Thomas d’Aquin… subversif II

Par Martin Bais 2014

 

 

Table des matières

Quelques secrets bien gardés de la morale de Thomas d’Aquin_ 2

Thomas d’Aquin redoute le pouvoir à vie_ 9

Le droit naturel destine aux pauvres le superflu des riches 16

La possession des biens extérieurs 16

La propriété des biens extérieurs 17

L’usage des biens extérieurs doit demeurer commun_ 18

La notion de superflu_ 19

Comment l’usage des biens extérieurs demeure commun_ 19

Le droit naturel 21

Les pauvres attendent toujours le superflu des riches 21

Amitié, un mot-clé de la pensée thomiste_ 22

L’amitié n’exclut pas l’amour 22

Toutes les catégories de personnes ont besoin d’amis 23

L’amitié et la conservation des cités 27

Le mariage, lieu par excellence de l’amitié_ 28

La vertu théologale de charité, une amitié_ 29

Les péchés capitaux_ 30

L’ancêtre des péchés capitaux_ 31

Orgueil, gloire et vaine gloire_ 31

Les péchés capitaux démêlés par Thomas d’Aquin_ 33

« Aimez vos ennemis » (Matthieu 5, 44) 35

L’unité du mariage : un seul avec une seule_ 38

L’unité du mariage dans un manuel soi-disant thomiste_ 40

L’eutrapélie ! 42

Des choix déchirants 47

La primauté de la conscience_ 53

 

 

Quelques secrets bien gardés de la morale de Thomas d’Aquin

 

         Quand j’étais jeune, et même moins jeune, ce n’est pas la morale de Thomas d’Aquin (1224/1225-1274) qu’on m’a enseignée, mais celle de saint Alphonse de Liguori (1696-1787), fondateur des rédemptoristes (1732). Dans le domaine de la chasteté, tout était matière à péché mortel : actes, touchers, pensées, désirs. Donc n’importe quel de ces actes pouvait mériter « les châtiments épouvantables et éternels » de l’enfer de mon petit Catéchisme. Il était normal que la plupart des damnés le soient pour des fautes contre la « sainte vertu », comme on appelait alors la chasteté. Saint Alphonse de Liguori avait rencontré, semble-t-il, le statisticien de l’enfer puisqu’il affirmait que 99 damnés sur 100 l’étaient pour des fautes contre la chasteté. Bref, on ne me parlait que du péché, de l’enfer et du petit nombre des élus.

 

         À la Faculté de philosophie de l’Université Laval, que j’ai fréquentée de 1949 à 1955, on étudiait Thomas d’Aquin dans le texte latin. Ce que les traducteurs pudibonds n’osaient pas traduire, on ne le ratait pas. Par exemple, le père J.-D. Folghera, o.p., a traduit le traité de la tempérance de la Somme théologique. Arrivé à la question 154, portant sur les fautes contre la luxure, il écrit en note : « On comprendra qu’en raison des délicates matières traitées en cette question, nous n’en donnions pas la traduction française[1]. » À la page 262, ceux qui n’avaient pas perdu leur latin apprenaient que « plus est forte la passion qui fait agir, plus le péché est léger. Or, c’est dans la fornication que la passion est le plus forte « (II-II, q. 154, a. 3, sol. 1).

 

         En lisant Thomas d’Aquin dans le texte latin, j’ai découvert certains principes de la conduite humaine, dont on ne m’avait jamais parlé ; peut-être parce qu’on les ignorait, peut-être qu’on redoutait leur influence relaxante. Je vais en exposer quatre.

 

                  1. Somme contre les Gentils, livre 3, chapitre 122.

 

         J’en ai découvert un dans la Somme contre les Gentils, livre 3, chapitre 122. Nous offensons Dieu, enseigne Thomas d’Aquin, quand nous agissons contre notre bien. La formulation latine est un peu tordue : Non enim Deus a nobis offenditur nisi ex eo quod contra nostrum bonum agimus. En serrant la lettre : En effet, Dieu n’est pas offensé par nous si ce n’est du fait que nous agissons contre notre bien. Le Coran contient l’équivalent de ce principe fondamental : « Celui qui commet une mauvaise action la commet contre lui-même[2]. » À moi, on disait qu’on offense Dieu quand on ne fait pas sa volonté ; on se gardait bien d’ajouter que Dieu voulait mon bien. 

 

         Avant de poursuivre, il faut rapporter la distinction que fait Thomas d’Aquin entre péché et faute morale. Le théologien parle de péchés, ce sont des offenses à Dieu ; pour le moraliste, il n’y a pas de péchés, mais des fautes morales, qui sont des offenses à la raison (I-II, q. 71, a. 6, sol 5). En lisant les pages qui suivent, un moraliste n’a qu’à effectuer la substitution chaque fois qu’il rencontre le mot agaçant de péché.

 

         Le  principe tiré de la Somme contre les Gentils est d’une importance capitale pour l’enseignement de la morale. Quand le moraliste interdit un comportement, il faut qu’il prouve que ce comportement va à l’encontre du bien de ceux qui l’adoptent. Dans certains cas, c’est facile. Pour détourner du tabagisme, de la drogue, de l’alcool, de la sédentarité, les arguments ne manquent pas. Mais on peut savoir, sans vouloir et vouloir sans pouvoir. C’est la vertu qui confère le pouvoir et le plaisir d’agir. Elle permet d’agir avec uniformité, promptitude et plaisir, delectabiliter[3]. Pour combattre l’avortement, il faut apporter des arguments à l’effet qu’une femme qui se fait avorter agit contre son bien. C’est plus difficile.

 

         Pour Thomas d’Aquin, le bien pour un être, c’est ce qui lui convient : quod est conveniens alicui est ei bonum[4]. L’eau convient au poisson, elle est un bien pour lui ; l’air convient à l’oiseau, elle est un bien pour lui ; les souris mettent le chat en appétit, pour le lapin, ce sont les carottes. La vérité convient à l’intelligence, elle est son bien, verum est bonum intellectus (I-II, q. 57, a. 2, sol. 3).

 

Dans Joie de croire, Joie de vivre, le jésuite François Varillon écrit : « Il y a, à notre racine, une orientation qui n’est pas une orientation vers Dieu[5]. » Pourtant, Thomas d’Aquin affirme que, selon la raison qu’il possède en propre, l’homme éprouve une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu (I-II, q. 94, a. 2). De plus, dans son Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, il affirme que tous les êtres désirent le bien : bonum est quod omnia appetunt[6]. Voici l’explication qu’il en donne.

 

Cette affirmation ne doit pas s’entendre seulement des êtres qui possèdent la connaissance, et qui saisissent le bien, mais également de ceux qui en sont dépourvus. Ces derniers tendent au bien par un appétit naturel, non pas comme s’ils connaissaient le bien, mais parce qu’ils sont mus au bien par quelqu’un qui le connaît, l’intelligence divine, à la manière de la flèche que l’archer dirige vers la cible. Mais comme rien n’est bon si ce n’est en tant qu’il est une certaine similitude et participation du bien suprême, le bien suprême lui-même est désiré d’une certaine manière dans n’importe quel bien. Et ainsi on peut dire que le vrai bien est ce que tous les êtres désirent.  

 

Un ami me faisait un jour l’objection suivante : « Pourquoi se bien conduire si on est tous sauvés ? » D’abord serons-nous tous sauvés ? Saint Paul fait plus que l’insinuer : « Dieu, notre Sauveur, veut que tous les hommes soient sauvés » (I Tim 2, 3). Or, ce que Dieu « veut », il est capable de l’obtenir. Dans la deuxième épître à Timothée, il affirme que Dieu nous a sauvés « non en considération de nos œuvres, mais conformément à son propre dessein et à sa grâce » (1, 9). À Tite, il écrit : « La grâce de Dieu s’est manifestée pour le salut de tous les hommes » (2, 11). Au même Tite : « Dieu, notre Sauveur, a manifesté sa bonté et sa tendresse pour les hommes ; il nous a sauvés. Il l’a fait dans sa miséricorde, et non pas à cause d’actes méritoires que nous aurions accomplis par nous-mêmes » (3, 4-5). Aux Éphésiens : « C’est par grâce que vous êtes sauvés. Dieu a voulu par là démontrer l’extraordinaire richesse de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus. Car c’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, moyennant la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu ; il ne vient pas des œuvres, car nul ne doit pouvoir se glorifier » (2, 5-9). Enfin : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde » (Rom 11, 32). On peut donc poser comme hypothèse que nous serons tous sauvés. Alors pourquoi bien agir ? Parce que notre bien, c’est ce que Dieu veut.

 

On pourrait ajouter une phrase que Dostoïevski met dans la bouche de l’un de ses personnages des Frères Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis. » Ridicule, car Dieu veut notre bien. Faire le bien, c’est se faire du bien, c’est chercher en tout ce qui nous convient et fuir ce qui tournerait à notre détriment. Si Dieu n’existait pas, nous ne deviendrions pas masochistes.

 

Le père Varillon affirme encore : « Si l’homme ne se reconnaît pas comme pécheur, sa relation avec Dieu est fausse[7]. » Vraiment ? Fils de Dieu par adoption, je considère Dieu comme un Père ; Thomas d’Aquin m’apprend que la charité est une amitié (II-II, q. 23, a. 1). Je ne suis pas essentiellement ou par définition un pécheur. Quand le pape François se définit comme un pécheur, il me fait sourire. Pécher n’est pas son métier, ce n’est pas une occupation à temps plein. Comment peut-on être ami de quelqu’un quand on se définit comme son offenseur ? Or, le péché offense Dieu. Le père Varillon est plus thomiste quand il écrit : « Le péché, c’est toujours de renoncer à humaniser, c’est ce qui est dés-humanisant[8]. » Je préférerais que le pape François se définisse comme le chef de l’Église catholique romaine et qu’il prenne quelques décisions qui s’imposent.

 

         2. Somme théologique, I-II, q. 19, a. 5

 

L’objet de la volonté, c’est ce que la raison lui propose. Si un objet lui est présenté comme mauvais, elle devient mauvaise si elle s’y porte. Or, les choses bonnes peuvent être présentées comme mauvaises ; les choses mauvaises, présentées comme bonnes (I-II, q. 19, a. 5). Les exemples qu’apporte Thomas d’Aquin sont pour le moins inattendus. Éviter la fornication, c’est bien. Cependant, ce n’est un bien pour la volonté que si la raison le lui présente comme un bien. Si la raison lui présente comme mauvais le fait d’éviter la fornication, la volonté qui s’y porterait serait mauvaise. Il s’ensuit que la personne qui est dans cet état d’esprit devrait forniquer, car pour elle éviter la fornication est mal. Existe-t-il de telles personnes ? Je pense à Zorba le Grec. Si Thomas d’Aquin avait pris comme exemple : forniquer n’est pas un mal, il n’aurait forcé personne à forniquer, car personne ne peut ni ne doit faire tout ce qui est bien.

 

Le deuxième exemple qu’il apporte n’est pas moins audacieux. Croire au Christ est bon en soi et nécessaire au salut. Mais la volonté ne se porte vers cet objet que si la raison le lui présente comme un bien. Si la raison d’une personne lui présente comme mauvaise la foi au Christ, sa volonté doit s’en détourner. Ici, on n’a pas à chercher des Zorbas : pour plus d’un milliard de musulmans, la foi en un Jésus Dieu et fils de Dieu est inacceptable.

 

On pourrait ajouter l’exemple de l’avortement. Le père Marcel-Marie Desmarais, o. p., a écrit un petit livre intitulé L’Avortement, une tragédie. En principe, d’accord. Mais la raison des personnes qui se font avorter peut présenter l’avortement comme un bien dans telles ou telles circonstances. Leur volonté y tend, et elles s’y prêtent sans faute.

 

3. De la Vérité, q, 17, a. 3 et 5.

 

Le dominicain Sertillanges ne fait qu’interpréter les articles 3 et 5 de la q. 17 du De Veritate, quand il écrit : « Celui qui agit selon sa conscience, même erronée, à supposer que sa volonté soit droite, obéit lui aussi à la loi de Dieu, puisqu’il agit conformément à ce précepte, le premier de tous et le seul au fond : obéis à ta conscience[9]. » Une raison est droite quand elle n’est pas dans l’erreur, mais une volonté est droite quand elle tend au bien tel que la raison le lui présente. Si la raison lui présente un mal comme un bien, la volonté droite y tend.

 

À l’article 3, Thomas d’Aquin affirme que la conscience lie par la force du précepte divin, conscientia ligare dicitur vi præcepti divini. À l’article 5, il tranche : « Comparer le lien de la conscience au lien qui découle du précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin au lien du précepte du prélat. » La conclusion est facile à tirer, et il le fait en ces termes : « Comme le précepte divin oblige contre le précepte du prélat et oblige davantage que le précepte du prélat, le lien de la conscience est plus fort que le lien du précepte du prélat, et la conscience obligera même si le précepte du prélat lui est contraire. » Quand donc il y a conflit, c’est la conscience qu’il faut suivre et non le prélat, même pape.

 

4. Somme théologique, II-II, q. 49, a. 1.

 

La morale de Thomas d’Aquin, qui tient plus de l’esprit de finesse, dont parle Pascal, que de l’esprit de géométrie, introduit quelques distinctions qui rendent moins rébarbatifs les austères principes de la conduite humaine. D’abord celui-ci : « Quand il doit poser une action humaine concrète, c’est-à-dire entourée de circonstances nombreuses et variables, l’être humain ne s’appuie pas sur des principes absolus, mais sur des règles dont le propre est d’être vraies dans la plupart des cas » (II-II, q. 49, a. 1). L’action humaine concrète, c’est ce mariage par opposition au mariage. On ne contracte pas LE mariage, mais CE mariage. Il y a donc des cas où le précepte ne s’applique pas. Dans La Certitude de la doctrine morale, l’abbé Lorenzo Roy écrit : « L’application d’une règle à telle situation unique et singulière [ce divorce, cet avortement, cette contraception, cette euthanasie] n’engage pas l’infaillibilité de l’Église[10]. » Que l’Église énonce un précepte de morale en vertu de son infaillibilité ne confère donc pas à ce précepte une rigueur géométrique.  

 

Voici ce qu’affirme l’encyclique de Jean-Paul II, La Splendeur de la vérité : « Les préceptes moraux négatifs, c’est-à-dire ceux qui interdisent certains actes ou comportements concrets intrinsèquement mauvais, n’admettent aucune exception légitime ; ils ne laissent aucun espace moralement acceptable pour “ créer ” une quelconque détermination contraire[11]. » On se sent coincé, mais l’est-on vraiment ?

 

Thomas d’Aquin va distinguer d’une part les préceptes moraux universels, immuables et négatifs, dont parle Jean-Paul II, d’autre part leur  application à un cas particulier. En les appliquant, on quitte le palier de  l’absolu pour se retrouver dans le mouvant, hoc est mutabile (I-II, q. 100, a. 8, sol. 3). Il prend position à ce sujet quand il se demande si l’on peut être dispensé parfois d’observer les préceptes du décalogue (I-II, q. 100, a. 8). On l’est quand un cas particulier se présente où l’on irait à l’encontre de l’intention du législateur si l’on observait le précepte à la lettre. La première objection à laquelle il répond porte sur le  précepte négatif  « Tu ne tueras pas ». Or, les hommes dispensent de ce précepte puisque les lois humaines permettent de mettre à mort, entre autres, les malfaiteurs et les ennemis de la patrie. Même le Catéchisme de L’Église catholique accepte encore la peine de mort dans les cas particulièrement graves[12].    

 

En répondant à l’objection, Thomas d’Aquin ajoute un mot : « Tu ne tueras pas injustement. » Dans certains cas, il est conforme à la justice de tuer un être humain. L’homicide que le commandement défend, c’est l’homicide injuste, qu’on appelle communément le meurtre, et que le Petit Robert définit ainsi : « Action de tuer volontairement [sic] un être humain. » « Volontairement » ne convient pas : il faut dire injustement, car, à la guerre, on tue volontairement mais pas toujours injustement.  

 

Après avoir répondu à l’objection portant sur l’homicide, Thomas d’Aquin applique son principe à d’autres cas. Il est dit : « Tu ne voleras pas. » C’est un autre précepte négatif, comme dit  La Splendeur de la vérité. Selon Thomas d’Aquin, il existe des circonstances où il est conforme à la raison, donc moral, d’enlever à une personne quelque chose qui lui appartient. En l’occurrence, on ne commet pas le vol défendu par le commandement. Par exemple, dans le cas d’extrême nécessité, non seulement une personne peut prélever sur le bien d’autrui ce qui lui est nécessaire pour subsister, mais une tierce personne peut le prélever pour elle  (II-II, q. 66,  a. 7). Autre exemple : dérober les armes des terroristes, ce n’est pas voler.

 

Ceux qui ont appris le petit Catéchisme savent que, pour l’Église catholique romaine, la mort seule peut rompre le lien conjugal, mais c’est contraire à l’enseignement de Thomas d’Aquin : l’action singulière n’est pas réglée sur des vérités absolues. L’expérience peut faire découvrir des cas où le précepte ne s’applique pas (II-II, q. 49, a. 1). Dans ses Dernières conversations, le jésuite Carlo Maria Martini répond, quand l’interviewer lui demande quels sont « les problèmes qu’on ne peut renvoyer à plus tard » : « Avant toute chose, l’attitude de l’Église vis-à-vis des divorcés[13]. » Il souhaite des conciles portant sur un seul sujet et, selon lui, « le rapport de l’Église avec les divorcés » devrait être le sujet du prochain concile[14].

