SERMON POUR LE DIX-NEUVIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR L'ÉTERNITÉ MALHEUREUSE.
ANALYSE.
Sujet. Alors le roi dit à ses officiers : Jetez-le dans
les ténèbres, pieds et mains liés : c'est là qu'il y aura des pleurs et des
grincements de dents. Ce qu'il y a de plus intolérable dans les peines de
l'enfer, c'est leur éternité.
Division. Voyons comment la foi doit nous confirmer dans la
créance de l'éternité malheureuse : première partie ; et comment la créance de
l'éternité malheureuse, par le plus juste retour, doit nous exciter à la
pratique des œuvres de la foi : deuxième partie.
Première
partie. Comment la foi doit nous
confirmer dans la créance de l'éternité malheureuse. 1° Elle corrige sur le
sujet de cette éternité nos erreurs ; 2° elle perfectionne nos lumières.
1°
Elle corrige nos erreurs. Trois erreurs faussement établies sur la bonté de
Dieu, sur la justice de Dieu, et sur la toute-puissance de Pieu. Dieu est trop
bon pour affliger éternellement une âme pécheresse : première erreur. C'est
parce que Dieu est bon, répond Tertullien, et souverainement bon, qu'il doit
haïr souverainement le mal et le punir
de même. Mais sans s'arrêter à cette . tenons-nous-en à la foi. La même Ecriture, qui nous enseigne
que Dieu est souverainement bon, nous enseigne qu'il fera souffrir
éternellement les âmes réprouvées. Elle ne peut errer ni dans l'un, ni dans
l'autre. Donc une peine éternelle dans l'enfer pont s'accorder avec une bonté
souveraine dans Dieu. Dieu est trop juste pour venger dans des siècles infinis
ce qui est passé dans un instant : seconde erreur. On pourrait vous dire que,
s'il n'y a pas entre l'éternité malheureuse et le péché une proportion de
durée, il y a une proportion de malice d'une part, et de l'autre de
satisfaction et de punition. On pourrait encore vous faire observer que pour un
crime d'un moment la justice humaine condamne à une prison, à un bannissement
perpétuel, et même à la mort, qui est une espèce de peine éternelle. Mais revenons-en
toujours à la foi : elle nous apprend deux choses sur lesquelles elle ne nous
peut tromper : savoir, que Dieu est juste, et que ses vengeances n'ont point de
terme. Par conséquent ces deux vérités ne se combattent point, et concourent
parfaitement ensemble. Dieu n'est pas assez puissant pour faire que la créature
subsiste une éternité entière dans les souffrances et dans les tourments :
troisième erreur. C'est la plus frivole, et la loi tout d'un coup la détruit
par l'idée qu'elle nous donne de la toute-puissance de Dieu.
2°
Elle perfectionne nos lumières ; car nous ne manquons pas de raisons pour
justifier la conduite de Dieu touchant l'éternité malheureuse. La première est
tirée de la volonté du pécheur, qui était, comme l'observent saint Jérôme et
saint Augustin, de résister éternellement à Dieu, si Dieu l'eût laissé vivre éternellement sur la
terre. La seconde est prise, selon saint Thomas, de la nature du péché, qui, ne
pouvant être réparé par une âme réprouvée, doit subsister toujours et toujours avoir sa peine. La est encore prise de
la nature du péché, qui offense une grandeur infinie ; d'où saint Augustin et
tous les théologiens concluent qu'il mérite donc une peine infinie. Et comme
cette peine ne peut être infinie en elle-même et dans son essence, il faut
qu'elle le soit dans son éternité. Telles sont sur l'éternité malheureuse les
lumières et les productions de l'esprit de l'homme ; mais voici comment la foi
les perfectionne et les confirme. C'est un de ces secrets qui ne sont connus
qu'aux âmes humbles et aux vrais fidèles. Car si la foi donne à toutes ces
connaissances une perfection et une force particulière, ce n'est point en
élevant nos esprits, mais en les abaissant et en les soumettant à l'autorité de
la parole de Dieu. C'est alors que, faisant le sacrifice de notre raison, nous
pouvons mieux raisonner que jamais. Ces grandes idées de la majesté de Dieu et
de la malice de l'homme qui l’offense n'étant plus affaiblies, ni par les
préjugés de notre esprit, ni par les passions de notre cœur font sans obstacle
toute leur impression
sur nous, et Dieu les seconde encore par sa grâce et par ses communications
intérieures. Les plus simples et les plus dociles ont là-dessus les vues les
plus claires et les plus relevées. Telle
a été la foi des saints, et de tant de saints distingués par retendue de leur
doctrine et la sublimité de leur génie.
Deuxième
partie. Comment la créance de
l'éternité malheureuse doit nous exciter à la pratique des œuvres de la foi.
Pour peu que
nous nous aimions nous-mêmes d'un amour
raisonnable et chrétien, il n'est rien que nous devions plus craindre que cette
éternité malheureuse, ni dont nous devions nous préserver avec plus de soin.
Or, nous ne pouvons l'éviter que par la pratique des couvres de la foi,
c'est-à-dire par l'innocence et la sainteté de notre vie. Par conséquent croire
une éternité de peine, c'est un des plus puissants motifs pour nous remettre
dans la règle ou nous y maintenir, et pour nous porter à vivre en chrétiens.
Deux s particulières de ce motif : c'est : 1° le plus universel, 2° le plus
sensible.
1°
Motif le plus universel. Il serait à souhaiter qu'on ne s'adonnât à ses devoirs
et aux exercices du christianisme que par le pur motif de l'amour de Dieu. Mais
ce motif, après tout, n'est guère le propre que des justes et des parfaits. Au
lieu que tous, justes, pécheurs, sont touchés de la crainte salutaire des
redoutables jugements de Dieu et de ses châtiments éternels. Exemples de tant
de mondains qui par là ont été convertis, et de saints même que cette pensée de
l'éternité a soutenus dans la tentation.
2°
Motif le plus sensible. Car ce qui se fait sentir à nous sur la terre plus
vivement, c'est la peine et même la seule idée que nous nous en formons. Or, si
cela est vrai à l'égard d'un mal passager, combien plus l'est-il à l'égard d'un
mal éternel? L'éternité, dira-t-on, est incompréhensible; et le moyen de
craindre ce qu'on ne comprend pas? mais c'est
justement ce qui la rend plus terrible. Un mal si grand qu'il est inconcevable,
voilà ce qui doit nous saisir de frayeur, et nous faire tout entreprendre pour garantir.
Le désordre est qu'on n'y pense point, et l'impiété même va jusqu'à regarder
avec mépris un homme qui s'occupe de cette pensée et qui en paraît touché.
Mais, quoi qu'en dise le monde libertin et impie, je la crains cette affreuse
éternité, je la crains souverainement; et plaise au ciel que je la craigne
efficacement !
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Tunc
dixit rex ministris : Ligatis manibus et pedibus ejus, mittite
eum in tenebras exteriores ; ibi erit fletus et stridor dentium.
Alors
le roi dit à ses officiers : Jetez-le dans les ténèbres, pieds et mains liés.
C'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements de dents. (Saint Matth., chap. XXIII, 13.)
C'est l'arrêt que prononce un roi
de la terre contre un indigne sujet dont il se tient offensé, et c'est ainsi
qu'il punit la témérité de cet homme, qui, sans égard à la majesté du prince et
au respect qui lui est dû, s'est présenté à son festin ,
et n'y a pas apporté la robe de noces. Mais, Chrétiens, ce roi de la terre,
tout rigoureux qu'il paraît, n'est qu'une image bien imparfaite de ce Roi du
ciel, qui doit un jour nous appeler à son tribunal pour être jugés, et pour y
entendre le formidable arrêt de notre réprobation, si nous avons eu le malheur
d'encourir sa disgrâce et de tomber dans les mains de sa justice. Les plus
puissants rois de la terre , dans la plus grande sévérité de leurs châtiments,
n'ont, après tout, de pouvoir et n'exercent leur rigueur que sur les corps ,
sur ces corps déjà périssables par eux-mêmes et mortels : Ligatis
manibus et pedibus ;
mais d'étendre ses vengeances jusques à l'âme , de faire sentir à l'âme tout le
poids de sa colère, de la réprouver et de la perdre, et par le même anathème de
l'envelopper avec le corps dans la même damnation , c'est l'essentielle et
terrible différence qui distingue ce juge redoutable , dont le bras vengeur
s'appesantit si rudement sur ses ennemis, et les poursuit dans les ombres de la
mort et les profonds abîmes de l'enfer. Le dirai-je néanmoins, mes chers
auditeurs? ce n'est point précisément par là, ce n'est point par la peine
actuelle et présente qu'il fait ressentir au pécheur réprouvé , que ce
souverain maître me semble plus à craindre : c'est par la durée infinie de
cette peine, c'est par son éternité. Si ce n'était pas une peine éternelle, il
y aurait une fin à espérer; et cette espérance, dans l'extrémité même de la
douleur, serait un soulagement et un soutien. Mais une peine sans fin, saris
espoir, sans remède, voilà ce que je viens vous proposer comme le comble de la
misère et l'état le plus accablant. Voilà la source de ces larmes
intarissables, et la cause de ces grincements de dents dont il est parlé dans
notre Evangile : Ibi erit
fletus et stridor dentium.
