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PREMIER SERMON
POUR
LE IVe DIMANCHE DE CARÊME (a).
Cùm sublevasset ergo oculos Jesus, et vidisset quia
multitude maxima venit ad eum, dixil ad Philippum : Unde ememus panes ut
manducent hi?
Jésus ayant élevé sa vue et découvert un grand peuple qui
était venu à lui dans le désert, dit à Philippe : D'où achèterons-nous des pains
pour nourrir tout ce monde qui nous a suivis? Joan., VI, 5.
Je ne crois pas, Messieurs, que
nous ayons jamais entendu ce que nous disons , lorsque nous demandons à Dieu
tous les jours dans l'Oraison Dominicale qu'il nous donne notre pain quotidien.
Vous me direz peut-être que sous ce nom de pain quotidien vous lui demandez les
biens temporels (b) qu'il a voulu être nécessaires pour soutenir cette
vie mortelle ; c'est ce que j'accorderai volontiers,
(a) Prêché en 1662, dans le Carême du Louvre,
devant la Cour.
Le prédicateur parle de la parure des dames, qui «
s'habillent d'un fardeau et sont chargées plutôt que couvertes; » il condamne la
pompe, qui « entre dans la maison de Dieu la tête levée comme l'idole qui y veut
être adorée; » il combat la convoitise, qui « ouvre ses vastes abîmes pour
engloutir tout le bien des pauvres; » il s'écrie : « O siècle vainement superbe
! je le dis avec assurance et la postérité le saura bien dire, que pour
connaître ton peu de valeur, et tes dais, et tes balustres, et tes couronnes, et
tes manteaux, et tes titres, et tes armoiries et les autres ornements de ta
vanité, sont des preuves trop convaincantes. » Ces paroles n'ont pu être
prononcées que devant la Cour. D'une autre part l'orateur sollicite des secours
pour les nécessiteux : « La main des pauvres, dit-il, c'est le coffre de Dieu,
c'est où il reçoit son trésor; ce que vous y mettez, Dieu le tient éternellement
sous sa garde, et il ne se dissipe jamais. Ne laissez pas tout h vos héritiers;
héritez-vous de quelque partie de votre bien. » Ce zèle à venir au secours des
pauvres, ces pressantes sollicitations nous rappellent toujours cette
malheureuse année qui vil la lamine sévir si cruellement en France l'année 1662.
A cela Bossuet n'a prêché que deux Carêmes .levant la Cour et nous avons
pareillement deux sermons pour le quatrième dimanche de la sainte quarantaine.
Or on verra que le second a été prêché en 1666; le premier, celui dont nous
parlons, l'a donc été en 1662.
On trouvera dans notre sermon trois notes marginales assez
longues ; elles viennent, la première d'un passage effacé, les deux dernières
d'un feuillet tracé en dehors du manuscrit. Les éditeurs les avoient mises dans
le texte principal, où elles faisaient double emploi.
(b) Var. : Que vous lui demandez sous ce nom
les biens temporels.
293
et c'est pour cela, chrétiens, que je ne crains point de
vous assurer que vous n'entendez pas ce que vous dites (a). Car si jamais
vous aviez compris que vous ne demandez à Dieu que le nécessaire, vous
plaindriez-vous comme vous faites, lorsque vous n'avez pas le superflu? Ne
devriez-vous pas être satisfaits, lorsque l'on vous donne ce que vous demandez?
Et celui qui se réduit au pain, doit-il soupirer après les délices ? Car (b)
si nous avions bien mis dans notre esprit que ce peu qui nous est nécessaire,
nous sommes encore obligés de le demander à Dieu tous les jours, ni nous ne le
rechercherions avec cet empressement que nous sentons tous, mais nous
l'attendrions de la main de Dieu en humilité et en patience ; ni nous ne
regarderions nos richesses comme un fruit de notre industrie, mais comme un
présent de sa bonté qui a voulu bénir notre travail ; ni nous n'enflerions pas
notre cœur par la vaine pensée de notre abondance, mais nous sentant réduits,
contraints tous les jours à lui demander notre pain, nous passerions toute notre
vie dans une dépendance absolue de sa providence paternelle.
D'ailleurs si nous faisions
réflexion que nous ne demandons à Dieu que le nécessaire, nous ne nous
plaindrions pas comme nous faisons, lorsque nous n'avons pas le superflu. Après
avoir restreint nos désirs au pain (c), nous verrions que nous n'avons
aucun droit de soupirer après les délices; et contents d'avoir obtenu de Dieu ce
que nous avons demandé avec tant d'instance, nous nous tiendrions trop heureux
d'avoir le vêtement et la nourriture : Habentes autem alimenta, et quibus
tegamur, his contenti sumus (1). Et comme nous sommes si fort éloignés d'une
disposition si sainte et si chrétienne (d), j'ai juste sujet de conclure
que nous n'entendons pas ce que nous disons, quand nous prions Dieu comme notre
Père de nous donner notre pain quotidien. C'est pourquoi il est nécessaire que
nous tâchions aujourd'hui de l'apprendre, puisque l'occasion en est toute née
dans l'évangile qui se présente.
Pour exécuter un si grand
dessein et si fructueux au salut des
1 I Timoth., VI, 8.
(a) Var. : Que nous n'entendons pas ce que
nous disons. — (b) D'ailleurs. — (c) Après nous être resserrés au
pain. — (d) De cette disposition.
304
âmes, il faut remarquer avant toutes choses trois degrés
des biens temporels marqués distinctement dans notre évangile. Le premier état,
chrétiens, c'est celui de la subsistance qui regarde le nécessaire; le second
naît de l'abondance qui s'étend au délicieux et au superflu ; le troisième,
c'est la grandeur qui embrasse les fortunes extraordinaires. Voyons tout cela
dans notre évangile. Jésus nourrit le peuple au désert, et voilà ce qu'il faut
pour la subsistance : Accepit ergo Jesus panes, et... distribua
discumbentibus (1). Après qu'ils furent rassasiés, il resta encore douze
paniers pleins : Collegerunt et impleverunt duodecim cophinos fragmentorum
(2) ; et voilà manifestement le superflu. Enfin ce peuple étonné d'un si grand
miracle, accourt au Fils de Dieu pour le faire roi : Ut raperent eum et
facerent eum regem (3); où vous voyez clairement la grandeur marquée. Ainsi
nous avons dans notre évangile ces trois degrés des biens temporels, le
nécessaire , le superflu, l'extraordinaire. La subsistance, c'est le premier ;
l'abondance, c'est le second ; la fortune éminente, c'est le troisième.
Mais c'est peu de les trouver
dans notre évangile, si nous ne sommes soigneux d'y chercher aussi quelque
instruction importante pour servir de règle à notre conduite à l'égard de ces
trois états ; et en voici, Messieurs, de très-importantes qu'il nous est aisé
d'en tirer. Il y a trois vices à craindre : à l'égard du nécessaire,
l'empressement et l'inquiétude; à l'égard du superflu, la dissipation et le luxe
; à l'égard de la grandeur éminente , l'ambition désordonnée. Contre ces trois
vices, Messieurs, trois remèdes dans notre évangile. Le peuple suivant Jésus au
désert sans aucun soin de sa nourriture, la reçoit néanmoins de sa Providence;
voilà de quoi guérir notre inquiétude. Jésus-Christ ordonne à ses apôtres de
ramasser soigneusement ce qui était de reste, « de peur, dit-il, qu'il ne
périsse : » Colligite quœ superaverunt fragmenta, ne pereant (4), et
c'est pour empêcher la dissipation. Enfin pour éviter qu'on le fasse roi, il se
retire seul dans la montagne : Fugit iterum in montem ipse solus (5) ; et
voilà l'ambition modérée. Ainsi la suite de notre évangile nous avertit,
Messieurs, de prendre garde de rechercher avec empressement le nécessaire ; de
dissiper
1 Joan., VI, 11. — 2 Ibid.,
13.— 3 Ibid., 15. — 4 Ibid., 12. — 5 Ibid., 15.
