CONSCIENCE
ET SYNDÉRÈSE
Dans
La question sur les puissances intellectives se divise
en treize articles ; c’est le treizième et dernier qui porte sur la
conscience (Ia, q. 79, a. 13). Il ne s’agit pas ici de la seule conscience
morale, mais de la conscience dans toute l’acception du terme. Contre ceux qui
faisaient de la conscience une puissance, Thomas d’Aquin va prouver qu’elle est
un acte. Mais, avant d’y arriver, il a clarifié plusieurs notions ;
quelques-unes sont davantage pertinentes à notre propos : distinction
entre intelliger et raisonner (Ia,
q. 79, a. 8) ; distinction entre l’intellect et
l’intelligence (Ia, q. 79, art. 10) ; distinction entre
l’intellect spéculatif et l’intellect pratique (Ia, q.
Quelques distinctions importantes
D’abord, la
distinction entre intelligere, intelliger et ratiocinari, raisonner (Ia,
q. 79, a. 8). Dans l’être humain, la raison et l’intellect, ratio et
intellectus, ne sont pas deux puissances distinctes. Pour en faire
l’évidence, il suffit de considérer les actes. En français, le verbe intelliger
n’existe pas. À mon sens, c’est une lacune, puisqu’on a intelligibilité
et intelligible. Je le fabrique donc. Intelliger, c’est saisir
immédiatement la vérité ; la saisir sans parce que. Quand on
dit que le tout est plus grand que sa partie, on ne peut pas donner de
raison à celui qui demanderait pourquoi. Tout au plus faudrait-il lui expliquer
les termes s’il ne les comprend pas : le tout c’est l’éléphant, la partie
c’est la trompe du même éléphant. Mais on pourrait lui donner une raison s’il
demandait pourquoi l’âme humaine est immortelle. Elle est immortelle parce qu’elle est spirituelle.
Raisonner, c’est aller à la vérité en passant d’une chose connue à une autre, de
uno intellecto ad aliud. Comme c’est la manière normale chez les êtres
humains de parvenir à la vérité intelligible, on les définit comme des animaux raisonnables
et non comme des animaux intelligents. Dieu ne raisonne pas ; il est
intelligent. Thomas d’Aquin dit que raisonner est à intelliger comme se
mouvoir à être au repos, comme acquérir à posséder. Chez Thomas d’Aquin, le mot intellectus n’a pas
le même sens que le mot intelligentia (Ia, q. 79, a. 10). À
proprement parler, dit-il, le mot intelligentia signifie l’acte de l’intellectus,
qui est l’intellection ou intelliger.
Thomas d’Aquin distingue l’intellect
spéculatif de l’intellect pratique, bien que ces deux intellects soient une
même puissance (Ia, q. 79, a. 11). Un objet perçu par l’intellect peut
être ordonné ou non à l’œuvre, ad opus : faire l’aumône ou
faire un pont, mais non faire pitié. Quand il distingue le comportement des
personnes continentes et des incontinentes, il dit que les continentes
éprouvent des désirs, mais qu’elles ne passent pas à l’acte, non operantur.
Les incontinentes, au contraire, cèdent à leurs désirs[1]. L’intellect est dit spéculatif quand il
n’ordonne pas à l’œuvre ce qu’il appréhende, mais seulement à la considération
de la vérité. On peut désirer connaître la manière de construire un gratte-ciel
à l’épreuve des secousses sismiques pour le plaisir de savoir. L’intellect est
qualifié de pratique, practicus, id est operativus, quand il ordonne à
l’œuvre les connaissances acquises. Thomas d’Aquin invoque alors
Aristote : « L’intellect pratique diffère de l’intellect théorétique
[ou spéculatif] par sa fin [2].
De nombreuses expressions du langage
populaire nous incitent à penser que la conscience est une faculté comme
l’intelligence, la volonté, l’imagination, la mémoire. Comment ne pas le penser
quand on entend les expressions : volonté forte, conscience de soi,
imagination fertile, mémoire d’éléphant ? On a quelque chose sur la
conscience comme on a une poussière dans l’œil ; on met la main sur sa
conscience comme on la met sur son ventre ; la conscience a une voix,
comme en ont une les humains et les animaux – mais ces derniers n’ont pas le
langage.
Thomas d’Aquin est donc justifié de se
demander si la conscience est une puissance, un pouvoir d’agir (Ia, q.
Si l’on parle proprement, proprie
loquendo, la conscience n’est pas une puissance mais un acte. Cependant, de
son temps comme de nos jours, les gens qui parlaient proprement étaient rares.
Augustin en témoigne : « Rarement nous parlons des choses en termes
propres, le plus souvent, c’est en termes impropres, mais nos auditeurs ou
lecteurs comprennent ce que nous voulons dire[3]. »
C’est pourquoi certains moralistes appellent conscience non pas l’acte,
mais la faculté qui le produit. Thomas d’Aquin ne s’en étonne pas, car il est
d’usage courant que l’on prenne l’effet pour la cause, le contenant pour le
contenu, le signe pour la chose signifiée. Cette figure de rhétorique a nom métonymie.
C’est ainsi qu’on appelle parfois intelligence non pas la faculté, mais
la compréhension qu’on a d’une chose. Avoir l’intelligence d’un auteur peut
signifier le comprendre et non pas avoir une intelligence aussi pénétrante que
la sienne.
Le Petit Robert donne de la
conscience la définition suivante : « Faculté ou fait de porter des
jugements de valeur morale sur ses actes. » Le « fait de
porter », c’est un acte. La conscience est donc considérée comme une
faculté et comme un acte. Le père H.-D. Noble, o.p., joue également sur ces
deux sens : « La conscience morale est le jugement [acte]
d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis[4]. »
À la page suivante : « Ce jugement […] est l’acte propre de ma
conscience [puissance ou faculté maintenant] morale. »
Pour Thomas d’Aquin, il est manifeste qu’à
proprement parler la conscience n’est pas une puissance mais un acte.
L’évidence découle pour lui de l’étymologie du mot et des fonctions que le
langage commun attribue à la conscience.
a)
Argument tiré de l’étymologie du mot conscience
On chercherait en vain le mot conscience – suneidêsis
en grec – dans l’éthique d’Aristote ; la droite raison, orthos logos,
lui suffit. Le mot suneidêsis apparaissait dans un fragment de Démocrite
(~ 460 – ~ 370), soit un siècle avant Aristote, mais ce dernier n’a pas jugé
nécessaire de se l’approprier. « Il se pourrait », selon le père
Deman, que l’on doive à Cicéron le mot conscientia, dont Thomas d’Aquin
va tirer un premier argument[5].
Le mot conscientia est formé du
préfixe cum, avec, et de scientia, connaissance ; cum et scientia, c’est scientia cum, sous-entendu
alio, « quelque
chose », dit Thomas d’Aquin (Ia, q. 79, a. 13). Le mot évoque donc
une connaissance non pas isolée, mais en rapport avec quelque chose d’autre,
une connaissance appliquée. D’après l’étymologie du mot, il est donc manifeste
que la conscience n’est pas une puissance mais un acte.
En second lieu, il apparaît que la
conscience est un acte, et non une puissance, à l’examen des fonctions que la
manière usuelle de parler lui attribue, secundum communem usum loquendi.
Dans
Cette application de nos connaissances à ce
que nous faisons, ad ea quae agimus, s’effectue d’une triple façon.
Primo, selon que nous reconnaissons avoir posé un acte ou ne pas l’avoir posé.
