LA FIN DERNIERE DE LA VIE
HUMAINE
(LA BEATITUDE) Ia-IIae,
Qu. 1-5
COURS DE THEOLOGIE MORALE
Nouvelle édition entièrement refondue
P. M.-Michel LABOURDETTE, o. p.
1er tirage Toulouse, mars 1990
CHAPITRE I : LES SOURCES DU TRAITE
I. L'ENSEIGNEMENT DE L'ECRITURE
A) La perspective
eschatologique
B) Les
« béatitudes » et la béatitude
II. L'EXPERIENCE DE LA VIE HUMAINE
1) Le témoignage de la Sagesse antique
2) Le témoignage de la pensée moderne
A) Kant et le
désintéressement
CHAPITRE II : DIEU FIN DERNIERE DE L'HOMME
1) Le mot fin a des acceptions différentes
2) Le problème de la causalité finale
II. LA FINALITE DANS LA VIE HUMAINE
1) Actes de l'homme et actes humains
2) La finalité et les actes humains
1) Il y a nécessairement une fin dernière
2) Il n'y a qu'une fin dernière
3) La fin dernière est souveraine
4) La fin dernière est commune à tous les hommes : en
son application elle se diversifie avec chacun
5) Dieu, fin dernière de toutes les créatures, mais de
l'homme comme béatifiant
A) Diverses acceptions de la
fin : finis cui et finis quo
CHAPITRE III : LA BEATITUDE EN SA SOURCE
OBJECTIVE : DIEU SEUL
I. CE QUI NE FAIT PAS LE BONHEUR
III. DIEU SEUL OBJET BEATIFIANT
CHAPITRE IV : LA BEATITUDE EN ELLE-MEME
I. LA BEATITUDE EN SON ESSENCE
Section I - CE QUE NE PEUT ESSENTIELLEMENT ETRE LA
BEATITUDE
1) Pas l'incréé ; donc une réalité créée
2) Pas d'ordre substantiel ; donc opération
3) Non d'ordre sensible ; donc d'ordre spirituel
4) Opération non de la volonté ; donc de
l'intelligence
A) Ce que ne peut être un
acte de la volonté.
B) C'est donc un acte de
l'intelligence.
5) Non de l'intellect pratique ; donc du spéculatif
6) Pas dans les sciences spéculatives
7) Pas la contemplation des anges
Section II - IL N'Y A POUR L'HOMME DE BEATITUDE QUE
DANS LA VISION DE L'ESSENCE DIVINE
A) Les embarras de la
tradition thomiste
II. LA BEATITUDE EN SON INTEGRITE
Section I - LA VOLONTE DANS LA BEATITUDE
Section II - LE CORPS ET LES RELATIONS EXTERIEURES
CHAPITRE V : L'OBTENTION DE LA BEATITUDE
Section I : CETTE BEATITUDE EST-ELLE POSSIBLE A L'HOMME ?
2) Comment définir la capacité de l’homme à recevoir
la vision béatifique ?
B) La postulation
augustinienne
D) De quelques conditions de
la béatitude
Section II - PAR QUELS MOYENS ATTEINDRE CETTE
BEATITUDE ?
Outre le don de Dieu, y a-t-il quelque autre secours ?
A) D'autres créatures
peuvent-elles nous aider ?
B) L'homme doit-il se
préparer par des oeuvres bonnes ?
Section III - TOUS LES HOMMES DESIRENT-ILS LA
BEATITUDE ?
1) Sous la raison commune de bien parfaitement
comblant
2) Sous sa raison propre et spécifique
DE LA BEATITUDE
Nous commençons par un petit traité (petit par la brièveté, pas par
l'importance) : celui de la fin dernière de la vie humaine comme visée et
désirée, par conséquent comme donnant à cette vie tout son sens. Ce traité aura
pour répondant, à la fin du cycle qui envisage sous tous ses aspects le retour
à Dieu de sa créature raisonnable, le traité des fins dernières. Ce pluriel se
rapporte alors aux divers éléments de la fin dernière réalisée historiquement
et au fait que, s'il y a une seule fin dernière bonne, objet d'intention, on
peut la manquer et il peut donc y avoir des aboutissements fort différents.
C'était le « de novissimis ». On
dit aujourd'hui, en français : l'eschatologie.
A ce premier traité, on peut donner un titre moins abstrait, qui en dévoile
mieux l'élan ainsi que l'inspiration historique et met au premier plan la
question vitale à laquelle il veut répondre. Ce serait tout simplement :
la recherche du bonheur. Pour le chrétien, nous le verrons sans peine, cela
signifie aussitôt explicitement : la recherche de Dieu. C'est vrai aussi pour
tout homme ; mais il faut manifester, plus laborieusement, l'identification des
deux termes donnés à la recherche.
Nous faisons un traité de théologie : par conséquent, bien loin de mettre
entre parenthèses la foi chrétienne, c'est elle que nous nous efforçons de « comprendre ». Comprendre les
données mêmes de la foi, ce qu'elle enseigne, puis, à sa lumière, la vie
humaine, le sens que cette vie prend ainsi et les chemins qu'elle devra suivre.
Un premier chapitre est consacré à l'investigation des sources. Le second
étudiera Dieu fin dernière de la vie humaine. Il correspond à la première
question de la Prima-Secundae.
Le troisième chapitre traitera de la Béatitude au point de son objet : Dieu
Béatifiant, c'est la question 2 de la Prima-Secundae.
Le quatrième chapitre envisage alors la béatitude comme opération, activité
du bienheureux. Ce sont, dans la Prima-Secundae, la question 3 (l'activité
béatifiante, en son essence) et la question 4 (l'activité béatifiante, en son
intégrité).
Le cinquième chapitre conclut sur notre situation en face de cette fin :
nous est-elle vraiment possible ? Comment l'atteindre ? (question 5 de la
Prima-Secundae).
Que nous enseigne la foi chrétienne sur le destin de l'homme, le sens de sa
vie ?
I. La source fondamentale pour trouver la réponse à ce genre de questions,
c'est toujours l'Ecriture, lue dans la Tradition de l'Eglise. C'est que, pour
la foi, la Parole de Dieu est toujours actuelle, contemporaine à toute la durée
de l'Eglise. Nous l'entendons ainsi aujourd'hui, comme toutes les générations.
Mais nous savons aussi que sur elle, avant nous, bien d'autres ont réfléchi ;
ils se sont déjà efforcés de « comprendre »
et d'expliquer.
II. Mais dès qu'il s'agit de l'homme et de son destin, de son activité par
conséquent, une autre source doit être présente immanquablement à notre
réflexion : l'expérience de la vie humaine. Ceci est commun à toute
considération concernant de quelque façon la « morale » : elle se nourrit de l'expérience de la vie.
Ce n'est pas une source entièrement indépendante de la première : les deux
s'éclairent mutuellement. La foi aide à lire plus profondément l'expérience, à
y déchiffrer des dimensions qu'elle seule peut y découvrir ; et réciproquement,
bien des enseignements de la Révélation ne manifestent leur profondeur qu'à
travers l'expérience ou par une réflexion nourrie d'expérience.
III. Sur tout cela, la pensée chrétienne a déjà beaucoup réfléchi ; toute
une théologie s'est constituée. Un certain nombre de thèmes ainsi élaborés sont
présupposés au traité que nous commençons. Il n'est pas question de les
développer, mais il sera utile de les rappeler brièvement.
Ce seront les trois parties de ce premier chapitre :
I. L'enseignement de l'Ecriture.
II. L'expérience de la vie humaine, réfractée en diverses philosophies.
III. Un certain nombre de thèmes théologiques présupposés par notre traité.
Une enquête théologique sur les sources scripturaires d'un traité suppose
une connaissance globale de la Bible, à l'intérieur de laquelle seuls peuvent
prendre sens des thèmes plus précis, dégagés par une « théologie biblique » sérieuse,
auxquels viendront s'alimenter et que s'efforceront d'expliciter chacun à son
point de vue, plusieurs traités. Cela suppose tout un travail de critique
historique et littéraire, pour lequel nous devons bien faire confiance aux
exégètes, non pas à tel ou tel qu'on choisirait selon ses goûts, mais un
ensemble de résultats assez communs, vulgarisés dans des œuvres comme la Bible
de Jérusalem, ses Introductions et les diverses publications qui les
complètent, la Bible Oecuménique, etc.
Le traité que nous abordons se nourrit aux mêmes thèmes que le traité de
l'espérance, de l'histoire du salut des fins dernières. Parler de la fin
dernière de la vie humaine, c'est évoquer tout ce qui donne à cette vie son
sens, en manifeste l'orientation, l'aboutissement. Il y a un traité des fins
dernières (de novissimis) qui se
présente normalement au terme de l'histoire du salut et suppose achevé le
périple de l'économie de celui-là, nous n'avons pas à parler, sinon par
allusions. Le traité de la fin dernière est comme une anticipation. Il suppose
une distinction qui n'est pas proprement scripturaire mais typiquement de
théologie spéculative, au service d'une synthèse théologique. Cette distinction
capitale pour une science pratique, est celle de deux considérations de la fin
: avant d'être réalisée (in executione), la
fin doit être visée (in intentione). On
se la propose et on la poursuit avant de l'atteindre.
1) Comme réalisée ou atteinte, la fin sera considérée en son contexte
existentiel, historique, avec l'ensemble des circonstances que ce contexte
implique : retour du Seigneur, résurrection des morts, jugement dernier et le
Ciel, pour ceux qui ne connaîtront pas la « seconde
mort » (l'enfer).
2) Comme visée et objet d'intention, la fin ne peut être que bonne ; ce qui
attire, ce n'est pas l'ensemble des circonstances, c'est d'abord l’essentiel
dont tout le reste découle : ce sans quoi tout est manqué, par quoi au
contraire tout est assuré.
Nous nous plaçons ici très précisément au second point de vue, celui de la
fin dernière, celle que nous visons. Vous comprenez pourquoi notre donné est
tout proche de celui de l'espérance. Nous visons la fin comme à réaliser, comme
objet d'espérance. Nous n'aurons à parler pour eux-mêmes ni de l'enfer ou du
purgatoire, ni du Jugement ou de la résurrection des morts. Notre point de vue
n'en est pas moins le plus fondamental, le plus décisif : ce qu'il manifeste
est supposé à tout le reste.
Comme instrument pour cette première recherche, vous avez sous la main :
le Vocabulaire de Théologie Biblique ; art. Béatitude, et à partir
de lui, plusieurs autres, auxquels vous vous trouverez renvoyés : ciel, mort,
Paix, Vie ; et la Concordance de la Bible de Jérusalem, aux termes
Bonheur et Heureux. La Concordance des Psaumes ; Bonheur, mais aussi
Bien, Paix, etc.
Enfin, comme toujours, pour nos traités de Morale, vous trouverez
d'excellents dossiers dans la Théologie Morale du Nouveau Testament, du
P. Spicq. Le chapitre VI (1er vol.) se rapporte à l'espérance, la première
partie traite de l'appel au bonheur : c'est notre traité de la Béatitude.
Le premier thème à méditer, c'est la conception même de la vie humaine.
A) L'homme, comme toute la création, est sorti bon des mains de Dieu. Le
mal, dont la présence se révèle terriblement agissante, ne vient pas de Dieu,
mais du péché de l'homme. Depuis le premier jour, le péché a pullulé et avec
lui son salaire, la mort. C'est le thème des onze premiers chapitres de la
Genèse.
B) Dès lors la vie humaine, malgré tout ce que l'appel à exister dans ce
monde fait par Dieu peut avoir de festif (et cela reste vrai pour qui se garde
du mal...) est une vie de misère, une vie de vanité.
1) Certes on avait longtemps pensé (et bien des discours moralisateurs en
témoignent) que faire le bien trouve toujours sa récompense : longueur de jours
paisibles -"chacun sous sa vigne et
sous son figuier"- alors que le méchant meurt avant le temps. Mais que
de démentis dans l'expérience !
2) Qohelet a bien compris qu'à la regarder comme elle se vit, dans la
succession des générations, cette vie n'a pas de sens. L'injuste prospère ; il
lui arrive aussi des malheurs, mais le juste n'est pas mieux traité. Et la fin,
pour l'un comme pour l'autre, c'est le shéol ! dont nul ne peut dire ce qu'il
est, mais qui de toute façon n'est pas une vie. Il n'y a donc qu'à prendre la
vie pour ce qu'elle est, pendant qu'on l'a, mais en tenant compte de Dieu et
sans usurper son jugement, car lui seul sait ce qu'il fait.
3) Avec Qohelet, Job vient témoigner qu'en ce monde la justice ne préserve
pas du malheur. Les desseins de Dieu sont trop hauts pour nous, ils dépassent
notre intelligence et le mieux est de s'en remettre à lui.
A) Et cependant il y a, en cette vie humaine, accès à un vrai bonheur,
au moins comme contentement du cœur et accomplissement intérieur, même s'il est
traversé de bien des échecs ou souffrances : c'est celui que procure la « crainte du Seigneur ». Cette
crainte, vous le savez, est bien autre chose que ce que nous appelons aussi la
peur, elle est une attitude très riche de religion intérieure qui fleurit en
amour, mais dans la conscience de ce qu'est Dieu, Dieu Créateur et provident.
Adoration, confiance, action de grâces.
B) Bien des Psaumes
(prières, échelonnées sur plusieurs siècles), chantent le bonheur de l'homme
qui craint Dieu et marche en ses voies (Ps 128 ; 144...).
C'est déjà une liste de « béatitudes »
qu'on peut regrouper et que vous retrouverez dans la Concordance au mot
bonheur :
— Heureux l'homme qui ne va pas au conseil des impies, mais se plaît dans
la loi de Dieu (Ps. 1).
— L'homme qui s'abrite en Dieu et se fie à lui (Ps 2, 34 ; 40 ; 84...)
— Celui qui fréquente le sanctuaire du Seigneur et qui sait l'acclamation
(Ps 89), qui devient l'élu, le familier de Dieu.
— Heureux celui qui a pitié du faible et du pauvre (Ps 41 ; 112). Déjà les « miséricordieux » !
— Heureux le pécheur pardonné (Ps 32 ; 94).
C) Une Béatitude, non tellement proclamée encore que vécue, est celle des « pauvres de Yahvé ». Ce sont
les hommes qui n'attendent rien que de Dieu : ni dans les chars, ni dans les
chevaux, mais dans le nom du Seigneur. Qui se fie à Dieu ne sera pas confondu.
Dans cette ligne va peu à peu se former et progresser la conscience que le
bonheur d'être tout à Dieu traverse la mort et par conséquent triomphe d'elle.
Cette fidélité à Dieu peut causer la mort corporelle (le « martyre ») : comment
croire que cette mort soit définitive ?
A) Vous savez avec
quelle lenteur a progressé la révélation sur la vie future. Il est bien
remarquable qu'Israël n'ait pas cherché, comme tant d'autres religions l'ont
fait, à se représenter une véritable « survie » après la mort ; il
est évident que le « shéol » n'est aucunement cela.
B) C'est bien pourquoi Israël s'est si longtemps attaché, contre toute
évidence, à l'idée d'une rétribution dans la vie présente. Ce n'est que très
tardivement, bien après le retour de l'Exil que la conscience a commencé
à se répandre que la vraie mort est le péché, la séparation d'avec Dieu, alors
qu'au contraire, l'homme qui vit pour Dieu et avec Dieu ne sera pas séparé de
lui par la mort corporelle.
C) Déjà dans le Ps 16, 9-11 : « Aussi
mon cœur exulte et mes entrailles jubilent, ma chair reposera en sûreté ; car
tu ne peux abandonner mon âme au shéol, tu ne peux laisser ton ami voir la
fosse. Tu m'apprendras le chemin de vie ! Devant ta face, plénitude de joie, en
ta droite délices éternelles ». Les Actes citeront ce texte (2, 25-28)
à propos du Christ ; mais cela vaut de tout ami de Dieu et d'ailleurs le sens
messianique, loin d'être exclusif, est « corporatif »
(du moins pour une lecture chrétienne).
1) L'idée d'une résurrection (à laquelle on trouvera des consonances
prophétiques dans Ez 37, 1-15 ; dans Jb 19, 25)) se fait jour nettement
dans Dn 12, 3 et dans 2 Ma 7, 9. Le cas des martyrs est en effet
particulièrement frappant.
2) Dans un autre vocabulaire, l'enseignement de la Sagesse (par exemple 3,
1-9) est plus développé : « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu
et nul tourment ne les atteindra. 2Aux yeux des insensés, ils ont
paru mourir, leur départ a été tenu pour un malheur 3et leur voyage
loin de nous pour un anéantissement, mais eux sont dans la paix. 4S'ils
ont, aux yeux des hommes, subi des châtiments, leur espérance était pleine
d'immortalité ; 5pour une légère correction, ils recevront de grands
bienfaits… »
Ici encore sont visés en premier lieu les martyrs ou du moins ceux qui ont
été maltraités pour la justice. Mais cela vaut pour tous, et la distinction est
amorcée entre la mort corporelle et la « seconde
mort ».
J'emprunte ici les expressions du P. Spicq (1. cit. p. 293 sq.).
1) « L'Ancien Testament
soulignait le caractère éphémère d'une existence humaine et plus encore l'infirmité,
la carence radicale d'une créature qui ne peut être valorisée et s'accomplir
qu'en recevant de Dieu des biens qu'elle ne possède pas par elle-même. Le
Nouveau Testament n'ignore pas la misère congénitale de l'homme, notamment
celle du pécheur englouti par la mort » Cf. Lc 12, 15-20 : « Le riche qui va engranger ; Insensé !
Cette nuit même on va te redemander ton âme ! » — Jn 4, 14 : « Vous qui ne savez pas ce que demain
sera votre vie, car vous êtes un voleur qui paraît un instant, puis
disparaît ».
2) « Mais plutôt que de
développer cette anthropologie, il (le Nouveau Testament) insiste sur la fragilité et la précarité de
notre univers, afin d'orienter le regard vers le monde céleste désormais
accessible aux croyants » (Cf. 1 Co 13, 12- 13). Cette perspective
nouvelle donne à ceux-ci le sens exact de leur existence sur la terre : passage
vers un séjour définitif, préparation à la possession de la seule vie digne de
ce nom, l'éternelle : le christianisme débouche sur le ciel et l'éternité
(Spicq, ibid.).
Rm 6, 22 : « Mais aujourd'hui,
libérés du péché et asservis à Dieu, vous fructifiez par la sainteté et
l'aboutissement, c'est la vie éternelle. Car le salaire du péché, c'est la mort
: mais le don gratuit de Dieu, c'est la vie éternelle dans le Christ Jésus,
Nôtre-Seigneur ».
3) Aussi les exhortations évangéliques vont-elles se fonder avant tout sur
les perspectives eschatologiques, motif moral le plus stimulant et le plus
réaliste qui soit. Devenu membre de la Cité céleste, le chrétien est ici-bas en
pays étranger, exilé qui pérégrine vers la patrie (Spicq, ibid., p. 299) ; (1 P
1, 17) le temps de votre exil.
C'est à l'intérieur de ce mouvement que tout se situe et se précise. Nous
sommes dans la dernière époque de l'Histoire du Salut, plus que jamais tournés
vers l'avant, vers la consommation : le temps se précipite (se fait court),
qualitativement, non chronologiquement.
C'est en terme de
bonheur, de béatitude, qu'est présentée cette consommation, cette vie qui est
le but de toute notre marche. Ce sera l'entrée dans la joie.
A) Rappelons-nous d'abord les béatitudes, moins dans leur détail que dans
leur orientation, leur élan. Il y en a huit chez S. Matthieu, quatre chez S.
Luc, mais c'est bien le même enseignement. A des attitudes ou des œuvres qui
sont de la vie présente est promise une récompense qui ne sera plénière que
dans les cieux (elle y sera « grande ») , mais qui en vérité commence dès
ce monde. Ce sont :
— les pauvres : ceux qui aiment la pauvreté, non la richesse ;
— les humbles ou les doux, au contraire de la volonté de puissance ;
— les affligés, à qui les larmes donnent de la profondeur ;
— les affamés, non pas d'honneurs ou de réussite, mais de justice ;
— les miséricordieux, soucieux de répondre aux besoins d'autrui ;
— les purs, qui commencent à connaître le Dieu qu'ils verront ;
— les pacifiques, qui apaisent et font régner l'amour ;
— les persécutés pour la justice, tous les « martyrs », tous ceux qu'on insulte à cause du Fils de
l'Homme.
Il y a dans cette proclamation : « Bienheureux
! » quelque chose de définitif qui traverse la mort et s'épanouit
au-delà.
B) Sur cette Béatitude de l'au-delà, les images abondent :
— le
Paradis : Lc 23, 43 (au bon larron) ;
— le trésor, là où aucun voleur ne dérobe Mt 6, 19-21 ;
— l'héritage incorruptible : 1 P 1, 4 ;
— le banquet à la table du Christ : Lc 22, 30 « à ma table, dans mon Royaume ».
— le
festin des noces de l'Agneau et de l'Eglise (Ap 19, 9).
— la Jérusalem céleste, etc. (Ap 21-22).
L'entrée dans la « gloire »
est l'accès à un monde de lumière, participation à la lumière divine :
« les justes resplendiront comme le
soleil, dans le Royaume de mon Père » Mt 13, 43. — « Ce Père qui nous a mis en mesure de
partager le sort des saints dans la lumière » Col 1, 12 — « Celui qui vous a appelés des ténèbres
à son admirable lumière » 1 P 2, 9.
Ce sera la pleine configuration à Jésus-Christ : Ph 3, 20. « Notre Cité se trouve dans les Cieux,
d'où nous attendons ardemment comme Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, qui
transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire,
avec cène force qu'il a de pouvoir se soumettre à tout l'univers ».
C) Ainsi configurés au Christ, assimilés au Fils, nous entrerons, par la
connaissance et l'amour, dans la communion des personnes divines : « 2Nous savons que lors de cette
manifestation, nous lui (il s'agit du Père) serons semblables, parce que nous
le verrons tel qu'il est. 3Quiconque a cette espérance en lui se rend pur
comme celui-là est pur » 1 Jn
3, 2 (cf. Mt 5, 8. « Heureux les
cœurs purs, car ils verront Dieu »).
Alors tout ce qui est partiel disparaîtra devant la complétude. « Aujourd'hui, nous voyons dans un
miroir, d'une manière confuse, mais alors ce sera face à face. A présent, je
connais d'une manière partielle ; mais alors, je connaîtrai comme je suis
connu » (1 Co 13, 12).
On doit ici donner toute sa force à la parole du Seigneur qui a déjà une
réalisation commencée ici-bas, dans la vie chrétienne, mais qui se réalisera
pleinement après la mort : « la vie
éternelle, c'est de te connaître, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as
envoyé, Jésus-Christ » Jn 17, 3.
Il est vrai que cet accomplissement reste pour nous un grand mystère. Mais
nous essayons de nous en faire une idée d'après ce que la révélation même nous
en apprend. Comme pour tout ce qui concerne Dieu, ce n'est pas défaut
d'intelligibilité, mais sur-intelligibilité.
Disons d'un mot, avec l'Apocalypse, 22, 3-4 : « les serviteurs de Dieu l'adoreront, ils verront sa face, et son
Nom sera sur leur front ».
L'expérience de la Vie, qui trouve dans l'évangile une lumière décisive et
une réponse inespérée, avait depuis toujours fait problème, suscité la recherche,
provoqué les réponses des religions et des sagesses, en lesquelles précisément
se rassemblent bien des réflexions séculaires sur la situation de l'homme et le
sens de sa vie.
A) Il en est que nous commençons aujourd'hui à mieux connaître, mais qui
n'ont pas été présentes à l'élaboration de la pensée chrétienne à l'âge
patristique et à l'âge des grandes synthèses classiques. Ce sont en particulier
les religions et les sagesses de l'Extrême-Orient. Entrer en dialogue avec
elles est certainement une tâche pour la théologie d'aujourd'hui ; elle demande
de grands efforts et beaucoup de
sérieux. Mais elle n'est
certainement pas indispensable pour comprendre et assimiler la théologie
traditionnelle ; elle suppose plutôt ce travail déjà fait, si le dialogue doit
être authentique.