Vous voyez, Chrétiens, l'importante matière que j'entreprends aujourd'hui de
traiter. Je veux vous entretenir de l'éternité malheureuse ; et parce que c'est
une de ces vérités capitales qui se soutiennent par elles-mêmes, je veux, sans
art et sans étude, vous en donner les idées les plus communes. Il ne me faut
que le secours de votre grâce, ô mon Dieu ! et je
vous le demande par l'intercession de Marie, en lui disant : Ave, Maria.
C'est dans tous les siècles,
depuis l'établissement de l'Eglise, qu'on a raisonné sur l'éternité malheureuse
; et qu'outre les impies et les libertins déclarés qui ont refusé de souscrire
à cet article fondamental, il s'est trouvé, comme il s'en trouve tous les jours
au milieu même du christianisme, des chrétiens faibles et chancelants, qui se
sont laissé troubler de certains doutes au sujet de cette éternité, et que leur
trouble, par une conséquence naturelle, a refroidis dans tous les exercices
delà religion. Car dès que ce point de foi commença à s'ébranler dans une âme,
c'est une suite immanquable que, perdant la crainte des jugements de Dieu, elle
se relâche à proportion dans la pratique de ses devoirs, et qu'elle vienne
enfin à les abandonner. Il est donc, mes chers auditeurs, d'une nécessité
absolue de vous affermir contre des incertitudes et des doutes qui peuvent,
quoique souvent involontaires, avoir des effets si pernicieux; et il me suffira
pour les détruire de leur opposer les principes mêmes de la foi que nous
professons Mais afin de donner à mon sujet plus d'étendue, je prétends aussi
dans ce discours attaquer un autre désordre, non moins ordinaire ni moins
condamnable. C'est de croire une éternité malheureuse, ou de se flatter au
moins de la croire d'une foi ferme, d'une foi parfaite quant à la soumission de
l'esprit; et cependant de n'en tirer nulle résolution, je dis nulle résolution
efficace pour le règlement de sa vie, et pour s'appliquer avec plus de fidélité
et plus de zèle aux œuvres chrétiennes; car n'est-ce pas là une des
contradictions les plus insoutenables? Ainsi, mes Frères, pour vous proposer en
deux mots tout mon dessein, je vais vous faire voir comment la foi doit nous
confirmer dans la créance de l'éternité malheureuse :ce
sera la première partie ; et comment la créance de l'éternité malheureuse, par
le plus juste retour, doit nous exciter à la pratique des œuvres de la foi : ce
sera la seconde partie. L'une et l'autre méritent une attention particulière.
PREMIÈRE PARTIE.
Oui, Chrétiens
, l'éternité des peines que souffrent les réprouvés dans l'enfer, est un
mystère dont la
créance semble avoir de
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grandes difficultés ; mais j'ajoute
que la foi, sur la vérité de cet article, doit corriger nos erreurs et
perfectionner nos lumières. Or elle fait l'un et l'autre, et je vous prie de
bien comprendre ma pensée. Dieu propose aux hommes une révélation aussi pleine
de terreur que digne de respect : savoir, que tout péché, mortel de sa nature,
mérite d'être puni par un supplice éternel. Dieu, dis-je, nous propose ce point
de créance avec tout le poids de son autorité, et par la bouche des prophètes:
car leur feu, dit Isaïe, ne s'éteindra jamais : et par la touche des apôtres,
ceux qui résistent à l'Evangile en souffriront, selon le témoignage de saint Paul, éternellement la peine ; et par les
oncles de la sagesse incarnée : Allez, maudits, au feu éternel, qui vous est
préparé depuis le commencement du monde ; et par le consentement unanime
de toute l'Eglise, laquelle a toujours interprété l'Ecriture en ce sens : et
par les décisions des conciles, qui nous l'ont expressément déclaré : et par la
tradition des deux lois, l'ancienne et la nouvelle, qui, sur ce dogme
important, ont toujours tenu le même langage ; enfin, par toutes les maximes de
la foi, qui nous annonce une peine éternelle dans sa durée, comme due à un seul
péché, et même à un péché d'un moment, quand il va jusqu’à nous séparer de
Dieu, et à rompre le sacré nœud qui nous doit unir à lui. Est-il donc une
vérité plus solidement établie? Mais sur celle vérité néanmoins, sur cette
révélation si authentiquement proposée, l'esprit de l'homme a souvent formé des
difficultés, c'est-à-dire des erreurs; et lorsqu'il s'y est soumis, il a voulu
chercher des raisons pour se justifier à soi-même cette étonnante proportion
d'une Éternité de peine avec un moment de péché. Or, à quoi nous sert la foi, ou à quoi nous doit-elle servir? Je t’ai dit,
et je le répète : à corriger ces erreurs, comme étant opposées à la vérité
primitive et infaillible, et à fortifier, à perfectionner les lumières qui nous
donnent Quelque idée de ce mystère, si éloigné de nos vues humaines et de nos
connaissances. Voilà le plan de cette première partie, qui renferme sur les
jugements de Dieu les plus grandes instructions. Ecoutez-moi.
Ne parlons point de l'athéisme,
qui, niant un Dieu, nie conséquemment l'auteur d'une peine éternelle. Ne nous
arrêtons point non plus a l'impiété d'Epicure, qui,
faisant mourir l’âme avec le corps, détruit le sujet capable de souffrir une
peine éternelle. Voici trois erreurs moins grossières et plus raisonnables en
apparence, qui ont attaqué l'éternité des peines, dans la proportion qu'elle a
avec le péché. Car les uns ont prétendu que cette éternité de supplice pour un
péché, quelque énorme qu'il puisse être, répugnait à la bonté de Dieu; les
autres ont cru de plus qu'elle blessait les lois de la justice de Dieu ; et les
derniers, enchérissant encore, ont pensé qu'elle était même au-dessus de la
toute-puissance de Dieu. Dieu est trop bon pour affliger éternellement une unie
pécheresse ; Dieu est trop juste pour venger dans des siècles infinis ce qui
s'est passé dans un instant; Dieu n'est pas assez puissant pour faire que la
créature subsiste une éternité entière dans les souffrances et dans la douleur.
Voilà leurs raisonnements; mais moi, mes Frères, je soutiens que notre foi dans
ses principes a de quoi nous affermir contre toutes ces erreurs ; et comment
est-ce qu'elle y procède ? Apprenez-le.
Non, répond-elle aux premiers,
une peine éternelle pour un péché n'est point incompatible avec la bonté divine
; et ce qui vous trompe, c'est la fausse opinion que vous avez conçue de cette
bonté souveraine d'un Dieu. Car vous voulez qu'elle consiste dans une molle
indulgence à tolérer le mal et à l'autoriser : mais c'est cela même qui la
détruirait, puisqu'elle ne serait plus ce qu'elle est, dès qu'elle cesserait de
haïr le péché autant qu'elle le déteste et qu'elle le hait. Pourquoi
disons-nous que Dieu est souverainement bon (c'est la belle remarque de Tertullien),
sinon parce qu'il a souverainement le mal en horreur? Et qu'est-ce à l'égard de
Dieu que d'avoir une souveraine horreur pour le mal, si ce n'est de le
poursuivre sans relâche, et d'en être l'implacable vengeur ? Quis enim boni autor, nisi qui inimicus mali; et quis inimicus mali, nisi qui expugnator ; quis autem expugnator, nisi qui et punitor ? Ainsi
raisonnait-il contre Marcion. Comprenez donc, ô homme (c'est toujours le même
Tertullien qui parle) ! comprenez ce que c'est qu'un
Dieu bon. C'est un Dieu opposé essentiellement au péché, un Dieu toujours
ennemi du péché, et, par une suite nécessaire, un Dieu persécuteur éternel du
péché. Tellement qu'il ne serait plus Dieu, s'il y avait un instant où il
n'agît pas contre le péché pour le condamner et pour le punir, parce que ce ne
serait plus un Dieu bon, de la manière qu'il l'est et qu'il le doit être. Mais
que voudrait le pécheur? En se faisant des idées de bonté selon les intérêts de
sa passion, il voudrait un Dieu sous lequel les crimes pussent être
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quelque jour en paix : Deum
malles sub quo delicta aliquando nauderent ; et il
jugerait ce Dieu bon, qui rendrait l'homme méchant par l'assurance d'une
rémission future : Et illum bonum
judicares, qui hominem malum
faceret securitate delicti. De là, poursuit encore Tertullien, vous ne
voulez point reconnaître cette bonté, dont l'essence est de ne pouvoir jamais
convenir avec le mal, et d'avoir pour lui une haine sans retour. Mais si vous
ne la reconnaissez pas, tous les saints et tout ce qu'il y a eu de vrais
fidèles, versés dans la science de Dieu, l'ont reconnue, ils l'ont hautement
confessée, ils l'ont publiée et glorifiée, parce que, éclairés d'une sagesse
supérieure à la vôtre et toute céleste, ils ont vu que Dieu devait être bon de
la sorte, et que, selon les règles de sa sainteté, il ne le pouvait être
autrement.
