrement entre les mains des rebelles.
Mais cette raison est trop naturelle pour notre ministre. « David, dit-il,
aimait mieux avouer par cette conduite que les peuples sont maîtres de leurs
couronnes, et qu'ils les ôtent et qu'ils les donnent à qui ils veulent (4) »
Quoi! même des peuples rebelles ont tant de pouvoir, et sous un roi légitime? Et
dans un attentat aussi étrange que celui d'un fils contre un père, il fallait
encore adorer le droit du peuple ? N'eût-ce pas été flatter la rébellion au lieu
de l'éteindre, et soulever un peuple qu'il fallait abattre ? Le ministre ne
rougit pas d un tel excès. Il en est averti par ses confrères : mais au lieu de
s'en corriger il y persiste : c'est que « le peuple a le droit, dit-il,
1 II Reg., XIX, 9. — 2 II Reg.,
XX, 6. — 3 Jur., Lett. XVII, p. 132. — 4 Ibid.
452
et quoiqu'il en ait abusé (2) » en sorte que ce qu'il a
fait soit un attentat manifeste, qui par conséquent le rend punissable, et rend
du moins ce qu'il a entrepris de nul effet, il faut respecter cet attentat : un
prince chassé, mais à la fin victorieux, n'osera user de son droit qu'avec le
consentement et l'autorité des rebelles ; et au lieu de les punir, il faudra
encore qu'il leur demande pardon de sa victoire. Voilà, mes Frères, les maximes
qu'on vous prêche ; voilà comme on traite l'Ecriture sainte. Où en sommes-nous,
si on écoute de tels songes?
Je trouve un quatrième exemple
dans la Lettre XVIII : « La couronne , dit le ministre, appartenait à Adonias
plutôt qu'à Salomon, car il était l'aîné : cependant le peuple la transporta
d'Adonias à Salomon (2). » S'il voulait bien une seule fois considérer les
endroits qu'il cite, il nous sauverait la peine de le réfuter. Encore lui
pardonnerais-je, s'il y avait un seul mot du peuple dans tout le récit de cette
affaire; mais quoique l'Histoire sainte la raconte dans tout le détail, on y
voit au contraire que Bethsabée dit à David (3) : « O mon seigneur et mon roi,
toute la maison d'Israël attend que vous déclariez qui doit être assis après
vous dans votre trône; » on voit donc, loin de décider, que le peuple était en
l'attente de la volonté du roi. Le roi en même temps donne ses ordres et fait
sacrer Salomon : « Qu'on le mette, dit-il, dans mon trône, et qu'on me l'amène;
et je lui commanderai de régner (4). » A l'instant tout le parti d'Adonias fut
dissipé : et Abiathar lui vint dire : « Le roi David notre souverain seigneur a
établi Salomon roi (5). » Dès qu'on vit qu'Adonias voulait régner, le prophète
Nathan vint dire à David : « Le roi mon seigneur a-t-il ordonné qu'Adonias
régnât après lui? » Et encore : « Cet ordre est-il venu du roi mon seigneur? et
que n'a-t-il déclaré sa volonté à son serviteur (6)? » On ne songeait pas
seulement que le peuple eût à se mêler dans cette affaire, et l'on n'en fait
nulle mention.
Le cinquième et dernier exemple
est celui des Macchabées : « Qui, dit-on, a trouvé à redire à ce que firent les
Juifs après avoir secoué le joug des rois de Syrie? Pourquoi, au lieu de
1 Lett. XXI, p. 167. — 2 Lett. XVIII, p.
140. — 3 III Reg., I, 20. — 4 Ibid., 33 et seq. — 5 Ibid.,
44. — 6 Ibid., 27.
453
donner la couronne aux Macchabées, ne la rendirent-ils pas
à la famille de David (1) ? » La réponse n'est pas difficile. Il y avait quatre
cents ans et plus, non-seulement que le sceptre était sorti de la famille de
David, mais encore que son trône était renversé, et le royaume assujetti à un
autre peuple. Les rois d'Assyrie, les rois de Perse, les rois de Syrie en
avaient prescrit la possession contre la famille de David, qui avait cessé de
prétendre à la royauté depuis, le temps de Sédécias ; et on n'espérait plus le
rétablissement du royaume dans la maison de David qu'au temps du Messie. Ainsi
le peuple affranchi avec le consentement des rois de Syrie, ses derniers
maîtres, pouvait sans avoir égard au droit prescrit et abandonné de la maison de
David, donner l'empire à celle des Asmonéens, qui avait déjà le souverain
sacerdoce. Que si on ve-noit à dire, quoique sans aucune apparence, qu'il n'y a
point de prescription contre les familles royales, ni en particulier contre
celle de David à cause des promesses de Dieu, il s'ensuivrait de là que les
Romains auraient été des usurpateurs, et que lorsque Jésus-Christ a dit : «
Rendez à César ce qui est à César, » il aurait jugé pour l'usurpateur contre sa
propre famille et contre lui-même, puisqu'il était constamment le fils de David.
Concluons donc qu'à ne regarder que l'empire temporel de la famille de David, la
prescription avait lieu contre elle ; que le trône n'en devait être éternel que
d'une manière spirituelle en la personne du Christ; et qu'en attendant sa venue,
le peuple se pouvait soumettre aux Asmonéens.
Voyons si votre ministre sera
plus heureux à résoudre les objections qu'à nous proposer ses maximes et ses
exemples. On lui objecte ce fameux passage où, pour détourner le peuple du
dessein d'avoir un roi, Dieu parle ainsi à Samuel : « Raconte-lui le droit du
roi qui régnera sur eux : et Samuel leur dit : Tel sera le droit du roi ». »
Tout le monde sait le reste : c'est en abrégé : « Il enlèvera vos enfants et vos
esclaves ; il établira des tributs sur vos terres et sur vos troupeaux, sur vos
moissons et sur vos vendanges , et vous lui serez sujets. » Voilà ce que Dieu
fit dire à son peuple avant que de consentir à sa volonté : et quand le roi fut
1 Lett. XVII, p. 132. — 2 I Reg., VIII,
9, 11.
454
établi : « Samuel prononça au peuple le droit du royaume,
et l'écrivit dans un livre qu'il posa devant le Seigneur (1);» c'est-à-dire
qu'il le posa devant l'arche, comme une chose sacrée.
M. Jurieu prétend que ces deux
endroits n'ont rien de commun l'un avec l'autre. « Ceux qui outrent tout,
dit-il, et qui ne comprennent rien, veulent que cette description de la tyrannie
des rois (au chapitre VIII, vers. 9 et II ) soit la même chose que le droit des
rois dont il est dit dans le chapitre X, vers. 25 : Lors Samuel prononça au
peuple le droit du royaume, et l'écrivit dans un livre, qu'il posa devant le
Seigneur (2). » Voilà donc, selon ce ministre, ce que disent a ceux qui outrent
tout et ne comprennent rien. » Mais lui, qui n'outre rien et qui comprend tout,
prend un autre parti ; et voici pourquoi : « C'est, dit-il, qu'il n'y a qu'à
voir la différence des termes dont Samuel se sert dans ces deux endroits pour
connaître la différence des choses. Dans ce dernier passage (chapitre X, vers.
25), ce que Samuel proposa au peuple est appelle le droit du royaume, et dans le
huitième chapitre les menaces qu'il énonce sont appelées le traitement : «
Déclare-leur comment le roi qui régnera sur eux les traitera,» et non pas
comment il aura droit de les traiter. Et Samuel dit aussi : « C'est ici le
traitement que vous fera le roi qui doit régner sur vous; » il ne dit pas :
C'est ici le traitement qu'il aura droit de vous faire. »
A entendre parler ce ministre
avec une distinction et une résolution si précise, vous diriez qu'il ait lu dans
l'original les passages qu'il entreprend d'expliquer : mais non ; car au lieu
qu'il dit décisivement que le Saint-Esprit se sert de mots différents au
huitième et au dixième chapitre pour expliquer ce qu'il a traduit, traitement et
droit, il ne fallait que des yeux ouverts et seulement savoir lire pour voir que
le Saint-Esprit emploie partout le même terme : « Raconte-leur le droit du roi »
(ch. VIII, 9, Mischpath) : « Tel sera le droit du roi (Ibidem,
II). Encore Mischpath : « Samuel prononça au peuple le droit du royaume »
(chap. X, 25) pour la troisième fois, Mischpath, et les Septante ont
aussi dans les trois endroits le même mot, et partout dikaioma, qui veut
dire
1 I Reg., X, 25. — 2 Jur., Lett.
XVII, p. 174.
455
droit, jugement, ou comme on voudra le traduire,
toujours en signifiant quelque chose qui tient lieu de loi, qui est aussi ce que
signifie naturellement le mot hébreu, comme on le pourrait prouver par cent
passages.
Il faut donc parles principes du
ministre prendre le contre-pied de ses sentiments. Le rapport du chapitre VIII
et du chapitre x est manifeste. Le droit du chapitre X n'est pas la conduite
particulière des rois : ce n'est pas le traitement qu'ils feront au peuple à
tort ou à droit, que Dieu fait enregistrer dans un livre public et consacrer
devant ses autels ; c'est un droit royal : donc le droit dont il est parlé au
chapitre VIII est un droit royal aussi. Et il ne faut pas objecter qu'il
s'ensuivrait que le droit royal serait une tyrannie. Car il ne faut pas entendre
que Dieu permette aux rois ce qui est porté au chapitre VIII, si ce n'est dans
le cas de certaines nécessités extrêmes, où le bien particulier doit être
sacrifié au bien de l'Etat et à la conservation de ceux qui le servent. Dieu
veut donc que le peuple entende que c'est au roi à juger ces cas, et que s'il
excède son pouvoir, il n'en doit compte qu'à lui : de sorte que le droit qu'il a
n'est pas le droit de faire licitement ce qui est mauvais ; mais le droit de le
faire impunément à l'égard de la justice humaine, à condition d'en répondre à la
justice de Dieu, à laquelle il demeure d'autant plus sujet, qu'il est plus
indépendant de celle des hommes. Voilà ce qui s'appelle avec raison le droit
royal, également reconnu par les protestants et par les catholiques, et c'est
ainsi du moins qu'on régnait parmi les Hébreux. Mais quand il faudrait prendre
ce droit, comme fait M. Jurieu, pour le traitement que les rois feraient aux
peuples, le ministre n'en serait pas plus avancé, puisque toujours il
demeurerait pour assuré que Dieu ne donne aucun remède au peuple contre ce
traitement de ses rois. Car loin de leur dire : Vous y pourvoirez; ou : Vous
aurez droit d'y pourvoir, au contraire il ne leur dit autre chose, sinon : «
Vous crierez à moi à cause de votre roi que vous aurez voulu avoir, et je ne
vous écouterai pas (1); » leur montrant qu'il ne leur laissait aucune ressource
contre l’ abus de la puissance royale, que celle de réclamer son
1 Reg., VIII, 18.
456
secours, qu'ils ne méritaient pas après avoir méprisé ses
avis.
D'autres veulent que cette loi
du royaume, dont il est parlé au Ier des Rois, X, 25, soit celle du
Deutéronome (1), où Dieu modère l'ambition des rois et règle leurs devoirs.