295
inutilement le superflu ; de désirer avec ambition , de
désirer démesurément l'extraordinaire, c'est ce que contient notre évangile, et
ce qui partagera ce discours.
PREMIER POINT.
Pour vous délivrer, ô enfants de
Dieu, de ces soins empressés qui vous inquiètent touchant les nécessités de la
vie, écoutez le Sauveur qui vous dit lui-même que votre Père céleste y pourvoit
et qu'il ne veut pas qu'on s'en mette en peine. « Ne soyez pas en trouble,
dit-il, dans la crainte de n'avoir pas de quoi manger, ni de quoi boire, ni de
quoi vous vêtir. Car il appartient aux païens de chercher ces choses ; mais pour
vous , vous avez au ciel (a) un Père très-bon et très-prévoyant, qui sait
le besoin que vous en avez. Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu,
cherchez la véritable justice, et toutes ces choses vous seront données comme
par surcroit : » Quœrite ergo primùm regnum Dei et justitiam ejus : et hœc
omnia adjicientur vobis (1). Comme ces paroles du Fils de Dieu règlent la
conduite du chrétien, pour ce qui regarde les soins de la vie, tâchons de les
entendre dans le fond ; et pour cela, présupposons quelques vérités qui nous en
ouvriront l'intelligence (b).
Je suppose premièrement, et
ceci, Messieurs, est très-important, que ce soin paternel de la Providence ne
regarde que le nécessaire , et non pas le surabondant ; je veux dire, si vous
prétendez, délicats du siècle, que la Providence divine s'engage à fournir
1 Matth., VI, 31, 32, 33.
(a) Var. : Dans le ciel. — (b) Note
marg. : Je suppose premièrement que le dessein do notre Sauveur n'est pas de
défendre un travail honnête , ni une prévoyance modérée. Lui-même avait dans sa
compagnie un disciple qui gardait son petit trésor destiné pour sa subsistance;
saint Paul a travaillé de ses mains pour pallier sa vie, et n'a pas attendu que
Dieu lui envoyai du pain par ses anges; et enfin tout le genre humain ayant été
condamné au travail en suite du pèche du premier homme, ce n'est pas de cette
sentence que le Sauveur nous est venu délivrer; c'est de la damnation éternelle.
En effet considérez ses paroles: « Ne vous inquiètes pas, ne vous troublez
pas: » Nolite solliciti esse (Matth., VI, 31) : « N'avez pas
l'esprit en suspens: » Nolite in sublime tolli (Luc., XII, 29). Donc il
n'empêche pas le travail, mais l'empressement et l'inquiétude. Il n'empêche pas
une sage et prudente économie, mais des soins qui nous troublent et qui nous
tourmentent. Et la raison en un mot, Messieurs, c'est qu'il veut bien établir la
confiance, mais non pas autoriser l'oisiveté.
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tous les jours à vos dépenses superflues, vous vous
trompez, vous vous abusez, vous n'entendez pas l'Evangile. Mais le Sauveur
n'as-sure-t-il pas que Dieu pourvoira à nos besoins? Il est vrai, à vos besoins,
mais non pas à vos vanités. Sa parole y est très-expresse : « Votre Père
céleste, dit-il, sait que vous avez besoin de ces choses : » Scit enim Pater
vester, quia his omnibus indigetis (1). Donc il se restreint dans le
nécessaire, et il ne s'étend pas au superflu, et bien moins au délicat ni au
somptueux. Il soutient la vie et non pas le luxe; il promet de soulager la
nécessité, mais il ne se charge pas d'entretenir la délicatesse. Dans une grande
famine dont Dieu affligea les Israélites sous le règne de l'impie Achab:
«Va-t'en à Sarephta, dit-il à Elie ; c'était une ville des Sidoniens ; tu y
trouveras une veuve à laquelle j'ai commandé de te nourrir : » Vade in
Sarephta Sidoniorum, et manebis ibi; prœcepi enim ibi mulieri viduœ ut pascat te.
Et que demandera-t-il à cette veuve? Da mihi paululùm aquœ in vase ut bibam
: « Donne-moi, dit-il, un peu d'eau; » et ensuite : « Fais-moi cuire un petit
pain sous la cendre avec un peu de farine : » Fac de ipsà farinulà
subcinericium panem parvulum ; et après : « Voici ce qu'a dit le Dieu
d'Israël : » Hœc dicit Dominus Deus Israël: Hydriae farinœ non deficiet, nec
lecythus olei minuetur (2) : « Je ne veux pas, dit le Seigneur, ni que la
farine se diminue, ni que la mesure d'huile dépérisse. » Du pain, de l'eau et de
l'huile, voilà le festin du prophète. Et au chapitre dix-neuvième il envoie un
ange au même prophète, qui lui dit : « Lève-toi et mange, car il te reste à
faire beaucoup de chemin : » Surge, comede; grandis enim tibi restat via
(3). «Le prophète regarde, et voit auprès de lui un pain et de l'eau : »
Respexit, et ecce ad caput suum subcinericius panis et vas aquœ (4). Quoi!
fallait-il envoyer un ange pour un si pauvre banquet? Oui, mes frères, ce
banquet est digne de Dieu, parce qu'il juge digne de lui de soulager la
nécessité, mais non pas d'entretenir la délicatesse, et que la première
disposition qu'il faut apporter à sa table, c'est la sobriété et la tempérance.
Ne murmure donc pas en ton cœur
en voyant les profusions de ces tables si délicates, ni la folle magnificence de
ces ameublements
1 Matth., VI, 32 . — 2 III
Reg., XVII, 9, 10, 13, 14.— 3 III Reg.,
XIX, l.— 4 Ibid., 6.
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somptueux ; ne te plains pas que Dieu te maltraite en te
refusant toutes ces délices. Mon cher frère, n'as-tu pas du pain? Il ne promet
rien davantage. C'est du pain qu'il promet dans son Evangile ; «c'est du pain
qu'il veut qu'on lui demande : » Panem peti mandat, quod solum fidelibus
necessarium est, dit Tertullien (1) : « et il nous montre par là, poursuit
le même auteur, ce que les enfants doivent attendre de leur Père (a) : »
Ostendit enim quid à Patre filii expectent. C'est-à-dire, si nous
l'entendons, qu'il s'engage de leur donner, non ce qu'exige leur convoitise,
mais ce qui est nécessaire pour leur subsistance. La raison en un mot,
Messieurs, c'est que le corps est l'œuvre de Dieu (b), et la convoitise
est l'œuvre du diable, qui l'a introduite par le péché. Gomme notre corps est un
édifice qu'il a lui-même bâti de sa main, il se charge volontiers de
l'entretenir (c). Il veut bien soutenir en nous ce qu'il y a fait, mais non pas
ce que le péché y a mis : tellement qu'il donne au corps ce qui lui suffit, mais
il n'entreprend pas d'assouvir cette avidité démesurée de nos convoitises. «
Autrement, dit saint Augustin, au lieu de nous rendre sobres et pieux, il nous
rendrait avares et délicats ; » il nous attacherait aux plaisirs du monde,
desquels il est venu retirer nos cœurs; il renverserait lui-même son Evangile,
en flattant l'excès de notre luxe, l'intempérance de nos passions et les autres
excès : Nec nos pios faceret talis servitus, sed cupidos et avaros (2).
Vous donc qui vous confiez en Notre-Seigneur et aux soins de sa providence,
apprenez avant toutes choses à vous réduire simplement au pain, c'est-à-dire à
vous contenter du nécessaire. Ah! direz-vous, que cela est dur ! — C'est
l'Evangile ; le Fils de Dieu n'a dit que cela, n'en attendez pas davantage :
Scit enim Pater vester, quia his omnibus indigetis (3).
