Dieu est amour !

Martin Blais, 2010

         Thomas d’Aquin a écrit un court traité de l’amour de Dieu dans la Somme théologique (Ia, q. 20) : De amore Dei, « De l’amour de Dieu ». Saint François de Sales (1567-1622) a écrit, lui aussi, un Traité de l’amour de Dieu. Dans ce cas, il s’agit de l’amour que nous devons témoigner à Dieu. En est-il ainsi chez Thomas d’Aquin ? Les titres des quatre articles qu’il consacre à cette question nous fournissent la réponse : 1) Y a-t-il amour en Dieu? 2) Dieu aime-t-il toutes les choses ? 3) Dieu aime-t-il une chose plus qu’une autre ? 4) Dieu aime-t-il davantage les meilleures choses ? Nous sommes donc en présence de deux amours de sens contraire : le premier descend de Dieu aux créatures ; le second s’élève des créatures à Dieu. Examinons la première question que  soulève Thomas d’Aquin. 

 

Y a-t-il amour en Dieu ?

 

À la question du premier article : Y a-t-il a amour en Dieu ? la première objection prend le mot amour au sens de mouvement de la sensibilité. En ce sens, l’amour n’est pas en Dieu, ni ne le sont la colère et la tristesse, par exemple. Dans le Christ, oui, puisqu’il était homme, mais pas en Dieu, sinon au sens métaphorique, comme quand la Bible nous apprend que Yahvé s’est repenti d’avoir créé l’homme. Aux négateurs de la présence de l’amour en Dieu, Thomas d’Aquin répond par une citation de la première lettre de saint Jean : « Dieu est amour » (I Jean 4, 16). Le contexte de cette affirmation vaut d’être rapporté : « Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas méconnaît Dieu, car Dieu est amour » (Ibid., 7-8).

 

À la question : Y a-t-il amour en Dieu ? Thomas d’Aquin répond qu’il le faut nécessairement. En effet, le premier mouvement de la volonté [il y a volonté en Dieu : Ia,  q. 19, a. 1] et de toute puissance appétitive, c’est l’amour, parce que le bien est la première chose qui tombe sous la perception de la raison pratique (Ia-IIae, q. 94, a. 2). [La volonté est une faculté qui tend au bien connu par l’intelligence : seuls les êtres intelligents aiment les sciences et les arts.] L’appétit concupiscible tend aux biens connus par les sens : la lumière, les chauds rayons du soleil, la bonne nourriture, l’eau fraîche…   Après l’amour du bien naît le désir du bien aimé, les efforts pour le conquérir, quand il en faut, et la joie dans le bien conquis. Quand les raisins sont trop verts, c’est la tristesse pour qui est « mourant presque de faim[1]. » 

 

            Du Dieu justicier au Dieu amour

 

« Dieu est amour » ! Vraiment ? Je l’ai appris sur le tard. Le mot qui caractérise l’enseignement religieux que j’ai reçu dans ma jeunesse, c’est le mot PEUR. Bien d’autres, sans doute, pourraient en dire autant. Un seul exemple. Dans son Testament, l’Abbé Pierre rapporte qu’au festival de Cannes il avait participé au « Journal de 13 heures » en compagnie de Gérard Depardieu, Sandrine Bonnaire et Maurice Pialat ; on lui avait présenté Pialat comme une « grande gueule et qui bouffait du curé ». Quand j’ai eu fini de parler, Pialat s’est écrié : « Pourquoi ne m’a-t-on pas appris ça quand j’étais enfant ? » Plus tard, il a confié à un journaliste : « J’ai été élevé dans une famille où l’on était croyant, mais mes parents ne me parlaient que de l’enfer, de la peur. Jamais de liberté et d’amour[2]. »

 

Les objets de ma peur ? D’abord, la peur de l’enfer. Mon petit Catéchisme le décrivait comme « un lieu (sic) de supplice, où ceux qui sont morts en état de péché mortel sont privés de la vue de Dieu pour toujours, et souffrent des tourments épouvantables et éternels » (n. 488). Il me semblait que la privation de la vue de Dieu aurait été suffisante. Le Catéchisme en images, disponible dans la plupart des familles, peignait des scènes qui donnaient la chair de poule.

 

Et l’enfer était surpeuplé. En 1943 – j’avais alors dix-neuf ans –, j’ai lu la Perfection chrétienne du jésuite Alphonse Saint-Jure. Il voyait les élus dans les épis qui restent sur le champ après la moisson ; les moissonneurs avaient engrangé pour l’enfer. Il les voyait encore dans les raisins oubliés  dans la vigne par les vendangeurs ; la cueillette aboutissait en enfer. Selon ce pessimiste, les damnés étaient donc immensément majoritaires. En songe, la grande Thérèse d’Avila avait vu les âmes tomber en enfer comme les feuilles par un grand vent d’automne ; elle avait même aperçu  un enfant de six ans dans les flammes ; les larmes du petit séchaient avant de couler sur ses joues. Vers 1946, alors que j’enseignais à Saint-Malo (une paroisse de la ville de Québec), le curé avait fait un sermon sur le petit nombre des élus. Il avait exhumé les comparaisons désolantes de Saint-Jure.

 

La question avait été posée à Jésus : « Seigneur, est-ce le petit nombre qui sera sauvé ? » lui demanda quelqu’un (Luc 13, 23. Jésus répondit : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas » (Ibid., 24). La suite n’est pas rassurante. Cependant, après qu’il eut dit : « Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » ceux qui avaient entendu insistèrent : « Mais qui donc peut être sauvé ? » Jésus répondit : « Ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu » (Luc 18, 24-27). Un chameau ne peut pas passer par le chas d’une aiguille, mais Dieu peut l’y faire passer, voire en faire passer deux côte à côte. Lueur d’espoir pour les chameaux humains : Dieu les fera passer par la porte étroite.  

 

Dans le domaine de la chasteté, tout était matière à péché mortel : actes, touchers, pensées, désirs. Donc tous passibles de la peine éternelle. Il était normal que la plupart des damnés le soient pour des fautes contre la « sainte vertu », comme on appelait alors la chasteté. Saint Alphonse de Liguori avait rencontré, semble-t-il, le statisticien de l’enfer puisqu’il affirmait : 99 damnés sur 100 le sont pour des fautes contre la chasteté. Je n’avais pas adhéré à ces propos ; mais, quand il s’agit de l’âme, on peut rappeler ces vers d’un poète : « Le cœur d’un enfant vierge est un vase profond ; lorsque la première eau qu’on y verse est impure, la mer y passerait sans laver la souillure, car l’abîme est immense et la tache est au fond. » J’ai substitué enfant à homme. Un petit fait à l’appui. Je visitais régulièrement un ami envahi par le cancer. Il parlait de la mort avec une totale sérénité, parfois avec humour. Deux ou trois jours après une de mes visites, il doit entrer à l’hôpital. La mort est imminente, il le sait. J’ai demandé à sa femme : « Quelle fut son attitude face à la mort imminente ? » Elle me répondit : « Il avait… peur ! » La tache est au fond. Quant à la chasteté, un livre de Mgr Suenens, alors évêque auxiliaire de Malines, Amour et maîtrise de soi[3], m’aurait rassuré si j’avais eu besoin de l’être. Je dirai plutôt qu’il m’a confirmé.

