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QUATRIÈME SERMON
POUR LE PREMIER DIMANCHE DE CARÊME,
SUR LA PÉNITENCE (a).

 

Adjuvantes autem exhortamur ne in vacuum gratiam Dei recipiatis.

Nous vous exhortons, en vous aidant, que vous ne receviez point en vain la grâce de Dieu. II Cor., VI, 1.

 

C'est avec raison, chrétiens, que nous reprochons aux pécheurs que leur infidélité est inexcusable. Car il n'y a grâce, il n'y a

 

(a) Exorde. — Temps. Sa perte. Trois difficultés qui font retarder sa conversion.

Premier point. — Esprit de l'homme toujours extrême. De la présomption du pardon au désespoir du pardon : Spe desperati. A cause que la miséricorde et la justice sont infinies , elles paraissent incompatibles. Quelle est la miséricorde divine? Justice dans la grâce. La rémission des péchés. S'accuser de bonne foi, ne chercher point de noires excuses. On se défend devant un juge, on confesse devant un Père. Manière différente de se défendre devant l'un et l'autre.

Second point.— Rien moins en notre pouvoir que l'usage de notre volonté. Force de l'inclination et de l'habitude : Muro impassibilitatis. Saint Augustin. L'une et l'autre peuvent être vaincues par la crainte. La pénitence veut de l'effort. Ennemie de la mollesse, parce qu'elle est une indignation contre soi-même. Exemple de David: Motiva pœnitendi, saint Augustin; pénitence avec effort, parce que c'est un enfantement : In dolore paries filios tuos (Genes., III, 16). S'enfanter soi-même.

Troisième point. — Du temps. Dics malt, saint Paul. Tromperie du temps. La vie paraît tantôt longue et tantôt courte. La science du temps, un des secrets de Dieu. L'homme la veut pénétrer. Nec filius hominis.

Contre ceux qui attendent le dernier moment. Temps des testaments. : saint Chrysostome, saint Grégoire de Nazianze.

Exhortation à une prompte pénitence.

 

Ce sermon a été prêché dans le Carême du Val-de-Grâce, en 1663, non-seulement devant les religieuses du célèbre monastère, mais en présence de la reine mère et de plusieurs personnes de la Cour.

D'une part notre sermon renferme cette appellation : «Ames saintes, mes sœurs, vierges de Jésus-Christ; » de l'autre il contient ce passage : « Cet homme qui s'est pensé perdre dans une intrigue dangereuse renonçait de tout son cœur à la Cour ; et à peine s'est-il démêlé, qu'il se rengage de nouveau. »

Ce double langage, je voulais dire ces paroles et ces appellations montrent que l'orateur voyait autour de sa chaire des gens de la Cour tout ensemble et des religieuses, et voilà précisément ce qui avait lieu dans le Carême du Val-de-Grâce.

 

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remède, il n'y a sorte de secours qu'ils puissent demander à Dieu pour se retirer de l'abîme, qui ne leur soit tous les jours offert par cette miséricorde infinie qui ne veut pas leur mort, mais leur conversion. Pour nous en convaincre, mes frères, examinons, je vous prie, attentivement ce que peut désirer un homme que le remords de sa conscience presse de retourner à la droite voie. La première pensée qui lui vient est celle de ses péchés, dont l'horreur et la multitude le font douter du pardon. Sur cela nous lui annonçons de la part de Dieu et de notre Seigneur Jésus-Christ qui est notre propitiateur par son sang; nous, dis-je, dans lesquels il a plu à Dieu de mettre le ministère de paix et de réconciliation, nous lui annonçons l'indulgence et la rémission de ses crimes. Il commence à respirer dans cette espérance, mais une seconde difficulté le vient rejeter dans de nouveaux troubles; c'est l'obligation de changer sa vie ou ses inclinations corrompues, et ses habitudes invétérées lui font sentir des empêchements qu'il ne croit pas pouvoir jamais surmonter. Pour le rassurer dans cette crainte, nous lui découvrons dans les mains de Dieu et dans les secrets de sa puissance des remèdes, premièrement très-efficaces, puisqu'ils guérissent infailliblement tous ceux qui s'en servent ; et secondement très-présents, puisqu'on les donne toujours à qui les demande. Ainsi les plus grands pécheurs ne pouvant douter, ni du pardon s'ils se convertissent, ni de leur conversion s'ils l'entreprennent, ils n'ont plus rien à désirer que du temps pour accomplir cet ouvrage; et sur ce sujet, chrétiens, ce n'est pas à nous à leur répondre; mais Dieu se déclare (a) assez par les effets mêmes. Car il prolonge leur vie, il dissimule leur ingratitude; et reculant tous les jours le temps destiné à la colère, il fait connaître assez clairement qu'il veut donner du loisir à la pénitence.

Par où il nous montre, mes frères, qu'il ne refuse rien aux pécheurs de ce qui leur est nécessaire. Ils ont besoin de trois choses, de la miséricorde divine, de la puissance divine, de la patience divine : de la miséricorde pour leur pardonner, de la puissance pour les secourir, de la patience pour les attendre; et Dieu accorde tout libéralement : la miséricorde promet le pardon, la puissance

 

(a) Var. : S'explique.

 

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offre le secours, la patience donne le délai. Que reste-t-il maintenant, sinon que nous disions aux pécheurs avec l'Apôtre : Adjuvantes autem exhortamur ne in vacuum gratiam Dei recipiatis ? « Nous vous exhortons, mes frères, que vous ne receviez pas en vain la grâce de Dieu. » Ne recevez pas en vain (a) la grâce de la rémission qui promet d'abolir vos crimes ; ne recevez pas en vain la grâce de la conversion du cœur qui s'offre pour corriger vos mœurs dépravées; enfin ne recevez pas en vain cette troisième grâce si considérable qui vous est donnée pour faire profiter les deux autres, je veux dire le temps, ce temps précieux dont il ne s'écoule pas un seul moment qui ne puisse vous valoir une éternité. Voilà, mes frères, trois motifs pressants pour exciter les hommes à la pénitence, et c'est le partage de ce discours.