Secondement, à qui promet-il
cette subsistance nécessaire? Est-ce à tout le monde indifféremment ou
particulièrement à ses fidèles? Ecoutez la décision par son Evangile :
Quaerite primùm regnum Dei (4). Il veut dire : Le royaume de Dieu est le
principal,
1 De Orat., n. 6.— 2 De Civit. Dei, lib. I,
cap. VIII.— 3 Matth., VI, 32. — 4 Ibid., 33.
(a) Var. : Ce que doivent attendre les enfants. — (b)
L'ouvrage de Dieu. — (c) Notre corps étant fait de sa main; — comme notre
corps est son ouvrage il se charge volontiers de l'entretenir comme un édifice
qu’il a bâti.
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les biens temporels ne sont qu'un léger accessoire, et je
ne promets cet accessoire qu'à celui qui recherchera ce principal : Quœrite
primùm. C'est pourquoi, dans l'Oraison Dominicale, il ne nous permet de
parler du pain qu'après avoir sanctifié son nom et demandé le royaume, pour
vérifier cette parole : «Cherchez premièrement le royaume ; » c'est une remarque
de Tertullien (1). Ainsi la vérité de cette promesse ne regarde que ses fidèles.
Ce n'est pas que je veuille dire qu'il refuse généralement aux pécheurs (a)
les biens temporels, lui « qui fait luire son soleil sur les bons et sur les
mauvais, et qui pleut sur les justes et sur les injustes (2). » Mais quoiqu'il
donne beaucoup à ses ennemis, remarquez, s'il vous plaît, Messieurs, qu'il ne
s'engage qu'à ses serviteurs : Quœrite primùm regnum Dei ; et la raison
en est évidente, parce qu'il n'y a qu'eux qui soient ses enfants et qui
composent sa famille : ils ont cherché le royaume, il leur a voulu ajouter le
reste. Toi donc, mon frère, qui te plains sans cesse de la ruine de ta fortune
et de la pauvreté de ta maison, mets la main sur ta conscience : As-tu cherché
le royaume de Dieu? As-tu fait ton affaire principale de sa vérité et de sa
justice ? N’as-tu pas au contraire employé tes biens ou pour opprimer
l'innocent, ou pour contenter tes mauvais désirs par les voluptés défendues ?
Dieu a maintenant retiré sa main et te laisse dans l'indigence ; ne murmure pas
contre lui, ne dispute pas contre sa justice, tu n'as point de part à sa
promesse.
Troisièmement, Messieurs, et
voici ce qu'il y a de plus important, ce n'est pas le dessein de notre Sauveur
de donner même à ses fidèles une certitude infaillible de ne souffrir jamais
aucune indigence. Lorsque Dieu irrité contre son peuple appelait la famine sur
la terre, comme parle l'Ecriture sainte : Vocavit Dominus famem super terram
(3), pour désoler toutes les familles : nous ne lisons pas, chrétiens, que
les justes fussent exempts de cette affliction universelle. Au contraire vous
avez vu le prophète Elie réduit à demander un morceau de pain ; et saint Paul
racontant aux Corinthiens ses incroyables travaux, leur dit qu'il a souffert la
faim
1 De Orat., n. 6. — 2 Matth., V, 45. — 3
Psal. CIV, 16 ; IV Reg., VIII, 1.
(a) Var. : A ses ennemis.
299
et la soif, et le froid et la nudité : In fame et
siti....., in frigore et
nuditate (1). Et le même, parlant aux Hébreux de ces
fidèles serviteurs de Dieu dont le monde n'était pas digne et dont la vertu
était persécutée, nous les représente affligés, dans la pauvreté et dans la
misère : Egentes, angustiati, afflicti (2). Par conséquent il est clair
que Dieu ne promet pas à ses serviteurs qu'ils ne souffriront point de
nécessité, puisque le contraire nous paraît par tant d'exemples. Et en effet, si
nous entendons toute la suite de l'Evangile, il nous est aisé de connaître que
ce n'est pas assez au Sauveur de nous détacher simplement de l'agréable (a)
et du superflu, comme je vous disais tout à l'heure, mais qu'il nous veut mettre
encore au-dessus de ce que le monde estime le plus nécessaire. Car il ne nous
prêche pas seulement le mépris du luxe et des vanités, mais encore de la santé
et de la vie. C'est pourquoi Tertullien a dit que « la foi ne connaît point de
nécessité : » Non admittit status fidei necessitates (3). Si elle ne
craint pas la mort, combien moins la faim ? « Si elle méprise la vie, combien
plus le vivre ? » Didicit non respicere vitam, quanta magis victum (4) ?
Il importe peu à un chrétien de mourir de faim ou de maladie, par la violence ou
par la disette : « Ce genre de mort, dit Tertullien, ne lui doit pas être plus
terrible que les autres : » Scit famem non minus sibi contemnendam esse
propter Deum, quâm omne mortis genus (5) ; pourvu qu'il meure en
Noire-Seigneur, toute manière de mourir lui est glorieuse ; l'épée ou la famine,
tout lui est égal, et ce dernier genre de mort ne doit pas être plus terrible
que tous les autres.
Ne craignons donc pas d'avouer
que les plus fidèles serviteurs peuvent être exposés à mourir de faim: et s'il
est ainsi, chrétiens, ce serait une erreur de croire que ce fût l'intention de
notre Sauveur de les garantir de cette mort plutôt que des autres. Mais pourquoi
donc leur a-t-il promis qu'en cherchant soigneusement Bon royaume, toutes les
autres choses leur seront données? Ses paroles sont-elles douteuses? Sa promesse
est-elle incertaine?
1 II Cor., XI, 27. — 2 Hebr., XI, 37. — 3
De Coron., n. 11. — 4 De Idolat., n. 12. — 5 Ibid.
(a) Var.: Du plaisant.
300
A Dieu ne plaise qu'il soit ainsi ; mais voici ce qu'il
faut entendre : nous sommes enfin arrivés au fond de l'affaire. Donnez-moi de
nouveau vos attentions.
Comme il y a en l'homme deux
sortes de biens, le bien de l’âme et le bien du corps, aussi il y a deux genres
de promesses que je remarque dans l'Evangile : les unes essentielles et
fondamentales, qui regardent le bien de l’âme qui est le premier; les autres
accessoires et accidentelles, qui regardent le bien du corps qui est le second.
Si vous faites bien, vous aurez la vie, vous posséderez le royaume ; c'est la
promesse fondamentale, qui regarde le bien de l’âme qui est le bien essentiel de
l'homme. Si vous cherchez le royaume, toutes les autres choses vous seront
données ; c'est la promesse accidentelle qui considère le bien du corps. Ces
promesses essentielles s'accomplissent pour elles-mêmes, et l'exécution n'en
manque jamais ; mais le corps n'ayant été formé que pour l’âme, qui ne voit que
les promesses qui lui sont faites doivent être nécessairement rapportées
ailleurs? « Cherchez le royaume, dit le Fils de Dieu, et toutes les autres
choses vous seront données : » entendez par rapport à ce royaume et par ordre à
cette fin principale. Ainsi notre Père céleste voyant dans les conseils de sa
providence ce qui est utile au salut de l’âme, il est de sa bonté paternelle de
nous donner ou de nous ôter les biens temporels par ordre à cette fin
principale, avec la même conduite' qu'un médecin sage et charitable dispense la
nourriture à son malade, la donnant ou la refusant selon que la santé le
demande. Ah ! si nous avions bien compris cette vérité, que nos esprits seraient
en repos, et que nous aurions peu d'empressement pour ce qui nous semble le plus
nécessaire (a) ! Ouvrez les yeux, ô enfants d'Adam ; c'est Jésus-Christ
qui nous
(a) Note marg. : Pour n'être point avare, il
ne suffit pas de n'avoir point d'ambition pour le superflu, il ne fout point
d'empressement pour le nécessaire : autrement le superflu même prend le visage
du nécessaire, à cause de l'instabilité des choses humaines, qui fait qu'il nous
paraît qu'on ne peut jamais avoir assez d'appui. C'est pourquoi l'avance amasse
de tous côtés. Cette statue de Nabuchodonosor ex testa, ferra, aere, auro
(Dan. II, 35); tout lui est bon, depuis la matière la plus précieuse jusqu'à la
plus vile et la plus abjecte. Pour ne point adorer cette statue, il faut
s'exposer à la fournaise ; pour ne point sacrifier à l'avarice, il faut se
résoudre une fois à ne pas craindre la pauvreté, à n'avoir point d'empressement
pour le nécessaire.