 

Les retraites paroissiales, souvent prêchées par des pères rédemptoristes, cultivaient la peur avec virtuosité. Un jour, une de mes sœurs aînées avait rapporté cette parole d’un prédicateur qui lisait dans l’avenir comme dans un livre ouvert : « Élever des enfants, aujourd’hui – c’était vers 1936 –, c’est pour l’enfer ou pour le martyre. » Les francs-maçons nous enjoindraient de marcher sur le crucifix. Pas étonnant que les quatre aînées des six filles de la famille aient opté pour la vie religieuse. Un ex-rédemptoriste m’a dit que des femmes s’étaient évanouies pendant le sermon d’un de ses confrères sur les fins dernières.

 

Jean Delumeau aurait inventé l’expression « mort convertisseuse », mais la mort occupait, bien avant, une place importante dans la prédication. Estote parati, « soyez prêts » ne cessait de marteler le père Victor Lelièvre, o.m.i., pendant une retraite prêchée en août 1941. « Je viendrai comme un voleur », ajoutait-il, comme si Dieu nous guettait pour nous prendre en défaut et nous précipiter dans la géhenne.

 

Aux funérailles, on chantait le Dies irae, « Jour de colère ». L’arrivée à la maison du Père était un jour de colère. Ce chant était dans le ton puisqu’on enseignait qu’au jugement, il faudrait rendre compte de toute parole inutile (Matthieu 12, 36). J’ai consulté les traductions de quelques Bibles. Celle de Bayard, Médiaspaul confirme : « Au jour du jugement, chacun devra rendre compte des vaines paroles qu’il aura prononcées. » Des « paroles vaines », c’est l’équivalent de « paroles inutiles ». La Bible de Jérusalem apporte une précision importante : « De toute parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte au Jour du Jugement. » En note c, il est dit : « Il ne s’agit pas simplement de parole “ oiseuse ”, mais de parole mauvaise, en somme de calomnie. » Voilà qui est fort différent d’une simple parole inutile.

 

Ce Dieu était méticuleux : il comptait les cheveux et les moineaux, rapporte Matthieu 10, 30-31 : « Ne vend-on pas deux moineaux pour un as ? Et pas un d’entre eux ne tombera au sol à l’insu de votre Père. Et vous donc ! vos cheveux sont tous comptés ! Soyez donc sans crainte ; vous valez mieux, vous, qu’une multitude de moineaux ! » 

 

Que reste-t-il de ces idées et de ces sentiments ?

 

Le jésuite François Varillon m’a beaucoup influencé par un livre arborant les garanties que constituent lImprimi potest et l’Imprimatur : Joie de croire, joie de vivre[4]. D’abord au sujet de l’existence de l’enfer : « … si quelqu’un dit que l’enfer existe, il se flatte d’avoir un renseignement que les chrétiens n’ont absolument pas » (Op. cit., p. 197). Il poursuit, sur la nature de l’enfer : « La réflexion à partir des images bibliques conduit à concevoir l’enfer non pas comme un lieu […] mais comme un état, une situation. S’il y a équivoque là-dessus, plutôt que de dire “ enfer ”, disons “ damnation ”, “ état de damnation ”. Il n’y a un enfer que s’il y a des damnés. Il n’y a pas un enfer qui existerait indépendamment de l’état de damnation. Or, nous ne savons pas s’il y a ou s’il y aura des damnés. […] On a parfois l’impression que des gens sont ennuyés qu’on ne puisse pas affirmer qu’il y a des damnés, qui voudraient absolument qu’il y en ait » (Ibid.).  Enfin, sur le petit nombre des élus Varillon s’indigne : « On m’a fait passer des billets où, soi-disant au nom de saint Augustin, de saint Jean Chrysostome, de saint Irénée, il est affirmé par la tradition chrétienne que le nombre des élus est inférieur au nombre des damnés. C’est tout de même inouï ! Je vous avoue que j’ai eu de la peine à garder mon calme » (Ibid.).

 

Il y a belle lurette que je ne crois plus aux « tourments épouvantables et éternels » de l’enfer, dont parlait mon petit Catéchisme. De tels tourments n’ont aucun sens ; on chavire à y penser. Comment imaginer un être humain – fût-il Hitler, Staline, Pol Pot ou d’autres que nous considérons comme des monstres – condamné à des « tourments épouvantables » qui ne cesseraient jamais ? Moi, j’en suis incapable.

 

Saint Paul est plus rassurant.

 

« Dieu, notre Sauveur, veut que tous les hommes soient sauvés » (I Timothée 2, 3). Or, ce que Dieu « veut », il est capable de l’obtenir. Dans la deuxième épître à Timothée, Paul affirme que Dieu nous a sauvés « non en considération de nos œuvres, mais conformément à son propre dessein et à sa grâce » (1, 9). À Tite, il écrit : « La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes » (2, 11). Au même Tite : « Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et sa tendresse pour les hommes ; il nous a sauvés. Il l’a fait dans sa miséricorde, et non pas à cause d’actes méritoires que nous aurions accomplis par nous-mêmes » (3, 4-5). Aux Éphésiens : « C’est par grâce que vous êtes sauvés. Dieu a voulu par là démontrer l’extraordinaire richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus. Car c’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu ; il ne vient pas des œuvres, car nul ne doit pouvoir se glorifier » (2, 5-9). Enfin : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance, pour faire à tous miséricorde » (Romains 11, 32). À tous.

 

Un ami m’a fait l’objection qui vient spontanément : « Si tout le monde doit être sauvé, pourquoi s’efforcer de bien agir ? » Thomas d’Aquin a donné la réponse à cette objection au début du chapitre 122 du livre 3 de la Somme contre les Gentils. Le chapitre porte le titre suivant : « Pour quelle raison la fornication simple [entre deux personnes libres] est-elle un péché selon la loi divine alors que le mariage est naturel ? » Après avoir résumé l’argument de ceux qui soutenaient que la fornication simple n’est pas un péché, il ajoute : Il ne semble pas non plus que ce soit une réponse suffisante de dire que la fornication simple offense Dieu, facit injuriam Dei. Et il en donne la raison : En effet, Dieu n’est pas offensé par nous si ce n’est du fait que nous agissons contre notre bien : Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus. Bref, nous offensons Dieu quand nous agissons contre notre bien.

