Le christianisme,
une religion de liberté ?
Martin Blais
Thomas d’Aquin fait sienne et développe
cette idée étonnante, que le christianisme est une religion de liberté, quand
il se demande si la loi nouvelle est plus onéreuse que la loi ancienne[1].
Mais, pour mieux comprendre sa réponse, il est bon de lire l’article où il
divise la loi divine en loi ancienne – loi contenue dans l’Ancien Testament –,
et loi nouvelle – celle de l’Évangile. Elles ne sont pas d’espèce différente,
comme le bœuf et le cheval, dit-il ; elles diffèrent, dans la même espèce,
comme l’imparfait diffère du parfait, l’enfant de l’adulte (Ia-IIae,
q. 91, a. 5).
Le pédagogue fait marcher l’enfant en
utilisant les punitions et les récompenses. Les
punitions surtout, car « il est plus difficile de supporter la
douleur que de s’abstenir du plaisir[2] ».
La loi ancienne retient la main, cohibet manum ; la loi nouvelle retient l’esprit, cohibet animum. Saint
Augustin tranche, en deux mots, la question de la différence entre la loi
ancienne et la loi de l’Évangile : crainte et amour – timor
et amor (Ibid.). Un théologien
plein d’esprit a décrit le Dieu de l’Ancien Testament comme étant le
« Dieu des armées » ; celui du Nouveau Testament, le « Dieu
désarmé ».
Le Dieu
de l’Ancien Testament est souvent appelé Dieu des armées – Dieu Sabaot (Psaume 80 (79), quatre fois ; Yahvé Sabaot (Psaume 84 (83), quatre fois. Jérémie se sent en
sécurité, car le Seigneur est avec lui comme un « guerrier
redoutable » (20, 11). On lit dans
le psaume 3, 8 : « Lève-toi, Yahvé ! Sauve-moi, mon Dieu !
Tu frappes à la joue tous mes adversaires, les dents des impies, tu les
brises. » On est loin de l’Évangile, où il est dit : « Si on te
frappe sur la joue droite, présente la gauche. » Allons au psaume 7,
7 : « Lève-toi, Yahvé, dans ta colère, dresse-toi contre les excès de
mes oppresseurs. »
1. Prescriptions qui donnent la chair de poule
Timor, a dit saint Augustin. On a le choix des exemples,
car ils abondent. En voici quelques-uns. « Alors que les Israélites
étaient dans le désert, on surprit un homme qui ramassait du bois le jour du
sabbat. Ceux qui l’avaient surpris l’amenèrent à Moïse, à Aaron et à toute la
communauté. […] Yahvé dit à Moïse : " Cet homme doit être mis à
mort. Que toute la communauté le lapide hors du camp. " Elle le fit
sortir hors du camp et le lapida jusqu’à ce que mort s’ensuivit » (Nombres
15, 32-36).
En lisant : « Yahvé dit à
Moïse », il ne faut pas se méprendre ; Yahvé n’a rien dit à Moïse.
Serviteur de Dieu, Moïse était censé transmettre aux Israélites la volonté de
Dieu, qu’il n’était jamais sûr de connaître : « Vos pensées ne sont
pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos voies » (Isaïe 55, 8).
Naguère, au Québec et ailleurs, on disait avec saint Paul que « tout pouvoir
vient de Dieu », que le chef remplace Dieu, que sa volonté est la volonté
de Dieu. C’est de cette manière que Yahvé parlait à Moïse. La couverture du livre de Jean-Paul II, Entrez
dans l’espérance, mentionne :
« Au seuil du troisième millénaire, par la voie chaleureuse de Jean-Paul
II, c’est Dieu lui-même qui inlassablement nous déclare son amour. » Il
est osé d’affirmer : « C’est Dieu lui-même », car ce n’est pas
Dieu mais le remplaçant du Christ à la tête de l’Église, son vicaire, et le vicaire
ne doit jamais être pris ni se prendre pour le curé.
D’autres
exemples. Un jour, Yahvé dit à Moïse : « Après-demain, Yahvé
descendra aux yeux de tout le peuple sur la montagne du Sinaï. Gardez-vous de
gravir la montagne et même d’en approcher le bord. Quiconque touchera la
montagne, homme ou bête, sera lapidé ou percé de flèches » (Exode 19,
11-13). Un peu plus loin dans l’Exode, on trouve d’autres cas où un bœuf sera
lapidé : s’il encorne une personne et cause sa mort, il sera lapidé ;
si un bœuf donnait déjà de la corne, et
que le propriétaire, averti de ce fait, ne l’a pas surveillé, si ce bœuf cause
la mort d’un homme ou d’une femme, il sera lapidé et son propriétaire sera mis
à mort (Exode 21, 28-32). Lapider un bœuf, admettez que c’est vache.
Après l’épisode du veau d’or, Yahvé,
furieux, dit à Moïse : « J’ai vu ce peuple : c’est un peuple à
la nuque raide. Laisse-moi ; ma colère va s’enflammer contre eux, et je
les exterminerai. » Moïse argumente : « Pourquoi, Yahvé, ta
colère s’enflammerait-elle contre ton peuple que tu as fait sortir d’Égypte par
ta grande force et ta main puissante ? » Les Égyptiens vont se moquer.
Yahvé trouve les arguments de Moïse pleins de bon sens et il se calme (Exode
32, 1-14).
En route
dans le désert, le peuple perdit patience et maugréa contre Dieu et contre
Moïse : « Pourquoi nous avez-vous fait monter d’Égypte pour mourir en
ce désert ? Car il n’y a ni pain ni eau ; nous sommes excédés de
cette nourriture de famine. » Dieu envoya alors contre le peuple des serpents
brûlants dont la morsure fit périr beaucoup de monde en Israël. Se situe ici
l’épisode du serpent d’airain placé sur un étendard. Ceux qui avaient été
mordus par les « serpents brûlants » étaient guéris en regardant le
serpent d’airain sur l’étendard (Nombres 21, 4-9).
« Les
fils d’Aaron, Nadab et Abihu,
prirent chacun son encensoir. Ils y mirent du feu sur lequel ils posèrent de
l’encens, et ils présentèrent devant Yahvé un feu irrégulier, qu’il ne leur
avait pas prescrit. De devant Yahvé jaillit alors une flamme qui les
dévora » (Lévitique 10, 1-2). En quoi ce feu était-il irrégulier ? En
note, la Bible de Jérusalem tente une explication : « Peut-être que
les deux hommes n’étaient pas prêtres ou que le feu avait été présenté hors du
temps prescrit. » Quoi qu’il en soit, on reste avec l’impression que Yahvé
était à prendre avec des pincettes.