301
exhorte par cet admirable discours que nous lisons en saint
Matthieu, chapitre m, et en saint Luc, chapitre XII, dont je vous vais donner
une paraphrase. Ouvrez donc les yeux, ô mortels, contemplez le ciel et la terre,
et la sage économie de cet univers; est-il rien de mieux entendu que cet
édifice? est-il rien de mieux pourvu (a) que cette famille ? est-il rien
de mieux gouverné que cet empire? Ce grand Dieu (b) qui a construit le
monde et qui n'y a rien fait qui ne soit très-bon, a fait néanmoins des
créatures meilleures les unes que les autres. Il a fait les corps célestes qui
sont immortels; il a fait les terrestres qui sont périssables, lia fait des
animaux admirables par leur grandeur; il a fait les insectes et les oiseaux qui
semblent méprisables par leur petitesse. Il a fait ces grands arbres des forêts
qui subsistent des siècles entiers; il a fait les fleurs des champs qui se
passent du matin au soir. Il y a de l'inégalité dans ses créatures, parce que
celte même bonté qui a donné l'être aux plus nobles, ne l'a pas voulu envier aux
moindres. Mais depuis les plus grandes jusqu'aux plus petites, sa providence se
répand partout; elle nourrit les petits oiseaux qui l'invoquent dès le matin
parla mélodie de leur chant; et ces fleurs dont la beauté est si tôt flétrie,
elle les pare (c) si superbement durant ce petit moment de leur vie, que
Salomon dans toute sa gloire n'a rien de comparable à cet ornement. Si ses soins
s'étendent si loin, vous hommes qu'il a faits à son image, qu'il a éclairés de
sa connaissance, qu'il a appelés à son royaume, pouvez-vous croire qu'il vous
oublie? Est-ce que sa puissance n'y suffira pas? Mais son fonds est infini et
inépuisable : cinq pains et deux poissons pour cinq mille hommes. Est-ce que sa
bonté n'y pense pas? Mais les moindres créatures sentent ses effets.
Que si vous les voulez connaître
en vous-mêmes, regardez, le corps qu'il vous a formé et la vie qu'il vous a
donnée. Combien d'organes a-t-il fabriqués, combien de machines a-t-il
inventées, combien de veines et d'artères a-t-il disposées, pour porter et
distribuer la nourriture aux parties du corps les plus éloignées ! Et
croirez-vous après cela qu'il vous la refuse ? Apprenez de
(a) Var. : Conduit. — (b) Cette
puissance suprême. — (c) Elle les habille.
302
l'anatomie combien de défenses il a mises au-devant du
cœur, et combien autour du cerveau; de combien de tuniques et de pellicules il a
revêtu les nerfs et les muscles ; avec quel art et quelle industrie il vous a
formé cette peau qui couvre si bien le dedans du corps, et qui lui sert comme
d'un rempart ou comme d'un étui pour le conserver (a). Et après une telle
libéralité, vous croirez qu'il vous épargnera quatre aunes d'étoffe pour vous
mettre à couvert du froid et des injures de l'air ! Ne voyez-vous pas
manifestement que ne manquant ni de bonté ni de puissance, s'il vous laisse
quelquefois souffrir, c'est pour quelque raison plus haute ? C'est un père qui
châtie ses enfants, un capitaine qui exerce ses soldats, un sage médecin qui
ménage les forces de son malade.
Cherchez donc sa vérité et sa
justice, cherchez le royaume qu'il vous prépare; et soyez assurés sur sa parole
que tout le reste vous sera donné, s'il est nécessaire ; et s'il ne vous est pas
donné, donc il n'était pas nécessaire. O consolation des fidèles! parmi tant de
besoins de la vie humaine, parmi tant de misères qui nous accablent, dussent
toutes les villes être ruinées et tous les Etats renversés, mon établissement
est certain; et je suis assuré sur la foi d'un Dieu, ou que jamais je ne
souffrirai de nécessité, ou que je ne ferai jamais aucune perte qu'un plus grand
bien ne la récompense. Ainsi je puis avoir de la prévoyance, je puis avoir de
l'économie, pourvu qu'elle soit juste et modérée; mais du trouble, de
l'inquiétude , si j'en ai, je suis infidèle.
Admirez, ô enfants de Dieu, la
conduite de votre Père; je ne me lasse point de vous en parler, et cette vérité
est trop belle pour croire que vous vous lassiez de l'entendre. Voyez les degrés
merveilleux par lesquels il vous conduit insensiblement à cette haute
tranquillité d'aine que, nul accident (b) de la fortune ne puisse
ébranler. Il voit nos désirs épanchés dans le soin des biens superflus , il les
restreint premièrement dans le nécessaire. Ah! que de soins retranchés, que
d'inquiétudes cahutes! Qu'il est aisé de se contenter, lorsqu'on se réduit
simplement à ce que la nature demande : elle est si sobre et si tempérée! Etant
réduit à ce nécessaire, il nous montre quelque chose de plus nécessaire, son
(a) Var. : Pour le munir. — (b)
Effort.
303
royaume, sa vie. sa félicite: il détourne par ce moyen
notre esprit de cette forte application qui nous inquiète pour la conservation
de cette vie. N'en faites pas. dit-il, un soin capital, regardez-la comme un
accessoire, et aspirez au bien immuable que je vous destine : Quœrite primùm
regnum Dei. Enfin nous ayant menés à ce point, nous ayant ouvert le chemin à
ce royaume de félicité, il rompt en un moment (a) toutes nos chaînes, il
termine toutes nos craintes. « Ne craignez pas, ne craignez pas, petit troupeau,
parce qu'il a plu à votre Père céleste de vous donner le royaume (1). » Vendez
tout, ne vous laissez rien, persuadez-vous fortement qu'il n'y a qu'une chose
qui soit nécessaire : Porrò unum est necessarium (2). Commencez à compter
cette vie mortelle parmi les biens superflus. Méprisez tout, abandonnez tout, et
n'aimez plus que le bien qui ne se peut perdre. C'est ainsi qu'il nous avance à
la perfection, c'est ainsi qu'il nous ouvre peu à peu les yeux pour découvrir
clairement cette vérité importante que je viens de dire et que j'ai apprise de
saint Augustin : Etiam ista vita, cogitantibus aliam ritam, ista, inquam,
vita inter superflua deputanda est (3).
Je vous ai appris, âmes fidèles,
à mépriser les biens superflus; méprisez donc aussi votre vie; car elle vous est
superflue, puisque vous en attendez une meilleure. Je n'avais qu'un héritage, on
me l'a brûlé, ah! l'on m'ôte le pain des mains; mais j'en ai un autre aussi
riche, je n'ai rien perdu (b) que de superflu. Donc si nous pensons à
l'éternité, toutes choses seront superflues. Mon logement est tombé par terre;
j'ai une autre maison dans le ciel qui n'est pas bâtie de main d'hommes : .
Aedificationem ex Deo habemus, domina non manufactam, œternam
in cœlis (4). La perte de ce procès ôte le
pain à vous et à vos enfants : courage, mon frère, il vous reste encore cette
nourriture immortelle qui est promise dans l'Evangile à ceux qui ont faim de la
justice : ah! ils seront rassasiés éternellement. Lâche et incrédule, pourquoi
dites-vous que vous avez perdu tous vos biens par la violence de ce méchant
homme ou par l'infidélité de ce faux ami? Vous dites
1 Luc, XII, 32. — 2 Ibid.,
X. 42. — 3 Serm. LXII, n. 14. — 4 II Cor., V, 1.
(a) Var. : Tout à coup. — (b) Vous ne
perdez rien.
