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AVERTISSEMENT SUR LE LIVRE
DES RÉFLEXIONS MORALES,
AVEC DES EXTRAITS
D'UNE ORDONNANCE
PORTÉE PAR L'ARCHEVÊQUE DE PARIS.
§1. De l'utilité de ces Réflexions, et pourquoi on les publia dans le
diocèse de Châlons.
Les théologiens que monseigneur
l'archevêque a chargés de la révision de cette édition dernière (1), sont
obligés par son ordre de donner cette instruction au public. Et pour aller à la
source , ils remarqueront d'abord :
Que c'a toujours été le désir
des saints évoques que les divines Ecritures ne fussent mises entre les mains du
peuple qu'avec certaines précautions, dont la première est qu'elles fussent
accompagnées de notes approuvées par les évêques, qui en facilitassent la
méditation et l'intelligence, et empêchassent les fidèles de s'égarer dans une
lecture où se trouve naturellement la vie éternelle pour eux ; mais où aussi
l'expérience du siècle passé n'avait que trop fait voir qu'en présumant de son
sens et marchant dans son propre esprit, on pouvait trouver autant d'écueils que
de versets, conformément à cette parole de l'Apôtre : « Nous sommes la bonne
odeur de Jésus-Christ pour la gloire de Dieu, tant pour ceux qui sont sauvés,
que pour ceux qui périssent : c'est-à-dire odeur de vie pour les uns, et odeur
de mort pour les autres (2). »
C'a été pour cette raison que le
saint concile de Trente défend avec tant de soin les éditions de la sainte
Ecriture, et des notes sur ces divins Livres, qui ne seraient pas conformes à
l'édition Vulgate, canonisée dans le même décret, ou publiées indifféremment
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par toutes sortes d'auteurs, même inconnus et sans
l'approbation expresse des Ordinaires : par où, en nous montrant quelles
éditions il réprouve, il déclare en même temps celles qu'il désire. Rempli de
cet esprit du concile et de l'Eglise catholique, M. l'archevêque de Paris étant
encore évêque de Chalons, crut trouver un trésor pour son église dans le livre
qui a pour titre : Le Nouveau Testament en français, avec des réflexions
morales sur chaque verset, pour en rendre la lecture plus utile et la méditation
plus aisée.
Il fut d'autant plus porté à se
servir de ce livre, qu'il avait déjà été approuvé par son prédécesseur
d'heureuse mémoire : seulement , il se crut obligé de le revoir avec un nouveau
soin, tant pour le rendre de plus en plus conforme à la Vulgate que pour
en réduire les sommaires et les réflexions à une plus grande correction et
exactitude. Ce qui a été exécuté dans les éditions précédentes, comme il paraît
par les endroits notés à la marge (1), et par beaucoup d'autres qu'il serait
trop long de rapporter.
Après ce pieux travail, il adressa tout l'ouvrage, à
l'exemple de son prédécesseur, aux curés, vicaires et autres ecclésiastiques de
son diocèse , c'est-à-dire à tous les ministres et prédicateurs de la sainte
parole, pour être la matière de leurs instructions : afin que les peuples qui
étaient commis à leurs soins, la reçussent par leur ministère, sous l'autorité
de l'évêque, qui selon l'esprit de l'Eglise en devenait par ce moyen le
distributeur.
Il ne faut pas oublier qu'il y
avait déjà environ quinze ans que ce livre, qui ne contenait encore que le texte
de l'Evangile avec les notes dessus, était reçu dans le diocèse de Chalons avec
une telle avidité et une telle édification, que l'on crut voir renouveler en nos
jours l'ancien zèle des chrétiens pour la continuelle méditation de la parole de
Dieu les nuits et les jours : et quand on eut ajouté, par les soins de
monseigneur l'archevêque, alors évêque de Chalons, les notes sur le reste du
Nouveau Testament, la perfection de l'ouvrage eut un effet si heureux, que tous
les pays où la langue française est connue, et en particulier la ville royale,
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en furent remplis et que les libraires ne pouvaient fournir
à la dévotion des fidèles : ce qui parait par les éditions innombrables qu'on en
faisait coup sur coup, et qui à l'instant étaient enlevées.
Feu M. l'archevêque d'heureuse
mémoire, loin de s'opposer au débit d'un livre dont le fruit se multipliait à
ses yeux , en a souvent reçu les présents avec un agrément déclaré ; en sorte
que l'on pouvait appliquer à cet heureux événement ce qui est écrit dans les
Actes, que la «parole de Dieu allait croissant (1), » et que le nombre de
ses zélés lecteurs s'augmentait tous les jours.
Aussi cette édition s'était
faite dans toutes les règles. Les prélats, comme on vient de voir, avaient donné
aux peuples la sainte parole, avec subordination à leurs pasteurs et sous la
guide des notes si canoniquement approuvées. C'était alors, et c'est encore
l'esprit de M. de Châlons, de les admettre, autant qu'il était possible , à la
lecture des saints Livres sous la conduite et avec la bénédiction de leurs
conducteurs. Ce prélat est bien éloigné de croire que ce soit les en priver que
de les leur présenter de cette sorte, mais au contraire que c'était leur assurer
mieux le profit de cette lecture dans l'ordre de l'obéissance. Mais quoiqu'il
estime fort et qu'il conseille cette soumission, il ne semble pas que l'Eglise
soit en état de l'exiger, depuis qu'on a répandu dans tout le royaume tant de
versions approuvées de l'Evangile et de toute l'Ecriture sainte, qu'il a même
fallu distribuer à tous les nouveaux catholiques pour leur instruction
nécessaire : si bien qu'il ne restait plus qu'à y ajouter, selon l'esprit du
concile, des notes autant qu'on pouvait irrépréhensibles.
Celles-ci lui parurent d'autant
plus propres à son dessein, que sans s'attacher aux difficultés du sens
littéral, qui rendent ordinairement les notes si sèches qu'elles touchent peu
les cœurs et nourrissent l'esprit de dispute plutôt que celui de componction,
l'auteur déclare d'abord, et par sa préface, et par le titre même de son livre,
qu'il ne présente au pieux lecteur que des Réflexions morales, lui
voulant donner pour introducteur à l'intelligence de l'Evangile le désir d'en
profiter, et accomplir cette parole de saint Jean : « L'onction vous instruira
de toutes choses (2) ; » et celle-ci
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de Notre-Seigneur : « Si l'on pratique la volonté de Dieu,
on connaîtra si ma doctrine est de lui, ou si je parle de moi-même (1). »
Nous pouvons dire sans crainte
qu'il a réussi dans son dessein, puisqu'il ne faut que lire ce livre,
principalement en l'état que M. de Châlons l'a donné, pour y trouver, avec le
recueil des plus belles pensées des Saints, tout ce qu'on peut désirer pour
l'édification, pour l'instruction et pour la consolation des fidèles.
§ II. Nouveaux soins dans la translation de M. de Châlons à Paris. Un
libelle scandaleux est publié, et quel en est le dessein.
En ce temps, par une favorable
disposition de la divine Providence, ce prélat fut appelé au siège de saint
Denis; et le dépôt qu'il avait laissé à l'église de Chalons, qu'il avait si
soigneusement et si longtemps gouvernée, fut comme transféré avec lui à l'église
de Paris. Ce fut alors qu'il sentit une nouvelle obligation de perfectionner cet
ouvrage : et prévoyant que l'édition qui courait avec tant de fruit serait
bientôt épuisée, il préparait la suivante, qui est celle-ci (2), avec une
attention inexplicable, sans ménager son travail au milieu de tant de pénibles
occupations, désirant avec saint Paul de donner à un troupeau qui lui est si
cher, non-seulement l'Evangile, mais encore sa propre vie (3). Car encore qu'il
nous fit l'honneur de nous appeler en partage d'une si sainte sollicitude, loin
de se vouloir décharger lui-même, non-seulement il guidait nos pas, mais encore
il donnait à ce saint ouvrage tout le temps que lui laissaient tant
d'occupations inévitables : et, s'il nous est permis de révéler ce secret, il y
employait encore plus la prière continuelle que l'étude.
La première chose que Dieu lui
mit dans l'esprit, fut non-seulement de recevoir de toutes parts les avis de ses
amis, mais encore de profiter de la malignité des contredisants, pour aller
au-devant de tous les scrupules tant soit peu fondés, et amener cet ouvrage à la
perfection. D'abord il trouva utile de donner aux sages lecteurs un moyen de
digérer les matières, dans une table
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exacte et bien ordonnée, par le secours de laquelle on
réduirait à certains chefs toute la forme de la saine doctrine, et on serait
prévenu contre toutes les erreurs, surtout contre celles qu'on avait le plus à
craindre en nos jours. Ainsi l'on remarque principalement ce qui regardait ces
cinq fameuses propositions qui y ont causé de si longues et de si dangereuses
disputes. On y voit sous la lettre G que l'on résiste à la grâce jusqu'à en
empêcher l'effet; sous la lettre C, que les commandements ne sont pas
impossibles; sous la lettre L très-distinctement, que la grâce n'impose aucune
nécessité à la volonté de l'homme; sous la lettre I, que Jésus-Christ est mort
pour tous les hommes : et ainsi du reste.
La vigilance du grand prélat qui
conduisait cet ouvrage , lui fit observer que le lecteur aurait trop de peine de
rechercher dans la table les réflexions qui excluaient expressément toutes les
erreurs condamnées : ainsi il nous ordonna de les recueillir et d'en faire un
corps dans cet Avertissement. On y travaillait; et la table était déjà
imprimée, quand on vit paraître le séditieux libelle qui a excité l'horreur des
gens de bien, et provoqué la vengeance publique. Nous ne croyons pas qu'on
attende une sèche réfutation de cet ouvrage de ténèbres, qui n'était digne que
du feu : mais plutôt, à l'occasion de la calomnie et pour la tourner au profit
de ceux à qui, comme dit l'Apôtre (1), tout réussit en bien, une explication
fructueuse des principes de piété dont on a fait la matière d'une accusation
odieuse. Car pour l'ouvrage en lui-même, dont les principaux magistrats se sont
rendus les vengeurs, la condamnation en était prononcée dans ces paroles de la
loi : « Vous ne maudirez point le grand pontife de Dieu, ni le prince de votre
peuple (2). » Saint Paul en respectant l'ombre de cette autorité dans les restes
du sacerdoce judaïque qui s'évanouissait (3), apprend aux chrétiens de quel
supplice sont dignes ceux qui les méprisent dans les pontifes de la nouvelle
alliance. Et pour dire seulement ce mot d'un libelle si scandaleux, que
prétendait son auteur? Si le zèle de la vérité le pressait, d'où vient qu'il
attendit trois ans à se déclarer? Depuis l'an 1693 les Réflexions morales
avaient commencé à paraître avec l'approbation de M. de Châlons : pourquoi
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garder le silence jusqu'à 1698? Le jansénisme qu'on ose
imputer à M. l'archevêque de Paris, n'était-il à craindre qu'alors ?
Mais ce malheureux auteur
peut-il dire sérieusement et croire en sa conscience que ce prélat soit
janséniste, lui qui dès le commencement de son pontificat, dans cette célèbre
Ordonnance et Instruction pastorale du 20 d'août 1696, avait si
solennellement condamné le jansénisme dans le livre intitulé : Exposition de
la Foi, etc., et avait si expressément ordonné l'exécution de toutes les
Constitutions apostoliques, tant d'Innocent X que d'Alexandre VII d'heureuse
mémoire, tant sur le droit que sur le fait? Il parait visiblement que
l'accusation de jansénisme ne peut subsister avec une telle ordonnance, et ne
peut être autre chose que le prétexte d'une haine injuste dont on a voulu cacher
la cause.
Mais elle est visible. M.
l'archevêque de Paris, en condamnant tous ceux qui s'opposeraient, soit en
secret, soit en public, aux Constitutions apostoliques, avait cru également
nécessaire de réprimer par cette ordonnance les ennemis cachés de la doctrine de
saint Augustin sur la grâce, tant de fois consacrée par l'Eglise romaine, et
adoptée par tant d'actes solennels des souverains Pontifes, depuis saint
Innocent I jusqu'à Innocent XII, qui gouverne aujourd'hui si saintement
l'Eglise. C'est l'approbation et confirmation authentique de la doctrine de ce
Père, si solidement établie dans l’ Ordonnance du 20 d'août 1696, qui a
soulevé l'auteur du libelle. Il n'a fait que prêter sa plume aux ennemis de
saint Augustin, et l'attaque des Réflexions morales sur l'Evangile n'en est que
le prétexte.
§ III. Malicieuse suppression des passages, où les Réflexions morales
expriment très-clairement la résistance à la grâce.
En effet s'il s'agissait
seulement de juger l'auteur sur le jansénisme, il ne fallait pas dissimuler que
les Réflexions morales sont toutes remplies de ces propositions, « qu'on
rejette souvent les grâces que Dieu nous présente, » puisqu'on « ferme l'oreille
à sa miséricorde, » et que « cette miséricorde est méprisée. On
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repousse la main de Dieu, qui veut nous guérir ; » et un
peu après : « On repousse la main de Jésus-Christ; » et encore : « Heureux qui,
comme saint Paul, ne rejette pas cette lumière, ne repousse pas cette main,
n'est pas sourd à cette voix (1) » Voilà donc une volonté de nous guérir, une
opération de Dieu en nous, une voix qui nous parle au cœur, comme à saint Paul,
indignement rejetée, repoussée, rendue inutile. « Le plus grand malheur n'est
pas d'être pécheur, mais de rejeter la main salutaire de celui qui nous veut
guérir par la pénitence (2). » Quel aveuglement ! mais quelle malice, de ne
vouloir pas sentir dans ces paroles une liberté qui rend inutiles les
pressements salutaires d'une main qui nous favorise « jusqu'à vouloir nous
guérir! » Ce n'est pas une grâce extérieure, ou qui reluise seulement dans
l'intelligence ; la voici qui cherche le cœur : « Au lieu de s'ouvrir à la
lumière et aux grâces que le Seigneur lui apporte (3) » en le visitant, le cœur
s'ouvre à la malice. L'auteur ajoute : « Jésus-Christ nous parle en tant de
manières par sa vie, par ses bienfaits, par ses inspirations : serons-nous
sourds à tant de voix? » On voit toutes les grâces extérieures et intérieures
unies pour gagner un cœur ; et cependant nul effet en ce cœur sourd. En un autre
endroit : « Que je réponde, Seigneur, au désir que vous avez que je demeure en
vous, en désirant et en faisant que vous veniez, que vous demeuriez, que vous
croissiez en moi, que je n'y mette pas d'obstacles par mes désirs déréglés. »
Voilà ce que veut la grâce ; voilà ce qu'il faudrait faire de notre côté pour
lui donner son effet; et voilà ce qu'empêchent nos mauvais désirs. Il ne s'agit
pas d'une résistance improprement dite, où la grâce soit seulement combattue ;
elle est malheureusement vaincue, destituée de l'effet qu'elle voulait par la
seule défection très-volontaire et très-libre de la volonté dépravée; ou, comme
l'auteur dit ailleurs, « elle est oisive par notre faute et par notre négligence
(4). » En sorte que le pécheur n'a rien à dire au juste jugement de Dieu, et
qu'il ne lui reste, comme disait le Prophète, que la « confusion de sa face (5),
» c'est-à-dire sa propre faute avouée et inexcusable.
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Il n'y a rien de plus inculqué dans tout cet ouvrage, que le malheur de rendre stériles et infructueuses tant
les grâces de chaque état que celles qui sont communes à tous les chrétiens. Il
est marqué cent et cent fois que l'aveuglement et l'endurcissement suit ce
mépris, qu'il en est la peine et qu'il présuppose le crime d'une résistance
parfaitement libre.
§IV. Suppression, autant affectée, des passages où il est dit que la grâce
ne nécessite pas.
Comme on ne cesse pas dans ce
livre d'instruire le peuple sur la rébellion qu'on fait à la grâce, on lui
enseigne avec le même . soin que les grâces qui ont leur effet, parce qu'elles
fléchissent les cœurs avec cette toute-puissante facilité tant prêchée par saint
Augustin, y exercent ce divin pouvoir sans forcer, sans nécessiter la volonté de
l'homme : qui est « le terme précis dont toute l'école se sert pour exprimer la
plénitude de la liberté qu'on appelle d'indifférence. » Ainsi non content de
dire cent fois que « Dieu dispose des cœurs les plus rebelles sans faire tort,
sans donner atteinte à leur liberté, » l'auteur ajoute ces mots essentiels, «
que Dieu tirant à lui nos cœurs rebelles, nous fait une violence qui ne force et
ne nécessite point nos volontés; et qu'il rend ses élus fidèles à sa loi par une
charité invincible, qui domine dans leurs cœurs sans les nécessiter (1). »
§V. Si c'est induire une grâce nécessitante que de dire qu'on ne peut pas
résister à la volonté de Dieu.
L'auteur du séditieux
Problème omet toutes ces propositions, parce qu'il ne songe qu'à rendre
odieux, à titre de jansénisme, un livre qui est rempli de maximes si opposées à
ce dogme, et un archevêque qui ne l'aurait jamais approuvé s'il n'y eût vu
éclater partout cette opposition.
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Mais il n'y a point d'endroits
où la malignité de cet auteur se déclare davantage que ceux où il entreprend de
prouver que la grâce nécessitante est marquée dans tous les passages des
Réflexions morales, où il est porté que « rien ne peut résister à la
toute-puissance de Dieu, quand il veut sauver les pécheurs, ni en empêcher ou
retarder l'effet (1). » Car ces expressions sont si fréquentes dans les Pères,
que c'est les livrer tous au jansénisme que d'imputer ces propositions à cette
doctrine. Il ne faut que lire cette prière de tout l'Orient dans la liturgie de
saint Basile, rapportée dans l'Instruction pastorale de M. l'archevêque de
Paris, du 20 d'août 1690 : «Seigneur, rendez bons les méchants, conservez les
bons dans la piété; car vous pouvez tout et rien ne vous contredit : vous sauvez
quand il vous plaît, et il n'y a personne qui résiste à votre volonté (2). »
Cette prière est un abrégé de celle de Mardochée au livre
d'Esther : « Seigneur, roi tout-puissant, tout est sous votre empire, et
personne ne peut résister à votre volonté, si vous résolvez de sauver Israël
(3).» Il s'agissait de les sauver en changeant la volonté parfaitement libre
d'Assuérus, prévenu contre eux d'une haine qui paraissait implacable. Mais
encore qu'il fût question d'un effet entièrement libre de la volonté, Mardochée
n'hésite pas à dire que « nul ne peut résister à la volonté de Dieu. » Ce qu'il
exprime encore en disant que « nul ne résiste à la majesté de Dieu (4).» On dit
indifféremment qu'on n'y résiste pas, ou qu'on n'y peut pas résister, parce que
la volonté de Dieu s'explique quelquefois d'une manière si absolue et si
souveraine, même par rapport à la liberté naturelle à l'homme, que l'idée de la
résistance ne compatit pas avec l'expression de cette puissance (5).