1) C'est une illusion assez répandue de penser que pour ce dialogue, il
faudrait faire abstraction des élaborations patristiques et classiques et
remonter si on peut dire, à l'Evangile « tout
nu » — comme si l'Evangile même était a-temporel, a-historique, tombé
du ciel et y dépourvu de toute coloration culturelle ! Or on ne peut pas
remonter l'histoire et faire abstraction de ce qui a été son déroulement. C'est
en outre une erreur sur la Révélation et l'histoire du Salut. On rêve de ce que
serait une révélation originelle plantée sur la culture indienne ou chinoise.
Mais la Révélation a été faite une fois pour toutes, en hébreu et en grec :
c'est un fait, — tout comme l'Incarnation a été faite une fois pour toutes, en
Israël ; le Christ aurait pu être indien ou chinois, indien d'Amérique ou noir,
mais il est de race juive —, éternellement.
2) C'est également un fait que les premières germinations du message divin,
de l'Evangile, se sont faites en monde gréco-latin. Cela n'échappe certainement pas à la
Providence et c'est irréversible. Il faut toujours s'appliquer à voir les
choses sont, non pas telles qu'on voudrait qu'elles soient. Ne tombons pas dans
l'abstraction ! Il ne peut pas s'agir pour les cultures différentes ou nouvelles
de faire table rase pour repartir à zéro, mais de s'assimiler assez
profondément tout ce qui est proprement « humain »
pour qu'il s'épanouisse en richesses nouvelles.
B) Il y a par contre des réponses de sagesses qui étaient présentes à tous
les esprits dans l'aire de civilisation où le christianisme s'est répandu aux
premiers siècles de notre ère, c'est-à-dire en gros le monde gréco-romain.
Celles-là venaient substantiellement de la Grèce, mais avaient imprégné toute
la culture. Il y aurait beaucoup à recueillir dans les grandes œuvres
classiques, à commencer par les tragiques, où s'exprime une idée de la vie qui
n'est pas spécialement optimiste. Mais la réflexion s'est élevée au plan de la
philosophie.
Je vous recommande un beau livre : R. HOLTE, Béatitude et Sagesse. Saint
Augustin et le problème de la fin de l'homme dans la philosophie ancienne
(Trad. du suédois par les P.P. Refoulé et de Paillerets). Etudes
augustiniennes, 1962. — Je me contente de quelques notations, de brefs rappels.
Si divers qu'aient été leurs développements et leurs contextes, les
philosophies anciennes mettaient en avant la recherche de « la vie heureuse ». Cicéron — chez qui, à raison de son
éclectisme, on entend pratiquement toute la philosophie ancienne —, parle
abondamment de la « vita
beata » et S. Augustin l'utilisera abondamment. Dans cet immense
domaine de la sagesse antique, je note seulement quelques données qui ont leur
importance pour la suite.
1) Pour Aristote et la tradition qui se rattache à lui, la félicité doit
être atteinte en ce monde, pour la bonne raison que lui-même n'en envisageait
pas d'autre. Or, en ce monde, il suffit d'ouvrir les yeux pour comprendre que
la félicité (le « bonheur ») ne sera jamais le fait du grand
nombre. Pour mériter son nom, elle implique un sommet rarement atteint, de vie
contemplative, activité de l'intelligence ce qui se nourrit des vérités les
plus hautes de la philosophie
première-, même si
elle doit s'étendre,
paisiblement et sereinement, à l'organisation de la Cité. Il est évident
que la masse des hommes devra se contenter de « bonheurs » plus précaires et moins élevés. La plupart
d'ailleurs (c'est en particulier le cas des barbares = les non-Grecs) sont nés pour servir et être conduits, car
l'esclavage (sans inhumanité) est, pensait-il, naturel à l'espèce humaine :
ceux-là trouvent leur « bonheur »
à se laisser conduire. En tout cas, que l'homme ne se prenne pas pour un « dieu » :
le grand danger est précisément la « démesure »
(ύζρις) ; son ambition de bonheur ne peut aller
plus loin que d'être heureux « comme
il est possible à des hommes » (« ut homines »).
2) Une autre tradition, dans laquelle Aristote lui-même avait été nourri,
mais dont l'idéalisme n'avait pu le retenir, a beaucoup plus largement marqué
le monde antique et imprégné la culture où s'est développé le christianisme.
Elle venait de Platon.
Platon avait franchi le pas de dépasser le monde présent et d'affirmer une
immortalité bienheureuse. Le Phédon sera lu et relu par les générations successives,
où il déposera des germes que rien jamais ne détruira. Ces idées ont
naturellement paru plus aptes à être utilisées et assumées par le
christianisme, avec lequel elles semblaient dès l'abord convergentes, à
l'opposé de l'aristotélisme, jugé d'abord inassimilable.
Quoiqu'il en soit des possibilités de bonheur sur terre, qu'il soit avant
tout dans la pure contemplation des Idées ou comporte aussi l'activité
politique, ce bonheur est très relativisé par la prévision d'un autre monde où,
enfin libéré de la matière, on rejoint les réalités impérissables, celles de
l'esprit et des idées. Aussi importe-t-il de vivre droitement pour mériter
cette libération. Platon, en des pages admirables, avait même rejoint l'idée du
Juste souffrant, soulignant qu'il y a plus de bonheur à souffrir dans la
justice qu'à trouver la prospérité dans l'injustice.
Il y avait de quoi tenter les penseurs chrétiens ; ils ne s'en sont pas
privés. Malheureusement, platonisme puis néo-platonisme véhiculaient aussi des
idées peu assimilables à la pensée chrétienne, très éloignées de l'idée de
création et d'incarnation. On leur a, hélas, emprunté tout un vocabulaire -et
avec lui bien des équivoques- surtout pour ce qui est du rôle du corps, pour
l'idée même de résurrection, qui s'est trouvé quelque peu estompée par celle
d'immortalité.
C) Bien d'autres courants de la Sagesse antique ont eu leur influence sur
la formulation de la pensée chrétienne en divers chapitres de la morale, en
particulier le stoïcisme et même, ne fût-ce que par réaction, l'épicurisme.
Nous les retrouverons à diverses reprises.
Il reste que, pour ce qui est du sens de la vie humaine, ils convergent
tous vers l'idéal de la vie heureuse, même si les définitions en sont bien
différentes. Ils participent à cet ensemble que les modernes ont appelé
l’eudémonisme, c'est-à-dire qu'ils assignent pour but à la vie la recherche du
bonheur. Non pas le bonheur qui arrive par chance ou bonne fortune
(εύτυχία), mais celui qui récompense la
vertu et peut-être s'identifie à elle dans une réussite à laquelle la divinité
n'est pas étrangère (ευδαιμονία).
Saint Augustin va reprendre ce thème de la tendance à la vie bienheureuse,
tellement mieux vérifiée dans la vie chrétienne que dans n'importe quelle
doctrine philosophique. Malgré le remplacement des thèmes néo-platoniciens par
le vocabulaire et les schémas aristotéliciens et toutes les corrections que
cela implique, saint Thomas sur ce point qui fonde toute la morale va rester
foncièrement augustinien. Tout sera suspendu à ce premier traité et celui-ci
pourrait avoir pour titre ou au moins pour exergue : « Tu nous as faits pour Toi et notre cœur est sans repos tant
qu'il ne se repose pas en Toi ! »
Pour la pensée moderne, au moins depuis Kant, parler de bonheur en morale,
c'est introduire dans cette noble discipline son pire ennemi. Le péché majeur de
la pensée antique en ce domaine et, dans la foulée, des grandes théologies
chrétiennes, c'est précisément l'eudémonisme. Aux yeux de Kant, — et son
influence s'est étendue bien au-delà des cercles de philosophes, jusque dans
l'enseignement et la culture — le véritable problème moral n'est absolument pas
d’arriver à être heureux mais à « être bon ».
Autre chose est la
conscience morale qui fait entendre la loi morale comme un impératif
catégorique, — et la bonté consiste à s'y conformer gratuitement, au besoin en
bravant le malheur.
Autre chose le désir de la réussite, la recherche intéressée
d'épanouissement, qu'on l'appelle bonheur ou autrement.
Agir par désir d'une récompense ou par crainte d'un châtiment est toujours
quelque peu avilissant. On ne peut « être
bon » que gratuitement.
Il y a certes du vrai et beaucoup de noblesse dans cette revendication ;
mais c'est encore une de ces dissociations dont l'idéalisme est rempli et qui
ont imprégné la pensée moderne. Il est vrai que ce qu'on appelle eudémonisme
peut rester bien court et finalement enfermé dans un véritable égoïsme. Ce
n'est pas sans raison qu'on le reproche entre autres à Aristote. Et peut-être
en effet ne peut-on y échapper sans une présence active de l'idée de Dieu.
Nous verrons comment la
pensée chrétienne, en particulier chez S. Thomas (et déjà chez S. Augustin)
échappe entièrement à l'objection, sans sacrifier aucune des données, mais par
une analyse approfondie de l'amour et des exigences de la charité. Il n'y a pas
d'amour pur sans gratuité. Mais cela n'annule aucunement le fait que l'homme,
qui se développe dans le temps et qui est toujours fort indigent de biens qu'il
ne peut que recevoir, les désire et y tende.
Mais la pensée moderne,
même là où elle resterait religieuse ou au moins déiste, est terriblement
pélagienne.
Les méthodes d'observation de l'homme, individu ou groupe, qui ont permis
ce qu'on appelle en bloc les « sciences
humaines » montrent, chacune en son secteur, que la vie humaine, dans
son progrès depuis ses premières expressions, est une quête avide
d’épanouissement de réussite, de « bonheur ».
Voilà qui s'allie très bien avec l'idée chrétienne que l'homme n'est qu'une
créature et ne peut se considérer comme Dieu, — ce qui par contre est la tentation
subtile de tout idéalisme, où l'esprit crée son monde.
La psychanalyse en particulier nous a surabondamment édifiés sur la place
qu'occupé en l'homme son désir et parallèlement, son angoisse. L'homme
rencontre à chaque instant obstacles et menaces.
Bien loin d'être liberté pure, se posant comme un absolu en face du désir,
il se trouve terriblement conditionné. Il faut plutôt montrer qu’il est quand
même libre, d'une liberté qui n'est pas créatrice, mais qui, se conquérant
progressivement, devient constructrice de l'homme même en sa valeur. Elle
s'efforce de prendre la tête de toute une histoire — personnelle et même
collective — dont beaucoup de conditions sont imposées, mais qu'il s'agit de
comprendre et d'intégrer à son projet.
C) Plus largement et plus profondément que ces disciplines qui se disent « scientifiques », nous
instruisent sur l'expérience humaine les grandes œuvres « ittéraires », celles du moins qui ne sont pas bavardage
: Shakespeare, Balzac, Dostoïevski, etc. On y saisit ce que peut être la « lutte pour la vie » au plan
humain et même l'affleurement de plus grand que l'homme (chez Dostoïevski
spécialement), en tout cas l'âpreté de la recherche humaine, quel que soit
l'objet auquel s'est fixé son désir.
« J'ai fait la magique étude du
bonheur, que nul n'élude » écrivait
Rimbaud (Une saison en enfer, p. 224).
C'est en réalité une question vitale, qui doit rester présente à notre
recherche jusque dans les analyses les plus techniques.
Mais avant même de commencer cette démarche, il faut nous rappeler que nous
ne cherchons pas à découvrir ce que personne encore n’aurait trouvé. Il y aura
certes toujours à chercher et donc à trouver, mais nous avons d'abord à prendre
connaissance de ce qui est un traité déjà constitué. Il importe d'y entrer de
façon vivante, de faire siennes les questions qui y sont posées.
Je vous le disais : en théologie, ce traité n'est pas le premier, même pas
le premier de l'économie. Aussi avons-nous à rappeler brièvement un certain
nombre de thèmes présupposés. C'est la troisième et dernière partie de ce
premier chapitre.
Avec le présent traité,
nous entrons dans le mouvement de la Somme de S. Thomas au moment où ayant
achevé de considérer Dieu comme Créateur, nous prenons conscience et nous avons
à montrer qu'il est en même temps, indissociablement, le Sauveur. Non
seulement, nous venons de lui, mais nous allons à lui. Cela, nous comprendrons
que c'est commun à tout le monde des créatures ; mais l'homme a parmi elles une
place originale et c'est essentiellement à lui que nous avons à nous
intéresser. Ce retour de l'homme à Dieu, nous ne voulons pas seulement le
connaître, nous avons à le procurer, à le diriger ; non pas qu'il soit notre
œuvre : c'est Dieu qui nous ramène à lui ; mais il ne le fait pas sans nous et
nous pouvons nous y dérober ; et, de ce point de vue, il faut, à l'intérieur de
tout ce que Dieu fait, considérer aussi ce que nous avons à faire.
Pour avoir une première idée des thèmes que notre traité suppose,
commençons par lire l'admirable Prologue de S. Thomas à la Secunda Pars.
« Selon le mot du Damascène,
l'homme est dit fait à l'image de Dieu, au sens où par image, on entend un être
intelligent, doué de libre arbitre et maître de son action.
a) Après que nous avons parlé de
l'exemplaire, c'est-à-dire de Dieu et de tout ce qui a procédé de la puissance
divine selon sa volonté,
b) il nous reste à considérer son
image, c'est-à-dire l'homme selon qu'il est lui aussi principe de ses œuvres,
comme ayant le libre arbitre et la puissance d'accomplir ses œuvres. »
S. Thomas a déjà longuement expliqué (I°, 93) que l'homme a été créé à
l'image de Dieu. Cela a plus de conséquences qu'on n'était alors à même d'en
développer : notre présent traité en manifestera une capitale (que l'homme, est
« capable » de Dieu). Mais
déjà au point de vue de la création, distinguée de l’« élévation » qu'est-ce que cela implique ?
a) Essentiellement que
l'homme participe à l'esprit, il a reçu l'intelligence, il est donc libre,
maître de son agir se décidant lui-même, il est une personne.
Les créatures inférieures à l'homme sont mues même si, pour les plus
élevées (animaux supérieurs) cette motion s'intériorise par la connaissance
sensible qui suscite attrait ou répulsion et les différentes réactions de
l'affectivité sensible.
L'homme se meut
lui-même, parce que précisément, il peut dominer attrait ou répulsion et se
porter à ce qu'il conçoit, selon une connaissance qui s'élève à l'universel et
embrasse les opposés, permettant de tendre à l'un ou à l'autre.
Nous reviendrons souvent sur ce thème de liberté et nous aurons à mettre en
lumière comment s'exerce le libre arbitre humain. Nous l'évoquons ici comme
caractéristique de ce qui nous fait « à l'image de Dieu », alors que les créatures inférieures
ne présentent de Dieu que des « vestiges ».
b) Cette donnée qui, dans la Bible, apparaît dès la Genèse au moment de la
création, y signifie d'abord directement que l'homme reçoit de Dieu pouvoir de « dominer » la terre et tout
son peuplement, d'en disposer. Il est comme un relais de la Providence divine.
Mais c'est parce qu'il est d'abord capable de disposer de lui-même, parce
qu'il a la maîtrise de son propre agir, qu'il peut aussi disposer du reste. Il
est principe de ses propres œuvres en ce sens qu'il peut les faire autres ou
les faire autrement.
Cela va poser pour l'homme le problème de son salut d'une façon originale,
qui lui est tout à fait propre : le problème de ce qui doit être pour lui le
meilleur et suprême épanouissement. Il est vrai de toute créature qu'elle doit
à Dieu non seulement sa venue à l'être et sa conservation, mais son
accomplissement.
a) Pour les anges, cela se décide en un instant, non sans la grâce de Dieu
au cœur même de leur liberté, de sorte que ceux qui ne se sont pas révoltés,
qui ont choisi Dieu, reconnaissent en lui leur « Sauveur ».
b) Toute créature corporelle a en elle-même un principe de raine et
d'échec. Pour celles qui ne participent pas à l'esprit, la raison d'être, nous
le dirons, est de concourir à l'ensemble de l'univers et c'est à servir cet
ensemble qu'elles trouvent leur accomplissement.
c) Mais l'homme est comme un « horizon »
entre les deux mondes. Il participe à la précarité de tout ce qui est
corporel : il est mortel. Où va-t-il trouver son accomplissement ? Comment
sera-t-il sauvé de la raine et de l'échec ? Il participe à l'esprit, c'est
vrai, il se trouve par là au sommet du monde visible à qui il donne un sens et
une voix, qui, en un sens, se surpasse en lui. Mais il accède à une précarité
plus grande, encore, à une défectibilité plus grave, au plan de sa liberté :
celle du péché. Menacé de toute part, que peut-il advenir de lui ?
L'Ecriture répond tout entière et surtout avec précision l'évangile, que
l'homme a un Sauveur, et qu'il n'en a qu'un : Dieu, le. Père Tout-Puissant, par
son Fils Jésus-Christ, dans l'Esprit. Il n'y faudra pas moins que l'Incarnation
rédemptrice du Fils de Dieu.
Tout cela est encore très général et il faudra pour le détailler toute
notre étude de l’agir de l'homme, lui-même placé dans les conditions concrètes
de ce qui est l'histoire de son salut.
Pour conclure, il nous reste à donner le plan de l'étude que nous allons
faire. Je suivrai la démarche même de la Somme, où il sera facile de vous
retrouver, si vous le voulez.
Le prochain chapitre (ch. II) montre que Dieu est la fin dernière de
l'homme par manière de béatitude (q. I). Il reste donc à s'interroger sur la
béatitude.
On la considère au chapitre III en son Objet, sa source objective pour
montrer que le seul Bien béatifiant, c'est Dieu (q. II).
Le chapitre IV l'étudiera en elle-même, comme activité du Sujet, et cela :
1- d'abord en son principe essentiel, son élément tout à fait formel la
vision de l'essence divine (q. III).
2- ensuite en sa complétude (q. IV).
Il restera au chapitre V à la considérer au point de vue de son obtention :
nous est-elle possible ? (q. V).
Toutes choses tendent à
Dieu comme elles viennent de lui par la création. Comment peuvent-elles le
rejoindre ? C'est d'abordpar1rnitation, assimilation lointaine à la perfection
divine. Mais parmi toutes les créatures, celles qui participent à l'esprit,
donc l'homme, tendent en outre à une assimilation infiniment plus haute : par
une activité personnelle de connaissance et d'amour. C'est cela que nous
appelons la béatitude. Nous voulons montrer précisément que Dieu est la fin
dernière de l'homme par manière de béatitude.
I. Fin et causalité finale (art. 1-3)
II. La finalité dans la vie humaines (art.4-6)
III. Une fin dernière.
IV. Dieu Fin dernière.
1) Le sens obvie de finir, c'est de terminer, d'arrêter, soit dans
l'espace, soit dans la durée : la fin de la séance, la fin du parcours. « Il a eu une triste fin » (par
exemple : accident d'auto). A ce niveau déjà, le mot peut prendre un sens
qualitatif : non seulement arrêt, cessation, mais achèvement, finition. Un
travail « fini » — que non
seulement on n'a plus à continuer, mais qui est bien fait sinon parfait. A tout
ce qui réalise cela, on peut donner le nom de fin : ce n'est pas une cause,
mais au contraire un résultat, un aboutissement.
2) Mais, tout aussi souvent, fin désigne un but poursuivi, raison d'être
d'un mouvement, d'une démarche. Répond à la question : pourquoi ? En ce sens,
la fin n'est plus seulement un terme ou un aboutissement, elle est une cause.
C'est même la cause des causes, celle que toutes les autres supposent.
Causalité originale, tout autre que la causalité productrice, efficiente : la
causalité finale.
I) Nous appelons CAUSE
(en vocabulaire philosophique ou même déjà du sens commun) un principe dont
quelque chose dépend réellement (dans son être cette chose est dite son EFFET).
1) Les causes intrinsèques font partie de l'être même, le constituent par
leur interaction. Faire une statue, c'est introduire une forme (l'image
de ce qui est représenté) dans une matière qui est capable de la
recevoir : pierre, bois ou métal, mais non pas eau ou chair... Forme (ici
accidentelle) et matière unies font la statue.
2) Les causes extrinsèques font, par leur "action", venir à l'existence le sujet déterminé dont
nous parlions : la cause efficiente produit le mouvement, introduit dans
la matière la forme que l'argent veut lui donner ; mais l'argent lui-même est
poussé à agir par l'attrait de ce qu'il veut produire (clé ou couteau). C'est
la cause finale.
II) Le paradoxe de la causalité finale
a) Puisque la causalité implique une dépendance dans l'être, c'est une
évidence que pour exercer une causalité il faut exister.
b) Or, au principe du mouvement qui va la faire exister, la fin n'existe
pas encore : comment peut-elle agir, causer ce mouvement ? Une fois réalisée ou
atteinte, elle n'aura plus à causer, elle sera effet, résultat.
Comment la fin peut-elle précéder le mouvement qu'elle termine ? Ce ne peut
être que comme visée, constituée dans l'intention de l'agent. La fin « meut » de cette manière
originale qui consiste à l'attirer, à susciter le désir qui déclenchera le
mouvement : effectuer ce mouvement sera causalité efficiente ; susciter le
désir. [Nous disons désir : c'est l'affection caractéristique tant que la fin
n'est pas atteinte. Mais elle-même en suppose une plus fondamentale : l'amour,
principe aussi bien du désir que de la joie] : voilà la causalité finale. La
fin comme cause, se définit : ce en vue de quoi les choses sont faites.
Vocabulaire technique : finis cujus
gratia.
I) Au principe du mouvement, la fin a une existence intentionnelle (c'est
pourquoi toute constatation de finalité postule une intelligence : opus naturae est opus intelligentiae). En quoi consiste cette « existence » ?
1) Il y a d'abord l'être intentionnel de connaissance. La fin est dans
l'intelligence comme pensée, représentée. Ce n'est pas la représentation qui
attire (elle est condition sine qua non), c'est la chose représentée comme
bonne. Fût-ce par erreur, elle est représentée comme désirable en sa réalité.
C'est comme telle qu'on la prend pour fin.
2) Il faut davantage :
ce n'est pas l'intelligence qui désire et déclenche le mouvement : cela est de
l'ordre de l’appétit. Il faut que l'affection soit intéressée. Il ne suffit pas
que la fin soit présente à l'intelligence comme connue : elle doit l'être aussi
à la volonté : présente comme fin, en acte d'attrait. C'est maintenant l'être
intentionnel d'amour.
II) Cette existence originale est bien réelle.
Sous ce mode intentionnel, la fin est dans la volonté par manière
d'inclination déterminée vers la réalisation « physique » à atteindre
ou à procurer.
La présence à l'intelligence se fait par manière de similitude, laquelle
est procurée par l'acte même d'intellection : elle en est le terme immanent, le
verbe.
La présence à la volonté se réalise par manière d'inclination, de tendance.
Elle est procurée par l'acte même du vouloir : elle se termine en son
immanence, non pour le clore ou le replier sur soi, mais au contraire pour
déterminer son élan, son inclination vers la fin à réaliser.
Ce vouloir est à la fois passif et actif : a) passif en ce qu'il reçoit sa
détermination de l'objet désirable ; b)actif en ce qu'il donne cette
détermination et met ainsi la fin en acte de causalité finale. Ce vouloir est
un amour : l'acte propre de la fin, comme cause, c'est d'être aimée. La réalité
subjective de la fin, c'est l'amour.
1) Dire que Dieu est fin, ce sera dire qu’il doit être rendu présent à
notre vouloir comme aimé, c'est-à-dire par manière d’inclination vers lui,
vécue et exercée ( = amour).
2) Ajouter qu'il est fin dernière sera dire qu'il doit être rendu présent à
notre vouloir comme le plus aimé, à raison de qui tout le reste est voulu ou
rejeté.
Cela n'implique d'ailleurs pas du tout qu'il sera aimé seulement comme
notre bien, procurant notre achèvement, notre bonheur, car il n'est aimé comme il
doit l'être que s'il l'est d'abord pour lui-même.
I) La fin est la première des causes parce que sans son attrait, il n'y
aurait aucune efficience, aucun mouvement. Mais pourquoi une chose
exerce-t-elle un attrait, est-elle susceptible de devenir une fin ? parce
qu'elle est bonne.