304
que vous n'avez plus de ressource, que votre fortune est
ruinée de fond en comble, vous à qui il reste encore un royaume florissant,
riche, glorieux, abondant en toutes sortes de biens : Complacuit Patri vestro
dare vobis regnum. Mes frères, entendez-vous ces promesses? Entendrai-je
encore ces lâches paroles : Ah ! si je quitte ce métier (a) infâme, ces
affaires dangereuses dont vous me parlez, je n'aurai plus de quoi vivre ? —
Ecoutez Tertullien qui vous répond : « Eh quoi donc ! mon ami, est-il nécessaire
que tu vives?» Non habeo aliudquo vivam...; Vivere ergo habes. Quid tibicum
Deo est? Si tuis legibus (1). Sachez aujourd'hui, chrétiens, que c'est un
article de notre foi, ou que Dieu y pourvoira par une autre voie, ou que s'il
vous laisse manquer de biens temporels il vous récompensera par de plus grands
dons. A près cela quel aveuglement de s'empresser pour le nécessaire? Mais
passons à l'autre partie et parlons de l'usage du superflu.
SECOND POINT.
«Recueillez les restes, dit le
Fils de Dieu, et ne souffrez pas qu'ils se perdent; » c'est-à-dire recueillez
votre superflu, ne le dissipez pas en le prodiguant à vos convoitises; mais
soyez soigneux de le conserver en le distribuant par vos aumônes. Il m'est bien
aisé de montrer que vous dissipez vainement tout ce que vous donnez à la
convoitise. Pour cela je pourrai vous représenter, mes frères, que « la figure
de ce monde passe, et sa convoitise (b) (2). » Donc tout ce que vous lui
donnez se passe avec elle ; et donc tout ce grand appareil, toutes ces dépenses
prodigieuses, tout cela est perdu inutilement. « Celui qui dans le temps est si
opulent, viendra pauvre et vide à l'éternité : » Quem temporalitas habuit
divitem, mendicum sempiternitas possidebit (3). Je pourrais encore ajouter
que, sans sortir de l'ordre de la nature, il est clair que ce qu'on lui donne au
delà des bornes qui lui sont prescrites, non-seulement ne lui sert de rien, mais
encore ordinairement lui est à charge. Un exemple de l'Ecriture : Dieu avait
marqué aux
1 De Idololat., n. 5. — 2 I Joan., II. 17. —
3 S. Petr. Chrysol., serm. CXXV de Villic. iniquit.
(a) Var. : Ce commerce.— (b) Mes
frères, « la forme de ce monde passe, le monde passe et sa convoitise.»
Donc.....
305
Israélites une certaine mesure pour prendre la manne; tout
ce que l'avidité prenait (a) au-dessus se trouvait le matin changé en
vers (1), pour nous apprendre qu'il y a une juste mesure que Dieu a établie à
nos désirs (b). En vain t'es-tu soûlé en cette table; tu as pris, dit
saint Chrysostome (2), plus de pourriture, et non pas plus de substance ni plus
d'aliment. La simplicité de ce logis suffisait pour te mettre à couvert ; toute
cette pompe que l'ambition y a ajoutée ne sert plus de rien à la nature; tout
cela est perdu pour elle, ce n'est plus qu'un amusement et un vain spectacle des
yeux. Je laisse, Messieurs, toutes ces pensées, et voici à quoi je m'arrête.
Il n'y a rien qui soit plus
perdu que ce que vous employez à contenter un insatiable. Or telle est votre
convoitise. C'est un gouffre toujours ouvert, « qui ne dit jamais : C'est assez
(3) ; » plus vous jetez dedans, plus il se dilate; tout ce que vous lui donnez
ne fait qu'irriter ses désirs. Il n'est donc rien qui soit plus perdu que ce que
vous jetez dans cet abîme; il n'est rien de plus perdu que ce que vous donnez
pour la contenter, puisque jamais elle ne se contente. C'est ce qu'il nous faut
méditer; je vous prie, Messieurs , de me suivre pendant que je m'en vais vous
représenter la prodigieuse dissipation que fait l'excès de nos convoitises.
La première chose qui nous fait
connaître son avidité infinie, c'est qu'elle compte pour rien tout le
nécessaire. Cela est trop commun, et par conséquent ne la touche pas. Il est
venu dans le monde une certaine bienséance imaginaire, qui nous a imposé de
nouvelles lois, qui nous a fait de nouvelles nécessités que la nature ne
connaissait pas. De là, Messieurs, il est arrivé, le croirez-vous si je vous le
dis (c) ? de là, dis-je, il est arrivé qu'on peut être pauvre sans
manquer de rien. Je n'ai ni faim ni soif, je suis chauffé et vêtu; et avec tout
cela je puis être pauvre, parce que la prétendue bienséance a trouvé que la
nature, qui d'elle-même est sobre et modeste, n'avait pas le sentiment (d)
assez
1 Exod., XVI, 16,19, 20.— 2 Homil.
XXIX in Epist. ad Hebr. — 3 Prov., XXX, 16.
(a) Var. : Entassait. — (b) Pour nous
apprendre, mes frères, que de se vouloir remplir par-dessus la juste mesura, ce
n'est pas amasser, mais perdre et dissiper entièrement.— (c) Le
croirez-vous si je vous le dis? — O dérèglement des choses humaines ! — (d)
Le goût.
306
délicat; elle a raffiné par-dessus son goût ; il lui a plu
qu'on put être pauvre sans que la nature souffrit, et que la pauvreté fût
opposée non plus à la jouissance des biens nécessaires, mais à la délicatesse et
au luxe; tant le droit usage des choses est perverti parmi nous. Bien plus, elle
méprise si fort la nature, et ses sentiments la touchent si peu qu'elle la force
de s'incommoder, afin que la curiosité soit satisfaite dans ces habits superbes,
que vous faites faire si étroits afin qu'on admire votre belle taille, que vous
chargez de tant de richesses pour étaler aux yeux toute votre pompe.
Peut-on vous demander, Mesdames?
Conscientiam tuam perrogabo : « Oui je vous le demande, dit Tertullien,
lequel est-ce que vous sentez le premier, que vous soyez serrées ou vêtues, que
vous soyez chargées ou couvertes?» Conscientiam tuam
perrogabo, quid te priùs in togâ sentias indutum, anne onustum
(1)? Quelle extravagance, dit le même auteur, de s'habiller d'un fardeau,
hominem sarcinà vestire, et d'accabler le corps, le faire gémir sous le
poids que lui impose une propreté affectée , afin de contenter la curiosité ! Je
m'étonnerais de ces excès, si ses emportements n'allaient bien plus loin.
Je vous ai dit, Messieurs, que
la convoitise raffine sur la nature, cela n'est rien pour elle ; elle va tous
les jours se subtilisant elle-même et raffinant sur sa propre délicatesse. Tout
ce qu'elle voit de rare elle le désire et n'épargne rien pour l'avoir; aussitôt
qu'elle le possède, elle le méprise et elle s'abandonne à d'autres désirs.
Aussitôt que l'on voit paraître quelque rareté étrangère, tout le monde
s'empresse, tout le monde y court. Quand le soin des marchands ou l'adresse des
ouvriers l'a rendu commun, on n'en veut plus parce qu'il n'est plus rare, il
n'est plus beau parce qu'il n'est plus cher. C'est pourquoi, dit Tertullien,
voici une belle parole : La curiosité immodérée augmente sans mesure le prix des
choses pour s'exciter (a) elle-même : Pretia rebus inflammavit ut se
quoque accenderet (2). C'est-à-dire, elle y met la cherté par l'empressement
de les avoir, parce qu'elle ne les estime que lorsqu'elles sont
1 De Pallio, n. 5. — 2 De Cultu fœmin., lib.
I, n. 8.
