Le sacerdoce comme institution naturelle
selon saint Thomas d'Aquin
Jésus-Christ " est salué par Dieu du titre de grand prêtre selon l'ordre de Melchisédech " (He 5, 10). Dans la stratégie d'ensemble de la lettre aux Hébreux, ce rattachement du sacerdoce de Jésus-Christ au sacerdoce de Melchisédech permet de " contourner " le sacerdoce selon l'ordre d'Aaron pour manifester tout à la fois la nouveauté et la supériorité du sacerdoce de la Loi nouvelle1. Faut-il en conclure pour autant que le sacerdoce chrétien2 est une institution unique et absolument sans équivalent, " sans père ni mère, sans généalogie " (He 7, 3) ? Est-il à ce point le " vrai " sacerdoce qu'il épuise à lui seul la notion, et que par rapport à lui tout ce qui se prévaut du même nom est au mieux un pâle analogue, au pire un pur et simple équivoque ? Répondre positivement à ces questions aurait des conséquences pratiques qui sont loin d'être insignifiantes : il s'agit, en définitive, de savoir si le sacerdoce chrétien, pour être lui-même, doit prendre l'exact contre-pied de tout ce qu'évoqué le sacerdoce de la Loi ancienne — spécialement sa forte concentration cultuelle — ou même le sacerdoce tel qu'il peut se réaliser dans certaines religions non chrétiennes.
Mais cette réponse positive contredirait de plein fouet l'économie générale de la révélation chrétienne. Car, là non plus, Jésus-Christ n'est " pas venu abolir, mais accomplir " (Mt 5, 17). Il faut donc tenir simultanément et h nouveauté et h continuité du sacerdoce chrétien par rapport au sacerdoce de la Loi ancienne3. Bien plus, la référence au mystérieux sacerdoce du roi païen Melchisédech suggère qu'au-delà de la relation
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1. Cf. IIIa, q. 61, a.
3, ad 3 où saint Thomas fait allusion à cette stratégie de rupture, à propos
des signes sacramentels.
2. Par sacerdoce chrétien,
j'entends le sacerdoce de Jésus-Christ et ses deux participations diversifiées
que sont d'une part le sacerdoce des fidèles et d'autre part le sacerdoce
ministériel.
3. On sait que les premières
générations chrétiennes ont laissé dans l'ombre la dimension sacerdotale du
ministère chrétien : il fallait, en effet, à l'époque, mettre en lumière la
spécificité et la nouveauté du culte chrétien, et éviter une assimilation trop
directe du ministre chrétien au prêtre de la Loi ancienne. Mais quand ce danger
eut été écarté, le vocabulaire sacerdotal s'est tout naturellement appliqué aux
ministres chrétiens. Cf., par ex., P.-M..BEAUDE, " Sacerdoce ",
Supplément au Dictionnaire de la Bible, t. X, Paris, 1985, col. 1341-1342.
RT 99 (1999) 33-57
binaire entre l'Ancienne et la Nouvelle Alliance, le sacerdoce de Jésus-Christ assume et accomplit aussi le sacerdoce tel qu'il a pu se réaliser dans l'économie de la loi de nature, c'est-à-dire dans l'état théologique de l'humanité qui fait suite à la chute originelle et précède, pour le peuple hébreu, le don de la Loi.
Cette logique de l'accomplissement suppose une continuité, et renvoie par conséquent à une certaine unité. Quelle est donc cette unité sous laquelle subsumer le sacerdoce chrétien et les formes de sacerdoce qui l'ont précédé4 ? En fait cette unité est double, au sens où elle peut se prendre à deux niveaux distincts. Tout d'abord, si l'on considère avec les yeux de la foi les différentes réalisations du sacerdoce dans l'histoire du salut, elles présentent une unité analogique par référence à un premier. Toutes les formes de sacerdoce sont en effet soit des préfigurations, soit des participations au sacerdoce de Jésus-Christ, source de tout sacerdoce5, et elles ne peuvent se définir sans lui. Cette " concentration christologique " du sacerdoce vient de ce qu'après le péché d'Adam, seul le sacerdoce de Jésus-Christ, unique médiateur entre Dieu et les hommes, est vraiment efficace du salut puisque lui seul opère par son sacrifice la réconciliation entre l'homme et Dieu, qui est la fin que poursuit le sacerdoce6. Mais, antérieurement à cette unité analogique d'ordre surnaturel, il y a une autre unité, univoque celle-là, qui se prend de la notion commune de sacerdoce et renvoie à la réalité du sacerdoce comme institution naturelle. De cette réalité du sacerdoce comme institution naturelle, s'exprimant dans le concept commun de sacerdoce, cette étude voudrait déterminer les contours chez saint Thomas.
A. — UNE NOTION GÉNÉRALE DU SACERDOCE ?
L'entreprise soulève de sérieux problèmes. En effet, non seulement saint Thomas n'a jamais élaboré pour elle-même une telle notion
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4. Cet ordre de succession est un
ordre théologique : les formes antérieures sont ordonnées aux formes
postérieures et s'accomplissent en elles. Ce n'est pas un ordre chronologique
valable universellement : in concreto, les formes supérieures de sacerdoce
peuvent coexister avec des formes plus archaïques, qui demeurent là où l'Evangile
n'est pas encore annoncé.
5. Pour cette expression, propre à
saint Thomas, et les expressions assimilées, cf. IIIa, q. 22, a. 6,
arg. 1 ; q. 50, a. 4, ad 3 ; q. 63, a. 6, etc.
6. Cf. par ex. In Hebr. 7, 22, n°
366 : " Sacerdos débet Deum et populum ad concordiam reducere. " D'où
l'inefficacité des anciens sacrifices. En In Hebr. 10, 6, n° 488, où il s'agit
de commenter le verset " Tu n'as agréé ni holocaustes ni sacrifices pour
les péchés ", saint Thomas propose trois explications : 1°- les anciens
sacrifices ne sont plus acceptés à partir du moment où entre en vigueur la Loi
nouvelle; 2°- l'impiété des célébrants rend inefficace les sacrifices; 3°- les
anciens sacrifices n'avaient de valeur qu'en raison de la foi des célébrants en
la Passion dont ils étaient la figure ou encore — idée qui vient de Maïmonide —
dans la mesure où ils écartaient progressivement le peuple de l'idolâtrie.
générale du sacerdoce, mais surtout il ne semble guère en avoir éprouvé le besoin. Ce qui pose, au-delà des problèmes de méthode inhérents à toute reconstitution d'une doctrine implicite, un problème de fond : celui de sa légitimité même.
I. Problèmes de
méthode
Toute méthode repose sur des choix doctrinaux. Celle que nous allons mettre en œuvre se veut thomiste au sens où elle s'appuie sur la conception bien précise que saint Thomas se fait des rapports de la nature et de la grâce, telle qu'elle s'exprime en particulier dans la distinction entre la nature humaine et ses divers états théologiques.
Par nature humaine, j'entends ici la structure métaphysique invariante qui est à la source de l'activité multiforme des hommes, et qui en explique certaines constantes repérables dans la diversité presque infinie de ses réalisations. Pour saint Thomas, la nature ne s'oppose pas au règne de la liberté et de l'histoire. Au contraire, la liberté, et par conséquent l'historicité, sont des propriétés intrinsèques de la nature humaine. Les dynamismes à l'œuvre dans la nature humaine demandent à s'incarner dans des réalisations culturelles contingentes et historiquement déterminées. Nature et culture ne sont pas simplement juxtaposées, comme deux strates imperméables l'une à l'autre, mais la nature s'accomplit dans la culture7. La notion d'" institution naturelle " — qui n'est pas directement thomasienne mais ne me semble pas infidèle à la pensée du Maître — voudrait rendre compte de cette situation. Le nom d'" institution " renvoie à une détermination socioculturelle historiquement déterminée, mais l'adjectif " naturelle " précise qu'elle répond aux exigences constantes de la nature. À propos du mariage, saint Thomas a bien précisé la part de nature et la part de culture qu'intègre une institution naturelle :
Une chose est dite naturelle de deux manières. Primo, en tant qu'elle est causée nécessairement par les principes de la nature. Ainsi il est naturel pour le feu de s'élever8. En ce sens le mariage n'est pas naturel, pas plus que tout ce qui n'est accompli que par la médiation du libre arbitre. Secundo, on appelle naturel ce à quoi la nature incline mais qui ne
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7. Saint Thomas ne cesse de dire
que la loi naturelle, de soi universelle, doit toujours être précisée et
déterminée par des lois positives qui l'inscrivent dans une situation
culturelle et historique particulière : cf. par ex., Ia-IIae,
q. 95, a. 2. C'est vrai, en particulier, dans l'ordre cultuel. Par exemple,
dans la Loi ancienne, les exigences de la loi naturelle en matière cultuelle
étaient déterminées par les prescriptions cérémonielles ; cf. In Hebr. 7, 1-2,
n°330: " Caeremonialia Veteris Testamenti sunt quaedam determinationes
praeceptorum iuris naturalis et praeceptorum moralium "; Ia-IIae,
q. 103, a. 1...
8. Il s'agit donc ici de tout ce
qui relève du strict déterminisme naturel.
s'accomplit que par la médiation du libre arbitre, au sens où l'on dit que " les actes des vertus sont naturels. Et en ce sens le mariage est naturel car la raison naturelle y incline9.
Le sacerdoce est une institution naturelle en ce sens. Il est une institution naturelle dans la mesure où il est une structure sociale universelle qui découle de la nature humaine comme telle considérée dans sa dimension religieuse. Il est une institution naturelle dans la mesure où une part considérable de déterminations historiques et contingentes entre nécessairement dans l'organisation concrète du sacerdoce.
Mais, sur l'historicité " naturelle " constitutive des institutions humaines se greffe une autre historicité, d'ordre surnaturel, celle qui caractérise les relations de la famille humaine avec le Dieu vivant. En vertu de ses libres décisions, Dieu engage l'humanité dans un destin proprement surnaturel qui est scandé par des étapes ou âges théologiques. Toutefois, comme la grâce ne détruit pas la nature, mais se coule dans ses structures pour la guérir et la surélever, les institutions naturelles ne sont pas abolies mais seulement modalisées par les conditions qui spécifient un âge théologique donné.
Réfléchir sur le sacerdoce comme institution naturelle ne relève donc pas, comme on pourrait le craindre, de la science-fiction. Il s'agit de discerner dans le concret des institutions religieuses une sorte de structure fondamentale inhérente à toute société religieuse, qui, sans perdre son unité, se trouve réalisée selon des modes extrêmement divers dans les différents âges théologiques de l'humanité. Saint Bonaventure a exprimé avec grande clarté cette présence sous-jacente de l'institution naturelle du sacerdoce dans les régimes surnaturels. Le sacrement de l'ordre, se demande-t-il, est-il propre à la Loi nouvelle10? Non, prétend l'objectant:
Le sacrement de l'ordre relève du commandement de la loi naturelle — la preuve en est qu'il y a eu des prêtres dès le commencement, ainsi qu'il ressort de l'exemple de Melchisédech, et Jérôme le dit11. Or, ce qui
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9. In IV Sent., d. 26, q. 1, a. 1
: " Aliquid dicitur esse naturale dupliciter. Uno modo sicut ex principiis
naturae ex necessitate causatum, ut moveri sursum est naturale igni etc.; et
sic matrimonium non est naturale, néc aliquid eorum quae mediante libero
arbitrio complentur. Alio modo dicitur naturale ad quod natura inclinat, sed
mediante libero arbitrio completur, sicut actus virtutum dicuntur naturales; et
hoc modo etiam matrimonium est naturale quia ratio naturalis ad ipsum inclinat.
" Cf. aussi ce qu'expliqué Cajetan en In IIam-IIae,
q. 85, a. 1, § II, à propos du caractère naturel des sacrifices.
10. Cf. S. BONAVENTURE, In IV
Sent., d. 24, p. 1, a. 2, q. 3 (" Utrum sacramentum ordinis sit novae
legis proprium "), Ed. Quaracchi, " Opera omnia, 4 ", 1889, p.
617-618.
11. Une ethnologie religieuse
élémentaire vient ici au secours de la théologie. L'existence universelle, dans
l'espace et dans le temps, de l'institution sacerdotale est le signe que nous
avons affaire à un donné de nature. Sur l'allusion à Jérôme, cf. infra, n. 57.
relève du commandement de la loi naturelle demeure toujours
identique12.
À quoi le Docteur séraphique répond :
C'est vrai en général, non en particulier. La droite raison commande effectivement de rendre un culte à Dieu et, pour cela, d'établir des ministres particuliers, mais qu'il faille lui rendre un culte de telle ou telle manière, lui offrir tel ou tel sacrifice et que tel ou tel pouvoir ait été donné aux hommes, cela ne relève pas de la nature mais de la grâce13.
Le rapport de l'exigence de la loi de nature au système religieux concret est celui de l'indéterminé au déterminé14.
Comment, maintenant, à partir du corpus thomasien, reconstituer les traits essentiels du sacerdoce comme institution naturelle ? Deux voies s'ouvrent à nous. La première consiste à prolonger les réflexions de saint Thomas sur la vertu de religion et le culte. La mise en place dans la Somme de théologie d'un " traité " sur la religion considérée comme une vertu morale naturelle rattachée à la justice15, dans lequel il est fait largement abstraction des modalités que le culte peut revêtir dans tel ou tel état théologique de l'humanité, est une " première ". Elle traduit un sens très vif, chez saint Thomas, de la consistance propre de l'ordre naturel et de la nécessité méthodologique pour le théologien de traiter d'abord de ce qui relève des exigences communes de la nature humaine dans l'ordre religieux avant d'en aborder les réalisations historiques concrètes16. Dans cet ensemble de questions, saint Thomas déduit à partir des dynamismes profonds de la nature humaine certaines grandes
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12. S. BONAVENTURE, In IV Sent.,
d. 24, p. 1, a. 2, q. 3, arg. 4 : " Sacramentum ordinis est de dictamine
legis naturalis — et hoc patet, quia ab initio fuerunt sacerdotes, ut patet
exemplo Melchisedech, et Hieronymus dicit — sed quod est de dictamine naturae
semper idem persévérat. "
13. Ibid., ad 4 : " Dicendum,
quod verum est in universali, non in speciali. Bene enim dictat ratio recta,
Deum esse colendum, et ad hoc spéciales ministros constituendos, sed taliter
colendum, et tale sacrificium offerendum, et talem potestatem collatam esse
hominibus, hoc non est naturae, sed gratiae. "
14. Pour prendre une comparaison —
qui n'éclairera, hélas, que les esprits irrémédiablement scolastiques —, il en
va un peu de la nature humaine comme de la matière prime dans l'ordre physique.
Cette dernière ne subsiste d'aucune manière à l'état séparé; elle n'a pas
d'autonomie ontologique, mais elle n'en existe pas moins de façon réelle dans
les composés substantiels en lesquels elle entre au dire de co-principe avec la
forme substantielle. Seul l'esprit peut, par abstraction, isoler la matière
prime. De même, le sacerdoce comme institution naturelle n'a aucune espèce de
subsistance autonome en dehors des sacerdoces historiques. Il n'est pas une
réalité empiriquement observable, mais il existe — et chaque fois selon des
modalités vraiment diverses — selon des formes déterminées au plan de
l'histoire surnaturelle.
15. Cf. IIa-IIae,
q. 81-100.