 

PREMIER POINT.

 

Il  est assez naturel à l'homme de se laisser emporter facilement aux extrémités opposées; le malade pressé de la fièvre désespère de sa guérison ; le même étant rétabli s'imagine qu'il est immortel (b) ; dans les horreurs de l'orage, le nautonnier effrayé dit un adieu éternel aux flots ; mais aussitôt que la mer est un peu apaisée (c), il se rembarque sans crainte, comme s'il avait dans ses mains les vents et les tempêtes. Cet homme qui s'est pensé perdre dans une intrigue dangereuse renonçoit de tout son cœur à la Cour; et à peine s'est-il démêlé, qu'il se rengage de nouveau, comme s'il avait essuyé toute la colère de la fortune. Cette conduite inégale et désordonnée éclate principalement dans les pécheurs, mais d'une manière opposée. Car cette folle et téméraire confiance par laquelle ils se nourrissent dans leurs péchés, les conduit à la fin au désespoir; ils passent du désespoir à l'espérance; dans la chaleur de leurs crimes, ils ne peuvent croire que Dieu les punisse ; et puis accablés de leur pesanteur, ils ne peuvent plus croire que Dieu leur pardonne ; « et ils vont de péchés en péchés comme à une ruine certaine, désespérés par leur espérance : » Feruntur magno impetu, nullo revocante, spe desperati (1).

 

1 S. August., Serm. XX, n. 4.

 

(a) Var.: Ne rejetez pas.—(b) D'être immortel.—(c) Mais aussitôt en est-il sorti.

 

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En effet considérez cet homme emporté dans l'ardeur de sa passion ; il ne trouve aucune apparence qu'un Dieu si grand et si bon veuille tyranniser sa créature, ni exercer sa puissance pour briser un vaisseau de terre ; longtemps il s'est flatté de cette pensée, qu'il n'était pas digne de Dieu de se tenir offensé de ce que faisait un néant, ni de s'élever contre un néant. Après, une seconde réflexion lui fait voir combien cette entreprise est furieuse, qu'un néant s'élève contre Dieu. Là il se dit à lui-même ce que criait le prophète à ce capitaine des Assyriens : « Contre qui as-tu blasphémé ? contre qui as-tu élevé ta voix et tourné tes regards superbes : » Quem blasphemasti ? contra quem exaltasti vocem tuam, et elevasti in excelsum oculos tuos? « C'est contre le Saint d'Israël, » c'est contre un Dieu tout-puissant : Contra Sanctum Israël (1). Son audace insensée le confond ; et lui qui ne voyait rien qui pût épuiser la miséricorde, ne voit plus rien maintenant qui puisse apaiser la justice; mais voici la cause apparente de cet égarement prodigieux. C'est en effet, chrétiens, que l'une et l'autre de ces qualités est d'une grandeur infinie, je veux dire la miséricorde et la justice ; de sorte que celle que l'on envisage occupe tellement la pensée, qu'elle n'y laisse presque plus de place pour l'autre : d'autant plus que paraissant opposées, on ne comprend pas aisément qu'elles puissent subsister ensemble dans ce suprême degré de perfection (a) ; ce qui fait que la grande idée de la miséricorde fait que le pécheur oublie la justice, et que la justice réciproquement détruit en son esprit la miséricorde, de sorte que l'abattement de son désespoir égale les emportements et la folle présomption de son espérance.

Il nous faut détruire, Messieurs, ces vaines idoles de la miséricorde et de la justice, que le pécheur aveuglé adore en la place de la véritable justice et de la véritable miséricorde (b). Vous vous trompez, ô pécheurs, lorsque vous vous persuadez follement que ces deux qualités sont incompatibles, puisqu'au contraire elles sont amies (c). Car, mes frères, la bonté de Dieu n'est pas une bonté insensible, ni une bonté déraisonnable; le Dieu que nous adorons

 

1 IV Reg., XIX, 22.

 

(a) Var. : Dans ce degré suprême de perfection, — dans ce degré souverain de perfection. — (b) Que le pécheur substitue à la véritable justice et à la.....— (c) Apprenez ici au contraire qu'elles sont âmes,

 

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n'est pas le Dieu des marcionites, un Dieu qui ne punit pas, souffrant jusqu'au mépris et indulgent jusqu'à la faiblesse : ce n'est pas un Dieu, dit Tertullien, « sous lequel les péchés soient à leur aise et dont l'on se puisse moquer impunément : » Sub quo delicta gauderent, cui diabolus illuderet. Voulez-vous savoir comment il ost bon, voici une belle réponse de Tertullien : « Il est bon, non pas en souffrant le mal, mais en se déclarant son ennemi : » Qui non alias plenè bonus sit, nisi mali œmulus. Sa justice fait partie de sa bonté; pour être bon comme il faut, « il exerce l'amour qu'il a pour le bien par la haine qu'il a pour le mal : » Uti boni amorem odio mali exerceat (1). Ne vous persuadez donc pas que la justice soit opposée à la bonté, dont elle prend au contraire la protection et l'empêche d'être exposée au mépris.