(a) Var. : S'enflammer.
307
hors de prix, et commence à les mépriser quand on les peut
avoir facilement. O gouffre de la convoitise, jamais ne seras-tu rempli! Jusques
à quand ouvriras-tu tes vastes abîmes pour engloutir tout le bien des pauvres,
qui est le superflu des riches? Mes frères, n'attendez pas qu'elle se contente;
tout ce que l'on lui donne ne t'ait que l'irriter davantage. Comme ceux qui
aiment le vin excessivement se plaisent à exciter la soif en eux-mêmes par le
sel, par le poivre et par le haut goût; ainsi nous attisons volontairement le
feu toujours dévorant de la convoitise, pour faire naître sans fin de nouveaux
désirs. De cette sorte (a) elle s'accroît sans mesure, c'est un gouffre
qui n'a point de fond; et j'ai eu raison de vous dire que vous dissipez
inutilement tout ce que vous employez à la satisfaire.
Tels sont les excès de la
convoitise, qui dissipe (b) non-seulement tout le superflu, mais qui est
capable d'absorber tout le nécessaire. Pour arrêter ces excès, il nous faut
considérer, chrétiens, un beau mot de Tertullien : Castigando et castrando
saeculo erudimur à Domino (1) : Dieu nous a appelés au christianisme,
pourquoi? Pour modérer les excès du siècle et retrancher ses superfluités. C'est
pourquoi dès le premier pas il nous fait renoncer aux pompes du monde; il nous
apprend que nous sommes morts el ensevelis avec Jésus-Christ. Donc loin de nous
tout ce qui éclate : Dieu veut que nous soyons revêtus comme d'un deuil
spirituel parla mortification chrétienne (c). Bien loin de nous permettre
de soupirer après les délices, il nous instruit, mes frères, à ne demander que
du pain, à nous réduire dans le nécessaire. C'est ainsi que les chrétiens
devraient vivre ; telle est, Messieurs, leur vocation : Castigando saeculo.
Mais, ô désordre de nos mœurs !
ô simplicité mal observée! qui de nous fait à Dieu cette prière dans l'esprit du
christianisme : Seigneur, donnez-moi du pain, accordez-moi le nécessaire ? Les
lèvres le demandent, mais cependant le coeur le dédaigne. — Le
1 De Cultu faemin., lib II, n. 9.
(a) Var.: Ainsi.— (b) C'est ainsi
qu’elle dissipe. — (c) Il nous fait renoncer aux pompes du monde, nous
ensevelissant dans le baptême, comme morts avec Jésus-Christ ; nous devons par
conséquent être revêtus comme des morts d'une espèce de deuil spirituel par ta
mortification chrétienne.
308
nécessaire, quelle pauvreté! Sommes-nous réduits à cette
misère (a) ! — Eh bien, mes frères, je donne les mains ; ne vous
contentez pas du nécessaire, joignez-y la commodité et encore la bienséance.
Mais quelle honte que vous vous teniez malheureux de vous contenir dans ces
bornes ; que l'excès vous soit devenu nécessaire ; que vous estimiez pauvre tout
ce qui n'est pas somptueux , et que vous osiez après cela demander du pain, et
le demander à Dieu même, qui sait combien vous méprisez ce présent, que les
millions ne suffisent pas pour contenter votre luxe ! El vous ne rougissez pas
d'une si honteuse prévarication à la sainte profession que vous avez faite ! On
en rougit si peu, qu'on fait parade du luxe jusque dans l'église, et qu'on le
mène en triomphe aux yeux de Dieu même.
Temple auguste, sacrés autels,
et vous hostie (pie l'on y immole, mystères adorables que l'on y célèbre,
élevez-vous aujourd'hui contre moi, si je ne dis pas la vérité. On profane tous
les jours votre sainteté, en faisant triompher (b) la pompe du monde
jusque dans la maison de Dieu. Il est vrai, la magnificence sied bien dans les
temples : Sanctimonia et magnificentia in sanctificatione ejus (1). Elle
sied bien sur les autels ; elle sied bien sur les vases et sur les ornements
sacrés ; elle sied bien dans la structure de l'édifice ; et c'est honorer Dieu
que de relever sa maison. Mais que vous veniez dans ce temple mieux parée que le
temple même : Circumornatœ ut similitudo templi (2); que vous y veniez la
tête levée orgueilleusement comme l'idole qui y veut être adorée; que vous
vouliez paraître avec pompe dans un lieu où Jésus-Christ se cache sous des
espèces si viles ; que vous y fendiez la presse avec grand bruit pour détourner
sur vous et les yeux et les attentions que Jésus-Christ présent nous demande ;
que pendant que l'on y célèbre la terrible représentation du sacrifice sanglant
du Calvaire, vous vouliez que l'on songe non point combien son humanité a été
indignement dépouillée, mais combien vous êtes richement vêtue, ni combien son
sang a sauvé d'âmes, mais combien vos regards en peuvent perdre : n'est-ce pas
une indignité
1 Psal., XCV, 6. — 2 Psal. CXLIIIi, 12.
(a) Var. : Est-ce là où nous en sommes
réduits ? — (b) En introduisant.
309
insupportable? n'est-ce pas insulter (a) tout
visiblement à la sainteté, à la pureté, à la simplicité de nos mystères?
Donc , mes frères, considérant
attentivement aujourd'hui à quels débordements nous emportent (b) la
curiosité et le luxe, résolvons avant que de sortir d'ici de retrancher
désormais de notre vie ces superfluités prodigieuses : Colligite quœ
superaverunt fragmenta, ne pereant. L’âme n'a de capacité pour contenir
qu'autant que Dieu lui en donne : Dieu lui en donne jusqu'à une certaine mesure;
ce qui est au delà, super finit, s'écoule par-dessus et se perd comme dans un
vaisseau trop plein. Mettez-le dans les mains des pauvres, parce que c'est un
lieu (c) où tout se conserve. Manus pauperis est gazophylacium Christi
(1) : « La main des pauvres, dit saint Pierre Chrysologue, c'est le coffre de
Dieu, » c'est où il reçoit son trésor ; ce que vous y mettez, Dieu le tient
éternellement sous sa garde, et il ne se dissipe jamais. Ne laissez pas tout à
vos héritiers; héritez vous-mêmes de quelque partie de votre bien. Hors de là
tout est perdu; et plût à Dieu, mes frères, plût à Dieu qu'il ne fût que perdu!
Il faut en rendre compte : les pauvres s'élèveront contre vous pour vous
demander compte de leur revenu dissipé. Vous avez aliéné le fonds sur lequel la
Providence divine leur avait assigné leur vie ; ce fonds c'était votre superflu.
— De quoi me parlez-vous de mon
superflu? J'ai été contraint remprunter, mon revenu ne suffisait pas, et toute
cette dépense m'était nécessaire. J'avais la passion de bâtir, la curiosité des
tableaux.— Vous me montrez fort bien tout cela nécessaire à la passion; mais la
faible justification, puisqu'elle même sera condamnée ! La convoitise est un
mauvais juge du superflu. Elle ne le connaît pas, dit saint Augustin ; elle ne
peut savoir les bornes de la nécessité : Nescit cupiditas ubi necessitas
(2), parce que l'excès même lui est nécessaire. Ainsi vous ne deviez pas suivre
ses conseils ; vous deviez vous retenir dans les bornes d'une juste modération
et d'une honnête bienséance. Maintenant que vous avez rompu toutes ces limites,
venez répondre devant
1 S. Petr. Chrysol., serm. VIII de Jejun. et
Eleemosyn. — 2 Cont. Julian lib. IV, cap. XIV.
(a) Var. : C'est une indignité insupportable;
c'est insulter..... — (b) Nous mènent. — (c) Un trésor.