Ainsi parce que Jésus-Christ
exprime par les termes les plus absolus qu'il priera pour saint Pierre, « afin
que sa foi ne défaille pas (6), » saint Augustin ne craint pas de dire dans le
livre De la
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correction et de la grâce qu'à cause que la volonté est
préparée par le Seigneur, la prière de Jésus-Christ pour cet apôtre ne pouvait
pas être inutile : Sed quia prœparatur voluntas a Domino, idea pro illo
Christi non posset esse inanis oratio (1).
Ainsi parce qu'il plaît à Dieu
de s'expliquer d'une manière absolue de ce qu'il peut sur nos volontés, le même
saint Augustin dit sans hésiter, dans le même livre, « que les volontés humaines
ne peuvent pas résister à la volonté de celui qui fait tout ce qu'il lui plaît
dans le ciel et dans la terre (2). » Ce qui n'est pas vrai seulement à cause
qu'il fait ce qu'il veut de ceux qui n'ont pas fait ce qu'il a voulu : De his
enim qui faciunt quœ non vult, facit ipse quœ vult (3) ; mais encore à cause
qu'il tourne où il lui plaît, et comme il lui plaît les volontés les plus
rebelles.
Ainsi s'il faut en venir à des
faits particuliers, parce que Dieu avait déclaré de cette manière souveraine et
péremptoire qu'il voulait donner le royaume à Saül, et ensuite l'ôter à sa
maison pour le transférer à David, le même saint Augustin dans le même lieu
marque expressément qu'Amasaï, qui se rendit à David en conséquence de ce
décret, ne pouvait pas s'opposer à la volonté de Dieu : Numquid ille posset
adversari voluntati Dei (4) ? Il marque aussi qu'encore que ceux qui
exécutaient les décrets du ciel en se soumettant à Saul ne le fissent que par
leur très-libre volonté, et « qu'ils eussent en leur pouvoir de s'y soumettre et
de ne s'y soumettre pas, ce pouvoir ne s'étendait pas jusqu'à pouvoir résister à
Dieu : » Nisi forte... sic erat in potestate Israelitarum subdere se memorato
viro, sive non subdere, quod utiquè in eorum erat positum voluntate, ut etiam
Deo valerent resistere (5). Voilà distinctement dans les hommes le pouvoir
de faire et ne faire pas, où consiste la véritable et rigoureuse notion du libre
arbitre, et en même temps qu'on ne peut pas résister à Dieu quand sa volonté se
déclare.
Personne n'est étonné de ces
façons de parler, ni ne les trouve suspectes, que les ennemis de la vérité,
parce qu'on sait, disons-nous, qu'elles n'ont pas d'autre sens que celui-ci : Il
ne peut pas
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arriver ensemble, que Dieu veuille fléchir le cœur de
l'homme et que les moyens lui manquent pour venir à bout de ce dessein. On sait
que pour l'accomplir il répand dans les cœurs, comme parle saint Augustin, une
délectable perpétuité et une force insurmontable : Delectabilem perpetuitatem
et insuperabilem fortitudinem (1). On sait que cette force insurmontable est
l'équivalent d'une force qui ne peut être vaincue, à laquelle par conséquent, en
un certain sens tout commun en théologie, on ne peut pas résister, et que c'est
précisément celle que l'Eglise espère, lorsqu'elle demande à Dieu une inviolable
affection pour son amour, inviolabilem charitatis affectum (2), « en
sorte que les désirs qui nous sont inspirés par sa bonté, » ne puissent être
changés par aucune tentation, nullà possint tentatione mutari.
Si ce langage est suspect, on
n'osera plus parler des infaillibles et immanquables moyens par lesquels
Jésus-Christ assure l'accomplissement de cette grande parole : « Tout ce que mon
Père me donne vient à moi (3). » Il faudra du moins modérer et corriger celle-ci
: « Tout ce que mon Père m'a donné est plus grand que tout, et personne ne le
peut ravir des mains de mon Père (4) ; » et y admettre une exception pour les
élus, s'ils se peuvent finalement ravir eux-mêmes à Celui qui les veut avoir, et
dont les puissantes mains les tiennent si bien.
Ainsi on sera toujours en garde
contre les expressions de l'Evangile, de peur qu'un chicaneur ne nous vienne
dire que vous êtes jansénistes, en les prenant avec les Saints selon qu'elles
sonnent. C'est pourtant dans de semblables paroles, dont l'Evangile est plein,
que « consiste la suréminente vertu que l'Apôtre reconnaît dans ceux qui
criaient (5) : » vertu qui nous ressuscite et au dedans et au dehors, et selon
l'esprit et à la fin selon le corps, « par une opération qui s'assujettit toutes
choses (6) : » qui par conséquent s'assujettit le libre arbitre comme le sujet
de tous les mérites, mais qui ne serait pas au rang des choses que Dieu a
faites, s'il ne demeurait comme les autres assujetti à l'opération de sa
puissance.
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L'Ecole même succomberait parmi
des scrupules si absurdes et si dangereux. Quand les docteurs et les autres
théologiens, comme saint Thomas, disent qu'un prédestiné comme tel ne peut périr
finalement, il les faudrait corriger. Qui n'a vu cette question dans la Somme de
saint Thomas : « Si la volonté de Dieu s'accomplit toujours ; » et la réponse
qu'il y fait : « Que ce qu'il veut simplement s'accomplit toujours (1)? » D'où
le saint docteur conclut que tous ceux que Dieu veut sauver efficacement, ne
peuvent pas ne pas être sauvés; et que pour cela, selon la doctrine de saint
Augustin, « il faut prier Dieu qu'il le veuille, parce qu'il se fait
nécessairement, s'il le veut : » Rogandus Deus ut velit, quia necesse est
fieri, si voluerit. Ce sont des paroles de saint Augustin rapportées par
saint Thomas. A quoi on peut ajouter celles du même Père dans le même endroit,
que « Dieu sauve qui il lui plaît, à cause que le Tout-Puissant ne peut rien
vouloir inutilement : » Quia Omnipotens velle inaniter non potuerit
quodcumque voluerit (2).
Pour ne laisser aucun doute, le
même saint Thomas explique quelle est cette nécessité, et il conclut qu'elle
n'est que conditionnelle : Non absoluta, sed conditionalis : A cause,
dit-il, que cette conditionnelle est véritable : « Si Dieu veut cela, il est
nécessaire qu'il soit : » Si Deus hoc vult, necesse est hoc esse.
C'est donc une vérité semblable
à celle-ci : Si Dieu a prévu telle chose, elle ne peut pas ne point arriver. Et
l'auteur des Réflexions, qui assure qu'une telle proposition « n'impose aucune
nécessité à la volonté (3), » en dirait autant de celle-ci : « Si Dieu le veut,
il ne peut pas ne point arriver, » parce qu'après tout, comme on a vu, elle n'a
point d'autre sens que celui-ci : Ces deux choses sont incompatibles, et que
Dieu veuille un tel effet, quel qu'il soit, même dans le libre arbitre, et que
cet effet cependant n'arrive pas.
Et la raison radicale par où il
arrive, selon saint Thomas, que cette nécessité ne nuit point au libre arbitre,
c'est que l'efficace toute-puissante de la volonté de Dieu, qui opère que ce
qu'il veut sera, opère aussi qu'il sera avec la modification qu'il y veut
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mettre, c'est-à-dire que ce qu'il veut du libre arbitre
arrive contingemment et peut absolument ne point arriver, parce que telle est la
nature de cette faculté, quoique conditionnellement et supposé que Dieu le
veuille, cela ne se puisse autrement (1).
Cette doctrine est connue et
commune dans l'Ecole ; cette doctrine est nécessaire pour expliquer les
locutions solennelles de l'Ecriture et des Pères. S'il faut les éviter pour
éviter le jansénisme, le jansénisme est partout; et cette absurde précaution de
fuir les locutions de l'Ecriture, des Pères et même des scholastiques, pour
n'être point dans l'erreur des cinq propositions, ferait à la fin plus de
jansénistes qu'un sage discours n'en pourrait convaincre.
Concluons donc qu'on impute à
tort à l'auteur des Réflexions d'admettre une grâce nécessitante, contre
laquelle au contraire on a vu qu'il s'est déclaré en termes si clairs ; et par
conséquent qu'il n'y a point de plus visible calomnie que celle où l'on impute à
M. de Paris d'avoir approuvé un livre où l'on enseigne, non-seulement cette
grâce nécessitante, mais encore, en quelque façon que ce soit, une grâce qui ne
soit jamais destituée de l'effet que Dieu en voulait.
§ VI. Que la doctrine de saint Augustin sur la grâce qu'on nomme efficace et
victorieuse, est nécessaire à la piété.
Il est vrai qu'en même temps M.
de Paris veut qu'on sache, et il s'en est trop déclaré par son Instruction
pastorale du 20 d'août 1690 pour ne laisser jamais aucun doute de son sentiment
; il veut, disons-nous, qu'on sache qu'en reconnaissant une grâce qu'on peut
rejeter, il ne prétend point qu'on affaiblisse par là cette « victorieuse
délectation, » cette opération efficace et toute-puissante qui fléchit
invinciblement les cœurs les plus obstinés, et les fait voulant de non voulant
qu'ils étaient auparavant, volentes de nolentibus, comme parle
perpétuellement saint Augustin et tous les autres saints défenseurs de la grâce
chrétienne.
C'est le grand mystère de la grâce, d'un côté d'être si
présente
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à tous ceux qui tombent, qu'ils ne tombent que par leur
faute, par leur pure faute, sans qu'il leur manque rien pour pouvoir persévérer;
et de l'autre, d'agir tellement dans ceux qui persévèrent actuellement, qu'ils
soient fléchis et persuadés par un attrait invincible. C'est encore un coup le
grand mystère de la grâce, qu'à même temps que les justes qui persévèrent,
doivent leur persévérance à une grâce qui leur est donnée par une bonté
particulière, ceux qui tombent ne puissent se plaindre que le plein et parfait
pouvoir de persévérer leur soit soustrait. Il n'importe que la liaison de deux
vérités si fondamentales soit impénétrable à la raison humaine, qui doit entrer
dans une raison plus haute, et croire que Dieu voit dans sa sagesse infinie les
moyens de concilier ce qui nous parait inalliable et incompatible. Apprenons
donc à captiver notre intelligence pour confesser ces deux grâces, dont l'une
laisse la volonté sans excuse devant Dieu, et l'autre ne lui permet pas de se
glorifier en elle-même.
Nous n'avons pas besoin
d'établir cette grâce, que M. l'archevêque de Paris a si puissamment et si
clairement expliquée par son Instruction du 20 d'août 1096. Si quelqu'un ose
encore s'y opposer, après que saint Augustin avec l'approbation expresse du
Saint-Siège et de toute l'Eglise catholique, l'a si manifestement reconnue comme
appartenant à la foi, M. l'archevêque l'a réfutée, non par disputes, comme parle
le même Père, mais par les prières des Saints et par les vœux communs et
perpétuels tant de l'Orient que de l'Occident, et même par l'Oraison Dominicale
: Non disputationibus refellendus, sed Sanctorum orationibus revocandus est
(1).
§ VII. Objection qu'on fait à l'auteur sur la grâce de Jésus-Christ.
On impute à l'auteur des
Réflexions de ne reconnaître de grâce de Jésus-Christ que celle qui a son
effet, sous prétexte qu'il dit partout que c'est là son propre caractère; d'où
il suit que, quelque grâce qu'on ait, on manque de celle de Jésus-Christ, quand
on ne coopère pas.
319
1Mais cette objection vient d'une ignorance grossière de la
doctrine de saint Augustin et de la distinction des deux états. Le premier est
celui du vieil Adam, qui donne un simple pouvoir de persévérer dans le bien, et
n'en donne pas l'action ni l'effet. Le i second est celui du second Adam ;
c'est-à-dire, de Jésus-Christ, dont la grâce a cela de particulier, au-dessus de
l'autre, qu'elle fait effectivement agir.
On ne veut pas dire par là que
la grâce qui donne le simple pouvoir ne soit pas donnée par Jésus-Christ; à Dieu
ne plaise : car il n'y a nulle grâce, ni petite ni grande, quelle qu'elle soit,
qui ne soit le fruit de sa mort. C'est pourquoi ces grâces qu'on rejette dans
les endroits qu'on vient de citer des Réflexions morales, sont appelées
constamment des opérations de la main de Jésus-Christ, qui nous veut guérir par
la pénitence. Une telle opération peut-elle ne pas venir de Jésus-Christ même,
et n'être pas dans les cœurs l'effet du prix de son sang? Mais visiblement ce
qu'on veut dire, c'est qu'il ne lui arrive pas de pouvoir être rendue inutile,
et en effet de l'être souvent, à cause précisément qu'elle est la grâce de
Jésus-Christ, ou la grâce du second état, puisque cela convient aussi à la grâce
du premier.
Ainsi partout où l'on dit que la
grâce de Jésus-Christ donne l'effet, on ne veut dire autre chose, sinon que
c'est là son caractère particulier, sa propriété spécifique, sa différence
essentielle d'avec la grâce d'Adam. Ce qui est si clairement de saint Augustin,
qu'on ne pourrait le reprendre sans s'attaquer à lui-même.
Ainsi, par exemple, quand
l'auteur du séditieux Problème reproche à celui des Réflexions morales,
d'avoir dit « que la grâce par laquelle Jésus-Christ opère sur le cœur est une
grâce de guérison, de délivrance, d'illumination, qui fait passer par une force
admirable, de la maladie à la santé, de la servitude à la liberté, et que
c'était là la vraie idée de la grâce (1); » c'est-à-dire de la grâce propre à la
nouvelle alliance ; l'auteur, dis-je, du Problème commet deux insignes
infidélités : l'une de dissimuler que celui lequel, à quelque prix que ce soit,
il voulait faire janséniste, a reconnu, comme on vient de voir, une opération de
la grâce de
320
Jésus-Christ, que nous rendons inutile « quoiqu'elle nous
veuille guérir ; » et l’autre, qui n'est ni moins grande ni moins manifeste, de
ne vouloir point avouer que si dans les Réflexiona on ne donne pas
toujours à la grâce qu'on rend inutile, le caractère de la grâce de
Jésus-Christ, c'est du propre, c’est du spécifique, c’est du particulier
caractère qu'on le doit entendre ; c’est en un mot de celui qui fait partout
constamment la différence des deux états.
Au reste nous ne croirions pas nécessaire d’entrer
dans tout ce détail, si la calomnie ne nous y forçait ; mais il ne faut pas
laisser croire qu’on soit capable d’abandonner le langage de saint Augustin,
sous prétexte que ses ennemis en prendront occasion de vous appeler janséniste.
Le saint pontife Innocent XII a réprimé ce faux zèle, et les évêques doivent
être par leur caractère au-dessus de ces reproches téméraires scandaleux.
§ VIII. Doctrine du livre des Réflexions morales contre l'impossibilité des
commandements de Dieu.
C'est une suite de l'injustice
qu'on fait aux Réflexions morales, d'y dissimuler la grâce qu'on rend
inutile par la seule dépravation de son libre arbitre, d'avoir encore
malicieusement omis ce qu'on y trouve de si bien marqué contre l'impossibilité
des commandements de Dieu. Il n'y a rien de plus exprès que cette parole, où
l'auteur, après avoir dit sur ces paroles du Sauveur : « Donnez-leur vous-mêmes
à manger (à ces cinq mille qui languissaient dans le désert ), que les pasteurs
doivent nourrir par eux-mêmes leurs brebis, et que Jésus-Christ, qui le leur
commande, supplée à leur impuissance, » s'élève plus haut, et en étendant sa vue
sur tous les fidèles : « Dieu, dit-il, ne commande pas des choses impossibles,
celles qui le paraissent n'étant impossibles qu'à la faiblesse humaine ; mais
son commandement nous avertit de faire ce que nous pouvons et de demander ce que
nous ne pouvons pas; et il vient à notre secours, afin que nous le puissions. »
C'est la précise définition, en propres termes, du saint concile
321
de Trente contre ceux qui disent que les commandements nous
sont impossibles, et que l'auteur ne fait que traduire ces mots latins du
décret: Deus impossibilia non jubet,sedjubendo monet et facere quod possis,
et petere quod non possis, et adjuvat ut possis (1).
On n'a pas besoin d'avertir que
ces premières paroles du décret de Trente : « Dieu ne commande pas les choses
impossibles, mais en commandant il avertit et de faire ce que l'on peut, et de
demander ce qu'on ne peut pas, » sont empruntées de saint Augustin (2), où la
marge du concile nous renvoie. Mais il ne faut pas oublier qu'en cet endroit du
concile, il s'agit précisément « de l'homme justifié. » — « C'est à l'homme
justifié, » Homini justificato, « à l'homme en état de grâce, » sub
gratia constituto, que les préceptes ne sont pas impossibles; c'est donc de
lui qu'il est défini qu'il « doit demander ce qu'il ne peut pas, » Petere
quod non possis. De sorte qu'il est de la foi que selon les termes des Pères
du concile on peut dire à pleine bouche, non-seulement de l'homme hors de l'état
de grâce, mais encore de l'homme juste, qu'il y a des commandements qu'il ne
peut pas toujours accomplir. Tel peut éviter les occasions, qui ne pourrait s'en
tirer s'il s'y jetait. Tel se peut défier de son impuissance, qui ne pourrait
pas la vaincre. En un mot, tel peut prier, qui ne peut pas faire encore tout ce
qu'il faut pour obéir à Dieu : Petere quod non possis. Et l'homme juste
peut à cet égard reconnaître une véritable impuissance qui ne peut être
surmontée que par la prière.
