SERMON POUR LE SIXIÈME DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
SUR LA TEMPÉRANCE CHRÉTIENNE.
ANALYSE.
Sujet. Alors Jésus prit les sept pains qui lui avaient
été présentés; et rendant des actions de grâces, il les rompit et les donna à
ses disciples pour les distribuer, et ils les distribuèrent au peuple.
Le
Sauveur du monde, en nourrissant le peuple, nous enseigne la tempérance que
nous devons garder dans les repas.
Division. Dans le mystère de. la
multiplication des pains et dans le soin que prend Jésus-Christ de nourrir ces
saintes troupes qui l’avaient suivi, il nous apprend à retrancher de la
réfection du corps ce qu'il y a de défectueux et de déréglé : première partie.
Et ce même Sauveur nous l'ait encore connaître de quelle sainteté cette
réfection du corps est susceptible, et nous apprend à la perfectionner:
deuxième partie.
Première
partie. Jésus-Christ nous apprend à
retrancher de la réfection du corps ce qu'il y a de défectueux et de déréglé,
savoir : rattachement, l'excès, la délicatesse.
1°
L'attachement, c'est-à-dire une attention trop grande à ce qui regarde le
soulagement et l'entretien du corps. Pour corriger .
Jésus-Christ mène le peuple qu'il traîne à sa suite, dans un lieu solitaire,
inculte, dénué de tout; et c'est là en effet que ce peuple, bien différent des
anciens Juifs, et uniquement attentif à écouter la parole de Dieu, se laisse
conduire sans murmurer. Mais combien y a-t-il maintenant dans le christianisme
de ces hommes dont saint Paul a dit qu'ils font de leur corps leur divinité, ne
pensant à rien autre chose et ne s'occupant de rien autre chose? Comparons
cette insatiable avidité avec la sobriété de ces religieux dont parle Cassien, et combattons cet attachement immodéré, comme
saint Augustin nous témoigne lui-même qu'il était sans cesse obligé de le
combattre.
222
2°
L'excès. La nature se contente du nécessaire; mais la convoitise cherche le
superflu. Jésus-Christ ne pensa à la subsistance de ces quatre mille hommes,
dont il se trouvait chargé, que lorsqu'ils furent dans une nécessité extrême :
mais aujourd'hui, comme dans tous les autres temps, on va bien au delà de cette
nécessité. De sorte que la parole du Saint-Esprit ne se vérifie que trop en
nous, lorsqu'il nous dit que l'homme s'est rendu semblable aux bêtes. Encore
les bêtes ont-elles cet avantage, qu'élira s'en tiennent à ce qui leur suffit.
Quel opprobre pour nous, et en particulier pour les personnes du sexe,
lesquelles se portent maintenant à des intempérances qui leur étaient autrefois
inconnues !
3°
La délicatesse, Jésus-Christ ne nourrit le peuple que de pain. Dieu, remarque
l'abbé Rupert, avait fourni aux Israélites dans le désert les mets les plus
exquis : Et pluit super eos
volatilia pennata. Mais
ce n'était point par un effet de sa libéralité; c'était plutôt par un châtiment
de sa justice et pour punir leurs murmures. Car il n'est rien de plus dangereux
ni de plus pernicieux que cette délicatesse; elle donne des forces à la chair pour
se révolter et pour secouer le joug. Aussi les saints en ont-ils eu tant
d'horreur : et c'est de là que les conditions les plus relevées et les plus
aisées sont communément les plus corrompues.
Deuxième
partie. Jésus-Christ nous fait encore
connaître île quelle sainteté la réfection du corps est susceptible, et nous
apprend à la perfectionner ; par où ? par la
bénédiction des viandes et l'action de grâces, par sa présence adorable, et par
les œuvres de charité.
1°
Par la bénédiction des viandes et l'action de grâces. Il bénit les pains et
rendit grâces à son Père. Il est bien juste que nous nous acquittions de l'un
et de l'autre devoir, puisque c'est de Dieu que nous recevons notre nourriture.
C'est par là que se faisaient distinguer les premiers fidèles, et saint Ambroise
observe que ces deux voyageurs à qui le Sauveur des hommes se joignit sur le
chemin d'Emmaüs le reconnurent dans la fraction du pain, et à la bénédiction
qu'il lui donna avant que de le manger. N'est-il pas étrange que nous
jouissions des bienfaits de Dieu, sans penser à Dieu et sans le remercier?
2°
Par sa présence adorable. Ce fut en la présence de Jésus-Christ que le peuple
prit la nourriture qui lui avait été distribuée. Dieu est présent partout pour
tout voir; mais on peut dire qu'il redouble en quelque sorte son attention dans
les lieux et dans les rencontres où nous pouvons plus aisément nous échapper,
comme dans les repas. C'est donc là que nous devons le perdre moins de vue. Les
païens eux-mêmes faisaient exposer leurs idoles devant leurs tables, afin que
l'idée de ces faux dieux les tint dans une juste
modération. Mais parce que nous oublions notre Dieu, tout présent qu'il est,
qu'arrive-t-il souvent? Jugeons-en par l'exemple de Balthasar. Si Dieu n'éclate
pas ouvertement contre nous, comme il éclata contre ce prince, ses jugements
secrets n'en sont pas moins redoutables ni moins funestes.
3°
Par les œuvres de charité. Jésus-Christ fit recueillir les restes pour ceux qui
pouvaient survenir. Ainsi les riches doivent-ils entretenir les pauvres du
superflu de leurs tables. Saint Louis en nourrissait tous les jours, dans son
palais, un certain nombre. On laisse périr dans les maisons tant de choses dont
les pauvres pourraient se nourrir. On les laisse périr eux-mêmes, et par là on
s'expose au triste sort de ce mauvais riche de l'Evangile qui fut enseveli dans
l'enfer. Puissions-nous, pour fruit de ce discours, nous affranchir de
l'esclavage de nos corps.
Et
accipiens septem panes, gratins agens
fregit, et dabat discipulis suis ut apponerent, et
apposuerunt turbœ.
Alors
Jésus prit les sept pains qui lui avaient été présentés, et rendant des actions
de grâces, il les rompit et les donna à ses disciples pour les distribuer, et
ils les distribuèrent au peuple. (Saint Marc, chap. VIII, 6.)
Si nous étions, comme les anges,
de purs esprits, toutes nos vertus devraient se ressentir de la condition et de
l'excellence de cet état : mais parce que nos âmes sont attachées à des corps,
et que ces corps font une partie de nous-mêmes, Dieu veut que nos vertus aient
un caractère particulier pour sanctifier nos corps, aussi bien que nos âmes ;
et que nos corps, de même que nos âmes, reçoivent de nos vertus le fonds de
sainteté et de perfection qui leur est propre. En effet, il n'y a point de
vertu dans l'homme, soit morale, soit chrétienne, qui ne puisse contribuera
l'un et à l'autre; mais entre les vertus, il y en a toutefois une qui sert
spécialement à tous les deux par une différence essentielle ; c'est-à-dire une
vertu qui ne réside dans l'âme que pour sanctifier le corps, et dont la
fonction principale est de gouverner le corps, est de régler les appétits du
corps, est de pourvoir à l'entretien du corps, est d'assujettir le corps à
l'esprit, pour assujettir ensuite plus aisément l'esprit à Dieu. Or cette
vertu, c'est la tempérance. Les philosophes l'ont mise au nombre des vertus
morales, mais les Pères de l'Eglise et les théologiens nous l'ont proposée
comme une vertu surnaturelle dans le christianisme, et l'Evangile nous en fait
un devoir absolument indispensable, et un moyen de salut. Il est donc
important, mes chers auditeurs, de vous la faire connaître ; et je n'en puis
trouver, ce me semble, une occasion plus favorable que celle-ci. Le Sauveur du
monde, suivi d'une nombreuse multitude jusques au milieu d'un désert sec et
aride, après avoir nourri leurs cœurs d'une pâture toute céleste, pense au
soulagement de leurs corps pressés de la faim ; et vous savez par quel miracle
il multiplia les pains et fournit à la subsistance d'un si grand peuple. C'est
de ce miracle même que je veux tirer aujourd'hui d'excellentes leçons, pour
vous apprendre à vous comporter chrétiennement et saintement dans l'une des
actions de la vie les plus ordinaires, qui est le repas et la nourriture du
corps. Ce sujet, me direz-vous, ne convient guère à la dignité de la chaire ;
et moi je vous réponds: Ne convenait-il pas à saint Paul? Cet apôtre le
croyait-il au-dessous de son ministère, et n'en a-t-il pas plus d'une fois
entretenu les fidèles, lorsqu'il leur écrivait : Soit que vous mangiez, soit
que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu : Sive
manducatis, sive bibitis, omnia
223
in gloriam
Dei facite (1) ? C'est une matière, il est vrai,
que les prédicateurs traitent rarement, et peut-être n'en avez-vous jamais
entendu parler ; mais c'est pour cela même que je ne la dois pas omettre, afin
que vous ne manquiez pas d'instruction sur un point où tous les jours on se
laisse aller à tant de désordres. J'aurai néanmoins, dans toute la suite de ce
discours, des écueils à éviter et des précautions à prendre. Implorons le
secours du ciel, et demandons les lumières du Saint-Esprit par l'intercession
de Marie : Ave, Maria.