On n’en finirait plus d’énumérer les cas où
la peine de mort était imposée. « Quiconque s’accouple avec une bête sera
mis à mort » (Exode 22, 18). « L’homme qui commet l’adultère avec la
femme de son prochain devra mourir, lui et sa complice » (Lévitique 20,
10). « L’homme qui couche avec la femme de son père, ou avec sa
belle-fille, ou avec un homme comme on couche avec une femme, ou l’homme qui
prend pour épouses une femme et sa mère, on les brûlera, lui et elles, ou
l’homme qui couche avec une bête, ou la femme qui s’approche d’un animal
quelconque pour s’accoupler à lui », tout ce beau monde devra mourir
(Lévitique 20, 10-17).
« Moi,
Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis la faute des pères sur les
enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants pour ceux qui me
haïssent, mais qui fais grâce à des milliers pour ceux qui m’aiment et gardent
mes commandements » (Exode 20, 5-6). Punir jusqu’aux petits-enfants et aux
arrière-petits-enfants, c’est punir « jusqu’à la troisième et la quatrième
génération » (Exode 34, 7). Il se qualifie quand même de « Dieu de
tendresse et de pitié, lent à la colère » (Exode 34, 6) et il
prescrit : « Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune
envers les enfants de ton peuple » (Lévitique 19, 18). Pas facile à
comprendre. On voit bien que
Après que le peuple se fut livré à la
prostitution avec les filles de Moab, la colère de Yahvé s’enflamma et il ordonna
à Moïse : « Prends tous les chefs du peuple et empale-les à la face
du soleil » (Nombres 25, 1-4). Quel spectacle ! Empaler, c’est faire
subir le supplice du pal, longue pièce de bois ou de métal, aiguisée par un
bout, et qu’on enfonçait dans le fondement du condamné, sans l’avoir enduit de
vaseline, la plupart du temps ! Bien au contraire : si le pal était
de métal, on pouvait le rougir au feu ; s’il était constitué d’une branche, on
pouvait laisser des petits nœuds. En langage familier, le fondement, c’est
l’anus.
Avant une bataille, Yahvé rassura
Josué : « N’aie pas peur car, demain, à la même heure, je les
donnerai tous [tes ennemis], transpercés, à Israël. Tu couperas les jarrets de
leurs chevaux et tu incendieras leurs chars » (Josué 11, 6). On ne peut
pas imaginer que Yahvé ait vraiment dit à Josué, le successeur de Moïse à la
tête du peuple hébreu, de couper les jarrets des chevaux. Josué en rend Yahvé
responsable, mais cet ordre émanait de lui, Josué, conformément aux mœurs
barbares de l’époque.
Le moins
que l’on puisse dire, c’est que la vie humaine ne valait pas cher sous l’Ancien
Testament. C’était, sans conteste, le règne de la terreur. Pourtant, on lit
dans Isaïe : « Cieux, criez de joie, terre exulte, que les montagnes
poussent des cris, car Yahvé a consolé son peuple, il prend en pitié ses
affligés. Sion avait dit : " Yahvé m’a abandonnée, le Seigneur m’a
oubliée ". Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans
pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubliaient, moi,
je ne t’oublierai pas » (Isaïe 49, 13-15). On trouve des propos semblables
dans Isaïe 43 : « Ne crains pas, car je t’ai racheté, je t’ai appelé
par ton nom : tu es à moi. Tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix
et je t’aime. »
2. Prescriptions plutôt amusantes pour les infidèles
Les prescriptions de la loi ancienne ne
donnent pas toutes la chair de poule : plusieurs sont amusantes pour les
infidèles que nous sommes. Je pense d’abord à la circoncision. Pour participer
aux cérémonies légales, un Juif devait être circoncis. Partant, la circoncision
jouait, dans l’Ancien Testament, le rôle du baptême dans le Nouveau. Tous les
adultes mâles sortis d’Égypte étaient morts dans le désert, mais on n’avait pas
circoncis les enfants mâles nés dans le désert. Avant l’entrée dans la terre
promise, Yahvé dit à Josué : « Fais-toi des couteaux de silex et
circoncis tous ces hommes sur le Tertre des Prépuces. Ils restèrent sur place
jusqu’à la guérison » (Josué 5, 1-9). La traduction Bayard parle de la
colline des prépuces. Ce tertre, ou cette colline, ou ce monticule était formé
des dizaines de milliers de prépuces tranchés sur ordre de Yahvé. À froid, s’il
vous plaît. Instinctivement, on serre les cuisses. J’ai dit des dizaines de
milliers, mais c’est peut-être davantage. En effet, quand les Juifs voulurent
manger de la viande dans le désert, Yahvé leur en a promis : « Vous
n’en mangerez pas un jour seulement, ou deux, ou cinq, ou dix, ou vingt, mais
tout un mois, jusqu’à ce qu’elle vous sorte pas les narines. » Moïse
trouve que Yahvé exagère ; où trouvera-t-il tant de viande ? « Le
peuple où je suis compte 600 000 hommes de pied » (Nombres 11,
18-21).
L’expression bouc émissaire nous est
familière. Son origine remonte à l’Ancien Testament. Lors d’une cérémonie, le
grand prêtre prenait un bouc, lui mettait les deux mains sur la tête,
confessait les iniquités des enfants d’Israël, en chargeait le pauvre animal,
qu’on chassait ensuite dans le désert où il était dévoré par les bêtes sauvages
(Lévitique 16, 7, 11, 18-26). On disait que le bouc emportait les péchés du
peuple. C’était encore plus commode que l’absolution collective.
Les empêchements au sacerdoce nous étonnent
par leur nombre et leur précision. Yahvé confie un message à Moïse pour
Aaron : « Nul de tes descendants, à quelque génération que ce soit,
ne s’approchera pour offrir l’aliment de son Dieu s’il a une infirmité […], que
ce soit un aveugle ou un boiteux, un homme défiguré ou déformé, un homme dont
le pied ou le bras soit fracturé, un bossu, un rachitique, un homme atteint
d’ophtalmie, de dartre ou de plaies purulentes, ou un eunuque » (Lévitique
21, 16-20). Yahvé est difficile : il ne veut pas de prêtres infirmes ni de
victimes aux testicules rentrés, écrasés, arrachés ou coupés (Ibid., 21,
24).
