Thomas d’Aquin, le
plaisir et la sexualité
Dans son best-seller, Des eunuques pour le royaume
des cieux[1],
Uta Ranke-Heinemann, une théologienne allemande un tantinet acerbe, présente
Thomas d’Aquin comme un ennemi du plaisir et de la sexualité :
« Saint Thomas se sent soutenu par Aristote […] dans son hostilité au
plaisir et à la sexualité. […] Nous ne pouvons plus aujourd’hui imaginer le
fanatisme avec lequel saint Thomas (et toute la théologie de tradition
augustinienne à sa suite) refuse l’acte sexuel sous prétexte qu’il
“ obscurcit ” et “ dissout ” l’esprit » (p. 217). Après avoir inventorié l’héritage augustinien,
nous serons en mesure de voir – même si ce n’est pas le but de ce travail – si
Thomas d’Aquin a été contaminé par cet héritage. Il cite beaucoup Augustin, qui
était en son temps le docteur officiel de l’Église, mais, fait à noter, il n’a
commenté aucune des œuvres de ce docteur et père de l’Église qu’il disait imbu
des doctrines des platoniciens, doctrinis
Platonicorum imbutus fuerat[2].
L’héritage de saint Augustin
(354 – 430)
Dans un livre intitulé L’homme d’espérance[3], le
dominicain québécois Vincent Harvey, déplore l’influence d’Augustin. La page
229 de ce livre, publié en 1973, mérite d’être rapportée en entier.
Le christianisme que nous avons vécu au Québec nous a transmis une conception assez pessimiste du corps, fortement teintée de dualisme. Les personnes de quarante ans et plus se rappellent les sermons dominicaux d’autrefois, l’enseignement religieux donné à l’école, au couvent ou au collège, les campagnes de modestie, de tempérance qui manifestaient souvent une crainte maladive à l’endroit du corps, considéré comme l’ennemi de l’âme. On se préoccupait précisément de “ sauver les âmes ”. Une paroisse comptait “ X âmes ”. […] La sensualité était, évidemment, le lieu du péché le plus commun et le plus à craindre, puisqu’en ce domaine tout était matière à péché mortel (donc passible de la peine éternelle) : actes, touchers, pensées, désirs. Seuls les rêves et leurs conséquences nocturnes n’étaient pas péchés, mais uniquement dans la mesure où ils ne résultaient pas d’une certaine complaisance dans les regards, les pensées et les désirs que la personne aurait pu entretenir antérieurement à l’état de veille. Le mariage permettait le plaisir défendu, moyennant un protocole de règles interdisant toute fantaisie érotique qui n’était pas utile de près ou de loin à la procréation. Le devoir conjugal devait toujours l’emporter sur le plaisir, ce dernier ayant besoin d’être “ excusé ” par un bien compensateur. Telle était la doctrine officielle héritée d’Augustin et transmise jusqu’à ces dernières années.
Pour Augustin, à qui la tradition a donné le titre de docteur du mariage chrétien, le plaisir sexuel est à vrai dire une conséquence du péché originel. Il est essentiellement mauvais. C’est pourquoi l’acte conjugal, qui est toujours entaché de cette concupiscence, a besoin d’excuse. D’où les trois biens excusateurs : l’enfant, la fidélité et le sacrement (ou l’indissolubilité). De ces trois biens, seul l’enfant excuse totalement l’acte conjugal. En d’autres termes, pour Augustin, seul l’acte posé dans le but exclusif de la procréation est licite et bon. Dans les autres cas, par exemple lorsque la femme est enceinte ou qu’elle est devenue stérile par l’âge, les rapports sexuels constituent une faute vénielle (saltem venialis) (p. 202).
Je me demande pourquoi Vincent Harvey n’a pas traduit saltem, « au moins ». Il y a
plus qu’une nuance entre dire que « la faute est vénielle » et qu’elle est
« au moins vénielle » : « au moins vénielle » laisse
entendre qu’elle peut être mortelle.
Mgr Léon-Joseph Suenens sème quelques
bémols
Dans Un problème
crucial ; amour et maîtrise de soi, Mgr Léon-Joseph Suenens, évêque
auxiliaire de Malines, l’année où il publie ce livre, va placer des bémols devant certaines
affirmations d’Augustin.
La politique du tout ou rien n’est pas la solution souhaitable : elle peut convenir à des âmes d’élite mais n’est pas la voie normale et ordinaire. La traduction physique de l’amour est nécessaire aux époux, même s’ils sont obligés de s’abstenir de l’acte final. Elle est un élément d’union, de paix, de joie. Elle aide à réaliser les fins secondes du mariage, ces fins qui restent impératives même quand la fin primaire est hors cause. Ces intimités physiques se jugent, non dans leur matérialité, qui peut être variable et multiple, mais dans leur inspiration profonde. Un symbole n’est rien, s’il n’est chargé de sens. Un geste physique vaut par l’amour qu’il exprime et qui en fait la noblesse, la portée et la limite. Il arrivera que cette traduction physique de l’amour – en deçà, répétons-le, de l’acte inséminateur et de ce qui le provoque directement et délibérément – puisse donner lieu temporairement, transitoirement, jusqu’à la réussite de l’éducation des réflexes, à un manque de contrôle de soi. Il y a lieu de distinguer soigneusement ce qui est voulu et ce qui est effet de surprise, accident proprement dit. Il y a lieu de déterminer aussi si la connexion se produit chaque fois ou si elle est rare. La conscience de chacun dira loyalement sur quoi porte vraiment l’acte de volonté[4].
Ces propos de Mgr Suenens mettaient fin à l’obligation
de « vivre comme frère et sœur » que la morale catholique imposait
aux couples interdits de coïter. Certains responsables dans l’Église, qui
interdisaient le condom, ont exhumé le « vivre comme frère et sœur ».
« Ma sœur, la vache ; la
femme, miel empoisonné »
Sachant depuis belle lurette que François d’Assise ne
voyait que des frères et des sœurs dans la création : « Ma sœur la
vache, mon frère le taureau », j’ai été estomaqué, en lisant le Frère François de Julien Green[5] :
« L’ennemi, disait François, c’est le corps » (p. 129). Plus loin, il
renchérit : « Je n’ai pas pire ennemi que mon corps » (p. 182).
Sur la fin de ses jours, le frère qui le soignait lui fit comprendre que son
corps lui avait rendu bien des services. Fou de Dieu mais quand même pas
stupide, le Poverello comprit et s’écria : « Réjouis-toi, frère
corps, je suis prêt désormais à t’accorder tout ce que tu voudras »
(p. 301).
François se sentait plus en famille avec ses sœurs les
vaches qu’avec les femmes, pourtant images de Dieu plus que les bonnes vaches.
« “ La fréquentation des femmes, disait-il, est un miel empoisonné ; leur
parler sans être contaminé, c’est vouloir marcher dans le feu sans se brûler
les pieds. ” […] François, tout saint qu’il était, s’écartait des femmes
et ne répondait que par monosyllabes à leur “ babil ”. [Ce mot
méprisant signifie « abondance de paroles futiles ». Le Poverello
aurait dû l’éviter.] Les femmes obtenaient rarement de lui le plus fugitif coup
d’œil. Il confia un jour à un frère que, si jamais, il lui arrivait de les
regarder, il n’en reconnaîtrait que deux » (p. 226). Mais il ne les a pas nommées. Les curieux ont
cherché à résoudre le problème. Ils ont pensé d’abord à sa mère : à l’âge
où il a quitté la maison, il avait dû imprimer dans son imagination le visage
de sa mère, à moins qu’il ne l’ait jamais envisagée, comme aurait fait saint
Louis de Gonzague. Les curieux ont pensé ensuite à Claire d’Assise, la
fondatrice des Clarisses. Mais il y avait aussi, et non la moindre,
« “ frère ” Jacqueline ». « Chaque fois qu’il
séjournait à Rome, François était l’hôte de “ frère ” Jacqueline » (p. 254).
Sur son lit de mort, il dicte une lettre à Madame Jacqueline. Parmi les choses
qu’il lui demande d’apporter, il y a « ces mets que tu avais coutume de me
donner lorsque j’étais malade à Rome » (p. 313-314). Par ces mets, il
entend un gâteau aux amandes et au miel. Les esprits tordus peuvent penser que
c’est en présence de “ frère ” Jacqueline qu’il constata qu’il
pourrait faire un enfant : « Ne faites pas de moi trop vite un saint,
je suis parfaitement capable de faire un enfant » (p. 226).
I. Thomas d’Aquin est-il hostile au
plaisir ?
Plaisir et joie
Le premier développement qui nous étonne de la
philosophie du plaisir de Thomas d’Aquin, c’est sa manière de distinguer le
plaisir, delectatio, de la joie, gaudium. Si vous demandez à une
personne de dresser une liste de plaisirs et une liste de joies, vous verrez
qu’elle rattachera les plaisirs au corps – à la table, à la bouteille, au lit –
et les joies à l’esprit – aux arts et aux sciences, voire à la prière. J’ai
quand même été surpris de constater que le mot plaisir n’apparaît pas
dans l’index thématique du gros Catéchisme de l’Église catholique. Par
contre, au mot joie, on trouve 37 références ; chaque fois, la joie
comporte une connotation religieuse.
Chez Thomas d’Aquin (I-II, q.
Dans ses Confessions, saint Augustin
écrit : « Des actions honteuses m’ont comblé de joie ; j’y songe
maintenant avec horreur » (X, chap. 21). J’ai vérifié le texte latin ; c’est
bien gaudere qu’emploie Augustin. Thomas
d’Aquin contesterait cet emploi : une action honteuse peut combler de plaisir
mais non de joie. Augustin accepterait la remarque de son illustre
relayeur, lui qui a dit : « Un langage fait de termes propres est chose
rare » (XI, chap. 22).
« Mais les auditeurs ou les lecteurs comprennent ce que nous voulons
dire », précise-t-il immédiatement, et c’est l’essentiel. J’ai qualifié
Thomas d’Aquin de relayeur d’Augustin. En effet, après avoir été le docteur de
l’Église pendant huit siècles, Augustin a été supplanté par Thomas d’Aquin.
Avant de répondre à cette questions, suivons le conseil de Paul
Valéry : « Décidons » de ces quatre adjectifs : corporels,
sensibles, spirituels et intellectuels. En I-II, q.
Il reste à distinguer les plaisirs intellectuels des
plaisirs spirituels. Le bien de l’intelligence, c’est la vérité. Et il y a deux
genres de vérité à distinguer : la vérité des vertus de l’intellect
spéculatif et la vérité des vertus de l’intellect pratique (vérité de la
prudence et vérité de l’art). On peut donc parler ici de trois espèces de
vérité. Par contre, il existe d’autres biens dits spirituels parce que non
matériels : l’honneur, l’estime, le respect, la réputation, la renommée,
l’amitié. On jouit de tous ces biens spirituels comme on jouit de la vérité
sous l’une ou l’autre de ses espèces.