 

Tous les préceptes de la loi ancienne se résument dans les dix commandements, qui appartiennent à la loi naturelle (Ia-IIae, q. 100, a. 1 et 3). On trouve chez saint Paul cette étonnante affirmation : « Les Gentils qui n’ont pas la loi font naturellement ce qui est selon la loi » (Romains 2, 14). La loi nouvelle de l’Évangile n’a ajouté que très peu de préceptes, paucissima præcepta, à ceux de la loi naturelle. « Il est facile, pense Sénèque, de susciter chez l’auditeur le désir du bien, car la nature a mis en chacun de nous les semences des vertus[5]. » Il est naturel de rendre le dû, personne n’aime la lâcheté ni l’intempérance.

 

Le père Sertillanges, o.p., entrouvre les portes de l’enfer.

 

Dans Les Fins dernières, le dominicain A. D. Sertillanges entrouvre les portes de l’enfer : « On racontait au Moyen Âge des histoires de damnés libérés de l’enfer à la prière des saints. Ces histoires n’étaient pas très garanties ; mais cela importe peu. Ce que je retiens, c’est que S. Thomas, relatant ces faits, n’a pas l’idée de les déclarer controversés, ce à quoi il n’eût pas manqué si la doctrine [de l’Église] y avait fait obstacle avec certitude. Il se contente de dire : “ Sans doute la destinée de ces damnés n’était-elle pas réellement close.” Dieu a pu les faire renaître à la façon de Lazare, et leur donner ainsi occasion de se reprendre. Or, à cela j’ajoute l’observation suivante. S. Thomas avance une hypothèse : la seconde naissance des damnés en question. Mais cette hypothèse n’est pas la seule qu’on puisse faire, j’entends à l’intérieur de la doctrine que nous voulons respecter. Dieu n’a pas besoin de ressusciter un mort pour lui restituer ses chances de salut. Il peut rouvrir, ici ou ailleurs, les disponibilités de la grâce. Qui peut l’en empêcher ?  Sa loi ? Il en est le maître.

 

« En principe, poursuit Sertillanges, l’enfer est éternel. Mais à l’égard d’un être particulier, quel qu’il soit, personne ne peut enchaîner la liberté créatrice. Dieu fera ce qu’il voudra, et il le fera autant de fois qu’il voudra. Nous n’avons pas là-dessus de révélation. De sorte que, passant à la limite des suppositions recevables, quelqu’un pourrait dire : L’enfer est un principe ; mais quant au fait, pourquoi la miséricorde divine n’irait-elle pas jusqu’au bout de ses pouvoirs, et pourquoi n’accorderait-elle pas un jour à tous les pécheurs la possibilité de se repentir[6] ? »

 

L’enfer et les Credo

 

Aucun des deux Credo que nous récitons à la messe ne mentionne l’enfer : « Je crois à la vie éternelle », me fait confesser celui que nous récitons habituellement. Quant au symbole de Nicée-Constantinople, il se termine ainsi : « J’attends la résurrection des morts, et la vie du monde à venir. » Ni l’un ni l’autre ne me demandent de croire à la mort éternelle. Cependant… Oui, il faut un cependant. « … si l’existence de l’enfer n’est pas expressément mentionnée dans les Credo primitifs, elle l’est bel et bien dans deux Credo de la fin de l’ère patristique, dans le Fides Damasi et dans le Symbolum Quicumque. […] … le Latran IV de 1215, le plus grand concile du Moyen Âge, a confirmé solennellement que “ les uns recevront le châtiment éternel avec le diable ”, les autres la gloire éternelle avec le Christ[7]. »

 

  L’horreur de l’enfer éternel a fait émettre par certains l’hypothèse de l’anéantissement : Dieu anéantirait tout simplement les « maudits » au lieu de les envoyer au feu éternel. Thomas d’Aquin ne partage pas cette opinion. Selon lui, aucune créature ne sera réduite à néant : creaturæ nunquam in nihilum redigentur (Ia, q. 65, a. 1). À l’hypothèse de l’anéantissement, je préfère celle d’une réconciliation universelle : l’apocatastase d’Origène. Je vois l’éternité comme une grande fête de l’amour, qui ne sera pas troublée par des hurlements, des pleurs et des grincements de dents. Le problème de l’immutabilité de Dieu est par là soulevé.

 

L’immutabilité de Dieu

 

Comment un Dieu qui est amour pourrait-il jouir éternellement avec les bienheureux pendant qu’un certain nombre de ses créatures subiraient des « tourments épouvantables et éternels » ? Le père Varillon pense que Dieu souffre : « Dieu est amour, l’amour est nécessairement vulnérable. Ce dont notre monde enrage (le mot est de Jacques Maritain), c’est d’imaginer un Dieu qui surplombe la souffrance humaine dans une sorte de sérénité parfaitement olympienne[8]. »

 

Thomas d’Aquin réfute l’opinion de Varillon et d’autres théologiens qui la partagent quand il se demande si Dieu est tout à fait immuable : Utrum Deus sit omnino immutabilis (Ia, q. 9).  En français, immuable signifie « qui ne peut éprouver aucun changement ». En latin, on a immutabilis et son contraire mutabilis ; en français, on a immuable mais muable n’existe pas ; on lui substitue mouvant ou changeant. Thomas d’Aquin va prouver que Dieu est tout à fait immuable en se référant à trois conclusions de démonstrations antérieures.

 

Voici son premier argument. En Dieu il n’y a aucune potentialité, tout en lui est actué, développé. Tout être qui change est en puissance du point de vue du changement qui s’opère en lui. Pour qu’une tête blanchisse, il faut qu’elle soit en puissance de blanchir, qu’elle ait la capacité de blanchir ; toutes les têtes ne l’ont pas. Les têtes des chimpanzés ne l’ont pas, ni certaines têtes humaines. Pour apprendre à jouer du piano, il faut avoir cette capacité ; un singe ne le peut pas, même s’il a quatre mains. Comme en Dieu, acte pur, rien n’est en puissance, il est impossible qu’il change de quelque façon que ce soit. Il ne peut pas de serein devenir triste.

 

Deuxième argument. Dans tout ce qui change, il y a quelque chose qui demeure et quelque chose qui passe. Dire d’une personne qu’on n’a pas vue depuis longtemps qu’elle a beaucoup changé, c’est admettre d’abord qu’il s’agit bien d’elle, mais elle a changé : elle a pris de l’embonpoint, a perdu ses cheveux, a le visage ridé, la démarche hésitante… D’une personne qu’on n’a jamais vue, il est impossible de dire si elle a changé ou pas. Dans un être qui change, il y a donc composition de quelque chose qui demeure avec quelque chose qui lui arrive. Le brun des cheveux est disparu pour faire place à du blanc. Or, il a été prouvé précédemment qu’il n’y a en Dieu aucune composition, qu’il est tout à fait simple, omnino simplex (Ia, q. 3). Il s’ensuit qu’il ne peut y avoir de changement en Dieu.