La conscience joue alors sa fonction d’attester, testificari. Le blessé
inconscient ne se souvient de rien ; le somnambule non plus. Devant les
tribunaux, il arrive – rarement, j’en conviens – que des accusés, sans qu’on
les soumette à la torture, avouent des crimes qu’ils n’ont pas commis ;
d’autres nient – fréquemment – avoir commis les crimes dont on les accuse et
qu’ils ont commis ; enfin, les autres reconnaissent avoir commis les
crimes dont on les accuse. Dans le De Veritate, Thomas d’Aquin donne
trois exemples choisis dans
Secundo, l’application de nos connaissances
à notre activité est l’occasion pour la conscience d’exercer trois autres
fonctions : instigare, vel inducere, vel ligare. Instigare, c’est
pousser à l’action ; « à l’instigation de » est une expression bien
connue. Inducere est plus fort qu’instigare, il me semble. Dans
son explication de l’Oraison dominicale (IIa-IIae, q. 83, a. 9), Thomas
d’Aquin explique la demande suivante : « Ne nous fais pas entrer, inducere,
en tentation, et ne nos inducas in tentationem. Nous demandons de ne pas
succomber à la tentation. C’est ce que Thomas d’Aquin entend par entrer
en tentation ou être induit en tentation, inducere in tentationem. Inducere
ad opus, c’est succomber, donc plus fort qu’instigare. Enfin, ligare,
c’est lier, obliger. Une personne peut se sentir obligée ou incitée à poser
une action ou à ne pas la poser. On dit alors que la conscience oblige, ligat,
ou incite, instigat. « Malheur à moi, disait saint Paul, si je
n’annonce pas l’Évangile. » Mais, les passions l’emportant, une personne peut
ne pas tenir compte de ce que lui dicte sa conscience : c’est ce que Thomas
d’Aquin entendait ci-dessus en disant que la conscience peut être « déposée »,
du verbe deponere, poser à terre ; ici, ignorer.
Tertio, l’application de nos connaissances
à ce que nous avons fait ou omis de faire amène la conscience à exercer trois
autres fonctions : excuser, accuser et engendrer du remords ou reprocher.
Après s’être mal conduit, il est normal qu’un être humain cherche des excuses.
On dit alors que sa conscience l’excuse. Parfois, elle accuse ou fait des
reproches ; on peut penser à Caïn et à cet œil qui l’a poursuivi jusque sous
terre. Enfin, certains criminels avouent leurs fautes, mais n’éprouvent aucun
remords. Les trois dernières fonctions de la conscience sont donc : excusare,
accusare, remordere. Il est évident
que toutes ces fonctions : attester, inciter, obliger, excuser, accuser,
reprocher, sont consécutives à l’application de nos connaissances à ce que nous
avons fait ou allons faire.
Puisque certains auteurs désignent la
conscience du nom de syndérèse, on ne peut éviter d’en parler. Rares
sont les personnes qui savent qu’elles ont une syndérèse ; parmi elles,
bien peu savent quel rôle elle joue dans leur vie de tous les jours. Guidés par
Thomas d’Aquin, essayons de nous en faire une idée claire et distincte.
La syndérèse est d’abord une chose. On a
découvert le « mammifère d'Afrique, voisin du cheval, à la robe rayée de bandes
noires ou brunes, à la courte crinière en brosse, au galop très rapide », puis
on lui a donné l’excellent nom de zèbre. Excellent nom, car nous nommons les choses comme nous les
connaissons, et notre connaissance va du sensible à l’intelligible : omnis
nostra cognitio a sensu initium habet (Ia., q. 1, a. 9).
Les mots devraient donc prendre appui sur les sens. Thomas d’Aquin donne
l’exemple du nom lapis, « pierre »,
dont on pensait, en son temps où les gens allaient souvent pieds nus, qu’il dérivait
de laedere pedem, blesser le pied. Sans oublier que le psalmiste
avait dit : « De peur que votre pied ne heurte la pierre » (92,
12). Quelle est la chose ou quelles sont les choses qui ont été désignées un
jour du nom de syndérèse ?
a) La chose ou les choses
Sur le
plan pratique comme sur le plan spéculatif, le raisonnement doit partir de
principes indémontrables, sinon il faudrait remonter à l’infini[6],
ou se résigner à n’avoir jamais de certitude dans les conclusions qui en
découleraient. Pour faire l’évidence de la nécessité de tels principes, avant
de les identifier, Thomas d’Aquin se réfère à l’article où il présente le
raisonnement humain comme un certain mouvement, qui part de notions
naturellement connues, c’est-à-dire sans recherche de la raison, absque
investigatione rationis, qui nous permettent d’évoluer comme d’un
point de départ immobile à partir duquel se déroule le raisonnement (Ia,
q. 79, a. 8)..
De même donc que nous avons des principes
naturellement connus, c’est-à-dire sans recherche de la raison, qui nous
permettent d’évoluer sur le plan spéculatif, de même, et pour les mêmes raisons,
il nous en faut pour évoluer sur le plan pratique (Ia, q. 79, a. 12).
Ces principes sont naturellement connus, évidents, per se nota. Et
Thomas d’Aquin distingue une double façon de parler d’un principe per se
notum : en soi, secundum se, et pour nous, quoad nos (Ia-IIae,
q. 94, a. 1).
Une proposition est dite connue par
elle-même, per se nota, quand le prédicat entre dans la définition du
sujet. Mais, pour une personne qui ignore la définition du sujet, la
proposition ne sera pas connue par elle-même. Il donne comme exemple la
proposition suivante : L’homme est un animal raisonnable. Elle est
connue par elle-même en raison de sa nature, car qui dit homme dit
raisonnable ; mais, pour la personne qui ignore cette définition de
l’homme – il y a d’autres définitions de l’homme –, elle n’est pas connue
par elle-même. Sont connues de tous, par elles-mêmes, les propositions dont
personne n’ignore le sens des termes. Par exemple, tout le monde admet qu’un
tout est plus grand que sa partie ; tout le monde admet également
que deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles.
Mais il y a des propositions qui ne sont
connues par elles-mêmes que pour les seuls savants, solis sapientibus, parce
que ces derniers sont seuls à connaître le sens des termes de la proposition en
cause. Pour quelqu’un qui croit qu’un ange n’a pas de corps, dit Thomas
d’Aquin, il est évident que l’ange n’est pas circonscrit dans un lieu. Pour
quelqu’un qui sait qu’il n’y a en Dieu ni changement ni ombre de changement[7], il est évident que Dieu ne s’est pas repenti
d’avoir créé l’homme : langage métaphorique, dit Thomas d’Aquin. Ce
langage convient parfaitement quand il s’agit de faire comprendre
Ce qui tombe avant tout sous
l’appréhension, c’est l’être, ens, dont l’idée se trouve dans tout ce
que l’on connaît – Dieu seul connaît les non-êtres (Ia, q. 14, a. 9).
Avant d’affirmer que la chose que l’on voit est vivante, animal, raisonnable,
on sait qu’il s’agit de quelque chose et non de rien, c’est de l’être et non du
non-être. Tous les jours, des gens – scientifiques, médecins, détectives,
chasseurs, pompiers, etc. – constatent qu’il y a quelque chose ou qu’il n’y a
rien ; s’il y a quelque chose, ils essaient ensuite de l’identifier. C’est
pourquoi, dit Thomas d’Aquin, le premier principe indémontrable sur le plan
spéculatif est le suivant : On ne peut pas en même temps affirmer et
nier. Il y a quelque chose dans ce poumon ou bien il n’y a rien ; pas
les deux en même temps. Ce principe repose sur les notions d’être et de
non-être, et tous les autres principes de l’ordre spéculatif sont fondés sur
celui-là[8].