Après avoir précisé le sens de ces quatre adjectifs, Thomas
d’Aquin amorce la réponse à sa question : Les plaisirs corporels et les
plaisirs sensibles sont-ils plus grands, majores, que les plaisirs
spirituels et que les plaisirs intellectuels (I-II, q. 31, a. 5) ? Le
plaisir provient de l’union au bien connu par les sens ou par l’intelligence. [La
plante déshydratée n’éprouve aucun plaisir quand on l’arrose, car elle n’est
pas consciente du bien que l’eau lui procure en comblant son besoin.] Or, dans
les opérations de l’âme, principalement de l’âme sensitive et de l’âme
intellective, il faut distinguer celles
qui n’atteignent pas la matière extérieure et qui sont des perfections de
l’agent lui-même, comme intelliger, sentir, vouloir, etc. Par contre, les
actions qui atteignent la matière extérieure sont davantage des perfections de
la matière transformée. Ainsi donc, les actes de l’âme sensitive et de l’âme
intellective sont eux-mêmes, indépendamment de leurs objets, un certain bien de
l’agent qui les pose, et ils sont connus par les sens et par l’intelligence,
condition essentielle pour éprouver du plaisir. Il s’ensuit que ces opérations
produisent par elles-mêmes du plaisir et non pas seulement par leurs objets.
1. L’intellection procure plus de joie que la
sensation
Selon les deux points de vue qu’il vient de
distinguer, Thomas d’Aquin va maintenant répondre de deux manières à sa
question : les plaisirs spirituels et intellectuels sont plus grands, majores,
que les plaisirs corporels et
sensibles (I-II, q. 31, a. 5). D’abord, il va comparer les plaisirs
intellectuels aux plaisirs sensibles en tant que nous éprouvons du plaisir dans
les actes mêmes (par exemple dans la connaissance sensible et dans la
connaissance intellectuelle), indépendamment de leurs objets.
Si donc on compare les plaisirs intellectuels aux
plaisirs sensibles du point de vue de l’opération elle-même – intelliger,
sentir – et non de l’objet de cette opération, c’est-à-dire si on compare
le plaisir de connaître par les sens (écouter de la musique) au plaisir de
connaître par l’intelligence (composer de la musique), abstraction faite de
l’objet de l’opération, il n’y a pas de doute que les plaisirs intellectuels
sont de beaucoup supérieurs, multo majores, aux plaisirs
sensibles. En effet, un être humain éprouve beaucoup plus de plaisir à
connaître quelque chose pas son intelligence que pas ses sens, car la connaissance
intellectuelle est plus parfaite et mieux connue, parce que l’intelligence
réfléchit davantage sur son acte que ne le font les sens.
La connaissance intellectuelle est aussi plus aimée
que la connaissance sensible ; il n’est personne qui ne préférerait perdre
la vue du corps plutôt que celle de l’esprit, dit saint Augustin dans son De
Trinitate, XVI, 14. En note, Lachat[7]
rapporte au complet le texte évoqué par Thomas d’Aquin : « Il
n’est personne qui ne préférât perdre la vue du corps plutôt que la vue de
l’esprit. Privé de la vue du corps, l’homme reste homme ; privé de la vue
de l’esprit, il devient une brute. Eh bien, qui voudrait être brute plutôt
qu’homme ? » Et Montaigne d’ajouter sa fine remarque : « Le
plus fructueux et naturel usage de notre esprit, c’est à mon gré la conférence.
J’en trouve l’usage plus doux que d’aucune autre action de notre vie ; et
c’est la raison pourquoi, si j’étais asteure forcé de choisir, je consentirais
plutôt, ce crois-je, de perdre la vue que l’ouïr ou le parler[8]. »
L’estime de Thomas d’Aquin pour l’intelligence a de
quoi étonner. Un lecteur agacé m’a un jour demandé par écrit si mère Teresa ne
valait pas un professeur d’université. J’y reviendrai. Les expressions qui
exaltent l’intelligence foisonnent sous la plume de Thomas d’Aquin. En voici
quelques-unes. L’être humain appartient à une espèce particulière parce qu’il
est doué d’intelligence : Homo speciem sortitur ex hoc quod habet
intellectum (II-II, q. 179, a. 1, sol. 2). Dans son commentaire de l’Éthique de
Nicomaque[9], il
dit que c’est par l’intelligence que nous ressemblons le plus à Dieu : Deo
autem maxime sumus similes secundum intellectum. Rien dans la création
n’est plus noble ni plus parfait que l’acte de l’intelligence : Nihil
nobilius et perfectius in creaturis invenitur quam intelligere[10].
On ne peut s’empêcher de penser à
Pascal : « Pensée fait la grandeur de l’homme. Toute notre dignité
consiste en la pensée[11]. »
Et mère Teresa ? Cher lecteur, si son apostolat était devenu sans objet,
elle n’aurait pas été malheureuse : elle se serait livrée à la
contemplation. Mais si toutes les grenouilles du monde avaient subitement
disparu, Jean Rostand aurait été rudement contrarié : « Quand
mes aquariums sont pleins de grenouilles prêtes à pondre, le tourment
métaphysique prend congé[12]. »
2. Les plaisirs spirituels et intellectuels sont plus
grands
Ci-dessus, Thomas d’Aquin considérait les opérations
elles-mêmes : intellection et sensation ; maintenant, il va comparer non
pas l’intellection et la sensation, mais les plaisirs que l’on éprouve sur
chacun de ces deux plans. Il va arriver à la même conclusion : considérés
en eux-mêmes, secundum se, les plaisirs spirituels sont plus grands, majores,
que les plaisirs sensibles. Cela est manifeste, dit-il, si l’on considère les
trois facteurs requis pour le plaisir : 1) le bien uni ou présent, bonum
conjunctum ; 2) ce à quoi il s’unit, id cui conjungitur ; 3)
et l’union elle-même, et ipsa conjunctio. Examinons chacun de ces trois
facteurs.
2.1. Premier facteur requis pour le plaisir : le
bien uni ou présent, bonum conjunctum. Le
bien spirituel est plus grand que le bien corporel et plus aimé. Thomas d’Aquin
en voit un signe, signum, dans le fait que les humains s’abstiennent des
plus grands plaisirs corporels pour ne pas perdre leur honneur, qui est un bien
spirituel. On a parfois entendu des gens en vue – je pense à un ministre dont
le nom ne m’échappe pas – qui disait ne pas avoir brillé dans ses études parce
qu’il était paresseux. On en a vu d’autres alléguer d’autres raisons, mais
aucun n’a dit que c’était faute d’intelligence. On peut dire qu’on a une
mauvaise mémoire, mais jamais qu’on n’est pas intelligent. Attaquer
l’intelligence, c’est attaquer ce qui fait de nous des êtres humains.
2.2. Deuxième facteur requis pour le plaisir : ce
à quoi le bien s’unit, id cui
conjungitur. Le plaisir dépend de la faculté à laquelle le bien s’unit.
Dans le cas des sens, on est facilement d’accord. Les couleurs, les sons, les
goûts produisent des sensations différentes selon que la personne qui en est
affectée est peintre, musicienne ou dégustatrice. Cependant, les sensations
sont intransmissibles. J’imagine quand même qu’un artiste peintre jouit plus
que moi, daltonien, devant un paysage, mais je n’y peux rien : je suis
condamné à voir avec mes yeux comme Alfred de Musset buvait dans son verre qu’il
disait n’être pas grand.
Le bien spirituel s’unit à la partie intellective de
l’âme qui est beaucoup plus noble, multo nobilior, et plus connaissante,
magis cognoscitiva, meilleur instrument de connaissance que la partie
sensitive. Il s’ensuit, selon Thomas d’Aquin, que le bien spirituel qui s’unit
à cette partie de l’âme produit un plaisir plus grand.
2.3. Troisième facteur requis pour le plaisir :
l’union elle-même, ipsa conjunctio. L’union
du bien spirituel à la partie intellective est plus intime, magis intima, plus
parfaite, magis perfecta, et plus ferme, magis firma. Les sens s’arrêtent aux accidents
extérieurs des choses – forme, couleur, odeur, etc. – tandis que
l’intelligence pénètre jusqu’à leur essence. L’union du bien spirituel à
l’intelligence est plus parfaite que l’union du bien sensible au sens. En
effet, l’union du bien sensible au sens comporte un mouvement. C’est pourquoi
les plaisirs sensibles ne se réalisent pas pleinement dans l’instant : il
y a en eux quelque chose qui passe et quelque chose que l’on attend, comme
c’est évident pour les plaisirs des aliments et pour les plaisirs vénériens.
Ces plaisirs ne sont pas complets dans l’instant mais avec le temps. Les
réalités intellectuelles, au contraire, ne comportent pas de mouvement. La
saisie par l’intelligence est instantanée, de sorte que les plaisirs de ce
genre se réalisent pleinement dans l’instant. Le professeur explique que les
angles intérieurs d’un triangle sont égaux à deux droits ; les distraits et les
moins brillants peuvent l’obliger à reprendre son explication, mais la saisie
est instantanée pour les uns comme pour les autres. Enfin, l’union du bien
spirituel à l’intelligence est plus ferme, car les sources du plaisir corporel
sont corruptibles, et le plaisir corporel ne dure pas. On connaît la
chanson : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment. » Cito
deficiunt, dit Thomas d’Aquin : ils s’éteignent vite. Les biens
spirituels sont incorruptibles ; ils durent (I-II, q. 31, a. 5). Le
plaisir du verre de porto n’est bientôt plus qu’un souvenir, tandis que les
notions dont j’ai enrichi mon intelligence demeurent longtemps et je peux
en jouir quand je veux (I-II, q. 31,
a. 5).
L’appui de Freud
Freud appuie Thomas d’Aquin quand il parle des
techniques de défense contre la souffrance. L’une d’elles consiste « à retirer
du labeur intellectuel et de l’activité de l’esprit une somme suffisamment
élevée de plaisir. La destinée alors ne peut plus grand-chose contre vous. Des
satisfactions de cet ordre, celle par exemple que l’artiste trouve dans la
création ou éprouve à donner corps aux images de sa fantaisie, ou celle que le
penseur trouve à la solution d’un problème ou à découvrir la vérité, possèdent
une qualité particulière qu’un jour nous saurons certainement caractériser de façon
métapsychologique. Pour l’instant, bornons-nous à dire d’une manière imagée
qu’elles nous paraissent “ plus délicates et plus élevées ”. Cependant, en
regard de celles qu’assure l’assouvissement des désirs passionnels grossiers et
primaires, leur intensité [Thomas d’Aquin parlait ci-dessus de véhémence] est
affaiblie ; elles ne bouleversent pas notre organisme physique. Mais le
point faible de cette méthode est qu’elle n’est pas d’un usage général, mais à
la portée d’un petit nombre seulement. Elle suppose des dispositions et des
dons peu répandus, en une mesure efficace tout au moins[13].
