Thomas d’Aquin… subversif II
Par Martin Bais 2014
Table des matières
Quelques secrets bien gardés de la morale de Thomas
d’Aquin
Thomas d’Aquin redoute le pouvoir à vie
Le droit naturel destine aux pauvres le superflu des
riches
La possession des biens extérieurs
La propriété des biens extérieurs
L’usage des biens extérieurs doit demeurer commun
Comment l’usage des biens extérieurs demeure commun
Les pauvres attendent toujours le superflu des riches
Amitié, un mot-clé de la pensée thomiste
Toutes les catégories de personnes ont besoin d’amis
L’amitié et la conservation des cités
Le mariage, lieu par excellence de l’amitié
La vertu théologale de charité, une amitié
Orgueil, gloire et vaine gloire
Les péchés capitaux démêlés par Thomas d’Aquin
« Aimez vos ennemis » (Matthieu 5, 44)
L’unité du mariage : un seul avec une seule
L’unité du mariage dans un manuel soi-disant thomiste
Quand
j’étais jeune, et même moins jeune, ce n’est pas la morale de Thomas d’Aquin (1224/1225-1274)
qu’on m’a enseignée, mais celle de saint Alphonse de Liguori
(1696-1787), fondateur des rédemptoristes (1732). Dans le domaine de la
chasteté, tout était matière à péché mortel : actes, touchers, pensées, désirs.
Donc n’importe quel de ces actes pouvait mériter « les châtiments
épouvantables et éternels » de l’enfer de mon petit Catéchisme. Il était normal que la plupart des damnés le soient
pour des fautes contre la « sainte vertu », comme on appelait alors
la chasteté. Saint Alphonse de Liguori avait rencontré,
semble-t-il, le statisticien de l’enfer puisqu’il affirmait que 99 damnés
sur 100 l’étaient pour des fautes contre la chasteté. Bref, on ne me parlait
que du péché, de l’enfer et du petit nombre des élus.
À la
Faculté de philosophie de l’Université Laval, que j’ai fréquentée de 1949 à
1955, on étudiait Thomas d’Aquin dans le texte latin. Ce que les traducteurs pudibonds n’osaient pas traduire, on ne le
ratait pas. Par exemple, le père J.-D. Folghera, o.p.,
a traduit le traité de la tempérance de la Somme
théologique. Arrivé à la question 154, portant sur les fautes contre la
luxure, il écrit en note : « On comprendra qu’en raison des délicates
matières traitées en cette question, nous n’en donnions pas la traduction
française[1].
» À la page 262, ceux qui n’avaient pas perdu leur latin apprenaient que
« plus est forte la passion qui fait agir, plus le péché est léger. Or,
c’est dans la fornication que la passion est le plus forte « (II-II, q.
En
lisant Thomas d’Aquin dans le texte latin, j’ai découvert certains principes de
la conduite humaine, dont on ne m’avait jamais parlé ; peut-être parce qu’on
les ignorait, peut-être qu’on redoutait leur influence relaxante. Je vais en
exposer quatre.
1. Somme contre les Gentils, livre 3,
chapitre 122.
J’en ai
découvert un dans la Somme contre les
Gentils, livre 3, chapitre 122. Nous offensons Dieu, enseigne Thomas
d’Aquin, quand nous agissons contre notre bien. La formulation latine est un
peu tordue : Non enim
Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus. En serrant la
lettre : En effet, Dieu n’est pas offensé par nous si ce n’est du fait que
nous agissons contre notre bien. Le Coran contient l’équivalent de ce principe
fondamental : « Celui qui commet une mauvaise action la commet contre
lui-même[2].
» À moi, on disait qu’on offense Dieu quand on ne fait pas sa volonté ; on se
gardait bien d’ajouter que Dieu voulait mon bien.
Avant de
poursuivre, il faut rapporter la distinction que fait Thomas d’Aquin entre
péché et faute morale. Le théologien parle de péchés, ce sont des offenses à
Dieu ; pour le moraliste, il n’y a pas de péchés, mais des fautes morales, qui
sont des offenses à la raison (I-II, q.
Le principe tiré de la Somme contre les Gentils est d’une importance capitale pour
l’enseignement de la morale. Quand le moraliste interdit un comportement, il
faut qu’il prouve que ce comportement va à l’encontre du bien de ceux qui
l’adoptent. Dans certains cas, c’est facile. Pour détourner du tabagisme, de la
drogue, de l’alcool, de la sédentarité, les arguments ne manquent pas. Mais on
peut savoir, sans vouloir et vouloir sans pouvoir. C’est la vertu qui confère
le pouvoir et le plaisir d’agir. Elle permet d’agir avec uniformité,
promptitude et plaisir, delectabiliter[3]. Pour combattre l’avortement, il faut
apporter des arguments à l’effet qu’une femme qui se fait avorter agit contre
son bien. C’est plus difficile.
Pour
Thomas d’Aquin, le bien pour un être, c’est ce qui lui convient : quod est conveniens
alicui est ei bonum[4].
L’eau convient au poisson, elle est un bien pour lui ; l’air convient à
l’oiseau, elle est un bien pour lui ; les souris mettent le chat en appétit,
pour le lapin, ce sont les carottes. La vérité convient à l’intelligence, elle
est son bien, verum est bonum intellectus (I-II, q.
Dans Joie
de croire, Joie de vivre, le jésuite François Varillon
écrit : « Il y a, à notre racine, une orientation qui n’est pas une
orientation vers Dieu[5]. »
Pourtant, Thomas d’Aquin affirme que, selon la raison qu’il possède en propre,
l’homme éprouve une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu (I-II,
q.
Cette affirmation ne doit pas s’entendre
seulement des êtres qui possèdent la connaissance, et qui saisissent le bien,
mais également de ceux qui en sont dépourvus. Ces derniers tendent au bien par
un appétit naturel, non pas comme s’ils connaissaient le bien, mais parce
qu’ils sont mus au bien par quelqu’un qui le connaît, l’intelligence divine, à
la manière de la flèche que l’archer dirige vers la cible. Mais comme rien
n’est bon si ce n’est en tant qu’il est une certaine similitude et
participation du bien suprême, le bien suprême lui-même est désiré d’une
certaine manière dans n’importe quel bien. Et ainsi on peut dire que le vrai
bien est ce que tous les êtres désirent.
Un ami me faisait un jour l’objection
suivante : « Pourquoi se bien conduire si on est tous sauvés ? » D’abord
serons-nous tous sauvés ? Saint Paul fait plus que l’insinuer : « Dieu,
notre Sauveur, veut que tous les hommes soient sauvés » (I Tim 2, 3). Or,
ce que Dieu « veut », il est capable de l’obtenir. Dans la deuxième
épître à Timothée, il affirme que Dieu nous a sauvés « non en
considération de nos œuvres, mais conformément à son propre dessein et à sa
grâce » (1, 9). À Tite, il écrit : « La grâce de Dieu s’est
manifestée pour le salut de tous les hommes » (2, 11). Au même Tite :
« Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et sa tendresse pour les
hommes ; il nous a sauvés. Il l’a fait dans sa miséricorde, et non pas à
cause d’actes méritoires que nous aurions accomplis par nous-mêmes » (3, 4-5). Aux
Éphésiens : « C’est par grâce que vous êtes sauvés. Dieu a voulu par là
démontrer l’extraordinaire richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le
Christ Jésus. Car c’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la
foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu ; il ne vient
pas des œuvres, car nul ne doit pouvoir se glorifier » (2, 5-9). Enfin :
« Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous
miséricorde » (Rom 11, 32). On peut donc poser comme hypothèse que nous
serons tous sauvés. Alors pourquoi bien agir ? Parce que notre bien, c’est ce
que Dieu veut.
On pourrait ajouter une phrase que
Dostoïevski met dans la bouche de l’un de ses personnages des Frères Karamazov :
« Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Ridicule, car Dieu veut notre bien.
Faire le bien, c’est se faire du bien, c’est chercher en tout ce qui nous
convient et fuir ce qui tournerait à notre détriment. Si Dieu n’existait pas,
nous ne deviendrions pas masochistes.
Le père Varillon
affirme encore : « Si l’homme ne se reconnaît pas comme pécheur, sa
relation avec Dieu est fausse[7]. »
Vraiment ? Fils de Dieu par adoption, je considère Dieu comme un Père ;
Thomas d’Aquin m’apprend que la charité est une amitié (II-II, q.
2. Somme théologique, I-II,
q.
L’objet de la volonté, c’est ce que la
raison lui propose. Si un objet lui est présenté comme mauvais, elle devient
mauvaise si elle s’y porte. Or, les choses bonnes peuvent être présentées comme
mauvaises ; les choses mauvaises, présentées comme bonnes (I-II, q.
Le deuxième exemple qu’il apporte n’est pas
moins audacieux. Croire au Christ est bon en soi et nécessaire au salut. Mais
la volonté ne se porte vers cet objet que si la raison le lui présente comme un
bien. Si la raison d’une personne lui présente comme mauvaise la foi au Christ,
sa volonté doit s’en détourner. Ici, on n’a pas à chercher des Zorbas : pour plus d’un milliard de musulmans, la foi en
un Jésus Dieu et fils de Dieu est inacceptable.
On pourrait ajouter l’exemple de
l’avortement. Le père Marcel-Marie Desmarais, o. p., a écrit un petit livre
intitulé L’Avortement, une tragédie. En
principe, d’accord. Mais la raison des personnes qui se font avorter peut
présenter l’avortement comme un bien dans telles ou telles circonstances. Leur volonté
y tend, et elles s’y prêtent sans faute.
3.
De la Vérité, q,
Le dominicain Sertillanges
ne fait qu’interpréter les articles 3 et 5 de la q. 17 du De Veritate, quand il écrit : « Celui
qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit
droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce
précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[9].
» Une raison est droite quand elle n’est pas dans l’erreur, mais une volonté est
droite quand elle tend au bien tel que la raison le lui présente. Si la raison
lui présente un mal comme un bien, la volonté droite y tend.
À l’article 3, Thomas d’Aquin affirme que
la conscience lie par la force du précepte divin, conscientia ligare dicitur vi præcepti divini. À l’article
5, il tranche : « Comparer le lien de la conscience au lien qui découle du
précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin
au lien du précepte du prélat. » La conclusion est facile à tirer, et il le
fait en ces termes : « Comme le précepte divin oblige contre le
précepte du prélat et oblige davantage que le précepte du prélat, le lien de la
conscience est plus fort que le lien du précepte du prélat, et la conscience
obligera même si le précepte du prélat lui est contraire. » Quand donc il y a
conflit, c’est la conscience qu’il faut suivre et non le prélat, même pape.
4.
Somme théologique, II-II, q.
La morale de Thomas d’Aquin, qui tient plus
de l’esprit de finesse, dont parle Pascal, que de l’esprit de géométrie,
introduit quelques distinctions qui rendent moins rébarbatifs les austères
principes de la conduite humaine. D’abord celui-ci : « Quand il doit
poser une action humaine concrète, c’est-à-dire entourée de circonstances
nombreuses et variables, l’être humain ne s’appuie pas sur des principes
absolus, mais sur des règles dont le propre est d’être vraies dans la plupart
des cas » (II-II, q. 49, a. 1). L’action humaine concrète, c’est ce mariage par opposition au mariage. On
ne contracte pas LE mariage, mais CE mariage. Il y a donc des cas où le précepte
ne s’applique pas. Dans La
Certitude de la doctrine morale, l’abbé Lorenzo Roy écrit :
« L’application d’une règle à telle situation unique et singulière [ce
divorce, cet avortement, cette contraception, cette euthanasie] n’engage pas
l’infaillibilité de l’Église[10]. » Que l’Église
énonce un précepte de morale en vertu de son infaillibilité ne confère donc pas
à ce précepte une rigueur géométrique.
Voici ce qu’affirme l’encyclique de
Jean-Paul II,
Thomas d’Aquin va distinguer d’une part les
préceptes moraux universels, immuables et négatifs, dont parle Jean-Paul II,
d’autre part leur application à un cas
particulier. En les appliquant, on quitte le palier de l’absolu pour se retrouver dans le mouvant, hoc est mutabile (I-II,
q.
En répondant à l’objection, Thomas d’Aquin
ajoute un mot : « Tu ne tueras pas injustement. » Dans
certains cas, il est conforme à la justice de tuer un être humain. L’homicide
que le commandement défend, c’est l’homicide injuste, qu’on appelle
communément le meurtre, et que le Petit Robert définit ainsi :
« Action de tuer volontairement [sic] un être humain. » « Volontairement » ne convient pas :
il faut dire injustement, car, à la guerre, on tue volontairement mais pas
toujours injustement.
Après avoir répondu à l’objection portant sur
l’homicide, Thomas d’Aquin applique son principe à d’autres cas. Il est
dit : « Tu ne voleras pas. » C’est un autre précepte négatif,
comme dit
Ceux qui ont appris le petit Catéchisme savent que, pour l’Église
catholique romaine, la mort seule peut rompre le lien conjugal, mais c’est
contraire à l’enseignement de Thomas d’Aquin : l’action singulière n’est
pas réglée sur des vérités absolues. L’expérience peut faire découvrir des cas
où le précepte ne s’applique pas (II-II, q.
Paul Valéry étonne un lecteur muni des
quatre principes exposés ci-dessus quand il écrit : « La morale est
une sorte d’art de l’inexécution des désirs, […] de faire ce qui ne plaît pas,
de ne pas faire ce qui plaît. Si le bien
plaisait, si le mal déplaisait :
il n’y aurait ni morale, ni bien, ni mal, tellement qu’à la fin, c’est
remonter le courant, naviguer au plus
près de la concupiscence et des images,
– qui est le phénomène moral[15]…
»
« La morale est une sorte d’art de
l’inexécution des désirs » non conformes à la raison, règle de moralité :
désir de voler, de forniquer, de s’enivrer, etc. Quand on fait ce qui ne plaît
pas, c’est en vue d’un bien qui l’emporte : la santé, par exemple, le
podium pour l’athlète. Le bien plaît toujours – omnia bonum appetunt –
mais le bien de la raison vient souvent en conflit avec le bien des sens :
David et Bethsabée. On ne remonte pas toujours le courant : Thomas d’Aquin
fonde la loi naturelle sur les inclinations naturelles de l’être humain (I-II,
q.
Thomas
d’Aquin a laissé inachevé son commentaire de la Politique d’Aristote. Il n’avait pas terminé le troisième des huit
livres de l’ouvrage, mais l’occasion s’était déjà présentée d’exposer sa
position sur le pouvoir à vie, per totam vitam. Il émet une opinion très négative quand il
commente cette pratique dans le cas des membres du Conseil des Anciens, à
Sparte. Ne connaissant pas suffisamment le grec pour commenter à partir du
texte d’Aristote, il utilisait les traductions
latines que lui préparait son confrère Guillaume de Moerbeke (1215?-1286), ancien
évêque de Corinthe.