 

Paul Valéry étonne un lecteur muni des quatre principes exposés ci-dessus quand il écrit : « La morale est une sorte d’art de l’inexécution des désirs, […] de faire ce qui ne plaît pas, de ne pas faire ce qui plaît. Si le bien plaisait, si le mal déplaisait : il n’y aurait ni morale, ni bien, ni mal, tellement qu’à la fin, c’est remonter le courant, naviguer au plus près de la concupiscence et des images,  – qui est le phénomène moral[15]… »

 

« La morale est une sorte d’art de l’inexécution des désirs » non conformes à la raison, règle de moralité : désir de voler, de forniquer, de s’enivrer, etc. Quand on fait ce qui ne plaît pas, c’est en vue d’un bien qui l’emporte : la santé, par exemple, le podium pour l’athlète. Le bien plaît toujours – omnia bonum appetunt mais le bien de la raison vient souvent en conflit avec le bien des sens : David et Bethsabée. On ne remonte pas toujours le courant : Thomas d’Aquin fonde la loi naturelle sur les inclinations naturelles de l’être humain (I-II, q. 94, a. 2).

 

Thomas d’Aquin redoute le pouvoir à vie

 

         Thomas d’Aquin a laissé inachevé son commentaire de la Politique d’Aristote. Il n’avait pas terminé le troisième des huit livres de l’ouvrage, mais l’occasion s’était déjà présentée d’exposer sa position sur le pouvoir à vie, per totam vitam. Il émet une opinion très négative quand il commente cette pratique dans le cas des membres du Conseil des Anciens, à Sparte. Ne connaissant pas suffisamment le grec pour commenter à partir du texte d’Aristote, il utilisait les traductions latines que lui préparait son confrère Guillaume de Moerbeke (1215?-1286), ancien évêque de Corinthe.  

 

         Voici le début de son commentaire : Quamvis etiam si essent perfecte virtuosi, formidabile esset civitati, etc. La traduction de la première partie ne comporte aucune difficulté : « Même s’ils étaient d’une vertu parfaite », [lors de leur élection]. La deuxième pose un problème à cause de l’adjectif  latin formidabile, qu’un traducteur impatient ou fatigué rendrait par le calque « formidable », devenu un superlatif exprimant l’admiration. Quand un auteur emploie formidable au sens vieilli du mot, il faut qu’il en avertisse ses lecteurs, comme le fait le jésuite Joseph Moingt : « Pourquoi la fixation sur la morale sexuelle quand les défis de l’humanité sont aussi formidables, au sens étymologique du terme[16] ? »

 

         En latin, formidabilis signifie « redoutable ». Cet adjectif vient du verbe  formidare,  « s’éloigner avec effroi de, frissonner devant, redouter, avoir peur, s’épouvanter, craindre ». Au sens vieilli du terme, l’adjectif français formidable signifie : « qui inspire ou est de nature à inspirer une grande crainte ».

 

         Le sens de l’adjectif formidable est passé de redoutable à admirable, et ce n’est pas un cas unique : « Il est habituel, constate Thomas d’Aquin, que les noms soient détournés de leur première imposition pour signifier d’autres choses : Consuetum est quod nomina a sui prima impositione detorqueantur ad alia significanda (II-II, q. 57, a. 1, sol. 1). Il donne l’exemple du mot medecina, qui a d’abord signifié un médicament, puis l’art qui prescrit le médicament.

 

         On pourrait ajouter l’exemple du mot prudence. Il a d’abord signifié l’habileté à découvrir les moyens efficaces et moraux d’atteindre des fins également morales. Alors on ne s’étonne pas que Thomas d’Aquin ait fait de la prudence ainsi entendue la vertu propre du chef (II-II, q. 47, a. 12, obj. 1). Mais le mot signifie actuellement la précaution. Le Petit Robert définit ainsi la prudence : « Attitude d'esprit d'une personne qui, réfléchissant à la portée et aux conséquences de ses actes, prend ses dispositions pour éviter des erreurs, des malheurs possibles, s'abstient de tout ce qu'elle croit pouvoir être source de dommage. » Cette prudence bannit le courage, l’audace, le risque, dont tout chef doit un jour ou l’autre faire preuve.

 

Quand Thomas d’Aquin affirme qu’élire pour la vie les membres du Conseil des Anciens, même s’ils sont parfaitement vertueux, formidabile esset civitati, il faut rendre formidabile par un adjectif comme redoutable, dangereux, périlleux, et traduire formidabile esset civitati par « ce serait dangereux pour la cité », et il en donne la raison. À Sparte, ces hommes de 60 ans et plus avaient à prendre des décisions importantes. Or, de même qu’il y a une vieillesse du corps, de même, la plupart du temps, il y en a une de l’esprit. En vieillissant, les hommes n’ont plus la force d’âme ni la vivacité d’esprit qu’ils avaient dans la jeunesse à cause de la diminution des puissances sensitives qui sont au service de la partie intellective de l’âme[17].

 

         Il n’est pas sans intérêt de voir quel adjectif Aristote a employé pour qualifier le pouvoir à vie ; c’est amphisbêtêsimos, qui signifie « sujet à discussion, litigieux, douteux ». Le verbe de la même famille, amphisbêteô, signifie « être en désaccord, contester ». Le traducteur de la Politique, publiée chez Gallimard[18], emploie à juste titre « contestable », qui signifie en français « qui peut être contesté » et il renvoie à « discutable, douteux ». Mais Thomas d’Aquin commentait à partir d’une traduction dans laquelle amphisbêtêsimos est rendu par formidabilis, beaucoup plus fort, et il l’a assumé.

 

         Dans Black Popes. Authority : its use and abuse, livre paru en français sous le titre inerme : Réflexions sur L’exercice de l’autorité[19], le jésuite Thomas D’Esterre Roberts, ancien archevêque de Bombay, rejoint Thomas d’Aquin : « Il n’est pas certain que des hommes très âgés soient toujours et automatiquement les plus qualifiés pour le gouvernement[20]. » Péguy ajoute  son grain de sel : « Les vieillards ont droit au respect. Ils n’ont pas droit au commandement[21]. »

 

Le désir du pouvoir a beau être déraisonnable, selon Thomas d’Aquin, il n’en est pas moins un fait d’évidence notoire. Les hommes désirent le pouvoir comme les malades, la santé, à cause des avantages dont il leur donne la possibilité ou le droit de bénéficier[22]. Cette comparaison a été reprise d’Aristote, qui ajoutait : « Les hommes ne cherchent qu’à commander; sous le joug des détenteurs du pouvoir, ils se résignent[23]. » Et encore : « La grandeur des richesses et des honneurs dont  jouissent les monarques est l’objet de l’ambition de tous[24]. » Donc désir du pouvoir pour les plaisirs, les richesses, les honneurs ; bref, les trois concupiscences sont soûlées.

 

         Rien n’a changé : non seulement les hommes désirent le pouvoir comme les malades désirent la santé, mais ils le désirent et s’y agrippent même malades. Pierre Accoce a écrit deux livres sur ce sujet : un premier intitulé Ces nouveaux malades qui nous gouvernent[25] ; un second intitulé Ces malades qui nous gouvernent[26].

 

Selon saint Augustin, « Il est très difficile pour des chefs entourés de flatteurs qui les portent aux nues et d’obséquieux qui se courbent bien bas devant eux, de ne point s’enfler d’orgueil, mais de se rappeler, au contraire, qu’ils ne sont toujours que des hommes[27]. » Cette parole rappelle trop la réponse de Pierre au centurion Corneille pour que j’omette de la citer. Corneille, entouré de ses parents et de ses amis, attend l’arrivée de Pierre. Dès que ce dernier entre, il se jette à ses pieds et se prosterne. Mais Pierre de répliquer aussitôt : « Relève-toi. Je ne suis qu’un homme, moi aussi[28]. »

 

         Chez les détenteurs du pouvoir, les démissions sont rares. Mgr Roberts s’étonne que, lors de la parution de son livre, en 1956, un seul pape avait démissionné, et il raconte comment avait été élu ce premier démissionnaire. L’évêché de Rome était sans titulaire depuis deux ans et trois mois. Il avait connu une bonne demi-douzaine de vacances, dont une de près de quatre ans – du 25 octobre 304 au 27 mai 308. Loufoque compensation, il y eut quelques fois deux papes et même trois, et plusieurs papes illégitimes.

 

L’Église était donc sans pape depuis deux ans et trois mois. « La corruption du gouvernement de l’Église l’avait  placée dans une situation tellement inextricable qu’à la fin on tenta de s’entendre pour choisir un pape hors du Collège des Cardinaux[29] [ils n’étaient que douze]. » « C’était un temps fertile en prophéties annonçant qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir, sous l’impulsion de quelque saint ascète. Tous les regards étaient fixés sur Pierre d’Isernia, ermite célèbre pour sa sainteté. […] C’est à son ermitage […] que se rendit le cortège des cardinaux. Le vieillard – il avait alors environ quatre-vingts ans – avait voulu rendre son ermitage inaccessible, mais il n’avait pas tout prévu, et on trouva le moyen de le hisser hors de son trou. Il ne protesta pas : il se contentait de considérer la chose avec un profond dégoût[30]. » Le 24 août 1294, il fut proclamé évêque de Rome, devant quelque 200 000 spectateurs accourus voir l’étrange personnage devenu pape sous le nom de Célestin V.

 

         « Aux yeux de Célestin, la bonté consistait à faire plaisir à tout le monde[31]. » Même pour un pape, c’était impossible au XIIIe siècle comme de nos jours. Le saint ermite se rendit bientôt compte qu’il n’était pas du bois de pape. Lorsqu’il émit pour la première fois l’intention de démissionner, ce fut la consternation chez les profiteurs de sa bonté. Même si aucun pape ne l’avait fait avant lui, Célestin « accueillit avec enthousiasme la proposition du cardinal Caetani (qui devait être, comme par hasard, son successeur) : le Pape déciderait par décret pontifical qu’il est légitime qu’un pape donne sa démission. » Le 13 décembre 1296, cinq mois après son élection, Célestin V abdiqua.

 

Jean-Paul II, atteint d’un parkinson, n’a pas réagi de la même manière. Lors d’un voyage en Bulgarie, un journaliste lui demanda s’il envisageait de renoncer à sa charge. Il répondit : « Si le Christ était descendu de la croix, j’aurais le droit de renoncer. » Je pourrais qualifier cette réponse de stupide, mais je me bornerai à dire qu’elle n’a rien de thomiste. Dans la Somme théologique,Thomas d’Aquin se demande s’il faut que celui qui assume l’épiscopat soit meilleur que les autres : Utrum oportet eum qui ad episcopatum assumitur esse cæteris meliorem (II-II, q. 185, art. 3). Il répond d’abord qu’on ne confie pas ce saint ministère à un homme pour le récompenser : sa récompense, il la recevra in futuro. Puis il rappelle à ceux qui ont à choisir un évêque – le pape en est un – qu’ils ne sont pas tenus de choisir le plus parfait, le plus saint, mais celui qui a le plus d’aptitude pour le gouvernement d’une Église.

 

Il s’ensuit que, quand un homme devenu pape n’est plus en mesure de gouverner, la raison pour laquelle on l’a choisi n’existe plus, et il ne devrait pas rester en fonction pour se sanctifier, car il n’a pas été élu pape pour se sanctifier : il pourrait se sanctifier ailleurs. Un tel homme est devenu, comme dit saint Luc, un serviteur inutile (Luc, 17, 10). Au moins inutile ; peut-être nuisible. On ne comprend pas que Jean-Paul II ne voyait personne en mesure de le remplacer avantageusement. L’exemple de Benoît XVI crée un formidable précédent – formidable au sens courant du terme !

 

La soif du pouvoir n’excluait pas la papauté. « Devenir évêque de Rome, voire successeur de Pierre, n’avait guère jusqu’alors [on est au VIIIe siècle] excité les convoitises. Régner sur la moitié de l’Italie […] devenait autrement alléchant. La souveraineté temporelle commença aussitôt à porter

ses fruits empoisonnés[32] et, durant plus d’un siècle, chaque élection de pape déclencha des rivalités acharnées[33]. »

 

En 769, le pape Étienne III convoqua un synode. Il fut décrété que l’évêque de Rome devait être un prêtre ou un diacre, les laïcs étaient exclus, mais les évêques ne changeaient pas encore de diocèse. C’est en 882 que, pour la première fois, un évêque devint évêque de Rome et pape. Et c’est en 1024 qu’un dernier laïc devint pape, malgré le décret qui l’interdisait depuis 769.

 

         Voici comment Jean Mathieu-Rosay décrit l’ascension de ce dernier laïc au sommet de la papauté. « Benoît VIII mourut le 9 avril 1024. C’est son frère, Albéric II, tout-puissant consul, sénateur et duc de Parme, qui se fit élire, s’arrogeant ainsi le seul titre qui lui manquait encore [celui de pape]. Le 4 mai 1024, on lui fit gravir en un jour tous les degrés de la cléricature, depuis l’infime rang de portier jusqu’au souverain pontificat, [qu’il assuma sous le nom de Jean XIX]. Son élection lui avait coûté une fortune, mais il jugeait l’investissement rentable. Maître absolu de toutes les charges, il lui suffisait de ne les accorder qu’au plus offrant. L’habile financier fut même sur le point de vendre au patriarche de Constantinople […] la primauté sur l’Église universelle. Jean XIX mourut le 6 novembre 1032 après avoir porté la simonie à un sommet vertigineux[34]. »

 

         Le tout-puissant cardinal Hildebrand était dégoûté. En avril 1059, au synode du Latran, il fit voter un décret réservant désormais au collège des cardinaux, créé par Léon IX (1049-1054), l’élection du pape, le peuple, le clergé et l’empereur d’Allemagne devant se contenter de l’approuver. C’était un moindre mal, car un cardinal pouvait être un simple laïc et très jeune : certains avaient 13, 14 et 15 ans, plusieurs moins de 20 ans. Lors d’un conclave tenu en 1605, le cardinal jésuite, Robert Bellarmin, s’indigna de voir que trois membres du Sacré Collège qui n’avaient pas 20 ans obtenaient des votes. 

 

Mais le décret réservant au collège des cardinaux l’élection du pape fut enfreint par celui-là même qui l’avait proposé au synode du Latran. Il se fit élire, 14 ans plus tard, par les acclamations “spontanées” du peuple, forçant ainsi la main aux cardinaux[35]. » Le 22 avril 1073, dans la basilique du Latran, quand les funérailles d’Alexandre II se terminaient, des cris retentirent à divers endroits de l’assistance : « Hildebrand, pape ! » Après un moment de silence, les mêmes voix s’élevèrent entraînant cette fois toute la foule avec elles. Le cardinal Hugo de Silva Candida monta en chaire, attendit que le calme revint puis, par un discours dithyrambique en faveur d’Hildebrand, affirma que Dieu avait parlé par la voix du peuple : Hildebrand serait le nouveau pape. Tous se rendirent alors à Saint-Pierre-aux-Liens où le décret d’élection – préparé à l’avance – fut lu au peuple et ratifié dans l’enthousiasme. Le coup soigneusement monté par le parti d’Hildebrand, sous l’inspiration de Béatrice de Toscane, l’une de ses trois conseillères, avait parfaitement réussi[36]. » Le jour même, Hildebrand devenait Grégoire VII.

 

De nombreux changements ont été apportés au conclave au cours des siècles ; les derniers remontent à Jean-Paul II qui décréta, en 1996, que seuls auront droit de vote les cardinaux qui n’ont pas 80 ans révolus. Il écartait ainsi tous ceux qu’il n’avait pas lui-même faits cardinaux, sauf un. Étonnante mesure : un homme  n’est plus qualifié pour choisir un évêque de Rome quand il a 80 ans révolus, mais il l’est pour gouverner l’Église entière. Il manque assurément un décret qui stipulerait que l’évêque de Rome doit, comme tous les évêques, démissionner à 75 ans. Avant le décret de 1059, le peuple et le clergé avaient leur mot à dire dans l’élection de l’évêque de Rome. Il serait souhaitable qu’ils l’aient de nouveau un jour.

 

En 236, par exemple, il fallait élire un évêque de Rome. On proposait des candidats à la foule. Eh oui ! à la foule, quand une colombe blanche vint se poser sur la tête d’un certain Fabien, un simple laïc. La foule y vit un signe du ciel, et Fabien devint évêque de Rome. Dans L’Évangile sauvera l’Église, le jésuite Joseph Moingt évoque cette époque et pose quelques questions : « Aux premiers siècles, les évêques étaient élus. Est-il normal que le pape donne un chef à une communauté, à un diocèse, sans que ce peuple soit consulté ? Peut-on l’imposer ? A-t-on le droit de faire venir des prêtres de régions éloignées et de les mettre à la tête des paroisses sans avoir pris l’avis des communautés chrétiennes[37] ? »

 

À la page 246 de ce livre, le père Moingt répond à ses questions : « L’Église se méfie de toute forme de démocratie, et Jean-Paul II confiait à ses familiers que Vatican II avait eu le tort de favoriser l’introduction dans l’Église d’un vent de démocratie, mot qu’il avait en horreur. Le nouveau pontificat fera-t-il du neuf sur ce point ? Certains l’espèrent. » Après la lecture du passage où saint Paul dit que « le mari est la tête de la femme » (Éphésiens 5, 23), j’avais écrit au directeur du Prions en Église pour lui demander de supprimer ce texte ridicule. Il m’a répondu qu’il n’en avait pas le pouvoir, que le choix des textes était fait en haut.

