Texte latin et traduction française du Commentaire des Sentences II distinction 24 par Thomas d’Aquin

La puissance naturelle par laquelle Adam et Eve pouvaient éviter le péché

 

Traduction et commentaire par Aude Kammerer, Master de philosophie, Paris, 2006

Sous la direction de M. IMBACH

Deuxième édition numérique, les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin, https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique

 


Distinction 24 : [La puissance naturelle par laquelle le premier homme pouvait éviter le péché] 3

Question 1 : [Le libre arbitre] 3

Introduction_ 3

Article 1 : Le libre arbitre est-il un habitus ?_ 4

Article 2 : Le libre arbitre dit-il plusieurs puissances ou une seule ?_ 8

Article 3 : Le libre arbitre est-il une puissance distincte de la raison et de la volonté ?_ 13

Article 4 : Adam aurait-il pu éviter le péché dans l'état originel par le libre arbitre ?_ 18

Question 2 : [Les vertus qui se rattachent au libre arbitre] 21

Introduction_ 21

Article 1 : La caractérisation de la sensualité présentée dans le Lombard convient-elle ?_ 21

Article 2 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles une seule puissance ?_ 25

Article 3 : La syndérèse est-elle un habitus ou une puissance ?_ 32

Article 4 : La conscience est-elle un acte ?_ 36

Texte de Pierre Lombard_ 40

Question 3 : [Le siège du péché dans l’âme] 41

Introduction_ 41

Article 1 : Les mouvements de la sensualité, de la raison supérieure, et de la raison inférieure sont-ils suffisamment et convenablement désignés dans le Lombard ?_ 42

Article 2 : Y a-t-il du péché dans la sensualité ?_ 47

Article 3 : Peut-il y avoir du péché dans la raison ?_ 51

Article 4 : Peut-il y avoir péché mortel dans la délectation de la raison inférieure ?_ 55

Article 5 : peut-il y avoir du péché véniel  dans la raison supérieure ?_ 60

Article 6 : Un péché véniel peut-il devenir mortel ?_ 63

Texte de Pierre Lombard : 68

COMMENTAIRE DE LA DISTINCTION 24, PAR AUDE KAMMERER_ 71

Préface 71

Commenter les Sentences: 71

L'ordre des Sentences et l'ordre du Commentaire des Sentences par Thomas d'Aquin: 73

La place du Commentaire des Sentences II d.24: 74

Bref rapprochement entre le Commentaire des Sentences, II d.24 et la Somme théologique: 78

Portée du Commentaire des Sentences II d.24 : 80

Etude sur le libre arbitre : Analyse du Commentaire des Sentences de P. Lombard II, d 24 par Thomas d'Aquin  80

Introduction: 80

La liberté métaphysique : 81

La liberté psychologique : 81

Plan du Commentaire des Sentences II, distinction 24: 81

Rapport entre l'analyse du libre arbitre et des facultés de l'âme en II d24, et l'investigation théologique des Sentences: 83

Plan du commentaire: 84

I) La psychologie de l'âme et la liberté dans le Commentaire des Sentences II d.24 par Thomas d'Aquin: 85

1 Quelle est la nature du libre arbitre?_ 85

Le libre arbitre est-il une puissance de l'âme?_ 85

Procédure argumentative de Thomas d'Aquin: 85

La définition du libre arbitre retenue par Thomas d'Aquin: 87

2 La liberté humaine est-elle totale?_ 88

Les limites de la liberté sont d’abord et avant tout dans l'intériorité de l'âme: 88

Comme puissance de l'âme, la liberté est absolue: 89

Mais les actes libres de l'humanité sont plus ou moins libres, et non pas tous pleinement libres: 90

La liberté originelle est-elle plus grande que la liberté de l’humanité historique?_ 91

Détail de l’argumentation thomiste : 92

Première définition de la sensualité : 92

La liberté de l’âme est-elle absolue, relative, ou anéantie dans la sensualité ? 94

Le mouvement de la libre volonté dans l’âme se décline en deux catégories, la délectation, et le consentement : 95

S’il n’y a moralité que lorsqu’il y a liberté, la sensualité est-elle morale ? 100

Quelle est alors la valeur morale des actes commis sous l’emprise de la sensualité ? 101

3 Les limites du libre arbitre : 103

Conclusion : les degrés de responsabilité vis-à-vis d’un acte volontaire sont variables : 106

Plan du commentaire de Bonaventure : 107

Enjeu et plan de la comparaison entre le Commentaire II d24 de Thomas d’Aquin et de Bonaventure: 109

1 Quelle est l’efficacité du libre arbitre ?_ 109

2 Le libre arbitre dans l’âme : 113

Conclusion : 116

BIBLIOGRAPHIE_ 117

1/ Dictionnaires: 117

2/ Oeuvres de saint Thomas d'Aquin et autres penseurs médiévaux: 118

3/ Oeuvres d'Aristote: 118

4/ Introductions à la pensée médiévale et au thomisme: 119

5/ Revues et articles: 119

6/ Commentaires philosophiques généraux: 120

7/ Autres: 120


 

 

 

Textum Parmae 1856

                Editum ac automato translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas denero recognovit Enrique Alarcon atque instruxit.

Texte de Parme 1856[1]

Enrique Alarcon a reconnu et assemblé le texte mis sur ordinateur en bandes magnétiques par Roberto Busa SJ.

Distinctio 24

Quaestio 1

Prooemium

 

[5502] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 pr. Postquam determinavit de scientia quam homo in primo statu habuit, hic incipit determinare de potentia naturali, per quam peccatum vitare poterat; et dividitur in duas partes: in prima parte ostendit quod homo habuit naturalem potentiam, per quam poterat peccatum vitare; in secunda ostendit quae fuerit illa potentia, ibi: hic considerandum est quod fuerit illud adjutorium homini datum in creatione quo poterat manere si vellet. Circa quod movet duas dubitationes; prima ibi: sed quomodo rectam et bonam voluntatem habuit homo, si per eam nec mereri vitam valuit, nec in ea stare voluit? Secunda ibi: ad hoc autem quod dicimus (...) solet opponi sic. Hic considerandum est quod fuerit illud adjutorium homini datum. Hic ostendit quae fuerit illa potentia naturalis, et dicit quod liberum arbitrium; et dividitur in partes duas: in prima ostendit quid sit liberum arbitrium; in secunda ostendit quasdam liberi arbitrii conditiones, 25 dist., ibi: jam ad propositum redeamus. Prima dividitur in duas: in prima determinat quid est liberum arbitrium; in secunda notificat quasdam vires animae, ut ostendat in quibus liberum arbitrium contineatur, ibi: est enim sensualitas quaedam vis animae inferior, ex qua est motus qui intenditur in corporis sensus atque appetitus rerum ad corpus pertinentium. Circa primum duo facit: primo ostendit quod illa potentia qua peccato resistere potuit, est liberum arbitrium; secundo definit ipsum, ibi: liberum vero arbitrium est facultas rationis et voluntatis, qua bonum eligitur gratia assistente, vel malum eadem desistente. Est enim sensualitas et cetera. Hic notificat quasdam potentias animae. Et circa hoc duo facit: primo notificat eas; secundo ostendit qualiter in eis potest esse peccatum, ibi: illud quoque praetermittendum non est et cetera. Et prima pars cum praecedentibus est praesentis lectionis; circa quam duo quaeruntur. Primo de libero arbitrio. Secundo de virtutibus libero arbitrio annexis.

 

Circa primum quatuor quaeruntur: 1 utrum liberum arbitrium sit potentia vel habitus; 2 si est potentia, utrum sit una; 3 si est una, utrum sit distincta a ratione et voluntate; 4 utrum homo in primo statu per liberum arbitrium peccato resistere potuit.

 

Distinction 24 : [La puissance naturelle par laquelle le premier homme pouvait éviter le péché]

 

Question 1 : [Le libre arbitre]

 

Introduction

 

Après avoir déterminé la science que l’homme a eue dans l'état originel, il commence ici à déterminer la puissance naturelle par laquelle il pouvait éviter le péché; et sa réflexion se divise en deux parties: dans la première partie il montre que l’homme a eu la puissance naturelle par laquelle il pouvait éviter le péché[2]; dans la seconde il montre ce qu’a été cette puissance[3], là: il faut examiner ici ce que fut cette aide donnée dans la création à l'homme, avec laquelle il pouvait demeurer s’il le voulait. A ce sujet[4] il écarte deux doutes; le premier est là : mais comment l’homme a-t-il eu une volonté bonne et droite, s’il n'eut pas la force de mériter la vie par elle, ni ne voulut rester en elle? Le deuxième est[5] là : or il est habituel de s'opposer ainsi à ce que nous disons (…). Il faut examiner ici ce qu'a été cette aide donnée à l’homme. Il montre ici quelle fut cette puissance naturelle, et il dit que c'est le libre arbitre; et sa réflexion se divise en deux parties: dans la première il montre ce qu’est le libre arbitre; dans la seconde il montre certaines conditions du libre arbitre, dist. 25, là: revenons désormais à notre propos. La première partie se divise en deux sous-parties: dans la première il détermine ce qu’est le libre arbitre; dans la seconde il fait connaître certaines force de l’âme, de façon à montrer dans lesquelles le libre arbitre se prolonge, là : la sensualité est en effet une certaine force inférieure de l’âme dont naissent le mouvement qui s’intensifie dans les sens du corps, et l'appétit pour les réalités qui conviennent au corps. Au sujet du premier, il procède en deux temps: premièrement il montre que[6] cette puissance par laquelle il a eu la possibilité de résister au péché est le libre arbitre, deuxièmement il le définit en lui-même, là: mais le libre arbitre est la faculté de la raison et de la volonté, par laquelle est choisi un bien par l'assistance de la grâce, un mal quand elle fait défaut. En effet, la sensualité est etc. Ici il fait connaître certaines puissances de l’âme. Et à ce sujet il procède en deux temps: premièrement il les fait connaître; deuxièmement il montre comment le péché peut être en elles, là: il ne faut pas omettre ceci non plus etc. L'objet de la lecture présente est la première partie et celles qui la précèdent; à son sujet sont examinés deux points: premièrement le libre arbitre; deuxièmement les vertus qui se rattachent au libre arbitre.

            Au sujet du premier, on examine quatre points: Article 1: si le libre arbitre est une puissance ou un habitus; Article 2: en admettant qu'il est une puissance, si elle est une[7]; Article 3: en admettant qu'elle est une, si elle est distincte de la raison et de la volonté; Article 4: si l’homme dans l'état originel a eu la possibilité de résister au péché par le libre arbitre.

 

Articulus 1

 

[5503] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 tit.

Utrum liberum arbitrium sit habitus

 

[5504] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 arg. 1 Ad primum sic proceditur. Videtur quod liberum arbitrium sit habitus. Primo per hoc quod dicit Bernardus, quod liberum arbitrium est habitus animi liber sui; et ita videtur esse habitus et non potentia.

 

Article 1 : Le libre arbitre est-il un habitus ?[8]

 

Pour le premier article, il procède ainsi.

Objection 1 : Il semble que le libre arbitre soit un habitus, d'abord parce que Bernard dit[9] que le libre arbitre est un habitus de l'âme libre de soi; et ainsi il semble qu'il soit un habitus et non une puissance.

 

[5505] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 arg. 2 Praeterea, potentia non efficitur facilis ad actum nisi ex habitu. Sed liberum arbitrium dicitur in littera esse facultas voluntatis et rationis. Cum igitur facultas habilitatem quamdam nominet, videtur quod liberum arbitrium sit habitus.

Objection 2: De plus, une puissance ne passe pas facilement à l'acte, si ce n'est par l'habitus. Mais le Lombard dit que le libre arbitre est la faculté de la volonté et de la raison. Donc comme la faculté nomme une certaine habilité, il semble que le libre arbitre soit un habitus.

[5506] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 arg. 3 Praeterea, sicut infra dicitur, philosophi definiunt liberum arbitrium liberum de voluntate judicium. Judicium autem non nominat potentiam, sed magis habitum. Ergo videtur quod non sit potentia.

Objection 3: De plus, comme il est dit plus bas, les philosophes définissent le libre arbitre comme le libre jugement de la volonté. Or le jugement ne nomme pas une puissance, mais plutôt un habitus. Donc il semble qu'il ne soit pas une puissance.

[5507] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 arg. 4 Praeterea, Augustinus dicit, quod homo male utens libero arbitrio et se perdidit et ipsum. Sed per peccatum nulla potentia naturalis tollitur. Ergo liberum arbitrium non est potentia, sed habitus.

Objection 4: De plus, Augustin dit[10] que l'homme qui use mal de son libre arbitre se perd et le perd. Mais par le péché, nulle puissance naturelle n'est enlevée. Donc le libre arbitre n'est pas une puissance, mais un habitus.

[5508] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 arg. 5 Praeterea, nulla potentia recipit magis et minus. Sed liberum arbitrium intenditur et remittitur; unde et supra, distinct. 7, dictum est, quod boni Angeli liberum arbitrium habent tam post confirmationem quam ante. Ergo liberum arbitrium non est potentia, sed habitus.

Objection 5: De plus, nulle puissance ne connaît de degré positif ni de degré négatif. Mais le libre arbitre augmente et diminue; c'est pourquoi plus haut, distinction 7, il est dit que les bons Anges ont un libre arbitre tant après la confirmation[11] qu'avant. Donc le libre arbitre n'est pas une puissance, mais un habitus.

[5509] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 s. c. 1 Sed contra, omnis potentia determinatur per habitum ad aliquid unum vel simpliciter, sicut per habitum scientiae ad unum, vel ad minus ut magis inhaereat, sicut opinio. Sed per liberum arbitrium homo aequaliter se habet ad utrumlibet. Ergo liberum arbitrium non est habitus.

 

En sens contraire:

(1) toute puissance est déterminée par un habitus vers quelque chose qui soit un, ou absolument comme par l'habitus de la science qui se rapporte à une seule chose, ou relativement afin qu'elle s'attache[12] davantage, comme l'opinion. Mais par le libre arbitre, l'homme se rapporte également à n'importe lequel des deux. Donc le libre arbitre n'est pas un habitus.

[5510] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 s. c. 2 Praeterea, habitus non potest esse subjectum alterius habitus. Sed liberum arbitrium est subjectum gratiae quae ad ipsum comparatur sicut sessor ad equum, sicut Augustinus dicit. Ergo liberum arbitrium non est habitus.

(2) De plus, un habitus ne peut pas être sujet d'un autre habitus. Mais le libre arbitre est le sujet de la grâce qui peut lui être comparée comme le cavalier au cheval, comme dit Augustin[13]. Donc le libre arbitre n'est pas un habitus.

[5511] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 co.

 

 Respondeo dicendum, quod circa hoc quidam dicunt, liberum arbitrium secundum quod in usum loquentium venit, nomen habitus esse, quamvis eodem nomine et potentia et actus significetur, sicut patet in nomine intellectus quod et potentiam et habitum et actum significare potest. Hunc autem habitum quem nomen liberi arbitrii designat, non dicunt esse aliquam qualitatem potentiae supervenientem, sed ipsam habilitatem potentiae ad actum, vel facilitatem quam habet una potentia ex adjutorio alterius: propter quod secundum eos facultas voluntatis et rationis dicitur. Sed haec opinio non recte utitur nomine habitus, quia habitus secundum proprietatem sui nominis significat qualitatem quamdam quae est principium actus, informantem et perficientem potentiam; unde oportet, si proprie accipiatur, quod sit superveniens potentiae, sicut perfectio perfectibili.

 

 

Praeterea, si consideretur ratio et voluntas, non potest esse nisi tripliciter: aut quod utrumque secundum se consideretur; et sic constat quod utrumque est potentia, et ita quodcumque eorum ponatur, liberum arbitrium erit potentia: vel quod consideretur unum in respectu alterius; et nec sic potest dici quod unum sit habitus alterius, quia potentia non est habitus potentiae, vel relatio unius ad alterum, nec hoc nomen habitus habere potest. Unde non videtur rationabiliter dictum, quod liberum arbitrium sit habitus.

 

 

 

 

Et ideo quidam dicunt, quod liberum arbitrium nominat potentiam non absolutam, sed habitualem, idest prout est per habitum quemdam perfecta, non quidem acquisitum vel infusum, sed naturalem, per quem habitum facilis est in suum actum, intantum ut dominium sui actus habere dicatur. Istud etiam non videtur conveniens: quia quod voluntas habeat dominium sui actus, ex ipsa natura potentiae habet prout est imperans, et a nullo imperata; unde hanc facilitatem ex se habet, et non ex aliquo alio habitu.

 

 

 

 

Et praeterea unusquisque habitus se habet ad actum ut quo non simpliciter efficitur actus, sed bene efficitur. Liberum autem arbitrium ad electionis actum se habet ut quo talis actus efficitur quandoque bene, quandoque quidem male et indifferenter; unde non videtur habitum aliquem designare, si habitus proprie accipiatur; sed illam potentiam cujus proprie actus est eligere; quia liberum arbitrium est quo eligitur bonum vel malum, ut Augustinus dicit.

 

Réponse:

            Certains disent à ce sujet que le libre arbitre est le nom d'un habitus, selon ce qu'on dit couramment, bien que par le même nom puissance et acte soient signifiés, comme cela est clair pour le nom d'intellect qui peut signifier puissance, habitus, et acte. Mais cet habitus désigné par le nom de libre arbitre, ils ne disent pas que c'est une certaine qualité qui s'ajoute à la puissance, mais l'aptitude même de la puissance à devenir acte, ou la facilité avec laquelle une puissance passe à l'acte à l'aide d'une autre puissance. C'est pourquoi, selon eux, le libre arbitre est dit faculté de la raison et de la volonté. Mais cette opinion n'use pas du nom d'habitus à juste titre, parce que conformément à la propriété de son nom, l'habitus signifie une certaine qualité qui est le principe de l'acte, informant et accomplissant la puissance. Donc s'il est pris au sens strict, il faut qu'il s'ajoute à la puissance comme la perfection au perfectible.

           

 

De plus, si l'on examine la raison et la volonté, le libre arbitre ne peut exister que de trois manières: ou bien parce que l'une et l'autre sont examinées en tant que telles, et ainsi il est établi que l'une et l'autre sont puissances, et donc quoi que l'on pose à leur sujet, le libre arbitre sera puissance; ou bien parce que l'une est examinée eu égard à l'autre, et ainsi on ne peut pas dire que l'une soit l'habitus de l'autre, parce qu'une puissance n'est pas habitus d'une puissance, ni la relation de l'une à l'autre, et ce nom d'habitus ne peut pas être maintenu. Donc il ne semble pas raisonnable de dire que le libre arbitre soit un habitus.

           

C'est pourquoi certains disent que le libre arbitre nomme une puissance non absolue, mais habituelle, c'est-à-dire une puissance dans la mesure où elle est rendue parfaite par un certain habitus, qui n'est assurément ni acquis ni infus, mais naturel. Il s'agirait de l'habitus par lequel elle passe facilement à l'acte, dans la mesure où on dit qu'on a la maîtrise[14] de son acte. Ceci non plus ne semble pas convenir: la maîtrise que la volonté aurait de son acte, elle l'a par la nature même de sa puissance, dans la mesure où elle commande et n'est commandée par nul autre qu'elle-même. Donc elle a cette facilité par elle-même, et non par un autre habitus.

 

            De plus, chaque habitus se rapporte à un acte en tant que par lui l'acte est non seulement exécuté, mais bien exécuté. Or le libre arbitre se rapporte à l'acte du choix en tant que par lui un tel acte est tantôt bien exécuté, tantôt aussi mal[15], et de façon indifférente. Donc le libre arbitre ne semble pas désigner un certain habitus, si l'habitus est pris au sens strict, mais il désigne cette puissance dont l'acte est proprement de choisir, parce que le libre arbitre est ce par quoi on choisit le bien ou le mal, comme dit Augustin.[16]

 

[5512] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod Bernardus large utitur nomine habitus pro habitudine quadam: ex hoc enim liberum arbitrium in homine dicitur, quod hoc modo se habet ejus animus ut sui actus liberam potestatem habeat.

Il faut donc dire que:

Solution 1: Bernard use largement du nom d'habitus pour une certaine habitude: en effet, d'après cela le libre arbitre est dit être en l'homme ce à quoi l'âme se rapporte de telle manière qu'elle a un libre pouvoir sur ses actes.

[5513] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod facultas secundum communem usum loquendi significat potestatem qua aliquid habetur ad nutum, unde et possessiones facultates dicuntur, quia in dominio sunt possidentis; et ideo liberum arbitrium facultas dicitur non quasi habitus quidam, sed quia actum suum in libera potestate habet; unde et liberum nominatur.

Solution 2 : Selon l'usage commun de la langue, faculté signifie le pouvoir par lequel quelque chose est obtenu d'un simple claquement de doigts, c'est pourquoi les possessions sont dites facultés parce que leur possesseur les maîtrise; donc le libre arbitre est dit faculté, non comme un certain habitus, mais parce que son acte s'exerce en libre pouvoir; c'est pourquoi il est dit libre.

 

[5514] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod judicium proprie loquendo non nominat potentiam, nec habitum, sed actum. Non autem invenitur unus habitus per quem omne judicium elicitur, cum secundum diversos habitus in diversis judicium procedat; nisi forte dicamus habitum illum primorum principiorum quorum cognitio naturaliter est insita nobis secundum quod in omnibus judiciis dirigimur; quem nullus liberum arbitrium diceret: quia non est proprium et proximum directivum in electionis actum. Potest autem ad unam potentiam reduci omne judicium electionis; et ideo congruentius hoc nomine actus datur intelligi potentia quam habitus.

 

Solution 3 : A proprement parler, le jugement ne nomme pas une puissance ni un habitus, mais un acte. Or on ne trouve pas un seul habitus dont est tiré tout jugement, puisque le jugement procède selon divers habitus dans diverses matières; à moins peut-être que nous ne parlions de l'habitus des premiers principes dont la connaissance est naturellement fichée en nous dans la mesure où nous sommes dirigés par eux dans tous les jugements, habitus dont personne ne dirait qu'il est le libre arbitre, parce qu'il n'est pas propre à l'acte du choix ni dirigé de façon très proche vers lui. Mais tout jugement de choix peut être ramené à une seule puissance; donc on donne à entendre une puissance plus qu’un habitus par ce nom d’acte de choix.

[5515] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod homo dicitur liberum arbitrium amisisse, non quidem essentialiter, sed quia quamdam libertatem amisit quae quidem est a peccato et a miseria, ut infra dicitur.

Solution 4 : On dit que l'homme a perdu son libre arbitre non de manière essentielle bien sûr, mais parce qu'il a perdu une certaine liberté qui est bien sûr loin du péché et de la misère, comme il est dit plus bas.

 

[5516] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod omnis potentia in suo actu vigoratur aut debilitatur per habitum supervenientem, vel impedimentum adveniens; unde liberum arbitrium non dicitur liberum quia ipsa potentia in se intendatur et remittatur, sed quia vel impeditur per corruptionem peccati, vel expeditur per habitum gratiae et gloriae.

 

Solution 5 : Toute puissance se renforce ou s'affaiblit dans son acte par un habitus qui survient, ou lorsqu'arrive un obstacle; c'est pourquoi le libre arbitre n'est pas dit libre parce que la puissance même augmente ou diminue en lui, mais parce qu'elle est entravée par la corruption du péché, ou dégagée par l'habitus de la grâce et de la gloire.

 

Articulus 2

 

[5517] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 tit. Utrum liberum arbitrium dicat plures potentias vel unam

 

[5518] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 arg. 1 Ad secundum sic proceditur. Videtur quod liberum arbitrium non nominet unam potentiam, sed plures. Augustinus enim dicit: cum de libero arbitrio loquimur, non de quadam parte animae dicimus, sed de tota anima. Totalitas autem animae in pluralitate potentiarum consistit. Ergo liberum arbitrium plures potentias colligit.

Article 2 : Le libre arbitre dit-il plusieurs puissances ou une seule ?

 

Pour le deuxième article, il procède ainsi.

 

Objection 1: Il semble que le libre arbitre ne nomme pas une seule puissance, mais plusieurs. En effet, Augustin[17] dit: quand nous parlons du libre arbitre, nous ne disons pas une certaine partie de l'âme, mais l'âme tout entière. Or la totalité de l'âme consiste en plusieurs puissances. Donc le libre arbitre rassemble plusieurs puissances.

[5519] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 arg. 2 Praeterea, ratio et voluntas sunt diversae potentiae. Sed liberum arbitrium est facultas voluntatis et rationis, ut in littera dicitur. Ergo in se plures potentias colligit.

Objection 2: De plus, raison et volonté sont diverses puissances. Mais le libre arbitre est la faculté de la volonté et de la raison, comme dit le Lombard. Donc il rassemble en lui plusieurs puissances.

[5520] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 arg. 3 Praeterea, potentiae distinguuntur per actus ut in 2 de anima philosophus dicit. Sed liberum arbitrium se extendit ad actus plurium potentiarum; quia, sicut Damascenus dicit, liberum arbitrium inquirit, disponit, et sic de aliis. Ergo videtur quod plures potentias colligat.

Objection 3: De plus, les puissances se distinguent par leurs actes, comme dit le philosophe au deuxième livre du Traité de l'Ame[18]. Mais le libre arbitre s'étend aux actes de plusieurs puissances, parce que comme dit Jean Damascène[19], le libre arbitre enquête, dispose, et ainsi de suite. Donc il semble qu'il rassemble plusieurs puissances.

[5521] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 arg. 4 Praeterea, electio nihil aliud est quam duobus propositis alterum alteri praeoptare. Sed hoc cuilibet potentiae competit, cum quaelibet potentia conveniens appetat, et nocivum refutet. Ergo cujuslibet potentiae est eligere. Sed eligere assignatur proprie actus liberi arbitrii in littera. Ergo videtur quod liberum arbitrium non sit determinata potentia.

 

 

Objection 4: De plus, le choix n'est rien d'autre que préférer, entre deux objets proposés, l'un à l'autre. Mais cela s'applique à n'importe quelle puissance, puisque n'importe quelle puissance désire ce qui lui convient, et refuse ce qui lui nuit. Donc il appartient à n'importe quelle puissance de choisir. Mais choisir désigne proprement l'acte du libre arbitre dans le Lombard. Donc il semble que le libre arbitre ne soit pas une puissance déterminée.

[5522] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 arg. 5 Praeterea, virtus et vitium non nisi in libero arbitrio esse potest. Invenitur autem in omnibus virtutibus animae, quod in concupiscibili est temperantia, et in irascibili est fortitudo, et vitia opposita. Ergo videtur quod liberum arbitrium determinatam potentiam non nominet, sed plures.

 

Objection 5: De plus, vertu et vice ne peuvent pas être, si ce n'est dans le libre arbitre. Or on le trouve dans toutes les vertus de l'âme, lui qui est tempérance pour le concupiscible, force pour l'irascible[20], et les vices opposés. Donc il semble que le libre arbitre ne nomme pas une puissance déterminée, mais plusieurs.

[5523] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 s. c. 1 Sed contra, actus determinatus est determinatae potentiae. Sed eligere est quidam determinatus actus, qui libero arbitrio assignatur. Ergo liberum arbitrium est determinata potentia.

En sens contraire:

(1) Un acte déterminé est l’acte d’une puissance déterminée. Mais choisir est un certain acte déterminé qui est associé au libre arbitre. Donc le libre arbitre est une puissance déterminée.

[5524] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 s. c. 2 Praeterea, nihil quod est unum simpliciter in natura, constat ex pluribus, nisi illa vel alterum eorum a sui natura transmutetur. Si ergo liberum arbitrium ex pluribus potentiis conficiatur, vel non erit aliquid unum, vel hoc erit unum cum corruptione quarumdam potentiarum animae: quorum utrumque est inconveniens. Ergo liberum arbitrium non colligit diversas potentias.

(2) De plus, rien qui soit absolument un dans la nature ne consiste en une pluralité d'éléments, à moins de perdre sa nature ou celle des autres éléments. Donc si le libre arbitre est constitué de plusieurs puissances, ou bien il ne sera pas quelque chose qui soit un, ou bien ce sera l'unité mêlée à la corruption de certaines puissances de l'âme; et aucune des deux possibilités ne convient. Donc le libre arbitre ne rassemble pas de puissances diverses.

[5525] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 co.

 

 Respondeo dicendum, quod quidam posuerunt liberum arbitrium non esse determinatam potentiam, sed colligere omnes vires rationalis animae, sicut totum universale suas partes. Hoc autem non videtur conveniens, tum quia oporteret quod multiplicatis potentiis liberum arbitrium multiplicaretur secundum esse (multi enim homines sunt multa animalia, et non unum) tum quia oporteret quod ratio liberi arbitrii in singulis potentiis salvaretur; quod non potest esse, quia actus qui libero arbitrio assignatur, non est cujuslibet potentiae sed alicujus determinatae.

 

Et ideo alii dicunt, quod liberum arbitrium colligit plures potentias, sicut totum integrale partes suas. Nec hoc iterum conveniens videtur: quia potentiae non possunt esse partes integrales alicujus unius si accipiatur unum simpliciter; nisi forte dicatur unum quod est aggregatione vel ordine unum. Liberum autem arbitrium non debet sic esse unum, sed simpliciter, cum sibi unus actus attribuatur.

 

 

 

 

Quidam autem dicunt, quod liberum arbitrium colligit plures potentias, scilicet voluntatem et rationem, sicut habitus utriusque, propter quod facultas voluntatis et rationis dicitur. Sed etiam hoc improprie dicitur: quia si nomen habitus proprie sumatur, non potest esse immediate unus habitus duarum potentiarum, quia unus habitus ad unum actum ordinatur, qui est unius potentiae.

 

 

 

Et ideo aliter est dicendum, quod aliquid dicitur colligere plura dupliciter: uno modo essentialiter, sicut totum colligit partes suas; alio modo virtualiter, sicut quando virtus plurium rerum in uno participatur. Secundum hoc ergo dico, quod liberum arbitrium non colligit plures potentias essentialiter, sed virtualiter, quasi una potentia determinata. Sic enim est in potentiis animae, quod cum omnes ab essentia animae oriantur, quasi proprietates ab essentialibus rei, est tamen quidam ordo hujusmodi originis, ut scilicet origo unius potentiae originem alterius praesupponat, qua mediante quodammodo ab essentia animae procedat: quod ex actibus considerari potest.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Actus enim unius potentiae necessario actum alterius praesupponit: sicut actus appetitivae actum apprehensivae: et inde est quod sicut virtus essentiae animae in potentia relinquitur, ita etiam virtus unius potentiae praecedentis relinquitur in subsequenti; et inde est quod aliqua potentia virtutes plurium potentiarum in se colligit, et sic est in libero arbitrio, quod ex actu ejus patet. Eligere enim, quod actus ejus ponitur, importat discretionem et desiderium; unde eligere est alterum alteri praeoptare. Haec autem duo sine virtute voluntatis et rationis perfici non possunt. Unde patet quod liberum arbitrium virtutem voluntatis et rationis colligit, propter quod facultas utriusque dicitur.

 

Réponse:

            Certains ont posé que le libre arbitre n'est pas une puissance déterminée, mais rassemble toutes les forces de l'âme raisonnable comme le tout universel[21] ses parties. Mais ceci ne semble pas convenir: il faudrait d'une part que si les puissances étaient multipliées, le libre arbitre se multiplie en êtres (en effet, les nombreux hommes sont de nombreux êtres vivants et non un seul), et d'autre part que la raison du libre arbitre soit préservée dans chacune des puissances. Cela ne peut pas être, parce que l'acte réservé au libre arbitre n'est pas acte de n'importe quelle puissance, mais d'une certaine puissance déterminée.

 

            C'est pourquoi d'autres disent que le libre arbitre rassemble plusieurs puissances comme le tout intégral ses parties. Mais ceci ne semble pas convenir non plus: des puissances ne peuvent pas être les parties intégrales de quelque chose qui est un, à prendre l'un absolument, sauf peut-être si on veut dire l'unité de parties ajoutées ou ordonnées. Mais le libre arbitre ne doit pas être un de la sorte, mais absolument, puisqu'un acte intrinsèquement un lui est attribué.

 

            Mais certains disent que le libre arbitre rassemble plusieurs puissances, bien sûr la volonté et la raison, comme habitus de l'une et l'autre; il est dit pour cette raison faculté de la volonté et de la raison. Mais même ceci est dit de façon impropre: si le nom d'habitus est pris au sens strict, on ne peut pas avoir immédiatement un seul habitus pour deux puissances, puisqu'un seul habitus est ordonné à un seul acte qui est acte d'une seule puissance.

 

            Sinon, il faut répondre autrement que quelque chose rassemble une pluralité en deux sens différents: essentiellement, comme le tout rassemble ses parties; ou virtuellement, comme quand la vertu de plusieurs choses les rend participantes de l'unité. Conformément à cela, je dis donc que le libre arbitre ne rassemble pas plusieurs puissances essentiellement, mais virtuellement, comme une seule puissance déterminée. En effet, il en est ainsi pour les puissances de l'âme: bien que toutes aient pour origine l'essence de l'âme comme des propriétés ont pour origine les caractères essentiels d'une chose, il y a pourtant un certain ordre quant à cette origine, de sorte que l'origine d'une puissance présuppose l'origine d'une autre, par la médiation de laquelle elle procède en quelque sorte de l'essence de l'âme. Cela peut être examiné d'après leurs actes.

 

            En effet, l'acte d'une puissance présuppose nécessairement l'acte d'une autre puissance, comme l'acte de la puissance appétitive présuppose la puissance appréhensive; c'est pourquoi de même que la vertu de l'essence de l'âme reste dans la puissance, de même la vertu d'une puissance précédente reste dans la puissance suivante. C'est pourquoi une puissance donnée rassemble en elle les vertus de plusieurs puissances, et il en va ainsi du libre arbitre, ce qui est clair d'après son acte. Car choisir, que l'on pose être son acte, comporte du discernement et du désir; ainsi choisir, c'est préférer l'un à l'autre. Mais sans la vertu de la volonté et de la raison, aucun des deux ne peut être accompli. C'est pourquoi il est clair que le libre arbitre rassemble la vertu de la volonté et de la raison, à cause de quoi on le dit faculté de l'une et l'autre.