Voici le
début de son commentaire : Quamvis etiam si essent perfecte virtuosi, formidabile esset civitati, etc. La traduction de la première partie ne comporte
aucune difficulté : « Même s’ils étaient d’une vertu parfaite »,
[lors de leur élection]. La deuxième pose un problème à cause de l’adjectif latin formidabile, qu’un
traducteur impatient ou fatigué rendrait par le calque « formidable »,
devenu un superlatif exprimant l’admiration. Quand un auteur emploie formidable au sens vieilli du mot, il
faut qu’il en avertisse ses lecteurs, comme le fait le jésuite Joseph Moingt : « Pourquoi la fixation sur la morale sexuelle
quand les défis de l’humanité sont aussi formidables, au sens étymologique du
terme[16]
? »
En
latin, formidabilis
signifie « redoutable ». Cet adjectif vient du verbe formidare, « s’éloigner avec effroi de, frissonner
devant, redouter, avoir peur, s’épouvanter, craindre ». Au sens vieilli du
terme, l’adjectif français formidable
signifie : « qui inspire ou est de nature à inspirer une grande crainte ».
Le sens
de l’adjectif formidable est passé de
redoutable à admirable, et ce n’est pas un cas unique : « Il est habituel,
constate Thomas d’Aquin, que les noms soient détournés de leur première
imposition pour signifier d’autres choses : Consuetum est quod nomina a sui prima impositione detorqueantur ad alia significanda
(II-II, q.
On
pourrait ajouter l’exemple du mot prudence.
Il a d’abord signifié l’habileté à découvrir les moyens efficaces et moraux d’atteindre
des fins également morales. Alors on ne s’étonne pas que Thomas d’Aquin ait
fait de la prudence ainsi entendue la vertu propre du chef (II-II, q.
Quand Thomas d’Aquin affirme qu’élire pour
la vie les membres du Conseil des Anciens, même s’ils sont parfaitement
vertueux, formidabile esset civitati, il faut rendre formidabile par un adjectif comme
redoutable, dangereux, périlleux, et traduire formidabile esset civitati par
« ce serait dangereux pour la cité », et il en donne la raison. À Sparte,
ces hommes de 60 ans et plus avaient à prendre des décisions importantes. Or,
de même qu’il y a une vieillesse du corps, de même, la plupart du temps, il y
en a une de l’esprit. En vieillissant, les hommes n’ont plus la force d’âme ni
la vivacité d’esprit qu’ils avaient dans la jeunesse à cause de la diminution
des puissances sensitives qui sont au service de la partie intellective de
l’âme[17].
Il n’est
pas sans intérêt de voir quel adjectif Aristote a employé pour qualifier le
pouvoir à vie ; c’est amphisbêtêsimos,
qui signifie « sujet à discussion, litigieux, douteux ». Le verbe de la même
famille, amphisbêteô, signifie « être en désaccord,
contester ». Le traducteur de la Politique,
publiée chez Gallimard[18],
emploie à juste titre « contestable », qui signifie en français « qui
peut être contesté » et il renvoie à « discutable, douteux ». Mais Thomas
d’Aquin commentait à partir d’une traduction dans laquelle amphisbêtêsimos est rendu par formidabilis, beaucoup plus fort,
et il l’a assumé.
Dans Black Popes. Authority :
its use and abuse, livre paru en français sous le
titre inerme : Réflexions sur
L’exercice de l’autorité[19],
le jésuite Thomas D’Esterre Roberts, ancien
archevêque de Bombay, rejoint Thomas d’Aquin : « Il n’est pas certain
que des hommes très âgés soient toujours et automatiquement les plus qualifiés
pour le gouvernement[20]. »
Péguy ajoute son grain de sel :
« Les vieillards ont droit au respect. Ils n’ont pas droit au commandement[21]. »
Le désir du pouvoir a beau être déraisonnable, selon Thomas
d’Aquin, il n’en est pas moins un fait d’évidence notoire. Les hommes désirent
le pouvoir comme les malades, la santé, à cause des avantages dont il leur
donne la possibilité ou le droit de bénéficier[22].
Cette comparaison a été reprise d’Aristote, qui ajoutait : « Les hommes ne
cherchent qu’à commander; sous le joug des détenteurs du pouvoir, ils se
résignent[23]. »
Et encore : « La grandeur des richesses et des honneurs dont jouissent les monarques est l’objet de
l’ambition de tous[24].
» Donc désir du pouvoir pour les plaisirs, les richesses, les honneurs ; bref,
les trois concupiscences sont soûlées.
Rien n’a
changé : non seulement les hommes désirent le pouvoir comme les malades
désirent la santé, mais ils le désirent et s’y agrippent même malades. Pierre Accoce a écrit deux livres sur ce sujet : un premier intitulé
Ces nouveaux malades qui nous gouvernent[25]
; un second intitulé Ces malades qui nous
gouvernent[26].
Selon saint Augustin, « Il est très difficile pour
des chefs entourés de flatteurs qui les portent aux nues et d’obséquieux qui se
courbent bien bas devant eux, de ne point s’enfler d’orgueil, mais de se
rappeler, au contraire, qu’ils ne sont toujours que des hommes[27]. »
Cette parole rappelle trop la réponse de Pierre au centurion Corneille pour que
j’omette de la citer. Corneille, entouré de ses parents et de ses amis, attend
l’arrivée de Pierre. Dès que ce dernier entre, il se jette à ses pieds et se
prosterne. Mais Pierre de répliquer aussitôt : « Relève-toi. Je ne
suis qu’un homme, moi aussi[28]. »
Chez les
détenteurs du pouvoir, les démissions sont rares. Mgr Roberts s’étonne
que, lors de la parution de son livre, en 1956, un seul pape avait démissionné,
et il raconte comment avait été élu ce premier démissionnaire. L’évêché de Rome
était sans titulaire depuis deux ans et trois mois. Il avait connu une bonne
demi-douzaine de vacances, dont une de près de quatre ans – du 25 octobre 304
au 27 mai 308. Loufoque compensation, il y eut quelques fois deux papes et même
trois, et plusieurs papes illégitimes.
L’Église était donc sans pape depuis deux
ans et trois mois. « La corruption du gouvernement de l’Église l’avait placée dans une situation tellement
inextricable qu’à la fin on tenta de s’entendre pour choisir un pape hors du
Collège des Cardinaux[29]
[ils n’étaient que douze]. » « C’était un temps fertile en prophéties
annonçant qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir, sous l’impulsion de quelque
saint ascète. Tous les regards étaient fixés sur Pierre d’Isernia, ermite
célèbre pour sa sainteté. […] C’est à son ermitage […] que se rendit le cortège
des cardinaux. Le vieillard – il avait alors environ quatre-vingts ans – avait
voulu rendre son ermitage inaccessible, mais il n’avait pas tout prévu, et on
trouva le moyen de le hisser hors de son trou. Il ne protesta pas : il se
contentait de considérer la chose avec un profond dégoût[30]. »
Le 24 août 1294, il fut proclamé évêque de Rome, devant quelque 200 000
spectateurs accourus voir l’étrange personnage devenu pape sous le nom de
Célestin V.
« Aux
yeux de Célestin, la bonté consistait à faire plaisir à tout le monde[31].
» Même pour un pape, c’était impossible au XIIIe
siècle comme de nos jours. Le saint ermite se rendit bientôt compte qu’il
n’était pas du bois de pape. Lorsqu’il émit pour la première fois l’intention
de démissionner, ce fut la consternation chez les profiteurs de sa bonté. Même si
aucun pape ne l’avait fait avant lui, Célestin « accueillit avec
enthousiasme la proposition du cardinal Caetani (qui
devait être, comme par hasard, son successeur) : le Pape déciderait par
décret pontifical qu’il est légitime qu’un pape donne sa démission. » Le 13
décembre 1296, cinq mois après son élection, Célestin V abdiqua.
Jean-Paul II, atteint d’un parkinson, n’a
pas réagi de la même manière. Lors d’un voyage en Bulgarie, un journaliste lui demanda
s’il envisageait de renoncer à sa charge. Il répondit : « Si le
Christ était descendu de la croix, j’aurais le droit de renoncer. » Je
pourrais qualifier cette réponse de stupide, mais je me bornerai à dire qu’elle
n’a rien de thomiste. Dans la Somme théologique,Thomas d’Aquin se demande s’il faut que celui
qui assume l’épiscopat soit meilleur que les autres : Utrum
oportet eum qui ad episcopatum assumitur esse cæteris meliorem (II-II, q.
185, art. 3). Il répond d’abord qu’on ne confie pas ce saint ministère à un
homme pour le récompenser : sa récompense, il la recevra in futuro. Puis
il rappelle à ceux qui ont à choisir un évêque – le pape en est un –
qu’ils ne sont pas tenus de choisir le plus parfait, le plus saint, mais celui
qui a le plus d’aptitude pour le gouvernement d’une Église.
Il s’ensuit que, quand un homme devenu pape
n’est plus en mesure de gouverner, la raison pour laquelle on l’a choisi
n’existe plus, et il ne devrait pas rester en fonction pour se sanctifier, car
il n’a pas été élu pape pour se sanctifier : il pourrait se sanctifier ailleurs.
Un tel homme est devenu, comme dit saint Luc, un serviteur inutile (Luc, 17,
10). Au moins inutile ; peut-être nuisible. On ne comprend pas que Jean-Paul II
ne voyait personne en mesure de le remplacer avantageusement. L’exemple de
Benoît XVI crée un formidable précédent – formidable au sens courant du terme !
La soif du pouvoir n’excluait pas la
papauté. « Devenir évêque de Rome, voire successeur de Pierre, n’avait
guère jusqu’alors [on est au VIIIe siècle] excité
les convoitises. Régner sur la moitié de l’Italie […] devenait autrement alléchant.
La souveraineté temporelle commença aussitôt à porter
ses fruits empoisonnés[32]
et, durant plus d’un siècle, chaque élection de pape déclencha des rivalités
acharnées[33].
»
En 769, le pape Étienne III convoqua un
synode. Il fut décrété que l’évêque de Rome devait être un prêtre ou un diacre,
les laïcs étaient exclus, mais les évêques ne changeaient pas encore de
diocèse. C’est en 882 que, pour la première fois, un évêque devint évêque de
Rome et pape. Et c’est en 1024 qu’un dernier laïc devint pape, malgré le décret
qui l’interdisait depuis 769.
Voici
comment Jean Mathieu-Rosay décrit l’ascension de ce
dernier laïc au sommet de la papauté. « Benoît VIII mourut le 9 avril
1024. C’est son frère, Albéric II, tout-puissant consul, sénateur et duc de
Parme, qui se fit élire, s’arrogeant ainsi le seul titre qui lui manquait
encore [celui de pape]. Le 4 mai 1024, on lui fit gravir en un jour tous les
degrés de la cléricature, depuis l’infime rang de portier jusqu’au souverain
pontificat, [qu’il assuma sous le nom de Jean XIX]. Son élection lui avait
coûté une fortune, mais il jugeait l’investissement rentable. Maître absolu de
toutes les charges, il lui suffisait de ne les accorder qu’au plus offrant.
L’habile financier fut même sur le point de vendre au patriarche de
Constantinople […] la primauté sur l’Église universelle. Jean XIX mourut le 6
novembre 1032 après avoir porté la simonie à un sommet vertigineux[34].
»
Le
tout-puissant cardinal Hildebrand était dégoûté. En avril 1059, au synode du
Latran, il fit voter un décret réservant désormais au collège des cardinaux,
créé par Léon IX (1049-1054), l’élection du pape, le peuple, le clergé et
l’empereur d’Allemagne devant se contenter de l’approuver. C’était un moindre
mal, car un cardinal pouvait être un simple laïc et très jeune : certains
avaient 13, 14 et 15 ans, plusieurs moins de 20 ans. Lors d’un conclave tenu en
1605, le cardinal jésuite, Robert Bellarmin, s’indigna de voir que trois
membres du Sacré Collège qui n’avaient pas 20 ans obtenaient des votes.
Mais le décret réservant au collège des
cardinaux l’élection du pape fut enfreint par celui-là même qui l’avait proposé
au synode du Latran. Il se fit élire, 14 ans plus tard, par les acclamations
“spontanées” du peuple, forçant ainsi la main aux cardinaux[35]. »
Le 22 avril 1073, dans la basilique du Latran, quand les funérailles d’Alexandre
II se terminaient, des cris retentirent à divers endroits de l’assistance :
« Hildebrand, pape ! » Après un moment de silence, les mêmes voix
s’élevèrent entraînant cette fois toute la foule avec elles. Le cardinal Hugo
de Silva Candida monta en chaire, attendit que le calme revint puis, par un
discours dithyrambique en faveur d’Hildebrand, affirma que Dieu avait parlé par
la voix du peuple : Hildebrand serait le nouveau pape. Tous se rendirent
alors à Saint-Pierre-aux-Liens où le décret d’élection – préparé à l’avance –
fut lu au peuple et ratifié dans l’enthousiasme. Le coup soigneusement monté
par le parti d’Hildebrand, sous l’inspiration de Béatrice de Toscane, l’une de
ses trois conseillères, avait parfaitement réussi[36].
» Le jour même, Hildebrand devenait Grégoire VII.
De nombreux changements ont été apportés au
conclave au cours des siècles ; les derniers remontent à Jean-Paul II qui
décréta, en 1996, que seuls auront droit de vote les cardinaux qui n’ont pas 80
ans révolus. Il écartait ainsi tous ceux qu’il n’avait pas lui-même faits
cardinaux, sauf un. Étonnante mesure : un homme n’est plus qualifié pour choisir un évêque de
Rome quand il a 80 ans révolus, mais il l’est pour gouverner l’Église entière. Il
manque assurément un décret qui stipulerait que l’évêque de Rome doit, comme
tous les évêques, démissionner à 75 ans. Avant le décret de 1059, le peuple et
le clergé avaient leur mot à dire dans l’élection de l’évêque de Rome. Il
serait souhaitable qu’ils l’aient de nouveau un jour.
En 236, par exemple, il fallait élire un
évêque de Rome. On proposait des candidats à la foule. Eh oui ! à la foule, quand une colombe blanche vint se poser sur la
tête d’un certain Fabien, un simple laïc. La foule y vit un signe du ciel, et
Fabien devint évêque de Rome. Dans L’Évangile
sauvera l’Église, le jésuite Joseph Moingt évoque
cette époque et pose quelques questions : « Aux premiers siècles, les
évêques étaient élus. Est-il normal que le pape donne un chef à une communauté,
à un diocèse, sans que ce peuple soit consulté ? Peut-on l’imposer ? A-t-on le
droit de faire venir des prêtres de régions éloignées et de les mettre à la
tête des paroisses sans avoir pris l’avis des communautés chrétiennes[37]
? »
À la page 246 de ce livre, le père Moingt répond à ses questions : « L’Église se
méfie de toute forme de démocratie, et Jean-Paul II confiait à ses familiers
que Vatican II avait eu le tort de favoriser l’introduction dans l’Église d’un
vent de démocratie, mot qu’il avait en horreur. Le nouveau pontificat fera-t-il
du neuf sur ce point ? Certains l’espèrent. » Après la lecture du passage
où saint Paul dit que « le mari est la tête de la femme » (Éphésiens 5, 23),
j’avais écrit au directeur du Prions en
Église pour lui demander de supprimer ce texte ridicule. Il m’a répondu
qu’il n’en avait pas le pouvoir, que le choix des textes était fait en haut.
Je termine en dénonçant une autre vieillesse :
il y a celle des détenteurs du pouvoir, mais il y a aussi, et non moins
redoutable, celle du pouvoir lui-même, c’est-à-dire du pouvoir détenu pendant
des décennies. Le détenteur a alors le
temps de se construire une fortune à milliards et un château. Parmi les choses
rares, on plaçait jadis « un vieux tyran ». Mieux protégés, les tyrans vivent
vieux et meurent paisiblement dans leur lit. Ils mettent en pratique la
politique rapportée par Platon dans L’Apologie
de Socrate, 32c : multiplier les complices de leurs crimes.