Pour remonter à la source de
l'erreur que je combats, Origène fut le premier qui voulut faire Dieu plus
miséricordieux qu'il n'est en lui-même, ou plutôt, comme dit saint Augustin,
qui voulut paraître lui-même plus miséricordieux que Dieu, lorsqu'il avança
qu'après un certain temps les peines des âmes réprouvées finiraient. Hérésie
dont il se fit le chef, et pour laquelle l'Eglise le frappa de ses anathèmes.
Aussi, Chrétiens, observez, je vous prie, le prodigieux égarement de l'esprit
de l'homme, quand il n'est pas conduit par la foi. Cet Origène, qui, par un sentiment
présomptueux de la bonté de Dieu, ne voulait pas que la peine des damnés fût
éternelle, par une autre erreur toute contraire, mettant des bornes à la
miséricorde de Dieu, s'emporta jusqu'à soutenir que la gloire des bienheureux
aurait elle-même son terme, et que comme les réprouvés passeraient de l'état
des souffrances à celui du repos, ainsi les saints qui règnent avec Dieu
changeraient de temps en temps, par une triste et monstrueuse vicissitude, leur
état de repos dans un état de souffrances, pour se purifier toujours davantage,
et s'acquitter pleinement des anciennes dettes qu'ils auront contractées dans
la vie. Voilà, reprend saint Augustin, comment cet homme, si déclaré d'une part
en faveur de la divine miséricorde, l'outrageait de l'autre, et perdait
l'avantage dont il se prévalait, d'en être le plus zélé partisan : puisque,
s'il donnait aux âmes réprouvées une fausse espérance de la béatitude, il ôtait
aux âmes prédestinées la solide assurance de l'éternité de leur bonheur. Mais
après tout, pouvait dire Origène, pourquoi donc tant exalter la bonté de notre
Dieu, créateur de l'univers, si de longs siècles de satisfaction et de peine ne suffisent pas
pour expier à ses yeux un seul crime, et pour éteindre le feu de sa colère? Ah
! s'écrie saint Grégoire, l'homme est toujours subtil à tirer des conséquences
de la bonté de Dieu contre Dieu même : Et moi je réponds, pourquoi donc l'Ecriture nous fait-elle entendre tant
de menaces et tant d'arrêts foudroyants, qui condamnent le pécheur à cette affreuse
éternité de supplice, s'il y a lieu de penser qu'il ne doive pas toujours
souffrir? Chose étrange! ajoute ce grand pape, nous
nous mettons en peine de garantir la bonté de Dieu, et nous ne craignons pas de
le faire auteur du mensonge pour sauver sa miséricorde, comme s'il était moins
véritable dans ses paroles que favorable dans ses jugements : Deum satagunt perhibere misericordem, et non verentur prœdicare fallacem.
En effet, la même Ecriture qui
m'apprend que Dieu a des entrailles de miséricorde
pour les hommes, me déclare en même temps, et dans les termes les plus formels,
qu'il y a des flammes éternelles allumées pour le tourment des pécheurs. Il ne
m'est pas plus permis de douter de l'un que de l'autre ; mais je dois par l'un
rectifier les faux préjugés dont je pourrais me laisser prévenir à l'égard de
l'autre; car au lieu de dire. Dieu est la source de toute bonté, donc il ne
punira pas éternellement le péché; je dois dire : Dieu punira éternellement le
péché, quoiqu'il soit la source de toute limite et la bonté même, puisque la
foi me l'enseigne de la sorte, et que c'est une vérité fondamentale dans la
religion. Ainsi la bonté de Dieu n'exclut point l'éternité des peines, ni
l'éternité des peines n'est point contraire à la bonté de Dieu. Mais comment et
par où se concilient dans le même Dieu cette bonté suprême et cette extrême
sévérité, c'est ce qu'il ne m'appartient pas de pénétrer; mais c'est ce que je
suis obligé de croire. Il me suffit de savoir l’un et l'autre, et de le savoir,
comme je le avec une entière certitude, dès que l'un l'autre m'est révélé par
l'Esprit de Dieu : je me tiens là, et je ne vais pas plus avant. Ce n'est pas
que, sans diminuer d'un seul moment durée des peines
de l'enfer, je ne pusse absolument concevoir tout ce que je sais et tout que je
crois de la bonté de Dieu. Ce n'est pas qu'il me fût si difficile de comprendre
qu'une bonté assez ennemie du péché pour avoir descendre un Dieu sur la terre,
afin de le détruire ; pour l'avoir porté à se revêtir de notre chair, à prendre
sur soi toutes nos misères
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mourir sur une croix, l'est encore
assez pour te déterminer, ce même Dieu si saint et si bon, à ne faire jamais
grâce au péché. Mais la voie est plus courte et plus sûre tout ensemble, de
respecter ce mystère sans l'examiner, et de me contenter du témoignage de ma
foi, que je ne puis démentir. Elle est infaillible dans ses connaissances, et
ses connaissances sont au-dessus de toutes mes vues. Quand donc, en me faisant
reconnaître dans Dieu une suprême bonté, elle m'annonce toutefois une éternité
malheureuse; ou quand, en m'annonçant cette malheureuse éternité, elle ne m'en
fait pas moins reconnaître dans Dieu une bonté suprême, en voilà plus qu'il ne
faut pour résoudre tous mes doutes; et c'est ainsi, Chrétiens, que la foi
corrige la première erreur touchant la peine éternelle du pécheur impénitent et
réprouvé. Passons à la seconde.
C'est qu'une peine éternelle ne
peut s'accorder avec la justice de Dieu : pourquoi ? parce
que le propre de la justice est de conformer le châtiment à l'offense, en sorte
que ni l'offense par sa grièveté ne soit point au-dessus de la peine, ni la
peine par sa rigueur au-dessus de l'offense. Or, où est
cette égalité et cette proportion entre une éternité de peine et un péché de
quelques jours, de quelques heures, et même d'un seul moment? Si j'avais, mon
cher auditeur, à justifier cet article de notre foi autrement que par la foi
même, je pourrais vous répondre que s'il n'y a pas entre cette éternité et ce péché
une proportion de durée, il peut y avoir, et qu'il y a en effet une proportion
de malice d'une part, et d'autre part de satisfaction et de punition : de
malice dans le péché, et de satisfaction dans le châtiment. Je m'explique. Car
ce qui nous trompe , c'est de vouloir mesurer la durée
de la satisfaction que la justice de Dieu ordonne, par la durée de l'action
criminelle dont le pécheur s'est rendu coupable. Faux principe
, dit saint Augustin; et pour en voir sensiblement l'illusion, il n'y a
qu'à considérer ce qui se passe tous les jours dans la justice même des hommes.
Qu'est-ce que l'ignominie d'un supplice infâme, et que la tache qu'il imprime,
laquelle ne s'effacera jamais ? Qu'est-ce qu'un état de servitude et qu'un
esclavage perpétuel? Qu'est-ce que l'ennui d'un bannissement, d'un exil, d'une
captivité aussi longue que la vie ? Tout cela, n'est-ce pas ,
autant qu'il le peut être , une espèce d'éternité ? Or, nous voyons néanmoins
que la justice humaine emploie tout cela contre un attentat presque aussitôt
commis et achevé, qu'entrepris et commencé. Et quand, pour venger cet attentat
si peu médité quelquefois et si promptement exécuté, elle fait servir tout
cela, nous ne trouvons rien dans la peine qui excède le crime. Elle va plus
loin ; et qu'est-ce que la mort, demande encore saint Augustin : cette mort, de
toutes les choses terribles selon la nature, la plus terrible; cette mort qui
de tous les biens temporels enlève à l'homme, en le détruisant, le plus
précieux, qui est la vie ; cette mort, dont le coup est irrémédiable, et dont
les suites par là même sont comme éternelles ? Toutefois, que ce soit le
châtiment de certains crimes, quelque subits d'ailleurs et quelque passagers
qu'ils aient été, c'est ce que nous approuvons; c'est en quoi nous admirons et
la sagesse et l'équité des lois du monde. Il est vrai, continue le même Père,
et cette observation convient parfaitement à mon sujet, il est vrai que le
sentiment de cette mort passe ; mais l'effet ne passe point, et c'est surtout
ce que se propose la loi. Car prenez garde, s'il vous plaît, que la première et
la plus directe intention de la loi n'est pas de tourmenter pour quelque temps
le criminel sur qui elle lance son arrêt; mais que, par cet arrêt irrévocable,
elle pénètre jusque dans l'avenir, et que sa vue principale est de le retrancher
pour jamais du commerce et de la société des vivants, dont elle l'a jugée
indigne. Qui vero morte muletatur,
numquid moram qua occiditur, quœ brevis est, ejus supplicium leges œstimant ; an non potius quod in sempiternum eum auferant de societate viventium? Ce sont les paroles du saint docteur; d'où
il s'ensuit que pour mesurer la proportion de la peine et de l'offense, ce
n'est donc pas une règle toujours à prendre que la durée de l'une ou de
l'autre, et que, dans un supplice qui ne finit jamais, pour un péché qui finit
si vite et dont le plaisir est si court, la justice divine peut être à couvert
de tout reproche.