Mais pourquoi écrire de nouveau cette loi, qui était déjà si bien écrite dans ce
divin Livre, et déjà entre les mains de tout le peuple? et d'ailleurs les objets
de ces deux lois sont bien différents. Celle du Deutéronome marquait au
roi ce qu'il devait faire, et celle du Livre des Rois marquait au peuple à quoi
il s'était soumis en demandant un roi. Mais qu'on le prenne comme on voudra, on
n'y gagne pas davantage, puisqu'enfin cette loi des rois dans le livre du
Deutéronome ne prescrit aucune peine qu'on puisse leur imposer, s'ils
manquent à leur devoir : tout au contraire de ce qu'on voit partout ailleurs, où
la peine de la transgression suit toujours l'établissement du précepte. Mais
lorsque Dieu commande aux rois, il n'ordonne aucune peine contre eux : et encore
qu'il n'ait rien omis dans la loi pour bien instruire son peuple, on n'y trouve
aucun vestige de ce pouvoir sur les rois, que notre ministre lui donne comme le
seul fondement de sa liberté : au contraire tout y tend visiblement à
l'indépendance des rois; et la preuve démonstrative que tel est l'esprit de la
loi et la condition de régner parmi les Hébreux, c'est la pratique constante et
perpétuelle de ce peuple, qui jamais ne se permet rien contre ses rois. Il y
avait une loi expresse qui condamnait les adultères à la mort (2) : mais nul
autre que Dieu n'entreprit de punir David qui était tombé dans ce crime. La loi
condamnait encore à mort celui qui portait le peuple à l'idolâtrie; et si une
ville entière en était coupable, elle était sujette à la même peine (3). Mais
nul n'attenta rien sur Jéroboam, « qui pécha et fit pécher Israël, » comme le
répète vingt et trente fois le texte sacré (4), qui érigea les veaux d'or, le
scandale de Samarie et l'erreur des dix tribus. Dieu le punit, mais il demeura à
l'égard des hommes paisible et inviolable possesseur du royaume que Dieu lui
avait donné (5). Ainsi en fut-il d'Achab et de Jézabel; ainsi en fut-il d'Achaz
et de Manassès, et de tant d'autres rois qui
1 Deut., XVII, 16. — 2 Deut., XXII, 22. — 3
Deut., XIII, 9, 12. — 4 III Reg., XII, 26; XIII, 34; XIV, 16,
etc. — 5 III Reg., XI, 35 et seq.
457
idolâtraient et invitaient ou forçaient le peuple à
l'idolâtrie : ils étaient tous condamnés à mort selon les termes précis de la
loi ; et ceux qui joignaient le meurtre à l'idolâtrie, comme un Achab et un
Manassès, devaient encore être punis de mort par un autre titre et par la loi
spéciale qui condamnait l'homicide (1). Et néanmoins ni les grands, ni les
petits, ni tout le peuple, ni les prophètes, qui envoyés de la part de Dieu
devaient parler plus haut que tous les autres, et qui parlaient en effet si
puissamment aux rois les plus redoutables, ne leur reprochaient jamais la peine
de mort qu'ils avaient encourue selon la loi. Pourquoi, si ce n'est qu'on
entendait qu'il y avait dans toutes les lois, selon ce qu'elles avaient de
pénal, une tacite exception en faveur des rois? en sorte qu'il demeurait pour
constant qu'ils ne répondaient qu'à Dieu seul : c'est pourquoi lorsqu'il voulait
les punir par les voies communes, il créait un roi à leur place, ainsi qu'il
créa Jéhu pour punir Joram roi de Samarie, l'impie Jézabel sa mère, et toute
leur postérité (2). Mais de ce pouvoir prétendu du peuple et de cette
souveraineté qu'on veut lui attribuer naturellement, il n'y en a ni aucun acte,
ni aucun vestige, et pas même le moindre soupçon dans toute l'Histoire sainte,
dans tous les écrits des prophètes, ni dans tous les Livres sacrés. On a donc
très-bien entendu dans le peuple hébreu ce droit royal, qui réservait le roi au
jugement de Dieu seul, et non-seulement dans les cas marqués au premier livre
des Rois, qui étaient les cas les plus ordinaires, mais encore dans les plus
extraordinaires et à la fois les plus importants, comme l'adultère, le meurtre
et l'idolâtrie. Ainsi on ne peut douter qu'on ne régnât avec ce droit, puisque
l'interprète le plus assuré du droit public et en général de toutes les lois,
c'est la pratique.
Mais voici un autre interprète
du droit royal. C'est le plus sage de tous les rois qui met ces paroles dans la
bouche de tout le peuple : « J'observe la bouche du roi : il fait tout ce qui
lui plaît, et sa parole est puissante; et personne ne lui peut dire : Pourquoi
faites-vous ainsi (3)? » Façon de parler si propre à signifier l’indépendance,
qu'on n'en a point de meilleure pour exprimer celle de Dieu. « Personne, dit
Daniel, ne résiste à son pouvoir, ni
1 Exod, XXI, 12 ; Deut., XIX, 11. — 2 IV
Reg., IX, 10. — 3 Eccle., VIII, 2-4.
458
ne lui dit : Pourquoi le faites-vous (1)? » Dieu donc est
indépendant par lui-même et par sa nature; et le roi est indépendante l'égard
des hommes et sous les ordres de Dieu, qui seul aussi peut lui demander compte
de ce qu'il fait, et c'est pourquoi il est appelé le Roi des rois et le
Seigneur des seigneurs. M. Jurieu se mêle ici de nous expliquer Salomon,
en lui faisant dire seulement « qu'il n'est pas permis de contrôler les rois
dans ce qu'ils font, quand leurs ordres ne vont pas à la ruine de la société,
encore que souvent ils incommodent (2). » Ce ministre prête ses pensées à
Salomon : mais de quelle autorité, de quel exemple, de quel texte de l'Ecriture
a-t-il soutenu la glose qu'il lui donne? Auquel de ces rois cruels et impies,
dont le nombre a été si grand, a-t-on demandé raison de sa conduite, quoiqu'elle
allât visiblement à la subversion de la religion et de l'Etat? On n'en trouve
aucune apparence dans un royaume qui a duré cinq cents ans; cependant l'Etat
subsistait, la religion s'est soutenue, sans qu'on parlât seulement de ce
prétendu recours au peuple, où l'on veut mettre la ressource des Etats.
Il ne faut pas s'imaginer que
les autres royaumes d'Orient eussent une autre constitution que celui des
Israélites. Lorsque ceux-ci demandèrent un roi, ils ne voulaient pas établir une
monarchie d'une forme particulière. « Donnez-nous un roi, disaient-ils, comme en
ont les autres nations (3) ; et nous serons, ajoutent-ils, comme tous les autres
peuples (4) ; » et dès le temps de Moïse : « Vous voudrez avoir un roi comme en
ont tous les autres peuples aux environs (5). » Ainsi les royaumes d'Orient, où
fleurissaient les plus anciennes et les plus célèbres monarchies de l'univers,
avaient là même constitution. On n'y connaissait non plus qu'en Israël cette
suprême autorité du peuple; et quand Salomon disait : « Le roi parle avec
empire, et nul ne peut lui dire : Pourquoi le faites-vous? » il n'exprimait pas
seulement la forme du gouvernement parmi les Hébreux, mais encore la
constitution des royaumes connus alors et, pour parler ainsi, le droit commun
des monarchies.
1 Dan., IV, 32. — 2 Jur., Lettr. XVII. — 3 I Reg.,
VIII, 5.— 4 Ibid., 20.— 5 Deut., XVII, 14.
459
Au reste cette indépendance
était tellement de l'esprit de la monarchie des Hébreux, qu'elle se remit dans
la même forme, lorsqu'elle fut renouvelée sous les Macchabées. Car encore qu'on
ne donnât pas à Simon le titre de roi, que ses enfants prirent dans la suite, il
en avait toute la puissance sous le titre de souverain Pontife et de capitaine,
puisqu'il est porté dans l'Acte où les sacrificateurs et tout le peuple lui
transportent pour lui et pour sa famille le pouvoir suprême sous ces titres,
qu'on lui remet entre les mains les armes, les garnisons, les forteresses, les
impôts, les gouverneurs et les magistrats (1), les assemblées même, sans qu'on
en put tenir aucune que par son ordre (2), et en un mot la puissance « de
pourvoir au besoin du peuple saint (3) ; » ce qui comprend généralement tous les
besoins d'un Etat, tant dans la paix que dans la guerre, « sans pouvoir être
contredit par qui que ce soit, sacrificateur ou autre, à peine d'être déclaré
criminel. » Enfin on n'oublie rien dans cet Acte ; et loin de se réserver la
puissance souveraine, le peuple ne se laisse rien par où il puisse jamais
s'opposer au prince, ni armes, ni assemblées, ni autorité quelconque, ni enfin
autre chose que l'obéissance.
Je voudrais bien demander à M.
Jurieu, qui est si habile à trouver ce qui lui plaît dans l'Ecriture, ce que le
peuple juif s'est réservé par cet Acte? Quoi? peut-être la législation, à cause
qu'il n'y en est point parlé? Mais il sait bien que dans le peuple de Dieu la
législation était épuisée par la seule loi de Moïse, à quoi non s ajouterons,
s'il lui plaît, les traditions constantes et immémoriales qui venaient de la
même source. Que s'il fallait dans l'application des interprétations juridiques,
la loi même y avait pourvu par le ministère sacerdotal, comme Malachie l'avait
si bien expliqué (4) sur le fondement de la doctrine de Moïse; et on n'avait
garde d'en parler dans l'Acte qu'on fit en faveur de Simon, puisque ce droit
était renfermé dans sa qualité de Pontife. Tout le reste est spécifié; et si le
peuple s'était réservé quelque partie du gouvernement pour petite qu'elle fût,
il n'aurait pas renoncé à toute assemblée, puisque s'assembler, pour un peuple,
est le seul moyen d'exercer une autorité légitime : de sorte que qui y
1 I Mach., XIV, 41 et seq., 49. —
2 Ibid., 44. — 3 Ibid., 42, 43. — 4 Malach., II.
460
renonce, comme fait ici le peuple juif, renonce en même
temps à tout légitime pouvoir.
La seule restriction que je
trouve dans l'Acte dont nous parlons, c'est que la puissance n'était donnée à
Simon et à ses enfants, que jusqu'à ce « qu'il s'élevât un fidèle prophète (1),
» soit qu'il faille entendre le Christ, ou quelque autre fidèle interprète de la
volonté de Dieu. Mais cette restriction si bien exprimée ne marque pas seulement
qu'il n'y en avait aucune autre, puisque cette autre serait marquée comme
celle-là, mais exclut encore positivement celle que M. Jurieu voudrait établir.
Car ce qu'il voudrait établir, c'est dans toutes les monarchies et même dans les
plus absolues, la réserve du pouvoir du peuple pour changer le gouvernement dans
le besoin : or bien loin d'avoir réservé ce pouvoir au peuple, on le lui ôte en
termes formels, puisque tout changement de gouvernement est réservé à Dieu et à
un prophète venu de sa part ; et voilà dans la nouvelle souveraineté de Simon et
de sa famille l'indépendance la mieux exprimée, et tout ensemble la plus absolue
qu'on puisse voir.