L’Exode contient une autre prescription qui
nous fait sourire : « Tu ne monteras pas à mon autel par des marches
pour n’y pas laisser voir ta nudité » (Op.
cit.,
20, 26). Thomas d’Aquin commente cette prescription (Ia-IIae,
q. 102, a. 4, sol. 7). À l’époque où fut élevé le premier autel, après la
promulgation du décalogue, les prêtres portaient des tuniques courtes. Si les
prêtres avaient gravi plusieurs marches pour arriver à l’autel, le peuple
aurait pu voir leur « nudité », dit pudiquement
Les vaches rousses étaient regardées avec
compassion par leurs consœurs d’autre couleur, car on offrait des rousses en
sacrifice pour les péchés (Nombres, 19). Pourquoi des vaches ? et pourquoi des rousses ? Thomas d’Aquin pense que le
Seigneur demandait aux prêtres de prendre des « vaches » en mémoire
du péché commis par les Hébreux lors de l’adoration du veau d’or. Mais alors,
pourquoi pas un veau ? Non, car il est dit dans Osée : « Israël
s’est détourné du Seigneur comme une vache emportée » [Œil pour
œil, dent pour dent, vache pour vache.] (4, 16). Peut-être aussi parce que les
Hébreux adorèrent la vache, à l’exemple des Égyptiens. Osée rapporte :
« Ils adorèrent les vaches de Béthaven » –
ne pas confondre avec Beethoven (10, 5) (Ia-IIae,
q. 105, a. 5, sol. 8). Pourquoi des vaches
« rousses » ? Parce que, dans l’ancien Orient, tout ce qui
s’approchait du rouge avait valeur prophylactique : un remède
prophylactique prévient la maladie ; le sacrifice d’une vache rousse devait
expier le péché et le prévenir. Chaque fois qu’on voulait effacer le crime
d’idolâtrie, on immolait une vache rousse.
Yahvé dit à Moïse : « Prends les
Lévites du milieu des Israélites et purifie-les. Ainsi feras-tu pour les
purifier : tu feras sur eux une aspersion d’eau lustrale, ils se raseront
tous les poils du corps et laveront leurs vêtements, alors ils seront
purs » (Nombres 8, 5-7). [La confession n’était pas encore inventée.]
Comme toujours, Thomas d’Aquin commente longuement (Ia-IIae,
q.
« Lorsque
vous serez entrés en ce pays [la terre promise] et que vous aurez planté quelque
arbre fruitier, vous considérerez ses fruits comme si c’était son prépuce.
Pendant trois ans ils seront pour vous une chose incirconcise, on n’en mangera
pas » (Lévitique 19, 23). Voici une intéressante prescription pour les
octogénaires : « Tu te lèveras devant une tête chenue, tu honoreras
la personne du vieillard » (Lévitique 19, 32). « Vous n’arrondirez
pas le bord de votre chevelure ; tu ne couperas pas le bord de ta
barbe » (Lévitique 19, 27). J’ai trois bibles : Jérusalem, Maredsous et Bayard ; chacune donne une traduction
différente de cette dernière prescription. L’Évangile nous a appris que les
cheveux de nos têtes sont comptés, sans doute aussi les poils de nos visages,
mais il ne nous dit pas comment les couper.
Cela suffit, je pense, pour montrer que
l’Ancien Testament était le règne de la terreur. Et saint Augustin a certes
raison d’affirmer qu’il est « impossible de tenir tête à ceux qui
détestent et raillent
Pour montrer qu’avec la loi de l’Évangile
on passe de la crainte à l’amour – on n’y est pas passé du jour au lendemain –,
Thomas d’Aquin commence par rappeler ces paroles de Jésus : « Venez à moi
vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai.
Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble
de cœur, et vous trouverez soulagement pour vos âmes. Oui, mon joug est aisé et
mon fardeau léger » (Matthieu 11, 28-29). L’éducation religieuse que j’ai
reçue dans ma jeunesse se situait dans le prolongement de l’Ancien Testament.
On parlait peu d’amour, mais beaucoup de justice divine, de péché mortel,
d’enfer et du petit nombre des élus. Le jour du décès n’était pas le retour de
l’enfant prodigue à la maison du Père, mais un jour de colère : Dies
irae, chantait-on aux funérailles. L’enfant prodigue ne s’attendait pas
qu’on tue le veau gras pour souligner son retour, mais bien plutôt qu’on le tue
à la place du veau.
1. Le fardeau de la loi nouvelle est
léger
Les actes
vertueux qui nous sont prescrits présentent deux difficultés : la première
est attachée à l’opération extérieure elle-même ; la deuxième, à l’opération
intérieure. Examinons la première difficulté, celle que constituent les
opérations extérieures. De ce point de vue, affirme Thomas d’Aquin, la loi de
l’Ancien Testament était beaucoup plus exigeante que la loi nouvelle. Elle obligeait
à de multiples cérémonies.
1.1. La loi nouvelle et les préceptes moraux
Thomas
d’Aquin va maintenant se référer à la triple distinction des préceptes de
l’Ancien Testament : préceptes moraux, préceptes cérémoniels et préceptes
judiciaires (Ia-IIae, q. 99, a. 5). Il va
examiner chacune de ces catégories de préceptes pour montrer que la loi
nouvelle est, du point de vue des actes extérieurs à poser, moins exigeante que
l’ancienne.
La loi
nouvelle, qui nous vient du Christ et des Apôtres, ajoute très peu de
préceptes, paucissima praecepta,
à la loi naturelle (Ia-IIae, q.
La loi
naturelle est élaborée à partir des inclinations naturelles que l’être humain
découvre en lui et que, sauf en de rares moments de sa vie, il trouve
bonnes : inclination à manger, à boire, à dormir, à se reposer, à l’union
des sexes, à la vie en société, à s’instruire, à se faire des amis, etc. Les
inclinations naturelles ne sont pas la loi naturelle ; cette dernière est
constituée par les règles de conduite que l’être humain se donne pour que ses
inclinations naturelles tournent à son bien-être et non à son détriment. Les
vertus morales, acquises par la répétition des actes appropriés à chacune,
interviennent pour rendre facile et agréable ce qui, au début, pouvait être
pénible.
