Dieu est amour !
Martin Blais, 2010
Thomas
d’Aquin a écrit un court traité de l’amour de Dieu dans la Somme théologique (Ia, q. 20) : De amore Dei, «
De l’amour de Dieu ». Saint François de Sales (1567-1622) a écrit, lui
aussi, un Traité de l’amour de Dieu. Dans
ce cas, il s’agit de l’amour que nous devons témoigner à Dieu. En est-il ainsi
chez Thomas d’Aquin ? Les titres des quatre articles qu’il consacre à cette
question nous fournissent la réponse : 1) Y a-t-il amour en Dieu? 2) Dieu aime-t-il toutes les
choses ? 3) Dieu aime-t-il une chose plus qu’une autre ? 4) Dieu aime-t-il
davantage les meilleures choses ? Nous sommes donc en présence de deux
amours de sens contraire : le premier descend de Dieu aux créatures ; le
second s’élève des créatures à Dieu. Examinons la première question que soulève Thomas d’Aquin.
Y
a-t-il amour en Dieu ?
À la question du premier article : Y
a-t-il a amour en Dieu ? la première objection prend le mot amour au sens de mouvement de la
sensibilité. En ce sens, l’amour n’est pas en Dieu, ni ne le sont la colère et
la tristesse, par exemple. Dans le Christ, oui, puisqu’il était homme, mais pas
en Dieu, sinon au sens métaphorique, comme quand la Bible nous apprend que
Yahvé s’est repenti d’avoir créé l’homme. Aux négateurs de la présence de l’amour
en Dieu, Thomas d’Aquin répond par une citation de la première lettre de saint
Jean : « Dieu est amour » (I Jean 4, 16). Le contexte de cette
affirmation vaut d’être rapporté : « Bien-aimés, aimons-nous les uns
les autres, car l’amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et
connaît Dieu. Celui qui n’aime pas méconnaît Dieu, car Dieu est amour » (Ibid.,
7-8).
À la question : Y a-t-il amour en Dieu
? Thomas d’Aquin répond qu’il le faut nécessairement. En effet, le premier
mouvement de la volonté [il y a volonté en Dieu :
Ia, q. 19, a. 1] et de toute puissance
appétitive, c’est l’amour, parce que le bien est la première chose qui tombe
sous la perception de la raison pratique (Ia-IIae,
q. 94, a. 2). [La volonté est une faculté qui tend au bien connu par
l’intelligence : seuls les êtres intelligents aiment les sciences et les
arts.] L’appétit concupiscible tend aux biens connus par les sens : la
lumière, les chauds rayons du soleil, la bonne nourriture, l’eau fraîche… Après l’amour du bien naît le désir du bien
aimé, les efforts pour le conquérir, quand il en faut, et la joie dans le bien
conquis. Quand les raisins sont trop verts, c’est la tristesse pour qui est
« mourant presque de faim[1]. »
Du
Dieu justicier au Dieu amour
« Dieu est amour » ! Vraiment ?
Je l’ai appris sur le tard. Le mot qui caractérise l’enseignement religieux que
j’ai reçu dans ma jeunesse, c’est le mot PEUR. Bien d’autres, sans doute,
pourraient en dire autant. Un seul exemple. Dans son Testament, l’Abbé Pierre rapporte qu’au festival de Cannes il avait
participé au « Journal de 13 heures » en compagnie de Gérard
Depardieu, Sandrine Bonnaire et Maurice Pialat ; on lui avait présenté Pialat
comme une « grande gueule et qui bouffait du curé ». Quand j’ai eu
fini de parler, Pialat s’est écrié : « Pourquoi ne m’a-t-on pas
appris ça quand j’étais enfant ? » Plus tard, il a confié à un
journaliste : « J’ai été élevé dans une famille où l’on était
croyant, mais mes parents ne me parlaient que de l’enfer, de la peur. Jamais de
liberté et d’amour[2]. »
Les objets de ma peur ? D’abord, la
peur de l’enfer. Mon petit Catéchisme
le décrivait comme « un lieu (sic)
de supplice, où ceux qui sont morts en état de péché mortel sont privés de la
vue de Dieu pour toujours, et souffrent des tourments épouvantables et
éternels » (n. 488). Il me semblait que la privation de la vue de
Dieu aurait été suffisante. Le Catéchisme
en images, disponible dans la plupart des familles, peignait des scènes qui
donnaient la chair de poule.
Et l’enfer était surpeuplé. En 1943 –
j’avais alors dix-neuf ans –, j’ai lu la Perfection
chrétienne du jésuite Alphonse Saint-Jure. Il
voyait les élus dans les épis qui restent sur le champ après la moisson ; les
moissonneurs avaient engrangé pour l’enfer. Il les voyait encore dans les
raisins oubliés dans la vigne par les
vendangeurs ; la cueillette aboutissait en enfer. Selon ce pessimiste, les
damnés étaient donc immensément majoritaires. En songe, la grande Thérèse
d’Avila avait vu les âmes tomber en enfer comme les feuilles par un grand vent
d’automne ; elle avait même aperçu un
enfant de six ans dans les flammes ; les larmes du petit séchaient avant de
couler sur ses joues. Vers 1946, alors que j’enseignais à Saint-Malo (une
paroisse de la ville de Québec), le curé avait fait un sermon sur le petit
nombre des élus. Il avait exhumé les comparaisons désolantes de Saint-Jure.
La question avait été posée à Jésus :
« Seigneur, est-ce le petit nombre qui sera sauvé ? » lui demanda
quelqu’un (Luc 13, 23. Jésus répondit : « Efforcez-vous d’entrer par
la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne
pourront pas » (Ibid., 24). La
suite n’est pas rassurante. Cependant, après qu’il eut dit : « Comme
il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de
Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou
d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » ceux qui avaient entendu insistèrent : « Mais qui
donc peut être sauvé ? » Jésus répondit : « Ce qui est
impossible pour les hommes est possible pour Dieu » (Luc 18, 24-27). Un
chameau ne peut pas passer par le chas d’une aiguille, mais Dieu peut l’y faire
passer, voire en faire passer deux côte à côte. Lueur d’espoir pour les
chameaux humains : Dieu les fera passer par la porte étroite.