»
Le témoignage de Nietzsche
Il serait facile de multiplier les témoignages en
faveur de la vie intellectuelle (sciences et arts) comme source principale des
plaisirs de la vie. Voici, entre autres, quelques extraits des Lettres
choisies de Nietzsche. « Sois persuadé, écrit-il à un ami, que ce
monde de l’esprit dans lequel tu vis demeure mon plus cher domaine[14]. »
« Tant qu’il y aura un drapeau à tenir dans le domaine intellectuel »,
il n’est pas question que je me batte pour une autre cause » (p. 21).
Enfin : « La soif de connaître reste, il me semble, la dernière
région du vouloir vivre. Ma santé se stabilisera, cette santé que je ne dois
pas atteindre avant de l’avoir méritée, avant d’avoir trouvé l’état qui m’est
en quelque sorte promis, l’état dans lequel l’âme ne conserve plus qu’une seule
impulsion, la volonté de connaître, et se trouve libérée de tous les autres
instincts et de toutes les autres convoitises » (p. 131). On pourrait
citer le traité De la vieillesse, de Cicéron (106 – 43 avant J.-C.). :
« Nul plaisir ne l’emporte sur ces joies de l’esprit[15]. »
En soi, donc, les plaisirs spirituels et les plaisirs intellectuels
sont plus grands que les plaisirs corporels et que les plaisirs sensibles ;
mais, pour nous, [êtres humains composés d’un corps et d’une âme, doués de
sensibilité et souvent agités par les passions], les plaisirs corporels sont
plus véhéments que les plaisirs spirituels et intellectuels (I-II, q.
Thomas d’Aquin va maintenant répondre à une objection
(I-II, q.
Plaisir et vertu
Plaisir et vertu ? Autant titrer : Diable et
eau bénite, chien et chat, feu et eau. En lisant « Plaisir et
vertu », un lecteur peut, sans être voltairien, esquisser un rictus. Car Paul Valéry s’est cru justifié de lancer,
dans son « Rapport sur les prix de vertu » : « VERTU,
Messieurs, ce mot Vertu est mort, ou,
du moins, il se meurt. Vertu ne se dit plus qu’à peine. […] Quant à moi, je
l’avoue […] je ne l’ai jamais entendu que remarquablement rare et toujours
ironiquement dit. […] Il ne me souvient pas non plus de l’avoir lu dans les
livres de notre temps les plus généralement lus, et même, dans les plus estimés[16]. »
Le plaisir implique un certain degré de vertu, car
comme dit Alain : « Rien au monde ne plaît de soi. Il faut prendre
beaucoup de peine pour se plaire à la géométrie, au dessin, à la musique. Et
cette liaison de la peine au plaisir se voit bien clairement dans les jeux des
violents… Si l’on réfléchit assez sur ce paradoxe de l’homme, on ne se
représentera nullement l’homme heureux comme celui à qui tous les bonheurs sont
apportés ; mais au contraire on le pensera debout, en action et en
conquête, et faisant bonheur d’une puissance exercée[17]. »
Faire « bonheur d’une puissance exercée », c’est attacher le bonheur
à la vertu : « M’est avis, continue Alain, que le bonheur intime et
propre n’est point contraire à la vertu, mais plutôt est lui-même vertu, comme
ce beau mot de vertu nous en avertit, qui veut dire puissance » (p. 32).
La vertu a été victime de l’usage, qui règne en maître
sur le langage. Le mot vertu partage
le triste sort de tant d’autres mots qui avaient été formés avec soin, mais que
l’usage a coupés de leurs nobles origines. Dérivé du latin virtus, lui-même formé de vir
(homme au sens où il exclut les femmes), le mot vertu a d’abord signifié la force physique. Le vertueux, à cette
époque, c’était le mâle, et il était vertueux de la vertu du taureau. Rien pour
rendre jalouses les femmes curieuses de l’étymologie des mots.
Comme la force physique jouait un grand rôle à la
guerre, et qu’on se battait constamment, souvent corps à corps, le bon soldat,
le soldat efficace, qu’on dit courageux, était dit vertueux. La force physique s’étendait
ainsi à la valeur militaire et au courage. De là, on n’a pas de peine à
comprendre comment et pourquoi on a étendu le mot jusqu’aux remèdes. La vertu
d’une potion, c’est sa valeur dans la lutte contre une maladie ; comme celle
d’un soldat, elle s’évalue à son efficacité. « La vertu n’est
qu’efficacité », affirme fort justement Alain[18].
Mais un jour, quelqu’un s’est avisé de dire, avec un
certain sourire, j’imagine : Elle a perdu sa vertu ! Ou encore :
C’est une femme de petite vertu ! Le contexte ne prêtait aucunement à
équivoque : il ne s’agissait ni de la justice ni du courage, mais bien de
la chasteté. Le mot vertu, qui,
normalement, recouvre toutes les vertus devenait le nom de l’une d’elles. Il
s’agit là d’un phénomène linguistique plus simple que le nom (antonomase) qui
le désigne. Le mot philosophe, par
exemple, englobe une pléiade de penseurs ; mais, au XIIe siècle, on a commencé à parler du Philosophe avec un
grand P. Le Philosophe, c’était
Aristote, considéré comme le philosophe par excellence. De même, quand on parle
d’un crime passionnel, personne ne pense à la colère : par antonomase, la
passion, c’est l’amour. Par antonomase toujours,
Quand Aristote parle de la vertu, le mot en recouvre
plusieurs espèces : vertus intellectuelles spéculatives (science et
sagesse), vertus intellectuelles pratiques (prudence et art) et vertus morales
(justice, force et tempérance). Thomas d’Aquin ajoute les vertus
théologales : foi, espérance et charité. Et par vertu, il entend une disposition stable qui fait agir avec
uniformité, promptitude et plaisir[19].
Voltaire se trompe quand il écrit : « Néron, le pape Alexandre VI, et
d’autres monstres de cette espèce, ont répandu des bienfaits ; je réponds
hardiment qu’ils furent vertueux ce jour-là[20]. »
Non ; une hirondelle ne fait pas le printemps ; un acte de vertu
n’engendre pas une vertu morale.
Quand Thomas d’Aquin se demande si la loi nouvelle est
plus onéreuse que l’ancienne, il répond que, du point de vue des pratiques
extérieures, elle est moins onéreuse, mais plus exigeante du point de vue des
dispositions intérieures. Et il invoque Aristote : « Il est facile de
faire ce que fait le juste [rendre le dû], mais le faire comme il le fait (avec
promptitude et plaisir) ce n’est pas facile pour qui ne possède pas la vertu de
justice[21]. »
Notion et distinction des
vertus intellectuelles
Si, comme dit Paul Valéry, le mot vertu est mort, ou du moins mourant, quand il s’agit de la vertu
morale, à plus forte raison l’est-il quand il s’agit de la vertu
intellectuelle. Thomas d’Aquin soulève cette question en I-II, q. 57. Il se
demande d’abord si les habitus intellectuels spéculatifs sont des vertus –
Utrum habitus intellectuales speculativi
sint virtutes. La traduction du mot habitus
comporte une difficulté. Le mot a été
francisé. Le Petit Robert commence
par dire « manière d’être ». C’est imprécis : en philosophie,
l’habitus n’est pas une « manière d’être » mais un principe
d’opération. Certains traduisent habitus
par habitude. C’est mauvais : la dinde à Noël et le jambon à Pâques ne
sont pas des habitus mais des habitudes, des coutumes. Certains traduisent
habitus par disposition. Ce n’est pas suffisant : il faut ajouter stable. « L’habitus
diffère de la disposition, enseigne Aristote, en ce qu’il a beaucoup plus de
durée et de stabilité. Sont des habitus les sciences et les arts. Car la
science semble être au nombre des choses stables et difficiles à mouvoir, même
si l’on n’en possède qu’un faible acquis.
Par contre, on appelle dispositions les qualités qui peuvent facilement
être mues et rapidement changées, telles que la chaleur et le refroidissement,
la maladie et la santé, et ainsi de suite[22]. »
L’habitus est donc une disposition stable ;
certains habitus sont bons d’autres sont mauvais : les vertus sont des
habitus bons ; les vices, des habitus mauvais. Thomas d’Aquin, à la suite
d’Aristote, distingue les habitus intellectuels spéculatifs et les habitus
intellectuels pratiques ; les premiers sont ordonnés à la recherche de la
vérité, les seconds sont ordonnés à l’opération (l’agir et le faire). Il se demande
en I-II, q.
Thomas d’Aquin
distingue trois vertus qui perfectionnent l’intelligence spéculative dans la
considération du vrai, ad considerandum
verum, son bien propre. Or, le vrai peut être connu de soi, per se notum, ou connu par un autre, per aliud notum, c’est-à-dire démontré. Par exemple, on n’a pas à prouver que
le tout est plus grand que l’une de ses parties ; que deux choses égales à
une même troisième sont égales entre elles. Pour Aristote et Thomas d’Aquin, la
première vérité connue de soi, per se
nota, c’est le premier principe de la raison spéculative, celui au sujet
duquel il est impossible de se tromper. Aristote le définit ainsi : Il est
impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps,
au même sujet et sous le même rapport[23].
Ce principe est le point de départ de tous les autres axiomes (Ibid., 30). Par exemple, Socrate ne peut
pas être bon et mauvais en même temps, sous le même rapport ; mais il peut
être bon philosophe pour nous et mauvais mari pour Xanthippe. C’est le premier
principe de la raison spéculative. L’habitus, ou vertu, ou disposition stable
qui perfectionne l’intelligence dans la considération des vérités connues par
elles-mêmes a nom intellectus chez
Thomas d’Aquin ou habitus des
principes, habitus principiorum.
Il y a ensuite le vrai que l’on atteint par une
démarche de la raison ; il est la conclusion d’une démonstration. Par
exemple, il faut démontrer l’existence de Dieu, la spiritualité de l’âme
humaine, son immortalité, etc. C’est du vrai per aliud notum, du vrai connu par autre chose. Par exemple,
l’existence de Dieu est connue par ses effets, les créatures (I, q.
Les vertus de l’intellect
pratique
Après avoir distingué trois vertus de l’intellect
spéculatif, Thomas d’Aquin traite des deux vertus de l’intellect pratique. Comme
il a été dit, ces deux intellects diffèrent par leur fin : l’intellect
spéculatif est ordonné à la vérité ; l’intellect pratique est ordonné à
l’opération (l’agir et le faire)[24].
1. L’art, vertu de l’intellect pratique
Au sujet de l’art, il se demande d’abord si l’habitus
intellectuel qu’est l’art est une vertu – Utrum
habitus intellectualis qui est ars, sit virtus. (I-II, q.