Deux choses, selon saint Thomas
et selon tous les maîtres de la morale, sont nécessaires pour l'accomplissement
d'une action vertueuse. Premièrement, d'en corriger les abus ; et secondement,
de la revêtir de toute la perfection dont elle est capable. Je puis dire,
Chrétiens, et l'expérience ne nous en convainc que trop sensiblement, qu'il n'y
a point d'action sujette à de plus grands désordres, que ces repas où la nature
cherche à réparer ses forces affaiblies, mais où la passion, au lieu de se
contenir dans les bornes du besoin, s'abandonne aux plus honteuses et aux plus
scandaleuses débauches. Comme cette action, toute naturelle par elle-même , procède immédiatement de l'appétit que nous nommons
concupiscible, on ne doit point être surpris qu'elle en contracte les qualités.
Or cette convoitise est la source de tous les vices ; et n'ayant rien en soi
que de matériel, il faut que la grâce fasse des efforts extraordinaires pour la
purifier et la rendre digne de Dieu. Voici donc en deux mots tout mon dessein,
renfermé dans l'évangile de ce jour. Je veux vous montrer comment le Fils de
Dieu, dans le mystère de la multiplication des pains, et dans le soin qu'il
prend de ces saintes troupes qui l'avaient si longtemps accompagné sans soutien
et sans nourriture, nous enseigne à retrancher de la réfection du corps ce
qu'il y a de défectueux et de déréglé : ce sera la première partie. Et nous
verrons encore de quelle sainteté il nous fait connaître que cette réfection du
corps est susceptible, et comment il nous apprend à la perfectionner : ce sera
la seconde partie. Ce Sauveur des hommes répand sur tout un peuple les effets
de sa charité ; et dans cette charité qu'il exerce, je trouve tout ensemble et
une réforme générale de tous les dérèglements de l'appétit sensuel, et le plus
parlait modèle d'un usage sobre et chrétien des dons de la Providence, qui
servent d'aliments
à nos corps. Ne négligeons pas, je
vous prie, ces leçons : pour peu que vous y donniez d'attention, elles vous
paraîtront, comme à moi, bien solides et bien nécessaires. Commençons.
PREMIÈRE PARTIE.
Saint Grégoire, pape, parlant des
devoirs de la tempérance chrétienne, remarque surtout trois désordres qu'elle
doit retrancher, en ce qui regarde la subsistance et la nourriture du corps.
Premièrement, dit-il, elle nous en doit ôter l'affection, c'est-à-dire un certain
attachement servile qui rend l'homme en quelque manière esclave de son corps ;
secondement, elle en doit modérer l'excès, qui souvent nous en fait user hors
du besoin et de la nécessité ; troisièmement, elle en doit bannir la
délicatesse, si contraire à l'obligation que le christianisme nous impose, de
crucifier notre chair avec ses passions et ses désirs corrompus : Qui Christi sunt, carnem
suam crucifixerunt cum vitiis et concupiscentiis (1).
Or, c'est d'abord ce que je trouve marqué de point en point dans notre
évangile, et de quoi Jésus-Christ, dans le grand miracle qu'il opère, nous
donne un exemple éclatant. Observez-y, s'il vous plaît, trois circonstances. Il
nourrit une multitude innombrable de peuple qu'il traîne à sa suite, mais avant
toutes choses il les dégage d'une attention trop grande au soulagement de leur
corps et à son entretien, en les attirant dans un lieu solitaire, inculte,
dénué de tout; et voilà le premier désordre corrigé. De plus, il ne donne à ce
peuple la nourriture corporelle que dans l'extrémité, et lorsqu'il est à
craindre qu'ils ne tombent dans une entière défaillance; et voilà le second
désordre retranché. Enfin , quoiqu'il fasse un miracle
de sa providence en faveur de ce peuple, il ne leur fournit après tout qu'un
aliment commun et peu propre à flatter le goût, quelques petits poissons et du
pain, et c'est ainsi qu'il remédie au troisième désordre. Ecoutez-moi,
Chrétiens, et développons chaque article pour nous l'appliquer à nous-mêmes et
pour en profiter.
Est-il rien de plus touchant que
de voir des milliers d'hommes courir après notre divin Maître, et marcher dans
une affreuse solitude, sans secours, sans provisions, déterminés à souffrir la
faim, la soif, toutes les misères, pour contenter une sainte ardeur de
l'entendre, et pour se repaître de sa doctrine ? Ce miracle, à le bien
considérer, n'est-il pas en quelque sorte plus étonnant et plus glorieux à
Jésus-
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Christ que celui même des pains multipliés? Quelle
différence entre ce peuple qui suit avec tant de résolution et tant de
constance le Fils de Dieu, et ces anciens Juifs qui suivirent autrefois Moïse
dans les déserts de la Palestine ! A peine ceux-ci eurent-ils ouvert les yeux
pour reconnaître la roule où les avait engagés leur
législateur et leur conducteur, qu'ils éclatèrent contre lui en plaintes et en
reproches. Une défiance criminelle s'empara de leurs cœurs ; les viandes de
l'Egypte leur revinrent sans cesse dans l'esprit, et Moïse en vain pour les
rassurer fit tant de prodiges; en vain lui virent-ils fendre les flots de la
mer et en adoucir l'amertume ; en vain, par le seul attouchement de sa
baguette, tira-t-il du sein des rochers des fontaines d'eau vive ; en vain
chaque jour leur parlait-il de la part du Dieu vivant, leur annonçait-il sa
loi, leur faisait-il entendre ses sacrés oracles, ces hommes charnels ne
pouvaient être contents qu'ils ne fussent rassasiés : Si non fuerint saturati, et murmurabunt (1) ; et, toujours occupés de leur corps, plût
au ciel, s'écriaient-ils, que nous fussions restés jusqu'à la mort dans le lieu
de notre exil, où nous avions du pain en abondance ! Utinam mortui essemus in terra Aegypti,
quando comedebamus panem in saturitate (2) ! Telle était l'avidité de cette
nation toute sensuelle. Mais voici un spectacle et des sentiments bien opposés
dans un peuple fidèle, qui se rend docile aux divines instructions de son
Sauveur; qui, pour l'écouter, soutient toutes les fatigues d'une longue marche,
et ne se laisse rebuter ni de la difficulté des chemins, ni de la stérilité
d'une terre déserte. D'où vient cela? Ah! mes Frères,
répond saint Chrysostome, n'en soyons point surpris : c'est que Jésus-Christ,
ce nouveau législateur, a bien une autre vertu que Moïse. L'un n'avait qu'une
conduite extérieure sur les Israélites, mais l'autre agit intérieurement dans
les âmes ; et, par l'efficace de sa grâce, il a le pouvoir d'en arracher toutes
les passions terrestres et animales, et d'y en substituer d'autres toutes
spirituelles et toutes pures. Comprenez donc cette première leçon qu'il nous
fait, de réprimer et de dompter les insatiables appétits de notre chair, pour
être en état de suivre Dieu et de goûter sa sainte parole. C'est par là que
nous devons commencer, et voilà l'ennemi qui doit être défait avant tous les
autres, parce que les autres reçoivent de celui-là toute leur force.