310
Dieu aux larmes des veuves et aux gémissements des
orphelins qui crient contre vous ; rendez compte de votre dépense, qui vous sera
allouée dans ce jugement, non sur le pied de vos convoitises, c'est un trop
mauvais juge, mais sur les règles de la modestie et de la simplicité chrétienne
que vous aviez professée dans le saint baptême.
— Mais je l'ai amassé ce
superflu justement, etc.—Il fallait donc le dépenser de même. — Point de rapines
: — « Vous avez tué ceux que vous n'avez pas assistés : » Occidisti, quia non
pavisti (1). — Mais ceux-ci faisaient de la sorte. — Aussi voyez-vous qu'ils
sont cités pour le même fait et tremblent avec vous devant le Juge. Jusques à
quand m'alléguerez-vous de mauvais exemples? Ah : qu'il est nécessaire d'y bien
penser! prenez garde, Messieurs, à ce superflu qui vous écoule des mains si
facilement. Mais nous reste-t-il encore assez de temps pour parler de la
grandeur extraordinaire? Tranchons ce discours en un mot pour dégager notre
parole.
TROISIEME POINT.
J'ai encore à vous proposer deux
maximes très-importantes pour régler les sentiments des chrétiens sur le sujet
de sa grandeur. J'ai appris l'une de saint Augustin, et l'autre du grand pape
saint Léon ; et toutes deux sont tirées de leurs Epîtres. Pour ne vous être
point ennuyeux, je vous les rapporterai (a), simplement sans ajouter que
fort peu de choses aux paroles de ces deux grands hommes, seulement pour en
faire entendre le sens; je laisserai à vos dévotions de le méditer à votre
loisir. Saint Augustin, mes frères, dans son Epître CXXI, instruisant la
veuve sainte Probe, cette illustre dame romaine, de quelle sorte les chrétiens
pouvaient désirer pour eux ou pour leurs enfants les charges et les dignités du
siècle, le décide par cette belle distinction: Si on les désire non pour
elles-mêmes, mais pour faire du bien aux autres qui sont soumis à notre pouvoir,
si ut par hoc consulant eis qui vivunt sub eis, ce désir peut être permis;
que si c'est pour contenter leur ambition par une vaine ostentation de grandeur,
1 Lactant., De Divin. insitit., lib. VI, cap. XI.
(a) Var. : Je ne ferai presque que les
rapporter.
311
cela n'est pas bienséant à des chrétiens: Si autem
propter inanem fastum elationis pompamque superfluam, vel etiam noxiam
vanitatis, non decet (1).
La raison en un mot, mes frères,
c'est que c'est une règle certaine et admirable de la modération chrétienne (a),
de ramener toujours les choses à leur première institution, en coupant et
retranchant de toutes parts ce que la vanité y ajoute (b). Or si nous
remontons jusqu'à l'origine, nous verrons que la grandeur n'est établie que pour
faire du bien aux autres. Elle est élevée comme les nues pour verser ses eaux
sur la terre, ou bien comme les astres pour répandre bien loin ses influences.
C'est pourquoi Jésus-Christ, dans notre évangile, refuse la royauté qu'on lui
présente, parce que cette royauté n'était pas utile à son peuple. Un jour il
acceptera le titre de roi, et vous le verrez écrit au haut de sa croix, parce
que c'est là qu'il sauve le monde ; et il ne veut point de titre d'honneur qui
ne soit conjoint nécessairement avec l'utilité publique.
Apprenez de là, chrétiens, de
quelle sorte il vous est permis d'aspirer aux honneurs du monde. Si c'est pour
vous repaître d'une vaine pompe, rougissez en vous-mêmes de ce qu'étant
disciples de la croix, il reste encore en vous tant de vanité. Que si vous
recherchez dans la grandeur ce qu'elle a de grand et de solide, qui est le
pouvoir et l'obligation indispensable de faire son emploi de l'utilité publique
(c), allez à la bonne heure avec la bénédiction de Dieu et des hommes.
Mais s'il est vrai, ce que vous nous dites, que vous vous proposez une fin si
noble et si chrétienne , allez-y par des degrés convenables (d) ;
élevez-vous par les voies de la vertu, et non par des pratiques basses et
honteuses.
1 Epist., CXXX, n. 12.
(a) Var. : Du christianisme.—(b) La
raison, c'est que le christianisme va chercher ce qu'il y a de plus solide dans
les choses, et le démêle de ce qui ne l'est dus Deux choses a distinguer dans
les dignités: la pompe et le pouvoir de raire du bien Ce dernier, seul solide,
seul bien véritable, parce que, selon le même saint Augustin au même lieu, le
vrai bien c'est celui qui nom rend meilleurs. Or faire du bien ans autres nous
rend meilleurs, non la pompe qui au contraire nous rend pires par la vanité, et
c'est la véritable institution de la grandeur. Car étant tous formés d'une même
boue, Dieu ne permettrait pas une Si grande différent parmi les hommes, si ce
n'était pour le bien des choses humaines. — (c) Du bien des autres. — (d)
Par des degrés qui conviennent.
312
Que ce ne soit point l'ambition, mais la charité qui vous
mène, parce que l'ambition tourne tout à soi, et qu'il n'y a que la charité qui
regarde sincèrement le bien des autres. C'est la première maxime, qui est celle
de saint Augustin, de ne chercher dans les grands emplois que le bien public.
Que si, pour le malheur du siècle, ceux qui ont cette sainte pensée ne s'élèvent
pas, qu'ils apprennent de saint Léon non-seulement à se contenir, mais à
s'exercer dans leurs bornes; c'est la seconde maxime : Intra fines proprios
atque legitimos, prout quis voluerit, in latitudine se charitatis exerceat
(1) : « Que chacun en se tenant dans ses limites s'exerce de tout son pouvoir
dans la vaste étendue de la charité. »
Ne te persuade pas, chrétien,
que pour ne pouvoir pas t'élever à ces emplois éclatants tu demeures sans
occupation et sans exercice. Il ne faut point sortir de ta condition; ta
condition a ses bornes, mais la charité n'en a point, et son étendue est
infinie, où tu peux l'exercer tant que tu voudras. Ton grand courage veut-il
s'élever, élève-toi jusqu'à Dieu par la charité. Ton esprit agissant veut-il
s'occuper, considère tant d'emplois de charité, tant de pauvres familles
abandonnées, tant de désordres publics et particuliers; joins-toi aux fidèles
serviteurs de Dieu qui travaillent à les réformer. Demeure dans tes limites,
c'est un effet de modération ; mais exerce-toi dans tes limites, dans les
emplois de la charité qui sont infinis, et ne porte jamais ton ambition à une
condition plus élevée, qu'un plus grand bien ne t'y appelle, (a) Je ne
crains point, mes frères, de vous assurer en la vérité de Dieu que je prêche,
que quiconque regarde la grandeur dans un autre esprit, ne la regarde pas en
chrétien.
Et cependant, ô mœurs dépravées
! ô étrange désolation du christianisme! nul ne les regarde en cet esprit, on ne
songe qu'à la vanité et à la pompe. Parlez, parlez, Messieurs; démentez-moi
hautement, si je ne dis pas la vérité. Quel siècle a-t-on jamais vu où
l'ambition ait été si désordonnée? Quelle condition n'a pas oublié ses bornes?
Quelle famille s'est contentée des titres qu'elle avait reçus de ses ancêtres?
On s'est servi de l'occasion des misères
1 Epist. LXXX ad Anat.,
cap. IV.
(a) Note marg. : Exemple de Néhémias.