 

Je termine en dénonçant une autre vieillesse : il y a celle des détenteurs du pouvoir, mais il y a aussi, et non moins redoutable, celle du pouvoir lui-même, c’est-à-dire du pouvoir détenu pendant des décennies. Le  détenteur a alors le temps de se construire une fortune à milliards et un château. Parmi les choses rares, on plaçait jadis « un vieux tyran ». Mieux protégés, les tyrans vivent vieux et meurent paisiblement dans leur lit. Ils mettent en pratique la politique rapportée par Platon dans L’Apologie de Socrate, 32c : multiplier les complices de leurs crimes.

 

Le droit naturel destine aux pauvres le superflu des riches

 

Avant de distribuer aux pauvres, et à pleines mains, le superflu des riches, il y a deux étapes à franchir : l’étape de la possession des biens extérieurs, puis l’étape de la propriété. Par l’expression biens extérieurs, il faut entendre extérieurs à la personne humaine : argent, propriété, vêtements, nourriture, animaux (domestiques ou sauvages), etc. Thomas d’Aquin emploiera indifféremment choses extérieures ou biens extérieurs. Sont intérieurs à la personne, les arts, les sciences, les vertus morales, les qualités physiques. On peut voler un violon, mais pas l’art d’en jouer.

 

La possession des biens extérieurs

 

Le nom  possessio dérive du verbe possidere, mais il y a deux verbes possidere ; l’un dont l’avant-dernier e est bref, l’autre dont l’avant-dernier e est long. Quand on rencontre le nom possessio, il peut dériver de l’un ou de l’autre verbe, et il n’a pas la même signification. Quand le nom possessio dérive de possidere avec un e bref, il signifie « acquisition ». Par exemple, Jacques Cartier prit possession, au nom du roi de France, des terres qu’il venait de découvrir. C’est le sens de possidere avec un e bref. Quand le nom  possessio dérive de possidere avec un e long, il signifie « être en possession de » ce dont on a pris possession. Être en possession, c’est l’état consécutif à la prise de possession.

 

Thomas d’Aquin va montrer en quel sens on est justifié de dire que la possession des choses extérieures est naturelle à l’homme et en quel sens elle ne l’est pas. Du point de vue de leur nature, les choses extérieures échappent au pouvoir de l’homme : il ne peut pas changer l’eau en vin, ressusciter des morts, guérir des aveugles, multiplier des pains.

 

On peut ensuite considérer les choses extérieures du point de vue de leur usage. De ce point de vue, l’homme exerce sur elles une souveraineté naturelle, c’est-à-dire qu’elles lui sont soumises : il ne peut pas changer le sapin en chêne, mais il peut utiliser l’essence qui convient pour se fabriquer un abri, une table, un lit, des chaises. Les biens extérieurs sont disponibles pour satisfaire ses besoins de nourriture, de vêtements, d’habitation, etc. 

 

Après avoir montré que la possession des choses extérieures est naturelle à l’homme du point de vue de l’usage qu’il en fait, Thomas d’Aquin se demande si l’homme peut posséder en propre des biens extérieurs (II-II, q. 66, a. 2). C’est la distinction entre possession et propriété qu’il va maintenant établir. Étienne Gilson exprime cette distinction par les formules suivantes : avoir pour soi (possession pour l’usage), avoir à soi (propriété)[38]. Il y a usage seulement quand quelqu’un utilise, pour satisfaire un besoin, quelque chose qui ne lui appartient pas : une voiture, un outil, un vêtement, etc.

 

La propriété des biens extérieurs

 

La propriété des biens extérieurs est nécessaire pour trois raisons. Primo chacun apporte plus de soin à la gestion de ce qui lui appartient en propre qu’à la gestion d’un bien, commun à tous ou à plusieurs. Il est humain que, dans ce dernier cas, chacun en fasse le moins possible et compte un peu trop sur les autres. Il est évident que la propriété privée stimule de manière éminente la production. Secundo il y a plus d’ordre dans l’administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne déterminée, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s’occupait indistinctement de tout. Quelqu’un pourrait essayer de traire une vache une deuxième fois. Tertio la division des biens en propriétés favorise le maintien de la paix. Par contre, il n’est pas étonnant que de fréquents litiges naissent chez ceux qui possèdent une chose en commun. Dans son commentaire de la Politique d’Aristote, Thomas d’Aquin affirme qu’il est très difficile pour des humains de vivre ensemble en mettant leurs biens en commun, surtout s’il s’agit de richesses. C’est manifeste chez les pèlerins, dit-il ; nous dirions chez les touristes. Au moment de faire les comptes, ils se querellent pour des sommes dérisoires[39].

 

L’usage des biens extérieurs doit demeurer commun

 

Cependant le droit de propriété doit se développer dans le respect de la fin des biens extérieurs : subvenir aux nécessités des humains. « Il n’y a pas de biens propres par nature », affirme Cicéron[40]. « Les biens ont été créés par la nature pour l’usage commun[41]. » La propriété dévie de sa fin quand elle empêche les biens extérieurs de satisfaire les besoins de certains, comme il arrive quand les richesses s’accumulent entre les mains d’un petit nombre. Thomas d’Aquin reprend ainsi deux théories d’Aristote : d’une part, il est de beaucoup préférable que les biens soient possédés privément ; mais, d’autre part, l’usage doit en demeurer commun d’une certaine manière. Le bon législateur y verra[42]. »

 

Du point de vue de leur usage, il est interdit de posséder les biens extérieurs comme étant propres. Autrement dit, l’usage ne peut faire l’objet d’un droit de propriété. Ce qui est de droit humain ne doit pas déroger au droit naturel. Or, selon l’ordre naturel, les choses inférieures sont destinées à subvenir aux nécessités de l’homme. Il s’ensuit que leur division et leur appropriation par les individus, œuvre du droit humain, ne doivent jamais empêcher qu’on s’en serve quand même, si besoin est, pour subvenir à des nécessités urgentes. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance – leur superflu – doivent, en vertu du droit naturel, servir à satisfaire les besoins des pauvres. Pour subvenir à une nécessité évidente et urgente, on peut prendre quelque chose qui appartient à autrui sans qu’il y ait vol (II-II, q. 66,  a. 7). D’où cette recommandation de saint Paul à son disciple Timothée : « Avertis les riches de ce monde de ne pas surestimer leur puissance ; d’éviter de mettre leur espoir en des biens précaires […] ; qu’ils donnent de bon cœur et sachent partager[43]. »

 

Mais, pour que la division du territoire en propriétés privées favorisent la paix, il faut que la répartition soit juste : « Seuls les États où les citoyens possèdent des fortunes modestes (ni très riches ni très pauvres) sont exempts de troubles et de séditions, affirme Aristote[44]. »  Plus loin, il ajoute : « Partout l’inégalité produit des dissensions[45]. »

 

La notion de superflu

 

Le superflu, destiné aux pauvres, c’est l’excès des biens nécessaires à une personne compte tenu de ceux dont elle a la charge, de son rang dans la société et de ses affaires. La démarcation entre le nécessaire et le superflu ne consiste pas, il va sans dire, en un indivisible ; ce n’est pas une ligne mais une laize : huiusmodi necessarii terminus non est in indivisibili constitutus (II-II, q. 32,  a. 6). Bien peu de personnes admettent qu’elles détiennent plus que leur juste part des biens que la nature met à la disposition de tous étant donné leur talent, leurs responsabilités et le travail qu’elles accomplissent.

 

Le Petit Robert définit ainsi le superflu : « Qui est en plus de ce qui est nécessaire, qui n’est pas strictement nécessaire. » Il faut aller voir comment il définit nécessaire : « Se dit d’une condition, d’un moyen dont la présence ou l’action rend seul possible une fin ou un effet. » Thomas d’Aquin ajoute que l’on qualifie de nécessaire « ce qui permet de mieux atteindre la fin ». En son temps, il disait qu’un cheval était nécessaire pour voyager. De nos jours, nous dirions la voiture.

 

Comment l’usage des biens extérieurs demeure commun

 

Mais comment l’usage des biens extérieurs peut-il demeurer commun d’une certaine manière ? Selon Aristote et Thomas d’Aquin, cette responsabilité incombe à la providence du bon législateur[46]. Et Thomas d’Aquin commence par nous faire admirer les sages prescriptions de la loi de Moïse à ce sujet (I-II, q. 105, a. 2).

 

D’abord, la propriété privée demeurait commune quant au soin, quantum ad curam : « Si tu rencontres la brebis égarée de ton frère, ramène-la-lui. » C’était imposer à tous, indistinctement, le soin des biens possédés même privément. Puis elle demeurait commune quant au fruit, quantum ad fructum. La loi permettait d’entrer dans la vigne d’un ami et de manger des fruits. Cependant, elle lui interdisait  d’en emporter. À l’endroit des pauvres, la loi se faisait encore plus libérale : leur étaient réservées les gerbes oubliées et les fruits demeurés sur le champ après la récolte ; de plus, ils avaient part à la récolte de la septième année.

 

La loi contenait également des prescriptions à l’endroit du propriétaire lui-même. Elle le priait d’abord de distribuer gratuitement une part de sa récolte. Cela évoque l’aumône dont parlent longuement Thomas d’Aquin (II-II, q. 32, a. 1-10) et le Coran. L’aumône est une des cinq prescriptions fondamentales de l’islam.

 

« La piété ne consiste pas à vous tourner vers l’Orient ou vers l’Occident ; la piété consiste [d’abord] à croire en Allah et au Jour dernier, aux anges, au Livre et aux prophètes. Elle consiste aussi à partager son bien […] avec les proches, les orphelins, les nécessiteux, ceux de la route, les “voyageurs”, les quémandeurs, et pour l’affranchissement des esclaves. La piété consiste [enfin] en un respect de la prière et en une dépense effective de l’aumône légale[47]. » L’aumône légale est fixée par l’État, comme nos taxes et nos impôts ; le partage entre les proches, les orphelins, les nécessiteux est déterminé par chacun. « Les croyants te demanderont la part de ce qu’ils doivent donner comme aumône. Dis : Ce que vous dépensez de profitable doit l’être prioritairement pour vos parents et vos proches, pour les orphelins, les pauvres et les enfants de la route[48]. »

 

« Dépensez dans la voie d’Allah, mais ne vous mettez pas en situation de péril[49]. » Thomas d’Aquin se demande si quelqu’un doit faire l’aumône avec le nécessaire (II-II, q. 32, a. 6). Il rejoint le Coran quand il dit qu’une personne ne doit jamais faire l’aumône avec ce qui est nécessaire à sa subsistance. Donc qui la placerait « en situation de péril ».

 

Thomas d’Aquin parle longuement de l’aumône (II-II, q. 32). À l’article 5, il prouve que faire l’aumône n’est pas facultatif, c’est de précepte pour toute  personne qui possède du superflu. À l’article 9, il rejoint de nouveau le Coran en affirmant qu’il faut d’abord faire l’aumône à ses proches quand ils sont dans le besoin.

 

Le droit naturel

 

Enfin, un mot du droit naturel puisque c’est lui qui destine aux pauvres le superflu des riches. La division du droit en droit positif et en droit naturel constitue la première division du droit.  Écoutons Cicéron : « Pour établir le droit, partons de cette loi suprême qui, antérieure à tous les temps, a précédé toute loi écrite. » « Il ne faut pas s’en remettre seulement à des lois écrites, je chercherai l’origine du droit dans la nature[50]. »

 

            Les pauvres attendent toujours le superflu des riches

 

Dans L’Assemblée des Femmes, Aristophane (~ 455 – ?) nous présente les femmes d’Athènes bien résolues à s’emparer du pouvoir pour mettre fin au paupérisme. La division du peuple en riches et en pauvres sera effacée, promettent-elles ; chacun puisera dans le fonds commun ce qui est nécessaire à sa subsistance. Si leur présidente, Protagoras, revenait, elle s’étonnerait sans doute du peu de progrès que l’humanité a réalisé en 2500 ans. Voici la situation actuelle.

 

 Le Rapport des Nations unies pour le développement (PNUD) de 1994 avançait des chiffres qui feraient s’arracher les cheveux à Protagoras. En 1960, les 20 % d’individus les plus pauvres de la terre se partageaient 2,3 % du revenu mondial ; en 1991, ils s’en partageaient 1,4 % ; en 1994, 1,1 %. Cette portion a continué de s’amincir, disaient les auteurs du rapport. Quant à la part du revenu mondial des 20 % d’individus les plus riches de la terre, elle était de 30 fois supérieure à celle des 20 % les plus pauvres, en 1960 ; de 61 fois supérieure en 1991, et de 78 fois en 1994. Selon les Nations unies, en 2011, 2 % de l’humanité possèdent 50 % de la richesse mondiale[51].

 

Amitié, un mot-clé de la pensée thomiste

 

Quand on ouvre pour la première fois l’Éthique à Nicomaque d’Aristote (~384-~322), traduction de Jean Voilquin, et qu’on jette un coup d’œil à la table des matières, on est étonné que l’amitié occupe deux des dix livres de l’ouvrage, les VIIIe et IXe, 102 des 528 pages – texte grec à gauche, traduction française à droite –, alors que la justice n’occupe que 56 pages.

 

Dès le début du livre VIII, Aristote dévoile la haute opinion qu’il a de l’amitié et de son importance dans la vie humaine : « L’amitié est une vertu, ou tout au moins, elle s’accompagne de vertu. De plus, elle est absolument indispensable à la vie : sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé des autres biens[52]. » Dans son commentaire, Thomas d’Aquin voit l’amitié comme une certaine vertu, quædam virtus, ou du moins qu’elle est accompagnée de vertu en tant que la vertu est la cause de la vraie amitié[53].

 

L’amitié n’exclut pas l’amour

 

Dans Les Caractères, Jean de La Bruyère (1645-1696) affirme que « l’amour et l’amitié s’excluent l’un l’autre[54]. » L’amitié aristotélico-thomiste n’exclut pas l’amour : elle en est une espèce, l’amour de bienveillance, qui s’oppose à l’amour de concupiscence. On retrouve cette division dans  Les Passions de l’âme de Descartes (1596-1650) : « … on distingue communément deux sortes d’Amour, l’une desquelles est nommée Amour de bienveillance, c’est-à-dire, qui incite à vouloir du bien à ce [sic] qu’on aime; l’autre est nommée Amour de concupiscence, c’est-à-dire, qui fait désirer la chose qu’on aime[55]. »

 

J’ai tiqué sur le « ce » de l’amour de bienveillance de Descartes parce qu’il n’exclut pas les choses. « Ce » qu’on aime peut être un lac, un arbre, un chien, un chat. En commentant Aristote, Thomas d’Aquin insiste sur ce point. Les humains aiment le vin et l’or, mais on ne peut pas parler d’amitié. D’abord parce que l’amour du vin ne provoque pas un amour en retour, alors que c’est requis pour l’amitié. Le bien que l’homme veut au vin, c’est en définitive pour lui-même qu’il le veut. C’est pourquoi du fait que l’homme aime le vin, on ne peut pas conclure qu’il est bienveillant envers le vin : c’est envers lui-même qu’il l’est[56].

 

Cette attitude est contraire à la notion d’amitié. L’amitié veut du bien à l’ami en vue de son bien à lui et non pour le bien de celui qui l’aime. Quand il se demande, dans la Somme théologique, si la charité, vertu théologale, est une amitié, il remplace le vin et l’or par le vin et le cheval (II-II, q. 23, a. 1). De nos jours, le cheval céderait sa place au chien et au chat. On a un retour de l’affection qu’on leur porte, mais, comme dans le cas du vin, c’est finalement pour soi qu’on entretient leur affection.

 

Si des gens veulent du bien à quelqu’un pour lui-même, et non pour les avantages qu’ils en retirent, nous les appelons bienveillants, mais non amis. Car l’amitié est une bienveillance réciproque, de telle sorte que l’amant est aimé. Il y a une sorte d’échange à la manière de la justice commutative[57]. Il complète ensuite la définition de l’amitié. Elle est un amour de bienveillance réciproque « connue ». On peut être bienveillant envers des personnes qu’on n’a jamais vues, et il se peut qu’à leur insu deux personnes éprouvent l’une pour l’autre les mêmes sentiments de bienveillance. On ne pourrait pas les appeler des amies, car elles ignorent la relation qu’elles entretiennent[58].

 

Toutes les catégories de personnes ont besoin d’amis

 

« Nul ne voudrait d’une vie comblée de tous les biens mais dépourvue d’amis », affirmait ci-dessus Aristote. Il va montrer que toutes les catégories de personnes ont besoin d’amis : les riches, les pauvres, les vieux, les jeunes, les gens au sommet de leur forme, les malades, les intellectuels. Bien des choses ont changé pendant les deux millénaires et quelques siècles qui nous séparent d’Aristote, mais rapportons, au moins par curiosité, comment il les voyait, il y a 2300 ans. Thomas d’Aquin s’est contenté de commenter Aristote, mais il aurait pu ajouter des exemples de son temps. 