Ennemi qui, dès la naissance de
l'Eglise, a
infecté de son poison le monde même
chrétien , et qui maintenant le répand aussi loin que jamais. C'est ce que
déplorait saint Paul écrivant aux Philippiens. Oui,
mes Frères, leur disait ce maître des Gentils, il y en a plusieurs parmi vous
dont je vous ai déjà parlé, et dont je vous parle encore avec douleur, qui
vivent en vrais apostats de la croix de Jésus-Christ. Hommes livrés à leurs
sens, plongés dans leurs sens, idolâtres de leurs sens, et qui ne doivent point
attendre d'autre fin qu'une damnation éternelle : pourquoi? parce
qu'ils se font une divinité de leurs corps : Quorum Deus venter est (1),
et que toute leur attention est à satisfaire cette chair mortelle et
corruptible. Or, ce que cet apôtre remontrait en des termes si forts aux
premiers chrétiens, n'ai-je pas droit de vous le dire à vous-mêmes, et ne
puis-je pas vous adresser les mêmes paroles? car ne savons-nous pas qu'il n'y
en a que trop de ce caractère dans le siècle où nous sommes, qui ne semblent
vivre que pour nourrir et engraisser leur corps ; qui n'ont d'autre pensée,
d'autre vue, d'autre occupation que celle-là; qui, pour une partie de plaisir
et de bonne chère, abandonnent aux plus saints jours tous les exercices de
piété ; et, bien loin de se priver du nécessaire, comme ces troupes de notre
évangile, pour venir entendre Jésus-Christ dans la personne de ses ministres,
laissent les prédications les plus importantes et les plus salutaires
enseignements, pour ne manquer pas une occasion de satisfaire leur cupidité ?
Je veux croire, mes chers auditeurs, que vous n'êtes pas de ce nombre ; mais je
dois toujours condamner ici ce scandale, pour vous en préserver : je dois vous
faire souvenir que c'est par cette porte que le péché est entré dans le monde ;
que de toutes les armes qu'avait en main l'ennemi de notre salut, il n'en
trouva point de plus assurées, comme dit saint Basile, et de plus puissantes
que cette tentation pour terrasser le premier homme; qu'il osa même attaquer
par là le Saint des saints et un Homme-Dieu. Or, nous
ne sommes pas plus à l'épreuve des traits de cet esprit tentateur que ne
l'étaient nos premiers parents, et nous sommes bien éloignés de la sainteté de
Jésus-Christ. C'est donc à nous de juger si ce démon, tout impur et tout vil
qu'il est, n'est pas à craindre pour nous, et s'il n'est pas juste que nous
nous tenions toujours en défense contre lui.
Je suis surpris, Chrétiens, quand
je considère les règles de morale et de discipline qu'observaient
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sur cela ces saints religieux dont Cassien nous rapporte la vie pénitente. C'étaient des
hommes parfaits, des hommes séparés du monde, des hommes étroitement unis à
Dieu, et dans un commerce perpétuel avec Dieu ; mis en même temps toujours
adonnés aux plus rigoureux exercices de la mortification, toujours dans les
abstinences et dans les jeûnes : pourquoi? pour
éteindre toujours de plus ni plus cette concupiscence de la chair que nous
portons dans nous-mêmes, et dont il est si difficile de se garantir : car c'est
pour cela, nies Frères, disait Cassien, que nous
avons embrassé une vie si austère. Il faut nous rendre maîtres de nous-mêmes,
et réduire nos corps à un tel point, que la nourriture et les aliments ne leur
soient plus un plaisir, mais une peine : Eo
usque emendanda caro jejuniis, ut et refectionem sibi non tam jucunditati
concessam, quam oneri sibi impositam
cognoscat. Sans cela, ajoutait-il, nous ne sommes
pas propres pour la milice chrétienne, et sans cela nous
l'avons pas la première disposition pour être à Dieu. Or, si ces grands
hommes parlaient de la sorte, et s'ils le pensaient ainsi qu'ils le disaient ;
si, tout éloignés qu'ils étaient des enchantements et des délices du siècle,
ils ne bissaient pas de combattre sans cesse l'intempérance comme un des plus
dangereux ennemis qu'ils eussent à vaincre, que devez-vous faire, vous qui
n'avez ni les mêmes avantages de la retraite et de la profession religieuse, ni
la même sainteté?
Je ne suis pas dans un moindre
étonnement, quand j'apprends de saint Augustin lui-même, de ce grand génie, de
cet esprit si sublime et m élevé, de ce docteur de l'Eglise rempli des plus
hautes connaissances ; quand, dis-je, j'apprends de sa propre confession le
soin qu'il apportait à s'étudier sur ce point, à s'examiner, ou plutôt à se
juger dans la dernière rigueur, et à se condamner. Savez-vous, disait-il, ce
qui lait maintenant ma peine, dans l'état même de ma pénitence, et depuis
l'heureux moment où je me suis converti à mon Dieu? Ce n'est plus la curiosité
et la présomption de mon esprit, je l'ai soumis à la foi ; ce n'est plus
l'ambition et le désir des honneurs mondains, j'y ai renoncé, ce n'est plus la
faiblesse de mon cœur ni mes engagements criminels, je suis libre enfin, et, le
secours de la grâce, j'ai rompu mes tiens : toute la difficulté qui me reste
est à l'égard de l'entretien du corps, et ce qui me coûte le plus est une
sobriété raisonnable. D'une part, Dieu m'ordonne de soutenir mon corps, et de
l'autre il me défend de m'y attacher : il me commande d'en avoir soin, afin
qu'il serve aux opérations de mon âme ; et il me défend de m'y attacher, afin
qu'il ne les trouble pas. De là je me vois engagé dans une guerre continuelle,
et contre qui? contre la concupiscence qui règne encore dans moi malgré moi, et
qui me doit être d'autant plus suspecte qu'elle me paraît moins criminelle,
parce qu'elle se couvre du prétexte de la nécessité : His
ergo tentationibus liber, certo
adhuc adversus concupiscentiam manducandi et bibendi. Et où est l'homme, Seigneur, poursuivait ce
saint pénitent, où est celui que cette concupiscence n'emporte quelquefois? Et
quis est? S'il y a quelqu'un qui l'ait
entièrement détruite, il est vraiment grand, et c'est à lui qu'il appartient de
louer et d'exalter votre nom : Quisquis est
ille, magnus est, magnificet nomen tuum. Mais moi, mon Dieu, je n'en suis pas encore là,
parce que j'ai encore dans moi les restes du péché : Ego autem
non sum, quia homo peccator
sum. Or, si saint Augustin, je dis saint Augustin
revenu de ses égarements et sanctifié par une grâce particulière du ciel, se
sentait néanmoins dans une telle disposition, quelle doit être la vôtre,
Chrétiens, dans la dissipation et le libertinage d'une vie mondaine? Enfin, ce
que j'admire par-dessus tout, c'est d'entendre le Fils de Dieu qui nous
recommande si expressément de prendre bien garde et de veiller exactement sur
nous-mêmes, de peur que nos cœurs ne viennent à s'appesantir par un amour
désordonné de nos corps, et par une attache immodérée à les nourrir; c'est,
dis-je, de lire dans l'Evangile cet avertissement si formel et si salutaire, et
de voir toutefois combien peu il est pratiqué : Attendite
vobis, ne forte graventur
corda vestra (1).