Dans le domaine de la chasteté, tout était
matière à péché mortel : actes, touchers, pensées, désirs. Donc tous
passibles de la peine éternelle. Il était normal que la plupart des damnés le
soient pour des fautes contre la « sainte vertu », comme on appelait
alors la chasteté. Saint Alphonse de Liguori avait rencontré,
semble-t-il, le statisticien de l’enfer puisqu’il affirmait : 99 damnés
sur 100 le sont pour des fautes contre la chasteté. Je n’avais pas adhéré à ces
propos ; mais, quand il s’agit de l’âme, on peut rappeler ces vers d’un poète :
« Le cœur d’un enfant vierge est
un vase profond ; lorsque la première eau qu’on y verse est impure, la mer
y passerait sans laver la souillure, car l’abîme est immense et la tache est au
fond. » J’ai substitué enfant à homme. Un petit fait à l’appui. Je
visitais régulièrement un ami envahi par le cancer. Il parlait de la mort avec
une totale sérénité, parfois avec humour. Deux ou trois jours après une de mes
visites, il doit entrer à l’hôpital. La mort est imminente, il le sait. J’ai
demandé à sa femme : « Quelle fut son attitude face à la mort
imminente ? » Elle me répondit : « Il avait… peur ! »
La tache est au fond. Quant à la chasteté, un livre de Mgr Suenens, alors
évêque auxiliaire de Malines, Amour et
maîtrise de soi[3],
m’aurait rassuré si j’avais eu besoin de l’être. Je dirai plutôt qu’il m’a
confirmé.
Les retraites paroissiales, souvent
prêchées par des pères rédemptoristes, cultivaient la peur avec virtuosité. Un
jour, une de mes sœurs aînées avait rapporté cette parole d’un prédicateur qui
lisait dans l’avenir comme dans un livre ouvert : « Élever des
enfants, aujourd’hui – c’était vers 1936 –, c’est pour l’enfer ou pour le
martyre. » Les francs-maçons nous enjoindraient de marcher sur le
crucifix. Pas étonnant que les quatre aînées des six filles de la famille aient
opté pour la vie religieuse. Un ex-rédemptoriste m’a dit que des femmes
s’étaient évanouies pendant le sermon d’un de ses confrères sur les fins
dernières.
Jean Delumeau aurait inventé l’expression
« mort convertisseuse »,
mais la mort occupait, bien avant, une place importante dans la prédication. Estote parati, « soyez
prêts » ne cessait de marteler le père Victor Lelièvre,
o.m.i., pendant une retraite prêchée en août 1941. «
Je viendrai comme un voleur », ajoutait-il, comme si Dieu nous guettait
pour nous prendre en défaut et nous précipiter dans la géhenne.
Aux funérailles, on chantait le Dies irae, « Jour de colère ».
L’arrivée à la maison du Père était un jour de colère. Ce chant était dans le
ton puisqu’on enseignait qu’au jugement, il faudrait rendre compte de toute
parole inutile (Matthieu 12, 36). J’ai consulté les traductions de quelques
Bibles. Celle de Bayard, Médiaspaul confirme : « Au
jour du jugement, chacun devra rendre compte des vaines paroles qu’il aura
prononcées. » Des « paroles vaines », c’est l’équivalent de « paroles
inutiles ». La Bible de Jérusalem apporte une précision importante :
« De toute parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils
rendront compte au Jour du Jugement. » En note c, il est dit : « Il ne s’agit pas simplement de parole
“ oiseuse ”, mais de parole mauvaise, en somme de calomnie. »
Voilà qui est fort différent d’une simple parole inutile.
Ce Dieu était méticuleux : il comptait
les cheveux et les moineaux, rapporte Matthieu 10, 30-31 : « Ne vend-on
pas deux moineaux pour un as ? Et pas un d’entre eux ne tombera au sol à
l’insu de votre Père. Et vous donc ! vos cheveux
sont tous comptés ! Soyez donc sans crainte ; vous valez mieux, vous,
qu’une multitude de moineaux ! »
Que
reste-t-il de ces idées et de ces sentiments ?
Le jésuite François Varillon
m’a beaucoup influencé par un livre arborant les garanties que constituent l’Imprimi potest et l’Imprimatur :
Joie de croire, joie de vivre[4].
D’abord au sujet de l’existence de l’enfer : « … si quelqu’un dit que
l’enfer existe, il se flatte d’avoir un renseignement que les chrétiens n’ont
absolument pas » (Op. cit., p. 197). Il
poursuit, sur la nature de l’enfer : « La réflexion à partir des
images bibliques conduit à concevoir l’enfer non pas comme un lieu […] mais
comme un état, une situation. S’il y a équivoque là-dessus, plutôt que de dire
“ enfer ”, disons “ damnation ”, “ état de
damnation ”. Il n’y a un enfer que s’il y a des damnés. Il n’y a pas un
enfer qui existerait indépendamment de l’état de damnation. Or, nous ne savons
pas s’il y a ou s’il y aura des damnés. […] On a parfois l’impression que des
gens sont ennuyés qu’on ne puisse pas affirmer qu’il y a des damnés, qui
voudraient absolument qu’il y en ait » (Ibid.). Enfin, sur le petit nombre des élus Varillon s’indigne : « On m’a fait passer des
billets où, soi-disant au nom de saint Augustin, de saint Jean Chrysostome, de
saint Irénée, il est affirmé par la tradition chrétienne que le nombre des élus
est inférieur au nombre des damnés. C’est tout de même inouï ! Je vous
avoue que j’ai eu de la peine à garder mon calme » (Ibid.).
Il y a belle lurette que je ne crois plus
aux « tourments épouvantables et éternels » de l’enfer, dont parlait
mon petit Catéchisme. De tels
tourments n’ont aucun sens ; on chavire à y penser. Comment imaginer un être
humain – fût-il Hitler, Staline, Pol Pot ou d’autres que nous considérons comme
des monstres – condamné à des « tourments épouvantables » qui ne
cesseraient jamais ? Moi, j’en suis incapable.
Saint
Paul est plus rassurant.
« Dieu, notre Sauveur, veut que tous
les hommes soient sauvés » (I Timothée 2, 3). Or, ce que Dieu
« veut », il est capable de l’obtenir. Dans la deuxième épître à
Timothée, Paul affirme que Dieu nous a sauvés « non en considération de
nos œuvres, mais conformément à son propre dessein et à sa grâce » (1, 9).