Paul
Valéry fait une bien mauvaise réputation à la morale quand il écrit :
« La morale est une sorte d’art de l’inexécution des désirs, […] de faire
ce qui ne plaît pas, de ne pas faire ce qui plaît. Si le bien plaisait,
si le mal déplaisait : il n’y aurait ni morale, ni bien, ni mal[4]. »
Non ; les seuls désirs que la morale authentique interdit d’exécuter, ce sont
les désirs déréglés, car la raison est la règle de moralité. Quant au bien,
c’est-à-dire ce qui convient : Quod est conveniens
alicui, est ei bonum[5],
il peut déplaire aux sens, mais plaire à la volonté. C’est ainsi qu’on aime la
chaise du dentiste ou la chimiothérapie. Il en est ainsi du mal : il peut
attirer les sens, mais être repoussé par la volonté. La vertu, disposition
stable acquise par des actes répétés, facilite les choses. Par elle, dit Thomas
d’Aquin, l’action devient uniforme, prompte et agréable[6].
Sénèque fait de l’uniformité dans l’action un fruit de la vertu : «
Allons, que la vertu prenne les devants, notre démarche sera partout plus sûre,
tutum erit vestigium[7]. »
Les
quelques préceptes, paucissima praecepta, que la loi nouvelle ajoute à la loi
naturelle sont ceux qui ne découlent pas d’une inclination naturelle. Le
discours sur la montagne en contient quelques-uns : Aimez vos ennemis ;
priez pour vos persécuteurs ; à qui vous frappe sur la joue droite, présentez la
gauche (Matthieu 5, 38-45). Personne ne ressent une inclination naturelle
à aimer ses ennemis, voire à pardonner (Matthieu 6, 14).
Quand il
étudie les préceptes moraux de la loi ancienne (Ia-IIae,
q. 100, a 1), Thomas d’Aquin
prouve d’abord qu’ils appartiennent à la loi naturelle, puis que ces
préceptes moraux commandent les actes de toutes les vertus (Ibid., a.
2), que tout le monde doit pratiquer : justice, force ou courage,
tempérance ou modération. Il ajoute que tous les préceptes moraux de la loi
ancienne se résument dans les dix commandements du décalogue (Ibid., a. 3).
Comme la
grâce ne supprime pas la nature, mais la perfectionne (Ia,
q. 1, a. 8), le chrétien doit pratiquer les vertus morales comme
elles se pratiquaient sous l’Ancien Testament et comme les ont enseignées les
grands philosophes. Thomas d’Aquin n’a pas eu besoin de faire violence à
l’éthique d’Aristote pour l’incorporer à la sienne. Aux Romains, saint Paul
écrit : « Les Gentils, qui n’ont pas la loi [de l’Ancien Testament ou
du Nouveau] font naturellement ce qui est selon la loi » (2, 14).
Toute la
morale est donc enracinée dans la nature humaine. Elle n’exige rien qui soit
contre nature, sinon par héroïsme, chez ceux qui se font eunuques pour le
Royaume des cieux : ce n’est pas la nature qui incline vers la pratique
des conseils évangéliques. Pour montrer que la morale est enracinée dans la
nature humaine et dans la nature humaine telle qu’elle se réalise dans chaque
individu, Thomas d’Aquin énonce, dans
En ce qui concerne les aliments et les boissons, le
Christ a drôlement simplifié les choses par son enseignement et par son
exemple. D’abord, par son enseignement. « Rien de ce qui pénètre du dehors
dans l’homme ne peut le souiller, parce que cela ne pénètre pas dans le cœur, mais
dans le ventre, puis s’en va aux lieux d’aisance. » Ainsi il déclarait purs
tous les aliments. Puis, par son exemple. « Jean vient : il ne mange
ni ne boit, et l’on dit : " Il est possédé du démon. "
Le Fils de l’homme vient : il mange et boit, et l’on dit :
" Voilà un glouton, un buveur de vin. " » (Matthieu
11, 17-19). Le Christ ne pouvait pas renier L’Ecclésiastique : « Le
vin, c’est la vie pour l’homme, quand on le boit modérément. Quelle vie
mène-t-on privé de vin ? Il a été créé pour la joie des hommes » (31,
27). Comme il devait utiliser le vin et non l’eau pour l’eucharistie, il était
normal qu’il ne l’exclue pas de son alimentation. Un repas eucharistique au
pain et à l’eau aurait semblé, à d’aucuns, une pitance de prisonniers. Saint
Paul relaie l’enseignement du Christ au sujet des aliments et des boissons
quand il écrit aux Colossiens : « Que nul ne vous condamne sur ce que
vous mangez ou buvez » (2, 16).
On rencontre des restrictions alimentaires chez les
juifs et chez les musulmans, mais celles des juifs, beaucoup plus nombreuses,
sont mieux connues en Occident parce que
Les restrictions alimentaires des musulmans sont moins
nombreuses. D’abord, le vin, que le Coran associe au jeu ; l’un et l’autre sont
un mal (Sourate II, 216). « Ô
croyants, le vin, les jeux de hasard […] sont une abomination inventée par
Satan ; abstenez-vous-en, et vous serez heureux » (Sourate V, 92). « Satan
désire exciter la haine et l’inimité entre vous par le vin et le jeu »
(Sourate V, 93). On s’étonne cependant : « Parmi les fruits, vous
avez le palmier et la vigne, d’où vous retirez une boisson enivrante et une
nourriture agréable » (Sourate XVI, 69). Mais il met en garde :
« Ô croyants, ne priez pas lorsque vous êtes ivres » (Sourate IV,
46).
Voici quelques aliments interdits par le Coran :
« Les animaux morts, le sang, la chair du porc, tout ce qui a été tué sous
l’invocation d’un autre nom que celui de Dieu, les animaux suffoqués, assommés,
tués par quelque chute ou d’un coup de corne ; ceux qui ont été entamés
par une bête féroce, à moins que vous les ayez purifiés par une saignée ;
ce qui a été immolé aux autels des idoles ; tout cela est défendu »
(Sourate V, 4).