 

[5526] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod contingit aliquam potentiam esse determinatam in se, quae tamen universale imperium super omnes actus habet, sicut patet in voluntate; unde liberum arbitrium propter hoc dicitur non pars animae, sed tota anima, non quia non sit determinata potentia, sed quia non se extendit per imperium ad determinatos actus, sed ad omnes actus hominis qui libero arbitrio subjacent.

 

Il faut donc dire que:

Solution 1: il arrive qu'une certaine puissance soit déterminée en elle-même, et ait cependant le commandement universel sur tous les actes, comme cela est clair pour la volonté. C'est pourquoi on dit à cause de cela que le libre arbitre n'est pas une partie de l'âme, mais l'âme toute entière, non parce qu'il ne serait pas une puissance déterminée, mais parce qu'il s'étend par le commandement non pas à des actes déterminés, mais à tous les actes de l'homme qui sont soumis au libre arbitre.

[5527] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod liberum arbitrium dicitur facultas voluntatis et rationis non quia utramque essentialiter comprehendat, sed virtualiter, ut dictum est.

Solution 2 : Le libre arbitre est dit faculté de la volonté et de la raison, parce qu'il comprend l'une et l'autre, non pas essentiellement, mais virtuellement, comme on l'a dit.

[5528] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod actus aliquis attribuitur alicui potentiae dupliciter. Vel quia elicit ipsum sicut proprium, sicut visus videre et intellectus intelligere, et sic libero arbitrio assignatur actus ille qui est eligere. Alio modo quia imperat ipsum; et hoc modo actus omnium virium obedientium rationi possunt voluntati attribui quae est motor omnium virium: et ita etiam actus diversarum virium libero arbitrio attribuuntur.

Solution 3: Un certain acte est attribué à une certaine puissance de deux manières. Soit parce qu'elle déploie l'acte même comme proprement le sien, de même que la vision voit et l'intellect intellige, et ainsi cet acte de choisir est réservé au libre arbitre. Soit parce qu'elle commande l'acte même; et de cette manière les actes de toutes les forces qui obéissent à la raison peuvent être attribués à la volonté qui est le moteur de toutes les forces; et ainsi également les actes de diverses forces sont attribués au libre arbitre.

[5529] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod eligere non pertinet ad omnes vires, sed ad aliquam determinate, quamvis unaquaeque vis in suum conveniens tendat et contrarium refugiat: hoc enim non fit ipsa vi eligente, sed vel propter ordinem naturalem potentiae ad objectum (sicut lapis naturaliter descendit et non per electionem), vel per electionem liberi arbitrii: quia, sicut dicit Augustinus, intelligentia non solum sibi intelligit, sed toti animae, et similiter voluntas non soli sibi vult; et sic de aliis.

Solution 4: Choisir ne convient pas à toutes les forces, mais à une certaine force de manière déterminée, bien que chaque force tende[22] vers ce qui lui convient et fuie ce qui lui est contraire. En effet, ceci ne se fait pas par choix de la force même, mais soit à cause de l'ordination naturelle de la puissance vers son objet (comme la pierre descend naturellement et non par choix), soit par choix du libre arbitre, parce que comme dit Augustin[23], l'intelligence n'intellige pas seulement pour soi, mais pour toute l'âme, et de même la volonté ne veut pas pour elle seule; et ainsi de suite[24].

[5530] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod virtus et vitium dicuntur esse in aliquo dupliciter. Vel sicut in causa; et hoc modo sunt in libero arbitrio et voluntate vel quantum ad habitus, sicut in acquisitis habitibus, vel saltem quantum ad actus, quantum ad infusos. Alio modo ut in subjecto: et hoc modo contingit in diversis potentiis animae virtutes et vitia esse, ut supra dictum est.

Solution 5: On dit de deux manières que vertu et vice sont en quelque chose. Ou bien comme en une cause[25], et de cette manière ils sont dans le libre arbitre et la volonté, soit dans la mesure où ils sont pour des habitus comme dans des habitus acquis, soit au moins dans la mesure où ils sont pour des actes, pour des actes infus[26]. Ou bien en un sujet[27], et de cette manière il arrive que vertus et vices soient dans diverses puissances de l'âme, comme il est dit plus haut.

Articulus 3

 

[5531] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 tit. Utrum liberum arbitrium sit potentia distincta a voluntate et ratione

 

[5532] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 arg. 1 Ad tertium sic proceditur. Videtur quod liberum arbitrium sit potentia distincta a voluntate et ratione. Actus enim cujuslibet potentiae denominatur ab ipsa potentia, sicut velle a voluntate, et intelligere ab intellectu. Sed eligere neque a voluntate neque a ratione denominatur. Ergo cum sit actus liberi arbitrii, videtur quod liberum arbitrium sit potentia ab utraque discreta.

Article 3 : Le libre arbitre est-il une puissance distincte de la raison et de la volonté[28] ?

 

Pour le troisième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble que le libre arbitre soit une puissance distincte de la volonté et de la raison. En effet l'acte de n'importe quelle puissance reçoit sa dénomination de la puissance même, comme vouloir d'après la volonté, et intelliger d'après l'intellect. Mais choisir n'est dénommé ni d'après la volonté, ni d'après la raison. Donc puisque c'est l'acte du libre arbitre, il semble que le libre arbitre soit une puissance différente de l'une et l'autre.

 

[5533] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 arg. 2 Praeterea, liberum arbitrium importat judicium et libertatem. Sed utrumque istorum simul nec voluntati convenit, cujus non est judicare, nec rationi, quae violentia argumenti cogitur. Ergo liberum arbitrium est potentia ab utraque discreta.

Objection 2: De plus, le libre arbitre comporte jugement et liberté. Mais aucun des deux ne convient en même temps à la volonté qui ne juge pas, ni à la raison contrainte par la violence de l'argument. Donc le libre arbitre est une puissance différente de l'une et l'autre.

 

[5534] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 arg. 3 Praeterea, ut philosophus dicit in 3 Ethic., voluntas est finis; electio autem non est finis, sed eorum quae sunt ad finem. Ergo cum eligere sit liberi arbitrii, liberum arbitrium erit alia potentia a voluntate.

 

Objection 3: De plus, comme dit le Philosophe au troisième livre de L'Ethique[29], la volonté est volonté de la fin; mais le choix ne porte pas sur la fin, mais sur ce qui est en vue de la fin. Donc puisque choisir appartient au libre arbitre, le libre arbitre sera une puissance autre que la volonté.

[5535] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 arg. 4 Praeterea, ut philosophus dicit, in operativis finis se habet per modum principii in speculativis. Sed non ad eamdem virtutem pertinent principia et conclusiones in speculativis: quia intellectus principiorum est, et scientia conclusionum. Ergo nec in operativis ad eamdem virtutem pertinet finis et id quod est ad finem; et ita voluntas, cujus objectum est finis, et liberum arbitrium quod est electivum ejus quod est ad finem, non sunt una potentia.

 

Objection 4: De plus, comme dit le Philosophe[30], dans les opérations, la fin joue le même rôle[31] que les principes dans les spéculations. Mais dans les spéculations, principes et conclusions ne conviennent pas à la même vertu, parce que l'intellect est intellect des principes, et la science est science des conclusions. Donc dans les opérations, la fin et ce qui est en vue de la fin ne conviennent pas à la même vertu; et ainsi, la volonté dont l'objet est la fin, et le libre arbitre qui choisit ce qui est en vue de la fin ne sont pas une seule puissance.

[5536] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 arg. 5 Praeterea, potentia quae habet judicium de actibus aliarum, est discreta ab eis, sicut sensus communis a sensibus particularibus. Sed liberum arbitrium habet judicium de actibus omnium potentiarum, quod etiam ipsum nomen sonat, a judicando impositum, et etiam super actum ipsius voluntatis, cum philosophi liberum arbitrium definiant esse liberum de voluntate judicium. Ergo videtur quod liberum arbitrium sit potentia discreta a voluntate, et ab aliis viribus.

 

Objection 5: De plus, la puissance qui juge des actes des autres puissances est différente d'elles, comme le sens commun est différent des sens particuliers. Mais le libre arbitre juge des actes de toutes les puissances, ce que son nom même fait entendre, car sa signification découle de l'acte de juger, et il est au-dessus de l'acte de la volonté même, puisque les philosophes définissent le libre arbitre comme le libre jugement au sujet de la volonté. Donc il semble que le libre arbitre soit une puissance différente de la volonté et des autres forces.

[5537] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 s. c. 1 Sed contra, per virtutes affectivas et apprehensivas sufficienter dividuntur vires intellectivae partis. Sed voluntas et ratio comprehendunt sufficienter apprehensionem intellectivam, et affectionem. Ergo liberum arbitrium non est aliud ab utroque.

En sens contraire:

(1) les forces de la partie intellective sont suffisamment divisées en vertus affectives et vertus appréhensives. Mais la volonté et la raison comprennent suffisamment l'appréhension intellective et l'affection. Donc le libre arbitre n'est pas autre que l'une et l'autre.

[5538] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 s. c. 2 Praeterea, Commentator dicit super 11 Metaph., quod substantiae separatae dividuntur in voluntatem et intellectum solummodo. Constat autem quod in substantiis separatis est liberum arbitrium, sicut in Deo et in Angelis. Ergo liberum arbitrium non est potentia separata a voluntate et ratione vel intellectu.

(2) De plus, le commentateur dit du onzième livre de la Métaphysique[32] que les substances séparées se divisent en volonté et intellect seulement. Or il est établi que le libre arbitre est dans les substances séparées, comme dans Dieu et les Anges. Donc le libre arbitre n'est pas une puissance séparée de la volonté et de la raison ou de l'intellect.

[5539] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 co.

 

 Respondeo dicendum, quod quidam dicunt liberum arbitrium esse potentiam distinctam a voluntate et ratione. Ad hoc autem ponendum diversi diversis viis moventur. Quidam enim ponunt liberum arbitrium esse unam potentiam habentem judicium super actus omnium potentiarum: propter quod liberum arbitrium nominatur, quod judicium importat. Sed hoc non videtur: quia judicare de actibus omnium potentiarum non potest convenire alicui potentiae quae sit aliud quam voluntas vel ratio; praecipue cum Anselmus dicat, quod voluntas est motor omnium virium: oportet enim ut ea quae est liberrima, super alias dominium et imperium habeat.

 

Alii vero alia via ad hoc moventur magis idonea, scilicet ex diversitate actuum. Vident enim eligere, quod est actus liberi arbitrii, esse aliud quam velle simpliciter, et aliud quam ratiocinari; et ideo inducunt hunc actum in quamdam potentiam a voluntate et ratione distinctam, quam liberum arbitrium nominant, quod ponunt quodammodo medium inter voluntatem et rationem, et quodammodo posterius utraque: secundum enim ordinem naturae et dignitatis oportet quod utramque sequatur, scilicet voluntatem et rationem, cum liberum arbitrium sit ab essentia animae procedens, praesupposita ratione et voluntate; quod etiam ipse actus ostendit, quia eligere non est nisi prius apprehenso fine per rationem, et desiderato per voluntatem. Deficit etiam a dignitate voluntatis, cujus objectum est principale bonum, scilicet finis; liberi autem arbitrii objectum est secundarium bonum, quod est eligibile ad finem; sed quantum ad participationem proprietatis utriusque, naturam medii habet, ut ex ratione habeat judicium, et ex voluntate desiderium, secundum quod virtutes praecedentium potentiarum in sequentibus relinquuntur, ut dictum est.

 

 

Sed istud videtur extraneum, etsi probabiliter dicatur: quia philosophi qui potentias animae subtiliter scrutati sunt, nullam potentiam in intellectiva parte praeter voluntatem et rationem, sive intellectum posuerunt: et ideo non videtur quod liberum arbitrium sit alia potentia a voluntate et ratione; quod etiam ex suo actu patet. Dicit enim philosophus, quod electio vel est intellectus appetitivus, vel appetitus intellectivus: et hoc magis videntur sua verba sonare, quod electio sit actus appetitus voluntatis, secundum tamen quod manet in ea virtus rationis et intellectus: quod sic patet. Quandocumque enim est aliquis actus alicujus potentiae secundum quod manet in ea virtus alterius, semper ille actus illi potentiae attribuitur qua mediante producitur. Verbi gratia, intellectus principiorum est; ratio autem proprie, ut Isaac dicit, est faciens currere causam in causatum; unde proprie actus rationis est deducere principium in conclusionem. Hoc ergo quod est conclusiones elicere, est actus rationis, secundum quod manet in ea virtus intellectus; unde magis proprie attribuitur rationi quam intellectui. Ita etiam electionem praecedit consilium, ut in 3 Ethic. dicitur, sicut disputatio conclusionem; est enim electio praeconsiliati appetitus: et ita eligere erit principaliter actus voluntatis, non tamen absolute, sed secundum quod manet in ea virtus intellectus, vel rationis consiliantis; unde sic consideratam voluntatem nominat liberum arbitrium, et non absolute.

Réponse:

            Certains disent que le libre arbitre est une puissance distincte de la raison et de la volonté. Mais pour cela, il faut poser que des êtres divers sont mues selon différentes voies. En effet, certains posent que le libre arbitre est une puissance qui juge des actes de toutes les puissances; c'est pourquoi on le nomme libre arbitre, ce qui comporte le jugement. Mais il ne semble pas en être ainsi, car juger des actes de toutes les puissances ne peut pas convenir à une autre puissance qu'à la volonté ou la raison, surtout parce qu'Anselme[33] dit que la volonté est le moteur de toutes les forces: étant libre au plus haut point, il faut en effet qu'elle maîtrise et commande les autres puissances.

            Par un autre chemin plus approprié, d'après la diversité des actes, d'autres aboutissent à ceci. Ils voient en effet que l'acte du libre arbitre, choisir, est autre que vouloir absolument et autre que raisonner. Pour cette raison, ils reconduisent[34] cet acte à une certaine puissance distincte de la volonté et de la raison qu'ils nomment libre arbitre, qu'ils posent comme une sorte de milieu entre la volonté et la raison, et en quelque sorte postérieur à l'une et l'autre. En effet, selon l'ordre de la nature et de la dignité, il faut qu'il les suive toutes deux, raison et volonté bien sûr, parce que le libre arbitre procède de l'essence de l'âme une fois la volonté et la raison présupposées. Son acte même le montre aussi, parce qu'il n'y a pas à choisir à moins qu'une fin n'ait été précédemment appréhendée par la raison et désirée par la volonté. La dignité de la volonté, dont l'objet est le bien principal, la fin bien sûr, manque aussi au libre arbitre; l'objet du libre arbitre quant à lui est un bien second, ce qui peut être choisi en vue de la fin. Mais en tant que le libre arbitre participe des propriétés de la raison et la volonté, il a la nature d'un milieu, en tant qu'il a de la raison le jugement, et de la volonté le désir, dans la mesure où les vertus des puissances précédentes restent dans les puissances suivantes, comme on l'a dit.

            Mais ceci semble étrange, quoique dit de façon vraisemblable: les philosophes qui ont scruté minutieusement les puissances de l'âme n'ont posé dans la partie intellectuelle aucune puissance autre que la volonté et la raison ou l'intellect; donc le libre arbitre ne semble pas être une puissance autre que la volonté et la raison, ce qui est clair aussi d'après son acte. En effet, le Philosophe dit[35] que le choix est ou l'intellect appétitif, ou l'appétit intellectif; et ses paroles semblent retentir d'autant plus que le choix est l'acte de l'appétit de la volonté, dans la mesure cependant où demeure en lui la vertu de la raison et de l'intellect, ce qui est clair d'après ce qui suit. En effet, quand un certain acte d'une certaine puissance est dans la mesure où la vertu d'une autre puissance demeure en cette puissance, toujours cet acte est attribué à la puissance par la médiation de laquelle il est produit. Par exemple, l'intellect est intellect des principes; quant à la raison, au sens strict, elle est ce qui fait procéder la cause dans ce qui est causé, comme dit Isaac[36]; donc au sens strict, l'acte de la raison est de déduire du principe la conclusion. Donc tirer les conclusions est l'acte de la raison dans la mesure où demeure en elle la vertu de l'intellect; c'est pourquoi en un sens plus strict, il est attribué à la raison plus qu'à l'intellect. Ainsi également, la délibération précède le choix, comme il est dit au troisième livre de l'Ethique[37], et la dispute précède la conclusion; en effet le choix est l'appétit pour ce qui a été délibéré auparavant. Ainsi, choisir sera principalement l'acte de la volonté, pas prise absolument cependant, mais dans la mesure où demeure en elle la vertu de l'intellect ou de la raison délibérative; c'est pourquoi le libre arbitre nomme ainsi la volonté considérée, et non prise absolument.

 

[5540] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod actus qui est absolute actus potentiae, denominatur ab ipsa potentia: actus vero qui est unius secundum ordinem ad aliam, non denominatur ab aliqua earum; sicut scire neque a ratione neque ab intellectu nominatur; ita etiam eligere neque a voluntate neque a ratione.

 

Il faut donc dire que:

Solution 1: l'acte qui est absolument l'acte d'une puissance reçoit sa dénomination de la puissance même; mais l'acte qui est acte d'une puissance conformément à l'ordre d'une autre puissance ne reçoit sa dénomination d'aucune des deux, comme savoir n'est nommé ni d'après la raison ni d'après l'intellect. Ainsi également, choisir n'est nommé ni d'après la volonté ni d'après la raison.

[5541] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod quamvis judicium non pertineat ad voluntatem absolute, judicium tamen electionis, quae tenet locum conclusionis, ad voluntatem pertinet, secundum quod in ea virtus rationis manet.

Solution 2: Bien que le jugement ne convienne pas à la volonté absolument, le jugement du choix qui tient lieu de conclusion convient à la volonté dans la mesure où demeure en elle la vertu de la raison.

 

[5542] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod unaquaeque potentia definitur ex eo quod est per se objectum ejus, et formaliter. Cum autem objectum voluntatis sit bonum, propter hoc a fine principaliter describitur, quia habet per se rationem boni. Id autem quod est ad finem, non est bonum inquantum hujusmodi absolute, sed ex ordine ad finem; sed tamen secundum hoc quod participat rationem boni, est objectum voluntatis, secundum scilicet quod in voluntate est vis rationis ordinantis.

 

Solution 3: Chaque puissance est définie d'après ce qui est par soi son objet, et formellement. Or comme l'objet de la volonté est le bien, elle est décrite pour cela principalement d'après la fin, parce qu'elle a par soi la raison du bien. Or ce qui est en vue de la fin n'est pas un bien en tant qu'il le serait absolument de cette manière, mais selon l'ordre de la fin. Mais pourtant, dans la mesure où il participe à la raison du bien, il est un objet de la volonté, dans la mesure où bien sûr la force de la raison qui ordonne est dans la volonté.

[5543] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod quamvis principia et conclusiones pertineant ad diversos habitus animae, non tamen pertinent ad diversas potentias. Vel melius dicendum, quod si etiam ratio et intellectus diversae potentiae ponantur, non tamen propter hoc sequitur quod voluntas et liberum arbitrium sint diversae potentiae: nihil enim dividitur essentialiter per id quod est accidentale sibi, sed per id quod est essentiale. Conferre autem et ordinare virtuti apprehensivae per se convenit, appetitivae autem non nisi per accidens, secundum quod est in ea vis apprehensivae: et ideo virtus apprehensiva convenienter dividitur in virtutem quae absolute accipit verum, sicut est intellectus, et quae est cum collatione, sicut est ratio; sed appetitiva non debet dividi in eam quae accipit bonum absolute, et in eam quae accipit bonum in ordine ad aliud, quia ille ordo non est a voluntate, sed a ratione; unde voluntas est magis ordinati vel collati, quam conferens seu ordinans.

 

Solution 4: Bien que les principes et les conclusions conviennent à divers habitus de l'âme, ils ne conviennent pas cependant à diverses puissances. Ou pour mieux dire, même si raison et intellect sont posés comme diverses puissances, il ne s'ensuit pas pourtant que volonté et libre arbitre soient diverses puissances. En effet, rien ne se divise essentiellement d'après ce qui est accidentel en lui, mais d'après ce qui est essentiel. Or conférer et ordonner conviennent par soi à la vertu appréhensive, mais pas à la vertu appétitive, sauf accidentellement, dans la mesure où la force appréhensive est en elle. Donc la vertu appréhensive se divise convenablement en vertu qui reçoit absolument le vrai, comme l'intellect, et vertu qui compare, comme la raison. Mais la vertu de l'appétit ne doit pas être divisée en celle qui reçoit le bien absolument, et celle qui reçoit le bien selon l'ordre d'une autre, parce que cet ordre ne vient pas de la volonté, mais de la raison. Donc la volonté est volonté de ce qui est ordonné et comparé, plus que ce qui confère et ordonne.

[5544] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 ad 5 Ad quintum dicendum, quod non oportet quod judicium actus cujuslibet potentiae pertineat ad aliam potentiam, quia sic abiretur in infinitum; sed est devenire ad summas potentias, quae super suos actus reflectuntur, sicut est voluntas et ratio; et ideo non oportet quod sit alia potentia judicans de actu voluntatis et rationis. Judicium autem liberi arbitrii intelligitur judicium electionis; unde quod dicitur liberum de voluntate judicium, ly de non denotat causam materialem, quasi voluntas sit id de quo est judicium, sed originem libertatis; quia quod electio sit libera, hoc est ex natura voluntatis.

 

Solution 5: Il ne faut pas qu'une puissance juge l'acte de n'importe quelle autre puissance, parce qu'ainsi on partirait à l'infini. Mais les très hautes puissances qui réfléchissent sur leurs actes parviennent à juger, comme la volonté et la raison. Donc il ne faut pas qu'une autre puissance juge de l'acte de la volonté et de la raison. Or le jugement du libre arbitre est entendu comme jugement de choix; c'est pourquoi quand on dit "libre jugement de la volonté", le "de" ne dénote pas une cause matérielle comme si la volonté était ce sur quoi porte le jugement, mais l'origine de la liberté, car il relève de la nature de la volonté que le choix soit libre.

 

Articulus 4

 

[5545] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 tit. Utrum Adam potuerit vitare peccatum per liberum arbitrium in primo statu

 

[5546] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 arg. 1 Ad quartum sic proceditur. Videtur quod Adam in primo statu per liberum arbitrium non poterat peccatum vitare. Quia, sicut dicit Augustinus in Lib. de vera innocentia, natura humana etsi in illa integritate in qua condita est, permaneret, nullo tamen modo seipsam sine creatore adjuvante servaret. Sed sua conservatio erat ut sine peccato maneret. Ergo videtur quod per liberum arbitrium peccatum vitare non poterat.

Article 4 : Adam aurait-il pu éviter le péché dans l'état originel par le libre arbitre ?

 

Pour le quatrième article, il procède ainsi.

 

Objection 1: Il semble qu'Adam dans l'état originel ne pouvait pas éviter le péché par le libre arbitre, parce que comme dit Augustin dans le Livre sur la vraie innocence[38]: même si la nature humaine demeurait dans l'intégrité dans laquelle elle a été créée, elle ne se conserverait pourtant en aucune manière par elle-même sans l'aide du créateur. Mais sa conservation supposait qu'elle reste sans péché. Donc il semble qu'Adam ne pouvait pas éviter le péché par le libre arbitre.

[5547] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 arg. 2 Praeterea, liberum arbitrium, ut in littera dicitur, est quo malum eligitur gratia desistente. Sed Adam in primo statu gratiam non habuit; alias proficere potuisset ad meritum vitae. Ergo videtur quod oportebat illum malum eligere.

Objection 2: De plus, le libre arbitre, comme dit le Lombard, est ce par quoi le mal est choisi quand la grâce fait défaut. Mais Adam dans l'état originel n'a pas eu la grâce; autrement il aurait pu s'en servir pour mériter la vie. Donc il semble qu'il fallait que celui-ci choisisse le mal.

[5548] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 arg. 3 Praeterea, vincenti debetur corona. Sed resistere tentationi, est tentationem vincere. Si ergo per liberum arbitrium potuisset tentationi resistere, videtur quod per liberum arbitrium coronam mereri potuisset; quod falsum est, et in littera negatur.

Objection : De plus, au vainqueur est due la couronne[39]. Mais résister à la tentation, c'est vaincre la tentation. Donc s'il avait pu résister à la tentation par le libre arbitre, il semble qu'il aurait pu mériter la couronne par le libre arbitre, ce qui est faux, et nié par le Lombard.

 

[5549] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 arg. 4 Praeterea, vitare peccatum est quoddam laudabile. Sed opus laudabile proficit ad meritum vitae, quia opus laudabile est actus virtutis. Si ergo peccatum vitare potuit per se, etiam potuit ad meritum vitae proficere; quod in littera negatur.

 

Objection 3: De plus, éviter le péché est digne de louanges. Mais une oeuvre digne de louanges sert pour mériter la vie, parce qu'une oeuvre digne de louanges est un acte de vertu. Donc s'il a eu la possibilité d'éviter le péché par soi, il a eu aussi la possibilité de s'en servir pour mériter la vie, ce qui est nié dans le Lombard.

[5550] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 s. c. 1 Sed contra, nulli imputandum est, si facit illud quod vitare non potest. Sed homini imputatum est ad poenam, quod peccato non restitit. Ergo peccatum vitare potuit.

 

En sens contraire:

(1) on ne doit imputer à personne de faire ce qu'il ne peut pas éviter. Mais ne pas avoir résisté au péché a été imputé à l'homme pour son châtiment. Donc il a eu la possibilité d'éviter le péché.

[5551] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 s. c. 2 Praeterea, in rebus naturalibus simul datur rei generatae forma specifica, et virtus sese conservandi in esse specifico. Sed opera Dei sunt perfectiora quam opera naturae. Cum ergo homini rectitudinem voluntatis dederit, videtur quod dedit ei potentiam conservandi se in illa rectitudine. Sed hoc non potuit nisi peccatum vitando. Ergo videtur quod per liberum arbitrium peccatum vitare potuit.

 

(2) De plus, dans les réalités naturelles, la forme spécifique et la vertu de se maintenir dans l'être spécifique sont données en même temps à une réalité engendrée. Mais les oeuvres de Dieu sont plus parfaites que les oeuvres de la nature. Donc lorsqu'il donna à l'homme la rectitude de la volonté, il semble qu'il lui donna la puissance de la maintenir dans cette rectitude. Mais il ne l'a pas pu s'il ne devait pas éviter le péché. Donc il semble qu'il a eu la possibilité par le libre arbitre d'éviter le péché.

[5552] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 co. Respondeo dicendum, quod hoc quod aliquis non possit vitare peccatum, potest intelligi dupliciter. Uno modo ita quod ad peccatum per violentiam impellatur: et hoc omnino libertati arbitrii repugnat, quae coactionem non patitur. Alio modo quia liberum arbitrium ad malum inclinatur vel per habitum aliquem, vel per passionem, cui liberum arbitrium succumbit. Neutro autem modo potest dici de primo homine, quod peccato resistere non posset; quia et verum liberum arbitrium habebat, et integrum; unde nec passiones inerant quae ad malum impellerent, nec habitus perversus naturam corrumpens; quae omnia ex peccato consecuta sunt; et ideo non solum habuit quod peccato resistere posset, sed quod etiam illud facile potuerit; quod etiam peccatum ejus aggravavit, ut supra dictum est.

Réponse:

            on peut entendre de deux manières que quelqu'un n'ait pas pu éviter le péché: selon l'une, parce qu'il est poussé par violence au péché, et ceci est parfaitement incompatible avec la liberté de l'arbitre qui ne souffre pas la coercition[40]; selon l'autre, parce que le libre arbitre est enclin au mal, soit par quelqu'habitus, soit par une passion à laquelle le libre arbitre succombe. Mais en aucun cas on ne peut dire du premier homme qu'il n'aurait pas pu résister au péché: il avait un libre arbitre véritable et intact; aussi ni les passions qui poussent au mal ni un habitus vicieux qui altère la nature n'étaient en lui, tous deux sont les conséquences du péché. Donc non seulement il avait ce qui aurait pu résister au péché, mais aussi de quoi résister facilement; et cela a encore aggravé son péché, comme il est dit plus haut.

[5553] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod Deus operatur in voluntate et natura, sicut prima causa in causis secundis: et ideo sine ipso adjuvante nec lapis in esse conservaretur, nec deorsum tenderet; similiter etiam nec humana natura sine eo vel consistere potest, vel rectum motum voluntatis habere. Non tamen propter hoc sequitur quod aliquo dono naturalibus superaddito, quod scilicet in sui conditione acceperit, indigeret, ut peccatum vitaret.

 

Il faut donc dire que:

Solution 1: Dieu oeuvre dans la volonté et la nature comme la cause première dans les causes secondes; et donc s'il ne l'aidait pas lui-même, la pierre ne se maintiendrait pas dans l'être, ni ne tendrait vers le bas; de même aussi la nature humaine ne peut pas persister sans lui, ni avoir un mouvement droit de la volonté. Cependant il ne s'ensuit pas pour cela que pour qu'il évitât le péché, il eût besoin d'un certain don qui s'ajoute aux réalités naturelles, qu'il aurait reçu bien sûr dans sa condition.

[5554] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod hic est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod homo in gratia creatus est; et isti dicunt, quod est duplex profectus: unus ad meritum, et hunc habere poterat per id quod jam acceperat; et alius ad confirmationem beatitudinis, et hunc per id quod tunc acceperat, habere non poterat. Sed supposito etiam, secundum aliam opinionem, quod gratiam gratum facientem non habuerit, adhuc non sequitur quod non potuerit peccatum vitare: cum enim dicitur, quod liberum arbitrium eligit malum gratia desistente, non intelligitur obligatio liberi arbitrii sine gratia considerati ad malum; sed ostenditur quod liberum arbitrium per se sine gratia potest in malum, non autem sine gratia potest in bonum meritorium.

Solution 2: Cette opinion est double. En effet, certains disent que l'homme est créé en état de grâce; et ceux-ci disent qu'il y a un double progrès: l'un par le mérite, et il pouvait progresser par ce qu'il avait déjà reçu; l'autre par la confirmation de la béatitude, et il ne pouvait pas progresser par ce qu'il avait reçu alors. Mais selon l'autre opinion, en supposant aussi qu'il n'ait pas eu la grâce agissante[41], il ne s'ensuit pas encore qu'il n'ait pas pu éviter le péché. En effet, quand on dit que le libre arbitre choisit le mal quand la grâce fait défaut, on n'entend pas une obligation du libre arbitre considéré sans la grâce à se tourner vers le mal; mais on montre que le libre arbitre sans la grâce est capable du mal de soi-même, mais qu'il ne peut pas choisir le bien méritoire sans la grâce.

[5555] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod non cuilibet victoriae debetur corona vitae aeternae, sed ei quae est gratia gratum faciente informata; frequenter enim etiam peccatores alicui tentationi resistunt, per quod tamen vitam aeternam non merentur.

Solution 3: La couronne de la vie éternelle n'est pas due à n'importe quelle victoire, mais à celle qui est informée par la grâce agissante. En effet, souvent les pécheurs aussi résistent à une certaine[42] tentation; cependant ainsi ils ne méritent pas la vie éternelle.

[5556] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod non omnis actus laudabilis est virtute informatus: quia et actus qui sunt ad virtutem, vel sicut causantes acquisitam, vel sicut disponentes ad infusam, sunt laudabiles: nec etiam actus quacumque virtute informatus, est meritorius, sed ille tantum quem informat virtus gratiae gratum facienti, et caritati coniunctae.

Solution 4: Tout acte digne de louanges n'est pas informé par la vertu, parce que sont dignes de louanges les actes effectués par la vertu comme causes de son acquisition ou comme dispositions à l'infusion; et l'acte informé par n'importe quelle vertu n'est pas non plus méritoire, mais seulement celui qu'informe la vertu de la grâce agissante et de la charité conjointe.

 

 

Quaestio 2

Prooemium

 

[5557] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 pr. Deinde quaeritur de virtutibus libero arbitrio annexis; et quaeruntur quatuor: 1 de sensualitate, quid sit; 2 de superiori et inferiori parte rationis; 3 de synderesi; 4 de conscientia.

Question 2 : [Les vertus qui se rattachent au libre arbitre]

Introduction

 

Puis sont examinées les vertus qui se rattachent au libre arbitre; et quatre points sont examinés: Article 1 : la sensualité, ce qu'elle est; Article 2 : les parties supérieure et inférieure de la raison; Article 3 : la syndérèse; Article 4 : la conscience.

Articulus 1

 

[5558] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 tit. Utrum notificatio sensualitatis posita in littera sit conveniens

[5559] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 1 Ad primum sic proceditur. Videtur quod inconvenienter notificetur in littera sensualitas. Differt enim sensualitas a ratione, ut in littera dicitur. Sed inferior portio rationis est quaedam vis ex qua procedit appetitus rerum ad corpus pertinentium: quia temporalibus administrandis intendit, ut in littera dicitur. Ergo inconvenienter per haec sensualitas describitur.

Article 1 : La caractérisation de la sensualité présentée dans le Lombard convient-elle ?

 

Pour le premier article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble que la caractérisation de la sensualité dans le Lombard ne convient pas. En effet, la sensualité diffère de la raison, comme dit le Lombard. Mais la partie inférieure de la raison est une certaine force dont procède l'appétit pour les réalités qui conviennent au corps, puisqu'elle vise l'administration des réalités temporelles, comme dit le Lombard. Donc la sensualité n'est pas convenablement décrite par cela.

[5560] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 2 Praeterea, ut in littera dicitur, quidquid commune cum bestiis habemus, hoc ad sensualitatem pertinet. Sed vires sensitivae apprehensivae nobis pecoribusque communes sunt. Ergo ad sensualitatem pertinent. Sed ex apprehensivis non procedit appetitus et motus. Ergo inconvenienter per haec sensualitas describitur.