Ce que les nouveaux rabbins ont
imaginé de la puissance du grand Sanhédrin, ou du conseil perpétuel de la
nation, où ils prétendent qu'on jugeait les crimes des rois, ni ne paraît dans
cet Acte, ni ne se trouve en la loi, ni n'est fondé sur aucun exemple ni dans
l'ancienne ni dans la nouvelle monarchie, ni on n'en voit rien dans l'Histoire
sainte, ou dans Josèphe, ou dans Phi-Ion, ou dans aucun ancien auteur : au
contraire tout y répugne ; et on n'a jamais vu en Israël de jugement humain
contre les rois, si ce n'est peut-être après leur mort pour leur décerner
l'honneur de la sépulture royale, ou les en priver : coutume qui venait des
Egyptiens, et dont on voit quelque vestige dans le peuple saint, lorsque les
rois impies étaient inhumés dans les lieux particuliers, et non pas dans les
tombeaux des rois. Voilà tout le jugement qu'on exerçait sur les rois; mais
après leur mort et sous l'autorité de leur successeur; et cela même était une
marque que leur majesté était jugée inviolable pendant leur vie. Voilà donc
comme on a régné parmi les Juifs, toujours dans le même esprit
1 I Mac., XIV, 41
461
d'indépendance absolue, tant sous les rois de la première
institution que dans la monarchie renaissante sous les Macchabées. Qu'ai-je
besoin d'écouter ici les frivoles raisonnements de votre ministre? Voilà un fait
constant qui les détruit tous. Car que sert d'alléguer en l'air qu'il n'y a ni
possibilité ni vraisemblance qu'un peuple ait pu donner un pouvoir qui lui
serait si nuisible (1)? Voilà un peuple qui l'a donné, et ce peuple était le
peuple de Dieu, le seul qui le connût et le servît : le seul par conséquent qui
eût la véritable sagesse, mais le seul que Dieu gouvernât et à qui il eût donné
des lois : c'est ce peuple qui ne se réserve aucun pouvoir contre ses
souverains. Lorsqu'on allègue cette loi fameuse, que la loi suprême est le salut
du peuple (2), je l'avoue : mais ce peuple a mis son salut à réunir toute sa
puissance dans un seul, par conséquent à ne rien pouvoir contre ce seul à qui il
transportait tout. Ce n'était pas qu'on n'eût vu les inconvénients de
l'indépendance du prince, puisqu'on avait vu tant de mauvais rois, tant
d'insupportables tyrans ; mais c'est qu'on voyait encore moins d'inconvénient à
les souffrir quels qu'ils fussent, qu'à laisser à la multitude le moindre
pouvoir. Que si l'Etat à la fm était péri sous ces rois qui avaient abandonné
Dieu, on n'allait pas imaginer que ce fût faute d'avoir laissé quelque pouvoir
au peuple, puisque toute l'Ecriture atteste que le peuple n'était pas moins
insensé que ses rois. « Nous avons péché, disait Daniel, nous et nos pères, et
nos rois, et nos princes, et nos sacrificateurs et tout le peuple de la terre
(3). » Esdras et Néhémias en disent autant. Ce n'était donc pas dans le peuple
qu'on imaginait le remède aux dérèglements, ou la ressource aux calamités
publiques ; au contraire c'était au peuple même qu'il fallait opposer une
puissance indépendante de lui pour l'arrêter ; et si ce remède ne réussissait,
il n'y avait rien à attendre que de la puissance divine. C'est donc pour cette
raison que malgré les expériences de l'ancienne monarchie, on ne laissa pas de
fonder sur les mêmes principes la monarchie renaissante. Elle périt par les
dissensions qui arrivèrent dans la maison royale. Le peuple qui voyait le mal ne
songea pas seulement qu'il y pût remédier. Les Romains se rendirent les maîtres
et donnèrent le
1 Jur., Lett. XVI, XVII. — 2 Jur.,
ibid. — 3 Dan., IX, 5, 6.
462
royaume à Hérode, sous qui sans doute on ne songeait pas
que la souveraine puissance résidât dans le peuple. Quand les Romains la
reprirent sous les Césars, le peuple ne songeait non plus qu'il lui restât le
moindre pouvoir pour se gouverner, loin de l'avoir sur ses maîtres; et c'est cet
état de souveraineté si indépendante sous les Césars que Jésus-Christ autorise,
lorsqu'il dit : « Rendez à César ce qui est à César. »
Il n'y a donc rien de plus
constant que ces monarchies où l'on ne peut imaginer que le peuple ait aucun
pouvoir, loin d'avoir le pouvoir suprême sur ses rois. Je ne prétends pas
disputer qu'il n'y en puisse avoir d'une autre forme, ni examiner si celle-ci
est la meilleure en elle-même; au contraire sans me perdre ici dans de vaines
spéculations, je respecte dans chaque peuple le gouvernement que l'usage y a
consacré, et que l'expérience a fait trouver le meilleur. Ainsi je n'empêche pas
que plusieurs peuples n'aient excepté, ou pu excepter contre le droit commun de
la loiauté, ou si l'on veut imaginer la royauté d'une autre sorte, et la
tempérer plus ou moins, suivant le génie des nations et les diverses
constitutions des Etats. Quoi qu'il en soit, il est démontré que ces exceptions
ou limitations du pouvoir des rois, loin d'être le droit commun des monarchies,
ne sont pas seulement connues dans celle du peuple de Dieu. Mais celle-ci
n'ayant rien eu de particulier, puisqu'au contraire on la voit établie sur la
forme de toutes les autres ou de la plupart, la démonstration passe plus loin,
et remonte jusqu'aux monarchies les plus anciennes et les plus célèbres de
l'univers : de sorte qu'on peut conclure que toutes ces monarchies n'ont pas
seulement connu ce prétendu pouvoir du peuple, et qu'on ne le connaissait pas
dans les empires que Dieu même et Jésus-Christ ont autorisés.
Principes de,
la politique de M. Jurieu, et leur absurdité.
J'ai vengé le droit des rois et
de toutes les puissances souveraines; car elles sont toutes également attaquées,
s'il est vrai, comme on le prétend, que le peuple domine partout, et que l'état
populaire, qui est le pire de tous, soit le fond de tous les Etats. J'ai répondu
aux autorités de l'Ecriture qu'on leur oppose : celles-là
463
sont considérables ; et toutes les fois que Dieu parle, ou
qu'on objecte ses décrets, il faut répondre. Pour les frivoles raisonnements
dont se servent les spéculatifs pour régler le droit des puissances qui
gouvernent l'univers, leur propre majesté les en défend ; et il n'y aurait qu'à
mépriser ces vains politiques, qui sans connaissance du monde ou des affaires
publiques, pensent pouvoir assujettir les trônes des rois aux lois qu'ils
dressent parmi leurs livres, ou qu'ils dictent dans leurs écoles. Je laisserais
donc volontiers discourir M. Jurieu sur les droits du peuple, et je
n'empêcherais pas qu'il ne se rendit l'arbitre des rois à même titre qu'il est
prophète : mais afin que le monde, qui est étonné de son audace, soit convaincu
de son ignorance, je veux bien en finissant cet Avertissement, parmi les
absurdités infinies de ses vains discours, en relever quatre ou cinq des plus
grossières.
Dans le dessein qu'avait M.
Jurieu de faire l'apologie de ce qui se passe en Angleterre, il paraissait
naturel d'examiner la constitution particulière de ce royaume ; et s'il s'était
tourné de ce côté-là, j'aurais laissé à d'autres le soin de le réfuter. Car je
déclare encore une fois que les lois particulières des Etats, non plus que les
faits personnels, ne sont pas l'objet que je me propose. Mais ce ministre a pris
un autre tour ; et soit que l'Angleterre seule lui ait paru un sujet peu digne
de ses soins, ou qu'il ait trouvé plus aisé de parler en l'air du droit des
peuples, que de rechercher les histoires qui feraient connaître la constitution
de celui dont il entreprend la défense, il a bâti une politique également propre
à soulever tous les Etats. En voici l'abrégé : « Le peuple fait les souverains
et donne la souveraineté ; donc le peuple possède la souveraineté, et la possède
dans un degré plus éminent. Car celui qui communique, doit posséder ce qu'il
communique d'une manière plus parfaite : et quoi qu'un peuple qui a fait un
souverain ne puisse plus exercer la souveraineté par lui-même, c'est pourtant la
souveraineté du peuple qui est exercée par le souverain ; et l'exercice de la
souveraineté qui se fait par un seul, n'empêche pas que la souveraineté ne soit
dans le peuple comme dans sa source et même comme dans son premier sujet (1). »
Voilà
1 Lett. XVI, n. 4, p. 123.
464
les principes qu'il pose dans la XVIe Lettre; et il
en conclut dans les deux suivantes que le peuple peut exercer sa souveraineté en
certains cas, même sur les souverains, les juger, leur faire la guerre, les
priver de leurs couronnes, changer l'ordre de la succession, et même la forme du
gouvernement.
Ce qui d'abord se fait sentir
dans ce discours, ce sont les contradictions dont il est plein. « Le peuple,
dit-on, donne la souveraineté; donc il la possède. » Ce serait plutôt le
contraire qu'il faudrait conclure, puisque si le peuple l'a cédée, il ne l'a
plus ; ou en tout cas, pour parler avec M. Jurieu, il ne l'a que dans le
souverain qu'il a créé. C'est ce que le ministre vient d'avouer en disant «
qu'un peuple qui a fait un souverain ne peut plus exercer la souveraineté par
lui-même, » et que sa souveraineté est « exercée » par le souverain qu'il a
fait.
Il n'en faut pas davantage pour
renverser tout le système du ministre. Car tout ce où il veut venir par ses
principes, c'est que le peuple peut faire la loi à son souverain en certains
cas, jusqu'à lui déclarer la guerre, le priver, comme on l'a dit, de sa
couronne, changer la succession et même le gouvernement. Or tout cela est contre
la supposition que le ministre vient de faire. Car sans doute ce ne sera pas par
le souverain que le peuple fera la guerre au souverain même et lui ôtera sa
couronne : ce sera donc par lui-même que le peuple exercera ces actes de
souveraineté, encore qu'on ait supposé qu'il n'en peut exercer aucun.
Mais sans encore examiner les
conséquences du système, allons à la source, et prenons la politique du ministre
par l'endroit le plus spécieux. Il s'est imaginé que le peuple est naturellement
souverain; ou, pour parler comme lui, qu'il possède naturellement la
souveraineté, puisqu'il la donne à qui il lui plaît : or cela c'est errer dans
le principe, et ne pas entendre les termes. Car à regarder les hommes comme ils
sont naturellement et avant tout gouvernement établi, on ne trouve que
l'anarchie, c'est-à-dire dans tous les hommes une liberté farouche et sauvage,
où chacun peut tout prétendre et en même temps tout contester; où tous sont en
garde, et par conséquent en guerre continuelle contre tous ; où la raison ne
peut rien, parce que chacun appelle
465
raison la passion qui le transporte; où le droit
même de la nature demeure sans force, puisque la raison n'en a point; où par
conséquent il n'y a ni propriété, ni domaine, ni bien, ni repos assuré, ni à
dire vrai aucun droit, si ce n'est celui du plus fort : encore ne sait-on jamais
qui l'est, puisque chacun tour à tour le peut devenir, selon que les passions
feront conjurer ensemble plus ou moins de gens. Savoir si le genre humain a
jamais été tout entier dans cet état, ou quels peuples y ont été et en quels
endroits; ou comment et par quels degrés on en est sorti : il faudrait pour le
décider compter l'infini, et comprendre toutes les pensées qui peuvent monter
dans le cœur de l'homme. Quoi qu'il en soit, voilà l'état où l'on imagine les
hommes avant tout gouvernement. S'imaginer maintenant avec M. Jurieu, dans le
peuple considéré en cet état, une souveraineté qui est déjà une espèce de
gouvernement, c'est mettre un gouvernement avant tout gouvernement, et se
contredire soi-même. Loin que le peuple en cet état soit souverain, il n'y a pas
même de peuple en cet état. Il peut bien y avoir des familles, et encore mal
gouvernées et mal assurées : il peut bien y avoir une troupe, un amas de monde,
une multitude confuse; mais il ne peut y avoir de peuple, parce qu'un peuple
suppose déjà quelque chose qui réunisse quelque conduite réglée et quelque droit
établi : ce qui n'arrive qu'à ceux qui ont déjà commencé à sortir de cet état
malheureux, c'est-à-dire de l'anarchie.