Mais sachez que la bonté n'est pas non plus opposée à la justice. Car si elle lui ôte ses victimes, elle les lui rend d'une autre sorte. Au lieu de les abattre par la vengeance, elle les abat par l'humilité : au lieu de les briser par le châtiment, elle les brise par les douleurs de la pénitence; et s'il faut du sang à la justice pour la satisfaire, la bonté lui présente celui d'un Dieu. Ainsi, bien loin d'être incompatibles, elles se donnent la main mutuellement. Il ne faut donc ni présumer ni désespérer; ne présumez pas, ô pécheurs, parce qu'il est très-vrai que Dieu se venge; mais ne vous abandonnez pas au désespoir, parce que, s'il m'est permis de le dire , il est encore plus vrai que Dieu pardonne.

Cette vérité étant supposée, il est temps maintenant, Messieurs, que je tâche de vous faire entendre par les Ecritures cette grâce singulière de la rémission des péchés. Comme c'est le fruit principal du sang du Nouveau Testament et l'article fondamental de la prédication évangélique, le Saint-Esprit, mes frères, a pris un soin particulier de nous en donner une vive idée et de nous l'exprimer en plusieurs façons, afin qu'il entre en nos cœurs plus profondément. Il dit que Dieu oublie les péchés, qu'il ne les impute pas, qu'il les couvre ; il dit aussi qu'il les lave, qu'il les éloigne de nous et qu'il les efface. Pour entendre le secret de ces expressions et des autres que nous voyons dans les Saintes Lettres, il faut

 

1 Lib. II Advers. Marcion., n. 26.

 

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remarquer attentivement l'effet du péché dans le cœur de l'homme, et l'effet du péché dans le cœur de Dieu.

Le péché dans le cœur de l'homme est une humeur pestilente qui le dévore, et une tache infâme qui le défigure. Il faut purger cette humeur maligne et l'arracher de nos entrailles. « Autant que le levant est loin du couchant, autant éloigne-t-il de nous nos iniquités : » Quantum distat ortus ab occidente, longé fecit à nobis iniquitates nostras (1) ; et pour cette tache honteuse, il faut passer l'éponge dessus et qu'il n'en reste plus aucune marque. « Israël, c'est moi qui t'ai fait, ne t'oublie pas de ton Créateur ; c'est moi qui ai effacé tes iniquités comme un nuage qui s'évanouit et comme une légère vapeur » qui étant dissipée par un tourbillon, ne laisse pas dans l'air le moindre vestige : Delevi ut nubem iniquitates tuas, et quasi nebulam peccata tua (2).

Mais, mes sœurs, à l'égard de Dieu le péché a des effets bien plus redoutables. Il fait un cri terrible à ces oreilles toujours attentives, il est un spectacle d'horreur à ces yeux toujours ouverts. Ce spectacle cause l'aversion, et ce cri demande la vengeance. Pour rassurer les pécheurs, Dieu leur déclare par son Ecriture qu'il couvre leurs crimes pour ne les plus voir ; qu'il les met derrière son dos, de peur que paraissant à ses yeux ils ne fassent soulever son cœur; enfin qu'il les oublie, qu'il n'y pense plus. Et quant à ce cri funeste, il en étouffe le son par une autre voix ; pendant que nos péchés nous accusent, il produit «un avocat pour nous défendre, Jésus-Christ, le Juste qui est la propitiation pour nos crimes (3). » Il déclare qu'il ne veut plus qu'on nous les impute, ni que nous en soyons jamais recherchés. « Le ciel et la terre s'en réjouissent, les montagnes tressaillent de joie, parce que le Seigneur a fait miséricorde : » Laudate, cœli...; jubilate, extrema terrœ: resonate, montes, laudationem, quoniam misericordiam fecit Dominus (4).

Vous voyez donc, mes frères, la rémission des péchés expliquée et autorisée en toutes les formes qu'une grâce peut être énoncée. Hortamur vos ne in vacuum gratiam Dei recipiatis (5): « Que vous

 

1 Psal. CII, 12. — 2 Isa. XLIV, 22. — 3 I Joan., II, 1, 2. — 4 Isa., XLIV, 23. — 5 II Cor., VI, 1

 

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ne receviez pas en vain cette grâce. » Mais quel en doit être l'effet? Il faut que le Saint-Esprit nous l'apprenne. Au chapitre m de Jérémie, Dieu envoie ses prédicateurs (voyez Jérém. III, 12, 21 ; Ezéchiel, XVIII, 31, 32) (a) : Projicite a vobis omnes prœvaricationes vestras, facite vobis cor novum et spiritum novum. Et quare moriemini, domus Israël ? Quia nolo mortem morientis, dicit Dominus Deus; revertimini et vivite. Pourquoi voulez-vous périr? pourquoi vous obstinez-vous à votre ruine? Dieu veut vous pardonner, vous seul ne vous pardonnez pas. Deus meus, misericordia mea (1). Saint Augustin : O nomen, sub quo nemini desperandum est (2) ! O prodigue, retournez donc à votre père ; débauchée, retournez à votre mari : mais retournez en confessant votre crime : Peccavi (3); Verumtamen scito iniquitatem tuam (4). Ne songez pas à vous excuser; n'accusez pas les étoiles, le tempérament. Ne dites pas, c'est la fortune, la rencontre m'a emporté; n'accusez pas même le diable : Neminem quœras accusare, ne accusatorem invenias à quo non possis te defendere. Ipse diabolus gaudet cùm accusatur, vult omnino ut accuses illum, vult ut à te ferai criminationem, cùm tu perdas confessionem (5). Ne cherchez donc pas des excuses.

Autre chose d'agir avec un père, autre chose de répondre devant un juge : ici l'on se défend, et là on confesse; un juge veut le châtiment, et un père la conversion. Mais ce changement est-il bien possible? cet Ethiopien pourra-t-il bien dépouiller sa peau? ce pécheur endurci pourra-t-il bien se priver de ses dangereuses pratiques? C'est ce que nous aurons à examiner dans la seconde partie.

 

SECOND POINT.