 

C’est à ceux qui possèdent le plus de biens extérieurs – les riches, les chefs et les puissants – que les amis sont le plus nécessaires. D’abord pour l’usage de leurs biens. Il n’y a aucune utilité à posséder en abondance des richesses si l’on n’en fait bénéficier personne. Or, le bénéfice s’en tire davantage et le plus louablement si l’on en fait bénéficier les amis [sauf en politique]. En second lieu, les riches ont besoin d’amis pour la conservation de leurs biens : plus la fortune est grande, moins elle est sûre, parce qu’elle suscite beaucoup d’envieux[59].

 

Mais ce n’est pas seulement dans la bonne fortune que les amis sont nécessaires ; ils le sont aussi dans la pauvreté. Les gens pensent que les amis offrent un excellent refuge aux pauvres[60]. Heureusement pour les pauvres, dit-on parfois, il y a des pauvres. L’aide aux pauvres se développe davantage horizontalement que verticalement.

 

L’amitié est nécessaire aux jeunes ; des amis vont les aider à éviter les fautes de leur âge. C’est la jeunesse qui recherche le plus le plaisir, disait-on, au temps d’Aristote[61]. Cicéron le rejoint quand il dit que la vieillesse, en nous faisant renoncer aux plaisirs, nous délivre du tort le plus grave qu’ait la jeunesse[62]. Platon considérait le plaisir comme « le grand appât du mal[63]. » L’austère vertu de tempérance n’est pas une fleur de la jeunesse, d’accord, mais il faut rappeler qu’elle n’élimine pas le plaisir, seulement les plaisirs contraires à la raison car, selon Thomas d’Aquin, « nul ne peut vivre sans plaisir sensible et corporel » (I-II, q. 24, a. 1). 

 

Voltaire se trompe quand il déclare : « Que m’importe que tu sois tempérant ? C’est un précepte de santé que tu observes ; tu t’en porteras mieux, et je t’en félicite[64]. » En son temps, il n’était peut-être pas catastrophique que le cocher ait pris un verre de trop. Mais le risque est évident de nos jours quand c’est le conducteur d’une automobile qui a commis l’excès.

 

Les amis – inutile d’ajouter « bons », car pour Aristote, Cicéron et Thomas d’Aquin, la vraie amitié est fondée sur la vertu : les complices ne sont pas des amis – peuvent empêcher les jeunes de commettre des bêtises. Le jeune Marc Aurèle (121-180) aurait été un vrai ami, lui qui remerciait les dieux de ne pas avoir fait usage prématurément de sa virilité, mais d’en avoir même retardé le moment[65]. Le jeune Épictète aussi (50-125 ou 130) : « Quant aux plaisirs de l’amour, autant que faire se peut, garde-toi pur avant le mariage[66]. » De nos jours, quand nous parlons des plaisirs dont il faut prévenir les jeunes, nous pensons sexe, alcool, drogue. Pour les convaincre, il faut essayer de leur prouver que l’excès tourne à leur détriment et que, dans certains cas, c’est l’abstinence qui est requise.

 

Dans La Tyrannie du plaisir, Jean-Claude Guillebaud rapporte la pratique assez courante du viol collectif, que la morale romaine concédait aux adolescents libres, « dépucelés à quatorze ou quinze ans, qui couraient la gueuse dans les nuits chaudes […], enfonçaient la porte d’une femme de mauvaise vie pour la violer collectivement[67]. » Mais les jeunes avaient d’autres plaisirs au temps de saint Augustin (354-430).

 

À l’école du rhéteur, le jeune Augustin est bien plus paisible que les autres. Il ne prend aucune part aux excès commis par les « brise-tout » (nom sinistre et diabolique dont ils se paraient comme d’un brevet d’élégance). Je vivais parmi eux, mais je ne leur ressemblais pas. J’avais en horreur les brimades dont ils accablaient la timidité des nouveaux venus, qu’ils effrayaient et insultaient pour nourrir leurs plaisirs méchants. Pouvait-on leur donner un nom plus juste que celui de « brise-tout[68] ? « Brise-tout » est une traduction du latin eversor, du verbe evertere, qui signifie : « tourner sens dessus dessous, bouleverser, renverser, abattre. »

 

Devenu professeur, voici ce qu’il dit de ses étudiants de Carthage. « Ils envahissent impudemment les cours et, avec des mines frénétiques, troublent l’ordre établi dans leur propre intérêt. Ils commettent mille dégâts avec une stupidité étonnante, que la loi devrait punir, mais elle les protège. […]  Ces mœurs, quand j’étais étudiant, je n’avais pas consenti à les faire miennes ; professeur, j’étais forcé de les supporter[69]. »

 

On le convainc d’aller poursuivre son enseignement à Rome, où, disait-on, les jeunes étudiants sont plus tranquilles. Ils n’ont pas l’effronterie de se précipiter pêle-mêle dans l’école d’un maître dont ils ne sont pas les élèves ; on ne les y admet à aucun prix sans sa permission. Augustin réunit d’abord chez lui quelques élèves, qui vont le faire connaître. Mais voici qu’il apprend l’existence à Rome de certaines coutumes qu’il n’avait pas subies en Afrique. Sans doute, on m’assurait que les violences pratiquées par les jeunes vauriens de là-bas étaient inconnues ici. Mais brusquement, me disait-on, pour ne pas acquitter à un professeur le prix de ses leçons, les jeunes gens se concertent en grand nombre et passent chez un autre professeur, sans respect pour la parole donnée et au mépris de la justice, par amour de l’argent. Un poste de professeur de rhétorique à Milan le conduit à saint Ambroise. Il ne parle plus d’élèves[70].

 

L’amitié est nécessaire aux personnes âgées. Aristote qualifie de belle vieillesse celle d’une personne qui vieillit lentement et n’est à charge à personne. Pour en jouir, il faut des qualités corporelles et de la chance[71]. Dans la chance, on place les amis. Les services que les amis rendent à des personnes âgées les empêchent d’être à charge à autrui. L’ami étant un alter ego, « un second soi-même », il n’est pas un anonyme autrui.

 

Pour vieillir lentement, Cicéron donne d’excellents conseils : « L’exercice et la tempérance peuvent entretenir dans le corps du vieillard une partie de sa vigueur première[72]. » Et encore : « Il faut « lutter contre la vieillesse tout comme on doit lutter contre la maladie, prendre de l’exercice avec modération, régler sa nourriture et sa boisson de façon à restaurer ses forces, non à les ruiner[73]. »

 

« Pour moi qui recherche le plaisir de la conversation, écrit Cicéron […], je me considère comme grandement redevable à la vieillesse, qui fait que je recherche de plus en plus la causerie et tiens de moins en moins à la bonne chère et à la boisson. Pour les amateurs de bonne chère et de boisson j’ajoute (car je ne veux pas faire au plaisir des sens une guerre sans merci : dans de certaines limites, on peut admettre qu’il est conforme à la nature) que la vieillesse, à ce qu’il me semble, n’y est pas insensible[74]. » Cet avantage de l’amitié exclut sans conteste les animaux de compagnie.

 

Les amis sont nécessaires à ceux qui sont au sommet de leur forme, ou à la perfection de leur âge, in summo, idest in perfecta ætate, dit Thomas d’Aquin. Ils vont les inciter aux bonnes actions, car les amis dont il est question sont vertueux, et l’exemple entraîne plus que les paroles (I-II, q. 34, a. 1).    

 

Enfin les amis sont nécessaires à la vie spéculative, car parfois l’un voit ce que l’autre ne peut voir[75]. Thomas d’Aquin revient sur cette idée[76] en ajoutant une remarque. Il est préférable que le sage, occupé à la recherche de la vérité, ait des collaborateurs, car il arrive que l’un voit ce qu’un autre, même plus sage, licet sapientiori, ne voit pas. « On a souvent besoin d’un plus petit que soi », écrivait La Fontaine dans Le lion et le rat.

 

L’amitié et la conservation des cités

 

C’est par l’amitié que les cités semblent se conserver. C’est pourquoi les législateurs s’appliquent davantage à conserver l’amitié entre les citoyens que la justice, qu’ils peuvent suspendre parfois, par exemple, dans les châtiments à infliger, pour ne pas faire naître de dissension[77]. Leur attitude devient évidente du fait que la concorde ressemble à l’amitié. C’est la concorde que les législateurs désirent le plus, et c’est la dissension des citoyens qu’ils repoussent le plus comme étant ennemi du salut de la cité[78].

 

La concorde règne entre plusieurs personnes quand leurs volontés fusionnent dans un même vouloir (II-II, q. 29, a. 1). C’est le trait de ressemblance entre l’amitié et la concorde. Mais elles diffèrent en ce que la concorde n’implique pas que l’unanimité se réalise dans le bien. Saint Paul fut traduit devant une assemblée de Pharisiens et de Sadducéens[79], qui étaient d’accord pour le mal, qui erant concordes in malo, dit Thomas d’Aquin (II-II, q. 37, a. 1, obj. et sol. 2). Certains législateurs se satisfont de la concorde, moins exigeante que l’amitié. 

 

Là où elle règne, l’amitié assume en quelque sorte la justice. Entre amis, en effet, tout est commun[80] puisque l’ami est un autre soi-même : cum amicus sit alter ipse[81]. Or, il n’y a pas de justice proprement dite d’une personne envers elle-même.

 

Thomas d’Aquin tient l’amitié en très haute estime : « Dans la société humaine, ce qui est le plus nécessaire, c’est que l’amitié règne entre beaucoup, inter multos[82]. Et encore : « Entre tous les biens du monde, il n’y a rien qui semble digne d’être préféré à l’amitié. C’est d’elle que tous les humains ont sans cesse besoin dans toutes les formes de leur activité[83]. »

 

C’est pourquoi toute loi doit viser à faire régner l’amitié entre les citoyens (I-II, q. 99, a. 1, sol. 2 ; q. 105, a. 2, sol. 1). Il voit dans le mariage avec des étrangers, et non avec un membre de la parenté, un excellent moyen d’étendre l’amitié dans la société, voire entre les peuples.  

 

Le mariage, lieu par excellence de l’amitié

 

Le mariage, ce n’est pas ce mariage. Dans la Somme contre les Gentils, Thomas d’Aquin élargit la vue très augustinienne de la fin du mariage, rapportée ci-dessus[84].  Il reconnaît d’autres avantages à l’union conjugale. Entre un mari et son épouse semble régner la plus grande amitié, maxima amicitia. En effet, ils s’unissent non seulement dans l’acte de la copulation charnelle, in actu carnalis copulæ, qui, même chez les bêtes, produit une société agréable, suavem societatem, mais encore dans le partage de toute la vie domestique. Entre amis tout est commun, comme a dit Platon ci-dessus. Or, c’est dans le mariage ou dans la vie en couple que la communauté culmine : même table, même lit, mêmes joies, mêmes peines, mêmes problèmes ; l’ennui ne peut s’infiltrer. 

 

Vatican II précise davantage la position de Thomas d’Aquin : « Le mariage n’est pas institué en vue de la seule procréation[85]. » On peut donc se marier pour d’autres raisons. Et c’est pourquoi l’Église catholique romaine bénit des mariages de personnes âgées, de personnes handicapées, de couples stériles. Sans possibilité d’avoir des enfants, sans concupiscence à apaiser, on peut se marier pour s’offrir des secours réciproques. Jésus a dit : « Mon joug est doux et mon fardeau léger » (Matthieu 11, 30). Encore plus léger quand on le porte à deux.

 

Les secours réciproques qu’un couple peut s’offrir sont innombrables. Ce peut être simplement l’ennui à vaincre : « Le grand ennemi, “ l’ennemi no 1 ”, du monde moderne, c’est l’ennui[86]. » Qui ne connaît des veufs et des veuves qui s’ennuient ? Surtout des veufs. C’est la tendresse qui manquait à l’abbé Pierre ; écoutons son humble aveu : « Ce qui, tout au long de ma vie, m’a sûrement coûté le plus, ce fut le volontaire renoncement à la tendresse. […] Le plus douloureux à vivre, ce fut vraiment le vœu de chasteté, qui conduit à renoncer à la tendresse. […] La tendresse d’une femme, celle de chaque jour, je ne l’ai jamais vécue. De cela, j’ai éprouvé une souffrance constante, quotidienne, toute ma vie. Car je ne pense pas que, pour un homme, la tendresse existe sans la présence d’une femme. Ou alors, il faut vraiment que Dieu s’en mêle beaucoup[87]. »   « Que Dieu s’en mêle beaucoup » ou que l’homme soit homosexuel.

 

On ne s’étonne pas de voir les gens vivre en couple quand on connaît l’importance de l’amitié dans la vie. Je rappelle ce qu’en disait Aristote ci-dessus : « L’amitié est absolument indispensable à la vie ; sans amis, nul ne voudrait vivre, même en étant comblé de tous les autres biens[88]. » Dans son traité De l’amitié, Cicéron (~106-~43) met les paroles suivantes dans la bouche de Lélius : « Je vais vous exhorter de mon mieux à mettre l’amitié au-dessus de tous les biens terrestres[89]. » L’expression « en couple » n’exclut pas les couples homosexuels.

 

« À Saint-Jean-de-la-Porte-Latine, une fraternité  d’homosexuels s’était organisée, célébrait ses “mariages” dans les mêmes formes liturgiques que les couples habituels : on lisait solennellement l’évangile des “noces de Cana”, on se distribuait la communion, puis les nouveaux “époux” s’en allaient se mettre en ménage[90]. » Cela se passait à Rome sous le pontificat de Grégoire XIII (1582-1585).

 

La vertu théologale de charité, une amitié

 

Quand Thomas d’Aquin aborde la question de la vertu théologale de charité, dans la Somme théologique, il se demande en premier lieu si la charité est une amitié (II-II, q. 23,  a. 1). Selon sa méthode, il semble que non. Il y a peu de chrétiens qui, en énumérant leurs meilleurs amis,  mentionneraient Dieu ou Jésus. J’en connais un.

 

Thomas d’Aquin commence par rappeler la notion aristotélicienne d’amitié : un amour de bienveillance réciproque. Un tel amour existe du côté de Dieu qui est offensé quand nous agissons contre notre bien[91]. Il existe également de notre côté. Dans le Notre Père, les humains disent à Dieu ce qu’ils lui souhaitent. L’amour entre Dieu et les humains est donc de bienveillance et il est réciproque. Il semble donc évident que la charité est une certaine amitié, quædam amicitia, de l’homme avec Dieu. Cette conclusion de Thomas d’Aquin est confirmée par cette déclaration de Jésus à ses disciples : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jean 15, 15).

 

J’ai présenté l’amitié comme un mot-clé de la pensée de Thomas d’Aquin. Pascal parle de la « vertu apéritive d’une clé[92]. » Il me semble que le mot amitié ouvre sur de bien belles pages de la pensée thomiste. Lui-même ne dit-il pas qu’entre tous les biens du monde, il n’y a rien qui semble digne d’être préféré à l’amitié[93] ?

 

Les péchés capitaux

 

L’adjectif capital vient du latin caput, qui signifie tête. Or, la tête, au sens propre, est un membre de l’animal qui est principe (origine, point de départ) et directeur de tout l’animal. De là, métaphoriquement, le nom de tête est donné à tout ce qui est principe et exerce une direction. Ainsi, les hommes qui dirigent et gouvernent les autres sont dits « têtes des autres », capita aliorum. On parle aussi de vice capital au sens propre du mot, quand il s’agit d’une faute qui encourt la peine capitale, c’est-à-dire la peine de mort exécutée durant des siècles par décollation ou décapitation, au sabre, à la hache ou à la guillotine. Mais ce n’est pas en ce sens qu’on parle des péchés capitaux. Le mot est alors pris au sens figuré et désigne une faute qui est à l’origine d’autres fautes, principalement en tant que fin. [L’avare poursuit la richesse comme une fin ; le gourmand, le plaisir du manger et du boire, etc.] Le vice capital n’est pas seulement le principe d’autres vices : il les dirige en quelque sorte. C’est pourquoi Grégoire le Grand (~540-604) compare les vices capitaux à des chefs d’armées[94].

 

L’ancêtre des péchés capitaux

 

Il est normal de demander à ceux qui perpétuent la doctrine des péchés capitaux si l’inventeur est connu. On le pense : il s’agirait d’un moine du IVe siècle, Évagre le Pontique (345-399). « Le Pontique » parce qu’il était originaire du Pont, pays du nord-est de l’Asie Mineure, en bordure du Pont-Euxin, nom grec de la mer Noire. Très tôt, Évagre entre en relation avec des savants comme Basile le Grand (329-379) et Grégoire de Nazianze (~330-~390). En 380, il accompagne ce dernier à Constantinople, où il aura l’occasion d’en commettre quelques-uns et d’en observer d’autres. Après une aventure romanesque avec la femme d’un haut fonctionnaire, il s’embarque pour Jérusalem. En 383, il gagne l’Égypte, où il s’établit définitivement comme moine.