1) Qu'est-ce que le bien ? C'est l'être même comme désirable. Désirable
parce que, et dans la mesure où il présente une perfection, susceptible de
combler, de parfaire. Aussi le bien a-t-il pour caractéristique (propriété) de
se répandre, de donner.
2) Bien et fin sont assez souvent pris l'un pour l'autre, mais il est clair
que bien est premier et plus large. On dit parfois que la notion fondamentale
de la morale thomiste est celle de fin. Cela peut se comprendre, mais si on
veut préciser, il faut dire que c'est celle de bien. C’est parce qu’il est en
soi le bien suprême, qu’il est aussi le bien pour nous et doit être notre fin.
II) Bien est aussi une notion qui a des acceptions diverses.
1) En un premier sens, il est l'être même en sa perfection, comme
rayonnante. Il suscite le désir, il peut être pris pour fin. Il est aimé à
raison de lui-même : il est valeur, plénitude. Les Anciens disaient « bonum honestum ». Ce bien-là
appelle reconnaissance et honneur ; il vaut par lui-même, sa communication
enrichit et valorise. Etre uni à un tel bien ou qualifié par lui fait que, non
seulement je suis comblé en tel ou tel désir, mais je suis bon à mon tour.
2) En un sens tout différent, plus modeste, une chose peut être dite bonne
et donc désirée, non pour elle-même, à raison de sa propre valeur, mais parce
qu'elle sert à en atteindre une autre. C'est le « bien utile », le pur moyen, par exemple : une clé.
3) En un troisième sens, une chose est dite bonne parce que l'atteindre ou
la posséder est source de joie, de délectation. C'est le « bien délectable ». On caractérise ainsi moins la chose
même que son effet dans l'affection. Ce n'est pas parce qu'elle est délectable
qu'elle est en elle-même valeur, c'est parce qu'elle est valeur que la posséder
sera délectable. La délectation n'est pas un moyen ; elle se tient du côté de
la fin, elle en fait partie, comme un retentissement affectif.
4) Remarquons que ces distinctions sont « formelles ».
Elles ne distinguent pas des choses mais des aspects. Ceux-ci peuvent se
trouver réunis dans la même chose ou au contraire répartis sur plusieurs. Un « ami » est aimé pour
lui-même, il est de l'ordre de la valeur ; cependant, rien n'est plus « délectable » que son commerce
et il se peut que rien ne soit plus utile. Seul le pur moyen n'est qu'utile (la « medicina amara »)
Il y a dans l'homme plusieurs niveaux d'activités. C'est lui, par la même âme,
qui est principe de toutes ; mais la finalité n'y joue pas de la même façon.
1) Si je dis que Jean, qui a 17 ans, grandit et grossit ; mais aussi qu'il
se pose la question de la vie religieuse ou du sacerdoce, j'attribue tout cela
à la même personne. Il en est l'auteur mais pas de la même façon.
a) Grandir, grossir, pousser des moustaches, sont des activités biologiques
qui suivent un rythme naturel. Jean en est l'auteur, mais par nature, non par
volonté : activités végétatives qu'il ne contrôle ni ne domine. Au contraire,
réfléchir à ce qu'il fera de sa vie, se décider pour la vie religieuse ou pour
le mariage, cela dépend de lui en un sens beaucoup plus précis : il le fait
volontairement, librement.
b) On dit que les premières sont des actes de l'homme : circulation du
sang, nutrition, croissance, tout ce qui se fait en nous et que par conséquent
nous faisons, mais par d'autres principes que par notre initiative volontaire.
Les seconds sont en outre et proprement des actes humains : ils le sont en eux-mêmes
en leur qualité propre ; ils procèdent de la raison, principe de l'agir
volontaire.
c) A la frontière, des actes peuvent être faits machinalement, par exemple
respirer, et ce sont alors des actes de l'homme, mais aussi parfois faits très
volontairement (par exemple, discipline de la respiration) et sont alors « humains ».
2) On ne dit absolument pas que les uns seraient corporels et les autres
spirituels ; la distinction porte sur l'initiative de l'acte. Pour les actes de
l'homme, l'homme est un simple « agent
naturel » : pour les actes humains, il est un agent libre. Nutrition
et même digestion sont des activités naturelles, et si la raison y intervient,
ce sera par manière de technique (médecine) ; au contraire, manger et boire,
actes certes corporels, sont actes humains, parce qu'ils sont faits
volontairement. L'homme en a le domaine, il en est le principal responsable.
Aucun de ces actes n'échappe à la finalité, car il est bien entendu déjà
que, sans fin, il n'y a pas de causalité du tout. Mais la finalité s'exerce de
façon bien différente à ces deux niveaux.
I) Les êtres inférieurs à l'homme ne dominent pas leur inclination, ils la
suivent :
a) soit que, mus du dehors, ils obéissent aux lois physiques (un rocher
suit la pesanteur et, s'il est poussé, dégringolera de la montagne).
b) soit que, vivant, il ait en lui-même le principe de son mouvement et
soit doué de spontanéité. Cette spontanéité a bien des degrés : purement « naturelle » avec la seule
vie végétative, elle s'élève jusqu'à intérioriser le principe prochain de son
mouvement par la connaissance sensible, surtout chez les animaux supérieurs.
Ceux-ci connaissent — donc en ce sens, se rendent présents — ce qui va être la
fin de leur mouvement (lièvre aperçu par un chien de chasse) ; mais ils ne le
connaissent pas comme fin, se subordonnant tels ou tels moyens et appréciée par
rapport à une idée générale du bien. Ils sont mus par des réflexes naturels ;
ils ne se meuvent pas par décision et choix de la fin. Il en va de même chez
nous pour les actes de l'homme.
II) C'est tout différent pour les actes humains. Ici l'auteur du mouvement,
l'agent, ne se représente pas seulement la fin : il la juge et, parmi diverses
possibilités (au moins celles d'agir ou de ne pas agir), c'est lui qui se
décide. Il connaît non seulement ce qui va être la fin de son mouvement, mais
il le connaît comme fin dans ses rapports avec le bien, avec d'autres fins
possibles, avec les moyens.
Nous sommes au niveau de la volonté proprement dite : un appétit éclairé
par l'intelligence. Comme celle-ci est ouverte à l'être comme tel, à tout
l'être, ainsi la volonté est ouverte au bien comme tel, à tout bien. Nous
dirons que la fin, c'est-à-dire le bien pris comme fin est proprement l'objet
de la volonté, son objet spécifiant.
Il en résulte que les actes humains sont spécifiés par leur fin. Celle-ci
est à la fois leur principe (par sa présence intentionnelle dans la volonté) et
leur terme. Elle est vraiment pour
eux définissante.
Si je m'interroge sur la fin d'un acte volontairement posé, je vois sans
peine qu'elle n'est pas entièrement explicative : elle est elle-même
subordonnée à une autre. Ainsi, prendre un cachet pour dormir, dormir pour être
plus dispos, être dispos pour mieux travailler, travailler pour savoir, etc. On
s'aperçoit que la fin prochaine, quelle que soit son importance, n'est jamais
toute la réponse. On ne peut s'arrêter que quand le dernier pourquoi est si
bien satisfait qu'on n'a plus à aller au delà : ce qu'on a atteint ne peut à
aucun point de vue être voulu pour autre chose parce que c'est la raison de
vouloir tout le reste.
1) C'est ce que signifie le principe qu'on ne peut pas remonter à l'infini
dans la série des fins subordonnées l'une à l'autre. L'attrait exercé par la
fin prochaine suppose celui qu'elle-même reçoit d'une fin plus haute et ainsi
de suite. S'il n'y a pas, au principe, un bien tel qu'il ne reçoit sa puissance
d'attrait d'aucun autre, il n'y aura plus d'attrait du tout, — argument
parallèle à celui qui exclut aussi toute remontée à l'infini dans la ligne de
l'efficience : là où chaque échelon transmet ce qu'il reçoit, s'il n'y a pas un
premier qui ne reçoit pas, mais soit source de ce qu'il transmet, il n'y aura
plus rien à transmettre.
2) Il en va autrement pour une série de fins accidentellement rassemblées :
je sors pour aller chez le dentiste ; j'en profiterai pour passer chez le
coiffeur ; j'en profiterai encore pour manger au restaurant, puis pour passer
la soirée au cinéma. Entre ces « fins »,
aucune subordination ; leur rencontre est accidentelle : la série pourrait
être indéfinie ; seules s'y opposent les limites de mon temps et de ma vie.
Mais si pour chacune je demande : pourquoi ? J'entre dans une série non
plus de rencontres mais de dépendances et je dois remonter jusqu'à une fin qui
soit voulue pour elle-même et pour aucune autre. Telle est la fin dernière.
Avant de l'identifier, nous pouvons détailler quelques caractères qui lui
appartiennent nécessairement.
1) La fin dernière ne peut être qu' unique : on ne peut vouloir à la fois
deux biens différents comme fin dernière.
a) c'est un bien parfait, ne laissant rien à désirer ; s'il en fallait un
autre, celui-là ne serait pas fin dernière.
b) c'est l'objet formel de la volonté. Il est donc naturellement voulu : il
ne saurait être multiple, mais un.
c) c'est le principe spécifiant de la volonté. Chaque fin particulière
spécifie l'acte dont elle est l'objet ; la fin dernière qui les englobe et les
unifie, les « active » si
on peut dire, spécifie la puissance même, la volonté.
Bien total, bien naturel, bien spécifiant : à chacun de ces titres, la fin
dernière est unique (Cajetan).
2) Nous voyons poindre une distinction qui va devenir fondamentale.
Il y a d'une part, la raison formelle de fin dernière et c'est ce dont nous
parlons en ce moment : c'est l'objet même de la volonté. C'est le Bien total.
Mais nous ne la voyons, en ce monde, réalisée nulle part, en rien de ce que
nous atteignons directement. Quand nous verrons le bien face à face, nous
l'identifierons, sans « discours »,
intuitivement à cette fin dernière.
Mais, en attendant, ici-bas, nous portons parmi les variétés de la terre cet
appétit béant qui s'accroche à ce que nous croyons être pour nous le bien
parfait, inépuisable, en quoi nous nous trompons facilement. Quel est le bien
parfait ?
a) Ainsi autre chose est la fin dernière en sa raison formelle, bien
parfaitement comblant, objet qui spécifie la volonté.
b) Autre chose la réalité concrète en laquelle - faute de voir
intuitivement Dieu -, nous plaçons cette fin dernière.
Sous le premier aspect (a), le vouloir de la fin dernière est naturel et
premier, inévitable. Sous le second aspect (b), ce vouloir reste libre et
contingent, tant que le Bien total n'est pas vu face à face.
3) Mais, même si égarée par erreur sur un bien qui ne la réalise pas
vraiment, la raison de fin dernière garde le caractère que nous soulignons :
elle est unique, exclusive de toute autre ; on pourra en changer, mais elle ne
peut pour le même homme s'appliquer en même temps à un autre bien.
1) Unique, la fin dernière est par le fait même souveraine. Elle se
subordonne tous les vouloirs, donne leur attrait aux fins particulières.
On ne peut rien vouloir que comme bien (au moins apparent) : si on
(...ligne sautée...) le veut comme ordonné à la fin dernière, finalisé par
elle.
2) Cette présence du vouloir de la fin dernière à la racine de tous les
vouloirs (il ne s'agit toujours que des actes humains proprement dits) n'exige
aucunement en chacun d'eux une intention actuelle, consciente et explicite.
Tant que le vouloir d'une fin dernière n'est pas rétracté, il suscite tous les
autres par sa « vertu », une
influence qui demeure plus profondément que la conscience claire, on parle
d'intention « virtuelle ».
Cette distinction n'a pas seulement l'utilisé casuistique que l'on sait, en
divers domaines (administration ou réception des sacrements, etc.), elle
introduit dans notre morale une dimension qu'il importe de ne pas laisser
échapper, il y aurait d'ailleurs à la creuser et c'est un point sensible de la
recherche théologique contemporaine.
Cette permanence de l'intention et de l'influence, en quelque sorte « souterraine », permet de
comprendre qu'on ne doit pas s'en tenir à l'appréciation ponctuelle d'actes
séparés. Il y a plus profondément une orientation, fruit d'un vouloir profond,
qui peut assurément être changée, mais ne l'est pas si aisément et frivolement
qu'on le pense parfois. Chacun a son « poids »,
son inclination intérieure, son option foncière, précisément au niveau de
la fin dernière.
C'est une considération que nous retrouverons.
A) A travers les biens les plus divers et selon des estimations souvent
contraires, tous les hommes cherchent cet épanouissement intégral, cet
achèvement sans faille qui fait la profondeur et l'atmosphère propre du mot
bonheur, pris au sérieux.
Tout le monde repousse certains « bonheurs »
qui ont pourtant leurs adeptes, parce que l'idée que chacun se fait du
bonheur est par quelque côté personnelle ; on plaint ceux qui se contentent de ce
qui nous paraît vide, — et c'est réciproque. Le plus souvent, il n'y a sous le
mot bonheur aucune idée claire, mais le sens d'un dépassement de toute image ou
réalisation encore connu peut être une sorte d'attente.
1) Nous voyons ici s'imposer pleinement la distinction déjà présentée :
1- l'orientation vers le bien parfait, telle que la volonté ne peut rien
vouloir que sous la raison de fin dernière ou comme ordonné à elle : cela est
commun à tous les hommes.
2- les réalités concrètes que l'on prend pour fin dernière, que l'on revêt
de cette raison formelle : ces réalités sont aussi diversifiées que ces
appréciations des hommes sur le bonheur et cela change au cours d'une vie.
2) Vous comprenez bien que ces deux aspects ne sont pas voulus séparément. Isolée,
la raison de fin dernière est une abstraction, elle ne peut attirer la volonté (« universalia non movent ») l'appétit
ne se porte qu'à l'existant (ou considéré comme tel). Il y a donc toujours un
bien concret qui joue effectivement pour nous le rôle de fin dernière. Mais que
ce soit celui-là et non un autre, cela dépend de nous, de notre liberté, tant
que nous ne voyons pas Dieu dans l'évidence immédiate qu'il est le Bien
souverain. De là vient la possibilité permanente ici-bas du péché et de la conversion.
(Que notre volonté suffise au péché et non à la conversion, cela est une autre
considération et vient de ce que celle-ci, surnaturelle, ne peut être que grâce
mais qu'elle soit possible vient de cette « structure »
pour nous de la « fin
dernière » en ce monde).
B) D'où vient cette diversité des hommes dans la recherche du bonheur.
Notons, dès maintenant, un principe qui reviendra très souvent (cet aspect
a échappé à beaucoup qui parlent inconsidérément de l'intellectualisme de S.
Thomas : « Qualis est unusquisque,
talis finis videtur ei » ; « Chacun voit la fin selon ce qu'il
est en ses dispositions affectives ». C'est toujours beaucoup moins
par ce que nous pensons que par ce que nous sommes affectivement (et pour une
bonne part, nous sommes ce que nous nous faisons), que nous nous donnons nos
fins et que nous nous faisons notre « idée »
du bonheur. La connaturalité affective importe ici beaucoup plus que des
idées justes et claires.
C) Pour mieux comprendre que la fin dernière soit à la fois commune et
diversifiée, une autre notation est utile et par ailleurs, elle prépare
d'autres parties de notre cours de cette année.
1) Quand je dis que
nous nous faisons ce que nous sommes, je veux seulement dire que ce que nous
sommes n'est pas simplement un donné ; c'est un fruit à la fois de nature, de
culture et d'aventure.
Nous dépendons au contraire énormément les uns des autres et de ceux qui
nous ont précédés, du groupe dans lequel nous sommes nés, dans lequel nous
avons appris, par la vie, la civilisation. Il y a, dans les divers groupes
culturels formés au long de l'histoire, des idéaux collectifs de bonheur. C’est
pourquoi il y a aussi des espérances, des efforts collectifs vers un mieux-être
humain.
2) Or de cela nous devons dire sans doute :
— et que ce n'est jamais tout à fait dernier pour la personne, dont
l'aspiration ne peut être comblée que de façon personnelle ;
— et que c'est pourtant véritablement fin, fin du groupe, mais en un
certain sens indispensable pour la personne humaine, qui ne peut vivre, grandir
et s'épanouir que dans la solidarité vécue avec les autres.
3) Tout ce que nous avons dit de la fin dernière et aurons encore à dire de
la béatitude ne devra pas nous faire oublier l'importance de ces fins
intermédiaires et le caractère collectif, communautaire, de la vie humaine.
C'est en commun aussi que l'homme réfléchit sur le bonheur et les conditions du
bonheur, qu'il tente de dépasser la vie humaine pour déboucher sur ce qui le
soustraira, de façon ou d'autre, à ce qu'a de précaire toute réussite en ce
monde.
Cette aspiration ne se confond pas avec la religion : elle s'y est
spontanément unie au cours de l'histoire et en a fait, au milieu des pesanteurs
du culte et des rites, cette quête du divin dont parlait S. Paul à l'Aréopage :
« Afin que les hommes cherchent la
divinité, pour l'atteindre, si possible comme à tâtons, et la trouver ; aussi
bien n'est-elle pas loin de chacun de nous » (Ac 17, 27).
Ce caractère communautaire souligne déjà ce qui va prendre tant
d'importance dans notre morale : la dimension politique des vertus de la vie
humaine.
Mais il faut maintenant atteindre le terme de cette première question en
donnant son nom à la fin dernière véritable : c'est Dieu.
Nous avons dit en quel sens la fin dernière est commune à tous les hommes,
nous étendons la question à l'ensemble de l'univers créé : y a-t-il une fin
dernière commune à tous les êtres créés ? A quoi nous répondons : oui, cette fin
dernière est Dieu, mais pas de la même façon pour tous : pour les créatures en
général, c'est Dieu imité, reflété par manière de similitude. Pour l'homme
(toute création participe à l'esprit), c'est Dieu atteint par manière de
béatitude. Pour aller jusque là, il nous faut reprendre nos explications de
vocabulaire, mots et notions.
Nous avons distingué la fin comme résultat et la fin cause, nous ne parlons
ici que de la fin comme cause, puisque c'est la fin dernière comme visée, comme
à atteindre. Mais il faut pousser plus loin notre analyse.
La cause finale, c'est le bien par l'attrait duquel l'agent est mû à
l'action (cujus gratia).
Pour exercer sa causalité, ce bien pris comme fin doit être rendu présent
intentionnellement au principe du mouvement qui va tendre vers lui. Etre
intentionnel, qui se réalise :
a) dans la connaissance par manière de similitude.
b) dans l'appétit par manière d'élan et d’inclination.
La causalité finale du bien, c'est l'attrait même qu'il exerce, c'est
l'amour qui s'attache à lui, tend vers lui.
A) L'amour, qu'est-ce à dire ? Aimer est un acte qui se porte au Bien comme
réel, existant. La connaissance peut avoir besoin de l'abstraction : c'est le
cas de notre intelligence, qui reçoit son objet par les sens. L'amour ne porte
jamais sur l'abstrait (« Universalia
non movent » ; « Mathematica non sunt bona ») ; il va à
l'existant. Or rien n'existe que comme sujet ou dans un sujet. On n'aime pas
des « qualités », séparément,
on aime le sujet qu'elles valorisent. Au plan humain, celui des personnes, on
aime toujours quelqu'un ; le bien qu'on aime, on le veut à quelqu'un. Ce
quelqu'un, c'est le plus souvent soi-même ; mais ce peut être aussi un autre,
nous dirons comment.
Aussi à ce point de vue, définissons-nous l'amour.
Aimer, c'est vouloir du bien à quelqu'un. Et il est entendu que ce bien
n'est pas une abstraction ou une image vague, c'est un bien précis ou un
ensemble de biens ou plus profondément son épanouissement, son « bonheur ».
B) « Vouloir du bien à
quelqu'un » ; voilà qui va nous obliger à pousser notre analyse de la
fin vers de nouvelles acceptions ou de nouvelles nuances.
A quelqu'un : ce quelqu'un est fin pour moi ? certes, il participe à
l'attrait qui provoque mon amour, il est même plus aimé que le bien que je lui
veux.
Mais il est fin de manière originale, à l'intérieur de tout ce que la
finalité met en branle : comme sujet bénéficiaire. Dans la fin qui suscite mon
amour, il y a toujours ce dédoublement entre :
1) un bien voulu
2) et le sujet à qui je le veux. Dans le vocabulaire latin, c'est aussi
devenu une expression technique que de dire finis cui (au datif) : celui à qui.
L'un et l'autre participent à la causalité qui s'exerce sur moi et en ce
sens font partie du cujus gratia. Mais
une fois nommé l'aspect finis cui, l'expression
« cujus gratia » s'est
repliée sur le bien voulu à.
Certains, pour éviter toute équivoque, préfèrent cependant, laissant à cujus gratia son sens global, distinguer
à l'intérieur le finis cui et le finis qui amatur (au nominatif) ou bonum quod.
« In intentione » « In
executione »
Connue finis
cujus gratia
Aimée Amour Bien voulu Finis
qui
Finis quo
A quelqu'un Finis cui
C) Mais il faut dégager
un nouvel aspect.
Si je veux un bien à quelqu'un, c'est parce que je pense que ce sera
effectivement un bien pour lui, c'est-à-dire qu'il « saura s'en servir », c'est-à-dire qu'il est capable
d'en prendre possession convenablement. Je ne souhaite pas le camail de
chanoine à l'épicier du coin : il n'en a que faire ; mais à un ami qui, étant
dans la cléricature, en sera honoré et saura le porter. Je dois donc distinguer
en outre :
1) entre le Bien que je veux (finis
qui)
2) et le sujet à qui je le veux (finis
cui),
3) l’acte par lequel ce sujet prend possession du Bien, le fait sien : finis
quo
In intentione
In executione
Connue
Bien voulu (qui)
quo
Aimée
à quelqu'un (cui) qui en prend possession
1) Dieu est le Bien auquel finalement tend, aspire l'univers entier : fin cujus gratia (en vue de quoi), fin qui
(bien qui est aimé).
Toute fin particulière tient de lui son amabilité : comme son être sa bonté
est participée.
En ce sens l'univers est suspendu à Dieu par le désir, soulevé vers lui par
l’έρως :
Vue commune à Platon et à Aristote.
C'est aussi, vous le savez, une des vues les plus fondamentales d'un P.
Teilhard de Chardin, pour qui l'univers, qui est évolution, tient avant tout
par en haut et en avant. Il ne ni certes pas une cause efficiente et créatrice
mais frappé avant tout par l'élan en avant, il fait ressortir que toute action
s'arrêterait, tout retomberait, s'il n'y avait au devant un terme
mystérieusement attirant,
a) qu'au point de vue de la réflexion rationnelle, il appelle le point
Oméga.
b) mais qu'au point de vue de la foi, il reconnaît être Dieu, le Dieu Trinité
e singulièrement, le Fils incarné, Jésus-Christ ressuscité.
(Si ce point vous intéresse, vous trouverez un ensemble de citations et de
référence dans le Teilhard de Chardin de Mgr Bruno de Solages, p. 129 et s.).
2) Mais la fin comme réalité subjective est très différente entre, d’une
part, les êtres raisonnables et d'autre part, tous les autres. Ce que nous
avons appelé finis quo se réalise très différemment chez les uns et chez les
autres.
a) Comme créatures, tous les êtres de l'univers retournent à Dieu par
manière de similitude, d'assimilation à l'idée créatrice. Chacun à sa place et
mieux encore l'uni ver reflètent la perfection divine et, au moins par
l'intermédiaire de ceux qui en prennent conscience, « chantent la gloire » du créateur.
b) Mais les être raisonnables, les personnes, qui, comme créatures
participent déjà à cette fin commune d'assimilation à Dieu et tiennent dans
l'univers la place la plus haute, retournent à Dieu en outre comme personnes,
d'une manière bien plus élevée : en l'atteignant comme objet de connaissance et
d'amour, par leur propre opération. Il s'agit pour eux d'une saisie personnelle
qui, s'adressant à un Dieu personnel, se fera au plan de l'échange de
connaissance et d'amour.
Cette activité personnelle, prise de possession de la fin dernière, si elle
se fait dans des conditions parfaitement comblantes, ne laissant rien à désirer
et inadmissible, voilà ce que nous appelons la béatitude.