De là, mes chers auditeurs, de
cet attachement suit un autre désordre que j'ai marqué; c'est l'excès :
désordre non moins ordinaire, mais encore plus pernicieux ; désordre contre
lequel je ne puis m'expliquer avec trop de force, et qui demande toute l'ardeur
de mon zèle. La nature se contente du nécessaire, et s'en tient précisément à
ce qui lui suffit; mais la convoitise de l'homme ne sait point ainsi se
renfermer dans le besoin ; et vouloir l'arrêter là, c'est lui opposer une
barrière qu'elle franchit bientôt, et lui imposer une loi dont elle tâche par
toute sorte de moyens à s'affranchir. Quand est-ce que le Fils de Dieu pourvoit
à la subsistance de ces quatre mille hommes dont
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il se trouvait chargé, et que sa
providence dans une pareille conjoncture ne pouvait abandonner V Apprenez-le de
lui-même. J'ai compassion, dit-il, de ce peuple : pourquoi ? parce
qu'il y a déjà trois jours qu'il souffre pour demeurer avec moi, et qu'ils sont
dépourvus de toutes choses : Quia jam triduo sustinent me, nec habent quod manducent (1). Si je les renvoie sans leur faire
prendre quelque nourriture, ils tomberont dans une défaillance entière : Et
si dimisero eos jejunos, deficient in via (2).
Voyez-vous, Chrétiens, la nécessité? Mais le Sauveur du monde ne pouvait-il pas
prévenir ce besoin, et, dès qu'ils entrèrent avec lui dans le désert, leur
fournir des vivres en abondance ? Il le pouvait sans doute, lui qui fait d'une
parole tout ce qu'il lui plaît; mais s'il n'en use pas de la sorte, c'est,
selon la belle réflexion de saint Basile, pour vous donner à connaître que la
seule nécessité doit être notre règle , dès qu'il s'agit de la nourriture et
des aliments du corps, que ce n'est point un aveugle appétit, puisqu'on ne le
peut presque jamais satisfaire dès qu'on l'écoute ; que ce n'est point la
coutume, puisque souvent elle est vicieuse ; que ce n'est point la
complaisance, puisque ce serait une complaisance vaine, et qu'elle devient même
quelquefois un sujet de raillerie pour le monde ; enfin, que ce n'est pas
toujours la raison, si elle n'est bien épurée, puisqu'en mille rencontres, sous
une fausse apparence de nécessité, elle autorise la volupté : Sub obtentu necessitatis patrocinium agit voluptatis. Non pas, après tout, continue le même saint
docteur, que la raison, qui est notre première loi, ne pût d'elle-même nous diriger
là-dessus et nous conduire ; mais parce que le péché l'a affaiblie, elle se
laisse aisément tromper par l'habitude du vice ; et alors, toute raison qu'elle
est, elle ne peut plus être pour nous un guide fidèle et sûr, puisqu'elle ne
suit plus ses propres lumières; c'est-à-dire qu'alors, bien loin d'agir en
chrétiens, nous n'agissons pas même en hommes.
Je dis en hommes ; et ne
pourrais-je pas employer ici la figure du Saint-Esprit, et faire la même
comparaison : Homo cum in honore esset, non intellexit : comparatus est jumentis insipientibus , et similis factus est illis (3). L'homme, cet homme l'image de Dieu, cet
homme marqué du sceau de Dieu, cet homme au-dessus de la bête par le don
d'intelligence et par le rayon de la lumière de Dieu qui lui a été communiqué,
oubliant le caractère de sa
grandeur, s'est honteusement
dégradé lui-même; il s'est réduit au rang des brutes insensées, et comment? par un honteux asservissement à sa chair; de sorte qu'il ne
lui refuse rien, autant qu'il lui est possible, de lotit ce qui la peut
remplir. Car c'est ainsi que nous devons entendre cette parole de l'Ecclésiaste,
qui a semblé si difficile à quelques interprètes, et dont nos libertins ont
prétendu se prévaloir. Concevez-en bien le sens. Salomon, au troisième chapitre
de l'Ecclésiaste , dit qu'il a formé une pensée dans son cœur, qu'il sa imaginé
une chose dont il a été comme persuadé, savoir, que l'homme était semblable aux
bêtes, et de même condition que les bêtes, qu'il respirait comme les bêtes,
qu'il vivait et qu'il mourait comme les bêtes ; en un mot, qu'il n'y avait
entre lui et les bêtes nulle différence : Dixi
in corde meo : Nihil habet homo
jumento amplius (1). De
là les athées, déterminés à faire valoir tout ce qui favorise leur impiété, ont
conclu que l'âme n'est pas plus immortelle que le corps ; et ils n'ont pas vu,
ou plutôt ils n'ont pas voulu voir ce qui précède immédiatement dans le texte
sacré, et qui condamne formellement leur erreur : car c'est là même que Salomon
déclare qu'il a été encore convaincu de cette autre vérité, qu'un jour
viendrait où Dieu jugerait le juste et l'impie, et que ce serait dans ce
jugement dernier que chaque chose aurait son temps : Et dixi
in corde meo : Justum
et impium judicabit Deus,
et tempus omnis rei tunc erit
(2). Or il est évident que ces paroles ne peuvent s'expliqua de la vie
présente, puisque, dans la vie présente, les justes sont communément plu
traités que les impies, et les impies plus favorisés que les justes. D'où il
s'ensuit qu'il y a donc une autre vie que celle-ci, où les justes et les impies
recevront de Dieu chacun ce qui leur sera dû, et par conséquent que les âmes
survivront au corps, pour lui être réunies à la fin des siècles. C'est
l'invincible raisonnement de Guillaume de Paris. Mais cela étant, pourquoi donc
Salomon a-t-il dit que les bêtes sont égales aux hommes, et que les hommes
n'ont aucun avantage sur les bêtes ? Et nihil habet
homo jumento amplius , et œqua utriusque
conditio. Le voici ,
selon l'interprétation de saint Jérôme et de plusieurs après lui : C’est-à-dire,
répond ce saint docteur, qu'a l'égard des actions sensuelles et animales, comme
aj celle de manger et de se repaître d'aliments
matériels, l'homme ressemble à la bête, et la
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bête ressemble à l'homme : avec cette différence néanmoins,
que l'homme pourrait relever ses actions basses d'elles-mêmes, et, tout
animales qu'elles sont, les faire d'une manière en quelque sorte spirituelle,
par les vues qu'il s’y proposerait, et par la règle qu'il y mettrait. Mais
quand il n'y garde nul ménagement, et qu'il ne veut pas se restreindre à la
juste mesure d'une discrétion prudente et sage, dès là il n'a plus rien
au-dessus de la bête : Et nihil habet homo jumento amplius. Je dis plus,
Chrétiens, et je prétends que les bêtes alors commencent à avoir l'avantage sur
l'homme. Car enfin les bêtes ne tombent point dans ces infâmes où l'homme se
laisse entraîner. Si elles n'ont pas la tempérance par raison et par vertu, du
moins l'ont-elles par un instinct de la nature : au lieu que l'homme n'étant
pas conduit par cet instinct, et ne se gouvernant pis d'ailleurs selon la
droite raison, ni selon la foi, il ne l'a ni de l'une ni de l'autre manière.
Quand une fois il s'est abandonné au libertinage de ses sens, à quoi ne se
porte-t-il point? dans quelles débauches ne se
plonge-t-il point? En quel état ne se réduit-il point ? jusqu'à
ruiner son corps, ce qui est monstrueux, et, ce que nous ne voyons point dans
les bêtes, jusqu'à se consumer et à se détruire lui-même.