Ce qu'ajoute le saint concile :
Et adjuvat ut possis : « Et Dieu aide afin qu'on le puisse, » est encore
du même esprit de saint Augustin; ce qu'il serait aisé de montrer, si l'on en
doutait.
Mais au reste cette addition du
concile fait voir pleinement en Dieu une volonté perpétuelle d'aider les justes,
soit pour faire ce qu'ils peuvent déjà, soit pour demander la grâce de le
pouvoir; ce qui explique parfaitement dans tous les justes, ainsi que parle
l'Ecole, la possibilité médiate ou immédiate, mais toujours pleinement
suffisante, de garderies commandements, puisqu'on peut
322
toujours dans l'occasion, ou les pratiquer en eux-mêmes, ou
par une humble demande obtenir la grâce de le faire.
Que s'il est vrai que tout soit
compris dans ces paroles; si le concile y démontre pleinement et sans rien
omettre que Dieu ne commande rien aux justes qui ne leur soit possible, en
s'efforçant, en priant, en recevant actuellement par la prière le secours
nécessaire pour l'accomplir, on ne pouvait mieux exprimer cette vérité dans les
Réflexions morales, qu'en répétant, comme on fait ici de mot à mot, des
paroles si précises. Mais s'il est si clair et si assuré dans ces Réflexions
que Dieu ne commande rien qui ne soit possible, et que sa grâce ne manque pas
pour l'exécuter, n'est-ce pas dire tout ensemble et en termes formels qu'un
juste manque à la grâce présente et actuellement secourante, toutes les fois
qu'il transgresse le commandement ? Ce qui suppose une grâce intérieure,
nécessaire et donnée pour le garder, laquelle on rend inutile. D'où il suit une
exclusion aussi complète qu'il soit possible, de l'erreur qu'on veut imputer aux
Réflexions morales et au prélat qui les a approuvées.
Les ennemis de ce livre, pour avoir occasion de le
calomnier, omettent toutes ces choses avec celles-ci. Ils omettent ce qu'on y
ajoute dans le lieu déjà cité : « C'est une excellente prière que la
reconnaissance pour les biens que nous avons déjà reçus, jointe à l'aveu de
notre impuissance pour faire ce que Dieu demande de plus (1). » Ils omettent
encore ce qu'on répète après saint Augustin : « Commandez, Seigneur, mais donnez
ce que vous commandez. » Par où l'auteur des Réflexions, non-seulement montre
après ce saint le remède de nos impuissances, mais encore dans le lieu même il
le fait pratiquer par la prière. A ce prix il est bien aisé d'empoisonner un
livre plein d'onction, et le faire janséniste. Mais Dieu punira les
prévaricateurs, qui en cachant malicieusement dans de tels ouvrages ce qui se
peut dire de plus décisif contre les erreurs, répandent des soupçons injustes
sur les pasteurs , et empêchent les chrétiens de profiter des réflexions les
Plus utiles.
Selon cette sainte doctrine il a
fallu de temps en temps avertir
323
le chrétien qu'il y a des choses même commandées que
souvent il ne peut pas, afin qu'il apprenne à recourir sans cesse à la prière
par laquelle seule il peut obtenir le pouvoir, et à dire avec David : « O Dieu,
tirez-moi de mes impuissances : ô Dieu, tirez-moi de mes malheureuses
nécessités, » par lesquelles je suis captif de mes passions et de la loi du
péché. Par là il sait reconnaître, comme dit saint Augustin, d'où lui vient sa
puissance et son impuissance, undè possit, undè non possit (1), et sait
attribuer ce qu'il ne peut pas à la langueur invétérée de notre nature, et ce
qu'il peut uniquement à la grâce médicinale que Jésus-Christ nous a apportée en
venant au monde.
C'est le fruit de cette doctrine
de saint Augustin et du concile de Trente. C'est pourquoi on ne peut trop la
recommander, ni aux justes, ni aux pécheurs mêmes, afin qu'ils se connaissent
tels qu'ils sont; et qu'après avoir, ce semble, vainement tenté le possible et
l'impossible pour se convertir, ils reconnaissent enfin qu'ils ne peuvent rien,
et qu'il ne leur reste aucun recours qu'à Dieu, ni aucune espérance qu'en sa
grâce; ce qui est le commencement de la guérison.
Il ne faut donc pas s'étonner
d'entendre dire à l'auteur des Réflexions qu'il y a des choses, même
commandées, qu'on ne peut pas en certains moments. On écoute avec tremblement,
mais avec édification tout ensemble , ce que Jésus-Christ dit à saint Pierre,
quoique transporté de zèle : « Vous ne pouvez pas à présent me suivre où je
vais, mais vous le ferez dans la suite (2). » Il croyait s'être distingué par
son ardeur d'avec les autres apôtres, à qui Jésus-Christ venait de dire : « Ce
que j'ai dit aux Juifs, qu'ils ne pou voient venir où je vais, je vous le dis
présentements. » Mais il apprit par sa chute qu'il ne faut pas disputer contre
son maître, ni présumer qu'on peut tout sous prétexte qu'on sent qu'on le veut.
Il est donc vrai, comme on sait
que saint Augustin le répète cent et cent fois, il est vrai que, quoi qu'il crût
de lui-même, il ne pouvait confesser le nom de Jésus-Christ aussi courageusement
qu'il s'imaginait le pouvoir. Il pouvait bien demander la grâce ;
324
il pouvait, en attendant plus de force, s'éloigner des
occasions où il n'était point appelé, et n'aller pas chez le pontife où il
devait trouver une tentation qui surpassait sa grâce présente. Il ne faut point
taire ces vérités aux fidèles, afin qu'ils sachent éviter les occasions
dangereuses jusqu'à ce que la force d'en haut leur soit donnée, comme
Jésus-Christ le commanda expressément à ses apôtres (1).
§ IX. Doctrine de saint Augustin et de l'Ecole de saint Thomas sur le
pouvoir, et qu'il y a un pouvoir qui n'est que le vouloir même.
Au reste quand l'auteur voudrait
se réduire aux sentiments de la savante Ecole de saint Thomas, où l'on admet un
pouvoir complet en ce genre, qui ne l'est pas tellement par rapport à l'acte,
qu'il ne faille demander encore un autre secours, sa doctrine serait d'autant
plus irrépréhensible, que nous Talions appuyer par celle de saint Augustin, qui
reconnait un pouvoir consistant dans le vouloir même, qu'il ne faut pas laisser
ignorer aux chrétiens. Il faut donc encore leur montrer un autre secret de la
grâce, et un autre effet de la volonté. C'est que la grâce peut seule donner un
certain pouvoir, qui manque par conséquent à tous ceux qui ne veulent pas se
soumettre à Dieu, conformément à cette parole de saint Jean : « Les Juifs ne pou
voient pas croire (2); » et à cette interprétation de saint Augustin : «
Pourquoi ne le pouvaient-ils pas? » La réponse est prompte : « C'est parce
qu'ils ne le voulaient pas (3). » A quoi revient cette autre parole de
Notre-Seigneur : «Comment pouvez-vous croire, vous qui recevez la gloire que
vous vous donnez les uns aux autres, et ne cherchez pas la gloire de Dieu (4)? »
Où il ne faut point entendre une autre impuissance que celle qui est attachée au
seul manquement de volonté.
Ainsi dans les grandes passions
d'amour ou de haine, un homme sollicité de ne voir plus un objet qu'il aime
trop, ou de voir un ennemi qui lui déplaît, vous répond cent et cent fois qu'il
ne le peut : par où vous n'entendez pas dans son libre arbitre une
325
véritable impuissance, mais un manquement de courage, qui
fait dire qu'on ne peut pas ce qu'on ne veut pas entreprendre avec tout l'effort
qu'il y faudrait employer pour vaincre son inclination. Tout le monde sait à ce
propos ce passage des Confessions de saint Augustin : « On ne va pas à Dieu avec
des pas, mais avec des désirs : et y aller, c'est le vouloir ; mais c'est le
vouloir fortement, et non pas tourner et agiter de çà et de là une volonté
languissante : » Non solùm ire, verùm etiam pervenire illuc, nihil erat aliud
quàm velle ire, sed velle fortiter et intégré, non semisau-ciam hàc atque hàc
versare et jactare voluntatem (1). De cette façon, si l'on ne se porte à une
pratique aussi laborieuse que celle de la vertu avec une volonté courageuse et
forte, on tombe dans une espèce d'impuissance, qui loin d'excuser, n'est que la
conviction de la lâcheté.
C'est aussi selon ce principe
que saint Augustin détermine dans le livre de la Correction et de la Grâce, «
que la volonté des justes est tellement enflammée par la grâce, qu'ils peuvent
accomplir (le commandement) et persévérer dans la justice, parce qu'ils le
veulent ainsi, » c'est-à-dire parce qu'ils le veulent avec force : Ut ideo
possint, quia sic volunt (2). Et un peu après : « Si Dieu n'opérait pas en
eux le vouloir, leur volonté succomberait par la faiblesse, en sorte qu'ils ne
pourraient persévérer, perseverare non possent, parce qu'il arriverait
que défaillant par la faiblesse (de leur volonté), ou ils ne voudraient pas
persévérer, ou ils ne le voudraient pas aussi fortement qu'il faut pour le
pouvoir (3). »
Il parle de l'homme juste et qui
n'a besoin que de persévérer dans la justice. On voit qu'il n'y connaît pas
d'autre impuissance, que celle qui vient simplement de ne pas vouloir, ou de ne
pas vouloir assez fortement, c'est-à-dire, comme ce Père l'explique ailleurs, «
en déployant, comme on le pourrait, les grandes forces, et pour mieux parler
toutes les forces de la volonté : » Exsertis magnis et totis viribus
voluntatis (4).
Telle est donc cette impuissance
de saint Augustin, qui ne
326
fournit aucune excuse au pécheur à cause , comme on vient
de voir, qu'elle suppose, non un défaut de pouvoir, mais un défaut de courage et
de volonté. Par où il veut que nous apprenions qu'il ne faut pas nous fier à
notre bonne volonté, quand elle est faible, parce que, dit-il, « parmi tant de
difficultés et de tentations » adversus tot et tantas tentationes (1), si
l'on ne veut fortement les vaincre, on ne le peut pas. Et on n'est pas pour cela
plus excusable , parce qu'on le pourrait, si on le voulait, et si au lieu de
rechercher de vaines excuses, on faisait les derniers efforts, en demandant à la
fois la grâce qui fait employer actuellement toutes, les forces de la volonté
secourue.
§ X. Doctrine de saint Augustin sur la possibilité d'éviter les péchés
véniels.
C'est ce qui se justifie par
deux expresses définitions de l'Eglise, dont l'une regarde les péchés véniels,
et l'autre le don de la persévérance finale.
Pour le premier, il est défini
que les plus justes ne passent pas cette vie sans quelque péché véniel : et le
concile de Trente exprime cette vérité en frappant d'anathème ceux qui disent
que sans un privilège particulier, « on peut éviter tout péché, même véniel,
dans toute la vie (2) : » ce qui aussi se trouve commun dans saint Augustin.
Mais si nous allons à la source de la question, il se trouvera selon la doctrine
de ce saint, qu'absolument on le peut si bien, que l'on ne manque à le faire
qu'à cause qu'on ne le veut pas.
Et premièrement il détermine
« qu'il faut accorder aux pélagiens que Dieu commande d'accomplir si
parfaitement la justice, que nous ne commettions aucun péché : » Neque
negandum est Deum hoc jubere, ita nos in faciendà justitià esse debere
perfectos, ut nullum habeamus omninb peccatum (3). Qu'on remarque bien ce
principe, d'où il conclut en second lieu que Dieu ne commandant rien
d'impossible, et ne pouvant lui être impossible de
327
nous donner le secours pour accomplir ce qu'il commande il
s'ensuit que « l'homme aidé de Dieu peut être sans péché s'il veut (1) : » qui
est, comme on sait, l'expression ordinaire de ce Père, pour exprimer dans
l'homme le pouvoir complet.
Ainsi le juste est supposé
secouru d'en haut pour en avoir ce pouvoir complet ; autrement on tomberait dans
l'inconvénient de supposer dans le juste une impuissance d'obéir à Dieu : ce que
saint Augustin avait condamné.
De là suit cette manifeste
démonstration que ce Père inculque souvent comme tout à fait importante, « que
les pélagiens ont raison de dire que Dieu ne commanderait pas ce qui serait
impossible à la volonté humaine (2) ; » qu'ainsi ayant commandé a de ne pécher
point, nous ne pécherions point, si nous ne voulions ; mais que pour cela il
faudrait employer toutes les forces de la volonté; et que celui qui a dit par
son prophète que nul homme ne serait sans péché, a prévu qu'aucun des hommes ne
les emploierait (3). »
Il ne convient pas à présent de
nous étendre davantage sur cette matière ; et il nous suffit d'avoir vu que
c'est par le seul défaut de leur volonté, et non pas manque des secours
absolument nécessaires pour pouvoir éviter tous les péchés, que les plus justes
pèchent quelquefois. Dieu voit, dit saint Augustin, cet événement dans sa
prescience, comme il voit les autres évènements que la volonté pourrait éviter,
si elle voulait : et c'est sur cela qu'il a prédit que nul juste ne serait
exempt de péché véniel, quoique, s'il le voulait, il le put être.
Les justes n'ont pas ce pouvoir
sans grâce ; et Dieu ne laisse pas de la donner, encore qu'il voie par sa
prescience que tous les hommes la rendront inutile, faute d'employer, comme ils
le pour-roient, toutes les forces de leur volonté.
Saint Augustin suppose ici et
souvent ailleurs que Dieu ne manque pas de moyens pour faire qu'on n'employât
toutes les forces de la volonté (4) ; et sans examiner ici ces moyens, il nous
328
suffît qu'il soit bien constant que Dieu veut donner des
grâces «pour pouvoir» éviter tous les péchés, quoique pour les raisons qui lui
sont connues, il ne veuille pas donner celles sans lesquelles il sait que les
autres demeureront sans effet.
Nous aurions ailleurs à tirer de
grandes conséquences de cette doctrine ; mais à présent ce que nous voulons,
c'est qu'on voie que ce qui ne manque que par le défaut de la volonté ne laisse
pas, comme on vient de voir, d'être attribué par le concile de Trente à une
espèce d'impuissance : Neminem posse in totd vità peccata etiam venialia
vitare (1), à cause de celle qui, comme on vient d'apprendre de saint
Augustin, est attachée à la volonté, lorsqu'elle ne déploie pas toutes ses
forces.
§XI. Sur le don de persévérance, deux décisions du concile de Trente et
doctrine de saint Augustin.
La même chose est prouvée par
une autre décision de l'Eglise sur le don de persévérance. Il y a deux
décisions sur cette matière dans le concile de Trente. La première, que nul ne
sait d'une certitude absolue s'il aura ce don, ou en d'autres mots que nul ne
sait s'il aura le grand don de persévérance finale (2). La seconde, qu'on est
anathème, si on ose dire que le fidèle justifié peut persévérer sans un secours
spécial dans la justice reçue, ou qu'avec ce secours il ne le peut pas : Vel
sine speciali auxilio Dei in accepta justitiâ perseverare posse, velcum eo non
posse (3).
Ce grand don, qu'on n'est jamais
assuré d'avoir, est sans doute le don spécial de persévérance, qu'on reconnaît
pour le seul don grand et spécial, et qui ne convient qu'aux élus. Or sans ce
don, il est dit qu'on ne peut pas persévérer. On le peut pourtant d'ailleurs par
un véritable pouvoir, et chacun sait qu'il l'aura. Car on sait qu'il n'est
jamais soustrait aux justes, qui aussi ne cessent jamais de le demander. Ce
n'est que du don de l'actuelle persévérance qu'on ne peut être assuré. Ce don
fait persévérer actuellement
329
ceux qui le pouvaient déjà ; mais en même temps il leur
donne cet autre pouvoir que nous avons vu attaché à une forte volonté, sans
lequel, comme on vient de voir par saint Augustin, on ne peut point en un
certain sens avoir la persévérance actuelle, ni surmonter les obstacles qui
s'opposent à cet effet, parce qu'on ne le veut jamais assez fortement.
C'est la doctrine expresse de ce
Père, qui après avoir supposé dans le livre de la Correction et de la Grâce
(1) que si dans l'état de péché et de tentation où nous a mis la chute d'Adam,
Dieu laissait aux hommes leur volonté, si ipsis relinqueretur voluntas sua,
a en sorte qu'ils pussent demeurer s'ils voulaient dans le secours sans lequel
ils ne pourraient point persévérer; » ut in adjutorio Dei sine quo
perseverare non possent, manerent si vellent; «et que Dieu n'opérât point
qu'ils voulussent, » nec Deus in eis operaretur ut vellent : en ce cas et
dans cette supposition, poursuit ce grand homme, « parmi tant de tentations la
volonté succomberait par sa faiblesse, » infirmitate sud voluntas ipsa
succumberet. « Et c'est pourquoi ils ne pourraient pas persévérer, et
ideo perseverare non possent, parce que , dit-il, ils ne le voudraient pas
assez fortement pour le pouvoir : » Quia déficientes infirmitate nec vellent,
aut non ita vellent, infirmitate voluntatis, ut possent.
Il faut d'abord la supposition
d'un plein et entier pouvoir pour persévérer, qui serait donné en cet état : et
ce pouvoir qu'il suppose est si véritable, qu'il l'explique dans les mêmes
termes que celui d'Adam : Manerent, si vellent, « ils persisteraient,
s'ils voulaient, dans la justice reçue; » on voit que, selon la supposition, il
ne tiendrait qu'à eux de persévérer. Quoi donc! ils ne pourraient pas ce qu'ils
pourraient? Cela semble contradictoire. Mais le dénouement est dans le passage :
ils pourraient persévérer, puisque la grâce en donnerait le plein pouvoir ; et
ils ne le pourraient pas de ce pouvoir qui est attaché à la force du vouloir
même, ainsi qu'il a été expliqué.