Avant de distribuer aux pauvres, et à
pleines mains, le superflu des riches, il y a deux étapes à franchir :
l’étape de la possession des biens extérieurs, puis l’étape de la propriété. Par
l’expression biens extérieurs, il faut entendre extérieurs à la personne
humaine : argent, propriété, vêtements, nourriture, animaux (domestiques
ou sauvages), etc. Thomas d’Aquin emploiera indifféremment choses extérieures
ou biens extérieurs. Sont intérieurs à la personne, les arts, les sciences, les
vertus morales, les qualités physiques. On peut voler un violon, mais pas l’art
d’en jouer.
Le nom
possessio dérive du verbe possidere, mais il y a deux verbes possidere ; l’un dont l’avant-dernier e est
bref, l’autre dont l’avant-dernier e est long. Quand on rencontre le nom
possessio, il peut dériver de l’un ou de
l’autre verbe, et il n’a pas la même signification. Quand le nom possessio dérive
de possidere avec un e bref, il signifie
« acquisition ». Par exemple, Jacques Cartier prit possession, au nom
du roi de France, des terres qu’il venait de découvrir. C’est le sens de possidere avec un e bref. Quand le nom possessio
dérive de possidere avec un e long, il
signifie « être en possession de » ce dont on a pris possession. Être en
possession, c’est l’état consécutif à la prise de possession.
Thomas d’Aquin va montrer en quel sens on
est justifié de dire que la possession des choses extérieures est naturelle à
l’homme et en quel sens elle ne l’est pas. Du point de vue de leur nature, les
choses extérieures échappent au pouvoir de l’homme : il ne peut pas changer
l’eau en vin, ressusciter des morts, guérir des aveugles, multiplier des pains.
On peut ensuite considérer les choses
extérieures du point de vue de leur usage. De ce point de vue, l’homme exerce
sur elles une souveraineté naturelle, c’est-à-dire qu’elles lui sont soumises :
il ne peut pas changer le sapin en chêne, mais il peut utiliser l’essence qui
convient pour se fabriquer un abri, une table, un lit, des chaises. Les biens
extérieurs sont disponibles pour satisfaire ses besoins de nourriture, de
vêtements, d’habitation, etc.
Après avoir montré que la possession
des choses extérieures est naturelle à l’homme du point de vue de l’usage qu’il
en fait, Thomas d’Aquin se demande si l’homme peut posséder en propre
des biens extérieurs (II-II, q.
La propriété des biens extérieurs est
nécessaire pour trois raisons. Primo chacun apporte plus de soin à la gestion
de ce qui lui appartient en propre qu’à la gestion d’un bien, commun à tous ou
à plusieurs. Il est humain que, dans ce dernier cas, chacun en fasse le moins
possible et compte un peu trop sur les autres. Il est évident que la propriété
privée stimule de manière éminente la production. Secundo il y a plus d’ordre
dans l’administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une
personne déterminée, tandis que ce serait la confusion si tout le monde
s’occupait indistinctement de tout. Quelqu’un pourrait essayer de traire une
vache une deuxième fois. Tertio la division des biens en propriétés favorise le
maintien de la paix. Par contre, il n’est pas étonnant que de fréquents litiges
naissent chez ceux qui possèdent une chose en commun. Dans son commentaire de la
Politique d’Aristote, Thomas d’Aquin affirme qu’il est très difficile
pour des humains de vivre ensemble en mettant leurs biens en commun, surtout
s’il s’agit de richesses. C’est manifeste chez les pèlerins, dit-il ; nous
dirions chez les touristes. Au moment de faire les comptes, ils se
querellent pour des sommes dérisoires[39].
Cependant le droit de propriété doit se
développer dans le respect de la fin des biens extérieurs : subvenir aux
nécessités des humains. « Il n’y a pas de biens propres par nature », affirme
Cicéron[40].
« Les biens ont été créés par la nature pour l’usage commun[41].
» La propriété dévie de sa fin quand elle empêche les biens extérieurs de
satisfaire les besoins de certains, comme il arrive quand les richesses
s’accumulent entre les mains d’un petit nombre. Thomas d’Aquin reprend ainsi
deux théories d’Aristote : d’une part, il est de beaucoup préférable que
les biens soient possédés privément ; mais, d’autre part, l’usage doit en
demeurer commun d’une certaine manière. Le bon législateur y verra[42]. »
Du point de vue de leur usage, il est
interdit de posséder les biens extérieurs comme étant propres. Autrement dit,
l’usage ne peut faire l’objet d’un droit de propriété. Ce qui est de droit
humain ne doit pas déroger au droit naturel. Or, selon l’ordre naturel, les
choses inférieures sont destinées à subvenir aux nécessités de l’homme. Il
s’ensuit que leur division et leur appropriation par les individus, œuvre du
droit humain, ne doivent jamais empêcher qu’on s’en serve quand même, si besoin
est, pour subvenir à des nécessités urgentes. Voilà pourquoi les biens que
certains possèdent en surabondance – leur superflu – doivent, en vertu du droit
naturel, servir à satisfaire les besoins des pauvres. Pour subvenir à une
nécessité évidente et urgente, on peut prendre quelque chose qui appartient à
autrui sans qu’il y ait vol (II-II, q. 66, a. 7). D’où cette recommandation de saint Paul
à son disciple Timothée : « Avertis les riches de ce monde de ne pas
surestimer leur puissance ; d’éviter de mettre leur espoir en des biens
précaires […] ; qu’ils donnent de bon cœur et sachent partager[43]. »
Mais, pour que la division du territoire en
propriétés privées favorisent la paix, il faut que la répartition soit
juste : « Seuls les États où les citoyens possèdent des fortunes modestes
(ni très riches ni très pauvres) sont exempts de troubles et de séditions,
affirme Aristote[44]. » Plus loin, il ajoute : « Partout
l’inégalité produit des dissensions[45]. »
Le superflu, destiné aux pauvres, c’est l’excès
des biens nécessaires à une personne compte tenu de ceux dont elle a la charge,
de son rang dans la société et de ses affaires. La démarcation entre le
nécessaire et le superflu ne consiste pas, il va sans dire, en un indivisible ;
ce n’est pas une ligne mais une laize : huiusmodi necessarii terminus non est in indivisibili constitutus (II-II,
q. 32, a. 6). Bien peu de personnes
admettent qu’elles détiennent plus que leur juste part des biens que la nature
met à la disposition de tous étant donné leur talent, leurs responsabilités et
le travail qu’elles accomplissent.
Le Petit
Robert définit ainsi le superflu : « Qui est en plus de ce qui est
nécessaire, qui n’est pas strictement nécessaire. » Il faut aller voir comment
il définit nécessaire : « Se dit
d’une condition, d’un moyen dont la présence ou l’action rend seul possible une
fin ou un effet. » Thomas d’Aquin ajoute que l’on qualifie de nécessaire « ce
qui permet de mieux atteindre la fin ». En son temps, il disait qu’un
cheval était nécessaire pour voyager. De nos jours, nous dirions la voiture.
Mais comment l’usage des biens extérieurs
peut-il demeurer commun d’une certaine manière ? Selon Aristote et Thomas
d’Aquin, cette responsabilité incombe à la providence du bon législateur[46].
Et Thomas d’Aquin commence par nous faire admirer les sages prescriptions de la
loi de Moïse à ce sujet (I-II, q.
D’abord, la propriété privée demeurait
commune quant au soin, quantum ad curam : « Si
tu rencontres la brebis égarée de ton frère, ramène-la-lui. » C’était
imposer à tous, indistinctement, le soin des biens possédés même privément. Puis
elle demeurait commune quant au fruit, quantum
ad fructum. La loi permettait d’entrer dans la
vigne d’un ami et de manger des fruits. Cependant, elle lui interdisait d’en emporter. À l’endroit des pauvres, la
loi se faisait encore plus libérale : leur étaient réservées les gerbes
oubliées et les fruits demeurés sur le champ après la récolte ; de plus, ils
avaient part à la récolte de la septième année.
La loi contenait également des
prescriptions à l’endroit du propriétaire lui-même. Elle le priait d’abord de
distribuer gratuitement une part de sa récolte. Cela évoque l’aumône dont parlent
longuement Thomas d’Aquin (II-II, q.
« La piété ne consiste pas à vous tourner
vers l’Orient ou vers l’Occident ; la piété consiste [d’abord] à croire en
Allah et au Jour dernier, aux anges, au Livre et aux prophètes. Elle consiste
aussi à partager son bien […] avec les proches, les orphelins, les nécessiteux,
ceux de la route, les “voyageurs”, les quémandeurs, et pour l’affranchissement
des esclaves. La piété consiste [enfin] en un respect de la prière et en une
dépense effective de l’aumône légale[47].
» L’aumône légale est fixée par l’État, comme nos taxes et nos impôts ; le
partage entre les proches, les orphelins, les nécessiteux est déterminé par
chacun. « Les croyants te demanderont la part de ce qu’ils doivent donner comme
aumône. Dis : Ce que vous dépensez de profitable doit l’être
prioritairement pour vos parents et vos proches, pour les orphelins, les
pauvres et les enfants de la route[48].
»
« Dépensez dans la voie d’Allah, mais ne
vous mettez pas en situation de péril[49].
» Thomas d’Aquin se demande si quelqu’un doit faire l’aumône avec le nécessaire
(II-II, q.
Thomas d’Aquin parle longuement de l’aumône
(II-II, q. 32). À l’article 5, il prouve que faire l’aumône n’est pas
facultatif, c’est de précepte pour toute personne qui possède du superflu. À l’article
9, il rejoint de nouveau le Coran en affirmant qu’il faut d’abord faire
l’aumône à ses proches quand ils sont dans le besoin.
Enfin, un mot du droit naturel puisque
c’est lui qui destine aux pauvres le superflu des riches. La division du droit
en droit positif et en droit naturel constitue la première division du droit. Écoutons Cicéron : « Pour établir le
droit, partons de cette loi suprême qui, antérieure à tous les temps, a précédé
toute loi écrite. » « Il ne faut pas s’en remettre seulement à des lois
écrites, je chercherai l’origine du droit dans la nature[50].
»
Dans L’Assemblée
des Femmes, Aristophane (~ 455 – ?) nous présente les femmes d’Athènes bien résolues à s’emparer
du pouvoir pour mettre fin au paupérisme. La division du peuple en riches et en
pauvres sera effacée, promettent-elles ; chacun puisera dans le fonds
commun ce qui est nécessaire à sa subsistance. Si leur présidente, Protagoras, revenait,
elle s’étonnerait sans doute du peu de progrès que l’humanité a réalisé en 2500
ans. Voici la situation actuelle.
Le Rapport des Nations unies pour le
développement (PNUD) de 1994 avançait des chiffres qui feraient s’arracher
les cheveux à Protagoras. En 1960, les 20 % d’individus les plus pauvres
de la terre se partageaient 2,3 % du revenu mondial ; en 1991, ils
s’en partageaient 1,4 % ; en 1994, 1,1 %. Cette portion a
continué de s’amincir, disaient les auteurs du rapport. Quant à la part du
revenu mondial des 20 % d’individus les plus riches de la terre, elle
était de 30 fois supérieure à celle des 20 % les plus pauvres, en
1960 ; de 61 fois supérieure en 1991, et de 78 fois en 1994. Selon les
Nations unies, en 2011, 2 % de l’humanité possèdent 50 % de la
richesse mondiale[51].
Quand on ouvre pour la première fois l’Éthique à Nicomaque
d’Aristote (~384-~322), traduction
de Jean Voilquin, et qu’on jette un coup d’œil à la
table des matières, on est étonné que l’amitié occupe deux des dix livres de
l’ouvrage, les VIIIe et IXe,
102 des 528 pages – texte grec à gauche, traduction française à droite –, alors
que la justice n’occupe que 56 pages.
Dès le début du livre VIII, Aristote dévoile
la haute opinion qu’il a de l’amitié et de son importance dans la vie
humaine : « L’amitié est une vertu, ou tout au moins, elle
s’accompagne de vertu. De plus, elle est absolument indispensable à la
vie : sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé des autres
biens[52].
» Dans son commentaire, Thomas d’Aquin voit l’amitié comme une certaine vertu, quædam virtus, ou du moins qu’elle est
accompagnée de vertu en tant que la vertu est la cause de la vraie amitié[53].
Dans Les
Caractères, Jean de La Bruyère (1645-1696) affirme que « l’amour et
l’amitié s’excluent l’un l’autre[54].
» L’amitié aristotélico-thomiste n’exclut pas l’amour : elle en est une
espèce, l’amour de bienveillance, qui s’oppose à l’amour de concupiscence. On
retrouve cette division dans Les Passions de l’âme de Descartes (1596-1650) :
« … on distingue communément deux sortes d’Amour, l’une desquelles est
nommée Amour de bienveillance, c’est-à-dire, qui incite à vouloir du bien à ce
[sic] qu’on aime; l’autre est nommée
Amour de concupiscence, c’est-à-dire, qui fait désirer la chose qu’on aime[55]. »
J’ai tiqué sur le « ce » de l’amour de
bienveillance de Descartes parce qu’il n’exclut pas les choses. « Ce » qu’on
aime peut être un lac, un arbre, un chien, un chat. En commentant Aristote, Thomas
d’Aquin insiste sur ce point. Les humains aiment le vin et l’or, mais on ne
peut pas parler d’amitié. D’abord parce que l’amour du vin ne provoque pas un amour
en retour, alors que c’est requis pour l’amitié. Le bien que l’homme veut au
vin, c’est en définitive pour lui-même qu’il le veut. C’est pourquoi du fait
que l’homme aime le vin, on ne peut pas conclure qu’il est bienveillant envers
le vin : c’est envers lui-même qu’il l’est[56].
Cette attitude est contraire à la notion
d’amitié. L’amitié veut du bien à l’ami en vue de son bien à lui et non pour le
bien de celui qui l’aime. Quand il se demande, dans la Somme théologique, si la charité, vertu théologale, est une amitié,
il remplace le vin et l’or par le vin et le cheval (II-II, q.
Si des gens veulent du bien à quelqu’un
pour lui-même, et non pour les avantages qu’ils en retirent, nous les appelons
bienveillants, mais non amis. Car l’amitié est une bienveillance réciproque, de
telle sorte que l’amant est aimé. Il y a une sorte d’échange à la manière de la
justice commutative[57].
Il complète ensuite la définition de l’amitié. Elle est un amour de bienveillance
réciproque « connue ». On peut être bienveillant envers des personnes
qu’on n’a jamais vues, et il se peut qu’à leur insu deux personnes éprouvent
l’une pour l’autre les mêmes sentiments de bienveillance. On ne pourrait pas
les appeler des amies, car elles ignorent la relation qu’elles entretiennent[58].
« Nul ne voudrait d’une vie comblée de tous
les biens mais dépourvue d’amis », affirmait ci-dessus Aristote. Il va montrer
que toutes les catégories de personnes ont besoin d’amis : les riches, les
pauvres, les vieux, les jeunes, les gens au sommet de leur forme, les malades,
les intellectuels. Bien des choses ont changé pendant les deux millénaires et
quelques siècles qui nous séparent d’Aristote, mais rapportons, au moins par
curiosité, comment il les voyait, il y a 2300 ans. Thomas d’Aquin s’est
contenté de commenter Aristote, mais il aurait pu ajouter des exemples de son
temps.