Quel opprobre pour nous, mes
chers auditeurs, et pour nous tous; mais en particulier (car je ne puis ici
passer sous silence un des plus grands scandales de notre siècle ; je dis de
notre siècle, où nous l'avons vu naître, et où le voyons croître tous les
jours), quel opprobre en particulier pour les personnes du : Que le sexe soit
vain, qu'il soit jaloux d'un agrément périssable, qu'il mette sa gloire a
paraître et à briller, ou par la richesse des ornements dont il se pare,
ou par l'éclat de la beauté que la
nature lui a donné en partage, une mondanité qu'on lui a reprochée tous les
temps : mais que, par une corruption toute nouvelle, il en soit venu à des
Intempérances qui lui étaient autrefois inconnues; qu'il affecte sur cela une
prétendue force et qu'il s'en glorifie, c'est un abus que l'iniquité de ces
derniers âges a introduit parmi nous; et plaise au ciel qu'il n'achève pas de
bannir du christianisme toute vertu ! Encore ose-t-on quelquefois demander si
ce sont là toujours devant Dieu des excès criminels ! mais
je demande, moi, si l'on peut former là-dessus le moindre doute. Faut-il
recourir à la morale Chrétienne peur résoudre une telle question, et les païens
ne s'élèveraient-ils pas contre nous au jugement de Dieu, si nous ne
condamnions ces désordres, non-seulement comme des
crimes, mais comme des abominations?
Le remède, mes chers auditeurs,
je l'ai dit et je le répète, c'est de se resserrer dans ce nécessaire qui
suffit à la fragilité humaine; et parce que les excès se commettent plus
ordinairement en certaines assemblées, le moyen de se maintenir dans une vie
sobre et tempérante, c'est de les éviter, autant que le permettent la charité
du prochain et votre état; c'est de méditer souvent ces paroles que saint
Augustin confesse avoir été le principe de sa conversion : Non in comessationibus et ebrietatibus, sed induimini Dominum
Jesum Christum ;
L'Esprit deDieu n'est point dans ces fréquents repas,
ni dans ces fausses joies du monde, mais pour se revêtir de Jésus-Christ, il
faut se résoudre à vivre frugalement: Sobrie
vivamus in hoc sœculo (2);
c'est de faire divorce avec ces faux amis et ces compagnons de débauche, qui
sont les vrais ennemis de la piété, et autant de corrupteurs ; c'est de fuir
ces maisons publiques où l'intempérance semble être dans un plein règne; de
considérer que si l'Eglise en a défendu l'entrée à ses ministres sur les plus grièves peines, si les Pères généralement en ont donné
horreur aux chrétiens, c'est parce qu'ils ont cru que si l'excès n'y était pas
toujours, au moins l'occasion prochaine de l'excès en était moralement
inséparable : car voilà comme ils en ont jugé, et ce que nous en devons juger
nous-mêmes. Après cela, que nous restera-t-il? de
corriger le troisième désordre, qui est la délicatesse et la sensualité.
Tels sont
en effet, Chrétiens, les progrès de l'amour-propre. On ne s'accorde d'abord que
le nécessaire ; mais du nécessaire on passe ensuite au commode, du commode au
superflu, du superflu au délicat, et du délicat enfin au délicieux et au
sensuel. Or, vous n'ignorez pas combien tout cela est opposé à l'esprit et aux
maximes de Jésus-Christ. Et sans en chercher ailleurs les preuves, je m'arrête
à celle que me présente l'évangile de ce jour. Hé quoi ! Seigneur, dit l'abbé
Rupert en s'adressant à cet Homme-Dieu, les pains que
vous faites distribuer à ce peuple épuisé de forces et fatigué d'une si longue
marche, sont-ce là toutes les douceurs que vous pouviez lui donner? N'aviez-vous
rien autre chose dans les trésors de votre providence, et toute la libéralité
d'un Dieu devait-elle se borner là? Autrefois, dans le désert, vous nourrissiez
les Israélites des
228
mets les plus exquis, vous faisiez
tomber autour d'eux les oiseaux du ciel : Et pluit
super eos volatilia pennata (1). Vous étaient-ils plus chers que ces
troupes si zélées pour vous et pour votre divine loi? Ceux-là n'étaient que des
incrédules, et ceux-ci sont des fidèles; ceux-là se révoltaient contre vous, et
ceux-ci veulent vous reconnaître pour leur roi ; ceux-là irritaient votre
colère, et ceux-ci excitent votre compassion et votre miséricorde. D'où vient
donc, Seigneur, que vous les traitez si di fié rem ment des autres? Ah ! reprend ce saint abbé en se répondant à lui-même , nous nous
trompons, et nous l'entendons mal. Nous ne comprenons pas les desseins de Dieu
; mais c'est en cela même que Dieu a fait le discernement de ces deux peuples.
Quand il nourrissait si bien les Israélites, ce n'était point par un effet de
sa libéralité, mais au contraire par un châtiment de sa justice, il
condescendait à leurs désirs, mais c'était pour les punir ; et dans l'instant
même qu'ils goûtaient les viandes qu'ils avaient demandées, l'ire de Dieu et
ses vengeances éclataient sur eux : Adhuc escœ eorum erant
in ore ipsorum, et ira Dei ascendit super eos (2).
Comment cela? parce qu'il n'y a rien de plus
pernicieux à l'homme, ni de plus dangereux pou rie salut de son âme, que ce qui
sert aux délices de son corps. Ainsi nous l'apprend l'Esprit de Dieu, ainsi
l'ont estimé tous les saints, ainsi L'expérience et la raison nous l'enseignent
aussi bien que le christianisme.
Car où est-ce que se trouve la
sagesse, et en quel lieu du monde habite-t-elle? Sapientia
ubi invenitur, et quis est locus intelligentiœ (3)
? Ce n'est pas, dit le Saint-Esprit, parmi ceux qui vivent dans le plaisir et
les délices; on n'y voit que luxe et qu'impureté : Nec invenitur
in terra suaviter viventium
(4). Et comment pourrait-on réputer sage celui qui entretient délicatement un
esclave, et lui donne des forces pour se révolter et pour secouer le joug? Or,
cet esclave c'est le corps ; et si vous ne le traitez en esclave, si vous le
ménagez, si vous lui accordez tout ce qu'il veut, c'est un rebelle que vous
nourrissez. Il s'élèvera contre les ordres de Dieu, il prendra l'ascendant sur
l'esprit, il se rendra le maître, et vous perdra. Aussi les saints se sont-ils
toujours armés de la pénitence pour le réduire et le tenir dans la servitude.
Jean - Baptiste était le précurseur de Jésus-Christ; il avait été sanctifié
dans le sein de sa mère ; Dieu l'avait prévenu de ses grâces
les plus puissantes. De tous les
hommes, en fut-il un qui dût, ce semble, moins craindre les révoltes de la
chair? et cependant quelle vie menait-il dans son
désert ? Fut-il jamais une abstinence plus rigoureuse, et le Fils de Dieu n'a-t-il
pas dit de lui : Venit Joanes,
neque manducans, neque bibens (1) ? Sans cela,
prétendre que le corps soit souple à la raison, se promettre d'être exempt des
tentations impures, tandis qu'on allume sans cesse le feu de l'impureté, c'est
un secret que nous n'avons point encore appris dans la religion, et qui certes
n'est pas plus connu dans le monde.
Et pourquoi pensez-vous qu'il y
ait tant de corruption parmi les grands du monde et dans les cours des princes?
N'en cherchons point d'autre source que celle même que nous a marquée
Jésus-Christ : Ecce qui mollibus ventiuntur, in domibus regnum sunt (2) ; c'est qu'on
y vit mollement, c'est qu'on s'y nourrit délicieusement ,
c'est que le corps y a toutes ses commodités et toutes ses aises abondamment.