À Tite, il écrit : « La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut
de tous les hommes » (2, 11). Au même Tite : « Dieu, notre Sauveur,
a manifesté sa bonté et sa tendresse pour les hommes ; il nous a sauvés. Il l’a
fait dans sa miséricorde, et non pas à cause d’actes méritoires que nous
aurions accomplis par nous-mêmes » (3, 4-5). Aux Éphésiens : « C’est par
grâce que vous êtes sauvés. Dieu a voulu par là démontrer l’extraordinaire
richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus. Car c’est
bien par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi. Ce salut ne vient pas
de vous, il est un don de Dieu ; il ne vient pas des œuvres, car nul ne
doit pouvoir se glorifier » (2, 5-9). Enfin : « Dieu a enfermé
tous les hommes dans la désobéissance, pour faire à tous miséricorde »
(Romains 11, 32). À tous.
Un ami m’a fait l’objection qui vient
spontanément : « Si tout le monde doit être sauvé, pourquoi s’efforcer
de bien agir ? » Thomas d’Aquin a donné la réponse à cette objection au
début du chapitre 122 du livre 3 de la Somme
contre les Gentils. Le chapitre porte le titre suivant : « Pour
quelle raison la fornication simple [entre deux personnes libres] est-elle un
péché selon la loi divine alors que le mariage est naturel ? » Après
avoir résumé l’argument de ceux qui soutenaient que la fornication simple n’est
pas un péché, il ajoute : Il ne semble pas non plus que ce soit une
réponse suffisante de dire que la fornication simple offense Dieu, facit injuriam Dei. Et
il en donne la raison : En effet, Dieu n’est pas offensé par nous si ce
n’est du fait que nous agissons contre notre bien : Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus.
Bref, nous offensons Dieu quand nous agissons contre notre bien.
Tous les préceptes de la loi ancienne se
résument dans les dix commandements, qui appartiennent à la loi naturelle (Ia-IIae, q.
Le
père Sertillanges, o.p., entrouvre les portes de
l’enfer.
Dans Les
Fins dernières, le dominicain A. D. Sertillanges
entrouvre les portes de l’enfer : « On racontait au Moyen Âge des
histoires de damnés libérés de l’enfer à la prière des saints. Ces histoires
n’étaient pas très garanties ; mais cela importe peu. Ce que je retiens, c’est
que S. Thomas, relatant ces faits, n’a pas l’idée de les déclarer controversés,
ce à quoi il n’eût pas manqué si la doctrine [de l’Église] y avait fait
obstacle avec certitude. Il se contente de dire : “ Sans doute la
destinée de ces damnés n’était-elle pas réellement close.” Dieu a pu les faire
renaître à la façon de Lazare, et leur donner ainsi occasion de se reprendre.
Or, à cela j’ajoute l’observation suivante. S. Thomas avance une
hypothèse : la seconde naissance des damnés en question. Mais cette
hypothèse n’est pas la seule qu’on puisse faire, j’entends à l’intérieur de la
doctrine que nous voulons respecter. Dieu n’a pas besoin de ressusciter un mort
pour lui restituer ses chances de salut. Il peut rouvrir, ici ou ailleurs, les
disponibilités de la grâce. Qui peut l’en empêcher ? Sa loi ? Il en
est le maître.
« En principe, poursuit Sertillanges, l’enfer est éternel. Mais à l’égard d’un être
particulier, quel qu’il soit, personne ne peut enchaîner la liberté créatrice.
Dieu fera ce qu’il voudra, et il le fera autant de fois qu’il voudra. Nous
n’avons pas là-dessus de révélation. De sorte que, passant à la limite des
suppositions recevables, quelqu’un pourrait dire : L’enfer est un principe ;
mais quant au fait, pourquoi la miséricorde divine n’irait-elle pas jusqu’au
bout de ses pouvoirs, et pourquoi n’accorderait-elle pas un jour à tous les
pécheurs la possibilité de se repentir[6] ? »
L’enfer
et les Credo
Aucun des deux Credo que nous récitons à la
messe ne mentionne l’enfer : « Je crois à la vie éternelle », me
fait confesser celui que nous récitons habituellement. Quant au symbole de
Nicée-Constantinople, il se termine ainsi : « J’attends la
résurrection des morts, et la vie du monde à venir. » Ni l’un ni l’autre ne me
demandent de croire à la mort éternelle. Cependant… Oui, il faut un cependant.
« … si l’existence de l’enfer n’est pas expressément mentionnée dans les
Credo primitifs, elle l’est bel et bien dans deux Credo de la fin de l’ère
patristique, dans le Fides Damasi et
dans le Symbolum Quicumque.
[…] … le Latran IV de 1215, le plus grand concile du Moyen Âge, a confirmé
solennellement que “ les uns recevront le châtiment éternel avec le
diable ”, les autres la gloire éternelle avec le Christ[7]. »
L’horreur de l’enfer éternel a fait émettre par certains l’hypothèse de
l’anéantissement : Dieu anéantirait tout simplement les
« maudits » au lieu de les envoyer au feu éternel. Thomas d’Aquin ne
partage pas cette opinion. Selon lui, aucune créature ne sera réduite à
néant : creaturæ nunquam in nihilum redigentur (Ia, q.
Comment un Dieu qui est amour pourrait-il
jouir éternellement avec les bienheureux pendant qu’un certain nombre de ses
créatures subiraient des « tourments épouvantables et éternels » ? Le
père Varillon pense que Dieu souffre : « Dieu
est amour, l’amour est nécessairement vulnérable. Ce dont notre monde enrage
(le mot est de Jacques Maritain), c’est d’imaginer un Dieu qui surplombe la
souffrance humaine dans une sorte de sérénité parfaitement olympienne[8]. »
Thomas d’Aquin réfute l’opinion de Varillon et d’autres théologiens qui la partagent quand il se
demande si Dieu est tout à fait immuable : Utrum Deus sit omnino immutabilis (Ia, q. 9). En
français, immuable signifie
« qui ne peut éprouver aucun changement ». En latin, on a immutabilis et son contraire mutabilis
; en français, on a immuable mais muable n’existe pas ; on lui
substitue mouvant ou changeant. Thomas d’Aquin va prouver que
Dieu est tout à fait immuable en se référant à trois conclusions de
démonstrations antérieures.