 

Le premier, il dressa une liste de huit « symptômes d’une maladie de l’esprit » qui se traduisent en actions mauvaises ; ce sont les ancêtres de nos péchés capitaux : la gourmandise, l’avarice, la luxure, la colère, la tristesse, la mélancolie, la vanité et l’orgueil. Grégoire le Grand (~540-604) modifia quelque peu cette liste : « Quand l’orgueil, qui est le roi des vices, a pleinement soumis un cœur, il le donne à dévaster à sept vices principaux, qui sont comme ses capitaines. Le commencement de tout péché est l’orgueil (I-II, q. 84, a. 2). De cette racine vénéneuse sortent sept rejetons[95]. »

 

Orgueil, gloire et vaine gloire

 

Avant de poursuivre, il importe de distinguer l’orgueil de la vaine gloire. L’orgueil, « commencement de tout péché », c’est le désir de sa propre excellence : excellentia, de ex, « au-dessus » et de cellere  « monter ». Dans l’acquisition de tous les biens temporels, l’être humain se propose comme fin de l’emporter sur les autres, de devenir le meilleur. C’est en ce sens que l’orgueil est le commencement de tout péché (I-II, q. 64, a. 1).  Non seulement l’homme, insiste Thomas d’Aquin, mais tout être tend à la perfection du bien qui lui convient et n’est apaisé que s’il le possède[96]. À maintes reprises, il affirme que tous les êtres désirent réaliser leur perfection : omnes appetunt suam perfectionem adimpleri[97].

 

La vaine gloire présuppose la gloire. La gloire signifie un certain éclat. Il s’ensuit qu’être glorifié, c’est la même chose que recevoir de l’éclat, dit saint Augustin. Or, l’éclat dégage une beauté qui frappe les regards. C’est pourquoi le mot de gloire implique la manifestation de quelque chose que les hommes jugent beau, qu’il s’agisse d’un bien corporel ou spirituel. Mais ce qui est absolument éclatant pouvant être vu par la foule, et même de loin, le mot de gloire signale précisément que le bien de quelqu’un parvient à la connaissance et à l’approbation de tous. Mais, en prenant le mot au sens large, la gloire ne consiste pas seulement dans la connaissance d’une foule, mais aussi d’un petit nombre, ou même de soi  seul, lorsque l’on considère son bien propre comme digne d’éloge (II-II, q. 132, a. 1). Voyons comment le Petit Robert présente la gloire à des non-théologiens : « Grande renommée répandue dans un très vaste public, et tenant à des mérites, à des actions ou à des œuvres jugés remarquables. »

 

Que l’on connaisse et approuve son bien propre, ce n’est pas un péché. Saint Paul dit en effet : « Nous n’avons pas reçu, nous, l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, pour connaître les dons gracieux que Dieu nous a faits. » Dans la Somme contre les Gentils, Thomas d’Aquin blâme ceux qui ignorent la dignité de leur nature[98]. Dans l’acte d’humilité, nous disions : « … je ne suis que cendre et poussière », etc. C’est faux : notre âme humaine n’est ni cendre ni poussière : elle est spirituelle et immortelle. Nous ajoutions : « … apprenez-moi à me mépriser moi-même. » Devenu enfant de Dieu par le baptême, comment peut-on adresser à Dieu une demande aussi blessante ? Pareillement, ce n’est pas un péché de vouloir que ses bonnes œuvres soient approuvées par les autres, car on lit dans saint Matthieu : « Que votre lumière brille devant les hommes. » C’est pourquoi le désir de gloire, de soi, ne désigne rien de vicieux.

 

C’est le désir de la vaine gloire, qui est un vice, un péché capital. Et la gloire peut être qualifiée de vaine dans trois cas. D’abord lorsque quelqu’un veut se glorifier de ce qui n’existe pas [se donner un faux titre, par exemple] ou de ce qui est indigne de gloire, comme une réalité fragile et caduque [se glorifier de son athéisme, de son sexe – les juifs avaient une prière dans laquelle ils remerciaient Dieu de ne pas être nés femmes – de son homosexualité, de sa nationalité, de sa langue, de la couleur de sa peau, de sa profession, etc.] Deuxièmement, lorsque celui à qui la gloire est demandée n’est pas à même de juger [faire étalage de sa science devant un auditoire qui l’ignore]. Troisièmement, lorsqu’on ne rapporte pas le désir de gloire à une fin légitime, comme l’honneur de Dieu ou le salut du prochain. [Pour un chrétien, il y a deux commandements : aimer Dieu et aimer son prochain. La gloire peut venir d’une vie consacrée à son prochain. On pense à tous ceux et celles qui ont donné ou risqué leur santé et leur vie pour combattre des maladies contagieuses. Quant à la gloire pour l’amour de Dieu, il faut chercher parmi les saints. Bref, on a tous les jours des occasions de se glorifier, de se vanter. Qui peut se targuer de ne pas en saisir presque quotidiennement ? Et c’est pourquoi la vaine gloire est un péché capital, une source de péchés.

 

Les péchés capitaux démêlés par Thomas d’Aquin

 

Voyons maintenant avec quelle rigueur Thomas d’Aquin distingue les sept péchés capitaux (I-II, q. 84,  a. 4). D’après ce qui a été dit (a. 3), les vices capitaux sont ainsi qualifiés parce que d’autres en dérivent, principalement comme de leur cause finale. Les vices capitaux vont donc se distinguer d’après les fins qui meuvent l’appétit. Or, quelque chose meut l’appétit de deux manières. D’abord, il le meut directement. En ce sens, le bien incite l’appétit à le poursuivre et à fuir le mal. Le bien meut l’appétit indirectement quand on poursuit un mal pour le bien qu’il renferme ou qu’on fuit un bien à cause du mal qu’il recèle. Le régime alimentaire est accepté pour le bien de la santé. Par contre, un athlète peut renoncer aux honneurs du podium à cause des sacrifices nécessaires.  

 

Or, le bien de l’homme est triple : bien de l’âme, bien du corps, bien extérieur. Il existe un certain bien de l’âme, comme les louanges et les honneurs, qui sont recherchés de façon désordonnée par la vaine gloire, inanis gloria. Pour Thomas d’Aquin, comme pour le pape Grégoire le Grand, c’est la vaine gloire et non l’orgueil qui est le premier des péchés capitaux.

 

L’autre bien de l’homme, c’est le bien du corps. L’homme y poursuit deux fins. La première, c’est la conservation de l’individu par le manger et le boire. Ce bien peut être poursuivi de façon désordonnée par la gourmandise, gula en latin, qui a donné gueule et gueuleton. L’autre fin que l’homme poursuit, c’est la conservation de l’espèce par le coït. Le désordre ici, c’est la luxure, vice opposé à la chasteté (II-II, q. 153) et non l’impureté. « Bienheureux les cœurs purs » m’a été d’abord expliqué comme s’il s’agissait des cœurs chastes. Le latin a dissipé la confusion : Beati mundo corde. Mundo est l’ablatif, cas de la déclinaison latine, de l’adjectif mundus, qui signifie « propre». Monder, c’est nettoyer en séparant les impuretés (corps étrangers, pellicules, pépins). De l’orge mondé, ce n’est pas de l’orge chaste ! Un cœur mondé non plus.

 

Le troisième bien de l’homme, ce sont les richesses. Le vice qui les prend pour fin a nom avarice. Et nous avons les quatre premiers péchés capitaux dans l’ordre justifié par Thomas d’Aquin : vaine gloire, gourmandise, luxure et avarice. Comparons-les aux quatre premiers du Catéchisme de l’Église catholique[99] : l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère. Seule l’avarice est dans les quatre premiers de Thomas d’Aquin. Il en est ainsi dans le petit Catéchisme de mon enfance[100] : l’orgueil, l’avarice, l’impureté, l’envie.

 

Quand le bien meut l’appétit directement, nous avons donc trois biens que l’homme poursuit et quatre vices capitaux qu’ils présentent l’occasion de commettre. Voyons maintenant le deuxième cas : quand le bien meut l’appétit indirectement, on se détourne d’un bien à cause du mal qui lui est uni, propter aliquod malum conjunctum. Cela se produit de deux manières. Le bien dont on se détourne peut être le bien propre qui engendre la tristesse à cause des efforts qu’il exige. Ce vice, c’est l’acédie, une des espèces de tristesse que distingue Thomas d’Aquin.

 

Cette évocation du « bien propre » de l’homme exige des précisions.  Thomas d’Aquin classe l’homme dans une espèce particulière à cause de son intelligence (II-II, q. 179, a. 1, sol. 2) de nature différente de l’intelligence animale[101]. Cette intelligence est ce qu’il y a de plus fondamental, principalissimum[102] et de meilleur dans l’homme, in homine optimum[103] ; rien dans les créatures n’est plus noble ni plus parfait que l’acte de l’intelligence[104]. Et le bien de l’intelligence, c’est la vérité, objet de la vie spéculative[105].

 

Mais cette vie spéculative exige des efforts, car elle est meilleure qu’une vie selon la nature de l’homme, melior quam vita quæ est secundum hominem[106].En effet, l’homme est composé d’un corps et d’une âme ; vivre comme s’il n’était qu’une intelligence ne lui est donc pas naturel. Une telle vie est au-dessus de l’homme, supra hominem (II-II, q. 180, a. 8, sol. 3). La vie spéculative, orientée vers la recherche de la vérité, exige donc des efforts. Ceux qui n’ont pas le courage de les assumer éprouvent de la tristesse.

 

 C’est pourquoi Thomas d’Aquin place l’acédie dans le genre de la tristesse ; il en fait une espèce de tristesse (I-II, q. 84, a. 4). Pourtant, le Catéchisme de l’Église catholique[107] indique comme septième péché capital la paresse ou acédie, comme si les deux mots étaient synonymes. Il s’écarte alors de la pensée de Thomas d’Aquin. Pour désigner la paresse, Thomas d’Aquin emploie ou bien le mot segnities (I-II, q. 41, a. 4) ou le mot pigritia (q. 44, a. 4, sol. 3), et la paresse est une espèce de crainte, non  une espèce de tristesse. Le paresseux n’est pas triste : il refuse de travailler par crainte de l’effort, tandis que l’acédique est triste de voir que son bien propre est difficile à atteindre. Il me fait penser au renard de la fable, qui ne pouvait atteindre les raisins : « Ils sont trop verts », dit-il, et il poursuit sa route.

 

Enfin, la tristesse peut être causée par le bien du prochain. C’est alors l’envie chez la personne qui y voit un obstacle à sa propre excellence. La vedette d’hier, éclipsée par une nouvelle venue, ronge son frein. Si l’envie comporte un désir de vengeance, c’est la colère,  appetitus vindictæ (I, q. 20, a. 1, sol. 2).

 

Et nous avons les sept péchés capitaux, non pas pêle-mêle mais bien articulés par Thomas d’Aquin : vaine gloire, gourmandise, luxure, avarice, acédie, envie et colère. Si l’on compare cette liste à celle du Catéchisme de l’Église catholique[108], on constate d’abord que l’ordre diffère, mais surtout que Thomas d’Aquin place en tête la vaine gloire et non l’orgueil, qu’il emploie luxure et non impureté, acédie et non paresse. Chez Thomas d’Aquin, la paresse n’est pas un péché capital.  

 

« Aimez vos ennemis » (Matthieu 5, 44)

 

         Qu’est-ce qu’un ennemi ? La question n’est pas inutile. Allons au Petit Robert. Il nous apprend que le mot ennemi vient du latin inimicus, formé de in et amicus, puis il donne la définition suivante : « Personne qui déteste quelqu’un et cherche à lui nuire. » Le préfixe in est un élément négatif, qui devient il devant un l, m devant  b, p, m et r devant un r. On le retrouve dans beaucoup de mots : infidèle, illisible, imbuvable, impuissant, immoral, irrespectueux. De même que l’infidélité nie la fidélité, de même l’inimitié ni l’amitié. Or, l’amitié est un amour de bienveillance réciproque[109]. L’ami aime et veut du bien, l’ennemi déteste et cherche à nuire.

 

Quand on lit, sous la plume de Thomas d’Aquin, que la grâce ne détruit pas la nature (I, q. 1, a. 8), on cherche en vain l’inclination naturelle qui pousserait à aimer ses ennemis. Thomas d’Aquin soulève la question dans son traité de la charité. Il se demande si la vertu théologale de charité inclut nécessairement les ennemis (II-II, q. 25, a. 8).

 

         Il semble que non, et il apporte trois objections. Je ne retiens que la deuxième. La charité ne détruit pas la nature. Or, tous les êtres, même ceux qui ne possèdent pas la raison, haïssent naturellement ce qui leur est contraire, comme la brebis et le loup, l’eau et le feu. Donc la charité ne fait pas aimer les ennemis. Pourtant le précepte de Matthieu est clair : « Aimez vos ennemis » (5, 44). Mais, avant d’inscrire le nom de vos ennemis dans votre carnet d’anniversaires, lisez ce qu’en dit Thomas d’Aquin.

 

Le précepte de Matthieu peut s’entendre de trois manières. D’abord on pourrait comprendre qu’il faut aimer ses ennemis en tant qu’ils sont ennemis. J’ai été blessé, volé, calomnié. La charité ne me demande pas d’aimer le voleur, le calomniateur, le violent.  Ce serait aimer le mal dans autrui.

 

         En second lieu, l’ennemi peut être considéré d’une manière générale, in universali, en tant qu’il possède la nature humaine. De ce point de vue, la charité demande d’aimer ses ennemis. On ne peut pas aimer Dieu et le prochain si l’on exclut ses ennemis de l’amour que l’on doit avoir pour ses semblables. L’empereur romain Marc Aurèle (121-180) avait exprimé la même opinion : « Ayant jugé que la nature du coupable est d’être mon parent, non par la communauté du sang ou d’une même semence, mais par celle de l’intelligence et d’une même parcelle de la divinité, je ne puis pas m’irriter contre un parent ni le prendre en haine[110]. » Et il ajoute une phrase on ne peut plus étonnante sous la plume d’un empereur romain non chrétien : « Le propre de l’homme est d’aimer même ceux qui l’offensent[111]. » Au nombre des devoirs imposés à leurs adeptes, les stoïciens mentionnaient : « Venir en aide même à nos ennemis[112]. »

 

         Enfin, le précepte de Matthieu peut être considéré en particulier, in particulari. Mon ennemi n’est plus alors un vague être humain : il est tel être humain, tel homme ou telle femme. En ce sens, serait-on mû de façon particulière à aimer son ennemi ?  Ce n’est pas nécessaire à la charité de façon absolue parce qu’il n’est pas nécessaire à cette vertu que nous ayons une dilection spéciale à l’égard de chacun de nos semblables, quels qu’ils soient ; ce serait impossible. [J’aime les Chinois, mais pas chacun en particulier.] Cependant, cette dilection spéciale, à l’état de disposition dans l’âme, est nécessaire à la charité, en ce sens qu’on doit être prêt à aimer son ennemi en particulier dans le cas de nécessité. [Cet amour se traduit par de l’aide qu’on lui apporte s’il risque de se noyer, de se faire dévorer par une bête, de mourir brûlé dans sa voiture accidentée, etc.] Mais, en dehors du cas de nécessité, témoigner effectivement de l’amour à son ennemi relève de la perfection de la charité.  

 

         À l’article suivant (II-II, q. 25, a. 9), Thomas d’Aquin se demande s’il est nécessaire de donner à son ennemi des signes ou des marques effectives d’affection. Il semble que oui puisque Matthieu ajoute : « Faites du bien à ceux qui vous haïssent » (5, 44). Voici ce qu’il en pense. Les effets et les marques de la charité procèdent de l’amour intérieur et lui sont proportionnés. Or, l’amour intérieur envers les ennemis en général est exigé absolument par le précepte, tandis que l’amour pour un ennemi en particulier ne l’est pas absolument, mais seulement comme disposition de l’âme (II-II, q. 25, a. 8). Il faut donc en dire autant des actes ou des témoignages d’affection manifestés à l’extérieur. Car il y a des bienfaits et des marques d’amour que l’on doit donner à son prochain en général, par exemple, en priant pour tous les fidèles et pour tout le peuple, ou bien en procurant quelques bienfaits à toute la communauté. Être ainsi bienfaisant ou témoigner ainsi de l’amour à des ennemis est exigé par le précepte.

 

         Mais il y a d’autres bienfaits ou d’autres témoignages d’affection que l’on n’accorde qu’à certaines personnes en particulier. Se comporter ainsi à l’égard de ses ennemis n’est nécessaire que pour disposer l’âme à leur venir en aide dans le cas de nécessité. Mais qu’en dehors du cas de nécessité quelqu’un accorde des bienfaits de ce genre à ses ennemis, cela relève de la perfection de la charité, qui, non contente de ne pas se laisser vaincre par le mal, ce qui est de nécessité, veut encore vaincre le mal par le bien, ce qui relève de la perfection. Non seulement alors on craint de se laisser entraîner à la haine à cause d’une injure que l’on a subie, mais on s’efforce de se faire aimer de son ennemi en lui faisant du bien ; pour réussir, il faut beaucoup de doigté.

 

L’unité du mariage : un seul avec une seule

 

         Thomas d’Aquin a laissé la Somme théologique inachevée. Le traité des sacrements n’était pas terminé : il restait le mariage. Il en a parlé abondamment dans la Somme contre les Gentils. Il expose ses arguments en faveur de l’unité du mariage – un homme, une femme –, dans le livre 3, chapitre 124. Il affirme que le mariage doit unir un seul homme et une seule femme, et il développe cinq arguments.