 

Quand on parle devant un juge, on dit : Je ne l'ai pas fait, ou bien : J'ai été surpris, on m'a engagé contre mon dessein ; j'ai été

 

1 Psal. LVIII, 11. — 2 In Psal. LVIII, n. 11. — 3 II Reg., XII, 13. — 4 Jerem., III, 13. — » S. August., Serm., XX, n. 2.

 

(a) Déforis et ses copistes ont mis dans le texte la traduction de ces passages : la voici : « Allez, dit-il à son prophète, et criez vers l'aquilon : Revenez, rebelle Israël, dit le Seigneur, et je ne détournerai point mon visage de vous, parce que je suis saint, dit le Seigneur, et que ma colère ne durera pas éternellement.

 

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plus loin que je ne pensais. Mes frères, ne nous défendons pas de la sorte, ne cherchons pas de vaines excuses pour couvrir notre ingratitude, qui n'est toujours que trop criminelle. Devant un juge, on cherche des fuites; devant un père, la principale défense c'est d'avouer simplement sa faute (a) : J'ai failli, j'ai mal fait, je m'en repens, j'ai recours à votre bonté, je demande pardon de ma faute. Si personne ne l'a encore obtenu de vous, je suis téméraire d'oser le prétendre ; si votre bonté au contraire a déjà fait tant de grâces, vous-même accordez-moi le pardon, qui m'avez commandé l'espérance.

Le prophète représente la Synagogue comme une désespérée qui s'est abandonnée à des étrangers et qui craignant le courroux de son mari ne veut plus retourner à sa compagnie. Desperavi, nequaquam faciam; adamavi quippe alienos, et post eos ambulabo (1) : « Il n'y a plus de retour, je ne le ferai pas. »

Nous n'avons rien fait, chrétiens, de persuader aux pécheurs que s'ils retournent à Dieu, ils peuvent facilement obtenir leur grâce. Car cette œuvre de la rémission dépendant purement de lui, il est aisé d'en attendre une bonne issue (b). Mais l'ouvrage de leur conversion, le changement de leur cœur où nous leur demandons leur propre travail, c'est celui-là qui les désespère. Car encore que tout nous tombe des mains, que notre extrême faiblesse ne puisse plus disposer d'aucunes choses, il n'y a rien toutefois dont nous puissions moins disposer que de nous-mêmes. Etrange maladie de notre nature ! il n'y a rien qui soit moins en notre pouvoir que l'usage de notre volonté; en un mot, rien que nous puissions moins faire que ce que nous faisons quand nous le voulons, de sorte qu'il est plus aisé à l'homme d'obtenir de Dieu ce qu'il

 

1 Jerem., II, 25. Après cela, on a entend» des voix confuses dans les chemins, des pleurs et des hurlements des enfants d'Israël, parce qu'ils ont rendu leurs voies criminelles et qu ils ont oublié leur Seigneur et leur Dieu. Ecartez loin de vous toutes les prévarications dont vous vous êtes rendu coupable, dit Dieu dans un autre prophète, et faites-vous un cœur nouveau. Pourquoi mourrez-vous, maison d'Israël? Je ne veux point la mort de celui qui meurt, dit le Seigneur Dieu; retournez à moi et vivez.»

 

(a) Var. : Songez que vous parlez à un père, où la principale défense c'est d'avouer simplement sa faute. — (b) Car cette œuvre de la rémission dépendant de Dieu qui le fait en nous sans nous-mêmes, ils en espèrent facilement une bonne issue.

 

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voudra qu'il ne lui est aisé de le vouloir. Prouvons manifestement cette vérité.

Deux obstacles presque invincibles nous empêchent d'être les maîtres de nos volontés, l'inclination et l'habitude. L'inclination rend le vice aimable, l'habitude le rend nécessaire. Nous n'avons pas en notre pouvoir ni le commencement de l'inclination, ni la fin de l'habitude. L'inclination nous enchaîne et nous jette dans une prison ; l'habitude nous y enferme et mure la porte sur nous pour ne nous laisser plus aucune sortie : Inclusum se sentit difficultate vitiorum, et quasi muro impossibilitatis erecto portisque clausis, quà évadât non invenit (1). De sorte que le misérable pécheur, qui ne fait que de vains efforts et retombe toujours dans l'abîme, désespérant d'en sortir, s'abandonne enfin à ses passions et ne prend plus aucun soin de les retenir : Desperantes, semetipsos tradiderunt impudicitiœ, in operationem immunditiœ omnis, in avaritiam (2).

Ce que peut désirer un homme que son naturel tyrannise, c'est qu'on le change, qu'on le renouvelle, qu'on fasse de lui un autre homme. C'est ce que nous dit tous les jours cet ami colère, lorsque nous le reprenons de ses promptitudes, de ses emportements, de ses violences. Il répond qu'il n'est pas possible de se délivrer de la tyrannie de l'humeur qui le domine ; qu'il y résiste quelquefois, mais qu'à la longue ce penchant l'entraîne; que si l'on exige de lui d'autres mouvements, il faut donc nécessairement le faire un autre homme. Or ce que demande, mes frères, la nature faible et impuissante, c'est ce que la grâce lui offre pour se réformer. Car la conversion du pécheur est une nouvelle naissance. On renouvelle l'homme jusqu'à son principe, c'est-à-dire jusqu'à son cœur. On brise le cœur ancien et on lui donne un cœur nouveau : Qui finxit singillatim corda eorum (3) ; « Pour créer un cœur pur, il faut, dit saint Augustin, briser le cœur impur : » Ut creatur cor mundum, conteratur immundum (4). La source étant détournée, il faut bien que le ruisseau prenne un autre cours.

