Réflexions inspirées par le
rapport
de
« À la recherche d’une
éthique universelle :
nouveau regard sur la loi
naturelle »
Abélard a écrit Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien[1].
Il s’était rendu la tâche facile en jouant les trois personnages : il mettait
lui-même les idées dans la tête du juif et les mots dans sa bouche, et ainsi du
chrétien. Les membres de la « Commission théologique internationale » ont d’abord
formé une sous-commission d’une dizaine de membres qui devaient parler au nom
de plusieurs personnages ou institutions : un hindoue, un bouddhiste, un
taoïste, un confucianiste, un représentant des traditions africaines, un
musulman, un platonicien, un aristotélicien, un stoïcien, l’écriture sainte,
l’Église, son Magistère. Mais il y a d’autres écritures considérées comme
saintes ou sacrées par leurs adeptes – les unes tombées du ciel, d’autres
dictées par des extra-terrestres, les autres inspirées – et d’autres
groupements se considèrent, avec raison, comme des Églises, car le mot église
vient du grec ekklesia qui signifie « assemblée ».
J’aurais préféré que ce fût une Commission
internationale de philosophie qui élabore un projet d’éthique universelle « dans
un langage éthique commun » ([3] et [4] [2]
et donc accessible à tous puisqu’il « concerne tous les hommes » [3].
J’aurais aimé qu’un hindoue parle au nom de l’hindouisme, un bouddhiste au nom
du bouddhisme, un juif au nom du judaïsme, un chrétien au nom des chrétiens, un
musulman au nom des musulmans, un mormon au nom des mormons, un athée, un
pauvre, un riche, un homosexuel, une lesbienne, un couple marié, un couple
divorcé remarié, etc. Une éthique universelle ne doit pas être imposé à tous
par un groupe, quel qu’il soit. Comme ce rapport lance un appel au dialogue
[52], j’ose exprimer mon point de vue, même si le rapport de la sous-commission
a été approuvé à l’unanimité de
Valeurs
et valeurs morales, bien et bien moral
Le paragraphe [1] débute ainsi :
« Y a-t-il des valeurs morales objectives », etc. Les notions de
« valeurs morales » objectives ou subjectives sont loin d’être claires.
« Nous vivons sur des notions vagues », affirme Paul Valéry[3],
et la notion de « valeurs morales » en est une et non des moindres. Mais,
avant de parler abruptement de valeurs morales,
il faut parler de valeurs. Si l’on demande à une personne quelles sont ses
valeurs, elle peut comprendre la question et en énumérer quelques-unes ; si
elle ne la comprend pas, on lui demande d’aligner ce qui est important pour
elle dans la vie. Ce peut être la santé, la famille, les enfants, l’amitié, un
sport, une profession, l’argent, une science, un art, le pouvoir, son patelin,
sa langue, sa religion, voire le sexe…
Le mot valeur
apparaît ainsi comme un fourre-tout dans lequel on entasse des choses fort
diverses. Pour mettre de l’ordre dans ce fouillis, il faut un principe de
classification. L’ordre se dit toujours par rapport à un principe : Ordo semper dicitur per comparationem ad
aliquod principium (Ia, q.
À la question de
Thomas d’Aquin développe davantage cette
idée dans son commentaire de l’Éthique à
Nicomaque, (II, lect. 4). Pour montrer qu’il ne suffit pas de rendre le dû
pour être considéré comme possédant la vertu de justice, à la suite d’Aristote il
compare les vertus morales à l’art. Le bien de l’art est atteint quand l’œuvre
extérieure réalisée est bonne. Les admirateurs ne se posent pas de questions
sur l’humeur de l’artiste, sur ses motifs ou sur toute autre circonstance qui a
entouré l’exécution de l’œuvre. Une personne regarde
Il n’en est pas ainsi des vertus morales.
Elles sont principes d’actions qui ne passent pas dans la matière extérieure,
comme c’est le cas de la sculpture, par exemple ; en tant que morales, elles
demeurent dans les agents eux-mêmes. Il s’ensuit que de telles actions
perfectionnent les agents. Et c’est pourquoi le bien de telles actions réside essentiellement
dans les agents eux-mêmes[8].
Il existe des musées des œuvres d’art, mais il n’y a pas de musées des actions
morales héroïques.
Pour que les actions répondent aux
exigences des vertus morales, il ne suffit pas que les œuvres soient
bonnes : que le droit soit rendu, que le verre de trop ne soit pas avalé,
que la femme du voisin ne soit pas importunée. Il faut que celui qui agit ainsi
le fasse comme il convient, debito modo. Ce
debito modo exige que l’on tienne
compte de trois choses. La première relève de l’intellect ou de la raison. La
personne qui accomplit l’œuvre de vertu morale ne doit pas l’accomplir par
ignorance ou par hasard, il faut qu’elle sache ce qu’elle fait.
La deuxième exigence est prise du côté de
la puissance appétitive. Deux choses à observer de ce point de vue. La
première, que l’action ne soit pas accomplie sous l’influence d’une passion :
un acte de vertu peut être posé sous l’effet de la peur. Par exemple, on rentre
à la maison en taxi, après une soirée bien arrosée, par crainte de perdre son
permis de conduire. Ça ressemble à de la sobriété, mais ce n’en est pas. La
deuxième, que l’acte de vertu soit posé par choix, parce qu’on aime cet acte, de
sorte qu’il ne soit pas posé pour quelque motif extérieur ; par exemple, pour
l’argent ou la vaine gloire.
La troisième exigence est prise de la
notion d’habitus ; la vertu est un habitus, une disposition stable. Certains
traducteurs rendent habitus simplement pas disposition. Pourtant, Aristote est
clair : « Une première espèce de qualité peut être appelée habitus et
disposition. Mais l’habitus diffère de la disposition en ce qu’il a beaucoup
plus de durée et de stabilité. Sont des habitus les sciences et les vertus. […]
Par contre, on appelle simplement dispositions les qualités qui peuvent
facilement être mues et rapidement changées, telles que la chaleur et le
refroidissement, la maladie et la santé, et ainsi de suite[9]. »
Émanant d’une disposition stable, l’acte vertueux sera posé avant fermeté, firme
idest constanter, aucune influence extérieure ne pourra le faire dévier, immobiliter idest a nullo exteriori ad hoc
removeatur[10].
Si la troisième des trois exigences
n’est pas satisfaite, on a le bien moral, mais non le bien moral vertueux. On voit tout de suite ce qui cloche dans
cette affirmation de Voltaire : « Néron, le pape Alexandre VI, et
d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds
hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là[11]. »
Non ; ils ont posé des actes apparemment vertueux. Mais une hirondelle ne fait
pas le printemps ; de même, un seul acte ne rend pas vertueux comme un seul acte
ne rend pas vicieux.
Deux lignes plus bas [1], les auteurs du
rapport écrivent : « Ces questions – ils en ont soulevé quatre – de
toujours autour du bien et du mal », etc. Le bien et le mal ne sont pas
définis. En 2.2, quand ils parleront du précepte premier de la loi naturelle :
« Il faut faire le bien », le bien ne sera pas défini. Pourtant, il importe
de marquer nettement la distinction entre le bien et le bien moral, comme entre
valeur et valeur morale. Quand Thomas
d’Aquin dit, à la suite d’Aristote, que toutes choses désirent le bien – Omnia bonum appetunt, le bien n’est pas appelé
dans tous les cas à devenir le bien moral. Car le pluriel neutre omnia englobe les êtres inanimés – le
feu, l’eau, le vent, la pierre – les végétaux, les animaux et les humains. Le
prunier tend vers le bien de ses prunes, mais il n’y tend pas moralement ; les
animaux prennent soin de leurs petits, mais ils ne le font pas moralement.
Thomas d’Aquin définit ainsi le bien en
général : Quod est conveniens alicui
est ei bonum[12].
Ce qui convient à une personne, à
une bête, à une plante ou à une pierre est le bien pour elle. Le relatif pointe
un nez beaucoup plus long que celui de Cyrano, car ce qui convenait ne convient
plus, ce qui convient ne conviendra plus, ce qui convient dans un pays ne
convient pas dans un autre, ce qui convenait à une époque ne convient plus à
une autre, etc. « Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà[13]. »
Ce n’est pas la « dictature du relativisme » qui désole Benoît XVI, mais le relatif abonde en morale. La nature de
l’homme est changeante : Natura
hominis est mutabilis (IIa-IIae, q. 57, a. 2, sol. 1). Quand
Thomas d’Aquin parle du mâle, il emploie le mot Vir ; homo, c’est l’être
humain, homme et femme. La donna è
mobile, chante le Duc de Mantoue dans Rigoletto
de Verdi, mais le mâle aussi est changeant comme plume au vent.
Les auteurs du rapport parlent nommément du
« bien moral » dans six paragraphes [40, 41, 42, 43, 45, 47]. « Le
bien moral correspond, disent-ils [41], au
désir profond de la personne humaine qui – comme tout être – tend spontanément,
naturellement, vers ce qui la réalise pleinement, vers ce qui lui permet
d’atteindre la perfection qui lui est propre, le bonheur. Malheureusement, le
sujet peut toujours se laisser entraîner par des désirs particuliers et choisir
des biens ou poser des gestes qui vont à l’encontre du bien moral qu’il
perçoit. » Une personne qui se laisse entraîner hors du droit chemin ne
possède pas la vertu, comme il a été dit ci-dessus à propos de l’exigence
découlant de l’habitus ; elle agit fermement, immobiliter, selon le choix vertueux qu’elle a fait ; rien
d’extérieur ne peut l’en détourner, a
nullo exteriori ad hoc removeatur[14].
Mais le bien que la raison présente à la volonté n’est pas toujours le bien réel.
Thomas d’Aquin le dit clairement dans
[42] Selon
[43] « L’obligation morale que perçoit
le sujet ne vient donc pas d’une loi qui lui serait extérieure (hétéronomie
pure), mais elle s’affirme à partir de lui-même. En effet, comme l’indique
l’axiome que nous avons évoqué : “ Il faut faire le bien et éviter le
mal ”, le bien moral que la raison détermine “ s’impose ” au
sujet. Il « doit » être accompli. » Ce que
[45]
« Dans sa recherche du bien moral, la personne humaine se met à l’écoute
de ce qu’elle est et elle prend conscience des inclinations fondamentales de sa
nature, qui sont tout autre chose que de simples poussées aveugles du désir.
Percevant que les biens vers lesquels elle tend par nature sont nécessaires à
son accomplissement moral, elle se formule à elle-même, sous forme
d’injonctions pratiques le devoir moral de les mettre en œuvre dans sa vie.
Elle s’exprime à elle-même un certain nombre de préceptes très généraux qu’elle
partage avec tous les êtres humains et qui constituent le contenu de ce qu’on appelle
la loi naturelle. »
De
plus les biens vers lesquels la « personne humaine » tend par nature ne
sont pas tous en vue de « son accomplissement moral », car l’« accomplissement
moral » n’est qu’une dimension de l’être humain, et non la principale,
selon Thomas d’Aquin. Selon lui, les vertus morales disposent à la
contemplation de la vérité[17]
et y sont ordonnées comme à leur fin[18].
Il s’ensuit que le bonheur parfait de l’être humain, même ici-bas, consiste principalement
dans la vie spéculative, secondairement dans la pratique des vertus morales[19].
Dans En esprit et en vérité, Karol
Wojtyla écrit : « Ce qui, pour la personne, est le plus caractéristique,
ce en quoi (en prenant en compte l’ordre naturel) elle se réalise de la manière
la plus plénière et la plus propre, c’est la morale[20]. »
À ce moment-là, il n’était pas encore pape, donc pas infaillible ! Thomas
d’Aquin tient des propos très différents : « C’est par l’intelligence
que nous ressemblons le plus à Dieu[21]. »
Puis : « L’acte d’intelligence est ce qu’il y a de plus parfait[22]. »
Enfin : « La vie morale dispose à la vie contemplative et y est
ordonnée comme à sa fin[23]. »
La
recherche n’est pas d’abord une « recherche du bien moral » [45],
mais une recherche du bien ; le bien devient moral, puis vertueux quand il
est accompli selon des exigences que Thomas d’Aquin expose de façon très claire[24].
De plus, les préceptes généraux – que
Thomas d’Aquin dégage dans
[47] « Pour sortir de cette généralité
et éclairer les choix concrets à faire, il faut faire appel à la raison
discursive, qui va déterminer quels sont les biens moraux susceptibles
d’accomplir la personne – et l’humanité
– et formuler des préceptes plus concrets capables de diriger son agir. Dans
cette nouvelle étape, la connaissance du bien moral procède par raisonnement.
Ce raisonnement demeure assez simple à l’origine : une expérience de
vie limitée y suffit et il se maintient à l’intérieur des possibilités
intellectuelles de chacun. On parle ici des “ préceptes
seconds ” de la loi naturelle, découverts grâce à une plus ou moins longue
considération de la raison pratique, par contraste avec les préceptes généraux
fondamentaux que la raison saisit de façon spontanée et qui sont appelés
“ préceptes premiers ”. »
Quand
Je commencerai par citer
Par exemple, il ne faut pas voler ; le
précepte est clair. Mais, par expérience, on sait que des personnes peuvent
être dans une nécessité extrême. Thomas d’Aquin se demande alors si on peut
voler en cas de nécessité (IIa-IIae, q. 66, a. 7). Et il va élaborer une
doctrine propre à ce cas que le précepte commun ne résolvait pas. Ce qui est de
droit humain, dit-il, ne doit pas déroger au droit naturel ou au droit divin.
Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs
sont destinés à subvenir aux nécessités des hommes. C’est pourquoi leur
division et leur appropriation, œuvre du droit humain, n’excluent pas qu’on
s’en serve parfois pour subvenir aux
nécessités de l’homme. Aussi, les biens que certains possèdent en surabondance
sont-ils dus, en vertu du droit naturel, au soutien des pauvres. Si la
nécessité est évidente et urgente, n’importe qui peut secourir une personne
avec le bien d’autrui pris ouvertement – ce serait une rapine, car on pourrait
devoir user d’une certaine violence, au moins verbale – ou pris en secret – ce
serait un vol. Thomas d’Aquin se demandait si l’on peut voler dans le cas de
nécessité ; il répond qu’il n’y aurait ni vol ni rapine à subvenir, à même
le bien d’autrui, à une nécessité urgente et manifeste.
Le droit de propriété doit se développer
dans le respect de la fin des biens extérieurs : subvenir aux nécessités
des humains. La propriété dévie quand elle empêche les biens extérieurs de
satisfaire les besoins de certains, comme il arrive quand les richesses
s’accumulent entre les mains d’un petit nombre. Thomas d’Aquin reprend ainsi
deux théories d’Aristote : d’une part, il est de beaucoup préférable que
les biens soient possédés privément ; mais, d’autre part, l’usage doit en
demeurer commun d’une certaine manière[25].
Le bon législateur y pourvoira.
Pour Thomas d’Aquin, les préceptes seconds sont
des quasi-conclusions, quasi conclusiones.
Pas des conclusions, mais des quasi-conclusions. Il emploie l’expression à plusieurs reprises[26].
La quasi-conclusion diffère de la conclusion du point de vue de la certitude.
De la spiritualité de l’âme humaine, on conclut à son immortalité ; mais,
du précepte commun : « Il ne faut pas voler », on ne conclut
pas, sans un raisonnement additionnel, qu’il est permis, dans certaines
circonstances, de prendre ce qui appartient à autrui.
La
règle d’or
[12] « La “ règle d’or
” (“ Ne fais à personne ce que tu n’aimerais pas subir ” [Tobie 4, 15]) se retrouve sous une forme
ou sous une autre dans la plupart des traditions de sagesse. » Nous avons
donc là un excellent départ pour la discussion et l’action : un point sur
lequel règne l’unanimité. Cette règle d’or est un appel à la pratique de la
justice, car cette vertu règle les choses de la vie humaine qui concernent
autrui[27].
Les autres vertus ordonnent l’homme en lui-même tandis que la justice l’ordonne
par rapport à autrui (IIa-IIae, q. 60, a. 1, sol. 3). Les autres
vertus, comme la tempérance et le courage, règlent les passions. Dans
Si j’avais participé au débat de
Dans L’Assemblée
des Femmes, Aristophane (~ 455 – ?) nous présente les femmes d’Athènes bien résolues à s’emparer
du pouvoir pour mettre fin au paupérisme. La division du peuple en riches et en
pauvres sera effacée, promettent-elles ; chacun puisera dans le fonds
commun ce qui est nécessaire à sa subsistance. Si, 2500 ans plus tard, la
pauvreté n’a pas été éliminée, faut-il conclure que c’est une tâche impossible,
qu’il faut se résigner, qu’il y aura toujours des pauvres ?
La
situation actuelle
D’abord, quelle est la situation
actuelle ? Le Rapport des Nations
unies pour le développement (PNUD) de 1994 avance des chiffres qui feraient
s’arracher les cheveux à Protagoras, la présidente de L’Assemblée des Femmes athéniennes. En 1960, les
20 % d’individus les plus pauvres de la terre se partageaient 2,3 %
du revenu mondial ; en 1991, ils s’en partageaient 1,4 % ; en
1994, 1,1 %. Cette portion a continué de s’amincir, disent les auteurs du
rapport. Quant à la part du revenu mondial des 20 % d’individus les plus
riches de la terre, elle était de 30 fois supérieure à celle des 20 % les
plus pauvres, en 1960 ; de 61 fois supérieure en 1991, et de 78 fois en
1994. Il y aurait, dans le monde, environ un milliard de personnes qui
souffriraient de la faim ; environ sept millions d’enfants mourraient de faim
chaque année, soit environ 19 000 par jour ; près de trois milliards
de personne n’auraient pas accès à l’eau potable. À treize reprises,
Selon Amnesty
International, on compte au moins
300 000 enfants soldats dans le monde, et ce nombre ne cesse d’augmenter,
car la plupart des pays en guerre depuis des années voient le nombre de leurs
adultes diminuer sans cesse. Pour continuer à combattre, ils ont recours aux
enfants. La plupart du temps, des militaires les kidnappent dans les églises,
les écoles, les stades ou dans la rue. Certains n’ont que six ou sept ans.
Parfois, des enfants dont la famille a été éliminée rejoignent volontairement
l’armée où ils seront habillés, nourris et armés. Plus de quarante pays
entretiennent des enfants soldats. Il arrive qu’on ait recours aux enfants
soldats pour certaines tâches que seuls des enfants peuvent accomplir.
Selon le Bureau International du Travail,
276 millions d’enfants de 5 à 14 ans travaillent, dont 80 millions dans des
conditions qu’on peut assimiler à l’esclavage. Le travail des enfants dépend
des entreprises et des sous-traitants intéressés à verser de faibles salaires
et à disposer d’une main-d’œuvre docile. Les solutions existent, mais les
Nations unies sont impuissantes à les faire appliquer.
Incroyable, mais les institutions
financières internationales comme
C’est par millions que se comptent les
enfants qui sont livrés à la prostitution. Ils sont enlevés ou achetés à leurs
parents puis abandonnés à des proxénètes, notamment pour alimenter un
inqualifiable tourisme. L’enfant devenu marchandise se vend bien et constitue
un commerce très lucratif. Les sociétés occidentales se livreraient
honteusement à l’exploitation sexuelle des enfants.
On pourrait apporter biens d’autres
chiffres effarants sur l’analphabétisme, le sida, l’accès aux médicaments, etc.
Ces chiffres désolants corroborent une affirmation devenue banale : Les
riches deviennent de plus en plus riches ; les pauvres, de plus en plus
pauvres. Léon XIII, pape de 1878 à 1903, s’étonnerait du peu de progrès que
nous avons fait en un siècle, lui qui dénonçait « l’affluence de la
richesse dans les mains du petit nombre à côté de l’indigence de la
multitude » (Encyclique Rerum
novarum, 1891, début). Se proposer
d’éliminer la pauvreté, est-ce donc utopique ? Même si ce l’était, il ne
faudrait pas renoncer ; René Dumont avertissait dès 1973 : c’est l’utopie
ou la mort[29].
Grâce aux moyens de communications
modernes, jamais l’injustice mondiale n’a été présentée avec autant d’horreur.
Pour y remédier, on imagine des structures toujours plus ingénieuses et l’on
institue des enquêtes qui finissent en queue de poisson. Pourtant, l’évidence
crève les yeux : On n’éliminera pas les injustices sans changer l’homme,
sans le changer moralement, affirme René Dumont, à maintes reprises, dans L’Utopie ou la mort[30].
Et Péguy d’affirmer : « La révolution sociale sera morale ou elle ne
sera pas[31]. »
Les
actions à entreprendre ou à intensifier
Le Rapport
mondial pour le développement humain de 1997 contient cette déclaration
presque incroyable : « Le monde dispose des ressources et du savoir-faire
nécessaires pour faire disparaître la pauvreté en moins d’une génération. Il
n’y a pas là d’idéalisme nébuleux, mais un objectif pratique et
réalisable » (page iii). Quel optimisme ! Qui se serait cru
pessimiste en accordant quelques siècles ?
L’objectif est réalisable et il faut le
réaliser. Écoutons F.A. Hayek, un économiste présenté comme un
néolibéral : « Il n’y a pas de raison pour que le gouvernement d’une
société libre doive s’abstenir d’assurer à tous une protection contre un
dénuement extrême, sous la forme d’un revenu minimum garanti, ou d’un niveau de
ressources au-dessous duquel personne ne doit tomber. Souscrire une telle
assurance contre l’infortune excessive peut assurément être dans l’intérêt de
tous ; ou l’on peut estimer que c’est clairement un devoir moral pour
tous, au sein d’une communauté organisée, de venir en aide à ceux qui ne
peuvent subsister par eux-mêmes[32]. »
En affirmant que c’est « dans l’intérêt de tous », Hayek rejoint une
vieille conviction d’Aristote : « Les pauvres et les exclus sont
autant d’ennemis de l’État [33]. »
-
Éliminer les dictatures
La création de la richesse, première
condition de l’élimination de la pauvreté, en suppose une autre, selon le
PNUD : « L’espace démocratique doit être préservé par l’État afin
d’encourager l’expression pacifique des revendications des populations » (Rapport
de 1997, p. 11). Cette « expression pacifique des revendications » n’est
possible qu’en démocratie ; aucun dictateur ne la tolère. On connaît le
traitement qui a été réservé aux manifestants de deux grands pays, récemment.
Certains ont été condamnés à mort. Ce qui distingue un pays pauvre d’un pays
riche, c’est davantage la forme de son gouvernement que sa situation
géographique, contrairement à ce qu’on nous répète trop souvent : riche au
Nord, pauvre au Sud. L’Australie est plus au sud que bien des pays
pauvres ;
-
Éliminer la corruption
L’économiste ghanéen George B. N. Ayittey
dénonçait, dans la revue L’actualité de janvier 1999, la majorité
des leaders africains qui ont érigé la corruption en système. La vraie cause du
malheur du continent africain, affirmait-il, ce n’est pas le colonialisme, ni
l’Occident exploiteur, ni le capitalisme : ce sont les Africains
eux-mêmes. Admettons qu’il est un peu sévère, car l’Afrique a été exploitée et
l’est encore. Cependant, la corruption n’est pas qu’en Afrique, elle est
partout ; elle est chez nous.
-
Éliminer les paradis fiscaux
La revue L’actualité du 15 juin 1999 nous apprenait que les îles Caïmans
comptaient alors 590 banques pour une population de 35 000 habitants, que
la valeur des dépôts atteignait 500 milliards de dollars. Soit une banque pour
soixante habitants et quatorze millions de dépôt par habitant. Les Caïmanais
sont les gens les plus riches du monde ou bien ces milliards viennent de
l’étranger pour s’y soustraire à l’impôt. Brigitte Alepin, fiscaliste, nous
dévoilait, dans Ces riches qui ne paient
pas d’impôts, le résultat des ses recherches et de ses calculs. Les paradis
fiscaux déroberaient au ministère canadien du Revenu des dizaines de milliards
de dollars chaque année. Interrogé à ce sujet, alors qu’il était Premier
ministre, M. Paul Martin, dont les bateaux sont enregistrés dans un paradis
fiscal, répondait à peu près ceci : Tous mes compétiteurs le font ; si je
ne le fais pas, je dois vendre mes bateaux. Donc un problème qui doit se
résoudre au niveau mondial.
-
Éliminer les comptes secrets
La plupart des pays pauvres ont à leur tête
des dictateurs qui vivent comme des pachas et qui siphonnent la richesse
nationale pour l’acheminer vers des banques étrangères complices. Bien des
particuliers ont leur compte secret en Suisse ou ailleurs.
- Corriger
les tables d’impôt
Personne ne pense que la loi de l’impôt est
juste, dit Alain. Qui va le contredire, même si la plupart des contribuables ne
pourraient pas préciser en quoi elle est
injuste ? Voyons ce qu’elle est au Canada en 2008. Le contribuable canadien
paye 15 % d’impôt sur la première tranche de 37 885 $ de revenu
imposable ; 22 % sur la deuxième tranche de 37 884 $ ;
26 % sur la troisième tranche de 47 415 $ ; 29 % sur
ce qui excède 123 184 $. L’immense majorité des contribuables
canadiens ont des revenus imposables inférieurs à 123 184 $ et sont
soumis à un impôt progressif. On se demande pourquoi l’impôt cesse d’être
progressif quand le revenu imposable est supérieur à 123 184 $.
-
Promouvoir l’égalité entre l’homme et la femme
« Lorsque nous parlons de l’homme et
de la femme, il ne faut jamais oublier, écrit Jean Rostand, que nous comparons,
non pas deux types naturels et biologiques, mais deux types artificiels et
sociaux, dont la divergence relève certainement, en partie, de facteurs éducatifs[34]. »
Dans la plupart des pays, la femme a maintenant accès aux études universitaires
et à tous les programmes. On connaît les malheureuses exceptions. Personne ne
conteste l’impact sur la prospérité d’un pays. Une des injustices les plus
criantes consiste à violer le principe pourtant évident qui exige qu’à
travail égal on verse un salaire égal.
-
Sabrer dans les dépenses militaires
En 2006, les dépenses militaires mondiales
ont atteint 1204 milliards. Si l’on divise par 365 jours, cela donne
3 298 630 136 $ par jour. Que de choses on pourrait faire si
l’on consacrait à la vie des humains ces sommes destinées à la mort !
