SERMON POUR LE DIMANCHE DE LA SEPTUAGESIME.
SUR L'OISIVETÉ.
ANALYSE.
SUJET. Etant sorti
vers l'onzième heure du jour, il en trouva encore d'autres qui étaient là, et
il leur dit : Comment demeurez-vous ici tout le jour sans rien faire?
L'oisiveté
ne passe dans le monde que pour un péché léger, mais c'est devant Dieu un péché
très-grief. Division. Nous sommes tous obligés au travail, et en qualité de
pécheurs : première partie; et en qualité d'hommes attachés à une condition de
vie : deuxième partie.
Première
Partie. Nous sommes tous obligés au
travail en qualité de pécheurs; car le travail est la peine du péché. Peine satisfactoire
et peine préservative.
1°
Peine satisfactoire. Dieu imposa le travail au premier homme, comme le
châtiment de son péché; et cette loi
s'est étendue à tonte la postérité d'Adam, sans nulle exception d'étals, parce
que nous sommes tous pécheurs. Quand donc nous menons une vie oisive, nous
tombons dans une seconde révolte contre Dieu. La première a été notre péché, et
la seconde est la fuite du travail qui en doit être la punition. Voilà
néanmoins quelle est la vie du monde. On passe les années à perdre la chose la plus
précieuse qui est le temps, et le temps de la pénitence. Je suis riche, dit-on;
et qu'ai-je affaire de travailler? Mais,
quoique riche vous êtes pécheur. Je suis
d'une qualité et dans un rang où le travail ne me convient pas : il vous
convient partout, puisque partout vous êtes pécheur. Le travail est ennuyeux :
prenez cet ennui par pénitence.
2°
Peine préservative. De combien de péchés l'oisiveté est-elle la source? C'est
le travail qui nous en préserve. Exemple des Juifs, de David, de Salomon. C’est
pour cela que les Pères du désert enjoignaient si fortement le travail aux
solitaires; et c'est de là même que la vraie piété et l'innocence des mœurs ne
se rencontrent presque plus que dans ces conditions médiocres qui subsistent par
le travail.
Deuxième
Partie. Nous sommes tous obligés au
travail en qualité d'hommes attachés par état a une condition de vie. Car toute condition est sujette à
certains devoirs dont l'accomplissement demande du travail et de la peine; et
plus une condition est relevée dans le monde, plus elle a de ces engagements
auxquels il est impossible de satisfaire
sans une application constante et assidue. Cela se voit assez par
l'induction qu'on peut faire de tous les états de la vie.
Dieu
l'a ainsi ordonné pour deux raisons, surtout à l'égard des conditions plus
relevées : 1° afin que les dignités et les conditions honorables ne devinssent
pas les sujets de notre vanité; 2° afin qu'elles ne servissent pas a exciter
notre ambition.
Concluons
donc deux choses : qu'il n'y a point
d'état où l'oisiveté ne soit un crime, et qu'elle l'est encore plus dans les
états supérieurs aux autres. Y a-t-il en effet un état où l'on puisse être
oisif sans manquer aux devoirs de conscience les plus essentiels ; et comme
les états supérieurs ont des devoirs plus importants, n'en est-on pas d'autant
plus criminel, lorsque l'oisiveté les fait négliger? C'est pervertir l'ordre
des choses, c'est être infidèle à la Providence, c'est déshonorer sou état, et,
par une suite nécessaire, c'est se damner. Exemple de l'empereur Valentinien.
Circa
undecimam vero diei invenit alios stantes, et dixit illis : Quid hic stalis tota
die otiosi ?
Etant
sorti vers l'onzième heure du jour,
il en trouva encore d'autre:» qui étaient là, et il
leur dit : Comment demeurez-vous ici tout le jour sans rien faire ? (Saint
Matth., chap. XX, 6.)
Est-ce un reproche, est-ce une
invitation que le Père de famille fait à ces ouvriers de notre évangile? C’est
l'un et l'autre. Il leur reproche leur oisiveté, et il les imite au travail. Quid
satis tota die otiosi? Pourquoi vous tenez-vous la sans rien faire? voilà
le reproche, Ite et vos in vineam meam ; allez-vous-en travailler en ma
vigne : voilà l'invitation. Mais dans le sens littéral, à qui est-ce que cette
imitation et ce reproche s'adressent? à moi-même qui vous parle, mes chers
auditeurs, et à vous qui m'écoutez. Car, selon la remarque des interprètes, les
paraboles, telles qu'est celle-ci, n'ont jamais d'autre sens littéral que celui
même de l'application qui en est faite ; et il est vrai que Jésus-Christ, en
prononçant ces paroles de mon texte : Quid hic statis tota die otiosi, a
voulu nous les
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rendre propres, puisque autrement il les aurait dites sans
aucune fin , ce qui répugne à sa sagesse. Ne cherchons donc point d'autre
matière de ce discours. Le Fils de Dieu nous parle en maître : écoutons-le avec
respect. Il nous reproche le désordre de notre oisiveté : reconnaissons-le, et
nous en corrigeons. Il nous invite au travail : ne refusons pas les conditions
avantageuses qu'il nous offre, et regardons ce sujet comme un des plus
importants que j'aie eu lieu jusqu'ici de traiter. L'oisiveté ne passe pas dans
le monde pour un péché bien grief ; mais il l'est devant Dieu, et c'est de quoi
j'entreprends de vous convaincre aujourd'hui, après que nous aurons imploré le
secours du ciel, et salué Marie, en lui disant : Ave, Maria.
Outre cette justice rigoureuse
que les théologiens appellent commutative , et qu'ils ne reconnaissent point en
Dieu à l'égard des hommes, parce que Dieu ne doit rien aux hommes, ni ne peut
rien leur devoir ; il y a trois autres espèces de justice dont Dieu est capable
par rapport à nous, et qui, bien loin de préjudicier à sa grandeur, sont autant
de perfections de son être : justice vindicative, justice légale, et justice
distributive. Justice vindicative, qui punit le péché; justice légale, qui
n'est point distinguée de sa providence, à qui il appartient de gouverner les
états du monde ; enfin justice distributive, qui partage les récompenses selon
les mérites. Je ne dis rien de cette troisième justice, pour ne pas embrasser
trop de matière ; et je m'arrête aux deux autres, qui imposent à l'homme une
obligation indispensable de travailler. Car la justice de Dieu vindicative
répare le péché de l'homme par le travail; et c'est par le travail que la
justice légale, qui est en Dieu, entretient tous les états et toutes les
conditions du monde. L'oisiveté donc, qui s'oppose directement à cette double
justice, est un désordre : voilà tout mon dessein. Je prétends que deux choses
nous obligent au travail, et condamnent notre oisiveté comme un des plus grands
obstacles du salut; le péché, et notre condition particulière. Nous naissons
tous dans le péché, et nous vivons tous dans une certaine condition : d'où je
conclus que nous sommes tous sujets au travail, et en qualité de pécheurs,
c'est le premier point; et en qualité d’ hommes attachés par état à nue
condition de vie, c'est le second point. L'un et l'autre vous découvrira des
vérités que vous avez peut-être ignorées jusqu'à présent, et dont la
connaissance vous est absolument nécessaire. Commençons.