Objection 4: De plus, comme dit le Lombard, tout ce que nous avons de commun avec les bêtes relève de la sensualité. Mais les forces sensitives appréhensives nous sont communes avec les animaux. Donc elles relèvent de la sensualité. Mais l'appétit et le mouvement ne procèdent pas des forces appréhensives. Donc la sensualité n'est pas décrite convenablement par cela.

[5561] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 3 Praeterea, secundum philosophum in 2 Elenc., eadem est ratio rei et unius rei. Sed sensualitas non est una vis animae: quia si colligit apprehensivas et appetitivas, constat quod plures sunt: similiter etiam si colligit appetitivas tantum, quia appetitus sensibilis, qui nobis et pecoribus communis est, in duo dividitur, scilicet in desiderium et in animum, ut in 3 de anima dicitur, sive irascibilem et concupiscibilem, quod idem est. Ergo videtur quod inconvenienter dicat sensualitatem esse vim animae quamdam.

Objection 5: De plus, selon le Philosophe au deuxième livre du De Sophisti Elenchi[43], la raison de la chose est la même que la raison de la chose dans son unicité. Mais la sensualité n'est pas une seule force de l'âme, parce que si elle rassemble les forces appétitives et les forces appréhensives, il est établi qu'elles sont plusieurs. Et il en va aussi de même si elle rassemble seulement les forces appétitives, puisque l'appétit sensible qui nous est commun avec les animaux se divise en deux, le désir et l’ardeur, comme il est dit au troisième livre du Traité de l'Ame[44], soit l'irascible et le concupiscible, ce qui est la même chose. Donc il semble qu'il ne soit pas convenable de dire que la sensualité est une certaine force de l'âme.

[5562] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 4 Praeterea, unius virtutis est unus actus. Sed ipsi sensualitati duos actus attribuit, idest appetitum et motum. Ergo inconvenienter eam describit sicut unam quamdam vim.

 

Objection 6: De plus, un acte qui est un vient d'une seule vertu. Mais il attribue deux actes à la sensualité même, c'est-à-dire l'appétit et le mouvement. Donc il ne la décrit pas convenablement comme une certaine force qui soit une.

[5563] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 5 Praeterea, si sensualitas est una vis, non potest esse nisi quod sit appetitus sensibilis. Sed appetitus non est ex appetitu. Ergo videtur quod inconvenienter dicat sensualitatem esse ex qua est appetitus rerum ad corpus pertinentium.

Objection 7: De plus, si la sensualité est une seule force, elle ne peut être que l'appétit sensible. Mais l'appétit n'est pas issu de l'appétit. Donc il semble qu'il ne soit pas convenable de dire que la sensualité est ce dont est issu l'appétit pour ce qui convient au corps.

[5564] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 co. Respondeo dicendum, quod differt sensualitas et sensibilitas; sensibilitas enim omnes vires sensitivae partis comprehendit, tam apprehensivas de foris, quam apprehensivas de intus, quam etiam appetitivas; sensualitas autem magis proprie illam tantum partem nominat per quam movetur animal in aliquod appetendum vel fugiendum. Sicut autem est in intelligibilibus, quod illud quod est apprehensum, non movet voluntatem nisi apprehendatur sub ratione boni vel mali, propter quod intellectus speculativus nihil dicit de imitando, vel fugiendo, ut in 3 de anima dicitur; ita etiam est in parte sensitiva, quod apprehensio sensibilis non causat motum aliquem, nisi apprehendatur sub ratione convenientis vel inconvenientis: et ideo dicitur in 2 de anima, quod ad ea quae sunt in imaginatione hoc modo nos habemus ac si essemus considerantes aliqua terribilia in picturis, quae passionem non excitarent vel timoris vel alicujus hujusmodi.

 

Vis autem apprehendens hujusmodi rationes convenientis et non convenientis, videtur virtus aestimativa, per quam agnus fugit lupum et sequitur matrem; quae hoc modo se habet ad appetitum partis sensibilis, sicut se habet intellectus practicus ad appetitum voluntatis; unde, proprie loquendo, sensualitas incipit ex confinio aestimativae et appetitivae consequentis, ut hoc modo se habeat sensualitas ad partem sensitivam, sicut se habet voluntas et liberum arbitrium ad partem intellectivam.

 

Hoc autem conveniens quod sensualitatem movet, aut ratio suae convenientiae, aut est apprehensa a sensu, sicut sunt delectabilia secundum singulos sensus, quae animalia persequuntur: aut est non apprehensa a sensu; sicut inimicitiam lupi neque videndo neque audiendo ovis percipit, sed aestimando tantum: et ideo motus sensualitatis in duo tendit: in ea scilicet quae secundum exteriores sensus delectabilia sunt; et hoc est quod dicitur, quod ex sensualitate est motus qui intenditur in corporis sensus: aut ad ea quae nociva vel convenientia corpori secundum solam aestimationem cognoscuntur; et sic ex sensualitate dicitur esse appetitus rerum ad corpus pertinentium.

Réponse:

            Sensualité et sensibilité[45] diffèrent: en effet, la sensibilité comprend toutes les forces de la partie sensitive [de l'âme], appréhensives tant de l'extérieur que de l'intérieur; mais en un sens plus strict, la sensualité nomme seulement cette partie par laquelle est mû l'animal vers quelque chose qu'il doit désirer ou fuir. Or dans les intelligibles, ce qui est appréhendé ne meut pas la volonté s'il n'est pas appréhendé sous la raison du bien ou du mal; ainsi l'intellect spéculatif ne dit rien de ce qu'il faut imiter[46] ou fuir, comme il est dit au livre trois du Traité de l'Ame. De même également, dans la partie sensitive [de l'âme], l'appréhension sensible ne cause pas un certain mouvement si elle n'est pas appréhendée sous la raison du convenable ou du nuisible. Et c'est pourquoi il est dit au livre deux du Traité de l'Ame que nous nous rapportons à ce qui est dans l'imagination de la même manière que si nous considérions quelques objets terrifiants sur des images qui ne suscitent pas de passion, de crainte, ou de quelqu'autre sorte.

 

            Or la force qui appréhende les raisons de ce qui convient ou de ce qui nuit de la sorte semble être la vertu estimative, par laquelle l'agneau fuit le loup et suit sa mère; celle-ci a rapport à l'appétit de la partie sensible sur le même mode que l'intellect pratique a rapport à l'appétit de la volonté. C'est pourquoi à proprement parler, la sensualité commence aux confins des puissances estimative et appétitive qui la suivent, de sorte que la sensualité a rapport à la partie sensitive sur le même mode que la volonté et le libre arbitre ont rapport à la partie intellective.

 

            Or ce convenable qui meut la sensualité, ou bien la raison de sa convenance, est soit appréhendé par le sens, comme les délectables que les animaux poursuivent relativement à chaque sens; soit non appréhendé par le sens, comme le mouton ne perçoit l'hostilité du loup ni par la vue ni par l'ouïe, mais par l'estimation seulement. Donc le mouvement de la sensualité vise deux sortes d'objets: bien sûr ceux qui sont délectables relativement aux sens externes, et c'est ce qui est dit: le mouvement qui est intensifié dans les sens du corps naît de la sensualité; ou bien le mouvement de la sensualité vise ce qui est connu comme nocif ou convenable pour le corps par l'estimation seule, et ainsi il est dit que l'appétit pour les réalités qui conviennent au corps naît de la sensualité.

[5565] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod ex ratione inferiori est etiam motus et appetitus eorum quae ad corpus pertinent; non tamen sicut ex proximo principio, sed sicut ex remoto, inquantum vires sensibiles per imperium movet, quae sunt aliqualiter obedientes rationi, ut in 1 Ethic. dicitur. Vel dicendum, quod ratio hujusmodi motum causat, non concernendo intentiones particulares et materiae concretas, sicut sensualitas; sed magis universales, et a materiae appendiciis separatas.

 

Il faut donc dire que:

Solution 1: Le mouvement et l'appétit pour ce qui convient au corps ont aussi pour origine la raison inférieure; cependant pas comme principe le plus proche, mais comme principe éloigné, dans la mesure où elle meut par le commandement les forces sensibles qui obéissent en quelque sorte à la raison, comme il est dit au premier livre de L'Ethique. Ou bien il faut dire que la raison cause de cette manière le mouvement, pas en ce qui concerne les intentions particulières et les matières concrètes, comme la sensualité, mais plutôt les intentions universelles et séparées de ce qui dépend de la matière.

[5566] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod ad sensualitatem aliquid pertinet dupliciter: vel sicut existens de essentia ejus; et sic videtur tantum appetitivam partem continere: vel sicut praeambulum ad ipsum, sicut et ratio ad liberum arbitrium pertinet, ut dictum est: et hoc modo etiam vires apprehensivae sensitivae pertinent ad sensualitatem, licet secundum quemdam ordinem: quia aestimativa proprie se habet ad eam sicut ratio practica ad liberum arbitrium, quae etiam est movens; imaginatio autem simplex et vires praecedentes se habent magis remote, sicut ratio speculativa ad voluntatem.

 

Solution 2: Quelque chose a rapport à la sensualité de deux manières: soit comme quelque chose qui existe par son essence, et dans cette mesure, elle semble contenir seulement la partie appétitive; soit à titre de l'antérieur à la chose même, comme la raison se rapporte au libre arbitre, comme il est dit. Et de cette manière également les forces de l'appréhension sensitive sont présupposées pour la sensualité, bien que selon un certain ordre, puisque la faculté estimative au sens strict se rapporte à elle comme la raison pratique, qui est aussi moteur, se rapporte au libre arbitre. Mais la simple imagination et les forces précédentes se tiennent plus éloignées, comme la raison spéculative se rapporte à la volonté.

[5567] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod sensualitas non nominat simpliciter unam potentiam, sed unam secundum genus, scilicet appetitivam sensitivam, quae in irascibilem et concupiscibilem dividitur. Sed tamen sciendum, quod ratione differunt sensualitas, et irascibilis et concupiscibilis. Cum enim, ut Dionysius dicit, natura inferior sui supremo, attingat infimum superioris naturae, natura sensitiva in aliquo sui quodammodo rationi conjungitur; unde et quaedam pars sensitiva, scilicet cognitiva, alio nomine ratio dicitur, propter confinium ejus ad rationem. Sic ergo dico, quod irascibilis et concupiscibilis nominant appetitum sensitivum, secundum quod completus est, et per diversa distinctus, et versus rationem tendens; unde et in homine irascibilis et concupiscibilis rationi obtemperant. Sensualitas autem nominat sensitivum appetitum, secundum quod est incompletus et indeterminatus, et magis depressus; et ideo dicitur, quod in ea non potest esse virtus, et quod est perpetuae corruptionis; et ex ipsa sua indeterminatione quamdam unitatem habet, ut quaedam vis dicatur.

Solution 3: La sensualité ne nomme pas absolument une puissance, mais une puissance selon son genre, à savoir une puissance appétitive sensitive, qui se divise en puissance irascible et concupiscible. Mais il faut pourtant savoir que sensualité, irascible, et concupiscible diffèrent en raison. En effet, comme dit Denys[47], puisque la nature inférieure au degré le plus haut[48] touche le plus bas degré de la nature supérieure, la nature sensitive est unie d'une certaine manière à la raison en l'un de ses degrés. C'est pourquoi une certaine partie sensitive, bien sûr cognitive[49], est dite sous un autre nom raison, parce qu'elle confine à la raison. Ainsi donc, je dis que l'irascible et le concupiscible nomment l'appétit sensitif dans la mesure où il est complet, diversifié par des objets divers, et tend vers la raison. C'est pourquoi en l'homme, l'irascible et le concupiscible obtempèrent aux ordres de la raison. Mais la sensualité nomme l'appétit sensitif dans la mesure où il est incomplet, indéterminé, et plutôt abaissé. Donc il est dit que la vertu ne peut pas être en elle dont la corruption est perpétuelle; et par son indétermination même elle a une certaine unité, de sorte qu'elle est dite une certaine force[50].

[5568] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod si per motum intelligatur motus progressivus exterior, non inconvenienter motus et appetitus sensualitati attribuuntur, etiamsi sit una potentia, quia sunt actus non aeque primi, sed ordinem ad invicem habentes: appetitus enim interior motum exteriorem causat et sic unus mediante altero a sensualitate procedit. Si autem per motum intelligatur motus interior appetitus, tunc distinguuntur isti duo actus secundum diversa objecta, quae tamen potentiam non diversificant secundum genus: et hoc quonam modo sit, prius dictum est.

 

Solution 4: Si par mouvement on entend un mouvement progressif extérieur, il n'est pas inconvenant d'attribuer ce nom au mouvement et à l'appétit de la sensualité, même si elle est une seule puissance, parce que les actes ne sont pas premiers également, mais il y a un ordre entre eux. En effet, l'appétit intérieur cause le mouvement extérieur, et ainsi l'un servant de médiation à l'autre, il procède de la sensualité. Mais si par mouvement on entend le mouvement intérieur de l'appétit, alors ces deux actes se distinguent selon leurs divers objets, qui ne diversifient pas cependant la puissance selon son genre. Et sous quel[51]mode c'est, cela est dit avant.

[5569] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod appetitus est nomen potentiae et nomen actus: unde non est inconveniens quod ex appetitu potentiae procedat appetitus actus.

Solution 5: L'appétit est le nom d'une puissance et le nom d'un acte; c'est pourquoi il convient que l'appétit de l'acte procède de l'appétit de la puissance.

Articulus 2

 

[5570] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 tit. Utrum ratio superior et inferior sit una potentia

 

[5571] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 1 Ad secundum sic proceditur. Videtur quod ratio superior et inferior non sit una potentia, sed diversae. In partibus enim animae non accipitur superius et inferius animae secundum situm sed secundum dignitatem. Sed inter partes animae intellectivae est invenire unam partem alia digniorem: quia intellectus agens est nobilior possibili ut in 3 de anima dicitur, quae diversae potentiae sunt, ut supra dictum est. Ergo videtur quod id quod est superius in ratione et id quod est inferius sint diversae potentiae.

Article 2 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles une seule puissance[52] ?

 

Pour le deuxième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble que raison supérieure et raison inférieure ne soient pas une seule puissance, mais diverses puissances. En effet, dans les parties de l'âme, le supérieur et l'inférieur en l'âme ne sont pas pris selon l'emplacement, mais selon la dignité. Mais entre les parties de l'âme intellective, il faut trouver une seule partie plus digne que l'autre: puisque l'intellect agent est plus noble en possible, comme il est dit au troisième livre du Traité de l'Ame[53], ce sont diverses puissances, comme il est dit plus haut. Donc il semble que dans la raison, ce qui est supérieur et ce qui est inférieur soient diverses puissances.

 [5572] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 2 Praeterea, aeternum et necessarium idem esse videtur, ut contingens et temporale. Sed philosophus dicit, quod scientificum animae circa necessaria est, ratiocinativum autem circa contingentia operata a nobis. Ergo videtur quod scientificum sit illud idem quod ratio superior, quae aeterna conspicit; et ratiocinativum idem quod ratio inferior, quae temporalibus inhaeret, ut in littera dicitur. Sed ratiocinativum et scientificum, ut ibidem dicitur, sunt diversae potentiae. Ergo videtur quod etiam ratio superior et inferior.

Objection 2: De plus, il semble qu'éternel et nécessaire soient la même chose, de même que contingent et temporel. Mais le Philosophe dit[54] que la partie scientifique de l'âme porte sur ce qui est nécessaire, mais la partie qui raisonne porte sur le contingent opéré par nous. Donc il semble que la partie scientifique soit la même que la raison supérieure qui contemple les réalités éternelles; et la partie qui raisonne soit la même que la raison inférieure qui s'attache aux réalités temporelles, comme dit le Lombard. Mais la partie qui raisonne et la partie scientifique, comme il est dit au même endroit, sont diverses puissances. Donc il semble qu'il en soit de même pour la raison supérieure et la raison inférieure.

[5573] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 3 Praeterea, in superiori parte animae est imago deitatis, ut in 1 libro dictum est. Sed superior pars animae est superior pars rationis. Ergo in superiori ratione est imago. Sed imago colligit tres potentias, memoriam intelligentiam et voluntatem. Ergo ratio superior et inferior non dicunt unam quamdam potentiam, sed plures.

 

Objection 3: De plus, l'image de la divinité est dans la partie supérieure de l'âme, comme il est dit au premier livre. Mais la partie supérieure de l'âme est la partie supérieure de la raison. Donc l'image est dans la raison supérieure. Mais l'image rassemble trois puissances: la mémoire, l'intelligence, et la volonté. Donc la raison supérieure et la raison inférieure ne disent pas une seule puissance donnée, mais plusieurs.

[5574] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 4 Praeterea, regulans et regulatum et imperans et imperatum non possunt esse idem, sicut nec agens et patiens. Sed ratio superior se habet ad inferiorem sicut regulans ad regulatum. Ergo non possunt esse una potentia.

 

Objection 4: De plus, ce qui règle et ce qui est réglé, ce qui commande et ce qui est commandé ne peuvent pas être la même chose, de même que ce qui agit et ce qui subit. Mais la raison supérieure se rapporte à la raison inférieure comme ce qui règle à ce qui est réglé. Donc elles ne peuvent pas être une seule puissance.

[5575] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 5 Praeterea, potentiae distinguuntur per actus. Sed officium actum nominat, ut Tullius dicit. Ergo videtur, cum ratio superior et inferior per diversa officia geminentur, quod sint diversae potentiae.

 

Objection 5: De plus, les puissances se distinguent par leurs actes. Mais le devoir nomme un acte, comme dit Tullius[55]. Donc puisque raison supérieure et raison inférieure sont doublées de deux devoirs différents, il semble que ce soient des puissances différentes.

[5576] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 s. c. 1 Sed contra, diversitas potentiarum constituit diversitatem rei. Sed in littera dicitur, quod cum de superiori et inferiori ratione loquimur, de una quadam re dicimus. Ergo videtur quod non sint diversae potentiae.

 

En sens contraire:

(1) la diversité des puissances constitue la diversité de la chose. Mais dans le Lombard il est dit que lorsque nous parlons de raison supérieure et inférieure, nous disons une seule réalité donnée. Donc il semble que ce ne soient pas diverses puissances.

[5577] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 s. c. 2 Praeterea, potentia per diversos habitus non diversificatur. Sed ratio superior dicitur, prout dono sapientiae perficitur: inferior, prout dono scientiae, ut in littera dicitur. Ergo videtur quod superior et inferior ratio non sint diversae potentiae.

(2) De plus, une puissance n'est pas diversifiée par divers habitus. Mais la raison est dite supérieure dans la mesure où elle est accomplie par le don de la sagesse. Donc il semble que raison supérieure et inférieure ne soient pas diverses puissances.

[5578] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 co. Respondeo dicendum, quod ratio hic accipitur quae hoc modo se habet ad voluntatem et liberum arbitrium, sicut se habet apprehensio sensitiva ad sensualitatem: sicut enim dictum est, nullus appetitus movetur in suum objectum nisi fiat apprehensio alicujus sub ratione boni vel mali, convenientis vel nocivi. Hanc autem rationem convenientis et boni aliter homo percipit, aliter brutum: brutum enim non conferendo, sed quodam naturali instinctu sibi conveniens vel nocivum, cognoscit; homo autem per investigationem quamdam et collationem hujusmodi rationes considerat; et ideo vis illa per quam in hujusmodi rationum cognitionem venit consequenter ratio dicitur, quae investigativa est, et deductiva unius in alterum.

 

 

 

Quia vero tota ratio potentiarum ex objectis sumitur, quorum speciebus informantur, inde est quod oportet in ratione quemdam gradum constituere secundum ordinem eorum quibus intendit. In rebus autem quas ratio considerat, talis invenitur distinctio et ordo, ut quaedam aeterna et necessaria, a temporalibus discreta, eis proponantur; unde et ratio ex hoc quemdam gradum consequitur quod his vel aliis intendit. Sed quia ita est in ordine rerum quod superius est directivum inferioris et causa, inde est quod per aeterna in his quae temporalia sunt diriguntur, sicut id quod uno modo se habet, est mensura ejus quod multiforme est, ut ex 10 Metaphys. accipitur.

 

 

 

 

 

Et secundum hoc patet quod ratio aeternis dupliciter inhaerere potest: vel considerando ipsa in se, vel considerando ipsa secundum quod sunt regula temporalium per nos disponendorum et agendorum: et prima consideratio non exit limites speculativae rationis; secunda autem ad genus practicae rationis pertinet. Unde patet quod ratio superior partim est speculativa et partim practica, et ideo in littera dicitur, quod supernis conspiciendis, inquantum est speculativa, et inquantum est practica, supernis consulendis intendit.

 

 

 

 

 

Unde ex hoc patet quod ratio superior, prout contra inferiorem dividitur, non distat ab ea sicut speculativum et practicum, quasi ad diversa objecta respiciant, de quibus fiat ratiocinatio; sed magis distinguuntur secundum media, unde ratiocinatio sumitur; ratio enim inferior consiliatur ad electionem tendens ex rationibus rerum temporalium, ut quod aliquid est superfluum vel diminutum, utile vel honestum, et sic de aliis conditionibus quas moralis philosophus pertractat; superior vero consilium sumit ex rationibus aeternis et divinis, ut quia est contra praeceptum Dei, vel ejus offensionem parit, vel aliquid hujusmodi. Diversitas autem mediorum, ex quibus ad idem genus conclusionis proceditur, non potest facere diversam potentiam, sed quandoque diversum habitum; et ideo ratio superior et inferior non distinguuntur sicut diversae potentiae, sed magis secundum habitum, vel quem jam actu habet, vel ad quem naturaliter ordinatur: ratio enim superior perficitur sapientia, sed inferior scientia.

Réponse:

            ici, la raison est prise comme ce qui se rapporte à la volonté et au libre arbitre sur le même mode que la cognition sensitive se rapporte à la sensualité: en effet, comme on l'a dit, aucun appétit n'est mû vers son objet s'il n'y a pas eu appréhension de quelque chose sous la raison du bien ou du mal, du convenable ou du nuisible. Mais l'homme perçoit cette raison du convenable et du bien autrement que l'animal: en effet, l'animal ne connaît pas le convenable et le nuisible en les soumettant au jugement, mais par un certain instinct naturel; mais l'homme considère les raisons de cette sorte par une certaine investigation et une comparaison; donc cette force par laquelle l'homme parvient à la connaissance des raisons de cette sorte est dite en conséquence la raison, qui investigue et déduit en allant d'un point à un autre.

 

            Mais puisque la vraie raison totale des puissances dépend des objets par les formes desquelles elles sont informées, il faut donc constituer dans la raison un certain degré conforme à l'ordre des objets qu’elle vise. Or dans les objets que la raison considère, on trouve un tel ordre et une telle distinction qu'ils proposent certaines réalités éternelles et nécessaires, différentes des réalités temporelles; la raison suit à partir de là une certaine progression parce qu'elle tend vers ces objets ou d'autres. Mais puisqu'il est dans l'ordre des choses que le supérieur dirige l'inférieur et le cause, les réalités temporelle sont donc dirigées par ce qu'il y a d'éternel en elles, comme ce qui est selon un seul mode est la mesure du multiforme, comme on peut l'admettre à partir du livre dix de la Métaphysique[56].

 

            Et d'après cela, il est clair que la raison peut s'attacher aux réalités éternelles de deux manières: ou bien en les considérant elles-mêmes en tant que telles; ou bien en les considérant elles-mêmes dans la mesure où elles sont la règle des réalités temporelles que nous devons disposer et sur lesquelles nous devons agir. La première considération ne sort pas des limites de la raison spéculative; mais la seconde convient au genre de la raison pratique. C'est pourquoi il est clair que la raison supérieure est en partie spéculative, en partie pratique, et donc il est dit dans le Lombard qu'elle tend vers les objets supérieurs qu'il faut contempler dans la mesure où elle est spéculative, et vers les objets supérieurs dont il faut délibérer dans la mesure où elle est pratique.

            C'est pourquoi il est clair d'après ceci que la raison supérieure, dans la mesure où elle se distingue de la raison inférieure, ne diffère pas de celle-ci comme le spéculatif diffère du pratique, comme si elles regardaient des objets différents à propos desquels un raisonnement serait effectué. Mais elles se distinguent davantage selon les moyens dont dépend le raisonnement. En effet, la raison inférieure délibère en visant le choix à partir des raisons des réalités temporelles, dans la mesure où quelque chose est superflu ou enlevé, utile ou honnête, et ainsi des autres conditions que le philosophe moral étudie; mais la délibération supérieure dépend des raisons éternelles et divines dans la mesure où le choix va contre le commandement de Dieu ou l'offense, ou quelque chose de ce genre. Or la diversité des moyens à partir desquels on aboutit au même genre de conclusions ne peut pas faire diverses puissances, mais des habitus parfois divers. Donc raison supérieure et raison inférieure ne se distinguent pas comme diverses puissances, mais plutôt selon l'habitus que la puissance a déjà en acte, ou bien vers lequel elle est ordonnée naturellement. En effet la raison supérieure s'accomplit dans la sagesse, mais la raison inférieure dans la science.

[5579] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod ratio superior et inferior non differunt sicut agens et possibile, quod sic patet. Quia ut in littera dicitur, ratio superior et inferior habent actus respectu diversorum. Agens autem et possibile semper concurrunt ad idem objectum vel medium: quia impossibile est nos in intellectivam operationem progredi sine operatione possibilis et agentis: oportet enim ut species phantasmatum, quae sunt objecta intellectus nostri, efficiantur in actu intelligibiles, quod ad agentem pertinet; et intellectui conjungantur in eo receptae, quod pertinet ad possibilem. Unde ex diversitate possibilis et agentis non sequitur diversitas superioris et inferioris rationis; sed ex diversitate medii vel objecti.

il faut donc dire que:

Solution 1: Raison supérieure et raison inférieure ne diffèrent pas comme l'agent et le possible, ce qui est clair d'après ce qui suit: comme dit le Lombard, raison supérieure et raison inférieure agissent eu égard à des réalités différentes. Or l'agent et le possible concourent toujours vers le même objet ou le même moyen, parce qu'il est impossible que nous progressions dans une opération intellectuelle sans une opération [de l'intellect] possible et de l'[intellect] agent. En effet, il faut que les formes de l'image sensible qui sont l'objet de notre intellect soient rendues intelligibles en acte, ce qui relève de l'[intellect] agent. Et en lui se conjuguent les réalités reçues, acte qui relève de l'[intellect] possible. C'est pourquoi la diversité de la raison supérieure et de la raison inférieure ne s'ensuit pas de la diversité de l'[intellect] possible et de l'[intellect] agent, mais de la diversité de moyens ou d'objet.

[5580] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod scientificum et ratiocinativum non omnino distinguuntur sicut ratio superior et inferior: quia scientificum nullo modo ad praxim pertinet, sicut pertinet ratio superior, ut dictum est, inquantum scilicet aeterna consulit, et praeter hoc scientificum ad quaedam se extendit quorum non est ratio superior, prout hic accipitur, scilicet ad res creatas necessarias: quia philosophus scientificum animae non tantum sapientia quae divinorum est proprie, sed scientia et intellectu, quae creatorum sunt, in 6 Ethic. perfici docet. Cognitio autem rerum temporalium sive quantum ad ea quae ad nos agenda pertinent sive quantum ad ea quae in his necessariis demonstrationibus considerantur, ad rationem inferiorem pertinet, quae scientia perficitur, quam Augustinus extendit tam ad speculativam quam ad practicam considerationem rerum temporalium; unde distinctio superioris et inferioris rationis non est idem cum distinctione scientifici et ratiocinativi, quamvis scientificum secundum aliquid sui, cum ratione superiori conveniat, et ratio inferior cum ratiocinativo.

Solution 2: La partie scientifique et la partie qui raisonne ne se distinguent pas du tout comme la raison supérieure et la raison inférieure, parce que la partie scientifique n'a rapport à la pratique en aucune manière comme s'y rapporte la raison supérieure, comme il est dit, dans la mesure bien sûr où elle délibère sur les réalités éternelles. A cause de cela, la partie scientifique s'étend à ce que n'a pas la raison supérieure, en tant que cela est reçu bien sûr pour les réalités nécessaires créées, puisque le Philosophe enseigne au sixième livre de L'Ethique[57] que la partie scientifique de l'âme est accomplie non seulement par la sagesse qui est proprement divine, mais par la science et l'intelligé qui sont créés. Or la connaissance des réalités temporelles, soit en tant qu'elles ont rapport à ce que nous devons faire, soit en tant qu'elles sont considérées dans ces démonstrations nécessaires, relève de la raison inférieure, qui est accomplie par la science, qu'Augustin étend à la considération tant spéculative que pratique des réalités temporelles. C'est pourquoi la distinction entre raison supérieure et raison inférieure n'est pas la même que la distinction entre ce qui est scientifique et ce dont on raisonne, bien que ce qui est scientifique selon quelque chose de soi convienne avec la raison supérieure, et que la raison inférieure convienne avec ce dont on raisonne.

[5581] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod ratio superior non est omnino idem cum illa parte mentis in qua consistit imago, sed includit eam et excedit; quod sic patet. Imago enim potissime distinguitur secundum hoc quod mens tendit in objectum quod Deus est, ut in 1 libro dictum est; unde potentiae imaginis prout ad imaginem pertinent respiciunt aeterna solummodo ut objectum, ratio autem superior considerat ea dupliciter, scilicet ut objectum, inquantum conspicit ea, et ut medium inquantum ipsa consulit: nihilominus tamen etsi imago plures potentias essentialiter colligat, non oportet quod ratio superior in pluribus potentiis consistat: quia imago comprehendit et cognitivam et affectivam, sed ratio comprehendit imaginem secundum cognitivam tantum et excedit, ut dictum est: et ideo ratio superior et mens in qua est imago se habent ut excedentia et excessa; superior enim ratio est speculativa et practica, sed mens secundum quod in ea est imago tantum, ad speculativam pertinet, quia objectum imaginis non est aliquid operabile a nobis: et sic ratio superior excedit mentem, et exceditur a mente, inquantum mens comprehendit affectionem et cognitionem; cum ratio cognitionem tantum importet.

Solution 3: La raison supérieure n'est pas du tout la même chose que cette partie de l'esprit en laquelle consiste l'image, mais elle l'inclut et l'excède, ce qui est clair d'après ce qui suit. En effet, l'image se distingue le plus possible dans la mesure où l'esprit tend vers un objet qui est Dieu, comme il est dit au livre 1. C'est pourquoi les puissances de l'image, en tant qu'elles conviennent à l'image, contemplent les réalités éternelles seulement comme un objet, mais la raison supérieure les considère de deux manières: soit bien sûr comme un objet, dans la mesure où elle les contemple, soit comme un moyen en tant qu'elle-même délibère. Cependant bien que l'image rassemble essentiellement plusieurs puissances, il ne faut pas moins que la raison supérieure consiste en plusieurs puissances: l'image comprend puissance cognitive et puissance affective, mais la raison comprend l'image selon la puissance cognitive seulement et l'excède, comme il est dit. Donc la raison supérieure et l'esprit où est l'image ont rapport l'un avec l'autre comme l'excédent et l'excédé. En effet, la raison supérieure est spéculative et pratique, mais l'esprit, dans la mesure où en lui est l'image seulement, se rapporte à la partie spéculative, parce que l'objet de l'image n'est pas quelque chose d'opérable en nous. Ainsi, la raison supérieure excède l'esprit, et est excédée par l'esprit dans la mesure où l'esprit comprend l'affection et la connaissance alors que la raison ne comporte que la connaissance.

[5582] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod diversitas regulantis et regulati non demonstrat diversam potentiam, sed diversum habitum: unus enim habitus est regulativus alterius, sicut patet in scientiis speculativis quod omnes scientias sapientia, scilicet metaphysica, dirigit. Ita etiam ratio superior inferiorem dirigere dicitur.

Solution 4: La diversité de ce qui règle et ce qui est réglé ne démontre pas la diversité des puissances, mais la diversité des habitus. En effet un habitus régule l'autre, comme il est clair dans les sciences spéculatives que la sagesse, bien sûr la métaphysique, dirige toutes les sciences. Ainsi également la raison supérieure est dite diriger la raison inférieure.

[5583] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod non quaelibet diversitas actus ostendit diversitatem potentiae; sed quandoque etiam ostendit tantum diversitatem habitus, sicut geometrizare, et syllogizare; quandoque autem neutrum.

Ista autem sic patent: quia enim substantia uniuscujusque potentiae est, secundum quod est nata operari circa proprium objectum, ut de sensu dicit philosophus in 2 de anima, ideo actiones quae differunt secundum diversa objecta, ostendunt diversitatem potentiarum: ut tamen accipiatur differentia objectorum secundum id quod ad propriam rationem objecti pertinet: homo enim et lapis differunt genere, sed conveniunt secundum quod sunt objectum visus in colore: et ideo visio hominis et lapidis pertinent ad unam potentiam; sed sentire sonum et colores pertinent ad diversas potentias: quia sonus et color, secundum proprias rationes, quibus ad invicem distinguuntur, sunt propria objecta sensus.

 

 

 

Quandoque autem diversitas actuum causatur ex diversitate medii, vel principii, ex quo pervenitur ad idem genus objecti: et talis diversitas actuum ostendit diversitatem habituum: diversae enim scientiae ex diversis principiis procedunt, etiam si easdem conditiones demonstrent; sicut astrologus et naturalis diversis mediis rotunditatem terrae ostendit, ut dicitur in 2 Phys. Similiter etiam virtutes morales distinguuntur ex diversis finibus, qui sunt in operativis sicut principia in speculativis.

 

 

Quandoque vero diversitas actuum causatur ex eo quod est accidens actionis; vel ex parte agentis, secundum quod est potentius vel infirmius in agendo, sicut hebetudo vel subtilitas ingenii, quae differunt secundum velocitatem et tarditatem addiscendi; vel ex parte medii, ut credere et opinari, quae differunt secundum efficaciam et debilitatem medii; vel ex parte objecti, sicut videre hominem et lapidem; accidit enim colorato esse hominem aut lapidem: et talis diversitas actionum neque potentiam diversam neque diversum habitum requirit: quia illud quod est per accidens, non causat differentiam in specie.