Selon le PNUD, la croissance des dépenses militaires, dans les pays du Tiers-Monde, est l’un des
problèmes les plus alarmants et les moins discutés. Les dépenses militaires de
certains pays pauvres représentaient, dans les années 1990, trois fois celles
de la santé et de l’enseignement réunies. Il serait peut-être temps de songer à
faire vivre les habitants de la planète au lieu de s’armer toujours plus pour
les exterminer. Jadis on disait : Qui veut la paix prépare la guerre – Qui vis pacem para bellum. Les temps ont
changé : Qui veut la paix prépare la paix.
-
Inciter les pauvres à jouer leur rôle
Lanza del Vasto rappelle aux faibles et aux
démunis qu’ils sont exploités parce qu’ils sont exploitables. « C’est par la force qu’un être est et
continue d’être. […] De la faiblesse, on ne peut attendre que la servitude et
l’écrasement[35]. »
Puis il place la force à la portée d’une bonne portion de la population :
« Toute la puissance de l’homme est dans l’intelligence. » Une
intelligence développée, il va sans dire. « Être plus, c’est d’abord
savoir plus », lance Teilhard de Chardin[36]. »
Qui veut rendre un service à la société dont il est membre doit savoir faire
quelque chose de ses dix doigts. Analphabète et sans aucun métier, on n’est pas
exclu : on s’exclut soi-même.
Justice
et paix ; paix et amitié
Le combat pour la justice est d’autant plus
important que, selon Thomas d’Aquin, la justice engendre la paix : Pax causatur ex justitia (IIa-IIae,
q. 180, a. 2, sol. 2). Vertu qui règle les rapports avec autrui,
la justice, en empêchant qu’on lèse les droits des autres, supprime les
occasions de conflits. C’est donc indirectement, en tant qu’elle écarte
l’obstacle, que la justice produit la paix ; directement, la paix est le
produit de la charité : Pax est opus
charitatis directe (IIa-IIae, q. 29, a. 3, sol. 3).
Puisque la paix est l’effet propre de la
charité, le législateur humain doit se fixer comme premier objectif de faire
régner l’amitié parmi les hommes : Intentio
principalis legis humanae est ut faciat amicitiam hominum ad invicem (Ia-IIae,
q. 99, a. 2, sol. 2). Il n’est pas inutile de rappeler que
l’amitié, pour Thomas d’Aquin comme pour Aristote, est un amour de
bienveillance réciproque (IIa-IIae, q. 23, a. 1). Cet amour supprime
on ne peut mieux ce qui pourrait détruire la paix[37],
car l’amitié unit ce qui était séparé[38].
Pour que la société civile soit, à la
disposition des citoyens, un moyen efficace d’atteindre sa fin, sa perfection
et son bonheur, il faut d’abord que la paix y règne. La paix s’impose donc
comme le but principal des efforts du chef. Quand la paix ne règne pas ou
ne règne plus, non seulement la vie en société n’est d’aucune utilité ; elle
devient même un fardeau pour les membres de la société divisée[39].
D’après son expérience – Aristote avait
étudié plus de cent cinquante-huit constitutions –, l’amitié qui règne entre
les citoyens semble être la cause de la conservation d’une cité. C’est pourquoi
les législateurs doivent se préoccuper davantage d’entretenir l’amitié entre
les citoyens que de conserver la justice elle-même, suspendant parfois la
justice, par exemple, dans les peines à imposer, pour éviter des dissensions[40].
La seconde raison invoque le fait que, là où elle règne, l’amitié assume en
quelque sorte la justice. Entre amis, en effet, tout est commun (Platon, Phèdre, fin), l’ami étant un autre
soi-même. Or, il n’y a pas de justice d’un homme envers lui-même[41].
Cependant, Aristote avait constaté que, comme
de nos jours, toutes les différences sont causes éventuelles de dissensions :
différence de sexe, de langue, de couleur, de nationalité, de fortune,
d’instruction, etc. Manifestement, on ne peut pas les effacer toutes. Il est
donc sage de suivre le conseil de Saint-Exupéry : « Unifier, c’est
nouer mieux les diversités particulières, non les effacer par un ordre vain[42]. » Au sujet de
la différence de langue, saint Augustin a eu cette réflexion amusante :
« Un homme préfère son chien a un autre homme ne parlant pas la même
langue[43]. »
Les guerres de religion sont bien connues, de même que les guerres de
nationalités, de clans, de tribus.
De
la justice au courage, à la tempérance et à la prudence
L’élimination de la pauvreté et de toutes
les autres formes de l’injustice obligera à prendre des décisions courageuses,
c’est évident. De plus, il faudra éduquer à la tempérance. « On ne devient
pas tyran pour se garantir du froid », avait remarqué Aristote[44].
La version latine du texte grec d’Aristote dit : non ut rigeant. Rigere signifie « être raide de
froid ». On devient donc tyran avant d’être raidi par le froid. Sans
la tempérance, dit Xénophon (~ 430 – ~ 355), qui
peut apprendre quelque chose de bien et le mettre en pratique ? Elle est
le fondement de la vertu[45].
Platon : « Il est bien certain que si l’on n’est pas tempérant, il
est impossible que naisse la justice » (Les Lois, III, 696, c). La tempérance maîtrise les voluptés et les
désirs (Le Banquet, 196, c). On sait
que les voleurs à cravate ont des goûts très dispendieux. Voltaire se trompe
quand il écrit : « Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est
un précepte de santé que tu observes ; tu t’en porteras mieux, et je t’en
félicite[46]. »
Au temps de Voltaire, il n’était peut-être pas inquiétant que le cocher ait
pris un verre de trop ; c’est différent de nos jours quand le conducteur
d’une voiture automobile a pris un verre de trop ou que le chirurgien en a pris
un de trop. La main du chirurgien éméché ne mérite pas les éloges que lui
décerne Paul Valéry dans son « Discours aux chirurgiens[47]. »
De la justice, on passe à la nécessité du courage, puis à celle de la
tempérance.
Pour former le célèbre quatuor des
vertus, il reste à Aristote et à Thomas d’Aquin à prouver qu’il n’y a pas de prudence sans vertu
morale[48],
puis qu’il n’y a pas de vertu morale sans prudence[49].
Sur le même sujet, voir
Le mot prudence
évoque pour nous précaution, lenteur, timidité ; il exclut l’audace. Ouvrons
le Petit Robert à ce mot : « 1. Vx Relig. Sagesse, conduite
raisonnable (vertu cardinale). 2. (1596), Moderne. Attitude d'esprit d'une personne qui, réfléchissant à la
portée et aux conséquences de ses actes, prend ses dispositions pour éviter des
erreurs, des malheurs possibles, s'abstient de tout ce qu'elle croit pouvoir
être source de dommage. » La prudence est devenue une précaution, et la
lenteur est sa caractéristique. C’est pourquoi Voltaire la qualifiait de
« sotte vertu ». Chez
Aristote et Thomas d’Aquin, la prudence n’exclut ni l’audace ni la rapidité de
la décision.
Si l’on avait demandé à Aristote ou à
Thomas d’Aquin ce qu’est la prudence, ils auraient répondu qu’elle est une « habileté »,
comme l’isocèle est un triangle et le rabot, un outil. Mais il fallait
distinguer l’habileté de l’homme de bien de l’habileté du fraudeur. L’habileté
du fraudeur évoque le mal, sonat in malum,
tandis que l’habileté de l’homme vertueux évoque le bien, sonat in
bonum[50].
Pour être qualifié de prudent, à leurs yeux, il faut poursuivre une fin
moralement bonne par des moyens moralement bons. Or, comme ce sont les vertus
morales qui assurent le choix des bonnes fins, il s’ensuit qu’il n’y a pas de prudence
sans vertu morale, ni de vertu morale sans prudence.
L’origine
des quatre vertus
Les quatre vertus ne dérivent pas de
Les chrétiens, comme dit le père Deman, ont
connu les quatre vertus par l’intermédiaire de Cicéron (~ 106 – ~ 43) parce qu’ils ne connaissaient ni
Platon (~ 428 – ~ 348) ni Aristote (~ 384 – ~322), qui en ont beaucoup parlé, surtout
Aristote. Dans Le Banquet, Platon
parle des vertus du Dieu : justice, tempérance, courage et savoir (196 b –
197 a-b). Vertu intellectuelle, la prudence est un savoir. Dans La République, il mentionne les quatre
vertus de l’État : sagesse, courage, tempérance et justice (IV, 427, e).
Cette sagesse peut être identifiée à la prudence, car par elle on est de bon
conseil (Ibid., 428 b). Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote parle
longuement des quatre vertus. Du
courage et de la tempérance (Livre III) ; de la justice (Livre V) ; des
vertus intellectuelles, dont fait partie la prudence (Livre VI).
Les quatre vertus « premières » des
stoïciens, saint Ambroise de Milan (~ 330-340 – 397) les a faites cardinales (Deman, p. 394).
L’adjectif cardinal vient du latin cardo, qui signifie « gond ».
Le mot gond s’emploie encore dans
l’expression « sortir de ses gonds », que l’on applique à quelqu’un
qui est hors de lui-même. Pour goûter cette formule, il faut se rappeler qu’on
l’appliquait jadis aux portes. Les gonds, c’étaient les pièces de fer en forme
d’équerre sur lesquelles tournaient les pentures des portes et des fenêtres. La
technique s’est modifiée ; nos portes et nos fenêtres ne tournent plus sur
de tels gonds : le gond fait maintenant partie de la penture. Mais
l’expression vertu « cardinale » remonte à cette époque, et elle a
survécu à la disparition de ce genre de gonds. Une porte à laquelle il manquait
un gond tournait mal ; elle tournait mal également si les gonds étaient en
mauvais état. Par analogie, une vertu cardinale est une vertu qui joue un rôle
analogue à celui d’un gond de porte. Sans ces vertus dites cardinales, ou si
elles ne sont pas suffisamment développées, la vie humaine ne tourne pas bien.
Dans la lettre 120 à Lucilius, Sénèque (~ 4 – 65)
trace le portrait de l’homme de vertu parfaite : « … il était
toujours le même, et dans toute sa conduite, pareil à soi, bon non plus seulement
par dessein, mais entraîné par l’habitude non seulement il pouvait se conduire
correctement, mais, à moins que ce fût droit, il ne pouvait rien faire. Nous
avons compris qu’il possédait la vertu parfaite. Nous l’avons divisée en parties :
il fallait refréner les désirs, comprimer les craintes, prévoir la conduite à
tenir et distribuer à chacun son dû : nous avons reconnu la tempérance, le
courage, la prudence, la justice, et avons confié à chacune son ministère. »
Saint Bernard (1091 – 1153) parle des
vertus cardinales dans son célèbre traité de La Considération[52].
Il les présente dans l’ordre suivant : prudence, force, tempérance,
justice. Il dit peu de choses de la prudence ; il en sera ainsi en milieu
chrétien tant que l’Éthique à Nicomaque d’Aristote
ne sera pas entre les mains des penseurs. Bernard présente la prudence comme
mère de la force (chap. 9, p. 59). Sa maternité s’étendra plus tard à toutes
les vertus quand on aura prouvé qu’il n’y a pas de vertu morale sans prudence. Au
sujet de la tempérance, l’austère moine nous étonne et il corrige Alain, comme
nous verrons, quand il écrit : « Non, ce n’est pas seulement à
tailler dans les abus que consiste la tempérance ; son rôle est tout
autant de permettre ce qu’il faut » (chap. 9, p. 60). Au chapitre 10, il
en arrive à la justice. « La règle même de la justice consiste à ne jamais
faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît » – c’est la
règle tirée de Tobie 4, 15, mais Bernard
ajoute : « Ne jamais leur refuser ce que nous voudrions qu’on nous
fît à nous-mêmes » (chap. 10, p. 60). « Mais cette vertu [la justice]
ne va pas seule. Observe maintenant avec moi [il s’adresse à son fils spirituel
devenu Eugène III] l’heureuse liaison, l’union étroite de la justice avec la
tempérance, puis de ces deux vertus avec celles dont nous avons parlé
d’abord : la prudence et la force » (chap. 10, p. 61).
Thomas d’Aquin (1224 ou 1225 – 1274) avait
en main l’Éthique à Nicomaque d’Aristote,
qu’il commentera longuement. De plus, il nous a livré, dans
Voici comment Thomas d’Aquin justifie
l’ordre dans lequel il présente les vertus cardinales. Comme Aristote, il
distingue l’intellect spéculatif, orienté vers la conquête de la vérité, et
l’intellect pratique, orienté vers l’opération (l’agir et le faire). Puis il distingue
trois vertus de l’intellect spéculatif : l’habitus des principes, la
science et la sagesse, et deux vertus de l’intellect pratique : la
prudence (qui dirige l’action) et l’art (qui dirige le faire). La prudence
étant une vertu intellectuelle, il va de soi qu’elle a la prééminence sur les
trois autres, qui sont des vertus morales, et donc ordonnées à la vie
spéculative comme à leur fin[53].
Il reste à hiérarchiser les trois vertus
morales : justice, courage et tempérance. Il se demande donc si la justice
détient la prééminence (IIa-IIae, q.