C'est néanmoins du fond de cette
anarchie que sont sorties toutes les formes de gouvernements, la monarchie,
l'aristocratie, l'état populaire et les autres; et c'est ce qu'ont voulu dire
ceux qui ont dit que toutes sortes de magistratures ou de puissances légitimes
venaient originairement de la multitude ou du peuple. Mais il ne faut pas
conclure de là, avec M. Jurieu, que le peuple comme un souverain ait distribué
les pouvoirs à un chacun : car pour cela il faudrait déjà qu'il y eût ou un
souverain, ou un peuple réglé; ce que nous voyons qui n'était pas. Il ne faut
non plus s'imaginer que la souveraineté ou la puissance publique soit une chose
comme subsistante, qu'il faille avoir pour la donner; elle se forme et résulte
de la cession des particuliers,
466
lorsque fatigués de l'état où tout le monde est le maître
et où personne ne l'est, ils se sont laissés persuader de renoncer à ce droit
qui met tout en confusion, et à cette liberté qui fait tout craindre à tout le
monde, en faveur d'un gouvernement dont on convient.
S'il plaît à M. Jurieu d'appeler
souveraineté cette liberté indocile qu'on fait céder à la loi et au magistrat,
il le peut; mais c'est tout confondre : c'est confondre l'indépendance de chaque
homme dans l'anarchie avec la souveraineté. Mais c'est là tout au contraire ce
qui la détruit. Où tout est indépendant, il n'y a rien de souverain : car le
souverain domine de droit; et ici le droit de dominer n'est pas encore : on ne
domine que sur celui qui est dépendant ; or nul homme n'est supposé tel en cet
état, et chacun y est indépendant, non-seulement de tout autre, mais encore de
la multitude, puisque la multitude elle-même, jusqu'à ce qu'elle se réduise à
faire un peuple réglé, n'a d'autre droit que celui de la force.
Voilà donc le souverain de M.
Jurieu : c'est dans l'anarchie le plus fort, c'est-à-dire la multitude et le
grand nombre contre le petit : voilà le peuple qui fait le maître et le
souverain au-dessus de tous les rois et de toute puissance légitime; voilà celui
qu'il appelle le Tuteur (1) et le Défenseur naturel de la véritable
religion; voilà celui en un mot qui selon lui « n'a pas besoin d'avoir
raison pour valider ses actes : » car, dit M. Jurieu, « cette autorité n'est que
dans le peuple (2), » et on voit ce qu'il appelle le peuple. Que le lecteur se
souvienne de cette rare politique : la suite en découvrira les absurdités; mais
maintenant je n'en veux montrer que le bel endroit.
C'est la doctrine des pactes,
que le ministre explique en ces termes : « Qu'il est contre la raison qu'un
peuple se livre à un souverain sans quelque pacte, et qu'un tel traité serait
nul et contre la nature (3). » Il ne s'agit pas, comme on voit, de la
constitution particulière de quelque Etat : il s'agit du droit naturel et
universel, que le ministre veut trouver dans tous les Etats. Il est, dit-il,
contre la nature de se livrer sans quelque pacte, c'est-à-dire de se livrer
sans se réserver le droit souverain; car c'est le pacte
1 Lett. XVI, n. 4. — 2 Lett. XVIII, p.
140. — 3 Lett. XVI, p. 124
467
qu'il veut établir; comme s'il disait : Il est contre la
nature de hasarder quelque chose pour se tirer du plus affreux de tous les états
qui est l'anarchie : il est contre la nature de faire ce que tant de peuples ont
fait, comme on a vu. Mais laissons toutes ces raisons. Comme ces pactes de M.
Jurieu ne se trouvent plus, et qu'il v a longtemps que l'original en est perdu,
le moins qu'on puisse demander à ce ministre, c'est qu'il prouve ce qu'il
avance. Et il le fait en cette sorte : « Il n'y a point de relation au monde qui
ne soit fondée sur un pacte mutuel ou exprès ou tacite, excepté l'esclavage, tel
qu'il était entre les païens, qui donnait à un maître pouvoir de vie et de mort
sur son esclave sans aucune connaissance de cause. Ce droit était faux,
tyrannique, purement usurpé et contraire à tous les droits de la nature. » Et un
peu après : « Il est donc certain qu'il n'y a aucune relation de maître, de
serviteur, de père, d'enfant, de mari, de femme, qui ne soit établie sur un
pacte mutuel et sur des obligations mutuelles; en sorte que, quand une partie
anéantit ces obligations, elles sont anéanties de l'autre (1). » Quelque
spécieux que soit ce discours en général, si on y prend garde de près, on y
trouve autant d'ignorances que de mots. Commençons par la relation de maître et
de serviteur. Si le ministre y avait fait quelque réflexion, il aurait songé que
l'origine de la servitude vient des lois d'une juste guerre, où le vainqueur
ayant tout droit sur le vaincu jusqu'à pouvoir lui ôter la vie, il la lui
conserve : ce qui même, comme on sait, a donné naissance au mot de Servi,
qui devenu odieux dans la suite, a été dans son origine un terme de bienfait et
de clémence, descendu du mot servare, conserver. Vouloir que l'esclave en
cet état fasse un pacte avec son vainqueur, qui est son maître, c'est aller
directement contre la notion de la servitude. Car l'un, qui est le maître, fait
la loi telle qu'il veut; et l'autre, qui est l'esclave, la reçoit telle qu’on
veut la lui donner : ce qui est la chose du monde la plus opposée à la nature
d'un pacte, où l'on est libre de part et d'autre, et où l'on se fait la loi
mutuellement.
Toutes les autres servitudes ou
par vente ou par naissance ou autrement, sont formées et définies sur celle-là.
En général et à
1 Lett. XVI, p. 124, col. 2.
468
prendre la servitude dans son origine, l'esclave ne peut
rien contre personne qu'autant qu'il plaît à son maître : les lois disent qu'il
n'a point d'état, point de tête, caput non habet, c'est-à-dire que ce
n'est pas une personne dans l'Etat ; aucun bien, aucun droit ne peut s'attacher
à lui. Il n'a ni voix en jugement, ni action, ni force, qu'autant que son maître
le permet; à plus forte raison n'en a-t-il point contre son maître. De condamner
cet état, ce serait entrer dans les sentiments que M. Jurieu lui-même appelle
outrés, c'est-à-dire dans les sentiments de ceux qui trouvent toute guerre
injuste ; ce serait non-seulement condamner le droit des gens, où la servitude
est admise, comme il paraît par toutes les lois : mais ce serait condamner le
Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves par la bouche de saint Paul (1) de
demeurer en leur état, et n'oblige point leurs maîtres à les affranchir.
Cela va plus loin que ne pense
M. Jurieu. Car il méprise le droit de conquête, jusqu'à dire que « la conquête
est une pure violence (2) : » ce qui est dire manifestement que toute guerre en
est une ; et par conséquent contre les propres principes du ministre, qu'il ne
peut jamais y avoir de justice dans la guerre, puisqu'il n'y a rien qui
s'accorde moins que la justice et la violence. Mais si le droit de servitude est
véritable , parce que c'est le droit du vainqueur sur le vaincu, comme tout un
peuple peut être vaincu jusqu'à être obligé de se rendre à discrétion, tout un
peuple peut être serf; en sorte que son seigneur en puisse disposer comme de son
bien jusqu'à le donner à un autre, sans demander son consentement; ainsi que
Salomon donna à Hiram, roi de Tyr, vingt villes de Galilée (3). Je ne disputerai
pas davantage ici sur ce droit de conquête, parce que je sais que M. Jurieu dans
le fond ne le peut nier. Il faudrait condamner Jephté, qui le soutient avec tant
de force contre le roi de Moab (4). Il faudrait condamner Jacob, qui donne à
Joseph ce qu'il a conquis avec son arc et son épée (5). Je sais que M. Jurieu ne
soutiendra pas ces extravagances; et je ne relève ces choses qu'afin qu'on
remarque qu'ébloui par de vaines apparences, il jette en l'air de grands mots
dont il ne pèse
1 I Cor., VII, 24; Ephes., VI, 7, etc. — 2
Lett. XVI, p.25, col. 2. — 3 III Reg., IX, 11. — 4 Jud., XI,
21. — 5 Gen., XLVIII, 22.
469
pas le sens, comme il lui est arrivé lorsqu'il a confondu
les conquêtes avec les « pures violences. »
La seconde relation que notre
ministre établit sur un pacte exprès ou tacite, est celle de père à enfant (1) ;
ce qui est la chose du monde la plus insensée. Car qui est-ce qui a stipulé pour
tous les enfants avec tous les pères ? Les enfants qui sont au berceau ont-ils
aussi fait un pacte avec leurs parents pour les obliger à les nourrir et à les
aimer plus que leur vie ? Mais les parents ont-ils eu besoin de faire un pacte
avec leurs enfants, afin de les obliger à leur obéir? C'est bien écrire sans
réflexion que d'alléguer ces prétendus pactes.
Il y a plus de vraisemblance à
établir sur un pacte la relation de mari à femme, parce qu'en effet il y a une
convention. Mais si l'on voulait considérer que le fond du droit et de la
société conjugale, et celui de l'obéissance que la femme doit à son mari, est
établi sur la nature et sur un exprès commandement de Dieu, on n'aurait pas
vainement tâché à l'établir sur un pacte. Qui ne voit en tout ce discours un
homme emporté par une apparence trompeuse, qui a confondu le terme de pacte avec
celui d'obligation et de devoir? Et en effet il confond trop
grossièrement ces deux mots, lorsqu'il dit que les relations dont nous venons de
parler, de serviteur à maître, d'enfant à père et de femme à mari, sont établies
« sur des pactes mutuels et sur des obligations mutuelles (2), » sans vouloir
seulement considérer qu'il y a des obligations mutuelles, qui viennent à la
vérité d'une convention entre les parties, et c'est ce qu'on appelle pacte ;
mais aussi qu'il y en a qui sont établies par la volonté du supérieur,
c'est-à-dire de Dieu, qui ne sont point des pactes ni des conventions, mais des
lois suprêmes et inviolables qui ont précédé toutes les conventions et tous les
pactes. Car qui jamais a ouï dire qu'il soit besoin d'une convention, ou même
qu'on en fasse aucune, pour se soumettre à la loi, et encore à la loi de Dieu ?
comme si la loi de Dieu empruntait sa force du consentement des parties à qui
elle prescrit leurs devoirs. C'est faute d'avoir entendu une chose si manifeste,
que le ministre fait ce pitoyable raisonnement : « Il n'y a
1 Lett. XVI, p. 124.
— 2 Ibid.
470
rien de plus inviolable et de plus sacré que les droits des
pères sur les enfants : néanmoins les pères peuvent aller si loin dans l'abus de
ces droits, qu'ils les perdent. » Qui jamais a ouï parler d'un tel prodige, que
par l'abus du droit paternel un père le perde? Cela serait vrai, si le père
n'avait de droit sur son enfant que par un pacte mutuel, comme le ministre a
voulu se l'imaginer. Mais comme le devoir d'un fils est fondé sur quelque chose
de plus haut, sur la loi du supérieur qui est Dieu, loi qu'il a mise dans les
cœurs avant que de l'écrire sur la pierre ou sur le papier : si un père peut
perdre son droit, comme dit M. Jurieu, c'est Dieu même qui perd le sien.