C'est par manière de béatitude que Dieu est la fin dernière des êtres
raisonnables. Il vaut la peine d'y consacrer les chapitres suivants.
L'analyse de la causalité finale, en son application à la vie humaine nous
a conduit à conclure que la fin dernière de l'homme, comme être raisonnable est
d'atteindre Dieu par sa propre opération, c'est-à-dire comme objet de
connaissance et d'amour. C'est cela que nous appelons béatitude. Notion
proprement théologique, beaucoup plus précise et technique que celle de
bonheur, qu'elle inclut et dépasse. Par « bonheur »
nous entendons cette sorte d'achèvement au delà de la misère et de la
précarité, que tout homme cherche, sans savoir très bien ce que c'est ni même
si ça arrive ; ce n'est pas une affaire parmi d'autres, ce n'est pas la somme
des satisfactions ou agréments, c'est une totalité qui comble, à qui on
voudrait que rien ne manque qui puisse encore être désiré.
Qu'est-ce qui procure le bonheur ? Nous allons suivre encore — c'est la
q.II de S . Thomas — une dialectique ascendante, écartant successivement tout « ce qui ne fait pas le bonheur »,
même si c'est très recherché, pour montrer qu'on ne trouvera jamais ce
bonheur en dehors de ce que nous appelons précisément la béatitude. Et celle-ci
ne peut être procurée que par Dieu, seul objet béatifiant.
Sur ce qui fait ou ne fait pas le bonheur, les idéaux concrets sont trop
divers dans les groupes humains historiques pour que soient possibles des
descriptions intemporelles, valables partout et toujours. Néanmoins, le souci
méthodologique de faire des énumérations complètes a conduit à suivre une « grille » où se retrouvent les éléments typiques,
abondamment étudiés dans la morale antique, de ce que l'homme peut rechercher.
Nous rencontrons au passage, bien des « topoi »,
des lieux communs, des philosophes et des rhéteurs de l'antiquité. Ce qui
importe surtout, c'est le mouvement et le terme, mais aussi le correctif
essentiel que nous apportons à ce qui ne serait qu'un « eudémonisme ».
D'où ces trois sections :
I : Ce qui ne fait pas le bonheur
II : Problèmes de l'Eudémonisme
III : Dieu seul objet béatifiant
1) Ni les richesses.
Les biens matériels ne sont pas une fin dernière.
a) les richesses artificielles (argent) sont ordonnées aux richesses
naturelles.
b) celles-ci sont ordonnées à l'homme. S'y asservir, c'est l'aliénation,
dans la possession. Tout le contraire de la première béatitude évangélique.
2) Ni les honneurs.
L'honneur = un témoignage rendu à
l'excellence. Par conséquent, il suppose l'excellence et ne la constitue pas.
D'ailleurs, l'honneur est en celui qui honore, non en celui qui est honoré.
3) Ni la gloire. La gloire consiste dans la connaissance que les autres ont
de nous. Mais la connaissance humaine suppose son objet, elle ne le fait pas,
et d'ailleurs, elle se trompe souvent. Seule la connaissance de Dieu est
causale : la « gloire » reçue
du Père cause notre excellence et nous fait bienheureux, encore que la
béatitude, au sens précis où nous en parlons (finis quo), consiste non à être connus, même de Dieu, mais à
connaître.
4) Ni le pouvoir. Encore un « bien »
dont les avenues sont fréquentées ; il arrive qu'on s'y bouscule. Mais lui
non plus ne fait pas le bonheur :
— d'abord, il n'est pas précisément fin, mais principe d’action ;
— et puis il arrive qu'on en use mal : c'est alors un malheur.
Bref, les biens extérieurs ne peuvent faire le bonheur, car au contraire du
vrai bonheur :
1) ils peuvent convenir à des méchants, comme à des bons ;
2) ils ne suffisent jamais : il faut encore santé, sagesse, etc. ;
3) ils peuvent être nuisibles : ils font alors le malheur de qui les a ;
4) ils dépendent de causes extérieures et souvent du hasard.
1) Ni les biens du corps. Ces biens servent à entretenir la vie : la santé.
Mais il n'est pas possible qu'une chose ordonnée à une autre ait pour fin sa
propre conservation. La vie humaine est faite, non pas précisément pour être
gardée, mais pour être employée à atteindre la vraie fin de l'homme. L'idéal ne
saurait donc se réduire à se retrouver chaque matin en aussi bonne santé que la
veille - ce qui demande en général de ne pas trop « se fatiguer ».
(Pour ceux qui aiment la métaphysique, je signale qu'en cet art. 5 de la
q.2, ils trouveront ad 2m et ad 3m d'admirables textes,
pour écarter toute tentation d’« essentialisme »
: entre les participations à l'être, il y a une hiérarchie selon les
essences ; mais là où l'Etre est pur, non participé, il est tout : plus que la
vie, la connaissance, l'intelligence, l'amour, etc. parce qu'il est tout cela
en plénitude).
2) Ni le plaisir.
D'abord pas celui du corps, parce qu'il suit des biens qui sont d'un ordre
inférieur, puisque liés à la perception sensible. Mais en réalité, aucun
plaisir comme tel : parce que le plaisir suit la possession du bien et donc la
suppose, mais ne la constitue pas.
3) Ni un bien de l'âme,
quel qu'il soit. Il n'y a dans l'âme rien qui ne soit un bien particulier,
imparfait, incapable de combler un désir (volonté) ouvert sur le Bien total.
Par conséquent, rien dans l'âme qui puisse être pour nous la fin cujus
gratia.
Mais si on parle de la fin quo, il
faut bien qu'elle soit une activité de l'âme, comme le montrera le chapitre
suivant.
La deuxième objection de l'article 7 conduit S. Thomas a soulever un
problème d'importance, auquel je faisais allusion dans le premier chapitre en
parlant de Kant : c'est celui de l’eudémonisme. S. Thomas ne le résoudra tout à
fait qu'au traité de la charité ; mais je pense qu'aujourd’hui, il vaut mieux
anticiper pour dire succinctement l'essentiel.
A) Voici l'objection : on aime davantage la personne à qui on veut un bien
que ce bien lui-même. Si je désire la santé, je la veux à moi ; je m'aime plus
qu'elle, puisque je ne l'aime que pour moi. Remplacez « santé » par bonheur ou béatitude : il faudra dire que,
la voulant à moi, je m'aime plus qu'elle. C'est donc bien dans l'homme même, au
niveau de l'âme que se trouve le plus aimé, auquel tout est rapporté, y compris
par conséquent la « fin
dernière ». Une morale du bonheur ou de la béatitude est donc bien la
plus égoïste qui soit
B) L'objection est trop courte, elle aplatit les dimensions. Nous sommes au
plan de l'appétit spirituel, la volonté.
1) Le Bien auquel se porte mon amour, s'il n'est pas le bien total, est
ordonné à lui : je l'aime d'abord et davantage, non comme mon bien, mais comme
bien. C'est le propre de la volonté, parce que sa lumière est l'intelligence,
ouverte à tout l'être, de se porter au bien comme tel, sans restriction ou
particularisation même à moi, mais en son universalité. Non certes comme « universel » dans l'esprit,
mais comme réel : comme un sujet ou qualifiant un sujet. Il est toujours voulu
à quelqu'un.
2) Reprenons maintenant l'analyse de l'amour face à la fin. Comme cette fin
se dédouble (qui et cui), l'amour aussi se dédouble et
comporte un rapport original à chacun de ces deux termes, distincts mais
inséparables.
bien : fin qui
amour fin
quo
personne :
fin cui
De ces deux éléments :
bien et personne, le plus aimé est normalement la personne ; le bien est aimé
comme référé à elle (j'aime le pain, la santé). Mais quand le bien est Dieu ou
une valeur qui fait participer à lui, les rapports s'inversent : le bien (finis
qui) n'est pas aimé comme ordonné à la personne (fin cui), mais au contraire
comme se la subordonnant ; parce qu'il est sa fin dernière, raison d'aimer tout
le reste, y compris le sujet lui-même.
3) Ma fin dernière n'est pas seulement le bien que je veux à moi (cui) en me subordonnant à lui (fin cujus gratia), tout en voulant pour
moi sa « possession » (quo). Il
est aussi et d'abord une personne (trois personnes !) que j'aime d'amitié. Dans
la première ligne, je tends à lui de tout mon désir (έρως),
amour de convoitise bien ordonné : « mihi »,
non « propter me » dans
la deuxième qui assume et dépasse la première, j'aime d'amitié
(άγαπη) plus que moi-même les Personnes divines.
Dans tout le vaste monde, ni en dehors de l'homme, ni en lui, nous n'avons
trouvé rien dont on puisse dire : celui qui atteint ce bien et le possède
indéfectiblement a atteint le bonheur. De tout ce que nous avons considéré, il
a fallu dire au contraire qu'il est impossible d'en attendre le vrai bonheur.
Nous passons maintenant à l'affirmation fondamentale que cette dialectique
a préparée, mais qui est fondée sur la raison propre : aucun bien créé ne peut
nous donner la béatitude, c'est donc Dieu seul.
A) Pour quelle raison ?
— Parce que, d'une part, la béatitude véritable ne peut s'accommoder de la
permanence d'un désir fondamental insatisfait. Il est clair qu'on n'a pas
atteint le bien parfait si on a encore à désirer autre chose.
— Et que d'autre part, Dieu seul peut combler la volonté (le « cœur » au sens augustinien)
parce qu'elle est faite pour le bien total, sans restriction ni limite, et ce
bien n'est réalisé qu'en Dieu.
B) Première présentation dans notre
traité d'un argument que nous
aurons à approfondir aux
chapitres suivants et qui en fait le caractère très augustinien. La recherche
de ce que nous appelons le bonheur nous conduit jusqu'à Dieu : mais c'est alors
de beaucoup mieux que le « bonheur »
qu'il s'agit. Il s'agit au sens strict de ce que la théologie, analysant la
foi chrétienne, a nommé la béatitude.
Qu'est-elle en elle-même, c'est-à-dire dans le bienheureux ? Tel est
l'objet du chapitre suivant.
Une simple remarque : nous sommes en théologie et notre effort est de
comprendre ce que nous assure la foi sur le monde et sur l'homme tel qu'il est,
dans leurs rapports avec Dieu.
Qu'est-ce qu'il faut, en ce que nous disons, attribuer à la nature et
qu'est-ce qu'il faut réserver à la grâce ? C'est une question qui aura sa place
mais que nous ne nous sommes pas encore posée, que S. Thomas ne pose pas avant
la question 5. Sa démarche en ces premières questions en serait littéralement
cassée.
C'est ce qui est arrivé à la théologie ultérieure, pour qui, nous verrons
pourquoi, la distinction entre la nature et le surnaturel est devenue une
véritable hantise.
Nous sommes remontés à Dieu fin dernière ; ensuite à Dieu seul objet
béatifiant.
Il nous reste à montrer que la béatitude ne peut être que dans la vision de
l'Essence divine.
Dire que « Dieu est notre
béatitude », c'est parler par attribution : Dieu seul la cause, la
procure, il est le seul Bien qui puisse nous rendre bienheureux. Mais, au sens
propre, la béatitude est dans le bienheureux. Elle est une activité en même
temps qu'un état du bienheureux. En quoi consiste-t-elle ?
Pour un être aussi complexe que l'homme, elle devra comprendre l'harmonie
de diverses activités. Mais parmi celles-ci, il doit y en avoir une qui soit
première, qui soit source et principe de toutes les autres. D'où les deux
questions qui font les deux parties de ce chapitre :
I - question de principe formel : en quoi consiste essentiellement la
béatitude ? I-II, q.3.
II - question d'intégrité : que requiert la parfaite béatitude ? I-II, q.4.
(Nous sommes ici au cœur de notre traité. Prenez garde : outre son intérêt
propre (le traité de béatitude), notre recherche se trouve avoir une importance
de premier plan pour toute l'histoire ultérieure de la théologie, - et même de
la culture pour beaucoup d’œuvres littéraires des XVIIe et XVIIIe s. français,
et plus largement, pour tant de débats amorcés par la Réforme et entretenus
avec la contre-réforme).
Pour manifester la « définition »
de la béatitude, S. Thomas utilise la méthode de division : encore une
dialectique qui, par éliminations successives, nous conduit à cette conclusion
: la seule béatitude pour l'homme consiste en la vision de l'Essence divine.
Nous partons de la conclusion du chapitre précédent : rien de créé ne peut être
pour nous l'Objet béatifiant. Nous commençons à montrer qu'au contraire notre
béatitude ne peut pas être de l'ordre de l'incréé.
Voici le schéma de la dialectique : la béatitude de l'homme ne peut-être
essentiellement incréée ; elle est donc créée.
— elle ne peut être d'ordre substantiel ; elle est donc opération ;
— elle ne peut être opération sensible ; elle est donc spirituelle ;
— elle ne peut être avec de la volonté ; elle est donc acte de
l'intelligence — de l'intelligence : non de l'intelligence pratique ; donc de
l'intelligence spéculative.
non des sciences spéculatives, ni d'une contemplation des anges ; elle ne
peut être que vision de l'Essence divine.
D'où deux sections : la première embrasse les sept premières étapes ; la
seconde est consacrée à la huitième et dernière conclusion.
Section I : Ce que ne peut être essentiellement la béatitude.
Section II : Il ne peut y avoir de béatitude que dans la vision de
l'Essence divine.
Nous utilisons la distinction manifestée à la fin du chapitre précédent
entre :
1) la réalité qui est fin : finis qui appetitur, Dieu Fin dernière.
2) la prise de possession de cette
réalité : finis quo.
Il est vrai que la Fin dernière, en sa réalité objective, est Dieu même,
l'incréé, mais la prise de possession de cette réalité par le bienheureux ne
peut être qu'une réalité subjective, qui soit sienne. Donc une réalité créée.
Mais laquelle ?
1) une substance créée n'est pas immédiatement opérative ; pas plus qu'elle
n'est son être, elle n'est son agir. Mais elle est ordonnée à cet agir, elle y
trouve sa perfection ; il est son actualité ultime. La béatitude ne peut donc
être qu'opération, activité de possession fruitive de la fin dernière.
En Dieu, la béatitude est son être même (Ia, q.26). Chez les
anges aussi, elle est connaturellement opération unique et permanente. Mais
chez l'homme ?
2) S. Thomas introduit ici une distinction qui va prendre beaucoup
d'importance, pour l'histoire ultérieure de la théologie.
a) Il y a une certaine béatitude imparfaite, dont les Philosophes ont parlé
(entendez : Aristote), qui serait le bonheur dans la vie présente. Elle ne peut
impliquer une opération continue, incompatible avec la vie en ce monde ; elle
en cherche une certaine image ; aussi, est-elle plus parfaitement atteinte dans
la vie contemplative que dans la vie active, mais essentiellement imparfaite à
hauteur d'homme. Aristote : « Heureux,
disons-nous, comme des hommes » (cf. I Eth. Let.13. Peut-on même
utiliser le mot très fort de béatitude ?
b) La béatitude parfaite nous est promise par Dieu pour le ciel, quand nous
serons « comme les anges » (Mt
22, 30) : opération unique, continue, éternelle, unissant l'esprit à Dieu.
3) Dans la théologie moderne (essentiellement de la contre-Réforme), comme
par un glissement insensible, une distinction tout autre est venue se confondre
avec celle-ci et finalement la remplacer.
a) Partant de la distinction entre naturel et surnaturel et du principe que
la béatitude surnaturelle est gratuite (= non « exigée » par la nature), on a été conduit à
s'interroger sur ce qu'aurait été la béatitude pour un homme non élevé à l'ordre
surnaturel, c'est-à-dire laissé à la « nature pure ». Mais on ne pouvait plus s'en tenir à
Aristote et à sa béatitude imparfaite en cette vie ; posant en principe
l'immortalité de l'âme (qu’Aristote n'envisageait pas) on devait imaginer une
béatitude naturelle au-delà de la mort.
b) D'une telle béatitude, S. Thomas ne s'est jamais posé la question. Ce
qui, dans son oeuvre, se rapprocherait un peu de cette idée, se rapporte à la
représentation qu'il se fait de l'état des enfants morts sans baptême. Quoiqu'il
en soit de cette question (nous en parlerons plus tard), chez S. Thomas et ceux
qui à sa suite, ont admis les Limbes, il ne s'agit absolument pas d'un état de « nature pure », mais d'un
état privé de la fin à laquelle l'humanité entière est appelée.
c) Mais il n'y a aucunement à imaginer pour après la mort une alternative « naturelle » à la seule béatitude offerte à l'homme et
qui est effectivement surnaturelle. Nous y reviendrons.
Il n'est pas-question d'exclure les sens de la béatitude parfaite : ce ne
serait plus une béatitude humaine. Mais ce que nous cherchons, c'est le
principe formelle la béatitude ; ce sera l'opération par laquelle le
bienheureux « prend
possession » de Dieu, Fin dernière. Il est évident que ce ne peut être
une opération des sens, puisque Dieu est Esprit.
Si on parle de béatitude imparfaite de la vie présente, les sens y sont
pré-requis, puisque l'activité de l'intelligence les suppose et les implique.
Si on parle de la béatitude parfaite du ciel, l'activité des sens y sera
conséquence et surabondance. Mais n'anticipons pas sur la seconde partie où
nous étudierons la béatitude en son intégrité.
Vous savez que c'est ici une thèse célèbre, traditionnellement controversée
entre les Ecoles thomiste et scotiste. Le débat comme tel ne m'intéresse
pas et n'a guère qu'un intérêt historique. Les positions sur ce point précis
dépendent, bien entendu, de conceptions plus générales ; il ne sert à rien
d'exposer la conclusion scotiste en dehors de ses perspectives d'ensemble
(Reportez-vous au livre d'E. Gilson). Voici comment, dans la ligne de S.
Thomas, je conçois les choses. Je suis l'argumentation de la Somme (q.3, a.4).
A) La béatitude est essentiellement « prise
de possession » de la Fin dernière. Or la volonté est une faculté
d'inclination, de tendance, non de saisie. Aucun de ses actes n'est saisie de
la fin :
1) Le désir suppose la fin encore absente ; la délectation (plaisir, joie,
fruitive), suppose la fin rendue présente, elle suit cette possession et en
découle. Mais la possession elle-même doit être l’œuvre d'une faculté de
préhension. Un avare désire l'argent, il en prend possession par la main et
tache de le mettre en lieu sûr ; alors il s'en réjouit. L'affamé désire
l'aliment, il ne s'en empare pas par la volonté, mais par la bouche. Au plan
spirituel, il y a une faculté de saisie, une seule : l'intelligence, dont le mouvement
propre est d'attirer l'objet à l'immanence de l'esprit.
2) La volonté a un acte plus fondamental, le premier de tous : l'amour.
Dans ses textes antérieurs, S. Thomas en faisait état ; dans le résumé de la
Somme, il s'en dispense. C'est que l'amour principe aussi bien du désir que de
la joie, fait précisément abstraction de la présence et de l'absence. Il
recherche certes la présence et il est par elle rendu plus parfait ; il
s'épanouit alors en fruition. Mais ce n'est pas lui qui réalise la présence, la
prise de possession réelle.
3) Parler de charité, qui est le plus haut des amour, ne change rien, mais
confirme plutôt nos vues : la charité existe déjà ici-bas en nos cœurs ; elle
demeure au ciel, sans changer en elle-même. Ce n'est donc pas elle qui fait le
changement d'état. Ce changement, c'est qu'à la foi succède la vision. La
charité y faisait tendre par le désir ; elle s'épanouit en fruition.
B) Tel est l'argument essentiel. J'en emprunte un autre à l'ad. 2m
parce qu'il est typique d'une attitude « réaliste »
en métaphysique : comme fin dernière, la béatitude est l'objet de la
volonté ; ce vers quoi elle tend et sous la raison de quoi elle veut toute
chose : il est donc impossible qu'elle soit son acte, le premier objet
voulu ne peut pas être un vouloir, pas plus que le premier connu ne peut être
la connaissance.
En toute puissance qui peut réfléchir sur son acte, il faut qu'un premier
acte atteigne son objet (sans quoi il n'y a pas d'acte), pour qu'il puisse y
avoir réflexion sur cet acte. Il n'y a de connaissance que de quelque chose et
ensuite, si on veut, réflexion sur cette connaissance. Il n'y a de vouloir que
de quelque chose, et ensuite, si on veut, vouloir réfléchi sur ce premier
vouloir, se complaisant en lui et l'affermissant ou au contraire le regrettant,
etc. Ce qui constitue la béatitude, premier objet voulu, ne peut donc pas être
un vouloir.
1) Qu'est-ce qui est définissant et premier dans un être spirituel ? Ce
n'est pas l'appétit : celui-ci se trouve en tout être, selon la nature de cet
être ; c'est la connaissance intellectuelle. Sans doute, chez cet être
spirituel, l'appétit et donc l'amour sont-ils bien supérieurs à ce qu'ils sont
dans les êtres non intelligents, mais c'est parce qu'ils procèdent d'une
intelligence. L'appétit, qui suit toute nature, doit à l'intelligence d'être
chez nous volonté, ouverte sur tout le bien, libre par rapport aux biens
particuliers.
2) C'est la perfection positive de l'intelligence qui est à la racine de
tout cela. La connaissance est cette perfection éminente qui permet à un être
de n'être pas que soi, limité à sa propre forme, mais de s'étendre à devenir, à
être l'autre comme autre, — bien entendu selon une autre existence, « immatérielle » et chez les
créatures « intentionnelle ». Réalisation
parfaite de la connaissance, l'intelligence est la capacité de devenir toutes
choses, selon cette existence immatérielle. Sans cesser d'être soi, s'enrichir
de toute la plénitude de l'être.
3) Certes, cela ne suffit pas ! L'être n'est pas seulement à voir, il est
principe et terme d'inclination : pas seulement vrai, il est bon. Il suscite
l'amour, le désir, la joie ; mais c'est grâce à l'intelligence qui est lumière.
Tout cela est capital et nullement accidentel pour définir un état de
béatitude. Mais le principe formel duquel tout découle reste la saisie par
l'intelligence de la Fin dernière.
Sommet de la création corporelle, l'homme accède aux valeurs d'intelligence,
d'amour, de liberté, il en reçoit une double « éminence » ;
a) possession de soi et domination sur la création matérielle ;
b) accession à des valeurs qui le dépassent, auxquelles il s'assimile : les
choses divines, la vérité, la bonté, la beauté.
Dans la première ligne s'exerce l'intelligence comme pratique, morale ou
technique ; dans la deuxième ligne, l'intelligence spéculative, qui culmine en
activité contemplative. Celle-ci est voulue pour elle-même, non pour un
résultat.
La béatitude imparfaite de la vie présente n'est que principalement
contemplative, elle inclut du pratique. Mais la béatitude parfaite de l'autre
vie est essentiellement contemplative.
Elles sont abstraites, liées à la connaissance sensible. Elles ne peuvent
atteindre une connaissance propre des êtres supérieurs, mais seulement par
analogie.
Même si nous les connaissions directement, les anges ne peuvent aucunement
combler notre esprit, car ils ne sont pas la vérité subsistante, mais des êtres
particuliers. Dieu seul est la Vérité par essence, donc sans limites. C'est
pourquoi nous ne pouvons nous arrêter avant de l'avoir atteint, Lui.
Mais par quelle opération ?
Telle est la conclusion de l'art. 8 de la q.3. Cet article est un texte
majeur qu'il importe de connaître, non seulement par lui-même, mais pour le
rôle qu’il a joué dans toute l'histoire de la théologie jusqu'à nos jours. Il a
toujours paru d'une telle hardiesse qu'on a multiplié distinctions et
sous-distinctions pour en énerver la vigueur et finalement l'intégrer à un
enseignement qui en prend le contre-pied.
Il est pourtant loin d'être isolé dans l’œuvre de S. Thomas et il manifeste
une position constante, développée en particulier dans l'admirable suite des
chapitres 25 à 64 du III° Livre Contra Gentiles. Maurice Blondel les a
abondamment utilisés contre les « thomistes »
de son temps et les avait fait inscrire parmi les textes philosophiques à
expliquer, à l'Université d'Aix-en-Provence.