Si nous parlons de la justice légale, il est évident
qu’elle est la plus belle, praeclarior,
des vertus morales du fait que le bien commun, en vue de quoi les lois sont
promulguées, est supérieur au bien particulier. C’est pourquoi Aristote
déclare : « La plus belle, praeclarissima,
de toutes les vertus, c’est la justice ; ni l’étoile du soir, hesperus, ni celle du matin, lucifer, ne sont à ce point admirables. »
Thomas d’Aquin donne comme référence Éthique
de Nicomaque, V, chap. 1, 15. Voilquin traduit : « Aussi,
souvent, la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus
admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin. » Traduire praeclara par « importante »
ne me semble pas très heureux : praeclara
signifie brillante, d’où la comparaison aux étoiles du soir et du matin. Mais
le texte grec lui donne raison : kratistos
signifie le meilleur, le plus important.
La justice occupe le premier rang des vertus morales
quand on considère la justice légale, et elle l’occupe également quand on
considère la justice particulière. Voici comment Aristote parle des vertus dans
Au sujet de la force (courage), Thomas d’Aquin soulève
la même question qu’au sujet de la justice. Comme il a répondu que la justice
l’emportait sur les deux autres vertus morales, on est certain qu’il ne dira
pas le contraire dans
En tant que vertu intellectuelle, la
prudence l’emporte sur la justice, la justice l’emporte sur la force et la
tempérance. Il reste à savoir laquelle des deux, la force ou la tempérance
l’emporte sur l’autre. C’est la question à laquelle il va répondre dans
La justice nous conduit donc aux quatre
vertus connues depuis des milliers d’années : prudence, justice, force et
tempérance. On ne les rencontre pas toujours ni peut-être souvent dans cet
ordre, que Thomas d’Aquin a justifié, mais les quatre sont présentes. Chez
Alain, par exemple[58] :
« Les anciens enseignaient quatre vertus ; c’est dire qu’ils
apercevaient quatre ennemis de la possession de soi. Le plus redoutable, c’est
la peur, car elle fausse les actions et les pensées. Le courage est le premier
aspect de la vertu, le plus honoré ; si la justice se présentait toujours
sous l’apparence du courage, il y aurait plus de justice. […]
« L’autre ennemi de l’homme, c’est le
plaisir ; ainsi la tempérance est la sœur du courage. Sœur moins honorée.
Et pourquoi ? » L’explication qu’il donne est contestable. « C’est
que la tempérance, qui va toujours à refuser, peut venir de ne point désirer
assez, ou encore de craindre trop les suites. » Thomas d’Aquin ne craint
pas d’affirmer que personne ne peut vivre sans quelque plaisir sensible et
corporel (Ia-IIae, q.
« La richesse nous tient fort,
poursuit Alain. Nous l’envions, et nous voilà esclaves : si nous l’avons,
elle nous tient encore mieux. Nous voulons gagner sur tout, c’est-à-dire donner
moins ou recevoir plus. Et la vertu, ou puissance intime par laquelle nous
résistons à cet attrait de voler, c’est la justice. Non pas justice forcée par
gendarmes et juges, mais justice libre. […] À considérer ces trois vertus, on
s’aperçoit qu’elles sont comme des ombres portées par la quatrième, qui est la
sagesse, » Ici, Alain diffère des anciens dont il se réclame. Aristote
distingue nettement la sagesse de la prudence[59].
Pour Aristote, la sagesse est une vertu de l’intellect spéculatif ; la prudence,
vertu de l’intellect pratique, dirige l’action ; elle est recta ratio agibilium, dira Thomas d’Aquin. Cependant Alain a
raison quand il dit que les trois premières sont « comme des ombres
portées par la quatrième », si l’on entend par là, comme le prouve Aristote,
qu’il n’y a pas de vertus morales sans prudence. C’est ainsi qu’on a pu dire
que la prudence était la mère de toutes les vertus. L’inverse est également
vrai : il n’y pas de prudence sans
vertus morales. Il en a été question ci-dessus.
Je termine l’histoire des quatre vertus, premières
ou cardinales, par ce beau texte de E. F. Schumacher, tiré de Small is Beautiful : « Il
n’est guère vraisemblable enfin que l’homme du XXe
siècle soit appelé à découvrir une vérité qui n’a jamais été découverte auparavant.
Dans la tradition chrétienne comme dans toutes les traditions authentiques de
l’humanité, on a énoncé la vérité en termes religieux, langage devenu presque
incompréhensible à la majorité des hommes modernes. On peut corriger le
langage, et des auteurs contemporains l’ont fait, tout en laissant la vérité
intacte. Dans toute la tradition chrétienne, il n’y a peut-être pas
d’enseignement qui soit plus approprié et qui convienne mieux à la conjoncture
moderne que la doctrine merveilleusement subtile et réaliste des quatre vertus
cardinales : prudentia, justitia,
fortitudo et temperantia[60]. » C’est pourquoi je bâtirais une éthique universelle
sur le roc des quatre vertus – cardinales ou pas, si le mot agace – roc aussi solide que celui de Gibraltar.
L’usage
originellement commun des biens
Il est un grand principe avec lequel tout
le monde semble d’accord – en principe – et qui s’énoncerait comme
suit : « Chaque être humain a droit à sa part des biens que le terre
entière met à la disposition du genre humains. » Dans son traité Des Devoirs, Cicéron (mort vers - 43) énonce
déjà ce principe : « La justice nous oblige à maintenir la communauté
de toutes les choses que la nature a faites pour le commun usage des hommes[61]. »
Ce principe a été martelé tout au long de l’histoire. En voici quelques
exemples.
Saint Jean Chrysostome : « Ne
nous montrons pas plus féroces que les animaux les plus stupides. Chez eux,
tout est commun : la terre, les sources, les pâturages, les montagnes, les
bois[62]. »
Le bon saint ignorait que les animaux ont des territoires qu’ils défendent
férocement, mais sa conclusion reste valable. Saint Ambroise de Milan proclame
le même principe : « Ce n’est pas de ton bien que tu distribues au
pauvre, c’est seulement sur le sien que tu lui rends. Car tu es seul à usurper
ce qui est donné à tous pour l’usage de tous. La terre appartient à tous et non
aux riches » (Pierre Bigot, Op.
cit., p. 30). Écoutons maintenant
saint Basile (330 - 379), considéré comme le plus économiste des Pères
grecs : « Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de
pillard. Et celui qui ne vêt point la nudité du gueux, alors qu’il peut le
faire, mérite-t-il un autre nom ? À l’affamé appartient le pain que tu
gardes. À l’homme nu, le manteau que recèlent tes coffres. Au va-nu-pieds, la
chaussure qui pourrit chez toi. Au miséreux, l’argent que tu tiens enfoui »
(Pierre Bigot, Op. cit., p. 28).
En citant ce passage de saint Basile,
Thomas d’Aquin ajoute : « En conséquence, tes injustices sont aussi
nombreuses que les dons que tu pourrais faire » (IIa-IIae, q.
« Tout
homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire », clame Jean-Jacques
Rousseau[63].
La nature donne en commun le séjour et les aliments (Ibid.). « Vous
êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à
personne » (Ibid., p. 292). Enfin, René Dumont : « La
planète n’est pas le monopole des riches et des puissants, mais propriété
commune, même si cette notion n’est pas inscrite dans le droit romain, ni
dans le Code civil[64]. »
L’usage de la propriété privée doit
demeurer commun dans une certaine mesure
Il est manifeste, selon Thomas d’Aquin,
qu’il est de beaucoup préférable, multo melius, que certains biens
soient possédés en propre, mais qu’ils demeurent communs d’une certaine manière
du point de vue de l’usage[65]. »
Puis il ajoute : « La manière dont les biens possédés en propre
puissent demeurer communs d’une certaine manière relève de la providence du bon
législateur. » À l’intention de ceux que le mot providence semblerait trop religieux, je citerai Alain, qui n’a
rien d’un bigot : « Messieurs les moutons, je suis votre prévoyance
qu’on dit plus noblement providence[66]. »
Après s’être efforcé de prouver qu’il est
avantageux que certains biens soient possédés à titre de propriété (IIa-IIae,
q. 66, a. 2), Thomas d’Aquin va chercher à nous convaincre que la
propriété doit demeurer commune d’une certaine manière ; en d’autres mots,
que l’usage des biens possédés en propre ne doit pas être exclusif ; ou
encore, que le droit de propriété n’inclut pas le droit d’usage exclusif de ce
dont on est propriétaire. Aristote (~ 384 – ~ 322) écrivait déjà à ce sujet : « Nous
ne pensons cependant pas que tous les fonds doivent être communs ; nous croyons
seulement que l’usage en doit être communiqué comme entre amis, en sorte
qu’aucun citoyen ne puisse manquer de pain[67]. »
L’expression « comme entre amis » nous rappelle l’importance qu’il
accordait à l’amitié entre les citoyens.
L’aumône
Thomas d’Aquin précise sa pensée au sujet
de la surabondance et du superflu quand il traite de l’aumône, dont il fait un
précepte » (IIa-IIae, q. 32, a. 5). L’amour du prochain est de
précepte ; c’est l’un des deux commandements qui résument toute la loi. Il
s’ensuit que tout ce qui est requis pour entretenir l’amour du prochain est
aussi de précepte : « Celui qui aime son prochain accomplit la loi »
(Rom 13, 8).Or, en vertu de cet amour, non seulement nous devons vouloir
du bien à notre prochain, mais nous devons lui en faire : « Petits
enfants, n’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité » (Première
épître de saint Jean 3, 18).
L’aumône étant un acte de vertu, il faut qu’elle
soit, comme tout acte moral, conforme à la raison droite ou au bon sens. Le donateur
doit faire l’aumône à même son superflu. Or, le superflu, ce n’est pas
seulement ce qui excède les besoins personnels du donateur, mais encore les
besoins de ceux dont il a la charge. Il doit donner lorsqu’il possède un
superflu qui, selon toutes probabilités, ne lui sera pas nécessaire dans
l’immédiat. Il ne doit pas s’arrêter à tout ce qui pourrait arriver dans
l’avenir : ce serait avoir souci du lendemain, ce que l’évangile
interdit » (Matthieu 6, 34). Il y a une différence essentielle entre
planifier et se faire du souci. Ainsi le superflu et le nécessaire doivent être
appréciés d’après les circonstances probables et communes, et non d’après les
circonstances possibles et exceptionnelles.
Du côté du bénéficiaire éventuel de
l’aumône, il faut qu’il y ait nécessité, car l’aumône n’a pas sa raison d’être
en l’absence de la nécessité. Mais, comme il est impossible à chacun de
secourir tous ceux qui sont dans le besoin, le précepte n’oblige pas à faire
l’aumône dans tous les cas de nécessité, mais seulement quand la nécessité est
urgente et que personne d’autre ne se présente à ce moment-là pour porter
secours.
Thomas d’Aquin conclut en disant que c’est
un précepte de faire l’aumône de son superflu et de la faire à qui est dans une
extrême nécessité, in extrema necessitate. En dehors de ces deux
conditions, faire l’aumône n’est pas de précepte mais de conseil, comme est de
conseil n’importe quel bien meilleur, sicut de quolibet meliori bono. Faire
le bien est de précepte ; faire ce qu’il y a de meilleur est de conseil.
Superflu et nécessaire
Thomas d’Aquin revient sur la notion de superflu à
l’article suivant (IIa-IIae, q.32, a. 6), où il se demande si l’on doit faire l’aumône
en prenant sur son nécessaire. Comme toujours, il introduit une distinction. Le
nécessaire peut signifier deux choses. D’abord, il signifie ce sans quoi une
chose ne peut exister : l’eau pour le poisson, l’air pour nous. Il ne faut
pas faire l’aumône à même le nécessaire ainsi entendu. Une personne réduite à
ce qui lui est indispensable pour vivre et faire vivre sa famille est dispensée
de faire l’aumône : ce serait s’enlever la vie à elle-même et aux siens.
Une exception cependant. C’est le cas où une personne
se priverait du nécessaire, voire donnerait sa vie en faveur d’un personnage
important dont le salut de l’État dépendrait. S’exposer à la mort pour sauver
un tel personnage est digne d’éloge puisqu’on doit toujours faire passer le
bien commun avant son bien propre, quand les deux sont de même ordre. On peut
penser à ce garde du corps qui s’est jeté devant Napoléon et qui a reçu le coup
mortel. D’autres gardes du corps en ont fait autant.
Par nécessaire,
on peut entendre, en second lieu, ce sans quoi on ne peut pas vivre selon les
exigences de sa condition et des personnes dont on a la charge. En parlant du
culte extérieur rendu à Dieu, Thomas d’Aquin en précise d’abord le but :
inspirer le respect de la divinité. Or, l’homme est ainsi fait qu’il a peu de
respect pour les choses ordinaires et non distinctes des autres : ea
quae communia sunt et non distincta ab aliis. C’est pourquoi la coutume
veut que les rois et les princes portent de riches vêtements et habitent de
grands et beaux palais. Il conclut qu’il était normal que, dans l’ancienne loi,
on consacre au culte divin des jours particuliers, un tabernacle particulier,
des vases particuliers et des ministres particuliers » (Ia-IIae,
q. 102, a. 4).
La limite d’un tel nécessaire n’est pas un indivisible
; ce n’est pas une ligne mais une large bande : on peut y ajouter beaucoup
sans penser qu’on dépasse un tel nécessaire ; on peut en retrancher beaucoup et
garder encore assez de biens pour vivre de la façon qui convient à son état.
Faire l’aumône en prenant sur le nécessaire entendu en ce sens est bon, mais
c’est de conseil et non de précepte.