 

 

Officia autem rationis superioris et inferioris non differunt penes diversam rationem objecti, cum utrumque operabilia consideret, sed penes diversam rationem medii: quia ratio inferior procedit ex rationibus temporalibus; sed ratio superior ex rationibus aeternis; et ita etiam haec diversa officia non oportet quod diversas potentias demonstrent, sed diversos habitus, ut dictum est.

Solution 5: N'importe quelle diversité d'actes ne montre pas la diversité des puissances, mais tantôt elle montre seulement la diversité des habitus, comme faire de la géométrie et faire des syllogismes, et tantôt aucune des deux.

             Or ceci est clair d'après ce qui suit: en effet, puisque la substance est substance de chaque puissance, dans la mesure où une puissance naît de l’action sur un objet qui lui est propre, comme dit le Philosophe au sujet du sens au livre deux du Traité de l'Ame[58], les actions qui diffèrent relativement à des objets divers montrent une diversité de puissances, pourvu cependant que la différence entre les objets relève de la raison propre de l'objet. En effet, l'homme et la pierre diffèrent en genre, mais conviennent dans la mesure où ils sont un objet coloré pour la vue. Donc vision de l'homme et vision de la pierre relèvent d'une seule puissance; mais sentir le son et sentir les couleurs relèvent de diverses puissances, parce que le son et la couleur, selon les raisons propres par lesquelles ils sont distingués l'un de l'autre, sont des objets propres des sens.

            Mais tantôt la diversité des actes est causée par la diversité du moyen ou du principe par lequel on parvient au même genre de l'objet; et une telle diversité d'actes montre une diversité d'habitus: en effet, les diverses sciences procèdent de divers principes, même si elles démontrent les mêmes conditions[59], comme l'astronome et le naturaliste montrent[60] par des moyens différents la rotondité de la terre, comme il est dit au deuxième livre de la Physique[61]. De même également, les vertus morales se distinguent par diverses fins qui sont dans les opérations comme les principes dans les spéculations.

            Tantôt la diversité des actes est causée par ce qui est accidentel dans l'action; ou par une partie de l'agent, selon qu'il est plutôt puissant ou plutôt infirme lorsqu'il agit, comme l'hébétude ou la subtilité du talent, qui diffèrent selon la rapidité et la lenteur de celui qui apprend; ou par une partie du moyen, comme croire et avoir une opinion, qui diffèrent selon l'efficacité et la débilité du moyen; ou par une partie de l'objet, comme voir un homme et voir une pierre: il arrive que l'homme ou la pierre soit coloré. Et une telle diversité d'actions n'exige ni une diversité de puissances ni une diversité d'habitus, parce que ce qui est accidentel ne cause pas de différence dans la forme.

 

Mais les devoirs de la raison supérieure et de la raison inférieure ne diffèrent pas parce qu'elles sont en possession de diverses raisons de l'objet, puisqu'elles considèrent l'une et l'autre les opérables; mais elles sont en possession de diverses raisons du moyen, parce que la raison inférieure procède des raisons temporelles, mais la raison supérieure procède des raisons éternelles. Et ainsi également, ces divers devoirs, il ne faut pas qu'ils démontrent que les puissances seraient diverses, mais que les habitus sont divers, comme il est dit.

Articulus 3

 

[5584] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 tit. Utrum synderesis sit habitus, vel potentia

 

 

[5585] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 arg. 1 Ad tertium sic proceditur. Videtur quod synderesis sit potentia, et non habitus. Ea enim quae veniunt in eamdem divisionem, videntur esse unius rationis. Sed synderesis dividitur contra alias animae potentias, scilicet contra rationalem, et concupiscibilem et irascibilem, ut patet ex Glossa Hieronymi Ezech. 1. Ergo videtur quod sit potentia

Article 3 : La syndérèse[62] est-elle un habitus ou une puissance[63] ?

 

Pour le troisième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble que la syndérèse[64] soit une puissance et non un habitus. En effet, ce qui se distingue de la même manière semble avoir la même raison. Mais la syndérèse se distingue des autres puissances de l'âme, bien sûr de la raison, du concupiscible, et de l'irascible, comme cela est clair d'après la Glose de Denys sur le livre d'Ezechiel, I[65]. Donc il semble qu'elle soit une puissance.

 

[5586] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 arg. 2 Praeterea, Hieronymus dicit Malach. 2, super illud: custodite spiritum vestrum etc.: spiritus dicitur, non pars animalis, quae non percipit ea quae sunt Dei, sed rationalis. Hanc autem vocat synderesim. Sed rationalis pars potentiam nominat. Ergo videtur quod sit potentia.

Objection 2: De plus, Denys dit en Malachie II[66] à propos de gardez votre esprit..: Il est dit l'esprit, non la partie animale qui ne perçoit pas les réalités de Dieu, mais la partie rationnelle. Or il l'appelle la syndérèse[67]. Mais la partie rationnelle nomme une puissance. Donc il semble qu'elle soit une puissance.

[5587] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 arg. 3 Praeterea, habitus non inscribitur nisi potentiae. Sed Augustinus dicit, quod universalia juris praecepta scripta sunt in naturali judicatorio, quod est synderesis. Ergo cum universalium juris praeceptorum sit aliquis habitus, videtur quod synderesis, cui inscribuntur, sit potentia quaedam.

Objection 3: De plus, un habitus n'est attribué à rien d'autre qu'une puissance. Mais Augustin[68] dit que les préceptes universels du droit sont dans la judiciaire naturelle, qui est la syndérèse. Donc puisqu'un certain habitus est l'habitus

des préceptes universels du droit, il semble que la syndérèse à qui ils sont attribués soit à une certaine puissance.

[5588] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 arg. 4 Praeterea, ex identitate actuum colligitur identitas potentiarum. Sed, ut ex inducta auctoritate patet, ad synderesim pertinet judicium. Cum ergo liberum arbitrium a judicando nominetur, videtur quod synderesis sit idem quod liberum arbitrium. Sed liberum arbitrium est potentia. Ergo et synderesis.

 

Objection 4: De plus, l'identité des puissances vient de l'identité des actes. Mais comme cela est clair d'après l'autorité avancée, le jugement relève de la syndérèse. Donc puisque le libre arbitre reçoit son nom du fait qu'il juge, il semble que la syndérèse soit la même chose que le libre arbitre. Mais le libre arbitre est une puissance, donc la syndérèse aussi.

[5589] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 arg. 5 Praeterea, habitus amittitur per oblivionem, vel alio modo. Sed synderesis semper manet, quae etiam post mortem peccato remurmurat, cujus murmur vermis dicitur. Ergo synderesis nominat potentiam, et non habitum.

Objection 5: De plus, un habitus se perd par omission, ou par une autre manière. Mais la syndérèse demeure toujours, elle qui adresse des reproches au péché après la mort aussi, reproche que l'on dit ver. Donc la syndérèse nomme une puissance, et non un habitus.

[5590] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 s. c. 1 Sed contra, potentia rationalis se habet ad opposita. Sed synderesis se habet determinate ad unum, quia nunquam errat. Ergo videtur quod non sit potentia, sed habitus.

 

En sens contraire:

(1) la puissance rationnelle peut prendre deux directions opposées. Mais la syndérèse n'en prend qu'une de façon déterminée, parce[69] qu'elle ne se trompe jamais. Donc il semble que ce ne soit pas une puissance, mais un habitus.

[5591] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 s. c. 2 Praeterea, opposita in idem genus reducuntur. Sed synderesi opponitur fomes: sicut enim fomes semper ad malum instigat, ita et synderesis semper in bonum tendit. Cum igitur fomes sit habitus quidam, ut in littera dicitur, videtur etiam quod synderesis habitum nominet.

 

(2) De plus, les contraires sont reconduits au même genre. Mais le foyer du péché[70] s'oppose à la syndérèse; en effet, comme le foyer du péché pousse toujours au mal, de même la syndérèse tend toujours vers le bien. Donc comme le foyer du péché est un certain habitus, comme il est dit dans le Lombard, il semble que la syndérèse nomme aussi un habitus.

[5592] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 co.

 

 Respondeo dicendum, quod sicut est de motu rerum naturalium, quod omnis motus ab immobili movente procedit, ut dicit Augustinus 8 super Genes. et philosophus probat in 7 Phys., et 8, et omne dissimiliter se habens ab uno eodemque modo se habente;

ita etiam oportet quod sit in processu rationis; cum enim ratio varietatem quamdam habeat, et quodammodo mobilis sit, secundum quod principia in conclusiones deducit, et in conferendo frequenter decipiatur; oportet quod omnis ratio ab aliqua cognitione procedat, quae uniformitatem et quietem quamdam habeat; quod non fit per discursum investigationis, sed subito intellectui offertur: sicut enim ratio in speculativis deducitur ab aliquibus principiis per se notis, quorum habitus intellectus dicitur; ita etiam oportet quod ratio practica ab aliquibus principiis per se notis deducatur, ut quod est malum non esse faciendum, praeceptis Dei obediendum fore, et sic de aliis: et horum quidem habitus est synderesis.

 

 

 

 

Unde dico, quod synderesis a ratione practica distinguitur non quidem per substantiam potentiae, sed per habitum, qui est quodammodo innatus menti nostrae ex ipso lumine intellectus agentis, sicut et habitus principiorum speculativorum, ut, omne totum est majus sua parte, et hujusmodi; licet ad determinationem cognitionis eorum sensu et memoria indigeamus, ut in 2 Post. dicitur.

 

 

 

Et ideo statim cognitis terminis, cognoscuntur, ut in 1 Poster. dicitur. Et ideo dico, quod synderesis vel habitum tantum nominat, vel potentiam saltem subjectam habitui sic nobis innato.

Réponse:

            dans le mouvement des réalités naturelles, tout mouvement procède d'un moteur immuable, comme dit Augustin au huitième livre du commentaire sur la Genèse[71], et le Philosophe le prouve aux septième et huitième livres de la Physique[72]; et tout ce qui est dissemblable provient de ce qui est semblable.

            Il faut qu'il en soit aussi de même dans le processus de la raison: bien que la raison ait en effet une certaine variété et soit d'une certaine façon mobile, dans la mesure où elle déduit des principes les conclusions et se trompe[73] souvent en jugeant, il faut que toute la raison procède d'une certaine connaissance qui ait une certaine uniformité et un certain repos, et cela n'arrive pas par la connaissance discursive[74] de l'investigation, mais est offert d’emblée à l'intellect. En effet, comme la raison déduit dans les spéculatifs à partir de certains principes connus par eux-mêmes dont l'habitus est dit l'intellect, de même il faut également que la raison pratique déduise à partir de certains principes connus par eux-mêmes comme "le mal est ce qui ne doit pas être fait", "il faut obéir aux préceptes de Dieu", et ainsi de suite, dont l'habitus est assurément la syndérèse.

            C'est pourquoi je dis que la syndérèse se distingue de la raison pratique non pas assurément par la substance d'une puissance, mais par un habitus qui est d'une certaine façon inné en notre esprit par la lumière même de l'intellect agent, comme l'habitus des principes spéculatifs tels que "le tout est plus grand que sa partie", et autres de la sorte, bien que nous ayons besoin de la détermination de leurs connaissances par le sens et la mémoire, comme il est dit au deuxième livre des Analytiques postérieurs.[75]

            Donc sitôt les termes connus, ils sont connus, comme il est dit dans au premier livre des Analytiques postérieurs.[76] Donc je dis que la syndérèse nomme soit un grand habitus, soit la puissance subjective[77] d'un habitus ainsi inné en nous.

[5593] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod synderesis dividitur contra alias potentias, non quasi diversa per substantiam potentiae sed per habitum quemdam; sicut si intellectus principiorum contra speculativam rationem divideretur.

Il faut donc dire que:

Solution 1: La syndérèse se distingue des autres puissances non comme si elle était différente par la substance de sa puissance, mais par un certain habitus, comme si l'intellect des principes se distinguait de la raison spéculative.

[5594] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod rationalis pars non simpliciter vocatur synderesis, sed secundum quod talem habitum concernit.

Solution 2: La partie rationnelle n'est pas absolument appelée syndérèse, mais relativement au fait qu'elle est mêlée à un tel habitus.

[5595] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod universalia juris non inscribuntur synderesi, quasi habitus potentiae, sed magis quasi collecta in habitu inscribuntur ipsi habitui; sicut principia geometricalia geometriae inscribuntur.

Solution 3: Les principes universels du droit ne sont pas attribués à la syndérèse comme un habitus à une puissance, mais plutôt comme si rassemblés en un habitus ils étaient attribués à l'habitus même; de même les principes géométriques sont attribués à la géométrie.

[5596] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod judicium non eodem modo libero arbitrio et synderesi convenit: quia ad synderesim pertinet universale judicium, secundum universalia juris principia: semper enim de conclusionibus per principia judicatur; unde et scientia resolutiva judicandi ars dicitur: sed ad liberum arbitrium pertinet judicium particulare de hoc operabili, quod est judicium electionis. Unde synderesis non est idem quod liberum arbitrium.

Solution 4: Le jugement ne convient pas selon le même mode au libre arbitre et à la syndérèse, puisqu'un jugement universel conformément aux principes universels du droit relève de la syndérèse: en effet, toujours on juge des conclusions d'après les principes, c'est pourquoi la science résolutive[78] est dite l'art de juger. Mais le jugement particulier au sujet de l'opérable, qui est le jugement du choix, relève du libre arbitre. C'est pourquoi la syndérèse n'est pas la même chose que le libre arbitre.

[5597] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 ad 5 Ad quintum dicendum, quod habitus naturalis nunquam amittitur, sicut patet de habitu principiorum speculativorum, quem semper homo retinet; et simile est etiam de synderesi.

Solution 5: Un habitus naturel ne se perd jamais, comme cela est clair au sujet de l'habitus des principes spéculatifs, que l'homme retient toujours. Et il en est de même pour la syndérèse.

Articulus 4

 

[5598] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 tit. Utrum conscientia sit actus

 

[5599] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 1 Ad quartum sic proceditur. Videtur quod conscientia non sit actus. Origenes enim dicit, quod conscientia est spiritus corrector et paedagogus animae, sibi sociatus, quo separatur a malis et adhaeret bonis. Sed spiritus vel nominat potentiam, vel etiam ipsam essentiam animae. Ergo videtur quod conscientia non sit actus.

Article 4 : La conscience est-elle un acte[79] ?

 

Pour le quatrième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble que la conscience ne soit pas un acte. Origène[80] dit en effet que la conscience est l'esprit correcteur et le pédagogue de l'âme, associé à elle, par lequel elle est séparée du mal et s'attache au bien. Mais l'esprit nomme soit une puissance, soit également l'essence même de l'âme. Donc il semble que la conscience ne soit pas un acte.

[5600] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 2 Praeterea, conscientia, secundum quod a quibusdam describitur, est dictamen rationis, quo judicat, et ligat ad faciendum et non faciendum. Sed judicium de hoc faciendo vel non faciendo, ut dictum est, pertinet ad liberum arbitrium. Ergo conscientia est liberum arbitrium. Sed liberum arbitrium non est actus. Ergo nec conscientia.

Objection 2: De plus, la conscience, telle que certains la décrivent, est l'édit[81] de la raison par laquelle elle juge et oblige sur ce qu'il faut faire et ne pas faire. Mais juger de ce qu'il faut faire ou ne pas faire, comme il est dit, relève du libre arbitre. Donc la conscience est le libre arbitre. Mais le libre arbitre n'est pas un acte. Donc la conscience n'est pas un acte.

[5601] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 3 Praeterea, in Glossa Ezech. 1, dicit Hieronymus postquam de synderesi locutus est: hanc autem conscientiam interdum praecipitari videmus. Ergo videtur quod conscientia sit idem quod synderesis. Sed synderesis non nominat actum, sed potentiam vel habitum. Ergo videtur quod etiam conscientia.

Objection 3: De plus, au livre premier de la Glose d'Ezechiel, Denys[82] dit après avoir parlé de la syndérèse: or nous voyons que cette conscience se précipite entre-temps. Donc il semble que la conscience soit la même chose que la syndérèse. Mais la syndérèse ne nomme pas un acte, mais une puissance ou un habitus. Donc il semble que la conscience aussi.

[5602] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 4 Praeterea, conscientia est scientia quaedam. Sed scientia nominat habitum. Ergo et conscientia.

Objection 4: De plus, la conscience est une certaine science. Mais la science nomme un habitus. Donc la conscience aussi.

 

[5603] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 5 Praeterea, Damascenus dicit, quod conscientia est lex intellectus nostri. Sed lex intellectus est ipsa lex naturalis, quae est habitus principiorum juris. Ergo videtur quod conscientia sit habitus, et non actus.

Objection 5: De plus, Jean Damascène[83] dit que la conscience est la loi de notre intellect. Mais la loi de notre intellect est la loi naturelle même, qui est l'habitus des principes du droit. Donc il semble que la conscience soit un habitus et non un acte.

[5604] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 6 Praeterea, omnis actus vel generat habitum, vel saltem ex aliquo habitu est productus. Si igitur conscientia est actus quidam, oportet quod multiplicatis actibus generetur habitus, qui conscientia dicatur; vel quod saltem tales actus ex habitu aliquo procedant, quod in idem redit.

Objection 6: De plus, soit tout acte engendre un habitus, soit il est au moins produit[84] à partir d'un certain habitus. Donc si la conscience est un certain acte, il faut que par de nombreux actes soit engendré un habitus qui est dit conscience, ou qu'au moins de tels actes procèdent d'un certain habitus, ce qui revient au même.

[5605] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 s. c. 1 Sed contra, conscientia peccatum aggravare dicitur. Sed aggravatio peccati esse non potest nisi per hoc quod contradicitur actuali rationis considerationi. Ergo videtur quod conscientia actualem rationis considerationem nominet.

En sens contraire:

(1) la conscience est dite aggraver le péché. Mais une aggravation du péché est impossible, sauf par ce qui est contraire à la considération actuelle de la raison. Donc il semble que la conscience nomme un acte.

[5606] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 s. c. 2 Praeterea, ut dictum est, conscientia a quibusdam dictamen rationis dicitur. Sed dictamen actum quemdam nominat, secundum quod ratio aliquid faciendum dijudicat. Ergo videtur quod conscientia actum nominet.

(2) De plus, comme il est dit, certains disent que la conscience est l'édit de la raison. Mais un édit nomme un certain acte dans la mesure où la raison décide que quelque chose est à faire. Donc il semble que la conscience nomme un acte.

 

[5607] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 co.

 

 Respondeo dicendum, quod conscientia multis modis accipitur. Quandoque enim dicitur conscientia ipsa res conscita; et sic sumitur 1 Tim. 1, 5: caritas procedit de conscientia bona. Glossa: idest spes; quia ex meritis quae conscientia tenet, motus spei insurgit. Quandoque vero dicitur habitus, quo quis disponitur ad consciendum; et secundum hoc ipsa lex naturalis et habitus rationis consuevit dici conscientia. Quidam etiam dicunt, quod conscientia quandoque potentiam nominat; sed hoc nimis extraneum est, et improprie dictum: quod patet, si diligenter omnes potentiae animae inspiciantur. Nullo autem horum modorum conscientia sumitur, secundum quod in usum loquentium venit, prout dicitur ligare vel aggravare peccatum: nullus enim ligatur ad aliquid faciendum nisi per hoc quod considerat hoc esse agendum; unde quamdam actualem considerationem rationis, per conscientiam, communiter loquentes intelligere videntur: sed quae sit illa actualis rationis consideratio, videndum est.

 

 

 

Sciendum est igitur, quod, sicut in 6 Ethic. philosophus dicit, ratio in eligendis et fugiendis, quibusdam syllogismis utitur. In syllogismo autem est triplex consideratio, secundum tres propositiones, ex quarum duabus tertia concluditur. Ita etiam contingit in proposito, dum ratio in operandis ex universalibus principiis circa particularia judicium assumit. Et quia universalia principia juris ad synderesim pertinent, rationes autem magis appropriatae ad opus, pertinent ad habitus, quibus ratio superior et inferior distinguuntur; synderesis in hoc syllogismo quasi majorem ministrat, cujus consideratio est actus synderesis; sed minorem ministrat ratio superior vel inferior, et ejus consideratio est ipsius actus; sed consideratio conclusionis elicitae, est consideratio conscientiae.

 

 

 

 

 

Verbi gratia, synderesis hanc proponit: omne malum est vitandum: ratio superior hanc assumit: adulterium est malum, quia lege Dei prohibitum: sive ratio inferior assumeret illam, quia ei est malum, quia injustum, sive inhonestum: conclusio autem, quae est, adulterium hoc esse vitandum, ad conscientiam pertinet, et indifferenter, sive sit de praesenti vel de praeterito vel futuro: quia conscientia et factis remurmurat, et faciendis contradicit:

et inde dicitur conscientia, quasi cum alio scientia, quia scientia universalis ad actum particularem applicatur: vel etiam quia per eam aliquis sibi conscius est eorum quae fecit, vel facere intendit: et propter hoc etiam dicitur sententia, vel dictamen rationis: et propter hoc etiam contingit conscientiam errare, non propter synderesis errorem, sed propter errorem rationis; sicut patet in haeretico, cui dictat conscientia quod prius permittat se comburi quam juret: quia ratio superior perversa est in hoc quod credit, juramentum simpliciter esse prohibitum. Et secundum hunc modum patet, qualiter differant synderesis, lex naturalis, et conscientia: quia lex naturalis nominat ipsa universalia principia juris, synderesis vero nominat habitum eorum, seu potentiam cum habitu; conscientia vero nominat applicationem quamdam legis naturalis ad aliquid faciendum per modum conclusionis cujusdam.

Réponse:

            la conscience est prise en divers sens. En effet, tantôt est dite conscience la réalité même dont on a conscience; et elle est prise ainsi en Timothée I.1,5: la charité procède[85] de la bonne conscience, glosé[86]: c'est-à-dire l'espérance, parce que le mouvement de l'espérance surgit des mérites que la conscience tient. Mais tantôt elle est dite l'habitus par lequel quelqu'un est disposé envers ce dont il faut être conscient; et conformément à cela, la loi naturelle[87] même et l'habitus de la raison ont été dits habituellement conscience. Certains disent aussi que la conscience nomme une puissance, parfois; mais cela est hors de propos, et dit de façon impropre, ce qui est clair si toutes les puissances de l'âme sont examinées attentivement. Or la conscience n'est prise conformément à ce qu'on dit couramment d'aucune de ces manières, dans la mesure où elle est dite obliger ou aggraver le péché: en effet, nul n'est obligé de faire quelque chose, sauf ce qu'il considère comme étant à faire. C'est pourquoi ceux qui parlent communément semblent entendre par conscience une certaine considération actuelle de la raison: mais il faut voir ce qu'est cette considération de la raison actuelle.

             Donc il faut savoir que comme dit le Philosophe au sixième livre de l'Ethique[88], la raison utilise certains syllogismes pour ce qu'il faut choisir et fuir. Or dans le syllogisme, il y a une triple considération relative à trois propositions, de deux desquelles la troisième est conclue. Il arrive aussi que dans ce qui est proposé, la raison juge en appliquant les principes universels à des cas particuliers pour les opérations à accomplir. Et puisque les principes universels du droit relèvent de la syndérèse, mais les raisons davantage appropriées à l'oeuvre relèvent des habitus qui distinguent raison supérieure et raison inférieure, la syndérèse administre en quelque sorte dans ce syllogisme la majeure dont la considération est l'acte de la syndérèse; mais la raison supérieure ou inférieure administre la mineure, et sa considération est son acte même; mais la considération de la conclusion tirée est la considération de la conscience.

 

 

Par exemple, la syndérèse propose ceci: tout mal doit être évité. La raison supérieure prend celle-ci: l'adultère est un mal, parce qu'il est interdit par la loi de Dieu, ou bien la raison inférieure assumerait celle-ci: l'adultère est un mal, parce que c'est un mal pour lui, parce que c'est injuste, ou malhonnête. Mais la conclusion, qui est que l'adultère est quelque chose qui doit être évité, relève de la conscience, et indifféremment qu'il s'agisse du présent, du passé, ou du futur, parce que la conscience adresse des reproches à ce qui a été fait, et s'oppose à ce qui est en cours.

Donc la conscience est dite presqu'une science avec autre chose, parce que la science universelle y est appliquée à l'acte particulier; ou bien encore parce que par elle quelqu'un est conscient pour lui de ce qu'il a fait ou ce qu'il vise. A cause de cela aussi elle est dite sentence, ou édit de la raison. A cause de cela aussi il arrive à la conscience de se tromper, non à cause d'une erreur de la syndérèse, mais à cause d'une erreur de la raison, comme cela est clair dans le cas de l'hérétique à qui la conscience dicte de permettre qu'il soit brûlé plutôt que de jurer: car une raison supérieure pervertie fait qu'il croit que le serment est absolument interdit. Et de cette manière il est clair que syndérèse, loi naturelle, et conscience diffèrent qualitativement: car la loi naturelle nomme les principes universels mêmes du droit, mais la syndérèse nomme leur habitus, ou la puissance avec l'habitus; quant à la conscience, elle nomme une certaine application de la loi naturelle à quelque chose à faire sur le mode d'une certaine conclusion.

[5608] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod spiritus quandoque sumitur pro spirituali quadam operatione, et pro spirituali dono; et hoc modo sumitur hic spiritus, et non pro natura animae.

Il faut donc dire que:

Solution 1: L'esprit est pris parfois pour une certaine opération spirituelle, et pour un don spirituel; et l'esprit est pris ici de cette manière, et non pour la nature de l'âme.

[5609] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod judicium ad liberum arbitrium pertinet, ad conscientiam, et synderesim; sed diversimode; quia ad liberum arbitrium pertinet judicium quasi participative, quia per se voluntatis non est judicare; unde ipsum judicium electionis liberi arbitrii est: sed judicium per se vel est in universali, et sic pertinet ad synderesim; vel est in particulari, tamen infra limites cognitionis persistens, et pertinet ad conscientiam; unde tam conscientia quam electio, conclusio quaedam est particularis vel agendi vel fugiendi; sed conscientia conclusio cognitiva tantum, electio conclusio affectiva: quia tales sunt conclusiones in operativis, ut in 6 Ethic. dicitur.

 

Solution 2: Le jugement relève du libre arbitre, de la conscience, et de la syndérèse, mais de diverses manières, parce que le jugement relève du libre arbitre presque par participation, puisqu'il n'appartient pas à la volonté essentiellement de juger. C'est pourquoi le jugement[89] même du choix appartient au libre arbitre; mais le jugement est par essence soit dans l'universel, et ainsi il relève de la syndérèse, soit dans le particulier, mais il reste en-dessous des limites de la connaissance et relève de la conscience. C'est pourquoi tant la conscience que le choix sont une certaine conclusion particulière sur ce qu'il faut faire[90] ou fuir. Mais la conscience est la conclusion cognitive seulement, le choix est la conclusion affective; parce que telles sont les conclusions dans les opérables, comme il est dit au sixième livre de l'Ethique.

[5610] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod tota virtus conclusionis ex primis principiis trahitur; et inde est quod conscientia et synderesis frequenter pro eodem accipiuntur, et judicium utrique attribuitur, et praecipue judicium universale, quod per delectationem peccati non corrumpitur, sed magis judicium in particularibus: et ideo non dixit synderesim praecipitari, sed conscientiam.

Solution 3: Toute la vertu de la conclusion est entraînée par les premiers principes; c'est pourquoi la conscience et la syndérèse sont souvent prises pour la même chose, et le jugement est attribué à l'une et l'autre; principalement le jugement universel parce que lui n'est pas corrompu par la délectation du péché, mais surtout le jugement dans les réalités particulières. Donc [Denys] n'a pas dit que la syndérèse se précipite, mais la conscience.

[5611] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod conscientia et actum et habitum nominare potest: est enim scire in habitu et scire in actu; unde et conscientia diversimode accipi potest, ut dictum est.

Solution 4: La conscience peut nommer un acte et un habitus. Il y a en effet un savoir en habitus, et un savoir en acte. C'est pourquoi la conscience peut être prise en divers sens, comme il est dit.

 

[5612] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 ad 5 Ad quintum dicendum, quod conscientia, secundum quod accipitur pro habitu, potest dici lex naturalis, quia ex habitu illo praecipue actus conscientiae elicitur.

Solution 5: La conscience, dans la mesure où elle est prise pour habitus, peut être dite loi naturelle, parce que l'acte de la conscience est principalement tiré de cet habitus.

 

[5613] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 ad 6 Ad sextum dicendum, quod habitus ille ex quo nascitur actus conscientiae, non est habitus separatus ab habitu rationis et synderesi: quia non alius habitus est principiorum et conclusionum quae eliciuntur ab eis, et praecipue earum quae sunt circa singularia, quorum non est habitus scientiae, nisi secundum quod continentur in principiis universalibus.

Solution 6: Cet habitus dont naît l'acte de la conscience n'est pas un habitus séparé de l'habitus de la raison et de la syndérèse, parce qu'il n'y a pas d'autre habitus qui soit habitus des principes et des conclusions qui en sont tirées, principalement celles qui portent sur des réalités singulières, dont il n'y a pas d'habitus de science, sauf dans la mesure où elles sont contenues dans les principes universels.

Expositio textus

 

[5614] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 expos. Sed non perficere bonum. Intelligendum est de bono meritorio. Quia nihil in eo erat quod ad malum impelleret. Videtur haec causa esse insufficiens: quia in Christo etiam nihil fuit ad malum impellens, et tamen resistendo malo meruit. Et dicendum, secundum quosdam, quod hoc intelligitur non de quolibet merito, sed de merito satisfactionis, ad quam poena requiritur. Sed hoc non videtur esse ad propositum, quia Adam merito satisfactionis non indigebat: et ideo aliter potest dici, quod ratio meriti ex duobus potest sumi; vel ex habitu informante; et sic omnis actus, vel facilis vel difficilis, gratia informatus meritorius est: vel ex conditione actus, praecipue in quo est difficultas; et hanc rationem merendi in resistendo peccato non habuit.

 

Texte de Pierre Lombard

 

            Mais ne pas accomplir le bien. Il faut entendre le bien méritoire.

             Parce qu'il n'y avait rien en lui pour repousser le mal. Il semble que cette cause ne suffise pas, parce que dans le Christ aussi il n'y eut rien pour repousser le mal, et pourtant en résistant au mal il a eu du mérite. Et il faut dire, selon certains, que ceci n'est pas entendu de n'importe quel mérite, mais du mérite de la satisfaction pour laquelle un châtiment est requis. Mais ceci ne semble pas convenir au propos, parce qu'Adam n'avait pas besoin du  mérite de la satisfaction ; donc il peut être dit autrement que la raison du mérite peut être prise en deux sens: soit par un habitus qui informe, et ainsi tout acte, facile ou difficile, est méritoire informé par la grâce; soit par la condition de l'acte, dans lequel[91] est principalement la difficulté; et [Adam] n'a pas eu cette raison de mériter en résistant au péché.

 

 

Quaestio 3

 

Prooemium

 

[5615] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 pr. Illud quoque praetermittendum non est, quod talis nunc in unoquoque homine est ordo tentationis et progressio, qualis tunc in primis praecessit parentibus. Ostensa diversitate quadam partium animae, hic ostendit quomodo contingat in eis peccatum esse; et dividitur in partes tres: in prima ostendit qualiter in unaquaque parte animae possit esse peccatum mortale et veniale; in secunda assignat hujusmodi digressionis, quam fecit, causam, ibi: haec de partibus animae inseruimus, ut ipsius animae natura plenius cognosceretur; in tertia removet quamdam dubitationem quae posset accidere, distinguendo sensualitatis nomen, ibi: non est autem silentio praetereundum, quod saepe in Scriptura nomine sensualitatis (...) etiam inferior portio rationis (...) intelligitur. Prima in duas: in prima adaptat per quamdam similitudinem processum peccati in viribus animae peccato priorum parentum, quantum ad virum et mulierem et serpentem; in secunda ostendit, qualiter in singulis contingat esse peccatum, ibi: nunc superest ostendere, quomodo per haec tria in nobis consummetur peccatum. Et circa hoc tria facit: primo ostendit, qualiter contingat in partibus animae peccatum mortale vel veniale esse; secundo summatim colligit ea quae dixerat, ibi: itaque ut breviter summam perstringam et cetera. Tertio inducit auctoritates ad confirmandum, ibi: haec autem Augustinus in Lib. 12 de Trinitate tradit ita.

 

 

 

 

 

Hic quaeruntur sex: 1 quis motus sit sensualitatis, et rationis inferioris et superioris; 2 utrum motus sensualitatis possit esse peccatum; 3 utrum in ratione possit esse peccatum; 4 utrum delectatio rationis inferioris aliquo modo possit esse peccatum mortale, si diu permaneat; 5 utrum in ratione superiori possit esse peccatum veniale; 6 utrum veniale per multiplicationem vel alio modo possit esse mortale.

 

Question 3 : [Le siège du péché dans l’âme]

Introduction

 

            Il ne faut pas oublier non plus que l'ordre de la tentation et le progrès sont aujourd'hui en chaque homme tels qu'ils furent jadis chez nos premiers parents. Ayant montré une certaine diversité de parties dans l'âme, il montre ici comment il arrive que le péché soit en elles; et ceci est divisé en trois parties: dans la première il montre comment ont pu être dans chaque partie de l'âme péché[92] mortel et péché véniel; dans la deuxième il donne la cause de cette sorte de digression qu'il a faite, là: nous avons inséré ceci au sujet des parties de l'âme pour que la nature de l'âme elle-même soit plus pleinement connue; dans la troisième il écarte un certain doute qui aurait pu survenir, en distinguant le nom de la sensualité, là: mais il ne faut pas passer sous silence le fait que souvent dans l'Ecriture par le nom de sensualité (...) est comprise (...) aussi la part inférieure de la raison. La première partie se divise en deux sous-parties: dans la première il adapte par une certaine similitude le progrès du péché dans les forces de l'âme au péché de nos premiers parents en tant qu'il est chez l'homme, la femme, et le serpent; dans la deuxième il montre comment il arrive que le péché soit en chacun, là: maintenant il reste à montrer comment par eux trois le péché est consommé en nous. Et à ce sujet il procède en trois temps: d'abord il montre comment il arrive qu'un péché mortel ou véniel soit dans les parties de l'âme; ensuite il rassemble superficiellement ce qu'il a dit, là: c'est pourquoi en résumé, pour esquisser une synthèse, etc. Enfin il introduit des autorités pour confirmer son propos, là: or ceci, Augustin le rapporte ainsi au douzième livre de son traité sur La Trinité[93].