 

         Il semble inné chez tous les animaux qui pratiquent le coït de ne pas supporter le partage de leur partenaire. C’est pourquoi le coït provoque chez eux des combats. Et cela s’explique par une seule raison, commune à tous les animaux, y compris l’animal raisonnable. Chaque animal veut jouir à son gré, libere, du plaisir du coït comme du plaisir de la nourriture. Cette liberté serait limitée si plusieurs mâles entretenaient une seule femelle (polyandrie)  ou vice versa : plusieurs femelles, un seul mâle (polygamie). De même, un animal est empêché de jouir librement de sa nourriture quand un autre cherche à lui ravir ce qu’il veut manger. Aussi pour la nourriture et pour le coït les animaux se battent-ils pareillement.

 

         Un peu de vocabulaire avant de poursuivre. Le mot polyandrie n’existe en français que depuis 1765. C’est le fait pour une femme d’avoir simultanément plusieurs maris. Le mot est formé du préfixe grec poly, « plusieurs », et du nom grec andros, génitif d’anêr, « homme mâle ». Moins pratiquée que la polygamie, la polyandrie l’a quand même été chez de nombreux peuples. La polyandrie fraternelle, des frères partageant une même épouse, serait encore pratiquée en Himalaya. Le mot polygamie, plus ancien de deux siècles, 1558, est formé du préfixe grec, poly, « plusieurs », et de gunê, « femme ». C’est le fait pour un homme d’avoir simultanément plusieurs épouses. La polygamie est mieux connue que la polyandrie.

 

         À la première raison, commune à tous les animaux, s’en ajoute une spéciale chez l’animal raisonnable qu’est l’être humain. Il veut être sûr de sa descendance, et il ne pourrait en être sûr si plusieurs hommes avaient accès à une seule femme. Impossible de déterminer celui des trois ou des quatre qui est  le père de l’enfant qu’elle met au monde quand on ne dispose pas du test d’ADN. C’est donc dans l’instinct de la nature que cette loi d’un seul avec une seule prend son origine.

 

         Toutefois on notera une différence entre les deux raisons déjà apportées. L’une et l’autre expliquent qu’une femme ne puisse avoir plusieurs maris (polyandrie), mais qu’un mari ne puisse avoir plusieurs femmes (polygamie) la seconde raison, certitude de la paternité, ne le prouve pas. Si un mari a des relations sexuelles avec plusieurs femmes, il est sûr de sa paternité, si ses épouses sont fidèles. Et l’épouse qui devient mère sait qui est le père de son enfant et l’enfant sait qui est son père. Mais la première raison, liberté de jouir à son gré du plaisir du coït, garde sa valeur dans les deux cas (polyandrie et polygamie). De même, en effet, que le mari perd la liberté d’user à son gré de sa femme si celle-ci coïte avec d’autres hommes, de même la femme perd la sienne si le mari coïte avec plusieurs femmes.

 

Et parce que la certitude de la paternité est le premier bien, principale bonum, recherché dans le mariage, aucune loi humaine n’a toléré la polyandrie. Les anciens Romains estimaient la polyandrie anormale. Valérius Maximus rapporte qu’ils refusaient la dissolution du lien conjugal même pour cause de stérilité. Il faut se garder de traduire principale bonum par « bien principal », comme certains traduisent virtus par vertu, conversatio par conversation, mediocritas par médiocrité. Principalis, signifie « premier ». D’ordinaire, quand un homme et une femme se marient, ils veulent avoir des enfants. Il est primordial qu’ils les reconnaissent comme étant les leurs avant d’investir dans leur éducation.

 

         Chez tous les animaux où le père s’occupe des petits, il n’y a qu’un mâle pour une femelle. Il en est ainsi chez les oiseaux ; l’un et l’autre nourrissent les oisillons. Un seul mâle ne suffirait pas s’il devait prêter son concours à l’élevage de la progéniture de plusieurs femelles. Mais, quand le mâle n’a aucunement soin des petits, il va s’accoupler indifféremment avec plusieurs femelles, et la femelle avec plusieurs mâles. Dans l’espèce humaine, le mâle assume, plus que chez les autres animaux, la charge de sa postérité. C’est pourquoi il est manifestement naturel chez l’être humain qu’il n’y ait qu’un mari pour une seule femme et une seule femme pour un seul mari.

 

         Le mariage est le lieu de la plus grande amitié, maxima amicitia[113].

 Cependant, l’amitié présuppose une certaine égalité. « Les différentes amitiés reposent sur l’égalité, enseigne Aristote ; les amis se traitent l’un l’autre de la même manière ; ce qu’ils désirent les uns pour les autres est identique[114]. » Or, l’expérience le prouve, quand un homme a plusieurs femmes, celles-ci sont quasi des servantes, ancillæ, alors que la relation à leur mari devrait être une relation d’associés, socialis conjunctio (I, q. 92, a. 3).  L’expérience dont parle Thomas d’Aquin est évoquée dans le Coran : « Il vous est impossible d’être équitables envers vos femmes, même si vous vous préoccupez de cela. Ne soyez pas du côté de l’une d’elles en laissant l’autre en suspens[115]. »

 

         Un amour fervent ne s’étend pas à de nombreuses personnes, comme le prouve encore Aristote[116]. Voici une des raisons qu’il apporte : « La difficulté sera grande de partager, comme il convient, les joies et les peines de beaucoup d’amis. Il arrivera, à n’en pas douter, qu’il faudra, en même temps, se réjouir avec l’un et s’affliger avec un autre. » Si donc la femme n’avait qu’un seul mari tandis que celui-ci aurait plusieurs femmes, l’amour ne serait plus égal de part et d’autre.

 

         Le mariage doit être organisé de manière à favoriser les bonnes mœurs Et Thomas d’Aquin pense que, si le mariage unit pour toujours un seul homme à une seule femme, il en résultera de grands avantages pour les conjoints eux-mêmes, pour la famille et pour la société. Il serait contraire aux bonnes mœurs qu’un homme ait plusieurs femmes [ou une femme plusieurs maris], car il s’ensuivrait de la discorde dans la société familiale.

 

            L’unité du mariage dans un manuel soi-disant thomiste

 

         Comparer l’exposé de l’unité du mariage de Thomas d’Aquin à celui  de l’abbé Henri Grenier réserve d’énormes surprises. Pendant des décennies, des milliers de jeunes Québécois et de jeunes Québécoises ont utilisé les manuels latins de ce triple docteur, décédé monseigneur, pour préparer les examens de philosophie du baccalauréat ès arts[117].

 

On s’étonne d’abord que l’abbé Grenier omette le premier argument de Thomas d’Aquin en faveur de l’unité du mariage. Il ne fallait pas dire aux jeunes que tout animal, y compris l’animal humain, veut jouir à son gré, libere, du plaisir du coït. Pour comprendre la position de Thomas d’Aquin, il faut aller voir sa présentation de la loi naturelle (I-II, q. 94, a. 2). Tous les préceptes de la loi naturelle découlent des inclinations naturelles. D’abord, l’inclination à conserver sa vie, puis l’inclination au bien de la nature qu’il partage avec les animaux : l’union du mâle et de la femelle, l’éducation des enfants, etc. Le premier argument de Thomas d’Aquin s’appuie sur la nature que l’être humain partage avec les animaux dépourvus de raison.

 

         Grenier rejette la polyandrie parce que, selon lui, elle rend impossible l’identification du père, dont la contribution est nécessaire pour l’éducation des enfants[118]. Grenier donne une référence au Supplément de la Somme théologique[119]. D’abord, ce Supplément n’est pas de Thomas d’Aquin, puis ce qu’on y dit ne traduit pas la pensée de Thomas d’Aquin. Ce dernier dit que la polyandrie va à l’encontre du désir naturel du père de savoir qu’il est père. Il parlera d’éducation à propos de la polygamie. C’est donc dans l’instinct de la nature que cette loi d’un seul avec une seule prend son origine.  Grenier attribue à la polyandrie l’argument de Thomas d’Aquin contre la polygamie. Chez tous les animaux où le père s’occupe de ses petits, il n’y a qu’un mâle pour une femelle. Un seul mâle ne suffirait pas s’il devait prêter son concours à l’élevage de la progéniture de plusieurs femelles.

 

         Maintenant, ce n’est plus de la surprise : c’est de la stupéfaction. Grenier ne dit pas un mot de l’amitié qui, chez Thomas d’Aquin, fait l’objet de l’argument le plus développé.

 

          Enfin, Grenier affirme que la polygamie empêche l’apaisement de la concupiscence, qui est une autre fin secondaire du mariage, parce que la pluralité des épouses est davantage un excitant de la concupiscence qu’un remède, et il donne comme référence Somme contre les Gentils, 3, ch. 124.

Pourtant, Thomas d’Aquin ne dit rien de tel à cet endroit. Pour lui, il serait contraire aux bonnes mœurs qu’un homme ait plusieurs femmes [ou une femme plusieurs maris], car il s’ensuivrait de la discorde dans la société familiale.

 

L’eutrapélie !

 

         J’ai consulté mes dictionnaires, du Grand Robert jusqu’au Petit Larousse 2015.  2015 en 2014, comme les voitures. Aucun ne mentionne l’eutrapélie. Mon dictionnaire latin ne contenant pas le mot eutrapelia, j’ai consulté mon dictionnaire grec, Pessonneaux. Le mot y figure, et il a deux sens « 1o Souplesse d’esprit,  enjouement, fine raillerie. 2Bouffonnerie. »

 

         Thomas d’Aquin parle de l’eutrapélie quand il se demande si les jeux [y compris les jeux de mots] peuvent être l’objet d’une vertu (II-II, q. 168, a. 2). Voici comment il aboutit à une réponse affirmative. De même que l’homme a besoin de repos corporel pour refaire les forces de son corps, qui ne peut travailler sans relâche, car son énergie est limitée et proportionnée à certaines tâches [le bœuf peut tirer la charrue, l’homme ne le peut], il en est ainsi de l’âme [nous dirions de l’esprit, comme le font des auteurs que nous rencontrerons ci-dessous] qui a une vigueur limitée et proportionnée à des tâches déterminées. C’est pourquoi quand l’être humain se livre à l’activité intellectuelle en dépassant la mesure, il peine, laborat, et de ce fait se fatigue, d’autant plus que, dans les œuvres des facultés de l’âme, le corps travaille en même temps parce que l’âme, même l’intellective, se sert de facultés qui agissent par les organes du corps. Rien n’entre dans l’intelligence sans passer par les sens, surtout par la vue et l’ouïe. La vue, par laquelle on apprend soi-même ; l’ouïe, par laquelle on apprend des autres, précise Thomas d’Aquin (I, q. 117, a. 1). On se fatigue à écouter, on se fatigue à lire. Ce sont les choses sensibles qui sont à notre portée ; la vie intellectuelle exige un effort, cependant, c’est la vie de l’esprit qui est propre à l’homme, animal raisonnable[120].

 

Quand donc l’être humain s’élève au-dessus des choses sensibles pour s’appliquer aux œuvres de la raison, pratique ou spéculative, il en résulte une fatigue psychique, qui est plus grande s’il s’applique à la contemplation, car il s’élève alors davantage au-dessus des choses sensibles, bien que, dans les œuvres extérieures de la raison pratique, prudence et art, il puisse y avoir une plus grande fatigue physique. Dans les deux cas, cependant, la fatigue est d’autant plus grande qu’on s’applique plus intensément aux œuvres de la raison. Or, de même que la fatigue corporelle s’élimine par le repos du corps, de même la fatigue de l’esprit se relâche par le repos de l’esprit ou de l’âme.

 

Un mot sur les œuvres de la raison pratique, prudence et art. La prudence ancienne n’était pas une précaution, mais une habileté à trouver les bons moyens d’atteindre une bonne fin, Les gouvernements ne font que ça, chercher des moyens : moyens de stimuler l’économie, de créer des emplois, d’éliminer la pauvreté, de freiner l’évasion fiscale, de combattre le terrorisme, les GES, etc. La fatigue psychique est normale dans le domaine des arts. Il n’y a pas d’art dans lequel on puisse exceller sans beaucoup de travail et, partant, de fatigue.

 

         Or, le repos de l’âme, c’est le plaisir – Quies animæ est delectatio, comme il a été montré en parlant des passions (I-II, q. 31, a. 1, sol. 2). Pour le père Sertillanges, o.p., c’est la joie et non le plaisir qui est le repos de l’esprit[121]. Et voilà Sertillanges en désaccord apparent avec Thomas d’Aquin.

 

Pour rétablir l’harmonie, si possible, rappelons la distinction entre delectatio et gaudium (I-II, q. 31, a. 3). Thomas d’Aquin amorce sa réponse en citant Avicenne (980-1037) pour qui la joie est une espèce de plaisir. Il s’ensuit que toute joie est un plaisir, mais que tout plaisir n’est pas nécessairement une joie. Chez Thomas d’Aquin, la joie est un plaisir conforme à la raison, quelle que soit la matière d’où le plaisir est tiré : boissons, aliments, sexe, musique, lecture, chasse, pêche, méditation, etc. Tout plaisir humain devient une joie s’il porte le sceau de la raison. C’est pourquoi les plaisirs de l’inceste, du viol, du sadisme ou de l’ivrognerie ne s’élèvent pas au niveau de la joie. Dépourvue de raison, la bête ne peut transformer ses plaisirs en joies.

 

         Qui a raison : Thomas d’Aquin ou son savant disciple Sertillanges ? Prenons un exemple bien connu. Une personne fait jouer très fort de la musique, ou elle en joue elle-même, au désespoir de ses voisins de palier. Ce n’est pas conforme à la raison puisque les voisins sont incommodés (a. 3). Pourtant, cette musique repose l’esprit de la personne qui l’écoute ou la joue. Il s’ensuit qu’un plaisir non conforme à la raison, qui n’est pas une joie, peut reposer l’esprit. Il faut donc maintenir l’affirmation de Thomas d’Aquin et remédier à la fatigue de l’esprit en s’accordant quelque plaisir qui interrompe l’effort de la raison.

 

Les Conférences des Pères nous apprennent que certains avaient été scandalisés en voyant saint Jean l’Évangéliste en train de jouer avec ses disciples. Il demanda à l’un d’eux, qui portait un arc, de tirer une flèche, puis une autre, puis une autre. Lorsqu’il en eut tiré plusieurs, il lui demanda s’il pourrait en tirer indéfiniment. Le tireur répondit que, s’il continuait, l’arc finirait par se  briser. Saint Jean fit alors cette remarque : « De même, l’esprit de l’homme se briserait s’il ne se relâchait jamais de son application. »

 

         Ces paroles et ces actions, où l’on ne recherche que le plaisir de l’âme, s’appellent divertissements ou récréations. Il est donc nécessaire d’en user de temps en temps, comme moyens de donner à l’âme, ou à l’esprit, un certain repos. C’est ce qu’enseigne Aristote quand il déclare que, « le repos a sa place dans l’existence, et ce repos est occupé par la distraction et le jeu[122]. »

 

         Le premier et le principal comportement à exclure, ce serait de chercher le plaisir dans des actions ou des paroles honteuses ou nuisibles au prochain. D’où cette distinction de Cicéron : « Il y a  deux façons de se divertir, l’une grossière, effrontée, obscène ; l’autre élégante, courtoise, fine et spirituelle[123]. » En second lieu, il faut veiller à ce que la gravité de l’âme ne se dissipe pas totalement. Saint Ambroise nous en avertit : « Prenons garde, en voulant détendre notre esprit, de ne pas perdre toute harmonie, qui est comme l’accord des bonnes actions. » Cicéron dit encore : « Nous ne laissons pas à nos enfants pleine licence dans leurs jeux, nous leur laissons une liberté qui n’exclut pas l’observation des règles morales ; de même il convient que nos récréations s’éclairent d’un peu de lumière honnête[124]. »  En troisième lieu, il faut veiller, comme dans toutes les actions humaines, à ce que le jeu convienne aux personnes, aux temps et aux lieux, et qu’il soit bien ordonné selon les autres circonstances, c’est-à-dire qu’il soit digne du moment et de l’homme, dit encore Cicéron : « Il est facile de distinguer la plaisanterie fine de la grossière. L’une, quand elle vient au moment où l’esprit peut se détendre, est digne d’un homme bien élevé, l’autre ne l’est même pas d’un homme libre, quand à la laideur du sujet s’ajoute l’obscénité du langage[125]. »

 

         Tout cela est ordonné selon la règle de la raison. Or, l’habitus ou disposition stable qui fait agir selon la raison a nom vertu morale. C’est pourquoi les jeux ou les délassements peuvent être l’objet d’une vertu. Aristote en convenait et il l’appelait eutrapelia[126], mot qu’on peut rendre par enjouement. La personne qui possède cette vertu transforme facilement les paroles et les actes en délassements, comme le laisse entendre l’étymologie du mot eutrapelia. Il est formé du préfixe grec eu, qui signifie « bien ou bon », et du verbe trepô, qui signifie « tourner dans un sens différent ».   

 

         Thomas d’Aquin se demande ensuite si l’excès dans le jeu peut être un péché [ou une faute morale] (II-II, q. 168, a. 3).  Rappelons la distinction qu’il introduit entre péché et faute morale (I-II, q. 71, a. 6, sol. 5). Pour le théologien, le péché est une offense à Dieu ; pour le moraliste, il n’y a que des offenses à la raison. Le mot péché appartient au vocabulaire religieux ; on ne parle pas de péché en philosophie morale. Chaque fois que Thomas d’Aquin emploie le mot péché, si cela vous agace, remplacez-le par « faute morale ».