16. Selon un procédé qui lui est
cher et qui consiste à exposer d'abord ce qui est commun avant de descendre
dans le particulier, saint Thomas traite du culte en général dans la IIa-IIae,
avant de traiter, dans la IIIa, du culte chrétien fondé et inauguré
par le Christ et célébré dans l'Église.
attitudes morales et religieuses dont la plupart, en raison du caractère corporel et social de l'être humain, s'incarnent dans des comportements et des institutions cultuelles. Ainsi, à la q. 85, à propos du sacrifice, il commence par démontrer, à l'a. 1, que l'offrande du sacrifice relève du droit naturel puisque, d'une part, la raison naturelle dicte à l'homme de se soumettre à cet être supérieur et provident qui est Dieu, et que, d'autre part, il appartient à la nature humaine de se servir de signes sensibles pour s'exprimer. Le sed contra confirme cette thèse par une induction qui découle d'une observation ethnologique élémentaire : " À toute époque et chez toutes les nations humaines, il y a toujours eu quelque offrande de sacrifice.17" Le culte chrétien assumera donc ces valeurs naturelles qui lui sont logiquement antérieures et se retrouvent aussi dans les autres systèmes cultuels. Malheureusement, dans ces questions sur la religion, saint Thomas parle très peu du sacerdoce comme tel et ne thématise pas le sacerdoce comme institution religieuse de droit naturel. Le traité sur la religion offre toutefois — nous y reviendrons — quelques points d'appui en ce sens.
Saint Thomas a bien davantage arrêté sa considération aux réalisations historiques du sacerdoce. Dans la Somme de théologie, par exemple, il s'est intéressé directement au sacerdoce chrétien de la Loi nouvelle, que ce soit le sacerdoce " fontal " du Christ (IIIa, q. 22) ou le sacerdoce des ministres ordonnés (Suppl, q. 34-40), ainsi qu'au sacerdoce de la Loi ancienne, spécialement dans les questions consacrées à la Loi ancienne (Ia-IIae, q. 98-105). De manière plus sporadique, saint Thomas fait aussi mention du sacerdoce tel qu'il a pu exister dans l'état surnaturel de la loi de nature, chez Abraham, Melchisédech... Ce dernier cas est spécialement intéressant, car, dans la loi de nature, les déterminations positives du culte sont très réduites, de sorte que le sacerdoce y apparaît ramené à ses traits essentiels18. De même, quelques références éparses au sacerdoce chez les païens permettent quelquefois de confirmer le caractère naturel de tel ou tel aspect du sacerdoce. Certes, saint Thomas est généralement très sévère pour des religions qu'il tient pour un culte des démons, mais, même dans cet état d'extrême perversion, il discerne la permanence de certaines valeurs religieuses naturelles19.
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17. IIa-IIae, q. 85, a. 1, s.c. :
" In qualibet aetate, et apud quaslibet hominum nationes, semper fuit
aliqua sacrificiorum oblatio. Quod autem est apud omnes, videtur naturale esse.
Ergo et oblatio sacrificii est de iure naturali. "
18. Je ne prétends d'aucune
manière que les formes les plus frustres du sacerdoce sont les plus "
naturelles ". Ce serait céder à la tentation d'assimiler le naturel au
primitif. Je dis simplement qu'en raison de leur simplicité, ces formes
primitives laissent souvent mieux apparaître que les formes plus parfaites ce
qui est commun à tout sacerdoce.
19. Cf. In Hebr. 7, 1-2, n° 330,
où la pratique des païens, attestée par l'Écriture, vient confirmer le
caractère universel et donc naturel de l'entretien matériel du clergé par le
peuple : " Similiter de iure naturali est quod ministri servientes Deo,
sustententur a populo, sicut enim patet Gn 47, 22, hoc servabatur etiam apud
Gentiles. Unde sacerdoces, quia pascebantur de horreis publicis, non sunt
compulsi vendere possessiones suas. "
Dans tous ces textes, la pointe de l'enseignement porte généralement sur tel ou tel aspect propre à ces réalisations historiques du sacerdoce, mais on y trouve aussi in obliqua de précieuses réflexions sur le sacerdoce comme tel.
2. Un concept a
priori?
Au XVe siècle, Pierre de Bergame, dans la Tabula aurea, à l'entrée sacerdotium, énumérait une quarantaine de thèses sur le sacerdoce du Christ, le sacerdoce de la Loi ancienne et les prêtres de la Loi nouvelle, puis il rassemblait en cinq thèses quelques maigres éléments sur le sacerdoce in communi glanés dans le corpus thomasien20. Nous avons là comme une première ébauche d'une systématisation à laquelle les controverses soulevées par la négation du sacerdoce dans la Réforme vont donner une impulsion décisive. Au terme, chez les Salmanticenses par exemple, à la fin du XVIIe siècle, la question sur le sacerdoce du Christ est désormais précédée d'une réflexion systématique sur le sacerdoce en général, intimement liée à une réflexion sur le sacrifice en général21. Cette organisation se trouve encore dans la plupart des manuels de théologie scolastique de la première moitié du XXe siècle22.
Cette opération est-elle légitime? Il ne manque pas aujourd'hui de voix autorisées pour le contester. Même le P. Manaranche, peu suspect pourtant de vouloir brader la théologie classique du sacerdoce, se désolidarise fermement de cette manière de faire, dont il dénonce la tendance naturaliste :
Nous ne voulons plus faire cette théologie d'autrefois qui, dans un souci avant tout apologétique, partait d'une définition générale du sacerdoce ou du sacrifice pour en montrer la parfaite réalisation dans l'Eglise. D'abord il est bien difficile de s'accorder sur un concept rigoureux [...]. Et puis Jésus-Christ ne s'incarne pas pour vérifier nos idées, même s'il vient faire droit à nos désirs à sa manière déconcertante23.
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20. Cf. PIERRE DE BERGAME, In
opera sancti Thomae Aquinatis index seu tabula aima, Ed. fototy-pica, Rome,
1960, p. 843-844. La première thèse sur le sacerdoce in communi concerne
d'ailleurs non pas le concept commun de sacerdoce mais le sacerdoce commun des
fidèles.
21. SALMANTICENSES, Cursus
theologicus, t. 16, Tract. XXI (De Incarnatione), Pars IV, disp. 31 (De
Sacerdotio Christi), Dubium 1, § 1, Paris, Victor Palmé, 1881, p. 324-327.
22. Cf., par ex., Éd. HUGON, De peccato
originali et de gratta, De verbo incarnato et redemptore, De B. Virgine Maria
Deipara, Paris, 121935. L'article consacré au sacerdoce du Christ est introduit
par un paragraphe sur la notion authentique de sacerdoce (sacerdotii genuina
notiô), p. 599-600.
23. A. MANARANCHE, Le Prêtre, ce
prophète, Paris, 1982, p. 174-175. — Cf. également J. LÉCUYER, Le Sacerdoce
dans le mystère du Christ, " Lex orandi, 24 ", Paris, Cerf, 1957, p.
18 : II faut " éviter le procédé, toujours critiquable et dangereux, de donner
une définition a priori, à laquelle coûte que coûte on essaierait ensuite de
ramener tout sacerdoce, y compris celui du
Il faut pourtant reconnaître qu'une notion commune du sacerdoce comme institution naturelle, correctement élaborée, est légitime parce qu'elle est théologiquement nécessaire. Lorsque saint Thomas, en IIIa, q. 22, a. 1, se demande si Jésus-Christ est prêtre, il commence — peut-il faire autrement? — par préciser ce qu'est l'officium sacerdotis et par mettre en place une notion générale du sacerdoce. Ce n'est que dans un second temps qu'il montre comment le Christ réalise vraiment et de façon éminente cette notion : " Hoc maxime convenit Christo"24. Affleure en fait ici, sur un point particulier, le problème général des " Noms divins ". Dieu parle la langue des hommes et, pour faire connaître son Mystère, il utilise des notions qui sont tirées de l'expérience humaine et parfois déjà élaborées par la réflexion philosophique. En les assumant, il les transfigure sans les défigurer. Ainsi la révélation du sacerdoce de Jésus-Christ serait purement et simplement incompréhensible, si elle n'assumait de façon éminente une notion commune de sacerdoce.
Certes, le sacerdoce chrétien se laisse d'abord saisir, à l'intérieur même de la Révélation, sur l'horizon du sacerdoce vétérotestamentaire : saint Thomas, en IIIa, q. 22, a. 1, recourt de fait aux textes de l'Écriture (Ml 2, 7; He 5, 1) pour décrire la fonction sacerdotale. Pourtant, il est illusoire de prétendre n'interpréter la Bible que par la Bible. L'univers scripturaire lui-même n'est pas une sphère close et autosuffisante, totalement coupée de l'ordre naturel : le livre de l'Écriture plonge au contraire ses racines dans le livre de la création et en révèle le sens ultime. Les références à l'Écriture n'excluent donc pas la volonté de donner une définition universellement valable du sacerdoce.
Cela dit — et pour faire droit à ce qu'il y a d'incontestablement juste dans les réticences actuelles —, certaines précautions méthodologiques sont de rigueur. Il importe au plus haut point de ne pas réduire indûment le champ d'induction à partir duquel s'opère la mise en place du concept commun de sacerdoce. Ainsi, il ne s'agit absolument pas de forger à la seule lumière de la science des religions — qui n'atteint souvent que des caricatures de religions — un concept naturel de sacerdoce qui exprimerait le plus petit dénominateur commun entre les
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Christ "; — D.-J. LALLEMENT,
dans Un sage pour notre temps : Daniel-Joseph Lallement, t. 3, Paris, 1998, p.
337 : " II est dangereux de partir, comme on l'a fait quelquefois, des
notions de sacrifice et de sacerdoce dans la religion naturelle pour élucider
ce que sont le Sacrifice et le Sacerdoce du Christ. La raison naturelle de
l'homme peut certes arriver à de justes notions du sacrifice et du sacerdoce,
et à reconnaître l'importance majeure du sacrifice et du sacerdoce dans la
religion naturelle à l'homme. Il est vrai aussi que le Sacrifice et le
Sacerdoce du Christ ont en eux, de manière éminente, ce que la religion
naturelle réclame. Mais la plénitude de la lumière est dans le Christ; et si
l'on part avec les pauvres lumières de la raison seule, on risque fort de ne
pas saisir la pleine réalité surnaturelle de l'acte sanctificateur du
Christ-Prêtre, de le ramener à un accomplissement de l'ordre naturel. "
24. Cette démarche, selon saint
Thomas, peut se réclamer de la manière dont saint Paul lui-même procède dans
l'épître aux Hébreux. Cf. In Hebr. 5, 1, n° 239 : " Primo ostendit
Christum esse pontificem [...]. Adhuc circa primum duo facit. Primo ostendit,
quae requirantur ad pontificem ; secundo ostendit illa convenire Christo et sic
concludit ipsum esse sacerdotem. "
formes historiques de sacerdoce, puis de le plaquer mécaniquement sur le sacerdoce chrétien, contraignant celui-ci à s'y adapter, quitte à en raboter les spécificités. L'élaboration d'un concept commun de sacerdoce relève plutôt de la philosophie qui réfléchit sur les exigences inhérentes à tout système religieux comme expression de la nature religieuse de l'homme. Cette réflexion intègre à sa manière les données des sciences positives, car il faut éviter de fossiliser le concept et veiller à le maintenir dans le courant de la vie de l'intelligence, c'est-à-dire dans un va-et-vient constant avec l'expérience. La notion commune de sacerdoce est, en effet, une abstraction qui ne doit pas substituer sa logique propre à la réalité concrète dont elle est censée rendre compte (voilà le rationalisme!). En outre, cette réflexion philosophique, comme toute démarche de philosophie chrétienne, ne peut faire totalement abstraction des lumières que les formes historiques et surnaturelles du sacerdoce projettent sur tel ou tel aspect du concept naturel de sacerdoce, autrement difficile à percevoir. Il est évident que la réalisation plénière du sacerdoce en Jésus-Christ éclaire d'une lumière singulière la réalité profonde de tout sacerdoce, mais, sous peine de cercle vicieux, il faut tenir que le concept commun de sacerdoce possède déjà une certaine consistance propre.
B. — LE PRÊTRE COMME MÉDIATEUR
Qu'en est-il maintenant du contenu lui-même de cette notion naturelle de sacerdoce ? Une première conclusion s'impose avec netteté à l'étude des textes de l'Aquinate : chaque fois que, dans des contextes pourtant très divers, saint Thomas est amené à esquisser une " définition " du prêtre, il met toujours en avant la notion de médiateur25. Les termes employés sont medius, mediator, ou encore sequester — celui qui s'entremet dans une affaire —, qui provient de la traduction latine de Dt 5, 5, où Moïse s'exprime ainsi : " Ego sequester et médius fui inter Dominum et vos in tempore illo ut annuntiarem vobis verba eius26. "
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25. Pour autant que je puisse en
juger après avoir parcouru les textes parallèles des théologiens contemporains,
ce Men entre sacerdoce et médiation n'est pas propre à saint Thomas mais il ne
me semble pas, chez les autres, être exploité aussi systématiquement.
26. Ce verset du Deutéronome est
appliqué à la figure du prêtre dans l'In Hebr. 2, 12, n° 132; 5, 2, n° 246; 7,
22, n° 566, etc.
I. Les textes
Voici un relevé systématique des nombreux textes thomasiens qui donnent une sorte de définition du sacerdoce en mettant en relation, de façon explicite, sacerdoce et médiation. On peut les répartir en deux catégories.
Textes de la catégorie A
Dans les textes de la catégorie A, saint Thomas se contente d'énoncer le lien entre sacerdoce et médiation, et éventuellement d'en tirer l'une ou l'autre conséquence.