PREMIÈRE PARTIE.
Il n'en faut pas davantage,
Chrétiens, pour conclure que l'oisiveté est un désordre qui nous rend criminels
devant Dieu , que de considérer ce que nous sommes, et quel est le principe de
notre origine. Nous sommes pécheurs, et, comme dit l'Ecriture, nous avons tous
été conçus dans l'iniquité : il est donc vrai que nous avons tous contracté en
naissant une obligation particulière qui nous assujettit au travail. Cette
conséquence est évidente dans les règles de la foi : pourquoi cela? parce que
la foi nous apprend que Dieu a ordonné le travail à l'homme, comme une peine de
sa désobéissance et de sa rébellion. Peine, disent les théologiens, qui par
rapport à nous est en même temps satisfactoire et préservative. Satisfactoire,
pour expier le péché commis; et préservative, pour nous empêcher de le
commettre. Satisfactoire, parce que nous avons été prévaricateurs; et
préservative, afin que nous cessions de l'être. Satisfactoire, pour être un
moyen de réparation envers la justice de Dieu, et préservative, pour servir de
remède à notre faiblesse. Tu as violé mon commandement, dit Dieu au premier
homme ; et moi je te condamne à porter le joug d'une vie servile et laborieuse.
La terre ne produira plus pour toi qu'à force de travail. Au lieu qu'elle te
fournissait d'elle-même des fruits délicieux, tu ne mangeras qu'un pain de
douleur, c'est-à-dire un pain que tes sueurs auront détrempé, avant qu'il
puisse être employé à ta nourriture : In sudore vultus tui vesceris pane tuo
(1). Voilà, chrétienne compagnie, la première loi que Dieu a établie dans le
monde, du moment que l'homme a été pécheur, et c'est cette loi qui fait un
crime de notre oisiveté.
Où je vous prie d'admirer en
passant la différence que saint Augustin a remarquée entre trois sortes de travaux
: celui de Dieu dans la nature, celui d'Adam dans l'état de la grâce et de
l'innocence, et celui de tous les hommes dans la corruption du péché : ceci est
digne de votre attention. Dieu, dit saint Augustin, agit incessamment, et en
lui-même, et hors de lui-même : Pater meus usque modo operatur (2). Adam
s'occupait dans le paradis terrestre , puisque nous lisons qu'il y fut mis pour
le cultiver de ses mains : Posuit eum in paradiso, ut operaretur (3). Et
l'homme pécheur, dès les premières années de sa vie, se trouve réduit à essuyer
mille fatigues : Pauper sum et in
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laboribus
in juventute mea
(1). Voilà trois espèces de travaux, mais dont les qualités sont bien
contraires. Car prenez garde , s'il vous
plaît : de ce que Dieu agit dans l'univers, ce n'est point par un engagement de
nécessité, mais par un mouvement de sa bonté, pour se communiquer, et pour
donner l'être aux créatures. De ce qu'Adam cultivait le paradis terrestre, ce
n'était point par punition, mais par choix, pour occuper son esprit en exerçant
son corps. Mais lorsque l'homme, selon l'expression du Roi-Prophète, est
aujourd'hui dans le travail, c'est par un ordre rigoureux qu'il est obligé de
subir, et dont il ne lui est pas permis de se dispenser. L'action de Dieu dans
la nature et une preuve de sa puissance; l'occupation d'Adam dans le paradis terrestre était une marque de sa
vertu : mais l'assujettissement du pécheur à un travail réglé est, pour parler avec
l'Apôtre, et le paiement et la solde de son péché : Stipendium peccati (2).
D'où il arrive, par une suite d'effets proportionnés à cette diversité de
principes, qu'au lieu que Dieu, en produisant et créant le monde, se fait
honneur de son ouvrage, qu'Adam trouvait dans le sien de la douceur et du
plaisir, l'homme pécheur se sent humilié et mortifié de son travail ; et tout
cela, conclut ce grand docteur, parce que Dieu dans la création a travaillé en
souverain et en maître; qu'Adam , dans le paradis où Dieu le plaça, travaillait
en serviteur et en affranchi ; mais que
l'homme, dans l'état de sa disgrâce, ne travaille plus qu'en criminel et en
esclave. C'est l'excellente idée de saint Augustin, pour nous développer la
vérité que je vous prêche, et pour nous faire comprendre l'importance de ce
devoir.
Mais revenons. Il s'agit donc de
savoir si, lorsque Dieu prononça cette malédiction contre le premier homme : In
sudore vultus tui vesceris pane; Tu ne vivras désormais que du fruit de tes
peines; si, dis-je, par ces paroles, Dieu prétendit faire une loi générale qui
comprît toute la postérité d'Adam, ou s'il en excepta certaines conditions et
certains états du monde; s'il usa de grâce envers les uns, pendant qu'il
procédait rigoureusement contre les autres; s'il destina les grands et les
riches à la douceur du repos, et les pauvres à la misère et à la servitude;
s'il dit à ceux-ci, vous arroserez la terre de vos sueurs, et a ceux-là, vous
n'en goûterez que les délices. Je vous demande, Chrétiens, Dieu lit-il alors
cette distinction? Ah! mes Frères, répond saint Chrysostome, il
n'y pensa jamais; et sa justice, qui est incapable de faire
entre les hommes d'autre discernement que celui de l'innocence et du péché, fut
bien éloignée d'avoir quelque égard à la naissance et à la fortune, pour régler
sur cela leur destinée et leur sort. Non, Chrétiens, Dieu ne donna aux riches
nul privilège, pour les décharger de cette obligation. Comme le péché était
commun à tous, il voulut que tous participassent à cette malédiction ; et c'est
ce que le Saint-Esprit nous dit clairement dans le chapitre quarantième de
l'Ecclésiastique : Occupatio magna creata est omnibus hominibus (1) ;
Cette loi de travail a été faite pour tous les hommes ; et cette loi, ajoute le
texte sacré, est un joug pesant et humiliant pour les enfants d'Adam : Et
jugum grave super filios Adœ (2). Mais pour quels enfants d'Adam? ne perdez
pas ceci : A residente super sedem gloriosam, usque ad humiliatum in terra
et in cinere (3) ; Depuis celui qui est assis sur le trône, jusqu'à celui
qui rampe dans la poussière : Et ab eo qui portat coronam, usque ad eum qui
operitur lino crudo (4); et depuis ceux qui portent la couronne et la
pourpre, jusqu'à ceux que leur pauvreté réduit à être le plus grossièrement
vêtus. Voilà l'étendue de l'arrêt, ou, si vous voulez, de l'anathème que Dieu
fulmina; en conséquence duquel il n'y a point d'homme chrétien, qui ne doive se
résoudre à consommer sa vie dans le travail. Fût-il prince ou monarque, il est
pécheur; donc il doit se soumettre à la peine que le Créateur de l'univers lui
a imposée. Et c'est pour cela, dit Tertullien (cette réflexion est belle),
qu'immédiatement après que l'homme eut péché, Dieu lui fit un habit de peaux : Fecit
quoque Dominas Adœ tunicas pelliceas (5). Pourquoi cet habit ? pour lui
signifier qu'en péchant il s'était dégradé lui-même, et qu'il était déchu de la
liberté des enfants de Dieu, dans un esclavage honteux et pénible. Car l'habit
de peaux, poursuit Tertullien, était affecté à ceux que l'on condamnait à
travailler aux mines; et Dieu le donna à Adam, afin qu'il ne considérât plus sa
vie que comme un continuel travail.