Thomas d’Aquin passe ensuite au domaine de
l’opération, domaine de la raison non plus spéculative – qui recherche la vérité pour elle-même –,
mais de la raison pratique, qui recherche la vérité en vue de l’opération. Le
médecin veut savoir de quelle maladie souffre son patient non pas pour
satisfaire sa curiosité, mais en vue de le guérir. De même que l’être est le
premier objet qui tombe sous l’appréhension de la raison spéculative, de même
le bien est le premier objet qui tombe sous l’appréhension de la raison
pratique, qui est ordonnée à l’œuvre, ad opus. En effet, tout agent agit
pour une fin qui, à ses yeux, apparaît comme un bien. C’est pourquoi le premier
principe de la raison pratique est fondée sur l’idée de bien et il se
formule ainsi : Le bien est ce que toutes choses désirent (Ia-IIae, q.
En disant que le bien est ce que
« toutes choses » désirent, Thomas d’Aquin n’exclut ni les cailloux
ni les arbres. Il s’explique dans son commentaire de l’Éthique à Nicomaque. Ce
principe ne doit pas être entendu des seuls êtres doués de facultés cognitives,
comme les animaux et les hommes, mais également des êtres dépourvus de telles
facultés. Ces derniers tendent au bien en raison d’un appétit naturel ;
ils ne connaissent pas le bien, mais ils y tendent parce qu’un être connaissant
les meut vers le bien, c’est-à-dire qu’ils y sont ordonnés par l’intellect
divin, ex ordinatione divini intellectus, comme la flèche aveugle est
dirigée vers la cible par l’archer qui la voit. Or, tendre au bien, c’est
désirer le bien. D’où l’on est justifié d’affirmer que toutes choses désirent
le bien parce qu’elles tendent vers le bien[11].
Thomas d’Aquin identifie le
premier principe de la raison pratique quand il se demande si la loi
naturelle contient un seul précepte ou plusieurs (Ia, q.
Il faut distinguer avec soin principe
et précepte. En prenant conscience de cette inclination fondamentale de
sa nature – qu’il trouve nécessairement bonne comme toute inclination naturelle
–, l’être humain SE donne une règle de conduite, un précepte : Je dois
faire ce qui convient à ma nature d’être humain et repousser ce qui ne lui
convient pas. En d’autres mots, je dois faire le bien et éviter le mal. La loi
naturelle commence à se constituer par cet acte de la raison, qui dégage une
règle de conduite, un précepte, de notre inclination fondamentale. Thomas
d’Aquin emploie cette formule fort étonnante mais capitale : Lex
naturalis est aliquid per rationem constitutum – la loi naturelle est
quelque chose de constitué par la raison (Ia-IIae, q. 94, a. 1). Il ne dit
pas que Dieu commence, à ce moment-là, à écrire dans le cœur humain. Quand je
lis dans La splendeur de la vérité – Veritatis Splendor, de Jean-Paul II : « Au fond
de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas
donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir » (p. 88), je ne
puis m’empêcher de penser que la loi nouvelle, loi évangélique, n’a ajouté que
très peu de préceptes à ceux de la loi naturelle, constituée par la raison
(Ia-IIae, q. 107. a. 4). L’homme s’est donc donné lui-même le plus grand
nombre des préceptes qu’on présente souvent comme étant écrits dans son cœur
par la main de Dieu.
Dans le Catéchisme de l’Église
catholique, on ne trouve aucune référence aux inclinations naturelles dans
les articles consacrés à la loi naturelle. Les auteurs disent fort bien que
c’est « la raison qui l’édicte » ou encore qu’elle est « établie
par la raison », mais à partir de quoi ? Ils n’en disent rien, et
l’impression demeure qu’elle a été écrite « dans le cœur » par une
main invisible, comme les mots Mané, Thécel, Pharès l’ont été sur une
muraille pendant un festin du roi Balthasar[12].
Sous le premier grand principe
de la raison pratique : Tout être désire ce qui lui convient – le bien –
et il fuit ce qui ne lui convient pas – le mal, Thomas d’Aquin distingue trois
domaines où s’exerce l’activité humaine sous l’impulsion d’une inclination
naturelle. Il considère successivement l’homme d’abord en tant que substance,
puis en tant qu’animal et en tant que doué de raison.
Selon la nature qu’il partage
avec toutes les substances, cum omnibus substantiis, l’être humain
ressent une inclination à la conservation de son être, sui esse. L’inclination à persévérer dans l’être est
naturelle, innée, et se retrouve chez tout être humain. Quelques suicidaires
n’autorisent pas à nier cette inclination. Est naturel, en effet, pour Thomas
d’Aquin, ce vers quoi incline le plus grand nombre. Quand le père Maximilien
Kolbe, dans le camp d’Auschwitz, s’offre pour mourir de faim et de soif à la
place d’un père de famille, ce n’est pas sous l’influence d’une inclination
naturelle. Souvent, l’être humain pose des actes qui ne sont pas inspirés par
la nature, mais que des recherches rationnelles ou la foi lui font considérer
comme bons (Ia-IIae, q. 94, a. 3).
Thomas d’Aquin fait clairement la
distinction entre l’inclination naturelle et les règles de conduite que la
raison humaine en dégage : selon cette inclination appartiennent à la loi
naturelle les choses par lesquelles la vie de l’homme est conservée et le
contraire empêché. Secundum hanc inclinationem pertinent ad legem naturalem
ea per quae vita hominis conservatur et contrarium impeditur. Et il convient
d’insister : ce n’est pas l’inclination naturelle qui fait partie de la
loi naturelle, mais les règles de conduite que la raison en dégage et qui sont
nécessaires ou utiles pour que l’inclination naturelle atteigne son but. Il est
nécessaire de boire et de manger ; utile de bien manger et de bien boire.
Selon la nature qu’il partage
avec les autres animaux, l’être humain ressent une inclination vers certaines
choses particulières à l’animal. Sa nature animale l’incline vers ce que
la nature a enseigné à tous les animaux, comme l’union du mâle et de la
femelle, l’éducation des enfants et autres choses semblables. Même s’il
existe un certain nombre d’homosexuels, on peut affirmer que cette inclination
est naturelle ; car, pour être naturelle, une inclination n’a pas à se
retrouver chez tous les individus de l’espèce humaine. D’ailleurs, Thomas
d’Aquin recourt souvent à la distinction entre ce qui est naturel à l’espèce et
ce qui est naturel à tel individu[13].
Nietzsche était étonné de cette inclination humaine à l’union sexuelle :
« Que je considère les hommes avec bonté ou malveillance, je les trouve
toujours, tous tant qu’ils sont et chacun en particulier, occupés d’une même
tâche : se rendre utiles à la conservation de l’espèce[14]. »
Le jésuite Marc Oraison voit l’être humain « comme pris dans cette immense
dynamique de l’espèce[15]. »
Ce n’est pas sous l’influence d’une inclination naturelle que certaines
personnes optent pour la virginité évangélique, qu’elles se font
« eunuques pour le royaume des cieux ».
Enfin, selon la nature de la
raison, qui lui est propre – l’âme raisonnable est la forme propre de
l’être humain –, ce dernier incline à vivre selon la raison, ce qui est vivre
selon la vertu (Ia, q. 94, a. 3). Et l’homme découvre en soi les germes de
toutes les vertus. « La nature a mis en nous la semence des vertus »,
écrivait Sénèque à son ami Lucilius (Lettre CVIII). Avoir en soi le germe des
vertus, cela veut dire ressentir une inclination naturelle à rendre le dû,
objet de la justice ; à soulager la misère, objet de la miséricorde ou de
la compassion ; avoir de la répugnance pour la lâcheté, vice opposé au
courage, en avoir pour la pédophilie, l’inceste, l’adultère, vices opposés à la
chasteté, etc. Exemple surprenant : quand il présente la vengeance comme
une vertu, il recourt à l’inclination naturelle à prévenir les coups et à punir
ceux qui ont porté. À cause de la raison qui est propre à l’homme, Thomas
d’Aquin voit, de plus, en lui, une
inclination naturelle à connaître la vérité au sujet de Dieu (Ia,
q. 2, a. 1, sol. 1).