Je sais qu'il n'y a point d'état que le vice ne puisse corrompre : mais, après
tout, il faut convenir que ces conditions médiocres et laborieuses, où les
facultés ne permettent pas d'accorder si libéralement à la chair ce qu'elle
demande, sont plus à couvert de la contagion, et qu'elle y fait moins de
ravages ; au lieu que ce serait une espèce de miracle si dans ces palais des
rois et dans ces maisons des puissants et des opulents du siècle, où la
sensualité est sans cesse écoutée et flattée, la vertu ne succombait pas aux
atteintes des plus vicieuses passions, et si la parole de l'Ecriture ne s'y
accomplissait pas : Incrassatus, impinquatus, dilatatus (3) ;
ce peuple ne s'est rien refusé, rien épargné ; et, au milieu d'une affluence
somptueuse, il s'est mis dans un embonpoint qui lui fait plaisir, et qu'il a bien
soin de conserver. Mais que s'ensuit-il de là? c'est
qu'il ne connaît plus le Dieu qui l'a créé, et qu'il l'a renoncé pour se livrer
tout entier à lui-même, et ne s'occuper que de lui-même : Dereliquit
Deum factorem suum (4)
Ah ! Seigneur, n'est-ce pas ainsi que ceux à qui vous avez dispensé vos dons
avec moins de réserve les tournent contre vous, et ne vous en font point
d'autre hommage que de s'ensevelir, non-seulement
dans la vie la plus oisive, mais , par une conséquence
immanquable, dans la vie la plus lascive et la plus dissolue? Cependant,
Chrétiens, avançons, et, après avoir corrigé dans la
réfection du corps
229
désordres qui s'y peuvent glisser,
voyons de quelle perfection elle est capable, et comment nous la devons
sanctifier. C'est la seconde partie.
DEUXIÈME PARTIE.
Chaque chose a sa perfection qui lui est propre; et quoique le soin de
nourrir le corps soit une des actions de la vie les plus grossières et les plus
humiliantes pour l'homme, elle ne laisse pas de pouvoir devenir toute sainte,
toute divine, dès qu'elle est faite dans la vue de Dieu, et selon la forme que
nous en prescrit aujourd'hui le Sauveur du monde : Car voici, Chrétiens,
comment il élève cette action, tout humaine qu'elle est, à l'ordre surnaturel;
et c’est le modèle que j'ai à vous
proposer, et sur lequel vous devez vous régler. Il la sanctifie en trois
manières : premièrement, par la bénédiction des viandes et par l'action de
grâces qu'il rend à son Père : Et accipiens septem
panes benedixit, et cum gratias
agisset, distribuit (1)
; secondement par sa présence adorable, voulant que ces troupes, répandues dans la plaine pour prendre la
nourriture qu'il leur fait distribuer, l'aient pour témoin, pour juge, pour
modérateur : Et prœcepit turbœ
discumbere super terram (2)
; enfin, par l'ordre qu'il donne a ses apôtres de recueillir les restes des
pains, afin d'en faire part aux pauvres, et de les employer aux œuvres de la charité
: Colligite quae superaverunt fragmenta ; et sustulerunt
quod superaverat de fragmentis,
septem sportas (3). Tel
est, mes chers auditeurs , le divin exemplaire que
nous avons devant les yeux, et auquel nous devons nous conformer.
Considérons-le, s'il vous plaît, ensemble, et appliquez-vous à me suivre.
Les viandes, dit saint Paul, sont
sanctifiées par la parole de Dieu : Sanctificatur enim cibus per
verbum Dei (4) ; et cette parole, selon
l'explication des Pères, n'est rien autre chose que l'action de grâces et la
bénédiction. Ainsi, concluent-ils, voulez-vous agir en serviteurs di Dieu, en
justes, en vrais imitateurs de Jésus-Christ, dans ces repas où vous usez des
biens que la Providence vous a fournis? ce que vous
liez d'abord à faire, et ce qui doit en premier lieu vous occuper, c'est de
lever, à l'exemple même du Fils de Dieu , les yeux et les mains an ciel, pour
honorer le souverain créateur qui vous a formés, et qui daigne encore pourrir à
votre conservation. N'est-il pas étrange
que vous jouissiez de ces grâces
temporelles sans les reconnaître, et peut-il moins exiger de vous qu'une simple
vue de l'esprit et que ce retour de votre cœur ? Mais pourquoi bénir les
viandes? demande saint Chrysostome ; est-ce qu'elles sont impures
d'elles-mêmes? Non , mes Frères, répond ce saint
docteur; mais c'est que nous-mêmes, qui les prenons, nous sommes impurs. Ce que
je crains, Seigneur, disait dans le même sens saint Augustin, ce n'est pas
l'impureté des viandes, parce que je sais qu'elles viennent de vous ; mais je
crains ma propre impureté, et c'est pour cela que je commence toujours par la
prière : Non ego immunditiam obsonii
vereor, sed immunditiam cupiditatis timeo; car je reconnais par la prière que ce sont des
dons de votre main , que vous en êtes l'auteur, et que
je les tiens de vous. Or, les recevant de la sorte, je les reçois avec respect,
avec gratitude, avec amour, et par là même je purifie mon âme. Voilà comment
parlait à Dieu ce grand saint, et voilà ce que pratiquaient comme lui et avant
lui les premiers chrétiens, suivant le rapport de Philon le Juif. Ils ne se
faisaient pas seulement connaître en qualité de fidèles dans la célébration des
divins mystères, dans la participation du corps et du sang de Jésus-Christ,
dans l'attention à sa sainte parole, mais dans ces assemblées même et ces repas
où ils se réunissaient. Leur table était sanctifiée aussi bien que leur
sacrifice, et l'on y louait Dieu, on l'y glorifiait avec la même religion et la
même piété que dans le temple.
Sur quoi saint Ambroise fait
cette belle réflexion , que je vous prie de remarquer.
Ces deux voyageurs à qui le Sauveur des hommes se joignit sur le chemin d'Emmaüs,
le reconnurent dans la fraction du pain : Cognoverunt
eum in fractione panis (1) ; comment cela? parce
que cet Homme-Dieu, selon sa coutume, et par une
cérémonie qui lui était particulière, bénit le pain avant que de le manger. Or,
c'est à ce signe, reprend saint
Ambroise, qu'il a aussi toujours reconnu et qu'il reconnaît encore ses vrais
disciples : Ita et discipulos
cognoscit. Disons plutôt, mes chers auditeurs,
que c'est à ce signe qu'il devrait et qu'il voudrait nous reconnaître pour ses
disciples et pour chrétiens, mais qu'il ne nous reconnaît plus : car ce saint
usage n'est-il pas presque aboli dans le monde ? du
moins où n'est-il pas négligé ? où n'est-il pas traité
de menue pratique et de léger exercice ? Combien même de ces
1 Luc., XXIV, 35.
230
auditeurs mondains à qui j'en
parle, de ces esprits forts ou prétendus forts, m'accusent peut-être
présentement de descendre à un détail frivole et puéril? Eh quoi? l'homme vivra des bienfaits de Dieu sans penser à Dieu, et
je ne pourrai pas lui rappeler le souvenir de son bienfaiteur qu'il oublie ?
Et, ce qu'il y a de plus étrange, c'est à ces tables où tout abonde, tandis
qu'ailleurs on mange à peine, selon l'expression de l'Ecriture, un pain étroit
et mesuré ; à ces tables où tout est servi avec tant de propreté , avec tant
d'assaisonnements et tant d'apprêts, avec tant de pompe et tant de
magnificence, lorsqu'autre part on ne mange qu'un
pain de douleur, qu'un pain détrempé dans les larmes et dans les sueurs ;
c'est, dis-je, à ces tables si bien dressées et si bien couvertes qu'on
refusera impunément au souverain Seigneur, de qui seul on tient tout cela, et à
qui seul on est redevable de tout cela, les justes hommages qui lui sont dus?
Vous en penserez, mes Frères, et vous en direz tout ce qu'il vous plaira : pour
moi, quoi que le monde on puisse penser, et quoi qu'il en puisse dire, je ne
craindrai point de me faire entendre là-dessus, et, pour éviter la censure du
monde, je ne me tairai point sur un devoir si légitime et si raisonnable.