1°- In III Sent., d. 19, a. 5, qla 3, arg. 5 : Y a-t-il d'autres médiateurs que le Christ ? Oui, semble-t-il, puisque " le prêtre est intermédiaire entre Dieu et le peuple (Sacerdos est médium inter Deum et populum). "
2°- In IV Sent., d. 8, exp. textus : Pourquoi certains textes de la Messe sont-ils réservés au prêtre ? " Ce par quoi le peuple est immédiatement ordonné à Dieu n'est dit que par les prêtres qui sont médiateurs entre le peuple et Dieu (Ea quibus populus immediate ordinatur ad Deum per sacerdotes tantum dicuntur qui sunt mediatores inter populum et Deum). "
3°- In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 1, qla 1, s.c. 1 : Pourquoi le prêtre est-il seul apte à consacrer l'eucharistie ? " Ce sacrement est offert pour réconcilier avec Dieu, ce qui est l'office du médiateur. Puis donc qu'il n'appartient qu'au prêtre d'être médiateur entre Dieu et le peuple, seuls les prêtres peuvent réaliser ce sacrement (Hoc sacramentum offertur ad reconciliandum nos Deo, quod est officium mediatoris. Cum ergo sacerdotis tantum sit medium esse inter Deum et populum, soli sacerdotes hoc sacramentum conficere possunt). "
4°- In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 3, q.la 2 : Pourquoi la distribution de l'eucharistie appartient-elle en propre au prêtre ? " Le prêtre représente le Christ qui fût médiateur entre Dieu et les hommes. Aussi, comme ce sacrement a pour but de nous réconcilier avec Dieu, il doit être dispensé par le prêtre qui est médiateur entre Dieu et le peuple ([Sacerdos] repraesentat Christum qui fuit mediator Dei et hominum. Unde cum hoc sacramentum sit ad reconciliandum nos Deo, debet per sacerdotem qui est mediator inter Deum et populum dispensari). "
5°- In IV Sent., d. 19, q. 1, a. 1, qla 3, S.C. 2 : Pourquoi le pouvoir des clés est-il réservé au prêtre ? " Par le pouvoir des clés, on devient intermédiaire entre le peuple et Dieu. Or cela n'appartient qu'aux prêtres qui "sont établis dans les relations avec Dieu pour offrir dons et sacrifices pour les péchés", ainsi qu'il est dit en He 5, 1 (Per potestatem clavium officitur aliquis medius inter populum et Deum. Sed hoc tantum sacerdotibus competit, qui "constituuntur in bis quae sunt ad Deum, ut offerent dona et sacrificia pro peccatis", ut dicitur Hebr. 5, 1). "
6°- In IV Sent., d. 25, q. 2, a. 1, qla 1, arg. 1 : Le contexte est celui de la non-ordinabilité des femmes. On objecte qu'il y a pourtant des femmes prophètes. Or, " l'office de la prophétie est plus grand que l'office du prêtre car le prophète est intermédiaire entre Dieu et le prêtre comme le prêtre est intermédiaire entre Dieu et le peuple (Officium prophetiae est majus quam sacerdotis officium : quia propheta est medius inter Deum et sacerdotem, sicut sacerdos inter Deum et populum]. "
7°- IIIa, q. 22, a. 1, ad 1 : Si le Christ est prêtre, ne sera-t-il pas inférieur aux anges ? " Le pouvoir hiérarchique appartient certes aux anges en tant qu'ils sont, eux aussi, intermédiaires entre Dieu et l'homme [...], de sorte que le prêtre lui-même, en tant qu'il est intermédiaire entre Dieu et le peuple prend le nom d'ange, selon Mal 2, 7 : "II est l'ange du Seigneur des armées" (Potestas hierarchica convenit quidem angelis, inquantum et ipsi sunt medii inter Deum et hominem [...] : ita quod ipse sacerdos, inquantum est medius inter Deum et populum, angeli nomen habet, secundum illud Malach. 2, 7 : "Angelus Domini exercituum est"). "
8°- IIIa q. 22, a. 4 : " Comme on l'a dit [a. 1], le prêtre est établi intermédiaire entre Dieu et le peuple. Or a besoin d'un intermédiaire vers Dieu celui qui ne peut de lui-même accéder à Dieu (Sicut dictum est, sacerdos constituitur medius inter Deum et populum. Ille autem indiget medio ad Deum qui per seipsum accedere ad Deum non potest). "
9°- IIIa, q. 26, a. 1, arg. 1 : Est-il propre au Christ d'être médiateur? Ce n'est pas sûr, car " le prêtre et le prophète semblent être médiateurs entre Dieu et les hommes, selon Dt 5, 5 (Sacerdos et propheta videtur esse mediator inter Deum et homines secundum illud Deut., 5,5). "
10°- In Isaiam, I, li. 303-308 : "Le cœur reçoit en premier la vie de l'âme et la transmet au corps comme un intermédiaire entre l'âme et le corps. De même le prêtre est intermédiaire entre Dieu et le peuple, Ex 4, 16 : "Tu seras pour eux dans les choses qui concernent Dieu" (Cor enim primo recipit vitam ab anima et transfundit in corpus quasi medium inter animam et corpus, ita sacerdos est medius inter Deum et populum, Ex 4, 16: "Tu eris eis in hiis quae ad Deum pertinent"). "
11°- In Hebr. 5, 2, n° 246 : Le prêtre doit être miséricordieux. "Je dis qu'il doit s'occuper des rapports avec Dieu. Cependant il doit être un intermédiaire entre les hommes et Dieu, Dt 5,5 : "J'ai été intermédiaire et me suis entremis entre le Seigneur et vous." De même donc que par la dévotion de la prière, il doit toucher Dieu comme l'un des extrêmes, de même par la miséricorde et la compassion, il doit toucher l'autre extrême, c'est-à-dire l'homme (Dico, quod debet esse in his, quae sunt ad Deum, tamen debet esse medius inter homines et Deum, Dent, 5,5 : "Ego medius et sequester fui inter Dominus et vos. " Sicut ergo per devotionem orationis debet tangere Deum tanquam unum extremum, sic per misericordiam et compassionem debet tangere alterum extremum, scilicet hominem). "
12°- In Hebr. 7, 1-2, n° 329 : " Le prêtre est intermédiaire entre Dieu et le peuple. Il doit, en effet, donner quelque chose au peuple, à savoir les choses spirituelles, et recevoir de lui quelque chose, à savoir les choses temporelles [...]. Il doit, premièrement, manifester du réconfort par de bons avertissements [...] et il doit, deuxièmement, réconforter par l'administration des sacrements en bénissant (Sacerdos enim medius est inter Deum et populum. Debet enim aliquid populo conferre, scilicet spiritualia, et aliquid ab eo accipere, scilicet temporalia [...]. Primo ergo debet exhibere confortationem per bona monita [...] secundo debet confortare per sacramentorum adminis-trationem benedicendo). "
13°- In Hebr. 7, 22, n° 366 : " II faut savoir que le prêtre est intermédiaire entre Dieu et le peuple. Dt 5,5: "J'ai été intermédiaire et me suis entremis." Voilà pourquoi, comme celui qui s'entremet est médiateur, le prêtre doit ramener à la concorde Dieu et le peuple (Sciendum est quod sacerdos est medius inter Deum et populum. Dt 5, 5 : "Ego medius et sequester fui." Et ideo, quia sequester est mediator, débet Deum et populum ad concordiam reducere}. "
Textes de la catégorie B
Dans les textes de la catégorie B, généralement plus développés, saint Thomas explicite le double mouvement, descendant et ascendant, de cette médiation : de Dieu vers les hommes, des hommes vers Dieu.
1°- In IV Sent., d. 5, q. 2, a. 2, qla 2, arg. 2 : " Les prêtres sont intermédiaires entre Dieu et le peuple. Ils donnent au peuple les choses divines dans les choses sacrées et par l'enseignement et ils présentent à Dieu ce qui appartient au peuple (Sacerdotes sunt medii inter Deum et plebem, divina in sacris praebentes populo et per doctrinam, et ea quae sunt populi repraesentantes Deo per orationem). " Le contexte est celui de la validité du baptême administré par un mauvais prêtre. L'inefficacité de la prière du mauvais prêtre semble, en effet, compromettre l'efficacité du sacrement. Le contexte explique que seule la prière soit mentionnée comme œuvre de la médiation ascendante.
2°- Ia-IIae, q. 102, a. 4, ad 6 : Saint Thomas explique la convenance des symboles vétérotestamentaires du sacerdoce : le rameau d'Aaron, dans l'arche, et, dans le tabernacle extérieur, l'autel des parfums. " Le prêtre est médiateur entre Dieu et le peuple. Il dirige le peuple en vertu d'un pouvoir divin que signifie le bâton, et il offre à Dieu le fruit de son gouvernement, à savoir la sainteté du peuple, comme sur l'autel des parfums (Sacerdos mediator inter Deum et populum regens populum per potestatem divinam, quam virga significat; et fructum sui regiminis, scilicet sanctitatem populi, Deo offert, quasi in altare thymiamatis). "
3°- IIa-IIae, q. 86, a. 2 : Pourquoi les offrandes faites à Dieu doivent-elles passer par les prêtres ? " Le prêtre est de quelque manière établi comme celui qui s'entremet et comme intermédiaire entre le peuple et Dieu, comme on le lit de Moïse en Dt 5. Voilà pourquoi il lui appartient d'offrir au peuple les enseignements divins et les sacrements ; et ce qui est au peuple, par exemple les prières, les sacrifices, les oblations, doit être offert à Dieu par lui, selon la parole de l'Apôtre en He 5 : "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est établi en faveur des hommes pour les relations avec Dieu, afin d'offrir dons et sacrifices pour les péchés" (Sacerdos quodammodo constituitur sequester et medius inter populum et Deum, sicut de Moyse legitur Deut. 5. Et ideo ad eum pertinet divina dogmata et sacramenta exhibere populo ; et iterum ea quae sunt populi, puta preces et sacrificia et oblationes, per eum Domino debent exhiberi; secundum illud Apostoli ad Heb. 5 : "Omnis pontifex ex hominibus assumptus pro hominibus constituitur in his quae sunt ad Deum, ut offerat dona et sacrificia pro peccatis"). "
4°- In Hebr. 2, 12, n° 132 : Commentaire du verset " In medio Ecclesiae laudabo te " appliqué par l'épître aux Hébreux à Jésus-Christ. " Le prêtre qui sanctifie le peuple est intermédiaire entre Dieu et le peuple. Dt 5,5: "Moi, en ce temps-là, je me suis entremis." Voilà pourquoi il lui appartient d'annoncer ce qui est de Dieu au peuple et, secondement, de rapporter à Dieu ce qui est au peuple (Sacerdos autem populum sanctificans medius est inter Deum et populum. Dt 5, 5. Ego illo tempore sequester fui. Et ideo pertinet ad ipsum nunciare quae Dei sunt ad populum, secundo, quae populi sunt referre Deo]. "
5°- IIIa, q. 22, a. 1 : "L'office propre du prêtre est d'être médiateur entre Dieu et le peuple en tant qu'il donne au peuple les choses divines — et c'est pourquoi le prêtre est dit "donnant les choses sacrées" — selon le passage de Malachie : "De sa bouche (entendons : du prêtre), on demande la loi", et en tant qu'il offre à Dieu les prières du peuple et satisfait de quelque manière pour ses péchés. Aussi est-il dit en He 5,1: "Tout grand prêtre, pris d'entre les hommes, est établi en faveur des hommes pour les relations avec Dieu, afin d'offrir dons et sacrifices pour les péchés" (Proprium officium sacerdotis est esse mediatorem inter Deum et populum : inquantum scilicet divina populo tradit, unde sacerdos dicitur quasi sacra dans, secundum illud Malachiae : "Legem requirent ex ore ipsius" scilicet sacerdotis; et iterum inquantum preces populi Deo offert, et pro eorum peccatis Deo aliqualiter satisfacit; unde Apostolus dicit He 5, 1 : "Omnis pontifex ex hominibus assumptus, pro hominibus constituitur in his quae sunt ad Deum, ut offerat dona et sacrificia pro peccatis"]. "
6°- IIIa, q. 82, a. 3 : Pourquoi la distribution de la communion eucharistique est-elle réservée au prêtre ? " Le prêtre est établi intermédiaire entre Dieu et le peuple. Aussi, de même qu'il appartient au prêtre d'offrir à Dieu les dons du peuple, de même il lui appartient de transmettre au peuple les dons divinement sanctifiés (Sacerdos constituitur medius inter Deum et populum. Unde sicut ad sacerdotem pertinet dona populi Deo offere, ita ad eum pertinet dona sanctificata divinitus populo tradere). "
À partir de ces textes, il est possible de décrire le double mouvement, descendant et ascendant, qui semble bien caractériser toute médiation sacerdotale : de Dieu vers le peuple et du peuple vers Dieu27. On peut d'ailleurs représenter ces données sous forme de tableau.
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27. Dans tous les textes de la
catégorie B, sauf un, la médiation descendante — de Dieu vers le peuple — est
présentée avant la médiation ascendante. S'il est imprudent d'en tirer des
conclusions générales sur l'antériorité logique de la médiation descendante sur
la médiation ascendante, il n'en reste pas moins que ces deux mouvements,
ascendant et descendant, ne sont pas purement juxtaposés. Ils sont, selon de
multiples points de vue, ordonnés l'un à l'autre. Par exemple, la médiation
descendante dispense les effets de la médiation ascendante (le sacrifice); cf.
IIIa q. 22, a. 3. Mais la médiation ascendante, à son tour, n'est
souvent possible qu'en vertu des dons communiqués par la médiation descendante
: " Offerimus tibi de tuis donis ac datis..."
2. Le double
mouvement de la médiation
La médiation descendante
En IIIa, q. 22, a. 1, saint Thomas dit que le prêtre "transmet au peuple les choses divines ". Ce qui lui permet de rendre raison de la célèbre étymologie isidorienne : sacerdos viendrait de sacra dans28. Les divina que le prêtre communique au peuple sont précisés en IIa-IIae, q. 86, a. 2 : il s'agit, d'une part, des enseignements divins (divina dogmata) et, d'autre part, des sacrements (sacramenta)29.
Saint Thomas présente donc explicitement l'enseignement des choses divines comme une fonction sacerdotale. Il l'illustre généralement par la citation très présente de Ml 2, 730 : " Les lèvres du prêtre gardent la science et c'est de sa bouche qu'on recherche la Loi, car il est un ange du Seigneur Sabaoth (Labia sacerdotis custodient scientiam, et legem requirent ex
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28. ISIDORE DE SÉVILLE,
Etymologiae, Lib. VII, cap. 12, n° 21, PL 82, col. 292 : " Ideo autem et
presbyteri sacerdotes vocantur, quia sacrum dant. " Cette étymologie est
reprise, entre autres, par RABAN MAUR, De universo, Lib. IV, cap. 5, PL III,
col. 92, qui y ajoute de son crû : " Sacerdos nomen habet compositum ex
graeco et latino, qui est sacrum dans, sive sacer dux. Sicut enim rex a
regendo, ita sacerdos a sanctificando vocatus est : consecrat enim et
sanctificat. " Ces deux textes sont repris par PIERRE LOMBARD, Sententiae,
IV, d. 24, cap. 2 (De presbyteris), et, par là, irriguent toute la pensée
médiévale.
L'étymologie sacer dux est peu
mise à contribution par saint Thomas. Cf., toutefois, In IV Sent., d. 8, exp.
textus : " Et quia populus in his quae ad Deum sunt, sacerdotem ducem
habet, ideo... "; In PS. 54, n° 12. Saint Albert appliquait cette
étymologie au sacerdoce spirituel du juste; cf. In IV Sent., d. 24, a. 32 :
" Secundum nominis interpretationem dicitur [sacerdos] quilibet iustus
quia est sacerdos [entendons " sacer dans "] per meritum et sacer dux
per exemplum. "
L'étymologie sacra dans est un peu
plus sollicitée par l'Aquinate. Il la réfère surtout à la médiation descendante
(cf. In IV Sent., d. 24, q. 1, a. 3, qla, 3, ad 1 ; IIIa, q. 22, a. 1), mais il
l'applique aussi à la médiation ascendante (cf. In IV Sent., d. 22, q. 2, a. 2,
qla 2, arg. 1 : "Sacramentum a sacrando dicitur [...]. Sed consecrare
sacerdotis est, quia ex hoc sacerdos dicitur quod sacra dat ").
29. Cf. une formule équivalente en
In IV Sent., d. 5, q. 2, a. 2, qla 2, arg. 2 : " Sacerdotes sunt medii
inter Deum et plebem, divina in sacris praebentes populo et per doctrinam
" ; — en In Hebr. 7, 1-2, n° 329, il est dit que le prêtre doit
réconforter le peuple, d'une part, " per bona monita " et, d'autre
part, " per sacramentorum administrationem " ; — en In Hebr. 2, 12,
n° 132, il n'est fait référence qu'à l'enseignement (nunciare quae Dei sunt) ;
— en In IV Sent., d. 24, q. 1, a. 3, qla 3, ad 1, saint Thomas applique
l'étymologie sacra dans tant au sacerdoce spirituel des fidèles (dans ce cas,
les sacra en question sont les mérites que le juste communique à qui en a
besoin) qu'au sacerdoce ministériel (dans ce cas les sacra renvoient aux
sacrements) ;
— en Ia-IIae, q. 102, a. 4, ad 6,
ce qui correspond à la médiation descendante concerne plutôt le munus regendi,
mais il ne faut pas surévaluer cette référence qui est davantage appelée par
l'explication allégorique de l'Écriture que par des exigences spéculatives.