C’est à ceux qui possèdent le plus de biens
extérieurs – les riches, les chefs et les puissants – que les amis sont le plus
nécessaires. D’abord pour l’usage de leurs biens. Il n’y a aucune utilité à
posséder en abondance des richesses si l’on n’en fait bénéficier personne. Or,
le bénéfice s’en tire davantage et le plus louablement si l’on en fait
bénéficier les amis [sauf en politique]. En second lieu, les riches ont besoin
d’amis pour la conservation de leurs biens : plus la fortune est grande,
moins elle est sûre, parce qu’elle suscite beaucoup d’envieux[59].
Mais ce n’est pas seulement dans la bonne
fortune que les amis sont nécessaires ; ils le sont aussi dans la pauvreté. Les
gens pensent que les amis offrent un excellent refuge aux pauvres[60].
Heureusement pour les pauvres, dit-on parfois, il y a des pauvres. L’aide aux
pauvres se développe davantage horizontalement que verticalement.
L’amitié est nécessaire aux jeunes ; des
amis vont les aider à éviter les fautes de leur âge. C’est la jeunesse qui
recherche le plus le plaisir, disait-on, au temps d’Aristote[61].
Cicéron le rejoint quand il dit que la vieillesse, en nous faisant renoncer aux
plaisirs, nous délivre du tort le plus grave qu’ait la jeunesse[62].
Platon considérait le plaisir comme « le grand appât du mal[63].
» L’austère vertu de tempérance n’est pas une fleur de la jeunesse, d’accord, mais
il faut rappeler qu’elle n’élimine pas le plaisir, seulement les plaisirs contraires
à la raison car, selon Thomas d’Aquin, « nul ne peut vivre sans plaisir
sensible et corporel » (I-II, q.
Voltaire se trompe quand il déclare :
« Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est un précepte de santé que tu
observes ; tu t’en porteras mieux, et je t’en félicite[64].
» En son temps, il n’était peut-être pas catastrophique que le cocher ait pris
un verre de trop. Mais le risque est évident de nos jours quand c’est le conducteur
d’une automobile qui a commis l’excès.
Les amis – inutile d’ajouter « bons »,
car pour Aristote, Cicéron et Thomas d’Aquin, la vraie amitié est fondée sur la
vertu : les complices ne sont pas des amis – peuvent empêcher les jeunes de
commettre des bêtises. Le jeune Marc Aurèle (121-180) aurait été un vrai
ami, lui qui remerciait les dieux de ne pas avoir fait usage prématurément de
sa virilité, mais d’en avoir même retardé le moment[65].
Le jeune Épictète aussi (50-125 ou 130) : « Quant aux plaisirs de
l’amour, autant que faire se peut, garde-toi pur avant le mariage[66]. »
De nos jours, quand nous parlons des plaisirs dont il faut prévenir les jeunes,
nous pensons sexe, alcool, drogue. Pour les convaincre, il faut essayer de leur
prouver que l’excès tourne à leur détriment et que, dans certains cas, c’est
l’abstinence qui est requise.
Dans La
Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud rapporte
la pratique assez courante du viol collectif, que la morale romaine concédait
aux adolescents libres, « dépucelés à quatorze ou quinze ans, qui couraient la
gueuse dans les nuits chaudes […], enfonçaient la porte d’une femme de mauvaise
vie pour la violer collectivement[67].
» Mais les jeunes avaient d’autres plaisirs au temps de saint Augustin (354-430).
À l’école du rhéteur, le jeune Augustin est
bien plus paisible que les autres. Il ne prend aucune part aux excès commis par
les « brise-tout » (nom sinistre et diabolique dont ils se paraient comme d’un
brevet d’élégance). Je vivais parmi eux, mais je ne leur ressemblais pas.
J’avais en horreur les brimades dont ils accablaient la timidité des nouveaux
venus, qu’ils effrayaient et insultaient pour nourrir leurs plaisirs méchants.
Pouvait-on leur donner un nom plus juste que celui de « brise-tout[68]
? « Brise-tout » est une traduction du latin eversor, du verbe evertere, qui
signifie : « tourner sens dessus dessous, bouleverser, renverser,
abattre. »
Devenu professeur, voici ce qu’il dit de
ses étudiants de Carthage. « Ils envahissent impudemment les cours et,
avec des mines frénétiques, troublent l’ordre établi dans leur propre intérêt.
Ils commettent mille dégâts avec une stupidité étonnante, que la loi devrait
punir, mais elle les protège. […] Ces mœurs,
quand j’étais étudiant, je n’avais pas consenti à les faire miennes ; professeur,
j’étais forcé de les supporter[69].
»
On le convainc d’aller poursuivre son
enseignement à Rome, où, disait-on, les jeunes étudiants sont plus tranquilles.
Ils n’ont pas l’effronterie de se précipiter pêle-mêle dans l’école d’un maître
dont ils ne sont pas les élèves ; on ne les y admet à aucun prix sans sa
permission. Augustin réunit d’abord chez lui quelques élèves, qui vont le faire
connaître. Mais voici qu’il apprend l’existence à Rome de certaines coutumes
qu’il n’avait pas subies en Afrique. Sans doute, on m’assurait que les
violences pratiquées par les jeunes vauriens de là-bas étaient inconnues ici. Mais
brusquement, me disait-on, pour ne pas acquitter à un professeur le prix de ses
leçons, les jeunes gens se concertent en grand nombre et passent chez un autre
professeur, sans respect pour la parole donnée et au mépris de la justice, par
amour de l’argent. Un poste de professeur de rhétorique à Milan le conduit à
saint Ambroise. Il ne parle plus d’élèves[70].
L’amitié est nécessaire aux personnes âgées.
Aristote qualifie de belle vieillesse celle d’une personne qui vieillit
lentement et n’est à charge à personne. Pour en jouir, il faut des qualités
corporelles et de la chance[71].
Dans la chance, on place les amis. Les services que les amis rendent à des
personnes âgées les empêchent d’être à charge à autrui. L’ami étant un alter ego, « un second soi-même », il
n’est pas un anonyme autrui.
Pour vieillir lentement, Cicéron donne d’excellents
conseils : « L’exercice et la
tempérance peuvent entretenir dans le corps du vieillard une partie de sa
vigueur première[72].
» Et encore : « Il faut « lutter contre la vieillesse tout comme on doit
lutter contre la maladie, prendre de l’exercice avec modération, régler sa
nourriture et sa boisson de façon à restaurer ses forces, non à les ruiner[73].
»
« Pour moi qui recherche le plaisir de la
conversation, écrit Cicéron […], je me considère comme grandement redevable à la
vieillesse, qui fait que je recherche de plus en plus la causerie et tiens de
moins en moins à la bonne chère et à la boisson. Pour les amateurs de bonne
chère et de boisson j’ajoute (car je ne veux pas faire au plaisir des sens une
guerre sans merci : dans de certaines limites, on peut admettre qu’il est
conforme à la nature) que la vieillesse, à ce qu’il me semble, n’y est pas
insensible[74].
» Cet avantage de l’amitié exclut sans conteste les animaux de compagnie.
Les amis sont nécessaires à ceux qui sont
au sommet de leur forme, ou à la perfection de leur âge, in summo, idest in perfecta ætate, dit Thomas
d’Aquin. Ils vont les inciter aux bonnes actions, car les amis dont il est
question sont vertueux, et l’exemple entraîne plus que les paroles (I-II, q.
Enfin les amis sont nécessaires à la vie
spéculative, car parfois l’un voit ce que l’autre ne peut voir[75].
Thomas d’Aquin revient sur cette idée[76]
en ajoutant une remarque. Il est préférable que le sage, occupé à la recherche
de la vérité, ait des collaborateurs, car il arrive que l’un voit ce qu’un autre,
même plus sage, licet sapientiori, ne
voit pas. « On a souvent besoin d’un plus petit que soi », écrivait La
Fontaine dans Le lion et le rat.
C’est par l’amitié que les cités semblent
se conserver. C’est pourquoi les législateurs s’appliquent davantage à
conserver l’amitié entre les citoyens que la justice, qu’ils peuvent suspendre
parfois, par exemple, dans les châtiments à infliger, pour ne pas faire naître
de dissension[77]. Leur
attitude devient évidente du fait que la concorde ressemble à l’amitié. C’est
la concorde que les législateurs désirent le plus, et c’est la dissension des
citoyens qu’ils repoussent le plus comme étant ennemi du salut de la cité[78].
La concorde règne entre plusieurs personnes
quand leurs volontés fusionnent dans un même vouloir (II-II, q.
Là où elle règne, l’amitié assume en
quelque sorte la justice. Entre amis, en effet, tout est commun[80]
puisque l’ami est un autre soi-même : cum
amicus sit alter ipse[81]. Or, il n’y a pas de justice proprement dite
d’une personne envers elle-même.
Thomas d’Aquin tient l’amitié en très haute
estime : « Dans la société humaine, ce qui est le plus nécessaire, c’est
que l’amitié règne entre beaucoup, inter multos[82].
Et encore : « Entre tous les biens du monde, il n’y a rien qui
semble digne d’être préféré à l’amitié. C’est d’elle que tous les humains ont sans
cesse besoin dans toutes les formes de leur activité[83].
»
C’est pourquoi toute loi doit viser à faire
régner l’amitié entre les citoyens (I-II, q. 99, a. 1, sol. 2 ; q.
Le mariage, ce n’est pas ce mariage. Dans la Somme
contre les Gentils, Thomas d’Aquin élargit la vue très augustinienne de la
fin du mariage, rapportée ci-dessus[84]. Il reconnaît d’autres avantages à l’union
conjugale. Entre un mari et son épouse semble régner la plus grande amitié, maxima amicitia. En
effet, ils s’unissent non seulement dans l’acte de la copulation charnelle, in actu carnalis copulæ, qui, même chez les bêtes, produit une société
agréable, suavem societatem, mais
encore dans le partage de toute la vie domestique. Entre amis tout est commun,
comme a dit Platon ci-dessus. Or, c’est dans le mariage ou dans la vie en
couple que la communauté culmine : même table, même lit, mêmes joies,
mêmes peines, mêmes problèmes ; l’ennui ne peut s’infiltrer.
Vatican II précise davantage la position de
Thomas d’Aquin : « Le mariage n’est pas institué en vue de la seule
procréation[85]. »
On peut donc se marier pour d’autres raisons. Et c’est pourquoi l’Église
catholique romaine bénit des mariages de personnes âgées, de personnes handicapées,
de couples stériles. Sans possibilité d’avoir des enfants, sans concupiscence à
apaiser, on peut se marier pour s’offrir des secours réciproques. Jésus a
dit : « Mon joug est doux et mon fardeau léger » (Matthieu 11, 30). Encore
plus léger quand on le porte à deux.
Les secours réciproques qu’un couple peut
s’offrir sont innombrables. Ce peut être simplement l’ennui à vaincre :
« Le grand ennemi, “ l’ennemi no
On ne s’étonne pas de voir les gens vivre en couple
quand on connaît l’importance de l’amitié dans la vie. Je rappelle ce qu’en
disait Aristote ci-dessus : « L’amitié est absolument indispensable à
la vie ; sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les
autres biens[88]. »
Dans son traité De l’amitié, Cicéron (~106-~43) met
les paroles suivantes dans la bouche de Lélius :
« Je vais vous exhorter de mon mieux à mettre l’amitié au-dessus de tous les
biens terrestres[89]. » L’expression
« en couple » n’exclut pas les couples homosexuels.
« À Saint-Jean-de-la-Porte-Latine,
une fraternité d’homosexuels s’était
organisée, célébrait ses “mariages” dans les mêmes formes liturgiques que les couples
habituels : on lisait solennellement l’évangile des “noces de Cana”, on se
distribuait la communion, puis les nouveaux “époux” s’en allaient se mettre en
ménage[90].
» Cela se passait à Rome sous le pontificat de Grégoire XIII (1582-1585).
Quand Thomas d’Aquin aborde la question de
la vertu théologale de charité, dans la Somme
théologique, il se demande en premier lieu si la charité est une amitié
(II-II, q. 23, a. 1). Selon sa méthode,
il semble que non. Il y a peu de chrétiens qui, en énumérant leurs meilleurs
amis, mentionneraient Dieu ou Jésus. J’en
connais un.
Thomas d’Aquin commence par rappeler la
notion aristotélicienne d’amitié : un amour de bienveillance réciproque. Un
tel amour existe du côté de Dieu qui est offensé quand nous agissons contre
notre bien[91]. Il
existe également de notre côté. Dans le Notre
Père, les humains disent à Dieu ce qu’ils lui souhaitent. L’amour entre
Dieu et les humains est donc de bienveillance et il est réciproque. Il semble
donc évident que la charité est une certaine amitié, quædam amicitia, de l’homme avec Dieu. Cette
conclusion de Thomas d’Aquin est confirmée par cette déclaration de Jésus à ses
disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne
sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que
tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15, 15).
J’ai présenté l’amitié comme un mot-clé de la pensée de Thomas d’Aquin. Pascal
parle de la « vertu apéritive d’une clé[92].
» Il me semble que le mot amitié
ouvre sur de bien belles pages de la pensée thomiste. Lui-même ne dit-il pas
qu’entre tous les biens du monde, il n’y a rien qui semble digne d’être préféré
à l’amitié[93] ?
L’adjectif capital vient du latin caput, qui signifie tête.
Or, la tête, au sens propre, est un membre de l’animal qui est principe (origine,
point de départ) et directeur de tout l’animal. De là, métaphoriquement, le nom
de tête est donné à tout ce qui est
principe et exerce une direction. Ainsi, les hommes qui dirigent et gouvernent
les autres sont dits « têtes des autres », capita aliorum. On parle aussi de vice
capital au sens propre du mot, quand il s’agit d’une faute qui encourt la peine
capitale, c’est-à-dire la peine de mort exécutée durant des siècles par décollation
ou décapitation, au sabre, à la hache ou à la guillotine. Mais ce n’est pas en
ce sens qu’on parle des péchés capitaux. Le mot est alors pris au sens figuré
et désigne une faute qui est à l’origine d’autres fautes, principalement en
tant que fin. [L’avare poursuit la richesse comme une fin ; le gourmand, le
plaisir du manger et du boire, etc.] Le vice capital n’est pas seulement le
principe d’autres vices : il les dirige en quelque sorte. C’est pourquoi
Grégoire le Grand (~540-604) compare les vices capitaux à
des chefs d’armées[94].
Il est normal de demander à ceux qui
perpétuent la doctrine des péchés capitaux si l’inventeur est connu. On le
pense : il s’agirait d’un moine du IVe siècle, Évagre
le Pontique (345-399). « Le Pontique » parce qu’il était originaire du
Pont, pays du nord-est de l’Asie Mineure, en bordure du Pont-Euxin, nom grec de
la mer Noire. Très tôt, Évagre entre en relation avec
des savants comme Basile le Grand (329-379) et Grégoire de Nazianze
(~330-~390).
En 380, il accompagne ce dernier à Constantinople, où il aura l’occasion d’en
commettre quelques-uns et d’en observer d’autres. Après une aventure romanesque
avec la femme d’un haut fonctionnaire, il s’embarque pour Jérusalem. En 383, il
gagne l’Égypte, où il s’établit définitivement comme moine.