Nous verrons pourquoi, surtout depuis le XVI° s., ces textes ont tellement
embarrassé les thomistes. Je m'en suis expliqué dans la Revue Thomiste
de 1966, p. 281-289 (recension de Laporta : « La
destinée de la nature humaine selon S. Thomas d'Aquin », Vrin, 1965).
art.8 : La béatitude de l'homme consiste-t-elle dans la vision de l'essence
divine ? Mise en problème :
Non 1) Selon Denys l'homme, au
sommet de son intelligence s'unit à Dieu comme inconnu ;
2) Voir Dieu est la perfection propre, donc
réservée, de l'intelligence divine.
Oui 1 Jn 3, 2 : « Nous le verrons tel qu'il est ».
Solution : La parfaite béatitude de l'homme ne peut consister que dans la
vision de l'essence divine.
Parce qu'il n'y a de béatitude parfaite que si elle ne laisse rien à
désirer au delà et que tant qu'il ne voit pas l'essence divine, le désir de
l'homme ne peut être comblé.
parce que son intelligence n'atteint sa perfection qu'en connaissant
l'essence (quid est)
parce que c'est là son objet
Réponses : Ad 1° Denys
garde de la connaissance des hommes in via, tendant à la béatitude de
Ad 2° L'objet de la
béatitude divine et de la béatitude humaine est le même ; mais la manière de le
posséder diffère infiniment, car Dieu seul se voit compréhensivement.
Pour saisir le nerf de
l'argumentation et la valeur de la conclusion, nous devons identifier le désir
dont parle S. Thomas, puis répondre aux nombreux problèmes qui sont alors
soulevés et que S. Thomas lui-même avait réservés pour la q. 5 (ch. suivant).
C'est le fameux problème
du désir naturel de voir Dieu. Les difficultés viennent de ce qu'il y a divers
types de désirs et de multiples sens du mot naturel. Aussi, devons-nous :
— en 1er lieu préciser le vocabulaire, non tant au niveau des
mots (étymologie, usage, traduction, etc.) qu'à celui des notions, ce qui nous
permettra de comprendre la véritable conclusion de S. Thomas ;
— en 2e lieu, considérer l'évolution des problèmes, au cours de
l'histoire ultérieure de la théologie et des formulations magistérielles
(suites du concile de Trente, Vatican I, Pie X et Pie XII).
I. Désir
II. Naturel
Partons de notions élémentaires que je vous ai déjà présentées mais en les
complétant et les situant dans leur véritable ensemble.
Le bien (« ce que toute chose
désire »), c'est disions-nous, l'être même comme comblant, donc
considéré en sa perfection, en sa plénitude. L'être comme bon est à la fois
terme et source d’inclination ; inclination à recevoir et inclination à donner,
à combler. D'où l'adage (qui complète la « définition »
: ce que toute chose désire) : « Omnem
formam sequitur inclinatio » : toute forme (= tout être existant,
à raison même de sa nature) est principe d'inclination. Cette inclination, nous
la nommons — d'un mot bien insuffisant — « appétit »,
elle est sa forme la plus haute. Mais dans le monde des créatures,
l'inclination est d'abord à durer, à s'accroître, à s'accomplir. Il faut
maintenant détailler cette vue.
l) Toute forme, toute nature, dans l'univers, a son appétit, c'est-à-dire
son inclination à être et à mieux être, à atteindre ce pour quoi elle est
faite, en quoi elle trouvera sa plus haute actualité, son meilleur état, Cette « inclination » n'est pas surajoutée comme une « faculté » spéciale. Ce n'est
pas une opération, c'est la forme même comme orientée, inclinée vers sa fin.
Inclination « aveugle » : elle ne découle pas d'une
connaissance que la forme aurait elle même de sa fin ; cette ordination
implique bien une intelligence, mais c'est celle de l'Auteur de la nature.
Voilà pourquoi on parle ici d'un appétit naturel ou « ontologique ».
2) C'est le privilège des « connaissants »
de s'étendre à posséder, outre leur forme propre, celle des autres : non
pas physiquement, mais immatériellement, intentionnellement, les connaissant
comme autres. Eh bien, cette forme intentionnellement possédée va être aussi
principe d'inclination, mais cette fois inclination du sujet connaissant.
Acquise par un acte de connaissance, supposant lui-même une faculté de
connaissance, la forme intentionnellement possédée va produire son inclination
par un acte aussi, celui d'une faculté d'appétit. A la différence de l’« appétit naturel », c'est
ici un appétit opératif, opération émise par une faculté spéciale. En
transcrivant le mot latin, on dit : appétit élicite (elicio, je fais sortir, j'émets), pour souligner que c'est une
puissance distincte, principe d'actes. Je dirai le plus souvent : appétit de
connaissant ; cela a l'avantage de souligner que c'est un appétit du sujet, de
la personne, alors que l'appétit « naturel »
est appétit de la forme, de la nature. Et parce qu'il y a deux niveaux de
connaissance : sensible et intellectuel, il y aura aussi deux grands types
d'appétit de connaissant : sensible et intellectuel (= volonté).
3) Principe d'opérations, cet appétit de connaissant a des actes divers :
a) d'abord
et toujours, un amour : première détermination d'un appétit au bien ;
b) si ce
bien est absent, on le désire (ce qui suppose qu'on l'aime) ;
c) si ce
bien est présent, c'est la joie (qui suppose aussi qu'on l'aime).
Né au plan de l'appétit élicite où il dénomme des actes distincts, ce
vocabulaire est étendu par analogie à l'appétit naturel lui-même, où il ne
s'agit plus d'opérations, mais de la nature même comme inclinée : cette
inclination est amour naturel ; si la nature a atteint sa fin, on utilise moins
le vocabulaire de la joie, mais peut-être celui du repos.
Nous avons dégagé à propos du mot désir quelques notions fondamentales et,
en particulier, manifesté la distinction entre :
1) Le désir comme appétit de nature, qui est la nature même, la forme « physique » comme inclinée vers une fin
qu'elle n'a pas encore atteinte.
2) Le désir « élicite », opération
d'un sujet connaissant suivant la forme « intentionnellement
présente » dans la faculté de connaissance.
Le mot naturel va appeler d'autres distinctions. Il faut, pour y entrer,
remettre en mémoire plus largement ce qu'est la nature.
1) Dans la langue philosophique, le sens originel appartient à la
philosophie de la nature, au vocabulaire de la génération. Nature est lié à
nativité. La nature, c'est la fin de la génération ; ce qui qualifie
essentiellement le nouvel être et l'assimile à son générateur.
2) On passe aisément au sens métaphysique (pour tout être, même qui ne
vient pas au monde par manière de naissance). La nature désigne alors l'essence
(ensemble des notes qui appartiennent nécessairement à un être, le
définissent). Le mot « nature »
conserve cependant un sens dynamique : l'essence comme principe des
opérations.
3) Il y a enfin un sens cosmique : l'ensemble des êtres existants comme
formant un univers ordonné et plus particulièrement l'univers sensible auquel
nous appartenons. Le chant romantique nous a familiarisés avec ces images et
les écologistes nous y ramènent.
Parallèlement, le vocabulaire philosophique a pris l'habitude d'opposer le
monde de la nature : celui de la détermination, au monde de la liberté. Nous
opposerons nous-mêmes souvent les agents naturels, déterminés « ad unum », aux agents
libres, maîtres de leur action et ouverts « ad
plura ».
Je ne reviens pas sur l’opposition « naturel-élicite ».
Naturel va s'étendre à d'autres acceptions.
1) Et tout d'abord à qualifier toute une zone des opérations de l'appétit
élicite.
— l'appétit élicite sensible ne fait pas sortir de l'ordre des « agents naturels ». Le mot
naturel y sera utilisé par opposition aux agents libres.
— l'appétit élicite spirituel, prenons humain, éclairé par l'intelligence
est caractérisé, comme notre intelligence même, par le « discours ». Il est aussi discursif.
a) Toute une zone (voluntas ut ratio)
est proprement libre, fruit de délibération.
b) Mais à sa source, il y a une zone de vouloirs par lesquels nous nous
portons au bien non encore par choix, mais par « nature », en vertu de ce que nous sommes. C'est par
exemple le cas du vouloir de la béatitude, de la fin dernière en sa raison
formelle de fin dernière et de tout ce qui nous apparaît nécessairement lié à
cette fin. C'est la zone de la voluntas
ut natura. Ici, l'appétit
(amour, désir, etc.) va être à la fois :
élicite, puisque appétit de connaissant, opération,
non libre = naturel
— naturel : appétit de nature, ontologique, inné.
désir
— élicite -
au plan sensible
- au plan spirituel :
volontaire : - naturel (non libre)
- libre : exprimant la nature de l'intelligence ou
du vouloir de tout autre bien.
2) A s'opposer au surnaturel.
[I- VOCABULAIRE]
Quoique S. Thomas n'y vienne pas avant la q. 5 (notre chapitre IV) — nous
verrons pourquoi — nous sommes obligés, parce qu'il est impossible de faire
entièrement abstraction de la problématique moderne de la question, de préciser
dès maintenant un autre sens du mot naturel, un sens qui aujourd'hui vient
spontanément à l'esprit et que précise l'opposition non plus à élicite ou à
libre, mais à surnaturel.
1) On appelle surnaturel ce qui, de quelque façon, dépasse la nature, en
elle-même ou en ses capacités.
A) Par nature, nous entendons ici l'essence comme principe des opérations.
L'essence est définissante, elle ne peut manquer ou se trouver diminuée ; mais
il y a autour d'elle un cercle d'objets et de fins que précisément ses
opérations lui permettent d'atteindre et qui forment pour ce sujet l'ordre de
ce qui lui est naturel. D'après tout ce que nous avons dit dans ce traité, il
est clair que le plus déterminant de cet ordre doit être la fin dernière du
sujet en question. C'est ainsi que malgré beaucoup de traits communs diffèrent
en nature le cèdre, la rose, la girafe ou le dauphin.
B) Mais ici bien entendu, nous ayons en vue l'homme, cet animal bizarre qui
unit en sa nature la matière et l'esprit, l'animalité et la rationalité. C'est
un animal raisonnable, avec tout ce que cela comporte de capacités, de
possibilités opératives, d'indigences et de contraintes. C'est une nature bien
déterminée : ni ange, ni bête, homme.
C) Il y a tout d'abord un surnaturel relatif :
a) c'est « surnaturel » pour
un tronc d'arbre de devenir statue, Louis XIV ou Napoléon. Rien dans sa nature
ne le destinait à cela ; il y faut l'intervention d'une nature supérieure, ici
de l’homme (Déjà puissance obédientielle).
b) c'est « surnaturel » pour
un homme d'être soudainement transporté à une longue distance par un ange qui
le tient par les cheveux, comme Habacuc. Pour ce dernier cas, la théologie
moderne préférait parler de « préter-naturel »
(angélique ou démoniaque).
2) Il y a surtout — et c'est bien ce qui intéresse la théologie —, un
surnaturel absolu : ce qui dépasse toute nature créée ou créable, parce
qu'en toute hypothèse ce ne peut être attribuable qu'à Dieu.
1° Fondamentalement, c'est Dieu lui-même, dans le mystère de son être propre
et de sa vie, élevé au-dessus de toute créature, car la cognoscibilité suit
l'être ;
2° Dans le monde des créatures, il n'y aura de surnaturel qu'en dépendance
de l'action divine. Comment s'y reconnaître ? Où se situera le « dépassement » de la « nature » ?
A) Ce peut être d'abord dans l’ordre de l’efficience.
a) Dieu fait et laisse agir ses créatures, selon leurs capacités et leurs
rencontres ; il n'intervient pas dans l'action des causes secondes, leur
concours ou leurs oppositions comme une cause du même niveau.
b) Mais il peut, bien entendu, suppléer directement à ce qu'aurait pu ou dû
faire une cause seconde absente ou défaillante ; il peut même produire
directement ce qu'aucune causes seconde jamais n'aurait pu faire ou faire tel.
C'est ce que nous appelons le miracle. Il s'agit d'un effet qui en lui-même
reste nature, semblable à ce que font des causes secondes normales, mais qui
est surnaturellement produit. Il est surnaturel quod modum productionis suae.
Le type en est la résurrection de Lazare. La vie qui lui est rendue est la vie
humaine, semblable à celle qu'il avait avant d'expirer ; ce qui n'est pas « naturel » c'est de recevoir
cette vie par manière de résurrection. La nature transmet tous les jours la vie
humaine, mais par manière de naissance. Que la vie soit rendue à un mort, c'est
ce que seule une intervention directe de Dieu peut faire.
c) Cette intervention, Dieu peut la faire parce qu'à lui tout obéit. Aussi
dit-on qu'il y a, par rapport à l’action divine, une « puissance obédientielle » en toute chose créée. La
puissance obédientielle, c'est cette chose même comme se prêtant à tout ce que
Dieu veut en faire : n'est exclu que le contradictoire. Ce n'est pas une
puissance naturelle à agir (active) ou à recevoir (passive), c'est une pure
non-répugnance à une action supérieure venue du dehors. Déjà, par rapport à
l'action humaine, il n'y a dans le tronc d'arbre qu'une puissance obédientielle
à devenir statue : aucune ordination naturelle, pas plus qu'à devenir table ou
charpente. Simplement, elle s'y prête : on peut avec du bois faire statue,
table ou charpente, on ne le peut pas avec de l'air ou de l'eau.
B) Ce peut être ensuite, et beaucoup plus profondément, dans le terme même
de l'action divine : son effet est assimilation à cela même que Dieu est en
soi, participation formelle au mystère de sa vie intime. C'est l'ordre de la
Grâce. Le dépassement de la nature est ici dans l'ordre même des causes
intrinsèques (formelle). C'est la « participation
à la nature divine ». Ici, ce que Dieu fait est surnaturel en sa
réalité intrinsèque. On dit : surnaturel « quoad substantiam », non
plus « quoad modum ». C'est
du surnaturel intrinsèque non plus du surnaturel modal.
C) Il y a enfin une troisième sorte de surnaturel qui nous fait revenir aux
causes extrinsèques. Le dépassement de la nature se fait ici dans la ligne de
la causalité finale. Par exemple : au moment fixé et conformément à toutes les
conventions que nous avons faites, je paie à un de mes prêteurs exactement ce
que je lui dois : c'est un acte de justice, moralement bon. Peu importe pour
cet acte même que je sois chrétien ou ne le sois pas, musulman ou athée
convaincu ; il suffit que je sois homme et veuille me comporter avec honnêteté
dans la vie sociale. Mais si je suis chrétien, animé par la charité, cet acte
de justice sans changer le moins du monde de nature et de finalité prochaine,
se trouve ordonné en outre à cette fin dernière qu'est Dieu rejoint dans la vie
intérieure. Il devient surnaturel quoad
modum tendendi in finem. Surnaturel
modal, non plus dans l'ordre de l'efficience mais dans l’ordre de la
fin.
Cette expression, est en elle-même bien claire ; mais elle peut avoir deux
portées bien différentes que, dans la question présente il est très nécessaire
de distinguer :
A) Le Mystère de la vision béatifique
B) Voir Dieu en son essence
A) Le mystère de la vision béatifique n'est connu et affirmé que par la
foi. La théologie y réfléchit depuis les origines. Dans la synthèse de S.
Thomas, on l'étudié d'abord au traité de Dieu, à propos de la cognoscibilité
divine (Ia, q.12) puis en parlant du ciel, au traité des fins
dernières (la fin in executione). Est-elle possible ?
Qu'implique-t-elle comme élévation subjective de l'intelligence créée ? C'est,
dit-on, la « lumière de
gloire » : qu'est-elle
par rapport à la grâce qu'elle épanouit, à la foi qu'elle remplace ? Elle
exclut toute similitude, toute « species »
et tout verbe.
B) Voir Dieu en son essence : c'est de fait la même réalité, mais présentée
et saisie sous une raison plus commune, sous laquelle la raison peut suffire à
en poser le problème.
Nous disons de même qu'il y a un seul Dieu, que la foi atteint en son
mystère par la révélation mais dont la raison suffit à connaître 1'existence et
les attributs communs, dont la création porte l'empreinte.
De même, sans rien savoir ou même soupçonner du mystère de la vision
béatifique et de sa réalisation propre, la raison suffit à poser le problème
d'une connaissance intellectuelle directe (vision) de Dieu, sous l'aspect
commun voir en son essence la cause des effets créés.
C'est bien là une question sur laquelle la foi nous en apprend beaucoup
plus que nous n'en pouvions savoir ; mais la raison suffit à la poser, d'en
bas, sous des prédicats communs, où elle ne se présente aucunement comme un
objet surnaturel.
Rien de plus net que l'article de S. Thomas ; rien de plus embarrassé que
la tradition des commentateurs les plus attachés à sa pensée. D'où cela
vient-il ? Qu'il y ait eu évolution des problèmes n'a rien de bien étonnant.
Mais ici c'est d'un véritable « changement
de front » qu'il va s’agir. C'est, je crois, très instructif.
1) Au Moyen-Age, les adversaires que les théologiens devaient avant tout
combattre étaient les aristotéliciens outranciers, surtout averroïstes ;
ceux-là tenaient la vision béatifique pour une idée absurde, — même si, selon
la théorie de la double vérité, ils prétendaient la tenir par la foi. Contre
eux, il fallait montrer que cette assertion révélée n'est pas contraire à la
raison.
C'était particulièrement impérieux pour S. Thomas que son attachement à
Aristote compromettait aux yeux de tous les « conservateurs ».
La question était pour lui cruciale. Prenant l'offensive, il soutient que
non seulement la vision béatifique n'est pas impossible ou contradictoire, mais
que, en un sens, elle seule explique tout à fait la nature de l'homme et même,
au fond, de tout esprit créé.
Il est en cela très profondément fidèle à S. Augustin, qu'il a cependant
sur plusieurs autres points considérablement amendé.
2) Or il est arrivé qu'à l'orée du XVI° siècle, les attaques sont venues
d'un tout autre côté.
Ultra-augustinien, Luther pense que l'homme actuel, entièrement corrompu
par le péché originel — que même le baptême est impuissant à laver — ne peut
retrouver sa vraie « nature » que
par la grâce de Jésus-Christ.
Cette vraie nature de
l'homme, c'est celle d'Adam avant sa faute. Il était constitué en grâce. La
perte de cette grâce l'a gravement mutilé ; il n'est plus naturellement viable,
parce qu'il n'a plus une vraie nature.
Autant dire que, sans la grâce, la nature humaine par laquelle se
caractérise l’« animal
raisonnable » est impossible. Il est inconcevable que l'homme ne soit
pas appelé à la vision béatifique et par conséquent, déjà armé pour y tendre :
foi, charité (seule alternative à la « cupidité »).
C'est ce qu'enseignera Baius (Michel de Bay, 1513-1589), théologien au
Concile de Trente, plus tard condamné par S. Pie V (Denz. n° 1901-1980, Bulle
du 1er oct. 1567). C'est ce que reprendra (avec plus de succès,
grâce à des disciples, devenus école puis secte, d'où tout un état d'esprit)
Jansénius.
A) C'est contre ces erreurs que l'Eglise de la Contre-Réforme se mobilise :
contre les « prétendus Réformés »
et plus encore peut-être contre les Jansénistes (parce que vivant en terres
restées catholiques), qui de leur côté accaparent S. Augustin.
A la pointe du combat va se trouver la jeune Compagnie de Jésus, dont les
collèges plus encore que les théologiens vont répandre un humanisme, qui certes
se veut chrétien et par beaucoup vécu comme tel, mais qui évoluera
inexorablement et assez vite vers une idée de l'homme pour qui le surnaturel
est si gratuit qu'on voit mal pourquoi il ne pourrait pas s’en passer,
ambitieux, de se suffire, aussi bien personnellement qu'en société.
Bien entendu, beaucoup d'influences antérieures ou extérieures à la S. J.
ont concouru à cette évolution, et certaines beaucoup plus puissamment, et déjà
tout le courant « humaniste » de
la Renaissance. C'est un élève des jésuites, mais puissamment indépendant, René
Descartes, qui, dans la première moitié du XVII° s., va donner naissance à une « philosophie séparée » et en
fait à ce qui sera le rationalisme.
B) Or, dès le XVI°, la S. J. a pratiquement fait sien un système
théologique qui va être au centre de tous les débats et va imprégner les
mentalités, y compris souvent de ses adversaires : le molinisme, Louis
Molina (1535-1600) était un jésuite espagnol, professeur à Coimbra, puis à Madrid.
Sa pensée sera pratiquement adoptée par la Compagnie et va devenir le grand
adversaire du jansénisme, de l'augustinisme, du thomisme, etc., qui font dès
lors figure d'antiquités.
Il est sûr qu'à cette époque une théologie attentive aux appels de son
temps, soucieuse d'être « contemporaine »,
devait avant tout sacrifier à l'humanisme, défendre la nature humaine et le
pouvoir de la liberté contre ses détracteurs : Luther, Jansénius, Arnaud,
Pascal...
Eh bien, le molinisme allait contribuer à répandre, comme une donnée
fondamentale, l'idée, pour lui cruciale, de la nature pure, c'est-à-dire d'un
homme supposé laissé à la seule « nature
humaine », celle d'un « animal
raisonnable », avec toutes ses capacités, mais sans le moindre don
surnaturel ou préternaturel et, bien sûr, avant tout, sans aucune vocation à
partager la condition divine, à voir Dieu. La création serait mal faite si un
être aussi noble, aussi élevé au-dessus des minéraux, des végétaux, des
animaux, n'avait pas de quoi se suffire. Il faut donc bien qu'il ait, comme
tous les autres êtres créés et mieux que la plupart d'entre eux, une fin
dernière à laquelle il soit proportionné par sa nature.
Si comme la foi nous l'enseigne, Dieu est effectivement intervenu pour
appeler l'homme à partager sa propre vie, sa béatitude divine, ce ne peut être
que de façon toute gratuite et parfaitement « inattendue »
en ce sens qu'en l'homme lui-même et l’« ordre » de ce qui lui est
naturel, rien ne fait en ce sens le moindre signe, ne traduit le moindre appel.
Il ne peut y avoir en cet homme déjà pure nature que « puissance obédientielle », au sens le plus ras, le plus
rigoureux du terme. Tout comme un sculpteur pour en faire un Zeus, — ou, comme
Michel Ange, un Moïse — d’un bloc de marbre qui n'y peut rien et ne demande
rien, ainsi Dieu s'empare de l'homme, gratuitement, puisque l'homme avait en
somme de quoi se suffire.
3) Une autre évolution, parallèle mais indépendante, est venue compliquer
la façon dont notre question s'est posée de nos jours ( = en notre siècle).
Avec le triomphe du probabilisme qui a fait évacuer de la Théologie morale
toute question « spéculative » et
l'a ramenée à être une science du confessionnal, un traité de la fin dernière a
paru bien désuet, une vieillerie pour quelques mandarins.
Par ailleurs, l'influence kantienne donnait mauvaise conscience à tout
théologien qui osait parler de bonheur en morale, à plus forte raison de
béatitude.
Une réaction s'amorce heureusement, où on recommence à opposer à une
motivation « par devoir », = parce
que c'est impératif, c'est une obligation, la motivation « par plaisir » = parce que c'est conforme à la « nature ». Mais il y faut
encore bien du travail !
Quand il a paru urgent de se démarquer de l'augustinisme en soulignant plus
fortement la distinction de la nature et du surnaturel, — et ce sera la
constante préoccupation du Magistère depuis le début du XVI° s. : Trente, puis
condamnations de Baius, de Jansénius, réaction du modernisme et jusque sous Pie
XII : Humani Generis —, les textes de S. Thomas sur le désir naturel de
voir Dieu ont beaucoup embarrassé les commentateurs. Une interprétation s'est
formée, qui est devenue « traditionnelle »
dans l'Ecole et qu'on a opposée à Blondel.
1) Cajetan a une position singulière : le désir de voir Dieu est « naturel à l'homme
surnaturalisé » ; il est effectivement surnaturel. Ce désir surnaturel
existe : il est inclus dans l'espérance et même déjà dans la foi, vertus
théologales ; mais S. Thomas ici parle visiblement d'autre chose.