313
publiques pour multiplier sans fin les dignités. Qui n'a pu
avoir la grandeur, a voulu néanmoins la contrefaire ; et cette superbe
ostentation de grandeur a mis une telle confusion dans tous les ordres qu'on ne
peut plus y faire de discernement, et par un juste retour la grandeur s'est
tellement étendue qu'elle s'est enfin ravilie. O siècle stérile en vertu,
magnifique seulement en titres! Saint Chrysostome a dit (1), et il a dit vrai,
qu'une marque que l'on n'a pas en soi la grandeur, c'est lorsqu'on la cherche
hors de soi dans des ornements extérieurs. Donc, ô siècle vainement superbe, je
le dis avec assurance, et la postérité le saura bien dire, que pour connaître
ton peu de valeur, et tes dais, et tes balustres, et tes couronnes, et tes
manteaux, et tes titres, et tes armoiries, et les autres ornements de ta vanité,
sont des preuves trop convaincantes.
Mais j'entends quelqu'un qui me
dit qu'il se moque de ces fantaisies et de tous ces titres chimériques; que pour
lui il appuie sa famille sur des fondements plus certains, sur des charges
puissantes et sur des richesses immenses qui soutiendront éternellement la
fortune de sa maison. Ecoute, ô homme sage, homme prévoyant, qui étends si loin
aux siècles futurs les précautions de ta prudence; voici Dieu qui te va parler
et qui va confondre tes vaines pensées, sous la figure d'un arbre, par la bouche
de son prophète Ezéchiel. « Assur, dit ce prophète, s'est élevé comme un grand
arbre, comme les cèdres du Liban ; » le ciel l'a nourri de sa rosée; la terre
l'a engraissé de sa substance; les puissances l'ont comblé de leurs bienfaits,
et il suçait de son côté le sang du peuple. « C'est pourquoi il s'est élevé,
superbe en sa hauteur, beau en sa verdure, étendu en ses branches, fertile en
ses rejetons : » Pulcher ramis, et frondibus nemorosus, excelsusque
altitudine, et inter condensas frondes elevatum est cacumen ejus (2). « Les
oiseaux faisaient leurs nids sur ses branches, » les familles de ses
domestiques; « les peuples se mettaient à couvert sous son ombre ; » un grand
nombre de créatures étaient attachées à sa fortune. « Ni les cèdres ni les pins
ne l'égalaient pas, les arbres les plus hauts du jardin portaient envie à sa
grandeur ; » c'est-à-dire les grands de la Cour ne l'égalaient pas : Cedri
non fuerunt altiores illo in
1 Homil. IV in Matth. — 2
Ezech., XXXI, 3.
314
paradiso Dei,abietes non adœquaverunt
summitatem ejus... Eemulata sunt eum omnia ligna voluptatis quœ erant in
paradiso Dei... In ramis ejus fecerunt nidos omnia volatilia cœli... Sub
umbraculo illius habitabat cœtus gentium plurimarum
(1).
Voilà une grande fortune, un
siècle n'en voit pas deux de semblables; mais voyez sa ruine et sa décadence. «
Parce qu'il s'est élevé superbement et qu'il a porté son faite jusqu'aux nues,
et que son cœur s'est enflé dans sa hauteur : Pro eo quod... dedit summitatem
suam virentem atque condensant, et elevatum est cor ejus in altitudine suà :
pour cela, dit le Seigneur, je le couperai par la racine ; je l'abattrai d'un
grand coup, et je le porterai par terre; il viendra une disgrâce, et il ne
pourra plus se soutenir, il tombera d'une grande chute : Projicient eum super
montes; on le verra tout de son long sur une montagne, fardeau inutile de la
terre. Tous ceux qui se reposaient sous son ombre se retireront de lui, de peur
d'être accablés sous sa ruine : » Recedent de umbraculo ejus omnes populi
terrae, et relinquent eum (2). Ou s'il se soutient durant sa vie, il mourra
au milieu de ses grands desseins et laissera à des mineurs des affaires
embrouillées qui ruineront sa famille ; ou Dieu frappera sur son fils unique, et
le fruit de son travail passera en d'autres mains; ou il lui fera succéder un
dissipateur, qui se trouvant tout d'un coup dans de si grands biens dont l'amas
ne lui a coûté aucune peine, se jouera des sueurs d'un père insensé qui se sera
damné pour le laisser riche; et devant la troisième génération, le mauvais
ménage, les dettes auront consumé tous ses héritages; « les branches de ce grand
arbre se trouveront dans toutes les vallées : » In cunctis convallibus
corruent rami ejus (3); je veux dire ces terres et ces seigneuries qu'il
avait ramassées avec tant de soin se partageront en mille mains; et tous ceux
qui verront ce grand changement, diront en levant les épaules et regardant avec,
étonnement les restes de cette fortune délabrée : Est-ce là que devait aboutir
toute cette pompe et cette grandeur formidable? Est-ce là ce grand fleuve qui
devait inonder toute la terre? Je ne vois plus qu'un peu d'écume. Ne le
voyons-nous pas tous les jours?
1 Ezech., XXXI, 8, 9, 6. — 2 Ibid., 10, 12. —
3 Ibid., 12.
315
O homme, que penses-tu faire?
Pourquoi te travailles-tu vainement sans savoir pour qui ? — Mais je serai plus
sage ; et voyant les exemples de ceux qui m'ont précédé, je profiterai de leurs
fautes : — comme si ceux qui t'ont précédé n'en avoient pas vu faillir d'autres
devant eux, dont les fautes ne les ont pas rendus plus sages. La ruine et la
décadence entre dans les allaires humaines par trop d'endroits pour que nous
soyons capables de les prévoir tous, et avec une trop grande impétuosité pour en
pouvoir arrêter le cours. — Mais je jouirai de mon travail. — Et pour dix ans
que tu as de vie?— Mais je regarde ma postérité, que je veux laisser opulente. —
Peut-être que ta postérité n'en jouira pas... — Mais peut-être aussi qu'elle en
jouira. — Et tant de sueurs pour un peut-être ! Regarde qu'il n'y a rien
d'assuré pour toi, non pas même un tombeau pour y graver dessus tes titres
superbes, les seuls restes de ta grandeur abattue : l'avarice de tes héritiers
le refusera à ta mémoire, tant on pensera peu à toi après ta mort. Ce qu'il y
aura d'assuré, ce sera la peine de tes rapines, la vengeance éternelle de tes
concussions et de ton ambition désordonnée. O les beaux restes de ta grandeur! ô
les belles suites de ta fortune! O folie! ô illusion! ô étrange aveuglement des
enfants des hommes!
Chrétiens, méditez ces choses;
chrétiens, qui que vous soyez, qui croyez vous affermir sur la terre,
servez-vous de cette pensée pour chercher le solide et la consistance. Oui,
l'homme doit s'affermir, il ne doit pas borner ses desseins dans des limites si
resserrées que celles de cette vie; qu'il pense hardiment à l'éternité. En effet
il tâche autant qu'il peut que le fruit de son travail n'ait point de fin ; il
ne peut pas toujours vivre, mais il souhaite que son ouvrage subsiste toujours.
Son ouvrage, c'est sa fortune qu'il tâche, autant qu'il lui est possible, de
faire voir aux siècles futurs telle qu'il l'a faite. Il y a dans l'esprit de
l'homme un désir avide de l'éternité ; si on le sait appliquer, c'est notre
salut. Mais voici l'erreur, c'est que l'homme l'attache à ce qu'il aime. S'il
aime les biens périssables, il y médite quelque chose d'éternel; c'est pourquoi
il cherche de tous côtés des soutiens à cet édifice caduc, soutiens aussi caducs
que l'édifice même qui lui paraît chancelant.
316
O homme, désabuse-toi. Si tu aimes l'éternité, cherche-la
donc en elle-même, et ne crois pas pouvoir appliquer sa consistance inébranlable
à cette eau qui passe et à ce sable mouvant. O éternité, tu n'es qu'en Dieu,
mais plutôt, ô éternité, tu es Dieu même; c'est là que je veux chercher mon
appui, mon établissement, ma fortune, mon repos assuré en cette vie et en
l'autre. Amen.
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