Voilà, dis-je, mes chers
auditeurs, le parti que doit prendre tout chrétien : travailler en esclave de
Dieu, c'est-à-dire non point par caprice et par humeur, comme ce philosophe
dont parle Minutius Félix, qui n'avait point d'autre règle de ses occupations
et de son repos que le génie ou la passion qui le dominait :
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Qui ad nutum assidentis sibi dœmonis vel declinabat negotia,
vel appetebat ; c'était Socrate. Car le chrétien, agissant par un principe
tout contraire, prend le travail par esprit de pénitence et dans la vue de
satisfaire à Dieu, parce qu'il sait bien que c'est la première peine de son
péché. Que faisons-nous donc quand, au préjudice de ce devoir, nous nous
abandonnons à une vie lâche et oisive? le voulez-vous savoir? nous nous
révoltons contre Dieu, nous tâchons de secouer le joug que sa justice et sa
providence nous ont donné à porter; nous faisons comme ces orgueilleux dont le
Prophète royal exprime si bien le caractère, quand il dit que, quoiqu'ils
soient engagés dans toutes les injustices et tous les crimes des hommes, ils ne
veulent pas pour cela avoir part aux travaux des hommes; et qu'étant les plus
hardis à s'émanciper de l'obéissance qu'ils doivent à Dieu, ils ne laissent pas
d'être les plus fiers et les plus indociles, quand il est question de se
soumettre aux châtiments de Dieu : In labore hominum non sunt, et cum hominibus
non flagellabuntur ; ideo tenuit eos superbia (1). Car remarquez, je vous
prie, une chose bien singulière dans la conduite de Dieu; cet assujettissement
au travail est tellement la peine de notre péché, qu'il faut, pour apaiser
Dieu, que nous soyons nous-mêmes les exécuteurs de cette peine. Dans la justice
des hommes il n'en est pas ainsi : on n'oblige jamais un criminel d'exécuter
lui-même son arrêt; pourvu qu'il le subisse, il est censé être dans l'ordre et
dans la disposition qu'on exige de lui : mais Dieu, qui a un domaine supérieur
et absolu sur nous, pour une réparation plus exacte et plus entière du péché,
veut que nous nous chargions volontairement de la commission de le punir, et
que nous lui servions de ministres pour accomplir dans nous-mêmes et contre
nous-mêmes ses jugements les plus sévères; et c'est ce qui se fait par la
pénitence, dont saint Grégoire, pape, ne craint pas de dire que l'assiduité au
travail est la plus indispensable et la plus raisonnable partie.
Qu'est-ce donc, encore une fois,
que le désordre d'une vie oisive? c'est, répond saint Ambroise, à le bien
prendre, une seconde révolte de la créature contre son Dieu. La première a été
la transgression et le violement de la loi, et la seconde est la fuite du
travail. Par la première, l'homme a dit : Non serviam (2); Non, je
n'obéirai pas; et par la seconde, il ajoute : Non, je ne subirai pas la peine
de ma
désobéissance. En succombant à son appétit déréglé, il a
méprisé Dieu comme souverain ; et en passant sa vie dans l'oisiveté, il le
méprise comme juge. Auriez-vous cru, mes chers auditeurs, que ce péché allât
jusque-là? Voilà cependant ce que l'on peut bien aujourd'hui appeler le péché
du monde, puisque c'est le péché d'un nombre infini de personnes qui ne sont
sur la terre (voyez si j'en conçois une idée juste), qui ne sont, à ce qu'il
paraît, sur la terre que pour y recevoir les tributs du travail d'autrui, sans
jamais payer du leur; qui n'ont point d'autre emploi dans leur condition, que
de jouir des commodités, des aises et des douceurs de la vie; dont le plus
grand soin et la plus importante affaire est de couler le temps; qui se
divertissent toujours, ou plutôt qui à force de se divertir ne se divertissent
plus, puisque, selon la maxime de Cassiodore, le divertissement suppose une
application honnête, ce que ceux-ci ne connaissent point; enfin de qui l'on
peut dire : In labore hominum non sunt ; parce qu'il semble, à les voir,
que la loi ne soit pas pour eux, et qu'ils ne soient pas compris dans la masse
commune du genre humain.
Ne parlons point seulement en
général; mais, pour l'édification de vos mœurs et pour vous rendre ce discours
utile, entrons dans le détail. Un homme du monde, tel qu'à la confusion de
notre siècle nous en voyons tous les jours; un homme du monde, dont par une
habitude pitoyable la sphère est bornée au plaisir ou à l'ennui, qui passe sa
vie à de frivoles amusements, à s'informer de ce qui se dit, à contrôler ce qui
se fait, à courir après les spectacles, à se réjouir dans les compagnies, à se
vanter de ce qu'il n'est pas, à railler sans cesse sans jamais rien faire ni
rien dire de sérieux, un chrétien réduit à n'avoir point de plus ordinaire ni
de plus constante occupation que le jeu, c'est-à-dire qui n'use plus du jeu
comme d'un relâchement d'esprit dont il avait besoin pour se distraire, mais comme
d'un emploi auquel il s'attache, et qui est le charme de son oisiveté, un
chrétien déconcerté et embarrassé de lui-même quand il ne joue pas, qui ne sait
ce qu'il fera ni ce qu'il deviendra, quand une assemblée ou une partie de jeu
lui manque; et, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, qui ne joue pas pour
vivre, mais qui ne vit que pour jouer : une femme professant la religion de
Jésus-Christ, tout appliquée à l'extérieur de sa personne ; qui n'a point
d'autre exercice que de consulter un miroir, que d'étudier les nouvelles modes,
que de parer son
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corps; qui, négligeant ses propres devoirs, est toujours
prête à s'ingérer dans les affaires d'autrui, ne sachant rien et parlant de tout,
ne s'instruisant pas où il le faut, et faisant la ionisante où il ne le faut
pas; qui croit qu'elle accomplit toute justice quand elle va inutilement de
visite en visite, qu'elle en reçoit aujourd'hui, qu'elle en rend demain ; qui
se fait un devoir prétendu d'entretenir par de vaines lettres mille commerces
superflus et même suspects et dangereux , et qui à l'heure de la mort ne peut
rendre à Dieu d'autre compte de ses actions que celui-ci : J'ai vu le monde,
j'ai pratiqué le monde : encore une fois, un homme, une femme, peuvent-ils se
persuader que tout cela soit conforme à cet ordre de justice que Dieu a établi
sur nous, en qualité de pécheurs? Cette continuité de jeu, cette vie de
plaisir, est-il rien de plus opposé aux idées que Jésus-Christ nous donne de
notre condition? Quand il n'y aurait point de christianisme, l'homme, en
jugeant de tout cela selon la raison, le pourrait-il approuver? et si, au
tribunal de sa raison seule, il est obligé de le condamner, quel jugement
croyez-vous que Dieu en portera lui-même? On demande si le salut y peut être
véritablement intéressé : et qui en doute, Chrétiens? Où serait-il intéressé,
s'il ne l'est pas dans la profanation de la chose du monde la plus précieuse,
qui est le temps, et le temps de a pénitence? Or, quelle plus grande profanation
en peut-on concevoir, que la manière dont vivent aujourd'hui ceux de qui je
parle? Si en conséquence de ces principes une parole oiseuse doit être
condamnée, que sera-ce d'une vie tout entière, où Dieu ne trouvera rien que
d'inutile? Mais le monde n'en juge pas de la sorte, et ce désordre de
l'oisiveté que je combats n'y est pas compté pour une chose dont on doive se
faire un scrupule devant Dieu. Il est vrai, Chrétiens, et je ne le sais que
trop : mais il importe peu ce que le monde en pense et en juge, quand le Fils
de Dieu nous a appris ce que nous en devons juger; il y a bien d'autres
articles qui ne passent pour rien dans le monde, et dont la discussion n'en
sera pas moins terrible au jugement de Dieu. Je sais même qu'il y a des âmes
assez aveugles, qui prétendent accorder cette vie oisive avec-la dévotion et la
piété; et je sais aussi que Dieu, dont le discernement est infaillible, saura
bien confondre cette fausse dévotion , en lui opposant les règles de la solide
et de la vraie.