 

1 S. August., In Psal. CVI, n. 5. — 2 Ephes., IV, 19. — 3 Psal. XXXII, 15. — 4 Serm. XIX, n. 3.

 

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Que si la grâce peut vaincre l'inclination, elle surmontera aussi l'habitude. Car l'habitude, qu'est-ce autre chose qu'une inclination fortifiée? Mais nulle force ne peut égaler celle de l'esprit qui nous pousse. S'il faut fondre de la glace, Dieu fera souffler son esprit, et d'un cœur le plus endurci sortiront les larmes de la pénitence : Flabit spiritus ejus, et fluent aquœ (1). Que s'il faut faire un plus grand effort, il enverra « son esprit de tourbillon, qui pousse violemment les murailles, » quasi turbo impellens parietem (2); « son esprit qui renverse les montagnes » et déracine les cèdres du Liban, spiritus Domini subvertens montes (3). Quand vous courriez à la mort avec une précipitation plus impétueuse que le Jourdain ne fait à la mer, il saura bien arrêter ce cours. Fussiez-vous demi-pourri dans le tombeau, il vous ressuscitera comme le Lazare. Seulement écoutez l'Apôtre, et ne recevez pas en vain la grâce de Dieu : Hortamur vos ne in vacuum gratiam Dei recipiatis.

Mais il faut avouer, mes frères, qu'on voit peu d'effets de cette grâce, on remarque peu dans le monde ces grands changements de mœurs qui puissent passer pour de nouvelles naissances ; et la cause d'un si grand mal, c'est que nous recevons trop mollement la grâce de la pénitence, nous en énervons toute la vigueur par notre délicatesse. Il y a une pénitence lâche et paresseuse, qui n'entreprend rien avec effort. Il ne faut pas attendre, mes frères, qu'elle fasse jamais de grands changements, ni qu'elle gagne rien sur les habitudes. Telle est la condition de notre nature, qu'il faul nécessairement que le bien nous coûte. Nous ne pouvons manger notre pain que dans la sueur de notre visage (4) : la pénitence, pour être efficace, doit nécessairement être violente. Et d'où lui vient cette violence ? Chrétiens, en voici la cause. C'est la colère et l'indignation qui fait naître les mouvements violents. Or j'apprends de saint Augustin que « la pénitence n'est autre chose qu'une sainte indignation contre soi-même : » Quid est enim pœnitentia, nisi sua in seipsum iracundia (5) ?

Ecoutez parler ce saint pénitent : Afflictus sum et humiliatus

1 Psal. CXLVII, 18. — 2 Isa., XXV, 4. — 3 III Reg., XIX, 11.— 4 Genes., III, 19. —  5 Serm. XIX, n. 2.

 

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sum nimis; rugiebam à gemitu cordis mei (1) : « Je me suis affligé avec excès. » Ce n'était pas un gémissement comme celui d'une colombe, mais un rugissement semblable à celui d'un lion ; c'était la plainte d'un homme irrité contre ses propres vices, qui ne peut souffrir sa langueur, sa lâcheté, sa faiblesse. Cette colère l'emporte jusqu'à une espèce de fureur : Turbatus est à furore oculus meus (2). Car ne pouvant souffrir ses rechutes, il prend des résolutions extrêmes contre sa lenteur et sa lâcheté. Il ne songe plus qu'à se séquestrer des compagnies qui le perdent ; il cherche l'ombre et la solitude. Dirai-je le mot du prophète ? il est comme ces oiseaux qui fuient la lumière et le jour, « comme un hibou dans sa maison : » Factus sum sicut nycticorax in domicilio (3). Dans cette solitude, dans cette retraite, il s'indigne contre soi-même , il frémit contre soi-même, il fait de grands et puissants efforts pour prendre des habitudes contraires aux siennes, « afin , dit saint Augustin, que la coutume de pécher cède à la violence de la pénitence : » Ut violentiœ pœnitendi cedat consuetudo peccandi (4). C'est ainsi que l'on surmonte, mes frères, et ses inclinations et ses habitudes. Et si vous me demandez pourquoi il faut tant de violence , il est bien aisé de répondre : c'est que la conversion du pécheur est une nouvelle naissance ; et c'est la malédiction de notre nature , qu'on ne peut enfanter qu'avec douleur : In dolore paries filios tuos (5). C'est pourquoi la pénitence est laborieuse ; elle a ses gémissements, elle a son travail, parce que c'est un enfantement : Ibi dolores ut parturientis, dit saint Augustin (6), dolores pœnitentis. Il faut enfanter un nouvel homme, et il faut pour cela que l'ancien pâtisse. Mais parmi ces douleurs, parmi ces détresses , ayez toujours présente en l'esprit cette parole de l'Evangile : « La femme en enfantant a de la tristesse ; mais après qu'elle a enfanté, elle ne se souvient plus de ses maux, tant son cœur est saisi de joie, parce qu'elle a mis un enfant au monde (7). » Parmi ces travaux de la pénitence, songez, mes frères, que vous enfantez, et ce que vous enfantez c'est vous-mêmes. Si c'est une consolation si sensible d'avoir fait voir la lumière et donné la vie à

 

1 Psal. XXXVII, 9. — 2 Psal. VI, 7. — 3 Psal. CI, 8. — 4 Tract; XLIX in Joan., n. 19. — 5 Genes., III, 16. — 6 In Psal. XLVII, n. 5. — 7 Joan., XVI, 21.

 

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un autre, qu'elle efface en un moment tous les maux passés, quel ravissement doit-on ressentir de s'être éclairé soi-même (a) et de s'être engendré soi-même pour une vie immortelle? Enfantez donc, ô pécheurs, et ne craignez pas les douleurs d'un enfantement si salutaire; perpétuez, non votre race, mais votre être propre ; conservez , non pas votre nom, mais le fond même de votre substance.