On peut donc tout par la grâce,
qui donne le « simple pouvoir » sans donner la volonté actuelle; et en même
temps on ne le peut pas, parce que, pour pouvoir en un certain sens une chose si
330
difficile, il faut le vouloir assez fortement pour vaincre
tous les obstacles, qu'une volonté faible et qui ne déploierait pas toutes ses
forces, ne surmonterait pas.
Mais ce que saint Augustin
enseigne ici par une simple supposition conditionnelle, en disant : « Si en cet
état Dieu donnait une telle grâce, » il le suppose absolument par ces paroles
qui précèdent dans le même livre, lorsqu'il décide absolument qu'on peut dire
(comme une vérité constante) à l'homme juste de l'état où nous sommes : « Vous
persévéreriez si vous vouliez dans le bien que vous avez ouï et reçu » lorsque
vous avez cru : In eo quod audieras et tenueras perseverares si velles ;
mais qu'on ne peut dire en aucune sorte : nullo modo autem dici potest :
« Vous croiriez, si vous vouliez les choses dont vous n'avez jamais entendu
parler, » id quod, non audieras crederes si velles (1).», Où l'on voit
plus clair que le jour, et par les termes de ce passage et par le style
universel de saint Augustin, que le véritable pouvoir est expliqué par ces mots
: « Ils persévéreraient, s'ils voulaient ; » de sorte que si l'on dit en un
autre sens qu'on ne le peut, ce ne peut être qu'au sens qu'en effet on ne le
veut point.
En un mot on ne peut nier que
saint Augustin ne déclare ici de la manière du monde la plus évidente ce qu'on
peut et ce qu'on ne peut pas. Ce qu'on ne peut pas, c'est de croire ce dont on
n'a jamais entendu parler : ce qu'on peut, c'est de conserver ce qu'on a une
fois reçu. On a grâce pour pouvoir le dernier, mais non l'autre.
§ XII. Sur les paroles de Notre-Seigneur : Nul ne peut venir à moi, si mon
Père ne le tire.
Cent passages justifieraient
cette vérité, si dans un avertissement comme celui-ci il convenait de poser
autre chose que les principes. C'est par ces principes qu'on doit entendre ces
paroles de Notre-Seigneur : « Nul ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a
envoyé ne le tire (2). » Tirer, selon saint Augustin et les autres défenseurs de
la grâce, se doit entendre de cet attrait victorieux,
331
de cette douceur qui gagne les cœurs et en un mot, de la
grâce qui donne l'effet, « en faisant par des manières merveilleuses que les
hommes qui ne voulaient pas deviennent voulants : » ut volentes ex nolentibus
fiant (1). Et c'est aussi ce qui est montré par Jésus-Christ même dans toute
la suite de son discours depuis ces paroles : « Tout ce que mon Père m'a donné
viendra à moi (2), » jusqu'à la fin du chapitre, comme ceux qui le liront le
verront d'abord. Mais il nous suffit de remarquer que ce divin Maître se déclare
très-expressément, lorsqu'il rend lui-même ces paroles : « Nul ne peut venir à
moi, si mon Père ne le tire, » par celles-ci : « Nul ne peut venir, s'il ne lui
est donné par mon Père (3). » Qu'est-ce qui lui est donné, dit saint Augustin, «
sinon de venir à Jésus-Christ, c'est-à-dire d'y croire (4)? » Celui-là donc «
est tiré à qui il est donné de croire en Jésus-Christ : » ce qui emporte la
croyance même, et la fait en nous. Mais qu'est-il dit de cette grâce qui donne
l'effet, sinon qu'on ne peut pas venir sans elle ? « Personne, dit Jésus-Christ,
ne peut venir. » il ne dit pas : « Personne ne vient ; » mais : « Personne ne
peut venir. » Mais il faut entendre en même temps que le pouvoir dont
Jésus-Christ parle est le vouloir même, par lequel, comme ajoute saint Augustin
dans le même lieu, « nous avons le pouvoir d'être enfants de Dieu : » en tant
que nous le voulons si puissamment, qu'en effet nous le pouvons avec efficace.
Après cet usage du mot de
pouvoir, si autorisé par le langage des Saints et par celui de Jésus-Christ
même, on n'a pas dû reprendre la réflexion morale qui porte ces mots : « On ne
peut obéir à la voix qui nous appelle à Jésus-Christ, si lui-même ne nous tire à
lui, en nous faisant vouloir ce que nous ne voulions pas (5).» On voit que
l'auteur ne fait qu'exprimer les paroles déjà citées de saint Augustin, « que
Dieu de non voulants nous fait voulants, » volentes de nolentibus. Bien
plus, il ne fait que répéter ce qui est exprimé dans l'Evangile, avec une
réflexion non-seulement conforme à saint Augustin, mais encore, comme on a vu,
composée de ses propres termes.
332
Ainsi en différents sens et selon des locutions
très-usitées dans l'Eglise et même dans l'Ecriture, on peut et on ne peut pas.
On peut, puisqu'on a la grâce qui donne un plein pouvoir dans le genre de
pouvoir; on ne peut pas, comme Jésus-Christ le dit lui-même, puisqu'on doit
encore attendre une autre grâce «qui tire, qui donne de croire » actuellement,
enfin qui inspire le vouloir où saint Augustin a mis une sorte de pouvoir, sans
lequel bien certainement on n'obtient point le salut, parce qu'on ne le veut
point assez fortement.
Il faut vouloir s'aveugler pour
ne pas voir clairement cette doctrine dans ces paroles de saint Augustin : « Le
libre arbitre peut être seul, s'il ne vient pas à Jésus-Christ; mais il ne peut
pas n'être pas aidé lorsqu'il y vient : » Non autem potest nisi adjutum esse,
si venit ; « et même tellement aidé, que non-seulement il sache ce qu'il
faut faire, mais encore qu'il fasse ce qu'il sait : » Ut non solùm quid
faciendum sit sciât, sed quod scierit etiam faciat (1). Ainsi ce Père
établit qu'il ne peut pas arriver qu'on vienne actuellement à Jésus-Christ, sans
le secours qui fait qu'on y vient.
C'est aussi ce qui revient
manifestement aux explications de l'Ecole de saint Thomas, où l'on reconnaît
après saint Augustin un secours pour donner au juste un pouvoir entier et
parfait où soit renfermé l'exercice de l'acte : secours qui ne laisse pas d'être
appelé nécessaire à sa manière, encore qu'il présuppose un pouvoir complet en
qualité de pouvoir.
Personne n'entreprit jamais de
censurer cette doctrine, on ne le peut sans témérité, non plus que de dissimuler
cette parole expresse de Jésus-Christ : «Nul ne peut venir à moi, si Dieu ne le
tire. » Et cependant on voudrait que les Réflexions morales ; eussent
supprimé cette parole, de peur d'offenser la fausse délicatesse de ceux qui
appellent jansénisme la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas,
quoiqu'on en voie le fondement si manifeste dans l'Evangile.
333
§ XIII. Ce que c'est d'être laissé à soi-même, dans saint Pierre et dans les
autres justes qui tombent dans le péché.
C'est une pareille ignorance et
une pareille témérité ou malice qui fait reprendre tous les endroits des
Réflexions où l'on dit que ceux qui tombent, et saint Pierre comme les
autres, ont été laissés à eux-mêmes et à leur propre faiblesse à cause de leur
présomption (1), sans songer que ces expressions sont cent fois, non-seulement
dans saint Augustin, mais encore dans Origène, dans saint Chrysostome, dans
saint Basile, dans saint Léon, dans saint Jean de Damas, dans saint Bernard,
dans tous les Pères grecs et latins, à l'occasion de la chute des justes en
général, et en particulier de celle de David et de saint Pierre (2).
Que si l'on trouve dans les
saints Pères à toutes les pages que ces deux grands saints ont été laissés dans
leur chute à eux-mêmes, à leur présomption, à leur faiblesse et à leur peu de
courage qui est la propre expression de saint Basile (tome I, Homélie XXII ) ;
si on y trouve que Dieu ait détourné sa face de dessus eux pour les laisser
destitués d'un certain secours sans lequel il savait bien qu'ils tomberaient; si
destitués de ce secours et justement délaissé de Jésus-Christ, Pierre, comme dit
saint Augustin (3), a été trouvé un homme, un vrai homme, faible et menteur, qui
promettait ce qu'il ne tint pas et parut n'avoir plus rien que d'humain :
n'est-ce pas une manifeste calomnie de faire un procès à l'auteur des
Réflexions pour avoir parlé comme tant de saints ? Et n'est-ce pas faire
coupables tous les saints Pères, que de le reprendre pour n'avoir fait que
répéter leurs propres paroles?
Il ne faut qu'ouvrir les
commentaires de saint Thomas sur ce qui regarde les belles promesses et
l'affreuse chute de saint Pierre
334
dans saint Matthieu, dans saint Marc et dans saint Luc (1),
pour y voir toute une chaîne de saints Pères qui parlent de saint Pierre comme
d'un homme destitué du secours et de la protection divine, et par là laissé à
lui-même. « Sa présomption fut vaine, dit Raban, sans la protection divine. » —
« Il a voulu voler sans ailes, » dit saint Jérôme. — « Il s'enfla par un excès
d'amour, et il se promit l'impossible, » dit un autre Père. « Il est délaissé de
Dieu, quoique fervent, et il est vaincu par l'ennemi. Apprenez de lace grand
dogme que le bon propos ne sert de rien sans le secours divin : » parole qui
était prise de saint Chrysostome, pareillement rapportée par saint Thomas : «
Pierre, dit ce Père, a été fort dénué de secours, parce qu'il avait été fort
arrogant. » Et encore : « La volonté ne suffit pas sans le secours divin. » Et
enfin : « Malgré sa ferveur il est tombé, parce qu'il n'a eu aucun secours (2).
»
La faute de ceux qui ont abusé
de ces passages n'est pas d'avoir rapporté les propres termes des Pères, et ceux
en particulier de saint Chrysostome, mais de n'avoir pas rapporté le tout. Car
on aurait vu que bien éloigné que saint Pierre ait été privé de tout secours à
la rigueur, même de celui de la prière, au contraire Origène, suivi par saint
Chrysostome, a supposé que si au lieu de dire absolument : « Je ne serai pas
scandalisé, je ne vous renierai jamais, » etc., saint Pierre avait demandé,
comme il In pouvait et le devait, Dieu aurait détourné le coup (3). Saint
Chrysostome a dit de même, et encore plus clairement : « Au lieu qu'il devait
prier et dire à Notre-Seigneur : Aidez-nous pour n'être point séparés de vous,
il s'attribue tout avec arrogance. » Et ailleurs : « Il dit absolument : Je ne
vous renierai pas, au lieu de dire : Je ne le ferai pas, si je suis soutenu par
votre secours (4) »
Il paraît que ce Père loin de
regarder saint Pierre comme destitué de secours pour prier, n'attribue la chute
de cet apôtre qu'à la présomption qui l'a empêché de s'en servir : de sorte que
si dans la suite il ne craint point d'assurer que le secours lui a
335
manqué, il fait entendre qu'il ne lui a été soustrait qu'à
cause qu'occupé de sa présomption, il n'a pas songé à le demander ; et qu'ainsi
pour n'avoir pas fait ce qu'il pouvait, qui était de demander le secours divin,
il a été laissé dans son impuissance, conformément à cette doctrine du concile :
Il faut « faire ce qu'on peut, et demander ce qu'on ne peut pas. »
A l'exemple de saint Chrysostome
et de tous les autres saints, l'auteur des Réflexions morales donne en cent
endroits pour cause de la chute de saint Pierre la présomption qui l'a aveuglé,
qui l'a empêché de prier et de demander les forces qu'il n'avait pas, qui l'a
porté à s'exposer sans nécessité à l'occasion, en allant dans la maison du
pontife où rien ne l'appelait, « par curiosité, par présomption, » sans craindre
sa propre faiblesse, et ainsi du reste (1). Si conséquemment il a dit « qu'il a
été laissé à lui-même, et qu'il n'a eu d'autre guide que sa présomption (2); ni
d'autres forces que celles de la nature, c'est là la peine de son orgueil. On
l'a laissé, mais parce qu'il a présumé. On l'a laissé à lui-même, mais parce
qu'il s'est recherché lui-même; ou, comme parle saint Augustin, « il s'est
trouvé lui-même qui présumait de lui-même : » Invertit se qui prœsumpserat de
se (3) : qui est une règle terrible, mais juste et irréprochable de la
vérité éternelle. Qui osera la reprendre; et qui n'avouera au contraire que
c'est avec justice que ce qu'avait prédit le médecin est arrivé, et que ce
qu'avait présumé le malade ne s'est pu faire ? Et inventum est quomodò
prœdixerat medicus, non quomodò prœsumpserat œgrotus (4).
Mais il ne faut pas ici
s'arrêter au seul exemple de saint Pierre. Il est vrai en général de tous ceux
qui tombent, qu'ils sont laissés à eux-mêmes : « Ils quittent, dit saint
Augustin, et ils sont quittés (5); » ils délaissent Dieu, qui les délaisse à son
tour. Mais à qui sont-ils délaissés, sinon à eux-mêmes?
C'est de quoi le même Père ne
nous permet pas de douter, lorsqu'il ajoute : « Car ils ont été laissés à leur
libre arbitre sans avoir reçu le don de persévérance, par un juste, mais secret
jugement
336
de Dieu : » Dimissi enim sunt libero arbitrio, non
accepto perseverantiœ dono, judicio Dei justo, sed occulto (1).
On voit donc que ceux qui
rejettent les expressions où il est porté que toutes les fois qu'on tombe on est
laissé à soi-même, attaquent saint Augustin, et osent reprendre celui que
personne n'a jamais repris en cette matière, mais au contraire que toute
l'Eglise a reçu et approuvé après le Saint-Siège.
Ils manquent encore d'un autre
côté, faute d'avoir entendu qu'être livré à soi-même, n'est pas toujours être
destitué de toute assistance. Mais leur erreur est extrême, lorsqu'on dit de
ceux qui tombent dans le péché, et de saint Pierre en particulier, « qu'il n'a
eu de forces » que celles de la nature; il faut entendre « qu'il n'a eu de
forces » dont il ait voulu se servir, que celles-là, ayant même méprisé celle de
la grâce, qui l'eût porté à prier s'il l'eût écoutée, au même sens que saint
Augustin remarque dans tous ceux qui tombent, et dans Adam même, une liberté
sans grâce, sans Dieu, comme il parle, sans secours divin : « Dieu, dit-il, a
voulu montrer au premier homme ce que c'est que le libre arbitre sans Dieu. O
que le libre arbitre est mauvais sans Dieu! Nous l'avons expérimenté, ce qu'il
peut sans Dieu : c'est notre malheur d'avoir expérimenté ce que peut sans Dieu
le libre arbitre (2). » Où il est clair qu'il ne peut pas dire que le premier
homme fût abandonné de Dieu et de son secours quand il tomba, puisque Dieu était
avec lui et lui continuait son secours, par lequel il eut pu ne tomber pas s'il
eût voulu ; mais il veut dire qu'il était sans Dieu, parce qu'il ne se servait
pas du secours dont il l'assistait. Ainsi dans le même Père, « on est sans
secours, sine adjutorio, quand en l'ayant on ne sait pas d'où il nous
vient : » NON habens habet qui nescit undè habeat.
C'est dans un sens à peu près
semblable qu'on trouve dans saint Prosper qu'il faut toujours entendre dans les
bons « une volonté qui vient de la grâce, » voluntas de gratiâ; et dans
les mauvais une volonté sans la grâce : In malis voluntas intelligenda est
sine gratiâ (3) : à cause, en général, que tous les déserteurs de la grâce
337
agissent sans elle, et ne se gouvernent pas par son
instinct, mais uniquement par leur orgueil; de sorte qu'en l'ayant, ils sont
comme ne l'ayant pas, parce qu'ils dédaignent de s'en servir et la laissent
comme n'étant point.
Ainsi, en quelque manière qu'on
veuille entendre que saint Pierre et les autres justes qui tombent, soient des
hommes « sans la grâce et laissés à eux-mêmes, » ce n'est jamais à l'exclusion
de toute grâce médiate ou immédiate, puisque saint Pierre, selon tous les Pères,
que notre auteur a suivis, pouvait toujours en se défiant de soi-même, éviter
l'occasion, ou obtenir en tout cas par une humble et persévérante prière ce qui
lui manquait pour pouvoir confesser Jésus-Christ dans la rencontre où il le
renonça.
§ XIV. Récapitulation de la doctrine des Réflexions morales, et conclusion
de ce qui regarde la chute de saint Pierre et des autres justes.
Répétons donc maintenant la
doctrine constante et uniforme du livre des Réflexions morales. Nous y
apprenons partout que le juste peut observer les commandements, puisque si
quelquefois il ne le peut pas, comme le concile de Trente l'a décidé, « il peut
du moins en faisant ce qu'il peut, demander ce qu'il ne peut pas, et qu'il est
par ce moyen aidé pour le pouvoir. » Voilà une première vérité.
La seconde est qu'il y a des
grâces véritables et intérieures dans le cœur humain, par lesquelles Dieu le
veut guérir, et que nous rendons effectivement inutiles par notre faute.
Et la troisième, que lorsqu'on
reçoit la grâce qui fait actuellement garder les préceptes, elle ne nécessite
jamais notre libre arbitre.
Quiconque enseigne ces trois vérités est éloigné autant
qu'on le puisse être de ces cinq fameuses propositions qu'on veut imputer à ce
livre. S'il dit ensuite que quelquefois on ne peut pas confesser Jésus-Christ de
cette éminente manière de le confesser devant les puissances et malgré les
terreurs du monde, ce qui fait ceux qu'on appelle Confesseurs, il faut
entendre avec le concile qu'on ne le peut pas toujours en soi, puisqu'il suffit
qu'on le puisse
338
en priant et en demandant le secours par lequel on le peut,
à quoi si l'on manque, on est laissé justement dans l'impuissance qu'on aurait
pu vaincre, si on eût voulu, avec la grâce qu'on avait, ainsi qu'il est arrivé à
saint Pierre.