Deux des sept commandements de l’Église, au temps de
mon petit Catéchisme, concernaient l’alimentation ; le
cinquième et le sixième. Il formulait ainsi le cinquième : « Quatre-temps,
vigiles jeûneras, et le carême entièrement. » Et ainsi le sixième : « Vendredi chair ne mangeras, ni jours défendus
mêmement. » Dans le Catéchisme de
l’Église catholique (§ 2043), le
cinquième est devenu : « Le jeûne prescrit garderas et l’abstinence
également. » Le sixième : « Vendredi chair ne mangeras ni jours
défendus mêmement » est supprimé. Le septième : « Droits et
dîmes tu paieras à l’Église fidèlement » est devenu : « Les
fidèles ont encore l’obligation de subvenir, chacun selon ses moyens, aux
nécessités matérielles de l’Église. »
Dès le XIIe siècle, Abélard contestait le sixième :
« Vendredi chair ne mangeras ni jours défendus mêmement. » Il le
faisait avec une admirable lucidité :
« Actuellement, si nous nous abstenons de viande, est-ce un si grand
mérite, quand nos tables sont chargées d’une quantité superflue d’autres
aliments ? Nous achetons à grands frais toutes sortes de poissons ;
nous mélangeons les saveurs du poivre et des épices ; gorgés de vin, nous
y ajoutons encore des boissons et des liqueurs fortes. L’excuse de tout cela,
c’est l’abstinence de viandes à vil prix[10]. »
Huit siècles plus tard, le chanoine Jacques Leclercq
renouvelait l’argument d’Abélard : « Autrefois, on ne s’occupait que
des riches, et on a l’impression que l’Église même ne pensait qu’à eux. […]
Imposer à titre de pénitence de manger une fois par semaine du poisson, à des
gens qui ne mangent jamais de viande, ou n’en mangent pas une fois par semaine,
qui, de plus, sont trop pauvres pour acheter du poisson – car le poisson est le
plus souvent un aliment cher – n’est-ce pas une dérision ? […] Un
incroyant comprendra-t-il jamais qu’il y ait péché mortel à manger une bouchée
de viande un vendredi, et qu’il n’y ait pas la plus petite faute morale à faire
le banquet le plus raffiné, pourvu qu’il soit conforme à la règle ?
Caviar, huîtres, langoustes, etc.[11]. »
En bref, tous les préceptes moraux de la loi ancienne
appartiennent à la loi naturelle (Ia-IIae,
q. 100, a. 1) ; ils obligent à la pratique de toutes les
vertus (Ia-IIae, q. 100, a. 2) et ils
se ramènent aux dix commandements du décalogue (Ia-IIae,
q. 100, a. 3). La loi nouvelle y ajoute bien peu de préceptes, paucissima praecepta.
1.2. La loi nouvelle et les préceptes
cérémoniels
L’homme se met en rapport avec Dieu non seulement par
les actes de l’esprit (croire, espérer et aimer), mais aussi par des actes
extérieurs qui portent le nom de cérémonies, d’où l’expression préceptes
cérémoniels.
Selon une habitude bien ancrée, Thomas d’Aquin
s’intéresse à l’origine du mot cérémonie. Il rapporte deux témoignages à
ce sujet. Selon certains auteurs, le mot aurait été formé du nom de la déesse
des moissons, Cérès, et de munia, « dons »,
parce que les fruits de la terre furent les premières offrandes des humains à
Dieu. Maxime Valère émet une autre hypothèse : le mot cérémonie
viendrait non pas de Cérès mais de Céré, bourgade
située non loin de Rome, dont les habitants avaient reçu avec respect les
divinités romaines, qui y furent transportées lors de l’invasion des Gaulois.
Quoi qu’il en soit de ces étymologies, Thomas d’Aquin conclut que les préceptes
concernant le culte extérieur rendu à Dieu sont à juste titre qualifiés de cérémoniels
(Ia-IIae, q. 99, a. 3).
Les préceptes cérémoniels de la loi ancienne n’avaient
plus leur raison d’être sous la loi nouvelle, car ce qu’ils figuraient était
accompli ; la loi nouvelle n’a donc rien prescrit à ce sujet (Ia-IIae, q. 108, a. 3, sol. 3). Cependant,
les sacrements de la loi nouvelle devaient être institués par le Christ
lui-même, source de la grâce, que les sacrements nous procurent. Les autres cérémonies ont été laissées au libre
arbitre humain, relinquuntur humano arbitrio (Ia-IIae, q. 108, a. 2,
c).
En réponse à la deuxième objection, Thomas d’Aquin
emploie une formule différente en parlant des cérémonies autres que les
sacrements : Dominus fidelibus
instituenda reliquit pro suo arbitrio (Ia-IIae, q. 108, a. 2, sol. 2). Le
Seigneur a laissé au libre arbitre des fidèles le soin de légiférer en ce
domaine. Les traducteurs de
Au sujet des préceptes cérémoniels, voici
l’opinion d’Augustin, rapportée par Thomas d’Aquin (Ia-IIae,
q. 107, a. 4) : « Dieu, dans sa miséricorde, a voulu que la
nouvelle religion qu’il nous a donnée fût une religion de liberté, puisqu’il
l’a réduite à un très petit nombre de pratiques extérieures de la plus grande
simplicité. Or, voici que certains individus la surchargent d’une foule de
pratiques serviles, au point que la condition des Juifs, avec toutes leurs
observances légales, serait encore plus supportable que celle qu’ils veulent
nous faire, puisque les Juifs, au moins, ne dépendaient pas des caprices
humains » (Augustin, Lettres, LV, c. 19, tome 4, p. 480-481).
Aux dix commandements de Dieu, le petit Catéchisme
de mon enfance ajoutait sept commandements de l’Église, dont le Catéchisme
de l’Église catholique (CECC, 1993) ne fait pas mention verbatim. Il les a remaniés. Les quatre
premiers sont des préceptes cérémoniels, c’est-à-dire des préceptes qui font
partie du culte extérieur à rendre à Dieu. Je rappelle les sept à l’intention
de ceux qui les ont oubliés et de ceux qui ne les apprennent plus :
Les
fêtes tu sanctifieras,
Qui
te sont de commandement
Les
dimanches messe entendras
Et
les fêtes pareillement.
Tous
tes péchés confesseras,
À
tout le moins une fois l’an.
Ton
Créateur tu recevras,
Au
moins à Pâques humblement.
Quatre-temps,
vigiles jeûneras,
Et
le carême entièrement.
Vendredi
chair ne mangeras,
Ni
jours défendus mêmement.
Droits
et dîmes tu paieras,
À
l’Église fidèlement.