 

         Dans tout ce qui peut être dirigé par la raison, l’excès consiste à dépasser la règle imposée par la raison, et le défaut ou manque consiste à rester au-dessous de la règle de raison. L’excès dans le jeu peut se produire de deux manières. D’abord par la nature des actions qui divertissent, genre de plaisanterie que Cicéron qualifiait ci-dessus de « grossière, effrontée et obscène[127] », ce qui a lieu quand on emploie pour s’amuser des paroles ou des actions honteuses, ou  qui nuisent au prochain. L’excès peut encore se produire dans le jeu en raison des circonstances ; lorsque, par exemple, on se livre au jeu à des moments ou en des lieux prohibés, ou encore d’une façon qui ne convient pas aux affaires traitées ou aux personnes.

 

         Thomas d’Aquin considère comme une nécessité le métier d’amuseur public, car le jeu est nécessaire à la conservation de la vie humaine (a. 2). Or, tout ce qui est utile à la vie humaine peut faire l’objet d’un métier licite. C’est pourquoi même le métier de comédien, qui a pour but de divertir les hommes, n’est pas de soi illicite. Les comédiens ne violent pas la morale s’ils pratiquent leur métier sans employer de propos ou d’actions illicites, et en ne s’y livrant pas en des circonstances et des temps défendus. Ils ont droit au salaire de leur service (II-II, q. 168, a. 3, sol. 3).

 

De nos jours, les amuseurs sont nombreux : humoristes, chanteurs, musiciens, comédiens, magiciens, équilibristes, trapézistes, contorsionnistes,  acrobates, clowns, bouffons, etc. Étaient-ils  moins nombreux au Moyen Âge ? Je l’ignore, mais il en fallait beaucoup pour occuper tous les jours de fêtes chômées – entre 80 et 90 – plus les 52 dimanches ! Au XVIIe siècle, le  financier de La Fontaine se plaignait encore : « On nous ruine en fêtes. Monsieur le curé de quelque nouveau saint charge toujours son prône[128]. »

 

Le chapitre 15 de mon Sacré Moyen Âge ! porte sur le sens de la fête chez les Médiévaux pour qui fêter, c’était danser, chanter, jouer, manger, boire, conter des histoires, poser des devinettes. Dans L’Érotisme au Moyen Âge, les pages 167 à 171 contiennent des échantillons de ces devinettes d’une crudité rabelaisienne. Par exemple : « Quel est le mot le plus poilu du psautier ? – Conculcavit » de conculcare, fouler aux pieds. Pour voir le poil, on décompose le mot : con, cul et vit (le vit, c’est le pénis au Moyen Âge).

 

Il y avait des spécialistes de l’amusement : troubadours, jongleurs, ménestrels, etc. Pour les bien distinguer, donnons la parole à un éminent spécialiste, Henri-Irénée Marrou. « On évitera soigneusement, pour commencer, d’employer les mots au mépris de leur acception légitime : il faut apprendre à distinguer le troubadour du jongleur. Au sens strict – car la pratique admettait bien des confusions de l’un à l’autre – le premier s’opposait au second comme l’auteur à l’interprète : le troubadour étant l’auteur, le compositeur ; le jongleur, lui, exécute ce que l’autre a “ trouvé”. [troubadour vient de trobar, trouver]. C’est au jongleur que s’appliquerait le moins mal l’image stéréotypée d’un artiste itinérant et souvent besogneux ; quant au ménestrel […] c’est un jongleur pourvu d’un office de caractère stable, attaché au service, ministerium, d’une cour ou d’un seigneur. Le talent d’artiste lyrique n’était qu’une des fonctions, d’ordre varié, qu’exerçaient jongleurs (et jongleresses) : héritiers directs des mimes latins, c’étaient des histrions à tout faire, musiciens sans doute mais aussi bateleurs,  saltimbanques, faiseurs de tours, de force ou d’adresse, montreurs de marionnettes ou d’animaux savants[129]. » Il y avait des jongleresses, mais aussi des femmes troubadours[130].

 

Le théâtre contribuait beaucoup au divertissement. Dans Le Théâtre au Moyen Âge, livre de 318 pages, dix-neuf spécialistes réunis en congrès communiquent leurs recherches. Ils citent plus de cent cinquante pièces, réparties en mystères, farces, moralités et sotties. La sottie est une farce de caractère satirique, jouée par des acteurs en costume de bouffon, représentant des personnages imaginaires. La farce est une pièce de théâtre dont le but est de faire rire. Les farces du Moyen Âge ont enchanté Rabelais et inspiré Molière. Le mystère est une pièce de théâtre dont le sujet est emprunté à la Bible.

 

         Thomas d’Aquin se demande enfin si le défaut [ou le manque] dans le jeu peut être un péché ou une faute morale (II-II, q. 168, a. 4). Si, car tout ce qui, dans les actions humaines, s’oppose à la raison est vicieux. Or, il est contraire à la raison d’être un poids pour les autres en n’exhibant rien de plaisant – un visage renfrogné, par exemple – et en empêchant ainsi les autres de s’amuser. Aristote qualifie de « rudes et grincheux ceux qui ne font pas de plaisanteries et supportent mal ceux qui en font[131]. »

 

         Mais, parce que le jeu est utile en vue du plaisir et du repos, que le plaisir et le repos sont au service de l’activité et non recherchés pour eux-mêmes, le défaut dans le jeu est moins grave que l’excès. Au service de l’activité ? Quand les auditeurs sont fatigués, il est opportun, dit Cicéron, de réveiller leur attention par quelque trait plaisant[132]. Cependant, le jeu doit donc venir après le travail : « La nature ne nous a pas créés pour le jeu et l’amusement[133]. » 

Des choix déchirants

 

         Dans la Somme théologique (II-II, q. 31, a. 3), Thomas d’Aquin se demande si l’on doit être plus bienfaisant envers ceux qui nous sont le plus unis. Selon sa méthode, il commence par dire : il semble que non, et il apporte des arguments. Je m’en tiens au quatrième. Les parents doivent être aimés plus que les enfants (II-II, q. 26, a. 9). Mais on doit être plus bienfaisant envers les enfants, car, comme dit saint Paul : « Ce n’est pas les enfants qui doivent thésauriser pour les parents, mais les parents pour les enfants » (2 Cor 12, 14). Donc ce n’est pas envers ceux qui nous sont le plus unis, les parents, que nous devons être le plus bienfaisants, mais envers les enfants.

 

         Voici la réponse étonnante de Thomas d’Aquin. Les parents sont supérieurs [aux enfants]. C’est pourquoi l’amour des parents [pour les enfants] est un amour de bienfaisance. Mais l’amour des enfants pour les parents est un amour d’honneur. [Père et mère honoreras.] Cependant, dans le cas d’extrême nécessité, il serait plutôt permis d’abandonner les enfants que les parents, car il n’est jamais permis d’abandonner les parents à cause de l’obligation résultant des bienfaits reçus. « Quoi qu’il fasse, le fils [ou la fille] ne s’acquittera jamais des bienfaits dont l’a comblé son père », Aristote en avait la conviction[134].  À l’époque, le rôle du père était considéré comme plus important que celui de la mère : l’ovule n’a été découvert qu’au début du XIXe siècle.

 

         Le 9 mars 2009, l’archevêque de Recife, Giovanni Battista Re, excommuniait la mère d’une fillette de 9 ans, enceinte de jumeaux – après avoir été violée par son beau-père – et il excommuniait aussi les médecins qui avaient pratiqué l’avortement. « Il faut toujours protéger la vie », argumentait le prélat. D’accord, mais la vie de qui ? De la petite maman ou des jumeaux ? Car, selon les médecins, la grossesse de la fillette comportait de hauts risques et mettait sa vie en danger. En pareil cas, c’est le médecin qui a la compétence pour décider (II-II, q. 104, a. 5). Or, on vient de le voir, il ne faut jamais sacrifier les parents. Entre la vie des jumeaux et celle de la petite maman, la décision du médecin était facile à prendre et elle était conforme à la morale thomiste. Le viol n’entrait pas en ligne de compte dans la décision des médecins.

 

         Un autre cas de choix déchirant. Dans son Cours de philosophie, l’abbé Henri Grenier, docteur en philosophie, en théologie et en droit canonique, écrit, avec les garanties d’orthodoxie du nihil obstat, de l’imprimi potest et de l’imprimatur : « L’avortement indirect est licite lorsque les conditions suivantes existent : a) le remède est ordonné directement à guérir la mère ; b) aucun autre moyen ne peut être employé pour sauver la vie de la mère ; c) on doit pourvoir, dans la mesure du possible, au salut éternel de l’enfant non arrivé à terme. Cette dernière condition est nécessaire, car la charité et l’amour obligent la mère à préférer le salut éternel de son enfant à sa propre vie corporelle[135].

 

« Pourvoir au salut éternel de l’enfant non arrivé à terme » ? À cette fin, il faut le baptiser dans le sein maternel, avant qu’il ne meure. Bien des chrétiens restent songeurs. Ils ignorent que saint Augustin (384-422) envoyait en enfer les enfants morts sans avoir reçu le baptême ; ils y enduraient, selon lui, une peine très douce, mitissima poena, mais éternelle[136]. Pourquoi insistent ces bons chrétiens ; un enfant dans le sein de sa mère n’a commis aucun péché? D’accord, leur répond l’ineffable Augustin, mais il en a reçu un en héritage : le péché originel, c’est-à-dire le péché commis par Adam et Ève dans le paradis terrestre. Voyons ce qu’en dit Thomas d’Aquin ; il va nous éloigner considérablement de saint Augustin, mais il restera un bout de chemin à parcourir.

 

         Thomas d’Aquin a donné son opinion sur la question des enfants morts sans avoir reçu le baptême[137]. Il se demande d’abord si la privation de la vision de Dieu est une peine convenable pour qui meurt avec le seul péché originel. Oui et c’est une peine très douce. Une peine est d’autant plus ressentie que le bien dont elle prive est plus naturel. Par exemple, les ailes pour l’oiseau, la vue pour l’homme. Or, la vision de l’essence divine n’est pas un bien naturel à l’homme, mais un bien absolument surnaturel.

 

         Il se demande ensuite si ceux qui meurent affectés du seul péché originel souffrent d’une peine intérieure. Non, répond-il. La douleur est due au plaisir goûté en commettant la faute[138]. Comme le péché originel a été reçu en héritage, l’héritier n’a pas eu le plaisir de le commettre. Il ne doit donc pas en souffrir.

 

         740 ans après le décès de Thomas d’Aquin, la situation a beaucoup changé. Thomas d’Aquin lisait le récit de la création et de la chute de la Genèse comme s’il était historique. Il ne l’est pas. Dans Entretien sur la foi, Vittorio Messori, l’intervieweur, demande au cardinal Joseph Ratzinger : « Adam, Ève, l’Éden, la pomme, le serpent… Que faut-il en penser ? » Et le cardinal de répondre : « Le récit de l’Écriture Sainte sur les origines ne parle pas à la manière historiographique, mais s’exprime au moyen d’images[139]. »

 

         Voici ce qu’en pense le jésuite François Varillon dans Joie de croire, Joie de vivre[140]. L’ouvrage affiche l’imprimi potest d’Henri Madelin, s. j., sans doute le supérieur de l’auteur, et de Paul Faynel, v. é. [vicaire épiscopal ?]  « Il faut écarter l’idée proprement mythique d’un temps où le premier homme aurait vécu, avant d’avoir péché, dans un état de béatitude et de perfection sans trouble[141]. »  « L’Église n’a jamais défini qui est Adam. La plupart des théologiens contemporains admettent qu’Adam, c’est l’humanité tout entière[142]. »

 

Selon le récit de la Genèse, « Adam a été créé dans un état de sainteté et de justice. Faut-il le concevoir comme un homme d’une intelligence et d’une liberté parfaites, une espèce de surhomme par rapport aux hommes que nous connaissons ? […] Il n’est pas du tout nécessaire d’imaginer au début de l’humanité (c’est-à-dire il y a deux ou trois millions d’années) un surhomme, et je pense, pour ma part, dit Varillon, qu’il est plutôt préférable d’éviter cette imagination[143]. »

 

         Pour savoir ce qui s’est vraiment produit lors de ce tournant de l’histoire, je prêterais volontiers la parole à l’abbé Henri Grenier[144]. À la page 255, il titre : « L’origine du premier corps humain. » L’âme ne pose pas de problème, la première, comme toutes les suivantes, a été créée par Dieu. Mais le premier corps humain a-t-il été fait de limon ? La première femme, d’une côte ? C’eût été possible mais miraculeux. L’explication rationnelle ou philosophique rejette le fixisme, théorie appelée imparfaitement  créationnisme, et adopte l’évolutionnisme.

        

         « Des thomistes modernes, comme H. D. Gardeil, o.p. et A. D. Sertillanges, o. p., ont adopté la théorie de l’évolution des espèces, en l’expliquant par les principes de la philosophie aristotélico-thomiste[145]. » La matière première a été préparée à recevoir l’âme raisonnable par voie d’évolution. On peut dire que le corps du premier homme vient de la brute, si l’on entend par là que Dieu a formé le premier homme en se servant de la matière de la brute la plus parfaite[146]. L’abbé Grenier n’a pas parlé du singe. Selon Albert Jacquard, les hommes et les singes actuels descendent d’un ancêtre commun[147]. La femme a été formée de la femelle de la même brute.

 

         À ce moment-là de l’histoire de l’humanité, nous sommes à l’hominisation ; l’humanisation va commencer, et progresser bien lentement. Diogène le Cynique (~410-~323) se promenait en plein jour avec une lanterne et répétait : « Je cherche un homme[148]. » Maurice Zundel, théologien suisse, pas le moins du monde ressemblant au Cynique, titrait : « L’homme n’existe pas encore[149]. » Nos premiers parents grimpaient dans les arbres et s’attachaient à une branche avec leur longue queue, dont notre coccyx est un vestige.

 

         On ne peut situer, dans cette ascension, une chute qui permettrait d’écrire ce qu’on lit dans le Catéchisme de l’Église catholique : « Ignorer que l’homme a une nature blessée, inclinée au mal[150]. » Il n’a pas une nature blessée, parce qu’il n’a pas connu d’état d’innocence, et son inclination fondamentale est une inclination au bien, selon Thomas d’Aquin (I-II, q. 94, a. 2). Ratzinger avait raison d’affirmer : « Dans une hypothèse évolutionniste du monde (celle à laquelle correspond en théologie un certain “teilhardisme”), il n’y a évidemment place pour aucun “péché originel”[151]. »

 

         Tous les partisans de l’évolution éliminent le péché originel, à moins de donner un autre sens à l’expression.  «  Je concède […] que peuvent être modifiables des expressions comme “ péché originel ”[152] », affirme Ratzinger. » C’est ce que fait le père Varillon ; il conserve les mots mais en change  la définition[153]. Cependant, sans parler du péché originel, on peut parler de l’origine du péché, défini comme une offense à Dieu. Le premier humain qui eut conscience d’offenser Dieu a commis le premier péché ; un péché non héréditaire, il va sans dire.

 

         Le cardinal Ratzinger est désolé. Sans péché originel,  « il n’y a pas eu “rédemption”, parce qu’il n’y avait aucun péché à rédimer[154]. » « Aucun péché à rédimer », d’accord, mais l’homme à sauver en l’équipant pour qu’il puisse atteindre sa fin surnaturelle, comme l’enseigne Thomas d’Aquin (I, q. 1, a. 1).

 

Pour les premiers chrétiens, le Christ était vu comme un sauveur. Le symbole du poisson en fait foi. Poisson, ikthus, en grec, est formé de la première lettre des cinq mots suivants : Iêsous Kristos Theou Uios SoterJésus Christ, Fils de Dieu Sauveur. Soter signifie sauveur et non rédempteur. Sur les vêtements sacerdotaux, on lisait naguère le sigle IHS, pour « Jésus, sauveur des hommes ». Le credo de Nicée dit que « pour notre salut », le Fils de Dieu descendit du ciel. Il ne dit pas : « pour effacer le péché originel ». C’est le « Minuit ! Chrétiens » qui dit ça.

 

         À propos de l’enfer, voici ce que dit Varillon : « Je note tout de suite – et c’est très important – que si quelqu’un dit que l’enfer existe, il se flatte d’avoir un renseignement que les chrétiens n’ont absolument pas. […] La réflexion à partir des images bibliques conduit à concevoir l’enfer non pas comme un lieu […] mais comme un état, une situation. […] Il n’y a un enfer que s’il y a des damnés. […] Or nous ne savons pas s’il y a eu ou s’il y aura des damnés[155]. »

 

         Sur le nombre des élus, le père Varillon n’est pas moins étonnant. « On m’a fait passer des billets où, soi-disant au nom de saint Augustin, de saint Jean Chrysostome, de saint Irénée, il est affirmé par la tradition chrétienne que le nombre des élus est inférieur au nombre des damnés. C’est tout de même inouï ! Je vous avoue que j’ai eu de la peine à garder mon calme[156]. » Il l’aurait perdu s’il avait lu, dans la Perfection chrétienne d’Alphonse Saint-Jure, que le nombre des élus est représenté par les épis laissés sur le champ par les moissonneurs et par les raisins oubliés dans la vigne par les vendangeurs.