Voici son premier argument. En Dieu il n’y
a aucune potentialité, tout en lui est actué, développé. Tout être qui change est en puissance du
point de vue du changement qui s’opère en lui. Pour qu’une tête blanchisse, il
faut qu’elle soit en puissance de blanchir, qu’elle ait la capacité de
blanchir ; toutes les têtes ne l’ont pas. Les têtes des chimpanzés ne
l’ont pas, ni certaines têtes humaines. Pour apprendre à jouer du piano, il
faut avoir cette capacité ; un singe ne le peut pas, même s’il a quatre mains.
Comme en Dieu, acte pur, rien n’est en puissance, il est impossible qu’il
change de quelque façon que ce soit. Il ne peut pas de serein devenir triste.
Deuxième argument. Dans tout ce qui change,
il y a quelque chose qui demeure et quelque chose qui passe. Dire d’une
personne qu’on n’a pas vue depuis longtemps qu’elle a beaucoup changé, c’est admettre
d’abord qu’il s’agit bien d’elle, mais elle a changé : elle a pris de
l’embonpoint, a perdu ses cheveux, a le visage ridé, la démarche hésitante…
D’une personne qu’on n’a jamais vue, il est impossible de dire si elle a changé
ou pas. Dans un être qui change, il y a donc composition de quelque chose qui
demeure avec quelque chose qui lui arrive. Le brun des cheveux est disparu pour
faire place à du blanc. Or, il a été prouvé précédemment qu’il n’y a en Dieu
aucune composition, qu’il est tout à fait simple, omnino
simplex (Ia, q. 3). Il s’ensuit qu’il ne
peut y avoir de changement en Dieu.
Troisième argument. Tout ce qui change
acquiert quelque chose par son changement et atteint, par le fait même, quelque
chose qu’il n’atteignait pas auparavant, et pertingit
ad illud ad quod prius non pertingebat. Or, Dieu est infini, il renferme en
lui-même toute la plénitude de la perfection de tout l’être, il ne peut rien
acquérir, ni s’étendre à quelque chose auquel il ne parvenait pas avant, extendre se in aliquid
ad quod prius non pertingebat.
Il s’ensuit que le mouvement ne lui convient d’aucune manière. C’est
pourquoi, certains anciens ont affirmé, forcés en quelque sorte par la vérité,
que le premier principe était immobile. Un être humain peut être en mouvement
vers la vérité, en atteindre une parcelle ; mais Dieu, étant la vérité même, ne
peut pas être en mouvement vers la vérité, ni vers n’importe quoi d’autre,
puisqu’il possède, comme il a été dit, toute la plénitude de la perfection de
tout l’être
Dieu est amour, d’accord ; l’amour est
vulnérable, d’accord quand il s’agit de l’amour humain : « Nous ne
sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons[9]. »
Mais faut-il qu’il en soit ainsi de Dieu ? Attribuer à l’amour de Dieu les
caractéristiques de l’amour humain, c’est de l’anthropomorphisme. L’amour ne se
dit pas univoquement de Dieu et de l’homme. Il s’ensuit qu’il peut être vulnérable
dans l’homme sans l’être en Dieu. La Genèse rapporte en effet que Yahvé se
repentit d’avoir créé l’homme (5, 6), mais prévient Thomas d’Aquin (Ia, q. 19, a. 7), le verbe se repentir doit
être entendu métaphoriquement (Ia, q. 19, a. 7).
Immutabilité
et compassion ou miséricorde
Que l’opinion de François Varillon ait eu cours ou non au temps de Thomas d’Aquin, ce
dernier y répond quand il se demande si la miséricorde convient à Dieu : Utrum misericordia competat Deo (Ia, q.
L’objection tirée de Jean Damascène (VIIIe siècle) est pertinente. « La miséricorde est une
espèce de tristesse, dit ce bon saint. Or, la tristesse n’est pas en Dieu. Donc
la miséricorde n’y est pas non plus[10]. »
Pour faire contrepoids à cette objection, Thomas d’Aquin cite le verset 4 du
psaume 110 : « Le Seigneur est clément et miséricordieux. » 113
des 114 sourates du Coran sont coiffées de ce verset légèrement modifié :
« Au nom du Dieu clément et miséricordieux. » La sourate IX,
« Le repentir » fait exception. En note dans mon exemplaire du
Coran : « Les commentateurs arabes expliquent différemment cette
omission. »
Thomas d’Aquin répond à la question :
« Est-ce que la miséricorde convient à Dieu » en introduisant une
distinction. La miséricorde est attribuée à Dieu au suprême degré, maxime, cependant
elle l’est du point de vue de l’effet de la miséricorde, secundum
effectum misericordiæ, mais
non du point de vue du mouvement de la sensibilité que la tristesse provoque
chez les humains.
L’adjectif miséricordieux, misericors, se
dit de quelqu’un qui a un cœur douloureux, habens miserum
cor, parce qu’il souffre du malheur d’autrui comme si c’était son propre
malheur. Il s’ensuit qu’il travaille à soulager le malheur d’autrui comme il
s’efforce naturellement de soulager le sien. Tel est l’effet de la miséricorde,
aussi bien chez les humains que chez Dieu. Saint Augustin a éprouvé en lui-même
et constaté chez autrui les effets de la miséricorde : La miséricorde rend
douloureux le cœur de la personne qui compatit au malheur d’autrui, misericordia miserum
cor facit condolentis
alieno malo[11].
De nos jours, on parle peu de la
miséricorde, mais beaucoup de la compassion, comme on ne parle plus de la vertu
de tempérance, mais de la modération, ni de la force mais du courage. Les
définitions de la miséricorde et de la compassion se rejoignent, et les effets
sont les mêmes : qu’on soit miséricordieux ou compatissant, on souffre du
malheur d’autrui et on cherche à le soulager. Compassion vient de cum,
« avec », et pati, « souffrir ». Passus,
le passé de pati, évoque la passion du Christ et
le Symbole des Apôtres, qui dans sa version latine, dit du Christ : Passus sub Pontio Pilato, a souffert, passus, sous
Ponce Pilate.
Cependant, la tristesse causée
normalement chez les humains par le malheur d’autrui ne se rencontre pas en
Dieu : il a été démontré que Dieu est immuable, donc impassible (Ia, q. 9). Par contre, il lui convient au plus haut point
d’écarter le malheur humain. En effet, tout malheur est un défaut, (defectus, un manque), et tout défaut, tout manque ne
peut être écarté ou comblé que par la bonté [bonté au sens de perfection] de
quelqu’un qui possède ce qui manque à l’autre (Ia, q.