Mais je suis riche, dites-vous,
et pourquoi m'obliger au travail, lorsque j'ai du bien plus que suffisamment
pour vivre? Pourquoi, mon cher auditeur? parce que tous les biens du monde ne
peuvent vous soustraire à la malédiction du péché; parce que, dans le partage
favorable qui vous est échu des biens de cette vie par les ordres de la
Providence, Dieu a toujours supposé l'exécution des arrêts de sa justice; parce
que Dieu en vous donnant ces biens, n'a jamais eu intention de déroger à ses
droits; et lorsque vous dites, j'ai du bien, donc je ne dois pas travailler,
vous raisonnez aussi mal que si vous disiez, donc je ne dois point mourir : car
l'obligation du travail et la nécessité de la mort tiennent le même rang dans
les divins décrets. Ne savez-vous pas ce qui fut répondu à ce riche de
l'Evangile? Il avait beaucoup travaillé, pour se mettre dans l'abondance de
toutes choses; et se voyant enfin comblé de richesses : Reposons-nous
maintenant, disait-il ; me voilà à mon aise pour bien des années : Anima,
habes multa bona posita in annos plurimos ; requiesce (1). Mais comment
Dieu le traita-t-il? d'insensé : Stulte ; lui faisant entendre que pour
l'homme sur la terre il n'y avait que deux partis à prendre, ou le travail, ou
la mort; et que puisqu'il renonçait au premier, il fallait se résoudre au
second, et mourir dès la nuit prochaine : Hac nocte animam tuam repetent a
te (2).
Mais je suis d'une qualité et
dans une élévation où le travail ne me convient pas. Quelle conséquence ! Parce
que vous êtes grand selon le monde, en êtes-vous moins pécheur, et l'éclat de
votre dignité efface-t-il la tache de votre origine ? Cette dignité est-elle
au-dessus des pontifes et des souverains? Or, écoutez comment, saint Bernard
parlait autrefois à un grand pape, l'instruisant sur cette matière. Saint Père,
lui disait-il avec un zèle respectueux, je vous conjure de considérer souvent
qui vous êtes, et de voir, non pas ce que vous avez été fait, mais ce que vous
êtes né : Non quod factus, sed quod natus es. Vous avez été fait évêque,
mais vous êtes né pécheur : lequel des deux doit vous toucher davantage?
n'est-ce pas ce que vous êtes par la condition de votre naissance? Otez-moi
donc cet appareil de majesté qui vous environne; détournez les yeux de cette
pourpre qui couvre votre bassesse, et qui ne guérit pas vos plaies : Tolle
velamen foliorum celantium ignominiam tuam, non plagas curantium.
Contemplez-vous vous-même, et pensez que vous êtes sorti nu du
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sein de votre mère. Car, si vous éloignez de votre vue tous
ces faux brillants de gloire qui éblouissent les hommes, que trouverez-vous
dans vous-même, sinon un homme pauvre et misérable , souffrant de ce qu'il est
homme, parce qu'il est en même temps pécheur, et pleurant de ce qu'il vient au
monde, parce qu'il y vient comme un rebelle réduit dans une dure servitude ! Occurret
tibi homo pauper et miserabilis, dolens quod homo sit, plorans quod natus sit
; enfin un homme né pour le travail, et non pour l'honneur : Homo denique
natus ad laborem, non ad honorem ? Voila, saint Père, ce que vous êtes ; ce
que vous êtes, dis-je, par-dessus tout : Hoc est certe quod maxime es.
Car tout le reste n'est qu'accessoire, et il faut que l'accessoire se conforme
au principal. C'est donc, Chrétiens, sur ce principal, je veux dire sur la
qualité de pécheur, qu'est fondée pour les grands comme pour les autres
l'indispensable obligation d'une vie agissante et laborieuse.
Mais une telle vie est ennuyeuse.
Eh quoi ! mon cher auditeur, est-ce donc là une raison que vous puissiez
alléguer contre un devoir aussi essentiel que celui-ci ? Si je traitais la
chose en philosophe , je pourrais vous répondre qu'un travail convenable, et où
par l'habitude vous prendrez goût, vous préservera plutôt de l'ennui, qu'il ne
vous y fera tomber. Mais je parle en prédicateur chrétien; et supposant cet
ennui que vous craignez, je vous dis que ce sera une pénitence pour vous, et
que cette pénitence vous doit être d'autant plus chère, que vous n'en faites
point d'autre dans votre état. Vous vous ennuierez pour Dieu , pour satisfaire
à Dieu, pour réparer tous les plaisirs criminels que vous avez recherchés
contre la loi de Dieu. Précieux ennui, puisque Dieu l'agréera , et que Dieu
même, en l'agréant, saura bien d'ailleurs vous en dédommager ! Cependant,
Chrétiens, admirez encore la bonté de notre Dieu, qui éclate jusque dans la
punition de l'homme. Cet engagement au travail, que je vous ai représenté comme
une satisfaction du péché, en est, selon la théologie de tous les Pères, le
préservatif et le remède. Quelle miséricorde de Dieu sur nous, de nous faire
trouver dans les châtiments de sa justice notre avantage et notre sûreté !