Personne n’est obligé de vivre d’une façon qui ne conviendrait pas à son état.
On verrait mal Benoît XVI se promener dans Rome en jean et coiffé d’un béret.
Comment rendre commun l’usage des biens possédés
privément
Après avoir montré pourquoi les biens possédés
privément doivent demeurer communs dans une certaine mesure, il reste à savoir
comment. Thomas d’Aquin en confie la responsabilité à la providence du bon
législateur[68]. Il
appartient au bon législateur de faire des lois qui empêchent les puissants et
les habiles d’accaparer trop de biens ; de même, il lui appartient de rendre
commun, dans une certaine mesure, l’usage des biens possédés privément.
Il commence par nous faire admirer les sages
prescriptions de la loi de Moïse à ce sujet. J’ai bien dit admirer et non imiter ; les moyens de siphonner le superflu
ont beaucoup changé : les impôts, les taxes, les fonds et les collectes,
qui se multiplient. À chaque détour, il y a une main tendue. Mais revenons à
Moïse. La propriété privée demeurait commune de deux manières : quant au
soin à y apporter, quantum ad curam, puis quant aux fruits qu’elle
produisait, quantum ad fructum »
(Ia-IIae, q. 105, a. 2).
Quant au soin, on lit dans
Quant aux fruits de la propriété privée, la loi
permettait à n’importe qui d’entrer dans la vigne d’un ami – notons quand même
le mot ami – et de manger du raisin.
Elle lui interdisait toutefois d’en emporter. À l’égard des pauvres, elle se faisait
encore plus généreuse. Leur étaient réservés les raisins restés dans la vigne
après les vendanges et les gerbes oubliées sur le champ après la récolte ; de
plus, ils avaient part à la récolte de la septième année. La loi contenait
également des prescriptions à l’adresse du propriétaire lui-même. Elle le
priait de distribuer gratuitement une part de sa récolte. À cela se rattache
l’aumône dont il a été question.
Il ne faut pas confondre le partage avec
l’aumône, que le Petit Robert définit
fort bien comme « un don charitable fait aux pauvres ». Le partage
dont il est question ne relève pas de la charité mais de la justice. « Les
biens possédés en surabondance doivent, de par le droit naturel, subvenir aux
besoins des pauvres » (IIa-IIae, q.
Une objection hante certains esprits :
Si on appliquait ces principes de partage du superflu des pays riches et des
individus riches, la richesse serait-elle quand même produite ? Il semble
que oui. D’une part, le plaisir de brasser des affaires l’emporte sur l’appât
du gain, paraît-il ; d’autre part, au-dessus d’un certain niveau, les
augmentations de salaire n’ont aucune influence sur la productivité.
Les auteurs du rapport du PNUD de 1997
croyaient possible d’éradiquer la pauvreté de la terre entière en une
génération si la volonté politique de TOUS les États – et non de
quelques-uns seulement – était mobilisée. Un pays seul peut difficilement
éliminer la pauvreté à l’intérieur de ses frontières si le pays voisin invite
ou incite les riches à venir s’installer chez lui. Certains problèmes ne
peuvent être résolus qu’à l’échelle mondiale : pollution de l’air, de
l’eau… Présentement, la volonté politique n’y est pas parce les pauvres ne sont
pas considérés comme dangereux.
La
recherche d’un langage commun
[3] Dans ce paragraphe qui débute par
« La recherche de ce langage éthique commun »,
[4] « Le cœur de pierre […] doit se
transformer, sous l’action de l’Esprit, en un cœur de chair » (Ezéchiel 36, 26). Dans les paragraphes [3] et
[4],
[26] Chez les Pères de l’Église, « la
loi naturelle est désormais comprise dans le cadre d’une histoire du salut qui
amène à distinguer différents états de la nature (nature originelle, nature
déchue, nature restaurée) dans lesquels la loi naturelle se réalise
différemment. » En entendant « nature originelle, nature déchue,
nature restaurée », bien des sages dont
Le jésuite François Varillon n’a pas été
condamné, que je sache, pour avoir écrit : « Il faut écarter l’idée
proprement mythique d’un temps où le premier homme aurait vécu, avant d’avoir
péché, dans un état de béatitude et de perfection sans trouble[69]. »
« L’Église, ajoute Varillon, n’a jamais défini qui est Adam ; la plupart
des théologiens contemporains admettent qu’Adam, c’est l’humanité tout entière.
Par conséquent, l’histoire d’Adam qui nous est racontée est aussi bien notre
histoire à nous » (Ibid., p.
164-165).
En plus de lire
[32] Selon le « rationalisme moderne »,
affirme
[34] « Avant le XIIIe siècle, […] la
loi naturelle était généralement assimilée à la morale chrétienne. » Dans
À ce sujet, il cite saint Augustin :
« Dieu, dans sa miséricorde, a voulu que la nouvelle religion qu’il nous a
donnée fût une religion de liberté, puisqu’il l’a réduite à un très petit
nombre de pratiques extérieures de la plus grande simplicité. Mais certains
individus la surchargent d’une foule de pratiques serviles, au point que la
condition des Juifs, avec toutes leurs observances légales, serait encore plus
supportable puisque les Juifs ne dépendaient pas des caprices humains » (Lettre
105, chap. 19).
L’autre difficulté des actes vertueux
concerne les dispositions intérieures. L’acte vertueux doit être posé avec
promptitude et plaisir, prompte et
delectabiliter, ce qui est très difficile pour qui ne possède pas la vertu
en cause. De ce point de vue, la loi nouvelle est plus exigeante que la loi
ancienne, car les mouvements intérieurs de l’âme, défendus par la loi nouvelle,
ne l’étaient pas expressément par l’ancienne. Au sujet des actes intérieurs
prescrits par la loi nouvelle, Thomas d’Aquin s’explique longuement à la
question
[37] Je suis tout à fait d’accord quand
Trois titres dont la pertinence
m’échappe :
2.2.
L’expérience morale : « Il faut faire le bien »
2.3.
La découverte des préceptes de la loi naturelle : universalité de la loi naturelle
2.4.
Les préceptes de la loi naturelle
Ces titres soulèvent pour moi quelques
difficultés. En 2.2, il est question
du premier précepte de la loi naturelle. Quand on aborde 2.3, on détient déjà un précepte de la loi naturelle, le précepte
premier : « Il faut faire et rechercher le bien, et éviter le
mal. » En 2.3, va-t-on
découvrir les autres préceptes ?
Le titre ne laisse pas entendre qu’il y en a un de découvert. Et 2.4, qui nous annonce Les préceptes de la loi naturelle, que nous
réserve-t-il que nous ne sachions déjà ?
[39]
Quelle est cette présentation de la loi naturelle par Thomas d’Aquin que
Une fois de plus, il est bon de suivre le
conseil d’Alain : « Boire dans le creux de sa main et non dans une
coupe empruntée. » Lisons
Il se réfère d’abord à une démonstration
antérieure où il a établi que tout raisonnement, qu’il soit de la raison
spéculative ou de la raison pratique, dérive de principes naturellement connus
– omnis ratiocinatio derivatur a principiis
naturaliter notis (Ia-IIae, q.
Or, les préceptes, praecepta, de la loi de nature sont à la raison pratique ce que les
premiers principes, principia, des
démonstrations sont à la raison spéculative. En effet, dans l’un et l’autre
domaine, il y a des principes évidents, connus de soi, per se nota. Or, per se notum
s’entend en deux sens : D’abord l’expression s’entend de principes
connus de soi, secundum se, puis elle s’entend de principes
connus de nous, quoad nos. En soi, est évidente toute
proposition dont le prédicat entre dans la définition du sujet. Cependant il
arrive qu’une personne puisse ignorer la définition du sujet ; une
proposition de soi évidente ne le sera pas pour cette personne. Boèce enseigne que
certaines propositions évidentes sont connues de tous ; ce sont des
propositions dont les termes sont connus de tous. Il apporte comme premier exemple :
« Le tout est plus grand que sa partie. » Tout le monde
comprend : le tout, c’est l’éléphant ; la partie, c’est la trompe, ou les
oreilles, ou les défenses. Deuxième exemple : « Deux choses égales à
une même troisième sont égales entre elles. » C’est plus subtil, mais une
banale application, avec dessin au tableau noir, projette toute la lumière
requise. Si Pierre et Paul ont le même âge que Jean, l’âge de Pierre égale
celui de Paul.
Thomas d’Aquin va maintenant appliquer ces
notions à la question qu’il a soulevée : La loi naturelle renferme-t-elle plusieurs
préceptes ou seulement un ? Dans les choses qui tombent sous l’appréhension de
tous, évidentes pour tous, il existe un certain ordre. Ce qui tombe d’abord
sous l’appréhension, c’est l’être – et non le néant –, l’être, dont l’idée se
trouve dans tout ce que l’on conçoit. S’il n’y a rien, on ne peut rien
concevoir. Et c’est pourquoi le premier principe indémontrable est le
suivant : Il est impossible que le même attribut appartienne et
n’appartienne pas en même temps, au même sujet, sous le même rapport. En même
temps, un homme peut être bon et mauvais, de points de vue différents :
mauvais mari, bon comédien. Ce principe est fondé sur les notions d’être et de
non-être, qui s’excluent, et sur ce principe sont fondés tous les autres
principes, comme l’enseigne Aristote dans la Métaphysique[73].
Après avoir parlé de la raison spéculative ordonnée à la recherche, à
la découverte et à la contemplation de la vérité, Thomas d’Aquin aborde la
raison pratique ordonnée à l’opération (agir et faire). Il complète ainsi le
parallèle qu’il a amorcé entre la raison spéculative et la raison pratique. De
même que l’être est le premier objet qui tombe sous l’appréhension comme telle,
de même le bien est le premier objet qui tombe sous l’appréhension de la raison
pratique ordonnée à l’opération (agir et faire). En effet, tout agent agit pour
une fin qui pour lui se présente comme un bien. C’est pourquoi le premier principe de la raison pratique est fondé
sur la notion de bien et il s’énonce ainsi : « Le bien est ce vers
quoi tendent toutes choses – Bonum est
quod omnia appetunt. »
Thomas d’Aquin commente ce principe dans
son commentaire de l’Éthique à Nicomaque (I,
lect. 1, n. 11). Le pronom neutre pluriel, omnia,
que l’on traduit par « toutes choses » ou tous les êtres, englobe les
humains, les bêtes, les végétaux et les êtres inanimés. Ce principe ne doit pas
être entendu des seuls êtres doués de facultés cognitives, comme les animaux et
les hommes, mais également des êtres dépourvus de telles facultés, comme les
végétaux et les êtres inanimés. Ces derniers tendent au bien en raison d’un
appétit naturel ; sans connaître le bien, ils y tendent parce qu’un être
connaissant les meut vers le bien, à la manière dont la flèche aveugle est
dirigée vers la cible par l’archer qui la voit. Or, tendre au bien, c’est
désirer le bien, tendere in bonum est
appetere bonum (Ibid.) D’où l’on
est justifié d’affirmer que toutes choses désirent
le bien parce qu’elles tendent vers
le bien.
De cette inclination commune à tous les
êtres, Thomas d’Aquin conclut que le premier précepte de la loi naturelle est le suivant : Le bien est à
faire et à rechercher, et le mal à éviter – Bonum
est faciendum et prosequendum, et malum vitandum. Seul l’être humain tire
cette conclusion, car la loi est quelque chose de la raison, aliquid rationis, qu’il est seul à posséder
(Ia-IIae, q. 90, a. 1). Ailleurs,
il dira que la loi naturelle est quelque chose de constitué par la raison, aliquid per rationem constitutum (Ia-IIae,
q. 94, a. 1). Quand un auteur nous dit que la loi naturelle est
gravée dans le cœur par la main de Dieu, il faut savoir qu’il parle alors comme
un poète et non comme un philosophe : Dicere
enim aliquid per metaphoras pertinet ad poëtas[74].
Avant de poursuivre, revenons au
titre : 2.2. L’expérience
morale : « Il faut faire le bien ». Comme il a été dit plus
haut, on peut faire le bien, c’est-à-dire « ce qui convient », sans
le faire moralement ; on peut le faire moralement sans le faire
vertueusement[75]. Il
n’y a donc pas nécessairement expérience morale à faire le bien ; il n’y a
expérience morale que si on le fait moralement. Qui le fait pas hasard ou par
crainte ne fait aucune expérience morale (Éthique,
n. 283).
Le titre suivant : 2.3. La découverte des préceptes de la loi
naturelle : universalité de la loi naturelle, semble ignorer qu’il y
en a déjà un de découvert, le premier, précepte fondamental, racine de tous les
autres (Ia-IIae, q. 94, a. 2, sol. 2). Le titre suivant m’étonne
davantage : 2.4. Les préceptes de
la loi naturelle. Il me semble que ceux que Thomas d’Aquin avait découverts
dans
Revenons à Thomas d’Aquin (Ia-IIae, q.