Voilà, encore une fois,
Chrétiens, la réponse que j'aurais à vous faire, et qui serait pour vous, sinon
une preuve convaincante, du moins une des plus fortes et des plus sensibles
conjectures ; mais ce n'est point là ce que je me suis prescrit, et sans
quitter mon dessein, j'en reviens à la foi. Que me dit-elle ? deux choses : que Dieu est juste, et que ses vengeances sont
éternelles. Elle ne me peut tromper sur aucune de ces deux vérités, puisque ce
sont autant d'oracles émanés de la première vérité; par conséquent ce sont pour
moi deux vérités incontestables; par conséquent ces deux vérités ne
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se combattent point l'une l'autre,
et concourent parfaitement ensemble ; par conséquent la peine des damnés
subsistant dans toute son éternité, la justice de Dieu subsiste dans toute son
intégrité : que dis-je ? c'est dans cette éternité
même qu'éclate la justice divine, puisque la peine des damnés n'est éternelle
que parce que Dieu est juste, et qu'autant qu'il est juste. Par conséquent,
lorsqu'on me représente cette peine éternelle, je ne dois pas conclure que Dieu
est injuste ; car rien d'injuste, dit saint Augustin, quand c'est le Juste par
excellence qui Ta résolu : Nihil injustum esse potest, quod placet Justo.
Mais la conclusion que je dois tirer est celle de saint Ambroise : qu'il faut
donc que le péché soit le plus grand de tous les maux, puisqu'un Dieu si juste
le punit par la plus grande de toutes les peines ; qu'il faut donc que le péché
renferme un fond de malice inépuisable, puisqu'au jugement même de la
souveraine justice il demande pour réparation une éternité tout entière ; qu'il
faut donc que le monde soit bien aveugle, lorsqu'il regarde avec tant
d'indifférence le péché et qu'il en témoigne si peu de crainte, puisqu'un seul
péché le conduit dans le plus profond abîme de la misère, pour n'en sortir
jamais : tout cela fondé sur les principes indubitables et inébranlables de la
religion.
Que lui reste-t-il à cette foi si
droite et si éclairée ? de corriger la troisième
erreur, qui refuse à Dieu le pouvoir d'exercer sur le même sujet une vengeance
éternelle, et de lui faire toujours également sentir les cruelles atteintes et
les vives impressions du feu qui le brûle. Erreur entre toutes les autres la
plus frivole et la plus vaine pour quiconque a quelque notion d'un Dieu
tout-puissant. Comme si Dieu ne pouvait pas donner au feu, qu'il a choisi pour être
l'instrument de sa colère, des qualités propres, et au-dessus de l'ordre
naturel ; comme si Dieu, qui de rien a tout créé, et qui d'un seul acte de sa
volonté soutient tout, ainsi que la foi nous le fait connaître, manquait de
force et de vertu pour soutenir toute l'activité de ce feu, sans aliment et
sans matière ; comme s'il était difficile à Dieu, après avoir formé et le corps
et l'âme, de rendre l'un incorruptible aussi bien que l'autre, sans le rendre,
non plus que l'autre, impassible, et de les conserver dans les flammes, pour en
éprouver les plus violentes ardeurs, sans en recevoir la plus légère altération
; comme si c'était là de plus grands miracles pour Dieu que tant de prodiges
éclatants que la foi nous met devant les yeux, et où elle nous donne à entendre
qu'il n'a même fallu que le doigt du Seigneur : Digitus
Dei est hic (1). Qu'est-ce donc quand il déploie tout son bras, et qu'il
l'appesantit sur de rebelles créatures frappées de sa haine ? qui le peut savoir, et quelle horreur de l'apprendre par
soi-même: Brachium Domini
cui revelatum est (2)?
Ah ! mes chers auditeurs, ne cherchons point, par d'inutiles
questions ni des recherches dangereuses, à diminuer les salutaires frayeurs
qu'excite en nous l'esprit chrétien. Croyons, et, dans un saint tremblement,
rendons à la bonté de notre Dieu, à la justice de notre Dieu, à la puissance de
notre Dieu, tous les hommages qui leur sont dus. N'écoutons point notre cœur,
qui se trompe et qui voudrait nous tromper: parce que la vue d'un tourment
éternel le trouble,et que ce trouble intérieur
l'importune et le gêne dans ses passions déréglées, il tâche par toute sorte de
moyens à rompre ce frein, et devient ingénieux à inventer mille subtilités
contre les vérités les plus essentielles. Ne discourons point tant, mais
agissons. Ce ne sera ni notre philosophie ni tous nos discours qui nous
garantiront de ce jugement de Dieu si formidable: mais ce qui nous en
préservera, c'est la docilité de notre foi avec la sainteté de nos œuvres; et
voilà sans contredit de tous les partis le plus sage, puisque c'est évidemment
le plus sûr.
Je ne prétends pas néanmoins que
la raison ne puisse être ici consultée, selon qu'elle est soumise à la foi et
qu'elle compatit avec la foi. Je ne craindrai point même de la faire ici
parler, et de recueillir tout ce qu'elle a découvert, pour justifier la
conduite de Dieu, et cet arrêt irrévocable qui, réprouvant le pécheur, le
condamne à une peine éternelle; car c'est la, Chrétiens, le terrible mystère
qui de tout temps a exercé les premiers hommes de l'Eglise, et les plus versés
dans les choses divines : et quoique les jugements du Seigneur n'aient pas
besoin de la justification des hommes, puisqu'ils se justifient assez par
eux-mêmes, comme dit le Prophète : Judicia Domini vera, justificatam
semetipsa (3); toutefois ces saints docteurs ont
pensé que sur l'éternité malheureuse des réprouvés il était bon de voir toutes
les convenances qui s'y rencontrent, et pour cela même d'user de toutes les
lumières et de toutes les raisons que l'esprit humain, tout borné qu'il est,
nous fournit. Peut-être les avez-vous déjà plus d'une fois entendues, ces
raisons que j'ai à produire; mais peut-être aussi vais-je vous les proposer
tout autrement qu'on ne vous les
377
a fait concevoir; car mon dessein, en les produisant, n'est
pas tant de vous en faire sentir toute la force, que de vous faire ensuite
comprendre comment la foi les perfectionne. C'est à quoi je me suis engagé, et
ce qui demande une nouvelle attention.
Or, la première raison est de
saint Jérôme et de saint Augustin. Oui, mes Frères, dit saint Jérôme, l'homme
pécheur doit éternellement satisfaire à Dieu, parce que sa volonté était de
résister éternellement à Dieu. Cette pensée est solide et vraie ; mais pour y
bien entrer, écoutons saint Augustin, lequel a pris soin de l’éclaircir et de
la mettre dans tout son jour; car, selon la belle remarque de ce saint docteur,
dans une volonté perverse et criminelle, ce n'est point précisément l'effet
qu'il faut regarder, mais encore plus la volonté, l'affection du cœur; et
quoique l'effet manque, parce qu'il ne dépend pas de l'homme, il est juste que
la volonté soit punie, et qu'elle le soit d'une peine proportionnée à sa
mauvaise disposition : Merito malus punitur affectus, etiam cum non succedit effectus. Or, j'en appelle au témoignage de la
conscience : et n'est-il pas certain que ces amateurs d'eux-mêmes et du monde,
que ces esclaves du plaisir et de leurs sensuelles cupidités, que tant de
pécheurs vendus au péché, se trouvent devant Dieu, scrutateur des âmes et de
leurs plus secrètes intentions, tellement disposés, qu'ils voudraient ne
quitter jamais cette vie présente dont ils goûtent les faux biens, qu'ils
voudraient éternellement y jouir des mêmes objets de leurs passions, et que volontiers
ils renonceraient à toute autre félicité? Si donc l'acte du péché ne dure pas,
l'amour du péché et l'attachement au péché est, en quelque manière, éternel; de
sorte que dans la disposition du pécheur est enfermée une volonté secrète, ou,
pour parler avec l'école, une volonté interprétative d'être à jamais pécheur,
puisqu'il voudrait toujours posséder De qui entretient son péché. Aussi (c'est
la réflexion de saint Grégoire, pape), à bien considérer les impies et tout ce
que nous comprenons sous le nom de pécheurs, ils ne cessent de pécher que parce
qu'ils cessent de vivre; et ils souhaiteraient de ne cesser jamais de vivre, pour
ne cesser jamais de pécher; et s'ils désirent de vivre, ce n'est point
proprement pour la vie, mais pour le péché; car sans le péché cette vie, qui
leur est si chère et si précieuse, leur deviendrait insipide et ennuyeuse. Il y
a donc toute la proportion nécessaire entre l'éternité de leur peine et la
malignité de leur cœur; et l'on ne doit point tant s'étonner que le châtiment
n'ait point de fin, après que la volonté de pécher n'a point eu de terme.