À cause de la raison qui lui est
propre, l’être humain ressent une inclination naturelle à vivre en société.
Après Aristote, Thomas d’Aquin distingue la société conjugale, qui permet à
l’être humain de vivre ; et la société civile, qui lui permet de bien
vivre. Séparé de la société, l’homme ne peut pas plus se suffire que la main ou
le pied séparés du corps[16]. « J’ai souvent dit, écrit Alain, qu’un
homme raisonnable devait aimer la loi, le gendarme, et même le percepteur, et
qu’une société seulement passable était la plus utile de toutes les inventions
humaines[17]. »
Une inclination le pousse à faire
reculer l’ignorance. Les opérations dont l’être humain est le plus fier, ce
sont les opérations de la vie intellectuelle : sciences et arts. Redisons
avec Pascal : « Pensée fait la grandeur de l’homme. Toute notre
dignité consiste en la pensée[18]. »
Thomas d’Aquin ne tarit pas d’éloges à l’égard de l’intelligence : elle
est quelque chose de divin ; c’est par elle que l’homme ressemble le plus
à Dieu (IIa-IIae, q. 180, a. 8, sol. 3) ; rien n’est plus
noble ni plus parfait que l’acte d’intelligence[19]. Il s’ensuit que la vérité, bien de
l’intelligence, est également quelque chose de divin, et que, partant, le sage
aime et honore l’intelligence, chose la plus aimée de Dieu parmi les réalités
humaines : Sapiens diligit et honorat intellectum, qui maxime amatur a
Deo inter res humanas[20].
À ce sujet, je cède au désir de citer Freud quand il parle des plaisirs
« plus délicats et plus élevés » qu’on peut « retirer du labeur
intellectuel et de l’activité de l’esprit » : plaisirs que
« l’artiste trouve dans la création ou éprouve à donner corps aux images
de sa fantaisie, ou [ceux] que le penseur trouve à la solution d’un problème ou
à découvrir la vérité[21] ».
Enfin, la raison incite l’être
humain à ne pas blesser les autres avec lesquels il doit vivre. Bref,
négativement, elle l’incite à ne pas commettre l’injustice ; positivement,
à pratiquer la justice, dont l’acte propre consiste à rendre à chacun ce qui
lui revient, son dû, quod suum est (IIa-IIae, q. 58, a. 11) Et
Thomas d’Aquin met en évidence les rapports entre paix, justice et charité.
Quand la paix ne règne plus, non seulement la vie en société n’est d’aucune
utilité, mais elle devient un fardeau pour les membres de la société[22].
Or, c’est la justice qui engendre la paix en supprimant les occasions de
conflits (IIa-IIae, q. 180, a. 2, sol. 2). C’est donc indirectement
qu’elle produit la paix ; directement, la paix est le fruit de la
charité : Pax est opus justitiae indirecte, […] sed est opus
charitatis directe (IIa-IIae, q. 29, a. 3, sol. 3). Aussi le
législateur humain doit-il se fixer comme premier objectif de faire régner
l’amitié entre les citoyens (Ia-IIae, q. 99, a. 2, sol. 2).
Toutes ces inclinations naissent
d’une même racine : communicant in una radice, à savoir la première
inclination de la raison pratique, faire le bien et éviter le mal (Ia,
q. 94, a. 2, sol. 1). Les inclinations communes à tous les humains sont
convertibles avec ce principe suprême de la raison pratique. Est convertible
une proposition dont le sujet peut en devenir le prédicat ; le prédicat,
le sujet. Tout homme est animal, mais tout animal n’est pas homme. Cette
proposition n’est donc pas convertible. Mais celle-ci est convertible :
Tout animal raisonnable est homme, et tout homme est animal raisonnable. Image
implique ressemblance, mais toute ressemblance n’est pas image. Appliquées à
notre propos, ces considérations donnent ceci. Manger et boire pour conserver
sa vie, c’est observer le premier principe de la raison pratique : faire
le bien et fuir le mal. Faire le bien et se détourner du mal, c’est manger et
boire pour conserver sa vie. Mais, si on remplace « manger et boire »
par une cuisine particulière – l’italienne ou la française, – la
conversion n’est plus possible : l’inclination à conserver sa vie
n’incline pas vers une cuisine plutôt que vers une autre. En ce domaine, c’est
l’habitude qui prévaut.
b) Un
habitus naturel
Toutes les inclinations naturelles,
principes de la raison pratique, Thomas d’Aquin en fait un
« habitus naturel ». De nouveau, il se réfère aux premiers principes spéculatifs qui, eux
aussi, sont naturellement en nous, et dont on fait un habitus spécial, car ni
la prudence, ni la science, ni la sagesse ne peuvent avoir la connaissance des
principes ; il reste que c’est l’intellect qui peut les saisir. C’est
pourquoi cet habitus naturel a nom intellect des principes[23]. Il
est donc normal que les principes de la raison pratique soient l’objet, eux
aussi, d’un habitus naturel dont on déterminera le nom en son temps.
Le Petit Robert a sauvé de l’oubli
le mot habitus : « 1586 ;
mot latin " manière d'être " . » Il vaut mieux
conserver habitus plutôt que de
le remplacer par habitude, comme font certains traducteurs. Certaines
personnes ont l’habitude de se ronger les ongles, mais cette habitude ne
s’élèvera jamais à la dignité d’habitus. Pour définir l’habitus, Thomas d’Aquin renvoie aux Catégories
d’Aristote (8, 27-30). L’habitus est une disposition stable : les
sciences, les vertus, les vices sont des habitus. Aussi Voltaire a-t-il tort
quand il écrit : « Certains monstres ont répandu des bienfaits ;
je réponds hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là[24]. » Non ! un acte bon ne rend pas vertueux,
car la vertu est une disposition stable ; elle confère à l’opération
uniformité, promptitude et plaisir[25].
La santé et la maladie sont des dispositions mais instables : personne
n’est définitivement en santé ; on passe facilement de la santé à la maladie
puis de la maladie à la santé.
L’habitus des principes du raisonnement
pratique est une qualité stable de la raison. Quand Thomas d’Aquin se
demande si la loi naturelle peut être abolie du cœur de l’homme, a corde
hominis, il répond que la loi naturelle comprend des préceptes très
communs, praecepta communissima, connus de tous, et des préceptes
secondaires, qui sont comme des conclusions des premiers. En ce qui concerne
les principes (il ne dit pas préceptes) communs, la loi naturelle ne
peut, d’aucune façon, être effacée du cœur des hommes, in universali, mais elle peut
l’être in particulari, car la raison peut être empêchée d’appliquer
un principe commun à une opération particulière. Il en formule comme suit des
causes : propter malas persuasiones, pravas consuetudines et
habitus corruptos. Les « mauvaises persuasions », c’est
l’endoctrinement ou lavage de cerveau qui amène des êtres humains à commettre
des crimes abominables et à susciter l’admiration. Des « coutumes
dépravées » ou contre nature, saint Paul en décrit dans sa lettre aux
Romains : « Leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des
rapports contre nature ; pareillement, les hommes, délaissant l’usage
naturel de la femme, ont brûlé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie
d’homme à homme » (1, 26-28). Les habitus corrompus sont engendrés quand
« les auteurs de pareilles actions, non seulement les commettent
régulièrement, mais quand ils les approuvent encore chez ceux qui s’y
livrent » (1, 32). Les préceptes, qu’il faut toujours distinguer des
principes, sont des règles de conduite que la raison se donne à partir des
principes communs que sont les inclinations naturelles (Ia, q.
Thomas d’Aquin parle d’un habitus naturel.