Que si l'on veut avec cela
trouver un moment où cet apôtre fût déchu de la justice avant que d'être ainsi
délaissé, j'avoue qu'on ne peut pas dire que ce malheur lui fût arrivé avant le
lavement des pieds, ni même avant le sermon de la Cène, où Jésus-Christ disait
encore à tous ses apôtres et à saint Pierre comme aux autres : « Vous êtes purs,
» les exhortant, non pas à se convertir, « mais à demeurer en lui, » et
présupposant qu'ils y étaient, manete in me et ego in vobis (1). Mais qui
sait aussi ce qui s'est passé depuis dans le cœur de saint Pierre, lorsqu'il a
frappé de l'épée un des ministres de la justice à dessein de lui faire pis, et
qu'il mérita d'ouïr de la bouche de son Maître : « Celui qui se sert de l'épée
périra par l'épée (2) ? » Et depuis encore, lorsqu'il poussa la témérité jusqu'à
l'effet d'entrer dans la maison du pontife, et de s'exposer volontairement à
plus qu'il ne pouvait? Qui sait, disons-nous, ce que vit alors dans son cœur
celui qui voit tout, et qui ne voit rien qui ne lui déplaise dans un homme qui
se jette dans le péril sans nécessité, malgré cet oracle du Saint-Esprit : « Qui
aime le péril, y périra (3)? »
Ce fut bien certainement dans le
reniement que Pierre parut entièrement délaissé ; et ce fut là ce péché déclaré
dans lequel saint Augustin dit qu'il est utile aux fidèles de tomber :
Expedit ut cadant in apertum manifestumque peccatum, pour guérir en eux la
blessure plus cachée et plus dangereuse de l'orgueil. Quoi qu'il en soit, il est
expressément marqué que ce fut aussitôt après le renoncement que Notre-Seigneur
se retournant regarda Pierre (4): ce que les Pères entendent de ce regard
efficace qui fait fondre en larmes un cœur endurci. Marque évidente
qu'auparavant il ne le regardait pas de cette sorte ; il avait détourné sa face
et le laissait à lui-même, c'est-à-dire à sa témérité et à sa faiblesse qu'il
lui était bon de sentir par expérience.
Sans ce regard efficace nous
avons vu les théologiens et saint
339
Augustin dire en un très-bon sens que l'on ne peut pas
confesser Jésus-Christ, parce qu'on ne le veut pas. Et quoi qu'il en soit jamais
il n'arrive au juste de ne pouvoir rien, jusqu'à exclure par ce terme, rien,
même le pouvoir de prier.
Selon des explications si
autorisées dans l'Eglise, pour faire justice à l'auteur, il fallait interpréter
favorablement ce qu'il dit « que la grâce de Jésus-Christ, principe efficace de
tout bien, est nécessaire pour toute action ; sans elle non-seulement on ne fait
rien, mais encore on ne peut rien. » On ne peut rien en un certain sens par le
défaut du pouvoir qui est attaché au vouloir même, de même « qu'on ne peut rien
(1), » ni même venir à Jésus-Christ selon sa parole expresse, sans la grâce qui
nous y tire et qui nous donne actuellement de venir à lui (2). On ne peut rien
en un autre sens par rapport à l'effet total et à l'entière observation du
précepte. On ne peut rien au pied de la lettre et dans un sens rigoureux, sans
le secours de la grâce. « Elle est appelée principe efficace , » non pas au sens
qu'on appelle la grâce efficace, terme consacré pour la grâce qui a son effet.
On n'a pas attaché la même idée
à ce terme principe efficace ; et on pourrait dire que toute grâce, au
même sens que tout sacrement, est un principe efficace, à cause qu'ils
contiennent tout dans leur vertu. On devait interpréter favorablement un auteur
qui donnait lieu à le faire, en s'expliquant aussi précisément qu'on a vu, sur
la possibilité d'observer les commandements dans tous les justes. Mais encore
que ces explications fussent équitables, M. l'archevêque de Paris, qui se
propose toujours d'aller au plus grand bien, n'a pas voulu s'attacher à ce qu'on
pouvait soutenir; mais désirant ôter aux pieux lecteurs ce qui serait capable de
lui faire la moindre peine dans un livre où il ne s'agit que de s'édifier, il a
fait changer cet endroit, en effaçant le mot efficace, qui n'était pas
nécessaire, sans se soucier de ce qu'on dirait de ce changement et toujours prêt
à profiter, non-seulement de réflexions équitables, mais encore de celles-là
mêmes que l'esprit de contradiction aurait produites, puisqu'il faut croire que
c'est pour cela que Dieu les permet.
340
C'est par le même motif qu'on
change encore ce qui est porté sur la Ire aux Corinthiens, chap. XII,
verset 3; et on a mis à la place : Il faut demander à Dieu la grâce qui est
souveraine, « sans laquelle on ne confesse jamais Jésus-Christ, et avec laquelle
on ne le renonce jamais. » On marquera dans la suite avec candeur et simplicité
la plupart des autres endroits qu'on aura corrigés pour guérir les moindres
scrupules, sans regarder autre chose, sinon que la charité soit victorieuse.
§ XV. Sur le principe de foi, que Dieu ne délaisse que ceux qui le
délaissent les premiers.
Pour ôter jusqu'à l'ombre des
difficultés sur la possibilité des commandements dans tous les justes, il faut
encore leur dire qu'elle est fondée immuablement sur ce principe de la foi,
reconnu dans le concile de Trente, que Dieu n'abandonne que ceux qui
l'abandonnent les premiers par une désertion absolument libre : Deus namque
sud gratiâ semel justificatos non deserit, nisi ab eis priùs deseratur (1).
Ce concile n'a pas voulu définir
que Dieu n'abandonne personne à lui-même et à sa propre faiblesse : mais qu'il
n'abandonne personne, si on ne l'abandonne le premier. Ce sont les propres
paroles de saint Augustin en plusieurs endroits (2). C'est aussi ce qui lui fait
dire ce qu'on a déjà rapporté de tous ceux qui perdent la grâce : « Ils
délaissent premièrement, et puis ils sont délaissés : » Leserunt et
deseruntur. Adam a été jugé selon cette règle : « Il a délaissé et il a été
délaissé. » Deseruit et desertus est. Ce qui arrive dans la suite :
Comment les péchés sont la juste punition les uns des autres, et dans quel abîme
on est plongé par cet enchaînement de crimes inouï et inconcevable, saint
Augustin l'explique en quatre mots : Desertus à Deo, cedit eis (desideriis
suis ) atque consentit, vincitur, capitur, trahitur, possidetur : « Le
pécheur délaissé de Dieu cède à ses mauvais désirs, et y consent; il est
341
vaincu, il est pris, il est enchaîné, il est possédé et
entièrement sous le joug (1) » Ces désordres arrivent à ceux qui ont été
délaissés de Dieu. Cela est très-vrai, et il ne faut pas trouver mauvais qu'on
représente aux chrétiens cet état funeste; mais il faut toujours se souvenir de
la distinction de saint Augustin : c'est que lorsqu'on est ainsi livré à ses
convoitises, « il y en a quelqu'une qu'on ne veut pas vaincre, à laquelle on
n'est pas livré par le jugement de Dieu, mais pour laquelle on a été livré ou
jugé digne d'être livré aux autres (2). » Il n'importe que dans cet endroit de
saint Augustin il y ait deux leçons différentes, puisque toutes deux aboutissent
à la même fin, de distinguer le crime auquel on s'est livré soi-même, de celui
où on est livré par punition. Par exemple, dit saint Augustin, c'est l'orgueil
et l'ingratitude des sages du monde qui a mérité que Dieu les livrât aux
désordres énormes que saint Paul raconte. Combien plus faut-il observer cette
règle à l'égard des jutes, qui ne sont jamais délaissés et livrés au crime que
par une désertion qu'ils n'ont à imputer qu'à une faute à laquelle saint
Augustin ne veut pas qu'ils soient livrés en punition, mais qu'ils s'y livrent
eux-mêmes par leur liberté ?
C'est pourquoi sur ce fondement,
« que Dieu est fidèle dans ses promesses, » les justes sont assurés « qu'il ne
permettra jamais qu'ils soient tentés par-dessus leurs forces (3). » Ils ont
donc toujours le pouvoir de garder les commandements, à la manière que l'a
défini le concile de Trente. Il est aussi déterminé dans le second concile
d'Orange que selon la foi catholique, secundùm fidem catholicam, « après
la grâce du baptême tous les baptisés, avec le secours de Jésus-Christ qui les
aide et coopère avec eux, peuvent et doivent accomplir les commandements de
Dieu, s'ils veulent fidèlement travailler : » Quod omnes baptizati possint et
debeant, si fideliter laborare voluerint, adimplere (4). Ils le peuvent
donc, il ne tient qu'à eux avec la grâce qu'ils ont ; la grâce ne leur manque
pas; il ne leur manque que la volonté, qui ne leur manque que par leur faute. Et
c'est là une vérité catholique que l'on a toujours expliquée en divers endroits
des Réflexions morales.
342
Il n'aurait rien coûté à leur
auteur de reconnaître expressément, comme il a fait équivalemment et dans le
fond, une grâce suffisante au sens des thomistes, ou des autres théologiens qui
raisonnent à peu près de la même sorte, et tout le monde voit bien qu'on ne
pouvait pas en exiger davantage ; mais on a trouvé plus à propos dans un ouvrage
d'édification , et non de dispute, pour exprimer le pouvoir de conserver la
justice donnée sans exception ta tous les justes, de se servir plutôt des
expressions consacrées des Pères, des conciles et des Papes, que des termes de
l'Ecole, que le peuple n'entend pas assez et qui ont tous leur difficulté ,
puisque même c'est faire tort à la vérité que de la faire dépendre d'une
expression, quoique bonne et bien introduite dans l'Ecole, dont tout le monde
convient qu'elle n'est pas dans les Pères, ni dans les conciles, ni dans les
constitutions anciennes et modernes des souverains Pontifes, ni enfin dans aucun
décret ecclésiastique.
§ XVI. Sur la volonté de sauver tous les hommes.
On peut régler par ces principes
ce qu'il faut dire et penser sur la volonté de sauver les hommes, et sur celle
de Jésus-Christ pour les racheter. Ces deux volontés marchent ensemble, et elles
sont reconnues dans les Réflexions morales avec toute leur étendue. Il y
a une volonté générale qui est exprimée en ces termes : « La vérité s'est
incarnée pour tous; nous devons donc prier pour tous, si nous entrons dans
l'esprit de la vérité (1). » Ainsi la volonté de Dieu s'étend aussi loin que
notre prière, qui n'excepte personne. Ailleurs : «Jésus-Christ est mort pour le
salut de tous les hommes. » Ailleurs : « Il a racheté tous les hommes de son
sang, il a acquis tout le monde par sa croix (2). » Ailleurs : « Tous les hommes
étaient en Jésus-Christ sur la croix, et y sont morts avec lui (3) ; » à quoi,
sinon au péché et à la mort éternelle et temporelle, qui leur étaient dues? « La
mort s'étant assujetti injustement Jésus-Christ innocent, perd le pouvoir
qu'elle avait sur tous les hommes
343
coupables (1) : » ils l'étaient tous. Ailleurs : « Tous
sont morts également, et Jésus-Christ est mort aussi pour tous. Qu'y a-t-il de
plus juste que de consacrer sa vie à celui qui nous l'a rachetée à tous par sa
mort? Jésus-Christ a tenu notre place sur la croix. »
Il n'y a rien de plus éloigné de
la cinquième proposition condamnée par Innocent X : « Il est semi-pélagien de
dire que Jésus-Christ est mort ou qu'il a répandu son sang généralement pour
tous les hommes. » On vient de voir le contraire inculqué avec tant de force en
vingt endroits très-exprès des Réflexions morales. Ce fondement supposé, on y
trouve aussi une volonté spéciale pour tous les fidèles, conformément à cette
parole : « Il est Rédempteur de tous, mais principalement des fidèles (2). »
Cette volonté regarde ceux-là même qui perdent la justice, mais qui pourraient
la conserver, s'ils ne rendaient pas inutile « la grâce qui les veut guérir, »
encore qu'en effet et par leur malice elle ne les guérisse pas. Nous avons vu
cette grâce répandue partout dans les Réflexions morales. Enfin on y
trouve aussi la volonté très-spéciale pour les élus, qui seule renferme en soi
tout l'effet de la rédemption.
Ces trois explications de la
volonté de sauver les hommes se trouvent en divers endroits de saint Augustin et
de son disciple saint Prosper (3), dont l'on a marqué quelques-uns à la marge,
et que l'on pourrait rapporter dans un plus long discours. Mais il nous suffit
de remarquer ici que d'habiles théologiens, et saint Augustin lui-même, ne les
ont pas regardées comme opposées l'une à l'autre, mais au contraire comme
faisant unies ensemble un seul et même corps de la bonne doctrine, quoiqu'elles
ne soient pas toutes également décidées par l'Eglise catholique. Un vrai
théologien les doit reconnaître chacune selon son degré.
On vient de voir que le livre
des Réflexions n'en exclut aucune. Nous répétons, encore un coup, que
saint Augustin et saint Prosper les ont toutes reconnues après saint Paul. Cet
Apôtre a souvent marqué la volonté générale, et personne n'en ignore les
passages.
344
Il a exprimé celle qui est particulière aux fidèles,
lorsqu'il leur a dit et les a obligés à dire avec lui à son exemple : « Je vis
dans la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est donné pour moi (1). » Enfin
ils doivent s'unir à la volonté très-spéciale; qui regarde les élus, par
l'espérance d'être compris dans ce bienheureux nombre. Remarquez qu'il n'était
pas question dans les Réflexions morales de disputer scolastiquement, mais de
rendre tous les fidèles attentifs à ces trois degrés de la volonté de Dieu, qui
nous ont été déclarés par sa parole ; or on ne doit pas exiger plus que ce qui a
été révélé de Dieu selon le degré de la révélation. Ainsi il faut reconnaître la
volonté de sauver tous les hommes justifiés, comme expressément définie par
l'Eglise catholique en divers conciles, notamment dans celui de Trente et encore
très-expressément par la Constitution d'Innocent X, du dernier mai 1653.
Il ne faut point faire un point
de foi également décidé de la volonté générale étendue à tous, puisque même il a
été permis à Vasquez d'enseigner que les enfants décédés sans baptême ne sont
pas compris dans cette parole : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés,
et qu'ils viennent à la connaissance de la vérité (2) : » quoique les
Réflexions morales penchent visiblement, comme on a vu, à l'explication qui
ne donne aucune borne à la volonté de Dieu et de JÉSUS-CHRIST , prise dans une
entière universalité , ce qui aussi paraît plus digne de la bonté de Dieu, plus
conforme aux expressions de l'Ecriture et plus propre à la piété et à la
consolation des fidèles.
§ XVII. Sur le don de la foi, et s'il est donné à tous.
On objectera peut-être encore ce
passage des Réflexions : « La foi n'est pas moins difficile que la
pratique des bonnes œuvres : la grâce nécessaire pour l'une et pour l'autre est
donnée aux uns, et n'est pas donnée aux autres. » Qu'y a-t-il là de nouveau , et
qu'y a-t-il qui ne soit constant et public ? Mais qu'y a-t-il qui ne soit
absolument nécessaire à l'instruction des fidèles ? Voilà
345
d'abord ce que nous disons pour ce qui regarde la foi.
Secondement il n'y a rien là qui approche des cinq fameuses propositions ni qui
exclue même la volonté générale de sauver les hommes ni celle de les amener à la
connaissance de la vérité. En troisième lieu la proposition est tellement
adoucie, qu'en quelque façon qu'on la prenne, il n'y reste pas la moindre
apparence de difficulté.
Premièrement donc il n'y a rien
là qui ne soit constant et public. On n'a qu'à ouvrir saint Paul et prêter
l'oreille à ces paroles : « Comment croiront-ils s'ils n'écoutent ; et comment
écouteront-ils, si on ne leur prêche? » D'où il conclut: a La foi est par
l'ouïe, et l'ouïe est par la prédication de la parole de Jésus-Christ (1). »
Ainsi la grâce nécessaire à croire est attachée à la prédication de l'Evangile.
Et cela étant, que dirons-nous de ces peuples qui, relégués depuis tant de
siècles dans un autre monde , si séparés de celui où l'Evangile est annoncé,
habitent dans les ténèbres et dans la région de l'ombre de la mort? Ont-ils la
grâce nécessaire à croire , et ne sont-ils pas dans le cas où saint Augustin
assurait qu'on ne peut dire en aucune sorte, nullo modo : « Ils
croiraient, s'ils voulaient, ce qu'ils n'ont jamais ouï. » Id quod non
audieras
crederes, si velles (2) ?
Que si c'est un fait constant et
public, qu'il y a eu et qu'il y a des peuples en cet état, peut-on nier qu'il ne
soit utile aux chrétiens de leur inspirer de l'attention au malheur de la
naissance de ces peuples, afin qu'ils ressentent mieux les richesses
inestimables de la grâce qui les a mis dans un état plus heureux ?
Nous disons en second lieu qu'il
n'y a rien là qui approche de ces cinq fameuses propositions, où il est à la
vérité décidé que nul juste n'est jamais privé, ni ne le peut être, de la grâce
absolument nécessaire à faire , mais où tout le monde est d'accord que la
sagesse de l'Eglise n'a pas trouvé à propos de rien définir en faveur des
infidèles sur la grâce nécessaire à croire. Il est donc certain qu'en les
privant de cette grâce, on n'encourt pas la condamnation d'Innocent X , et que
cette thèse n'appartient en aucune manière à la fameuse question qu'il a jugée
avec le consentement de toute l'Eglise en faveur des justes.