Mais on n'est pas là, me
répondez-vous, pour prier; on y est pour se réjouir. Oui, Chrétiens, pour se
réjouir, je le veux, et je le dis comme l'Apôtre, afin de condescendre en
quelque sorte à votre infirmité : Propter infirmitatem dico (1). Encore une fois donc, pour se
réjouir, j'y consens ; mais pour se réjouir selon les règles prescrites par le
même docteur des nations; mais pour se réjouir dans un esprit tout chrétien , avec une modestie et une retenue toute chrétienne
: Modestia vestra
nota sit omnibus hominibus
(2) ; mais pour se réjouir dans le Seigneur, selon le Seigneur, comme étant en
la présence du Seigneur : Gaudete in Domino
semper, Dominus enim prope est (3). Prenez garde, s'il vous plaît : comme
étant en la présence du Seigneur, et c'est le second degré de perfection que
j'ai marqué. Car ne vous y trompez pas, mes chers auditeurs, vous êtes alors
devant Dieu , et vous y êtes, si je l'ose dire, plus
que jamais. Il est là présent, et plus présent en quelque sorte qu'ailleurs. Ce
Père commun se comporte à votre égard comme vous-mêmes vous vous comportez à
l'égard de vos enfants. Vous les observez en tout temps ; mais s'il y a une
occasion où ils soient plus en danger de se licencier et où ils aient plus
coutume de le faire, c'est alors
que vous redoublez votre vigilance, et que vous les éclairez de plus près.
Telle est l'attention avec laquelle Dieu vous considère et vous examine. Il
vous suit partout, partout il a les yeux attachés sur vous: mais parce que dans
ces réjouissances mondaines il vous est plus ordinaire de vous échapper; parce
que c'est là que vous donnez une plus libre carrière à votre esprit pour se
dissiper, à votre langue pour parler, à vos sens pour se contenter, c'est pour
cela même aussi qu'il ne vous perd point de vue et qu'il vous regarde, qu'il
vous écoute avec plus de réflexion. Or, le moyen de ne se pas contenir dans une
modération sage, lorsqu'on est actuellement frappé de cette pensée : Dieu me
voit, et je ne dis pas une parole qu'il n'entende, je ne conçois pas un
sentiment qu'il ne lise dans mon cœur, je ne fais rien dont il ne soit témoin !
C'est une observation bien
capable de nous confondre, que celle d'Arnobe. Il nous apprend que les païens
consacraient leurs tables aux dieux, afin de s'imposer par là une obligation
particulière et une nécessité de n'en approcher jamais qu'avec circonspection,
persuadés que toute action trop libre où
ils se laisseraient aller, serait alors une espèce de sacrilège. Voilà
pourquoi, dit-il, ils exposaient leurs idoles! la vue
des conviés, et ce n'était pas en vain; car quiconque jetait les yeux sur ces
fausses divinités, en devenait plus réservé et plus 1 attentif sur lui-même.
Quelle leçon pour nous! Chrétiens? Des dieux imaginaires et en ligure
inspiraient aux plus libertins une crainte respectueuse ; et à la face du vrai
Dieu, on ne garderait nulle règle, nulle mesure, nulle bienséance! Des
infidèles étaient touchés de lai présence extérieure d'une idole : et nous, avec
les lumières de la foi, nous n'aurions nul égard à la présence intérieure
du Seigneur ! De là cet important avis
que nous donne saint Chrysostome : Epulis vestris
Christus adsit.
Mes Frères, disait ce saint docteur, que Jésus-Christ assiste à tous vos repas,
qu'il soit un des conviés, qu'il y tienne la première place, qu'il y reçoive
tous les honneurs : c'est-à-dire portez-y le souvenir de Dieu, n'y perdez
jamais le souvenir de Dieu, ayez-y toujours dans l'esprit le souvenir de Dieu.
Si cela est, on n'entendra plus à vos tables de ces discours dissolus dont
elles ont été jusqu'à présent tant de fois profanées, et qui en faisaient le
plus commun entretien, ou plutôt le plus mortel agrément. On n'y débitera plus
de ces maximes corrompues, et même si abominables, sur l'usage de la vie
231
comme si nous ne l'avions reçue que
pour jouir de ses plaisirs ; sur l'emploi du temps, comme s'il n'était donné
que pour se divertir, et que la brièveté de ses années dût être un motif pour
les rendre plus voluptueuses et pour les passer avec plus de licence : Comedamus et bibamus; cras enim moriemur
(1). On n'y célébrera plus et on n'y exaltera plus tant ces divinités
fabuleuses, dont les noms portent avec eux les plus sensuelles idées, et
expriment les plus grossières et les plus sales passions. On n'y déchirera plus
personne, ou par de piquantes railleries, ou par de cruelles médisances ;
pourquoi ? parce qu'on y respectera la présence de
Dieu.
En effet, Chrétiens, on
respectait bien la seule présence de saint Augustin, jusqu'à n'oser a sa table
prononcer une parole qui pût offenser le prochain ; car c'est un point que l’auteur
de sa Vie a remarqué, et qui sans doute méritait de l'être. Or, si la vue d'un
homme était un frein si puissant et faisait une telle impression, que doit
faire la vue de Dieu même? Mais parce que, tout présent qu'il est, on l'oublie,
et qu'on veut l'oublier; parce que, bien loin de s'en retracer l'image, on
l'efface autant qu'il est possible, et l'on cherché à l'éloigner,
qu'arrive-t-il ? nous en avons une peinture bien
naturelle et un exemple bien célèbre, mais bien terrible tout ensemble, dans
l'Ecriture. Vous savez ce qui est dit de Balthasar. Ce roi de Babylone fit un
magnifique repas où toute sa cour était invitée : Balthasar rex fecit grande convivium optimatibus suis (2). Jusque-là ce prince n'avait point
encore profané les vases que Nabuchodonosor son père avait enlevés du temple de
Jérusalem, jusque-là il n'avait point fait cet outrage au Dieu d'Israël.
Peut-être le craignait-il; peut-être au fond de son cœur, l'honorait-il; mais
dans l'ardeur de la débauche, il n'y a plus de considération qui l'arrête, et,
dans l'aveuglement où il est plongé, il veut qu'on apporte ces saints vases, et
qu'ils soient employés aux plus vils ministères. Son exemple entraîne toute
l'assemblée : on boit tour à tour dans ces mêmes vases, qui jamais n'avaient
été destinés à un pareil usage, et qui ne devaient qu'au culte du vrai Dieu. On
ne se souvient plus que de ces dieux d'or et d'argent, de ces dieux d'airain et
de fer, de ces dieux même de bois et de pierre, à qui la superstition des
peuples avait dressé des autels : Bibebant,
et laudabant deos suos aureos et argenteos, œreos,
os, ligneosque
et lapideos (3). Cependant
le Seigneur voyait toutes ces
impiétés : il était invisible pour ces profanateurs, mais ils ne l'étaient pas
pour lui. Balthasar l'éprouva bientôt; et de quel effroi fut-il saisi, quand
tout à coup il aperçut cette main qui, sur la muraille écrivait son arrêt? In
eadem hora apparuerunt digiti, quasi manus hominis scribentis
(1). Ah ! Chrétiens, si notre Dieu ne tire pas ainsi le voile pour se
montrer à vous dans ces repas et à ces tables où le plaisir vous rassemble, ses
regards n'en sont pas moins appliqués sur vous, ni sa main n'en est pas moins
prête à tracer en des caractères de mort la sentence de votre condamnation.
D'où vous devez conclure avec moi de quelle conséquence est donc pour vous
cette règle du Prophète royal : Justi epulentur et exultent in conspectu
Dei (2) ; Que les justes aient leurs relâches et leurs récréations, mais en
sorte que le Seigneur y ait toujours part, et qu'il y préside.