Le péché mortel servait de toile de fond à
la plupart de ces commandements. En parlant des préceptes moraux, j’ai rapporté
les commentaires d’Abélard et de Jacques Leclercq sur les
cinquième et sixième commandements. Un commentaire s’impose au sujet du
troisième : « Tous tes péchés confesseras, à tout le moins une fois
l’an. »
Lors de l’interdiction de l’absolution
collective, qui se répandait au grand plaisir des fidèles, le cardinal Marc
Ouellet, alors à Québec, a écrit une « lettre pastorale » dans laquelle il
parlait de la nécessité de la confession avec absolution individuelle dans le
cas de « péché grave » – le péché « grave », c’est notre bon
vieux péché mortel : en près d’un demi-siècle de fréquentation de
l’église, à Notre-Dame-de-Foy, je n’en ai jamais entendu parler, ni de son
corollaire obligé, l’enfer éternel . Le troisième commandement de l’Église
a-t-il été abrogé ? S’il l’a été qu’on le dise ; s’il ne l’a pas été,
qu’on le dise. Il n’y est pas spécifié qu’il faille s’en tenir aux péchés
mortels : « tous tes péchés confesseras. »
Un livre très sérieux que j’ai dans ma
bibliothèque enjoint les fidèles « de l’un et l’autre sexe » de se
confesser au moins une fois par année en vertu du décret porté par le concile
de Latran, sous Innocent III (pape de 1198 à 1216). Comme il n’est pas
possible, selon mon savant livre, de confesser « tous » ses péchés
véniels, une personne qui n’a aucun péché mortel sur la conscience satisferait
au décret du concile de Latran en se présentant au prêtre et en lui disant
simplement qu’elle ne se pense coupable d’aucun péché mortel. Une telle
confession ressemblerait aux « deux ou trois mots » dont parlait
notre cardinal dans les journaux du 21 février. Comme « contact
personnel », but de la réintroduction de la confession individuelle,
admettez que c’est mince.
Mais, d’après Sylvius – qu’il repose en
paix – et la majorité des théologiens et des canonistes de son temps,
l’intention de l’Église serait d’obliger à la confession annuelle ceux-là seuls
qui ont conscience d’avoir commis quelque péché mortel. L’interdiction de
l’absolution collective ne changera donc pas grand-chose à la pratique
religieuse, car les gens qui fréquentent l’église de nos jours ont dépassé
l’âge du péché mortel : « Le désir décroît avec la capacité », dit
Cicéron dans son traité De la vieillesse,, et il n’y
avait, dans le Québec de leur jeunesse, qu’un seul péché, celui de la chair.
Saint Paul disait : « J’enseigne,
je ne baptise pas » ; il aurait pu ajouter : « ni ne
confesse ». La chaire est plus importante que le confessionnal : Fides ex auditu.
1.3. La loi nouvelle et les préceptes
judiciaires
Quant aux
préceptes judiciaires, ils sont laissés aux pouvoirs spirituels ou temporels
selon le cas (Ia-IIae, q. 108, a. 2).
L’Évangile ne s’immisce jamais dans le pouvoir judiciaire, contrairement à ce
qui se passait sous l’Ancien Testament et qui se passe encore un peu dans le
Coran. J’ai donné assez d’exemples des peines que Yahvé, prétendument, imposait
aux Hébreux par l’intermédiaire de Moïse et de ses successeurs. Quant au Coran,
il contient quelques préceptes judiciaires. En voici des exemples :
« Vous couperez les mains des voleurs, homme ou femme, en punition de leur
crime. C’est la peine que Dieu a établie contre eux » (Sourate V, 42).
« Vous infligerez à l’homme et à la femme adultères cent coups de fouet à
chacun. Que la compassion ne vous entrave pas dans l’accomplissement de ce
précepte de Dieu, si vous croyez en Dieu et au jour dernier. Que le supplice
ait lieu en présence d’un certain nombre de croyants » (Sourate XXIV,
2). « Ceux qui accuseront d’adultère une femme vertueuse, sans pouvoir
produire quatre témoins, seront punis de quatre-vingts coups de fouet »
(Sourate XXIV, 4). Allah s’intéresse aux héritages : « Dieu vous
commande, dans le partage de vos biens entre vos enfants, de donner au fils
mâle la portion de deux filles » (Sourate IV, 12).
Après avoir examiné chacune des trois
catégories de préceptes, Thomas d’Aquin conclut que la loi nouvelle est moins
onéreuse que l’ancienne en ce qui concerne les actes extérieurs, mais plus
exigeante en ce qui concerne les dispositions intérieures, comme nous le
verrons (Ia-IIae, q. 107, a. 4).
La loi nouvelle n’impose aucun précepte
judiciaire, aucun précepte cérémoniel et elle n’ajoute à peu près rien aux
préceptes moraux de la loi naturelle. C’est bien peu. Alors, la question se
pose : « La loi nouvelle a-t-elle suffisamment réglé les actes
extérieurs ? » Oui, dit Thomas d’Aquin, et il va le prouver (Ia-IIae, q.
Au grand
plaisir de ceux qui pensent que Thomas d’Aquin a « baptisé »
Aristote, il commence par affirmer qu’une chose paraît être ce qui prédomine en
elle[13].
Dans les définitions descriptives, c’est la trompe qui prédomine chez
l’éléphant ; la robe rayée chez le zèbre ; le cou démesuré chez la girafe, etc.
Chez l’être humain, c’est la raison qui prédomine, même si ce n’est pas
toujours évident, et on le définit « animal raisonnable ». Or, ce qui prédomine dans la loi
du Nouveau Testament, c’est la grâce de l’Esprit saint, qui nous est donnée par
la foi au Christ. Par conséquent, la loi nouvelle est principalement la grâce
même de l’Esprit (Ia-IIae, q.
Thomas d’Aquin répond maintenant à la
question qu’il a soulevée (Ia-IIae, q.
Or, nous ne pouvons pas obtenir la grâce
par nos propres forces ; elle nous est communiquée par le Christ, c’est
pourquoi le Seigneur a institué les sacrements par lesquels nous obtenons la
grâce, la conservons et, au besoin, la recouvrons. Puis il énumère les sept
sacrements : le baptême (qui nous fait enfants de Dieu), l’eucharistie
(qui nourrit l’âme), l’ordre (sacrement des ministres de la nouvelle loi), la
pénitence (devenue le sacrement du pardon), le mariage indissoluble, la confirmation
(instituée quand le Christ a promis d’envoyer l’Esprit saint) et l’onction des
malades. Tels sont les sacrements de la loi nouvelle, loi de l’Évangile.