2) Aussi, depuis Silvestre de Ferrare, les commentateurs ont
progressivement élaboré l'interprétation suivante :
a) il s'agit bien d'un désir naturel = non surnaturel ;
b) non pas naturel au sens d'inné (ontologique) = ce serait ordination de
la nature au surnaturel ;
c) mais élicite, car il suppose la connaissance : au moins que Dieu existe
;
d) désir élicite non pas nécessaire et irrépressible, mais libre, même en
sa spécification, car chacun peut mettre ailleurs sa fin dernière ;
e) désir non pas absolu mais conditionnel : je désire voir Dieu si c'est
possible ;
f) désir enfin inefficace : on n'a ni on ne voit le moyen de le réaliser.
3) Elicite, libre, conditionnel, inefficace : c’est devenu une litanie. Ce
désir ne peut certes plus compromettre la gratuité du surnaturel. Mais que
peut-il encore prouver ? On disait : il est signe qu’existe probablement en
l’homme une capacité obédientielle, pure « non
répugnance » à une élévation surnaturelle.
Tout cela est vigoureusement résumé par le P. Ambroise Gardeil, dans « la structure de l'âme et l'expérience
mystique », t. I, p. 279 à 307.
Pour ma part, je pense que S. Thomas ne parle absolument pas de ce désir-là
ou plutôt qu'il en parlera à la fin de la q.5. Il s'agit ici, q.3, d'un tout
autre désir.
Je pense aujourd'hui que ce que veut dire S. Thomas est à la fois plus
simple et plus profond et ne compromet en rien ce qui préoccupe tant les
thomistes (cf. ma recension de Laporta, RT, 1966, p. 281-289).
A) L’argumentation de S. Thomas ne repose pas sur l'existence d'un désir
explicite et conscient de voir Dieu (il en parlera q. 5). Ce qui l'intéresse,
c'est la source de ce désir, et pas seulement de celui-là — qui est sans doute
bien rare en son explicitation — mais de cette universelle insatisfaction de la
recherche humaine pour laquelle toute solution est toujours à dépasser, parce
qu'il y a toujours plus à savoir. C'est une quête insatiable, dont bien peu
savent sur quoi elle peut déboucher, mais dont nous disons, en théologie
qu'elle ne peut avoir de satisfaction définitive que dans la vision de
l'essence divine.
B) Cette quête comporte toute une série de désirs élicites successifs, qui
portent de pourquoi en
pourquoi ;mais que ces désirs soient sans cesse renaissants, cela vient de
ce qu'ils expriment un désir plus profond, désir de nature, donc inné, à savoir
de la nature même de l'intelligence faite pour l'être connu en son essence (quod quid est).
J. Maritain a une excellente formule : « un
désir de nature, qui ne fait qu'un avec l'être même de l'intellect, même en tel
homme, qui manquerait de connaître de loin par la raison, ainsi qu'il le peut
et le doit, Dieu comme cause de l'être » (Approches sans entraves, p.
112, note 5). J. Maritain ajoute que ce désir de nature se double, chez le
croyant, d'un désir élicite de grâce qui bien entendu, le conforte.
C) Comment une solution si simple, et assez obvie, ne s'est-elle pas
imposée dès le début ? C'est assurément la préoccupation de ne pas même
paraître inclure si peu que ce soit le « surnaturel »
dans l’exigence de la nature.
1) Quand on a exclu tout désir inné, désir de nature, on est conduit très
logiquement au désir élicite, libre, conditionnel et inefficace. Mais pour
exclure ce désir inné, on s'en est fait une idée simpliste, effectivement
inacceptable. Si on traduit ce désir en termes d'ordination immédiate de
puissance à acte : de la forme substantielle à être et persévérer dans l'être,
facultés à s'actualiser en opérations, etc., on pose en effet une puissance
naturelle exigeant une situation surnaturelle.
On ne peut admettre qu'une créature soit ordonnée « par nature »
à la vision de Dieu. Nous soulignerons plus loin avec S. Thomas lui-même que
cette vision ne peut être « naturelle » qu'à Dieu.
Mais l’appétit de nature d'une puissance ou faculté s'étend à tout ce qui
est son objet comme comblant et reste insatisfait tant qu'elle n'est pas
comblée. C'est comme pourvue de puissances spirituelles (ses parties
potentielles) que l’âme humaine — qui est esprit — tend vers le vrai, le bien,
qu'elle a capacité de l'être et du bien. Il y a là désir naturel, plus profond
que tout désir élicite de connaître, et source de ce désir élicite, soif
naturelle de connaître davantage et mieux. C'est l'élan même de l'esprit.
2) Dans tous les textes où il met en avant ce désir naturel de connaître la
cause et de la connaître en son essence, S. Thomas en revient toujours là :
c'est la nature de l'intelligence, c'est son objet. Il n’a jamais eu l'idée
saugrenue que tous les hommes pensent à la vision de l'essence divine et
soupirent après elle ; il sait bien que ceux-là sont rares. Et même pour eux,
l'existence d'un tel désir, élicite, ne prouve pas grand chose, moins que le
désir, plus universel, de ne pas mourir.
La vérité est que, par son âme, l'homme est esprit. Son intelligence est
ouverte à l'être, à tout l'être. Son « appétit
naturel » s'étend à tout connaître de ce qui est explicatif et à le
connaître à fond (en son essence).
Introduction
Principe formel de la béatitude, la vision de l'essence divine fera pour
l'homme un changement radical d'état, dont les éléments sont nombreux. C'est ce
que nous avons à montrer maintenant, en nous efforçant de situer chaque élément
par rapport au principe essentiel.
Mais attention ! On pourrait être tenté de faire entrer ici tout ce qu'un
traité des fins dernières recueille de l'eschatologie biblique sur le « ciel ». Ce n'est pas le lieu
pour le faire et ce n'est pas du tout ce que S. Thomas a voulu faire.
Nous sommes dans le traité de la fin dernière, comme visée, non comme
atteinte. Ayant montré que cette fin est Dieu rejoint par manière de béatitude,
nous avons précisé le principe formel, essentiel de cette béatitude : la vision
de l'Essence divine. Mais ce ne peut être là qu'un élément ; il importait de
montrer que c'est le premier, la racine ; mais il doit forcément y en avoir
d'autres, dont certains sont même inséparables et concomitants parce qu'ils
appartiennent à l'esprit. Il y en aura même de moins proches, mais inévitables
aussi, étant donné les grandes catégories de désir que doit combler un bonheur
humain. Il s'agit donc maintenant d'intégrité et de complétude, d'après les
exigences de la notion même de béatitude.
Il y a entre ces éléments des degrés dans la proximité et l'exigence.
1) Nous nous plaçons donc d'abord au plan de l'esprit, pour montrer
l'indispensable rôle que doit jouer la volonté dans la béatitude.
2) Nous nous demandons ensuite, mais rapidement et comme schématiquement,
quel lien ont avec cette béatitude le corps, les biens extérieurs, la Société
des amis, etc.
1) Jusqu'ici, la volonté nous est apparue avant tout comme tendue par le
désir vers la fin dernière. Atteindre cette fin, en « prendre possession » n'appartient pas à une faculté de
tendance, mais à la faculté spirituelle de saisie, de préhension, qu'est
l'intelligence. Mais intelligence et volonté, si elles sont distinctes, ne sont
pas séparées : excluons toute représentation « locale » ! Spirituelles, elles se compénétrent.
L'amour, qui était au principe du désir de la fin encore absente ou lointaine,
va s'épanouir, dès que la fin est saisie, en fruition. Plus fort encore que le
mot joie, fruition en son sens plein est même normalement réservé à la fin
dernière. Celle-ci est supposée atteinte ; elle est rendue définitivement
présente et unie par la vision. La volonté alors s'épanouit en fruition. C'est
un élément concomitant, indispensable, donc inséparable de la vision, tout
autant que la chaleur est inséparable du feu. Ce n'est pas l’« essence »
de la béatitude, c'en est une propriété immédiate et nécessaire.
2) La fruition ne s'ajoute pas à la vision pour la « parfaire », comme si elle était plus haute et plus
aimée. Non : le bien est plus aimé que la délectation qu'on y prend. Certains
objectaient que la vision succédant à la Foi, alors que la fruition procède la
charité, celle-ci est plus noble, plus élevée. Mais S. Thomas répond avec une
justesse qui sauvegarde pleinement sa conception de l’« eudémonisme »,
que la charité tend, non pas à la délectation prise en Dieu (fruition),
mais d'abord à Dieu lui-même. Aussi est-il encore plus vrai de dire que ce qui
correspond à la charité, c'est la vision, la saisie de Dieu aimé, par rapport à
quoi notre délectation est seconde.
On attribue à la volonté ce que la tradition théologique appelle la « comprehensio », mot qu'on
pourrait très mal entendre. Il ne s'agit aucunement de l'intelligence, mais du
fait que la volonté est désormais « attachée » à la fin : cela
nous rend « comprehensores » après
avoir été « viatores ».
Ce n'est pas autre chose qu'une relation résultant dans la volonté du fait
de la vision. On peut dire que c'est le « positif »
de la disparition de l'espérance. Le mot vient de la Vulgate : « Sic currite ut comprehendatis ».
Celui qu'on cherchait, vers qui on tendait, on l'a saisi, on le tient.
La rectitude morale de la
volonté est pré-requise à la béatitude puisque — nous le verrons — nous
atteignons celle-ci par mode de mérite.
Mais elle ne pourra cesser. Cette rectitude accompagnera indéfectiblement
la béatitude : le bienheureux aime tout ce qu'il aime à raison de Dieu, comme
ici-bas la volonté ne peut rien vouloir que sous la raison de bien. Il ne
pourra rien vouloir qui soit incompatible avec Dieu. Jouissant d'une liberté
souveraine par rapport à tout ce qui nous enchaîne, nous limite ou nous
conditionne, il ne pourra plus pécher, — ce qui n'est pas une limite, mais la
libération d'une tare.
L'homme n'est pas un esprit pur. Il lui faudra bien passer par la « séparation de l'âme et du
corps » ; celui-ci alors sera détruit. Mais ce n'et pas pour l'âme un
état bien connaturel. Peut-il même y avoir béatitude sans le corps ?
D'ailleurs, avec le corps, ce sont les diverses conditions de la vie humaine,
qui réapparaissent : faudra-t-il des biens extérieurs ? et les relations
sociales, les amis ?
Encore une fois, nous n'étudions pas précisément ce que doit être le
bonheur du ciel : c'est pour un autre traité. Nous essayons seulement de
manifester ce qu'exigé, de par sa notion même, la béatitude, avec plus ou moins
de nécessité, non plus à titre essentiel et premier (q.3) ; mais comme
appartenant à son intégrité. Si quelque chose exige l'intégrité, c'est bien la
béatitude.
Le problème vient de ce qu'il y a deux ordres d'exigences à
respecter :
a) d'une part, l'objet béatifiant n'est atteint que par l'esprit ; mais
c'est Dieu même, l'immense Bonté divine ; il ne peut être insuffisant à
béatifier entièrement.
b) d'autre part, le corps est essentiel à l'homme : son lien à la béatitude
ne peut pas être accidentel.
Pour la béatitude imparfaite de la vie présente, à laquelle pensaient les « philosophes », il est bien
évident que le corps est indispensable et même « en bonne condition », car ses indispositions gênent les
activités de l'esprit.
Mais pour la béatitude parfaite, il faut quelques distinctions
complémentaires.
1) Le corps y est requis :
A) Moins par la béatitude en ce qu'elle a d'essentiel : « qui a Dieu, rien ne lui
manque »,
B) que par l'aspiration du bienheureux à recouvrer l'intégrité de son être.
Il n'est pas fait pour rester une âme. Qu'il redevienne pleinement un homme ne
peut aller sans épanouissement du sujet.
Nous pouvons d'autant moins le mettre en doute et sous-estimer cet
épanouissement que par là se réalisera l'assimilation définitive à Jésus-Christ
ressuscité.
2) Vous savez qu'il y a eu sur ce point des tâtonnements dans la tradition
de l'Eglise.
A) Bien des Pères, et, semble-t-il S. Bernard encore, ont pensé que les
Saints n'entreraient définitivement dans la gloire et ne jouiraient de la
vision qu'après la résurrection de la chair et le jugement dernier. En
attendant, elles étaient encore « sous
l'autel », comme les avait vues Jean dans l'Apocalypse.
C'est ce qu'un Pape, Jean XXII, prêchait encore dans la première moitié du
XIV° s. Il dut se rétracter et, la veille même de sa mort, il signait une Bulle
qui enseignait le contraire. Son successeur, Benoît XII, dans une Constitution
Apostolique célèbre, définit que, sans attendre la résurrection de leur corps,
les âmes des Saints reçoivent la vision béatifique ; elles sont donc « Vere beatae ». (cf. Denz.-Schönmetzger 1000-1002 -
Dumeige, 961-965).
B) Il y avait une erreur dans la position de S. Bernard, ou plutôt dans la
longue tradition qu'il exprimait encore ; mais aussi, et cela est intéressant,
l'affirmation d'une vérité que des formulations trop « platonisantes » risquaient de laisser échapper : il n'y
a pas d'homme s'il n'y a pas de corps et beaucoup plus profondément — car il ne
s'agit pas de philosophie — il n'y a assimilation au Christ ressuscité, que
comprenant aussi le corps ressuscité.
3) Poser à ce sujet de plus amples questions serait passer à ce qu'on
appelle le traité des fins dernières. Les commentateurs ne s'en sont pas
privés. Si ça vous intéresse, vous trouverez, par exemple chez les Salmanticenses
une longue et grave dissertation sur la question de savoir en quelle partie du
corps on portera les auréoles...
Terminons sur ce point en disant que, bien entendu, il s'agira d'un corps
animé d'une toute autre vie que celle d'ici-bas. On parle, dans la terminologie
de S. Paul, de corps spirituel ; ce qui ne fait qu'énoncer un mystère.
4) Il est évident que la béatitude imparfaite de la vie présente demande la
disposition de biens extérieurs, nécessaires au corps et à la vie humaine en
général.
La béatitude parfaite comme telle n'en exigera pas, car l'homme en sera,
même en son corps, pleinement indépendant. Us ne sont donc pas requis, du moins
à ce titre, d'une complétude personnelle.
1) Les amis sont nécessaires au bonheur de la vie présente
— non au titre de leur utilisé : qui veut être heureux doit apprendre à se
suffire ;
— ni précisément pour le plaisir de leur compagnie ;
— mais pour bien agir : leur faire du bien, se réjouir de les voir bien
faire, s'aider d'eux pour bien faire.
2) Quant à la béatitude parfaite, les amis sont requis :
— non comme indispensables, car Dieu suffit ;
— mais pour l'achèvement de cette béatitude, pour son mieux-être humain,
qui ne va pas sans communauté.
3) Il est évident que cette dernière considération tourne court. C'est
l'effet de la perspective du présent traité.
Il y aura effectivement beaucoup à dire quand auront été étudiés les
traités du Christ et de l'Eglise, sur la communauté des Bienheureux dans la
Cité des Saints. Mais il n'y a pas lieu d'anticiper, précisément parce qu'on
doit traiter pour eux-mêmes les problèmes d'eschatologie.
La béatitude que nous venons d'analyser nous est-elle vraiment possible ?
Quelle capacité avons-nous pour l'atteindre ? Si oui, quels en seront les
moyens ?
Telle est la dernière question que nous avons à nous poser, à la fois pour
achever ce traité et pour l'ouvrir sur la suite : la longue étude de la
démarche qui conduit l'homme à sa béatitude. La Morale, ne nous lassons pas de
le redire, ne se contente pas de considérer pour connaître, elle veut procurer,
donc diriger l’action.
Dans ce dernier chapitre, nous envisageons trois problèmes :
S. I : La béatitude est-elle possible pour l'homme ?
S. II : Quels moyens a-t-il pour l'atteindre ?
S. III : Tous les hommes la désirent-ils ?
Oui, la béatitude parfaite est possible à l'homme, parce qu'il a été créé à
l'image de Dieu. En son âme, il est esprit, ouvert à tout l'être par son
intelligence, à tout le bien par sa volonté. Il est, selon le mot de S. Thomas,
« capable de Dieu. » (emprunté
à S. Augustin : « eo ipso quod facta
est (anima) ad imaginem Dei, capax est Dei per gratiam » De Trin. XIV,
8) I-II, 113, 10. Que veut dire exactement cette « capacité de voir l'essence divine » ? Ce problème est
évidemment lié à celui que nous venons d'étudier du désir naturel de voir Dieu.
Il manifeste le même effort de la tradition thomiste d'atténuer les expressions
de S. Thomas. On a beaucoup utilisé pour cela la notion, que j'ai rapidement
évoquée, de puissance obédientielle. Il faut essayer de la tirer au clair pour
saisir le véritable enjeu.
I. Il nous faut, ici encore, remonter aux éléments : la notion de
puissance.
1) Vous le savez, l'idée de puissance a été élaborée pour expliquer le
devenir. Entre être et ne pas être, y a-t-il un milieu ? Ce qu'on est, en « acte », on ne le devient pas
; mais de ce qui n'est pas, peut-il sortir quelque chose ? Il faut bien qu'il y
ait une autre manière d'être que d'être en acte.
a) Eh bien, il y a en effet une autre manière d'être (de n'être pas rien),
sans être en acte : c'est d'être en puissance. Il faut s'en faire un concept
original, différencié à la fois du non-être : de celui-ci, il ne sort rien, et
de l'être en acte qui précisément n'est plus en puissance à cet acte-là. C'est
la pure capacité.
b) Dans la puissance, il y a réellement ordination à l'acte. C'est pourquoi
on ne peut attendre d'une puissance n'importe quel acte, mais seulement celui
ou l'un de ceux auxquels elle est ordonnée et pour lequel d'ailleurs il faut
l'action d'une cause efficiente.
c) Mais cette ordination à l'acte n'est pas du tout une sorte d'acte
commencé, ébauché. Ce serait rester dans l'univocité. Dans la puissance, il n'y
a encore que pure capacité. Ce n'est pourtant pas rien que d'être en puissance
: le bois se prête à la combustion mais pas la terre.
2) On distingue aussitôt deux grandes façons d'être en puissance :
a) A recevoir d'un autre le mouvement qui fait changer, qui met en acte.
C'est la puissance passive (« ab
alio »).
b) A causer dans un autre le mouvement qui l'active : puissance active (« in alio »). L'expression « d'un autre » ou « dans un autre » veut dire
ici au moins une autre partie du même sujet, parce que le même ne peut
évidemment jamais être à la fois en puissance et en acte sous le même rapport.
Mais toujours la puissance, qu'elle soit passive ou active, se définit par
l'acte auquel elle est ordonnée. Comme telle et séparément, elle n'est pas
connaissable et par conséquent pas désignable.
II. Or il arrive qu'une
puissance active soit assez haute pour amener une puissance passive à un acte
auquel celle-ci n'était pas naturellement ordonnée ; il faut seulement que dans
cette puissance passive rien ne s’y oppose. Rappelez-vous notre exemple du
tronc d'arbre dont un sculpteur fait une statue, de Louis XIV ou de Napoléon.
Aucun agent naturel à son niveau (vie végétative) ne l'aurait conduit à cette
actuation !
1) La détermination de l'acte est dans l'agent ; c'est l'homme qui décide
de faire de ce tronc d'arbre un meuble, une statue, une charpente. Dans le
bois, aucune ordination à l'un ou l'autre de ces actes ; il faut seulement une
non-répugnance à cet acte-là. On dit qu'il y a en lui une puissance
obédientielle par rapport à ce que voudra et pourra en tirer l'homme qui le
travaille. Cette puissance obédientielle se définit non plus par un acte auquel
elle serait ordonnée, mais par l'agent auquel elle est soumise.
2) Par rapport à Dieu, toute créature est en puissance obédientielle à tout
ce que Dieu voudrait en faire, — à seule condition que sa nature n'y répugne
pas. C'est sur ce type de puissance (obédientielle) que repose la possibilité
du miracle. De soi, l'actuation d'un être selon une pure puissance
obédientielle n'intéresse pas sa nature ; il n'est nullement ordonné à cet acte
; et la non-actuation ne le frustre en rien. Aussi, insiste-t-on sur le
caractère de la puissance obédientielle : pure non-répugnance.
Comme au chapitre précédent, les difficultés de terminologie et d'exégèse
viennent s'ajouter aux difficultés doctrinales. Mais c'est dans le prolongement
de ce que nous avons déjà amorcé, — et je pense que ce n'est pas sans intérêt
pour une culture théologique.
La tradition thomiste (celle dont nous parlions au chapitre précédent)
tient beaucoup à l’affirmation que : vis-à-vis de la vision béatifique (et par
conséquent de ce qui y prépare et y ordonne : la grâce et tout l'ordre
surnaturel) l'homme n'a que pure puissance obédientielle.
Soulignons les points suivants :
1) Pour mettre en relief l'absolue gratuité du surnaturel, elle insiste sur
le caractère de la puissance obédientielle d'être une pure non-répugnance :
elle n'inclut aucune sorte d'ordination, sous quelque forme que ce soit.
2) Cette non-répugnance n'est cependant pas une note purement négative :
elle inclut toute la positivité de la nature considérée. Il y faut une nature
intellectuelle. Dieu lui-même ne peut élever à le voir en son essence un organe
sensible de vue, un « œil », quelle
qu'en soit la structure : il y a répugnance ; ce serait une contradiction qu'un
organe sensible connaisse un objet spirituel.
Mais pour l'intellect, rien ne prouve qu'il y ait répugnance, parce que
l'intelligence est faite pour l'être, en toute son extension et Dieu n'est pas
en-dehors de l'être. Encore hésiterait-on à affirmer positivement cette
non-répugnance, si la révélation ne nous apprenait que cette élévation a lieu.
La raison à elle seule dirait simplement qu'aucune répugnance ne lui apparaît.
3) On ajoute cependant qu'à cette puissance obédientielle se trouve unie
une très haute convenance à ce que Dieu intervienne. L'arbre ne gagne rien à
devenir statue ; il n'y a pour lui aucune convenance spéciale à être élu pour
cela. Au contraire, l'homme a tout à gagner à l'élévation surnaturelle par
Dieu. Rien ne peut combler plus profondément le vœu de sa nature même.
Ne soulignons pourtant pas trop ce vœu, que la raison seule ne parvient pas
à discerner.
Les formules élaborées par les thomistes — sur le désir naturel et la
puissance obédientielle — surtout durcies par la controverse avec les
jansénistes et les molinistes, ont exaspéré les « augustiniens ». Ceux-ci, il est vrai, ne forment pas
une « école » au même sens,
mais pourtant un courant permanent, reconnaissable à certains thèmes, au moins
celui d’une certaine nécessité du surnaturel à la nature telle que nous la
connaissons.
1) Les formules thomistes que je vous ai expliquées leur ont paru rendre ce
surnaturel tellement étranger à la nature, qu'il ne peut plus être, en quelque
sorte, que « plaqué sur elle », du
dehors, une « pure non
répugnance » ne leur suffit pas. Il y a, disent-ils, une « ordination » de la nature
humaine à la vision et donc à la grâce.
2) Chez S. Augustin lui-même, le mot nature est très habituellement pris,
quand il s'agit de l'homme, en un sens non pas métaphysique, mais historique.
La « nature humaine » c'est
celle qu'a reçue Adam des mains du Créateur : comblée de dons surnaturels, elle
était faite pour la vision béatifique. Par sa faute, Adam l'a abîmée et nous
l'a transmise abîmée, mais sa vocation reste la même.
3) Les thomistes, comme les augustiniens, admettent tout cela. Mais à
partir du jour où la pratique scolastique a habitué toutes les écoles à donner
au mot nature un sens d'abord physique et même métaphysique (animal
raisonnable) et non plus historique (sinon en des contextes précis et en
prévenant), le problème s'est transformé : à la considérer en elle-même,
abstraction faite des données historiques, la nature humaine exige-t-elle la grâce
? Est-elle ordonnée de soi à la vision béatifique ?
4) Il faut avouer que les augustiniens ne sont jamais arrivés à des
formules très nettes. Que les seuls moyens d'atteindre la vision soient
surnaturels : grâce, charité, soit ; mais la vision est-elle surnaturelle comme
fin ? la « puissance
obédientielle » n'est-elle pas une invention de Cajetan, bien après S.
Thomas ? etc.