Naturel pour le distinguer des habitus acquis, comme les sciences et les
vertus morales, et des habitus surnaturels, comme la théologie sacrée, qui
reçoit ses principes de la révélation, et comme les vertus infuses de foi,
d’espérance et de charité. Un habitus naturel est donné avec la nature. Tout
être humain en est doué.
c)
Le nom de cet habitus naturel : syndérèse !
L’immense majorité des humains ignorent qu’ils ont une
syndérèse, comme ils ignorent l’existence et le rôle de bien d’autres pièces de
leur organisme physique ou mental. Parmi les rares personnes qui connaissent le
mot, la plupart en ignorent la signification, et elles n’ont pas la moindre
idée du rôle que joue la syndérèse dans leur vie quotidienne. Heureusement, elle peut le jouer à leur insu,
comme le pancréas joue le sien à l’insu de la plupart des gens.
Le faisceau d’inclinations naturelles, que
nous avons identifiées ci-dessus, et que l’on trouve à l’origine du
raisonnement pratique, a reçu le nom bizarre de syndérèse. Sans être
« hérissé de grec », comme disait Boileau, on sent que le mot nous
vient tout droit d’Athènes. Le préfixe syn, que l’on rencontre dans
plusieurs mots français, c’est le cum latin, qui a donné nos con, com
et col français. Il semble qu’en parlant d’éthique Aristote n’ait
jamais employé le mot suntêrêsis (syndérèse), tout comme il n’a jamais
employé le mot suneidêsis (conscience). Le mot suntêrêsis
(syndérèse) nous serait venu des Stoïciens, qui l’employaient pour
« désigner cette loi primordiale selon laquelle tout être tend à vivre
conformément à sa nature[26]. »
Cicéron a traduit suntêrêsis par conservatio, action de
conserver. Tel est bien le rôle de la syndérèse, puisqu’elle est inextinguible,
comme nous verrons : son contenu, elle le conserve.
J’ai d’abord cherché dans quelques
dictionnaires français que j’ai sous la main. Ni mon Petit Robert ni mon
Petit Larousse n’ont retenu le mot syndérèse. Tout heureux,
je l’ai trouvé dans mon Petit Littré, qui en donne l’origine grecque et
la définition suivante : « Terme de dévotion. Remords de conscience. »
L’expression « terme de dévotion » m’a amusé. Mon Grand Robert
a retenu le mot syndérèse et il dit que le mot est emprunté au grec suntêrêsis
et qu’il signifie d’abord « conservation ». Fort intéressant.
Dans mon dictionnaire grec (Pessonneaux),
je trouve, évidemment, suntêrêsis, car le mot n’est pas, pour les Grecs,
un terme technique ; il appartient au langage de la majorité ; il est
membre d’une famille bien connue ; ce n’est pas un orphelin, comme notre
stérile syndérèse, qui n’a engendré aucun verbe ni aucun adjectif. Mon
Pessonneaux donne l’étymologie du mot :
suntêrêsis vient de suntêréo, lui-même formé de sun et
de têréô, verbe qui signifie « conserver ensemble » ;
conserver, garder avec soin. Le mot latin synderesis est un calque du
grec ; le mot français, syndérèse, un calque du latin.
Qu’est-ce que la syndérèse conserve ?
Thomas d’Aquin va nous le dire, d’abord dans
Or, de même que la raison spéculative
raisonne en vue de connaître la vérité pour elle-même, de même la raison
pratique raisonne pour connaître la vérité en vue de l’opération. Il faut donc
qu’il y ait naturellement en nous des principes certains, évidents,
indémontrables dans l’un et l’autre domaine. Or, les principes à partir
desquels fonctionne l’intellect spéculatif n’appartiennent pas à une puissance
spéciale, mais à un habitus spécial que Thomas d’Aquin appelle l’intellect des
principes, intellectus principio-rum[27].
Comme il a distingué plus tôt intellect et intelligence, je pense qu’il est
préférable de traduire intellectus principiorum par intellect des
principes et non par intelligence des principes.
C’est cet habitus naturel des principes des
opérables que Thomas d’Aquin désigne du nom de syndérèse, un intellectus
principiorum, elle aussi. Le rôle de la syndérèse est d’inciter au bien et
de détourner du mal, instigare ad bonum, et murmurare de malo (Ia, q.
Il se demande d’abord si la syndérèse est
une puissance ou un habitus (q. XVI, a. 1). Il nous a dit, dans
À l’article 2 de cette question XVI, il se
demande si la syndérèse peut se tromper : Utrum synderesis possit peccare. Il répond qu’il ne peut y
avoir de certitude dans les conclusions qui découlent de principes à moins que
ces principes ne soient eux-mêmes certains. Pour qu’il y ait de la rectitude dans
les opérations humaines, il faut qu’on puisse remonter à des principes
permanents à partir desquels toutes les œuvres qui en découlent soient décidées
et confrontées. Le principe permanent, dans lequel tous les autres
s’enracinent, c’est précisément la syndérèse, qui résiste à tout mal et consent
à tout bien. Dans ce rôle, remurmurare
malo et inclinare ad bonum, elle ne peut pas se tromper. Cependant,
l’erreur peut s’insinuer dans l’application de ce principe universel à une
action particulière, mais c’est la conscience qui est alors en jeu et non plus
la syndérèse.
À l’article 3, il se demande si la
syndérèse peut s’éteindre dans une personne : Utrum synderesis in
aliquo extinguatur. L’idée de
conserver, que l’on a rencontrée à quelques reprises, prédestinait le mot à
nommer des choses qui ne peuvent se perdre. Thomas d’Aquin commence, selon son
habitude, par quelques distinctions. Le verbe s’éteindre peut s’entendre
de deux manières. D’abord, du point de vue de la lumière elle-même que projette
cet habitus qu’est la syndérèse. De ce point de vue, il est impossible
que la syndérèse s’éteigne, tout comme il est impossible que l’âme de l’homme
soit privée de la lumière de l’intellect agent (Ia, q. 79, a. 3) par
lequel les premiers principes dans l’ordre spéculatif comme dans l’ordre
pratique sont en nous, nobis innotescunt. Cette lumière
appartient à la nature même de l’âme humaine, et c’est par elle que l’âme
humaine est dite intellectuelle.
Le verbe s’éteindre peut s’entendre
d’une deuxième manière : du point de vue de l’acte, et cela de deux
manières. D’abord, l’acte de la syndérèse – incliner au bien et répugner au mal
– est rendu impossible chez les personnes qui n’ont pas l’usage de leur libre
arbitre ou qui ont perdu l’usage de la raison à la suite d’une lésion au
cerveau, par exemple. Puis, du point de vue de son acte, la syndérèse peut
s’éteindre non pas in universali, mais in particulari,
c’est-à-dire dans l’application à une opération particulière du principe
universel : inclination au bien, répulsion face au mal. Cette mise en
veilleuse de la syndérèse peut se produire sous l’empire de la passion :
passion amoureuse, terreur panique, accès de fureur, etc. Quand un accès de
passion préside au jugement de la raison, il peut en abolir l’usage (IIa-IIae, q. 156, a.
1).
L’application des principes universels et
immuables
L’application de nos connaissances à notre
activité, comme il a été dit ci-dessus, peut se faire avant l’action. C’est le
rôle propre de la conscience morale. Elle va pousser à l’action ou en
détourner. Cette application soulève des difficultés sur lesquelles la
géométrie est en mesure de jeter quelque lumière.