Il n'est pas moins ridicule de dire avec ce ministre « qu'un mari qui abuse de
son pouvoir sur sa femme, par cela même la met en droit de demander la
protection des lois, de rompre tout lien et toute communion, de résister en un
mot à toutes ses volontés. » Ne dirait-on pas que le mariage est rompu, et que
ce n'est plus seulement l'adultère qui l'anéantit, selon la Réforme, mais encore
toute violence d'un ;mari? Que si malgré tout cela le mariage subsiste, qui peut
dire sans être insensé « que tout lien et toute communion » soit rompue, «et
qu'une femme » acquiert le beau droit de résister « à toutes les volontés » d'un
mari ? Mais n'est-il pas vrai, dit-il, que les enfants et les femmes sont
autorisés par les lois divines et humaines, à résister aux injustes volontés
d'un mari et d'un père? N'est-il pas vrai que le pouvoir des maîtres sur les
esclaves les plus vils a des bornes? Qui ne le sait? Mais qui ne sait en même
temps que ce n'est point en vertu d'une convention volontaire, qui ne fut jamais
ni n'a pu être , mais d'un ordre supérieur? C'est que Dieu, qui a prescrit
certains devoirs aux femmes, aux enfants, aux esclaves, en a prescrit d'autres
aux maîtres, aux pères, aux maris : c'est que la puissance publique , qui
renferme toute autre puissance sous la sienne, a réglé les actions et les droits
des uns et des autres : c'est qu'où il n'y a point de loi, la raison, qui est la
source des lois, en est une que Dieu impose à tous les hommes : c'est que les
devoirs les plus légitimes, comme par exemple ceux d'une femme ou d'un fils,
peuvent bien être suspendus envers un mari et envers un père que son injustice
et sa violence empêche de les
472
recevoir ; mais que le fond d'obligation puisse être altéré
, ou que la disposition du cœur puisse être changée, on ne le peut dire sans
extravagance.
J'avoue donc selon ces
principes, à M. Jurieu, qu'il y a des obligations mutuelles entre le prince et
le sujet ; de sorte qu'à cet égard il n'y a point de pouvoir sans bornes,
puisque tout pouvoir est borné par la loi de Dieu et par l'équité naturelle :
mais que de telles obligations soient fondées sur un pacte mutuel, loin que M.
Jurieu nous l'ait prouvé, il n'allègue pour le prouver que de faux principes,
que lui-même ne peut soutenir de bonne foi dans son cœur, et que par conséquent
il n'entend point quand il les avance.
Depuis qu'on se mêle d'écrire,
je ne crois pas qu'on ait rien écrit de plus téméraire que ce qu'a écrit M.
Jurieu : « Qu'on ne voit point d'érections de monarchies qui ne se soient faites
par des traités, où les devoirs des souverains soient exprimés aussi bien que
ceux des sujets (1). » Qui ne croirait à l'entendre qu'il lui a passé sous les
yeux beaucoup de semblables traités ? Il en devrait donc rapporter quelqu'un ;
et surtout s'il avait trouvé ce contrat primordial du roi et du peuple qu'on
prétend que le roi d'Angleterre a violé, il n'aurait pas dû le dissimuler ; car
il aurait relevé la convention dont il entreprend la défense d'un grand embarras
; surtout si l'on trouvait dans ce traité qu'il serait nul en cas de
contravention de part ou d'autre, et que le peuple reviendrait en même état que
s'il n'avait jamais eu de roi. Mais par malheur M. Jurieu, qui avance qu'on ne
voit point « d'érection de monarchie » où l'on ne trouve de tels traités,
non-seulement n'a pas trouvé celui-ci, mais encore n'en a trouvé aucun, et
n'entreprend même pas de prouver par aucun fait positif qu'il y en ait jamais
eu. Il raille quelque part le docte Grotius , de ce qu'avec de beau grec et de
beau latin il croit nous persuader tout ce qu'il veut, et il a peut-être raison
de reprendre ce savant auteur de l'excès de ses citations. Mais qu'aussi, je ne
dirai pas sans latin ni grec, mais sans exemple , sans autorité , sans
témoignage ni de poète, ni d'orateur, ni d'historien , ni d'aucun auteur quel
qu'il
1 Lett. XVI, p. 125.
472
soit, notre ministre ait osé poser en fait « qu'on ne voit
aucune érection de monarchie » qui ne soit faite sous des traités tels que ceux
qu'il imagine, et que tous les peuples du inonde, anciens et modernes, même ceux
qui regardent leurs rois comme des dieux, ou plutôt qui n'osent les regarder et
ne connaissent d'autres lois que leurs volontés, se soient réservé sur eux un
droit souverain , et encore sans le connaître et sans en avoir le moindre
soupçon : en vérité c'est un autre excès qui n'a point de nom, et on ne peut pas
abuser davantage de la foi publique.
Pour moi, sans vouloir me perdre
dans des propositions générales, je vois dans l'Histoire sainte l'érection de
deux monarchies du peuple de Dieu, où loin de remarquer ces prétendus traités
mutuels entre les rois et les peuples, avec la clause de nullité en cas de
contravention de la part des rois, je vois manifestement la clause contraire, et
M. Jurieu ne le peut nier. Car, selon la doctrine de ce ministre , « le
traitement » que Samuel déclara au peuple qu'il recevrait de son roi, était
tyrannique et un abus manifeste de la puissance. C'est le principe de M. Jurieu
; par conséquent il doit avouer que la royauté fut d'abord proposée au peuple
hébreu avec son abus : néanmoins le peuple passe outre ; et loin de se réserver
la moindre espèce de droit contre le roi qu'il voulait avoir, nous avons vu
clairement qu'il n'y a pas seulement songé (1). Ce peuple, encore un coup, n'a
jamais songé qu'il se fût réservé un droit sur son souverain, je ne dis pas dans
les abus médiocres de la puissance royale que Samuel lui proposait; mais au
milieu des plus grands excès de la tyrannie, tels que sont ceux que nous avons
vus dans l'Histoire sainte sous les rois les plus impies et les plus cruels,
sans que le peuple ait songé à se relever de ces maux par la force (2). Bien
plus, après les avoir éprouvés et toutes les suites les plus funestes qu'ils
pouvaient avoir, le même peuple revient encore sous les Macchabées dans la
liberté de former son gouvernement ; et il ne le forme pas sous d'autres lois,
ni avec moins d'indépendance du côté des princes, qu'il avait fait la première
fois. Nous en avons rapporté l'acte (3). Voilà des
1 Ci-dessus, n. 43 et suiv. — 2 Ci-dessus, n. 44 et
suiv. — 3 Ci-dessus, n. 46.
473
faits positifs, et non pas des discours en l'air ou de
vaines spéculations.
Je trouve dans Hérodote l'établissement de la monarchie des
Mèdes sous Déjocès : et je n'y vois aucun traité de part ni d'autre : encore
moins la résolution du traité en cas de contravention ; mais, ce qui est bien
constant par toute la suite, c'est que l'empire des rois Mèdes a dû être par son
origine le plus indépendant de tout l'Orient, puisqu'on y voit d'abord cette
indépendance d'une manière si éclatante, qu'elle n'a été ignorée de personne.
Ainsi ces titres primordiaux ne sont pas tous favorables à la prétention du
ministre ; et il tombe dans l'inconvénient de donner aux peuples un droit
souverain sur eux-mêmes et sur leurs rois, sans que les peuples à qui il le
donne en aient jamais eu le moindre soupçon. M. Jurieu nous demande quelle
raison pourrait avoir eue un peuple de se donner un maître si puissant à lui
faire du mal. Il m'est aisé de lui répondre. C'est la raison qui a obligé les
peuples les plus libres, lorsqu'il les faut mener à la guerre, de renoncer à
leur liberté pour donner à leurs généraux un pouvoir absolu sur eux : on aime
mieux hasarder de périr même injustement parles ordres de son général, que de
s'exposer par la division aune perte assurée de la main des ennemis plus unis.
C'est par le même principe qu'on a vu un peuple très-libre , tel qu'était le
peuple romain, se créer même dans la paix un magistrat absolu, pour se procurer
certains biens et éviter certains maux , qu'on ne peut ni éviter ni se procurer
qu'à ce prix. C'est encore ce qui obligeait le même peuple à se lier par des
lois que lui-même ne pût abroger ; car un peuple libre a souvent besoin d'un tel
frein contre lui-même et il peut arriver des cas où le rempart dont il se couvre
ne sera pas assez puissant pour le défendre, si lui-même le peut forcer : C'est
ce qui fait admirer à Tite-Live la sagesse du peuple romain, si capable de
porter le joug d'un commandement légitime, qu'il opposait volontairement à sa
liberté quelque chose d'invincible à elle-même, de peur qu'elle ne devint trop
licencieuse : Adeo sibi invicta quœdam patientissima justi imperii civitas
fecerat. C'est par de semblables raisons qu'un peuple qui a éprouvé les
maux, les confusions, les horreurs de l'anarchie ,
474
donne tout pour les éviter ; et comme il ne peut donner de
pouvoir sur lui qui ne puisse tourner contre lui-même, il aime mieux hasarder
d'être maltraité quelquefois par un souverain, que de se mettre en état d'avoir
à souffrir ses propres fureurs s'il se réservait quelque pouvoir. Il ne croit
pas pour cela donner à ses souverains un pouvoir sans bornes. Car sans parler
des bornes de la raison et de l'équité, si les hommes n'y sont pas assez
sensibles , il y a les bornes du propre intérêt, qu'on ne manque guère de voir,
et qu'on ne méprise jamais quand on les voit. C'est ce qui a fait tous les
droits des souverains, qui ne sont pas moins les droits de leurs peuples que les
leurs.
Le peuple forcé par son besoin
propre à se donner un maître , ne peut rien faire de mieux que d'intéresser à sa
conservation celui qu'il établit sur sa tête. Lui mettre l'Etat entre les mains
afin qu'il le conserve comme son bien propre, c'est un moyen très-pressant de
l'intéresser. Mais c'est encore l'engager au bien public par des liens plus
étroits, que de donner l'empire à sa famille, afin qu'il aime l'Etat comme son
propre héritage et autant qu'il aime ses enfants. C'est même un bien pour le
peuple que le gouvernement devienne aisé ; qu'il se perpétue par les mêmes lois
qui perpétuent le genre humain, et qu'il aille pour ainsi dire avec la nature.
Ainsi les peuples où la royauté est héréditaire , en apparence se sont privés
d'une faculté qui est celle d'élire leurs princes ; dans le fond c'est un bien
de plus qu'ils se procurent : le peuple doit regarder comme un avantage de
trouver son souverain tout fait, et de n'avoir pas pour ainsi parler à remonter
un si grand ressort. De cette sorte ce n'est pas toujours abandonnement ou
faiblesse de se donner des maîtres puissants : c'est souvent, selon le génie des
peuples et la constitution des Etats , plus de sagesse et plus de profondeur
dans ses vues.
C'est donc une grande erreur de
croire avec M. Jurieu qu'on ne puisse donner des bornes à la puissance
souveraine, qu'en se réservant sur elle un droit souverain. Ce que vous voulez
faire faible à vous faire du mal, par la condition des choses humaines le
devient autant à proportion à vous faire du bien : et sans borner la puissance
par la force que vous vous pouviez réserver contre
475
elle le moyen le plus naturel pour l'empêcher de vous
opprimer, c'est de l'intéresser à votre salut.