Il n'est pas facile de lire S. Thomas sans anachronismes, du moins sur les
points longtemps controversés. Il a certainement été moins timide que ne le
sont devenus ses disciples pour trouver dans la nature humaine les pierres
d'attente du surnaturel. Il est vrai qu'il n'a pas connu les mêmes adversaires.
Je crois pourtant que ses formules restent parfaitement valables.
Pour lui, l'homme est capable de Dieu parce qu’il a été créé à son image.
Cela veut dire qu'il est capable du bien universel et parfait de sorte qu'il ne
peut trouver sa parfaite béatitude que dans la vision de Dieu. Cela se
réduit-il à l'idée de puissance obédientielle ?
A) Cette idée, quoi qu'on en ait dit, S. Thomas la connaissait, même dans
son application au cas de l'élévation de l'homme à la grâce. Elle n'a pas été
inventée par des commentateurs. Elle se trouve très nettement dans le
commentaire de S. Albert le Grandiaux « noms
divins » de Denys, dans un cours que S. Thomas étudiant a suivi et qui
nous est parvenu écrit de sa main (S. Abb. M, Cologne XXXVII, 1, p. 13, ad 7m
, cf. texte (1).
B) Il n'en est que plus significatif de constater que lui-même évite
habituellement cette expression et réserve
la puissance obédientielle au cas du miracle, comme il s'en explique au IV
Sent. d. 17, q.l, a.5, q.la 1, cf. texte (2).
Dans la Somme (I-II, 1 13, 10), sans plus nommer la puissance obédientielle,
S. Thomas remarque que la justification (infusion de la grâce) n'est pas un
miracle, parce que l'âme humaine est
par nature (naturaliter) capable de
la Grâce. Et il cite S. Augustin (de Trin XIV, 8) : « Du fait qu'elle a été créée à l'image de Dieu, elle est capable
de Dieu » Cf. texte (3).
Conclusion
Nous pouvons donc dire avec S. Thomas que la béatitude parfaite dont nous
avons parlé est de soi possible à l'homme, parce que lame humaine est
naturellement capable de recevoir la vision de Dieu, parce qu'elle est faite à
son image. Aussitôt, va se poser la question des moyens. Ce sera la Section
suivante.
Auparavant, nous nous interrogeons sur quelques conditions de la béatitude.
S. Albert, in « de divinis Nominibus »,
Cap. I (Ed. Col. XXXVII,
p. 13, ad 7m).
(1) Intellectus noster apprehendit omne id ad quod est in potentia secundum proportionem naturalem, sicut et materia prima ; sed ad videndum Deum est in potentia sec. proportionem naturalem, sed tantum sec. potentiam obedientiae, sicut materia prima ad formam glorificationis ; et ideo non oportet quod totum comprehendat, sed sec. quod efficitur proportionatus ad ipsum ex lumine divino. |
Notre intellect saisit tout ce à quoi il est en puissance selon une proportion naturelle, comme la matière première ; mais à voir Dieu, il n'est pas en puissance selon une proportion naturelle, mais seulement selon une puissance obédientielle, comme la matière première à la forme de la glorification. Aussi, ne faut-il pas qu'il comprenne tout, mais seulement selon qu'il est rendu proportionné à voir par la lumière divine. |
S. Thomas, In IV Sent, d. 17, q. l, a. 5, q1a
1.
(2) (153) De ratione miraculi sec. se sumpti, tria sunt : 1) qd illud qd fit per miraculum, fit supra virtutem naturae creatae agentis ; 2) ut in natura recipiente non sit ordo naturalis ad illius susceptionem, sed solum potentia obedientiae ad Deum ; 3) ut praeter motum consuetum tali effectui ipse effectus inducatur (...). (156) Et ideo ille effectus qui immediate est a Deo ttm ; et tamen inest recipienti ordo naturalis ad recipiendum illum effectum non per alium modum quam per istum, non erit miraculosus : sicut patet de infusone animae rationalis. (157) Et
similiter est de justificatione impii ; quia ordo naturalis inest animae ad
justitiae rectitudinem consequemdam, nec alio modo eam consequi potest quam a
Deo immediate. Et ideo justificatio impii de se non est miraculosa ; sed
potest habere al iquod miraculosum adjunctum, quod justificationi viam parat. |
(153) La raison de miracle, pris en lui-même, comporte trois éléments : 1) que ce qui est fait par miracle dépasse la vertu de la nature créée qui agit ; 2) la nature qui reçoit n'ait à cette réception aucune ordination naturelle, mais seulement puissance obédientielle par rapport à Dieu ; 3) que cet effet soit induit en dehors du mouvement habituel (...). (156) Aussi l'effet qui vient immédiatement de Dieu seul, mais que cependant le sujet a un ordre naturel à recevoir de cette façon-là ne sera pas dit miraculeux : p. ex. l'infusion de l'âme raisonnable. (157) Il en va
de même pour la justification de l'impie, parce qu'il y a une ordination
naturelle à recevoir la rectitude de la justice, et qu'elle ne peut
d'ailleurs la recevoir autrement que de Dieu immédiatement. Aussi la
justification de l'impie n'est-elle pas miraculeuse en elle-même, encore
qu'il puisse y avoir quelque élément miraculeux adjoint qui prépare la voie à
la justification. |
S. Thomas, I-II, q. 113, a. 10
(3) (...) Secundo, in quibusdam miraculosis operibus, invenitur qd forma inducta est supra naturalem potentiam talis materiae, sicut in suscitatione mortui vita est supra naturalem potentiam talis corporis. Et qtm ad hoc justificatio impii non est miraculosa, quia naturaliter anima est gratiae capax « eo enim ipso qd facta est ad imaginem Dei, capax est Dei per gratiam » ut Augustinus dicit (de Trin. XIV, 8). |
(...) 2°, en certaines oeuvres miraculeuses, il arrive que la forme induite dépasse la puissance naturelle de cette matière, p. ex. dans la résurrection d'un mort, la vie dépasse la puissance naturelle de ce corps-là. Et à ce point de vue, la justification de l'impie n'est pas un miracle, parce que l'âme est par nature capable de la grâce : « du fait qu'elle a été créée à l'image de Dieu, elle est capable de Dieu par la grâce » dit Augustin (de Trin. XIV, 8). |
Puisque la béatitude est possible à l'homme, on peut se demander
1) si elle sera égale pour tous ;
2) si elle est vraiment réservée à l'autre vie ;
3) si elle sera inamissible.
1) Il ne saurait y avoir d'inégalité dans l'objet de la béatitude : c'est
Dieu immédiatement atteint ; chacun le possédera autant qu'il en est capable.
Mais cette capacité sera indéfiniment diversifiée ; elle est mesurée par le
degré de charité de chacun au moment de sa mort. Il y aura autant de demeures
dans la gloire qu'il n'y en aura eu dans l'amour ; ce sera aussi différencié
que les personnes.
2) On peut bien, dans la vie
présente, atteindre une certaine participation de la béatitude, mais non la
béatitude parfaite, parce que la béatitude exclut tout mal et apaise tout
désir, par ailleurs, la vision de Dieu n'est pas possible dans les conditions
de la vie présente.
3) Il est la raison même de béatitude qu'elle soit inamissible, car la peur
de la perdre suffirait à la troubler et si, par erreur, on la croyait
éternelle, cette erreur même est un mal.
Mais de fait, notre béatitude est élevée à être éternelle ; il n'y a plus
aucun principe de changement :
a) ni dans le bienheureux, dont la volonté est fixée sur le bien et ne peut
vouloir cesser ;
b) ni en Dieu, qui ne pourrait vouloir l'interrompre que pour raison de
peine, mais le péché n'est plus possible ;
c) ni en quelque autre être que ce soit, qui ne peut avoir aucune influence
sur ce qui est uni à Dieu immédiatement.
La béatitude parfaite est donc possible à l'homme. Avant d'aborder le
second problème, celui des moyens de l'atteindre, S. Thomas règle brièvement la
question de quelques conditions de la béatitude.
1) Sera-t-elle égale pour tous ?
Aucune inégalité dans l'objet : c'est Dieu même, immédiatement atteint.
Chacun le possédera autant qu'il en est capable. Or cette capacité sera
indéfiniment diversifiée, mesurée par le degré de charité atteint par chacun au
moment de sa mort
2) Est-elle vraiment réservée à l'autre vie ?
On peut bien, dans la vie présente, avoir une participation de la béatitude
; elle est commencée dans la vie de grâce. Mais on ne peut l'avoir en
perfection ; cela exclut tout mal et apaise tout désir et d'ailleurs la vision
de Dieu n'est pas possible dans les conditions de la vie présente.
3) Une fois reçue, est-elle inamissible ?
Oui, cela appartient à son essence, car elle n'apaiserait pas tout désir ni
n'exclurait tout mal. De fait, il n'y aura pour elle aucun principe de
changement :
a) ni dans le bienheureux, dont la volonté est fixée sur le bien et ne peut
vouloir s'en détacher ;
b) ni en Dieu, qui ne pourrait vouloir l'interrompre que pour raison de
peine, mais le péché est impossible ;
c) ni en quelque autre être que ce soit, qui ne peut rien sur qui est uni à
Dieu immédiatement
Art. 5 : L'homme, par ses forces naturelles peut-il conquérir la béatitude
? problème :
oui : 1) une nature ne peut
manquer du nécessaire, surtout pas de pouvoir atteindre sa fin
2) Les êtres inférieurs ont tout ce qu'il faut ; a
fortiori les êtres raisonnables !
3) Qui commence une démarche doit pouvoir achever.
L'homme commence par l'opération de la béatitude imparfaite ; il doit pouvoir
atteindre la perfection.
non : La béatitude des saints
dépasse intelligence et volonté : « L’œil
n'a pas vu... » (1 Co 2, 9).
Solution 1) La béatitude imparfaite peut être
acquise par des moyens naturels à l'homme, au même titre que la vertu,
puisqu'elle consiste en opérations vertueuses, q. 63.
2) Ni l'homme ni aucune créature ne peut, par ses moyens naturels,
atteindre la béatitude parfaite, c'est-à-dire voir Dieu.
Parce que voir Dieu en son essence dépasse à l'infini la nature, non
seulement de l'homme mais de toute créature.
Parce que la connaissance qu'exercé une créature est à la mesure de sa
substance.
Réponses ad. 1 : Ce n'est pas une infériorité que
l'homme n'ait pas, comme les animaux une fourrure et des armes naturelles, car
la nature lui a donné bien mieux : la raison et les mains. Ce n'est pas
davantage une infériorité qu'il n'ait pas en sa nature les moyens d'atteindre
sa béatitude la plus haute : c'était impossible ; mais il a reçu le libre
arbitre, par lequel il peut se tourner vers Dieu qui le fera bienheureux
Aristote : « Ce que nous pouvons par
nos amis, c'est en quelque sorte par nous-mêmes que nous le pouvons ».
ad. 2 : La nature qui est capable du bien parfait, fût-ce par le secours
d'un autre, est bien plus élevée que celle qui, pouvant sans secours extérieur
atteindre son bien parfait, n'est pas capable d'être élevée au Bien suprême.
ad. 3 : Dans le
même ordre d'opérations, celui qui commence doit pouvoir achever ; mais
l'opération imparfaite de l'homme en cette vie n'est pas du même ordre que
l'opération parfaite en laquelle consiste la béatitude.
I) Que l'homme soit appelé à la vision béatifique, c'est une vérité de la
foi. Mais, comme il arrive assez souvent, elle fait mieux comprendre la nature,
même à la raison. Aristote, avec sa béatitude de la vie présente, ne va pas
très loin. Les scolastiques qui ont imaginé une « fin naturelle » possible dans l'autre monde ne sont
guère crédibles. La vérité est que l'homme est, en sa nature même, ouvert sur
beaucoup mieux. Mais n'est-ce pas inclure le surnaturel dans la nature ?
1) On ne doit pas dire — et S. Thomas ne dit pas — : « voir Dieu en son essence est pour l'homme sa fin dernière
naturelle, mais les moyens ne peuvent être que surnaturels ». Mais au
contraire : « Nous n'avons aucun
moyen naturel d'atteindre à cette vision parce que cette fin dépasse notre
nature et toute nature créée ». C'est parce que voir Dieu ne peut être
naturel qu'à Dieu que pour toute créature c'est surnaturel et que par suite,
les moyens d'y parvenir doivent l'être aussi.
2) Ce que nous avons, c'est la capacité de nous tourner vers Celui qui nous
donne de l'avoir pour fin et qui seul peut nous donner les moyens adaptés. Tout
cela est surnaturel et gratuit. Nous dirons donc : voir Dieu.
a) d'une part, sous la raison commune de fin dernière ultimement comblante
pour le désir de savoir est atteint (visé) par une nature qui en est capable ;
b) d'autre part, en sa réalité propre (vision béatifique) reste une fin
surnaturelle et gratuite, même comme « fin ».
3) La raison est celle que développe l'art. 5 : la connaissance naturelle
de n'importe quelle créature est limitée à ce que peut sa propre substance,
mesure de ses forces actives. En ce monde, l'homme n'atteint l'intelligible
qu'à travers le sensible ; dans l'autre, l'âme séparée peut bien connaître Dieu
dans le miroir de sa propre substance, mais non dépasser ce cadre, qui est
naturel.
En nous créant, Dieu nous fait accéder à l'être dans la nature humaine,
avec ses énergies et ses capacités qui sont, à son sommet, celles de l'esprit.
En nous appelant à le voir, Dieu nous fait accéder à l'ordre de ce qui n'est
propre qu'à lui : le passage n'est pas moins large, pas moins infranchissable à
tout autre qu'à Dieu. Mais il est vrai que si Dieu a créé l'homme, c'est pour
l'élever, le faire entrer dans sa propre « communauté ».
II) Dieu aurait-il pu laisser l'homme à sa simple nature sans l'élever à sa
propre vie divine, ce qui ne peut être pour l'homme que surnaturel ?
1) C'est une possibilité théorique que nous ne pouvons pas exclure et qui a
l'avantage de fournir un point de référence idéal pour préciser certains
concepts. Mais un tel état est parfaitement irréel. A notre connaissance (et
nous ne pouvons être renseignés sur ce point que par la Révélation) il n'existe
pas et n'a jamais existé.
2) Existerait-il, il serait vrai de lui comme de nous que son désir naturel
s'étend à vouloir voir en son essence la cause des effets créés ; désir
naturel, comme celui de ne pas mourir. Désir permanent de la nature, mais qui,
au plan « élicite », régresserait
vers la velléité, comme le désir de ne pas mourir.
3) C'est que, en définitive, tout esprit, même infime (l'homme) est par
nature plus large que tout ce que la nature peut lui donner.
III) Il reste que l'homme n'a effectivement qu'une seule fin dernière et
que cette fin est surnaturelle.
Les deux premières objections argumentaient en se fondant sur l'évidence
qu'une nature ne peut manquer du nécessaire, donc avant tout de ce qui lui
permet d'atteindre sa fin. Si l'homme en manquait, il serait inférieur aux
animaux.
1) La réponse topique qu'après le Concile de Trente un thomiste aurait
faite consistait à distinguer la fin surnaturelle pour laquelle l'homme n'est
pas armé par sa nature (mais ça va de soi !) et une fin naturelle pour
laquelle il n'est pas moins bien armé que les animaux pour la leur, mais qui
pour nous désormais n'est plus une fin.
2) A une réponse de ce genre, S. Thomas ne pense même pas. Il se garde bien
d'alléguer une quelconque « fin
naturelle » pour l'homme. Oui, dit-il, la Fin de l'homme est si élevée
qu'il ne peut avoir par nature de quoi l'atteindre et Dieu lui-même ne pouvait
faire que cela lui appartienne par nature. Mais l'homme a de quoi se tourner
vers Dieu : le libre arbitre. Or « ce
que nous pouvons par nos amis, c'est un peu comme si nous le pouvions par
nous-mêmes » (Aristote). Et d'ailleurs, mieux vaut être capable d'un
bien éminent, même si on a besoin de secours pour l'atteindre que d'être limité
à un bien médiocre qu'on peut atteindre tout seul, mais qu'on ne pourra jamais
dépasser.
Ainsi, ouvert sur l'amitié de Dieu, l'homme, bien loin d'être un être
manqué est un être comblé, à condition d'accepter sa condition de créature.
C'est le péché de Lucifer — et c'est peut-être la grande tentation de
l'homme moderne — de rejeter toute dépendance et de vouloir ne devoir qu'à lui
sa complétude.
Nous l'avons dit, l'homme ne peut atteindre la béatitude par ses propres
forces : c'est Dieu qui l'y élève et l'y conduit. Mais n'y a-t-il pas quelque
autre secours ? Et par ailleurs, l'homme n'a-t-il rien à faire ? Ne doit-il pas
se préparer ?
A) De la béatitude imparfaite de la vie présente, il faut parler comme de
la vertu : nous pouvons y être aidés, mais notre nature y est proportionnée, et
donc, en principe, nous y suffisons.
B) Mais si nous parlons de la vraie et unique béatitude, l'homme ne peut la
recevoir que par l'action de Dieu, parce qu'elle dépasse toute action d'une
créature, puisqu'elle dépasse toute nature créée.
C) Les anges peuvent bien aider l'homme, par manière de dispositions, mais
Dieu seul béatifie.
L'homme ne peut se donner la béatitude, l'acquérir par ses propres forces.
Mais ne peut-il rien à son égard ? Va-t-il se contenter de l'attendre ou
doit-il se préparer par des oeuvres bonnes ?
Il faut à l'homme des oeuvres bonnes dont la béatitude sera la récompense.
1) On peut d'abord rappeler que la béatitude suppose la rectitude de la
volonté, mais cela ne suffit pas car Dieu à la fois peut — faire la volonté droite
— et donner la béatitude.
2) La vraie raison est que tel est l'ordre voulu par la Sagesse divine
conformément à la nature des choses.
A) Posséder la béatitude sans avoir eu à se mouvoir vers elle ne convient
qu'à Dieu, il ne l'obtient pas par acquisition ou conquête, il l'est par identité.
B) Pour une créature, la béatitude est toujours un acquis : aucune ne la
reçoit sans le mouvement d'une opération tendant à la fin :
— à l'ange il suffit d'un acte méritoire
— à l'homme il faut normalement beaucoup d'actes, qui sont des mérites,
tout un progrès temporel.
Si elle ne devait l'être par l'ensemble des traités qui vont suivre, cette
dernière notation devrait être particulièrement développée : la condition
temporelle de l'homme. Il importe de comprendre — ce que les hommes du Moyen
Age considéraient peu — que ce n'est pas simplement une certaine durée
successive plus ou moins longue, c'est une genèse, une lente construction de
l'homme par lui-même, sous l'action générale de Dieu.
Une genèse temporelle, une durée successive orientée vers un terme, vers
une réalisation, cela s'appelle une histoire. Elle peut se considérer au plan
de l'individu, de divers groupes plus ou moins larges et jusque de l'humanité
tout entière. Cette vue, qui est devenue fondamentale, n'est pas explicitée
dans l'enseignement de S. Thomas, mais elle ne le dérange en rien et ne fait
qu'en manifester une dimension très importante, spécialement pour la morale.
Cette dernière question rappelle notre attention sur une distinction
fondamentale. Dès le début (ch. II) nous distinguions :
1) Le vouloir de la fin dernière sous la raison de fin dernière : cela est
commun à tous, car c'est l'objet même de la volonté.
2) Le vouloir de telle fin dernière, concrètement considérée comme telle :
sur ce point, les hommes sont divisés à l'extrême. Ils ne cherchent pas le
bonheur dans les mêmes biens.
Considérant ici la béatitude comme mise en possession de la vraie fin
dernière, nous devons faire la même distinction :
1) Sous la raison commune de béatitude, mise en possession du bien parfait,
il est clair que tout le monde, au moins obscurément, la désire : c'est l'objet
même de la volonté en ce qui serait sa réalisation plénière.
2) Sous la raison propre et spécifique, ou la béatitude consiste dans la
vision de l'essence divine, non, tous les hommes ne la veulent pas : parce
qu'ils ne la connaissent pas, ignorant précisément en quoi elle consiste.
Vous le voyez, nous parlons bien ici du désir élicite de la béatitude,
désir suivant la connaissance que nous en avons :
La béatitude est voulue naturellement, d'un désir élicite naturel,
c'est-à-dire nécessaire, supra-libre. Libre en son exercice comme toute activité
volontaire ici-bas, il n'est pas libre en sa spécification, en ce sens qu'on ne
peut aucunement vouloir le contraire. On peut ne pas penser à la béatitude et
par conséquent, ne pas la vouloir actuellement, mais si on y pense, on ne peut
pas vouloir la refuser, on la veut. Ce vouloir est même implicite en tout
autre.
Et, bien entendu, ce désir élicite exprime un désir naturel (ontologique)
qui est la nature même de la volonté et plus profondément de l'esprit, ordonné
de tout son poids à la béatitude comme à l'épanouissement parfait.
Vision de l'essence divine, la béatitude n'est pas voulue par tous parce
que beaucoup ne la connaissent aucunement et n'en ont pas la moindre idée. Un
désir élicite suppose la connaissance et la suit. Or, en-dehors de la foi et
des désirs qu'elle apporte, combien d'hommes parviennent-ils à une connaissance
de Dieu qui leur apparaisse ouvrir sur une vision de l'essence divine ?
Néanmoins, sans le savoir, c'est à cela que porte le désir naturel de
l'intelligence, par le fait qu'il ne peut être satisfait par rien d'autre. Ce à
quoi conduit ce désir, ce n'est pas à la « vision
béatifique » sous la raison de mystère de foi, c'est à la « vue en son essence de la cause des
effets créés ».
Et cela montre à quel point le don gratuit de la participation à la vision
béatifique comble le vœu le plus naturel de l'homme, ou, si vous voulez, le vœu
le plus intime de sa nature. Rien n'est mieux accordé à la nature que la grâce
; rien, sous une raison commune, ne pouvait être plus attendu.
CONCLUSION
Nous achevons ici ce premier traité dont l'importance est capitale. Il
avait pratiquement disparu de l'enseignement d'une théologie morale devenue
casuistique ; privée de cette lumière et de cet élan, celle-ci s'est trouvée
réduite à ne plus être, au plus mauvais sens du mot, qu'une « morale » au lieu d'être
avant tout la recherche passionnée de Dieu à travers les « variétés de la terre ».
A vrai dire, ce traité porte beaucoup plus loin que la seule morale : il
ouvre la vaste synthèse de ce qui est le retour à Dieu de sa créature
raisonnable.
1) Sorti par la création des mains de Dieu, à l'image de qui il est fait,
l'homme revient vers lui par son activité volontaire, libre. Ce ne sera pas
sans un secours divin gratuit qui le met au niveau de la fin surnaturelle à
laquelle il a été gratuitement appelé, en vue de laquelle il a été créé.
2) Mais sa liberté et sa condition temporelle font que son développement ne
dépend pas uniquement de l'essence des choses, mais de bien des données qui
font son historicité.
— son péché, originel et personnel : la loi et ses divers régimes ;
— l'Incarnation rédemptrice ;
— l'Eglise, corps du Christ.
C'est tout le cycle qu'il reste à parcourir pour arriver enfin à l'Eschatologie,
c'est-à-dire aux Fins dernières.
Revue Thomiste, 1966
Recension du livre de Laporta.
C'est aussi au plan de la morale fondamentale que nous resterons dans cette
chronique, commençant, comme il se doit, par ce qui est, aux yeux de saint
Thomas, le plus fondamental de tous ses traités, celui de la fin dernière, et
par la plus radicale de ses questions, celle du sens de la vie humaine. Dans un
livre d'une documentation rigoureuse : La
destinée de la nature humaine selon saint Thomas d'Aquin, M. Jorge Laporta
nous donne le fruit de longues études et d'une fréquentation assidue des œuvres
du Maître. Peu de problèmes auront fait couler autant d'encre, suscité plus de
controverses au cours des soixante dernières années, et il serait étonnant que
le flot s'arrête. Mais si trop souvent la discussion piétine entre antagonistes
dont les perspectives sont au départ trop différentes et qui ne parlent pas le
même langage, il semble qu'au niveau de l'interprétation historique de la
pensée de saint Thomas, on devrait arriver à un substantiel accord.