L’art est une vertu car il n’est rien d’autre que la
droite raison, recta ratio, des choses à faire, operum faciendorum. « Recta
ratio » ? L’ingénieur qui construit un pont doit forcément
raisonner : il n’évolue pas dans le per
se notum. S’il possède à l’état de vertu, dirait Thomas d’Aquin, l’art de
construire des ponts, il va raisonner correctement et les ponts vont tenir. Son
art rectifie sa raison pour la construction des ponts. Il en est ainsi de tous
les arts : ils rendent la raison de la personne qui les possède apte à
raisonner correctement l’œuvre à faire : une sculpture, une peinture, un
poème, un opéra, un discours, un film, un syllogisme, etc.
Le bien auquel tend l’artiste ou l’artisan, c’est de
faire une bonne œuvre ; ni son humeur ni ses intentions n’entrent en ligne
de compte. De ce point de vue-là, l’art s’apparente aux vertus spéculatives,
qui considèrent le vrai (I-II, q.
L’art est donc une vertu puisqu’il en présente les
trois caractéristiques : uniformité, promptitude et plaisir, comme il a
été dit ci-dessus.
2. La prudence, autre vertu de l’intellect pratique
Après avoir montré que l’art est une vertu, qu’il en
ait souligné la parenté avec les trois vertus intellectuelles spéculatives, il
se demande maintenant si la prudence, autre vertu de l’intellect pratique,
c’est-à-dire ordonné à l’opération (à l’agir, en l’occurrence) est distincte de
l’art (I-II, q.
Il y a des habitus que l’on qualifie de vertus du seul
fait qu’ils confèrent la capacité de bien faire
et il y en a qui assurent, en plus, le bon usage. L’art est dit vertu au
premier sens : il rend capable de bien faire, de bien fabriquer ; il ne
concerne en rien l’appétit. La prudence, au contraire de l’art, confère non
seulement la capacité d’accomplir une bonne œuvre, mais aussi l’usage de cette
capacité, car elle concerne la faculté affective puisqu’elle en présuppose la
rectitude. Qu’est-ce à dire ? La prudence concerne l’action singulière :
ce mariage, cet acte de courage, cette protestation, etc. Elle découvre et
applique les bons moyens d’atteindre une bonne fin. Le roi David voulait
Bethsabée, la femme d’Urie ; les moyens qu’il a utilisés lui ont permis
d’atteindre la fin poursuivie, mais on ne peut pas parler de prudence, dans ce
cas, car la fin était mauvaise.
L’art, comme il a été dit, rend la personne qui le
possède apte à raisonner une fabrication, comme une statue ou un poème :
il est recta ratio factibilium,
tandis que la prudence rend apte à raisonner l’action singulière :
elle est recta ratio agibilium. Certains traducteurs présentent la prudence comme étant « accompagnée de raison ou
s’accompagnant de raison ». Cette traduction ne me satisfait pas, car la
prudence, qui a pour objet une action particulière, n’est pas seulement
« accompagnée de raison », comme elle le serait d’un conseiller ou
d’un guide : elle est imprégnée de raison par suite de l’enseignement reçu
et de l’expérience acquise. Elle ne possède pas la raison, mais elle y
participe. Son siège est donc immédiatement la raison pratique.
Il me
semble qu’on rendrait assez bien la pensée de Thomas d’Aquin en définissant la
prudence comme « une disposition stable, conforme à la raison et en
vue de l’action ». Conforme signifie de même forme, et la forme est une
qualité ; en l’occurrence, une qualité de la raison pratique ; qualité qui
l’habilite à raisonner correctement quand la raison est aux prises avec une
action particulière : une guerre et non la guerre, une grève et non la
grève, un mariage et non le mariage, etc. Thomas d’Aquin a cette formule on ne
peut plus concise : Prudentia est recta ratio agibilium (II-II,
q. 47, a. 8). La prudence est la raison droite des agibilium. Ce
dernier mot pose un petit problème de traduction parce qu’on n’a pas en
français les agissables comme on a les faisables ; on peut le
traduire par « de l’agir ou des actions à poser ».
Les vertus les plus
prometteuses de plaisir ou de joie
Les vertus qui procurent de grandes joies ce sont les
vertus possédées à l’état de dispositions stables. Comme il a été dit
ci-dessus, elles font agir avec uniformité, promptitude et plaisir. Cependant, quand il s’agit de certaines
vertus, Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, ne promet pas de joie débordante
aux personnes qui les pratiquent. Est courageux, dit-il, celui qui soutient les
périls avec plaisir, delectabiliter,
ou au moins sans tristesse[26].
Il pourrait parler ainsi d’autres vertus dont une personne sera dite les
posséder si elle en pose les actes sans exulter mais sans tristesse. On peut évoquer
la patience sinon la chasteté.
Quand on associe le plaisir à la vertu, on peut penser à une science
(théologie, philosophie, physique, astronomie, botanique, etc.) ; on peut
penser à un art (peinture, sculpture, écriture, musique, gravure, etc.) ; à
une vertu morale (justice, par exemple). Chaque science, chaque art, est en
mesure de rendre la vie agréable. Alain fait l’éloge de la justice : « …
l’homme aime l’action plus que le plaisir, l’action réglée et disciplinée plus
que toute autre action, et l’action pour la justice par-dessus tout. D’où
résulte un immense plaisir, sans doute ; mais l’erreur est de croire que
l’action court au plaisir ; car le plaisir accompagne l’action. Les plaisirs
de l’amour font oublier l’amour du plaisir[27]. »
On peut penser à la vertu théologale de charité comme source de joie : « Vous
nous avez créés pour vous, et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en
vous », disait saint Augustin au
chapitre premier de ses Confessions.
On pourrait citer saint Paul écrivant aux Philippiens : « Je voudrais
bien partir pour être avec le Christ, car c’est bien cela le meilleur ;
mais, à cause de vous, demeurer en ce monde est encore plus nécessaire. » Thérèse
d’Avila disait, paraît-il : « Je meurs de ne pas mourir »,
tellement elle aimait Dieu. Les quatre sources inépuisables de la joie de vivre
seraient donc la charité, vertu
théologale, les sciences, les arts et l’action pour la justice.
Le plaisir dépend d’abord de la vertu, puis de l’objet
de la vertu. À ce sujet, Thomas d’Aquin se réfère à la première phrase du
traité De l’âme d’Aristote :
« Toute connaissance est, à nos yeux, une chose belle et admirable ;
pourtant nous préférons une connaissance à une autre, soit en raison de sa
certitude, soit parce qu’elle traite d’objets d’une valeur supérieure et plus
dignes d’admiration. » Puis il fait le commentaire suivant : Nous
désirons davantage savoir peu, modicum,
de choses honorables et très élevées, honorabilibus et altissimis, même si
nous ne les connaissons que de façon probable, que de savoir beaucoup et avec
certitude de choses moins nobles, minus
nobilibus[28].
L’astrophysique est plus prestigieuse que l’herpétologie ; être le médecin
de la reine, c’est plus prestigieux que d’être le médecin de ses chevaux.
Aristote applique ces principes quand il soulève la
question de savoir quelle est la vertu qui procure le plus grand plaisir[29].
En I-II, q.
Voici ce qu’Aristote dit de cette science
des causes ultimes dans son Éthique à
Nicomaque, (X, chap. 7).
S’il est vrai que le bonheur est l’activité conforme à la vertu, il est de toute évidence que c’est l’activité conforme à la vertu la plus parfaite, c’est-à-dire celle de la partie de l’homme la plus haute. Qu’il s’agisse de l’esprit ou de toute autre faculté, à quoi semblent appartenir de nature l’empire, le commandement, la notion de ce qui est bien et divin ; que cette faculté soit divine elle aussi ou ce qu’il y a en nous de plus divin, c’est l’activité de cette partie de nous-mêmes, activité conforme à sa vertu propre, qui constitue le bonheur parfait. Or, nous avons dit qu’elle est contemplative. Cette proposition s’accorde, semble-t-il, tant avec nos développements antérieurs qu’avec la vérité. Car cette activité est par elle-même la plus élevée ; de ce qui est en nous, l’esprit occupe la première place ; et, parmi ce qui relève de la connaissance, les questions qu’embrasse l’esprit sont les plus hautes. Ajoutons aussi que son action est la plus continue ; il nous est possible de nous livrer à la contemplation d’une façon plus suivie qu’à une forme de l’action pratique. Et, puisque nous croyons que le plaisir doit être associé au bonheur, la plus agréable de toutes les activités conformes à la vertu se trouve être, d’un commun accord, celle qui est conforme à la sagesse. Il semble donc que la sagesse, elle au moins, comporte des plaisirs merveilleux autant par leur pureté que par leur solidité et il est de toute évidence que la vie pour ceux qui savent, c’est-à-dire qui ont découvert la vérité, se révèle plus agréable que pour ceux qui cherchent encore à savoir.
Au temps d’Aristote, cette science des
causes ultimes, qu’il désigne du nom de sagesse, ne subissait pas la
concurrence des multiples sciences qui existent de nos jours et qui procurent
beaucoup de plaisir aux personnes qui
les cultivent. La théologie n’est plus considérée comme la plus prestigieuse
des sciences, et peu de gens imaginent que les théologiens sont les personnes les plus heureuses du monde. Le théologien
Hans Küng est-il plus heureux que l’astrophysicien Hubert Reeves ?
Impossible de le savoir. Reeves envie-t-il Küng ? J’en doute.
Au Moyen Âge, la théologie jouissait encore
d’un grand prestige. L’université médiévale comprenait au maximum quatre
facultés : théologie, droit (canonique et civil), médecine et arts ; cette
dernière préparait aux trois autres. La faculté la plus prestigieuse à
l’époque, et longtemps par la suite, c’était
« L’admirable candeur du
philosophe »
Dans La
philosophie morale de saint Thomas d’Aquin devant la pensée contemporaine[30],
Jacques Leclercq cite cette phrase de Thomas d’Aquin : « Parmi tous
les actes de vertu, il est manifeste et admis de tous que le plus délectable
est la contemplation de la sagesse[31]. »
Leclercq se moque : « “ Manifeste et admis par tous ” :
admirable candeur du philosophe ! […] En tout cas, s’il est une chose dont
on puisse dire qu’elle n’est pas évidente et admise par tous, c’est bien
celle-là. »
Ici, je remarque que le mot philosophe
est écrit sans P majuscule. Il ne s’agirait donc pas
d’Aristote, mais de Thomas d’Aquin en tant qu’il est philosophe quand il
commente le Philosophe et s’en tient, comme ce dernier, au bonheur tel qu’il
peut être réalisé ici-bas (Ibid., no 2103). Quand il dit
« évident et admis de tous », Thomas d’Aquin ne parle que des
philosophes. Il ne prétend pas que l’esclave au fond de la mine pense que le
plaisir de la contemplation l’emporte sur tous les plaisirs humains.
Il semble étonnant, de prime abord, que Thomas
d’Aquin déclare que la vie contemplative, qui constitue la source principale du
bonheur humain, même ici-bas, excède la portée normale de l’être humain, qu’elle
est supra hominem[32].