             Ici sont examinés six points: Article 1 : quel est le mouvement de la sensualité, la raison inférieure, et de la raison supérieure; Article 2 : si le mouvement de la sensualité peut être un péché; Article 3 : si le péché pourrait être dans la raison; Article 4 : si la délectation de la raison inférieure pourrait être d'une certaine manière un péché mortel si elle dure longtemps; Article 5 : si un péché véniel pourrait être dans la raison supérieure; Article 6: si un péché véniel pourrait être mortel par sa multiplication ou de quelqu'autre manière.

Articulus 1

 

[5616] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 tit. Utrum motus sensualitatis, et rationis superioris et inferioris convenienter et sufficienter assignetur in littera

 

 

[5617] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 1 Ad primum sic proceditur. Videtur quod insufficienter et inconvenienter distinguantur in littera motus sensualitatis, et inferioris et superioris rationis. Omnis enim virtus naturaliter in suum objectum movetur. Sed virtus generativa et nutritiva est quaedam naturalis virtus. Ergo habet aliquem motum naturalem in actum generationis et comestionis: et ita praeter motum sensualitatis et rationis, oportet ponere motum naturalem.

Article 1 : Les mouvements de la sensualité, de la raison supérieure, et de la raison inférieure sont-ils suffisamment et convenablement désignés dans le Lombard ?

 

Pour le premier article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble que les mouvements de la sensualité, la raison supérieure, et la raison inférieure ne soient pas suffisamment ni convenablement distingués dans le Lombard. En effet, toute vertu est mue naturellement vers son objet. Mais la vertu générative et nutritive est une certaine vertu naturelle. Donc elle a un certain mouvement naturel vers l'acte de la génération et de la nutrition; et ainsi outre le mouvement de la sensualité et de la raison, il convient de poser un mouvement naturel.

[5618] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 2 Praeterea, motus specificatur per terminum, et actus per objectum. Sed aliquis actus peccati est actus generativae, et objectum alicujus actus peccati est objectum generativae et nutritivae. Ergo motus in istud objectum ad generativam pertinet, et non ad sensualitatem et rationem: et ita insufficienter motus animae dividuntur.

 

Objection 2: De plus, le mouvement est spécifié[94] par un terme, et l'acte par un objet. Mais un certain acte de péché est l'acte de la puissance générative, et l'objet d'un certain acte de péché est l'objet de la puissance générative et nutritive. Donc le mouvement vers cet objet relève de la puissance générative, et non de la sensualité et la raison; et ainsi les mouvements de l'âme ne sont pas suffisamment divisés.

[5619] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 3 Praeterea, diversarum potentiarum diversa sunt delectabilia, sicut et diversae operationes: delectatio enim operationem sequitur, ut in 10 Ethic. dicitur. Sed sensualitas et inferior ratio sunt diversae potentiae. Ergo delectationem non habent circa idem: et ita inconvenienter ratio inferior ponitur circa idem delectari in quo delectatur sensualitas.

Objection 3: De plus, divers délectables appartiennent à diverses puissances, de même que diverses opérations. En effet, la délectation suit l'opération, comme il est dit au dixième livre de L'Ethique[95]. Mais la sensualité et la raison inférieure sont diverses puissances. Donc elles ne se délectent pas de la même chose. Et ainsi il n'est pas convenable de poser que la raison inférieure se délecte de la même chose que la sensualité.

[5620] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 4 Praeterea, sicut supra dictum est, ratio superior et inferior non differunt per essentiam potentiae; sed in respectu ejusdem objecti per diversa media negotiari habent. Si ergo rationi inferiori attribuitur delectatio circa sensibilia ex hoc quod de sensibilibus negotiari habet per rationes civiles et a rebus creatis sumptas, videtur quod etiam superiori rationi possit aliqua delectatio circa sensibilia adscribi, ex hoc quod de eis per rationes divinas negotiatur, secundum quod intendit aeternis consulendis, ut dictum est.

 

Objection 4: De plus, comme il est dit plus haut, la raison supérieure et la raison inférieure ne diffèrent pas par l'essence de leurs puissances; mais eu égard au même objet, elles ont à commercer par des moyens divers. Donc si la délectation au sujet des réalités sensibles est attribuée à la raison inférieure parce qu'elle a à commercer avec les réalités sensibles selon des raisons civiles et apportées par les choses créées, il semble qu'une certaine délectation au sujet des réalités sensibles puisse aussi être attribuée à la raison supérieure, parce qu'elle commerce avec elles par des raisons divines, dans la mesure où elle vise des réalités éternelles dont il faut délibérer, comme il est dit.

[5621] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 5 Praeterea, consensus pertinet ad eum cujus est judicium. Sed ejusdem est judicare et regulare. Cum igitur ratio superior sit regula rationis inferioris, videtur quod consensus in delectationem ad rationem inferiorem non pertineat, sed ad superiorem.

 

Objection 5: De plus, le consentement se rapporte à ce dont il y a jugement. Mais juger et régler appartiennent à la même puissance. Donc puisque la raison supérieure est la règle de la raison inférieure, il semble que le consentement à la délectation ne relève pas de la raison inférieure, mais de la raison supérieure.

[5622] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 6 Praeterea, ejusdem potentiae non sunt diversi actus. Sed ratio inferior est una potentia. Ergo videtur quod inconvenienter assignentur sibi duo motus, scilicet delectari, et consentire in delectationem.

 

Objection 6: De plus, des actes divers n'appartiennent pas à la même puissance. Mais la raison inférieure est une seule puissance. Donc il semble qu'il ne soit pas convenable de lui désigner deux mouvements, se délecter bien sûr, et consentir à la délectation.

[5623] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 s. c. 1 Sed contra est quod in littera determinatur.

 

En sens contraire:

(1) on trouve ce qui est déterminé dans le Lombard.

[5624] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 co. Respondeo dicendum, quod motus, ut dicit philosophus, est via in ens; unde in partibus animae motus proprie dicitur inclinatio ad aliquid; et ideo quibus viribus inclinatio non convenit, eis proprie motus non attribuitur. Inclinatio autem est in appetitu, qui movet in aliquid agendum: et ideo actus appetitivarum virtutum, motus vocantur; non autem proprie actus apprehensivarum.

 

Est autem in nobis triplex appetitus, scilicet naturalis, sensitivus, et rationalis. Naturalis quidem appetitus, puta cibi, est quem non imaginatio gignit, sed ipsa qualitatum naturalium dispositio, quibus naturales vires suas actiones exercent. Hic autem motus in nullo rationi subjacet nec obedit; unde nec in eo peccatum esse potest: et ideo hic praetermittitur. Appetitus autem sensitivus est qui ex praecedenti imaginatione vel sensu consequitur; et hic vocatur motus sensualitatis. Appetitus autem rationalis est qui consequitur apprehensionem rationis; et hic dicitur motus rationis, qui est actus voluntatis.

Sed rationis apprehensio dupliciter esse potest. Una simplex et absoluta, quando scilicet statim sine discussione apprehensum dijudicat; et talem apprehensionem sequitur voluntas quae dicitur non deliberata. Alia est inquisitiva, quando scilicet ratiocinando, bonum vel malum, conveniens vel nocivum investigat; et talem apprehensionem sequitur voluntas deliberata.

Ratio ergo inferior, quae terrenis disponendis intendit, utroque modo motum voluntatis circa terrena elicere potest: vel quando subito apprehendit hoc esse conveniens vel nocivum corpori; et tunc sequitur motus rationis inferioris, qui dicitur delectatio; quia tunc accipit illud quod corpori delectabile est ut faciendum: vel quando inquirendo deliberat; et tunc non potest sequi appetitus ante deliberationem finitam, et tunc consentire dicitur in delectationem.

Ratio autem superior, quia per se rebus terrenis non intendit, sed solum secundum quod regulatur rationibus aeternis, non sequitur ipsam aliquis motus nisi deliberatus respectu horum terrenorum: et ideo respectu eorum non attribuitur sibi delectatio, sed solum ultimus consensus, qui est consensus in executione operis.

Réponse:

            le mouvement, comme dit le Philosophe, est passage dans l'être. C'est pourquoi dans les parties de l'âme, le mouvement est proprement dit inclination vers quelque chose; et donc le mouvement est improprement attribué aux forces auxquelles l'inclination ne convient pas. Or l'inclination est dans l'appétit qui meut l'agent vers quelque chose; donc les actes des vertus appétitives sont appelés mouvements; or ce ne sont pas au sens strict des actes de vertus appréhensives.

            Mais il y a en nous un triple appétit, soit naturel, sensitif, et rationnel: certes l'appétit naturel, par exemple l'appétit de la nourriture, qui n'est pas engendré par l'imagination, mais par la disposition même des qualités naturelles par lesquelles les forces naturelles exercent leur action. Or ce mouvement n'est subordonné et n'obéit à nulle raison; c'est pourquoi en lui ne peut pas être de péché: et donc celui-ci est passé. Mais l'appétit sensitif est celui qui suit l'imagination ou un sens qui le précède; et celui-ci est appelé mouvement de la sensualité. Quant à l'appétit rationnel, il est celui qui suit l'appréhension de la raison; celui-ci est dit mouvement de la raison, il est l'acte de la volonté.

            Mais l'appréhension de la raison peut se produire de deux manières: l'une simple et absolue, lorsqu'elle décide aussitôt bien sûr ce qui est connu sans discussion; et une volonté dite non délibérée suit une telle cognition; l'autre qui enquête, lorsqu'elle raisonne bien sûr sur le bien ou le mal le convenable ou le nuisible; et la volonté délibérée suit une telle cognition.

            Donc la raison inférieure, qui vise des réalités terrestres à disposer, peut tirer le mouvement de la volonté au sujet des réalités terrestres selon l'un et l'autre mode. Ou bien elle appréhende soudain ce qui convient ou nuit au corps, et suit alors le mouvement de la raison inférieure qui est dit délectation, parce qu'elle reçoit alors ce qui est délectable pour le corps comme ce qui est à faire. Ou bien elle délibère quand elle enquête, et alors elle ne peut pas suivre l'appétit avant que la délibération ne soit finie, et on dit qu'elle consent à la délectation.

            Mais puisque la raison supérieure ne vise pas par elle-même les réalités terrestres mais seulement dans la mesure où des raisons éternelles les règlent, nul mouvement ne la suit elle-même s'il n'est pas délibéré eu égard à ces réalités terrestres. Donc eu égard à ceux-ci, il ne lui est pas attribué une délectation, mais seulement un consentement ultime, qui est le consentement à l'exécution de l'oeuvre.

[5625] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod, sicut dictum est, motus naturalis ideo praetermittitur, quia in ipso peccatum esse non potest.

Il faut donc dire que:

Solution 1: Comme il est dit, le mouvement naturel est donc permis parce qu'en lui-même le péché ne peut pas être.

[5626] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum est, quod cum vires superiores aliquo modo ordinent inferiores circa actum generativae et nutritivae, contingit esse actus etiam aliarum potentiarum, vel sensus vel rationis. Verbi gratia, maturatio seminis, et organizatio prolis, et hujusmodi, absolute ad generationem pertinent; et quia generativa nullo modo rationi obedit, ideo in his actibus nullo modo contingit esse peccatum. Sed appetitus delectationis, et delectatio ipsa quae in coitu accidit, et alia hujusmodi, quae ad virtutem sensitivam et motivam pertinent, possunt ordinari a ratione vel vitari; unde in his peccatum est, quae nec ad potentiam generativam vel nutritivam pertinent.

 

Solution 2: Puisque les forces supérieures ordonnent d'une certaine manière les forces inférieures au sujet de l'acte de la puissance générative et nutritive, il arrive que l'acte soit aussi acte d'autres puissances, du sens ou de la raison. Par exemple, la maturation de la semence, l'organisation de l'organe et autres de la sorte, relèvent absolument de la génération. Et puisque la puissance générative n'obéit en aucune manière à la raison, il n'arrive en aucune manière que le péché soit dans ces actes. Mais l'appétit pour la délectation, la délectation même qui arrive pendant l'union, et autres de la sorte, qui relèvent de la vertu sensitive et motrice, peuvent être ordonnés par la raison ou évités. C'est pourquoi le péché est en eux, qui ne relèvent pas de la puissance génératrice ou nutritive.

[5627] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod sicut contingit idem esse apprehensum per sensum et rationem; ita etiam contingit idem esse desideratum per utrumque: et ideo quamvis non sit eadem operatio utriusque, tamen potest esse circa idem, et per consequens etiam delectatio quae operationem consequitur; unde non est inconveniens, si circa idem sensus et ratio delectatur, non tamen eodem modo; sed sensus delectatur in eo sub ratione delectabilis in sensu, ratio vero inferior secundum quod accipitur in ratione boni vel convenientis ad regimen corporis.

Solution 3: il arrive que le même objet soit appréhendé par le sens et la raison; ainsi il arrive également que le même objet soit désiré par l'un et l'autre. Donc bien que les deux n'aient pas la même opération, l'objet peut être cependant le même, et par conséquent aussi la délectation qui suit l'opération. C'est pourquoi il n'est pas inconvenant que le sens et la raison se délectent du même objet, mais pas de la même manière. Mais le sens s'en délecte sous la raison du délectable pour le sens, mais la raison inférieure s'en délecte dans la mesure où il est reçu sous la raison du bien ou de ce qui convient à la direction du corps.

[5628] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod, sicut dictum est, ratio superior non habet motum circa res temporales, nisi deducendo ad eas per modum consilii rationes aeternas: et ideo non se habet nisi ut deliberans de eis: et ideo sibi delectatio in his rebus non attribuitur, quae nominat quamdam complacentiam non deliberatam, sed tantum consensus, qui deliberationem consequitur.

 

Solution 4: Comme il est dit, la raison supérieure ne se meut pas au sujet des réalités temporelles, si ce n'est pour tirer des déductions pour elles à partir des raisons éternelles sur le mode de la délibération. Donc elle ne se rapporte pas à elles, sauf pour en délibérer. Donc ne lui est pas attribuée la délectation prise à ces réalités qui nomme une certaine complaisance non délibérée, mais seulement le consentement qui suit la délibération.

[5629] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod ratio superior regulat inferiorem, et ratio inferior sensualitatem, et etiam seipsam aliquo modo dirigere potest. Quandocumque autem sunt plura principia ordinata, semper ordinatio in ultimum attribuitur primo et summo; sicut patet in artibus subalternatis: quia civilis considerat ultimum finem humanae vitae; militaris autem victoriam, quae est citra hunc finem, et sic de aliis: et secundum hoc dico, quod rationi superiori reservatur judicium respectu ultimi, quod est executio operis; et ideo attribuitur sibi consensus in opus: rationi vero inferiori attribuitur judicium respectu aliquorum ad opus ordinatorum; et ideo attribuitur sibi consensus in delectationem. Non tamen est dubium quin etiam superior judicare possit de hoc de quo judicat inferior; unde et consensus in delectationem, superioris esse potest, si fiat inquisitio per rationes aeternas.

 

Solution 5: La raison supérieure règle la raison inférieure, et la raison inférieure règle la sensualité et peut aussi la diriger elle-même selon un certain mode. Or quand plusieurs principes sont ordonnés, toujours l'ordination de ce qui est dernier est attribuée à ce qui est premier et le plus haut; cela est clair pour les arts subalternes, parce que l'art civil considère la fin dernière de la vie humaine, l'art militaire la victoire qui est en deçà de cette fin, et ainsi de suite. Et d'après cela je dis que le jugement relatif à ce qui est dernier, l'exécution de l'oeuvre, est réservé à la raison supérieure. Donc le consentement à l'oeuvre lui est attribué; mais à la raison inférieure est attribué le jugement relatif aux autres choses ordonnées à l'oeuvre; donc le consentement à la délectation lui est attribué. Mais il n'est pas douteux que la raison supérieure puisse aussi juger de ce dont juge la raison inférieure; c'est pourquoi le consentement à la délectation peut appartenir à la raison supérieure, s'il est recherché pour des raisons éternelles.

[5630] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 ad 6 Ad sextum dicendum, quod delectatio et consensus in delectationem non sunt diversi actus secundum genus, qui diversitatem potentiae exigant; sed differunt per deliberatum et non deliberatum, ut dictum est; unde non est inconveniens, utrumque rationi inferiori attribui.

Solution 6: La délectation et le consentement à la délectation ne sont pas des actes divers en genre qui exigent une diversité de puissances; mais leur différence est celle du délibéré et du non délibéré, comme il est dit; c'est pourquoi il n'est pas inconvenant des les attribuer l'un et l'autre à la raison inférieure.

Articulus 2

 

[5631] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 tit. Utrum in sensualitate sit peccatum

 

 

 

[5632] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 1 Ad secundum sic proceditur. Videtur quod in sensualitate non possit esse peccatum. Sensualitas enim nobis pecoribusque communis est, ut supra dictum est. Sed in pecoribus non est peccatum, ut de peccato agimus. Ergo nec nobis secundum sensualitatem peccatum convenit.

Article 2 : Y a-t-il du péché dans la sensualité[96] ?

 

Pour le deuxième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble qu'un péché ne puisse pas être dans la sensualité. En effet, la sensualité nous est commune avec les animaux, comme il est dit plus haut. Mais le péché n'est pas dans les animaux, dans la mesure où nous agissons sur le péché. Donc un péché relatif à la sensualité ne nous convient pas.

 

[5633] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 2 Praeterea, omne peccatum in voluntate est, secundum Augustinum. Sed sensualitas a voluntate seclusa est, cum voluntas sit in ratione, secundum philosophum. Ergo in sensualitate non est peccatum.

Objection 2: De plus, tout péché est dans la volonté, selon Augustin[97]. Mais la sensualité est séparée de la volonté, car la volonté est dans la raison, selon le Philosophe[98]. Donc le péché n'est pas dans la sensualité.

 

[5634] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 3 Praeterea, virtus et vitium cum sint contraria, sunt in eodem. Sed sensualitas, cum sit perpetuae corruptionis, secundum statum praesentis vitae, subjectum virtutis esse non potest. Ergo nec in ea peccatum esse poterit.

Objection 3: De plus, puisque le vice et la vertu sont des contraires, ils sont au même endroit. Mais la sensualité ne peut pas être sujet de vertu, puisque sa corruption est perpétuelle selon l'état de la vie présente. Donc le péché ne pourra pas être en elle.

[5635] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 4 Praeterea, nulli imputatur aliquid ad culpam quod in ejus potestate non est. Sed motus sensualitatis non est in potestate nostra, cum deliberationem rationis praecedat. Ergo non potest esse peccatum.

Objection 4: De plus, on n'impute pas à quelqu'un comme faute quelque chose qui n'est pas en son pouvoir. Mais le mouvement de la sensualité n'est pas en notre pouvoir, puisqu'il précède la délibération de la raison. Donc il ne peut pas être un péché.

[5636] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 5 Praeterea, actus proprius et naturalis alicujus non potest esse peccatum. Sed moveri in delectabilia secundum carnem, est actus proprius et naturalis sensualitatis, cum sit motus potentiae in proprium objectum. Ergo in hoc non potest esse peccatum.

 

Objection 5: De plus, l'acte propre et naturel d'une certaine puissance ne peut pas être un péché. Mais se mouvoir vers les délectables selon la chair est l'acte propre et naturel de la sensualité, puisque le mouvement d'une puissance est mouvement vers son objet propre. Donc le péché ne peut pas être en celui-ci.

[5637] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 6 Praeterea, peccatum post mortem etiam in anima manet. Sed sensualitas non manet: quia solus intellectus separatur, ut philosophus dicit in 2 de anima, et 12 Metaphysic. Ergo in sensualitate non est peccatum.

Objection 6: De plus, le péché demeure dans l'âme même après la mort. Mais la sensualité ne demeure pas, puisque seul l'intellect est séparé, comme dit le Philosophe au deuxième livre du traité de l'Ame et au douzième livre de la Métaphysique[99]. Donc le péché n'est pas dans la sensualité.

[5638] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 s. c. 1 Sed contra, Augustinus dicit, quod nonnullum vitium est cum caro adversus spiritum concupiscit. Sed hoc non contingit nisi secundum inordinatos motus sensualitatis. Ergo in ea est vitium et peccatum

En sens contraire:

(1) Augustin dit que chaque vice se produit lorsque la chair désire contre l'esprit. Mais ceci n'arrive que relativement aux mouvements désordonnés de la sensualité. Donc le vice et le péché sont en elle.

[5639] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 s. c. 2 Hoc etiam expresse habetur per hoc quod in littera dicitur, quod si in motu sensuali tantum peccati illecebra teneatur, veniale ac levissimum peccatum est. Ergo videtur quod saltem veniale peccatum in sensualitate esse possit.

(2) Ceci est même expressément tenu par ce qui est dit dans le Lombard: si on est maintenu dans un mouvement pécheur sensuel seulement par une séduction charnelle, le péché est véniel et très léger. Donc il semble que le péché véniel au moins puisse être dans la sensualité.

[5640] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 co. Respondeo dicendum, quod omnes primi motus qui sensualitati adscribuntur, ut verba Augustini asserunt, peccatum sunt; sed motus praecedentes, quos supra naturales diximus, qui imaginationem non sequuntur, sed solum naturalium qualitatum actionem, ratione peccati carent, secundum quod potest verificari quorumdam dictum, qui dicunt, quod motus primo primi non sunt peccatum, sed motus secundo primi sunt peccatum; ut per primo primos motus naturales, et per secundo primos motus sensualitatis intelligamus, in qua peccatum est, etiam sicut in subjecto: quod sic patet.

 

 

 

 

Peccatum enim, ut pertinet ad praesentem considerationem, non est aliud quam inordinatus actus ad genus moris pertinens. Nullus autem motus ponitur in genere moris nisi habita comparatione ad voluntatem, quae principium est moralium, ut ex 6 Metaph. patet: et ideo ibi incipit genus moris ubi primo dominium voluntatis invenitur. Habet autem voluntas in quibusdam dominium completum, in quibusdam vero incompletum. Completum dominium habet in illis actibus qui ex imperio voluntatis procedunt; et hi sunt actus deliberationem sequentes, qui rationi adscribuntur. Sed incompletum dominium habet in illis actibus qui non per imperium rationis procedunt, sed tamen voluntas eos impedire poterat, ut sic quodammodo voluntati subjaceant, quantum ad hoc quod est impediri, vel non impediri: et ideo inordinatio quae in his actibus contingit, rationem peccati causat, tamen incompleti: et ideo in his actibus peccatum levissimum et veniale est, non autem mortale, quod est perfectum peccatum. Deformitas autem cujuslibet actus illi potentiae attribuitur ut subjecto quae actus principium est: et ideo cum sensualitas sit principium horum actuum, convenienter in ea peccatum esse dicitur ut in subjecto.

 

Réponse:

            tous les premiers mouvements qui sont attribués à la sensualité, comme l'affirment les paroles d'Augustin, sont des péchés. Mais les mouvements précédents, que nous avons dits plus haut être naturels, qui ne suivent pas l'imagination, mais seulement l'action des qualités naturelles, sont exempts de la raison du péché, dans la mesure où peut être vérifié le propos de certains qui disent que les premiers mouvements en premier ne sont pas péché, mais les mouvements premiers en second sont péché, en tant que par les premiers en premier nous entendons les mouvements naturels, et par les premiers en second nous entendons les mouvements de la sensualité, dans laquelle est le péché comme en un sujet.

 

Cela est clair d'après ce qui suit: en effet, comme le péché a rapport à la considération présente, il n'est autre que l'acte désordonné qui a rapport au genre moral. Mais dans le genre moral, nul mouvement n'est posé, sauf par relation avec la volonté qui est le principe moral, comme cela est clair d'après le sixième livre de la Métaphysique[100]. Donc le genre moral commence où se trouve la maîtrise[101] de la volonté pour la première fois. Or la volonté a une maîtrise complète de certains actes, mais incomplète d'autres actes. Elle a une maîtrise complète de ces actes qui procèdent du commandement de la volonté; et ceux-ci sont les actes qui suivent la délibération, qui sont attribués à la raison. Mais elle a une maîtrise incomplète de ces actes qui ne procèdent pas du commandement de la raison, mais que la volonté pouvait cependant empêcher dans la mesure où ils sont assujettis à la volonté d'une certaine façon, en tant qu'ils sont empêchés, ou non empêchés. Donc le désordre qui arrive dans ces actes cause la raison du péché, mais du péché incomplet; donc dans ces actes le péché est très léger et véniel, mais pas un péché mortel qui est un péché parfait. Or la déformation de n'importe quel acte est attribuée à cette puissance qui est le principe de l'acte comme au sujet. Donc puisque la sensualité est le principe de ces actes, il est convenable de dire que le péché est en elle comme en un sujet.

[5641] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod quamvis sensualitas nobis pecoribusque communis sit, tamen aliquid convenit sensualitati in nobis quod non convenit sibi in brutis, scilicet esse aliqualiter subjectam rationi, ratione cujus in sensualitate humana potest esse peccatum, non autem in sensualitate brutali.

Il faut donc dire que:

Solution 1 : bien que la sensualité nous soit commune avec les animaux, pourtant quelque chose convient à notre sensualité qui ne lui convient pas chez l'animal: être dans une certaine mesure assujettie à la raison par laquelle un péché peut être dans la sensualité humaine, mais pas dans la sensualité animale.

[5642] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod omne peccatum est in voluntate, non sicut in subjecto, sed sicut in causa. Sed voluntatem esse causam alicujus peccati contingit dupliciter: vel per se, ut quando actus peccati ex imperio voluntatis procedit; vel quasi per accidens, quando non impedit quod impedire potest: sicut dicitur aliquis facere id quod non impedit, cum impedire possit: et hoc modo est causa primorum motuum.

Solution 2: Tout péché est dans la volonté, non comme en un sujet, mais comme en une cause. Mais il arrive de deux manières que la volonté soit cause de quelque péché: par soi, comme quand l'acte du péché procède du commandement de la volonté, ou quasiment par accident quand elle n'empêche pas ce qu'elle peut empêcher, de même qu'on dit que quelqu'un fait ce qu'il n'empêche pas, puisqu'il pourrait l'empêcher. Et de cette manière, elle est cause des premiers mouvements.

[5643] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod electio est principale in virtute, ut philosophus dicit; unde oportet omnem actum virtutis ex electione procedere: propter quod etiam virtutis habitus electivus dicitur in 2 Ethic., et ideo virtus non potest esse nisi in illis actibus qui ex imperio voluntatis procedunt, quamvis etiam sint sensitivarum partium: propter quod in irascibili et concupiscibili ponimus esse virtutem: et similiter etiam est de eo quod perfectam rationem peccati habet, quod per se virtuti opponitur: et ideo actus irascibilis et concupiscibilis potest esse actus virtutis, vel peccati mortalis: sed sensualitas, ut supra dictum est, nominat partem sensitivam secundum quod magis ad carnem depressa est, prout non sequitur in operando imperium voluntatis, sed movetur proprio motu; et ideo in ea non potest esse actus virtutis vel peccati mortalis, sed quiddam incompletum in genere moris, quod est peccatum veniale.

 

Solution 3: Le choix est principalement dans la vertu, comme dit le Philosophe[102]. C'est pourquoi il faut que tout acte de vertu procède du choix, raison pour laquelle l'habitus de la vertu est aussi dit électif au deuxième livre de l'Ethique[103]. Donc la vertu ne peut être qu'en ces actes qui procèdent du commandement de la volonté, bien qu'ils appartiennent aussi aux parties sensitives. C'est pourquoi nous posons que la vertu est dans l'irascible et le concupiscible. Et de manière similaire aussi, elle porte sur ce qui a la raison parfaite du péché, qui est opposé par soi à la vertu. Donc l'acte irascible et l'acte concupiscible peuvent être des actes de vertu, ou de péché mortel. Mais la sensualité, comme il est dit plus haut, nomme la partie sensitive dans la mesure où elle est davantage abaissée vers la chair, en tant qu'elle ne suit pas le commandement de la volonté en oeuvrant, mais se meut d'un mouvement propre. Donc en elle ne peuvent pas être d'actes de vertu ni de péché mortel, mais quelque chose d'incomplet dans le genre moral, qui est le péché véniel.

[5644] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod motus isti quodam modo sunt in potestate nostra, et alio modo non sunt. Si enim quilibet eorum singillatim consideretur, sic in potestate nostra sunt: quia quemlibet eorum praeveniendo impedire possumus. Si autem omnes simul considerentur, sic in potestate nostra non sunt: quia dum uni obviare nitimur, ex alia parte potest motus illicitus surrepere: non enim potest esse simul intentio renitentis voluntatis contra diversa in actu.

 

Solution 4: Ces mouvements sont en notre pouvoir selon un certain mode, et ils ne le sont pas selon un autre mode. En effet, si n'importe lequel d'entre eux est considéré individuellement, ils sont alors en notre pouvoir parce que nous pouvons empêcher n'importe lequel d'entre eux en le prévenant. Mais considérés tous en même temps, ils ne sont pas alors en notre pouvoir parce que tandis que nous nous efforçons de nous opposer à l'un, un mouvement illicite peut surgir d'autre part. En effet, l'intention de la volonté qui cherche à résister ne peut pas être présente en même temps contre divers mouvements en acte.

[5645] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod aliquis actus potest esse proprius sensualitatis simpliciter, qui non est proprius sensualitatis secundum quod humana est: quoniam sensualitatis humanae est ut ejus motus non sit contra rectitudinem rationis; unde sequitur quod aliquis actus in brutis est laudabilis, qui in homine est vituperabilis.

Solution 5: Un certain acte peut être propre à la sensualité absolument, et ne pas être propre à la sensualité relativement au fait qu'elle est humaine, parce qu'il appartient à la sensualité humaine que son mouvement n'aille pas contre la rectitude de la raison. C'est pourquoi il s'ensuit qu'un certain acte est digne de louanges chez l'animal, et condamnable chez l'homme.

[5646] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 6 Ad sextum dicendum, quod quamvis potentiae sensitivae, secundum quorumdam opinionem, per suam essentiam non maneant post mortem, manent tamen in sua radice, scilicet in essentia animae, a qua potentiae fluunt: et sic manet peccatum sensualitatis in anima, secundum quod peccatum unius potentiae in totum redundat.

Solution 6: Bien que selon l'opinion de certains, les puissances sensitives ne demeurent pas par leur essence après la mort, elles restent cependant dans leur racine, à savoir dans l'essence de l'âme dont les puissances découlent. Ainsi, le péché de la sensualité demeure dans l'âme dans la mesure où le péché d'une seule puissance rejaillit sur le tout.

Articulus 3

 

[5647] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 tit. Utrum in ratione possit esse peccatum

 

[5648] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 1 Ad tertium sic proceditur. Videtur quod in ratione non possit esse peccatum. Ratio enim potentiam cognitivam nominat. Sed peccatum ad affectum pertinet. Ergo in ratione peccatum non est.

Article 3 : Peut-il y avoir du péché dans la raison[104] ?

 

Pour le troisième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble que le péché ne puisse pas être dans la raison. En effet, la raison nomme une puissance cognitive. Mais le péché a rapport à l'affect. Donc le péché n'est pas dans la raison.

 

[5649] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 2 Praeterea, in 3 de anima dicit philosophus, quod intellectus semper est rectus. Sed ubi est rectitudo perpetua, ibi non potest esse peccati curvitas. Ergo in ratione, quae ad intellectum pertinet, peccatum esse non potest.

Objection 2: De plus, au troisième livre du Traité de l'Ame[105], le Philosophe dit que l'intellect est toujours droit. Mais la courbure du péché ne peut pas être là où est la rectitude perpétuelle. Donc le péché ne peut pas être dans la raison qui a rapport à l'intellect.

[5650] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 3 Praeterea, Dionysius dicit, peccatum esse contra rationem. Si ergo in ratione esset peccatum, in ratione aliquid contrarium rationi existeret, quod est impossibile. Ergo et primum, scilicet in ratione peccatum esse.

Objection 3: De plus, Denys[106] dit que le péché est contre raison. Donc si le péché était dans la raison, quelque chose de contraire à la raison existerait dans la raison, ce qui est impossible. Donc avant tout, le péché ne peut assurément pas être dans la raison.

[5651] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 4 Praeterea, superior ratio habet hunc actum ut contemplandis aeternis inhaereat, sicut supra dictum est. Sed ex hoc quod aliquis aeternis inhaeret, non peccat. Ergo in ratione, ad minus superiori, non potest esse peccatum.

 

Objection 4: De plus, l'acte de la raison supérieure est de s'attacher aux réalités éternelles à contempler, comme il est dit plus haut. Mais du fait que quelqu'un s'attache aux réalités éternelles, il ne pèche pas. Donc le péché ne peut pas être au moins dans la raison supérieure.

[5652] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 5 Praeterea, in partibus animae invenitur aliqua perpetuae corruptionis, scilicet sensualitas: invenitur etiam aliqua in qua potest esse et peccati curvitas et virtutis rectitudo. Ergo ad perfectionem potentiarum animae oportet esse aliquam quae sit perpetuae rectitudinis. Sed hoc nulli congruentius adscribitur quam superiori rationi. Ergo in ea non potest esse peccatum.

 

Objection 5: De plus, dans les parties de l'âme se trouve une certaine puissance de perpétuelle corruption, à savoir la sensualité; se trouve aussi une certaine puissance où peuvent être la courbure du péché et la rectitude de la vertu. Donc pour la perfection des puissances de l'âme, il faut qu'il y ait une puissance dont la rectitude soit perpétuelle. Mais ceci n'est attribuable à nulle puissance de façon plus congruente qu'à la raison supérieure. Donc le péché ne peut pas être en elle.