En géométrie, les principes ne souffrent
pas d’exceptions. Les théorèmes concernant telle ou telle figure s’appliquent
sans examen. C’est pourquoi le géomètre, en tant que géomètre, n’a pas de
conscience : sa science géométrique n’a pas besoin d’être assistée d’une
conscience géométrique. Ce bonheur du géomètre faisait rêver Spinoza, et il a
voulu inventer une Ethica more geometrico demonstrata, dont les
démonstrations se terminent par un Q.E.D., l’équivalent de notre C.Q.F.D – ce
qu’il fallait démontrer. Malheureusement, le mode géométrique est inapplicable
à la matière morale, variable, contingente, mobile. La morale entend régler
l’action particulière, circonstanciée. L’être
humain ne peut pas y être dirigé par des vérités absolues et
nécessairement vraies ; force lui est de se guider sur ce qui arrive dans
la plupart des cas, ex his quae ut in pluribus accidunt. Et ce qui est
vrai dans la plupart des cas, c’est l’expérience qui l’enseigne (IIa-IIae, q.
Quand il disserte sur la « différence
entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse », Pascal affirme que
les gens « accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie se
perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi
manier » (Pensées, 1). Tels sont les principes qui règlent la
conduite humaine. Les êtres humains ne sont pas des figures géométriques
sèches, froides, immuables. Ce qui convient à l’un ne convient pas à son
voisin ; ce qui convenait hier ne convient plus aujour-d’hui ; ce qui
convient aujourd’hui ne conviendra peut-être plus demain ; ce qui convient
dans tel pays ne convient pas dans tel autre. Thomas d’Aquin revient à
plusieurs reprises sur ce trait de notre nature, qu’il qualifie de mutabilis (IIa-IIae, q.
Les dépôts doivent être rendus, c’est de
l’élémentaire justice. Si une personne m’a confié son chat avant de partir en
vacances, elle ne doute pas que je vais le lui rendre à son retour, car elle me
pense honnête. Mais ce principe général comporte des exceptions. Par exemple,
le dépôt peut en être un d’armes, et le dépositaire sait que son propriétaire
le réclame pour commettre un crime. En l’occurrence, le dépôt ne doit pas être
rendu si c’est au pouvoir du dépositaire de le conserver un peu plus longtemps
en sa possession. Il est facile d’imaginer d’autres cas où le dépôt ne devrait
pas être rendu au moment où il est réclamé. Thomas d’Aquin ajoute que les
exceptions sont d’autant plus nombreuses qu’on descend davantage dans les
détails, ad particularia, (Ia-IIae, q.
Et il donne d’autres exemples
d’application des préceptes généraux aux cas particuliers quand il se demande
s’il peut y avoir des exceptions aux préceptes du décalogue (Ia-IIae,
q, 100, a. 8, sol. 3 ; q. 94, a. 5, sol. 2) L’objection à
laquelle il répond porte sur le commandement suivant : « Tu ne tueras
pas. » Selon lui, il y a un mot de sous-entendu : « Tu ne tueras
pas injustement. » Certaines versions de
Thomas d’Aquin ne s’en tient pas
à l’objection sur l’homicide. Il saisit l’occasion de clarifier le cas d’un
autre commandement : « Tu ne voleras pas. » Selon lui, il existe
des circonstances où il est conforme à la raison d’enlever à une personne
quelque chose qui lui appartient, sans se rendre coupable du vol défendu par le
commandement (Ia-IIae, q. 100, a. 8, sol. 3). On ne violerait pas le
commandement en s’emparant d’armes qui vont servir à commettre un crime. Dans
le cas d’extrême nécessité, il n’y a pas de vol à prendre ouvertement ou en
secret ce qui appartient à autrui pour subvenir à ses besoins ou aux besoins
d’une autre personne (IIa-IIae, q.
En soi, les préceptes du
décalogue sont immuables ; mais, dans leur application à des cas
particuliers, ils ne le sont pas : hoc est mutabile. Cet acte
est-il un homicide, un vol ou un adultère ? Hoc est mutabile. Il a
ajouté adultère, mais il ne développe pas ici. Il va le faire ailleurs
(Ia-IIae, q.
Thomas d’Aquin conclut que, dans
leur application aux cas particuliers de la vie – déterminer, par exemple, si
tel acte est un homicide, un vol ou un adultère –, les préceptes du décalogue
ne sont pas immuables. Bref, l’application aux actes circonstanciés de la vie
des préceptes universels, immuables ou négatifs nous plonge dans le
mouvant, hoc est mutabile. Parfois
l’exemption du précepte est autorisée par Dieu lui-même : maître de la vie
et auteur du mariage, il a pu ordonner à Abraham de tuer son fils innocent et
au prophète Osée de s’approcher d’une femme adultère sans commettre lui-même
l’adultère. Pendant le temps des persécutions, de saintes femmes que l’Église
célèbre se sont enlevé la vie pour que leur corps, temple du Saint-Esprit,
comme dit saint Paul, ne soit pas profané. Augustin attribue ce geste étonnant
à l’inspiration du Saint-Esprit (IIa-IIae, q. 64, a. 5, sol. 4).
Quand il s’agit de matières où les hommes ont juridiction, l’exception au
précepte du décalogue vient de l’autorité humaine ; on dit alors que les
hommes administrent au nom de Dieu, homines
gerunt vicem Dei, mais ils ne partagent pas son administration en tout, non
quantum ad omnia (Ia-IIae, q.
À la lumière de ces principes de
Thomas d’Aquin, l’encyclique La splendeur de la vérité ne heurte plus
quand elle parle de « normes morales universelles et immuables », de
« normes valables toujours et pour tous, sans aucune exception », de
« normes morales qui interdisent le mal intrinsèque ; il n’y a de
privilège ni d’exception pour personne » (Op. cit.,
p. 150-151). Les exemples de Thomas d’Aquin – le meurtre, le vol et
l’adultère – sont des actes intrinsèquement mauvais, c’est-à-dire mauvais en
eux-mêmes et non pas en raison d’une circonstance, cependant, dit le docteur commun
de l’Église, leur application aux actes particuliers de la vie nous plonge dans
le mouvant : hoc est mutabile.
Le père Marcel-Marie Desmarais,
o.p., a écrit un petit livre intitulé L’Avortement, une tragédie[28].
Après avoir défendu sa thèse avec la compétence qu’on lui reconnaissait, il
écrit : « Voilà qui est clair et net en tant qu’il s’agit des
principes de la moralité objective. Pourtant, dans le cas précis que
nous examinons, la moralité subjective
pourrait facilement, semble-t-il, en arriver vertueusement à une autre
conclusion » (op. cit., p. 54).
Le mot adjectif est formé de ad,
vers, et de jacere, jeter, lancer, comme on lance des pierres ou des
flèches. En l’occurrence, ce sont des adjectifs qui sont lancées aux mots raison,
conscience, volonté. En voici quelques-uns : droite, vraie,
fausse, erronée, errans, en désaccord, discordans, en accord, concordans,
bonne, mauvaise. Il en manque peut-être. Le passage suivant du père
Sertillanges, o.p., incite à lancer le débat des adjectifs : « Celui
qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit
droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce
précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[29]. »
Qu’est-ce qu’une volonté droite ? Dans
raison droite, volonté droite et conscience droite, l’adjectif droite
a-t-il la même signification ? Deux articles de
En réponse à la première
question, Thomas d’Aquin rappelle que la conscience est l’application de la
connaissance à un acte (Ia, q.
À ce sujet, des auteurs ont
distingué trois sortes d’actes : les actes bons en eux-mêmes, les actes
indifférents et les actes mauvais en eux-mêmes, et ils disent qu’il n’y a pas
d’erreur quand la raison ou la conscience commande de faire une chose bonne en
elle-même. Il en est ainsi quand elle commande de ne pas faire une chose
mauvaise en elle-même. Car c’est en vertu du même principe que le bien est
prescrit et le mal défendu. Mais, si la raison ou la conscience dit à quelqu’un
qu’il est tenu en vertu d’un précepte de faire une chose mauvaise de sa nature
ou de ne pas faire une chose bonne de sa nature, la raison ou la conscience est
alors dans l’erreur, errans. Il en sera de même si la raison ou la
conscience de quelqu’un lui interdit ou lui ordonne de poser un acte en soi
indifférent. Cette raison ou cette conscience sera dans l’erreur.