30. Cf. In II Sent., d. 9, q. 1,
a. 6, ad 4; In IV Sent., d. 24, q. 1, a. 3, qla 2, arg. 1 et ad 1 ; IIa-IIae,
q. 16, a. 2, arg. 3 et ad 3; IIIa, q. 22, a. 1; De regno, I, 16; In Prol. B.
Hieron. in Ieremiam (ed. Parme, p. 578a) ; In Threnos, 2, n° 9 (ed. Parme, p.
675b) ; In PS. 8, n° 5 (ed. Parme, p. 169a) ; In Matth. 2, 4, n° 180; 25,31, n°
2081 ; In 1 Cor. 2, 10, n° 613 ; 13, 1, n° 762; In Gai. 3, 19, n° 167; 4, 14,
n°233... On trouve aussi cette citation dans les mêmes contextes chez les
contemporains de saint Thomas : cf. S. ALBERT, In IV Sent., d. 24, a. 8.
ore ipsius, quia angelus Domini exercituum est)31. " II est amené à insister sur ce rôle d'enseignement propre au prêtre lorsque — dans une perspective théocratique qui ne lui est pas aussi étrangère qu'on le voudrait peut-être — il entend souligner la dépendance du regnum par rapport au sacerdotium. Si la Loi ancienne ne fait pas mention de la nécessité de la science pour le prêtre alors qu'elle le fait explicitement pour le roi32, c'est que, explique saint Thomas, " la science de la Loi est à ce point liée à l'office du prêtre qu'en recevant cette charge, il faut sous-entendre qu'il reçoit aussi la charge de la science de la Loi33 ". Cette science de la Loi propre au prêtre justifie, dans le De regno, la dépendance du roi vis-à-vis du sacerdoce. On me permettra de citer l'argument de saint Thomas qui puise, dans le monde païen, des préfigurations du cléricalisme à la française : " Comme la religion du sacerdoce chrétien devait avoir beaucoup de force en Gaule, il a été divinement prévu que, chez les Gaulois aussi, les prêtres païens, qu'on appelait druides, définissent le droit de toute la Gaule, ainsi que le rapporte Jules César34. " Voilà un usage de la Guerre des Gaules que les capétiens ne devaient apprécier que très modérément.
Le second aspect de la médiation descendante du sacerdoce, selon IIIa, q. 22, a. 1, est la communication des sacrements. De façon encore plus vive peut-être que la communication des " divina dogmata ", la référence aux sacrements semble mettre en question la cohérence d'un concept naturel de sacerdoce. Sacrements et doctrine sacrée ne sont-ils pas intrinsèquement liés à une économie proprement surnaturelle ? Pas nécessairement. Sans céder à la tentation de reconstituer dans le détail la vie religieuse dans un très hypothétique état de nature pure, il suffit de faire observer : primo, que le terme sacramenta a chez saint Thomas une extension assez large et peut s'appliquer à tout rite consécratoire qui fait d'une chose initialement profane le signe d'une réalité sacrée35 ; secundo,
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31. Le prêtre est assimilé à
l'ange dans la mesure où, comme l'ange, il a pour fonction de prêcher les
choses divines. Cf. In 1 Cor., n, 10, n°613 : "Angeli dicuntur sacerdotes
inquantum divina populo annuntiant, secundum illud Malach... "; 13, 1, n°
762... Parfois, c'est en raison de sa situation d'intermédiaire (medius), cf.
IIIa, q. 22, a. 1, ad 1.
32. Cf. Dt 17,18-19
33. IIa-IIae, q. 16, a. 2, ad 3 :
" Scientia legis est adeo annexa officio sacerdotis ut simul cum
iniunctione officii intelligatur etiam et scientiae legis inunctio. "
34. De regno, II, 3, Ed. leon., t.
42, p. 466-467. Saint Thomas rapporte d'abord comment, dans la Rome antique,
par une disposition spéciale de la providence, l'influence des prêtres sur le
pouvoir séculier n'avait cessé de croître, puis il ajoute : " Quia etiam
futurum erat ut in Gallia christiani sacerdotii plurimum vigeret religio,
divinitus est provisum ut etiam apud Gallos gentiles sacerdotes, quod druides
nominabant, totius Gallie ius diffinirent, ut refert Iulius Cesar in libro quem
De bello gallico scripsit [VI, 13,5]."
35. En Ia-IIae, q. 101, a. 4,
certes dans le contexte d'une étude de la Loi ancienne, mais où saint Thomas
dégage les structures fondamentales de tout culte, les sacramenta désignent les
consécrations qui habilitent peuple ou ministres à l'exercice du culte. On
observera aussi que saint Thomas accorde une place aux " sacrements "
dans ses questions sur la vertu de religion, qui est, de soi, une vertu
naturelle : cf. IIa-IIae, q. 89, prol., où les sacrements sont présentés comme
des actions extérieures de latrie dans lesquelles l'homme assume quelque chose
de divin pour rendre un culte à Dieu ; mais il est aussi significatif qu'il ne
développe pas ce thème
que la création et surtout le gouvernement divin, comme manifestation de Dieu, réalisent déjà dans l'ordre naturel une communication descendante des " choses divines ", déjà une certaine " sanctification ". Or, dans cette communication descendante, d'ordre naturel, Dieu s'associe des intermédiaires pour conduire les créatures à leur fin36.
La médiation ascendante : sacerdoce et sacrifice
Dans l'ordre de la médiation ascendante, saint Thomas affirme que l'office du prêtre consiste à " référer à Dieu ce qui appartient au peuple " (In Hebr. 2, 12). En effet, " ce qui appartient au peuple, par exemple les prières, les sacrifices, les offrandes, doit être offert à Dieu par le prêtre " (IIa-IIae q. 86). En IIIa, q. 22, a. 1, saint Thomas dit que le prêtre " offre à Dieu les prières du peuple et satisfait de quelque manière pour les péchés37? ". À l'horizon se profile nettement la description de la fonction du grand prêtre selon l'épître aux Hébreux : " Offrir dons et sacrifice pour les péchés " (He 5, 1)38.
C'est essentiellement, semble-t-il, un souci de fidélité à l'enseignement scripturaire, spécialement celui de l'épître aux Hébreux (He 5, 6-7), qui a poussé saint Thomas à reconnaître que la prière au nom du peuple (et pour le peuple) faisait vraiment partie de l'office sacerdotal39. Pourtant, s'il ne néglige pas les autres aspects de la médiation sacerdotale ascendante, c'est l'offrande du sacrifice qui en constitue, selon lui,
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des sacrements dans la IIa-IIae,
mais le réserve pour la IIIa, tant il est vrai que la notion de
sacrement ne se réalise pleinement que dans l'économie surnaturelle.
36. Le munus regendi qui
caractérise tout sacerdoce s'inscrit dans cette perspective; cf. Ia-IIae,
q. 102, 3.4, ad 6 : "Sacerdos mediator inter Deum et populum regens
populum per potestatem divinam. "
37. Cette dernière expression peut
s'entendre en deux sens. En un premier sens, plus objectif, elle signifie que
le prêtre offre à Dieu au nom du peuple le sacrifice, lequel a valeur de
satisfaction. En un second sens, plus subjectif, elle signifie que le prêtre
offre à Dieu en faveur du peuple ses œuvres personnelles de satisfaction. En
fait, les deux sens s'appellent : il est normal que le prêtre s'associe par ses
démarches personnelles à l'acte sacrificiel qu'il célèbre en faveur du peuple.
38. Cf. In Hebr. 5, 1, n° 244, où
" offrir dons et sacrifices " est présenté comme l'" acte "
du pontificat, c'est-à-dire l'acte de la fonction de grand prêtre, ce à quoi il
est ordonné.
39. Cf. IIIa q. 22, a. 4, arg. 1
et ad 1. La chose n'allait pas de soi, puisque le Christ, ayant prié pour
lui-même et ayant été exaucé, il faudrait admettre — si la prière est acte sacerdotal
— qu'il est bénéficiaire des effets de son action sacerdotale, ce qui contredit
la thèse christologique centrale exprimée par le concile d'Ephèse (cf. sed
contra) selon laquelle le Christ ne peut pas être lui-même bénéficiaire de son
propre sacerdoce puisque celui qui réconcilie n'a pas besoin d'être lui-même
réconcilié. La réponse de saint Thomas procède en deux temps. Dans un premier
temps, il envisage la possibilité de dissocier prière et sacerdoce ("
oratio, etsi conveniat sacerdotibus, non tamen est eorum officio propria
"), mais, dans un second temps, poussé par la logique de l'épître aux
Hébreux, il reconnaît que " la prière par laquelle le Christ a prié pour
lui-même était un acte de son sacerdoce (oratio qua Christus oravit, ad eius
sacerdotium pertineat) ", même s'il n'a pas bénéficié de son effet à la
manière dont les autres prêtres, pécheurs, bénéficient de l'effet de leur
sacerdoce.
le cœur40. Bien plus, l'offrande du sacrifice est l'acte sacerdotal par excellence. Ainsi, en IIIa, q. 22, a. 4, saint Thomas est amené à déterminer manière assez précise quels sont les effets du sacerdoce comme tel. Or, non seulement, dans le sed contra, il affirme que " l'office du prêtre consiste surtout [potissime] à offrir le sacrifice ", mais, dans l'ad 2, il explique que " l'effet propre du sacerdoce est ce qui découle du sacrifice lui-même41 ", mettant ainsi bien en relief le lien intrinsèque et constitutif qui unit le sacrifice et la fonction sacerdotale.
Ce lien qui fait du sacerdoce et du sacrifice deux notions adéquatement connexes a pris dans la théologie de la Réforme catholique une place cardinale : il y a, en effet, fondation croisée entre l'existence d'un authentique sacerdoce dans l'Église et l'existence dans l'Église d'un authentique sacrifice, le sacrifice eucharistique42. Dans un contexte tout différent, saint Thomas n'avait pas à justifier explicitement cette connexion. Il n'en reste pas moins que, comme l'attestent de nombreux textes, il tient consciemment et fermement l'ordination du sacerdoce au sacrifice, acte propre qui définit formellement la fonction sacerdotale : " Tout prêtre est ordonné à offrir des sacrifices.43 "
Ainsi, il n'est pas rare que saint Thomas déduise le caractère sacerdotal d'une personne ou d'une catégorie de personnes du simple fait qu'elles offrent un sacrifice. Quelques exemples. Commentant, dans l'épître aux Hébreux, l'application à Jésus-Christ de l'oracle : " Tu es prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisédech ", saint Thomas écrit : " II dit "prêtre" parce qu'il s'est offert à Dieu le Père. Ep. 5.2: "II nous a aimés et s'est livré lui-même pour nous à Dieu en oblation et victime"44. " De même, pour établir qu'Abraham, l'ancêtre du Christ, était prêtre, saint Thomas cite Gn 15, 9, où il est justement fait mention d'un sacrifice45. Le prophète Samuel, aussi, présente un certain caractère
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40. Ainsi la prière sacerdotale
est-elle comme ordonnée au sacrifice. Cf. IIIa, q. 22, a. 4, arg. 1 : " Il
appartient à l'office du prêtre de prier pour le peuple, selon 2 M 1 :
"Les prêtres priaient pendant que se consommait le sacrifice" (Ad
officium enim sacerdotis pertinet pro populo orare, secundum illud II Machab. 1
: "Orationem faciebant sacerdotes dum consummaretur sacrificium"). "
Cette citation, qui est un hapax dans le corpus thomasien, met bien en valeur
le lien entre la prière proprement sacerdotale et le sacrifice, acte sacerdotal
par excellence. On peut aussi faire observer que la prière est un sacrifice
spirituel : cf. In Hebr. 5,7, n° 255.
41. IIIa, q. 22, a. 4, ad 2 :
" Proprius autem effectus sacerdotii est id quod sequitur ex ipso
sacrificio. "
42. C'est ainsi que le concile de
Trente déduit l'existence d'un authentique sacerdoce dans l'Église à partir du
caractère sacrificiel de l'eucharistie : " Sacrificium et sacerdotium ita
Dei ordinatione coniuncta sunt, ut utrumque in omni lege exstiterit. Cum igitur
in novo Testamento sanctum Eucharistiae sacrificium visibile ex Domini
institutione catholica ecclesia acceperit : fateri etiam oportet, in ea novum
esse visibile et externum saccerdotium, in quod vetus translatus est "
(Concile de Trente, XXIIIe session, cap. 1,15 juillet 1563).
43. In Hebr. 3, 1, n° 157 : "
Omnis enim sacerdos ordinatur ad sacrificia offerenda. " Cf. IIa-IIae q.
85, a. 4, arg. 3 : " Ex hoc sacerdotes dicuntur quod Deo sacrificium
offerunt. "
44. In Hebr. 5, 6, n° 252 : "
Dicit autem "sacerdos" quia se obtulit Deo Patri. Eph. 5,2: Dilexit
nos, et tradidit semetipsum pro nobis oblationem et hostiam Deo". "
45. Cf. IIIa, q. 31, a. 2 : "
Abraham autem sacerdos fuit : ut patet ex hoc quod Dominus dixit ad eum, Gen.
15, 9 : "Sume tibi vaccam triennem, etc.". "
sacerdotal... puisqu'il a offert le sacrifice46. Quant à l'attribution du sacerdoce aux simples fidèles — aux " bons laïcs " — elle se justifie par la référence à l'offrande d'un sacrifice " mystique " : " Tout homme bon est appelé prêtre en un sens mystique. En effet, il offre à Dieu un sacrifice mystique : lui-même comme "hostie vivante à Dieu".47 " Enfin, lorsqu'il fait référence à la distinction entre le prêtre (sacerdos) et le pontife, que ce soit dans l'ancienne ou la nouvelle Alliance, saint Thomas signale que la qualité spécifiquement sacerdotale est liée à l'offrande du sacrifice48.
Avec le thème du sacrifice comme acte propre et constitutif du sacerdoce, nous disposons donc d'une base solide pour élaborer une approche thomiste du sacerdoce puisque saint Thomas a consacré toute une question du traité de la religion au sacrifice comme acte par excellence du culte extérieur49. Il y met en valeur les fondements anthropologiques de la nécessité — de droit naturel (IIa-IIae, q. 85, a. 1) — d'un culte extérieur, " visible " et communautaire, et détermine les rapports entre culte sacrificiel extérieur et culte intérieur. Retenons surtout ici que le culte extérieur se présente essentiellement comme un système de signes destiné à exprimer et à susciter le culte intérieur. Pour cela, il met en œuvre le principe de la " réserve cultuelle ", c'est-à-dire le principe du sacré50 . La mise à part symbolique, socialement reconnue et sanctionnée, de certaines réalités, leur " sacralisation ", confère à ces réalités une valeur signifiante particulière dans l'ordre religieux. Le sacrifice est la plus haute réalisation de cette mise à part, parce que la plus radicale. Il signifie de façon très expressive le souverain domaine du Créateur sur toutes choses51.
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46. Cf. In Hebr. 7, 12, n° 353 :
" Licet Samuel non esset sacerdos, tamen aliquid sacerdotale egit : quia
et sacrificium obtulit, et reges unxit. "
47.In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 1,
qla 1, ad 1: " Omnis bonus homo dicitur esse sacerdos mystice; quia
scilicet mysticum sacrificium Deo offert seipsum, scilicet "hostiam
viventem Deo", Rom 12, 1. "
48. Cf. In IV Sent., d. 24, q. 3,
a. 2, qla 1, ad 1 : "Aaron sacerdos fuit et pontifex, idest sacerdotum
princeps. Sumpsit ergo sacerdotalis potestas ab ipso exordium, inquantum fuit
sacerdos sacrificia offerens, quod etiam minoribus sacerdotibus licebat. "
49. IIa-IIae q. 8 5. Cf. M.-M. LABOURDETTE,
Cours polycopié de théologie morale, Vertus rattachées à la justice (IIa-IIae,
q. 80-120), Toulouse, 1960/61, p. 330-343; — HENRICUS A SANTA-TERESIA, Notio
sacrificii in communi in synthesi S. Thomae, Rome, 1934.