Une fois la grâce obtenue et devenus
enfants de Dieu, nous devons nous comporter en conséquence : noblesse
oblige. Thomas d’Aquin va donc parler du bon usage de la grâce, rectus gratiae usus. Dans
un sermon sur
3. La loi nouvelle a suffisamment réglé les
actes intérieurs
Après
avoir montré que la loi nouvelle a suffisamment réglé les actes extérieurs,
Thomas d’Aquin montre que la loi nouvelle, loi de l’Évangile, a suffisamment
réglé les actes intérieurs (Ia-IIae, q.
Nous abordons ainsi la deuxième difficulté
attachée à la pratique de la vertu ; elle réside dans les dispositions
intérieures. L’acte vertueux doit être posé avec uniformité, ou constance, ou
régularité – pas à l’occasion –, avec
promptitude et plaisir, comme il a été dit ci-dessus. On ne possède pas
la vertu de justice quand on hésite à rendre le dû, qu’on ne le rend pas
toujours ou qu’on le rend à contrecœur.
Voilà qui est difficile, très difficile pour les personnes qui titubent
sur le chemin de la vertu. De ce point de vue, les préceptes de la loi nouvelle
sont plus onéreux que ceux de l’ancienne, car les mouvements intérieurs de
l’âme, interdits par la loi nouvelle, ne l’étaient pas expressément par
l’ancienne, du moins pas dans tous les cas. Quand ils l’étaient, aucune peine
ne sanctionnait cette interdiction. Or, c’est ce qui est le plus difficile pour
l’être humain peu avancé en vertu ; car, comme le dit encore
Aristote : « Il est facile de faire ce que le juste fait, mais le
faire comme il le fait [avec régularité, promptitude et plaisir] ce n’est pas
chose facile pour une personne qui ne possède pas la vertu de justice[14]. »
Saint Augustin exprime la même idée quand il explique cette parole de saint
Jean : « Ses préceptes ne sont pas pénibles » (Jean I, 5, 3).
« Ils ne sont pas pénibles, dit-il, pour celui qui aime, mais ils le sont
pour celui qui n’aime pas[15]. »
À ce sujet, une phrase du même saint
Augustin est souvent citée : « Où il y a amour, il n’y a pas de
travail, ou, s’il y a travail, on aime le travail. » En latin, la phrase
est presque amusante : Ubi amatur, non laboratur, aut si laboratur, labor amatur. Voltaire se
trompe quand il écrit : « Néron, le pape Alexandre VI, et d’autres
monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds hardiment
qu’ils furent vertueux ces jours-là[16]. »
C’est trop de hardiesse : on n’est pas vertueux à si bon compte.
Le discours prononcé par le Seigneur sur la
montagne, en nous traçant le plan complet de la vie chrétienne, établit
parfaitement l’ordre qui doit régner dans nos actes intérieurs. En effet, après
avoir fait connaître la fin de l’homme, qui consiste dans la béatitude, et
établi le pouvoir des apôtres, qui doivent répandre dans le monde la doctrine
de l’Évangile, le Seigneur ordonne l’homme dans ses mouvements
intérieurs : d’abord par rapport à lui-même, quantum ad seipsum, puis par rapport au prochain, quantum ad proximum.
Par rapport à lui-même, le discours règle
les deux mouvements intérieurs que l’on distingue dans toute action
humaine : d’abord, la volonté d’agir, puis l’intention qui motive
l’action. Quant à la volonté d’agir, le discours ordonne, conformément aux divers préceptes moraux de la loi, qu’on
s’abstienne non seulement des actes extérieurs mauvais en eux-mêmes, comme le
vol, le meurtre, l’adultère, etc., mais encore des actes intérieurs, comme les
pensées et les désirs, et des occasions de mal agir. Il règle ensuite
l’intention en disant de ne pas chercher la gloire humaine ni les richesses
temporelles, ce qui serait thésauriser pour la terre.
Par rapport au prochain, il règle le
mouvement intérieur en interdisant de juger témérairement, injustement ou de
manière présomptueuse. Le jugement conforme à la justice n’est évidemment pas
proscrit, sinon on ne pourrait soustraire les choses saintes à ceux qui en sont
indignes (Ia-IIae, q. 108, a. 3, sol. 6).
Il enseigne enfin, comme moyen de vivre selon la doctrine évangélique, qu’il
faut implorer le secours de Dieu tout en s’efforçant d’entrer par la porte étroite
de la vertu parfaite ; qu’il faut user de vigilance pour ne pas être trompé par
les séducteurs. L’observance des commandements du Seigneur est nécessaire à la
pratique de la vertu : il ne suffit pas de confesser seulement sa foi, ou
d’opérer des miracles, ou de seulement l’écouter.
Convient-il de qualifier la loi de
l’Évangile, de loi de liberté ? Sans conteste, selon Thomas d’Aquin.
S’il en est ainsi, elle diffère de la loi ancienne qui contenait, comme nous
l’avons vu, une multitude de préceptes moraux, judiciaires et
cérémoniels ; à la liberté humaine, elle laissait bien peu à déterminer.
Thomas d’Aquin va prouver que la loi nouvelle est une loi de liberté (Ia-IIae, q. 108, a. 1). La loi nouvelle consiste
principalement dans la grâce de l’Esprit saint. Or, les actes extérieurs
peuvent appartenir à la grâce de deux manières : d’abord comme moyens qui
y conduisent : ce sont les œuvres des sacrements, opera sacramentorum ; les actes extérieurs
peuvent encore appartenir à la grâce comme effets produits par la grâce
elle-même.
Considérés sous ce dernier rapport, les
actes extérieurs se rangent dans deux catégories. Certains actes présentent une
nécessaire conformité ou opposition avec
la grâce intérieure. Ces actes-là – confesser sa foi, par exemple – sont commandés
ou interdits par la loi nouvelle. La liberté de la loi nouvelle est ailleurs.
Mais d’autres actes extérieurs ne présentent pas une nécessaire conformité ou
opposition avec la grâce intérieure. Ceux-là la loi nouvelle, dans son
institution primitive, ne les a ni commandés ni interdits. Le Législateur
(c’est-à-dire le Christ) a laissé à la liberté de chacun de déterminer ce qui
lui est avantageux de faire ou de ne pas faire.
C’est par rapport à cette catégorie d’actes
extérieurs que la loi de l’Évangile est qualifiée de « loi de
liberté », par opposition à la loi ancienne qui réglait beaucoup de
choses, multa determinabat,
et en laissait peu à déterminer par la liberté humaine, pauca relinquebat hominum
libertati determinanda (Ia-IIae, q.