[5653] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 s. c. 1 Sed contra, eligere ad rationem pertinet. Sed contingit esse electionem rectam et non rectam. Ergo videtur quod in ratione possit esse peccatum.

En sens contraire:

(1) choisir relève de la raison. Mais il arrive que le choix soit droit, ou non. Donc il semble que le péché puisse être dans la raison.

 

[5654] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 s. c. 2 Praeterea, sicut se habet ratio speculativa ad scibilia, ita se habet ratio practica ad operabilia. Sed in scibilibus contingit esse peccatum in ratione speculativa ex eo quod quis non recte ratiocinatur. Ergo videtur quod etiam in operabilibus contingat esse in ratione peccatum, ex eo quod non recte eligitur.

 

(2) De plus, de même que la raison spéculative se rapporte aux connaissables, ainsi la raison pratique se rapporte aux opérables. Mais dans les connaissables, il arrive que le péché soit dans la raison spéculative du fait que quelqu'un ne raisonne pas de façon droite. Donc il semble que dans les opérables aussi il arrive que le péché soit dans la raison, parce qu'elle ne choisit pas de façon droite.

[5655] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 co.

 

 Respondeo dicendum, quod rationis peccatum potest dici dupliciter. Uno modo ex eo quod est ipsius rationis secundum se: et sic dicimus esse in ratione peccatum, quando judicando errat, sive sit in speculativis, sive in operativis; et hoc est peccatum in cognitione, ex eo quod male syllogizatur. Alio modo dicitur esse peccatum in ratione ex parte voluntatis, quae per judicium rationis regulatur, ut tunc in ratione peccatum esse dicatur, quando sequitur perversa electio.

 

 

Sciendum est igitur, quod quidam philosophi posuerunt quod secundo modo non contingit esse in ratione peccatum nisi etiam primo modo ratio erret; dicentes, omne peccatum ignorantiam esse, et scientem peccare non posse: quorum primus fuit Socrates, ut in 7 Ethic. dicitur, hac ratione inductus, quod non videtur conveniens ut nobilissimum, quod est scientia, ab ignobilibus passionibus vincatur; unde si scientia esset in nobis, passiones viles non sequerentur:

quod quia ad sensum falsum apparet, ideo philosophus in eodem libro ostendit quomodo contingat scientem peccare, distinguens scientiam in universali et particulari; et similiter scientiam in habitu et actu; et in habitu dupliciter: quia habitus aliquando ligatus est, ne in actionem exeat, ut in ebriis patet; quandoque autem non est ligatus.

 

 

 

 

 

Dicit ergo quod contingit peccantem esse scientem in universali et in actu, in particulari autem non contingit esse scientem in actu, sed in habitu tantum ligato passione vel irae vel concupiscentiae, ne ratio in rectam electionem prorumpat, sed motum passionis sequatur: et si etiam ore quis passioni subditus ea quae secundum rectam rationem sunt proferat in particulari, non tamen mente id tenet, sicut ebrius sapientum verba potest ore proferre quae intellectu non capit; et ideo cum ratio in operandis quodammodo syllogizet, invenitur judicium rationis in majori propositione quae universalis est: in minori autem propositione, quae particularis est, admiscetur passio, quae circa particulare viget; unde sequitur corruptio rationis in conclusione electionis.

 

 

 

 

 

 

Verbi gratia, si dicatur: nulla fornicatio est committenda, in hoc judicium rationis perfectum est. Item proponatur alia: omnis fornicatio est delectabilis. Sub quibus duabus assumatur una particularis, haec scilicet: accedere ad hanc mulierem est fornicatio. Si ratio sit fortis ut nec etiam in particulari passione vincatur, inducet conclusionem negativam eligens fornicationem non committere. Si autem passione vincatur, eliciet conclusionem affirmativam, eligens in fornicatione delectari; et sic sumitur hic esse peccatum in ratione; quando scilicet post rationis deliberationem, eo quod ratio in particulari corrumpitur per passionem, sequitur prava electio. Et si quidem deliberatio fiat per rationes divinas, dicetur esse peccatum in superiori ratione, ut si procedat ex hoc quod omne prohibitum lege Dei est vitandum. Si vero per rationes creatas, dicitur esse peccatum in inferiori ratione; ut si procedat ex hoc quod omne id quod transcendit medium virtutis, est vitandum, vel aliquid hujusmodi.

Réponse:

            on peut dire en deux sens qu'un péché est dans la raison: selon l'un, à partir de ce qui relève de la raison même en tant que telle; et nous disons ainsi que le péché est dans la raison quand la raison se trompe en jugeant, que ce soit dans les spéculatifs ou dans les opératifs; et ceci est un péché dans la connaissance, qui vient d'un syllogisme mal fait. Selon l'autre, le péché est dit dans la raison quand il vient de la partie de la volonté réglée par le jugement de la raison, de sorte que le péché est dit alors être dans la raison quand un choix pervers suit.

           

Il faut donc savoir que certains philosophes ont posé qu'au second sens, il n'arrive pas que le péché soit dans la raison, sauf si la raison se trompe selon le premier mode. Ils disent que tout péché est ignorance[107], et que le savant ne peut pas pécher; le premier de ces philosophes fut Socrate, comme il est dit au livre sept de l'Ethique[108], conduit par cette raison qu'il ne semble pas convenable que ce qu'il y a de plus noble, la science, soit vaincu par d'ignobles passions; donc si la science était en nous, de viles passions ne seraient pas suivies.

            Puisque cela apparaît au sens [commun] comme faux, le Philosophe montre dans le même livre comment il arrive au savant de pécher, distinguant le science de l'universel et du particulier, et de même la science en habitus et en acte; et il distingue la science en habitus de deux manières, puisque l'habitus est parfois si bien lié qu'il ne ressort pas dans l'action, comme cela est clair chez les ivrognes; mais parfois l'habitus n'est pas lié.

 

            Il dit donc qu'il arrive qu'on pèche en étant savant dans l'universel en acte, mais qu'il n'arrive pas qu'on pèche en étant savant dans le particulier en acte, mais seulement en un habitus lié à la passion de colère ou de concupiscence, de sorte que la raison ne s'élance pas vers le droit choix mais suit le mouvement de la passion. Et même si celui qui est soumis à une passion profère de sa bouche des propos conformes à la droite raison dans le particulier, il ne les tient pas cependant dans son esprit, comme l'ivrogne peut proférer de sa bouche des paroles de sages qu'il ne comprend pas dans son intellect. Donc puisque la raison procède en quelque sorte par syllogismes dans ses opérations, le jugement de la raison se trouve dans la proposition majeure qui est universelle; mais dans la proposition mineure qui est particulière, la passion, qui a de la force dans le particulier, se mêle. C'est pourquoi la corruption de la raison suit dans la conclusion du choix.

            Par exemple, si on dit: "aucune fornication ne doit être commise", le jugement de la raison est parfait à ce sujet. Il en est de même dans cet autre proposition: "toute fornication est délectable". On pose sous ces deux propositions cette proposition particulière: "approcher cette femme est de la fornication". Si la raison est forte au point de n'être pas vaincue même par la passion particulière, elle conduira à une conclusion négative en choisissant de ne pas commettre la fornication. Mais si elle est vaincue par la passion, elle choisira la conclusion affirmative, choisissant de se délecter dans la fornication; et ainsi est assumé par la raison le fait que ce soit un péché, quand un choix dépravé suit la délibération de la raison du fait que la raison est corrompue par une passion dans le particulier. Et si bien sûr la délibération s'effectue par des raisons divines, on dit que le péché est dans la raison supérieure comme s'il procédait du fait que tout ce qui est interdit par la loi divine doit être évité. Mais si la délibération s'effectue par des raisons créées, on dit que le péché est dans la raison inférieure[109], comme s'il procédait du fait que tout ce qui transcende le milieu de la vertu doit être évité, ou quelque chose de ce genre.

[5656] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod ratio quamvis sit cognitiva potentia, tamen est directiva voluntatis; unde non potest esse peccatum in voluntate nisi sit aliquo modo in ratione, praecipue cum voluntas non sit nisi boni, vel apparentis boni; unde malam voluntatem aliquo modo praecedit falsa aestimatio: sed peccatum contingit esse in ratione dupliciter, ut dictum est.

 

Il faut donc dire que:

Solution 1: Bien que la raison soit une puissance cognitive, elle dirige cependant la volonté. C'est pourquoi le péché ne peut pas être dans la volonté s'il n'est pas d'une certaine manière dans la raison, principalement parce que la volonté n'est que volonté du bien, ou du bien apparent. C'est pourquoi une fausse estimation précède d'une certaine manière la volonté mauvaise; mais il arrive que le péché soit dans la raison de deux manières, comme il est dit.

[5657] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod intellectus non est idem quod ratio. Ratio enim importat quemdam discursum unius in aliud; intellectus autem importat subitam apprehensionem alicujus rei; et ideo intellectus proprie est principiorum, quae statim cognitioni se offerunt, ex quibus ratio conclusiones elicit, quae per inquisitionem innotescunt; unde sicut in speculativis in intellectu principiorum non potest esse error, sed in deductione conclusionum ex principiis, ita etiam in operativis intellectus semper est rectus, sed ratio recta et non recta.

 

Solution 2: L'intellect n'est pas la même chose que la raison. En effet, la raison comporte une certaine discursivité de l'un dans l'autre; mais l'intellect comporte l'appréhension soudaine d'une certaine réalité. Donc l'intellect au sens strict est intellect des principes, qui s'offrent aussitôt à la connaissance, dont la raison tire les conclusions qui se font connaître par son enquête. C'est pourquoi de même que dans les spéculatifs, une erreur ne peut pas être dans l'intellect des principes mais dans la déduction des conclusions à partir des principes, ainsi également dans les opératifs l'intellect est toujours droit, mais la raison est droite ou non.

[5658] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod corrupta ratio non est ratio, sicut falsus syllogismus proprie non est syllogismus; et ideo regula humanorum actuum non est ratio quaelibet, sed ratio recta: et ideo philosophus dicit quod homo virtuosus est mensura aliorum. Unde ex hoc non sequitur quod in ratione non sit peccatum, sed quod non sit in ratione recta.

 

Solution 3: Une raison corrompue n'est pas une raison, de même qu'un syllogisme faux n'est pas au sens strict un syllogisme. Donc la règle des actes humains n'est pas n'importe quelle raison, mais la raison droite. Donc le Philosophe[110] dit que l'homme vertueux est la mesure des autres. C'est pourquoi il ne s'ensuit pas que le péché n'est pas dans la raison, mais qu'il n'est pas dans la raison droite.

[5659] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod, sicut supra dictum est, ratio superior non tantum inhaeret aeternis conspiciendis per contemplationem, sed etiam consulendis ad directionem operis. Contingit autem quod deductio rationis quae est ex rationibus aeternis, corrumpatur per passionem, sicut etiam illa quae est ex civilibus rationibus. Unde in utraque peccatum esse potest.

Solution 4: Comme il est dit plus haut, la raison supérieure ne s'attache pas seulement aux réalités éternelles à désirer par la contemplation, mais aussi à celles dont il faut délibérer pour diriger une oeuvre. Or il arrive que la déduction de la raison d'après des raisons éternelles soit corrompue par une passion, comme la déduction de la raison d'après des raisons civiles. C'est pourquoi le péché peut être dans l'une et l'autre.

[5660] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 5 Ad quintum dicendum, quod in anima est aliquid quod est perpetuae rectitudinis, scilicet synderesis: quae quidem non est ratio superior, sed se habet ad rationem superiorem sicut intellectus principiorum ad ratiocinationem de conclusionibus.

Solution 5: Dans l'âme, il y a quelque chose qui est d'une rectitude perpétuelle: la syndérèse. Celle-ci n'est assurément pas la raison supérieure, mais elle se rapporte à la raison supérieure comme l'intellect des principes au raisonnement sur les conclusions.

 

Articulus 4

 

[5661] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 tit. Utrum in delectatione rationis inferioris possit esse peccatum mortale

[5662] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 1 Ad quartum sic proceditur. Videtur, quod in delectatione inferioris rationis non sit peccatum mortale. Non enim est peccare mortaliter nisi ejus cujus est advertere rationem divini praecepti, cum peccatum mortale determinetur ex eo quod est contra legem divinam. Sed advertere praeceptum divinum, non est inferioris rationis sed superioris, quae aeternas rationes consulit. Ergo peccatum mortale non potest esse in ratione inferiori sed tantum in superiori.

Article 4 : Peut-il y avoir péché mortel dans la délectation de la raison inférieure[111] ?

 

Pour le quatrième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble que le péché mortel ne soit pas dans la délectation de la raison inférieure. En effet, on ne pèche mortellement que si la raison se détourne du précepte divin, puisque le péché mortel est déterminé par ce qui est contre la loi divine. Mais se détourner du commandement divin n'est pas le fait de la raison inférieure, mais de la raison supérieure qui délibère des raisons éternelles. Donc le péché mortel ne peut pas être dans la raison inférieure, mais seulement dans la raison supérieure.

 

[5663] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 2 Praeterea, ut communiter dicitur, nulla circumstantia peccatum aggravat in infinitum: quia quantitas quae ex accidente relinquitur non potest esse major quam essentialis quantitas peccati. Sed delectatio rationis inferioris si non diu teneatur, est peccatum veniale, ut in littera dicitur. Ergo etiam per hoc quod diu tenetur non efficitur mortale peccatum.

Objection 2: De plus, comme il est dit couramment, aucune circonstance n'aggrave un péché à l'infini, parce que la quantité laissée par accident ne peut pas être plus grande que la quantité essentielle du péché. Mais si la délectation de la raison inférieure n'est pas longtemps maintenue, elle est un péché véniel, comme il est dit dans le Lombard. Donc un péché [véniel], même longtemps maintenu, ne devient pas mortel.

[5664] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 3 Si dicatur, quod non dicitur diuturna vel morosa a mora temporis, sed ex consensu adveniente. Contra. Consensus in veniale non est nisi venialis. Sed delectatio per se sumpta est veniale, ut dictum est. Ergo consensus in eam non erit mortalis.

Objection 3: En un sens, [la délectation] n'est pas dite durable ni morose par la durée temporelle, mais à cause du consentement qui advient[112]. En sens contraire, il n'y a de consentement que véniel à ce qui est véniel. Mais la délectation prise en elle-même est vénielle, comme il est dit. Donc consentir à la délectation ne sera pas mortel.

[5665] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 4 Praeterea, non est mortale quod non est prohibitum lege divina. Sed consentire in hujusmodi delectationes, dummodo in opus non consentiatur, non est prohibitum lege divina. Ergo non est peccatum mortale.

Objection 4: De plus, ce qui n'est pas interdit par la loi divine n'est pas mortel. Mais consentir aux délectations de la sorte, pourvu qu'on ne consente pas à l'oeuvre, n'est pas interdit par la loi divine. Donc ce n'est pas un péché mortel.

[5666] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 5 Praeterea, majus est peccatum homicidii quam fornicationis. Sed si aliquis cogitet de occisionibus multorum et in cogitatione delectetur, et in delectationem consentiat, non videtur peccare mortaliter. Ergo videtur quod nec etiam si consentiat in delectationem carnis, dummodo in actum non consentiat.

Objection 5: De plus, le meurtre est un plus grand péché que l’adultère. Mais si quelqu’un pense à de nombreux meurtres, s’en délecte par la pensée, et consent à la délectation, il ne semble pas pécher mortellement. Donc il semble que l’on ne consente pas non plus à la délectation de la chair tant qu’on ne consent pas à l’acte.

[5667] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 s. c. 1 Sed contra est quod in littera dicitur in pluribus locis.

Mais en sens contraire,

(1) il y a ce qui est dit dans le Lombard en plusieurs endroits.

[5668] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 s. c. 2 Praeterea, sicut vir poterat peccare mortaliter, ita et mulier in conjugio primorum parentum. Sed inferior ratio mulieris figuram exprimit. Ergo in ea mortale peccatum esse potest. Sed non secundum subitam delectationem. Ergo secundum delectationem morosam.

(2) De plus, comme l'homme pouvait pécher mortellement, la femme[113] aussi dans le couple de nos premiers parents. Mais la raison inférieure exprime la figure de la femme. Donc le péché mortel peut être en elle, mais pas selon une délectation soudaine, donc selon une délectation morose.

[5669] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 co. Respondeo dicendum, quod, sicut supra dictum est, delectatio rationis inferioris nihil aliud est quam complacentia voluntatis in eo quod apprehenditur conveniens per inferiorem rationem. Haec autem delectatio, ut in littera dicitur, si statim ut mentem attigerit, auctoritate viri expellatur, veniale peccatum est: hoc enim contingit quando talis complacentia sequitur subitam rationis apprehensionem. Si vero diu teneatur, peccatum mortale est. Haec autem diuturnitas non est ex quantitate temporis judicanda, sed magis ex deliberatione rationis. Si enim post deliberationem rationis inferioris adhuc delectatio illa placeat, morosa delectatio dicetur, et tunc erit in delectationem consensus, et tunc mortale peccatum est, ut Magister dicit, et verba Augustini sonare videntur, quamvis quidam in hoc Magistro contradicant, auctoritates Augustini exponentes.

 

 

Sed opinio Magistri valde probabilior est et securior, quod sic patet. Quaedam enim operationes sunt quae ex suo genere peccata mortalia sunt, ut fornicatio, furtum, et hujusmodi: quod autem aliquod horum peccatorum mortale non sit, non potest esse nisi per accidens, inquantum scilicet ejus subjectum peccati mortalis capax non est, ut quando est in sensualitate tantum.

 

 

Philosophus autem vult, quod idem judicium est de operatione et delectatione. Unde si operatio est per se bona, et delectatio est per se bona, et e contrario. Quod ergo delectatio consequens per operationem quae est per se peccatum mortale, non sit mortalis, hoc non est nisi per accidens, scilicet ex defectu subjecti; unde quandocumque mala delectatio vel operatio reducitur ad hoc in quo potest esse perfecta ratio peccati vel virtutis, de necessitate incipit esse peccatum mortale. Perfecta autem ratio virtutis vel peccati mortalis non potest esse sine electione rationis consiliantis et deliberantis; et ideo quidquid fornicationis ante hoc invenitur per accidens, peccatum mortale non est; ubi autem ad hoc pervenitur, statim peccatum mortale esse incipit: unde etiamsi usus exteriorum membrorum et delectatio eorum esset, sine voluntate tali, peccatum non esset, sicut beata Lucia dixit: si invitam me violari feceris, castitas mihi duplicabitur ad coronam. Sed consensus adveniens actui exteriori facit peccatum mortale. Similiter appetitus sensualitatis, et delectatio consequens appetitum ante consensum rationis deliberatae, peccatum mortale non est: sed post consensum rationis deliberantis peccatum mortale incurritur.

Réponse:

            Comme il est dit plus haut, la délectation de la raison inférieure n'est rien d'autre que la complaisance de la volonté dans ce qui est appréhendé par la raison inférieure comme convenable. Or comme il est dit dans le Lombard, si dès que cette délectation a atteint l'esprit elle est repoussée par l'autorité de la force, elle est un péché véniel: en effet, celui-ci arrive quand une telle complaisance suit une appréhension soudaine de la raison. Mais si elle est longtemps maintenue, elle est un péché mortel. Or cette durée ne doit pas être jugée d'après la quantité de temps, mais plutôt d'après la délibération de la raison. En effet, si après délibération de la raison inférieure cette délectation plaît encore, elle est dite délectation morose, et alors il sera consenti à la délectation, et alors c'est un péché mortel, comme dit Le Maître. Les paroles d'Augustin semblent retentir bien que certaines autorités exposées par Augustin disent le contraire dans ce livre Le Maître.

            Mais l'opinion du Maître est beaucoup plus probable et plus sûre, ce qui est clair d'après ce qui suit. En effet, certaines opérations sont des péchés mortels par leur genre, comme la fornication, le vol, et autres de la sorte. Or que l'un de ces péchés ne soit pas mortel, cela ne peut se produire qu'accidentellement, dans la mesure où leur sujet n'est pas capable de péché mortel, comme quand il est dans la sensualité seulement.

 

            Mais le Philosophe[114] veut que le même jugement porte sur l'opération et la délectation. C'est pourquoi si l'opération est essentiellement bonne, la délectation est essentiellement bonne, et réciproquement. Donc que la délectation consécutive à[115] une opération qui est essentiellement un péché mortel ne soit pas mortelle, ceci n'arrive qu'accidentellement, assurément par un défaut du sujet; c'est pourquoi chaque fois qu'une mauvaise délectation ou opération est rapportée à ce en quoi peut être la raison parfaite du péché ou de la vertu, nécessairement le péché commence à être mortel. Or la raison parfaite de la vertu ou du péché mortel ne peut pas être sans choix de la raison qui enquête et délibère; donc tout ce qu'il y a de fornication avant cela se trouve par accident, et n'est pas un péché mortel; mais quand on est parvenu à ce choix, aussitôt le péché commence à être mortel. C'est pourquoi même si se produisaient un usage des membres extérieurs et leur délectation, sans une telle volonté, il n'y aurait pas péché, comme a dit la bienheureuse Lucie: si tu me fais violence malgré moi, la chasteté redoublera pour moi en couronne. Mais le consentement donné à l'acte extérieur fait le péché mortel. De même, l'appétit de la sensualité et la délectation consécutive à l'appétit ne sont pas un péché mortel avant le consentement de la raison qui a délibéré; mais après le consentement de la raison qui délibère, on court le risque de commettre un péché mortel.

[5670] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod sicut ratio inferior regit vires sensibiles, ita ratio superior regit inferiorem; unde sicut in viribus sensibilibus est virtus et vitium ex hoc quod participant regimen rationis, ita etiam in inferiori ratione potest esse peccatum mortale ex hoc quod regitur a ratione superiori, cujus est advertere divina praecepta.

 

Il faut donc dire que:

Solution 1: Comme la raison inférieure dirige les forces sensibles, ainsi la raison supérieure dirige la raison inférieure. C'est pourquoi comme la vertu et le vice sont dans les forces sensibles du fait qu'elles participent de la direction de la raison, ainsi également le péché mortel peut être dans la raison inférieure, du fait qu'elle est dirigée par la raison supérieure à qui il appartient de se détourner des commandements divins.

[5671] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod sicut dictum est, non dicitur diuturna delectatio propter moram temporis, sed ex consensu rationis deliberatae.

Solution 2: Comme il est dit, la délectation n'est pas dite durable à cause du délai temporel, mais d'après le consentement de la raison délibérée.

 

[5672] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod consensus in veniale quod est veniale ex genere, ut verbum otiosum, non est mortalis, sed consensus in illud veniale, quod est veniale per accidens bene potest esse mortalis: quia per talem consensum removetur illud accidens quod rationem peccati mortalis auferebat, scilicet delectationem rationis non attingere.

Solution 3: Consentir à ce qui est véniel par genre, comme une parole oiseuse, n'est pas mortel; mais consentir à ce qui est véniel par accident peut bien être mortel, parce que par un tel consentement est écarté cet accident qui enlevait la raison du péché mortel: ne pas atteindre la délectation de la raison.

 

[5673] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod etiam interior delectatio divino praecepto prohibetur, ut per hoc quod dicitur: non concupisces rem proximi tui. Si tamen nullum tale praeceptum esset, adhuc ratio non sequitur: quia ex hoc ipso quod aliqua operatio prohibetur, designatur esse per se mala in quocumque sit tam ipsa quam delectatio ejus, nisi per accidens prohibeatur.

 

Solution 4: La délectation intérieure est interdite aussi par le précepte divin, comme par ce qui est dit: tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain.[116] Même s'il n'y avait pas un tel commandement, la raison ne suit pas jusque-là, car du fait même qu'une certaine opération est interdite, elle est désignée comme étant essentiellement mauvaise dans tout ce qui est tant elle-même que sa délectation, à moins qu'elle ne soit interdite par accident.

[5674] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 5 Ad quintum dicendum, quod secundum diversitatem operationum est diversitas delectationum; unde alterius naturae est delectatio quae sequitur operationem appetitivae virtutis et delectatio quae sequitur operationem cogitativae. Sicut enim cogitatio de homicidio vel luxuria, sine appetitu aliquo, non reducitur, nisi inordinata sit, ad genus luxuriae vel homicidii, sed ad aliud genus quod est curiositas vel vanitas; ita etiam delectatio consequens talem cogitationem non pertinet ad genus homicidii vel fornicationis; unde consensus in talem delectationem non est peccatum mortale, sed veniale: quia enim vanitas cogitationis non est mortalis ex genere, etiam delectatio consequens appetitum homicidii vel fornicationis, reducitur ad idem peccati genus sicut et appetitus ipse. Unde sicut in fornicatione si aliquis consentiat in delectationem quae appetitum concupiscibilis respectu fornicationis sequitur, erit peccatum mortale; ita etiam, et multo amplius, si consentiat in delectationem quae appetitum irascibilis respectu homicidii sequitur, erit peccatum mortale.

Solution 5: La diversité des délectations est conforme à la diversité des opérations. C'est pourquoi la délectation qui suit l'opération de la vertu appétitive est d'une autre nature que celle qui suit l'opération de la vertu cognitive. En effet, comme la pensée du homicide ou de la luxure, sans un certain appétit, n'est pas rapportée au genre de la luxure ou du meurtre sauf si elle est désordonnée, mais à un autre genre qui est la curiosité ou la vanité; de même également la délectation consécutive à une telle pensée ne relève pas du genre du meurtre ou de la fornication. C'est pourquoi consentir à une telle délectation n'est pas un péché mortel, mais véniel, parce qu'en effet, la vanité de la pensée n'est pas mortelle par genre, aussi la délectation consécutive à un appétit de meurtre ou de fornication est rapportée au même genre de péché que l'appétit même. C'est pourquoi comme dans la fornication, si quelqu'un consent à la délectation qui suit l'appétit concupiscible eu égard à la fornication, ce sera un péché mortel; ainsi également, et de bien plus grande ampleur, s'il consent à la délectation qui suit l'appétit irascible eu égard au meurtre, ce sera un péché mortel.

Articulus 5

 

[5675] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 tit. Utrum in ratione superiori possit esse peccatum veniale

 

[5676] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 1 Ad quintum sic proceditur. Videtur, quod in superiori parte rationis non possit esse peccatum veniale. Peccatum enim superioris rationis non est nisi per hoc quod deflectitur a rationibus aeternis. Sed ab eis deflecti non contingit nisi per peccatum mortale. Ergo in ratione superiori non erit peccatum nisi mortale.

Article 5 : peut-il y avoir du péché véniel  dans la raison supérieure[117] ?

 

Pour le cinquième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble qu'un péché véniel ne puisse pas être dans la partie supérieure de la raison. En effet, le péché n'est pas dans la raison supérieure, sauf si elle se détourne des raisons éternelles. Mais se détourner d'elles n'arrive que par un péché mortel. Donc un péché ne peut être dans la raison supérieure que s'il est mortel.

 

[5677] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 2 Praeterea, contemptus peccatum mortale facit. Sed non potest esse quod aliquis post deliberationem in actum peccati consentiat sine contemptu. Ergo cum superior ratio sine deliberatione non peccet, videtur quod in ipsa nunquam sit nisi mortale peccatum.

Objection 2: De plus, le mépris fait le péché mortel. Mais nul ne peut consentir à l'acte du péché après délibération sans mépris. Donc puisque la raison supérieure pèche avec délibération, il semble qu'il n'y ait jamais de péché en elle, sauf mortel.

 

[5678] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 3 Praeterea, consensus in actum peccati mortalis, semper est mortale peccatum. Sed motus superioris partis rationis dicitur esse consensus in actum. Ergo ad minus in genere mortalis peccati superior ratio nunquam venialiter peccat.

Objection 3: De plus, le consentement à l'acte d'un péché mortel est toujours un péché mortel. Mais le mouvement de la partie supérieure de la raison est dit être le consentement à l'acte. Donc au moins dans le genre du péché mortel, la raison supérieure ne pèche jamais de façon vénielle.

[5679] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 4 Praeterea, in partibus animae invenitur aliquid in quo non potest esse nisi veniale peccatum, scilicet sensualitas: invenitur etiam aliquid in quo potest esse et veniale et mortale, scilicet inferior ratio. Ergo ad completionem partium animae oportet esse aliud in quo non possit esse nisi peccatum mortale. Hoc autem non est synderesis: quia in ipsa non est peccatum. Ergo relinquitur quod ipsa sit superior ratio

Objection 4: De plus, dans les parties de l'âme, on trouve quelque chose où le péché ne peut être que véniel, à savoir la sensualité; on trouve aussi quelque chose où il peut être véniel et mortel, à savoir la raison inférieure. Donc pour la complémentarité des parties de l'âme, il faut qu'il y ait autre chose où le péché ne puisse être que mortel. Or ce n'est pas la syndérèse, parce que le péché n'est pas en elle-même. Donc reste que ce soit la raison supérieure elle-même.

[5680] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 5 Praeterea, peccatum veniale ex corruptione carnis oritur, quia, sicut supra probatum est, Adam in primo statu venialiter peccare non poterat. Sed superior ratio est in summo remotionis a carne. Ergo in ipsa peccatum veniale esse non potest.

Objection 5: De plus, le péché véniel naît de la corruption de la chair, parce que, comme il a été prouvé plus haut, Adam ne pouvait pas pécher véniellement dans l'état originel. Mais la raison supérieure est le plus éloigné possible de la chair. Donc le péché véniel ne peut pas être en elle-même.

[5681] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 s. c. 1 Sed contra, consensus in actum venialis peccati non est gravior quam ipse actus. Sed quidam actus sunt venialia peccata, ut loqui otiosa, et hujusmodi. Ergo consensus in hujusmodi est etiam veniale. Sed consensus in actum pertinet ad superiorem rationem. Ergo in ipsa potest esse peccatum veniale.

 

En sens contraire:

(1) le consentement à l'acte du péché véniel n'est pas plus grave que l'acte même. Mais certains actes sont des péchés véniels, comme dire des paroles oiseuses, et autres de la sorte. Donc le consentement aux actes de la sorte est aussi véniel. Mais le consentement à l'acte relève la raison supérieure. Donc le péché véniel peut être en elle-même.

[5682] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 s. c. 2 Praeterea, sicut aliorum peccatorum contingit esse aliquos motus subitaneos ex surreptione, ita etiam et infidelitatis. Sed non est dicendum, tales motus esse peccata mortalia. Cum ergo non sint motus nisi superioris partis rationis, cujus est divina conspicere, videtur quod in ipsa veniale peccatum esse possit.

 

(2) De plus, de même qu'il arrive que des mouvements subits par tromperie relèvent d'autres péchés, de même également il arrive qu'ils relèvent de l'infidélité. Mais il ne faut pas dire que de tels mouvements soient des péchés mortels. Donc puisque ces mouvements n'appartiennent qu'à la partie supérieure de la raison, dont relève le fait de regarder les réalités divines, il semble que le péché véniel puisse être en elle-même.

[5683] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 co. Respondeo dicendum, quod aliquem motum esse veniale peccatum, contingit ex duobus: aut ex ipso genere actus, quod veniale est, sicut verba otiosa; aut ex parte ejus cujus est motus, inquantum videlicet motus ille electionem praecedit, in qua principalitas virtutis et vitii consistit.

 

 

Sciendum est igitur, quod unaquaeque potentia quam aliquo modo possibile est elevari ad illud quod est supra se, potest habere aliquem subitum motum in id quod sibi secundum se convenit, et alium motum habere potest in id quod sibi convenit ratione ejus quod est elevata in aliquid superius; sicut in appetitu sensibili patet: nam ipse subitum motum habet in id quod est conveniens secundum sensum; inquantum autem est regulatus ratione, et perfectus habitu virtutis, habet motum post deliberationem in id quod est secundum rationem conveniens. Sicut autem appetitus sensibilis elevatur per regimen rationis in id quod est supra se; ita etiam ratio superior elevatur per lumen fidei in id quod est supra naturalem suam cognitionem: et ideo subitus motus apprehensionis superioris rationis est secundum naturalem suam cognitionem: qui si in aliquo fidei obviet, erit motus infidelitatis ex surreptione; et ita propter defectum deliberationis erit veniale peccatum.

 

 

Secundum hoc ergo distinguendum est: quia aut motus superioris rationis est in id quod est veniale ex genere, et sic etiam motus ejus venialis erit: aut est in id quod est mortale ex genere: et hoc contingit dupliciter: quia vel illud est proprium objectum ejus; et sic habet circa illud duos motus: unum subitum, qui praecedit deliberationem; et hoc erit veniale peccatum; alium deliberatum, et hoc erit mortale, ut in motibus infidelitatis patet: aut est objectum inferioris potentiae, sicut sensualitatis, ut patet in delectabilibus secundum carnem; et sic superior ratio non habet motum in illud, nisi consultationis, quasi ministrans medium, quo de illa re syllogizari potest; et ita circa illud non habet motum nisi deliberatum:

 

 

et ideo in talibus motus superioris rationis semper est mortale peccatum; aliis autem duobus modis in ea contingit veniale peccatum esse.

Réponse:

            il arrive de deux manières qu'un certain mouvement soit un péché véniel: soit par le genre même de l'acte qui est véniel, comme des paroles oiseuses; soit par la partie dont relève le mouvement, dans la mesure où bien sûr ce mouvement précède le choix dans lequel consistent principalement la vertu et le vice.

           

Il faut donc savoir que chaque puissance qui peut s'élever d'une certaine manière à ce qui est au-dessus d'elle peut avoir un certain mouvement subit vers ce qui lui convient en tant que tel, et peut avoir un autre mouvement vers ce qui lui convient pour la raison qu'elle s'élève vers quelque chose de supérieur, comme cela est clair pour l'appétit sensible: car lui-même a un mouvement subit vers ce qui convient selon le sens; mais dans la mesure où il est réglé par la raison et parfait par l'habitus de la vertu, après délibération il a un mouvement vers ce qui convient selon la raison. Or comme l'appétit sensible s'élève par la direction de la raison vers ce qui est au-dessus de lui, de même également la raison supérieure s'élève par la lumière de la foi[118] vers ce qui est au-dessus de sa connaissance naturelle. Donc le mouvement subit de l'appréhension par la raison supérieure est relatif à sa connaissance naturelle; s'il fait obstacle en quelque chose à la foi, il sera un mouvement d'infidélité par tromperie; et ainsi à cause de l'absence de délibération, il sera un péché véniel.