346
Nous ajoutons néanmoins que
cette conclusion n'empêcherait pas qu'en ôtant aux infidèles qui n'ont jamais
ouï parler de l'Evangile , la grâce immédiatement nécessaire à croire, on ne
leur accordât celle qui mettrait dans leur cœur des préparations plus éloignées,
dont s'ils usaient comme ils doivent, Dieu leur trouverait dans les trésors de
sa science et de sa bonté des moyens capables de les amener de proche en proche
à la connaissance de la vérité. Ce sont ces moyens qui ont été si bien expliqués
dans le livre De la vocation des Gentils, où sont comprises les
merveilles visibles de la création, capables d'amener les hommes aux invisibles
perfections de Dieu, «jusqu'à les rendre inexcusables, selon saint Paul, s'ils
ne les connaissent et les adorent. » Et non-seulement on y trouve cette bonté
générale, mais encore par une secrète dispensation de sa grâce de plus occultes
et de plus particulières insinuations de la vérité, que Dieu répand dans toutes
les nations par les moyens dont il s'est réservé la connaissance.
Il ne faut donc pas songer à les
pénétrer, ni jamais rechercher les causes pourquoi il met plus tôt ou plus tard
et plus ou moins en évidence les témoignages divers, et infiniment différents,
de la vérité parmi les infidèles. C'est ce qu'on trouve expliqué dans le docte
livre De la vocation des Gentils (1), et ce qu'on croirait, s'il en était
question, pouvoir montrer non-seulement dans les autres Pères, mais encore
distinctement dans saint Augustin et dans le véritable Prosper, dont ce livre a
si longtemps porté le nom. Ainsi bien loin de soutenir (a) aucune des cinq
propositions, les Réflexions morales ne sont pas même contraires à la
volonté générale de sauver tous les hommes et de les amener de loin ou de près,
par des moyens différents, à la connaissance de la vérité. Nous en avons vu les
passages, qui ne sont pas éloignés de ces consolantes paroles du livre de la
Sagesse : « Que Dieu n'a pas fait la mort, et ne se réjouit pas de la perte
des vivants ; mais qu'il a fait guérissables les nations de la terre (2) : qu'il
a soin de tous, » toujours prêt de pardonner à tous, « à cause de sa bonté et de
sa
347
puissance, et qu'il a même ménagé avec attention, tantâ
attentione, les peuples qui étaient dus à la mort (pour avoir persécuté ses
enfants), debitos morti, afin de donner lieu à la pénitence leur
accordant le temps et l'occasion de se corriger de leur malice (1). »
Ce qu'il faut ici uniquement
éviter, c'est de donner pour défini ce qui ne l'est pas, ou d'ôter aux enfants
de Dieu la connaissance , distincte de leur préférence toute gratuite à l'égard
du don de la foi, de peur de les confondre par là avec le reste des nations que
! « Dieu, » par un juste jugement, « a laissées aller dans leurs voies, » comme
il est écrit dans les Actes (2). C'est pourquoi saint Augustin n'a pas
hésité à mettre les trois propositions suivantes à la tête des douze articles de
la foi catholique, qu'il expose dans son Epître à Vital (3).
IV. « Nous savons que la grâce
par laquelle nous sommes chrétiens, n'est pas donnée à tous les hommes.
V. » Nous savons que ceux à qui
elle est donnée, elle leur est donnée par une miséricorde gratuite.
VI. » Nous savons que ceux à qui
elle n'est pas donnée , c'est par un juste jugement de Dieu qu'elle ne l'est
pas. »
Vérités que la foi propose à
tous les fidèles, pour les obliger de reconnaître avec action de grâces la
prédilection dont Dieu les honore.
En troisième lieu, dans la plus
sévère critique et quelque opinion qu'on veuille embrasser, il n'y a rien à
reprendre dans ces propositions des Réflexions morales : « Celui qui l'a reçue (
la grâce nécessaire à croire ) doit craindre, parce qu'il la peut perdre » faute
de l'effort qu'il faudrait faire pour la conserver et pour la faire valoir : «
et celui qui ne l'a pas reçue doit espérer, puisqu'il la peut recevoir (4). »
Mais si on la doit espérer, on ne doit donc pas se croire destitué de tout
secours, puisqu'espérer en est un si grand. Ainsi l'auteur avertit en relevant
ceux qui sentent qu'ils ne peuvent encore vaincre la maladie de l'incrédulité,
quels qu'ils soient, ou dans l'Eglise ou hors de l'Eglise, qu'ils se gardent
bien de désespérer d'eux-mêmes, ou d'abandonner la sainte parole ;
348
mais qu'ils se confient en Notre-Seigneur , qu'ils pourront
un jour ce qu'ils ne peuvent peut-être pas selon leur disposition présente.
Voilà comme on ne contredit les
Réflexions que par un esprit de contention ; et nous osons dire que pour
peu qu'on apportât à cette lecture un esprit d'équité et que l'on s'attachât à
considérer toute la suite du discours, au lieu du trouble que quelques-uns
voudraient inspirer, on n'y trouverait qu'édification et bon conseil.
Au reste nous ne croyons pas
avoir rien à dire de nouveau sur la grâce nécessaire aux œuvres chrétiennes et
salutaires, qui n'est pas donnée à tous, puisqu'il est certain et que tout le
monde est d'accord qu'on ne l'a point sans la foi que tout le monde n'a pas ; et
qu'enfin pour ce qui regarde les justes, la vérité n'oblige à confesser, même
pour des personnes si favorisées, qu'un secours dans l'occasion, ou immédiat ou
médiat, pour accomplir les préceptes selon l'expresse définition du concile de
Trente.
§ XVIII. Rétablissement d'une preuve de la divinité de Jésus-Christ, qui
avait été affaiblie dans les versions de l'Evangile.
La vigilance de notre archevêque
ne s'étend pas seulement à éclaircir la matière des cinq propositions, ni celles
qui en approchent : ce prélat porte bien plus loin son attention pastorale.
C'est une faute commune presque à toutes les versions nouvelles de l'Evangile,
d'avoir traduit ces paroles de Notre-Seigneur : Antequàm Abraham fieret, ego
sum: « Devant qu'Abraham fut, je suis (1), » sans songer que dans le latin,
comme dans le grec, il y a un autre mot pour Abraham que celui qui est employé
pour le Fils de Dieu. Le grec porte : prin Abraam genestai, ego eimi. Ce
mot, genestai, qui peut quelquefois signifier simplement être, quand il
est opposé à l'être même, doit être traduit par faire, comme la Vulgate l'a
soigneusement observé. Et en général lorsqu'il s'agit d'opposer le Verbe éternel
à la créature , c'est la coutume perpétuelle
349
de l'Evangile d'opposer être fait à être. Les
exemples expliqueront mieux cette vérité. Dès les premiers mots de l'Evangile de
saint Jean, il est dit du Verbe éternel : « Au commencement était le Verbe, et
le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu (1) ; » mais quand on vient à
expliquer ce qu'il est devenu par l'incarnation, on change le terme ; et
l'Evangile dit : « Le Verbe a été fait chair, sarx egeneto: » ce que la
Vulgate a traduit : Verbum caro factum est.
De même au verset suivant, où
est rapportée la prédication de saint Jean-Baptiste, qui établit si clairement
la divinité du Fils de Dieu : « Voici, dit-il, celui dont je vous disais : Celui
qui est venu après moi m'a été préféré, a été mis devant moi; » de mot à mot : «
A été fait devant moi : emprosten mou gegonen : parce qu'il a été devant
moi : » quia prior me erat : oti protos mou en. C'est donc
l'esprit de l'Ecriture de dire du Verbe éternel qu'il était, et
d'exprimer par le terme faire la dispensation de la chair. « Il était le Verbe,
il était Dieu. » Voilà ce qu'il était par lui-même. « Il a été homme ; » voilà
ce qu'il est devenu dans le temps.
Le bien-aimé disciple suit cette
règle dans les premiers mots de sa Première épître canonique : « Ce qui était,
dit-il au commencement, » Quod erat ab initio (2) : et un peu après : «
Nous vous annonçons la vie éternelle, qui était dans le Père, et qui s'est
montrée à nous. » Ainsi toutes les fois qu'on a parlé du Verbe selon sa
divinité, le style perpétuel de l'Ecriture est de dire qu'il était; tout ce qui
peut appartenir à la création est exprimé par le mot de faire : et selon
cette règle sûre, il a fallu opposer Abraham qui a été fait, au Fils de Dieu
qui était toujours.
C'est ce qu'on pourrait
confirmer par l'exposition unanime des Pères grecs et latins; mais à présent,
pour abréger, nous nous contentons de ces paroles précises de saint Augustin sur
ce passage de saint Jean : ANTEQUÀM ABRAHAM FIERET: Intellige Fieret ad
humanam facturam, sum verù ad divinam pertinere substantiam. Fieret, quia
creatura est Abraham. Non dixit : Antequàm Abraham esset, ego eram; sed
ANTEQUAM ABRAHAM FIERET, qui nisi per me non fieret, EGO SUM. Neque
hoc dixit: Antequàm fieret,
350
ego factus sum : In principio enim
Deus fecit cœlum et terram : nam in principio erat Verbum.
ANTEQUAM ABRAHAM FIERET, EGO SUM. Agnoscite Creatorem, discernite creaturam.
Qui loquebatur, semen Abrahœ factus erat; et ut Abraham fieret,
ante Abraham ipse erat (1). C'est-à-dire: « Devant qu'Abraham fût fait, je
suis. Entendez que ces mots : Devant qu'il fût fait, appartiennent à la création
de l'homme ; et ceux-ci : Je suis, à la substance de la divinité. Il a fallu
dire d'Abraham qu'il était fait, parce qu'il était créature. Il n'a pas dit :
Avant qu'Abraham fût, j’étais; mais il a dit : Abraham fût fait, lui
qui ne pouvait être fait par un autre que par moi, Je suis. Il n'a pas dit non
plus : Avant qu'Abraham fût fait, j'ai été fait. Car il est écrit que
Dieu a fait au commencement le ciel et la terre; mais pour le Verbe au
contraire, il n'est pas dit qu'il a été fait au commencement, mais qu'il
était. Ainsi en lisant ces paroles : Avant qu'Abraham fût fait, je suis,
reconnaissez le Créateur et discernez la créature. Celui qui parlait avait été
fait le fils d'Abraham par son incarnation; mais afin qu'Abraham fût fait
lui-même, il était devant Abraham. »
Il ne fallait pas priver les
fidèles de cette belle doctrine de saint Augustin, ni ôter de nos versions une
preuve si convaincante, non-seulement de la préexistence du Fils de Dieu, mais
encore de son éternelle divinité.
§XIX. Sur les endroits où il est dit que sans la grâce on ne peut faire que
le mal.
Pour continuer nos remarques, on
a averti M. de Paris que quelques-uns trouvaient de l'excès dans ces paroles : «
Avant que Dieu nous appelle par sa grâce, que pourrions-nous faire pour notre
salut? La volonté qu'elle ne prévient pas, n'a de lumière que pour s'égarer,
d'ardeur que pour se précipiter, de force que pour se blesser; est capable de
tout mal, et impuissante à tout bien (2). » Ceux qui critiquent ces paroles et
les autres de même sens, pourraient avec la même liberté censurer celles-ci du
concile d'Orange : « Personne n'a de lui-même que le mensonge et
351
le péché : » ce qui est pris de mot à mot de saint Augustin
et cent fois répété par ce grand docteur ». Quand on trouve de pareils discours
dans un livre de piété, il ne faut pas être de ces esprits ombrageux, qui
croient voir partout un Baïus, et qu'on en veut toujours aux vertus morales des
païens et des philosophes; c'est de quoi il ne s'agit pas. Quand il faut
instruire les chrétiens, on ne doit considérer les vertus que par rapport au
salut. C'est par où commence l'auteur: « Avant, dit-il, que Dieu nous appelle
par sa grâce, que pouvons-nous faire pour notre salut ? » Tout ce qu'on nomme
vertu hors de cette voie, ne mérite pas, pour un chrétien, le nom de vertu. S'il
est écrit « que la science enfle , » ces sortes de vertus humaines enflent
beaucoup davantage et tournent à mal. C'est ce que l'auteur exprime ailleurs par
ces paroles: « La connaissance de Dieu, même naturelle, même dans les
philosophes païens, quoiqu'elle vienne de Dieu (à sa manière), sans la grâce ne
produit qu'orgueil, que vanité, qu'opposition à Dieu même, au lieu des senti
mens d'adoration, de reconnaissance et d'amour (2). » Il n'y arien de plus
véritable. Que personne n'empêche donc que l'on enseigne au chrétien les
avantages de sa religion; et laissons-lui confesser que sans elle il n'a
qu'ignorance, mensonge, aveuglement et péché, puisque sans elle ou tout est
cela, ou tout aboutit là.
§ XX. Sur les vertus théologales, en tant que séparées de la charité.
Il faut à plus forte raison
prendre équitablement et sainement les expressions assez ordinaires où un auteur
occupé du mérite de la charité, qui est l'ame des vertus et la seule méritoire
d'un mérite proprement dit, semblerait à comparaison de la charité ôter aux
autres vertus, même chrétiennes et même théologales,
352
comme à la foi et à l'espérance, le nom de vertu. Sans la
charité elles sont informes : « Sans la charité la foi est morte, » selon
l'apôtre saint Jacques (1). Il en faut croire autant de l'espérance. Et c'est ce
qui fait dire à saint Thomas même, que « destituées de la charité elles ne sont
pas proprement vertus, et en effet ne sont pas telles (2). » D'ailleurs c'est un
langage établi, de comprendre sous la charité tout ce qui prépare à la recevoir
et tout ce qui est donné de Dieu par rapport à elle, comme le sont constamment
la foi et l'espérance. Qui peut penser qu'un acte de foi et d'espérance, que le
Saint-Esprit met dans les pécheurs pour commencer leur conversion, et y poser le
fondement et une espèce de commencement de la sainte dilection (3), puisse être
appelé péché par un chrétien, sous prétexte que ces actes ne sont pas encore
véritablement rapportés à la fin de la charité? Il suffit que le Saint-Esprit
les y rapporte, et qu'ils disposent naturellement le cœur au saint et parfait
amour.
Quand donc on dit dans ce livre que « la charité seule ne
pèche point (4), » ou que « la charité seule honore Dieu, » et pour cette raison
« que c'est la seule charité qu'il récompense (5) ; » y a-t-il quelqu'un qui
n'entende pas naturellement ces paroles de l'état de la charité, qui est le seul
exempt de péché mortel, et en effet très-certainement le seul méritoire? Il ne
faut pas apporter aux lectures spirituelles un esprit contentieux. C'est pour
éloigner et déraciner entièrement cet esprit, si ennemi de la piété, que nous
voulons bien quelquefois remarquer des choses qui apparemment
333
ne feront de peine qu'à peu de personnes, mais que nous
savons qu'on a relevées. On aura dit, par exemple, je ne sais plus où, « que la
foi n'opère que par la charité, » c'est-à-dire qu'elle n'opère utilement pour le
salut que par elle, vu que tous les actes de foi naturellement se doivent
rapporter à cette fin : quelqu'un s'imaginera qu'on veut ôter toute utilité à
l'acte propre de la foi ; c'est pousser trop loin le scrupule. Mais encore qu'on
veuille éloigner des saintes lectures, et surtout de la parole de Dieu, l'esprit
de chicane, cette même charité, dont nous parlons, a fait changer quelques
endroits, quoiqu'innocents en eux-mêmes, qui pourraient blesser pour peu que ce
fût les « consciences infirmes (1) » ou leur faire soupçonner qu'un acte de foi
ou d'espérance, fait hors de l'état de grâce et de charité, puisse être mauvais,
ou même n'être pas bon et utile de sa nature qui fait tendre à la charité,
encore qu'en cet état il ne soit pas méritoire, ni parfaitement vertueux.
En un mot tout le monde sait, et
ce n'est pas une question, qu'entre l'état de péché et celui de grâce, il faut
reconnaître dans le passage de l'un à l'autre une disposition comme mitoyenne,
où l'âme s'ébranle, ou plutôt est ébranlée par le Saint-Esprit pour se
convertir, et où elle fait des actes bien éloignés à la vérité de la perfection
qu'ils doivent avoir, mais néanmoins très-bons et très-salutaires, à cause de
l'impression qu'on y reçoit pour s'éloigner du péché et s'unir à Dieu,
quoiqu'ils ne soient pas faits entièrement comme il faut, parce qu'on ne les
rapporte pas encore assez à la charité, qui est la fin du précepte (2).
§ XXI. Sur la crainte de l'enfer, et sur le commencement de l'amour de Dieu.
Selon ces principes on n'a eu
garde de dire que la terreur des jugements de Dieu put ne pas être salutaire et
bonne, puisque « c'est, dit le concile de Trente, un don de Dieu et une
impression du Saint-Esprit (3). » Mais il y a une crainte exclusive de tout
amour de la justice, où l'on dit dans son cœur : « Je pécherais, si
354
je n'étais retenu pur la vue des supplices éternels ; » ce
que l'on ne peut excuser de péché. C'est ce que l'auteur a expliqué par ces
paroles : « Qui ne s'abstient du mal que par la crainte du châtiment, le commet
dans son cœur, et est déjà coupable devant Dieu (1). » Et ailleurs encore plus
expressément : « On ne cesse point d'aimer ce qu'on fuit, quand ce n'est que la
crainte et la nécessité qui le font fuir (2). » Ce sont là des vérités
incontestables, auxquelles il est nécessaire de rendre attentifs les chrétiens.
Mais il y faut encore ajouter en général que tant que l'on est touché par la
seule terreur des supplices, sans aucun commencement d'amour de la justice, on
n'est jamais converti comme il faut, ni suffisamment disposé à la justification.
M. l'archevêque de Paris
n'oublie pas, et ne veut pas qu'on oublie ce qu'il a dit sur ce sujet dans son
Instruction pastorale du 20 d'août 1606. « Les vertus (l'humilité et la
confiance) préparent l'ame à l'amour de Dieu, que le Saint-Esprit répand dans
nos cœurs avec la grâce, puisque la grâce consiste principalement dans la
délectable inspiration de cet amour. C'est à cet amour que la crainte des
supplices éternels prépare la voie; le commencement de cet amour ouvre les cœurs
à la conversion, comme sa perfection les y affermit. » Et la charité la rend
sincère et solide. Ce que l'auteur des Réflexions morales a voulu exprimer par
ces paroles : « Qui peut préparer la voie à la charité, si ce n'est la charité
même (3)? » A quoi il n'y aurait rien à ajouter pour une pleine expression de la
charité, sinon que la charité qui ouvre la porte à la justification, est une
charité commencée, qui achève de justifier le pécheur, quand elle est dans sa
perfection, et qu'elle enferme la contrition que le concile de Trente appelle
réconciliante et parfaite par la charité : Charitate perfectam (4).