Pour soulager la souffrance d’autrui, il
n’est pas nécessaire d’en être bouleversé soi-même. Si les malades ou les
accidentés qui se présentent aux urgences de nos hôpitaux y rencontraient des
médecins et des infirmières en larmes ou au bord des larmes, les malades ou les
accidentées n’y gagneraient pas. Pour être efficace, dans n’importe quel
service, il faut contenir ses émotions, garder son sang froid, comme on dit.
Brancardier pendant la guerre, Nietzsche (1844-1900), le créateur du surhomme,
perdait connaissance en voyant les grands blessés, et c’est lui qu’on devait
ramener sur un brancard ; par contre, brancardier à son tour, Teilhard de
Chardin (1881-1955) a été décoré pour sa bravoure. On ne confie pas un scalpel
à une personne qui perd connaissance en voyant du sang. Dieu peut donc, mieux
que nous, soulager la misère humaine sans perdre sa sérénité. Ce qui importe, ce
n’est pas qu’il souffre, mais qu’il soulage.
Dieu
a souffert dans le Christ
Quand le Christ souffrait, on pouvait dire
que Dieu souffrait parce qu’il n’y avait en lui qu’une seule personne, la
personne divine ; tout ce qu’il faisait – manger, boire, dormir, etc. – était
forcément attribué à la personne divine. Quand le Christ a cessé de souffrir,
Dieu a cessé de souffrir dans la nature humaine que le Fils avait assumée, mais
il n’a jamais souffert dans sa divinité, qui était impassible. Quand Thomas
d’Aquin se demande si la passion du Christ doit être attribuée à sa divinité :
Utrum passio
Christi sit ejus divinitatis attribuenda (IIIa, 46, 12), il répond que, dans le Christ, les deux
natures étaient demeurée distinctes, chacune ayant sa propriété, salva tamen utriusque naturae proprietate. C’est pourquoi la passion est attribuée à
la personne divine du Christ – forcément car il n’y a pas d’autre personne en
lui –, mais elle ne lui est pas attribuée en raison de sa nature divine, qui
est impassible, mais en raison de sa nature humaine, qui est passible.
Thomas d’Aquin fait, à
maintes reprises, cette distinction capitale des deux natures dans le Christ. Par
exemple, quand il se demande si le Christ a été la cause de sa résurrection :
Utrum Christus fuit causa suæ resurrectionis (IIIa, q. 53, a. 4). Il répond que le Christ, en
tant que Dieu, s’est ressuscité lui-même ; mais, du point de vue de la nature
créée, il a été ressuscité par Dieu. Qu’en est-il alors de ces trois Personnes
en un seul Dieu ? En réponse à la première objection de cette question,
Thomas d’Aquin affirme que les trois personnes divines n’opèrent pas
séparément : la vertu divine du Père et du Fils est la même, ainsi que
leur opération : eadem est divina virtus et operatio Patris et Filii. Quand on dit que Dieu a ressuscité le
Christ, il ne faut pas exclure le Fils de l’opération.
Dieu aime-t-il
toutes les choses ?
Après avoir prouvé qu’il y a amour en Dieu (Ia,
q.
Des quatre objections que soulève
Thomas d’Aquin, j’en retiens deux. La troisième : « L’amour est double :
de concupiscence ou d’amitié. Mais Dieu n’aime pas d’un amour de concupiscence
les créatures privées de raison parce qu’il n’a besoin de rien hors de soi ; il
ne les aime pas non plus d’un amour d’amitié, parce que l’amitié est impossible
avec les créatures privées de raison, comme il est évident selon Aristote[12].
Donc Dieu n’aime pas toutes les choses. » L’amitié étant un amour de
bienveillance réciproque, elle est impossible entre un être humain et un être
privé de raison. Quatrième objection : « Il est dit dans le psaume 5,
6 : “ Vous haïssez tous ceux qui commettent l’iniquité. ” Or,
rien ne peut en même temps être haï et aimé. Donc Dieu n’aime pas toutes les
créatures. »
Aux
objections, Thomas d’Aquin oppose cette parole de la Sagesse : « Tu
aimes en effet tout ce qui existe, et tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu
as fait, car si tu avais haï quelque chose, tu ne l’aurais pas formé » (Sagesse
11, 24). Thomas d’Aquin va maintenant prouver que Dieu aime toutes les choses.
Dieu
aime tous les existants, omnia existentia, car
tous les existants sont bons en tant qu’ils sont. En effet, l’être même de
n’importe quelle chose est un certain bien, de même qu’est un
bien toute perfection de cette chose, ipsum enim esse cujuslibet rei quoddam bonum
est, et similiter quælibet perfectio ipsius. Or, il a été prouvé précédemment (Ia, q.
L’être est un bien
On pourrait s’étonner de certaines affirmations de
Thomas d’Aquin dans un ouvrage destiné aux commençants (Somme théologique, Prologue). Mais ces « commençants » avaient
fait beaucoup de philosophie ; ils étaient familiers avec le sens du mot être, et aucun d’entre eux ne posait de
question quand leur maître disait que l’être est bon. Il n’en est pas ainsi de nous.
À défaut d’un dictionnaire
philosophique, allons tout simplement au Petit
Larousse ou au Petit Robert. C’est
normal, car le philosophe doit employer le langage de la majorité, parler ut plures[13].
Paul Valéry confirmait : « Entre deux mots, disait-il aux
écrivains, il faut choisir le moindre. (Mais que le philosophe entende aussi ce
petit conseil)[14]. »
Au premier sens du mot être, le Petit Robert donne : « Fait
d’être (existence), qualité de ce qui est. » Au deuxième sens :
« Ce qui est. » On a l’essentiel. Allons voir ce qu’en dit le savant père
H. D. Gardeil, o.p., dans sa Métaphysique[15].
Quand
on regarde autour de soi, on voit des humains, des animaux (chiens, chats,
chevaux, vaches, lapins, oiseaux, etc.), des arbres, des plantes, des pierres,
de la terre, de l’eau, etc. Les insectes s’imposent ; les poissons, plus
discrets. L’arbre que je vois existe, j’en suis convaincu, mais il n’est pas seulement
quelque chose qui existe ; il a l’existence, mais il n’a pas que
l’existence ; il possède une existence végétale : il se nourrit,
croît et se reproduit.