Oui, mes Frères, le grand préservatif contre le dérèglement de nos passions et
les désordres du péché, c'est l'application à un travail constant et assidu :
et en vain m'efforcerais-je de vous persuader cette vérité, puisqu'elle est
évidente par elle-même. Quand le Saint-Esprit ne l'aurait pas dit, l'expérience
seule ne le justifierait que trop, que l'oisiveté est la maîtresse de tous les
crimes, que c'est elle qui les enseigne aux hommes, qui leur en fait des
leçons, qui leur en suggère les desseins, qui leur ouvre l'esprit pour en inventer
les moyens : tout cela renfermé dans ce beau mot de l'Ecclésiastique: Multam
enim malitiam docuit otiositas (1).
En effet, dit saint Augustin,
paraphrasant ce passage dans l'excellent sermon qu'il adresse aux religieux de
son ordre pour leur inspirer l'amour du travail, et pour leur faire appréhender
les conséquences funestes de la vie oisive, prenez-y garde, mes Frères, et pour
en être convaincus, parcourez les exemples touchants que l'Ecriture nous en
fournit. De qui est-ce que les Israélites, si attachés d'ailleurs à leur loi et
si zélés pour la vraie religion, apprirent à être idolâtres? L'aurait-on cru,
si saint Paul ne le disait en propres termes, que ce fut une suite malheureuse
de cette oisiveté qui les porta à s'abandonner à des fêtes profanes et à des
jeux excessifs, pendant que leur législateur Moïse était en conférence avec
Dieu? Sedit populus manducare et bibere,
et surrexerunt ludere (2). Demandez au prophète comment Sodome devint si
savante dans des abominations jusqu'alors inconnues et inouïes; ne vous
répondra-t-il pas que l'oisiveté de cette ville réprouvée fut la source de son
iniquité? Mais dites-moi, ajoute saint Augustin, tandis que David fut occupé
aux exercices de la guerre, sentait-il les attaques de la concupiscence et de
la chair? et quand est-ce qu'il conçut dans son cœur les adultères et les
homicides ? Ne fut-ce pas, selon le texte sacré, lorsqu'il resta oisif à
Jérusalem, dans un temps où les autres marchaient en campagne? Qui causa la
ruine de Samson? procédait-elle d'un autre principe que de la vie languissante
et efféminée où il demeura pour complaire à une étrangère ? et ce héros du
peuple de Dieu put-il jamais être surpris pendant qu'il était aux prises avec
ses ennemis? Salomon , le plus sage des princes, succomba-t-il dans les premières années de son règne, tandis qu'il
travaillait avec un zèle infatigable, et
qu'il appliquait tous ses soins ci bâtir le temple? succomba-t-il, dis-je, à
cette aveugle passion qui l'infatua dans la suite, jusqu'à lui faire adorer les
dieux de ses concubines? Et ne commença-t-il pas au contraire à se laisser
corrompre par la volupté, du moment qu'il eut mis fin à son entreprise, et
qu'il se
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vit dans un profond repos? Ah! mes frères, conclut saint
Augustin, nous n'avons pas une vertu plus assurée, ni plus solide que ces
grands hommes : nous ne sommes ni plus saints que David, ni plus éclairés que
Salomon , ni plus forte que Samson ; et pour vivre dans la retraite, nous
n'avons pas moins à craindre les désordres de l'oisiveté. C'est ainsi qu'il
s'en expliquait aux solitaires de sa règle.
Mais à propos de solitaires
(cette réflexion est du saint évoque de Genève, François
de Sales), pourquoi pensez-vous , Chrétiens, que dans ces monastères d'Egypte
où les hommes vivaient comme des anges, et où le don de contemplation était une
des grâces les plus ordinaires, on maintenait cependant le travail dis mains
avec une discipline si exacte, comme nous l'apprenons de Cassien et de saint
Jérôme? Est-ce que le travail des mains était attaché à la profession de ces
hommes de Dieu ? ce serait la dégrader, que d'en juger de la sorte. Leur
était-il nécessaire pour leur subsistance? non ; la charité des fidèles, qui
était encore dans sa ferveur, y avait abondamment suppléé. Pourquoi donc
travaillaient-ils? ils le faisaient, répond saint Jérôme, non pour les besoins
du corps,mais pour le salut de l'âme : Non propter corporis necessitatem,
sed propter animœ salutem; parce qu'ils savaient que quelque perfection qu'ils
eussent acquise, il leur était impossible de contempler sans cesse les choses
divines; et parce qu'ils étaient d'ailleurs persuadés que de demeurer un moment
sans contemplation ou sans action, c'eût été s'exposer à la tentation. Voilà
pourquoi, dit Cassien, la grande maxime reçue parmi eux était qu'un solitaire
occupé devait être toujours le plus innocent, parce qu'il n'était tenté que
d'un seul démon ; au lieu qu'un solitaire paresseux et sans emploi se trouvait
souvent, comme ce misérable de l'Evangile, possédé d'une légion entière : Operatorem
monachum dœmone uno pulsari, otiosum spiritibus innumeris devastari. Sur
quoi, mes chers auditeurs, vous devez, ce me semble, raisonner ainsi avec
vous-mêmes : Ces hommes si détachés de la terre, et si élevés au-dessus des
faiblesses de la nature, croyaient qu'un travail réglé leur était nécessaire
pour persévérer dans l'état de la grâce ; et moi qui suis un pécheur rempli de
misères, vivant dans la dissipation et l'oisiveté, je m'assurerai de mon salut
: quel orgueil et quelle présomption ! C'étaient des chrétiens parfaits, d'une
conversation toute céleste, qui avaient, pour triompher des vices, des secours infinis
que je n'ai pas; car la solitude leur servait de retranchement, la religion
leur donnait des armes, le jeûne les fortifiait, l'austérité les rendait
terribles aux puissances de l'enfer; et néanmoins ils se regardaient déjà comme
vaincus dès qu'ils venaient à se relâcher dans leurs observances laborieuses,
tant ils étaient sûrs que l'oisiveté était infailliblement suivie d'une
multitude innombrable de péchés. Que dois-je espérer, moi qui n'ai aucun de ces
avantages, moi qui vis au milieu du monde comme dans un pays découvert à toutes
les attaques du démon, moi qui veille si peu sur mes sens? que puis-je me
promettre, si, avec tout cela, j'ouvre encore à mon ennemi la plus large porte
du péché, qui est l'oisiveté volontaire? N'est-ce pas agir de concert avec lui,
et lui livrer mon âme?
Voilà, mes Frères, disait saint
Ambroise, ce qui énerve aujourd'hui dans nous la force et la vigueur de
l'esprit chrétien. Au milieu des persécutions, le christianisme s'est soutenu,
et il n'est pas croyable combien les travaux et les fatigues qu'il a eu alors à
essuyer ont contribué à son accroissement et à son affermissement. Mais
maintenant, ajoutait ce grand évoque, c'est la paix qui nous corrompt, c'est la
douceur du repos qui rend notre foi languissante, c'est le relâchement d'une
vie inutile qui cause tous nos scandales ; et il arrive, par un effet aussi
surprenant que déplorable, que ceux qui n'ont pu être domptés par la violence
des supplices, le sont honteusement par le désordre de l'oisiveté : Nunc
tentant otia, quos bella non fregerunt. Paroles, Chrétiens, qui
conviendraient encore bien mieux à notre siècle qu'à celui de saint Ambroise.