 

Troisième argument. Tout ce qui change acquiert quelque chose par son changement et atteint, par le fait même, quelque chose qu’il n’atteignait pas auparavant, et pertingit ad illud ad quod prius non pertingebat. Or, Dieu est infini, il renferme en lui-même toute la plénitude de la perfection de tout l’être, il ne peut rien acquérir, ni s’étendre à quelque chose auquel il ne parvenait pas avant, extendre se in aliquid ad quod prius non pertingebat. Il s’ensuit que le mouvement ne lui convient d’aucune manière. C’est pourquoi, certains anciens ont affirmé, forcés en quelque sorte par la vérité, que le premier principe était immobile. Un être humain peut être en mouvement vers la vérité, en atteindre une parcelle ; mais Dieu, étant la vérité même, ne peut pas être en mouvement vers la vérité, ni vers n’importe quoi d’autre, puisqu’il possède, comme il a été dit, toute la plénitude de la perfection de tout l’être

 

Dieu est amour, d’accord ; l’amour est vulnérable, d’accord quand il s’agit de l’amour humain : « Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons[9]. » Mais faut-il qu’il en soit ainsi de Dieu ? Attribuer à l’amour de Dieu les caractéristiques de l’amour humain, c’est de l’anthropomorphisme. L’amour ne se dit pas univoquement de Dieu et de l’homme. Il s’ensuit qu’il peut être vulnérable dans l’homme sans l’être en Dieu. La Genèse rapporte en effet que Yahvé se repentit d’avoir créé l’homme (5, 6), mais prévient Thomas d’Aquin (Ia, q. 19, a. 7), le verbe se repentir doit être entendu métaphoriquement (Ia, q. 19, a. 7).

 

Immutabilité et compassion ou miséricorde

 

Que l’opinion de François Varillon ait eu cours ou non au temps de Thomas d’Aquin, ce dernier y répond quand il se demande si la miséricorde convient à Dieu : Utrum misericordia competat Deo (Ia, q. 21, a. 3).

 

L’objection tirée de Jean Damascène (VIIIe siècle) est pertinente. « La miséricorde est une espèce de tristesse, dit ce bon saint. Or, la tristesse n’est pas en Dieu. Donc la miséricorde n’y est pas non plus[10]. » Pour faire contrepoids à cette objection, Thomas d’Aquin cite le verset 4 du psaume 110 : « Le Seigneur est clément et miséricordieux. » 113 des 114 sourates du Coran sont coiffées de ce verset légèrement modifié : « Au nom du Dieu clément et miséricordieux. » La sourate IX, « Le repentir » fait exception. En note dans mon exemplaire du Coran : « Les commentateurs arabes expliquent différemment cette omission. »

 

Thomas d’Aquin répond à la question : « Est-ce que la miséricorde convient à Dieu » en introduisant une distinction. La miséricorde est attribuée à Dieu au suprême degré, maxime, cependant elle l’est du point de vue de l’effet de la miséricorde, secundum effectum misericordiæ, mais non du point de vue du mouvement de la sensibilité que la tristesse provoque chez les humains.

 

L’adjectif miséricordieux, misericors, se dit de quelqu’un qui a un cœur douloureux, habens miserum cor, parce qu’il souffre du malheur d’autrui comme si c’était son propre malheur. Il s’ensuit qu’il travaille à soulager le malheur d’autrui comme il s’efforce naturellement de soulager le sien. Tel est l’effet de la miséricorde, aussi bien chez les humains que chez Dieu. Saint Augustin a éprouvé en lui-même et constaté chez autrui les effets de la miséricorde : La miséricorde rend douloureux le cœur de la personne qui compatit au malheur d’autrui, misericordia miserum cor facit condolentis alieno malo[11].    

 

De nos jours, on parle peu de la miséricorde, mais beaucoup de la compassion, comme on ne parle plus de la vertu de tempérance, mais de la modération, ni de la force mais du courage. Les définitions de la miséricorde et de la compassion se rejoignent, et les effets sont les mêmes : qu’on soit miséricordieux ou compatissant, on souffre du malheur d’autrui et on cherche à le soulager. Compassion vient de cum, « avec », et pati, « souffrir ». Passus, le passé de pati, évoque la passion du Christ et le Symbole des Apôtres, qui dans sa version latine, dit du Christ : Passus sub Pontio Pilato, a souffert, passus, sous Ponce Pilate.

 

Cependant, la tristesse causée normalement chez les humains par le malheur d’autrui ne se rencontre pas en Dieu : il a été démontré que Dieu est immuable, donc impassible (Ia, q. 9). Par contre, il lui convient au plus haut point d’écarter le malheur humain. En effet, tout malheur est un défaut, (defectus, un manque), et tout défaut, tout manque ne peut être écarté ou comblé que par la bonté [bonté au sens de perfection] de quelqu’un qui possède ce qui manque à l’autre (Ia, q. 21, a. 3). Or, il a été prouvé ci-dessus que Dieu possède la perfection de tous les êtres (Ia, q. 4, a. 2) et qu’il est la bonté par essence, le souverain bien (Ia, q. 6, a. 3) Il possède donc ce qui est requis pour combler les manques dont souffrent ses créatures.

 

Pour soulager la souffrance d’autrui, il n’est pas nécessaire d’en être bouleversé soi-même. Si les malades ou les accidentés qui se présentent aux urgences de nos hôpitaux y rencontraient des médecins et des infirmières en larmes ou au bord des larmes, les malades ou les accidentées n’y gagneraient pas. Pour être efficace, dans n’importe quel service, il faut contenir ses émotions, garder son sang froid, comme on dit. Brancardier pendant la guerre, Nietzsche (1844-1900), le créateur du surhomme, perdait connaissance en voyant les grands blessés, et c’est lui qu’on devait ramener sur un brancard ; par contre, brancardier à son tour, Teilhard de Chardin (1881-1955) a été décoré pour sa bravoure. On ne confie pas un scalpel à une personne qui perd connaissance en voyant du sang. Dieu peut donc, mieux que nous, soulager la misère humaine sans perdre sa sérénité. Ce qui importe, ce n’est pas qu’il souffre, mais qu’il soulage.

 

Dieu a souffert dans le Christ

 

Quand le Christ souffrait, on pouvait dire que Dieu souffrait parce qu’il n’y avait en lui qu’une seule personne, la personne divine ; tout ce qu’il faisait – manger, boire, dormir, etc. – était forcément attribué à la personne divine. Quand le Christ a cessé de souffrir, Dieu a cessé de souffrir dans la nature humaine que le Fils avait assumée, mais il n’a jamais souffert dans sa divinité, qui était impassible. Quand Thomas d’Aquin se demande si la passion du Christ doit être attribuée à sa divinité : Utrum passio Christi sit ejus divinitatis attribuenda (IIIa, 46, 12), il répond que, dans le Christ, les deux natures étaient demeurée distinctes, chacune ayant sa propriété, salva tamen utriusque naturae proprietate. C’est pourquoi la passion est attribuée à la personne divine du Christ – forcément car il n’y a pas d’autre personne en lui –, mais elle ne lui est pas attribuée en raison de sa nature divine, qui est impassible, mais en raison de sa nature humaine, qui est passible.