Armé du seul précepte : « Il faut
faire le bien et éviter le mal », l’être humain se sentirait souvent
démuni face aux situations infiniment variées de la vie quotidienne. Il sollicite
donc plus de précision. Thomas d’Aquin va lui en fournir. Comment va-t-il
procéder ? Trois mots à retenir de la manière dont il a dégagé le premier
précepte : nature, inclination, précepte. Comme la raison procède du
commun au particulier, il va appliquer ce principe à la considération de l’être
humain en le voyant d’abord comme substance, puis comme animal et enfin comme
étant doué de raison. Il va nous montrer par là ce que signifie « faire le
bien et éviter le mal » quand on considère l’être humain de chacun de ces
trois points de vue. L’ordre des nouveaux préceptes de la loi naturelle va donc
suivre l’ordre des inclinations naturelles.
D’abord, il y a dans l’homme une
inclination selon la nature, secundum
naturam – l’expression va être employée trois fois, car une inclination
naturelle est enracinée dans une nature – qu’il partage avec toutes les
substances. Toute substance tend à la conservation de son être selon la nature
qui lui est propre. [L’être humain y parvient pendant un certain nombre
d’années, de même que le chien ou le chêne.] Et secundum hanc inclinationem – l’expression sera employée trois
fois, car le précepte est dégagé de l’inclination. Selon cette inclination,
appartiennent à la loi naturelle tout ce par quoi la vie humaine est conservée
et est repoussé ce qui lui est contraire. On se borne souvent à ne donner que
la définition étymologique de la substance, sub,
sous, et stare, se tenir. Et la
substance n’est alors qu’un simple support d’accidents, mais le mot substance évoque plus profondément la permanence
dans l’être.
En second lieu, il y a dans l’homme une
inclination à rechercher certains biens spéciaux, conformes à la nature, secundum naturam, qu’il partage avec les
autres animaux. Et secundum hoc (hoc,
i.e. hanc inclinationem, etc.). Selon
cette inclination, sont dites appartenir à la loi naturelle les choses que la
nature enseigne à tous les animaux, comme l’union du mâle et de la femelle, le
soin des petits, et autres choses semblables (leur apprendre à voler, à chasser
pour se nourrir, à se défendre contre les prédateurs, à se laver, etc.) Thomas
d’Aquin dit : educatio liberorum. Le
Cerf traduit par « le soin des petits » ; il ne me semblerait pas incorrect
de traduire par l’«éducation des enfants », puisque Thomas d’Aquin parle
d’une inclination qui est dans l’homme : inest homini inclinatio, etc.
En troisième lieu, il y a dans l’homme une
inclination au bien conforme à sa nature d’être raisonnable, secundum naturam rationis, qui lui est
propre ; ainsi a-t-il une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu
et à vivre en société. Et secundum hoc, etc.
Selon cette inclination, appartient à la loi naturelle tout ce qui regarde
cette inclination : par exemple, que l’homme évite l’ignorance, qu’il ne
blesse pas les autres avec lesquels il doit vivre, et tous les autres préceptes
qui visent ce but.
Thomas d’Aquin s’était demandé, au début de
cet article, si la loi naturelle contenait plusieurs préceptes ou seulement un
(Ia-IIae, q.
Le paragraphe [39] du rapport de
Étant donné que Thomas d’Aquin élabore la
loi naturelle à partir des inclinations naturelles, qui sont les mêmes chez les
croyants et les non-croyants, il faut, comme j’ai dit ci-dessus, donner raison
à Grotius : La loi naturelle s’imposerait à tous « même si Dieu
n’existait pas, etsi Deus non daretur
» [32]. Cependant, pour être précis, il ne faut pas dire qu’ « elle
s’imposerait à tous » ; il faut dire que tous l’observeraient librement
dans ses préceptes premiers, qui sont les mêmes chez tous et connus de tous (Ia-IIae,
q.
Le titre
2.3 mentionne l’universalité de la loi naturelle. Il eût été opportun, il me
semble, de citer
Sous le
titre 2.4. Les préceptes de la loi
naturelle, les « grands ensembles » de [46] sont des inclinations
; c’est plus thomiste. Le premier est ainsi formulé : « Nous avons
identifié chez la personne humaine une
première inclination qu’elle partage avec tous les êtres : l’inclination à
conserver et à développe son existence » [48]. Cette inclination est
première par rapport aux deux qui vont suivre ; elle n’est pas absolument
première. L’inclination absolument première, c’est l’inclination au bien :
Omnia bonum appetunt. Il ne faut confondre les deux inclinations
qualifiées de premières.
Cette précision apportée, revenons à nos
moutons. En [46],
C’est
la formulation du principe. Voici le
précepte. Selon cette inclination, appartiennent à la loi naturelle tout ce par
quoi la vie humaine est conservée [alimentation saine et activité physique, par
exemple] et tout ce qui lui est contraire [l’obésité, la sédentarité, le
tabagisme, l’abus d’alcool, le stress]. Voici
la formulation du précepte selon
[49]
Plus bas dans ce paragraphe, on lit :
« Le dynamisme vers la procréation est intrinsèquement lié à l’inclination
naturelle qui porte l’homme vers la femme et la femme vers l’homme, donnée
universelle reconnue dans toutes les sociétés. » Thomas d’Aquin ne parle
pars d’une inclination naturelle de l’homme vers la femme et de la femme vers
l’homme ; il parle d’une inclination à l’union du mâle et de la femelle, commixtio maris et feminae. Le substantif
commixtio est très suggestif. Il
vient de commiscere, qui signifie
« mêler, confondre, mêler avec ».
Thomas d’Aquin formule en ces termes le
précepte qui se dégage de cette inclination. Selon cette nature, secundum naturam, que l’homme a en
commun avec les autres animaux, sont dites appartenir à la loi naturelle toutes
les choses que la nature a enseignées aux animaux comme l’union du mâle et de
la femelle, l’éducation des enfants, educatio
liberorum, et autres choses semblables. »
De plus, selon Thomas d’Aquin, pour qu’un
effet soit dit naturel, il n’est pas nécessaire qu’il se produise dans tous les
cas, mais la plupart du temps[78].
Même si l’inclination naturelle de l’homme vers la femme et vice versa est
qualifiée d’« universelle » par
On ne trouvera pas chez Thomas d’Aquin
l’expression « tendances homosexuelles foncières » ;
mais, après avoir énuméré les plaisirs contraires à la nature, il les ramène à
deux groupes. Le premier groupe comprend les plaisirs que certains goûtent en
raison d’une complexion corporelle reçue au départ, a principio ; le deuxième
groupe comprend les plaisirs qui résultent d’habitudes contractées dès le bas
âge, a pueritia[80].
Le franciscain Roger Poudrier écrit : « Les corrigendas au Catéchisme de
l’Église catholique (1997) rappellent aux traducteurs que l’adjectif “ foncier ” n’est pas synonyme de
“ inné ”[81]. »
Thomas d’Aquin trancherait : Si ces personnes ne sont pas homosexuelles a principio, c’est-à-dire de naissance
ou innées, elles le sont a consuetudine. Et
le CEC dit qu’il y a des personnes qui ne sont pas homosexuelles de naissance,
mais qui sont « homosexuelles sans avoir choisi leur condition homosexuelle » ;
j’ajouterais, comme elles n’ont pas choisi leur langue ni leur religion. Elles
seraient homosexuelles par suite de l’habitude contractée dès l’enfance de
vivre toujours avec des jeunes du même sexe.
Le CEC n’est pas tendre envers
l’homosexualité. « S’appuyant sur
«
[50] « Le troisième ensemble
d’inclinations est spécifique à l’être humain comme être spirituel, doté de
raison, capable de connaître la vérité, d’entrer en dialogue avec les autres et
de nouer des relations d’amitié. Aussi doit-on lui attacher une importance
toute particulière. » En [46],
Universalité
et immutabilité des préceptes premiers
[52]
« Ils [les préceptes premiers]
revêtent aussi un caractère d’immutabilité », etc. Cependant rien ne va
plus quand
En ce qui concerne les préceptes très
communs [ou préceptes premiers, qui ont été établis dans
En ce qui concerne les préceptes seconds,
la loi naturelle peut encore être détruite par des coutumes dépravées, propter pravas consuetudines, et des
dispositions stables corrompues, et
habitus corruptos. Chez certains peuples, le brigandage, latrocinium, n’était pas considéré comme
une faute, voire le crime contre nature, nous apprend saint Paul dans sa lettre
aux Romains, quand il parle de ceux qui sont sous la colère de Dieu :
« Aussi Dieu les a-t-il livrés à des passions avilissantes, car leurs
femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ;
pareillement, les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brûlé de
désir les uns pour les autres, perpétuant l’infamie d’homme à homme. Non
seulement ils commettent ces actions, mais ils approuvent ceux qui les
commettent » (Op. cit., I, 26,
27, 32). En note,
Dans [52], a CTI ne tient pas compte de la
distinction qu’introduit Thomas d’Aquin entre les préceptes premiers, prima praecepta, et les préceptes seconds, secunda praecepta (Ia-IIae,
q.
2.5. L’application des
préceptes communs : historicité de la loi naturelle
Dans
le titre,
Je ne vois pas pourquoi
Recourir à l’expérience, c’est procéder en
sens inverse de la déduction. En morale, on ne peut pas toujours déduire. Chez
Thomas d’Aquin, le recours à l’expérience est constant. Par exemple, dans
En plus de l’expérience, la coutume peut
parfois fournir la solution sage à un cas particulier. Thomas d’Aquin invoque
la coutume quand il se demande si les lois humaines doivent toujours être
changées quand il se présente quelque chose de meilleur (Ia-IIae, q.
Dans
Thomas d’Aquin énonce ce principe qu’il
faut marteler : « Quand il doit poser une action humaine concrète,
c’est-à-dire entourée de circonstances nombreuses et variables, l’être humain
ne peut s’appuyer sur des principes absolus, mais sur des règles dont le propre
est d’être vraies dans la plupart des cas. Or, ce qui est vrai dans la plupart
des cas, on ne peut le savoir que par l’expérience » (IIa-IIae, q.
En ce qui concerne l’application des
préceptes universels, immuables et négatifs, Thomas d’Aquin prend position
quand il se demande si l’on peut être dispensé parfois d’observer les préceptes
du décalogue (Ia-IIae, q.
En répondant à l’objection, Thomas d’Aquin
ajoute un mot : Tu ne tueras pas injustement. Dans certains cas, il
est conforme à la justice de tuer un être humain. L’homicide que le
commandement défend, c’est l’homicide injuste, qu’on appelle communément
le meurtre, et que le Petit Robert définit ainsi : « Action de
tuer volontairement (sic) un être humain. » Volontairement
ne convient pas ; il faut dire injustement, car, à la guerre, on
tue volontairement, mais pas toujours injustement.
Après avoir répondu à l’objection portant sur
l’homicide, Thomas d’Aquin applique son principe à d’autres cas. Il est
dit : « Tu ne voleras pas. » C’est un autre précepte négatif,
comme dit l’encyclique de Jean-Paul II. Thomas d’Aquin entre dans
le débat avec son gros bon sens. Selon lui, il existe des circonstances où il
est conforme à la raison, donc moral, d’enlever à une personne quelque chose
qui lui appartient. En l’occurrence, on ne commet pas le vol défendu par le
commandement. L’encyclique dit que le commandement négatif « interdit
toujours et dans tous les cas », alors que Thomas d’Aquin enseigne que
l’action singulière n’est pas réglée par des principes absolus, mais par des
règles valables dans la plupart des cas (IIa-IIae, q.
Thomas d’Aquin enchaîne ensuite avec un
autre commandement négatif : « Tu ne commettras pas l’adultère. »
On pourrait croire qu’il est un de ces commandements négatifs qui s’appliquent,
comme dit l’encyclique, toujours et en toute circonstance, tel un théorème de
géométrie. Ce n’est pas l’enseignement de Thomas d’Aquin. Une relation sexuelle
avec une personne engagée dans les liens du mariage n’est pas nécessairement un
adultère. Il donne l’exemple d’un homme qui, dans des circonstances qu’il
imaginait facilement au XIIIe siècle, prendrait pour son épouse une
femme qui ne l’est pas. Cette « circonstance », dit-il, ferait que la
relation sexuelle avec elle ne constituerait pas l’adultère interdit par le
commandement (Ia-IIae, q. 6, a. 8).
Le père Marcel-Marie Desmarais, o.p., a
écrit un petit livre intitulé L’Avortement,
une tragédie. Après avoir cité Humanae
Vitae de Paul VI : « Nous devons encore une fois déclarer qu’est
absolument à exclure […] l’avortement directement voulu et procuré, même pour
des raisons thérapeutiques », le père Desmarais enchaîne :
« Voilà qui est clair et net en tant qu’il s’agit des principes de la
moralité objective. Pourtant, dans le
cas précis que nous examinons, la moralité subjective
pourrait facilement, semble-t-il, en arriver vertueusement à une autre
conclusion[85]. »
On pourrait apporter l’exemple tout frais de la mère qui a fait avorter sa
fillette de neuf ans enceinte de jumeaux, après avoir été violée pendant des
années par son beau-père. Thomas d’Aquin donne un exemple qui peut éclairer ce
problème. Dans le cas d’extrême nécessité, dit-il, il faut abandonner les
enfants et non les parents (IIa-IIae, q. 31, a. 3, sol. 4). Sauver la
mère avant le fœtus. Et c’est le médecin qui avait la compétence pour apprécier
la gravité des risques que courait la jeune fille si elle menait sa grossesse à
terme. Ceux qui sont obsédés par la mort d’enfants innocents peuvent voler au
secours des vingt mille qui meurent de faim chaque jour dans le monde.