50. Cf. I. MENESSIER, "
L'idée de "sacré" et le culte ", RSPT19) (1930), p. 63-82.
51. À mon sens, la valeur
signifiante de la " destruction " inhérente au sacrifice ne tient pas
à ce qu'elle signifie la reconnaissance du " néant " de la créature
devant Dieu, mais plutôt à ce qu'elle marque l'irréversibilité de la mise à
part et donc le caractère radical de la consécration.
3. La médiation
sacerdotale
L'unification de la médiation autour de la figure sacerdotale
La médiation proprement sacerdotale se définit donc par rapport à l'offrande du sacrifice. Or, le sacrifice est l'acte médiateur par excellence puisqu'il unit ou réunit l'homme et Dieu. Déjà dans l'ordre naturel, le sacrifice apparaît comme l'acte suprême de la vertu de religion. Absolument réservé à Dieu (IIa-IIae, q. 85, a. 2), il joint les deux extrêmes en mettant la communauté cultuelle et chaque participant dans l'attitude juste devant le Créateur et Maître. Dans l'ordre surnaturel, après le péché, le sacrifice de Jésus-Christ, préfiguré dans les anciens sacrifices et célébré sacramentellement dans l'eucharistie, accomplit l'œuvre de la réconciliation52. On comprend dès lors que la médiation sacerdotale, en raison de son ordination au sacrifice, tend à récapituler toutes les autres formes de médiations pour en assumer de façon organique les diverses fonctions.
Certes, dans un système religieux qui n'a pas déployé toutes ses virtualités, on peut envisager le cas où le médiateur n'est pas prêtre (il y a, par exemple, une médiation prophétique) ou encore le cas où le sacrificateur n'est pas médiateur parce que le culte qu'il offre — songeons à Abel — reste un culte privé et n'accède pas au degré de socialisation nécessaire pour qu'émergé la fonction de médiateur. Mais la logique propre et de la médiation et du sacerdoce comme ordonné au sacrifice fait que, plus ces notions se réalisent intégralement, plus elles convergent et se rejoignent. Les autres formes de médiation (enseignement, gouvernement) se regroupent comme naturellement autour de la médiation proprement sacerdotale. Au point que saint Thomas n'hésite pas, parfois, à réserver au prêtre toute la fonction médiatrice entre Dieu et le peuple53.
Cette fonction unificatrice de la médiation sacerdotale apparaît d'autant plus nettement qu'on considère des réalisations plus élevées de sacerdoce et de médiation. Par exemple, dans le cas du sacerdoce ministériel chrétien, il est clair que saint Thomas considère l'ordination au sacrifice eucharistique comme le principe unificateur et la clé de compréhension. Souvent, en effet, lorsqu'il s'interroge sur les diverses
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52. Cf. IIIa q. 49, a. 4
("Utrum per passionem Christi simus liberati"), où saint Thomas
montre bien que la réconciliation, œuvre du médiateur, s'accomplit
essentiellement par le sacrifice : " [Passio Christi] est Deo sacrificium
acceptissimum. Est enim hoc proprie sacrificii effectus, ut per ipsum placetur
Deus : sicut cum homo offensam in se commissam remittit propter aliquod
obsequium acceptum quod ei exhibetur. Unde dicitur I Reg., 26 : "Si Dominus
incitat te adversus me, odoretur sacrificium". "
53. En IIIa, q. 22, a. 1, saint
Thomas affirme qu'être médiateur est l'office propre du prêtre. Certains textes
semblent même réserver la médiation au prêtre : In IV Sent., d. 13, q. 1, a. 1,
qla 1, s.c. 1 ; d. 19, q. 1, a. 1, qla 3, s.c. 2, etc.
attributions du prêtre chrétien, il distingue entre son pouvoir sur le Corps eucharistique du Christ et son pouvoir sur le Corps mystique54. Le pouvoir sur le Corps eucharistique, c'est-à-dire le pouvoir d'opérer la consécration eucharistique et d'offrir ainsi le sacrifice, définit formellement le sacerdoce ministériel chrétien. Il est donc nécessaire et suffisant au concept essentiel du sacerdoce et appartient par conséquent à tout prêtre. Mais de ce pouvoir sur le Corps eucharistique découle de façon logique le service du Corps mystique, avec les fonctions de gouvernement, d'enseignement et de sanctification qui préparent à une participation fructueuse à l'eucharistie. Ce pouvoir sur le Corps mystique appartient nécessairement à l'ordre sacerdotal comme tel, mais il n'appartient pas nécessairement à chaque prêtre pris en particulier. On pourrait ainsi, mutatis mutandis, à propos du sacerdoce comme institution naturelle, distinguer entre un concept essentiel et un concept intégral. Le concept essentiel se définit par l'ordination au sacrifice, et le concept intégral assume, en lien avec cette ordination, les éléments qui s'y rattachent, comme l'enseignement doctrinal, l'activité de gouvernement...55.
La médiation comme structure religieuse naturelle
Reste, plus radicalement, à rendre raison de l'existence même d'une médiation religieuse. Une double voie s'ouvre à nous. L'une plus anthropologique, l'autre plus métaphysique. La voie anthropologique considère le caractère communautaire de toute vie religieuse pour en déduire la nécessité d'une "classe" sacerdotale. En Ia-IIae; q. 101, a. 4, saint Thomas, essayant d'introduire un peu d'ordre dans le foisonnement des préceptes cérémoniels de la Loi ancienne, esquisse une description générale de tout système cultuel :
Dans le culte, on peut considérer et le culte lui-même et ceux qui } rendent le culte et les instruments du culte. Le culte lui-même consiste de manière spéciale dans les sacrifices qui sont offerts en vue du respect de Dieu56.
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54. Cf. par ex., In IV Sent., d.
24, q. 1, a. 3, qu 2, ad 1.
55. La théologie tridentine est
allée dans ce sens et ses développements ne semblent pas illégitimes. Cf. par
ex. F. SUAREZ, Commentaria Summae theologiae S. Thomae, " Opéra omnia, 18
", Paris, Vives, 1860, p. 448b : " Sacerdotem dicere habitudinem ad
sacrificium tanquam ad actum maxime proprium et quasi adaequatum : quamvis enim
sacerdos alias etiam functiones sacras exerceat, omnes tamen quodammodo ad
sacrificum referuntur. " Dans une perspective contemporaine, qui intègre à
la doctrine classique les nouveaux accents de Vatican II, cf. M.-J. NICOLAS,
" Le concept intégral de sacerdoce ministériel ", RT 86 (1986), p.
5-30.
56. Ia-IIae, q. loi, a. 4 : "
In quo quidem cultu considerari possunt et ipse cultus, et colentes, et
instrumenta colendi. Ipse autem cultus specialiter consistit in sacrificiis,
quae in Dei reverentiam offeruntur. "
Quant aux colentes, saint Thomas suppose comme allant de soi la distinction en deux " classes " : le peuple et les ministres, et il se contente A faire observer que chaque classe — et chaque individu à l'intérieur de s classes - est instituée en vertu d'une consécration57, et se caractérise par un mode de vie propre et des observances particulières58. L'existence d'un groupe sacerdotal, médiateur entre le peuple et Dieu, est pour lui une sorte d'évidence sociale, une structure relevant du droit naturel59, qu'il justifierait sans doute en faisant appel à l'idée d'une nécessaire spécialisation cultuelle. L'existence d'une institution sacerdotale découle en effet de la dimension publique du culte. Dans ses manifestations les plus hautes, le culte extérieur est en effet un culte social et public qui culmine dans la célébration du sacrifice public. Or celle-ci suppose la mise en place d'un groupe, socialement repérable, voué par fonction et spécialisation à l'offrande du sacrifice au nom de tout le peuple et pour le bien du peuple60. Le prêtre est " persona
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57. Avant le sacerdoce aaronide,
le choix et la consécration des prêtres relevaient d'une simple disposition
sociale. C'est ainsi que les premiers-nés, pense saint Thomas, assumaient comme
naturellement les fonctions sacerdotales : cf. In IV Sent., d. 2, q. 1, a. 2,
ad 4; d. 25, q. 3, a. 2, qla 3, arg. 5 ;IIa-IIae, q. 87, a. 1, ad 3; q. 100, a.
4, arg. 3; In Hebr. 2, 12, n° 132; 7, 1, n° 328. Cette idée se trouve aussi
chez ses contemporains : cf. S. BONAVENTURE, In IV Sent., d. 24, p. I, a. 2, q.
3 (p. 617-618). La source immédiate en est la Glose ordinaire de Walafrid
Strabon sur Gn 14, 18-19 (PL 113, col. 120) qui reprend elle-même saint Jérôme
s'appuyant sur des traditions juives concernant l'identité de Melchisédech. Cf.
Hebraicae Quaestiones in libres Geneseos, In 14, 18-19, CCSL 72, p. 19 : "
Aiunt hue esse Sem filium Noe [...] omnesque primogenitos Noe, donec sacerdotio
fungeretur Aaron, fuisse pontifices. " Même doctrine dans l'Epistola
LXXIII ad Evangelum presbyterum, 6, PL 22, col. 680 : " Simulque et hoc
tradunt, quod usque ad sacerdotium Aaron, omnes primogeniti ex stirpe Noe,
cuius series et ordo discribitur, fuerint sacerdotes, et victimas Deo
immolarint. "
À partir du sacerdoce aaronide,
sacerdoce divinement institué, le choix de la lignée sacerdotale ou du prêtre
relève de la décision divine, et le sacerdoce implique davantage qu'une simple
" députation " sociale. Il exige une consécration ontologique plus
profonde lorsque l'acte cultuel est d'un ordre qui transcende la nature, comme
c'est le cas dans l'offrande du sacrifice de la Messe.
58. Ia-IIae, q. 101, a. 4:
"Ex parte autem colentium duo possunt considerari. Scilicet et eorum
institutio ad cultum divinum, quod fit per quandam consecrationem vel populi
vel ministrorum : et ad hoc pertinent sacramenta. Et iterum eorum singularis
conversatio, per quam distinguuntur ab his qui Deum non colunt : et ad hoc
pertinent observantiae, puta in cibis et vestimentis et aliis huiusmodi. "
Cf. Ia-IIae, q. 102, a. 5, ad 8 : " Sicut populus instituebatur ad cultum
Dei per circumcisionem, ita ministri per aliquam specialem purificationem vel
consecrationem : unde et separari ab aliis praecipiuntur, quasi specialiter ad
ministerium cultus divini prae aliis deputati. "
59. Le signe en est que saint
Thomas présente comme une exigence de la raison naturelle le devoir pour le
peuple de prendre en charge la subsistance des ministres du culte comme il
prend en charge la subsistance des princes ou des soldats. Cf. IIa-IIae, q. 87,
a. 1 : " Quod enim eis qui divino cultui ministrabant ad salutem populi
totius, populus necessaria victus ministraret, ratio naturalis dictat " ;
Quodl. II, q. 4, a. 3 : " Qui pro toto populo divino obsequio vacant,
stipendiis populi sustententur, sicut et qui in aliis officiis reipublicae
serviunt, a populo sustentantur. "
60. Cf. IIa-IIae, q. 85, a. 4, arg. 3 et ad 3. Pour les distinguer des sacrifices que tout homme est tenu d'offrir à Dieu, saint Thomas précise quel type de sacrifices le prêtre offre en propre : " Sacerdotes offerunt sacrificia quae sunt specialiter ordinata ad cultum divinum, non solum pro se, sed etiam pro aliis. " C'est bien la dimension publique et sociale (pro aliis) qui caractérise la fonction sacerdotale.
publica "61. Il est significatif, en ce sens, que pour saint Thomas la médiation du prêtre s'exerce entre Dieu et le " peuple "62, c'est-à-dire les hommes en tant qu'ils sont rassemblés en une communauté religieuse socialement structurée63.
La voie métaphysique se prend de l'idée de hiérarchie et concerne plutôt la médiation descendante. Saint Thomas voit dans la structure hiérarchique une exigence du gouvernement divin en général64. Cette loi de la hiérarchie intègre la dimension anthropologique et sociale de la vie religieuse mais elle met aussi fortement en valeur la générosité de Dieu qui associe des causes secondes à son action. Ainsi, en In IV Sent., d. 24, q. 1, a. 1, qla 1, pour mettre en lumière la convenance d'un ordre hiérarchique dans l'Église, saint Thomas fait appel à une loi qu'il estime de nature : " Dieu a imposé à tous cette loi naturelle qui consiste à ce que les derniers soient conduits à leur perfection par les intermédiaires, et les intermédiaires par les premiers, ainsi que le dit Denys65. " Même s'il évite toute systématisation intempestive en ce domaine, saint Thomas laisse donc entendre que les structures de la médiation sacerdotale s'enracinent dans des exigences de nature.
Ce qui explique, en particulier, qu'elles se retrouvent dans l'ordre surnaturel. À cet égard, on a noté que saint Thomas, à la différence de saint Augustin, ne réserve pas à Jésus-Christ le titre de médiateur mais n'hésite pas à l'étendre à ceux que le Christ associe, à titre de causes secondes — dispositive vel ministerialiter —, à son œuvre médiatrice66.
Au terme de cette enquête, il ne fait aucun doute que, pour saint Thomas, l'existence d'une institution sacerdotale, conçue comme médiatrice entre Dieu et le peuple, est une exigence de nature. Elle répond au caractère socialement structuré de toute vie religieuse. Elle répond aussi à la générosité divine qui s'associe des intermédiaires dans l'œuvre du gouvernement et la sanctification des créatures. La fonction médiatrice de cette institution sacerdotale s'exprime d'abord, et en propre, dans l'ordre cultuel — elle culmine dans le sacrifice — mais elle s'étend normalement aux autres domaines de la vie religieuse de la communauté.
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61. Cf. In IV Sent., d. 12, q. 3,
a. 1, qla 4, ad 1 : " Sacerdos est quasi persona publica. "
62. Si l'on se réfère aux textes,
cités plus haut, associant sacerdoce et médiation, la médiation est entre Dieu
et populus dans la grande majorité des cas, plebs une fois, homines une fois.
63. Cf., par ex., Ia, q. 31, a. 1,
ad 2 : " Populus est multitudo hominum, aliquo ordine comprehensorum.
" Cf. B.-D. de LA SOUJEOLE, " "Société" et
"communion" chez saint Thomas, Étude d'ecclésiologie ", RT 90
(1990), p. 587-622 [p. 591].
64. Cf. Ia, q. 103, a. 6.
L'influence de Denys est ici évidente.
65. In IV Sent., d. 24, q. 1, a.
1, qla 1 : "Hanc legem naturalem imposuit omnibus, ut ultima per media
perficerentur et media per prima, ut Dionysius dicit. " Cf. DENYS,
Hiérarchie céleste, ch. 4, § 3.
66. Cf. IIIa, q. 26, a. 1.
Ces quelques traits du sacerdoce comme institution naturelle, tels que savons pu les reconstituer, éclairent le mystère du Christ Prêtre, qui les" accomplit " d'une manière éminente, et reçoivent en retour de celui-ci une lumière nouvelle.