 

Thomas d’Aquin fait, à maintes reprises, cette distinction capitale des deux natures dans le Christ. Par exemple, quand il se demande si le Christ a été la cause de sa résurrection : Utrum Christus fuit causa suæ resurrectionis (IIIa, q. 53, a. 4). Il répond que le Christ, en tant que Dieu, s’est ressuscité lui-même ; mais, du point de vue de la nature créée, il a été ressuscité par Dieu. Qu’en est-il alors de ces trois Personnes en un seul Dieu ? En réponse à la première objection de cette question, Thomas d’Aquin affirme que les trois personnes divines n’opèrent pas séparément : la vertu divine du Père et du Fils est la même, ainsi que leur opération : eadem est divina virtus et operatio Patris et Filii. Quand on dit que Dieu a ressuscité le Christ, il ne faut pas exclure le Fils de l’opération.   

 

         Dieu aime-t-il toutes les choses ?

 

         Après avoir prouvé qu’il y a amour en Dieu (Ia, q. 20, a. 1), Thomas d’Aquin s’interroge sur l’objet de cet amour. Dieu s’aime forcément, car il est parfait, mais nous aime-t-il ? Il répondra à cette question à l’article suivant quand il se demande si Dieu aime toutes les choses : Utrum Deus omnia amet (Ia, q. 20, a. 2).

 

         Des quatre objections que soulève Thomas d’Aquin, j’en retiens deux. La troisième : « L’amour est double : de concupiscence ou d’amitié. Mais Dieu n’aime pas d’un amour de concupiscence les créatures privées de raison parce qu’il n’a besoin de rien hors de soi ; il ne les aime pas non plus d’un amour d’amitié, parce que l’amitié est impossible avec les créatures privées de raison, comme il est évident selon Aristote[12]. Donc Dieu n’aime pas toutes les choses. » L’amitié étant un amour de bienveillance réciproque, elle est impossible entre un être humain et un être privé de raison. Quatrième objection : « Il est dit dans le psaume 5, 6 : “ Vous haïssez tous ceux qui commettent l’iniquité. ” Or, rien ne peut en même temps être haï et aimé. Donc Dieu n’aime pas toutes les créatures. »

 

         Aux objections, Thomas d’Aquin oppose cette parole de la Sagesse : « Tu aimes en effet tout ce qui existe, et tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait, car si tu avais haï quelque chose, tu ne l’aurais pas formé » (Sagesse 11, 24). Thomas d’Aquin va maintenant prouver que Dieu aime toutes les choses.

            Dieu aime tous les existants, omnia existentia, car tous les existants sont bons en tant qu’ils sont. En effet, l’être même de n’importe quelle chose est un certain bien, de même qu’est un bien toute perfection de cette chose, ipsum enim esse cujuslibet rei quoddam bonum est, et similiter quælibet perfectio ipsius.  Or, il a été prouvé précédemment (Ia, q. 19, a. 4) que la volonté de Dieu est la cause de toutes les choses, omnium rerum ; ainsi faut-il qu’une chose ne possède l’être, ou n’importe quelle perfection, que dans la mesure où c’est voulu par Dieu. Dieu veut donc du bien à tout existant. D’où il est manifeste que Dieu aime toutes les choses qui existent puisqu’aimer n’est rien d’autre que de vouloir du bien à un être.  Cependant, il ne les aime pas de la même manière que nous, car notre volonté n’est pas la cause de la bonté des choses (bonté au sens de perfection et non de vertu morale,  Ia, q. 6, a. 1). En effet, notre amour, comme par un objet, est mû par cette bonté (vraie ou supposée, vel vera, vel æstimata) qui suscite l’amour par lequel nous lui voulons de conserver le bien qu’elle possède et d’acquérir celui qu’elle ne possède pas, et c’est à cela que nous travaillons, et ut ad hoc operemur. L’amour de Dieu, au contraire du nôtre, infuse et crée la bonté dans les choses (bonté au sens de perfection) (Ia, q. 20, a. 2).   

         L’être est un bien

         On pourrait s’étonner de certaines affirmations de Thomas d’Aquin dans un ouvrage destiné aux commençants (Somme théologique, Prologue). Mais ces « commençants » avaient fait beaucoup de philosophie ; ils étaient familiers avec le sens du mot être, et aucun d’entre eux ne posait de question quand leur maître disait que l’être est bon. Il n’en est pas ainsi de nous.

À défaut d’un dictionnaire philosophique, allons tout simplement au  Petit Larousse ou au Petit Robert. C’est normal, car le philosophe doit employer le langage de la majorité, parler ut plures[13]. Paul Valéry confirmait : « Entre deux mots, disait-il aux écrivains, il faut choisir le moindre. (Mais que le philosophe entende aussi ce petit conseil)[14]. » Au premier sens du mot être, le Petit Robert donne : « Fait d’être (existence), qualité de ce qui est. » Au deuxième sens : « Ce qui est. » On a l’essentiel. Allons voir ce qu’en dit le savant père H. D. Gardeil, o.p., dans sa Métaphysique[15].  

         Quand on regarde autour de soi, on voit des humains, des animaux (chiens, chats, chevaux, vaches, lapins, oiseaux, etc.), des arbres, des plantes, des pierres, de la terre, de l’eau, etc. Les insectes s’imposent ; les poissons, plus discrets. L’arbre que je vois existe, j’en suis convaincu, mais il n’est pas seulement quelque chose qui existe ; il a l’existence, mais il n’a pas que l’existence ; il possède une existence végétale : il se nourrit, croît et se reproduit.

         Pour arriver à quelque chose dont la seule qualité soit l’existence, il faut, si l’on part de l’homme que l’on voit, faire abstraction de son caractère raisonnable – qui le définit en tant qu’homme –, il faut ensuite faire abstraction de son animalité, puis de sa condition de végétal. Les êtres qui restent n’ont pas encore pour qualité la seule existence : certaines de leurs qualités en font des minéraux ou des métaux, du miel ou de l’eau, etc. Si l’on fait abstraction de ces autres qualités pour ne conserver que l’existence, on a atteint l’être, c’est-à-dire « ce qui existe » ; quelque chose dont la seule qualité est l’existence. La notion d’être est donc une fabrication de notre esprit ; l’être comme tel n’existe pas à l’état pur. Dans un supermarché, on peut acheter un kilo de centaines de choses, mais on passerait pour un hurluberlu si l’on demandait un kilo d’être.