En effet, l’homme est composé d’un corps et d’une âme ; il est doué d’une
nature sensitive et d’une nature intellective. Quand il vaque à la
contemplation de la vérité, il ne vit pas selon tout ce qu’il est, mais
uniquement selon une partie de lui-même, l’intelligence, quelque chose de
divin, aliquid divinum (no
2106).
Nietzsche semble partager l’opinion de Thomas d’Aquin : « Quand
je considère les hommes avec bonté ou malveillance, je les trouve toujours,
tous tant qu’ils sont et chacun en particulier, occupés d’une même chose :
se rendre utiles à la conservation de l’espèce [33]. »
Tiendrait-il encore ce langage ? En ce qui le concerne, Nietzsche tient un
autre discours, que j’ai cité plus haut : « Sois persuadé, écrit-il à
un ami, que ce domaine de l’esprit dans lequel tu vis demeure mon plus cher
domaine[34]. » « Tant qu’il y aura un drapeau à tenir
dans le domaine intellectuel, il n’est pas question que je me batte pour une
autre cause » (Ibid., p. 21).
« La soif de connaître reste, il me semble, la dernière région du vouloir
vivre. Ma santé se stabilisera, cette santé que je ne dois pas atteindre avant
de l’avoir méritée, avant d’avoir trouvé l’état qui m’est en quelque sorte
promis, l’état dans lequel l’âme ne conserve plus qu’une seule impulsion, la
volonté de connaître, et se trouve libérée de tous les autres instincts et de
toutes les autres convoitises » (Ibid.,
p. 131).
Le plaisir des intellectuels et des artistes est peut-être rare ; le
plaisir intellectuel et le plaisir artistique le sont moins. La joie du savant
n’est pas réservée à Werner von Braun découvrant la réponse à un problème ardu
de navigation spatiale ou à Archimède, découvrant le principe qui porte son
nom, ou à Galilée, découvrant les lois du pendule. Non ; il se passe peu de jours sans qu’on
ait l’occasion de faire usage de son intelligence et d’en être fier. La nature
serait une infâme sadique si elle avait placé hors de la portée de la foule au
moins des miettes des plaisirs les plus grands.
La joie de l’artiste, il ne faut pas la réserver au ciseau de Michel-Ange
sculptant son David. La joie que l’artiste éprouve « à donner corps aux
images de sa fantaisie », comme dit Freud, n’est pas souvent liée à des
images de Joconde, de Grâces ou de Vénus. La joie du compositeur n’est pas
réservée à Mozart. D’autres qu’Homère et Virgile ont goûté les joies de
l’écrivain.
La joie du penseur qui découvre la vérité, il ne faut pas la réserver à
Aristote pensant l’hylémorphisme, ou à Einstein imaginant la théorie de la
relativité, ou à Thomas d’Aquin assénant un formidable coup de poing sur la
table de son hôte, le roi saint Louis, en disant bien fort : « Je
l’ai mon argument contre les manichéens. » Il ne faut pas confondre la
joie du penseur avec sa gloire. On acquiert la renommée en découvrant la
théorie de la relativité, mais on goûte la joie du penseur à meilleur compte,
c’est-à-dire avec moins de génie, moins de travail et moins de chance,
peut-être.
Le rôle du plaisir dans la vie
humaine
Quand on affirme, comme le fait Thomas d’Aquin, que personne ne peut vivre sans
plaisir sensible et corporel (I-II, q.
Le plaisir (intellectuel ou
sensible) est un stimulant
Aux opérations que nous accomplissons avec plaisir, nous apportons plus
d’attention et de persévérance (I-II, q.
Le plaisir, repos de l’âme
Toute personne qui gagne sa vie avec ses muscles sait que l’être humain a
besoin de repos physique pour refaire les forces limitées de son corps. Il en
est ainsi de l’âme, prétend Thomas d’Aquin. Ses forces sont limitées et
proportionnées à certaines opérations. Or, le repos de l’âme, c’est le plaisir,
quies animae est delectatio (II-II,
q.
Le plaisir, un remède
Thomas d’Aquin ne peut sûrement pas être taxé de pessimisme quand il
affirme que la vie humaine est en butte à de multiples et inévitables maux :
maux du corps, maux de l’affectivité, maux de l’intelligence (I-II, q.
Après avoir énuméré ces trois avantages que Thomas d’Aquin reconnaît au
plaisir, on se demande comment Uta Ranke-Heinemann a pu parler de l’hostilité
de Thomas d’Aquin au plaisir[36]. Voyons maintenant si elle a raison d’étendre
au plaisir sexuel son hostilité au plaisir.
II. Thomas d’Aquin est-il hostile à la
sexualité ?
Uta Ranke-Heinemann n’y va pas de main morte : « Saint Thomas se sent
soutenu par Aristote non seulement dans sa volonté (sic) d’abaissement de la femme, mais également dans son hostilité
au plaisir et à la sexualité[37]. »
Les textes rapportés ci-dessus, montrent à l’évidence, il me semble, qu’il n’y
a pas d’hostilité au plaisir chez Thomas d’Aquin ; il reste l’hostilité possible
à la sexualité.
1. Un grave déficit d’attention chez Uta Ranke-Heinemann
Elle poursuit : « La remarque du philosophe grec [Aristote,
évidemment] soulignant que la jouissance sexuelle empêche la pensée[38]
apporte de l’eau au moulin du théologien et conforte sa vision négative,
d’inspiration augustinienne, de la sexualité. » Éthique à Nicomaque, 7, 12, c’est une référence à la traduction de
Jean Tricot[39]. Mais,
en note 5, Tricot met en garde le lecteur trop pressé : « Aristote va
maintenant exposer, puis critiquer les différentes opinions sur le plaisir. Il
y reviendra avec plus d’abondance dans le livre X. » Ce n’est donc pas la
pensée d’Aristote ni celle de Thomas d’Aquin que l’on trouve en 7, 12.
Voici d’abord ce que rapporte Aristote : « Certains sont d’avis
qu’aucun plaisir n’est un bien, ni en lui-même ni par accident (car il n’y a
pas identité, disent-ils, entre bien et plaisir). Pour d’autres, certains
plaisirs seulement sont bons, mais la plupart sont mauvais. Selon une troisième
opinion, enfin, même en supposant que tous les plaisirs soient un bien, il
n’est cependant pas possible que le plaisir soit le Souverain Bien. »
« Le plaisir n’est pas du tout un bien, disent certains, [je passe à 4
car c’est cet argument qu’URH a retenu] parce que les plaisirs sont un
obstacle à la prudence (sic), et cela
d’autant plus que la jouissance ressentie est plus intense, comme dans le cas
du plaisir sexuel, où nul n’est capable de penser quoi que ce soit en
l’éprouvant. » Dans l’Éthique de
Nicomaque, traduction de Jean Voilquin, le passage précédent se trouve en
7, 11, et il est rendu comme suit : « Les plaisirs s’opposent à
l’exercice de la pensée (sic), et
d’autant plus que la jouissance est plus vive, par exemple dans les plaisirs de
l’amour, car nul ne pourrait penser au moment où il les éprouve[40]. »
Pour savoir comment Thomas d’Aquin traite l’eau
qu’Aristote est censé apporter à son moulin, il faut lire son commentaire de l’Éthique à [ou de] Nicomaque, VII, leçon XII, no 1495. Son commentaire commence comme suit : Dicit ergo primo… Dicit ce n’est pas dico, c’est il [Aristote] dit et non je
dis. Aristote dit donc que les plaisirs propres à l’activité que l’on exerce ne
nuisent ni à la prudence ni à toute autre activité. Par exemple, le plaisir
qu’il éprouve à faire de la géométrie non seulement ne nuit pas au géomètre
mais il l’assiste. Il en est ainsi de toute science et de tout art. Ce sont les
plaisirs étrangers, s’ils sont véhéments, qui peuvent nuire à l’activité que
l’on exerce. Fumer la pipe ou la cigarette ne nuit ni à un écrivain, ni à un peintre,
ni à un sculpteur. Dans son commentaire, Thomas d’Aquin ne fait aucune allusion
au plaisir sexuel, qui est censé s’opposer à l’exercice de la pensée ; Aristote
non plus n’y fait pas allusion[41].
Thomas d’Aquin conclut : Et
ainsi il ne s’ensuit pas que le plaisir soit mauvais pour quelqu’un – Et sic
non sequitur quod delectatio sit mala alicui. Aucune allusion au plaisir
sexuel. Il n’y avait donc pas d’eau dans la cruche d’Aristote.
Quand URH écrit : « La remarque du philosophe grec soulignant que
la jouissance sexuelle empêche la pensée » et qu’elle donne comme
référence Ethique à Nicomaque, 7, 12,
elle commet une impardonnable distraction :
elle attribue à Aristote une opinion de ses devanciers, opinion qu’il commente
dans le chapitre 13, dont elle ne fait aucune mention. Explication de
Pascal : « Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi, que je trouve
tout ce que j’y vois[42].
»
Toujours à la page 217 de ses Eunuques,
URH ajoute : « le plaisir sexuel anéantit totalement la pensée »
et elle donne comme référence : Somme
théologique, II-II, q.
2. Thomas d’Aquin exorcise les relations sexuelles
En II-II, q.
La deuxième objection de cette question portait sur la surabondance de
plaisir, superfluitas, que produit
l’acte vénérien ; cette surabondance est telle qu’elle absorbe à ce point
la raison qu’il est impossible d’intelliger quelque chose pendant cet acte. Cet
acte, c’est la « courte apoplexie » de Démocrite[43].
Dans cette objection, l’opinion affirmant qu’il est impossible d’intelliger
pendant l’orgasme est attribuée faussement à Aristote. Voyons la réponse que
fait Thomas d’Aquin à cette objection émanant de ceux qui soutenaient que tous les
plaisirs étaient mauvais.
Il répond que le juste milieu de la vertu n’est pas affaire de quantité de
plaisir mais de conformité à la raison : un petit plaisir peut être
contraire à la raison ; un grand, y être conforme. Il a alors cette phrase
rarement citée : « Il n’est pas contraire à la vertu que l’usage de
la raison soit parfois suspendu en faisant quelque chose de conforme à la
raison », comme l’est le coït en vue de la propagation de l’espèce [ou
pour d’autres raisons dans le cas de stérilité, mentionné par Thomas d’Aquin[44].]
Les plaisirs vénériens sont les plus grands et les plus désirés du point de vue
de l’appétit sensible (II-II, q.
Il revient sur cette idée en II-II, q.
Il me
semble que mes lecteurs récalcitrants doivent commencer à douter de
l’affirmation d’Uta Ranke-Heinemann quand elle écrit : « Nous ne
pouvons plus aujourd’hui imaginer le fanatisme avec lequel saint Thomas […]
refuse l’acte sexuel » (Des eunuques,
p. 217). Essayons de trouver autre
chose pour ébranler ceux qui entretiendraient encore des doutes.