M. l'archevêque de Paris qui,
autant qu'il sera possible, ne veut pas laisser la moindre ambiguïté dans la
doctrine qu'il donne à son troupeau, a fait ajouter ces mots essentiels au
passage des Réflexions qu'on vient de citer (5), et le lecteur y trouvera
que rien ne peut préparer la voie à la charité que la charité même : la charité
355
commencée à la charité habitante et justifiante, qui est la
racine, etc.
Au reste nous ne croyons pas que
la proposition ainsi expliquée puisse recevoir la moindre difficulté,
non-seulement à cause de la décision du concile de Trente, « où le commencement
de la dilection de Dieu, comme source de toute justice (1), » est expressément
requise dans le baptême : ce qui induit la même disposition dans le sacrement de
pénitence ; mais encore à cause du décret sur ce dernier sacrement, où il est
expressément porté que la contrition nécessaire pour en recevoir l'effet, «
emporte, avec la confiance en la divine miséricorde, la résolution d'accomplir
le reste : ce qui n'est pas seulement la cessation du péché avec le propos et le
commencement d'une nouvelle vie, » mais encore la haine de l'ancienne vie. Mais
qui peut dire que « le propos, et même le commencement de la vie nouvelle, »
n'enferme pas du moins le désir d'aimer Dieu de tout son cœur ? Qui peut dire
que la charité, qui est le grand commandement dans lequel consiste la Loi et les
Prophètes, ne soit pas comprise parmi les commandements dont il faut
l'accomplissement, et que le fidèle qui se convertit d'un cœur sincère puisse
n'en concevoir pas du moins le désir? Ainsi cette question sur l'amour du moins
commencé, n'a aucune difficulté dans le fond; et les théologiens en
conviendraient aisément, s'ils voulaient s'entendre.
§ XXII. Sur les excommunications et les persécutions des serviteurs de Dieu.
Plusieurs voudraient que
l'auteur des Réflexions eût moins parlé des excommunications et des
persécutions suscitées aux serviteurs de Jésus-Christ et aux défenseurs de la
vérité, du côté des rois et des prêtres. Pour nous, sans nous arrêter au
particulier, nous regardons tout cela comme une partie du mystère de
Jésus-Christ, si souvent marqué dans l'Evangile, qu'on ne peut pas en
l'expliquant oublier celte circonstance, pour accomplir ces paroles du Sauveur à
ses disciples : « Le temps va venir que quiconque
356
vous fera mourir, croira rendre service à Dieu (1). » Il y
fallait joindre celles-ci, qu'aussi le même Sauveur a fait précéder: « Ils vous
chasseront des synagogues : » ils vous excommunieront. Dès le temps de
Jésus-Christ même les Juifs avaient conspiré et résolu ensemble de « chasser de
la synagogue quiconque reconnaîtrait Jésus pour le Christ (2) : » et
l'aveugle-né éprouva la rigueur de cette sentence des pontifes. A la vérité, ils
n'osèrent pas prononcer un semblable jugement contre Jésus-Christ, que tant de
miracles mettaient trop au-dessus de leur autorité mal employée ; mais ils en
vinrent aux voies de fait, et le condamnèrent à mort comme blasphémateur. Saint
Paul remarque même, et notre auteur après, qu'ils le traitèrent comme
excommunié, et mirent sur lui l'anathème du bouc émissaire, en le crucifiant
hors de la porte : c'était la figure de ce qui devait arriver à ses serviteurs.
Dans les derniers temps, dans ces temps terribles dont il est écrit que « les
élus mêmes, s'il se pouvait, seraient séduits (3), » il ne semble pas qu'on
puisse douter qu'une séduction si subtile ne vienne pas de mauvais prêtres ; et
personne n'ignore l'endroit où le pape saint Grégoire regarde une armée de
prêtres corrompus qui marcheront au-devant de l'Antéchrist, comme une espèce
d'avant-coureur du mystère d'iniquité dans ces derniers temps. Il faut être
préparé de loin à tous les scandales et à toutes les tentations.
Pour les rois, le Prophète nous
apprend , comme le remarque saint Augustin, qu'il fallait distinguer deux temps
marqués expressément au Psaume second : l'un où se devait accomplir cette parole
: « Les rois de la terre se sont élevés ensemble contre le Seigneur et contre le
Christ ; » et l'autre, où se devait aussi accomplir ce qui est porté par ces
paroles du même psaume : « Et vous, ô rois, entendez; soyez instruits, vous qui
jugez la terre. Servez le Seigneur en crainte : » — « Servez-le, dit saint
Augustin , comme rois, et faites servir votre autorité à l'Evangile. » Ainsi
l'Eglise tantôt soutenue, tantôt persécutée par les grands «lu monde, durera
parmi ces vicissitudes jusqu'à la fin des siècles. Hérode et Pilate sont le
symbole des princes persécuteurs. Un
357
David, un Salomon, un Josaphat, et parmi les peuples
idolâtres, un Cyrus, un Assuérus, deux rois de Perse, sont la figure des princes
protecteurs. Tenons donc les fidèles avertis de tous ces états ; faisons-leur
observer qu'on s'est servi du nom de César contre Jésus-Christ, et que c'est
sous cet injuste prétexte que Pilate l'a mis en croix. Ne dédaignons pas
d'écouter saint Ambroise lorsqu'il se plaint à cette occasion de la persécution
sous le nom du prince : « Quoi, dit-il, voudra-t-on toujours rendre odieux les
ministres de Jésus-Christ sous le nom de César et des princes ? » Semper-ne
de Cœsare servulis Dei invidia commovetur (1) ? Il faut être prêt à profiter
de la protection des princes religieux, quand Dieu nous la donne, comme celle de
Constantin, de Théodose. Et aussi a-t-on à essuyer les persécutions quand il les
permet, comme celle de Néron et de Domitien, ennemis déclarés du christianisme ,
et celle de Constans et de Valens, persécuteurs plus couverts de l'Evangile et
trompés par une fausse piété.
L'auteur ne dit rien non plus
que de véritable, quand il dit qu'il faut être prêt, non à mépriser les
excommunications injustes : car sans nier qu'elles soient à craindre, selon le
décret de saint Grégoire, il dit seulement « qu'il faut vouloir plutôt les
souffrir que d'abandonner son devoir ; en sorte que comme un autre saint Paul on
soit anathème pour la justice (2), » si Dieu le permet quelquefois. Mais il ne
faut point abuser de cette doctrine, sous prétexte qu'elle sera de saint
Augustin et très-constante d'ailleurs, ni jamais se persuader que la vérité soit
réprouvée dans l'Eglise, où elle triomphe toujours malgré toutes les cabales et
toutes les contradictions.
Voilà au fond quelle est la
doctrine des Réflexions. On n'a pas dû la juger hors de propos, ou peu
nécessaire à l'explication de l'Evangile. Et néanmoins pour ôter toute occasion
aux infirmes, s'il a paru en quelques endroits des explications qui aient pu les
troubler (3), et pour peu que ce fût donner lieu aux applications à certaines
choses du temps qu'il est meilleur d'oublier, on y a eu tout l'égard possible.
358
§ XXIII. Sur les membres de Jésus-Christ.
Sur les membres de Jésus-Christ où quelques-uns ont trouvé
l'auteur excessif, voici ce que nous lisons : « La vraie Eglise ne sera délivrée
de toute occasion de scandale qu'à la fin du monde. S'en séparer sous prétexte
des, désordres, c'est ne connaître ni l'Eglise ni l'Ecriture (1). » Ainsi les
bons et les mauvais y sont unis. En attendant, « pour être dans l'Eglise on
n'est pas pour cela assuré du salut, mais il suffit de n'y être pas pour périr
sans ressource (2). » On montre en un autre endroit « la charité universelle de
l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique, qui porte les pécheurs dans
son sein et les offre sans cesse à Dieu par Jésus-Christ (3). » — « L'Eglise
sera mêlée de bons et de méchants jusqu'au jugement dernier. A ce dernier jour,
plus de mélange d'élus et de réprouvés, comme dans l'Eglise de la terre (4)... »
— « L'Eglise est mêlée. Elle a des Maries qui passent leur vie dans la prière,
des Marthes qui s'occupent dans les bonnes œuvres, et des Lazares malades et
languissants. Elle en a même qui meurent de la mort du péché et qui sont
ressuscites par les larmes, par les prières et la parole puissante de
Jésus-Christ (5). » D'où l'on conclut que « la maison de Lazare, » composée de
personnes si différentes, parmi lesquelles il y en a qui sont mortes, « est la
figure de l'Eglise de Jésus-Christ. »
« L'Eglise en Jésus-Christ comme
son corps, et tous les chrétiens comme ses membres qui lui sont incorporés. »
Ecoutez : « Tous les chrétiens (bons et mauvais) sont les membres de
Jésus-Christ, et lui sont incorporés (6). » En est-ce assez ? Il y a une Eglise
où il n'y a que des saints ; mais c'est « l'Eglise du ciel. L'Eglise renferme
des justes et des méchants, » comme Ananie et Sapphire sa femme dans les
Actes des Apôtres (7). « Tous ceux qui sont dans l'Eglise sont de l'Eglise
visible, quoiqu'ils ne soient pas du nombre des saints et des élus : » elle a
des membres vivants ; « mais elle a aussi des membres pourris et de mauvaises
humeurs (8). »
310
On a dit de l'Eglise visible et
mêlée, composée de membres vivants et de membres morts, ce qui s'en peut dire de
plus excellent, lorsqu'on a montré que l'on périt sans ressource, quand on n'est
pas dans son sein, dans son unité. Mais il faut apprendre aux chrétiens de la
regarder encore comme la Mère en particulier de tous les saints, de tous ses
membres vivants, et encore plus en particulier de tous les élus (1). Ce sont ses
vrais membres par excellence , parce que ce sont ceux qui ne la quittent jamais.
Un des sens de sa catholicité, c'est qu'elle comprend « tous les saints anges,
tous les justes et tous les élus de la terre et de tous les siècles (2) : » et à
cet égard on la définit « l'assemblée des enfants de Dieu qui demeurent dans son
sein et n'en seront jamais séparés : qui sont adoptés et rachetés de cette
manière singulière d'adoption et de rédemption, » que nous avons vue.
Ce mystère n'est ignoré d'aucun
de ceux qui dans les traités de controverses ont entendu expliquer à nos
docteurs, et entre autres aux cardinaux Bellarmin et Duperron, après saint
Augustin, la notion de l'Eglise avec toute son étendue. Cette vérité ne doit pas
être cachée aux enfants de Dieu, qui en chérissant les liens sacrés de la foi et
des sacremens dans l'Eglise, en tant que visible, doivent néanmoins les compter
pour peu à comparaison de l'union plus intérieure de l'esprit de vie dont
l'Eglise est animée. Aimons donc la société extérieure du peuple de Dieu; mais
ayons en même temps toujours en vue « l'Eglise des premiers-nés dont les noms
sont écrits dans le ciel (3), » et songeons à être les membres de l'Eglise
catholique, lorsque « glorieuse, sans tache et sans ride (4), » elle sera
éternellement avec son Epoux.
Quand notre auteur a remarqué «
que les pécheurs » en un certain sens « avaient été arrachés de l'Eglise, » il
explique distinctement que « c'est à cause qu'ils n'étaient plus membres vivants
de ce corps de Jésus-Christ, et n'y tenaient plus que par les liens extérieurs
(5), » c'est-à-dire, comme il le déclare, par la participation des sacrements :
ce qui néanmoins ne se dit pas à l'exclusion de la foi, puisque, comme
l'enseigne le même auteur (6),
360
« ce ne sont pas les seuls élus qu'on voit croire en
Jésus-Christ, recevoir les sacrements, s'attacher à l'autorité des ministres de
l'Eglise, admirer la toute-puissance de Dieu : ces grâces sont quelquefois
données aux plus indignes et aux réprouvés (1).... » Mais c'est que la foi, tant
qu'elle est morte, ne pénètre pas jusqu'à l'intime de l'âme, et qu'elle ne porte
point dans les cœurs la vraie influence de Jésus-Christ comme Chef, jusqu'à ce
qu'elle opère par la charité.
Il faut donc encore une fois
aimer cet extérieur de l'Eglise : c'est l'écorce ; mais c'est sous l'écorce que
se coule la bonne sève de la grâce et de la justice ; et l'arbre ne se nourrit
plus, quand elle en est dépouillée. Mais en même temps entrons dans l'intérieur
de l'Eglise par la charité, parce que « sans la charité, quand nous aurions
toute la foi possible jusqu'à transporter les montagnes , nous ne serions qu'un
airain résonnant et une cymbale retentissante : » et qu'enfin, comme le remarque
notre auteur, a c'est seulement par le cœur que nous sommes ou les membres
(vivants, car c'est ainsi qu'il l'entend toujours), ou les ennemis de
Jésus-Christ (2). »
On voit par là combien est
correcte sa théologie dans tous ces passages. On trouve dans les Réflexions
tous les principes de la religion dispensés et distribués dans les endroits
convenables, et selon que le demande le texte sacré.
S'il se rencontre quelque part
de l'obscurité ou même quelques défauts, le plus souvent dans l'expression,
comme une suite inséparable de l'humanité, nous osons bien assurer, et ces
remarques le font assez voir, que notre illustre archevêque les a recherchés
avec plus de sévérité que les plus rigoureux censeurs. Il ne donne point de
bornes à cette recherche ; et bien instruit que ces sortes d'ouvrages, où il
s'agit d'éclaircir la sainte parole qui a tant de profondeur, n'atteignent
qu'avec le temps leur dernière perfection, toutes les fois qu'on réimprimera
celui-ci, l'on verra de nouvelles marques de sa diligence. Le public profitera
cependant des observations qu'on se contente de marquer en marge (3), et que le
361
seul désir d'éviter une inutile longueur empêche de
rapporter ici tout entières.
§ XXIV. Sur l'état de pure nature.
On avouera même avec franchise,
qu'il y en a qu'on s'étonne qui aient échappé dans les éditions précédentes (1),
par exemple, celle où il est porté « que la grâce d'Adam était due à la nature
saine et entière. » Mais M. de Paris s'étant si clairement expliqué ailleurs,
qu'on ne peut le soupçonner d'avoir favorisé cet excès, cette remarque restera
pour preuve des paroles qui se dérobent aux yeux les plus attentifs.
Nous ne parlerons pas de la même
sorte de celles-ci : « Sous un Dieu juste, personne n'est misérable, s'il n'est
criminel : Cessons de pécher, et Dieu cessera de punir (2), » puisqu'elles ne
font qu'expliquer une règle établie de Dieu dans la constitution de l'univers et
clairement révélée dans ce beau passage du livre de la Sagesse: « Parce que vous
êtes juste, vous disposez tout avec justice, et ne trouvez pas convenable à
votre puissance de condamner celui qui ne doit pas être puni (3). » De cette
sorte, nés pour être heureux et ne jamais rien souffrir dans un paradis de
délices, nous sommes avertis par nos moindres maux du péché qui nous en a fait
chasser, et de la loi bienfaisante qui nous rappelle à l'état où il n'y aura ni
plainte ni gémissement, parce que Dieu par sa bonté y aura détruit jusqu'aux
moindres restes du péché.
§ XXV. Conclusion et répétition importante des principes fondamentaux de la
grâce.
Nous ne voulons pas finir ce
discours sans avertir encore une fois en Notre-Seigneur, pour l'importance de la
matière, ceux à
362
qui il est adressé, qu'une des utilités de ce livre étant
de rendre les chrétiens attentifs au grand mystère de la grâce, qui revient à
toutes les pages de l'Ecriture, principalement de l'Evangile et des Epîtres de
saint Paul, la méditation en doit être accompagnée d'une ferme foi de deux
vérités également révélées de Dieu, et expressément définies par l'Eglise
catholique. D'un côté, que ceux qui tombent, ne tombent que par leur faute, pour
n'avoir pas employé toutes les forces de la volonté qui leur sont données ; et
de l'autre, que ceux qui persévèrent en ont l'obligation particulière à Dieu, «
qui opère en nous le vouloir et le faire selon qu'il lui plaît (1). » — « Cela
est juste, dit saint Augustin (2), cela est pieux, il nous est utile de le
croire et de le dire ainsi, » afin de fermer la bouche à ceux qui murmurent
contre Dieu, et qu'il est constant qu'il lui faut attribuer tout notre salut,
ut detur totum Deo (3), puisque cela même, que nous ne nous éloignons pas de
Dieu, ne nous est donné que de Dieu, à qui l'Oraison Dominicale nous apprend à
le demander, en nous faisant dire : « Ne permettez pas que nous succombions à la
tentation, mais délivrez-nous du mal. »
C'est par cet unique moyen que
nous opérons notre salut avec crainte et tremblement (4), mais à la fois avec
confiance et .consolation, parce que nous vivons plus assurés, si nous le
remettons à Dieu, que si en composant avec lui nous le remettions en partie à
lui et en partie à nous-mêmes (5).
Croyons donc avec une ferme foi,
tant que nous sommes de chrétiens, que Dieu ne peut pas nous délaisser le
premier, et que c'est lui qui nous empêche de le délaisser par le secours qu'il
nous donne. N'écoutons pas nos raisonnements, ni la peine que nous avons à
concilier des vérités si nécessaires. Car, comme dit saint Augustin : « Pourquoi
se tourmenter vainement à chercher comme se fait ce qu'il est constant qui se
fait, en quelque manière que ce puisse être ? Faut-il nier ce qui est clair,
parce qu'on ne peut pas pénétrer ce qui est caché? Ou rejetterons-nous ce que
nous savons, parce qu'il nous sera impossible de trouver comment il se fait (6)
? »
363
Acquiesçons à la foi, et
cherchons le repos de notre esprit, non point en cherchant ce qui nous passe,
mais en nous perdant dans l'abîme sans fond d'une vérité aussi assurée qu'elle
est incompréhensible.