         Voyons comment le père Gardeil met en lumière les deux aspects de la notion d’être : un aspect de sujet récepteur, « le quelque chose », et un aspect de détermination ou de qualification de ce sujet récepteur, « qui est ».  En langage métaphysique, on dira que le premier de ces aspects signifie l’essence, le second l’existence. L’être est donc quelque chose qui a pour détermination propre le fait d’exister, ou encore dont la seule qualité est le fait d’exister[16]. Mais, enfin, pourquoi l’être est-il bon ? Parce qu’il possède la seule qualité qu’on s’attend de trouver en lui : l’existence. Il est quelque chose qui existe.

         Solutions des deux objections retenues

         J’ai laissé tomber les deux premières objections. Voici la troisième : « L’amour est double : de concupiscence et d’amitié. Mais Dieu n’aime pas d’un amour de concupiscence les créatures privées de raison parce qu’il n’a besoin de rien hors de soi ; il ne les aime pas non plus d’un amour d’amitié, parce que l’amitié est impossible avec les créatures privées de raison, comme il est évident selon Aristote[17].  Donc Dieu n’aime pas toutes les choses. »

         L’amitié, répond Thomas d’Aquin, ne peut exister qu’entre les créatures douées de raison, qui sont capables d’échanger amitié pour amitié et de partager les différents actes de la vie. L’amitié, définie comme un amour de bienveillance réciproque, est le propre des créatures raisonnables. Les créatures dépourvues de raison ne peuvent s’élever à l’amour de Dieu, ni au partage de la vie intellectuelle et bienheureuse qui est la sienne. Ainsi donc, à proprement parler, Dieu n’aime pas d’un amour d’amitié les créatures privées de raison, mais il les aime d’un certain amour de concupiscence en tant qu’il les ordonne aux créatures douées de raison et ainsi à lui-même, non pas comme s’il en avait besoin, mais à cause de sa bonté et de notre utilité. En effet, nous désirons, concupiscimus, quelque chose pour nous ou pour les autres. C’est ainsi que l’amour de concupiscence est en Dieu, non pas pour son besoin, mais pour les nôtres (Ia, q. 20, a. 2, sol. 3).  

         Quatrième objection :  « Dans le psaume 5, 6, il est dit : “ Vous haïssez tous ceux qui commettent l’iniquité. ” Or, rien ne peut en même temps être haï et aimé. Donc Dieu n’aime pas toutes les créatures. » Rien n’empêche, répond Thomas d’Aquin, qu’une même chose soit aimée sous un rapport, secundum aliquid, et haïe sous un autre. Ainsi Dieu aime les pécheurs en tant qu’ils sont des natures [les pécheurs possèdent la nature humaine], in quantum sunt naturæ quædam. Par là, en effet, ils sont et sont par lui. Mais, en tant que pécheurs, in quantum peccatores, ils ne sont pas, ils renoncent à l’être, ab esse deficiunt, et cela, en eux, ne vient pas de Dieu. Il s’ensuit que, sous ce rapport, ils sont haïs de Dieu (Ia, q. 20, a. 2, sol. 4).

         Affirmer que les pécheurs « en tant que pécheurs » ne sont pas, n’existent pas, voilà une affirmation pour le moins étrange. Elle n’était pas une invention de Thomas d’Aquin. Dans La Consolation de la philosophie, Boèce (480-525) avait affirmé que « les méchants n’existent pas[18]. » Thomas d’Aquin a cependant ajouté une précision importante : ils n’existent pas « en tant que pécheurs ». Car, de toute évidence, nos sociétés hébergent des violents, des voleurs, des ivrognes, des adultères, des menteurs, etc.  

Pour affirmer que le voleur n’existe pas, il faut déterminer ce qui constitue le voleur comme voleur. C’est l’absence de cette qualité, qu’on appelle justice, et qui fait rendre à chacun, d’une volonté ferme et perpétuelle, ce qui lui est dû. Ce qui constitue le voleur en tant que voleur, c’est une absence, un non-être, une privation ; une privation car un être humain devrait posséder la justice. On pourrait appliquer un raisonnement semblable à tous les vicieux. Chacun se définit par l’absence d’une qualité qu’il devrait posséder. De l’homme mauvais passons à l’acte mauvais. 

Un acte est mauvais quand il lui manque une ou plusieurs des conditions qui le rendraient bon. Ces conditions sont nombreuses : « Nos fautes peuvent présenter mille formes, affirme Aristote ; en revanche, il n’y a qu’une façon de réaliser le bien » ; c’est d’observer toutes les conditions de l’acte bon[19]. Prendre ce qui appartient à autrui est un acte bon si certaines conditions sont respectées ; l’homicide, dans un cas de légitime défense, exige le respect de certaines conditions. Comme l’acte mauvais, en tant que mauvais, se définit par une privation, il n’existe pas en tant que mauvais, ab esse deficit.

Le mal, affirme Thomas d’Aquin, est la privation d’un bien qu’une chose devrait posséder en raison de sa nature (Ia, q. 49, a. 1). La vue n’est inhérente à la nature de la pierre ; on ne dira pas que la pierre est « privée » de la vue ; on dit tout simplement qu’elle n’a pas la vue. L’arbre n’est pas doué de la puissance locomotrice ; on ne le dit pas « privé » de cette puissance ; on dit qu’il ne possède pas cette puissance. Dans ses réflexions sur le manichéisme, saint Augustin confesse : « Je ne savais pas que le mal n’est que la privation du bien, privation qui trouve son terme dans le néant[20]. » La différence entre « être privé » et « ne pas avoir » ne fait plus de difficulté : l’aveugle est privé de la vue, le chêne ne l’a pas.

         Dieu aime-t-il toutes les choses également ?

         Après avoir prouvé que Dieu aime toutes les choses (Ia, q. 20, a. 2), Thomas d’Aquin se demande si Dieu les aime toutes également (Ia, q. 20, a. 3). Si l’on demandait l’opinion des auditeurs avant d’exposer la réponse de Thomas d’Aquin, la majorité, sans doute, dirait non. Selon les tenants de cette opinion, Dieu doit préférer quelqu’un qui l’honore à quelqu’un qui l’injurie ; il doit préférer un animal à un arbre, une plante à un caillou.

Thomas d’Aquin aligne d’abord l’opinion de quelques débatteurs qui répondaient par l’affirmative. La première : Il semble que Dieu aime également toutes les choses. Il est dit dans la Sagesse (6, 8) : « Il a également soin de toutes choses. » Or, la Providence, par laquelle Dieu prend soin des choses, vient de l’amour qu’il leur porte. Donc il aime également toutes les choses.  Deuxième opinion : L’amour de Dieu est son essence. Or, l’essence de Dieu n’admet ni le plus ni le moins ; son amour ne les admet pas non plus. Il ne peut donc pas aimer certaines choses plus que d’autres.