 

         Contrairement à saint Augustin, Thomas d’Aquin n’envoie pas en enfer, même pour y subir une peine très douce, mitissima poena, les enfants morts sans baptême, parce que la douleur est due au plaisir goûté en commettant la faute, comme il a été dit ci-dessus. Or, le péché originel a été reçu en héritage, celui qui en est affecté n’a pas eu le plaisir de le commettre. Cependant, au temps de Thomas d’Aquin (1224/1225-1274), on croyait encore à l’existence des limbes. Les âmes qui y séjournaient ne souffraient pas, mais elles étaient privées de la vision béatifique (III, q. 52, a. 2, sol. 4). C’est là qu’il plaçait les âmes des enfants non baptisés. Mais la croyance aux limbes a été abandonnée. Il reste le ciel et l’enfer. Comme les enfants non baptisés ne vont pas en enfer, comment peuvent-ils aller au ciel sans avoir reçu le baptême ? Parce que Dieu n’est pas lié par les sacrements (III, q. 27, a. 1, sol. 2) ; il peut sauver sans y avoir recours. C’est ce qu’il fait dans le cas des enfants morts sans avoir reçu le baptême.

 

Un choix déchirant de moins à faire. La femme dont parlait l’abbé Grenier ci-dessus n’a pas à choisir entre le salut éternel de son enfant et sa propre vie corporelle. Dieu s’occupe des enfants morts sans baptême.

 

La primauté de la conscience

 

         Thomas d’Aquin traite brièvement de la conscience dans la Somme théologique (I, q. 79,  a. 13). Il y prouve seulement que la conscience n’est pas une puissance mais un acte. Pour en savoir davantage, il faut aller au De Veritate, q. 17. Cinq longs articles portent sur la conscience.

 

À l’article 5, il se demande si la conscience oblige plus que le précepte du prélat. Le pape Grégoire XVI pousserait un « Non » indigné, lui qui a condamné la liberté de conscience dans son encyclique Mirari vos, en 1832. Il la considérait comme « un mal pestilentiel, véritable délire[157]. »

 

Le Catéchisme de l’Église catholique, dont le cardinal Joseph Ratzinger a présidé à la rédaction, exprime de sérieuses réticences : « Il ne convient pas d’opposer la conscience personnelle et la raison à la loi morale ou au Magistère de l’Église[158]. » Cette attitude déplaît au cardinal Ratzinger, mais elle est tout à fait normale chez des chrétiens à qui on a dit et répété : « Vous êtes l’Église. » Le Magistère de l’Église, chaque chrétien, dans la mesure où il est l’Église, peut le considérer comme son Magistère ; il peut donc échanger avec lui, lui faire des suggestions.

 

Cependant, il n’est pas nécessaire « d’être l’Église » pour rejeter cette affirmation du Catéchisme de l’Église catholique. Pour le chrétien, la volonté de Dieu s’exprime par sa conscience et non par le Magistère. Thomas d’Aquin enseigne que la conscience lie par la force du précepte divin, conscientia ligare dicitur vi præcepti divini[159]. Puis il ajoute : « Comparer le lien de la conscience au lien qui découle du précepte du prélat, ce n’est rien d’autre que de comparer le lien du précepte divin au lien du précepte du prélat. » La conclusion est facile à tirer, et il le fait en ces termes : « Comme le précepte divin oblige contre le précepte du prélat et oblige davantage que le précepte du prélat, le lien de la conscience est plus fort que le lien du précepte du prélat, et la conscience obligera même si le précepte du prélat lui est contraire[160]. » Il semble donc évident que, selon Thomas d’Aquin, docteur commun de l’Église, la conscience personnelle peut s’opposer au Magistère.

 

Peu de temps avant la publication de l’encyclique Humanæ Vitæ de Paul VI (1968), Joseph Ratzinger aurait écrit : « Au-dessus du pape comme  expression de l’autorité ecclésiale, il y a encore la conscience de chacun à laquelle il faut obéir avant tout, à la limite, même à l’encontre des demandes des autorités de l’Église[161].

 

De même que Thomas d’Aquin a dit[162] que l’inférieur n’a pas à juger l’ordre qu’il reçoit de son supérieur, mais l’acte que cet ordre lui enjoint de poser, de même il n’a pas à juger le précepte du prélat, mais ce qu’exige de lui le précepte, car chacun est tenu d’examiner ses actes à la lumière de la science qu’il possède, qu’elle soit naturelle, acquise ou infuse, car tout homme doit agir selon sa raison et non selon les préceptes[163].

 

Mais pourquoi la conscience a-t-elle cette dignité, au sens de fonction, qui la situe au premier rang des préceptes de la conduite humaine ? La conscience est un jugement de la raison. Or, la raison distingue l’être humain de l’animal ; elle caractérise la nature humaine. Et chaque être agit comme il convient s’il agit conformément à sa nature. On attend du prunier qu’il produise des prunes et non des cerises ; de la pierre, qu’elle reste rivée au sol et ne vole pas dans les airs comme les feuilles ; de l’être humain, qu’il agisse conformément à sa raison. Et selon le père H.-D. Noble, o.p. : « La conscience morale est le jugement d’appréciation qu’à chaque instant notre raison porte sur nos actes réfléchis[164]. »  C’est ce lien entre nature humaine et raison que Marc Aurèle (121-180) avait bien saisi quand il écrivait, dans ses Pensées pour moi-même : « Pour l’être raisonnable, la même action qui est conforme à la nature est aussi conforme à la raison[165]. »

 

Chaque fois qu’on parle de l’obligation d’obéir à sa conscience, la riposte jaillit comme l’éclair, chez certains : « Oui, mais il faut éclairer sa conscience. » D’accord, mais on cherche de la lumière quand on doute. Une personne qui ne doute pas ne cherche pas à s’éclairer. Si quelqu’un veut la ramener dans ce qui est pour lui le droit chemin, il doit d’abord la convaincre qu’elle est dans l’erreur puis l’inciter à s’éclairer. Éclairer sa conscience, ce n’est pas la mettre de côté et lui substituer celle d’un autre, fût-il prélat.

 

Nous offensons Dieu, enseigne Thomas d’Aquin, quand nous agissons contre notre bien[166]. Ce  principe est d’une exigence redoutable pour qui veut éclairer les consciences. Il doit prouver que le comportement qu’il interdit va à l’encontre du bien de ceux à qui il s’adresse. Dans certains cas, c’est facile. Pour détourner du tabagisme, de la drogue, de l’obésité, de la sédentarité, les arguments ne manquent pas. Dans d’autres cas, c’est beaucoup plus difficile. Pensons à l’avortement, à l’euthanasie, au divorce, aux moyens artificiels de contrôle des naissances… 

 



[1] La Tempérance, tome premier, Éditions de la Revue des Jeunes, Paris, Tournai, Rome, 1928, p. 263.

[2] Op. cit., trsduction Malek Chebel, Fayard  2009, sourate IV, verset 111.

[3] De Virtutibus in communi, q. 1, a. 1.

[4] Somme contre les Gentils, 3, ch. 3.

[5] Op. cit., Paris, Le Centurion, 1981, p. 170.

[6] Op. cit., # 11.

[7] Joie de croire, Joie de vivre, p. 170.

[8] Ibid., p. 48.

[9] La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 390.

[10] Op. cit., Québec, 1958, p. 113.

[11] Op. cit., Montréal, Éditions paulines, 1993, p. 107.

[12] Op. cit., # 2266.

[13] Op. cit., Montréal, Novalis, 2013, p. 57.

[14] Ibid., p. 64.

[15] Choses tues, dans Œuvres, Paris, Gallimard, tome II, 1960, p. 511.

[16] Croire quand même, Flammarion, Champs essais. 2013, p. 211.

[17] Commentaire de la Politique, III. Leçon 14, # 314.

[18] Tel quel, 221, 1993, p. 61.

[19] Paris, Cerf, 1956.

[20] Op. cit., p. 100.

[21] Charles Péguy, L’Argent suivi de L’Argent (suite), Paris, Gallimard, 1932, p. 210.

[22] Commentaire de la Politique d’Aristote, III, leçon 5, # 389.

[23] Politique, traduction Thurot, IV, ch. 9, # 12.

[24] Ibid., V, ch. 8, # 8.

[25] Op. cit., Paris, Stock, 1988, 328 pages.

[26] Op. cit., Paris, Stock, 1996, 494 pages.

[27] La Cité de Dieu, V, ch. 24.

[28] Actes, X, 24-26.

[29] Mgr T. D. Roberts, s. j., Réflexions sur l’exercice de l’autorité, p. 98.

[30] Ibid.

[31] Ibid., p. 99.

[32] En juin 1053, dans le sud de la Péninsule, les Normands défaisaient les troupes de Léon IX et ils emmenaient le pape en captivité. Libéré en mars 1054, il rentra à Rome, mais ne survécut qu’un mois à sa libération. On l’honora aussitôt comme un saint. Jules II (1503-1513) ouvrit le concile du Latran en 1512. La procession organisée pour la circonstance ressemblait à une parade militaire avec sa cavalerie lourde et ses 9 canons. Jules « Le Terrible » s’affirmait. Sous Pie IX (1846-1878), en 1870, les Piémontais occupent Rome et mettent fin à l’État pontifical. Le pape était convaincu que sa suprématie spirituelle exigeait son autonomie temporelle et il se proclamait théâtralement le prisonnier du Vatican alors qu’il aurait dû crier : « Enfin, libre ! »

[33] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, Paris, Granger, p. 98.

[34] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, p. 127.

[35] Ibid., p. 133.

[36] Ibid., p. 137.

[37] Op. cit., Paris, Salvator, 2013, p. 141.

[38] Étienne Gilson, Le Thomisme, Paris, Vrin, 1983, p. 385.

[39] Op. cit., II, leçon 4,  # 198..

[40] Cicéron, Des Devoirs, I, ch. VII.

[41] Ibid., ch. XVI.

[42] Commentaire de la Politique d’Aristote, VII, ch. 9, # 201.

[43] I Timothée, 6, 17-19.

[44] Aristote, Politique, Paris, Didot, 1824, IV, ch. 9, # 9.

[45] Ibid., V, ch. 1, # 6.                                                                                                       

 

[46] (Commentaire de la Politique, II, leçon 4, # 201).

[47] Le Coran, traduction Malek Chebel, Fayard, 2009, sourate II, verset 177.

[48] Sourate II, verset 215.

[49] Sourate II, verset 195.

[50] Des Lois, Garnier-Flammarion, GF 38, I, chap. 6.

 

[51]  Revue L’actualité, 1er mai 2011, p. 14.

[52] Op. cit., VIII, chap. 1, 1.

[53] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 2, # 1638).

[54] Op. cit., Paris, Classiques français, 1993, p. 117, 7.

[55] Op. cit., Paris, Vrin, 1955, p. 123.

[56] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 2, # 1557 et 1558.

[57] Ibid., # 1559.

[58] Ibid., #  1560.

[59] Ibid., # 1539.

[60] Ibid., # 1540.

[61] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 2, # 1540 et VII, leçon 14, # 1531.

[62] De la vieillesse, Paris, Garnier-Flammarion, GF 156, chap.  XII, p. 32).

[63] Timée, 69, d.

[64] Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, GF 28, 1964, p. 373.

[65] Pensées pour moi-même, Paris, Classiques Garnier, 1951, I, XVII.

[66] Manuel, XXXIII, 8.

[67] Op. cit., Paris, Seuil, Points 588, 1998, p. 198.

[68] Les Confessions, III, chap. 3, p. 52.

[69] Ibid.,  V, chap. 8, p. 96.

[70] Ibid., chap. 12, p. 102 et ch. 13, p. 103.

[71] Rhétorique, tome premier, Paris, « Les Belles Lettres », 1932, p. 93.

[72] De la vieillesse, X.

[73] Ibid., X.

[74] Ibid., XIV.

[75] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, # 1540.

[76] Ibid., # 2096.

[77] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 1, # 1539.

[78] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 1, # 1542.

[79] Actes, 23, 6.

[80] Platon, Le Phèdre, fin.

[81] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 1, # 1543.

[82] Somme contre les Gentils, livre 3, ch. 125.

[83] De regimine principum, I, c. 11, # 794.

[84] Somme contre les Gentils, livre  3, ch. 123.

[85] Les seize documents conciliaires, Montréal & Paris, 1967. p. 225.

[86] Pierre Teilhard de Chardin L’Avenir de l’homme, Paris, Seuil, 1959, p. 184.

[87] Testament, Paris, Bayard Éditions, 1994, p. 67-69.

[88] Éthique à Nicomaque, Paris, Garnier, 1961, VIII, chap. 1, 1.

[89] Op. cit., V.

[90] Jean Mathieu-Rosay, La véritable histoire des papes, p. 265.

[91] Somme contre les Gentils, livre  3, ch. 122.

[92] Pascal, Pensées, Paris, Nelson, 1849, section  I, 55.

[93] De Regimine principum, # 794.

[94] Morales, XXX.

[95] Ibid., XLV.

[96] De Malo, q. 8, a. 2.

[97] Somme contre les Gentils, 3, chap. 16 ; I-II, q. 1, a. 7 ; I, q. 6, a. 1.

[98] Op. cit., 4, ch. 54.

[99] Op. cit., # 1866.

[100] Op. cit., # 54.

[101] Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, Seuil, 1955, p. 182.

[102] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, X, leçon 4, # 1807.

[103] Ibid., leçon 10, # 2080.

[104] Somme contre les Gentils, livre 3, ch. 27.

[105] De Veritate., q 18, a. 6.

[106] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, X, leçon 11, # 2105.

[107] Op. cit., # 1866.

[108] Op. cit., # 1866.

[109] Commentaire de l’Éthique à Nicomaque, VIII, leçon 2, # 1559-1561. 

[110]Pensées pour moi-même, Paris, Classiques Garnier, 1951, livre II, I. 

[111] Ibid.., VII, XXII.

[112] Sénèque (~ -4-65), De l’oisiveté, Paris, « Les Belles-Lettres », Dialogues, 1950, p. 114.

 

[113]Somme contre les Gentils,livre 3, ch. 123.  

[114] Éthique à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Garnier Frères, 1961, livre VIII, chap. VII, 6.

[115] Le Coran, traduction Malek Chebel, Fayard, 2009, sourate IV, verset 129.

[116] Éthique à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Garnier Frères, 1961, livre IX, chap. X.

[117] Cursus philosophiæ, volume III, # 1056-1058.

 

[118] Cursus philosophiae, # 1058.

[119] Op. cit., q. 65, a. 1, sol. 8.

[120] Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Garnier Frères, 1961, X, ch. VII.

[121] La Philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris, Aubier, 1946, p. 379).

 

[122] Éthique à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Garnier Frères, 1961, livre IV, ch. VIII.

[123] Des Devoirs, I, ch. XXIX.

[124] Ibid.

[125] Ibid.

[126]Éthique à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Garnier Frères, 1961, livre IV, ch. VIII.

[127] Des Devoirs, I, ch. XXIX.

[128] Fables, « Le savetier et le financier », livre VIII, II.

[129] Les Troubadours. Paris, Seuil, Histoire, H 5, 2e édition, 1971, p. 9.

[130]Meg Bogin, Les Femmes troubadours, Paris, Denoël/Gonthier, 1978.

 

[131] Éthique à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Paris, Garnier, 1961, IV, ch. VIII, 3.

[132] Rhétorique, I.

[133] Des devoirs, I, ch. XXIX.

[134]Éthique à Nicomaque, traduction Jean Voilquin, Paris, Garnier, 1961, VIII, ch. 14. 

[135] Op. cit., Québec, 1942, # 486.

[136] Enchiridion, ch. 93.

[137] De Malo, q. 5, a. 1 et 3.

[138] Apocalypse, XVIII, 7.

[139] Op. cit., Fayard, 1985, p. 94.

[140] Op, cit. Paris, Le Centurion. 1981.

[141] Op. cit., p. 164,

[142] Ibid., p. 165.

[143] Ibid.

[144]Cours de philosophie, Québec, tome I, p. 255-263. 

[145] Grenier, p. 258.

[146] Grenier, p. 260 et 262.

[147] Moi et les autres, Paris, Seuil, 1983, p. 76.

[148] Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Paris, Garnier-Flammarion, tome 2, GF 77, 1965, p. 21.

[149] Maurice Zundel. Ses pierres de fondation. Textes choisis et présentés par le père Gilbert Géraud, Québec, Éditions Anne Sigier, 2005, p. 11.

[150] Op. cit., # 407.

[151] Entretien sur la foi, p. 92.

[152] Joseph Ratzinger, Entretien sur la foi, p. 92.

[153] Joie de croire, Joie de vivre, p. 164-171.

[154]Entretien sur la foi, p. 92-93.

[155] Joie de croire, Joie de vivre, p. 197.

[156] Ibid.

[157] Roger Poudrier, Miséricorde, Médiaspaul, 2005, p. 25, note 31.

[158] Op. cit., # 2039.

[159] De Veritate, q. 17, a. 3.

[160] Ibid., a. 5.

[161] Hans Küng, Mon combat pour la liberté, Ottawa, Novalis, 2005, p. 525.

[162] Commentaire des Sentences, II, d. 44, q. 2,  a. 3, sol 4.

[163] De Veritate, q. 17, a. 5. sol 4.

[164] La Conscience morale, Paris, Lethielleux, 1923, p. 11-12.

[165] Op. cit., livre VII, XI.

[166] Somme contre les Gentils, livre 3, ch. 122.