            Donc il faut distinguer conformément à cela, parce qu'ou bien le mouvement de la raison supérieure vise ce qui est véniel par genre, et ainsi son mouvement sera aussi véniel; ou bien il vise ce qui est mortel par genre, et cela arrive de deux manières. Soit il le vise parce que c'est son objet propre, et ainsi il a deux mouvements à son sujet: l'un subit, qui précède la délibération, et ce sera un péché véniel; l'autre délibéré, et ce sera un péché mortel, comme cela est clair pour les mouvements de l'infidélité. Soit il vise l'objet d'une puissance inférieure, comme la sensualité, ce qui est clair pour les délectables selon la chair; et ainsi la raison supérieure n'a pas de mouvement vers celui-ci, si ce n'est de délibération, comme si elle servait de moyen par lequel il est possible de faire des syllogismes sur cette réalité; et ainsi elle n'a de mouvement que délibéré à ce sujet.

            Donc dans de tels mouvements de la raison supérieure, le péché est toujours mortel; mais des deux autres manières en elle, il arrive que le péché soit véniel.

[5684] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod peccatum superioris rationis est per hoc quod deflectitur aliquo modo a rationibus aeternis; sed hoc contingit dupliciter; vel simpliciter, sicut in mortali peccato, per quod deflectitur quis a lege Dei actu et habitu, non tantum faciens praeter eam, sed contra eam; vel secundum quid, sicut in veniali peccato, quo quis relinquit legem Dei actu sed non habitu, non contra eam, sed praeter eam faciens.

 

Il faut donc dire que:

Solution 1: Le péché de la raison supérieure est ce par quoi elle se détourne d'une certaine manière des raisons éternelles. Mais cela arrive de deux manières: soit absolument, comme dans le péché mortel par lequel quelqu'un se détourne en acte et en habitus de la loi de Dieu, non seulement en passant outre, mais en agissant contre elle; soit relativement, comme dans le péché véniel par lequel quelqu'un quitte la loi de Dieu en acte, mais pas en habitus, n'agissant pas contre elle, mais passant outre.

[5685] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 2 Ad secundum dicendum, quod deliberatus consensus in veniale non semper procedit ex tali contemptu, ut mortale peccatum faciat. Quando enim hoc modo in veniale consentitur ut si esset contra legem Dei, nullo modo fieret; manet intra limites venialis peccati, etiamsi advertatur esse veniale peccatum. Si autem hoc modo in ipsum consentiatur ut etiam si prohibitum esset praecepto, nihilominus fieret; talis consensus in veniale, ex genere etiam mortalis esset.

Solution 2: Le consentement délibéré à ce qui est véniel ne procède pas toujours d'un tel mépris qui fait que le péché est mortel. En effet, quand on consent à ce qui est véniel de telle sorte que s'il était contraire à la loi de Dieu, on ne le ferait en aucune manière, on demeure dans les limites du péché véniel, même si le péché véniel est détourné. Mais si on consent à cela même de telle sorte que si c'était interdit par un précepte divin, on ne le ferait pas moins, un tel consentement à ce qui est véniel serait mortel aussi par genre.

[5686] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 3 Ad tertium dicendum, quod in illud mortale quod pertinet ad objectum inferioris potentiae, non habet superior ratio alium motum nisi consensum deliberatum, eo quod ad ipsam non pertinet secundum se considerare convenientia corpori, sed solum consiliari de his: et ideo in talibus non peccat nisi mortaliter. Secus autem est in illis mortalibus quae circa proprium objectum committuntur, ut supra dictum est.

Solution 3: La raison supérieure n'a pas d'autre mouvement qu'un consentement délibéré vers ce qui est mortel et relève de l'objet d'une puissance inférieure, parce que considérer les convenables pour le corps ne relève pas d'elle en tant que telle, mais seulement délibérer à leur sujet. Donc elle ne pèche pas dans de telles choses, sauf mortellement. Mais il en va autrement pour les péchés mortels qui sont commis au sujet de son objet propre, comme il est dit plus haut.

[5687] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 4 Ad quartum dicendum, quod hoc quod sensualitas non peccat nisi venialiter, est ex imperfectione ejus; sed peccatum veniale non tantum causatur ex imperfectione agentis, sed etiam ex ipso genere actus; et ideo non oportet, quantumcumque potentia sit perfecta, quod motus ejus non possit esse venialis: sequeretur autem, si tantum ex imperfectione agentis veniale causaretur: sic enim per oppositum imperfecto perfectissimum responderet.

Solution 4: Le fait que la sensualité ne pèche que véniellement tient à son imperfection; mais un péché véniel n'est pas seulement causé par l'imperfection de l'agent, mais aussi par le genre même de l'acte. Donc il ne faut pas, chaque fois qu'une puissance est parfaite, que son mouvement ne puisse pas être véniel; mais cela s'ensuivrait si le péché véniel était causé seulement par l'imperfection de l'agent: ainsi en effet, le plus parfait répondrait par l'opposé à l'imparfait.

 

[5688] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 5 Ad quintum dicendum, quod veniale peccatum non est ex corruptione carnis sicut ex causa proxima, sed sicut ex causa prima: quia per hoc quod caro corrupta traducitur, omnes animae potentiae quodammodo corrumpuntur, et ita corruptio redundat in ipsam rationem superiorem, quamvis a carne sit remotissima.

Solution 5: Un péché véniel ne vient pas de la corruption de la chair comme d'une cause très proche, mais comme d'une cause première, parce que du fait que la chair est livrée à la corruption, toutes les puissances de l'âme sont corrompues d'une certaine manière, et ainsi la corruption redouble dans la raison supérieure même, bien qu'elle soit le plus éloignée de la chair.

Articulus 6

 

[5689] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 tit. Utrum peccatum veniale possit fieri mortale

 

[5690] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 1 Ad sextum sic proceditur. Videtur quod veniale possit fieri mortale. Ita enim dicit Augustinus super 1 Can. Joan., de venialibus loquens: ista levia noli negligere. Si contemnis quando ponderas, expavesce quando numeras; levia multa facient unum grande: multae guttae implent fluvium, multa grana faciunt massam. Sed grande non dicitur nisi peccatum mortale. Ergo ex multis venialibus fit unum mortale.

Article 6 : Un péché véniel peut-il devenir mortel[119] ?

 

Pour le sixième article, il procède ainsi.

Objection 1: Il semble qu'un [péché] véniel puisse devenir mortel. En effet, Augustin dit ainsi au premier livre du Commentaire de la première Epître de Jean[120], parlant des péchés véniels: ne néglige pas ces légers péchés. Si tu les méprises quand tu les mesures, crains-les quand tu les comptes: les nombreux péchés légers en font un seul grand; les nombreuses gouttes remplissent le fleuve, les nombreux grains font un tas. Mais "grand" ne se dit que du péché mortel. Donc des multiples péchés véniels naît un péché mortel.

[5691] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 2 Item, Augustinus in Lib. de decem chordis: nolite contemnere venialia, quia minima sunt; sed timete, quia plura sunt: plerumque enim bestiae minutae multae necant. Si projiciatur quisque in locum pulicibus plenum, numquid non moritur ibi? Et minutissima sunt grana arenae; sed si arena amplius in navim mittatur, mergit illam, ut pereat. Quam minutae sunt guttae pluviae; nonne pluviae implent flumina, et domos dejiciunt? Timenda est ergo ruina multitudinis, etsi non magnitudinis.

 

Objection 2: De même, Augustin dit dans le livre sur Les dix du choeur[121]: ne méprise pas les péchés véniels qui sont très petits, mais crains-les parce qu'ils sont nombreux. En effet, beaucoup de nombreuses bêtes minuscules sont mortelles. Si quelqu'un est projeté en un lieu rempli de puces, est-ce qu'il ne mourra pas là? Et minuscules sont les grains de sable; mais si le sable est envoyé en grande quantité dans le bateau, il coule celui-ci, de sorte que le bateau sombre. Que les gouttes de pluie sont petites; les pluies n'emplissent-elles pas les fleuves, et ne jettent-elles pas à bas les maisons? Il faut donc craindre la ruine de la multitude, même si elle est dépourvue de grandeur.

[5692] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 3 Praeterea, omne finitum omni finito proportionabile est. Sed complacentia qua aliquis in peccato mortali ad bonum commutabile convertitur, finita est. Ergo proportionalis est complacentiae qua aliquis in peccato veniali convertitur ad commutabile bonum. Ergo multiplicatum veniale, unum mortale facit.

Objection 3: De plus, tout bien fini est proportionnel à tout bien fini. Mais la complaisance avec laquelle dans le péché mortel quelqu'un est tourné vers un bien changeant est finie. Donc elle est proportionnée à la complaisance avec laquelle quelqu'un dans le péché véniel est tourné vers un bien changeant. Donc si le péché véniel se multiplie, il fait un péché mortel.

[5693] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 4 Praeterea, delectatio ante deliberationem rationis est veniale peccatum. Sed post consensum deliberatum efficitur mortalis. Ergo veniale peccatum potest fieri mortale.

Objection 4: De plus, la délectation avant délibération de la raison est un péché véniel. Mais après le consentement délibéré, elle devient mortel. Donc le péché véniel peut devenir mortel.

[5694] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 5 Praeterea, ut in 5 Physic. dicitur, motus est unus, qui est continuus. Sed contingit aliquem motum inordinatum continuum, in prima parte sui non in contemptum Dei fieri, et sic est venialis; et postmodum in contemptum Dei, et sic erit mortalis. Ergo illud quod prius fuit veniale, potest fieri mortale.

Objection 5: De plus, dans le cinquième livre de la Physique[122] est dit que le mouvement qui est continu est un. Mais il arrive qu'un certain mouvement désordonné soit continu, qui ne méprise pas Dieu dans sa première partie, et ainsi il est véniel; et qui ensuite méprise Dieu, et ainsi il sera mortel. Donc ce qui a été véniel peut devenir mortel.

[5695] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 6 Praeterea, dispositio fit habitus, ut in praedicamentis philosophus dicit. Sed veniale est dispositio ad mortale. Ergo veniale potest fieri mortale.

Objection 6: De plus, la disposition devient habitus, comme dit le Philosophe dans les Catégories[123]. Mais le péché véniel est disposition au péché mortel. Donc un péché véniel peut devenir mortel.

[5696] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 7 Praeterea, eadem est distantia mortalis ad veniale, et venialis ad mortale. Sed mortale per confessionem fit veniale, ut Ambrosius dicit. Ergo et veniale potest fieri aliquo modo mortale.

Objection 7: De plus, la distance entre péché mortel et péché véniel est la même qu'entre péché véniel et péché mortel. Mais par la confession le péché mortel devient véniel, comme dit Ambroise[124]. Donc le péché véniel peut devenir d'une certaine manière mortel.

[5697] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 8 Ad hoc etiam est quod in littera dicitur, quod quaedam non damnant nisi saepius fiant, vel facienda decernantur, ut de otioso verbo, et hujusmodi. Sed damnatio non est nisi per peccatum mortale. Ergo si verbum otiosum saepius iteretur, erit peccatum mortale.

 

Objection 8: A cela s'ajoute aussi que dans le Lombard est dit que certains péchés ne condamnent pas, à moins d'être faits très souvent, ou qu'on décide de les faire, comme c'est le cas au sujet d'une parole oiseuse, ou autres de ce genre. Mais il n'y a de damnation que par péché mortel. Donc si la parole oiseuse est réitérée très souvent, elle sera un péché mortel.

[5698] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 s. c. 1 Sed contra, eorum quae in infinitum distant, unum non potest in aliud transmutari. Sed mortale et veniale in infinitum distant; quod eorum poena ostendit, quia veniali debetur poena temporalis, et mortali aeterna. Ergo veniale non potest fieri mortale.

 

En sens contraire:

(1) il ne peut pas arriver que, deux réalités étant séparées par une distance infinie, l'une se transforme en l'autre. Mais péché mortel et péché véniel sont à une distance infinie l'un de l'autre, ce que montre leur châtiment, puisqu'au péché véniel est dû un châtiment temporel, et au mortel un éternel. Donc un péché véniel ne peut pas devenir mortel.

[5699] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 s. c. 2 Praeterea, iteratio actus non diversificat speciem. Sed veniale et mortale diversa genera peccatorum sunt. Ergo per hoc quod veniale multiplicatur, non fiet mortale.

(2) De plus, la réitération d'un acte ne diversifie pas sa forme. Mais péché véniel et péché mortel sont des genres différents de péchés. Donc un péché véniel ne deviendra pas mortel du fait qu'il est multiplié.

[5700] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 co.

 

Respondeo dicendum, quod cum quaeritur, an veniale possit fieri mortale, tripliciter potest intelligi. Aut ita quod unus et idem numero actus quandoque sit veniale, et postmodum fiat mortale; et hoc esse non potest, quia unus actus non est nisi semel: ex quo enim semel transit, iterum resumi non potest idem numero; et ideo si semel fuit veniale, nunquam erit mortale.

 

 

Vel ita quod aliquis actus qui ex genere suo venialis est, aliquo modo mortalis fiat; et hoc possibile est, si tantum placeat, ut finis in eo constituatur: cum enim impossibile sit esse duos fines ultimos, quandocumque ponitur aliquod bonum commutabile finis ultimus vitae, oportet quod Deus non pro fine habeatur; et cum finis semper maxime sit dilectus, oportet quod illud in quo finis constituitur, supra Deum diligatur; quod constat peccatum mortale esse. Hujusmodi autem complacentiae expressissimum signum est, quando aliquis alicui rei etiam non prohibitae tantum adhaeret ut consentiat, si etiam esset prohibita, illam se non relicturum; ut praecipue patet in quibusdam ebriosis, qui totam vitam suam in vino posuerunt, et histrionibus, qui verba otiosa sectantur.

 

 

 

Alio modo potest intelligi ut multa venialia pertingant ad quantitatem peccati mortalis; et hoc quidem per se loquendo est impossibile: quia reatus et macula mortalis peccati in infinitum distat ab ea quae est venialis, cum peccatum mortale privet infinitum bonum, quod est bonum increatum; per veniale autem peccatum tollatur aliquod causatum, ut fervor caritatis. Distantia autem privationum mensuratur ex his quae privantur. Uni etiam eorum debetur poena aeterna, et alteri temporalis. Sed per accidens possibile est: cum enim veniale sit dispositio ad mortale, ex hoc quod aliquis frequenter venialiter peccat, fit in eo etiam pronitas ad peccandum mortaliter: quanto enim magis consuescit in aliquo opere, tanto magis sibi placet illud: quia signum habitus est delectatio operis, ut in 2 Ethic. dicitur. Hoc tamen non de necessitate contingit: quantumcumque enim excrescat pronitas ad peccandum per iterationem venialium, semper tamen manet libertas in voluntate, ne in peccatum mortale delabatur.

 

Réponse:

            quand on examine si un péché véniel peut devenir mortel, on peut l'entendre en trois sens. Ou bien ainsi: un seul acte identique en nombre est une fois véniel, puis devient ensuite un péché mortel; et cela ne peut pas arriver, parce qu'un seul acte n'est qu'une fois; en effet, puisqu'il est passé une fois il ne peut pas être renouvelé une deuxième fois en étant identique en nombre; donc s'il a été une fois véniel, il ne sera jamais mortel.

            Ou bien ainsi: un certain acte, qui est véniel d'après son genre, devient mortel d'une certaine manière; et ceci est possible pourvu seulement qu'il plaise, de sorte qu'une fin est constituée en lui. En effet, comme il est impossible qu'il y ait deux fins ultimes, chaque fois qu'un certain bien échangeable est posé comme fin ultime de la vie, il faut que Dieu ne soit pas tenu pour fin. Et comme la fin est toujours ce qui est le plus aimé, il faut que ce en quoi une fin est constituée soit aimé plus que Dieu, ce qui est établi être le péché mortel. Or le signe le plus frappant d'une complaisance de cette sorte est donné quand quelqu'un s'attache à quelque chose qui n'est même pas interdite au point qu'il consentirait[125] à ne pas l'abandonner, même si elle était interdite; cela est particulièrement clair chez certains ivrognes qui ont placé toute leur vie dans le vin, et chez certains comédiens qui suivent des paroles oiseuses.

 

            D'une autre manière, on peut entendre que de nombreux péchés véniels atteignent la quantité du péché mortel; et absolument parlant, ceci est assurément impossible, parce que l'imputation et la tache du péché mortel sont à une distance infinie de celles du péché véniel puisque le péché mortel prive d'un bien infini, qui est le bien incréé, mais le péché mortel enlève quelque chose de causé, comme la ferveur de la charité. Or la distance entre les privations est mesurée par ce dont on est privé. Aussi à un seul d'entre eux est dû un châtiment éternel, à l'autre un châtiment temporel. Mais par accident, cela est possible: en effet, puisque le péché véniel est une disposition au péché mortel, si quelqu'un commet souvent des péchés véniels, une inclination au péché mortel vient aussi en lui. En effet, plus on a pris l'habitude d'une certaine oeuvre, plus celle-ci plaît, car le signe de l'habitus est la délectation dans l'oeuvre, comme il est dit dans au deuxième livre de L'Ethique[126]. Cependant cela n'arrive pas nécessairement: en effet, si grande que croisse l'inclination au péché mortel par répétition des péchés véniels, la liberté demeure toujours néanmoins dans la volonté, elle ne tombe pas dans le péché mortel.

[5701] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 1 Et sic patet responsio ad duas primas auctoritates. Non enim intelligitur quod multa venialia faciant unum mortale per se, sed per accidens, ut dictum est.

Solutions 1 et 2 : Et ainsi la réponse aux deux premières autorités est claire. En effet, on n'entend pas que de nombreux péchés mortels fassent un seul péché mortel essentiellement, mais par accident, comme il est dit.

[5702] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 3 Ad tertium dicendum, quod non oportet omnium finitorum accipere proportionem aliquam; sicut lineae et numeri nulla est proportio; quia, ut in 5 Euclidis dicitur, proportio est certitudo mensurationis duarum quantitatum ejusdem generis; et ita quamvis complacentia mortalis sit finita, non tamen oportet ut sit proportionata complacentiae venialis, quia est alterius rationis; alia enim ratione placet finis, et alia quae sunt ad finem; semper enim plus placet finis; unde quantumcumque multiplicetur complacentia venialis, non adaequabit complacentiam mortalis. Vel dicendum, quod complacentia mortalis peccati potest considerari dupliciter. Vel ex parte ejus cui placet; et sic finita est; quia ex potentia finita non potest procedere actus infinitus. Vel ex parte ejus quod placet, et sic infinita est: quia placet ut finis, qui desideratur ut infinitum bonum, quia propter finem ultimum omnia desiderantur.

Il faut dire:

Solution 3: il ne faut pas recevoir l'idée qu'il y a une certaine proportion entre toutes les réalités finies: de même qu'entre la ligne et le point il n'y a nulle proportion, parce que, comme il est dit au cinquième livre d'Euclide[127], "la proportion est la certitude de la mesure de deux quantités de même genre"; de même bien que la complaisance mortelle soit finie, il ne faut pas cependant qu'elle soit proportionnée à la complaisance vénielle parce que sa raison est autre. La fin plaît pour une raison, ce qui est en vue de la fin plaît pour une autre raison[128]. C'est pourquoi en si grand nombre que soit multipliée la complaisance vénielle, elle n'égalera pas la complaisance mortelle. Ou bien il faut dire que la complaisance du péché mortel peut être examinée de deux manières: soit d'après celle à qui elle plaît, et ainsi elle est finie parce que d'une puissance finie ne peut pas procéder un acte infini. Soit d'après ce qui plaît, et ainsi elle est infinie parce qu'elle plaît comme une fin, qui[129] est désirée comme un bien infini parce que toute choses sont désirées à cause de la fin ultime.

[5703] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 4 Ad quartum dicendum, quod motus delectationis qui est in sensualitate, nullo modo fit mortalis; sed consensus rationis adveniens, qui est aliud, cum diversarum potentiarum non sit unus actus numero; unde non sequitur quod actus qui prius fuit venialis, postea fit mortalis.

Solution 4: le mouvement de la délectation qui est dans la sensualité ne devient mortel en aucune manière; mais le consentement advenant de la raison devient mortel, lui qui est autre ; puisqu'un acte un en nombre n'appartient pas à des puissances diverses. C'est pourquoi il ne s'ensuit pas que l'acte qui a été véniel avant devient mortel ensuite.

[5704] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 5 Ad quintum dicendum, quod ille actus continuus quamvis sit unus secundum esse naturae consideratus, tamen non est unus consideratus in esse morali, immo pro duobus actibus computatur.

Solution 5: cet acte continu, bien qu'il soit un considéré selon l'être de sa nature, n'est pas cependant un considéré dans son être moral, mais au contraire il est compté pour deux actes.

[5705] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 6 Ad sextum dicendum, quod dispositio proprie dicitur illud quod se habet ut incompletum in motu ad perfectum, quod est terminus motus; sicut qui addiscit, habet dispositionem scientiae, qua perficitur in termino motus disciplinae. Contingit autem terminum motus esse duplicem; quia vel ejusdem generis, vel alterius. Verbi gratia, alterationis terminus est qualitas sicut ejusdem generis; sed forma substantialis sicut alterius generis. Si ergo dispositio comparatur ad id quod est terminus motus ejusdem generis, sic constat quod dispositio potest fieri illud ad quod disponit, sicut calor imperfectus fit calor perfectus; si autem accipiatur terminus motus alterius generis, hoc nunquam contingit; sicut calor imperfectus quantumcumque excrescat, nunquam fit forma substantialis ignis. Dico ergo, quod veniale non est dispositio ad mortale sicut ad terminum ejusdem generis, sed alterius; et ideo veniale nunquam fit mortale.

 

Solution 6: La disposition est dite au sens strict ce qui, en tant qu'incomplet, se rapporte dans un mouvement au parfait qui est le terme du mouvement; de même celui qui apprend a la disposition de la science, qui est accomplie au terme du mouvement de l'apprentissage. Mais il arrive que le terme du mouvement soit double, parce qu'il est soit du même genre, soit d'un autre genre. Par exemple, le terme d'une altération est une qualité du même genre; mais la forme substantielle est d'un autre genre. Donc si la disposition est comparée à ce qui est le terme du mouvement du même genre, il est ainsi établi que la disposition peut devenir ce à quoi elle dispose, comme la chaleur imparfaite devient chaleur parfaite; mais si l'on prend le terme du mouvement d'un autre genre, ceci n'arrive jamais, comme la chaleur imparfaite ne devient jamais la forme substantielle du feu, si grande qu'elle croisse. Je dis donc que le péché véniel n'est pas une disposition au péché mortel comme à un terme du même genre, mais à un terme d'un autre genre; donc jamais un péché véniel ne devient mortel.

[5706] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 7 Ad septimum dicendum, quod est aequivocatio in veniali; cum enim dicitur, quod culpa mortalis per confessionem fit venialis, non intelligitur de veniali ex genere, secundum quod hic de veniali loquimur, sed intelligitur de veniali ex eventu; quod quidem dicitur veniale per quamdam similitudinem ad veniale, quia scilicet manet reatus ad poenam temporalem pro culpa mortali, quam confessio delevit; non ita quod culpa in culpam mutetur.

 

Solution 7: Il y a une équivoque dans le péché véniel. En effet, quand il est dit que la faute mortelle devient vénielle par la confession, on n'entend pas le péché véniel par genre, dans la mesure où nous parlons ici de péché véniel, mais on entend le péché véniel occasionnellement; il est assurément dit véniel par une certaine similitude au péché véniel, parce que demeure bien sûr l'imputation à un châtiment temporel pour une faute mortelle que la confession allège, et non parce qu'une faute se transforme en une autre faute.

[5707] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 8 Ad octavum dicendum, quod hoc quod dicit Magister, intelligendum est non per se, sed per occasionem, inquantum scilicet venialia frequenter occasionaliter in mortale inducunt, inquantum faciunt pronitatem ad illud.

Solution 8: Ce que dit le Maître doit être entendu non pas en soi, mais selon l'occasion dans la mesure où assurément des péchés véniels dont l'occasion est fréquente conduisent au péché mortel, dans la mesure où ils font incliner à celui-ci.

Expositio textus

 

[5708] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 expos. Et ideo de talibus cogitationibus venia petenda est. Videtur hoc esse contra illud quod prius determinatum est. Quia percussio pectoris, et pater noster, valent ad dimissionem peccati venialis, et est satisfactio propria venialium. Ergo videtur quod morosa delectatio, de qua hic loquitur, sit veniale peccatum. Et dicendum, quod quamvis hujusmodi sit sufficiens satisfactio pro veniali peccato, et non pro mortali, tamen etiam ad dimissionem peccati mortalis valent; unde etiam pro mortalibus pater noster dicere debemus, et pectus tundere. Non enim ratio nostra deduci ad consensum peccati potest, nisi cum delectatio mota fuerit. Videtur hoc esse falsum; quia quaedam peccata spiritualia sunt, in quibus non est aliqua carnis delectatio. Sed dicendum, quod hoc intelligitur in genere peccatorum carnalium, quorum appetitus ad sensualitatem pertinet. Non est autem silentio praetereundum, quod saepe in Scriptura nomine sensualitatis (...) etiam inferior portio rationis (...) intelligitur. Hic per Scripturas, non canonem Bibliae, sed dicta sanctorum significat. Ratio autem dicti est propter convenientiam sensualitatis et inferioris rationis; quia utraque attendit ea quae ad corpus pertinent, licet ratio inferior sub rationibus universalibus, et sensualitas sub rationibus particularibus et materiae concretis.

Texte de Pierre Lombard :

 

Donc il faut chercher à avoir de la bienveillance envers de telles pensées. Il semble que ceci aille contre ce qui a été déterminé auparavant, puisque se frapper la poitrine et [dire] le Notre père ont la force de remettre le péché véniel, et sont l’expiation propre au péché véniel. Donc il semble que la délectation morose dont on parle ici soit un péché véniel. Et bien qu'une expiation de cette sorte suffise au péché véniel, mais pas au péché mortel, il faut dire cependant qu'ils ont aussi la force de remettre le péché mortel; c'est pourquoi nous devons dire pour les péchés mortels aussi un Notre père, et nous frapper la poitrine. En effet, notre raison ne peut pas être entraînée à consentir au péché si elle n'a pas été mue par la délectation. Il semble que ce soit faux, parce qu'il y a des péchés spirituels où il n'y a pas la moindre délectation charnelle. Mais il faut dire que ceci est entendu pour le genre des péchés charnels, dont l'appétit relève de la sensualité. Or il ne faut pas passer sous silence le fait que souvent, dans les Ecritures, par le nom de "sensualité" est comprise (...)aussi la partie inférieure de la raison. Ici par Ecritures il ne signifie pas le canon de la Bible, mais les paroles des Saints. Or ceci est dit à cause de la convenance entre la sensualité et la raison inférieure, parce que l'une et l'autre visent ce qui convient au corps, bien que la raison inférieure vise sous les raisons universelles, mais la sensualité vise sous les raisons particulières et les matières concrètes.

 

 

 
 
Petit lexique thomiste
 

Appetere désirer

appetitivus appétitif

apprehendens appréhensif

apprehendere appréhender

apprehensio appréhension

 

Collatio comparaison (terme qui insiste sur la

discursivité de la raison)

colligere rassembler, comparer

comparari être comparé à

concupiscibilis concupiscible

conferere soumettre au jugement/rapprocher

consensus consentement

conservare maintenir

considerare examiner/considérer

consilium la délibération

conveniens le convenable/ ce qui convient

corrumpere altérer

 

Delectatio délectation

Delectabilis délectable

desiderium désir

differare, differens différer, différent

disponire disposer

distare différer

distinguere distinguer

distinctus a distinct de

discretio discernement

discretus différent

diversus divers

divideri contra se distinguer de

divideri, être divisé, diviser

divisio division

diversitas diversité

diversificare diversifier

dominimum maîtrise

 

Electio choix

electivum esse être choisi/ être électif

elicere tirer

Gratia faciens gratum la grâce agissante

Habitus habitus

habilitas aptitude

 

Impedimentum obstacle

impedire entraver

imperium commandement

in actum esse passer à l'acte/ être en acte

in usum loquentium venire dire couramment

inclinare être enclin à

intelligere intelliger (opération de l'intellect)

/entendre (sens général)

intelligibiles les intelligibles

intendere, remittere augmenter, diminuer

intendere, tendere: transitif tendre vers, viser

intransitif et passif se tendre, être visé

(intendere enim dicitur quasi in aliud tendere selon Thomas d'Aquin, Commentaire des Sentences II 38 1-3 c)

irascibilis irascible

 

Ligare obliger

Medium moyen/ médiation

Nocivum ce qui nuit/ le nuisible

Operativus opératif

 

Peccatum le péché

per se essentiellement

perficere accomplir

pertinere convenir à / relever de/ se référer / se rapporter à, avoir rapport

phantasmatum l'image sensible

potentia la puissance

potestas pouvoir

primus status l'état originel

principium principe

 

Ratiocinari raisonner

ratiocinativus qui raisonne/ capable de raisonner

recte à juste titre/de façon droite

rectitudo rectitude

rectus droit

regimen direction

regere diriger

 

Scibilis connaissable

scire savoir

se habere ad se rapporter à, avoir rapport à

/ se référer à

se habere se comporter, se trouver

secundum conformément à, relativement

secundum se en tant que tel

secundum quod dans la mesure où, relativement

au fait que

simpliciter absolument

speculativus spéculatif

supervenire s'ajouter

Virtus vertu

 

COMMENTAIRE DE LA DISTINCTION 24, PAR AUDE KAMMERER

 

Préface

 

Commenter les Sentences:

        Les Sentences de Pierre Lombard sont, selon J.-P. Torrell O.P., un ouvrage de théologie

 

« entré à l'université à partir d'Alexandre de Halès qui fut le premier à prendre les Sentences comme texte de base pour son enseignement (..). C'est [lui] qui répartit cet ouvrage en distinctions, chapitres, et articles (..). Les Sentences devaient rester dans l'usage -bientôt obligatoire- des écoles pendant trois siècles, et, volens tollens, tous les scholastiques ont été obligés de couler leur enseignement dans ce moule -en vérité de plus en plus fictif.»[130]

 

Pour les théologiens de Paris, les Sentences deviennent à partir de Alexandre de Halès le texte normal pour l'enseignement de la théologie; ainsi, Thomas d'Aquin dut écrire un commentaire des Sentences de P. Lombard pour acquérir la maîtrise de théologie:

« Après son temps de bachelier biblique déjà effectué à Cologne, c'était la deuxième étape de sa marche vers la maîtrise de théologie. Selon un parallèle souvent invoqué, le commentaire des Sentences était comme le chef d'oeuvre que l'apprenti devait présenter pour devenir maître-artisan. Après cela, Thomas d'Aquin n'aurait plus qu'à parcourir la troisième et dernière étape, son stage de bachelier « formé (baccalarius formatus), avec pour tâche principale d'assister son maître dans les disputes. »[131].

 

Commenter les Sentences était donc une tâche bien définie dans le curriculum universitaire à l'époque de Thomas d'Aquin: le bachelier en théologie devait théoriquement d'abord avoir passé un an à lire et commenter l'Ecriture; puis il lisait et commentait les Sentences durant un à quatre ans; selon James A. Weisheipl, « A Paris la fonction du bachelier fut définitive après 1231 et la tâche de la lecture ordinaire des Sentences fut réservée au bachelier.. » Ainsi, « lorsque Thomas arriva à Paris, en 1242, il eut à remplir les fonctions de sententiarius pour les Sentences [..]. A ce moment-là déjà le commentaire des quatre livres des Sentences était réservé aux bacheliers. »[132]

Les Sentences sont une compilation des écrits théologiques anciens et contiennent peu d'affirmations personnelles de l'auteur, P. Lombard:

« il a [..] entrepris de rassembler en un seul volume les diverses opinions (sententiae) des Pères de l'Eglise sur les différents sujets dont traite la théologie, citant les textes eux-mêmes largement pour la commodité des maîtres et des étudiants. (..) L'oeuvre de Lombard offrait «le bénéfice, mais aussi les limites d'un capital patristique, bien ordonné, décanté, digéré, sagement assimilé.. assez prosaïque..(..) mais à cause de cela même, il a sanctionné les progrès les plus sûrs, et, pour l'avenir, fourni un terrain de travail où les plus libres initiatives pourront s'exercer, rendant de plus en plus neutre ce sol d'où elles partent». »[133]

 

Les Sentences sont « une mise en forme des positions des Pères concernant toutes les doctrines chrétiennes principales »[134]: s'il existait au XIIème siècle « de nombreuses collections de «sentences» de ce type […] la collection la plus étendue et qui eut le plus de succès fut la collection en quatre livres compilée par Pierre Lombard à Paris au milieu du XIIème siècle.»[135], car selon James A. Weisheipl, l'ouvrage de P. Lombard

« suit une voie moyenne entre le rationalisme excessif, mis en avant par l'école de Pierre Abélard, et le positivisme extrême, tenu par les théologies plus traditionnelles des moines. Il s'agissait, en effet, d'une combinaison heureuse entre les autorités patristiques et biblique [..] et le rationalisme spéculatif soutenu par les nouveaux théologiens scholastiques. ».