Ce n'est pas assez, mais à cette
raison saint Thomas en ajoute une seconde : c'est, dit ce docteur angélique,
qu'en quelque disposition de volonté que puisse être l'homme quand il pèche, il
m'est évident que le péché qu'il commet est irréparable de sa nature; qu'étant
irréparable, il est en ce sens éternel, et que par là même il mérite un
supplice éternel. Appliquez-vous à ceci, Chrétiens. Tout péché mortel, une fois
commis, ne peut être aboli qu'en l'une de ces deux manières : ou de la part du
pécheur, par une satisfaction digne d'être acceptée, ou de la part de Dieu, par
une cession gratuite et absolue de ses intérêts. Que le pécheur, je dis le
pécheur réprouvé, satisfasse dignement à Dieu, c'est de quoi il est incapable
dès qu'il est privé de la grâce; que Dieu cède ses droits, c'est à quoi rien ne
l'oblige, et ce qu'on ne peut exiger de lui : donc, à s'en tenir aux termes de
la justice, ce péché dans toute l'éternité ne se réparera jamais, et paraîtra
toujours aux yeux de Dieu comme péché. Or, tandis que le péché demeure sans
être effacé par nulle réparation, il doit avoir sa peine, conclut l'Ange de
l'école; et la durée de la peine doit répondre à la durée du péché.
Il y a plus, et c'est la
troisième raison que les théologiens, après saint Augustin, tirent encore de la
nature du péché : car qu'est-ce que le péché? c'est un
éloignement volontaire de Dieu, c'est un mépris formel de Dieu, c'est un amour
de la créature préférablement à Dieu, c'est une injure, et l'injure la plus
atroce, faite à la majesté de Dieu. Cela posé comme une vérité universellement
reconnue, mesurons, dit saint Augustin, la grièveté de cette injure par la
grandeur du maître qu'elle outrage, et nous trouverons qu'elle est infinie dans
son objet, puisqu'elle blesse une grandeur infinie. Or, un péché dont la malice
est infinie demande une peine infinie; et comment le sera-t-elle? Sera-ce en
elle-même et dans son essence? c'est ce qui ne se
peut, et ce que nul être créé n'est en état de porter. Reste donc que ce soit
une peine infinie autant qu'elle le peut être, je veux dire dans son éternité,
et qu'elle s'étende jusque dans l'immensité des siècles à venir. Voilà Tunique
voie que Dieu ait de se satisfaire soi-même. Sans cette éternité, il y aurait
toujours une distance infinie entre l'offense et la peine; mais par cette
éternité, quoique Dieu ne soit jamais pleinement
378
satisfait, parce que la peine,
étant éternelle, n'est jamais entièrement remplie, il y a néanmoins entre le
châtiment et le crime toute l'égalité possible.
Telles ont été, dis-je, mes chers
auditeurs, sur le grand sujet de l'éternité malheureuse, les productions de
l'esprit de l'homme. Voilà où sont parvenus ces esprits sublimes que Dieu avait
remplis de sa sagesse et du don d'intelligence. Voilà les découvertes qu'ils
ont faites et les lumières qu'ils ont suivies. Respectons leurs sentiments :
ils sont solidement établis. Prenons bien leurs vues, et elles nous paraîtront
justes et toutes saintes. Mais avouons-le après tout : il faut que la foi
vienne au secours pour les perfectionner et les confirmer. Vous voulez savoir
par où elle les confirme et les perfectionne : ah ! Chrétiens, c'est un de ces
secrets qui ne sont connus qu'aux âmes humbles et aux vrais fidèles. Car si la
foi donne à toutes ces connaissances une perfection et une force particulière,
ce n'est point en élevant nos esprits, mais plutôt en les abaissant ; ce n'est
point en leur laissant une liberté présomptueuse d'examiner et de raisonner,
mais en les soumettant à l'autorité et à la mystérieuse obscurité de la parole
de Dieu; ce n'est point en tirant le voile qu'elle nous met sur les yeux, et en
nous présentant la vérité dans un plein jour, mais en nous réduisant, contre
toutes les difficultés et tous les embarras, à cette réponse de saint Paul, qui,
dans un mot, résout tous les doutes et fixe toutes nos incertitudes : O altitudo (1) ! O jugements de mon Dieu, ô trésors
inépuisables et cachés, non-seulement de sa sagesse
et de sa miséricorde, mais de sa justice ! Je puis bien en entrevoir quelques
apparences ; mais m'appartient-il d'en pénétrer le fond? Quam
incomprehensibilia sunt judicia ejus, et investigabiles viœ ejus (2) !
Et qui de nous en effet peut lire dans le sein de Dieu tout ce qu'il veut, et
pourquoi il le veut? Qui de nous a-t-il appelé à ses conseils? Quis novit sensum Domini, aut quis consiliarius
ejus fuit (3) ? Quand donc j'aurai fait mille
efforts pour sonder cet abîme, si je ne veux pas m'égarer et me perdre,
je dois toujours en revenir au principe fondamental, et m'écrier en m'humiliant:
O altitudo!
Chose admirable, Chrétiens : dès
que la foi nous a mis en cette préparation de cœur et dans cette soumission intérieure , c'est alors que, disposés à faire le sacrifice
de tous nos raisonnements et à y renoncer, nous pouvons
mieux raisonner que jamais ; et en voici l'évidente
démonstration : parce que n'ayant plus ni préjugés, ni vues propres à quoi nous
demeurions opiniâtrement attachés, nous voyons d'un œil plus épuré, et nous
jugeons d'un sens beaucoup plus rassis. Ces hautes idées que la foi nous donne
de la majesté de Dieu, de la bonté de Dieu, de sa justice et de sa sainteté^
par conséquent de l'audace de l'homme qui s'élève par le péché contre cette
majesté infinie, de l'ingratitude de l'homme qui se tourne par le péché contre
cette bonté souveraine, de la malignité et de la corruption du cœur de l'homme
qui offense par le péché cette justice inflexible, et cette sainteté
éternellement et nécessairement ennemie de tout désordre; ces grands objets, n'étant
plus affaiblis, ou parles fausses préventions d'un esprit indocile, ou par les
aveugles cupidités d'un cœur passionné, se présentent dans toute leur force, et
font sans obstacle toute leur impression. On les comprend avec moins de peine;
et même à certains moments, il semble qu'on en ait une connaissance distincte,
et je ne sais quel sentiment actuel qui remplit rame et qui la saisit. Il
semble qu'on ait devant les yeux l'éternité tout entière, et qu'on en parcoure l’immense
étendue. On la voit, autant qu'il est possible à la faiblesse de nos esprits,
dans toute son horreur ; et au lieu de s'arrêter à de vaines discussions, on ne
pense qu'à s'humilier sous la main toute-puissante de Dieu, et à prévenir ses
redoutables arrêts. On dit comme le saint homme Job : Vere
scio quod ita sit (1) ; oui, il en est ainsi : car c'est ainsi que la
parole même de mon Dieu me l'assure ; et le plus sage parti pour moi n'est pas d'entrer
en de sèches disputes et d'opiniâtres contestations sur la vérité de cette
divine parole, mais de prendre de solides mesures pour éviter l'affreux malheur
qu'elle m'annonce. Tout ce que j'ai donc à faire est de me prosterner aux pieds
de mon juge, est de me tenir devant lui dans un saint tremblement
, est de le fléchir par l'humilité et par la ferveur de ma prière. Serais-je
le plus juste des hommes, voilà la disposition où je dois être, et où je dois
demeurer jusqu'au dernier soupir de ma vie : Etiam
si habuero quippiam justum ,
non respondebo, sed judicem meum deprecabor
(2). C’est là, encore une fois, ce qu'on dit, et c'est là qu'on porte toutes
ses réflexions. Effet salutaire de la foi, d'une foi prudente, mais du reste
docile; et, dans sa pieuse docilité, mille fois plus
379
éclairée que toute la science et toute la sagesse du monde ;
d'une foi soumise, que Dieu soutient par certaines touches secrètes, qu'il
élève par certaines lumières de sa grâce, et à qui il découvre ses plus
impénétrables mystères. Telle a été la foi des saints. Etait-ce dans eux
petitesse d'esprit? était-ce superstition? mais De
savons-nous pas d'ailleurs quels étaient ces rares génies, et ce que toute
l'antiquité a pensé de ces grands hommes, qu'elle a révérés comme ses maîtres,
et que nous nous proposons encore comme nos guides et nos modèles ? Ce qu'ils
ont cru, ne pouvons-nous pas bien le croire ? et
serons-nous bien justifiés an tribunal de Dieu quand nous lui dirons :
Seigneur, je n'ai tenu nul compte de cette éternité, je l'ai négligée parce que
je ne la croyais plus. Non, vous ne la croyiez pas, mais pourquoi? parce que vous ne vouliez pas la croire, parce que vous
affectiez de ne la pas croire, afin de n'en être point troublé dans vos désordres
; car voilà le principe ordinaire de l'incrédulité. Cependant, mon cher
auditeur, que vous l'ayez crue ou que vous ne l'ayez pas crue, elle n'en est
pas moins réelle, les preuves qui pouvaient vous en convaincre n'en sont pas
moins solides; et ce sera votre condamnation. N'en demeurons pas là. Nous avons
vu comment la foi nous doit confirmer dans la créance de l'éternité malheureuse
; et nous allons voir comment la créance de l'éternité malheureuse doit nous
engager à la pratique des œuvres de la foi, et à toute la sainteté de vie
qu'elle exige de nous. C'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
De toutes les conséquences, il
n'en est point de plus juste que celle qui va servir de fond à cette seconde
partie, où j'ai à vous montrer comment la créance d'une éternité malheureuse
doit exciter toute notre ferveur dans la pratique des œuvres chrétiennes, et
nous engager à une réformation entière de nos moeurs. Car ce feu éternel, ce
feu de l'enfer, ou si vous voulez, ce feu de l'autre vie, doit éteindre en
celle-ci un feu qui nous dévore et qui nous perd, c'est le feu de nos passions
déréglées; et en allumer un autre, qui est celui d'une charité agissante, et
d'un saint zèle pour le règlement et le bon ordre de toute notre conduite.