Je ne sais s'il y eut jamais
dans un grand empire un gouvernement plus sage et plus modéré qu'a été celui des
Romains dans les provinces. Le peuple romain n'avait garde d'imaginer aucun
reste de souveraineté dans les peuples soumis, puisqu'il les avait réduits par
la force, et qu'une de ses maximes pour établir son autorité, était de pousser
la victoire jusqu'à convaincre les peuples vaincus de leur impuissance absolue à
résister au vainqueur. Mais encore qu'ils eussent poussé la puissance jusque-là,
sans s'imaginer dans ces peuples aucun pouvoir légitime qu'ils pussent opposer
au leur, l'intérêt de l'Etat les retenait dans de justes bornes. On sentait bien
qu'il ne fallait point tarir les sources publiques , ni accabler ceux dont on
tirait du secours. Si quelquefois on oubliait ces belles maximes ; si le sénat,
si le peuple , si les princes, lorsqu'il y en eut, quittaient les règles d'un
bon gouvernement, leurs successeurs revenaient à l'intérêt de l'Etat, qui dans
le fond était le leur : les peuples se rétablissaient ; et sans en faire des
souverains, Marc-Aurèle se proposait d'établir dans la monarchie la plus absolue
la plus parfaite liberté du peuple soumis ; ce qui est d'autant plus aisé que
les monarchies les plus absolues ne laissent pas d'avoir des bornes
inébranlables dans certaines lois fondamentales , contre lesquelles on ne peut
rien faire qui ne soit nul de soi. Ravir le bien d'un sujet pour le donner à un
autre, est un acte de cette nature : on n'a pas besoin d'armer l'oppressé contre
l'oppresseur : le temps combat pour lui ; la violence réclâme contre elle-même ;
et il n'y a point d'homme assez insensé pour croire assurer la fortune de sa
famille par de tels actes. Le prince même a intérêt de les empêcher : il sent
qu'il faut faire aimer le gouvernement, pour le rendre stable et perpétuel.
Comme on a vu que le vrai intérêt du peuple est d'intéresser à son salut ceux
qui gouvernent ; le vrai intérêt de ceux qui gouvernent est d'intéresser aussi à
leur conservation les peuples soumis. Ainsi l'étranger est repoussé avec zèle ;
le mutin et le séditieux n'est pas écouté ; le gouvernement va tout seul et se
soutient pour ainsi dire de son propre poids. Sans craindre qu'on
476
les contraigne, les rois habiles se donnent eux-mêmes des
bornes pour s'empêcher d'être surpris ou prévenus ; ils s'astreignent à
certaines lois, parce que la puissance outrée se détruit enfin elle-même :
pousser pins loin la précaution, c'est, pour ne rien dire de plus, autant
inquiétude que prévoyance, autant indocilité que liberté et sagesse , autant
esprit de révolte et d'indépendance que zèle du bien public : et enfin, car je
ne veux pas étendre plus loin ces réflexions, on voit assez clairement que les
maximes outrées de M. Jurieu répugnent à la raison, et même à l'expérience de la
plus grande partie des peuples de l'univers.
Il faut néanmoins encore exposer
ce que ce ministre croit avoir de plus convaincant. Il croit nous fermer la
bouche, en nous demandant « ce qu'il faudrait faire à un prince qui commanderait
à la moitié d'une ville de massacrer l'autre, sous prétexte de refus
d'obéissance sur un commandement injuste (1). » Qu'un homme se mette dans
l'esprit de fonder des règles de droit et des maximes de gouvernement sur des
cas bizarres et inouïs parmi les hommes ! Mais écoutons néanmoins, et voyons où
l'on veut aller. « Cette moitié de la ville, poursuit-il, n'est pas obligée de
massacrer l'autre : on en demeure d'accord, car on donne des bornes à
l'obéissance active. Mais si ce souverain après cela a le droit de massacrer
toute cette ville sans qu'elle ait le droit de se défendre, il est clair que le
prince aura le droit de ruiner la société entière. » Puisqu'il voulait conclure
à la ruine de toute la société en ce cas, que n'ajoutait-il encore que cette
ville fût la seule où ce prince fût souverain , ou qu'il en voulût faire autant
à toutes les autres qui composeraient son Etat ; en sorte qu'il y restât seul
pour n'avoir plus de contradicteurs, et pour pouvoir tout sur des corps morts
qui ferment dorénavant tous ses sujets? Le ministre n'a osé ainsi construire son
hypothèse, parce qu'il a bien senti qu'on lui dirait qu'elle est insensée ; et
que c'est encore quelque chose de plus insensé de fonder des lois, ou de donner
un empire au peuple, sous prétexte de remédier à des maux qui ne sont que dans
la tête d'un spéculatif, et que le genre humain ne vit jamais. Comme donc, à
parler de bonne foi, ce prince de M. Jurieu, qui
1 Lett. XVI, p. 124.
477
voudrait tuer tout l'univers, ne fut jamais, et que la
fureur et la frénésie n'ont pas même encore été jusque-là, demander ce qu'il
faudrait faire à un prince qui aurait conçu un semblable dessein, c'est en
autres termes demander ce qu'il faudrait faire à un prince qui deviendrait
furieux ou frénétique au de la de tous les exemples que le genre humain connaît.
En ce cas la réponse serait trop aisée. Tout le monde dirait au ministre qu'on a
donné des tuteurs à des princes moins insensés que celui qu'il nous propose. Son
prétendu empire du peuple n'est ici d'aucun usage : le successeur naturel d'un
prince dont le cerveau serait si malade, ou les transports si violents, ferait
naturellement la charge de régent. Lorsqu'Ozias frappé de la lèpre par un coup
manifeste de la main de Dieu, prit la fuite tout hors de lui-même, on entendit
bien que la volonté de Dieu était qu'on le séquestrât selon la loi de la société
du peuple ; et Joatham son fils aîné, qui était en état de lui succéder s'il fût
mort, prit en main le gouvernement du royaume. On conserva le nom de roi au père
: le fils gouverna sous son autorité, et on n'eut pas besoin d'avoir recours à
cette chimérique souveraineté dont on veut flatter tous les peuples.
Mais après tout où veut-on aller
par cet empire du peuple? Ce peuple, à qui on donne un droit souverain sur ses
rois, en a-t-il moins sur toutes les autres puissances? Si parce qu'il a fait
toutes les formes de gouvernement il en est le maître, il est le maître de
toutes, puisqu'il les a toutes faites également. M. Jurieu prétend, par exemple,
que la puissance souveraine est partagée en Angleterre entre les rois et les
parlements, à cause que le peuple l'a voulu ainsi. Mais si le peuple croit être
mieux gouverné dans une autre forme de gouvernement, il ne tiendra qu'à lui de
l'établir ; et il n'aura pas moins de pouvoir sur le parlement, qu'on lui veut
en attribuer sur le roi. Il ne sert de rien de répondre que le parlement , c'est
le peuple lui-même. Car les évêques ne sont pas le peuple : les pairs ne sont
pas le peuple : une chambre-haute n'est pas le peuple : si le peuple est
persuadé que tout cela n'est qu'un soutien de la tyrannie et que les pairs en
sont les fauteurs, on abolira tout cela. Cromwel aura eu raison de réduire tout
aux communes, et de réduire les communes mêmes à une nouvelle
478
forme. On établira si l'on veut une république, si l'on
veut l'état populaire, comme on en a eu le dessein et que tant de gens l'ont
peut-être encore. Si les provinces ne conviennent pas de la forme du
gouvernement, chaque province s'en fera un comme elle voudra. Il n'est pas de
droit naturel que toute l'Angleterre fasse un même corps. L'Ecosse dans la même
île fait bien encore un royaume à part. L'Angleterre a été autrefois partagée
entre cinq ou six rois : si on en a pu faire plusieurs monarchies, on en
pourrait faire aussi bien plusieurs républiques, si le parti qui
l'entreprendrait était le plus fort : le peuple, qui est le vrai souverain ,
l'aurait voulu. Mais le sage Jurieu, qui a établi l'empire du peuple, a prévu
cet inconvénient, et a bien voulu remarquer que le peuple peut abuser de son
pouvoir. Je l'avoue : il l'a dit ainsi. Il semble même donner des bornes à la
puissance du peuple, « qui, dit-il, ne doit jamais résister à la volonté du
souverain, que quand elle va directement et pleinement à la ruine de la société
(1). » Mais qui ne voit que de tout cela c'est encore le peuple qui en est le
juge? C'est, dis-je, au peuple à juger quand le peuple abuse de son pouvoir. Le
peuple, dit ce nouveau politique , est cette puissance « qui seule n'a pas
besoin d'avoir raison pour valider ses actes (2). » Qui donc dira au peuple
qu'il n'a pas raison ? Personne n'a rien à lui dire ; ou bien il en faut venir,
pour le bien du peuple, à établir des puissances contre lesquelles le peuple
lui-même ne puisse rien, et voilà en un moment toute la souveraineté du peuple à
bas avec le système du ministre.
Quelle erreur de se tourmenter à
former une politique opposée aux règles vulgaires, pour enfin être obligé d'y
revenir ? C'est comme dans une forêt, après avoir longtemps tournoyé parmi des
sentiers embarrassés, se retrouver au point d'où on était parti. Mais examinons
encore ce rare principe de M. Jurieu : « Il faut qu'il y ait dans les sociétés
une certaine autorité qui n'ait pas besoin d'avoir raison pour valider ses
actes. Or cette autorité n'est que dans le peuple (3). » C'est par où il tranche
: c'est la finale résolution de toutes les difficultés. Un de ses confrères lui
a objecté cette téméraire maxime : et notre ministre lui répond comme on
1 Lett. XVI, p. 125. — 2 Ci-dessus, n. 49. — 3 Lett. XVII,
p. 140.
479
va voir : « Cette maxime ne peut avoir de mauvaise
conséquence, qu'en supposant qu'on veut dire que tout ce qu'un peuple fait par
voie de sédition doit valoir; mais c'est bien peu entendre les termes. Qui dit
un acte, dit un acte juridique, une résolution prise dans une assemblée de tout
un peuple, comme peuvent être les parlements et les Etats. Or il est certain que
si les peuples sont le premier siège de la souveraineté, ils n'ont pas besoin
d'avoir raison pour valider leurs actes, c'est-à-dire pour les rendre
exécutoires. Car encore une fois les arrêts, soit des cours souveraines , soit
des souverains, soit des assemblées souveraines, sont exécutoires, quelque
injustes qu'ils soient (1). » Je le prie, si ses pensées ont quelque ordre, s'il
veut nous donner des idées nettes, qu'il nous dise ce qu'il entend par
exécutoire. Veut-il dire que tous les arrêts justes ou injustes des souverains
et des assemblées souveraines sont exécutés en effet? Bien certainement cela
n'est pas. Veut-il dire qu'ils le doivent être, et enfin qu'ils le sont de droit
? Voilà donc selon lui-même un droit de mal faire ; un droit contre la justice,
qui est précisément, comme on a vu, ce qu'il a voulu éviter; et néanmoins par
nécessité il y retombe.