Le premier, il dressa une liste de
huit « symptômes d’une maladie de l’esprit » qui se traduisent en
actions mauvaises ; ce sont les ancêtres de nos péchés capitaux : la
gourmandise, l’avarice, la luxure, la colère, la tristesse, la mélancolie, la
vanité et l’orgueil. Grégoire le Grand (~540-604)
modifia quelque peu cette liste : « Quand l’orgueil, qui est le roi des
vices, a pleinement soumis un cœur, il le donne à dévaster à sept vices
principaux, qui sont comme ses capitaines. Le commencement de tout péché est l’orgueil
(I-II, q. 84, a. 2). De cette racine vénéneuse sortent sept rejetons[95]. »
Avant de poursuivre, il importe de
distinguer l’orgueil de la vaine gloire. L’orgueil, « commencement de tout
péché », c’est le désir de sa propre excellence : excellentia, de ex, « au-dessus » et de cellere « monter ». Dans l’acquisition de
tous les biens temporels, l’être humain se propose comme fin de l’emporter sur
les autres, de devenir le meilleur. C’est en ce sens que l’orgueil est le
commencement de tout péché (I-II, q.
La vaine gloire présuppose la gloire. La
gloire signifie un certain éclat. Il s’ensuit qu’être glorifié, c’est la même
chose que recevoir de l’éclat, dit saint Augustin. Or, l’éclat dégage une
beauté qui frappe les regards. C’est pourquoi le mot de gloire implique la
manifestation de quelque chose que les hommes jugent beau, qu’il s’agisse d’un
bien corporel ou spirituel. Mais ce qui est absolument éclatant pouvant être vu
par la foule, et même de loin, le mot de gloire signale précisément que le bien
de quelqu’un parvient à la connaissance et à l’approbation de tous. Mais, en
prenant le mot au sens large, la gloire ne consiste pas seulement dans la
connaissance d’une foule, mais aussi d’un petit nombre, ou même de soi seul, lorsque l’on considère son bien propre
comme digne d’éloge (II-II, q.
Que l’on connaisse et approuve son
bien propre, ce n’est pas un péché. Saint Paul dit en effet : « Nous
n’avons pas reçu, nous, l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, pour
connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits. » Dans la Somme contre les Gentils, Thomas d’Aquin
blâme ceux qui ignorent la dignité de leur nature[98]. Dans
l’acte d’humilité, nous disions : « … je ne suis que cendre et poussière
», etc. C’est faux : notre âme humaine n’est ni cendre ni poussière :
elle est spirituelle et immortelle. Nous ajoutions : « … apprenez-moi
à me mépriser moi-même. » Devenu enfant de Dieu par le baptême, comment
peut-on adresser à Dieu une demande aussi blessante ? Pareillement, ce n’est
pas un péché de vouloir que ses bonnes œuvres soient approuvées par les autres,
car on lit dans saint Matthieu : « Que votre lumière brille devant
les hommes. » C’est pourquoi le désir de gloire, de soi, ne désigne rien de
vicieux.
C’est le désir de la vaine gloire, qui
est un vice, un péché capital. Et la gloire peut être qualifiée de vaine dans
trois cas. D’abord lorsque quelqu’un veut se glorifier de ce qui n’existe pas [se
donner un faux titre, par exemple] ou de ce qui est indigne de gloire, comme
une réalité fragile et caduque [se glorifier de son athéisme, de son sexe – les
juifs avaient une prière dans laquelle ils remerciaient Dieu de ne pas être nés
femmes – de son homosexualité, de sa nationalité, de sa langue, de la couleur
de sa peau, de sa profession, etc.] Deuxièmement, lorsque celui à qui la gloire
est demandée n’est pas à même de juger [faire étalage de sa science devant un
auditoire qui l’ignore]. Troisièmement, lorsqu’on ne rapporte pas le désir de
gloire à une fin légitime, comme l’honneur de Dieu ou le salut du prochain.
[Pour un chrétien, il y a deux commandements : aimer Dieu et aimer son
prochain. La gloire peut venir d’une vie consacrée à son prochain. On pense à tous
ceux et celles qui ont donné ou risqué leur santé et leur vie pour combattre
des maladies contagieuses. Quant à la gloire pour l’amour de Dieu, il faut
chercher parmi les saints. Bref, on a tous les jours des occasions de se
glorifier, de se vanter. Qui peut se targuer de ne pas en saisir presque quotidiennement
? Et c’est pourquoi la vaine gloire est un péché capital, une source de péchés.
Voyons maintenant avec quelle rigueur
Thomas d’Aquin distingue les sept péchés capitaux (I-II, q. 84, a. 4). D’après ce qui a été dit (a. 3), les
vices capitaux sont ainsi qualifiés parce que d’autres en dérivent, principalement
comme de leur cause finale. Les vices capitaux vont donc se distinguer d’après
les fins qui meuvent l’appétit. Or, quelque chose meut l’appétit de deux
manières. D’abord, il le meut directement. En ce sens, le bien incite l’appétit
à le poursuivre et à fuir le mal. Le bien meut l’appétit indirectement quand on
poursuit un mal pour le bien qu’il renferme ou qu’on fuit un bien à cause du
mal qu’il recèle. Le régime alimentaire est accepté pour le bien de la santé.
Par contre, un athlète peut renoncer aux honneurs du podium à cause des
sacrifices nécessaires.
Or, le bien de l’homme est
triple : bien de l’âme, bien du corps, bien extérieur. Il existe un certain
bien de l’âme, comme les louanges et les honneurs, qui sont recherchés de façon
désordonnée par la vaine gloire, inanis gloria. Pour
Thomas d’Aquin, comme pour le pape Grégoire le Grand, c’est la vaine gloire et
non l’orgueil qui est le premier des péchés capitaux.
L’autre bien de l’homme, c’est le bien
du corps. L’homme y poursuit deux fins. La première, c’est la conservation de
l’individu par le manger et le boire. Ce bien peut être poursuivi de façon
désordonnée par la gourmandise, gula en latin, qui a donné gueule et gueuleton. L’autre fin
que l’homme poursuit, c’est la conservation de l’espèce par le coït. Le
désordre ici, c’est la luxure, vice opposé à la chasteté (II-II, q. 153) et non
l’impureté. « Bienheureux les cœurs purs » m’a été d’abord expliqué comme
s’il s’agissait des cœurs chastes. Le latin a dissipé la confusion : Beati mundo corde. Mundo est l’ablatif, cas de la déclinaison latine, de
l’adjectif mundus, qui signifie « propre». Monder, c’est
nettoyer en séparant les impuretés (corps étrangers, pellicules, pépins). De
l’orge mondé, ce n’est pas de l’orge chaste ! Un cœur mondé non plus.
Le troisième bien de l’homme, ce sont
les richesses. Le vice qui les prend pour fin a nom avarice. Et nous avons les quatre premiers péchés capitaux dans
l’ordre justifié par Thomas d’Aquin : vaine gloire, gourmandise, luxure et
avarice. Comparons-les aux quatre premiers du Catéchisme de l’Église catholique[99]
: l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère. Seule l’avarice est dans les
quatre premiers de Thomas d’Aquin. Il en est ainsi dans le petit Catéchisme de mon enfance[100] :
l’orgueil, l’avarice, l’impureté, l’envie.
Quand le bien meut l’appétit
directement, nous avons donc trois biens que l’homme poursuit et quatre vices
capitaux qu’ils présentent l’occasion de commettre. Voyons maintenant le
deuxième cas : quand le bien meut l’appétit indirectement, on se détourne
d’un bien à cause du mal qui lui est uni, propter aliquod malum conjunctum. Cela se produit de deux manières. Le bien
dont on se détourne peut être le bien propre qui engendre la tristesse à cause
des efforts qu’il exige. Ce vice, c’est l’acédie, une
des espèces de tristesse que distingue Thomas d’Aquin.
Cette évocation du « bien
propre » de l’homme exige des précisions.
Thomas d’Aquin classe l’homme dans une espèce particulière à cause de
son intelligence (II-II, q.
Mais cette vie spéculative exige des
efforts, car elle est meilleure qu’une vie selon la nature de l’homme, melior quam vita quæ
est secundum hominem[106].En
effet, l’homme est composé d’un corps et d’une âme ; vivre comme s’il
n’était qu’une intelligence ne lui est donc pas naturel. Une telle vie est
au-dessus de l’homme, supra hominem (II-II,
q.
C’est pourquoi Thomas d’Aquin place l’acédie dans le genre de la tristesse ; il en fait une
espèce de tristesse (I-II, q.
Enfin, la tristesse peut être causée
par le bien du prochain. C’est alors l’envie chez la personne qui y voit un
obstacle à sa propre excellence. La vedette d’hier, éclipsée par une nouvelle
venue, ronge son frein. Si l’envie comporte un désir de vengeance, c’est la
colère, appetitus vindictæ
(I, q.
Et nous avons les sept péchés capitaux,
non pas pêle-mêle mais bien articulés par Thomas d’Aquin : vaine gloire,
gourmandise, luxure, avarice, acédie, envie et
colère. Si l’on compare cette liste à celle du Catéchisme de l’Église catholique[108],
on constate d’abord que l’ordre diffère, mais surtout que Thomas d’Aquin
place en tête la vaine gloire et non l’orgueil, qu’il emploie luxure et non
impureté, acédie et non paresse. Chez Thomas d’Aquin,
la paresse n’est pas un péché capital.
Qu’est-ce
qu’un ennemi ? La question n’est pas inutile. Allons au Petit Robert. Il nous apprend que le mot ennemi vient du latin inimicus, formé de in
et amicus,
puis il donne la définition suivante : « Personne qui déteste quelqu’un et
cherche à lui nuire. » Le préfixe in
est un élément négatif, qui devient il
devant un l, m devant b, p,
m et r devant un r. On le
retrouve dans beaucoup de mots : infidèle, illisible, imbuvable,
impuissant, immoral, irrespectueux. De même que l’infidélité nie la fidélité,
de même l’inimitié ni l’amitié. Or, l’amitié est un amour de bienveillance
réciproque[109].
L’ami aime et veut du bien, l’ennemi déteste et cherche à nuire.
Quand on lit, sous la plume de Thomas
d’Aquin, que la grâce ne détruit pas la nature (I, q.
Il
semble que non, et il apporte trois objections. Je ne retiens que la deuxième.
La charité ne détruit pas la nature. Or, tous les êtres, même ceux qui ne
possèdent pas la raison, haïssent naturellement ce qui leur est contraire,
comme la brebis et le loup, l’eau et le feu. Donc la charité ne fait pas aimer les
ennemis. Pourtant le précepte de Matthieu est clair : « Aimez vos ennemis
» (5, 44). Mais, avant d’inscrire le nom de vos ennemis dans votre carnet
d’anniversaires, lisez ce qu’en dit Thomas d’Aquin.
Le précepte de Matthieu peut s’entendre de
trois manières. D’abord on pourrait comprendre qu’il faut aimer ses ennemis en
tant qu’ils sont ennemis. J’ai été blessé, volé, calomnié. La charité ne me
demande pas d’aimer le voleur, le calomniateur, le violent. Ce serait aimer le mal dans autrui.
En
second lieu, l’ennemi peut être considéré d’une manière générale, in universali, en
tant qu’il possède la nature humaine. De ce point de vue, la charité demande
d’aimer ses ennemis. On ne peut pas aimer Dieu et le prochain si l’on exclut
ses ennemis de l’amour que l’on doit avoir pour ses semblables. L’empereur
romain Marc Aurèle (121-180) avait exprimé la même opinion : « Ayant jugé que
la nature du coupable est d’être mon parent, non par la communauté du sang ou
d’une même semence, mais par celle de l’intelligence et d’une même parcelle de
la divinité, je ne puis pas m’irriter contre un parent ni le prendre en haine[110].
» Et il ajoute une phrase on ne peut plus étonnante sous la plume d’un empereur
romain non chrétien : « Le propre de l’homme est d’aimer même ceux
qui l’offensent[111]. »
Au nombre des devoirs imposés à leurs adeptes, les stoïciens
mentionnaient : « Venir en aide même à nos ennemis[112].
»
Enfin, le
précepte de Matthieu peut être considéré en particulier, in particulari. Mon ennemi n’est plus alors
un vague être humain : il est tel être humain, tel homme ou telle femme.
En ce sens, serait-on mû de façon particulière à aimer son ennemi ? Ce n’est pas nécessaire à la charité de façon
absolue parce qu’il n’est pas nécessaire à cette vertu que nous ayons une
dilection spéciale à l’égard de chacun de nos semblables, quels qu’ils soient ;
ce serait impossible. [J’aime les Chinois, mais pas chacun en particulier.]
Cependant, cette dilection spéciale, à l’état de disposition dans l’âme, est
nécessaire à la charité, en ce sens qu’on doit être prêt à aimer son ennemi en
particulier dans le cas de nécessité. [Cet amour se traduit par de l’aide qu’on
lui apporte s’il risque de se noyer, de se faire dévorer par une bête, de
mourir brûlé dans sa voiture accidentée, etc.] Mais, en dehors du cas de
nécessité, témoigner effectivement de l’amour à son ennemi relève de la perfection
de la charité.
À
l’article suivant (II-II, q.
Mais il y a d’autres bienfaits ou d’autres témoignages d’affection que l’on n’accorde qu’à certaines personnes en particulier. Se comporter ainsi à l’égard de ses ennemis n’est nécessaire que pour disposer l’âme à leur venir en aide dans le cas de nécessité. Mais qu’en dehors du cas de nécessité quelqu’un accorde des bienfaits de ce genre à ses ennemis, cela relève de la perfection de la charité, qui, non contente de ne pas se laisser vaincre par le mal, ce qui est de nécessité, veut encore vaincre le mal par le bien, ce qui relève de la perfection. Non seulement alors on craint de se laisser entraîner à la haine à cause d’une injure que l’on a subie, mais on s’efforce de se faire aimer de son ennemi en lui faisant du bien ; pour réussir, il faut beaucoup de doigté.
Thomas
d’Aquin a laissé la Somme théologique inachevée.
Le traité des sacrements n’était pas terminé : il restait le mariage. Il
en a parlé abondamment dans la Somme contre
les Gentils. Il expose ses arguments en faveur de l’unité du mariage – un
homme, une femme –, dans le livre 3, chapitre 124. Il affirme que le mariage
doit unir un seul homme et une seule femme, et il développe cinq arguments.
Il
semble inné chez tous les animaux qui pratiquent le coït de ne pas supporter le
partage de leur partenaire. C’est pourquoi le coït provoque chez eux des combats.
Et cela s’explique par une seule raison, commune à tous les animaux, y compris
l’animal raisonnable. Chaque animal veut jouir à son gré, libere, du plaisir du coït comme
du plaisir de la nourriture. Cette liberté serait limitée si plusieurs mâles
entretenaient une seule femelle (polyandrie) ou vice versa : plusieurs femelles, un
seul mâle (polygamie). De même, un animal est empêché de jouir librement de sa
nourriture quand un autre cherche à lui ravir ce qu’il veut manger. Aussi pour
la nourriture et pour le coït les animaux se battent-ils pareillement.