Ces auteurs concluent que la
raison ou conscience (jugement de la raison) qui se trompe en ordonnant ou
interdisant des choses indifférentes oblige, de sorte que la volonté qui ne lui
obéit pas est mauvaise ; mais qu’elle n’oblige pas si elle se trompe en
ordonnant des choses mauvaises en elles-mêmes et en interdisant celles
qui sont bonnes en elles-mêmes et nécessaires au salut. D’où il suit que, dans
ces cas, la volonté en désaccord avec la raison ou la conscience dans l’erreur
n’est pas mauvaise, non est mala.
Après avoir rapporté les opinions
de ces auteurs, Thomas d’Aquin tranche : De tels propos sont irrationnels :
hoc irrationabiliter dicitur. Dans les choses indifférentes, la volonté
est mauvaise qui est en désaccord avec la raison ou la conscience, c’est-à-dire
qui incline vers autre chose que ce que la raison présente comme bon ou ne se
détourne pas de ce que la raison présente comme mauvais. Cette volonté est
mauvaise, non pas à cause de l’objet de l’acte lui-même, qui peut consister à
lever une paille, mais parce que l’objet de la volonté est ce que propose la
raison, et tel que la raison le propose. Quel que soit l’acte que la raison
propose comme mauvais, la volonté devient elle-même mauvaise en s’y portant.
Cela se produit non seulement
dans les actes indifférents, mais également dans les actes bons en eux-mêmes et
dans les actes mauvais en eux-mêmes, car les actes indifférents ne sont pas les
seuls à pouvoir devenir bons ou mauvais, par accident. Les actes mauvais en
eux-mêmes peuvent devenir bons et les actes bons en eux-mêmes devenir mauvais
si la raison les considère ainsi. Par exemple, s’abstenir de la
fornication est un acte bon en soi. Cependant, la volonté y tend selon qu’il
est proposé par la raison. Si une raison errante considère comme un mal de s’abstenir
de la fornication, la volonté qui incline quand même vers l’abstention de la fornication
sera mauvaise parce qu’elle veut le mal, non pas le mal en soi, mais ce qui est
mal par accident à cause de la manière dont la raison le perçoit. Si Thomas
d’Aquin avait pris la fornication comme exemple, une personne dont la raison la
considérerait comme bonne ne serait pas obligée de forniquer ; mais, en
prenant comme exemple l’abstention de la fornication, une personne qui
considère cette abstention comme mauvaise est obligée de forniquer
raisonnablement.
Le deuxième exemple qu’il prend
n’est pas moins étonnant. Croire au Christ est, de soi, bon et nécessaire au
salut. Mais la volonté ne se porte vers cet objet, voluntas non fertur in
hoc, que selon la manière dont la raison le présente, nisi secundum quod
a ratione proponitur. Si donc la raison le présente comme un mal, si a
ratione proponitur ut malum, la volonté s’y portera comme vers un mal, voluntas
feretur in hoc ut malum, non pas un mal en soi, mais un mal par accident à
cause de la manière dont la raison le voit. Et Thomas d’Aquin de conclure que
toute volonté en désaccord avec la raison, droite ou errante, sive recta,
sive errante, est toujours mauvaise (Ia-IIae, q. 19, a. 5).
Si tel est le cas, il faut
conclure que la volonté en accord avec une raison errante est bonne. Est-elle
droite ? La volonté est une faculté passive ; elle est mue par le
bien ou le mal perçu par la raison (Ia, q.
Il n’en est pas ainsi de la
raison et de la conscience, qui ont pour objet la vérité. Une raison et une
conscience qui s’écartent de la vérité ne peuvent pas être qualifiées de
droites. C’est pourquoi l’encyclique
La volonté peut être détournée de
son objet propre par des mauvaises habitudes – tabagisme, alcool, drogue, etc.
– ou par un accès passager de passion, comme ce fut le cas pour le roi David à
la vue de Bethsabée dans son bain. Il faut distinguer trois moments de
l’action : savoir, vouloir et pouvoir. Une personne peut savoir que
le tabagisme nuit à sa santé, mais ne pas vouloir s’amender ; elle peut
vouloir s’amender, mais s’en croire incapable.
La deuxième question que soulève
Thomas d’Aquin : Est-ce que la volonté en accord avec la raison errante
est bonne ? Utrum voluntas concordans rationi erranti sit bona (Ia-IIae,
q.
Dans les rapports de l’ignorance
à l’acte de la volonté, Thomas d’Aquin distingue trois cas. Dans le premier
cas, il qualifie l’ignorance de concomitante, c’est-à-dire qu’elle
accompagne l’acte qui est posé, mais de telle sorte qu’on le poserait quand
même si on savait. Il prend le même exemple d’un homme qui, pensant tuer un
cerf, tue l’ennemi qu’il avait la ferme intention de tuer quand l’occasion se
présenterait. Une telle ignorance ne cause pas l’involontaire parce que le
résultat de l’acte ne répugne pas à la volonté. Cette ignorance produit le
non-volontaire : on ne peut pas vouloir ce que l’on ignore.
Dans le deuxième cas, l’ignorance
elle-même est volontaire. Et cela se produit de deux manières. D’abord quand
l’ignorance est directement voulue. C’est le cas d’une personne qui ne veut pas
savoir pour ne pas être perturbée dans sa conduite. Thomas d’Aquin cite Job,
21 : « Nous ne voulons pas la science de vos voies. » Il
qualifie d’affectée une telle ignorance, ignorantia affectata. Nous,
nous parlons d’ignorance crasse. L’ignorance est qualifiée de volontaire d’une
deuxième manière : c’est l’ignorance d’une personne qui peut et doit
savoir, mais qui ne sait pas. Ce serait, entre autres, le cas d’une personne
qui ne se soucie pas d’acquérir les connaissances requises pour l’exercice de
son métier ou de sa profession. Quand l’ignorance est volontaire de l’une ou de
l’autre de ces deux manières, elle ne cause pas l’involontaire proprement dit, simpliciter ;
elle le cause cependant sous un rapport, secundum quid, en tant
qu’elle précède le mouvement de la volonté à faire quelque chose qu’on ne ferait
pas si l’on savait.
Dans le troisième cas,
l’ignorance n’est pas volontaire ; mais, à cause d’elle, une personne veut
ce qu’autrement elle ne voudrait pas. Ce serait le cas d’une personne qui
ignore, d’un acte qu’elle va poser, quelque circonstance qu’elle n’était pas
tenu de connaître. Ignorant cette circon-stance, elle pose un acte qu’elle
n’aurait pas posé si elle avait connu
cette circonstance. Thomas d’Aquin donne l’exemple d’un tireur à l’arc qui,
après avoir pris les précautions convenables, tue un homme qui passe dans la
trajectoire de la flèche qu’il a lancée. Une telle ignorance cause l’invo-lontaire
proprement dit, simpliciter (Ia-IIae, q.
Si donc la raison ou la
conscience erre d’une erreur volontaire, c’est-à-dire d’une erreur qui porte
sur des connaissances qu’une personne n’a pas voulu acquérir ou sur des connaissances que, par négligence,
elle ne possède pas, mais qu’elle devrait normalement posséder, dans ces cas,
la conscience erronée n’excuse pas. Par contre, l’erreur découlant de quelque
circonstance, sans qu’il y ait négligence, une telle erreur de la raison ou de
la conscience excuse d’être mauvaise la volonté en accord avec la raison
errante.
Chaque fois qu’on évoque l’obligation de suivre sa
conscience même fausse (Ia-IIae, q. 19, a. 5), l’objection jaillit comme
l’éclair : « Oui, mais il faut éclairer sa conscience. »
D’accord, mais qu’est-ce qu’une conscience éclairée ? Cette formule,
devenue limpide par la répétition, consueta sunt nobis magis nota, ne
constitue pas la moindre objection dès qu’on la scrute un peu.