Car, disons la vérité, s'il y a de l'innocence dans le monde, où est-elle,
sinon dans les conditions et dans les états où la loi du travail est
inviolablement observée? Parmi les grands, les nobles, les riches, c'est-à-dire
parmi ceux dont la vie n'est qu'amusements et que mollesse, ne cherchez point
la vraie piété, et ne vous attendez point à y trouver la pureté des mœurs ; ce
n'est plus là qu'elle habite, dit le patriarche Job : Non invenitur in terra
suaviter viventium (1). Où est-ce donc qu'elle peut se rencontrer? dans les
cabanes d'une pauvreté fainéante, qui n'a point d'autre occupation que la
mendicité? non, Chrétiens; l'oisiveté perd aussi bien ceux-là que les riches;
et ce genre de pauvres, que Jésus-Christ ne reconnaît point, est également
sujet au libertinage. Où est-ce donc enfin que
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l'innocence est réduite? je vous l'ai dit, à ces médiocres
états de vie qui subsistent par le travail ; à ces conditions moins éclatantes,
mais plus assurées pour le salut, de marchands engagés dans les soins d'un
légitime négoce, d'artisans qui mesurent les jours par l'ouvrage de leurs
mains, de serviteurs qui accomplissent à la lettre ce précepte divin : Vous
mangerez selon que vous travaillerez : In laboribus comedes ; c'est là,
encore une fois, qu'est l'innocence, parce que c'est là qu'il n'y a point
d'oisiveté.
Concluons, mes chers auditeurs ,
cette première partie par l'important avis que donnait saint Jérôme à un de ses
disciples : Facito semper aliquid operis, ut te Deus mit diabolus inveniat
occupatum ; Faites toujours quelque chose, afin que Dieu ou le démon vous
trouve toujours occupé. Si le démon vous voit occupé, il n'entreprendra point
de vous tenter; et si Dieu vous trouve appliqué au travail, il n'aura point de
quoi vous punir. Sans cela vous vous rendez criminel, parce que vous manquez à
un devoir que vous impose non-seulement la qualité de pécheur, mais encore la
qualité d'homme attaché dans le monde à une condition particulière, comme vous
l'allez voir dans la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
C'est une vérité incontestable,
Chrétiens, que toute condition dans le monde est sujette à certains devoirs,
dont l'accomplissement demande du travail et de la peine; et c'est une autre
vérité qui pour être peu reconnue n'en est pas moins solidement établie, que
plus une condition est relevée dans le monde, plus elle a de ces engagements
auxquels il est impossible de satisfaire sans une application constante et
assidue. Comprenez, s'il vous plaît, cette morale, qui vous paraîtra, de la
manière que je vous la ferai concevoir, très-conforme à la sainteté et à la
sagesse du christianisme. Je soutiens que toute condition dans le monde est
sujette à des devoirs pénibles, et le docteur angélique saint Thomas en apporte
la raison. Parce qu'il n'y en a aucune, dit-il, dont la perfection ne soit
attachée à une règle qui ne peut changer, à une conduite égale qu'il faut
observer, à des actions faites dans l'ordre, dont il n'est pas permis de se
dispenser. Or, tout ce qui porte ce caractère est un travail pour l'homme ; et
les mêmes choses qui lui seraient d'ailleurs agréables, le fatiguent du moment
qu'on lui en fait une loi, et qu'elles lui tiennent lieu de devoir.
Voyez, ajoute saint Thomas, la
preuve de cette maxime dans une induction particulière. Si vous considérez la
différence des âges; comme les vieillards, dans la société civile, sont
ordinairement chargés du poids des affaires pour en avoir la direction, c'est
aux jeunes gens un partage naturel d'en soutenir l'exécution. Comme il
appartient à ceux-là de conduire et de gouverner, l'obligation de ceux-ci est
de se former et de s'instruire ; et saint Augustin avait de la peine à conclure
lequel des deux était d'un plus fâcheux assujettissement. Si vous avez égard à
la diversité des sexes; comme l'administration de la justice et des offices
militaires est du ressort de l'homme, les soins domestiques, par une
disposition de Dieu, sont réservés pour la femme; et si vous méprisez cet
emploi, c'est que vous n'en connaissez ni l'importance ni la difficulté. Car
Salomon, qui était plus éclairé que nous, et le Saint-Esprit même, qui n'use
point d'exagération, cherchait, pour l'exercer dignement, une femme forte : Mulierem
fortem quis inveniet (1) ? et la louait de l'assiduité avec laquelle elle
s'en était acquittée, comme d'une chose héroïque : Manum suam misit ad
fortia, et digiti ejus apprehenderunt fusum (2). Si vous vous arrêtez aux
distinctions de la naissance et de la fortune ; comme les petits par nécessité
doivent s'employer pour les grands, les grands par justice et par charité
doivent s'employer pour les petits ; comme les riches sont en possession de
jouir du travail des pauvres, les pauvres sont en droit de profiter du travail
des riches. Voilà donc pour tous les états du monde une loi universelle , et
néanmoins proportionnée à la nature d'un chacun. Car, de tous ceux que je viens
de marquer, chacun a ses engagements particuliers. Les rois sont obligés à une
espèce de travail, et non pas à une autre ; l'occupation d'un juge est
différente de celle d'un artisan : mais la loi de s'occuper et de travailler
est commune à tous, et il n'y en a pas un seul que le devoir de sa condition
n'y assujettisse.
Je dis plus : car je prétends
qu'à mesure qu'une condition est plus élevée , elle est plus sujette à ces
devoirs qu'on ne peut accomplir sans une action assidue et constante ; et c'est
ici qu'il faut, encore une fois, que vous vous détrompiez des fausses idées que
vous avez des choses, et d'une erreur pernicieuse où le monde vous a peut-être
jusques à présent entretenus.
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Car la grande erreur du monde est de croire que l'élévation,
le rang, la dignité, sont autant de droits acquis pour le repos et pour la
douceur de la vie. Mais la foi nous dit tout le contraire; et la raison est,
que plus une condition est élevée, plus elle a de grandes obligations à
remplir. Tellement qu'il en va dans l'ordre politique et dans la religion comme
dans l'ordre de la nature: plus les causes sont universelles, plus ont-elles
d'action et en doivent-elles avoir, pour le bien des causes particulières qui
leur sont subordonnées. Ainsi voyons - nous les cieux et les astres qui sont
sur nos têtes, dans un mouvement perpétuel sans s'arrêter une fois, et sans
cesser de répandre leurs influences. Qu'est-ce qu'une dignité? j'entends
surtout dans les principes du christianisme, sinon une spécieuse servitude, dit
saint Basile de Séleucie, laquelle oblige un homme, sous peine de la damnation,
de s'intéresser pour tout un peuple, comme tout un peuple est obligé de
s'intéresser pour lui? Or, il est infiniment plus onéreux à un seul de
travailler pour tous, qu'à tous de travailler pour un seul.