Pour
arriver à quelque chose dont la seule qualité soit l’existence, il faut, si
l’on part de l’homme que l’on voit, faire abstraction de son caractère
raisonnable – qui le définit en tant qu’homme –, il faut ensuite faire
abstraction de son animalité, puis de sa condition de végétal. Les êtres qui
restent n’ont pas encore pour qualité la seule existence : certaines de
leurs qualités en font des minéraux ou des métaux, du miel ou de l’eau, etc. Si
l’on fait abstraction de ces autres qualités pour ne conserver que l’existence,
on a atteint l’être, c’est-à-dire « ce qui existe » ; quelque
chose dont la seule qualité est l’existence. La notion d’être est donc une
fabrication de notre esprit ; l’être comme tel n’existe pas à l’état pur. Dans
un supermarché, on peut acheter un kilo de centaines de choses, mais on
passerait pour un hurluberlu si l’on demandait un kilo d’être.
Voyons
comment le père Gardeil met en lumière les deux
aspects de la notion d’être : un aspect de sujet récepteur, « le
quelque chose », et un aspect de détermination ou de qualification de ce
sujet récepteur, « qui est ». En
langage métaphysique, on dira que le premier de ces aspects signifie l’essence,
le second l’existence. L’être est donc quelque chose qui a pour détermination
propre le fait d’exister, ou encore dont la seule qualité est le fait d’exister[16].
Mais, enfin, pourquoi l’être est-il bon ? Parce qu’il possède la seule
qualité qu’on s’attend de trouver en lui : l’existence. Il est quelque
chose qui existe.
Solutions des deux objections retenues
J’ai laissé tomber les deux premières objections.
Voici la troisième : « L’amour est double : de concupiscence et
d’amitié. Mais Dieu n’aime pas d’un amour de concupiscence les créatures
privées de raison parce qu’il n’a besoin de rien hors de soi ; il ne les aime
pas non plus d’un amour d’amitié, parce que l’amitié est impossible avec les
créatures privées de raison, comme il est évident selon Aristote[17].
Donc Dieu n’aime pas toutes les
choses. »
L’amitié,
répond Thomas d’Aquin, ne peut exister qu’entre les créatures douées de raison,
qui sont capables d’échanger amitié pour amitié et de partager les différents actes
de la vie. L’amitié, définie comme un amour de bienveillance réciproque, est le
propre des créatures raisonnables. Les
créatures dépourvues de raison ne peuvent s’élever à l’amour de Dieu, ni au
partage de la vie intellectuelle et bienheureuse qui est la sienne. Ainsi donc, à proprement parler, Dieu n’aime
pas d’un amour d’amitié les créatures privées de raison, mais il les aime d’un
certain amour de concupiscence en tant qu’il les ordonne aux créatures douées de
raison et ainsi à lui-même, non pas comme s’il en avait besoin, mais à cause de
sa bonté et de notre utilité. En effet, nous désirons, concupiscimus, quelque chose pour nous ou pour les autres. C’est ainsi que
l’amour de concupiscence est en Dieu, non pas pour son besoin, mais pour les
nôtres (Ia, q.
Quatrième
objection : « Dans
le psaume 5, 6, il est dit : “ Vous haïssez tous ceux qui commettent
l’iniquité. ” Or, rien ne peut en même temps être haï et aimé. Donc Dieu
n’aime pas toutes les créatures. » Rien n’empêche, répond Thomas d’Aquin, qu’une
même chose soit aimée sous un rapport, secundum aliquid, et haïe sous un autre. Ainsi Dieu aime les
pécheurs en tant qu’ils sont des natures [les pécheurs possèdent la nature
humaine], in quantum sunt
naturæ quædam. Par là,
en effet, ils sont et sont par lui. Mais, en tant que pécheurs, in quantum peccatores,
ils ne sont pas, ils renoncent à l’être, ab esse deficiunt, et cela, en eux, ne
vient pas de Dieu. Il s’ensuit que, sous ce rapport, ils sont haïs de Dieu (Ia, q.
Affirmer
que les pécheurs « en tant que pécheurs » ne sont pas, n’existent pas, voilà une affirmation pour le moins étrange.
Elle n’était pas une invention de Thomas d’Aquin. Dans La Consolation de la philosophie, Boèce (480-525) avait affirmé que
« les méchants n’existent pas[18]. »
Thomas d’Aquin a cependant ajouté une précision importante : ils
n’existent pas « en tant que pécheurs ». Car, de toute évidence, nos
sociétés hébergent des violents, des voleurs, des ivrognes, des adultères, des
menteurs, etc.
Pour affirmer que le voleur
n’existe pas, il faut déterminer ce qui constitue le voleur comme voleur. C’est
l’absence de cette qualité, qu’on appelle justice, et qui fait rendre à chacun,
d’une volonté ferme et perpétuelle, ce qui lui est dû. Ce qui constitue le
voleur en tant que voleur, c’est une absence, un non-être, une privation ;
une privation car un être humain devrait posséder la justice. On pourrait
appliquer un raisonnement semblable à tous les vicieux. Chacun se définit par
l’absence d’une qualité qu’il devrait posséder. De l’homme mauvais passons à
l’acte mauvais.
Un acte est mauvais quand il
lui manque une ou plusieurs des conditions qui le rendraient bon. Ces
conditions sont nombreuses : « Nos fautes peuvent présenter mille
formes, affirme Aristote ; en revanche, il n’y a qu’une façon de réaliser
le bien » ; c’est d’observer toutes les conditions de l’acte bon[19].
Prendre ce qui appartient à autrui est un acte bon si certaines conditions sont
respectées ; l’homicide, dans un cas de légitime défense, exige le respect de
certaines conditions. Comme l’acte mauvais, en tant que mauvais, se définit par
une privation, il n’existe pas en tant que mauvais, ab esse deficit.
Le mal, affirme Thomas
d’Aquin, est la privation d’un bien qu’une chose devrait posséder en raison de sa
nature (Ia, q. 49, a. 1). La vue n’est inhérente
à la nature de la pierre ; on ne dira pas que la pierre est « privée »
de la vue ; on dit tout simplement qu’elle n’a pas la vue. L’arbre n’est pas
doué de la puissance locomotrice ; on ne le dit pas « privé » de
cette puissance ; on dit qu’il ne possède pas cette puissance. Dans ses
réflexions sur le manichéisme, saint Augustin confesse : « Je ne
savais pas que le mal n’est que la privation du bien, privation qui trouve son
terme dans le néant[20]. »
La différence entre « être privé » et « ne pas avoir » ne
fait plus de difficulté : l’aveugle est privé de la vue, le chêne ne l’a pas.