Vierges de Jésus-Christ, voilà l'enfantement que Dieu vous ordonne ; enfantez l'esprit de salut : renouvelez-vous en Notre-Seigneur parmi les angoisses de la pénitence ; continuez à faire voir aux pécheurs qu'on peut surmonter la nature dans ses inclinations les plus fortes ; et afin de les convaincre par votre exemple , déclarez au vice une sainte guerre, et particulièrement à celui qui est le plus caché, le plus délicat et qui s'élève sur la ruine de tous les autres. Et pour nous, chrétiens, mettons une fois la main sur nos blessures invétérées. Quoi ! pauvre blessé , vous tremblez, vous ne pouvez toucher à la plaie ni vous faire cette violence ? Eh ! ne vaut-il pas bien mieux, chrétiens, souffrir ici-bas quelque violence? Ambulate dùm lucem habetis (1) : « Marchez tandis que vous voyez encore la lumière, » et n'abusez pas du temps que Dieu vous accorde. C'est par où je m'en vais conclure.

 

TROISIÈME POINT.

 

Dieu qui ne veut pas la mort des pécheurs , mais plutôt qu'ils se convertissent, ne se contente pas de les exciter par la bouche des prédicat eurs, mais il anime pour ainsi dire toute la nature pour les inviter à la pénitence. Car cette suite continuée de jours et d'années qu'ils voient si souvent revenir, est comme une voix publique de tout l'univers qui rend témoignage à sa patience et avertit les pécheurs de ne pas abuser du temps qu'il leur donne. « Ignorez-vous, dit l'Apôtre (2), que la miséricorde divine vous invite à vous convertir ? Méprisez-vous les richesses de sa patience et de sa bonté, » qui vous donne le temps de vous repentir ? C'est principalement cette grâce que l'Apôtre vous avertit de ne laisser

 

1 Joan., XII, 35.— 2 Rom., II, 4.

 

(a) Var. : Combien plus de s'être éclairé soi-même.....

 

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pas écouler sans fruit. Car il ajoute aussitôt après : « Je vous ai écouté au temps destiné : » Tempore accepto (1).

Pour bien comprendre, Messieurs, le prix et le mérite d'une telle grâce, remarquons avant toutes choses que l'on peut regarder le temps en tant qu'il se mesure en lui-même par heures, par jours, par années, ou en tant qu'il aboutit à l'éternité. Dans cette première considération, je sais que le temps n'est rien, parce qu'il n'a ni forme ni consistance, que tout son être est de s'écouler, et partant que tout son être n'est que de périr , et partant que tout son être n'est rien, (a) Chose étrange ! âmes saintes, le temps n'est rien, et cependant on perd tout quand on perd le temps ; qui nous développera cette énigme? C'est parce que ce temps, qui n'est rien, a été établi de Dieu pour servir de passage à l'éternité. C'est pourquoi Tertullien a dit : « Le temps est comme un grand voile et un grand rideau qui est étendu devant l'éternité et qui nous la couvre : » Mundi... species... temporalis, illi dispositioni œternitatis aulœi vice oppansa est (2) ? Pour aller à cette éternité, il faut passer par ce voile (b) ; c'est le bon usage du temps qui nous donne droit à ce qui est au-dessus du temps ; et je ne m'étonne pas, âmes saintes, si vos règles ont tant de soin de vous faire ménager le temps avec une économie scrupuleuse : c'est à cause que tous ces moments, qui étant pris en eux-mêmes sont moins qu'une vapeur et qu'une ombre, en tant qu'ils aboutissent à l'éternité, deviennent, dit saint Paul (3), d'un poids infini, et qu'il n'est rien par conséquent de plus criminel que de recevoir en vain une telle grâce.

Je ne m'arrêterai pas ici, chrétiens, à vous représenter par un long discours combien cette grâce est peu estimée, ni combien facilement on la laisse perdre. Les hommes se font justice sur ce sujet-là ; et quand ils nous disent si ouvertement qu'ils ne songent qu'à passer le temps, ils nous découvrent assez avec quelle facilité ils le perdent. Mais d'où vient que l'humanité, qui est

 

1 II Cor., VI, 2. — 2 Apolog., p. 43. — 3 II Cor., IV, 17.

 

(a) Note marg. : Ma vie est mesurée par le temps ; c'est pourquoi ma substance attachée au temps, qui n'est rien lui-même..... Ecce mensurabiles posuisti dies meos, et substantia mea tanquam nihilum ante te (Psal. XXXVIII, 6). — (b) Var. — A travers le voile.

 

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naturellement si avare et qui retient son bien si avidement, laisse écouler de ses mains sans peine l'un de ses trésors les plus précieux? C'est ce qui mérite d'être examiné; et j'en découvre deux causes, dont l'une vient de nous et l'autre du temps.

Pour ce qui nous regarde, mes sœurs, il est bien aisé de comprendre pourquoi le temps nous échappe si facilement : c'est que nous n'en voulons pas observer la fuite. Car soit qu'en remarquant sa durée nous sentions approcher la fin de notre être et que nous voulions éloigner cette triste image, soit que par une certaine fainéantise nous ne sachions pas employer le temps, toujours est-il véritable que nous ne craignons rien tant que de nous apercevoir de son passage. Combien nous sont à charge ces tristes journées dont nous comptons toutes les heures et tous les moments? Ne sont-ce pas des journées dures et pesantes dont la longueur nous accable ? Ainsi le temps nous est un fardeau que nous ne pouvons supporter quand nous le sentons sur nos épaules ; c'est pourquoi nous n'oublions aucun artifice pour nous empêcher de le remarquer. Et parmi les soins que nous prenons de nous tromper nous-mêmes sur ce sujet-là, je ne m'étonne pas, chrétiens, si nous ne voyons pas la perte du temps, puisque nous n'en trouvons point de plus agréable que celui qui coule si doucement qu'il ne nous laisse presque pas sentir sa durée.