Qu'il cesse donc de nous
demander quel droit a un prince d'opprimer la religion ou la justice : car il
avoue à la fin que sans avoir droit de mal ordonner ou de mal faire (car
personne n'a un tel droit, et ce droit même n'est pas), il y a dans la puissance
publique un droit d'agir, de manière qu'on n'ait pas droit de lui résister par
la force, et qu'on ne puisse le faire sans attentat.
Que s'il dit que selon ses
maximes ce droit n'est que dans le peuple, et que le peuple a seul jette
autorité de valider ses actes sans raison : il est vrai qu'il l'a ait ainsi dans
la lettre XVIII; mais il n'est pas moins vrai qu'il s'en est dédit dans la
lettre XXI, où nous avons lu ces paroles : que, non-seulement les arrêts du
peuple, mais encore « ceux des cours souveraines, ou des souverains, ou des
assemblées souveraines sont exécutoires » de droit: et ainsi cette autorité
n'est pas seulement dans le peuple, comme il l'avait posé d'abord.
S'il répond qu'à la vérité elle
peut être dans les souverains ou
1 Lett. XXI, p. 167.
480
dans les cours de justice, mais qu'elle n'est en sa
perfection que dans le peuple; et encore, non pas dans un peuple séditieux,
mais, comme il l'a défini, dans une « assemblée » où il en fait un acte «
juridique et légitime : » ne voit-il pas que la question revient toujours? Car
qu'est-ce qu'une assemblée, et qu'est-ce qu'un acte juridique? L'acte qu'on
passa sous Cromwel pour supprimer l'épiscopat et la chambre-haute, et attribuer
aux communes la suprême autorité de la nation, jusqu'à celle de juger le roi,
n'était-ce pas l'acte d'une assemblée qui prétendait représenter tout le peuple
et en exercer le droit? Car qu'est-ce enfin que le peuple selon M. Jurieu, si ce
n'est le plus grand nombre? Et si c'est le petit nombre, qui peut lui donner son
droit si ce n'est le grand ? L'a-t-il par la loi de Dieu ou par la nature ? Et
s'il l'a par l'institution et la volonté du peuple, le même peuple qui l'a
donnée ne peut-il pas l'ôter ou le diminuer comme il lui plaît ? Et quelles
bornes M. Jurieu pourra-t-il donner à sa souveraine puissance? Sera-ce les lois
du pays et les coutumes déjà établies, comme si M. Jurieu ne les fondait pas sur
l'autorité du peuple, ou que le peuple n'en fût pas autant le maître sous
Cromwel qu'il l'est à présent, et autant cette puissance suprême qui n'a pas
besoin d'avoir raison pour rendre ses actes valides et exécutoires de droit?
Dira-t-il enfin que Cromwel agissait par la force, et avait les armées en sa
main? Quand donc on a une armée, l'acte n'est pas légitime; ou bien est-ce
peut-être qu'une armée de citoyens, telle qu'était celle de Cromwel, annule les
actes, et qu'une armée d'étrangers rend tout légitima? Avouons que M. Jurieu
nous parle d'un peuple qu'il ne saurait définir : et cela, qu'est-ce autre chose
que ce peuple sans loi et sans règle, dont il a été parlé au commencement de ce
discours ?
M. Jurieu ne rougit pas de
flatter un tel peuple, et il appelle ses adversaires les flatteurs des rois.
Mais puisqu'il trouve plus beau d'être le flatteur du peuple, il doit songer que
les gens d'un caractère si bas, sous prétexte de flatter les peuples, sont en
effet des flatteurs des usurpateurs et des tyrans. Car en parcourant toutes les
histoires des usurpateurs, on les verra presque toujours flatteurs des peuples.
C'est toujours ou leur liberté qu'on leur veut
481
rendre, ou leurs biens qu'on leur veut assurer, ou leur
religion qu'on veut rétablir. Le peuple se laisse flatter et reçoit le joug.
C'est à quoi aboutit la souveraine puissance dont on le flatte ; et il se trouve
que ceux qui flattaient le peuple, sont en effet les suppôts de la tyrannie.
C'est ainsi que les Etats libres se font des monarques absolus, et deviennent
insensiblement, mais que dis-je? ils deviennent manifestement l'annexe d'une
monarchie étrangère. C'est ainsi que les Etats monarchiques se font des maîtres
plus absolus que ceux qu'on leur fait quitter, sous prétexte de les affranchir.
Les lois qui servaient de rempart à la liberté publique s'abolissent, et le
prétexte d'affermir une domination naissante rend tout plausible. Deux peuples
se lient l'un l'autre, et concourent ensemble à rendre invincible la puissance
qui les tient tous également sous sa main : on a fait cet ouvrage en les
flattant.
On a fait beaucoup davantage, et
on a changé les maximes de la religion. M. Jurieu en convient; et pour défendre
la convention, il attaque directement l'église anglicane. « C'est, dit-il, ici ,
un endroit à faire sentir à l'église anglicane combien les principes qu'elle a
voulu établir depuis le retour du roi Charles II, sont incompatibles avec la
droite raison et avec la liberté d'Angleterre (1). » C'est donc l'église
anglicane qu'il prend à partie directement, et il va lui découvrir ses
variations. Il commence par la flatterie ; car c'est en la caressant qu'on veut
lui faire avaler le poison d'une nouvelle doctrine. « La mort de Charles I,
continue notre ministre, leur a fait horreur ; et ils ont eu raison en cela. Il
ont cherché une théologie et une jurisprudence qui pût prévenir de semblables
attentats : en quoi ils n'ont pas eu tort. Ils ont reconnu que les ennemis des
rois d'Angleterre étaient aussi les leurs ; car les fanatiques et les
indépendants n'en veulent pas moins à l'église anglicane qu'à la royauté. Ils
ont cherché les moyens de mettre à couvert l'église anglicane : on ne saurait
les blâmer là dedans. Ils ont voulu mettre la souveraine autorité des rois et
leur propre conservation sous un même asile : c'est la souveraine indépendance
des rois, enseignant que sous quelque prétexte que ce soit, soit de religion,
soit de conservation de lois
1 Lett. XVIII, p. 141.
482
ou de privilèges, il n'est jamais permis de résister aux
princes et d'opposer la force à la violence. » Voilà donc les maximes qu'avait
établies l'église anglicane, de l'aveu de M. Jurieu ; des maximes directement
opposées à celles qu'on a suivies dans la convention, directement opposées à
celles que M. Jurieu a établies pour la défendre. Voici maintenant la décision
de ce ministre : « Ils ne se sont pas aperçus » (les évêques et les universités
qui ont établi par tant d'Actes la maxime de la souveraine indépendance des
rois, si contraire aux maximes de la convention et de M. Jurieu qui la défend )
: « Ils ne se sont pas aperçus premièrement, que cela ne leur pouvait de rien
servir; secondement, qu'ils se mettaient dans un état de contradiction, et
renversaient toutes les lois d'Angleterre. » C'est à quoi en voulait venir ce
ministre avec tout ce beau semblant et cet air flatteur : « Ils ont eu raison,
ils n'ont pas eu tort : on ne saurait pas les blâmer. » Que veut-il conclure par
là? Que ces docteurs, qu'il faisait semblant de vouloir louer, « se sont mis
dans un état de contradiction, et ont renversé toutes les lois de leur pays. »
Mais après tout, que veulent
dire ces fades louanges qu'il donne à l'église anglicane : « Elle n'a pas eu
tort, elle a eu raison : on ne saurait la blâmer d'avoir cherché les moyens de
se mettre à couvert des fanatiques, qui n'étaient pas moins ses ennemis que ceux
de la royauté, et mettre sous un même asile la souveraine autorité des rois et
sa propre conservation ? » Que veulent dire , encore un coup, tous ces beaux
discours, si ce n'est que les décisions de l'église anglicane n'étaient qu'une
politique du temps, qu'il fallait maintenant changer comme contraires aux vrais
intérêts de la nation? Il ne m'en faut pas davantage pour enrichir l'Histoire
des Variations d'un grand exemple, de l'aveu même de M. Jurieu. L'église
anglicane avait posé comme une maxime de religion « la souveraine indépendance
des rois (1) ; » en sorte qu'il ne fût permis de leur résister par la force,
sous quelque prétexte que ce fût, pas même sous celui « de la religion, ou de la
conservation des lois et des privilèges : » l'Angleterre agit maintenant par des
maximes contraires; l'Angleterre a donc changé
1 Jur., ibid.
483
les maximes de religion qu'elle avait établies. M. Jurieu
l'avoue, et l’Histoire des Variations est augmentée d'un si grand
article. Mais venons encore un peu au fond de ce changement. Selon M. Jurieu, ce
qui donna lieu dans l'église anglicane aux maximes de la souveraine indépendance
des rois, fut le parricide abominable de Charles I, c'est-à-dire que ce fut le
désir d'extirper le cromwélisme et la doctrine qui donnait au peuple le pouvoir
de juger ses rois à mort, sous prétexte d'avoir attaqué la religion ou les lois;
car c'était l'erreur qu'il fallait combattre et le grand principe de Cromwel.
Mais voyons si M. Jurieu l'a bien détruit. « Il n'est rien, dit-il, de plus
injuste que d'attribuer à notre théologie le triste supplice de Charles I. C'est
la fureur des fanatiques et les intrigues des papistes qui ont fait cette action
épouvantable.... Ne sait-on pas que c'est le fait de Cromwel, qui se servit des
fanatiques pour rendre vacante une place qu'il voulait occuper (1) ? » Laissons
croire à qui le voudra ces curieuses intrigues des papistes, et leur secrète
intelligence avec Cromwel. Venons aux vrais auteurs du crime. C'est Cromwel et
les fanatiques. Je l'avoue. Mais de quelles maximes se servirent-ils pour faire
entrer les peuples dans leurs sentiments? Quelles maximes voit-on encore dans
leurs apologies? dans celle d'un Milton et dans cent autres libelles, dont les
cromwélistes inondaient toute l'Europe ? De quoi sont pleins tous ces livres et
tous les actes publics et particuliers qu'on faisait alors, que de la
souveraineté absolue des peuples sur les rois, de ces contrats primordiaux entre
les peuples et les rois, et de toutes les autres maximes que M. Jurieu soutient
encore après Buchanan, que la convention a suivies, et où l'église anglicane se
laisse entraîner malgré ses anciens décrets ? Il n'est pas question de détester
Cromwel et de le comparer à Catilina, quand après cela on suit toute sa
doctrine. Car écoutons comme s'en défend M. Jurieu. « Nous ne disons pas,
dit-il, qu'il soit permis de résister aux rois jusqu'à leur couper la tête. Il y
a bien de la différence entre attaquer et se défendre. La défense est légitime
contre tous ceux qui violent le droit des gens et les lois des nations ; mais il
n'est pas permis d'attaquer des rois, et des
1 Lett. XVIII, p. 137.
484
rois innocents, pour leur faire souffrir un honteux
supplice (1). » Il semblait dire quelque chose en faveur des rois, en leur
accordant du moins qu'ils n'est pas permis de les attaquer, ni même de « leur
résister jusqu'à leur » faire souffrir le dernier supplice ; mais il n'ose
soutenir ce peu qu'il leur donne. Il craint de s'engager trop, en disant qu'il
n'est pas permis de pousser les rois jusque-là, et il en vient aussitôt à la
restriction des rois innocents. En effet si les peuples sont toujours et en
toute forme d'Etat les principaux souverains; si les rois sont leurs
justiciables et relèvent de ce tribunal ; si on peut leur faire la guerre,
appeler contre eux l'étranger, les priver de la royauté, les réduire par
conséquent à un état particulier : qui empêche qu'on n'aille plus loin, et qui
pourra les garantir des extrémités que je n'ose nommer ? Leur innocence, dira M.