Cette réflexion thomasienne sur le sacerdoce comme institution naturelle sous-jacente à toutes les formes historiques du sacerdoce offre un excellent antidote à la tentation d'opposer indûment foi chrétienne et religion. Le sacerdoce chrétien — celui du Christ et de ses ministres — n'est pas un hapax. S'il est tout à fait spécifique, il n'a cependant pas une originalité telle qu'il pourrait faire l'économie des éléments essentiels qui définissent le sacerdoce comme institution naturelle, en particulier, l'ordination au culte sacrificiel qui est constitutive de toute médiation proprement sacerdotale.
Au canon de la Messe, au moment où il présente à Dieu le sacrifice du Christ, le prêtre le supplie d'accepter ce " saint sacrifice et cette victime immaculée (sanctum sacrificium, immaculatam hostiam) ", " comme tu as daigné recevoir les présents de ton serviteur, Abel le juste, le sacrifice de notre patriarche Abraham et celui que t'offrit Melchisédech, ton grand prêtre (sicuti habere dignatus es munera pueri tui justi Abel et sacrificium patriarchae nostri Abrahae et quod tibi obtulit summus sacerdos tuus Melchisedech) ". C'est dire que, de même que le sacrifice du Christ récapitule tous les sacrifices anciens et accomplit la notion même de sacrifice comme institution naturelle, de même le sacerdoce du Christ récapitule toutes les formes historiques de sacerdoce authentique et accomplit éminemment la notion de sacerdoce comme institution naturelle. N'est-ce pas dans ce sens très vif de la continuité entre l'ordre naturel et ses accomplissements surnaturels que se manifeste au mieux le génie du catholicisme dont saint Thomas se fait ici l'interprète ?
fr. Serge-Thomas BONINO, o.p.
Résumé. — Pour saint Thomas, ainsi qu'on peut légitiment l'établir à partir de sa réflexion sur la vertu de religion et de certains textes dispersés dans son œuvre, le sacerdoce est une institution naturelle, aux formes infiniment variées selon les cultures, qui découle des exigences générales de la vie religieuse des sociétés humaines. Tout prêtre est médiateur entre Dieu et la communauté d'abord dans l'ordre cultuel — le sacerdoce se définit directement par l'offrande du sacrifice public —, mais sa médiation s'étend normalement aux autres domaines de la vie religieuse (enseignement, gouvernement...). Les réalisations surnaturelles du sacerdoce, et spécialement le sacerdoce chrétien, n'abolissent pas mais intègrent et accomplissent les traits essentiels du sacerdoce comme institution naturelle.
Le Père Serge-Thomas Bonino, dominicain, né à Marseille en 1961, est directeur de la Revue thomiste depuis 1991 et directeur de l'Institut Saint-Thomas d'Aquin de Toulouse. Il enseigne l'histoire des doctrines médiévales ainsi que la théologie dogmatique. Ses travaux actuels 'orientent vers l'histoire de la tradition thomiste au Moyen Âge.
Les tria munera Christi
CONTRIBUTION DE SAINT THOMAS
À LA RECHERCHE CONTEMPORAINE
On connaît bien l'option délibérée du concile Vatican II de présenter le sacerdoce par la voie des tria munera Christi1. Ce choix, longuement préparé par les études minutieuses du renouveau théologique contemporain2, présente en particulier deux grands avantages. Le premier en importance est de manifester clairement l'unité, dans le sacerdoce du Christ, des deux sacerdoces participés des fidèles et des ministres. Le second, qui n'est peut-être pas moindre, est de dépasser pour le sacerdoce ministériel la distinction entre ordre et juridiction qui posait bien des problèmes, notamment celui de savoir où placer la fonction magis-térielle3, et celui de la séparabilité entre ordre et juridiction constatée comme un fait dans l'histoire.
Cette orientation du Concile a été très favorablement reçue et, depuis, est passée paisiblement dans les mentalités. Certaines présentations affirment dès lors que l'ancienne dogmatique du sacerdoce ministériel qui centrait celui-ci sur les fonctions cultuelles — principalement la célébration de l'eucharistie — doit être révisée en profondeur, sinon même abandonnée. À une perspective uniquement cultuelle qui aurait représenté une " judaïsation " du sacerdoce des ministres, ou qui se serait imposée pour les besoins de la polémique antiprotestante4, le concile aurait substitué une vision plus " pastorale ", donnant ainsi une présentation plus ample et " concrète " du sacerdoce ministériel.
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1. Pour les lieux majeurs, cf. LG,
n° 10 et 28 ; PO, n° 13.
2. Cf. R. VAILLANCOURT, " Le
Sacerdoce et les trois pouvoirs messianiques ", Laval théologique et
philosophique 22 (1966), p. 248-303 ; — J. FUCHS, " Origines d'une
trilogie ecclésiologique à l'époque rationaliste de la théologie " (traduction
française de l'étude " Magisterium, Ministerium, Regimen... ", Bonn,
1941), RSPT 53 (1969), p. 185-211 ; — P. DABIN, Le Sacerdoce royal des fidèles
dans la tradition ancienne et moderne, Bruxelles-Paris, 1950. — Parmi les
études postérieures au Concile, il faut mentionner notamment, L. SCHICK, Das
Dreifache Amt Christi und der Kirche, Frankfurt-Bern, 1982 (longuement recensé
par Y. CONGAR : " Sur la trilogie : prophète-roi-prêtre ", RSPT 67
[1983], p. 97-115).
3. Pour une illustration de cette
difficulté, voir les remarques critiques adressées à Ch. Journet par M-J.
NICOLAS, dans ses "Études critiques : Théologie de l'Église", RT 46
(1946), p. 372-398 [p. 391].
4. Cf. M.-É. BOISMARD, compte
rendu du livre de H. BOUËSSÉ, Le Sacerdoce chrétien, Bruges-Paris, 1957, dans
Revue biblique 65 (1958), p. 309-310.
RT 99(1999) 59-74
Comme l'on sait que saint Thomas définit principalement le sacerdoce ministériel par rapport à la célébration de l'eucharistie5, et qu'il use régulièrement de la distinction entre ordre et juridiction6, on pourrait rapidement en conclure que la théologie du sacerdoce de saint Thomas ne présente plus guère d'intérêt. Mais, plus récemment, certains documents ecclésiaux solennels ont invité à une lecture moins rapide de l'enseignement conciliaire. Ainsi, par exemple, le nouveau Code de droit canonique redit clairement que la célébration eucharistique est la principale fonction des prêtres7 (ce qui n'est que la reprise du Concile8). De même, il faut prendre acte de la présence dans le Code de droit canonique de la distinction ordre-juridiction9; s'agit-il seulement d'une insuffisante intégration de la doctrine conciliaire, comme on pourrait être tenté de penser10?
Il n'est pas difficile d'observer que les deux traditions, ordre-juridiction et tria munera, sont présentes dans l'œuvre de saint Thomas. Aussi est-il intéressant de rechercher si, dans la compréhension que le Docteur commun a eue des tria munera, nous pourrions trouver d'utiles indications aidant à dépasser la situation apparemment embarrassée de la réflexion actuelle. Notre démarche sera très simple. Après avoir exposé le donné thomasien (I), nous en relèverons l'importance pour le débat contemporain (II).
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5. Ce point est bien connu; cf.
par ex. In IV Sent., d. 24, q. 1, qla 2, ad 1 : " Le prêtre a
deux actes : l'un, principal, sur le Corps vrai du Christ, et l'autre, second,
sur le Corps mystique du Christ. Le second dépend du premier, mais la
réciproque n'est pas vraie. C'est pourquoi certains reçoivent le sacerdoce et
n'ont en charge que le premier acte, comme les religieux à qui la "cura
animarum" n'est pas confiée. "
6. Cf. à ce sujet les
clarifications importantes de S-Th. BONINO, " La place du pape dans
l'Église selon saint Thomas d'Aquin", RT 86 (1986), p. 392-422 [p. 401
s.].
7. CIC, can. 904.
8. Cf. PO, n° 5 et 13 ; LG n° 28;
9. Cf. CIC, can. 129/1°.
10. Le Concile mentionne neuf fois
la juridiction des évêques : cf. notamment LG, n° 23 et 45 ; Christus Dominus,
n° 35 (3 fois), Orientalium Ecclesiarum, n° 4 et 7. Mais la primauté du pape
n'est jamais exprimée par l'expression " primauté de juridiction ",
contrairement au vocabulaire de Vatican I.
A. — LE DONNÉ THOMASIEN
1. Les tria
mimera chez saint Thomas11
Les mentions des tria munera. dans l'œuvre de saint Thomas se rencontrent dans des œuvres de genre très divers. Il s'agit surtout des commentaires de l'Écriture, mais les œuvres plus spéculatives — en particulier la Somme de théologie — n'ignorent pas cet élément. De façon générale, on constate que l'emploi de la triade est principalement présent dans les œuvres de la dernière partie de la vie de saint Thomas, comme si ce donné théologique lui avait été fourni lors de ses commentaires sur les Psaumes et le Nouveau Testament (intervenant à partir de 126212). Cependant tant l'étymologie de Christm (unctus), d'où vient le nom de chrétien, que la signification vétérotestamentaire de l'onction sont connues de l'Aquinate dès le début de son enseignement13. Autrement dit, l'utilisation de ce donné de théologie biblique dans une perspective de synthèse serait tardive chez saint Thomas, mais non la connaissance de ce donné. Il faut dire qu'il est amplement connu dans la tradition patristique14, et est bien transmis par les prédécesseurs du Maître dominicain, notamment l'école victorine15.
Saint Thomas reprend donc le donné biblique selon lequel il y avait trois catégories de personnes ointes sous l'Ancien Testament et qui, à ce titre, pouvaient être appelées " christ " :
II y avait trois onctions sous la Loi ancienne : Aaron est oint pour le sacerdoce (Lv 8, 19); Saül est oint par Samuel pour la royauté (1 Rio, 10), ainsi que David (1 R 16, 13) ; et Elisée est oint pour devenir prophète (2 R 19,16)16.
Ces trois onctions, qui dans l'Ancienne Loi étaient reçues par des personnes distinctes, sont cumulées par Jésus. C'est pourquoi il est
______________
11. Peu d'études sur le sujet sont
disponibles : celles signalées supra (note 2) mentionnent, mais non pour
lui-même, l'enseignement de saint Thomas (en particulier R. Vaillancourt et P.
Dabin) ; pour une présentation de la trilogie comme vraiment opératoire dans
l'œuvre de saint Thomas, cf. J.-P. TORRELL, Saint Thomas d'Aquin, maître
spirituel, Initiation 2, " Vestigia, 19 ", Fribourg-Paris, 1996, p.
198-200.
12. Nous reprenons les indications
chronologiques indiquées par J-P. TORRELL, Initiation à saint Thomas d'Aquin,
Sa personne et son œuvre, " Vestigia, 13 ", Paris-Fribourg, 1993, p.
493-498.
13. Cf. In IV Sent., d. 7, q. 1,
a. 2, qla 2, ad 6 (à propos de l'onction de la confirmation).
14. Parmi les lieux les mieux
connus, on peut relever : EUSÈBE DE CÉSARÉE, Histoire ecclésiastique, I, III,
7-8; SAINT JEAN CHRYSOSTOME, Homélie sur la seconde épître aux Corinthiens,
Hom. 3, n° 5 ; SAINT AUGUSTIN, De vita christiana, I, 1.
15. En In IV Sent., d. 7, q. i, a.
2, qla 2, ad 6, saint Thomas se réfère au De sacramentis d'Hugues de Saint
Victor.
16. In Matth. 1, 1, n° 19; cf.
aussi ibid., n° 20 et In Matth. 16, 16, n° 1374; Super PS. 44, n° 5.
appelé Christ par excellence17. Ce cumul est annoncé par sa filiation puisqu'il est de la descendance d'Abraham qui fut prêtre et prophète, et de David qui fut roi et prophète18. La raison de cette plénitude est la suivante :
Le Christ en tant que tête de tous les hommes a la perfection de toutes les grâces. Et c'est pourquoi, en ce qui concerne les autres hommes, l'un était législateur, l'autre prêtre et l'autre roi. Mais toutes ces qualités sont réunies dans le Christ en tant que source de toutes grâces 19.
Dans ce passage concis, saint Thomas a soin de distinguer la plénitude de l'onction personnelle du Christ — la grâce personnelle du Christ — de la communication de cette plénitude aux hommes, c'est-à-dire la grâce capitale du Christ. Comme cette grâce personnelle et cette grâce capitale ne font pas nombre dans le Christ20, c'est cette unique onction triforme du Seigneur qui s'écoule jusqu'au fidèle, lequel peut, dès lors et à juste titre, être appelé lui aussi " christ ", ou mieux " chrétien " :
Cette onction [du Christ] convient aussi aux chrétiens. Ils sont en effet rois et prêtres (1 P 2, 9), et ils ont reçu l'Esprit-Saint qui est l'Esprit de prophétie (Jl 2, 28). C'est pourquoi ils sont tous oints d'une onction invisible21.
Parmi ces chrétiens, certains sont choisis par le Seigneur pour être ministres, et pour ceux-ci cette classification tripartite se retrouve également. On en a une attestation concise dans l'In Matthaeum, au passage de la confession de foi de Pierre : " Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant" (Mt 16, 16-18). Saint Thomas rappelle brièvement le sens du nom " christ " par les trois onctions ; puis, commentant la réponse du Seigneur : " Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ", il reprend l'exégèse de saint Augustin selon laquelle cette pierre est le Christ, et précise que cette pierre c'est le Christ comme il était annoncé par Jacob qui avait dressé une stèle et l'avait ointe (Gn 28,18) ; il ajoute :
Cette pierre est le Christ, et de cette onction tous sont appelés chrétiens, et non seulement chrétiens par le Christ, mais par la pierre. C'est pourquoi le nom particulier de Pierre est donné : tu es Pierre à partir de la pierre qui est le Christ22.
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17. In Matth. 1, 1, n° 19.
18. IIIa q. 31, a. 2.
19. IIIa q. 22, a. 1,
ad 3
20. IIIa, q. 8, a. 5.
21. In Hebr. 1, 9, n° 64.
22. In Matth. 16,16-18, n° 1374 et
n° 1382.
2. Observations
La doctrine de l'onction informe du Christ précise le contenu de la grâce personnelle du Christ. Et comme cette perfection personnelle n'existe que pour se communiquer, elle précise aussi le contenu de la grâce des chrétiens. À ce sujet saint Thomas se pose la question du mode de vie qu'a choisi le Christ pour sauver l'humanité. Le Seigneur aurait pu mener une vie solitaire, or il a mené une vie publique dans laquelle se manifeste la finalité de son incarnation.
Pourquoi le Christ est-il venu en ce monde? En premier lieu pour manifester la vérité [...]. Aussi ne devait-il pas se cacher en menant une vie solitaire, mais agir publiquement en prêchant publiquement [...]. En second lieu, il est venu pour libérer les hommes du péché [...]. En troisième lieu, il est venu afin que " par lui nous ayons accès auprès de Dieu " (Rm 5, 2). Vivant ainsi familièrement avec les hommes, il inspira à tous la confiance d'aller à lui23.
Cette triple mission permet de saisir le triple objet de la grâce christique. Il s'agit d'abord d'une grâce de connaissance, car le Seigneur connaît le mystère de Dieu et son dessein de salut : c'est la vie publique. Elle est aussi une grâce d'amour qui rétablit l'amitié des hommes avec Dieu : c'est la Passion-Résurrection. Elle est enfin une grâce d'espérance, car le Christ s'est acheminé, comme premier d'une multitude, vers l'immortalité et la gloire corporelles qu'il lui restait à atteindre24.