Mais si nous cherchons à nous tromper, le temps aide aussi à la tromperie, et voici en quoi consiste cette illusion. Le temps, dit saint Augustin (1), est une imitation de l'éternité. Faible imitation, je l'avoue ; néanmoins tout volage qu'il est, il tâche d'en imiter la consistance. L'éternité est toujours la même ; ce que le temps ne peut égaler par la permanence, il tâche de l'imiter par la succession. C'est ce qui lui donne moyen de nous jouer (a). Il ôte un jour, il en rend un autre. Il ne peut retenir cette année qui passe ; il en fait couler en sa place une autre semblable, qui nous empêche de la regretter. Il impose de cette sorte à notre faible imagination, qu'il est aisé de tromper par la ressemblance, qui ne sait pas distinguer ce qui est semblable : et c'est en ceci, si je ne me

 

1 De Musicâ, lib. VI, n. 29.

(a) Var. : De se jouer de nous.

 

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trompe, que consiste cette malice du temps d ont l'Apôtre nous avertit par ces mots : Redimentes tempus, quoniam dies mali sunt (1) : « Rachetez le temps, parce que les jours sont mauvais, » c'est-à-dire malins et malicieux. Il ne paraît pas qu'une année s'écoule, parce qu'elle semble ressusciter dans la suivante. Ainsi l'on ne remarque pas que le temps se passe, parce que, quoiqu'il varie éternellement, il montre presque toujours le même visage. Voilà le grand malheur, voilà le grand obstacle à la pénitence.

Toutefois une longue suite découvre son imposture. La faiblesse, les cheveux gris, l'altération visible du tempérament nous contraignent de remarquer quelle grande partie de notre être est abîmée et anéantie. Mais prenez garde, mes frères, à la malice du temps ; voyez comme ce subtil imposteur tâche de sauver ici les apparences, comme il affecte toujours l'imitation de l'éternité. C'est le propre de l'éternité de conserver les choses dans le même état; le temps, pour en approcher en quelque sorte, ne nous dépouille que peu à peu ; il nous dérobe si subtilement, que nous ne sentons pas son larcin ; il nous mène si finement aux extrémités opposées, que nous y arrivons sans y penser. Ezéchias ne sent point écouler son âge ; et dans la quarantième année de sa vie, il croit qu'il ne fait que de naître : Dùm adhuc ordirer succidit me (2) : « Il a coupé ma trame dès le commencement de mes jours. » Ainsi la malignité trompeuse du temps fait insensiblement écouler la vie, et on ne songe point à sa conversion. Nous tombons tout à coup et sans y penser entre les bras de la mort. Nous ne sentons notre fin que quand nous y sommes. Et voici encore ce qui nous abuse ; c'est que si loin que nous puissions porter notre vue, nous voyons toujours du temps devant nous. Il est vrai, il est devant nous ; mais peut-être que nous ne pourrons pas y atteindre.

Parmi ces illusions nous sommes tellement trompés, que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous ne savons que juger de notre vie. Tantôt elle est longue, tantôt elle est courte, selon le gré de nos passions. Toujours trop courte pour les plaisirs, toujours trop longue pour la pénitence. Car dans nos ardeurs insensées, nous pensons volontiers que la vie est courte. Ecoutez

 

1 Ephes., V, 16. — 2 Isa., XXXVIII, 12.

 

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parler les voluptueux : Non prœtereat nos flos temporis; coronemus nos rosis antequam marcescant (1) : « Ne perdons pas la fleur de notre âge ; couronnons-nous de roses devant qu'elles soient flétries. » Au milieu de leurs délices, mes sœurs, oseraient-ils penser à la mort (a), et un si triste objet ne leur donnerait-il pas du chagrin? Ils y pensent eux-mêmes, n'en doutez pas, pour se presser davantage à goûter ces plaisirs qui passent. « Mangeons et buvons, ajoutent-ils, parce que notre fin est proche (2). »

Eh bien, je me réjouis de ce que vous avez enfin reconnu la brièveté de la vie. Pensez donc enfin à la pénitence que vous différez depuis si longtemps, et ne recevez pas en vain la grâce de Dieu. Ils vont aussitôt changer de langage ; et cette vie qui leur semble courte pour les voluptés, devient tout d'un coup si longue, qu'ils croient pouvoir encore avec sûreté consumer une grande partie de leur âge dans leurs plaisirs illicites : Filii hominum, usquequo gravi corde (3)? « Jusques à quand, ô enfants des hommes, laisserez-vous aggraver vos cœurs ? » Jusques à quand vous lais-serez-vous abuser à l'illusion du temps qui vous trompe? Quand reconnaîtrez-vous de bonne foi que la vie est courte ? Voulez-vous attendre le dernier soupir ? Mais en quelque état que vous soyez, soit que votre âge soit dans sa fleur, soit qu'il soit déjà dans sa force, l'Apôtre dit à tout le monde que « le temps est proche. » Les jours se poussent les uns les autres ; on recule celui de la pénitence, et enfin il ne se trouve plus (b).

— Mais nous avons encore du temps devant nous ?— 0 Dieu, qu'y aura-t-il désormais que les hommes ne veuillent savoir ? et que n'attentera pas leur témérité ? Voici une chose digne de remarque. Le Fils de Dieu nous enseigne que la science des temps est l'un des secrets que le Père a mis en sa puissance (4). Pour arrêter à

 

1 Sap., II, 7, 8. — 2 Isa., XXII, 13. — 3 Psal. IV, 3. — 4 Act., I, 7.

 

(a) Var.: Pensez-vous qu’on osât troubler leurs délices par la pensée de la mort? — (b) Le premier éditeur et les suivants donnent après ces paroles un passage qui est effacé dans le manuscrit. Ce passage, le voici : O temps, qu'un Dieu patient accorde aux pécheurs pour leur être un port salutaire, faut-il que tu leur serves d'écueil? Nous avons du temps, convertissons-nous : nous avons du temps, péchons encore. Là est le port, et là est recueil. Considère, ô pécheur, le bon usagé du temps qui nous est donné, c'est le port où se sauvent les sages ; considère l'attente indiscrète de ceux qui diffèrent toujours, c'est l'écueil où se perdent les téméraires.