La réponse à la deuxième objection apporte
davantage de lumière. Voici d’abord l’objection. La loi nouvelle est la loi de
l’Esprit (Rom 8, 2). Mais où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté (2 Cor
3, 17). Mais il n’y a pas de liberté quand l’homme est obligé de poser certains
actes extérieurs ou de s’en abstenir. Donc la loi nouvelle ne doit pas
prescrire ou empêcher des actes extérieurs (Ia-IIae,
q.
Thomas d’Aquin y répond en invoquant d’abord
Aristote. Être libre, c’est être cause de soi, liber est, qui sui causa est
(Métaphysique, I, c. 2). Donc celui-là agit librement qui décide de son
action, qui ex ipso agit, c’est-à-dire qui
n’exécute pas les ordres d’un autre pour le bien de cet autre, comme l’esclave
exécute les ordres du maître pour le bien du maître, mais qui poursuit son
propre bien, même dans l’exécution des ordres reçus. Or, quand un être humain
agit en vertu d’une disposition stable, ex habitu,
qui convient à sa nature, on peut dire qu’il agit librement, ex seipso, parce que l’habitus incline selon le mode de la
nature. Mais, si l’habitus qui le fait agir répugne à la nature, comme dans le
cas d’un vice, l’être humain n’agit pas selon ce qu’il est lui-même, mais
d’après quelque disposition survenue en lui.
Par conséquent, la grâce de l’Esprit saint
étant un habitus intérieur infusé en nous qui nous incline à agir correctement,
elle nous fait poser librement les actes qui conviennent à la grâce et éviter
ceux qui lui répugnent. Ainsi donc la loi nouvelle peut être qualifiée
doublement de loi de liberté. D’abord, elle ne nous oblige à faire ou à éviter
certaines choses qu’autant qu’elles sont par elles-mêmes nécessaires ou
contraires au salut ; celles-là seules sont prescrites ou interdites par
la loi. En second lieu, elle nous fait accomplir librement ces préceptes, en ce
sens qu’en les accomplissant nous suivons l’impulsion intérieure de la grâce.
C’est pour cette double raison que saint Jacques qualifie la loi nouvelle de
« loi de parfaite liberté », lex perfectae libertatis (I, 25).
Hélas ! les
humains n’aiment pas tous une religion qui laisse trop de liberté, une religion
qui ne se comptabilise pas. Ils aiment les choses précises : communiez
neuf premiers vendredis du mois de suite, et vous serez sauvés ; récitez
trois Ave Maria chaque soir, et vous serez sauvés, etc. Le Coran,
avec ses cinq devoirs principaux, plaît aux personnes qui font souvent le bilan
de leurs chances de salut : 1. Croire qu’il n’y a de Dieu qu’Allah, et que
Mahomet est son prophète. 2. Prier cinq fois par jour. 3. Faire l’aumône selon
les formes prescrites. 4. Observer le jeûne du Ramadan. 5. Faire au moins une
fois dans la vie le pèlerinage à La Mecque [si possible]. L’Évangile parle de
la prière, du jeûne et de l’aumône, mais sans apporter de précisions sur la
manière de s’y adonner.
Au scribe
qui l’interroge sur le plus grand des commandements, Jésus répond :
« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de
tout ton esprit et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton
prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que
ceux-là » (Marc 12, 28-32). La scène du jugement dernier, qu’il faut
interpréter comme une parabole, disent les exégètes, précise en quoi consiste
cet amour. Écoutons Matthieu :
« Quand le Fils de l’Homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les
anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront
rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres,
tout comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa
droite, et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux de droite : " Venez,
les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume qui vous a été préparé
depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à
manger, j’ai eu soif et vous m’avez
donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous m’avez
vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier
et vous êtes venus me voir. " Alors les justes lui
répondront : " Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir
affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t’accueillir, nu et de te
vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ? " Et le Roi
leur fera cette réponse : " En vérité je vous le dis, dans la
mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi
que vous l’avez fait. " » (Matthieu 25, 31-41). Quand saint Jean dit qu’il ne faut pas aimer
seulement en paroles mais en actes (I 3, 18), c’est à cette description du
jugement dernier qu’il faut penser. Quand le Roi se tournera vers sa gauche, le
regard courroucé, il est fort possible qu’il n’y ait pas un seul bouc et qu’il
n’ait pas à prononcer le terrible verdict : « Allez, maudits, au feu
éternel. »
Un dimanche de 2006, à Notre-Dame-de-Foy
(Québec), le célébrant parlait de la fréquentation des églises ; la
population des cinq paroisses, maintenant fusionnées, s’élève à 25 000
habitants ; le nombre de pratiquants, environ 1500, soit 6 %. Si l’habitude existait de poser des questions
pendant l’homélie, j’aurais rappelé la scène du jugement dernier. Si, au lieu
de compter les personnes âgées présentes dans les cinq lieux de culte, on avait
demandé aux 25 000 quelles sont celles qui, pendant la semaine, ont donné à
manger, donné à boire, vêtu, consolé, visité, etc., 20 000, peut-être, auraient
répondu : « J’ai posé au moins un de ces actes ou un autre contenu
dans l’etc. » Ne sont-elles pas pratiquantes du christianisme authentique, elles
aussi ?
[1] Somme théologique, Ia-IIae, q. 107, a. 4. Je ne répéterai pas Somme théologique chaque fois.
[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, Classiques Garnier, 1961, III, chap. IX.
[3] Augustin Les Confessions, V, chap. 14.
[4] Paul Valéry, Œuvres, Paris
Gallimard,
[5] Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, III, chap. 3.
[6] Thomas d’Aquin, Quaestiones disputatae, De Virtutibus in communi, q. 1, a. 1.
[7] Sénèque, De
[8] R.P. Sertillanges, o.p.,
[9] Sénèque, De
[10] Héloïse et Abélard, Lettres, Paris, 10-18 ; 188-189, 1964, p. 224.
[11] Jacques Leclercq, revue Maintenant, Septembre 1964.
[12] Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin, traduite en français et annotée par F. Lachat, tome sixième, 1857, p. 709.
[13] Aristote, Éthique à Nicomaque, Classiques Garnier, 1961, IX, chap. IV, 4.
[14] Aristote, Éthique à Nicomaque, V, chap. IX, 14.
[15] Augustin, De la nature de la grâce, LXIX.
[16] Voltaire, Dictionnaire philosophique, GF ; 28, 1964, p. 374.