Un peu
de vocabulaire avant de poursuivre. Le mot polyandrie
n’existe en français que depuis 1765. C’est le fait pour une femme d’avoir
simultanément plusieurs maris. Le mot est formé du préfixe grec poly, « plusieurs », et du nom grec
andros,
génitif d’anêr,
« homme mâle ». Moins pratiquée que la polygamie, la polyandrie l’a quand
même été chez de nombreux peuples. La polyandrie fraternelle, des frères
partageant une même épouse, serait encore pratiquée en Himalaya. Le mot polygamie, plus ancien de deux siècles, 1558,
est formé du préfixe grec, poly, « plusieurs
», et de gunê,
« femme ». C’est le fait pour un homme d’avoir simultanément plusieurs
épouses. La polygamie est mieux connue que la polyandrie.
À la première
raison, commune à tous les animaux, s’en ajoute une spéciale chez l’animal
raisonnable qu’est l’être humain. Il veut être sûr de sa descendance, et il ne
pourrait en être sûr si plusieurs hommes avaient accès à une seule femme. Impossible
de déterminer celui des trois ou des quatre qui est le père de l’enfant qu’elle met au monde quand
on ne dispose pas du test d’ADN. C’est donc dans l’instinct de la nature que
cette loi d’un seul avec une seule prend son origine.
Toutefois
on notera une différence entre les deux raisons déjà apportées. L’une et
l’autre expliquent qu’une femme ne puisse avoir plusieurs maris (polyandrie),
mais qu’un mari ne puisse avoir plusieurs femmes (polygamie) la seconde raison,
certitude de la paternité, ne le prouve pas. Si un mari a des relations
sexuelles avec plusieurs femmes, il est sûr de sa paternité, si ses épouses
sont fidèles. Et l’épouse qui devient mère sait qui est le père de son enfant
et l’enfant sait qui est son père. Mais la première raison, liberté de jouir à
son gré du plaisir du coït, garde sa valeur dans les deux cas (polyandrie
et polygamie). De même, en effet, que le mari perd la liberté d’user à son gré
de sa femme si celle-ci coïte avec d’autres hommes, de même la femme perd la
sienne si le mari coïte avec plusieurs femmes.
Et parce que la certitude de la paternité
est le premier bien, principale bonum, recherché dans le mariage, aucune loi humaine
n’a toléré la polyandrie. Les anciens Romains estimaient la polyandrie
anormale. Valérius Maximus
rapporte qu’ils refusaient la dissolution du lien conjugal même pour cause de
stérilité. Il faut se garder de traduire principale
bonum par « bien principal », comme
certains traduisent virtus par vertu,
conversatio
par conversation, mediocritas
par médiocrité. Principalis,
signifie « premier ». D’ordinaire, quand un homme et une femme se
marient, ils veulent avoir des enfants. Il est primordial qu’ils les
reconnaissent comme étant les leurs avant d’investir dans leur éducation.
Chez
tous les animaux où le père s’occupe des petits, il n’y a qu’un mâle pour une
femelle. Il en est ainsi chez les oiseaux ; l’un et l’autre nourrissent les
oisillons. Un seul mâle ne suffirait pas s’il devait prêter son concours à
l’élevage de la progéniture de plusieurs femelles. Mais, quand le mâle n’a
aucunement soin des petits, il va s’accoupler indifféremment avec plusieurs
femelles, et la femelle avec plusieurs mâles. Dans l’espèce humaine, le mâle assume,
plus que chez les autres animaux, la charge de sa postérité. C’est pourquoi il
est manifestement naturel chez l’être humain qu’il n’y ait qu’un mari pour une
seule femme et une seule femme pour un seul mari.
Le
mariage est le lieu de la plus grande amitié, maxima amicitia[113].
Cependant, l’amitié
présuppose une certaine égalité. « Les différentes amitiés reposent sur
l’égalité, enseigne Aristote ; les amis se traitent l’un l’autre de la même
manière ; ce qu’ils désirent les uns pour les autres est identique[114]. »
Or, l’expérience le prouve, quand un homme a plusieurs femmes, celles-ci sont
quasi des servantes, ancillæ, alors que la relation à leur mari
devrait être une relation d’associés, socialis conjunctio (I, q.
Un amour
fervent ne s’étend pas à de nombreuses personnes, comme le prouve encore
Aristote[116].
Voici une des raisons qu’il apporte : « La difficulté sera grande de
partager, comme il convient, les joies et les peines de beaucoup d’amis. Il
arrivera, à n’en pas douter, qu’il faudra, en même temps, se réjouir avec l’un
et s’affliger avec un autre. » Si donc la femme n’avait qu’un seul mari tandis
que celui-ci aurait plusieurs femmes, l’amour ne serait plus égal de part et
d’autre.
Le
mariage doit être organisé de manière à favoriser les bonnes mœurs Et Thomas
d’Aquin pense que, si le mariage unit pour toujours un seul homme à une seule
femme, il en résultera de grands avantages pour les conjoints eux-mêmes, pour
la famille et pour la société. Il serait contraire aux bonnes mœurs qu’un homme
ait plusieurs femmes [ou une femme plusieurs maris], car il s’ensuivrait de la
discorde dans la société familiale.
Comparer
l’exposé de l’unité du mariage de Thomas d’Aquin à celui de l’abbé Henri Grenier réserve d’énormes surprises.
Pendant des décennies, des milliers de jeunes Québécois et de jeunes Québécoises
ont utilisé les manuels latins de ce triple docteur, décédé monseigneur, pour
préparer les examens de philosophie du baccalauréat ès arts[117].
On s’étonne d’abord que l’abbé Grenier omette
le premier argument de Thomas d’Aquin en faveur de l’unité du mariage. Il ne
fallait pas dire aux jeunes que tout animal, y compris l’animal humain, veut
jouir à son gré, libere,
du plaisir du coït. Pour comprendre la position de Thomas d’Aquin, il faut
aller voir sa présentation de la loi naturelle (I-II, q.
Grenier
rejette la polyandrie parce que, selon lui, elle rend impossible
l’identification du père, dont la contribution est nécessaire pour l’éducation des
enfants[118].
Grenier donne une référence au Supplément
de la Somme théologique[119].
D’abord, ce Supplément n’est pas
de Thomas d’Aquin, puis ce qu’on y dit ne traduit pas la pensée de Thomas
d’Aquin. Ce dernier dit que la polyandrie va à l’encontre du désir naturel du
père de savoir qu’il est père. Il parlera d’éducation à propos de la polygamie.
C’est donc dans l’instinct de la nature que cette loi d’un seul avec une seule
prend son origine. Grenier attribue à la
polyandrie l’argument de Thomas d’Aquin contre la polygamie. Chez tous les
animaux où le père s’occupe de ses petits, il n’y a qu’un mâle pour une
femelle. Un seul mâle ne suffirait pas s’il devait prêter son concours à
l’élevage de la progéniture de plusieurs femelles.
Maintenant,
ce n’est plus de la surprise : c’est de la stupéfaction. Grenier ne dit
pas un mot de l’amitié qui, chez Thomas d’Aquin, fait l’objet de l’argument le
plus développé.
Enfin, Grenier affirme que la polygamie
empêche l’apaisement de la concupiscence, qui est une autre fin secondaire du
mariage, parce que la pluralité des épouses est davantage un excitant de la
concupiscence qu’un remède, et il donne comme référence Somme contre les Gentils, 3, ch. 124.
Pourtant, Thomas d’Aquin ne dit rien de tel à cet
endroit. Pour lui, il serait contraire aux bonnes mœurs qu’un homme ait
plusieurs femmes [ou une femme plusieurs maris], car il s’ensuivrait de la
discorde dans la société familiale.
J’ai
consulté mes dictionnaires, du Grand
Robert jusqu’au Petit Larousse 2015.
2015 en 2014, comme les voitures. Aucun
ne mentionne l’eutrapélie. Mon dictionnaire latin ne
contenant pas le mot eutrapelia, j’ai consulté mon dictionnaire grec, Pessonneaux. Le mot y figure, et il a deux sens « 1o Souplesse d’esprit, enjouement, fine raillerie. 2o Bouffonnerie. »
Thomas d’Aquin
parle de l’eutrapélie quand il se demande si les jeux
[y compris les jeux de mots] peuvent être l’objet d’une vertu (II-II, q.
Quand donc l’être humain s’élève au-dessus
des choses sensibles pour s’appliquer aux œuvres de la raison, pratique ou
spéculative, il en résulte une fatigue psychique, qui est plus grande s’il
s’applique à la contemplation, car il s’élève alors davantage au-dessus des
choses sensibles, bien que, dans les œuvres extérieures de la raison pratique, prudence
et art, il puisse y avoir une plus grande fatigue physique. Dans les deux cas,
cependant, la fatigue est d’autant plus grande qu’on s’applique plus
intensément aux œuvres de la raison. Or, de même que la fatigue corporelle s’élimine
par le repos du corps, de même la fatigue de l’esprit se relâche par le repos
de l’esprit ou de l’âme.
Un mot sur les œuvres de la raison
pratique, prudence et art. La prudence ancienne n’était pas une précaution,
mais une habileté à trouver les bons moyens d’atteindre une bonne fin, Les
gouvernements ne font que ça, chercher des moyens : moyens de stimuler
l’économie, de créer des emplois, d’éliminer la pauvreté, de freiner l’évasion
fiscale, de combattre le terrorisme, les GES, etc. La fatigue psychique est
normale dans le domaine des arts. Il n’y a pas d’art dans lequel on puisse
exceller sans beaucoup de travail et, partant, de fatigue.
Or, le
repos de l’âme, c’est le plaisir – Quies animæ est delectatio, comme
il a été montré en parlant des passions (I-II, q.
Pour rétablir l’harmonie, si possible, rappelons
la distinction entre delectatio
et gaudium
(I-II, q.
Qui a
raison : Thomas d’Aquin ou son savant disciple Sertillanges
? Prenons un exemple bien connu. Une personne fait jouer très fort de la
musique, ou elle en joue elle-même, au désespoir de ses voisins de palier. Ce
n’est pas conforme à la raison puisque les voisins sont incommodés (a. 3).
Pourtant, cette musique repose l’esprit de la personne qui l’écoute ou la joue.
Il s’ensuit qu’un plaisir non conforme à la raison, qui n’est pas une joie,
peut reposer l’esprit. Il faut donc maintenir l’affirmation de Thomas d’Aquin
et remédier à la fatigue de l’esprit en s’accordant quelque plaisir qui
interrompe l’effort de la raison.
Les
Conférences des Pères nous
apprennent que certains avaient été scandalisés en voyant saint Jean
l’Évangéliste en train de jouer avec ses disciples. Il demanda à l’un d’eux,
qui portait un arc, de tirer une flèche, puis une autre, puis une autre. Lorsqu’il
en eut tiré plusieurs, il lui demanda s’il pourrait en tirer indéfiniment. Le
tireur répondit que, s’il continuait, l’arc finirait par se briser. Saint Jean fit alors cette remarque :
« De même, l’esprit de l’homme se briserait s’il ne se relâchait jamais de
son application. »
Ces
paroles et ces actions, où l’on ne recherche que le plaisir de l’âme,
s’appellent divertissements ou récréations. Il est donc nécessaire d’en user de
temps en temps, comme moyens de donner à l’âme, ou à l’esprit, un certain
repos. C’est ce qu’enseigne Aristote quand il déclare que, « le repos a sa
place dans l’existence, et ce repos est occupé par la distraction et le jeu[122]. »
Le
premier et le principal comportement à exclure, ce serait de chercher le
plaisir dans des actions ou des paroles honteuses ou nuisibles au prochain. D’où
cette distinction de Cicéron : « Il y a deux façons de se divertir, l’une grossière,
effrontée, obscène ; l’autre élégante, courtoise, fine et spirituelle[123]. »
En second lieu, il faut veiller à ce que la gravité de l’âme ne se dissipe pas
totalement. Saint Ambroise nous en avertit : « Prenons garde, en
voulant détendre notre esprit, de ne pas perdre toute harmonie, qui est comme
l’accord des bonnes actions. » Cicéron dit encore : « Nous ne laissons pas
à nos enfants pleine licence dans leurs jeux, nous leur laissons une liberté
qui n’exclut pas l’observation des règles morales ; de même il convient que nos
récréations s’éclairent d’un peu de lumière honnête[124]. »
En troisième lieu, il faut veiller,
comme dans toutes les actions humaines, à ce que le jeu convienne aux
personnes, aux temps et aux lieux, et qu’il soit bien ordonné selon les autres
circonstances, c’est-à-dire qu’il soit digne du moment et de l’homme, dit
encore Cicéron : « Il est facile de distinguer la plaisanterie fine de la
grossière. L’une, quand elle vient au moment où l’esprit peut se détendre, est
digne d’un homme bien élevé, l’autre ne l’est même pas d’un homme libre, quand
à la laideur du sujet s’ajoute l’obscénité du langage[125]. »
Tout
cela est ordonné selon la règle de la raison. Or, l’habitus ou disposition
stable qui fait agir selon la raison a nom vertu morale. C’est pourquoi les
jeux ou les délassements peuvent être l’objet d’une vertu. Aristote en convenait
et il l’appelait eutrapelia[126], mot qu’on peut rendre par enjouement. La
personne qui possède cette vertu transforme facilement les paroles et les actes
en délassements, comme le laisse entendre l’étymologie du mot eutrapelia. Il est formé du préfixe grec eu, qui signifie « bien ou bon »,
et du verbe trepô,
qui signifie « tourner dans un sens différent ».
Thomas
d’Aquin se demande ensuite si l’excès dans le jeu peut être un péché [ou une
faute morale] (II-II, q.
Dans
tout ce qui peut être dirigé par la raison, l’excès consiste à dépasser la
règle imposée par la raison, et le défaut ou manque consiste à rester
au-dessous de la règle de raison. L’excès dans le jeu peut se produire de deux
manières. D’abord par la nature des actions qui divertissent, genre de
plaisanterie que Cicéron qualifiait ci-dessus de « grossière, effrontée et
obscène[127]
», ce qui a lieu quand on emploie pour s’amuser des paroles ou des actions
honteuses, ou qui nuisent au prochain. L’excès
peut encore se produire dans le jeu en raison des circonstances ; lorsque, par
exemple, on se livre au jeu à des moments ou en des lieux prohibés, ou encore
d’une façon qui ne convient pas aux affaires traitées ou aux personnes.
Thomas
d’Aquin considère comme une nécessité le métier d’amuseur public, car le jeu
est nécessaire à la conservation de la vie humaine (a. 2). Or, tout ce qui est
utile à la vie humaine peut faire l’objet d’un métier licite. C’est pourquoi
même le métier de comédien, qui a pour but de divertir les hommes, n’est pas de
soi illicite. Les comédiens ne violent pas la morale s’ils pratiquent leur
métier sans employer de propos ou d’actions illicites, et en ne s’y livrant pas
en des circonstances et des temps défendus. Ils ont droit au salaire de leur
service (II-II, q.