Dieu l'a ainsi ordonné, Chrétiens, pour deux [tisons qui
font admirablement paraître le soin qu'il a de notre salut. La première est,
salon la remarque de saint Bernard, afin que les dignités et les conditions
honorables, qui sont des expressions de sa gloire, ne devinsse!) I pas les
sujets de notre vanité. Car, si je suis sage et si je raisonne bien, la
grandeur et l'élévation de mon état, au lieu de flatter mon orgueil, sera pour
moi un fonds d'humilité et de crainte, dans la pensée que plus je suis grand,
plus j'ai d'obligation devant Dieu, dont je ne puis m'acquitter que par mon
travail. Ah ! s'écrie saint Bernard écrivant au même pontife dont j'ai déjà
parlé, ne vous laissez pas entier de la pompe qui vous environne, puisque le
travail qu'on vous a imposé est encore plus grand que votre dignité. Vous êtes
successeur des prophètes et des apôtres, et j'ai de la vénération pour votre
qualité : mais que s’ensuit-il de la? que vous devez donc vivre comme les
prophètes et les apôtres. Or, écoutez comment Dieu parlait à son prophète. Je
l'ai établi, lui disait-il, pour arracher et pour détruire, pour planter et
pour édifier : et qu'y a-t-il en tout cela qui ressente le faste? Imaginez-vous,
poursuit le même Père, que vous êtes aussi grand que Jérémie : mais apprenez
donc en même temps que vous occupez la place où vous êtes, non pour vous
élever, mais pour travailler. De plus, ajoute encore ce saint docteur, les
apôtres vos prédécesseurs, à quoi ont-ils été destinés? à recueillir une
moisson cultivée par leurs soins et arrosée de leurs sueurs. Maintenez-vous
dans l'héritage qu'ils vous ont transmis, car vous êtes en effet leur héritier
: mais pour faire voir que vous l'êtes, il faut que vous succédiez à leur
vigilance et à leurs fatigues : Sedat probes hœredem, vigilare debes ad curam.
Car si vous vous relâchez dans les délices et les vanités du siècle, ce n'est
point là le partage qui vous est échu par le testament de ces hommes
apostoliques. Mais quel est-il? le travail et les souffrances : In laboribus
plurimis, in carceribus abundantius. Comment donc penserez-vous à vous
glorifier, lorsque vous n'avez pas même le loisir de vous reposer? et le moyen
d'être oisif et tranquille, quand on est chargé de toutes les Eglises du monde
!
La seconde raison qui suit de la
première, c'est pour empêcher que les grandes fortunes et les états de la vie
plus relevés ne servissent à exciter l'ambition des hommes et à l'entretenir.
Car c'est bien notre faute, Chrétiens, quand nous sommes après cela si
passionnés pour les grandeurs et les dignités soit du siècle, soit de l'Eglise,
puisque les charges qu'elles portent avec elles devraient plutôt nous les faire
appréhender. Il est donc indubitable que plus un état est distingué selon le
monde, plus il est onéreux et pénible selon Dieu.
Mais que faut-il conclure de là?
deux choses que j'ai déjà proposées, et où j'en veux revenir; savoir, qu'il n'y
a point d'état et de profession où l'oisiveté ne soit un crime, et qu'elle
l'est encore plus dans les états supérieurs aux autres. Dites-moi un genre de
vie où l'homme puisse être oisif, sans manquer aux devoirs essentiels de sa
conscience ; et pour ne point sortir des exemples que je viens de marquer, si
ce jeune homme de qualité passe ses premières années dans les divertissements
et les plaisirs, comment acquerra-t-il les connaissances qui sont le fondement
nécessaire sur lequel il doit bâtir tout ce qu'il sera un jour? N'ayant pas ces
connaissances, comment sera-t-il capable d'exercer les emplois où l'on le
destinera : et s'engageant dans ces emplois avec une incapacité absolue,
comment pourra-t-il s'y sauver? Quoi donc! Dieu lui donnera-t-il une science
infuse, au moment qu'il entrera en possession de cette dignité? Commencera-t-il
à s'instruire, lorsqu'il sera question déjuger et de décider? Fera-t-il
l'apprentissage de son ignorance aux dépens d'autrui? Justifiera-t-il ses
fautes et ses erreurs par l'oisiveté de sa jeunesse? Dira-t-il
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qu'il est excusable parce qu'il a prodigué son temps, qui
lui devait être d'autant plus précieux qu'il ne pouvait plus être réparé?
Cependant, Chrétiens, rien de plus commun; car si le monde est aujourd'hui
plein de sujets indignes et incapables de ce qu'ils sont, il n'en faut point
chercher d'autre principe. La vie paresseuse et inutile des jeunes gens est la
cause principale de ce désordre; et ce désordre, la source funeste de leur
réprobation. Ah ! mes chers auditeurs, n'est-il pas honteux de voir la sévérité
de discipline avec laquelle les païens élevaient leurs enfants dans tous les
exercices laborieux que leur âge pouvait soutenir (si nous en croyons les
historiens profanes, cette rigueur allaita l'excès), et de considérer
d'ailleurs la molle condescendance d'un père chrétien, à souffrir les siens
dans une oisiveté licencieuse? N'accusons point absolument tous les pères
chrétiens : il y en a là-dessus de plus raisonnables, et plût à Dieu qu'ils le
fussent dans les vues de leur religion ! Les princes et les grands du monde
tiennent leurs enfants sujets, parce qu'ils font consister leur gloire à les
perfectionner selon le monde; les pauvres et les petits ont soin de les mettre
en œuvre pour en tirer des services : mais vous, Chrétiens, que Dieu pour la plupart
a placés entre ces deux extrémités, permettez-moi de vous le dire, vous n'avez
souvent sur cela nul zèle. Si vous remarquez dans vos maisons un domestique
oisif, vous savez bien le relever du désordre de la paresse ; mais qu'un enfant
ne s'applique à rien, qu'il se relâche dans ses exercices, qu'il néglige ses
devoirs, c'est à quoi vous n'êtes guère attentifs. Lequel des deux est le plus
coupable, ou le fils dans son oisiveté, ou le père dans son indulgence? je ne
dis pas coupable devant les hommes, mais coupable devant Dieu. C'est un point
qu'il importe peu maintenant de résoudre. Ce qu'il y a de certain, c'est que
l'un et l'autre est criminel et sans excuse.