Les exemples que Thomas d’Aquin apporte
pour illustrer sa pensée sont on ne peut plus percutants. Éviter la fornication
est une chose bonne en elle-même, cependant elle n’est un bien pour la volonté
que si la raison la lui présente comme telle. Si donc la raison présente comme
mauvais à la volonté le fait d’éviter la fornication et que la volonté s’y
porte quand même, elle deviendra mauvaise parce qu’elle veut le mal, non pas ce
qui est mal en soi, mais ce qui est mal par accident à cause d’un jugement
erroné de la raison.
L’autre exemple n’est pas moins percutant. Croire
au Christ est bon de soi et nécessaire au salut, cependant la volonté tend vers
cet objet selon qu’il lui est proposé par la raison. Il s’ensuit que si la foi
au Christ lui est proposée comme
mauvaise, la volonté va s’en détourner. Non pas que la foi au Christ soit
mauvaise en soi ; elle le devient par accident à cause d’une erreur de la
raison.
L’article se termine ainsi : Toute
volonté en désaccord avec la raison, que celle-ci se trompe ou non, est
toujours mauvaise – Omnis voluntas
discordans a ratione sive recta, sive errante, semper est mala (Ia-IIae,
q. 19, a. 5).
2..5. […] : historicité
de la loi naturelle
[53]
Le paragraphe précédent se terminait par une citation de Ia-IIae, q. 94,
a. 4, où il est dit : « Dans le domaine de l’action, la vérité ou la
rectitude pratique n’est pas la même chez tous dans les applications
particulières, mais uniquement dans les principes généraux. […] Et plus on
descend dans le détail, plus l’indétermination augmente. »
À part la peine de mort, ce ne sont pas des
sujets dont on discute beaucoup de nos jours. Au sujet de la peine de mort, je
lis dans mon édition du Catéchisme de
l’Église catholique : « Préserver
le bien commun de la société exige la mise hors d’état de nuire de l’agresseur.
À ce titre l’enseignement traditionnel de l’Église a reconnu le bien-fondé du
droit et du devoir de l’autorité publique légitime de sévir par des peines
proportionnées à la gravité du délit, sans exclure dans des cas d’une extrême
gravité la peine de mort[87]. »
Pourtant, bien des pays l’ont exclue totalement.
Il existe, sans conteste, de meilleurs
exemples d’évolution de la morale de l’Église catholique romaine que le duel,
le prêt à intérêt et l’esclavage. Les sujets de brûlante actualité sont, par
exemple, l’avortement, l’euthanasie, le cas des divorcés remariés, les moyens
artificiels de contrôle des naissances, l’homosexualité, le sacerdoce des
femmes, le mariage des prêtres.
Les premiers exemples qui me viennent à
l’esprit m’arrivent de la doctrine sur le mariage. Jusqu’à ce qu’il soit
supplanté par Thomas d’Aquin, saint Augustin a été le docteur de l’Église et en
particulier le « docteur du mariage chrétien ». Selon lui, le mariage
avait besoin d’excuse, c’est-à- dire d’une compensation pour le dommage qu’il
cause. Les biens qui excusent le mariage sont le sacrement (ou l’indissolubilité), la fidélité et l’enfant. Le Catéchisme de l’Église
catholique désigne les mêmes biens (l’indissolubilité,
la fidélité et la
fécondité, mais il ne parle plus d’excuse (n. 1643). Pour saint
Augustin, les relations sexuelles ne sont exemptes de fautes que si elles ont
pour but la procréation ; quand la femme est enceinte ou devenue stérile par
l’âge, elles constituent une faute au moins vénielle, saltem venialis. Ce n’est plus le cas. Dans les manuels de
philosophie de l’abbé Henri Grenier (Québec), l’une des « fins secondaires
du mariage » était « l’apaisement de la concupiscence »,
certains parlaient de remède. On s’inspirait de saint Paul : « Je dis
toutefois aux célibataires et aux veuves qu’il leur est bon de demeurer comme
moi. Mais s’ils ne peuvent se contenir, qu’ils se marient : mieux vaut se
marier que de brûler » (I Cor 7, 9),
À propos du divorce, la position de
l’Église catholique romaine est toujours celle que rapporte l’évangéliste Marc.
Le Christ aurait dit : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une
autre, commet un adultère à son égard ; et si une femme répudie son mari et en
épouse un autre, elle commet un adultère » (Marc 10, 11-12). En note e
En 1252, le pape Innocent IV promulguait la
constitution Ad extirpenda qui
réglementait le fonctionnement de l’Inquisition. L’un des articles autorisait
les inquisiteurs à faire appliquer la torture par un représentant du pouvoir
civil[88].
Pour faire cesser la torture, il arrivait que des innocents avouent des crimes
qu’ils n’avaient pas commis. Après environ cinq siècles, l’Église a aboli la
torture. On ne peut plus imaginer de nos jours qu’un dominicain comme Giordanno
Bruno (1548 – 1600), si extravagant qu’il fût, ait été condamné à mort par
l’Inquisition et brûlé vif à Rome. Enfin, Vatican II a demandé qu’on ne
condamne plus sans avoir entendu l’accusé.
[54]Le paragraphe débute ainsi :
« Cette perspective rend compte de l’historicité de la loi naturelle, dont
les applications concrètes peuvent varier dans le temps. » Les exemples
qui précèdent montrent que la morale a changé, qu’elle est devenue moins
cruelle, mais j’hésiterais à dire que la torture, par exemple, était « une
application concrète de la loi naturelle ».
Si
la loi naturelle peut changer
Thomas
d’Aquin s’est demandé si la loi naturelle pouvait changer (Ia-IIae, q.
La
conscience morale
Dans le rapport de
La conscience morale, qu’on désigne
d’ordinaire par le seul mot conscience,
a toujours été suspecte sinon bâillonnée, même dans l’Église catholique, en
dépit d’un enseignement limpide de Thomas d’Aquin à ce sujet. « Le pape
Grégoire XVI, dans son encyclique Mirari
vos (15 août 1832), la première des grandes encycliques modernes, condamne
la liberté de conscience, la liberté d’association et la séparation de l’Église
et de l’État. Il considère aussi la liberté de conscience comme un “ mal
pestilentiel, véritable délire… ”, condamnation reprise en 1864 par le Syllabus de Pie IX, dans les
propositions 15, 78 et 79. Le Concile Vatican II a affirmé le primat de la
conscience et sa légitime liberté » (Roger Poudrier, Miséricorde, p. 25, note 31).
Dans Miséricorde,
encore, Roger Poudrier ajoute : « Au XXe siècle, dans le Code de droit canonique de
Dans le Catéchisme
de l’Église catholique, dont le cardinal Ratzinger a présidé la rédaction, même
si la formulation s’est adoucie, il reste encore ceci, qui, de toute évidence,
est de trop : « Il ne convient pas d’opposer la conscience
personnelle et la raison à la loi morale et au Magistère de l’Église » (n.
2039). Ça ne convient peut-être pas, mais cela se fait couramment, et il est
normal que cela se fasse par des fidèles à qui l’on a dit qu’ils étaient l’Église,
et à qui Thomas d’Aquin a appris que la conscience d’une personne oblige
davantage que le précepte du prélat (De
Veritate, q. 17, a. 5), comme nous verrons ci-dessous.
Concernant la conscience, voici ce que dit
Jean-Paul II : « La position de saint Thomas est on ne peut plus
nette : il est à tel point favorable au respect inconditionnel de la
conscience qu’il soutient que l’acte de foi au Christ serait indigne de l’homme
au cas où, par extraordinaire, ce dernier serait en conscience convaincu de mal
agir en accomplissant un tel acte (Ia-IIae, q.
Dans cette citation, je n’aime pas le mot
« appel » ; il évoque pour moi la « voix » dont il est
question dans
Dans son Jésus de Nazareth, Joseph Ratzinger / Benoît XVI termine par ce
long paragraphe, que j’ai cité dans un autre article, son commentaire de la
quatrième béatitude : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la
justice : ils seront rassasiés » (Matthieu 5, 6). « Le moment est venu, me semble-t-il, de partir du
Nouveau Testament pour parler du salut de ceux qui ne connaissent pas le
Christ. La pensée contemporaine tend à dire que chacun doit vivre sa religion
ou peut-être même l’athéisme qui est le sien et que, de cette manière, il
trouvera le salut. Une telle opinion présuppose une étrange image de Dieu et
une étrange conception de l’homme et de la juste façon d’être homme. Essayons
d’expliciter cela en posant quelques questions pratiques. Est-ce que l’on sera
bienheureux et reconnu par Dieu comme un juste parce qu’on se sera scrupuleusement
conformé aux devoirs qu’impose la vengeance par le sang ? Parce que l’on
se sera engagé de toutes ses forces en faveur de “
En évoquant «
Le savant pape semble oublier que toute
personne qui agit selon sa conscience fait la volonté de Dieu, comme dit le
père Sertillanges, o.p. : « Celui qui agit selon sa conscience,
même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi
de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le
seul au fond : obéis à ta conscience[93]. »
Il importe de souligner la distinction entre raison droite et volonté droite.
La raison est droite quand elle n’est pas dans l’erreur ; la volonté est droite
quand elle tend au bien tel qu’il lui est présenté par la raison. Si le mal lui
est présenté comme un bien, la volonté est droite en y tendant ; si le
bien lui est présenté comme un mal, la volonté est droite en s’en détournant.
Il existe un autre texte de Thomas d’Aquin
que je n’avais jamais entendu citer avant de le lire moi-même dans le De Veritate, q.
Si donc il y avait conflit – et les
conflits ne manquent pas – entre un précepte même papal et une conscience
convaincue d’être dans la vérité, c’est la conscience qu’il faut suivre.
Pourtant, le CEC dit malheureusement qu’« il ne convient pas d’opposer la
conscience personnelle à la loi morale de l’Église » (n. 2039). Dans
certains cas, on peut contester le précepte général. Par exemple,
l’interdiction des moyens artificiels de contrôle des naissances. Beaucoup de
gens ne comprennent pas que l’art étant partout dans la vie humaine, surtout
pendant les dernières années, il n’ait pas sa place à l’origine. Dans d’autres
cas, on peut être d’accord avec le précepte général, mais décider en conscience
qu’il ne s’applique pas dans tel cas. Par exemple, l’interdiction de
l’avortement. J’ai apporté plus haut le cas décrit par le père Desmarais, o.p.,
à ce sujet.
Dans ses « Propos sur
l’intelligence », Paul Valéry nous conseille de nous frotter les yeux de
l’esprit, qui sont les mots, car nous vivons sur des notions vagues[94].
Le mot conscience en est un à frotter
patiemment. De nombreuses expressions du langage populaire nous incitent à
penser que la conscience est une faculté comme l’intelligence, la volonté,
l’imagination, la mémoire. Comment en serait-il autrement quand on entend les
expressions : volonté forte, conscience de soi, imagination fertile,
mémoire d’éléphant ? On a quelque chose sur la conscience comme on a une
poussière dans l’œil ; on met la main sur sa conscience comme on la met sur son
ventre ; la conscience a une voix, comme en ont une les humains et les
animaux – mais ces derniers n’ont pas le langage.
Thomas d’Aquin est donc justifié de se
demander si la conscience est une puissance, un pouvoir d’agir (Ia, q.
Le Petit Robert donne de la
conscience la définition suivante : « Faculté ou fait de porter des
jugements de valeur morale sur ses actes. » Le « fait de
porter », c’est un acte. La conscience est donc considérée comme une
faculté et comme un acte. Le père H.-D. Noble, o.p., joue également sur ces
deux sens : « La conscience morale est le jugement [acte]
d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis[96]. »
À la page suivante : « Ce jugement […] est l’acte propre de ma
conscience [puissance ou faculté maintenant] morale. »
Pour Thomas d’Aquin, il est manifeste qu’à
proprement parler la conscience est un acte et non une puissance. L’évidence
découle pour lui de l’étymologie du mot et des fonctions que le langage commun
attribue à la conscience. On chercherait en vain le mot conscience – suneidêsis
en grec – dans l’éthique d’Aristote ; la droite raison, orthos logos,
lui suffit. Le mot suneidêsis apparaissait dans un fragment de Démocrite
(~ 460 – ~ 370), soit un siècle avant Aristote, mais ce dernier n’a pas jugé
nécessaire de se l’approprier. « Il se pourrait », selon le père
Deman, o.p., que l’on doive à Cicéron le mot conscientia, dont Thomas
d’Aquin va tirer un premier argument[97].
Le mot conscientia est formé du
préfixe cum, « avec », et de scientia, « connaissance » ; cum
et scientia, c’est scientia cum, sous-entendu alio, « quelque chose », dit
Thomas d’Aquin (Ia, q. 79, a. 13). Le mot évoque donc une connaissance en
rapport avec quelque chose d’autre, une connaissance appliquée. D’après
l’étymologie du mot, il est donc manifeste que la conscience n’est pas une
puissance mais un acte. Dans le De
Veritate, Thomas d’Aquin dit que la conscience n’est rien d’autre que
l’application de la connaissance à l’acte (q.
En second lieu, il apparaît que la
conscience est un acte, et non une puissance, à l’examen des fonctions que la
manière usuelle de parler lui attribue. Dans
Cette application de nos connaissances à ce
que nous faisons, ad ea quae agimus, s’effectue d’une triple façon.