Le lien entre les trois aspects de la grâce du Christ et la triple onction n'est pas difficile à établir chez saint Thomas. La prédication du Christ le manifeste comme prophète25 ; l'offrande du sacrifice de lui-même sur la Croix le manifeste comme prêtre26; l'entrée dans les Cieux le manifeste comme roi27. Les chrétiens reçoivent cette grâce-onction triforme qui les rend participants réellement à la sainteté personnelle du Christ par le prophétisme de la foi, le sacerdoce de la charité et la royauté de l'espérance.
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23. IIIa, q. 40, a. 1.
24. Sur le point précis de
l'espérance du Christ, cf. IIIa, q. 7, a. 4.
25. S. Thomas a évolué à ce sujet
: du De Veritate (q. 26, a. 6) où il récuse la qualité de prophète au Christ en
raison de l'imperfection de la connaissance prophétique, à la Somme de
théologie (IIIa, q. 7, a. 8) où il reconnaît cette qualité. C'est
probablement le commentaire sur Jn qui constitue l'étape intermédiaire. Thomas
y distingue chez le prophète la connaissance énigmatique de la prédication. Le
Christ ayant la vision parfaite n'est pas à ce titre prophète, mais il prêche,
et à ce titre il est prophète (cf. In Ioan. 6,44, n° 667 ; In Ioan. 6,14, n°
867).
26. Cf. In Hebr. 5, 1, n° 244.
27. Cf. IIIa, q. 57, a.
1 et a. 6.
3. Difficultés
Dans le Christ, grâce personnelle et grâce capitale ne font pas nombre. C'est la même grâce envisagée sous deux aspects distincts : celui où elle est possédée, et celui où elle est communiquée ; et si le Christ la possède c'est pour la donner28. Si donc l'unique grâce triforme du Christ est à la fois sanctifiante de son humanité et sanctificatrice de le nôtre, qu'en sera-t-il de la participation des fidèles chrétiens ? Peut-on dire, là aussi, que le chrétien est sanctifié et sanctificateur?
En ce qui concerne les ministres
II y a un premier point qui est clairement établi : l'aspect de sanctification a été confié aux apôtres et à leurs successeurs. C'est le sacrement de l'ordre qui, par son caractère, réalise une configuration spéciale au Christ-Tête. On retrouve ici la triade énoncée dans la finale de Matthieu : " Allez, enseignez toutes les nations et baptisez-les [...] leur apprenant à garder tout ce que je vous ai dit " (Mt 28, 19-20), que saint Thomas commente ainsi :
Un triple office est confié par le Christ; premièrement l'enseignement [...]; deuxièmement le baptême [...]; troisièmement pour régler tout ce qui concerne les mœurs [...]29.
Saint Thomas ne parle pas ici d'onction mais d'office. Cependant, comme il y a une onction triforme, il y a ici un triple office. L'office est une réalité qui relève du plan de l'agir; il suppose une qualification ontologique. Celle-ci est désignée par le Christ ("...toute puissance m'a été donnée [...]. Allez donc... "), ce que saint Thomas entend de sa plénitude de grâce30. Dans les apôtres, elle est le caractère sacramentel qui n'est autre qu'une certaine participation au sacerdoce du Christ31.
En outre, l'ordre entre les trois offices n'est pas indifférent : la fonction prophétique de la prédication engendre la foi, laquelle conduit l'auditeur à demander au prêtre le baptême, porte de tous les sacrements, et dès lors toute la vie du baptisé doit être conduite par le roi pour demeurer conforme au don reçu32. Il s'agit d'un ordre de génération
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28. Ce lien nécessaire est
suffisamment établi par l'Écriture elle-même : " De sa plénitude nous
avons tous reçu, grâce pour grâce " (Jn 1, 16); cf. aussi Ep 3, 19. Il
implique une réponse précise à la question du motif de l'Incarnation : le Verbe
s'est incarné (grâce personnelle) pour notre salut (grâce capitale) (cf. IIIa,
q. 1, a. 3).
29. In Matth. 28,19-20, n° 2462.
30. Cf. In Matth. 28,19-20, n°
2460-2461.
31. Cf. IIIa q. 63,3. 5
et 6.
32. Cf. In Matth. 28, 19-20, n°
2462 s.; même enseignement dans le Super primam decretalem, Cap. I, Ed. leon.,
t.40, p. E 29 et l'In Rom. 12, 6-8, n° 978-981; mais une énumération
selon lequel la communauté chrétienne est progressivement engendrée et conduite à sa plénitude. Cet ordre n'est pas à confondre avec l'ordre dit de perfection qui fait primer ce qui est principal sur ce qui est second33. Cet office apostolique est sanctificateur sans requérir cependant la sanctification personnelle du ministre. Cela est bien connu : la causalité ministérielle est une causalité instrumentale stricte34. Mais la sainteté du ministre est cependant d'une extrême convenance, notamment pour la célébration des sacrements, tant pour le ministre lui-même qui pécherait gravement s'il célébrait en état d'indignité35, que pour le fidèle qui participerait à une telle action sacrée en connaissance de cause36. Quant aux charges d'enseigner et de régir, où une causalité seconde est à l'œuvre, le ministre doit avoir personnellement la science et la prudence nécessaires selon l'étendue du ministère confié37. Il y a donc un certain lien dans les ministres entre leur sainteté personnelle et la sanctification à laquelle ils sont préposés.
En ce qui
concerne les fidèles
Par la réception du baptême et de la confirmation, le fidèle est rendu conforme en grâce au Christ. Cette conformité suit les trois aspects de la grâce du Christ. L'effet premier et propre de ces sacrements est une sanctification individuelle. Saint Thomas insiste beaucoup sur cet aspect du baptême, et semble même en limiter les effets à cette perspective strictement personnelle :
La fécondité qui est l'effet du baptême est celle qui produit les bonnes œuvres, et non celle qui permet d'engendrer les autres dans le Christ comme l'Apôtre le dit aux Corinthiens : "Je vous ai engendrés dans le Christ par l'Évangile "38.
C'est là une doctrine commune chez l'Aquinate39. Pour exprimer une certaine ordination à la perfection du prochain, pour manifester une certaine sanctification des autres en lien avec cette sainteté personnelle,
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légèrement différente se trouve
dans l'In II Co, Prologue, n° 2 : dispensation des mystères (sacrements)
gouvernement-prédication.
33. Cf. Ia - IIae,
q. 62, a. 4, à propos de l'ordre entre les vertus théologales : la foi est
première in generationem et la charité première in perfectionem; cf. également
IIIa, q. 65, a. 3, à propos du septénaire sacramentel : le baptême
est premier in generationem et l'eucharistie première in perfectionem.
34. Cf. IIIa, q. 64, a.
1 : " Eadem ratio est ministri et instrumenti "; q. 36, a. 3. .
35. Cf. IIIa, q. 36, a.
5 ; q. 64, a. 6.
36. Cf. IIIa, q. 64, a.
2, ad 3 ; a. 6, ad 6.
37. Cf. IIIa, q. 36, a.
2.
38. IIIa, q. 69, a. 5,
ad 3.
39. Cf. In IV Sent., d. 7, q. 2,
a. 1, qla 1, ad 1 : le baptême est dit conférer une certaine
potentia passiva.
on pourrait penser à la confirmation ; mais là aussi saint Thomas paraît bien limiter ce sacrement à la perfection personnelle du sujet :
Ce sacrement confère une certaine excellence, cependant non celle qu'un homme peut avoir sur un autre homme, comme celle qui résulte du sacrement de l'ordre, mais une supériorité de l'homme sur lui-même, comme lorsqu'on dit d'un adulte qu'il est supérieur à lui-même comme enfant40.
C'est là encore une doctrine commune de l'Aquinate41. Elle surprend de nos jours où l'on met l'accent sur l'apostolat du confirmé42. Cependant on trouve aisément chez saint Thomas des mentions plus positives. Ainsi, par exemple :
Tous les sacrements sont des protestations de la foi. De même que le baptisé reçoit le pouvoir surnaturel de manifester la foi par la réception des autres sacrements, de même le confirmé reçoit le pouvoir de professer publiquement la foi du Christ en paroles comme en vertu d'une charge (quasi ex officio)43.
Il nous paraît indéniable que chez saint Thomas la confirmation donne la grâce nécessaire à une certaine vocation publique, mais celle-ci n'est pas une intendance des biens surnaturels ; elle semble se limiter à la défense de la foi contre ses opposants extérieurs44 et — il faut bien le reconnaître — surtout dans une perspective de salut personnel45.
Si l'on se limite à ces observations, on ne peut s'empêcher de penser au schéma suivant : dans le Christ, le sanctifié et le sanctificateur ne font qu'un. Cette perfection unique serait participée de deux façons bien distinctes et complémentaires : d'une part, dans h ligne du sanctifié, par les sacrements du baptême et de la confirmation qui font le fidèle, et, d'autre part, dans la ligne du sanctificateur, par le sacrement de l'ordre qui fait le ministre. Cela a le mérite de la clarté, mais concentre toute l'efficience de grâce dans le ministère. Si telle est la perception de saint Thomas, il est vite vu qu'elle ne saurait être conservée de nos jours. Vatican II enseigne clairement autre chose:
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40. IIIa, q. 72, a. 8,
ad 1.
41. Cf. In IV Sent., d. 7, q. 2,
a. 1, qla 1, ad 2, avec ici la précision suivante : " Le
pouvoir conféré par le caractère de la confirmation est un pouvoir actif, non
pour donner les biens surnaturels, ce qui revient à l'ordre, mais plutôt pour
les confesser publiquement. " — Sur le sacrement de la confirmation, cf.
B.-M. PERRIN, " Le caractère de la confirmation chez saint Thomas ",
RT 98 (1998), p. 225-265.
42. Cf. LG, n° 11 : " Par le
sacrement de la confirmation, le lien [des fidèles] avec l'Église est rendu
plus parfait, ils sont enrichis d'une force spéciale de l'Esprit-Saint et
obligés ainsi plus strictement tout à la fois à répandre et à défendre la foi
par la parole et par l'action en vrais témoins du Christ. "
43. IIIa, q. 72, a. 5,
ad 2.
44. Cf. IIIa, q. 72, a.
5, ad 1.
45. Cf. In IV Sent., d. 7, q. 2,
a. 1, qla 1, ad 1 : le témoignage qui va jusqu'au martyre.
II y a dans l'Église diversité de ministères mais unité de mission. Le Christ a confié aux apôtres et à leurs successeurs la charge d'enseigner, de sanctifier et de gouverner en son nom et par son pouvoir. Mais les laïcs, rendus participants de la charge sacerdotale, prophétique et royale du Christ, assument dans l'Église et dans le monde leur part dans ce qui est la mission du peuple de Dieu tout entier. [...] Les laïcs exercent véritablement leur apostolat en se dévouant à l'évangélisation et à la sanctification des hommes, de même qu'en s'efforçant de pénétrer l'ordre temporel de l'esprit de l'Évangile46.
Autrement dit, saint Thomas, pris dans un contexte de chrétienté solidement implantée, aurait-il omis cet aspect sanctificateur du prochain contenu dans le baptême et la confirmation ? À la vérité, on ne peut soutenir une telle thèse sans aller au rebours de toute la Tradition, et saint Thomas ne l'ignore pas.
4. Éléments de
solution
Saint Thomas souligne cet aspect de sanctification à propos de diverses questions qui, à notre connaissance, n'ont pas fait l'objet d'un enseignement récapitulatif.
La qualité prophétique de chaque fidèle
Le Docteur commun a soin de distinguer entre le charisme de la prédication et la fonction d'instruire. Si la prédication est un office clérical, elle peut aussi — sous la régulation des prélats — être assurée par quiconque a reçu le charisme de la parole en vue de l'utilité commune47. Dans l'ordre de la grâce gratis data, il y a un rôle quasi instrumental du prédicateur qui n'est pas nécessairement prêtre48. En ce qui concerne l'instruction, saint Thomas en distingue quatre formes :
L'une est en vue de convertir à la foi : Denys l'attribue à l'évêque, mais n'importe quel prédicateur et même n'importe quel fidèle peut l'accomplir. Une autre instruit des rudiments de la foi et de la façon de recevoir les sacrements : elle est de la compétence principalement des prêtres et secondairement des ministres inférieurs. Une autre concerne la vie chrétienne et elle relève des parrains. Enfin il y a l'instruction sur
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46. CONCILE VATICAN II, Décret sur
l'apostolat des laïcs, Apostolicam actuositatem, n° 2
47. Cf. IIa-IIae,
q. 177, a. 1 et 2.
48. Cf. ibid, a. 1, resp.
les profondeurs des Mystères de la foi et la perfection de la vie chrétienne qui, en vertu de l'office, relève des évêques49.
Cette mention est assez claire par elle-même. L'enseignement qui a pour objet la conversion et l'éducation à la vie chrétienne peut relever de tout baptisé. Elle prendra principalement la forme du témoignage d'une vie sainte, mais rien exclut la parole explicite, voire l'écrit.
La qualité sacerdotale de tout fidèle
Saint Thomas a eu à commenter la citation suivante tirée d'une homélie de saint Jean Chrysostome : " Tout prêtre n'est pas saint, mais tout saint est prêtre. " II s'en explique ainsi :
Chrysostome use du mot prêtre au sens étymologique qui signifie : qui donne les choses saintes (sacra dans). Et à ce point de vue tout juste est prêtre en tant qu'il donne aux autres le secours de ses saints mérites. Mais nous retenons ici un autre sens du mot sacerdoce. Il désigne ici celui qui donne les choses saintes par la dispensation des sacrements50.
Nous avons là une mention très claire du sacerdoce commun, qui s'origine directement dans celui du Christ, avec un lien très étroit entre la sainteté personnelle (les mérites de la charité) et l'aspect de sanctification d'autrui par communication des mérites. Saint Thomas s'en est expliqué notamment dans le commentaire du Credo, à l'article relatif à la communion des saints51. Pour l'Aquinate, l'expression " communie sanctorum " désigne in recto h communion dans les réalités saintes — laquelle est engendrée principalement par les sacrements, mais aussi par la communication des mérites —, et in obliqua la communion des personnes sanctifiées à partir de cette communion dans les réalités saintes.
La qualité royale de tout fidèle
La tradition patristique privilégie la royauté sur soi-même, c'est-à-dire la maîtrise sur ses passions52. Saint Thomas connaît cette interprétation et la fait sienne. Par exemple, commentant le passage de Le où le Christ enseigne la force et la prudence dans la vie spirituelle par la parabole
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49. IIIa, q. 71, a. 4,
ad 3.
50. Sum. theol., Suppl., q. 36, a.
3, ad 1.
51. In Symbolum Apostolorum
Expositio, art. 10, n°987 s.
52. Cf. saint jean chrysostome,
Homélie sur la seconde épître aux Corinthiens, Hom. 3, n°7, in fine (avec
mention des tria munera).
d'un roi voulant combattre un ennemi supérieur à lui53, il note, en citant Théophylacte : " Le péché est un roi qui règne dans notre corps mortel ; mais notre esprit créé est aussi roi54. "
La notion de royauté mise en œuvre ici est imparfaite car il lui manque l'altérité. Le roi est celui qui possède et exerce une domination sur les autres. En ce sens propre et premier, saint Thomas affirme:
C'est là le pouvoir qui a été donné au Christ et qui ne passera pas ; et c'est pourquoi il est appelé dans les saintes Écritures non seulement, prêtre mais aussi roi [...]. De lui découle le sacerdoce royal, et qui plus est tous les fidèles du Christ, en tant qu'ils sont ses membres, ont part à
ce double titre de roi et de prêtre55.
Il est clair qu'il s'agit du royaume spirituel de la grâce. Dans ce royaume chacun, selon la grâce qui lui est faite, est appelé à concourir à la conduite des autres vers la béatitude par sa participation à l'édification du bien commun surnaturel56.