Dans
Il semble
inné chez tous les animaux qui pratiquent le coït de ne pas souffrir la concurrence
d’un rival. Il s’ensuit que le coït provoque des combats entre eux. Il y a à
cela une raison commune à tous les animaux, y compris l’homme, animal
raisonnable : les animaux désirent tous jouir librement du plaisir du
coït, comme du plaisir de la nourriture. Cette liberté est contrariée quand
plusieurs mâles disposent d’une seule femelle, ou, au contraire, quand un seul
mâle doit satisfaire plusieurs femelles ; la liberté de jouir de la
nourriture qu’il convoite est contrariée chez un animal quand un autre animal
s’en empare ou cherche à s’en emparer. Et c’est pourquoi, à cause de la
nourriture et à cause du coït, les animaux se battent. Chez les hommes, il
existe une raison spéciale pour que le mariage soit unius ad unam. En effet, comme il a été dit au
chapitre précédent (123), l’homme désire connaître avec certitude sa progéniture
; or, cette certitude serait impossible si plusieurs hommes avaient la même
femme. C’est donc par une impulsion naturelle, ex naturali instinctu, que le mariage se contracte entre un homme
et une femme.
Si c’était
nécessaire d’apporter d’autres arguments pour déraciner l’opinion d’URH, j’irais au chapitre 126 du
tome III de
Premier
argument. La loi divine ne condamne que ce qui est contraire à la raison. [Pour
Thomas d’Aquin, la raison est la règle de moralité : est bon ce qui est
conforme à la raison; mauvais ce qui lui est contraire.] Or, il est conforme à
la raison que les humains s’unissent charnellement pour engendrer des enfants
et les éduquer ensuite. On ne peut donc
pas dire que toute union charnelle est une faute. Peuvent-ils s’unir
charnellement pour d’autres motifs ? Il n’aborde pas ce problème ici, car
il entend seulement prouver, contre ceux qui soutenaient le contraire, que
toute union charnelle n’est pas une faute ; il s’en tient donc à un
argument irréfutable. Cependant, comme l’a dit Vatican II, « le mariage
n’est pas institué en vue de la seule procréation[45]. »
Deuxième
argument. La fin d’un instrument, c’est son usage : la scie est faite pour
scier, le couteau pour couper, le crayon pour écrire. Or, les membres du corps
sont en quelque sorte les instruments de l’âme. Leur fin est donc leur
usage : l’œil est fait pour voir, l’oreille pour entendre, etc. Or,
l’usage de certains membres du corps, c’est l’union charnelle. Cet usage est
donc leur fin. Or, ce qui est la fin de choses naturelles ne peut pas être
mauvais en soi, parce que tout ce qui est naturel est ordonné à sa fin par la
divine providence. Il est donc impossible que l’union charnelle soit mauvaise
en soi. [Elle peut le devenir si on en fait un mauvais usage, comme on peut
faire un mauvais usage de n’importe quel instrument.]
Troisième
argument. Les inclinations naturelles sont mises par Dieu dans les choses. Il
est donc impossible qu’une espèce quelconque soit inclinée vers quelque chose
de mauvais en soi. Or, il y a, dans tous les animaux parfaits, une inclination
à l’union charnelle. Il est donc impossible que l’union charnelle soit mauvaise
en soi.
Quatrième
argument. Ce sans quoi ne peut être obtenu quelque chose non seulement de bon
mais d’excellent, ne peut être mauvais de soi. Or, la perpétuité de l’espèce,
chose excellente, ne peut être obtenue, chez les animaux supérieurs, que par la
génération, qui exige l’union charnelle. Il est donc impossible que l’union
charnelle soit mauvaise en soi.
Il me
semble qu’un lecteur impartial ne peut pas voir de « refus de l’acte
sexuel » ni d’« aversion pour l’échange sexuel » chez l’auteur
des arguments que je viens de rapporter. Les sentiments qu’URH prête à Thomas
d’Aquin – ce sont bien des sentiments et non des idées : elle parle de
fanatisme et d’aversion – me rappellent les derniers mots écrits de Paul Valéry ;
alité pour ne plus se relever, il trace, pâles au crayon, les mots
suivants : « Toutes les chances d’erreur. Pire encore, toutes les
chances de mauvais goût, de facilité vulgaire sont avec celui qui hait[46]. »
Uta Ranke Heinemann trouve ce qu’elle
cherche
URH
écrit : « Voici une courte liste d’expressions impies (sic) forgées par saint Thomas d’Aquin
pour désigner l’acte sexuel conjugal […] Le théologien parle de
“ saleté ” (immunditia),
“ souillure ” (macula),
“ abomination ” (foeditas),
“ turpitude ” (turpitudo), “ ignominie ”
(ignominia) » (Des eunuques, p. 220). Elle nous renvoie
à un livre du savant jésuite Josef Fuchs, Die
Sexualethik des heiligen Thomas von Aquin, 1949, p. 50. Comme ce livre
n’est pas à la bibliothèque de l’Université Laval, je vais m’en tenir à
quelques cas où URH donne une référence à l’œuvre de Thomas d’Aquin que j’ai à
portée de la main.
Après avoir
énuméré les « expressions impies », URH poursuit : « Encore
quelques épithètes de saint Thomas, le “ doctor angelicus ”,
pour qualifier l’acte conjugal : “ dégénérescence ” (deformitas), “ maladie ” (morbus), “corruption de
l’intégrité ” (corruptio integritatis). » Elle donne comme
référence I, q.
Voici comment
il répond à sa question. Certains anciens docteurs, dit-il, considérant la
laideur, foeditas, de la convoitise [pas
la laideur de l’acte conjugal] que l’on constate lors du coït, dans l’état
actuel – par opposition à l’état d’innocence – ont soutenu que, dans l’état
d’innocence, la génération n’aurait pas eu lieu par le coït. Il donne l’opinion
de Grégoire de Nysse (~335 – ~395) à ce sujet. Dans le paradis terrestre,
les hommes se seraient multipliés sans commerce charnel, absque concubitu, à la façon dont se sont multipliés les anges par
la puissance divine. Mais Dieu a créé quand même l’homme et la femme, masculum et feminam, avant le péché
[d’Adam et d’Ève], car il connaissait à l’avance le mode de génération qui leur
conviendrait après le péché. Telle était l’opinion de Grégoire de Nysse.
Si Thomas
d’Aquin avait eu l’habitude de s’indigner, il l’aurait fait devant cette bizarre
opinion. Il va se contenter de rétorquer : Sed hoc
non dicitur rationabiliter – Cette opinion n’est pas conforme à la raison. En effet, les choses qui sont
naturelles à l’homme ne lui sont ni retirées ni accordées par le péché. Or, si
nous considérons dans l’homme la vie animale qu’il possédait, même avant le
péché, comme il a été dit en I, q. 97, sol. 3, il lui est naturel
d’engendrer par le coït, tout comme les autres animaux parfaits. C’est ce que
manifestent les membres naturels destinés à cet usage. Il ne faut donc pas dire
qu’avant le péché ces membres naturels auraient été interdits d’usage contrairement
aux autres membres de l’homme.
Dans l’état
actuel, c’est-à-dire en dehors de l’état d’innocence, il y a deux choses à
considérer dans le coït. Une première, qui relève de la nature : l’union du
mâle et de la femelle en vue de la génération. La deuxième, c’est, selon la
traduction du père Patfoort, o.p., une certaine laideur de convoitise
immodérée, quaedam deformitas immoderatae
concupiscentiae[48].
Il rend donc deformitas par laideur.
C’est bien le sens latin du mot : difformité, laideur. Mais ce qui est
laid, ce n’est pas le coït lui-même ; c’est la concupiscence immodérée qu’il
provoque souvent et qui conduit parfois à la fornication, à l’adultère, au
viol. URH traduit deformitas par
« dégénérescence » et, pour elle, c’est le coït qui en est une,
puisqu’elle parle des épithètes utilisées par saint Thomas pour
« qualifier l’acte conjugal ». Elle a mal lu.
Selon URH,
Thomas d’Aquin qualifie encore l’acte conjugal de « maladie » (morbus). L’adjectif morbus se trouve dans une citation d’un passage de saint
Augustin : « Gardons-nous de penser que la génération n’aurait pu
avoir lieu [dans l’état d’innocence] sans la maladie de la passion, sine libidinis
morbo » (Cité de Dieu, XIV). Ce n’est donc pas l’acte sexuel qui est une
maladie, c’est la passion qui l’accompagne qui peut en être une. Pour les
stoïciens, les passions sont des maladies de l’âme. « “ Vaut-il mieux
avoir des passions modérées ou n’en point avoir du tout ? ” s’est-on
souvent demandé, écrit Sénèque à Lucilius. Nos stoïciens n’en veulent pas du
tout ; les péripatéticiens les acceptent mais modérées. Moi, je ne vois
pas comment peut être salutaire ou profitable une maladie même peu grave[49] ?
» Ce n’est pas l’opinion de saint Augustin. Parce que nous cédons souvent
malgré nous à nos passions, il souhaiterait, lui aussi, que nous en fussions
exempts ; mais il admet qu’une complète impassibilité n’est pas conforme à
la nature de l’homme pèlerin ; même plus, il enseigne que, sans passions,
nous ne pouvons pas vivre correctement, non
recte vivimus (Cité de Dieu, XIV,
chap. 9). C’est seulement la passion qui aveugle la raison qu’Augustin
qualifie de maladie, et cette passion accompagne parfois l’acte sexuel, car
elle y connaît son maximum.
Enfin, il va s’agir de l’acte sexuel, et non de la passion qui l’accompagne, dans la solution de la quatrième objection. Thomas d’Aquin cite de nouveau Augustin qui affirme que, dans l’état d’innocence, le coït aurait été pratiqué sans dommage pour l’intégrité de la femme, sine corruptione integritatis. Je présume que c’est le mot corruption qui a fait sursauter URH. Pourtant, en philosophie de la nature, génération et corruption sont des termes corrélatifs, comme le sont gauche et droite, haut et bas. Aristote a écrit un traité intitulé De la génération et de la corruption, que Thomas d’Aquin a commenté. Corruption vient du latin corrumpere, détruire. Corrompre l’intégrité, c’est la détruire. Saint-Exupéry dirait sans doute qu’il y a ici litige de langage. L’intégrité, c’est « l’état d’une chose qui est demeurée intacte. » Intacte : qui n’a pas subi d’altération, de dommage. Hymen : « Membrane qui obstrue partiellement l’orifice vaginal, chez la vierge. » L’expression sine corruptione integritatis signifie sans détruire l’hymen. Le mot corruption sonne mal à nos oreilles, car il a une résonance morale, mais il n’en a pas en philosophie de la nature. Dans les Questions quodlibétiques[50], on trouve une question qui peut éclairer ce propos : Utrum Deus possit virginem corruptam reparare. Traduction : Dieu peut-il réparer une virginité détruite? – et non une vierge corrompue. Celui qui a créé le ciel et la terre peut facilement réparer un hymen détruit lors d’un coït.