Dieu aime-t-il toutes les choses
également ?
Après avoir prouvé que Dieu aime toutes les choses (Ia, q.
Thomas d’Aquin aligne d’abord
l’opinion de quelques débatteurs qui répondaient par l’affirmative. La première :
Il semble que Dieu aime également toutes les choses. Il est dit dans la Sagesse
(6, 8) : « Il a également soin de toutes choses. » Or, la
Providence, par laquelle Dieu prend soin des choses, vient de l’amour qu’il leur porte. Donc il aime également toutes
les choses. Deuxième opinion : L’amour
de Dieu est son essence. Or, l’essence de Dieu n’admet ni le plus ni le moins ;
son amour ne les admet pas non plus. Il ne peut donc pas aimer certaines choses
plus que d’autres.
À ces opinions soutenant que Dieu aime toutes les
choses également, Thomas d’Aquin oppose une parole de saint Augustin :
« Dieu aime tout ce qu’il a fait ; mais il aime davantage les créatures
raisonnables, et parmi celles-ci, les membres de son Fils, et surtout son Fils
lui-même[21]. »
Par « membres de son Fils », il faut entendre ses disciples (Ia, q.
Puisque
aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un, quelque chose peut être plus ou moins
aimé d’une double manière. D’abord, du côté de l’acte
même de la volonté, qui peut être plus ou moins intense. De ce point de vue, Dieu
n’aime pas davantage certaines choses plus que d’autres, parce qu’il les aime
toutes par un acte unique et simple de sa volonté, et qui se comporte toujours
de la même manière.
En second lieu, l’amour que Dieu porte aux choses
peut-être considéré du point de vue du bien voulu à l’être aimé. Et ainsi nous
disons que quelqu’un, à qui nous voulons un plus grand bien, est plus aimé
qu’un autre, quoique ce ne soit pas d’une volonté plus intense. C’est de ce
point de vue qu’on peut dire que Dieu aime certaines choses plus que d’autres.
En effet, comme l’amour de Dieu est cause de la bonté des choses [bonté au sens
de perfection (Ia, q. 6)], une chose ne serait pas
meilleure qu’une autre si Dieu ne voulait à l’une un plus grand bien qu’à
l’autre.
Voici la réponse de Thomas
d’Aquin aux partisans d’un amour égal de Dieu pour toutes les choses. La
première opinion avançait que Dieu aime également toutes les choses, parce
qu’il est dit dans la Sagesse (6, 8) : « Il a également soin de
toutes choses. » Mais la Providence, par laquelle Dieu prend soin des
choses, vient de l’amour qu’il leur porte. Donc il aime également toutes les
choses. Avoir également soin de toutes les choses ne signifie pas, selon Thomas
d’Aquin, que Dieu dispense à toutes des biens égaux ; cela veut simplement dire
qu’il les gouverne toutes avec la même sagesse et la même bonté.
Deuxième
opinion. L’amour de Dieu est son essence. Or, l’essence de Dieu n’admet ni le
plus ni le moins ; donc son amour ne les admet pas non plus. Il s’ensuit
que Dieu ne peut pas aimer certaines choses plus que d’autres. Cette opinion, tranche
Thomas d’Aquin, vient de quelqu’un qui se place du point de vue de l’acte de la
volonté, ex parte ipsius
voluntatis, qui est l’essence divine. Mais le
bien que Dieu veut aux créatures ne s’identifie pas à l’essence divine. Il
s’ensuit que rien n’empêche qu’on y retrouve le plus et le moins.
Du
point de vue de l’acte même de la volonté, Dieu n’aime pas davantage certaines
choses plus que d’autres, parce qu’il les aime toutes par un acte unique et
simple de sa volonté, qui se comporte toujours de la même manière. Mais, du point de vue du bien qu’il
veut aux choses, Dieu en aime certaines plus que d’autres : il veut aux humains
des biens plus grands qu’aux animaux ou aux végétaux. Ce deuxième point de vue
justifie la question suivante.
Dieu aime-t-il toujours davantage les
meilleures choses ?
Thomas d’Aquin termine son
court traité De l’amour de Dieu en se demandant si Dieu aime toujours davantage les
meilleures choses (Ia, q.
Cette
réponse de Thomas d’Aquin était contenue dans la citation antérieure de saint
Augustin (Ia, q.
Dieu
préfère les créatures raisonnables à celles qui leur sont inférieures :
animaux, végétaux, minéraux. Aucun être subsistant n’est plus grand que l’âme
raisonnable, si ce n’est Dieu : Nihil
subsistens est maius mente rationali, nisi Deus (Ia, q.
On
pourrait enchaîner avec Pascal. « Pensée fait la grandeur de l’homme.
L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau
pensant. […] Toute notre dignité consiste en la pensée[25]. »
« L’homme est visiblement fait pour penser ; c’est toute sa dignité ; et
tout son mérite et tout son devoir est de penser comme il faut[26]. »
Conclusion
À la question de savoir s’il y a amour en
Dieu, Thomas d’Aquin répond en citant la
première lettre de l’évangéliste Jean : « Dieu est amour » (I,
4, 16). Si Dieu est essentiellement amour, il s’ensuit forcément qu’il y a
amour en lui. On se demande à bon droit s’il y a autre chose en lui. Le père Varillon répond sans hésiter : « Dieu n’est
qu’amour[27]. »
À cause de notre Credo qui débute par une affirmation de la toute-puissance de
Dieu : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant », le père Varillon précise : « Un amour tout-puissant. » Le
Prions en Église du 3 avril 2011 lui
donnait raison ; après le kyrie, le célébrant s’adressait au Dieu « dont
la puissance est celle de l’amour ».
Dans l’enseignement religieux, on glissait
sur le mot amour pour s’arrêter au
mot juste. Quand on évoquait le mot amour, l’interlocuteur ajoutait, comme
par réflexe rotulien : « Oui, mais il est juste. » Juste et
méticuleux : au jugement, nous étions prévenus, il faudrait rendre compte
de toute parole inutile (Matthieu 12, 36).