Jurieu, comme les derniers du peuple. Mais encore qui sera le juge de leur
innocence, si ce n'est encore le peuple : ce peuple qui n'a pas même besoin
d'avoir raison pour rendre ses actes valides, juridiques et exécutoires, comme
parle M. Jurieu? Qui ne voit donc que par les maximes de ce ministre et par
celles que l'Angleterre vient de suivre, le cromwélisme prévaut, et qu'il n'y a
rien à lui opposer que les maximes qu'on reconnaît être celles de l'église
anglicane, mais qu'elle voit maintenant ensevelies avec la succession de ses
rois.
Après la condamnation de ses
anciennes maximes, il faut encore qu'elle souffre les insultes d'un M. Jurieu,
qui se moque d'elle en la louant, et qui ose lui reprocher que ce qu'elle a fait
sous Charles II, était l'effet d'une mauvaise politique et un entier
renversement des lois du pays.
Mais après
l'avoir ainsi déshonorée , il espère de l'accabler par ces paroles : « Je
voudrais bien qu'on me répondît à ce raisonnement : Être chef de l'église
anglicane et membre de l'église protestante, c'est aujourd'hui la même chose.
Les lois d'Angleterre, depuis Henri VIII, ordonnent que le roi sera chef de
l'église anglicane; donc elles ordonnent qu'il sera membre de l'église
protestante (2). » Le ministre se persuade que l'Angleterre, en oubliant ses
dogmes, oubliera jusqu'à son histoire. Elle oubliera que
1 Jur., Lett. XVIII, p. 137. — 2 Ibid.
p. 142.
485
Henri VIII, à qui le ministre même attribue la loi par
laquelle les rois d'Angleterre sont chefs de l'Eglise, ne laissa pas d'appeler à
sa succession sa fille Marie très-catholique, avant même Elisabeth protestante.
Elle oubliera qu'on avait reçu le testament de ce prince comme un acte conforme
aux lois fondamentales du royaume, qu'on se soumit à la reine Marie, qu'on punit
de mort les rebelles qui avaient osé soutenir qu'elle était incapable de régner,
et que depuis on lui demeura toujours fidèle. Elle oubliera, pour ne point
parler de tout ce qui s'est passé sous Charles II, en faveur de la succession à
laquelle les factieux ne purent jamais donner d'atteinte ; elle oubliera,
dis-je, que Jacques II son magnanime frère, a été reconnu dans toutes les formes
et avec tous les serments accoutumés sans aucune contradiction, et a régné
paisiblement plusieurs années. L'Angleterre oubliera tout cela ; et M. Jurieu,
un ministre presbytérien, un étranger qui a oublié-son pays, apprendra aux
Anglais le droit du leur, et réformera les maximes de leur église.
Quoi qu'il en soit, le ministre
a montré assez clairement à l'église anglicane sa prodigieuse et soudaine
variation sur le sujet de l'obéissance due aux rois. Cet Avertissement a
fait paraître dans toutes les églises protestantes, et en particulier aux
prétendus réformés de ce royaume, un semblable changement, et tout ensemble une
manifeste opposition de leur conduite et de leurs maximes avec celles de
l'ancien christianisme. Il n'y a qu'à entendre encore une fois Calvin, lorsqu'il
présente à François I l'apologie de tout le parti, dans la lettre où il lui
dédie son institution , comme la commune confession de foi de lui et des siens
(1). On ne peut rien alléguer de plus authentique qu'une apologie présentée à un
si grand roi par le chef des prétendues églises de France au nom de tous ses
disciples. Calvin l'a composée, autant qu'il a pu , sur le modèle des anciennes
apologies de la religion chrétienne, présentées aux empereurs qui la
persécutaient : il proteste sur ce fondement, qu'on accuse en vain ses
sectateurs « de vouloir ôter le sceptre aux rois, et troubler la police, le
repos et l'ordre des Etats (1). » C'était donc un crime qu'il détestait,
1 Prœf. Ad Reg.Gal. — 2 Init.
Epist. ad Franc. I.
486
ou qu'il faisait semblant de détester. Mais les nouvelles
églises n'ont maintenant qu'à examiner si elles n'ont point troublé les
royaumes, attaqué la puissance souveraine par leurs actions et par leurs maximes
, et ôté le sceptre aux rois. Calvin témoigne « qu'il a toujours pour sa patrie,
encore qu'il en soit chassé, toute l'affection convenable, » et que les autres «
bannis et fugitifs » comme lui (1) conservent toujours les mêmes sentiments pour
elle. Nos prétendus réformés n'ont qu'à songer s'ils conservent ces sentiments
que Calvin attribuait à leurs ancêtres, et s'ils ne machinent rien contre leur
patrie et contre leur prince : contre un prince, pour ne point parler des
qualités héroïques qui lui ont attiré l'admiration et ensuite la jalousie de
toute l'Europe, que ses inclinations bienfaisantes rendent aimable à tous les
François, dont une fausse religion n'a pas encore entièrement corrompu le cœur.
Calvin se plaint à la vérité pour lui et pour les siens, « qu'on émeut de tous
côté des troubles contre eux ; mais pour eux, qu'ils n'en ont jamais ému aucuns
(2). » Mais il n'y a qu'à lire l'Histoire de Bèze, pour voir s'il y eut
jamais rien de plus inquiet, de plus tumultueux, de plus hardi, de plus prêt à
forcer les prisons, à envahir les églises, à se rendre maître des villes (3), en
un mot, à prendre les armes et à donner des batailles contre ses rois, que ce
peuple réformé. Calvin, qui faisait à François I ces belles protestations, les a
vues oubliées vingt ans après, et cette feinte douceur changée en fureurs
civiles. Il ne s'en est point ému; il ne s'est pas plaint de se voir dédit de ce
qu'il avait autrefois protesté aux rois au nom de tout le parti. Bien plus, il a
approuvé ces guerres sanglantes (4), lui qui se vantait que son parti n'était
« pas seulement soupçonné » d'avoir causé la moindre émotion. « Nous sommes,
dit-il, en parlant des émotions populaires, injustement accusez de telles
entreprises, desquelles nous ne donnâmes jamais le moindre soupçon : et il est
bien vraisemblable, poursuit-il , en insultant ses accusateurs, il est bien
vraisemblable que nous, desquels n'a jamais été ouïe une seule parole
séditieuse, et desquels la vie a toujours été connue simple et paisible, quand
1 Init. Epist. ad Franc. I, sub
fin. — 2 Init. Epist. ad Franc. I. — 3 Var., liv. X, n.
52. — 4 Ibid., n. 35.
487
nous vivions sous vous, Sire, machinions de renverser les
royaumes. » Cependant on sait ce que firent « ces gens si simples et si
paisibles, » à qui il n'était jamais échappé a de paroles séditieuses , » loin
qu'ils fussent capables de songer « à renverser les royaumes. » Calvin les a vus
changer lui-même. Il leur a vu commencer les guerres dont le royaume ne s'est
sauvé que par miracle. Bèze, son fidèle disciple et le compagnon de ses travaux,
se glorifie « devant toute la chrétienté, » d'en avoir été l'instigateur, « en
induisant tant M. le prince de Condé que M. l'amiral et tous autres seigneurs et
gens de toute qualité, à maintenir par tous moyens à eux possibles, l'autorité
des édits et l'innocence des pauvres oppressés (1). » Il comprend nommément
entre ces moyens possibles la prise des armes. Il impose aux princes du sang,
aux officiers de la couronne, aux grands seigneurs du royaume, et afin que rien
n'échappe à sa vigilance, « aux gens de toute qualité , » ce nouveau devoir
d'entreprendre la guerre civile : elle devient juste et nécessaire selon lui :
il en a écrit l'histoire pour servir d'exemple aux siècles futurs, et il n'a
point rougi de nous rapporter la protestation des ministres contre la paix
conclue à Orléans, afin que « la postérité fût avertie comme ils se sont portez
dans cette affaire (2). » Il est constant qu'il ne s'agissait ni de la sûreté
des personnes, ni même de celle des biens et des honneurs, puisque le prince de
Condé y avait pourvu ; mais seulement de quelques légères modifications qu'on
apporta aux édits. Cependant les ministres réclamèrent, et ils ne voulurent pas,
non plus que Bèze leur historien, a que la postérité » ignorât qu'ils étaient
prêts à continuer la guerre civile ; à rompre une négociation, tout commerce,
tout traité de paix, et à mettre en feu tout le royaume pour des causes si peu
importantes. Voilà ces gens « si paisibles, » dont Calvin vantait la douceur.
Mais il ajoutait encore : « Comment pourrions-nous songer à renverser le
royaume, puis que maintenant étant chassez de nos maisons, nous ne laissons
point de prier Dieu pour votre prospérité et celle de votre règne ? » M. Jurieu
et les réfugiés savent bien les vœux qu'ils font pour la prospérité de leur roi
et du royaume , contre lequel ils ne cessent
1 Var., liv. X, n. 47; Hist. de Bèze, lib.
VI, p. 298. — 2 Ibid.
488
de soulever de tout leur pouvoir toutes les puissances de
l'Europe, et ne méditent rien moins que sa ruine totale. Ils savent bien quels
sentiments ont succédé à cette feinte douceur que Calvin vantait, et leur
ministre nous a avoué que ce n'est rien moins que la fureur et que la rage.
Enfin Calvin finissait l'apologie de nos réformés, en adressant ces paroles à
François I : « Si les détractions des malveillants empêchent tellement vos
oreilles, que les accusés n'aient aucun lieu de se défendre ; si ces impétueuses
furies, sans que vous y mettiez ordre, exercent toujours leur cruauté par
prisons , fouets, gênes , coupures, brûlures : » voilà toutes les extrémités
prévues et rapportées par nos réformés ; et Calvin, bien assuré dans Genève, les
y envoyait sans crainte à l'exemple des autres réformateurs aussi tranquilles
que lui. Mais que promettent-ils au roi en cet état? « Nous certes, comme brebis
dévouées à la boucherie, serons jetés en toute extrémité : tellement néanmoins,
que nous posséderons nos âmes en patience, et attendrons la main forte du
Seigneur. » Ainsi il reconnaissait qu'il n'y avait que ce seul refuge contre son
prince et sa patrie, ni d'autres armes à employer que la patience. Les
protestants d'alors y souscrivaient, et se croyaient du moins obligés à tenir le
langage des premiers chrétiens, dont ils se vantaient de ramener l'esprit. Mais
ou c'était fiction et hypocrisie, ou en tout cas cette patience sitôt oubliée
n'avait pas le caractère des choses divines, qui de leur nature sont durables :
si ce n'est que nous voulions dire avec M. Jurieu que des paroles si douces sont
bonnes lorsqu'on est faible, et qu'on veut se faire honneur de sa patience en
couvrant son impuissance de ce beau nom. Mais ce n'est pas ce qu'on disait au
commencement, et ce que disait d'abord Calvin lui-même. Ainsi tout ce que lui et
tous ses disciples d'un commun accord ont dit depuis, tout ce que les synodes
ont décidé en faveur des guerres civiles, tout ce que M. Jurieu tâche d'établir
pour donner des bornes à la puissance des souverains et à l'obéissance des
peuples, n'est qu'une nouvelle preuve que la Réforme faible et variable n'a pu
soutenir ce qu'elle avait d'abord montré de chrétien, et ce qu'elle avait
vainement tâché d'imiter des exemples et des maximes de l'ancienne Eglise.
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