Primo, selon que nous reconnaissons avoir posé un acte ou ne pas l’avoir posé.
La conscience joue alors sa fonction d’attester, testificari. Le blessé
inconscient ne se souvient de rien ; le somnambule non plus. Devant les
tribunaux, il arrive – rarement, j’en conviens – que des accusés, sans qu’on
les soumette à la torture, avouent des crimes qu’ils n’ont pas commis ;
d’autres – fréquemment – nient avoir commis
les crimes dont on les accuse et qu’ils ont commis ; enfin, les autres
reconnaissent avoir commis les crimes dont on les accuse.
Secundo, l’application de nos connaissances
à notre activité est l’occasion pour la conscience d’exercer trois autres fonctions :
instigare, vel inducere, vel ligare. Instigare, c’est pousser à l’action
; « à l’instigation de » est une expression bien connue. Inducere est
plus fort qu’instigare, il me semble. Dans son commentaire de
l’Oraison dominicale (IIa-IIae, q. 83, a. 9), Thomas d’Aquin explique
la demande suivante : « Ne nous fais pas entrer, inducere, en
tentation, et ne nos inducas in tentationem.» Nous demandons de ne pas succomber à la tentation.
C’est ce que Thomas d’Aquin entend par entrer en tentation ou être induit en
tentation, inducere in tentationem. Inducere ad opus, c’est
succomber, donc plus fort qu’instigare. Enfin, ligare, c’est
lier, obliger. Une personne peut se sentir obligée ou incitée à poser une
action ou à ne pas la poser. On dit alors que la conscience oblige, ligat,
ou incite, instigat. « Malheur à moi, disait saint Paul, si je
n’annonce pas l’Évangile. » Les passions l’emportant, une personne peut ne pas
tenir compte de ce que lui dicte sa conscience ; c’est ce que Thomas
d’Aquin entend quand il dit que la conscience peut être déposée, du verbe deponere,
poser à terre ; ici, ignorer.
Tertio, l’application de nos connaissances
à ce que nous avons fait ou omis de faire amène la conscience à exercer trois
autres fonctions : excuser, accuser et engendrer du remords ou reprocher.
Après s’être mal conduit, il est normal qu’un être humain cherche des excuses.
On dit alors que sa conscience l’excuse. Parfois, elle accuse ou fait des
reproches ; on peut penser à Caïn et à cet œil qui l’a poursuivi jusque sous
terre. Enfin, certains criminels avouent leurs fautes sans en éprouver de remords.
Les trois dernières fonctions de la conscience sont donc : excusare,
accusare, remordere. Il est évident
que toutes ces fonctions : attester, inciter, obliger, excuser, accuser,
reprocher, sont consécutives à l’application de nos connaissances à ce que nous
avons fait ou allons faire.
La conscience morale, c’est celle qui
incite à poser une action ou à ne pas la poser. Elle exerce donc son activité
avant que l’acte ne soit posé ou omis. Le père Noble, o.p., l’a définie
ci-dessus comme « le jugement [acte] d’appréciation qu’à chaque instant
notre raison porte sur nos actes réfléchis. Dans
Ce texte de Vatican II est bien poétique.
« Au fond de sa conscience » et il s’agit de la conscience morale. Or,
la conscience morale est un simple jugement de la raison. Comment lui donner un
fond ? On parle d’une loi que l’homme ne s’est pas donnée. Il ne s’agit
donc pas de la loi naturelle qui est aliquid
per rationem constitutum. Il faut qu’il s’agisse des inclinations
naturelles, qui sont les principes d’où Thomas d’Aquin dégage les préceptes.
Ces inclinations ne sont pas écrites, ce ne sont pas des lois ; elles sont
ressenties. On parle ensuite d’une « voix qui ne cesse de le presser
d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal ». Chez Thomas d’Aquin,
c’est le premier précepte de la loi naturelle qui joue ce rôle ; et il n’est
pas une voix. Cette loi n’est pas inscrite par Dieu au cœur de l’homme : elle
est en l’homme sous forme d’inclinations naturelles. On ajoute : « Sa
dignité est de lui obéir. » Thomas d’Aquin dirait plutôt que c’est
avantageux pour l’homme de faire le bien et d’éviter le mal, car il a dit, dans
« Jésus-Christ,
accomplissement de la loi naturelle »
Ce titre du chapitre 5 du Rapport de
Cependant il n’est pas interdit de citer,
dans l’élaboration d’une éthique rationnelle, n’importe quel écrit qui suggère
des règles de conduite susceptibles d’épanouir des humains et de faciliter la
vie en société ; il importe peu que ces écrits soient considérés comme
tombés du ciel, dictés par les anges ou inspirés par le Saint-Esprit. Exemples :
les Védas, les Upanishads,
Et le paragraphe [101] du rapport de
Le
paragraphe suivant [102] débute ainsi : « Le dessein de salut dont le
Père éternel à l’initiative va se réaliser dans la mission du Fils qui donne
aux hommes
Conclusion
Quand des théologiens catholiques romains s’appliquent
à élaborer une éthique universelle en un langage accessible à tous, ils
risquent de faire trop facilement appel à leur spécialité. L’humble tablier de
la servante de la théologie ne leur plaît pas. C’est ce qui frappe dans ce
rapport. Qu’on cite des livres sacrés – tombés du ciel, dictés ou inspirés –,
je n’en ai cure, mais qu’on évite, en éthique rationnelle, les affirmations qui
relèvent de la foi. J’en ai noté quelques-unes au passage.
Si l’on veut mobiliser le monde entier, proposons-lui
une cause qui fait l’unanimité. Il semble bien que ce soit « la règle
d’or » qui l’indique. J’ai cité à ce sujet le rapport du synode des
évêques, tenu à Rome en octobre 1971 : « Face à la situation du monde
actuel, marquée par le grand péché de l’injustice, nous ressentons, d’une part,
notre responsabilité et, d’autre part, notre impuissance à l’éliminer. »
J’ai montré aussi que la justice exigeait le courage, la tempérance et la
prudence, bref les quatre vertus quelques fois millénaires.
Mais, puisqu’il s’agit d’un « nouveau
regard sur la loi naturelle », il faut rattacher ce projet à ladite loi naturelle.
Le lien est facile à nouer entre la justice, règle d’or, et la loi naturelle. En
effet, l’un des préceptes premiers de la loi naturelle enjoint de ne rien faire
qui offense les personnes avec lesquelles on forme société (Ia-IIae, q.
J’aime bien que
Il aurait fallu que le rapport de
Enfin, j’aurais aimé trouver dans le
rapport de
[1] Œuvres choisies d’Abélard, Aubier, Éditions Montaigne, 1945, p. 213-331.
[2] Les paragraphes du rapport sont numérotés de [1] à [116], les références ,de [1] à [105], et les numéros placés entre crochets. Pour éviter toute confusion, quand il s’agit d’un numéro de référence, je le signale.
[3] Œuvres, Paris, Gallimard,
[4] En discutant avec
[5] Citadelle, Paris,
Gallimard,
[6] Ibid., XCIV.
[7] Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae, De virtutibus in communi, q. unique, a. 1.
[8] In II Eth., lect. 4, n. 282 et 283 ; VI, lect. 10, n. 1271.
[9] Aristote, Catégories, chap.
8, b 27 -
[10] In II Eth., lect. 4, n. 283.
[11] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Garnier – Flammarion , GF 28, 1964, p. 373.
[12] Somme contre les Gentils, III,
chap. 3 ; Ia-IIae, q.
[13] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1949, Section V, 294, p. 176.
[14] In II Eth., lect. 4, n. 283.
[15] Q.D. De virtutibus in communi, q. un., a. 1.
[16] Ia-IIae, q.
[17] In III Sent., d. 35, q.
[18] Ibid., a. 4, sol. 1.
[19] In X Eth., lect. 12.
[20] Op. cit., Paris, Le Centurion, 1980, p. 96.
[21] In IX Eth., lect. 4, n. 1807.
[22] In XII Metaph., lect. 8, n. 2544.
[23] In III Sent., d. 35, q.
[24] Q.D. De virtutibus in communi, q. un., a. 1 ; In II Eth., lect. 4, n. 283 ; VI, lect. 10, n. 1271.
[25] In II Pol., lect. 4, n. 201.
[26] Ia-IIae, q.
[27] IIa-IIae, q.
[28] Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, Idées ; 362, 1928, p. 119.
[29] René Dumont, L’Utopie ou
[30] Ibid., p. 7, 9, 68, 78, 167, 168, 178.
[31] Charles Péguy, Cahiers de la quinzaine, 10-11, 1920, Couverure.
[32] F.A. Hayek, Droit et liberté, Paris, PUF, Vol. 2, 1981, p. 105.
[33] Aristote,
[34] Jean Rostand, L’Homme, Paris, Gallimard, Idées ; 5, 1962, p. 98.
[35] Lanza del Vasto, Pour éviter
la fin du monde, Montréal,
[36] Pierre Teilhard de Chardin, L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 31.
[37] Somme contre les Gentils, III, chap. 117.
[38] In III De Caelo, lect. 6, n. 585.
[39] De Regimine principum, I, chap. 2, n. 750.
[40] In VIII Eth., lect. 1, n. 1542.
[41] Ibid., n. 1543.
[42] Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle,
Paris, Gallimard,
[43] De
[44] Aristote,
[45] Xénophon, Œuvres complètes, Paris, Garnier-Flammarion, tome 3, GF 152, 1967, p. 307-308.
[46] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.
[47] Paul Valéry, Œuvres,
Paris, Gallimard,
[48] In VI Eth., lect. 10, n. 1270-1274.
[49] Ibid., lect. 11, n. 1275-1289.
[50] In VI Eth., lect. 10, n. 1272.
[51] Th. Deman, o.p.,
[52] O.p., Montréal, Valiquette, I, 8-11, p. 58-64.
[53] In III Sent., d. 35, q.
[54] Cicéron, Des Devoirs, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, 1967, I, chap. 7, p. 119.
[55] Aristote, Rhétorique, Paris, « Les Belles Lettres », 1932, chap. 9, 1366 b, p. 108.
[56] Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. Voilquin, III, chap. 9, 2.
[57] In III Eth., lect. 18, n. 585.
[58] Philosophie, tome second, Paris, PUF, 1955, p. 38-39.
[59] Éthique à Nicomaque, VI, chap. 4.
[60] Op. cit., Contretemps/Le Seuil, 1978, p. 306.
[61] Cicéron, Des Devoirs, Garnier-Flammarion, GF 156, 1967, I, chap. VII, p. 119.
[62] Cité par Pierre Bigot,
[63] Du Contrat social et Discours, Paris, Union Générale d’Éditions, 10-18 ; 89-90, 1963, p. 66-67.
[64] L’Utopie ou
[65] In II Pol., lect. 4, n. 201.
[66] Alain, Propos, Paris,
Gallimard,
[67] Aristote,
[68] In II Pol., lect. 4, n. 201.
[69] François Varillon, Joie de croire, joie de vivre, Paris, Centurion, 1981, p. 164.
[70] Albert Jacquard, Moi et les Autres, Paris, Seuil, 1983, Inédit Virgule, V 17, p. 76.
[71] Hugo Grotius, De jure et
belli, Prolegoma.
[72] Somme contre les Gentils, III, chap. 122.
[73] Op. cit., Paris, Vrin, 1970, tome I, p.
194-195.
[74] In II Meteo., lect. 5, n. 167.
[75] In II Eth., lect. 4, n. 283.
[76] H. D. Gardeil, o.p., Métaphysique, Paris, Cerf, 1952, p. 70 ; In IV Metaph., lect. 6, n. 599.
[77] Somme contre les Gentils, II,
chap. 55 ; Ia-IIae, q.
[78] Ia-IIae, q
[79] Ia-IIae, q.
[80] In VII Eth., lect. 5, n. 1374.
[81] Roger Poudrier, Miséricorde, Montréal, Médiaspaul, 2005, p. 103, note 181.
[82] Le Coran, Sourate IV, 127.
[83] Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social et Discours, coll. 10-18, ; 89-90, 1963, p. 237.
[84] Op. cit., Montréal, Éditions Paulines, 1993, p. 107.
[85] Op. cit., Montréal, Éditions du Jour, 1973, p. 54.
[86] Op. cit., Montréal, Éditions Paulines, 1993, p. 107.
[87] Op. cit., Ottawa, 1993, n. 2266.
[88] Fernand Haward, Que faut-il penser de l’Inquisition ? Fayard, 1958, p. 47.
[89] Bernard Häring, Quelle morale pour l’Église ? Paris, Cerf, 1989, p. 110.
[90] Jean-Paul II, Entrez dans l’espérance, Plon-Mame, 1944, p. 279-280.
[91] Op. cit., Paris, Flammarion, 2007, p. 113-114.
[92] Op. cit., Paris, Seuil, 1983, p. 242.
[93] A.D.Sertillanges,
[94] Paul Valéry, Œuvres,
Paris, Gallimard,
[95] Les Cconfessions, XI, chap. 20.
[96]
[97] Th. Deman, La prudence, Éditions
de
[98]
[99] Op. cit., Paris, Seuil, 1957, p. 41.
[100] Ce Dieu absent qui fait problème, Paris, Cerf, 10e édition, 2000, p. 102.
[101] Le Dalaï-Lama parle de Jésus, Paris, Éditions Brépols, J’ai lu ; 4739, 2008.