         À ces opinions soutenant que Dieu aime toutes les choses également, Thomas d’Aquin oppose une parole de saint Augustin : « Dieu aime tout ce qu’il a fait ; mais il aime davantage les créatures raisonnables, et parmi celles-ci, les membres de son Fils, et surtout son Fils lui-même[21]. » Par « membres de son Fils », il faut entendre ses disciples (Ia, q. 20, a. 4, sol. 3) et non ses jambes, ses bras ou son cœur. Thomas d’Aquin va introduire une savante distinction et répondre ensuite en donnant raison aux deux parties.

         Puisque aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un, quelque chose peut être plus ou moins aimé d’une double manière. D’abord, du côté de l’acte même de la volonté, qui peut être plus ou moins intense. De ce point de vue, Dieu n’aime pas davantage certaines choses plus que d’autres, parce qu’il les aime toutes par un acte unique et simple de sa volonté, et qui se comporte toujours de la même manière.

         En second lieu, l’amour que Dieu porte aux choses peut-être considéré du point de vue du bien voulu à l’être aimé. Et ainsi nous disons que quelqu’un, à qui nous voulons un plus grand bien, est plus aimé qu’un autre, quoique ce ne soit pas d’une volonté plus intense. C’est de ce point de vue qu’on peut dire que Dieu aime certaines choses plus que d’autres. En effet, comme l’amour de Dieu est cause de la bonté des choses [bonté au sens de perfection (Ia, q. 6)], une chose ne serait pas meilleure qu’une autre si Dieu ne voulait à l’une un plus grand bien qu’à l’autre.

Voici la réponse de Thomas d’Aquin aux partisans d’un amour égal de Dieu pour toutes les choses. La première opinion avançait que Dieu aime également toutes les choses, parce qu’il est dit dans la Sagesse (6, 8) : « Il a également soin de toutes choses. » Mais la Providence, par laquelle Dieu prend soin des choses, vient de l’amour qu’il leur porte. Donc il aime également toutes les choses. Avoir également soin de toutes les choses ne signifie pas, selon Thomas d’Aquin, que Dieu dispense à toutes des biens égaux ; cela veut simplement dire qu’il les gouverne toutes avec la même sagesse et la même bonté.

         Deuxième opinion. L’amour de Dieu est son essence. Or, l’essence de Dieu n’admet ni le plus ni le moins ; donc son amour ne les admet pas non plus. Il s’ensuit que Dieu ne peut pas aimer certaines choses plus que d’autres. Cette opinion, tranche Thomas d’Aquin, vient de quelqu’un qui se place du point de vue de l’acte de la volonté, ex parte ipsius voluntatis, qui est l’essence divine. Mais le bien que Dieu veut aux créatures ne s’identifie pas à l’essence divine. Il s’ensuit que rien n’empêche qu’on y retrouve le plus et le moins.

         Du point de vue de l’acte même de la volonté, Dieu n’aime pas davantage certaines choses plus que d’autres, parce qu’il les aime toutes par un acte unique et simple de sa volonté, qui se comporte toujours de la même manière. Mais, du point de vue du bien qu’il veut aux choses, Dieu en aime certaines plus que d’autres : il veut aux humains des biens plus grands qu’aux animaux ou aux végétaux. Ce deuxième point de vue justifie la question suivante.

         Dieu aime-t-il toujours davantage les meilleures choses ?

Thomas d’Aquin termine son court traité De l’amour de Dieu en se  demandant si Dieu aime toujours davantage les meilleures choses (Ia, q. 20, a. 4). Voici sa réponse. Il est nécessaire d’affirmer, d’après ce qui précède, que Dieu aime davantage les meilleures choses. Il a été dit, en effet (a. 3), qu’aimer, c’est vouloir du bien ; par conséquent, aimer davantage une chose, n’est rien d’autre que lui vouloir un plus grand bien. Or, la volonté de Dieu est la cause de la bonté des choses. Il s’ensuit que certaines sont meilleures parce que Dieu leur veut un plus grand bien, et si elles possèdent un plus grand bien, il les aime davantage. On peut donc affirmer que Dieu aime toujours davantage les meilleures choses.

         Cette réponse de Thomas d’Aquin était contenue dans la citation antérieure de saint Augustin (Ia, q. 20, a. 3) : « Dieu aime toutes les choses qu’il a faites : parmi elles, il aime davantage les créatures raisonnables ; et entre les créatures raisonnables, il aime davantage celles qui sont membres [c’est-à-dire disciples] de son Fils unique, et il aime beaucoup plus son Fils unique lui-même. »  

         Dieu préfère les créatures raisonnables à celles qui leur sont inférieures : animaux, végétaux, minéraux. Aucun être subsistant n’est plus grand que l’âme raisonnable, si ce n’est Dieu : Nihil subsistens est maius mente rationali, nisi Deus (Ia, q. 16, a. 6, sol. 1). C’est par l’intelligence que nous ressemblons le plus à Dieu : Deo autem maxime sumus similes secundum intellectum[22]. Rien dans la création n’est plus noble ni plus parfait que l’acte de l’intelligence : Nihil nobilius et perfectius in creaturis invenitur quam intelligere[23]. Enfin, le sage aime et honore l’intelligence, chose que Dieu préfère parmi les réalités humaines : Sapiens diligit et honorat intellectum, qui maxime amatur a Deo inter res humanas[24].   

         On pourrait enchaîner avec Pascal. « Pensée fait la grandeur de l’homme. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. […] Toute notre dignité consiste en la pensée[25]. » « L’homme est visiblement fait pour penser ; c’est toute sa dignité ; et tout son mérite et tout son devoir est de penser comme il faut[26]. »

Conclusion

 

À la question de savoir s’il y a amour en Dieu, Thomas d’Aquin  répond en citant la première lettre de l’évangéliste Jean : « Dieu est amour » (I, 4, 16). Si Dieu est essentiellement amour, il s’ensuit forcément qu’il y a amour en lui. On se demande à bon droit s’il y a autre chose en lui. Le père Varillon répond sans hésiter : « Dieu n’est qu’amour[27]. » À cause de notre Credo qui débute par une affirmation de la toute-puissance de Dieu : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant », le père Varillon précise : « Un amour tout-puissant. » Le Prions en Église du 3 avril 2011 lui donnait raison ; après le kyrie, le célébrant s’adressait au Dieu « dont la puissance est celle de l’amour ».

 

Dans l’enseignement religieux, on glissait sur le mot amour pour s’arrêter au mot juste. Quand on évoquait le mot amour, l’interlocuteur ajoutait, comme par réflexe rotulien : « Oui, mais il est juste. » Juste et méticuleux : au jugement, nous étions prévenus, il faudrait rendre compte de toute parole inutile (Matthieu 12, 36).  La Bible de Jérusalem tempère cette affirmation : « De toute parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte au Jour du Jugement. » En note c, il est dit : « Il ne s’agit pas simplement de parole “ oiseuse ”, mais de parole mauvaise, en somme de calomnie. » Voilà qui est fort différent d’une simple parole inutile.