L’obligation d’agir selon sa conscience ne
comporte aucune excep-tion : on ne doit jamais agir selon la conscience
des autres, même pas selon celle de son pape. La conscience oblige plus que le
précepte du prélat (De Veritate, q. XVII, a. 5). Quelqu’un peut me
conseiller d’éclairer ma con-science, chercher à me convaincre de la nécessité,
selon lui, que je le fasse, mais c’est à moi de décider. Bref, c’est ma conscience
qui peut m’inciter ou m’obliger à l’éclairer.
La seule manière de procéder pour un
éclaireur de conscience – l’expression " directeur " de
conscience avait de quoi agacer –, c’est de chercher à convaincre en
produisant de la lumière, en produisant l’évidence, quand l’évidence est
possible. Parfois c’est facile, parfois non. Il est facile d’éclairer la
conscience du distrait qui enfile mon manteau, mais il le serait moins de
convaincre l’espèce de Zorba qui pense que la fornication est une activité vertueuse.
Une conscience éclairée, ce n’est pas une conscience qu’on a cherché à
éclairer, mais une conscience qui est éclairée, c’est-à-dire qui n’est plus
dans l’erreur.
Dans Entrez dans l’espérance, Jean-Paul
II évoque le texte de Thomas d’Aquin concernant la foi au Christ :
« La position de saint Thomas est on ne peut plus nette : il est à
tel point favorable au respect inconditionnel de la conscience qu’il soutient
que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme au cas où, par extraordinaire,
ce dernier serait en conscience convaincu de mal agir en accomplissant un tel
acte. L’homme est toujours tenu d’écouter et de suivre un appel, même erroné,
de sa conscience qui lui paraît évident. Il ne faut toutefois pas en conclure
qu’il peut persévérer impunément dans l’erreur, sans chercher à atteindre la
vérité[30]. »
Ce texte soulève quelques difficultés.
D’abord, dans le cas de « l’acte de foi au Christ », on ne peut
parler d’évidence : personne n’a l’évidence qu’il doit rejeter la foi au
Christ ni l’évidence qu’il doit l’accepter. On adhère à un objet de foi non pas
parce qu’on voit mais parce qu’il plaît : non quia visum sed quia
placens. De plus, l’expression « par extraordinaire » semble
ignorer le milliard de musulmans qui croient autant au Coran que les chrétiens
à l’Évangile. Et voici ce que le Coran leur apprend : « Ils [les
chrétiens] disent : Dieu a un fils : loin de nous ce blasphème »
(Sourate X, 69). « Dieu ne peut pas avoir d’enfant. Loin de sa gloire ce
blasphème » (Sourate XIX, 36).
« Dieu n’a point de fils, et il n’y a point d’autre Dieu à côté de
lui » (Sourate XXIII, 92). À leurs
yeux, leur attitude n’est pas une erreur, et ils peuvent la conserver
« impunément ». Comment pourraient-ils « chercher à atteindre la
vérité » quand ils sont convaincus, autant que Jean-Paul II, de la
détenir ?
Abélard (1079-1142), entre autres, justifie
l’attitude des musulmans et de bien d’autres : « Comme l’habitude
devient une seconde nature, quel que soit l’objet du respect qu’on inculque à
l’enfant, l’adulte y reste obstinément fidèle. Avant même que nous comprenions
ce qu’on nous enseigne, nous affirmons notre foi[31]. »
Descartes relaie Abélard avec son « pour ce que nous avons tous été
enfants avant que d’être hommes[32]. » Et comment oublier Pascal ? « Qu’est-ce
que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés[33]
? »
Je me demande à qui pensait le père Deman
quand il a écrit : « [Thomas d’Aquin] entend bien, par exemple, que
l’homme qui pécherait en croyant au Christ, à cause de la conscience qu’il a,
pèche également en n’y croyant pas : car sa conscience est fausse, et il
dépendait de lui de ne pas verser dans cette erreur[34]. »
Comment pourrait-on dire qu’il dépend des musulmans ou des bouddhistes de ne
pas « verser dans cette erreur » ? Deman a raison quand il s’agit
d’une personne qui a une conscience erronée par sa faute.
Quand on écarte les métaphores, la
conscience se présente sèchement comme un jugement de la raison pratique qui
applique, dans une situation déterminée, hic et nunc, les connaissances
qu’une personne possède À plusieurs reprises,
Les êtres humains ne sont pas des figures
géométriques sèches, froides, immuables. Ce qui convient à l’un ne convient pas
à son voisin ; ce qui convenait hier ne convient plus aujourd’hui ;
ce qui convient aujourd’hui ne conviendra peut-être plus demain ; ce qui
convient dans tel pays ne convient pas dans tel autre. Est bien connu le mot de
Pascal : « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà » (Pensées,
294). Thomas d’Aquin revient à plusieurs reprises sur ce trait de notre nature,
qu’il qualifie de mutabilis (IIa-IIae,
q.
À la lumière de ces principes de
Thomas d’Aquin,
Le raisonnement de la raison pratique
s’enracine dans un premier principe connu de tous et qui s’énonce comme
suit : Le bien est ce que toutes choses désirent, le mal, son contraire,
est ce que toutes choses rejettent. Ce
premier et grand principe de la conduite humaine est inné, connu de tout être
humain, indélébile, inextinguible. Quand La splendeur de la vérité parle
d’hommes qui ne distinguent plus le bien du mal (p. 146), Thomas d’Aquin
préciserait : ils le distinguent toujours in universali,
mais ils se trompent in particulari, c’est-à-dire quand ils
appliquent cette disposition qui est en eux et en vertu de laquelle ils tendent
naturellement au bien et se détournent tout aussi naturellement du mal. C’est
cette disposition indélébile, inextinguible que Thomas d’Aquin appelle la
syndérèse.
[1] In
III De Anima, Lect. XIV, n. 817.
[2] De l’âme, Trad. Tricot, Paris, Vrin, 1947, III, 10, p. 203.
[3] Les Confessions, XI, c. 20
[4]
[5]
Th. Deman, o.p.,
[6] In
VI Ethicorum, lect. 5, n. 1177.
[10] Éthique à Nicomaque, Vrin, 1997, I, chap. 1, 1.
[11]
In I Eth.., lect. 1, 11.
[12] Daniel, V, 25-28.
[13]
Ia-IIae, q.
[14] Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, Idées ; 28, p. 35.
[15] Marc Oraison, Le Mystère humain de la sexualité, Paris, Seuil, 1966, p. 15.
[16] In I Pol., lect. 1, n. 39.
[17] Alain, Propos, Gallimard,
[18] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1945, 346, 347.
[19] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, chap. 27.
[20] In
X Eth., lect. 13, n. 2134.
[21] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 24-25.
[22] Thomas d’Aquin, De Regimine principum, I, chap. 2, n. 750.
[23] Aristote, Éthique à Nicomaque, Trad. Jean Voilquin, Classiques Garnier, 1961, VI, chap. VI, 2.
[24] Dictionnaire philosophique, GF ; 28, p. 373.
[25] Thomas d’Aquin, Q.D. De
Virtutibus in communi, q.
[26]
Th. Deman, o.p.,
[27] In
VI Eth., lect. 5, n. 1179.
[28] Montréal, Éditions du Jour, 1973, 171 pages.
[29]
[30] Op. cit., Plon/Mame, 1994, p. 279-280.
[31] Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, dans Œuvres choisies d’Abélard, Paris, Aubier, 1946, p. 216-217.
[32] Discours de la méthode, Montréal, Variétés, 1947, p. 25.
[33] Pensées, 92.
[34]