URH écrit
encore : « Saint Thomas s’attarde plus longuement que les autres
théologiens médiévaux sur la théorie du pape Grégoire Ier concernant les huit filles “ du manque de
chasteté ” dont l’une des plus graves est la “ féminisation du cœur
humain ” » (p. 221). Elle
donne comme référence II-II, q.
On remarque
d’abord que Thomas d’Aquin ne parle pas d’un « manque de chasteté » –
qui donc en possède en surabondance ? – mais de la luxure, vice opposé à la
chasteté. Une personne qui manque de chasteté peut pécher de temps en temps
contre cette vertu, mais quand le vice s’est installé comme disposition stable,
les fautes sont constantes. On ne voit
pas non plus la « féminisation du cœur humain » parmi ces huit filles
de la luxure. À plus forte raison Thomas d’Aquin ne dit-il pas qu’elle est
« l’une des plus graves » puisqu’elle n’est pas de la famille. C’est
en s’opposant à la tempérance et à la force que la luxure devient la mère de
l’inconstance, comme on le voit au paragraphe suivant.
Normalement,
on lit les objections – quatre en l’occurrence –, puis le corps de l’article 5
de II-II, q. 153. Aucune allusion à la « féminisation du cœur
humain » dans le corps de l’article, qui contient pourtant la réponse à la
question que Thomas d’Aquin a soulevée. Mais ce que URH met en évidence, à sa
manière, se trouve en réponse à la deuxième objection. Voici cette objection :
« La constance est considérée comme une partie de la force, comme il a été
dit plus haut (II-II, q. 128, a. 1; q.
La luxure
amollit le cœur de l’homme. Thomas d’Aquin dit bien : cor hominis et non cor viri. On
pourrait aussi bien traduire : la luxure amollit le cœur de l’être humain
– celui des femmes autant que celui des hommes. Le mot cœur a ici le sens d’audace, de courage, d’énergie, de fermeté, de
force. Une personne qui a le cœur amolli manque des qualités qu’on vient de
nommer. Par la luxure, un cœur de lion peut devenir un cœur de poulet. À mon humble avis, Thomas d’Aquin n’aurait pas
dû ajouter : et effoeminatum reddit,
mais il ne pouvait imaginer que cet adjectif offenserait au XXIe siècle. Effoeminatum
est au neutre ; il qualifie donc cor,
« cœur », et il signifie, efféminé, mou. Le verbe effeminare signifie efféminer, amollir, affaiblir. Affaiblir évoque
le sexe supposément faible. Féminiser et féminisation ne sont pas péjoratifs :
on féminise des noms, des professions. Féminiser des hommes, ce serait les
rendre un peu plus sensibles, un peu plus compatissants, un peu moins
belliqueux. Mais efféminer et efféminement sont péjoratifs. Un étudiant qui
aurait interprété II-II, q. 153, a. 5 comme l’a fait URH aurait été
soupçonné de souffrir d’un grave déficit d’attention.
À maintes
reprises, URH donne des références au Supplément
de
L’échelle thomiste des vertus
1.
Précisions sur la virginité
URH se
moque de Thomas d’Aquin qui considérait la virginité comme « la plus belle des vertus ». Elle
donne comme référence II-II, q. 152, a. 5. De nouveau, allons voir le
texte latin. Thomas d’Aquin se demande si la virginité est la plus « grande »
des vertus : Utrum virginitas sit
maxima virtutum. Maxima et non pulcherrima,
la plus grande et non la plus belle. Sa réponse, c’est non : elle
n’est pas la plus grande. Voici son argumentation. Quelque chose peut être dit
le plus excellent, excellentissimum,
de deux manières. D’abord, dans un
genre, et c’est ainsi que la virginité est la plus excellente des vertus dans
le genre de la chasteté : elle l’emporte sur la chasteté des veuves et sur
la chasteté conjugale parce qu’elle permet, en principe, de vaquer plus
facilement aux choses divines (II-II, q.
Thomas
d’Aquin poursuit. Et comme la beauté, decor,
est attribuée par antonomase à la chasteté, il s’ensuit que la plus grande
beauté, excellentissima pulchritudo, est
attribuée à la virginité. On retrouve le mot decor en II-II, q.
Dans le
genre de la chasteté, la virginité est la plus excellente et la plus belle des
vertus ; mais, si on la considère de façon absolue, et non plus dans un
genre, comme celui de la chasteté, elle n’est pas, et de loin, la plus
excellente des vertus. [L’adjectif excellent
vient de ex, au-dessus, et de celsus, élevé.] La fin l’emporte
toujours sur les moyens, et plus ceux-ci sont efficaces, plus ils sont
parfaits. Or, la fin qui rend la virginité louable, c’est qu’elle permet de
vaquer plus facilement aux choses divines, comme il a été dit en II-II, q.
On dit aussi,
du moins on disait, que la chasteté était la « sainte » vertu[53].
Pourquoi ? On qualifie de sainte une personne à cause de ses actions hors
du commun. Par exemple, une mère Teresa, un père Damien, et bien d’autres. Or,
la chasteté accomplit des exploits hors du commun. « De tous les combats
que le chrétien doit livrer, dit saint Augustin, un fin connaisseur en la
matière, les plus rudes sont ceux de la chasteté ; la lutte y est
quotidienne mais rare la victoire, rara
victoria » (II-II, q.
2. L’échelle
thomiste des vertus
Enfin, dressons
l’échelle thomiste des vertus. Pour ce faire, il faut d’abord distinguer deux stades
de bonheur : le bonheur imparfait d’ici-bas et le bonheur parfait de
l’au-delà. Pour atteindre le bonheur parfait de l’au-delà, sa véritable patrie,
l’être humain peut compter sur les vertus théologales : foi, espérance,
charité. Au sujet de la foi, Thomas d’Aquin se demande si elle est la première
des vertus – Utrum fides sit prima inter
virtutes (II-II, q. 4, a. 7). Au sujet de l’espérance, il se demande
si elle précède la foi (II-II, q. 17, a. 7) et si la charité est
antérieure à l’espérance (Ibid., a.
8). Il répond que la foi est la première des vertus théologales, que
l’espérance est postérieure à la foi et antérieure à la charité.
Au sujet de
la charité, il se demande si elle est la plus excellente des vertus – Utrum charitas sit excellentissima virtutum (II-II,
q. 23, a. 6). Humblement, il cède la parole à saint Paul :
« Maintenant demeurent la foi, l’espérance et la charité ; de ces trois,
la plus grande, c’est la charité » (I Cor 13, 13). Thomas d’Aquin va
prouver que la charité est plus excellente, excellentior,
que la foi et l’espérance et, par conséquent, plus excellente que toutes les
autres vertus morales ou intellectuelles, car elle atteint Dieu pour se reposer
en lui, ce qui constitue le bonheur parfait de l’être humain dans l’au-delà
(II-II, q.
Les
conditions du bonheur d’ici-bas ne sont pas faciles à réaliser, tellement elles
sont nombreuses. Aristote les énumère dans sa Rhétorique.
La noblesse de naissance, le grand nombre et l’honnêteté des amis, la richesse, le mérite, le grand nombre des enfants, la belle vieillesse, et, de plus, les vertus corporelles, comme la santé, la beauté, la vigueur, la grandeur, l’aptitude agonistique ; la réputation, les honneurs, la chance, la vertu [ou encore les parties de la vertu : la prudence, le courage, la justice, la tempérance] ; en effet, l’on atteindrait la plus complète suffisance si l’on possédait à la fois les biens intérieurs et les biens extérieurs ; car il n’en est point d’autres. Les biens intérieurs sont ceux qui concernent l’âme et ceux qui résident dans le corps ; les biens extérieurs sont la noblesse, les amis, les capitaux et les honneurs. Nous pensons qu’il convient encore d’avoir pouvoir et chance[54].
Mais le bonheur de l’homme, même ici-bas, consiste
d’abord et principalement, primo et
principaliter, dans l’intellection, son opération propre[55].
« Bonheur de l’homme : faire ce qui est le propre de l’homme »,
écrivait Marc Aurèle dans ses Pensées
pour moi-même (VIII, 26). C’est par notre intelligence que nous ressemblons
le plus à Dieu, Deo autem maxime sumus
similes secundum intellectum[56].
Rien dans la création n’est plus noble ni plus parfait que l’acte
d’intelligence, Nihil nobilius et
perfectius in creaturis invenitur quam intelligere[57].
Pascal en était fermement convaincu : « Pensée fait la grandeur de l’homme.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée[58]. »
Pour
faciliter la vie intellectuelle, source principale du bonheur humain, il
importe de développer des qualités que l’on désigne d’une expression peu familière, « vertus
intellectuelles ». Vertus « morales », ça va, mais parler à un
écrivain, à un compositeur, à un sculpteur, à un astrophysicien, à un
mathématicien de leur vertu
intellectuelle pourrait les faire sourire.
Aristote et
Thomas d’Aquin distinguent l’intellect spéculatif, orienté vers la conquête de
la vérité, et l’intellect pratique, orienté vers l’opération (l’agir et le
faire). Ils distinguent trois vertus de l’intellect spéculatif (l’habitus des
principes, la science et la sagesse) et deux vertus de l’intellect pratique (la
prudence, qui dirige l’action) et l’art (qui dirige le faire). Qui veut en
savoir davantage sur les vertus intellectuelles peut consulter I-II,
q. 57, et pour leurs rapports avec les vertus morale, I-II, q. 58.
Si l’on
descend encore un peu dans l’échelle thomiste des vertus, on arrive aux vertus
morales, qui, selon Thomas d’Aquin, disposent à la vie spéculative[59]
et y sont ordonnées comme à leur fin[60].
Maimonide (1135 – 1204) avait soutenu cette opinion en distinguant une
double perfection de l’homme : une perfection première ou fondamentale, et
une perfection dernière. Dans la première perfection entrent la santé, la
nourriture, le vêtement, les bonnes mœurs, la conduite droite ; la seconde
est uniquement affaire de connaissance intellectuelle. Et Maimonide de
souligner que cette seconde perfection ne saurait être atteinte par qui ne possède
pas la première[61].