 

Il était normal que l’arrivée à la maison du Père soit un jour de colère. On se présentait au tribunal sans avocat. C’est pourquoi on chantait le Dies irae – « Jour de colère ». Frémissant, l’accusé craignait d’entendre la parole terrifiante : « Va, maudit, au feu éternel. » La parabole de l’enfant prodigue, c’était le temps de l’amour ; à la mort, c’était l’heure du jugement. Alors l’enfant prodigue risquait d’être immolé à la place du veau, réduit en moulée et servi dans l’auge.

 

L’enfer et le petit nombre des élus terrifiaient. La question avait été posée à Jésus : « Seigneur, est-ce le petit nombre qui sera sauvé ? » lui demanda quelqu’un (Luc 13, 23. Jésus répondit : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas » (Ibid., 24). Il ajoutait, à l’intention d’un nombre de personnes en croissance de nos jours : « Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! » Certains auditeurs désespérés l’interpellèrent : « Mais qui donc peut être sauvé ? » Jésus leur fit cette réponse rassurante : « Ce qui est impossible pour les hommes est possible pour Dieu » (Luc 18, 24-27). Vous ne pouvez pas faire passer un chameau par le chas d’une aiguille, mais Dieu peut l’y faire passer.

 

Saint Paul est plus motivant : « Dieu, notre Sauveur, veut que tous les hommes soient sauvés » (I Timothée 2, 3). Or, ce que Dieu « veut », il est capable de l’obtenir. Dans la deuxième lettre au même Timothée, il est plus explicite : Dieu nous a sauvés « non en considération de nos œuvres, mais conformément à son propre dessein et à sa grâce » (1, 9). À Tite, il étend le salut à tous : « La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes » (2, 11). Au même Tite, il répète ce qu’il a dit à Timothée : « Dieu, notre sauveur, a manifesté sa bonté et sa tendresse pour les hommes ; il nous a sauvés. Il l’a fait dans sa miséricorde, et non pas à cause d’actes méritoires que nous aurions accomplis par nous-mêmes » (3, 4-5). Aux Éphésiens : « C’est par grâce que vous êtes sauvés. Dieu a voulu par là démontrer l’extraordinaire richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus. Car c’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu ; il ne vient pas des œuvres, car nul ne doit pouvoir se glorifier » (2, 5-9). Enfin : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance, pour faire à tous miséricorde » (Romains 11, 32). À tous. Que peut-on demander de plus ?

 

Il est bon de rappeler une affirmation de Thomas d’Aquin qui constitue une réponse adéquate à l’objection suivante : Si tout le monde doit être sauvé, pourquoi s’efforcer de bien agir ? Allons au chapitre 122 du livre 3 de la Somme contre les Gentils. Le chapitre porte le titre suivant : « Pour quelle raison la fornication simple [entre deux personnes libres] est-elle un péché selon la loi divine alors que le mariage est naturel ? » Après avoir résumé l’argument de ceux qui soutenaient que la fornication simple n’est pas un péché, il ajoute : Il ne semble pas non plus que ce soit une réponse suffisante de dire que la fornication simple offense Dieu, facit injuriam Deo. Voici pourquoi : Dieu n’est pas offensé par nous si ce n’est du fait que nous agissons contre notre bien : Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus. Plus simplement : Nous offensons Dieu quand nous agissons contre notre bien. Ne pas nous « efforcer de bien agir », ce serait agir à notre détriment.

 

Ce que l’on doit attribuer le plus au Dieu amour, selon Thomas d’Aquin, c’est la miséricorde : misericordia est Deo maxime attribuenda (Ia, q. 21, a. 3). À ceux qui s’inquiétaient du rôle apparemment secondaire laissé à la justice, il répondait : Quand Dieu agit selon la miséricorde, il n’agit pas contre la justice, mais il fait quelque chose de supérieur à la justice, aliquid supra justitiam (Ia, q. 21, a. 3, sol. 2). Il donne l’exemple de quelqu’un qui devrait cent pièces d’argent et qui en donnerait deux cents à son créancier. Cet individu n’enfreindrait pas la justice, mais il ferait preuve de libéralité et de miséricorde. Or, nous sommes les débiteurs insolvables de Dieu.

 

Quand il caractérise les deux Testaments, saint Augustin le fait en deux mots : timor, « crainte » pour l’Ancien, amor, « amour » pour le Nouveau. Cependant, maints passages de l’Ancien Testament témoignent de l’amour de Dieu pour les humains. Le plus touchant est probablement ce passage d’Isaïe (49, 15) : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubliaient, moi, je ne t’oublierai pas. »

 

 



[1] La Fontaine, Fables, « Le renard et les raisins », L. III, XI.

[2] Abbé Pierre, Testament, Bayard Éditions, 1994, p. 81.

[3] Op. cit., Desclée de Brouwer, 1960.

[4] Op. cit., Paris, Le Centurion, 1981.

[5] Lettres à Lucilius, Paris, Classiques Garnier, III, lettre 108, p. 175.

[6] Op. cit., Montréal, Éditions de l’Arbre, 1946, p. 87-89.

[7] Hans Küng, Vie éternelle, Paris, Seuil, 1985, p. 183.

[8] Joie de croire, joie de vivre, p. 183.

[9] Sigmund Freud,  Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 28;

[10] Saint Jean Damascène, De Fide orthodoxa, XI, 14.

[11] Saint Augustin, Les Mœurs de l’Église catholique, chap. 27.

[12] Éthique à Nicomaque, Paris, Classiques Garnier, 1961, VIII, chap. 2, 3.

[13] Thomas d’Aquin, De Cælo et Mundo, I, lectio 5, 53.

[14] Paul Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, tome II, 1960, p. 555.

[15] Op. cit., Paris, Cerf, 1952, p. 26-30.

[16] Métaphysique, p. 30.

[17] Éthique à Nicomaque, Paris, Classiques Garnier, 1961, VIII, chap. 2,  3.

[18] Op. cit., IV, Prose 2, 33).

[19] Éthique à Nicomaque, Paris, Classiques Garnier, II, chap. VI, 14.

[20] Les Confessions, III, chap. VII.

[21] Tractatus CX Super Johannem.

[22] In IX Eth., lectio IV, 1807.  

[23] Somme contre les Gentils, 3, chap. 27.

[24] In X Eth., lectio XIII, 2134.

[25] Pensées, Paris, Nelson, 1949, Section VI, 346-347, 365.

[26] Ibid., Section II, 146.

[27] Joie de croire, joie de vivre, p. 25.