 

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jamais la curiosité humaine, Jésus-Christ, interrogé sur l'ordre des temps, dit lui-même qu'il ne le sait pas (1). Entendons sainement cette parole. Il parle comme ambassadeur du Père céleste et son interprète envers nous : ce qui n'est pas de son instruction, etc. (a). Mais de quelque sorte que nous l'entendions, toujours devons-nous conclure que la science des temps, et surtout la science du dernier moment, est l'un des mystères secrets que Dieu veut tenir cachés à ses fidèles. C'est par une volonté déterminée « qu'il cache le dernier jour, afin que nous observions tous les jours : » Latet ultimus dies, ut observentur omnes dies (2). Et cependant encore une fois, que n'entreprendra pas l'arrogance humaine ? L'homme audacieux veut philosopher sur ce temps, veut pénétrer dans cet avenir.

        Mes paroles sont inutiles; parlez vous-même, ô Seigneur Jésus, et confondez ces cœurs endurcis. Quand on leur parle des jugements de Dieu, « cette vision, disent-ils en Ezéchiel, ne sera pas sitôt accomplie : » In tempora longa iste prophetat (3). Quand on tâche de les effrayer par les terreurs de la mort, ils croient qu'on leur donne encore du temps. Jésus-Christ les veut serrer de plus près, et voici qu'il leur représente la justice divine irritée et toute prête à frapper le coup : Jam enim securis ad radicem arborum posita est (4) : « La cognée est déjà posée à la racine de l'arbre. »

Mais je veux bien t'accorder, pécheur, qu'il te reste encore du temps : pourquoi tardes-tu à te convertir? pourquoi ne commences-tu pas aujourd'hui? crains-tu que ta pénitence ne soit trop longue d'un jour? Quoi ! non content d'être criminel, tu veux durer longtemps dans le crime ! tu veux que ta vie soit longue et mauvaise ! tu veux faire cette injure à Dieu, toujours demander du temps et toujours le perdre! car tu rejettes tout au dernier moment. C'est le temps des testaments, dit saint Chrysostome (5),

 

1 Marc, XIII, 32. — 2 S. August., Serm., XXXIX, n. 1. — 3 Ezech., XII, 27. — 4 Matth., III, 10. — 5 Homil. 1 in Act. Apost., n. 7.

 

(a) Bossuet termine ainsi sa pensée dans un passage effacé : Il n'est rien de plus caché que la science des temps, que le Père a mise en sa puissance. Le Fils lui-même nous dit qu'il ne le sait pas, c'est-à-dire, dit saint Augustin, qu’il a voulu le cacher à son Eglise.

 

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et non pas le temps des mystères. Ne sois pas de ceux qui diffèrent à se reconnaître quand ils ont perdu la connaissance, qui attendent presque que les médecins les aient condamnés pour se faire absoudre par les prêtres ; qui méprisent si fort leur âme, qu'ils ne pensent à la sauver que lorsque le corps est désespéré.

Faites pénitence, mes frères, tandis que le médecin n'est pas encore à votre côté, vous donnant des heures qui ne sont pas en sa puissance, mesurant les moments de votre vie par des mouvements de tête, et tout prêt à philosopher admirablement sur le cours et la nature de la maladie, après la mort. N'attendez pas, pour vous convertir, qu'il vous faille crier aux oreilles et vous extorquer par force un oui ou un non : que le prêtre ne dispute pas près de votre lit avec votre avare héritier ou avec vos pauvres domestiques; pendant que l'un vous presse pour les mystères, et que les autres sollicitent pour leur récompense, ou vous tourmentent pour un testament (1). Convertissez-vous de bonne heure ; n'attendez pas que la maladie vous donne ce conseil salutaire. Que la pensée en vienne de Dieu et non de la fièvre, de la raison et non de la nécessité, de l'autorité divine et non de la force. Donnez-vous à Dieu avec liberté, et non avec angoisse et inquiétude. Si la pénitence est un don de Dieu, célébrez ce mystère dans un temps de joie, et non dans un temps de tristesse. Puisque votre conversion doit réjouir les anges, c'est un fâcheux contretemps de la commencer quand votre famille est éplorée. Si votre corps est une hostie qu'il faut immoler à Dieu, consacrez-lui une hostie vivante : si c'est un talent précieux qui doit profiter entre ses mains, mettez-le de bonne heure dans le négoce et n'attendez pas pour le lui donner qu'il faille l'enfouir en terre. Après avoir été le jouet du temps, prenez garde que vous ne soyez le jouet de la pénitence, qu'elle ne fasse semblant de se donner à vous ; que cependant elle ne vous joue par des sentiments contrefaits, et que vous ne sortiez de cette vie après avoir fait, non une pénitence chrétienne, mais une amende honorable qui ne vous délivrera pas du supplice (a). Ecce nunc tempus acceptante, ecce nunc dies salutis (2) :

 

1 S. Greg. Nazianz., Orat., XI. — 2 II Cor., VI, 2.

 

(a) Var. : Qui vous enverra au supplice.

 

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Voilà l'écueil et voilà le port : l'écueil, l'impénitence; le port, la pénitence, où vous trouverez la miséricorde éternelle.

 

 

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