Disons-le même des autres
exemples. Je serais infini, si j'entreprenais de les parcourir tous ; si je
voulais vous mettre devant les yeux tout ce que l'ignorance d'un juge peut
produire de maux dans l'administration de la justice ; tout ce que la
négligence d'un prêtre, chargé de la direction des âmes, peut causer de
désordres dans les fonctions de son ministère : désordres d'autant plus grands
en toutes les conditions que l'état est plus éminent. Car, il ne faut pas
seulement traiter alors de crime l'oisiveté : c'est comme un renversement général de la société des
hommes, et pour le comprendre, nous n'avons qu'à nous servir de la comparaison
de saint Chrysostome ; elle est tout à fait naturelle. Car s'il arrivait, dit
ce Père, qu'une étoile de la dernière grandeur interrompît son cours et qu'elle
perdît toute sa vertu, ce serait un défaut dans le monde, qui néanmoins n'y
ferait pas une grande altération. Mais si le soleil venait à s'obscurcir tout à
coup, et que toute son action fût suspendue, quel trouble et quelle confusion
dans l'univers! Il en est de même des états de la vie. Que dans une condition
médiocre un homme oublie et néglige ses devoirs, le préjudice qu'en reçoit le
public ne s'étend pas toujours fort loin, et souvent cet homme ne fait tort
qu'à lui-même; mais qu'un grand , mais qu'un prince, mais qu'un roi, si vous le
voulez, abandonne la conduite des affaires, c'est comme l'éclipsé du premier
astre, qui fait souffrir toute la nature. Il me semble que cette vérité n'a pas
besoin d'autre preuve.
Cependant, pour conclusion de ce
discours, vous voulez savoir encore plus précisément, mes chers auditeurs, quel
est ce péché de l'oisiveté que je combats, et en quoi consiste sa malice. Je
n'ai plus que deux mots à vous dire, mais qui demandent toutes vos réflexions.
Qu'est-ce donc que de se relâcher dans sa profession , et d'y vivre sans le
travail qui lui est propre? Ah! Chrétiens, concevez-le une fois. Le voici :
c'est pervertir l'ordre des choses, c'est être infidèle à la Providence, c'est
déshonorer son état; et par une suite nécessaire, mais bien terrible, c'est
engager sa conscience, et s'exposer à une éternelle réprobation. Prenez garde.
Je dis que c'est pervertir l'ordre des choses : pourquoi? parce que dans
l'ordre des choses, le repos n'est pas pour lui-même, mais pour le travail; et
que c'est de la nature du travail et de sa qualité, que dépend la mesure du
repos. Il faut, disait Cassiodore, ce grand ministre d'état, que la république
profite même de nos divertissements, et que nous ne cherchions ce qui est
agréable que pour accomplir ce qui est laborieux : Sit etiam pro republica,
cum ludere videmur; nam ideo voluptuosa quœrimus, ut seria compleamus. Mais
vous, vous aimez le repos même, et vous ne cherchez dans le plaisir que le
plaisir. Je dis que c'est être infidèle à la Providence. Car Dieu, en vous
appelant à cet état, a fait comme un pacte avec vous. Il vous a dit : Prenez
cette condition, mais prenez-la avec toutes ses charges. Il y a des profits et des honneurs,
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mais il y a aussi des travaux et des soins : je veux que
tous en ayez l'utile et l'honorable; mais je veux en même temps que vous en
portiez la peine et le fardeau. Et c'est pour Cela, remarque l'abbé Rupert, que
Dieu, qui est infiniment juste, a proportionné les douceurs de la vie aux
devoirs onéreux de chaque état. Il a attaché à la royauté l'indépendance, la
magnificence, les plus grands honneurs, parce qu'il y a du reste attaché les
plus grands travaux. Mais que faites-vous, Chrétiens? Vous séparez ces douceurs
du travail qui y doit être joint, et dont elles ne sont que le soulagement.
Vous cherchez les unes dans votre condition, et pour l'autre vous le fuyez et
vous vous en dispensez. Je dis que c'est déshonorer votre état, parce que c'est
l'exposer au mépris, à la censure, a la haine, à l'envie publique. Car qu'y
a-t-il de plus méprisable qu'un grand du monde, qu'un ministre des autels,
qu'un magistrat, dont les journées et toute la vie se consument en de frivoles
amusements, lorsqu'elles pourraient être employées aux soins les plus
importants? Le bel exemple que celui du saint empereur Valentinien le jeune !
Ecoutez le, Chrétiens, tel que saint Ambroise le rapporte dans l'éloge funèbre
de ce prince. Entre mille autres qualités qui le distinguèrent , il eut surtout
ce zèle de ne pas avilir son rang par une oisiveté qui n'est que trop ordinaire
a la cour; et il n'oublia rien pour satisfaire son peuple, sur quelques bruits
qui s'étaient répandus contre sa personne. On disait qu'il se plaisait trop aux
jeux et aux exercices du cirque: il y renonça tellement, qu'il ne voulut pas
même les permettre dans les fêtes les plus solennelles : Ferebatur circensibus
delectari; sic illud abstulit, ut ne solemnibus quidem principum natalibus
putaverit celebrandos. Quelques-uns trouvaient qu'il donnait trop de temps
à la chasse : il fit tuer dans un jour toutes les bêtes réservées pour ses divertissements.
: Credebant aliqui nimium venabulis occupant omnes feras uno momento jussi
interfici. J'omets le reste qui suit, et qui devrait couvrir de confusion
je ne sais combien de gens sortis de la poussière où ils étaient nés, et placés
dans des postes honorables, où ils ne voudraient pas perdre un moment de leur
repos pour toutes les affaires du monde, si ce n'est que leur intérêt s'y
trouve mêlé.
Quoi qu'il en soit de tout autre
intérêt, je dis que celui de la conscience et du salut y est engagé. Car
renverser ainsi l'ordre des choses, aller ainsi contre les vues de la
Providence, manquer ainsi aux obligations de son état, tout cela peut-il
s'accorder avec la conscience et avec le salut? Pourquoi y êtes-vous dans cet
état, si vous n'en voulez pas remplir les devoirs ? et pourquoi êtes-vous dans
la vie, si vous n'y faites rien ? Qu'est-ce aux yeux même du monde qu'un homme
inutile? à quoi parvient-il? Et si dans le monde même on ne peut parvenir à
rien sans travail, espérons - nous obtenir plus aisément les récompenses du
ciel? Quand au moment de la mort nous serons obligés de dire à Dieu : Seigneur,
je n'ai rien fait ; que nous répondra-t-il, sinon : Je n'ai rien à vous donner
? Souvenons-nous sans cesse du serviteur paresseux de l'Evangile, et n'oublions
jamais l'arrêt que son maître prononça contre lui, en le faisant jeter, pieds
et mains liés, dans une obscure prison. Car voilà comment nous avons à craindre
d'être précipités dans les ténèbres de l'enfer; parce que de n'avoir rien fait,
lorsqu'on pouvait et qu'on devait agir, c'est un grand mal. De là, mes chers
auditeurs, que chacun de nous étudiant sa condition et l'état où il est appelé
, s'applique sérieusement et régulièrement à un exercice honnête qui lui puisse
convenir, à un travail assidu, surtout à un travail chrétien. Ne dites point
que vous ne savez à quoi vous occuper : vous l'aurez bientôt appris, dès que
vous voudrez de bonne foi vous tirer de l'oisiveté criminelle où vous demeurez
endormi. Et c'est par votre vigilance et par vos œuvres que vous mériterez de
recevoir le salaire que le Père de famille donne aux ouvriers qui ont travaillé
dans sa vigne : ou, pour parler sans figure, c'est par là que vous mériterez
d'avoir un jour part à cette gloire immortelle que Dieu vous a promise, et que
je vous souhaite, etc.