La Bible de Jérusalem tempère cette affirmation : « De toute parole
sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte au Jour du
Jugement. » En note c, il est
dit : « Il ne s’agit pas simplement de parole “ oiseuse ”,
mais de parole mauvaise, en somme de calomnie. » Voilà qui est fort
différent d’une simple parole inutile.
Il était normal que l’arrivée à la maison
du Père soit un jour de colère. On se présentait au tribunal sans avocat. C’est
pourquoi on chantait le Dies irae –
« Jour de colère ». Frémissant, l’accusé craignait d’entendre la
parole terrifiante : « Va, maudit, au feu éternel. » La parabole
de l’enfant prodigue, c’était le temps de l’amour ; à la mort, c’était l’heure du
jugement. Alors l’enfant prodigue risquait d’être immolé à la place du veau, réduit
en moulée et servi dans l’auge.
L’enfer et le petit nombre des élus
terrifiaient. La question avait été posée à Jésus : « Seigneur, est-ce le
petit nombre qui sera sauvé ? » lui demanda quelqu’un (Luc 13, 23. Jésus
répondit : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car
beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas » (Ibid., 24). Il ajoutait, à l’intention
d’un nombre de personnes en croissance de nos jours : « Comme il est
difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu !
Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un
riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » Certains auditeurs désespérés
l’interpellèrent : « Mais qui donc peut être sauvé ? »
Jésus leur fit cette réponse rassurante : « Ce qui est impossible
pour les hommes est possible pour Dieu » (Luc 18, 24-27). Vous ne pouvez
pas faire passer un chameau par le chas d’une aiguille, mais Dieu peut l’y
faire passer.
Saint Paul est plus motivant : « Dieu,
notre Sauveur, veut que tous les hommes soient sauvés » (I Timothée 2, 3).
Or, ce que Dieu « veut », il est capable de l’obtenir. Dans la
deuxième lettre au même Timothée, il est plus explicite : Dieu nous a
sauvés « non en considération de nos œuvres, mais conformément à son
propre dessein et à sa grâce » (1, 9). À Tite, il étend le salut à tous :
« La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les
hommes » (2, 11). Au même Tite, il répète ce qu’il a dit à Timothée :
« Dieu, notre sauveur, a manifesté sa bonté et sa tendresse pour les
hommes ; il nous a sauvés. Il l’a fait dans sa miséricorde, et non pas à cause
d’actes méritoires que nous aurions accomplis par nous-mêmes » (3, 4-5). Aux
Éphésiens : « C’est par grâce que vous êtes sauvés. Dieu a voulu par
là démontrer l’extraordinaire richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans
le Christ Jésus. Car c’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la
foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu ; il ne vient
pas des œuvres, car nul ne doit pouvoir se glorifier » (2, 5-9). Enfin :
« Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance, pour faire à tous
miséricorde » (Romains 11, 32). À tous. Que peut-on demander de
plus ?
Il est bon de rappeler une affirmation de
Thomas d’Aquin qui constitue une réponse adéquate à l’objection suivante :
Si tout le monde doit être sauvé, pourquoi s’efforcer de bien agir ? Allons
au chapitre 122 du livre 3 de la Somme
contre les Gentils. Le chapitre porte le titre suivant : « Pour
quelle raison la fornication simple [entre deux personnes libres] est-elle un
péché selon la loi divine alors que le mariage est naturel ? » Après
avoir résumé l’argument de ceux qui soutenaient que la fornication simple n’est
pas un péché, il ajoute : Il ne semble pas non plus que ce soit une
réponse suffisante de dire que la fornication simple offense Dieu, facit injuriam Deo. Voici
pourquoi : Dieu n’est pas offensé par nous si ce n’est du fait que nous
agissons contre notre bien : Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus. Plus
simplement : Nous offensons Dieu quand nous agissons contre notre bien. Ne
pas nous « efforcer de bien agir », ce serait agir à notre détriment.
Ce que l’on doit attribuer le plus au Dieu
amour, selon Thomas d’Aquin, c’est la miséricorde : misericordia est Deo maxime attribuenda (Ia, q.
Quand il caractérise les deux Testaments,
saint Augustin le fait en deux mots : timor, « crainte » pour l’Ancien, amor, « amour » pour le
Nouveau. Cependant, maints passages de l’Ancien Testament témoignent de l’amour
de Dieu pour les humains. Le plus touchant est probablement ce passage d’Isaïe
(49, 15) : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans
pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubliaient, moi,
je ne t’oublierai pas. »
[1] La Fontaine, Fables, « Le renard et les raisins », L. III, XI.
[2] Abbé Pierre, Testament, Bayard Éditions, 1994, p. 81.
[3] Op. cit., Desclée de Brouwer, 1960.
[4] Op. cit., Paris, Le Centurion, 1981.
[5] Lettres à Lucilius, Paris, Classiques Garnier, III, lettre 108, p. 175.
[6] Op. cit., Montréal, Éditions de l’Arbre, 1946, p. 87-89.
[7] Hans Küng, Vie éternelle, Paris, Seuil, 1985, p. 183.
[8] Joie de croire, joie de vivre, p. 183.
[9] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 28;
[10] Saint Jean Damascène, De Fide orthodoxa, XI, 14.
[11] Saint Augustin, Les Mœurs de l’Église catholique, chap. 27.
[12] Éthique à Nicomaque, Paris, Classiques Garnier, 1961, VIII, chap. 2, 3.
[13] Thomas d’Aquin, De Cælo et Mundo, I, lectio 5, 53.
[14] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome II, 1960, p. 555.
[15] Op. cit., Paris, Cerf, 1952, p. 26-30.
[16] Métaphysique, p. 30.
[17] Éthique à Nicomaque, Paris, Classiques Garnier, 1961, VIII, chap. 2, 3.
[18] Op. cit., IV, Prose 2, 33).
[19] Éthique à Nicomaque, Paris, Classiques Garnier, II, chap. VI, 14.
[20] Les Confessions, III, chap. VII.
[21] Tractatus CX Super Johannem.
[22] In IX Eth., lectio IV, 1807.
[23] Somme contre les Gentils, 3, chap. 27.
[24] In X Eth., lectio XIII, 2134.
[25] Pensées, Paris, Nelson, 1949, Section VI, 346-347, 365.
[26] Ibid., Section II, 146.
[27] Joie de croire, joie de vivre, p. 25.