De nos jours, les amuseurs sont
nombreux : humoristes, chanteurs, musiciens, comédiens, magiciens,
équilibristes, trapézistes, contorsionnistes, acrobates, clowns, bouffons, etc. Étaient-ils moins nombreux au Moyen Âge ? Je
l’ignore, mais il en fallait beaucoup pour occuper tous les jours de fêtes chômées
– entre 80 et 90 – plus les 52 dimanches ! Au XVIIe
siècle, le financier de La Fontaine se
plaignait encore : « On nous ruine en fêtes. Monsieur le curé de
quelque nouveau saint charge toujours son prône[128]. »
Le chapitre 15 de mon Sacré Moyen Âge ! porte sur le sens de la
fête chez les Médiévaux pour qui fêter, c’était danser, chanter, jouer, manger,
boire, conter des histoires, poser des devinettes. Dans L’Érotisme au Moyen Âge, les pages 167 à 171 contiennent des
échantillons de ces devinettes d’une crudité rabelaisienne. Par exemple :
« Quel est le mot le plus poilu du psautier ? – Conculcavit » de conculcare, fouler aux pieds. Pour voir le poil, on décompose le
mot : con, cul et vit (le vit, c’est le pénis au Moyen Âge).
Il y avait des spécialistes de
l’amusement : troubadours, jongleurs, ménestrels, etc. Pour les bien distinguer,
donnons la parole à un éminent spécialiste, Henri-Irénée Marrou. « On
évitera soigneusement, pour commencer, d’employer les mots au mépris de leur
acception légitime : il faut apprendre à distinguer le troubadour du
jongleur. Au sens strict – car la pratique admettait bien des confusions de
l’un à l’autre – le premier s’opposait au second comme l’auteur à
l’interprète : le troubadour étant l’auteur, le compositeur ; le jongleur,
lui, exécute ce que l’autre a “ trouvé”. [troubadour
vient de trobar,
trouver]. C’est au jongleur que s’appliquerait le moins mal l’image stéréotypée
d’un artiste itinérant et souvent besogneux ; quant au ménestrel […] c’est un
jongleur pourvu d’un office de caractère stable, attaché au service, ministerium,
d’une cour ou d’un seigneur. Le talent d’artiste lyrique n’était qu’une des
fonctions, d’ordre varié, qu’exerçaient jongleurs (et jongleresses) :
héritiers directs des mimes latins, c’étaient des histrions à tout faire,
musiciens sans doute mais aussi bateleurs,
saltimbanques, faiseurs de tours, de force ou d’adresse, montreurs de
marionnettes ou d’animaux savants[129]. »
Il y avait des jongleresses, mais aussi des femmes
troubadours[130].
Le théâtre contribuait beaucoup au divertissement.
Dans Le Théâtre au Moyen Âge, livre
de 318 pages, dix-neuf spécialistes réunis en congrès communiquent leurs
recherches. Ils citent plus de cent cinquante pièces, réparties en mystères, farces,
moralités et sotties. La sottie est une farce de caractère satirique, jouée par
des acteurs en costume de bouffon, représentant des personnages imaginaires. La
farce est une pièce de théâtre dont le but est de faire rire. Les farces du
Moyen Âge ont enchanté Rabelais et inspiré Molière. Le mystère est une pièce de
théâtre dont le sujet est emprunté à la Bible.
Thomas
d’Aquin se demande enfin si le défaut [ou le manque] dans le jeu peut être un
péché ou une faute morale (II-II, q.
Mais,
parce que le jeu est utile en vue du plaisir et du repos, que le plaisir et le
repos sont au service de l’activité et non recherchés pour eux-mêmes, le défaut
dans le jeu est moins grave que l’excès. Au service de l’activité ? Quand les
auditeurs sont fatigués, il est opportun, dit Cicéron, de réveiller leur
attention par quelque trait plaisant[132].
Cependant, le jeu doit donc venir après le travail : « La nature ne
nous a pas créés pour le jeu et l’amusement[133].
»
Dans la Somme théologique (II-II, q.
Voici la
réponse étonnante de Thomas d’Aquin. Les parents sont supérieurs [aux enfants].
C’est pourquoi l’amour des parents [pour les enfants] est un amour de
bienfaisance. Mais l’amour des enfants pour les parents est un amour d’honneur.
[Père et mère honoreras.] Cependant, dans le cas d’extrême nécessité, il serait
plutôt permis d’abandonner les enfants que les parents, car il n’est jamais
permis d’abandonner les parents à cause de l’obligation résultant des bienfaits
reçus. « Quoi qu’il fasse, le fils [ou la fille] ne s’acquittera jamais des bienfaits
dont l’a comblé son père », Aristote en avait la conviction[134]. À l’époque, le rôle du père était considéré
comme plus important que celui de la mère : l’ovule n’a été découvert
qu’au début du XIXe siècle.
Le 9
mars 2009, l’archevêque de Recife, Giovanni Battista Re, excommuniait la mère d’une fillette de 9 ans, enceinte
de jumeaux – après avoir été violée par son beau-père – et il excommuniait
aussi les médecins qui avaient pratiqué l’avortement. « Il faut toujours
protéger la vie », argumentait le prélat. D’accord, mais la vie de qui ?
De la petite maman ou des jumeaux ? Car, selon les médecins, la grossesse de la
fillette comportait de hauts risques et mettait sa vie en danger. En pareil
cas, c’est le médecin qui a la compétence pour décider (II-II, q.
Un autre
cas de choix déchirant. Dans son Cours de
philosophie, l’abbé Henri Grenier, docteur en philosophie, en théologie et
en droit canonique, écrit, avec les garanties d’orthodoxie du nihil obstat, de l’imprimi potest et de l’imprimatur : « L’avortement indirect est licite lorsque
les conditions suivantes existent : a) le remède est ordonné directement à
guérir la mère ; b) aucun autre moyen ne peut être employé pour sauver la vie
de la mère ; c) on doit pourvoir, dans la mesure du possible, au salut
éternel de l’enfant non arrivé à terme. Cette dernière condition est
nécessaire, car la charité et l’amour obligent la mère à préférer le salut
éternel de son enfant à sa propre vie corporelle[135].
« Pourvoir au salut éternel de
l’enfant non arrivé à terme » ? À cette fin, il faut le baptiser dans le sein
maternel, avant qu’il ne meure. Bien des chrétiens restent songeurs. Ils
ignorent que saint Augustin (384-422) envoyait en enfer les enfants morts sans
avoir reçu le baptême ; ils y enduraient, selon lui, une peine très douce, mitissima poena, mais
éternelle[136]. Pourquoi insistent ces bons chrétiens
; un enfant dans le sein de sa mère n’a commis aucun péché? D’accord, leur
répond l’ineffable Augustin, mais il en a reçu un en héritage : le péché
originel, c’est-à-dire le péché commis par Adam et Ève dans le paradis
terrestre. Voyons ce qu’en dit Thomas d’Aquin ; il va nous éloigner considérablement
de saint Augustin, mais il restera un bout de chemin à parcourir.
Thomas
d’Aquin a donné son opinion sur la question des enfants morts sans avoir reçu
le baptême[137].
Il se demande d’abord si la privation de la vision de Dieu est une peine
convenable pour qui meurt avec le seul péché originel. Oui et c’est une peine
très douce. Une peine est d’autant plus ressentie que le bien dont elle prive
est plus naturel. Par exemple, les ailes pour l’oiseau, la vue pour l’homme.
Or, la vision de l’essence divine n’est pas un bien naturel à l’homme, mais un
bien absolument surnaturel.
Il se
demande ensuite si ceux qui meurent affectés du seul péché originel souffrent
d’une peine intérieure. Non, répond-il. La douleur est due au plaisir goûté en
commettant la faute[138].
Comme le péché originel a été reçu en héritage, l’héritier n’a pas eu le
plaisir de le commettre. Il ne doit donc pas en souffrir.
740 ans
après le décès de Thomas d’Aquin, la situation a beaucoup changé. Thomas
d’Aquin lisait le récit de la création et de la chute de la Genèse comme s’il
était historique. Il ne l’est pas. Dans Entretien
sur la foi, Vittorio Messori, l’intervieweur, demande
au cardinal Joseph Ratzinger : « Adam, Ève, l’Éden, la pomme, le serpent…
Que faut-il en penser ? » Et le cardinal de répondre : « Le récit de
l’Écriture Sainte sur les origines ne parle pas à la manière historiographique,
mais s’exprime au moyen d’images[139].
»
Voici ce
qu’en pense le jésuite François Varillon dans Joie de croire, Joie de vivre[140].
L’ouvrage affiche l’imprimi potest d’Henri
Madelin, s. j., sans doute le supérieur de l’auteur,
et de Paul Faynel, v. é. [vicaire épiscopal ?] « Il
faut écarter l’idée proprement mythique d’un temps où le premier homme aurait
vécu, avant d’avoir péché, dans un état de béatitude et de perfection sans
trouble[141].
» « L’Église n’a jamais défini qui est
Adam. La plupart des théologiens contemporains admettent qu’Adam, c’est
l’humanité tout entière[142].
»
Selon le récit de la Genèse, « Adam a
été créé dans un état de sainteté et de justice. Faut-il le concevoir comme un
homme d’une intelligence et d’une liberté parfaites,
une espèce de surhomme par rapport aux hommes que nous connaissons ? […] Il
n’est pas du tout nécessaire d’imaginer au début de l’humanité (c’est-à-dire il y a deux ou trois
millions d’années) un surhomme, et je pense, pour ma part, dit Varillon, qu’il est plutôt préférable d’éviter cette
imagination[143].
»
Pour
savoir ce qui s’est vraiment produit lors de ce tournant de l’histoire, je
prêterais volontiers la parole à l’abbé Henri Grenier[144].
À la page 255, il titre : « L’origine du premier corps humain. » L’âme ne
pose pas de problème, la première, comme toutes les suivantes, a été créée par
Dieu. Mais le premier corps humain a-t-il été fait de limon ? La première
femme, d’une côte ? C’eût été possible mais miraculeux. L’explication rationnelle
ou philosophique rejette le fixisme, théorie appelée imparfaitement créationnisme, et adopte l’évolutionnisme.
« Des
thomistes modernes, comme H. D. Gardeil, o.p. et A.
D. Sertillanges, o. p., ont adopté la théorie de
l’évolution des espèces, en l’expliquant par les principes de la philosophie
aristotélico-thomiste[145].
» La matière première a été préparée à recevoir l’âme raisonnable par voie
d’évolution. On peut dire que le corps du premier homme vient de la brute, si
l’on entend par là que Dieu a formé le premier homme en se servant de la
matière de la brute la plus parfaite[146].
L’abbé Grenier n’a pas parlé du singe. Selon Albert Jacquard, les hommes et les
singes actuels descendent d’un ancêtre commun[147].
La femme a été formée de la femelle de la même brute.
À ce
moment-là de l’histoire de l’humanité, nous sommes à l’hominisation ; l’humanisation
va commencer, et progresser bien lentement. Diogène le Cynique (~410-~323) se promenait
en plein jour avec une lanterne et répétait : « Je cherche un homme[148]. »
Maurice Zundel, théologien suisse, pas le moins du monde ressemblant au
Cynique, titrait : « L’homme n’existe pas encore[149]. »
Nos premiers parents
grimpaient dans les arbres et s’attachaient à une branche avec leur longue
queue, dont notre coccyx est un vestige.
On ne
peut situer, dans cette ascension, une chute qui permettrait d’écrire ce qu’on
lit dans le Catéchisme de l’Église
catholique : « Ignorer que l’homme a une nature blessée, inclinée au
mal[150].
» Il n’a pas une nature blessée, parce qu’il n’a pas connu d’état d’innocence,
et son inclination fondamentale est une inclination au bien, selon Thomas
d’Aquin (I-II, q.
Tous les
partisans de l’évolution éliminent le péché originel, à moins de donner un
autre sens à l’expression.
« Je concède […] que peuvent être modifiables des expressions
comme “ péché originel ”[152]
», affirme Ratzinger. » C’est ce que fait le père Varillon
; il conserve les mots mais en change la
définition[153].
Cependant, sans parler du péché originel, on peut parler de l’origine du péché,
défini comme une offense à Dieu. Le premier humain qui eut conscience
d’offenser Dieu a commis le premier péché ; un péché non héréditaire, il va
sans dire.
Le
cardinal Ratzinger est désolé. Sans péché originel, « il n’y a pas eu “rédemption”, parce
qu’il n’y avait aucun péché à rédimer[154].
» « Aucun péché à rédimer », d’accord, mais l’homme à sauver en
l’équipant pour qu’il puisse atteindre sa fin surnaturelle, comme l’enseigne
Thomas d’Aquin (I, q. 1, a. 1).
Pour les premiers chrétiens, le Christ
était vu comme un sauveur. Le symbole du poisson en fait foi. Poisson, ikthus, en grec, est
formé de la première lettre des cinq mots suivants : Iêsous Kristos Theou Uios Soter – Jésus Christ, Fils
de Dieu Sauveur. Soter
signifie sauveur et non rédempteur. Sur les vêtements sacerdotaux, on lisait
naguère le sigle IHS, pour « Jésus, sauveur
des hommes ». Le credo de Nicée dit que « pour notre salut », le Fils de Dieu
descendit du ciel. Il ne dit pas : « pour effacer le péché originel ».
C’est le « Minuit ! Chrétiens » qui dit ça.
À propos de l’enfer, voici ce que dit Varillon : « Je note tout de suite – et c’est très
important – que si quelqu’un dit que l’enfer existe, il se flatte d’avoir un
renseignement que les chrétiens n’ont absolument pas. […] La réflexion à partir
des images bibliques conduit à concevoir l’enfer non pas comme un lieu […] mais
comme un état, une situation. […] Il n’y a un enfer que s’il y a des damnés.
[…] Or nous ne savons pas s’il y a eu ou s’il y aura des damnés[155].
»
Sur le
nombre des élus, le père Varillon n’est pas moins étonnant.
« On m’a fait passer des billets où, soi-disant au nom de saint Augustin,
de saint Jean Chrysostome, de saint Irénée, il est affirmé par la tradition
chrétienne que le nombre des élus est inférieur au nombre des damnés. C’est
tout de même inouï ! Je vous avoue que j’ai eu de la peine à garder mon calme[156]. »
Il l’aurait perdu s’il avait lu, dans la Perfection
chrétienne d’Alphonse Saint-Jure, que le nombre
des élus est représenté par les épis laissés sur le champ par les moissonneurs
et par les raisins oubliés dans la vigne par les vendangeurs.
Contrairement
à saint Augustin, Thomas d’Aquin n’envoie pas en enfer, même pour y subir une
peine très douce, mitissima poena, les
enfants morts sans baptême, parce que la douleur est due au plaisir goûté en
commettant la faute, comme il a été dit ci-dessus. Or, le péché originel a été
reçu en héritage, celui qui en est affecté n’a pas eu le plaisir de le
commettre. Cependant, au temps de Thomas d’Aquin (1224/1225-1274), on croyait
encore à l’existence des limbes. Les âmes qui y séjournaient ne souffraient
pas, mais elles étaient privées de la vision béatifique (III, q.
Un choix déchirant de moins à faire. La
femme dont parlait l’abbé Grenier ci-dessus n’a pas à choisir entre le salut
éternel de son enfant et sa propre vie corporelle. Dieu s’occupe des enfants
morts sans baptême.
Thomas
d’Aquin traite brièvement de la conscience dans la Somme théologique (I, q. 79, a. 13). Il y prouve seulement que la
conscience n’est pas une puissance mais un acte. Pour en savoir davantage, il
faut aller au De Veritate,
q. 17. Cinq longs articles portent sur la conscience.