Enfin, mes Frères, que vos tables
sanctifiées par une bénédiction toute céleste, sanctifiées par la présence
divine, le soient encore; par la miséricorde et par votre charité envers les
pauvres. Troisième devoir, et dernier degré de perfection. C'est par où le Fils
de Dieu finit les saintes instructions qu'il nous donne dans notre évangile ;
car pourquoi cet ordre que reçurent de lui les apôtres? de
recueillir les restes et de ne les pas laisser perdre : Colligite
quae superaverunt
fragmenta, ne pereant (3) ? n'est-ce
pas pour vous faire comprendre que les pauvres doivent être nourris et
entretenus du superflu de vos tables, et que vous devez les compter parmi les
personnes dont Dieu vous a chargés? Jamais cet Homme-Dieu
ne fit rien d'inutile, ni qui fût absolument superflu. D'où vient donc qu'il
multiplia tellement les pains, que de ce qui resta l'on put encore remplir
jusqu'à sept paniers? Ne suffisait-il pas qu'il y en eût assez pour rassasier
le peuple? Non, mes Frères, répond saint Chrysostome; mais voici justement le
mystère de l'aumône. Il fallait qu'il y eût des restes pour les pauvres qui
pouvaient survenir, et ces restes alors n'étaient point superflus, puisqu'on
les destinait à un si saint usage. C'est pour cela que le Sauveur du monde
prend soin de les faire ramasser; et c'est ainsi, riches du siècle, que vous
devez pourvoir, selon l'étendue de vos facultés, à ce qu'il y ait dans vos
maisons de ces restes réservés pour les besoins des misérables. Je l'ai dit, et
il est vrai : pour vous-mêmes vous pouvez et vous devez vous tenir au nécessaire;
mais en faveur de
232
tant d'indigents qui ne l'ont pas
ce nécessaire, il faut aller au delà, pour être en état de suppléer à ce qui
leur manque. Ce que vous faites pour des domestiques, et avec justice, combien
est-il encore plus juste de le faire pour ceux qui vous représentent la
personne de Jésus-Christ? Ce que vous ne voudriez pas présenter à des
domestiques, combien est-il indigne que vous le donniez pour partage à vos
frères en Jésus-Christ? Et si des domestiques se ressentent de la somptuosité
et de l'abondance de votre table, pourquoi les membres de Jésus-Christ n'en
profiteraient-ils pas? Car voilà quels doivent être ces restes que Jésus-Christ
vous demande par la bouche des pauvres, et qu'il reçoit par leurs mains : Colligite fragmenta.
Je pourrais vous proposer ici
l'exemple d'un saint Louis, qui tous les jours nourrissait dans son palais un
certain nombre de ces malheureux, que le monde traite avec tant d'indifférence
et tant de mépris; qui les faisait asseoir à ses côtés, qui lui-même les
servait; et qui, bien loin de leur refuser les restes de sa table, souvent par
respect mangeait des viandes qu'on leur avait préparées, et
n'en voulait user qu'après eux. Mais vous me diriez que
c'est porter les choses trop loin. Ce saint roi néanmoins ne croyait rien faire
en cela qui fût au-dessous de sa dignité; et si Dieu vous avait une fois
touchés des mêmes grâces que lui, j'ose vous répondre, non-seulement
que vous feriez tout cela sans peine, mais que vous y trouveriez une onction
intérieure, et que vous y goûteriez des
consolations que toutes mes paroles ne peuvent exprimer. Quoi qu'il en soit, il
n'est point ici question de tout cela, et ce n'est point ce que j'exige de
vous. Tout cela était héroïque dans saint Louis, et peut-être serait pour vous
un sujet de complaisance et de vaine gloire. Ce que je vous demande, mes chers
auditeurs, c'est qu'au lieu de nourrir les pauvres dans vos maisons et à vos tables, comme saint Louis, vous les
nourrissiez dans les hôpitaux, où ils sont malades; vous les nourrissiez dans
les prisons, où ils sont captifs; vous les nourrissiez dans leurs familles, et
dans ces tristes demeures où la honte les retient; vous les nourrissiez dans
ces communautés religieuses où ils attendent votre secours, après s'être
volontairement dépouillés eux-mêmes de ce
qu'ils pouvaient posséder comme vous. Voilà à quoi doivent au moins
servir ces superfluités que vous faites étaler avec tant de faste devant vos
yeux, et que vous laissez quelquefois dissiper avec si peu d'ordre et si peu de
fruit : Colligite fragmenta, ne pereant. Si tout ce superflu périt par votre négligence,
par votre insensibilité pourtant d'infirmes, pour tant d'affligés, pour tant de
fidèles à qui vous ne pensez point, et que la misère réduit aux dernières
extrémités; si, faute de ce superflu et de l'assistance qu'ils en pourraient
tirer, ils périssent eux-mêmes, prenez garde de périr avec eux. Ils périront
pour le temps, et vous périrez pour l'éternité ; ils perdront une vie mortelle,
et vous perdrez une couronne immortelle; en perdant cette vie mortelle, ils
pourront être souverainement heureux, comme le pauvre Lazare; et, en perdant
cette couronne immortelle, vous ne pourrez être que souverainement malheureux,
comme le riche réprouvé.
Exemple bien touchant, et bien
convenable à mon sujet. Je vous renvoie avec cette pensée. Vous savez le sort
de. ce mauvais riche dont il est parlé dans l'Evangile
de saint Luc. Vous savez comment, enlevé de ce monde par une mort imprévue, il
fut tout à coup enseveli dans l'enfer. Qu'avait-il fait? Est-il dit qu'il se
fût enrichi, comme tant d'autres, ou par fraude, ou par violence? Est-il dit
que ce fût un libertin sans religion, ou un homme engagé dans de criminelles
habitudes? Non, Chrétiens; mais c'était un riche, amateur de son corps et
vivant dans la bonne chère : voilà son premier crime: Epulabatur
quotidie splendide (1). C'était un riche aussi
impitoyable pour les pauvres qu'indulgent pour lui-même. Lazare, couvert d'ulcères
et pressé par la faim, languissait à sa porte, et ne voulait que les miettes
qui tombaient de sa table, sans qu'il prît soin de lui faire donner un
soulagement si léger; voilà le second de ses crimes : Et erat quidam mendicus nomine Lazarus, qui jacebat ad janum ejus, cupiens saturari
de micis quœ cadebant de mensa divitis, et nemo illi dabat (2). Pour cela il
est condamné, pour cela il est rejeté de Dieu, pour cela il est précipité dans
les flammes éternelles. Daigne le ciel vous préserver d'une si affreuse
destinée, et puissiez-vous ni par l'un, ni par l'autre, ne vous y exposer
jamais vous-mêmes ! Je suis trop grand pour m'asservira mon corps, disait un
païen éclairé de la seule raison naturelle : Et moi, doit dire un chrétien
éclairé de la foi, je suis appelé à une fin trop noble, et j'ai de trop hautes
espérances dans une autre vie que celle-ci, pour les sacrifia aux appétits
déréglés de ma chair. Quelle indignité que cette chair aveugle et périssable
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occupe toute l'attention d'une âme
faite pour Dieu, et pour être heureuse de la possession même de Dieu! Et quelle
honte d'entendre des chrétiens tenir sans cesse ce langage si expressément défendu
par Jésus-Christ : Que mangerons-nous, et comment nous traiterons-nous? Nolite solliciti esse dicentes: Quid manducabimus mit
quid bibemus (1)? Car le christianisme est plein
de ces âmes charnelles qui rapportent là toutes leurs pensées, et qui font
rouler là-dessus tous leurs entretiens. Mais surtout quelle dureté de ne se
rien épargner à
soi-même et de retrancher tout à nos
frères, qui sont les pauvres, comme si tous les biens n'étaient que pour nous ,
et qu'ils n'y dussent avoir nulle part ; comme si nous devions seuls vivre sur
la terre, et qu'ils n'eussent point eux-mêmes de vie à soutenir; comme si Dieu
avait eu plus de soin des oiseaux du ciel que de ces hommes formés à son image !
Ne les oublions pas, mes chers auditeurs : mais, selon le conseil et même le précepte
du Fils de Dieu, faisons-nous-en des protecteurs, des patrons, des amis, qui
nous reçoivent un jour au banquet céleste, où nous conduise, etc.