Ainsi un secret besoin d'une
assistance continuelle et gratuite dans toute la suite nous sollicitera sans
cesse à prier et à pleurer devant Dieu qui nous a faits : Ploremus coram
Domino qui fecit nos (1) ; et l'auteur des Réflexions nous apprendra
à le faire avec confiance, à cause que « la confiance est l'âme de la prière, et
qu'en perdant la prière on perd tout (2). »
Mais jamais notre confiance
n'est plus ferme dans la prière que lorsque nous supposons que c'est Dieu même
qui nous fait prier ; qu'afin d'écouter nos vœux, c'est lui qui nous les inspire
; que c'est « l'Esprit même qui demande en nous avec des gémissements
inexplicables (3) » et qui forme dans nos cœurs le cri salutaire par lequel nous
invoquons Dieu comme notre Père (4).
Nous ne faisons en parlant ainsi
que répéter la doctrine de l'Ordonnance du 20 août 1696. Il n'y a bien
assurément aucun des fidèles qui ne doive croire avec une ferme foi que Dieu le
veut sauver, et que Jésus-Christ a versé tout son sang pour son salut. C'est la
foi expressément déterminée par la Constitution d'Innocent X. C'est l'ancienne
tradition de l'Eglise catholique dès le temps de saint Cyprien (3) ; c'est sur
cela qu'est fondé ce qu'il fait dire à Satan avec ses complices et les
compagnons de son orgueil devant Jésus-Christ dans le dernier jugement : « Je
n'ai pas enduré ni des soufflets, ni des coups de fouet, ni la croix pour ceux
que vous voyez avec moi ; je n'ai point racheté ma famille au prix de mon sang ;
je ne leur promets point le royaume du ciel ; je ne les rappelle point au
paradis en leur rendant l'immortalité. Ils se sont néanmoins donnés à moi, et
ils se sont épuisés d'eux-mêmes pour faire des jeux à mon honneur avec des
travaux et des profusions
364
immenses, etc. » C'est ainsi que saint Cyprien a fait
parler contre les chrétiens condamnés, celui qui est appelé dans l'Apocalypse «
l'Accusateur de ses frères (1). »
Saint Augustin a répété ce
passage du saint martyr (2), et ces deux saints d'un commun accord nous ont
laissé pour constant que Jésus-Christ a donné son sang pour rendre le paradis,
c'est-à-dire le salut éternel à cette partie de sa famille qui est damnée avec
Satan et avec ses anges. Nous sommes assurés sur ce fondement qu'après avoir été
si favorable à ses enfants ingrats, il ne nous abandonnera jamais qu'après que
nous l'aurons abandonné, et que sa grâce ne nous quitte jamais la première.
Ainsi c'est une nouvelle raison pour croire que Dieu voudra nous sauver et
toujours être avec nous, que d'avoir été avec lui. C'en est une autre plus
pressante encore de le chercher : et nous ne devons point douter que ceux qui le
cherchent avec un cœur droit et sincère, par là même n'aient un gage de l'avoir
déjà eux-mêmes, « puisque c'est lui-même, dit saint Augustin, qui leur donne le
mouvement de le chercher, » quia etiam hoc ut faciatis ipse largitur (3).
Vivons donc en paix et en
crainte dans la foi de cette parole : « Ecoutez, Asa, et tout Juda, et tout
Benjamin, » c'est-à-dire tout ce qu'il y a de fidèles : « Le Seigneur est avec
vous, parce que vous avez été avec lui. Si vous le cherchez, vous le trouverez;
et aussi si vous l'abandonnez, il vous abandonnera (4) ; » et non jamais d'une
autre manière. De sorte qu'il ne reste plus que de le prier nuit et jour avec
une vive, mais douce sollicitude, de nous préserver, lui qui le peut seul, d'un
si grand mal.
365
EXTRAIT DE L'ORDONNANCE
ET INSTRUCTION PASTORALE
Du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, du 20 août
1696, dont il est parlé en plusieurs endroits de cet écrit de M. l'évêque de
Meaux.
Il n'y a point de chrétien qui ne soit obligé de
reconnaître que nous ne pouvons rien pour le salut sans la grâce de Jésus-Christ
(1). Les bonnes pensées, les saintes actions, « tout don parfait vient d'en
haut, et descend du Père des lumières (2). » C'est Dieu qui opère en nous « le
vouloir et le faire (3), » selon la doctrine expresse de l'apôtre saint Paul.
Il faut donc nous humilier dans la vue de notre impuissance, et nous relever en
même temps par la considération de la bonté toute-puissante de Jésus-Christ.
Quelque faibles que nous soyons par nous-mêmes, et quelque perfection que Dieu
nous demande, « il ne nous commande rien d'impossible ; mais en nous faisant le
commandement, il nous avertit de faire ce que nous pouvons, et de demander ce
que nous ne pouvons pas, et il nous aide afin que nous le puissions (4) » Que
celui donc qui a besoin de sagesse ne l'attende pas de soi-même, comme faisaient
les philosophes orgueilleux; mais qu'il la demande à Dieu, comme ont toujours
fait les humbles enfants de l'Eglise.
Cette sage et pieuse .Mère,
conduite par le Saint-Esprit, nous apprend par ses prières, formées sur le
modèle de l'Oraison Dominicale, la nécessité de la grâce et le moyen de
l'obtenir. C'a été en cette matière, dès les premiers temps, une règle
invariable des saints Pères, que la loi de la prière établit telle de la foi, et
que pour bien entendre ce que l'on croit, il n'y a qu'à remarquer ce que l'on
demande, ut legem credendi, lex statuat supplicandi (5) On demande à Dieu
au saint autel, non-seulement que les infidèles puissent croire, les pécheurs se
convertir, et les bons persévérer dans la justice ; mais encore que les premiers
reviennent effectivement de leurs erreurs, que le remède de la pénitence soit
appliqué aux seconds, et que les derniers conservent jusqu'à la lin la grâce
qu'ils ont reçue. Ce n'est donc pas le seul pouvoir, mais encore l'effet que
l'on demande ; et pour montrer qu'on ne le fait pas inutilement, lorsque ces
saintes prières sont suivies d'un bon succès, on ne manque point d'en rendre
grâces à Dieu avec une particulière reconnaissance.
Ainsi le Maître céleste, quand
ses apôtres le supplient de leur
366
enseigner à prier Dieu, voulant instruire toute l'Eglise en
leur personne, nous apprend à lui demander que son nom soit en effet sanctifié
en nous par notre bonne vie, que son règne à qui tout est soumis arrive bientôt,
que sa volonté s'accomplisse en nous comme dans le ciel, et que notre pain de
tous les jours, c'est-à-dire la nourriture nécessaire aux esprits et aux corps,
nous soit donnée par sa libéralité.
Comme nous lui demandons les
biens dont nous avons besoin, nous le prions pareillement de nous délivrer des
maux que nous devons craindre : nous le conjurons de ne nous pas laisser
succomber à la tentation et de nous délivrer du mal; c'est-à-dire de nous
défendre à jamais du péché, qui est le seul mal véritable et la source de tous
les autres. Cette délivrance emporte avec soi la persévérance finale ; et
l'Eglise s'en explique ainsi dans cette prière qu'elle fait faire à tous ses
ministres, et qu'elle propose à tous les fidèles dans la communion : « Faites,
Seigneur, que je demeure toujours attaché à vos commandements, et ne souffrez
pas que je sois jamais séparé de vous. »
L'Orient conspire avec
l'Occident dans ces demandes, et il y a plus de mille ans que les défenseurs de
la grâce ont rapporté cette prière de la liturgie attribuée à saint Basile : «
Faites bons les méchants, conservez les bons dans la piété ; car vous pouvez
tout, et rien ne vous contredit; vous sauvez quand vous voulez, et il n'y a
personne qui résiste à votre volonté (1). »
C'est cette toute-puissance de
la volonté de Dieu, opérante en nous, qui a encore formé cette oraison du
sacrifice : « Forcez nos volontés même rebelles de se rendre à vous. » Non que
nous soyons justifiés et sauvés malgré nous; mais parce que Dieu rend nos
volontés soumises de rebelles qu'elles étaient, et qu'il leur fait aimer ce
qu'elles haïssaient auparavant. En faisant passer la volonté du mal au bien,
selon l'expression de saint Bernard, il ne force pas la liberté, mais il la
redresse et la perfectionne. C'est le Seigneur qui dirige les pas de l'homme ;
mais c'est en faisant que l'homme entre librement dans sa voie : Apud Dominum
gressus hominis dirigentur, et viam ejus volet (2). C'est Dieu qui tire
l'âme
367
après lui ; mais c'est en faisant qu'elle suive cet attrait
avec toute la liberté de son choix.
Qu'on ne s'imagine donc pas que
la puissance de la grâce détruise la liberté de l'homme, ou que la liberté de
l'homme affaiblisse la puissance de la grâce. Peut-on croire qu'il soit
difficile à Dieu qui a fait l'homme libre de le faire agir librement, et de le
mettre en état de choisir ce qu'il lui plaît? L'Ecriture, la tradition, la
raison même nous enseignent que toute la force que nous avons pour faire le bien
vient de Dieu, et notre propre expérience nous fait sentir que nous ne pouvons
que trop nous empêcher de faire le bien si nous voulons. Il n'arrive même que
trop souvent que nous résistons actuellement aux grâces que Dieu nous donne, et
que « nous les recevons en vain (1). » Mais quelque pouvoir que nous sentions en
nous de refuser notre consentement à la grâce, même la plus efficace, la foi
nous apprend que Dieu est tout-puissant, et qu'ainsi il peut faire ce qu'il veut
de notre volonté, et par notre volonté. Quand donc il plaît à la miséricorde
toute-puissante de Jésus-Christ de nous appeler de cette vocation que saint Paul
nomme « selon son propos (2), » c'est-à-dire selon son décret, les morts même
entendent sa voix et la suivent. Les liens par lesquels sa grâce nous attire,
nous paraissent aussi doux et aussi aimables que les chaînes du péché nous
deviennent pesantes et honteuses ; « et la suavité du Saint-Esprit fait que ce
qui nous porte à l'observance de la loi, nous plaît davantage que ce qui nous en
éloigne (3). »
Par là nous pouvons entendre en
quelque manière comment la grâce s'accorde avec le libre arbitre, et comment le
libre arbitre coopère avec la grâce. La grâce excite la volonté (dit saint
Bernard) en lui inspirant de bonnes pensées, elle la guérit en changeant ses
affections, elle la fortifie en la portant aux bonnes actions, et la volonté
consent, et coopère à la grâce en suivant ses mouvements. Ainsi ce qui d'abord a
été commencé dans la volonté par la grâce seule, se continue et s'accomplit
conjointement par la grâce et par la volonté, mais eu telle sorte que tout se
faisant
368
dans la volonté et par la volonté, tout vient cependant de
la grâce : Totum quidem hoc et totum illa, sed ut totum in illo, sic totum ex
illà (1).
Dieu nous inspire les saintes
prières avec autant d'efficace qu'il opère en nous les bonnes œuvres. Quand
saint Paul dit que « le Saint-Esprit prie en nous (2), » les saints Pères
interprètent qu'il nous fait prier en nous donnant tout ensemble, avec le désir
de prier, l'effet d'un si pieux désir, impertito orationis affectu et effectu
(3) : et l'Eglise bien instruite de cette vérité, demande aussi pour être
exaucée, « que Dieu lui fasse demander ce qui lui est agréable. »
C'est donc Dieu qui nous fait
prier avec autant de pouvoir qu'il nous fait agir; il a des moyens certains de
nous donner la persévérance de la prière, pour nous faire obtenir ensuite celle
de la bonne vie. Il a su, il a ordonné, il a préparé devant tous les temps ces
bienfaits de sa grâce : il a aussi connu ceux à qui il les préparait par son
éternelle miséricorde et par un amour gratuit. Il faut poser pour fondement
qu'il n'y a point d'injustice en Dieu, et que nul homme ne doit fonder ni
approfondir ses impénétrables conseils. Tout le bien qui est en nous vient de
Dieu, et tout le mal vient uniquement de nous. « Dieu couronne ses dons dans les
élus, en couronnant leurs mérites (4) ; » et il ne punit les réprouvés que pour
leurs péchés, qui sont l'unique cause de leur malheur. C'est par là que nous
apprenons qu'en concourant avec la grâce par une humble et fidèle coopération,
nous devons avec saint Cyprien et saint Augustin attribuer à Dieu tout l'ouvrage
de notre salut, ut totum detur Deo, et nous abandonner à sa bonté avec
une entière confiance, persuadés avec le même saint Augustin que nous serons
dans une plus grande sûreté, si nous donnons tout à Dieu que si nous nous
confions en partie à lui et en partie à nous : Tutiores igitur vivimus si
totum Deo damus, non autem nos illi ex parte, et nobis ex parte committimus
(5).
Mais que cette confiance, que
cet abandon à Dieu ne nous fasse pas croire qu'il n'y ait rien à faire de notre
part pour notre salut,
369
puisque saint Pierre nous enseigne « que nous devons rendre
par nos bonnes œuvres notre vocation et notre élection certaine (1) ; » que
saint Paul veut que nous courions pour gagner le prix, sic currite ut
comprehendatis (2); et que saint Augustin nous assure « que nous devons
espérer et demander à Dieu tous les jours la persévérance, et croire que par ce
moyen nous ne serons point séparés de son peuple élu, puisque si nous espérons
et si nous demandons, c'est lui-même qui nous le donne (3) ; » en sorte que
notre espérance et notre prière est un gage de sa bonté et une preuve qu'il ne
nous abandonne pas. Et ce qui doit encore soutenir la confiance est que les
conciles nous répondent que Dieu n'abandonne jamais ceux qu'il a une fois
justifiés par sa grâce, s'il n'en est abandonné le premier. Ce sont les termes
du concile de Trente : Deus suà gratià semel justificatos non deserit, nisi
ab eis priùs deseratur (4) ; et c'est ce que le second concile d'Orange
avait reconnu plusieurs siècles auparavant, « déclarant qu'il est de la foi
catholique, que tous ceux qui ont été baptisés peuvent avec la grâce de
Jésus-Christ accomplir tout ce qui est nécessaire pour leur salut, s'ils veulent
travailler fidèlement (5). »
Voilà ce que les fidèles doivent
savoir de ce grand mystère de la prédestination, qui a tant étonné et tant
humilié l'apôtre saint Paul. Le reste peut être regardé comme faisant partie «
de ces profondeurs qu'on ne doit point mépriser, mais qu'on n'a aussi aucun
besoin d'établir. »
Qu'on se garde bien de penser
que les saints Pères qui nous ont donné ces vérités saintes, et en particulier
saint Augustin, aient excédé, puisqu'au contraire les papes déclarent que ce
Père dans sa doctrine, toujours approuvée par leurs saints prédécesseurs, « n'a
jamais été atteint du moindre soupçon désavantageux (6) : » et bien loin qu'il y
ait rien d'excessif dans ses derniers livres dont les ennemis de la grâce ont
paru le plus émus, ce sont ceux où un savant pape a voulu principalement que
l'on apprît
370
sur la grâce et sur le libre arbitre, les sentiments de
l'Eglise romaine, c'est-à-dire, ajoute-t-il, ceux de l'Eglise catholique (1). »
Ces paroles du saint pontife Hormisdas, qu'un ancien concile de confesseurs
bannis pour la foi a opposées à tous ceux qui, manquant de respect pour les
ouvrages de saint Augustin, étaient tombés dans l'erreur, méritent d'être
répétées en ce temps où notre saint Père le Pape nous renvoie encore à ce même
Père, pour savoir « les sentiments que suit l'Eglise romaine, selon les décrets
de ses prédécesseurs (2). »
Telle est la saine doctrine de
la prédestination et de la grâce de Jésus-Christ. Le principal fruit qu'elle
doit produire, est d'inspirer aux fidèles l'humilité et la vigilance chrétienne,
de leur faire craindre leur faiblesse, et de réveiller leur attention pour
l'accomplissement de leurs devoirs. En leur faisant connaître « qu'ils ne
peuvent rien sans le secours de Jésus-Christ (3), » elle leur fait sentir «
qu'ils peuvent tout en celui qui les fortifie (4) ; » leur crainte est soutenue
par la confiance, et ces vertus préparent l'âme à l'amour de Dieu, « que le
Saint-Esprit répand dans nos cœurs (5) » avec la grâce, puisque la grâce
consiste principalement dans la délectable inspiration de cet amour. C'est à cet
amour que la crainte des supplices éternels prépare la voie : le commencement de
cet amour ouvre les cœurs à la conversion, comme sa perfection les y affermit.
Par l'amour de Dieu toutes les vertus entrent et se perfectionnent dans nos âmes
; toute la fausse morale s'évanouit, l'amour ne nous rendant pas moins éclairés
sur nos devoirs que fervents pour les remplir. C'est par cet amour que les
hommes cessent de chercher de vaines excuses dans leurs péchés; et de toutes ces
vaines excuses, dont l'amour-propre se fait un fragile appui, il n'y en a point
de plus pernicieuse que celle par où l'on tâche de se décharger de l'obligation
d'aimer Dieu, puisque c'est la première et la principale, comme la plus juste et
la plus aimable de toutes.
371
PRIÈRE POUR DEMANDER LA CHARITE.
TIRÉE DU MISSEL
ROMAIN (1).
Deus, qui diligentibus te facis cuncta prodesse, da
cordibus nostris inviolabilem tuœ charitatis affectum : ut desideria de
tua inspiratione concepta nulla possint tentatione mutari : Per Dominum
nostrum Jesum Christum Filium tuum, qui tecum vivit et regnat in unitate
Spiritus sancti Deus, per omnia sœcula soeculorum. Amen.
|
O Dieu, qui faites que tout profite à ceux qui vous
aiment, donnez à nos cœurs un amour inviolable de votre charité, fin que
les désirs que nous avons conçus par votre inspiration, ne paissent être
changés par aucune tentation : nous vous en prions par Notre-Seigneur
Jésus-Christ, qui étant Dieu, vit et règne avec vous dans l'unité du
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
|
FIN DE
L'AVERTISSEMENT SUR LES REFLEXIONS MORALES.
|