Ce livre pourra y contribuer largement, si du moins il est lu avec la
sérénité souhaitable et une suffisante attention. Avouons dès le début qu'il ne
facilite ni l'une ni l'autre. Il y a encore, dans ces pages trop d'accents
polémiques ; on le comprendrai on se rappelle que l'A. est un vieux lutteur de
cette bataille ; on regrette cependant, pour l'avantage même de l'échange de
vues, qu'il ait gardé une plume volontiers agressive et impatientée. Et quant à
l'attention, elle est plus gênée que soutenue par les diverses séries
d'annotations, par le va-et-vient nécessaire du texte à l'une et à l'autre, par
l'insuffisante clarté d'une rédaction souvent trop concise, sinon elliptique,
et où il arrive que divisions et subdivisions paraissent plus juxtaposées
qu'enchaînées.
Ce n'est pourtant là qu'une écorce, et on ne regrettera pas de l'avoir
dépassée. On trouvera d'abord un inventaire considérable, sinon exhaustif (qui
s'en flattera ?) des textes de saint Thomas qui se réfèrent à la question. Ils
sont si nombreux que c'est un avantage fort appréciable de les avoir ainsi
réunis sous la main. Mais, en outre, ces textes ont été longuement médités,
retournés sous toutes leurs faces, pesés et rapprochés. On peut certes ne pas
suivre en tout l'interprétation de L., en regretter ici ou là la raideur, on
peut résister à telle ou telle vue qu'à partir d'elle il développe. Il paraît
difficile de la repousser entièrement. On fera bien en tout cas de la prendre
au sérieux, de ne pas l'écarter sans un examen approfondi du dossier textuel
qui la fonde.
On ne saurait trop remarquer à quel point, dans l'utilisation de saint
Thomas, nous sommes menacés par l'anachronisme.
En combien de points la perspective générale a profondément changé !
Saint Thomas ne parle pas de la vision béatifique sans penser à des adversaires
qui, dans la ligne des philosophes arabes et abusant de textes d'Aristote, la
déclaraient absolument impossible. C'est contre eux que se tourne la pointe de
l’argumentation ; de là aussi le souci de montrer, après avoir rappelé
l’enseignement de la foi, que la raison même doit y consentir. L'admirable
progression des chapitres 24 à 63 du troisième livre de la Summa contra Gentiles ne peut laisser aucun doute sur sa pensée et
elle donne, au très grand nombre de textes parallèles, un éclairage décisif.
Or, depuis le XVI° siècle, ce que nous appellerions la « problématique »,
en tout cas la perspective, a complètement changé ; les théologiens ont
désormais d'autres soucis. La montée des augustinismes hétérodoxes, dans la
Réforme d'abord, puis très spécialement chez Baius et Jansénius, met au premier
rang des adversaires dont on se défend, non plus ceux pour qui la vision
béatifique est impossible, philosophiquement absurde, mais ceux au contraire
qui paraissent la considérer comme si nécessaire pour comprendre la nature
humaine que sans elle c’est cette nature qui est absurde. Il faut dès lors
avant tout provenir la confusion du surnaturel et de la nature, il faut
préserver la « gratuité du surnaturel ». Si une comparaison militaire est ici
permise, c'est un complet changement de front. Il sera durable, appuyé jusqu'à
ces dernières années par des interventions du Magistère, qui a visiblement
partagé les mêmes soucis.
L'utilisation de saint Thomas, alors que se formait la tradition des
commentateurs, eût demandé un sens historique plus développé que n'en avaient
communément les théologiens de ces
derniers siècles. La pression même des augustiniens — à commencer, bien
entendu, par les augustiniens orthodoxes, — qui avaient beau jeu d'opposer aux
disciples de saint Thomas les textes si clairs, devenus si embarrassants, du Contra Gentiles et leurs innombrables
parallèles, acculaient presque les tenants de la tradition thomiste à ce genre
de commentaires que toute scolastique, partout et toujours, a fait fleurir et
par lequel on arrive à utiliser un auteur contre cela même qu'il a eu le plus à
cœur de défendre. L'interprétation « doctrinale » ne prévaut-elle pas sur
l'interprétation « historique »? Je pense qu'il n'y a rien à perdre à se
libérer de ce genre de « tradition ».
Saint Thomas est parfaitement conscient de la distinction de la nature et
de la grâce, de l'absolue transcendance du surnaturel et de sa totale gratuité.
Cela — qui n'est d'ailleurs guère mis en question — est attesté par des textes
non moins nombreux et non moins clairs que ceux qui peuvent faire difficulté
sur le désir naturel de voir Dieu. Commençons
par cette première question.
Dans ce désir, si souvent invoqué par saint Thomas, M. L., et c'est le nœud
de sa thèse, voit un appétit naturel inné
; je dois dire que son argumentation m'a convaincu et qu'une nouvelle
lecture de l'ensemble des textes, pourtant souvent relus ! m'a fait paraître à
l'évidence que c’est là leur sens véritable. Encore faut-il bien le comprendre,
car les difficultés sont considérables. Dire appétit de nature, c'est dire
inclination innée, ordination, finalité : saint Thomas a-t-il pu penser que la
nature a pour fin le surnaturel ? La peur d'être entraîné à une conséquence
aussi grave a conduit à une interprétation dont le premier principe est qu'il
s'agit d'un désir élicite (désir de
connaissant, né de la connaissance) ; cela accordé, il n'est pas difficile de
montrer, ou plutôt on est inévitablement conduit à montrer que, au moment où il
s'éveille dans la vie de l'esprit, ce désir élicite est libre, non seulement quant à l'exercice, ce qui va de soi, mais
quant à la spécification ; qu'il est conditionnel
(« si c'est possible ») ou au moins conditionné
(« si Dieu l'a décidé ») ; qu'il est inefficace, — ce dont personne ne peut douter. Mais en quoi est-il
encore naturel ?
Non en ce qu'il s'élèverait de façon nécessaire, puisqu'il est libre ; mais
en ceci qu'il exprime la nature de
l'intelligence dans sa quête de la cause et de l'essence. Un tel désir
n'apparaît plus inquiétant ; mais que prouve-t-il ? Il est en tout cas bien
incapable de supporter le poids de la conclusion en vue de laquelle saint
Thomas l'invoque comme un argument qui certes lui paraît probant : qu'il n'y a
pour l'homme de béatitude vraie et parfaite que dans la vision de l'essence
divine.
Aussi n'est-ce manifestement pas à ce désir qu'il pense dans les textes
auxquels nous nous référons. Ce n'est pas qu'il l'ignore ; il se pose même
explicitement la question. Après avoir montré, q. 3, a. 8, que s'il ne pouvait
atteindre la vision de Dieu, l'homme ne pourrait être parfaitement heureux, car
il garderait un désir naturel insatisfait (remanet
naturaliter homini desiderium, ... remanet ei adhuc naturale desiderium, ce
qui est évidemment le cas de tout homme,
à raison de sa nature) saint Thomas
demande, q. 5, a. 8 : tout homme désire-t-il la béatitude ? Voilà le désir
élicite. Et la réponse, comme en bien d'autres textes, est la suivante : tout
homme désire la béatitude en sa raison commune de béatitude (désir élicite,
mais naturel et nécessaire en sa spécification) ; mais certainement pas quant à
ce qui fait en réalité la béatitude véritable (soit comme opération, soit comme
puissance opérative, soit comme objet, précise l'ad secundum), pour la bonne raison que beaucoup l'ignorent. En
toute hypothèse, le désir élicite de
« voir Dieu », surtout en dehors de la révélation chrétienne, est aussi rare
qu'il reste hésitant. Qui oserait l'attribuer à tout homme ? Certainement pas saint Thomas, alors que le désir dont
il ne cesse d'arguer se retrouve en tout homme,
bien plus en tout esprit créé, parce qu'il tient à sa nature.
Rien n'empêche, si on y tient (quoique ce ne soit pas en ce domaine le
vocabulaire de saint Thomas), de dire qu'un désir élicite et libre de voir Dieu
est « naturel » en ce sens qu’il exprime la nature de l'intelligence
; mais alors ce qui est intéressant, ce n'est plus ce désir, ni sa
dénomination, mais ce à partir de quoi la dénomination est faite : la nature de l'intelligence.
C'est l'intelligence, c'est l'esprit créé, qui est, par sa nature même — et
donc par son appétit naturel — ouvert, incliné à une connaissance que rien ne
peut adéquatement réaliser, assouvir, en dehors de la vue en son essence de la
cause suprême de tous les effets créés. On parle trop souvent de l'appétit
naturel de l'intelligence en termes communs, comme de toute faculté simplement
inclinée à son opération ; mais ce n'est pas seulement comme faculté que
l'intelligence est naturellement inclinée à sa complétude, c'est comme intelligence ; et cette inclination de
l'intelligence exprime et explicite celle même de l'âme comme esprit, dont elle
est une « partie » (potentielle). C'est l'appétit
(naturel) de l'esprit qui ne saurait se reposer tant qu'une connaissance
adéquate ne l'aura pas comblé.
Non quiescit igitur
sciendi desiderium naturaliter omnibus substantiis
intellectualibus inditum nisi,
cognitis substantiis effectuum, etiam substantiam causae cognoscant. [...] non
quiescit desiderium naturale in ipsis nisi etiam ipsius Dei substantiam
videant.
Cum autem impossibile
sit naturale desiderium esse inane, quod quidem esset si non esset possibile
pervenire ad divinam substantiam intelligendam, quod naturaliter omnes mentes desiderant, necesse est dicere quod possibile sit substantiam Dei videri per
intellectum, et a substantiis intellectualibus separatis, et ab animabus
nostris.
Supra [c. 50] probatum
est quod omnis intellectus naturaliter desiderat divinae
substantiae visionem. Naturale autem desiderium non potest esse inane. Quilibet
igitur intellectus creatus potest pervenire ad divinae substantiae visionem,
non impediente interioritate naturae.
Ce ne sont pas là des obiter dicta ;
c'est le nœud même d'une argumentation longuement développée, soigneusement
étudiée. Ce sont cependant des raccourcis ; il n'est pas inutile d'expliciter
ce qu'ils recouvrent. Le désir précis de connaître la cause d'un effet connu
est évidemment un désir de connaissant, désir élicite ; ces désirs vont se
multiplier et se succéder : mais pourquoi ? parce qu'à leur racine il y a
un appétit naturel de connaître, antérieur à la connaissance déterminée de tel
ou tel objet, que rien n'apaisera tant qu'on n'aura pas atteint la connaissance
insurpassable qui comble et déborde même à l'infini tout appétit naturel de
savoir d'une créature : voir Dieu. Ce n'est certes pas là l'objet
spécifiant d'une intelligence en son degré propre ; mais il ne peut y avoir
d'intelligence, quel que soit son degré, même infime, qui puisse en dehors de
là trouver sa complétude. En d'autres termes, dans la perspective de saint
Thomas, tout esprit créé est par nature plus large que tout ce que la
seule nature peut lui donner.
N'est-ce pas là prouver par la raison la possibilité de la vision
béatifique ? Oui et non. Non pas sa possibilité intrinsèque, qui est son
essence même et qui échappe à toute connaissance naturelle ; mais oui en ce
sens : l'analyse de l'esprit nous fait conclure que voir en son essence la
Cause suprême des effets créés doit lui être possible. N'est-ce pas du moins
placer la fin dernière de tout esprit créé en ce qui est effectivement
surnaturel ? Il faut ici encore un certain nombre de distinctions, d'autant
plus nécessaires que nous touchons à la difficulté la plus grave. Il y a un
sens où saint Thomas n'a pas hésité à dire que la vision de Dieu est la fin de
la nature humaine. On méditera la quarantaine de textes que L. réunit en
appendice. Deux nous suffiront.
Quamvis enim homo naturaliter inclinetur in finem
ultimum, non tamen potest naturaliter illum consequi, sed solum per gratiam, et
hoc est propter eminentiam illius finis.
Et, à la fin de sa carrière, dans la Tertia
Pars :
Homo autem est in
potentia ad scientiam beatorum, quae in visione Dei consistit et ad eam ordinatur sicut ad finem ; est
enim creatura rationalis capax illius beatae cognitionis inquantum est ad
imaginem Dei. Ad tertium dicendum
quod visio seu scientia beata est quodammodo supra naturam animae rationalis,
inquantum scilicet propria virtute ad eam pervenire non potest. Alio vero modo
est secundum naturam ipsius, inquantum scil. secundum naturam suam est capax
ejus, prout scil. est ad imaginem Dei facta, ut supra dictum est.
Saint Thomas a beaucoup tenu à affirmer que l'homme ne peut trouver sa
béatitude qu'en Dieu, en Dieu immédiatement
atteint : et quia anima immediate facta est a deo, ideo beata esse non poterit nisi immediate videat deum ; sicut
autem homo suam primam perfectionem, SCIL. ANIMAM, ACQUIRIT EX ACTIONE
DEI, ITA ET ULTIMAM SUAM PERFECTIONEM, QUAE EST PERFECTA HOMINIS FELICITAS, immediate habet a deo et in ipso quiescit. Aucune autre fin n'est complètement rassasiante pour lui.
Cette fin, la vision de Dieu, n'en est pas moins élevée au dessus de toute
nature créée, elle est surnaturelle : nous
n'avons aucun moyen naturel de l'atteindre. Saint Thomas ne le souligne pas
moins souvent. Et ce n’est pas seulement une raison de fait, faiblesse de notre
part ou de déchéance ; c'est le caractère, la nature même de cette fin d'être
d'un autre ordre que toute connaissance naturelle à quelque créature que ce
soit : videre Deum per essentiam est supra naturam non
solum hominis sed etiam omnis creaturae.
Sed quia nobis
promittitur quaedam felicitas in qua erimus angelis aequales [Mt
22, 30], quae non solum vires hominis sed etiam angelorum excedit qui per
gratiam ad hanc perducuntur sicut et nos, soli
autem Deo est naturalis, ideo oportet, ad hoc quod ad felicitatem illam
divinam homo perveniat, quod divinae vitae particeps fiat.
Il est évident que tout cela ne peut être que don. Si l'élévation qui nous
proportionne à cette fin surnaturelle ne peut être que grâce, c'est parce que
cette fin l'est aussi et d'abord ; c'est parce que la fin est surnaturelle que
les moyens doivent l'être. Vis-à-vis de cette fin singulière, notre nature ne
peut faire valoir la moindre « exigence », cette fin ne lui est pas due.
Ab ipsa prima
institutione natura humana est ordinata in finem beatitudinis non quasi in finem debitum homini
secundum naturam ejus, sed ex sola divina
liberalitate. Et ideo non oportet quod principia naturae sufficiant ad
finem illum consequendum, nisi fuerint adjuta donis superadditis ex divina
liberalitate.
C’est aussi pourquoi l'hypothèse d'un homme laissé aux seules ressources de
sa nature n'est nullement absurde. A cette hypothèse de la « nature pure »,
saint Thomas ne s'est pas attardé, comme on le fera plus tard, mais il l'a
nettement évoquée :
Carentia divinae
visionis dupliciter competit alicui. Uno
modo sic quod non habeat in se unde possit ad divinam visionem pervenire,
et sic carentia divinae visionis competeret ei qui in solis naturalibus esset, etiam absque peccato ; sic enim
carentia divinae visionis non est poena, sed defectus consequens omnem naturam
creatam : quia nulla creatura ex suis naturalibus potest pervenire ad visionem
divinam. Alio modo potest alicui
competere carentia divinae visionis hoc modo ut habeat in se aliquid ex quo
debeatur ei quod careat visione divina ; et sic carentia visionis divinae est
poena et originalis et actualis peccati.
Cette dernière remarque introduit à un autre cas, différent de celui de la
« nature pure », mais voisin, celui des Limbes. Saint Thomas a pensé que les
enfants, privés de la vision béatifique par le péché originel, n'en ressentent
pas positivement la souffrance, parce que n'ayant jamais eu la foi, ils ne
savent pas de quelle gloire ils sont privés et « possèdent sans douleur ce
qu'ils ont par nature » ; la peine en effet n'exige pas que soit contrariée la
volonté actuelle, il suffit qu'elle soit contraire à l'inclination naturelle.
Mais alors faut-il dire que, laissé à lui-même, l'homme atteindrait une fin
naturelle ? Saint Thomas le dit sans aucun doute, en de multiples passages, que
M. L. souligne avec non moins d'attention. Ce qui caractérise cette fin,
c'est précisément que les forces de la nature lui sont proportionnées : finis
proportionatus naturae quia ad ipsum obtinendum vires
naturales sufficiunt ; finis
naturae proporlionatus, quem scilicet res creata potest attingere secundum
virtutem suae naturae. Mais
saint Thomas s'empresse de remarquer qu'à la différence des créatures
inférieures qui accomplissent leur destin à atteindre cette fin naturelle, la
créature raisonnable ne peut pas trouver un véritable achèvement dans ce que sa
nature peut lui permettre d'atteindre par ses forces : cela, c'est «
quodam-modo » une béatitude, béatitude imparfaite, qu'il s'agisse des anges ou
qu'il s'agisse de l'homme. L'être raisonnable est-il donc moins bien fait que
les créatures sans raison ? Non, répond admirablement saint Thomas : il vaut
mieux être capable de recevoir de Dieu une fin qu'on n'a pas les moyens
naturels d'atteindre que d'être parfaitement armé pour une fin qu'on n'est pas
capable de dépasser. Dieu ne pouvait pas faire que nous fût naturelle (au sens
de « proportionné à nos forces naturelles ») la vision de son essence ;
mais il nous a donné le libre arbitre par lequel nous puissions être tournés
vers lui qui nous ferait bienheureux, car « ce que nous pouvons par nos amis,
nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes », disait déjà Aristote.
Mais si l'homme ne peut parvenir à voir Dieu, autant dire qu'il ne peut
parvenir à la béatitude : impossibile est quod aliquis perfectam beatitudinem
consequatur, nisi in visione divinae essentiae ; quia naturale desiderium
intellectus est scire [...].
Et ideo auferre possibilitatem VISIONIS DIVINAE AB HOMINIBUS, EST AUFERRE
IPSAM BEATITUDINEM. necesse est ergo
ad beatitudinem intellectus creati ut divina essentia videatur. On comprend bien que, dans le contexte d'une
théologie plus délibérément anti-augustinienne, de telles affirmations soient
gênantes ; il est certes loisible de ne pas les accepter et d'en préférer
d'autres, moins hardies ; ce qui ne l'est pas, c'est de dénier à saint Thomas
ce qu'il n'a cessé d'enseigner, et de lui attribuer le contraire.
On comprend mieux à cette lumière combien est convenable l'élévation de
l'esprit créé à l'ordre surnaturel et pourquoi cependant Dieu pouvait sans «
injustice » ne pas en prendre l'initiative : la vision et la grâce gardent leur
entière gratuité. Il ne suffirait pas
d'invoquer le principe que Dieu ne saurait être le débiteur d'une créature et
que, par conséquent, « tout est grâce » ; car, à l'intérieur de ce qui en
effet, dans son ensemble, est gratuit, il peut y avoir des liens de nécessité
qu'il y aurait injustice à ne pas respecter. Dieu pouvait ne pas créer l'homme,
mais, le créant, ne pouvait lui refuser ce qui est indispensable à sa nature,
la raison ou les mains. Il pouvait pareillement, l'homme étant créé, ne pas
l'élever à la grâce ; mais, lui ayant donné la grâce, il ne pourrait sans
injustice refuser la gloire à qui l'a méritée :
Quod Deus talem
creaturam producat qualem voluerit, indifferens est ad rationem justitiae ; sed
quod, aliqua natura producta, ei attribuatur quod illi naturae competit, hoc ad
ejus justitiam pertinet ; et contrarium ejus justitiae repugnaret. Et similiter
indifferens est quantum ad justitiam ejus ut det gratiam vel non det, cum donum gratiae non sit naturae debitum ; sed
postquam gratiam contulit, quae est merendi principium, ad judicium ejus
pertinet ut pro meritis praemia reddat.
Mais il reste une dernière question : quelle sorte de rapport y a-t-il donc
entre la nature et la grâce, ou, pour garder les termes de notre problème,
entre la nature humaine et la vision béatifique ? Sommes-nous proprement en puissance à cette vision ?
Remarquons d'abord que saint Thomas ne s'est pas gêné pour le dire : homo
autem est in potentia ad scientiam beatorum quae in Dei visione consistit et ad
eam ordinatur sicut ad finem. Cela
néanmoins appelle quelque précision. Il n'y a certes dans l'homme aucune
puissance active naturelle qui puisse le conduire à une telle fin, dont nous
savons précisément qu'elle dépasse radicalement toutes les forces d'une
créature quelconque. Il n'y a pas davantage en lui, et pour la même raison, une
puissance susceptible d'être amenée à une telle actuation par l'influence d'un
agent créé. La vision béatifique n'est nullement inscrite en nous comme le
terme spécifiant d'une quelconque puissance naturelle en ce sens-là. Et
cependant, notre capacité est telle qu'elle ne peut être comblée que par cette
vision : « (anima rationalis) secundum
naturam suam est capax ejus (visionis), prout
scilicet est ad imaginem Dei facta. » La même tradition qui s'est attachée
à interpréter le désir naturel de voir Dieu comme un désir élicite, a eu à cœur
de réduire cette « capacité » à une simple puissance
obédientielle, définie elle-même comme une « pure non-répugnance ». M. L.
en fait porter la responsabilité à Cajetan, car il prétend bien qu'un tel usage
de la puissance obédientielle ne se trouve pas chez saint Thomas.
Voilà qui, à mon sens, appelle au moins quelques nuances. D'abord il n'est
pas exact que cet emploi de la notion de puissance obédientielle ne serait pas
antérieur à Cajetan. Le R. P. Gillon a, dans cette Revue, cité plusieurs textes, dont l'un, parfaitement clair, est
d'Albert le Grand, à l'époque où saint Thomas était encore étudiant. Il est
donc à tout le moins extrêmement probable que saint Thomas connaissait bien et
ce sens et cette acception. Il n'est que plus significatif de constater que
visiblement il y résiste. Je n'oserais pas dire, comme L., qu'il n'y a jamais
eu recours, car, avec la meilleure volonté du monde, je n'arrive pas à
comprendre autrement le texte du de
Virtutibus, a. 10, ad 13um, sur les vertus infuses. Il est
cependant assez clair que s'il accepte, dans un contexte particulier, de parler
de puissance obédientielle par rapport à la grâce, c’est par ce côté commun
d'une puissance que Dieu seul peut actuer ; mais ordinairement il n'utilise pas
cette notion, à ses yeux insuffisante. Il parle de capacitas, aptitudo, habilitas,
ordo naturalis ; et cela à bon escient car il a explicitement refusé la potentia obedientiae :
De ratione miraculi
secundum se sumpti tria sunt : quorum primum est quod illud quod fit per
miraculum fit supra virtutem naturae creatae agentis ; secundum, ut in natura recipients non sit ordo
naturalis ad illius susceptionem, sed solum potentia obedientiae ad Deum ; tertium,
ut praeter motum consuetum tali effectui ipse effectus induratur. [...] Et ideo
ille effectus qui immediate est a Deo tantum, et tamen inest recipienti ordo
naturalis ad recipiendum illum effectum, non per alium modum quam per istam,
non erit miraculosus, sicut patet de infusione animae rationalis. Et similiter
est de justificatione impii : quia ordo
naturalis inest animae ad iustitiae rectitudinem consequendam, nec alio
modo eam consequi potest quam a Deo immediate. Et ideo iustificatio impii de se
non est miraculosa.
A ce texte — encore peu connu, car, remarque L., il a été oublié par la Tabula aurea — correspond clairement
celui de la Prima-Secundae sur le
même sujet :
In quibusdam miraculosis
operibus, invenitur quod forma inducta est supra naturalem potentiam talis
materiae : sicut in suscitatione mortui, vita est supra naturalem potentiam
talis corporis. Et quantum ad hoc iustificatio
impii non est miraculosa, quia naturaliter anima est gratiae capax ; « eo
enim ipso quod facta est ad imaginem Dei, capax est Dei per gratiam », ut
Augustinus dicit.
Ce qui ressort en définitive de tout cela, c'est une idée de la nature
humaine singulièrement plus haute et plus souple, ainsi qu'une notion
particulièrement ouverte de la nature de l'esprit.