Conséquence fondée sur deux principes. L'un est l’amour de nous-même ; je dis
cet amour raisonnable , cet amour chrétien que Dieu même nous commande, et qui
nous oblige à nous préserver, autant qu'il nous est possible, et par les moyens
que nous en avons, du plus grand de tous les malheurs. L'autre est, selon les
maximes de notre foi, l'indispensable nécessité d'une vie sainte, c'est-à-dire
d'une vie ou innocente ou pénitente, pour se garantir de ce souverain mal, et
pour ne pas tomber dans l'état de cette affreuse damnation.
Et en effet, pour peu que nous nous
aimions nous-mêmes, comme il nous est ordonné de nous aimer, que devons-nous
craindre davantage, et que devons-nous éviter avec plus de soin que la perte
entière de nous-mêmes, et une perte irréparable ? Voyons ce que nous faisons
tous les jours pour la vie naturelle de nos corps. Parce que nous y sommes
attachés à cette vie mortelle et fragile, est-il rien qui nous coûte pour la
conserver? Y a-t-il danger qui ne nous alarme, y a-t-il remède auquel nous
n'ayons recours , est-il précaution que nous ne prenions, est-il dépense que
nous ménagions, est-il état où nous ne nous réduisions, est-il plaisir à quoi
nous ne renoncions? Quelle attention, quelle vigilance, quelle détermination à
tout entreprendre et à tout souffrir ! pourquoi ? pour ne pas perdre une vie d'ailleurs passagère, et pour
retarder une mort du reste inévitable, et dont la peine ne se fait sentir que
quelques moments. D'où il est aisé de juger quelle impression doit faire, avec
plus de sujet, sur nos cœurs, la crainte d'une mort éternelle, et d'une
réprobation où l'homme, rejeté de Dieu sans ressource, et abandonné à tous les
fléaux de la plus rigoureuse justice, ne subsistera durant des siècles infinis
et ne vivra que pour son tourment. Si l'aveuglement de notre esprit n'est pas
encore allé jusqu'à nous oublier absolument nous-mêmes, à quoi devons-nous nous
employer avec plus d'ardeur qu'à mettre notre âme à couvert d'une si fatale
destinée, et à la sauver de cette ruine totale? Or il n'y a, vous le savez,
point d'autre voie pour cela que la fuite du péché, que le renoncement au
monde, que le service de Dieu, que l'observation de la loi de Dieu , que tous ces exercices du christianisme qui nous
sanctifient devant Dieu, et qui nous entretiennent dans la grâce de Dieu. Voilà
donc ma proposition vérifiée, que de croire une éternité de peine, c'est le
motif le plus puissant pour nous remettre dans la règle ou nous y maintenir, et
pour nous porter à vivre en chrétiens. Donnez-moi le pécheur le plus obstiné :
je le défie, si la foi n'est pas tout à fait morte dans son cœur, de rien
répliquer à ce raisonnement.
380
Mais pour mieux développer ce
point qu'il nous est si utile de méditer, et dont l'extrême importance demande
toutes nos réflexions, je prétends que dans la foi de l'éternité malheureuse
nous avons, pour corriger tous les désordres de notre vie et pour ne rien
omettre de tout ce qui peut, selon l'Evangile, nous affermir et nous avancer
dans les voies de Dieu, le motif tout ensemble et le plus universel et le plus
sensible. Appliquez-vous à ces deux pensées. Je ne dis pas le motif le plus
parfait, mais je dis seulement d'abord le motif le plus universel. Car entre
les motifs dont une âme chrétienne peut être mue, et qui peuvent la conduire et
la faire agir, je conviens que celui-ci, quoique saint et surnaturel, suivant
l'expresse définition du concile de Trente, est après tout le moins relevé.
Mais sans être dans le même degré d'excellence que les autres, je soutiens
aussi qu'il a sur les autres cet avantage, d'être le plus propre de tous Les
états et d'étendre plus loin sa vertu. Je m'explique.
Il est vrai, se retirer du vice,
et après de longs égarements revenir à Dieu par un pur amour de Dieu ;
s'adonner à la pratique de ses devoirs et les observer en vue de la récompense
qui y est promise, et qui n'est autre que Dieu même, ce sont des motifs
supérieurs, et beaucoup plus dignes de l'esprit chrétien. Il est à souhaiter
que toutes les âmes se portent là, et l'on doit, autant qu'on le peut, les y
élever. Mais il n'est pas moins vrai que tous ne sont pas également disposés à
prendre ces sentiments, ni à se laisser toucher de ces vues toutes pures et
toutes divines. Il y a des justes, des fervents, des parfaits, qui, comme des
enfants dans la maison du Père céleste, cherchent à lui plaire, à le posséder,
pour le posséder et pour l'aimer, et qui, par là même, sans cesse excités et
animés, s'attachent inviolablement à ses divins préceptes, et se font une loi
étroite de ses moindres volontés. Ils le servent par une affection toute
filiale. Mais aussi il y a des lâches, des mondains, des pécheurs, de ces
hommes terrestres et tout matériels, dont a parlé saint Paul, qui ne sont guère
susceptibles d'autre impression que de la crainte des jugements et des
vengeances de Dieu. Parlez-leur des grandeurs de Dieu, des perfections de Dieu,
des bienfaits de Dieu, des récompenses mêmes de Dieu, à peine vous
écouteront-ils ; et s'ils vous donnent quelque attention, tout ce que vous leur
ferez entendre leur frappera l'oreille sans descendre jusque dans leur cœur.
Pourquoi ? parce que leur cœur, obscurci des épaisses ténèbres que les
passions y ont répandues, et rempli des idées les plus grossières, est devenu
tout animal, selon l'expression de l'Apôtre. Or l'homme animal, ajoute ce même
docteur des Gentils, ne comprend point
les mystères de Dieu, ou ne les comprend qu'autant qu'ils ont de rapport à ses
sens : Animalis homo non percipit ea quœ
sunt Spiritus Dei (1).
Voulez-vous donc les remuer, les exciter, les réveiller de ce sommeil
léthargique où ils demeurent profondément assoupis? Faites retentir autour
d'eux les tonnerres de la colère divine, et ce foudroyant arrêt qui les doit
condamner à des flammes éternelles : Discedite
a me, maledicti, in ignem œternum (2). Faites-leur considérer attentivement et
représentez-leur, avec toute la force de la grâce, les suites et l'horreur de
cette parole : Aeternum. Demandez-leur, avec
le Prophète, comment ils pourront , dans l'éternité tout entière , souffrir toujours, brûler toujours, être
toujours tourmentés, sans jamais non-seulement
parvenir à la fin de leur supplice, mais y recevoir quelque soulagement et y
avoir quelque relâche : Quis poterit habitare cum igne devorante, cum ardoribus sempiternis (3) ?
Peignez-leur la douleur, le regret, la désolation, que dis-je? la fureur, le désespoir de tant de malheureux sur qui Dieu a
lancé ce redoutable anathème dont vous les menacez, et dont ils ressentiront
éternellement toute la rigueur. Engagez-les à faire quelque retour sur
eux-mêmes, et remontrez-leur que ces réprouvés, dont la condition leur paraît
si déplorable, et pour qui il n'y a plus désormais d'espérance, n'ont point été
dans la vie plus criminels qu'eux, et que plusieurs même ne l'ont pas
été autant qu'eux; qu'ils suivent la même route, qu'ils marchent dans le même
chemin, et par conséquent qu'ils vont à la même perdition, et qu'ils doivent
s'attendre à tomber dans le même abîme, d'où rien ne les pourra retirer.
Donnez-leur à juger ce que feraient ces damnés pour se racheter, s'il leur
restait encore là-dessus quelque ressource; ce qu'ils entreprendraient pour
cela ; ce qu'ils endureraient pour cela, ce qu'ils sacrifieraient pour cela; à
quelles habitudes ils renonceraient, à quelles pénitences ils se
condamneraient, à quelles extrémités ils en viendraient; et annoncez-leur que
tout l'avantage qu'ils ont présentement est de pouvoir ce que ces réprouvés ne
peuvent plus, mais que bientôt, s'ils
n'y prennent bien garde, ce qu'ils peuvent
381
maintenant, ils ne le pourront plus
eux-mêmes. Enfin conjurez-les d'avoir pitié de leur âme : Miserere animœ tuœ (1). Quand vous
leur tiendrez ce langage, vous vous en ferez plus aisément écouter. Comme un
malade, plongé dans une mortelle léthargie, commence à donner quelque marque de
sentiment et à ouvrir les yeux lorsqu'on lui applique le fer et le feu, ce
pécheur, à moins qu'il ne soit tombé dans le dernier endurcissement, aura peine
à tenir contre ces réflexions effrayantes : elles le frapperont, elles le
consterneront; la conscience les lui retracera mille fois dans l'esprit, et
surtout en certaines rencontres plus favorables ; la grâce, peu à peu, et
peut-être tout à coup, fera germer ces semences de conversion ; cet homme enfin
reviendra à lui, se reconnaîtra, et la parole du Saint-Esprit s'accomplira dans
sa personne : que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse : Initium sapientiœ timor Domini (2).