Il faut ajouter aussi une forme de royauté de tout homme sur la création afin que celle-ci réalise sa fin première qui est d'être le reflet ou l'épiphanie de la sagesse et de la bonté du Créateur. Restaurer et développer l'harmonie entre les divers ordres de créatures est une vocation royale de l'homme parce qu'il y manifeste sa domination sur tous les êtres inférieurs à lui. Mais saint Thomas — qui n'ignore pas cette vocation de l'homme57 — n'emploie pas à ce sujet la notion de royauté. Il semble bien que la royauté terrestre du baptisé n'ait pas chez l'Aquinate l'importance qu'elle revêt aujourd'hui. À notre sens, cette finalité épiphanique de la création étant une finalité prochaine, elle ne saurait être cultivée pour elle-même comme une finalité ultime d'ordre eschatologique. De sorte que la problématique actuelle, dite de l'autonomie des réalités terrestres, telle que précisée par la Constitution Gaudium et spes (n° 36), ne semble pas être développée par saint Thomas, du moins dans le cadre de le royauté baptismale du fidèle.
La façon dont saint Thomas use du donné biblique des tria munerà — qu'il connaît bien — ne saurait être comparable à la façon dont Vatican II en a usé. Le Concile a clairement sollicité cette doctrine pour faire reposer sur elle toute sa présentation du sacerdoce baptismal et ministériel, ce qui n'est certes pas le cas de l'Aquinate. On peut dire que celui-ci
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53. Lc 14, 31 : " Quel est le
roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commencera pas par
s'asseoir pour examiner s'il est capable, avec dix mille hommes, d'aller contre
celui qui vient contre lui avec vingt mille homme ? "
54. Catena in Luc. 14, 31, p. 210.
5 5. De Regno ad regem Cypri, Lib.
II, cap. 2, Ed. leon., t. 42, p. 466 (dans les anciennes éditions : I, XIV).
56. C'est l'objet même de la grâce
gratis data que de servir le bien commun et de n'être pas personnellement
sanctifiante.
57. Cf. en part. Ia q.
96, a. 2 (la domination de l'homme sur les êtres terrestres) et a. 4 (la
domination entre hommes à l'état d'innocence).
s'en est servi pour bien distinguer entre les deux sacerdoces participés : le premier, surtout dans la ligne de la sanctification personnelle; le second, dans la ligne de la sanctification des autres. Pour éviter tout durcissement, il faut avoir recours à d'autres lieux qui montrent que le Docteur commun sait préserver le lien entre le sanctifié et le sanctifiant. Mais il demeure que saint Thomas manifeste bien que la participation différenciée à l'unique sacerdoce du Christ est constitutive du mystère de l'Église. Cette distinction n'est pas une séparation rigide, mais les deux sacerdoces se distinguent par une dominante claire.
Ce donné étant acquis, quel pourrait être de nos jours son intérêt ?
B. — L'IMPORTANCE ACTUELLE DU DONNÉ THOMASIEN
Les trois qualités de prophète, prêtre et roi sont l'expression des trois aspects de l'unique grâce. C'est dire que ces trois qualités sont inséparables. Mais cela ne signifie pas obligatoirement qu'elles sont toutes de même niveau. Nous sommes ici en présence d'une unité complexe formée d'une pluralité d'éléments reliés entre eux par un ordre précis. Comment rendre compte de cela? S'agissant des tria munera, saint Thomas n'a pas répondu explicitement à la question, mais il a donné les principaux éléments de réponse dans son enseignement sur la Loi nouvelle.
1. L'enseignement sur la Loi nouvelle
Ce qui fait la spécificité de la Loi nouvelle par rapport à l'ancienne est le fait que h grâce annoncée est effectivement donnée. Dès lors la Loi ancienne qui était seulement indicative, devient la Loi nouvelle, à la fois indicative et " efficace " : " Ce qu'il y a de plus important dans la Loi nouvelle, ce en quoi consiste toute sa valeur, c'est la grâce de l'Esprit-Saint donnée par la foi au Christ58 "; ou encore : " La Loi nouvelle a un élément premier et principal qui est la grâce même de l'Esprit-Saint59 ". Mais à côté de ce principal, il y a des réalités secondes (et non secondaires, au sens commun actuel) qui font corps avec le principal, parce qu'elles y introduisent — elles sont dispositives — ou parce qu'elles en émanent nécessairement — elles sont consécutives :
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58. Ia-IIae,
q. 106, a. 1.
59. Ibid., a. 2; cf. ibid., a. 3 :
"Ce qu'il y a de principal dans la Loi nouvelle est la grâce du
Saint-Esprit "; aussi q. 107, a. 1, ad 2 et ad 3 ; q. 108, a. 1, etc.
II y a cependant dans la Loi nouvelle des réalités qui sont comme dispositives à la grâce du Saint-Esprit, et des réalités qui concernent l'usage de cette grâce ; ces réalités sont comme secondes dans la Loi nouvelle60.
Il n'est pas nécessaire ici de s'étendre sur le fondement christologique, et ultimement anthropologique, de cette organisation de la Loi nouvelle. Disons seulement que le Verbe, parole toute spirituelle du Père, s'est incarné pour nous donner sa grâce, selon notre mode humain de communication. Le Christ nous atteint intérieurement comme Dieu et extérieurement comme homme, dans une seule action posée par un sujet un et unique : le Verbe incarné.
Nous relevons alors ceci : la Loi nouvelle est une, il n'y en a pas plusieurs. Elle est une d'une unité substantielle mais complexe. Le couple principaliter-secundarius chez saint Thomas exprime les divers aspects d'un être un, et n'est pas à confondre avec le couple essentialiter-accidentaliter qui exprime la relation entre deux êtres dont l'un peut faire défaut61. Il faut bien voir que le couple principaliter-secundarius marque une subordination, une subordination essentielle, car le secundarius est inclus dans le principaliter62. Si les deux aspects sont essentiels, c'est parce que le second est inclus dans le principal comme un effet est inclus dans une cause63.
2. Intérêt pour
la compréhension actuelle des tria munera
La Loi nouvelle comprend trois choses : des éléments dispositifs à la grâce, la grâce elle-même, et des éléments issus de la grâce qui sont l'expression de sa présence dans le sujet. Cela forme l'une et unique Loi nouvelle, de sorte que si un des aspects est refusé c'est le tout qui disparaît. De même, le sacerdoce conçu selon les tria munera est une réalité une et unique, de sorte que si on le mutile volontairement d'un seul de ses aspects, on ruine le tout. Ainsi, si le fidèle renonce à la foi prophétique, il supprime en lui également la charité sacerdotale et son
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60. Ia-IIae,
q. 106, a. 1.
61. Ainsi, la béatitude consiste
essentiellement pour l'homme dans la vision de Dieu (Ia-IIae,
q. 3, a. 8) : c'est la récompense essentielle des bienheureux; toutes les
autres récompenses ne sont qu'accidentelles, telle la vision de la beauté des
anges (cf. Ia, q. 64, a. 1, ad 1), et même la vision de l'humanité
du Christ (cf. In I Sent., d. 1, q. 1, a. 1, ad 6). Mais cette béatitude loge
principalement dans l'âme du bienheureux et secondement dans son corps (cf. IIIa,
q. 15, a. 10, resp. et ad 2).
62. L'exemple de la charité est
intéressant : l'objet principal de la charité est Dieu; l'objet second est le
prochain; les actes de charité envers le prochain sont essentiels parce que sans
eux la charité comme telle ne peut subsister (cf. IIa-IIae,
q. 25, a. 1).
63. Pour reprendre l'exemple de la
charité, nous disons que l'amour pour Dieu est cause de l'amour du prochain ;
aimant Dieu, nous aimons ceux que Dieu aime : " De soi et essentiellement,
la perfection de la vie chrétienne consiste dans la charité : principalement
dans l'amour de Dieu, secondement dans l'amour du prochain " (IIa-IIae,
q. 184, a. 3).
espérance royale ; si le clerc renonce à la prédication prophétique, il ne conduira personne à la sanctification sacramentelle et ne constituera aucun peuple à régir64. Nous avons là un ordre de génération entre les tria munera65.
Nous pouvons aussi constater, par la comparaison des tria munera et de la triade d'aspects de la Loi nouvelle, la manifestation d'une même idée qui, elle, semble parcourir toute l'œuvre de saint Thomas : le principal de la vie chrétienne tant individuelle que communautaire réside en la présence de la grâce de l'Esprit-Saint. Ce don est fait par le Christ Prêtre sur l'autel de la Croix où il célèbre le sacrifice de lui-même. Le principal est donc l'aspect sacerdotal. Pour parvenir à ce don, il y a le second de la prédication prophétique du Christ qui dispose au don et le fait désirer. Et ce don une fois fait, il convient de maintenir ceux qui l'ont reçu fidèles au mouvement eschatologique qu'il imprime. Et c'est pour cela qu'il y a le second de la régence royale du Christ. Ce qui est ainsi principal et second dans le Christ le sera aussi dans chacune des participations à sa grâce.
Ces précisions nous permettent de mettre en lumière l'unité foncière des tria munera, et donc leur inséparabilité, mais elles indiquent aussi l'ordre non plus de génération mais de perfection entre les munera. Le munus le plus parfait est donné par l'onction sacerdotale au sens strict dont la finalité est l'offrande du sacrifice. C'est, chez saint Thomas, la raison de la concentration du sacerdoce sur la fonction sacrificielle, tant pour le ministre que pour le fidèle. Là est le principal de l'onction christique reçue à l'ordination et au baptême66. Mais ce principal n'est pas séparable — de soi — de ce qui est second, à savoir l'onction comme prophétique et comme royale. Cet ordre de perfection place la charité au sommet, et apprécie ensuite ce qu'elle requiert préalablement (la foi) et ce qu'elle suscite postérieurement (l'espérance). C'est l'ordre suivi, en particulier, dans le livre III du Contra Gentiks67, et que l'on retrouve dans la formule actuelle de l'onction baptismale68.
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64. Dans le cas d'un prêtre qui
n'exerce défait que la fonction sanctifiante (par ex. le Chartreux), on dira
qu'il est en acte un ministre sanctifiant, et demeure en puissance un ministre
enseignant et régissant. Il passera de la puissance à l'acte sur ces deux
fonctions en cas de nécessité (par ex. le Chartreux promu prieur de ses frères
ou élevé à l'épiscopat), car il en est, de soi, capable.
65. Cet ordre de génération qui
distingue ce qui est premier put rapport à ce qui est second est repris par
Vatican II en ce qui concerne les prêtres : " Les prêtres ont pour
première fonction d'annoncer l'Évangile de Dieu " (PO, n° 4).
66. Pour le sacrement de l'ordre,
cf. supra n. 5; pour le baptême cf. In Rom. 12, 1-3, n° 953, où S. Thomas
enseigne que l'acte principal du chrétien parfait est de s'offrir à Dieu, corps
et âme. Pour le sacerdoce ministériel, Vatican II reprend cette idée en
affirmant : " Dans le mystère du sacrifice eucharistique, les prêtres
exercent leur fonction principale... " (PO, n° 13).
67. SCG, III, cap. 151 (la
charité), cap. 1 ; 2 (la foi) et cap. 153 (l'espérance).
68. L'onction de saint chrême
configure au Christ " prêtre, prophète et roi ".
CONCLUSION
Saint Thomas connaît et exploite la doctrine de la triple onction. Il le fait dans une perspective de théologie biblique positive, et c'est pourquoi cette doctrine est chez lui d'ordre surtout descriptif. Elle est mise en œuvre pour souligner, outre l'accomplissement par le Christ de l'Ancienne Loi, la plénitude de grâce dans le Christ et sa communication aux hommes. Cette communication se fait selon deux lignes qui correspondent aux deux aspects de la grâce du Christ : la ligne " sanctifié " et la ligne " sanctifiant ". Ces deux lignes offrent la dominante de chaque sacerdoce participé, le premier — baptismal — dans le sens du " sanctifié " et le second — ministériel — dans le sens du " sanctifiant " ; mais il ne s'agit que de dominantes et non pas de caractères exclusifs. Cependant, à ce plan, ce n'est plus la doctrine de la triple onction qui est mise en œuvre par saint Thomas. On retiendra cependant pour notre propos que le lien entre la grâce triforme du Christ et la grâce triforme des chrétiens signifie en particulier le lien entre le sanctifié et le sanctificateur. Sans renoncer à la distinction entre la causalité instrumentale et la causalité seconde en ce qui concerne la sûreté de la fonction de sanctification confiée aux ministres, on doit pourtant rappeler que l'on ne peut, en quelque état que ce soit, baptisé ou ministre, assurer une sanctification parfaite des autres qu'en lien avec une sainteté personnelle au moins recherchée.
La présence de la doctrine de la triple onction chez saint Thomas n'est pas matériellement importante ; mais elle est une expression, parmi d'autres, d'une triade plus fondamentale qui, elle, est parfaitement opératoire chez lui, et qui exprime l'économie générale, dernière et définitive du salut. Il s'agit de l'expression fondamentale de la Loi nouvelle en termes de disposition, d'accomplissement et de mouvement eschatologique, qui renvoie ultimement à la trilogie des vertus théologales : foi, charité, espérance.
Ce lien important permet d'éclairer à la fois l'ordre entre les trois aspects de l'onction et leur inséparabilité qui tient à leur unité substantielle. C'est assurément sur ce point que l'apport de saint Thomas demeure toujours actuel. On sait que l'insistance sur le primat de la charité — et de son expression par le sacrifice — a conduit, à partir du XVIe siècle, à ne plus bien voir la distinction entre le principal et le second, qui a pu devenir séparation entre l'essentiel et l'accidentel. Le rétrécissement de la notion de sacerdoce à l'aspect sanctificateur-sacrificiel-cultuel s'en est suivi : il est postérieur à saint Thomas. La redécouverte contemporaine de la doctrine des tria munera est très sensible à l'aspect prophétique et royal du sacerdoce, en particulier baptismal, et c'est heureux. On développe notamment dans cette ligne la participation des fidèles à l'enseignement et à la régence du peuple de Dieu. Mais ces redécouvertes et ces progrès ne seront en définitive positifs que si l'on ne brise pas l'unité substantielle de la triple onction et si l'on sait toujours rester attentif à l'ordre — soit de génération soit de perfection — qui les relie. Pour cela, le témoignage de saint Thomas nous paraît encore important à connaître.
fr. Benoît-Dominique de LA SOUJEOLE, o.p.
Résumé. — La doctrine des tria munera Christi est bien présente chez saint Thomas. Il s'agit d'un donné biblique et patristique bien connu et assumé tant dans les commentaires de l'Écriture que dans les œuvres de synthèse. L'apport de saint Thomas consiste surtout dans l'ordre qu'il énonce entre les tria munera. Cet ordre est double : ordre de génération (prophète-prêtre-roi) et ordre de perfection (prêtre-prophète-roi). Cela permet de comprendre les mentions de Vatican II selon lesquelles l'offrande du sacrifice (munus sanctificandi) est le principal office des ministres, et la prédication de la foi (munus docendi) le premier office des ministres.
Le Frère Benoît-Dominique de La Soujeole, o.p., né en 1955, docteur en théologie, enseigne la théologie dogmatique au studium des Dominicains de Toulouse ainsi qu'à l'Institut Saint-Thomas d'Aquin (Institut catholique de Toulouse); il est membre du comité de rédaction de la Revue thomiste. Principale publication : Le Sacrement de la communion, Essai d'ecclésiologie fondamentale (Paris, Cerf, 1998).