À l’article 5, il se demande si la
conscience oblige plus que le précepte du prélat. Le pape Grégoire XVI
pousserait un « Non » indigné, lui qui a condamné la liberté de
conscience dans son encyclique Mirari vos, en
1832. Il la considérait comme « un mal pestilentiel, véritable délire[157]. »
Le Catéchisme
de l’Église catholique, dont le cardinal Joseph Ratzinger a présidé à la
rédaction, exprime de sérieuses réticences : « Il ne convient pas
d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale ou au
Magistère de l’Église[158]. »
Cette attitude déplaît au cardinal Ratzinger, mais elle est tout à fait normale
chez des chrétiens à qui on a dit et répété : « Vous êtes l’Église. »
Le Magistère de l’Église, chaque chrétien, dans la mesure où il est l’Église, peut
le considérer comme son Magistère ; il peut donc échanger avec lui, lui faire
des suggestions.
Cependant, il n’est pas nécessaire
« d’être l’Église » pour rejeter cette affirmation du Catéchisme de l’Église catholique. Pour le
chrétien, la volonté de Dieu s’exprime par sa conscience et non par le
Magistère. Thomas d’Aquin enseigne que la conscience lie par la force du
précepte divin, conscientia ligare dicitur vi præcepti divini[159].
Puis il ajoute : « Comparer le lien de la conscience au lien qui
découle du précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du
précepte divin au lien du précepte du prélat. » La conclusion est facile à
tirer, et il le fait en ces termes : « Comme le précepte divin oblige
contre le précepte du prélat et oblige davantage que le précepte du prélat, le
lien de la conscience est plus fort que le lien du précepte du prélat, et la
conscience obligera même si le précepte du prélat lui est contraire[160].
» Il semble donc évident que, selon Thomas d’Aquin, docteur commun de l’Église,
la conscience personnelle peut s’opposer au Magistère.
Peu de temps avant la publication de
l’encyclique Humanæ Vitæ de Paul VI (1968), Joseph
Ratzinger aurait écrit : « Au-dessus du pape comme expression de l’autorité ecclésiale, il y a
encore la conscience de chacun à laquelle il faut obéir avant tout, à la limite,
même à l’encontre des demandes des autorités de l’Église[161].
De même que Thomas d’Aquin a dit[162]
que l’inférieur n’a pas à juger l’ordre qu’il reçoit de son supérieur, mais
l’acte que cet ordre lui enjoint de poser, de même il n’a pas à juger le
précepte du prélat, mais ce qu’exige de lui le précepte, car chacun est tenu
d’examiner ses actes à la lumière de la science qu’il possède, qu’elle soit
naturelle, acquise ou infuse, car tout homme doit agir selon sa raison et non
selon les préceptes[163].
Mais pourquoi la conscience a-t-elle cette
dignité, au sens de fonction, qui la situe au premier rang des préceptes de la
conduite humaine ? La conscience est un jugement de la raison. Or, la raison
distingue l’être humain de l’animal ; elle caractérise la nature humaine.
Et chaque être agit comme il convient s’il agit conformément à sa nature. On
attend du prunier qu’il produise des prunes et non des cerises ; de la pierre,
qu’elle reste rivée au sol et ne vole pas dans les airs comme les
feuilles ; de l’être humain, qu’il agisse conformément à sa raison. Et selon
le père H.-D. Noble, o.p. : « La conscience morale est le jugement
d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis[164]. »
C’est ce lien entre nature humaine et
raison que Marc Aurèle (121-180) avait bien saisi quand il écrivait, dans ses Pensées pour moi-même : « Pour
l’être raisonnable, la même action qui est conforme à la nature est aussi
conforme à la raison[165]. »
Chaque fois qu’on parle de l’obligation
d’obéir à sa conscience, la riposte jaillit comme l’éclair, chez
certains : « Oui, mais il faut éclairer sa conscience. »
D’accord, mais on cherche de la lumière quand on doute. Une personne qui ne
doute pas ne cherche pas à s’éclairer. Si quelqu’un veut la ramener dans ce qui
est pour lui le droit chemin, il doit d’abord la convaincre qu’elle est dans
l’erreur puis l’inciter à s’éclairer. Éclairer sa conscience, ce n’est pas la
mettre de côté et lui substituer celle d’un autre, fût-il prélat.
Nous offensons Dieu, enseigne Thomas
d’Aquin, quand nous agissons contre notre bien[166]. Ce
principe est d’une exigence redoutable pour qui veut éclairer les
consciences. Il doit prouver que le comportement qu’il interdit va à l’encontre
du bien de ceux à qui il s’adresse. Dans certains cas, c’est facile. Pour
détourner du tabagisme, de la drogue, de l’obésité, de la sédentarité, les
arguments ne manquent pas. Dans d’autres cas, c’est beaucoup plus difficile.
Pensons à l’avortement, à l’euthanasie, au divorce, aux moyens artificiels de
contrôle des naissances…
[1] La Tempérance, tome premier, Éditions de la Revue des Jeunes, Paris, Tournai, Rome, 1928, p. 263.
[2] Op. cit., trsduction Malek Chebel, Fayard 2009, sourate IV, verset 111.
[3] De Virtutibus
in communi, q.
[4] Somme contre les Gentils, 3, ch. 3.
[5] Op. cit., Paris, Le Centurion, 1981, p. 170.
[6] Op. cit., # 11.
[7] Joie de croire, Joie de vivre, p. 170.
[8] Ibid., p. 48.
[9] La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.
[10] Op. cit., Québec, 1958, p. 113.
[11] Op. cit., Montréal, Éditions paulines, 1993, p. 107.
[12] Op. cit., # 2266.
[13] Op. cit., Montréal, Novalis, 2013, p. 57.
[14] Ibid., p. 64.
[15] Choses tues, dans Œuvres, Paris, Gallimard, tome II, 1960, p. 511.
[16] Croire quand même, Flammarion, Champs essais. 2013, p. 211.
[17] Commentaire de la Politique, III. Leçon 14, # 314.
[18] Tel quel, 221, 1993, p. 61.
[19] Paris, Cerf, 1956.
[20] Op. cit., p. 100.
[21] Charles Péguy, L’Argent suivi de L’Argent (suite), Paris, Gallimard, 1932, p. 210.
[22] Commentaire de la Politique d’Aristote, III, leçon 5, # 389.
[23] Politique, traduction Thurot, IV, ch. 9, # 12.
[24] Ibid., V, ch. 8, # 8.
[25] Op. cit., Paris,
Stock, 1988, 328 pages.
[26] Op. cit., Paris, Stock, 1996, 494 pages.
[27] La Cité de Dieu, V, ch. 24.
[28] Actes, X, 24-26.
[29] Mgr T. D. Roberts, s. j., Réflexions sur l’exercice de l’autorité, p. 98.
[30] Ibid.
[31] Ibid., p. 99.
[32] En juin 1053, dans le sud de la Péninsule, les Normands défaisaient les troupes de Léon IX et ils emmenaient le pape en captivité. Libéré en mars 1054, il rentra à Rome, mais ne survécut qu’un mois à sa libération. On l’honora aussitôt comme un saint. Jules II (1503-1513) ouvrit le concile du Latran en 1512. La procession organisée pour la circonstance ressemblait à une parade militaire avec sa cavalerie lourde et ses 9 canons. Jules « Le Terrible » s’affirmait. Sous Pie IX (1846-1878), en 1870, les Piémontais occupent Rome et mettent fin à l’État pontifical. Le pape était convaincu que sa suprématie spirituelle exigeait son autonomie temporelle et il se proclamait théâtralement le prisonnier du Vatican alors qu’il aurait dû crier : « Enfin, libre ! »
[33] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, Paris, Granger, p. 98.
[34] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, p. 127.
[35] Ibid., p. 133.
[36] Ibid., p. 137.
[37] Op. cit., Paris, Salvator, 2013, p. 141.
[38] Étienne Gilson, Le Thomisme, Paris, Vrin, 1983, p. 385.
[39] Op. cit., II, leçon 4, # 198..
[40] Cicéron, Des Devoirs, I, ch. VII.
[41] Ibid., ch. XVI.
[42]
Commentaire de la Politique d’Aristote,
VII, ch. 9, # 201.
[43] I Timothée, 6, 17-19.
[44] Aristote, Politique, Paris, Didot,
1824, IV, ch. 9, # 9.
[45] Ibid., V, ch. 1, # 6.
[46] (Commentaire de la Politique, II, leçon 4, # 201).
[47] Le Coran, traduction Malek Chebel, Fayard, 2009, sourate II, verset 177.
[48] Sourate II, verset 215.
[49] Sourate II, verset 195.
[50] Des
Lois, Garnier-Flammarion, GF 38, I, chap. 6.
[51]
Revue L’actualité, 1er
mai 2011, p. 14.
[52] Op. cit., VIII,
chap. 1, 1.
[53]
Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 2, # 1638).
[54] Op. cit., Paris,
Classiques français, 1993, p. 117, 7.
[55] Op. cit.,
Paris,
Vrin, 1955, p. 123.
[56] Commentaire de l’Éthique à
Nicomaque, VIII, leçon 2, # 1557 et 1558.
[57] Ibid.,
# 1559.
[58] Ibid., # 1560.
[59] Ibid., # 1539.
[60] Ibid., # 1540.
[61] Commentaire
de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 2, # 1540 et VII, leçon 14, # 1531.
[62] De
la vieillesse, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, chap. XII, p. 32).
[63] Timée, 69, d.
[64] Dictionnaire
philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.
[65] Pensées
pour moi-même, Paris, Classiques Garnier, 1951, I, XVII.
[66] Manuel, XXXIII, 8.
[67] Op. cit., Paris,
Seuil, Points 588, 1998, p. 198.
[68] Les
Confessions, III, chap. 3, p. 52.
[69] Ibid., V, chap. 8, p. 96.
[70] Ibid., chap. 12, p. 102 et ch. 13,
p. 103.
[71] Rhétorique,
tome premier, Paris, « Les Belles Lettres », 1932, p. 93.
[72] De la vieillesse, X.
[73] Ibid., X.
[74] Ibid., XIV.
[75]
Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, # 1540.
[76] Ibid., # 2096.
[77] Commentaire
de l’Éthique à Nicomaque, VIII,
leçon 1, # 1539.
[78] Commentaire
de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 1, # 1542.
[79] Actes, 23, 6.
[80] Platon, Le Phèdre, fin.
[81]
Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII,
leçon 1, # 1543.
[82]
Somme contre les Gentils, livre 3,
ch. 125.
[83] De
regimine principum, I, c.
11, # 794.
[84] Somme contre les Gentils, livre 3, ch. 123.
[85] Les seize documents conciliaires, Montréal & Paris, 1967. p. 225.
[86] Pierre Teilhard de Chardin L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959,
p. 184.
[87] Testament,
Paris, Bayard Éditions, 1994, p. 67-69.
[88] Éthique
à Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VIII, chap. 1,
1.
[89] Op. cit., V.
[90] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, p. 265.
[91] Somme contre les Gentils, livre 3, ch. 122.
[92] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1849, section I, 55.
[93] De Regimine principum, # 794.
[94] Morales,
XXX.
[95] Ibid., XLV.
[96] De Malo, q.
[97]
Somme contre les Gentils, 3,
chap. 16 ; I-II, q.
[98] Op. cit., 4, ch. 54.
[99] Op. cit., # 1866.
[100] Op. cit., # 54.
[101] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, Seuil, 1955,
p. 182.
[102]
Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, X, leçon 4, # 1807.
[103] Ibid., leçon 10, # 2080.
[104]
Somme contre les Gentils,
livre 3, ch. 27.
[105] De
Veritate.,
q 18, a. 6.
[106]
Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, X, leçon 11, # 2105.
[107] Op. cit., # 1866.
[108] Op. cit., # 1866.
[109] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 2, # 1559-1561.
[110]Pensées
pour moi-même, Paris,
Classiques Garnier,
[111] Ibid.., VII, XXII.
[112] Sénèque (~ -4-65), De l’oisiveté, Paris, « Les Belles-Lettres », Dialogues, 1950,
p. 114.
[113]Somme
contre les Gentils,livre 3, ch. 123.
[114] Éthique
à Nicomaque, traduction Jean Voilquin,
Garnier Frères,
[115] Le Coran, traduction Malek Chebel, Fayard, 2009, sourate IV, verset 129.
[116] Éthique
à Nicomaque, traduction Jean Voilquin,
Garnier Frères,
[117] Cursus philosophiæ, volume III, # 1056-1058.
[118] Cursus philosophiae, # 1058.
[119] Op. cit., q.
[120] Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Garnier Frères, 1961, X, ch. VII.
[121] La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 379).
[122] Éthique
à Nicomaque, traduction Jean Voilquin,
Garnier Frères,
[123] Des Devoirs, I, ch. XXIX.
[124] Ibid.
[125] Ibid.
[126]Éthique
à Nicomaque, traduction Jean Voilquin,
Garnier Frères,
[127] Des Devoirs, I, ch. XXIX.
[128] Fables,
« Le savetier et le financier », livre VIII, II.
[129] Les
Troubadours. Paris, Seuil, Histoire, H 5, 2e édition, 1971,
p. 9.
[130]Meg Bogin, Les Femmes troubadours,
Paris, Denoël/Gonthier, 1978.
[131] Éthique
à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Paris, Garnier, 1961, IV, ch. VIII, 3.
[132] Rhétorique, I.
[133] Des devoirs, I, ch. XXIX.
[134]Éthique
à Nicomaque, traduction Jean Voilquin,
Paris, Garnier, 1961, VIII, ch. 14.
[135] Op. cit., Québec,
1942, # 486.
[136] Enchiridion, ch. 93.
[137] De Malo, q.
[138] Apocalypse,
XVIII, 7.
[139] Op. cit.,
Fayard, 1985, p. 94.
[140] Op, cit. Paris, Le Centurion. 1981.
[141] Op. cit., p. 164,
[142] Ibid., p. 165.
[143] Ibid.
[144]Cours
de philosophie, Québec,
tome I, p. 255-263.
[145] Grenier,
p. 258.
[146] Grenier,
p. 260 et 262.
[147] Moi
et les autres, Paris, Seuil, 1983, p. 76.
[148] Diogène Laërce,
Vie, doctrines et sentences des
philosophes illustres, Paris, Garnier-Flammarion, tome 2, GF 77, 1965, p.
21.
[149] Maurice
Zundel. Ses pierres de fondation. Textes choisis et présentés par le père
Gilbert Géraud, Québec, Éditions Anne Sigier, 2005,
p. 11.
[150] Op. cit., # 407.
[151] Entretien sur la foi, p. 92.
[152] Joseph Ratzinger, Entretien sur la foi, p. 92.
[153]
Joie de croire, Joie de vivre, p. 164-171.
[154]Entretien
sur la foi, p. 92-93.
[155]
Joie de croire, Joie de vivre,
p. 197.
[156] Ibid.
[157] Roger Poudrier, Miséricorde, Médiaspaul, 2005, p. 25,
note 31.
[158] Op. cit., # 2039.
[159] De Veritate,
q.
[160] Ibid., a. 5.
[161] Hans Küng, Mon combat pour la liberté, Ottawa,
Novalis, 2005, p. 525.
[162] Commentaire
des Sentences, II, d. 44, q. 2, a. 3,
sol 4.
[163] De Veritate,
q.
[164] La
Conscience morale, Paris, Lethielleux, 1923, p.
11-12.
[165] Op. cit., livre VII, XI.
[166] Somme contre les Gentils, livre 3, ch. 122.