C'est ainsi que tant de mondains
et de libertins ont été retirés de leurs voies corrompues, et qu'ils sont
rentrés dans la voie du salut. Il n’y a qu'à consulter l'histoire de tous les
siècles, et l'on verra combien cette pensée de l'éternité malheureuse a eu
d'efficace dans tous les temps, et quels fruits de pénitence et de
sanctification elle a produits; que c'est elle qui a conduit sur le sommet des
montagnes et dans les plus ténébreuses cavernes tant de voluptueux, amateurs du
monde et encore plus amateurs d'eux-mêmes et de leur chair ; que c'est elle qui
leur a fait rompre les nœuds les plus étroits et les plus forts engagements ;
qui, de la plus molle sensualité, les a fait passer à tous les exercices de la
plus dure mortification ; qui les a réduits aux jeûnes, aux veilles, aux larmes
continuelles et aux plus sanglantes lacérations : que c'est elle qui a rempli
les cloîtres et les monastères de religieux, d'hommes, de filles, de femmes
pénitentes; qui les a tous assujettis au joug de la plus austère et de la plus
pétante régularité ; qui les a portés à s'immoler comme des victimes, sans
épargner ni biens, ni fortune, ni plaisirs, ni liberté, ni santé, ni vie.
Et il ne faut pas penser que
cette vue d'un malheur éternel ne convienne qu'aux âmes engagées dans le crime,
ou à ces âmes faibles et encore toutes couvertes, si j'ose ainsi m'exprimer. de la poussière du monde et des impuretés de leurs
inclinations vicieuses. Je l'ai dit et je le répète, c'est une vue convenable à
tous
les degrés de perfection ; et quand je pourrais, avec
quelque apparence, me flatter d'être aux premiers rangs des élus de Dieu, alors
même ne cesserais-je point, pour me soutenir, pour me fortifier, pour m'élever,
de me remettre dans l'esprit et de méditer les vengeances infinies de Dieu; car
je regarderais comme une présomption de croire, ainsi que se le persuadent
quelques âmes chrétiennes, que ce serait, en quelque manière, dégénérer de
l'état parfait en m'arrêtant à de pareilles considérations. Ah ! mes chers
auditeurs, nous ne sommes pas plus parfaits que l'était David, qui, selon qu'il
le témoigne lui-même, s'entretenait de l'éternité dans ses plus profondes
réflexions, et en mesurait, autant qu'il lui était permis, l'immense étendue :
Cogitavi dies antiquos et annos œternos in mente habui (1). Nous ne sommes pas plus saints que l'était
saint Jérôme, qui, dans le souvenir de l'éternité, se frappait sans cesse la
poitrine pour attirer sur lui les miséricordes du Seigneur, et pour détourner
les coups redoutables de sa colère. Nous ne sommes pas dans un degré plus élevé
que tant de solitaires et d'anachorètes qui, des plus sublimes contemplations
où Dieu semblait les transporter jusqu'au troisième ciel, descendaient si
souvent en esprit dans le fond des enfers, et se perdaient dans ce vaste abîme
de l'éternité. Bienheureux Arsène, voilà ce qui vous occupait et la nuit et le
jour, ce qui vous faisait verser tant de pleurs, ce qui vous faisait adresser
au ciel tant de vœux, ce qui vous faisait pratiquer tant de jeûnes et tant
d'austérités : bienheureux nous-mêmes si nous y pensions comme vous; on en
verrait bientôt les mêmes fruits.
Car si ce motif est le plus
universel, je puis ajouter que c'est encore le plus sensible. Ce qui se fait
sentir à nous sur la terre plus vivement et ce qui nous touche davantage, c'est
la peine, et l'idée que nous nous en formons. Le plaisir perd de sa pointe à
proportion de sa durée, jusque-là même que, tout plaisir qu'il est, il nous
devient insipide, il nous devient incommode et fatigant par une trop longue
continuité ; mais la peine, au contraire, fût-ce la plus légère en elle-même,
bien loin de diminuer par le temps, croît toujours, et se rend enfin insupportable.
De là viennent ces frayeurs que nous cause la seule vue d'un mal dont nous
pouvons être atteints comme les autres, et dont nous avons à nous préserver; il
suffit que L'esprit en soit frappé, pour en imprimer
382
presque par avance dans les sens
toute la douleur. Or, si cela est vrai à l'égard d'un mal passager, combien
plus l'est-il à l'égard d'un mal éternel? Si donc je veux arrêter les mortelles
atteintes d'une passion impure qui naît dans mon cœur et qui commence à le
corrompre ; si je veux réprimer le penchant malheureux qui m'entraîne vers le
monde et vers certains objets du monde, que je ne puis éviter avec trop de soin
et dont je ne connais que trop la contagion ; s'il s'agit de renoncer à un
attachement criminel, à une habitude qui me tyrannise, et que je veuille
résister aux violentes attaques où je me trouve sans cesse exposé; s'il faut me
relever d'une langueur paresseuse et lâche qui me fait négliger mes devoirs, et
qui pourrait peu à peu m'emporter et me conduire aux plus grands désordres;
s'il est question de régler ma vie et de la rendre plus exacte, plus fervente,
plus laborieuse et plus mortifiée, malgré les révoltes de la nature qui s'y
oppose et tous les combats qu'elle me livre : que fais-je? je
recueille toute mon attention pour contempler l'éternité, cette éternité de
peine et de malheur. Dans l'horreur d'une si triste destinée, j'applique toutes
les puissances de mon esprit à cette éternité, je l'envisage par tous les endroits,
et j'en prends, pour ainsi dire, toutes les dimensions. Pour me tracer encore
une plus vive image de cette éternité, et me la représenter d'une manière plus
conforme aux sens et à l'intelligence humaine, je me sers des mêmes
comparaisons que les Pères, et je fais, si j'ose ainsi m'exprimer, les mêmes
supputations : je me figure toutes les étoiles qui brillent dans le firmament;
à cette multitude innombrable j'ajoute toutes les gouttes d'eau rassemblées
dans le sein de la mer; et si ce n'est pas assez, je compte, ou je tâche à
compter tous les grains de sable qu'elle étale sur ses rivages. De là je
m'interroge moi-même, je raisonne avec moi-même, et je me demande : Quand, sur
ces brasiers ardents que le souffle du Seigneur et sa colère ont allumés pour ses
vengeances éternelles, j'aurais souffert autant de siècles et mille fois au
delà, l'éternité serait-elle finie pour moi? non ; et
pourquoi ? parce que c'est l'éternité, et que
l'éternité n'a point de fin. On peut absolument savoir le nombre des étoiles du
ciel, des gouttes d'eau dont la mer est composée, des grains de sable qu'elle
jette sur ses bords : mais de mesurer dans l'éternité le nombre des jours, des
années, des siècles, c'est à quoi l'on ne peut atteindre, parce que ce sont des
jours, des années, des siècles sans nombre ; disons mieux, parce que dans
l'éternité il n'y a proprement ni jours, ni années, ni siècles, et que c'est
seulement une durée infinie.
Voilà, encore une fois, à quoi je
m'attache, et sur quoi je fixe mes regards : car je m'imagine que je vois cette
éternité, que je marche dans cette éternité, et que je n'en découvre jamais le
bout. Je m'imagine que j'en suis enveloppé et investi de toutes parts; que si
je m'élève, si je descends, de quelque côté que je me tourne, je trouve
toujours cette éternité; qu'après mille efforts pour m'y avancer, je n'y ai pas
fait le moindre progrès, et que c'est toujours l'éternité. Je m'imagine
qu'après les plus longues révolutions des temps je vois toujours au milieu de cette
éternité une âme réprouvée, dans le même état, dans la même désolation, dans
les mêmes transports ; et me substituant moi-même en esprit à la place de cette
âme, je m'imagine que dans ce supplice éternel je me sens toujours dévoré de ce
feu que rien n'éteint, que je répands toujours ces pleurs qui rien ne tarit,
que je suis toujours rongé de ce ver qui ne meurt point, que j'exprime toujours
mon désespoir par ces grincements de dents et ces cris lamentables qui ne
peuvent fléchir le cœur de Dieu. Cette idée de moi-même, cette peinture me
saisit et m'épouvante ; mon corps même en frémit, et j'éprouve tout ce
qu'éprouvait le Prophète royal lorsqu'il disait a Dieu : Seigneur, pénétrez ma
chair de votre crainte, et de la crainte de vos jugements: Confige
timore tuo carnes meas ; a judiciis enim tuis timui
(1). Heureuse disposition contre tous les assauts des plus dangereuses
tentations et tous les charmes des plaisirs les plus engageants. Dans le
saisissement où je suis, quoi que le christianisme puisse exiger de moi, il n'y
a rien à quoi je ne sois déterminé, et que je n'entreprenne de pratiquer ; car
j'en conçois la nécessité, et je la conçois par la vue de l'éternité. De sorte
que la foi par cette vue de l'éternité et par la grâce qui l'accompagne, exerce
sur moi comme un empire absolu. Elle me réduit aux devoirs les plus rigoureux
delà justice chrétienne ; elle m'encourage à vaincre toutes les difficultés qui
s'y rencontrent, et à me taire pour cela de salutaires violences; elle tient en
bride toutes mes passions, elle m'instruit, elle me gouverne, elle m'assujettit
pleinement a Dieu.