Abélard (1079
– 1142) différait d’opinion : « J’en vins enfin à la philosophie
morale, couronnement final de toute science, et que je jugeais préférable à
quelque discipline que ce fût[62]. »
Sénèque (4 avant J.-C. – 65) également : « La sagesse des Anciens, dit-on, n’enseignait rien d’autre
que ce qu’il fallait faire ou éviter ; et les hommes d’alors étaient de
beaucoup meilleurs : par la suite, ils sont devenus savants et cessèrent
d’être bons. En effet, cette vertu simple et ouverte s’est changée en une
science obscure et artificieuse, qui nous enseigne à disputer et non à vivre[63]. »
Les vertus
morales sont, dans l’ordre indiqué par Thomas d’Aquin : la justice, la force
(ou courage) et la tempérance (ou modération). La justice vient en premier, avec
les membres de sa famille, appelés vertus annexes : religion, piété
filiale, patriotisme, respect, obéissance, reconnaissance, vengeance,
libéralité, franchise, etc. Bref, relève de la justice tout comportement qui
met en relation avec autrui, voire avec Dieu, d’où la présence de la religion
dans les vertus annexes de la justice.
Thomas
d’Aquin va justifier la présence de la justice en tête des vertus morales. Il se
demande donc si la justice détient la prééminence parmi les vertus morales – Utrum justitia praemineat inter omnes
virtutes morales (II-II, q.
Si nous
parlons de la justice légale, il est évident qu’elle est la plus belle, praeclarior, des vertus morales du fait
que le bien commun, en vue de quoi les lois sont promulguées, est supérieur au
bien particulier. C’est pourquoi Aristote déclare : « La plus belle, praeclarissima, de toutes les vertus,
c’est la justice ; ni l’étoile du soir, hesperus, ni celle du matin, lucifer,
ne sont à ce point admirables. » Thomas d’Aquin donne comme référence Éthique de Nicomaque, V, chap. 1, 15. Voilquin
traduit : « Aussi, souvent, la justice semble-t-elle la plus
importante des vertus et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle
du matin. » Traduire praeclara
par « importante » ne me semble pas très heureux : praeclara signifie brillante, d’où la
comparaison aux étoiles du soir et du matin. Mais le texte grec lui donne raison :
kratistos signifie le meilleur, le
plus important.
La justice
occupe le premier rang des vertus morales quand on considère la justice légale,
et elle l’occupe également quand on considère la justice particulière. Voici
comment Aristote parle des vertus dans
La
définition qu’Aristote vient de donner de la vertu : « La faculté
d’être bienfaisant » plaisait à Voltaire : « Qu’est-ce que
vertu ? Bienfaisance envers le prochain. Puis-je appeler vertu autre chose
que ce qui me fait du bien ? Je suis indigent, tu es libéral ; je
suis en danger, tu viens à mon secours ; on me trompe, tu me dis la
vérité ; on me néglige, tu me consoles ; je suis ignorant, tu m’instruis ;
je t’appellerai sans difficulté vertueux[66]. »
Après la justice vient la force (ou courage) et les
vertus annexes : la magnanimité, la magnificence, la patience et la
longanimité, la persévérance et la constance. À son sujet, comme au sujet de la
justice, Thomas d’Aquin se demande si elle l’emporte sur toutes les autres
vertus – Utrum fortitudo praecellat inter
omnes alias virtutes (II-II, q.
Enfin, on arrive à la dernière des vertus
morales, la tempérance, dont on distingue des espèces (l’abstinence, la
sobriété, la chasteté, la virginité) et des annexes (la continence, la clémence
et la douceur, etc.) Comme dans le cas de la justice et de la force (courage), Thomas
d’Aquin se demande si la tempérance est la plus grande des vertus : Utrum temperantia sit maxima virtutum
(II-II, q.
En
répondant à la première objection, Thomas d’Aquin dit que l’honnêteté, honestas, et la beauté, decor, sont attribuées à la tempérance
non pas à cause du bien que cette vertu procure à la personne qui la pratique,
mais à cause de la grossièreté du mal dont elle la préserve en réglant l’inclination
aux plaisirs qui nous sont communs avec les animaux. Cette réponse relativise l’affirmation de
II-II, q.
Conclusion
J’ai cité en introduction le passage suivant de la
théologienne allemande, Uta Ranke Heinemann : « Saint Thomas se sent soutenu par
Aristote […] dans son hostilité au plaisir et à la sexualité » […] Nous ne
pouvons plus aujourd’hui imaginer le fanatisme avec lequel saint Thomas (et
toute la théologie de tradition augustinienne à sa suite) refuse l’acte sexuel
sous prétexte qu’il “ obscurcit ” et “ dissout ” l’esprit »
(p. 217), et que, la virginité serait la plus belle des vertus. J’ai
essayé de montrer, textes à l’appui, que ces affirmations sont fausses.
D’abord au sujet du plaisir. Comment voir de
l’hostilité au plaisir chez un auteur qui affirme tranquillement :
« Personne ne peut vivre sans quelque plaisir sensible et corporel[70] » ?
Et il ne se contente pas de l’affirmer : il précise le rôle que joue le
plaisir dans la vie humaine : stimulant dans l’agir et le faire, repos de
l’âme et remède aux nombreuses douleurs et tristesses qui affligent la vie
humaine.
Au sujet de
la sexualité, il me semble que les arguments tirés de
À propos du
prétendu obscurcissement de l’esprit, il faut marteler le mot de Thomas
d’Aquin : « Il n’est pas contraire à la vertu que l’acte de la raison
soit parfois interrompu en posant un acte conforme à la raison » (II-II,
q.
Quant à la
virginité, elle est « la plus belle des vertus » non pas absolument,
mais dans un genre donné, celui de la chasteté. La beauté est attribuée à la tempérance non
pas à cause du bien qu’elle procure, mais à cause de la turpitude des maux
qu’elle fait éviter à ceux qui la pratiquent. La plus belle des vertus morales,
praeclarissima virtutum, absolument
parlant, c’est la justice : plus belle que l’étoile du soir et que
l’étoile du matin (II-II, q.
Si cet article
devait avoir une suite, je relèverais, entre autres, cette affirmation :
« Le Christianisme reprit notamment à son compte l’idée que les femmes
étaient incapables d’amitié, que l’amitié, c’est-à-dire le degré le plus élevé
des relations entre adultes, n’était possible qu’entre hommes, comme
l’affirmait Aristote[73]. »
Pourtant, Thomas d’Aquin a écrit : Inter
virum et uxorem maxima amicitia esse videtur[74].
« Maxima amicitia», c’est l’amitié
la plus grande ; elle semble bien exister non pas entre deux hommes, mais
entre un homme, vir, et son épouse, uxor.
[1] Paris, Laffont, 1990.
[2] Somme théologique, I, q.
[3] Montréal, Fides, 1973.
[4] Op. cit., Desclée de Brouwer, 1960, p. 92-93.
[5] Op. cit., Paris, Seuil, 1983.
[6] Commentaire du traité De l’âme, II, leçon V, no 290.
[7] Somme théologique de S.
Thomas d’Aquin traduite en français et annotée par F. Lachat, tome cinquième,
Paris, Vivès, 1856, p.
[9] Op. cit., IX, leçon IV, no 1807.
[10] Somme contre les Gentils, III, chap. 127.
[11] Pensées, Section VI, 346-347.
[12] Jean Rostand, Carnet d’un biologiste, Livre de Poche 3246, Stock, 1959, p. 95.
[13] Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 24-25.
[14] Op. cit., Gallimard, 5e édition, p. 15.
[15] Op. cit., XIV, fin.
[16] Paul Valéry, Œuvres,
Gallimard,
[17] Alain, Philosophie, Paris, PUF, tome Second, 1955, p. 22.
[18] Alain, Ibid., p. 35.
[19] Q.D. De virtutibus in communi, Marietti, II, 1949, p. 709.
[20] Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 374.
[21] Éthique de Nicomaque, V, 9 ; I-II, q. 107, a. 4.
[22] Aristote, Catégories, chap. 8, 8 b 27-30
[23] Aristote, Métaphysique, G, 3, 19-20).
[24] Commentaire du
traité De l’âme, III, leçon 15, no 820.
[25] Abélard, Lettres, Paris, Union Générale d’Éditions, 1964, Le Monde en 10/18, 188-189, p. 37.
[26] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, II, leçon III, no
266.
[27] Alain, Propos sur le bonheur, Paris, Gallimard, Idées 362, 1928, p 119.
[29] Éthique de Nicomaque, X, chap. 7, 3.
[30] Op. cit., Paris, Vrin ; Louvain, PUL, 1955, p. 160.
[31] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, X, leçon X, no 2090.
[32] Ibid., nos 2105-2110
[33] Nietzsche, Le gai savoir, Gallimard, Idées, p. 35.
[34] Nietzsche, Lettres choisies, Gallimard, 5e édition, p. 15.
[35] Pensées, Section VII, 425.
[36] Des eunuques pour le royaume des cieux, p. 217.
[37] Ibid.
[38] Éthique à Nicomaque, 7, 12.
[39] Paris, Vrin, 1997, p. 364-366.
[40] Op. cit., Paris, Garnier, 1961, p. 337.
[41] Éthique à Nicomaque, VII, 13, 21-23.
[42] Pensées, Section II, 64.
[43] Les penseurs grecs avant Socrate, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, GF 31, p. 71, 32.
[44] Somme contre les Gentils, III, chap. 122.
[45] « L’Église dans le monde de ce temps », 50, 3.
[46] Paul Valéry, Œuvres,
Paris, Gallimard,
[47] Joie de croire, joie de vivre, Centurion, 1981, p. 164.
[48] Les origines de l’homme, Desclée & Cie, Paris, Tournai, Rome, 1963, p. 237.
[49] Sénèque, Lettres à Lucilius, CXVI.
[50] Op. cit., Marietti, 1949, p. 99.
[51] Op. cit., Montréal, IÉM, Paris, Vrin, 1954, p. 257, note.
[52] Quaestiones quodlibetales, Marietti, 1949, p. 129.
[53] Marc Oraison, Le mystère humain de la sexualité, Paris, Seuil, 1966, p. 46.
[54] Aristote, Rhétorique, I, chap. 5, 1360, b 15-28.
[55] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, I, leçon X, no 119.
[56] Ibid., X, leçon IV, no 1807.
[57] Somme contre les Gentils, III, chap. 27.
[58] Pensées, Section VI, 346-347.
[59] Commentaire des Sentences,
III, d. 35, q.
[60] Ibid., a. 4, sol. 1.
[61] Maimonide, Le guide des égarés, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, III, p. 212.
[62] Œuvres choisies d’Abélard, Aubier, Éditions Montaigne, 1945, p 213.
[63] Sénèque, Lettres à Lucilius, XCV.
[64] Cicéron, Des devoirs, I, chap. 7.
[65] Op. cit., I, chap. 9, 1366 b.
[66] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.
[67] Aristote, Éthique de Nicomaque, III, chap. 9, 2.
[68] Commentaire de l’Éthique de Nicomaque, III, leçon XVIII, no 585
[69] Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, GF 28, p. 373.
[70] I-II, q.
[71] Mahomet, Le Coran, Sourate IV, 128.
[72] Alain, Philosophie, Paris, PUF, 1955, tome Second, p. 38.
[73] Uta Ranke Heinemann, Des eunuques pour le royaume des cieux, p. 368
[74] Somme contre les Gentils, III, chap. 123.