Mais l'éternité est
incompréhensible; et le moyen de craindre ce que l'on ne comprend
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pas? Et moi, mon cher auditeur, je
vous réponds : Le moyen de ne le pas craindre ? Elle pi incompréhensible, cette
éternité malheureuse : il est vrai ; mais c'est par là qu'elle est plus
terrible. Si je la comprenais, je la craindrais moins, parce qu'elle serait
bornée, puisque je ne puis rien comprendre que de borné ; si je la comprenais,
elle aurait un terme dans sa durée aussi bien que dans mon esprit, et dès là
j'en devrais être moins effrayé, parce que je pourrais espérer de parvenir à ce
terme, et que dans l'état de damnation il me resterait encore une ressource.
Mais un mal si grand qu'il en est inconcevable, c'est ce qui jette dans toutes
les facultés de mon âme une terreur dont je ne puis revenir. En effet, dès que
c'est un mal que je ne conçois pas, il est donc au-dessus de tous les maux que
je conçois : et quand je les verrais tous réunis dans un même sujet pour le
tourmenter, les comprenant tous, je conclurais qu'ils sont donc tous, quoique
rassemblés, infiniment au-dessous de ce mal que je ne puis comprendre. D'où je
tirerais encore cette conclusion, qui en est la suite nécessaire, que quand il
faudrait souffrir tous les autres maux, je devrais, sans hésiter et même avec
joie, y consentir, pour me délivrer d'un mal que tous les maux ensemble ne peuvent
égaler. Or, a combien plus forte raison dois-je donc me soumettre à une légère
pénitence, dois-je donc me résoudre à quelques efforts et à quelques sacrifices
qu'on me demande, dois-je donc me captiver à quelques exercices très-soutenables et très-praticables,
pour rendre ma conduite plus régulière selon Dieu, et pour vivre en chrétien !
Voilà comment doit raisonner tout
homme sage, et qui conserve encore dans son cœur quelque semence de religion.
Voilà comment il raisonnera et ce qu'il conclura immanquablement, lorsqu'il
fera sur l'avenir une sérieuse réflexion , et qu'il
suivra de bonne foi les premiers sentiments qu'inspire la vue d'une éternité de
malheur. Mais on ne conclut rien et l'on ne se porte à rien, parce qu'on n'y
pense point, ou qu'on n'en a de temps en temps qu'une
réminiscence vague et superficielle. On pense assez, et l'on ne pense même que
trop, à tout ce qui pourra arriver dans le cours des années que l'on se promet
de passer sur la terre. On n'est que trop attentif aux revers, aux contre-temps, aux disgrâces, aux pertes qui peuvent
déranger les affaires et renverser la fortune. On n'examine que trop ce que
l'on deviendra dans la suite de l'âge, et l'on ne prend sur cela que trop de
précautions et trop de mesures. A force même de s'en occuper et de s'en remplir
l'esprit, on se forme mille chimères dont on se laisse vainement agiter ; et
l'on se charge de mille soins réels et pénibles, pour prévenir des maux
imaginaires qu'une timide prévoyance fait envisager. Cependant on vit dans le
plus profond oubli de son sort éternel: on y demeure tranquille et sans
inquiétude ; la vie coule, l'éternité s'approche ; et, comme ces victimes qui
allaient les yeux bandés à l'autel où elles devaient être immolées, on va se
jeter en aveugle dans le précipice. Eh ! mes
Frères, sommes-nous chrétiens ? sommes-nous hommes?
Sommes-nous chrétiens, et où est notre foi? Sommes-nous hommes, et où est notre
raison ? Quand donc penserez-vous à cette éternité, si vous n'y pensez pas
maintenant? sera-ce dans l'éternité même?Oui, vous y
penserez alors, vous y penserez durant toute l'éternité : mais sera-t-il temps
d'y penser? mais comment y penserez-vous ? mais quel tourment sera pour vous cette pensée, et de quels
regrets serez-vous déchirés, quels reproches vous ferez-vous à vous-mêmes, de
n'y avoir pas plus tôt pensé? C'est pour cela que nous vous en rappelons si
souvent le souvenir : et que ne puis-je, pour la réformation du monde et pour
son salut, faire à chaque heure du jour retentir dans toutes les contrées de
l'univers cette seule et courte parole : Eternité ! Ce serait assez pour y
opérer les plus grands miracles de conversion.
Non-seulement
on ne pense point à l'éternité malheureuse, mais je sais où en est venu, par un
excès d'aveuglement, et où en vient encore tous les jours le libertinage du
siècle jusqu'à se jouer d'une si utile pensée, jusqu'à regarder avec mépris un
homme qui en paraît touché et qui en veut profiter, jusqu'à dire de lui, par la
plus scandaleuse dérision : il craint l'enfer, car tel est le langage d'une
infinité de mondains. Ah! mes chers auditeurs, vous
raillerez tant qu'il vous plaira : je ne l'en craindrai pas moins, cet enfer.
Je le crains, et que ne suis-je assez heureux pour vous faire part de ma
crainte ! Je le crains souverainement, je le craindrai constamment, et plaise
au ciel que je le craigne efficacement. Je le crains souverainement, parce que
ma crainte doit être proportionnée à son sujet; et puisque cet enfer que je
crains est le souverain malheur, je ne le craindrais pas autant que je dois, si
ce n'était pas une crainte souveraine. Je le craindrai constamment; et, pour ne
perdre jamais cette crainte, je la renouvellerai
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sans cesse par la méditation et par
une vue fréquente des jugements de Dieu. Tant que je vivrai en ce monde,
quelques vertus que j'aie pratiquées, je ne saurai jamais avec assurance si
devant Dieu je suis digne d'amour ou de haine, si je mérite ses récompenses
éternelles ou ses vengeances. Quand même j'aurais lieu d'être en repos, et sur
le passé, et sur le présent, au milieu de tant de pièges qui m'environnent, et
après des chutes si étonnantes dont on a été plus d'une fois témoin
, je ne pourrai jamais me répondre de l'avenir; et dans cette double
incertitude, ma plus sûre sauvegarde sera la vigilance et la crainte. Enfin
l'une des plus grandes grâces que je puisse obtenir du ciel, c'est que ma
crainte soit efficace ; car il y a une crainte de l'enfer stérile et
infructueuse, comme il y a un désir inutile du salut. On craint et on désire ou
on croit désirer et craindre : mais on veut en même temps que ce désir ni cette
crainte ne coûtent rien. Crainte réprouvée ! En craignant je dois agir, je dois
me corriger, je dois m'avancer, je dois me perfectionner, je ne dois rien
omettre de tout ce qui peut me garantir du malheur où je crains de tomber.
Tels sont mes sentiments, et
puissent-ils ne s'effacer jamais de mon esprit ! Si l'impie les traite de
faiblesse et de timidité superstitieuse, je préférerai ma faiblesse à toute sa
prétendue force. Il rira de ma simplicité, et moi j'aurai pitié de sa folie,
lorsqu'il ne craint point ce qu'ont craint tant d'hommes mille fois plus sages
et mieux instruits que lui ; de son insensibilité, lorsqu'il prend si peu de
part a une affaire qui le touche de si près, et qu'il s'intéresse si peu au
plus grand de tous ses intérêts; de sa témérité et de son audace, lorsqu'il
s'expose si légèrement et de sang-froid à une éternelle réprobation, et qu'il n'a
point de peine à en courir tout le risque. S'il s'endurcit aux avis charitables
que je voudrais sur cela lui donner, et si, malgré les plus fortes
remontrances, il demeure dans son
obstination, à l'exemple de ces anges
qui se retirèrent de Babylone, je l'abandonnerai à son sens réprouvé, et je
penserai à moi-même. Je lèverai les mains vers Dieu, et je lui ferai la même
prière que le Prophète : Ne perdas cum impiis Deus animam meam (1) ! Ne perdez pas, Seigneur, ne perdez pas
mon âme avec les impies. Sauvez-la par votre miséricorde. Aidez-moi à la sauver
moi-même par mes œuvres. C'est une âme immortelle, c'est mon unique : ah !
mon Dieu, dès qu'elle serait une fois perdue, elle le
serait pour jamais. Préservons-nous, mes chers auditeurs, d'une telle perte. Chacun
y est pour soi; et de toutes les affaires il n'en est point qui nous soit plus
propre ni plus particulière que celle-là. Le succès en dépend de Dieu et de
nous. Dieu de sa part ne nous manquera pas; ne manquons pas à sa grâce, et
disposons-nous par la parfaite
observation de ses commandements à recevoir sa gloire dans l'éternité
bienheureuse, que je vous souhaite, etc.