 

Ainsi, « dans le prologue, Pierre Lombard déclare que son but est de présenter la sainte doctrine « dans un petit volume rassemblant les vues des Pères [Patrum sententias] avec leurs témoignages, de sorte que celui qui s'interroge n'aura pas à rechercher dans de nombreux volumes, puisque la synthèse brève qu'il désire lui est proposée ici sans beaucoup de peine. [..] Pierre ne présente pas seulement de longs textes tirés des écrits des Pères ou d'autes autorités, mais soumet également des problèmes nouveaux à la réflexion spéculative. Parfois, il propose une solution, mais souvent il s'en abstient, laissant à d'autres de poursuivre la réflexion.»[136]

 

Mais le commentaire devint rapidement assez libre, comme le signale J-P Torrell: « les théologiens ne tardèrent pas à abandonner les servitudes d'un strict commentaire, et à introduire hardiment de nouvelles considérations, parfois fort éloignées de celles de Lombard. C'est pourquoi les commentaires des Sentences peuvent être considérés comme des oeuvres théologiques de plein droit, révélatrices de la pensée de leur auteur. »[137] Ainsi, J-P Torrell n'hésite pas à qualifier l'enseignement des Sentences de « moule [..] de plus en plus fictif ».

Mais si Thomas ne fut, selon J-P Torrell « pas le premier ni le seul à aller «au-delà du Lombard» »[138], il « fut sans doute un de ceux qui le firent le plus résolument »: le Commentaire des Sentences de Thomas d'Aquin analyse et explique P.Lombard, mais aussi des questions librement inspirées à partir de sa doctrine personnelle; aussi Mandonnet dans l'Introduction à son édition latine du Commentaire qualifie-t-il l'oeuvre de Thomas moins de "commentaire" que de Quaestiones in libros Sententiarum, reprenant le titre qui lui fut donné à la fin du XIIIème siècle.

 

L'ordre des Sentences et l'ordre du Commentaire des Sentences par Thomas d'Aquin:

Les Sentences de Pierre Lombard sont réparties en quatre parties qui suivent «l'ordre du Credo: la Trinité, la création et les créatures, le Christ et les vertus, et finalement les sacrements et les quatre réalités dernières.»[139] Selon J-P Torrell, cet ordre « à la fois historique et logique » suit le schéma suivant: la première partie porte sur « Dieu Trinité, en son essence et ses personnes, avec quelques considérations sur sa présence dans le monde et dans la vie des chrétiens »[140]. La deuxième partie traite des créatures, et y sont examinées la création en général, l'institution et la chute des anges, la création et la chute de l'homme – chute avant laquelle l'homme était naturellement ordonné à la béatitude. Le troisième livre évoque l'incarnation du Christ et la restauration de la création en Dieu, donc le reditus en Dieu qui inclut « l'étude des des vertus et des dons du Saint-Esprit, ainsi que celles des dix commandements »; le quatrième livre est consacré à l'examen de la doctrine des sacrements et des fins dernières.

L'ordre de Pierre Lombard est donc celui d'un « recueil de questions [..] matériellement juxtaposées »[141], selon J-P Torrell, qui peuvent être regroupées en « deux groupes » d'après James A. Weisheipl: « les trois premiers livres forment une certaine unité en traitant de la Trinité, de la création, du Christ, et des vertus. Le quatrième et dernier livre des Sentences traite des sept sacrements, qui sont des signes ou des symboles »[142] selon la terminologie augustinienne pour qui « toute doctrine concerne soit les réalités soit les signes »[143].

 

        Thomas d'Aquin pour sa part s'emploie dans son Commentaire des Sentences, selon J-P Torrell, à « organiser la matière de la théologie avec Dieu comme centre et toutes choses autour, selon le rapport qu'elles entretiennent avec lui: soit qu'elles viennent de lui comme de leur originie première, soit qu'elles reviennent vers lui comme vers leur fin ultime. »[144]. S'inscrivant dans la lignée d'Alexandre de Halès d'après James A. Weisheipl[145], Thomas d'Aquin distingue « deux groupes de deux » livres: les deux premiers « qui traitent de l'exitus de toutes choses à partir de Dieu, tandis que les deux derniers traitent du reditus de toutes choses vers Dieu » en un « double mouvement » d'émanation et de retour. La création comme sortie des créatures à partir de Dieu premier principe s'explique ainsi par la « procession du Verbe à partir du Père »[146]

        Ainsi, si comme le fait remarquer Torrell dans l'Initiation à saint Thomas d'Aquin une certaine inventivité dans le commentaire est fréquente, la nouveauté du commentaire de Thomas d'Aquin ne tient pas seulement au commentaire littéral des Sentences, mais au contenu nouveau de son oeuvre: « ce sont surtout le contenu et l'inspiration qui changent », et la pensée thomiste de l'ordre de son Commentaire en est « l'exemple le plus frappant »[147].

 

        L'organisation traditionnelle des commentaires était l'expositio litterae, dubio circa litteram parfois (ou exégèse et analyse logique du texte) et quaestiones in articuli rattachées logiquement au texte. Le commentaire de Thomas d'Aquin a bien l'aspect d'un « commentaire de chaque distinctio [qui]se présente comme un série -plus ou moins longue selon les cas- de questions, elles-mêmes subdivisées en articles et sous-articles (les quaestiunculae) [..] encadré par une divisio textus, au début, et une expositio textus à la fin »; mais selon J-P Torrell, « il faut [y] voir le vestige du commentaire littéral plus ou moins honoré »[148]: comme le signale Weisheipl, « dans son choix des questions et des articles, le bachelier ne tenait pas compte seulement des exigences scientifiques, mais également de ce qui intéressait alors plus particulièrement les théologiens »[149]; le rapport entre le Commentaire et le texte des Sentences est souple, et le choix des auteurs mentionnés pour appuyer ses thèses témoigne des « options » du commentateur selon Torrell: ainsi dans le commentaire thomiste, la « ferveur aristotélicienne n'éliminera pas l'enracinement augustinien. »[150].

        Ainsi, on peut suivre G. Geenen selon lequel Thomas d'Aquin se montre vis à vis de P.Lombard un "auditor benevolus, doctus, attentus", "pius lector", mais aussi "liberus corrector"[151] des Sentences.

 

La place du Commentaire des Sentences II d.24:

        Le deuxième livre des Sentences est consacré à l'étude de la création: conformément à l'ordre du Credo, après avoir examiné Dieu, la deuxième partie des Sentences traite des créatures, en deux temps: les créatures en général, puis les créatures spécifiques, à savoir les anges et les hommes.

Dividitur ergo liber iste in partes duas: in prima determinat de creaturis in communi: in secunda determinat de eis in speciali, quantum ad considerationem theologi pertinet.(Com. S. II d. 1, pr.)[152]

        Après l'analyse de la création, P. Lombard (et Thomas à sa suite qui le commente) étudie donc la création des anges et la chute des mauvais anges, puis la création de l'homme et sa chute. Selon le Commentaire qu'en fait Thomas, il s'agit ici du mouvement de l'exitus des créatures hors de Dieu:

l'exitus « trouve son explication dans le fait que même en Dieu il y a une « sortie du Principe , qui est la procession du Verbe à partir du Père. L'efficience divine qui s'exerce dans la création est donc mise en relation à la génération du Verbe, comme la causalité formelle de la grâce qui permettra le retour des créatures vers Dieu est reliée à la spiration de l'Esprit Saint. [..] les missions divines ad extra s'expliquent selon l'ordre des processions des divines personnes ad intra»[153].

 

        La création de l'humanité et le péché font l'objet des distinctions 16 à 44:

        « Determinato de natura pure spirituali, idest angelica, et de natura pure corporali, hic tertio multipliciter prosequitur de natura composita ex spirituali et corporali, scilicet de homine. Dividitur ergo pars ista in partes duas: in prima determinat de homine quantum ad primam sui institutionem; in secunda quantum ad ejus casum, 21 dist., ibi: videns ergo Diabolus hominem per obedientiae humilitatem posse ascendere unde ipse per superbiam corruerat, invidit ei.» (Com. S. II d.16) (nous soulignons)[154]

          « determinato de peccato quantum ad actum peccati, hic determinat de potentia peccandi » (Com. S. II d.44) (nous soulignons)

 

        A partir de la distinction 21 est donc traitée proprement la question de savoir en quoi consista l'état d'innocence de l'humanité, et quelles sont les conséquences du péché originel pour le premier homme. La structure du péché originel et le principe de la chute sont dégagés. La question théologique de savoir quels sont l'état originel de l'humanité et les conséquences de la chute, traitée en II distinctions 21 à 44, aborde ainsi des questions de philosophie anthropologique et morale fondamentales sur la nature de la liberté qui semblent ainsi illustrer la pensée de E. Gilson selon laquelle « l'influence avouée de la théologie est (..) certaine, et c'est elle qui fournira le plan » du Commentaire des Sentences, mais cette oeuvre a une portée philosophique, même si "la philosophie qu'elle expose nous est offerte selon l'ordre de la théologie."[155] Ces distinctions peuvent être corrélées aux Sentences III d23 à 40, où sont analysées les vertus théologales et morales qui suivent la christologie: il s'agit alors de voir comment l'équilibre naturel détruit par le péché est rétabli par la grâce dont le fondement nécessaire et indispensable est le libre arbitre. Cette analyse de la nature humaine originelle et du péché s'effectue en deux temps: II d21 à 30 est étudié le péché originel; d. 31 à 44 le péché et l'état des hommes qui ne sont plus dans l'état originel.

          Postquam determinavit Magister institutionem humanae naturae, hic determinat lapsum ejus per peccatum; et dividitur in duas partes: in prima determinat humanae naturae lapsum in primis parentibus quantum ad actuale peccatum ipsorum; in secunda determinat lapsum humanae naturae in posteris, dist. 30, ibi: in superioribus insinuatum est, licet ex parte (...) qualiter primus homo deliquerit (...) quibus adjiciendum est peccatum simul ac poenam per eum transisse in posteros. (Com. S. II. D21 pr) (nous soulignons)

        La distinction 24 du livre II du Commentaire des Sentences par Thomas d'Aquin s'inscrit donc dans l'analyse du péché originel, et non du péché commis par tout homme après la Chute. Le péché originel modifie l'essence humaine, en même temps qu'il est le péché de l'individu Adam. Elle est consacrée spécifiquement à l'examen de la faculté par laquelle l'homme originel a péché: il s'agit de voir si l'homme originel avait en lui l'aptitude à ne pas pécher, et si oui, si cette aptitude est le libre arbitre: cette aptitude à ne pas pécher qu'est le libre arbitre est entièrement naturelle, et non une grâce surnaturelle.

« hic incipit determinare de potentia naturali, per quam peccatum vitare poterat » « in prima parte ostendit quod homo habuit naturalem potentiam, per quam poterat peccatum vitare; in secunda ostendit quae fuerit illa potentia. » (à savoir le libre arbitre) (Com. S II d.24 pr.) (nous soulignons)

 

Cette distinction 24 s'inscrit dans un développement plus général sur le péché originel qui suit le texte de la Genèse: la distinction 21 a analysé ce qu'est la tentation en général: « Hic est duplex quaestio. Prima de tentatione in communi. Secunda de tentatione primorum parentum »(Com.S. II d21 pr.). Son origine est diabolique et non divine, elle n'est pas désirable car elle est ordonnée au malheur de l'homme:

tentatio per se ordinata est ad hominis perditionem; ad salutem vero non ordinatur nisi per accidens, scilicet ex hoc quod vincitur per auxilium gratiae divinae: et ideo tentari simpliciter non est appetendum; sed tentari et vincere simul acceptum appetendum est. Sed quia propter nostram fragilitatem victoria nimis dubia est, ideo securius fugitur quam quaeratur. (q1 a3 resp) (nous soulignons)

Le péché du premier homme était facile à éviter, et très grave :

          “peccatum Adae quantum ad hoc gravius aliis fuit quod minori tentatione pulsatus cecidit, et quod facilius resistere potuisset; sed quantum ad speciem peccati, et quantum ad alias circumstantias, quae peccatum magis exaggerant, multa graviora peccata sunt secuta “(q2 a2 resp) (nous soulignons)

        La distinction 22 a été consacrée au problème de savoir quelle est l'origine et la nature de tout péché. L'analyse de Thomas suit très précisément le texte biblique de la Genèse, qui relate de façon narrative le péché originel, et cerne la portée de chacun des éléments du récit: l'arbre de connaissance du bien et du mal, l'homme et la femme, le tentateur, la divinité.

          « hic determinat principium intrinsecum ex parte ipsius hominis peccantis, et dividitur in partes duas: in prima inquirit quod fuerit in homine primum peccatum, origo et radix peccatorum sequentium; in secunda inquirit quod fuerit principium illius primi peccati (Com. S. pr.) » (nous soulignons)

Le péché consiste avant tout dans le fait que l'homme désire être comme Dieu:

homo ad aliquid appetiit esse sicut Deus (d.22 q a 2 resp).

L'ignorance originelle dont parle le livre de la Genèse au sujet du premier homme n'excuse pas le péché.

Deinde quaeritur de ignorantia de qua fit mentio in littera; et quaeruntur duo: 1 an ignorantia peccatum sit; 2 an peccatum excuset. (d.22. q 2 pr)

        La distinction 23 pose la question de savoir dans quelle mesure Dieu a permis que l'homme soit tenté et pèche conformément au récit de la Genèse: il s'agit de discerner quelle est la responsabilité humaine du péché, sachant que la divinité laissait ouverte sa possibilité et que l'homme a été tenté: les principes extérieurs du péché originel n'excluent pas la responsabilité humaine.

«         Postquam definivit Magister principium humanae perditionis et ex parte tentationis et ex parte peccantis; in parte ista determinat de permissione divina, quae quodammodo principium peccati dicitur, sicut causa sine qua non: si enim Deus non permisisset, homo non peccasset « (d23 pr) (nous soulignons)

 

        La distinction 24 peut donc enfin être consacrée à l'analyse de la genèse du péché originel dans l'homme: l'analyse de la tentation et de la permission divine ont permis de montrer que l'homme dans l'état originel est pleinement responsable et auteur du péché originel, bien qu'il ait été tenté, et bien qu'il soit dans l'ignorance du bien et du mal selon les textes bibliques. La matière du péché est la volonté d'être comme Dieu; la distinction 24 amorce donc enfin un virage dans l'analyse, car il s'agit désormais de mettre en évidence la structure interne du péché dans l'âme humaine, soit la forme du péché originel; ainsi l'analyse du péché originel requiert l'examen de ce qui constitue l'âme humaine.

        Les distinctions suivantes tirent les conséquences théologiques de cette psychologie: la distinction 25 s'inscrit dans la lignée de cette analyse psychologique qui s'éloigne d'un examen littéral du texte de la Genèse car elle est consacrée à l'examen des conditions de possibilité intérieures à l'âme de l'exercice du libre arbitre:

        « Postquam determinavit de libero arbitrio, ostendendo quid sit, et consequenter de aliis potentiis animae, ut ostenderet in quibus liberum arbitrium poneretur; hic determinat quasdam liberi arbitrii conditiones ». (Com. S. II d.25pr.)(nous soulignons)

        La distinction 26 prolonge l'analyse du péché par celle de la grâce qui agit dans l'intériorité humaine: elle se concentre en particulier sur la grâce dont bénéficia le premier homme. Le libre arbitre est à la fois le réceptacle et la condition nécessaire à l'obtension de la grâce.

hic ostendit quam gratiam accepit (Com. S. II d26 pr)

        C'est l'occasion de distinguer par exemple théologiquement ente la grâce opérante et la grâce coopérante. La distinction 27 se consacre à l'analyse du rapport entre le libre arbitre, la vertu, et la grâce chez le premier homme. L'homme originel pouvait-il éviter le péché, être vertueux sans la grâce, par son libre arbitre? La distinction 28 poursuit sur l’efficacité de la grâce dans l’âme, répondant aux questions de savoir si l'homme originel peut bien agir sans la grâce, etc. La distinction 29 conclut sur la grâce et la punition des péchés:

          « Postquam determinavit de gratia absolute, hic determinat de ea per comparationem ad statum primi hominis in primo statu an homo in primo statu gratiam habuerit; in secunda determinat quam poenam pro peccato incurrerit »(Com. S II d29 pr) (nous soulignons)

        La distinction 30 est le point d’aboutissement de la réflexion sur le premier homme : elle tire les conséquences du péché originel pour les descendants du premier homme. Elle prépare le tournant de l'analyse qui portera désormais sur la situation des hommes après la Chute, et non plus sur la situation particulière, individuelle -mais fondatrice pour toute l'humanité- du premier homme.

          « Postquam determinavit lapsum humanae naturae quantum ad peccatum primorum parentum; in parte ista incipit determinare, quomodo natura humana vitiata est in posteris »(Com. S II d30 pr) (nous soulignons)

 

Désormais, l'analyse peut bifurquer vers le statut du péché chez les hommes, et non plus seulement chez l'homme originel. De l’examen ontologiquement et chronologiquement premier d’Adam, la réflexion s’étend désormais à l’humanité historique et pécheresse.

 

        La distinction 24 est donc spécifique dans la mesure où elle s'éloigne d'un examen littéral du livre de la Genèse et des notions théologiques que sont le péché et la grâce, pour offrir une analyse portant sur la constitution de l'âme humaine et l'emplacement du libre arbitre. Amorçant le virage d'une analyse externe (qui faisait intervenir le tentateur, la divinité, l'ignorance, la relation entre Adam et Eve) à une analyse interne du péché originel (qui interroge la place du libre arbitre dans l'âme, son articulation avec les facultés de l'âme, et son mode d'action dans l'âme dans des phénomènes tels que la conscience), elle présente un caractère proprement philosophique par son objet -le libre arbitre, la recherche de ses modes d'action internes et ses limites- et les questions qui y sont abordées, ce qui transparaît dans son plan même. Le commentaire par Thomas de la distinction 24 s'articule en effet en trois grandes questions: qu'est-ce que le libre arbitre? Quelles sont les vertus qui se rattachent au libre arbitre? Où se situe le péché dans l’âme humaine ?

 

Bref rapprochement entre le Commentaire des Sentences, II d.24 et la Somme théologique:

 

        Le Commentaire II d 24 est le premier texte que Thomas d’Aquin écrit sur le libre arbitre. Il ne rapporte pas la liberté, la volonté, et la raison à leur objet et aux fins que l'on peut poser, selon une perspective moraliste et casuistique, mais interroge ces concepts pour eux-mêmes. Dans ses oeuvres postérieures, il posera la question de la finalité de l’acte libre, tandis que cette perspective finaliste presque absente de ce premier texte sur le libre arbitre.

Les questions qui organisent II d 24 sont :

1 : Qu'est-ce que le libre arbitre?

2 : Quelles sont les vertus qui se rattachent au libre arbitre? 

3 : Quelle est la place du péché dans l’âme ?

La première question comporte les articles suivants :

(1) le libre arbitre est-il une puissance, ou un habitus?

(2) S'il est puissance, est-elle une?

(3) Si elle est une, est-elle distincte de la raison et de la volonté?

(4) L'homme dans l'état originel a-t-il eu la possibilité de résister au péché par le libre arbitre ?

La deuxième question s’articule ainsi :

(1) La connaissance de la sensualité proposée dans le Lombard convient-elle?

(2) Raison supérieure et raison inférieure sont-elles une seule puissance?

(3) La syndérèse est-elle un habitus ou une puissance?

(4) La conscience est-elle un acte? 

La troisième question se décompose ainsi :

(1) Le mouvement de la sensualité, la raison supérieure, et la raison inférieure sont-ils suffisamment désignés dans le Lombard ?

(2) Y a-t-il un péché dans la sensualité ?

(3) Un péché pourrait-il être dans la raison ?

(4) Pourrait-il y avoir un péché mortel dans la délectation de la raison inférieure ?

(5) Pourrait-il y avoir un péché véniel dans la raison supérieure ?

(6) Un péché véniel peut-il devenir mortel ?

        Dans la Somme théologique, la question qui porte proprement sur le libre arbitre est la question I 83 ; intitulée « le libre arbitre », elle se découpe seulement en quatre articles[156] :

1 : L'homme est-il doué de libre arbitre ? (question absente du Commentaire des Sentences II d24 qui prend le libre arbitre humain comme allant de soi)

 2 : Le libre arbitre est-il une puissance de l'âme ? (question qui semble correspondre avec les interrogations de II d24 q1 a1-2)

 3 : Le libre arbitre est-il une puissance de l'appétit ou de la connaissance ? (question qui semble correspondre à II d24 q1 a3)

 4 : Le libre arbitre est-il la même puissance que la volonté ? (question qui semble correspondre également à II d24 q1 a3, où la question du rapport entre libre arbitre, volonté, et raison est longuement analysée)

 

          L’interrogation de II d24 q1 a4 est seulement évoquée en Somme théologique I 95 - « ce qui se rattache à la volonté du premier homme : la grâce et la justice.» - où Thomas d'Aquin se réfère, pour la seule et unique fois de son oeuvre, aux Sentences même, et va jusqu’à citer les Sentences II d 24 à propos de la question de savoir si le premier homme fut créé en état de grâce et ce qu'est le mérite. Cette question est centrée sur la grâce et le mérite du premier homme, comme le montrent les titres des articles : 1. L’homme a-t-il été créé en grâce ? - 2. Dans l’état d’innocence avait-il des passions ? - 3. Avait-il toutes les vertus ? - 4. Ses actions avaient-elles une valeur méritoire égale à celles de maintenant ? Il se réfère aux Sentences II d24 pour délimiter la véritable portée de la pensée de Lombard sur la grâce et l’aptitude du premier homme à éviter le péché : le progrès et le mérite sont intrinsèquement liés à la grâce, et non à la seule nature.

        « P. Lombard enseigne : "L’homme a reçu dans sa création un secours grâce auquel il pouvait se maintenir, mais non progresser. " »(a1 o4) « Pierre Lombard parle en cet endroit comme ceux qui soutinrent que l’homme n’avait pas été créé en grâce, mais seulement dans une condition naturelle. - On peut dire encore que si l’homme a été créé en grâce, ce n’est pas de sa création naturelle qu’il tint le pouvoir de progresser par voie de mérite, mais d’une grâce surajoutée ».(a1 réponse 4) (nous soulignons)

 

        D’autre part, le libre arbitre est traité en propre en I 83. Mais les autres sujets abordés par II d24 sont éclatées dans la Somme théologique en plusieurs questions distinctes : essentiellement, on peut distinguer deux modes d’interrogations qui se rapprochent du Commentaire des Sentences II d 24 : l’un porte sur les facultés de l’âme en elles-mêmes ; l’autre porte sur leur relation au péché.

        Ainsi, la différence entre raison supérieure et raison inférieure et leur mouvement, la syndérèse dans son essence, l’essence de la conscience sont analysées en I 79 « les puissances intellectuelles » :

9 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des puissances différentes ? (cf. d24 q 2 a2)

12 : La syndérèse est-elle une puissance intellectuelle ? (cf. d24 q 2 a3)

13 : La conscience est-elle une puissance ? (cf. d24 q 2 a4)

 

        La sensualité n’est pas analysée pour elle-même dans la Somme théologique, à la différence du Commentaire des Sentences II d24, mais seulement dans sa relation au péché dans la Somme théologique. La sensibilité, par contre, est longuement analysée pour elle-même.

 

        Le rapport au péché des facultés de l’âme, qui correspond au interrogations de II d24 q3 a2-3-4-5-6, est étudié dans la Somme théologique en I II 74 « le siège du péché ». Mais l’interrogation de I II 74, à la différence de II d24, débute par une analyse du caractère peccamineux de la volonté :

1 : La volonté peut-elle être le siège du péché ? (pas d’équivalent dans II d24)

 2 : La volonté seule est-elle le siège du péché ? (pas d’équivalent dans II d24)

 3 : La sensualité peut-elle être le siège du péché ? (cf. II d 24 q3 a2)

 4 : La sensualité peut-elle être le siège du péché mortel ?

 5 : La raison peut-elle être le siège du péché ? (cf. II d24 q3 a3)

 6 : Est-ce dans la raison inférieure que réside la délectation prolongée ou non ?

 7 : Est-ce dans la raison supérieure que réside le consentement à l'acte ?

 8 : La raison inférieure peut-elle être le siège du péché mortel ? (cf.d24 q3 a5)

 9 : La raison supérieure peut-elle être le siège du péché véniel ? (cf. d24 q3 a5)

 10 : Peut-il y avoir péché véniel dans la raison supérieure, quand il s'agit de son acte (objet) propre ?

 

Enfin, la différence entre péché mortel et péché véniel, qui est abordée dans le Commentaire des Sentences II d24 q3 a6, est rattachée à une longue interrogation en I II 88 – « le péché véniel comparé au péché mortel », et est reprise seulement dans un article:

 1 : Convient-il d'opposer péché véniel à péché mortel ?

 2 : Le péché mortel et le péché véniel se distinguent-ils par le genre ?

 3 : Le péché véniel est-il une disposition au péché mortel ?

 4 : Le péché véniel peut-il devenir mortel ? (cf. d 24 q3 a6)

 5 : Une circonstance aggravante peut-elle faire d'un péché véniel un péché mortel ?

 6 : Le péché mortel peut-il devenir véniel ?

 

 

        Ces modifications formelles indiquent un déplacement dans la perspective de Thomas : ainsi, dans la Somme théologique, la question fondamentale en II d24 q1 de savoir si le libre arbitre est une puissance ou un habitus et quelle est sa place dans l'âme comme tout perd son importance : I 83 2-3 répondent qu’ « il est une puissance », et une « puissance de l’appétit », et enfin que « la volonté et le libre arbitre ne forment pas deux puissances, mais une seule », alors que II d24 ne tranchait pas à ce sujet.

            Néanmoins, de nombreux traits de la pensée de Thomas d'Aquin sont continus entre le Commentaire des Sentences II d 24 et ses œuvres ultérieures, notamment sa définition de la sensualitas, dont la définition en II d24 sera la même dans toutes ses œuvres postérieures, comme le remarque Th. Deman: "la théologie thomiste du péché de sensualité est définie dès le Commentaire des Sentences et subsiste jusque dans la Somme théologique sans changement. Elle représente moins une élaboration originale que l'adhésion accordée par saint Thomas à des doctrines dès alors prépondérantes"[157].

 

Portée du Commentaire des Sentences II d.24 :

        La structure du péché originel et le principe de la chute ayant été dégagés, l’enjeu de la distinction 24 est d’analyser la faculté par laquelle l’humanité originelle a péché, et de savoir si en l’humanité originelle se trouvait la capacité de ne pas pécher : le libre arbitre. Or dans la perspective de Thomas d’Aquin, le problème de savoir ce qui fonde la liberté de l'homme, en particulier vis à vis du péché, est corrélé à une anthropologie aristotélicienne: l'esprit humain ordonné à lui-même et pleinement maître de soi s'ordonne en fonction de ce qui est près de lui et ce qui lui est inférieur; cette ordination fonde sa liberté.

        L'interrogation théologique de la distinction 24 est donc la suivante: l'homme avant la chute était-il capable de ne pas pécher? Corrélativement, quelle est la nature du péché, n'y a-t-il qu'une seule sorte de péché, l'homme qui ne pèche pas a-t-il du mérite, avant et après le péché originel? Mais ces questions sont traitées dans le Commentaire de Thomas par le biais d'une anthropologie philosophique qui constitue ce que Kant appellerait une "psychologie rationnelle", une analyse introspective des facultés de l'homme qui permet de dégager d'une part la structure du libre arbitre et sa place dans l'esprit humain parmi les grandes facultés rationnelles aristotéliciennes, la raison (inférieure et supérieure) et la volonté; d'autre part d'envisager la responsabilité humaine et les fondements intérieurs de la moralité par l'analyse de la syndérèse, la conscience, le jugement moral, mais aussi de la sensualité et de la façon dont la sensibilité en général peut être gouvernée par la raison. Le libre arbitre étant la structure nécessaire à une théologie de la grâce et de la Rédemption, Thomas d'Aquin s'emploie à le définir en reprenant une pensée aristotélicienne de la nature humaine, envisagée essentiellement comme raisonnable.

        Certaines questions sont sous-jacentes: le libre arbitre est-il un principe propre d'actions et de mouvements? D'où vient le libre arbitre, d'une absence de déterminations, d'une puissance rationnelle capable des contraires? La liberté repose sur une absence de contrainte (à la différence de l'ordre naturel), et une absence de nécessité des actes (à la différence des puissances naturelles). Mais qu'est-ce que le libre arbitre, quelles sont les modalités de son exercice au sein même de l'âme, quelles sont ses limites?

 

Etude sur le libre arbitre : Analyse du Commentaire des Sentences de P. Lombard II, d 24 par Thomas d'Aquin

 

Introduction:

 

La liberté métaphysique :

        Qu'est-ce que le libre arbitre? Négativement, on pourrait le définir comme une absence de déterminations qui fonde la possibilité de choisir entre deux possibilités; positivement, c'est le principe de mouvements dits libres car le principe du mouvement est intrinsèque à l'agent, en l'occurrence l'homme. En l'homme, en effet, la puissance rationnelle capable des contraires est essentiellement indéterminée, donc libre: la raison humaine peut exercer librement des choix car la pensée se représente le bien universel, alors que l'action concerne des objets singuliers; cette disproportion liée à la capacité de penser l'universel est à l'origine de l'indétermination de la volonté humaine et fonde la liberté comme liberté de choix.

         Ces deux définitions posent donc l'homme comme moteur de l'action libre, et incitent à s'interroger sur les mobiles de l'action, fins à l'origine de la mise en mouvement de l'agent, et termes ultimes visés par l'action. Elles posent une équivalence entre le caractère rationnel de l'homme, la liberté humaine, et l'humanité de l'homme: la nature humaine et l'intellect capable de saisir l'universalité du bien sont coextensifs. Naturalisme et intellectualisme se confondent.

        Or telle est la perspective de saint Thomas d'Aquin: la métaphysique détermine le bien visé par le choix libre, (bien particulier et bien universel), et la rationalité justifie le libre arbitre.

 

La liberté psychologique :

 

        Mais une question subsiste en amont: quel rapport y a-t-il entre la raison humaine et la volonté? La volonté et le libre arbitre comme puissance de choix sont-ils équivalents? On ne cherche pas simplement quelles fins constituent son objet, ni les modalités de son exercice dans l'acte du choix (ce qui amènerait par exemple à se demander ce qu'est la prudence, quelle est la place des vertus dans le libre arbitre), mais quelle est la place du libre arbitre parmi les facultés humaines, et par conséquent quelles sont les modalités du choix libre au sein même de l'âme humaine. Avant de s'interroger sur la nature des fins posées par l'homme, et de se demander si la délibération rationnelle se contente de déterminer les moyens, ou si les fins ne sont pas seulement l'objet du désir, mais aussi de la raison qui choisit, une psychologie philosophique des facultés humaines mises en mouvement dans le choix dit libre s'impose, incluant une réflexion ontologique et chronologique sur la genèse de ces facultés et leurs relations. Car si l'indétermination de la raison fonde en droit l'exercice de la liberté, cela signifie-t-il que la liberté a ontologiquement pour origine la raison en l'homme, ou que l'exercice de la liberté est fondé par le caractère rationnel de l'homme, mais la liberté et la volonté sont d'autres facultés que la raison (d'ailleurs, liberté et volonté se confondent-elles, ou sont-elles distinctes)? Et comment la raison se rapporte-t-elle à la volonté libre?

 

Plan du Commentaire des Sentences II, distinction 24:

 

        Tel est l'objet de la démarche mise en oeuvre dans la distinction 24 du livre II du Commentaire des Sentences de P. Lombard: l'acte libre est rapporté à la puissance éventuelle dont il serait l'acte; or cette puissance est dans l'âme humaine; donc il faut se demander quelles puissances constituent l'âme humaine et leurs relations, essentielles et accidentelles.

        Ainsi, dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard II d 24, Thomas d'Aquin entend analyser la réponse que Pierre Lombard donne à l'interrogation suivante:quelle est la ?puissance naturelle par laquelle [le premier homme] pouvait éviter le péché "[158]? Pierre Lombard distinguait deux temps dans sa réflexion: l'un pour montrer que l'homme a eu la puissance naturelle par laquelle il pouvait éviter le péché ", l'autre pour montrer ce qu'a été cette puissance naturelle "[159]: le libre arbitre. La réflexion sur le libre arbitre conduisait Lombard à déterminer « ce qu'est le libre arbitre " et à étudier certaines forces de l'âme, de façon à montrer dans lesquelles le libre arbitre se prolonge ". Pierre Lombard définissait essentiellement le libre arbitre comme ?la faculté de la raison et de la volonté, par laquelle est choisi un bien par l'assistance de la grâce, un mal quand elle fait défaut. "

        Thomas d'Aquin examine la portée de cette définition du libre arbitre, et organise sa réflexion en trois temps: il analyse la portée de cette définition que Lombard donne du libre arbitre dans une première question, où il interroge la nature du libre arbitre dans l'âme (puissance ou habitus? Quel est son rapport à l'âme comme tout? S'il est selon Lombard « faculté de la raison et de la volonté ", comment se rapporte-t-il exactement à ces deux facultés de l'âme, et d'abord en diffère-t-il?), comme le monte le plan de cette première question : « Qu'est-ce que le libre arbitre? " qui se divise en quatre articles:

(1) le libre arbitre est-il une puissance, ou un habitus?

(2) S'il est puissance, est-elle une?

(3) Si elle est une, est-elle distincte de la raison et de la volonté?

(4) L'homme dans l'état originel a-t-il eu la possibilité de résister au péché par le libre arbitre ?

 

        Puis il interroge à la suite de Lombard la place du libre arbitre dans l'âme, et son interrogation procède en deux temps: d'abord il analyse pour elles-mêmes les composantes essentielles de l'âme que sont la raison supérieure, la raison inférieure, et la sensualité, et il analyse la façon dont est élaboré le jugement moral par le biais d'un examen portant sur la syndérèse et la conscience. C'est l'objet de la deuxième question de la Distinction, qui porte sur « les vertus qui se rattachent au libre arbitre ":

(1) La connaissance de la sensualité proposée dans le Lombard convient-elle?

(2) Raison supérieure et raison inférieure sont-elles une seule puissance?

(3) La syndérèse est-elle un habitus ou une puissance?

(4) La conscience est-elle un acte? 

 

        Ensuite, dans un dernier temps, il entend analyser la place du péché dans l'âme humaine (est-il dans la raison supérieure, la raison inférieure, la sensualité? De quelle sorte de péché sont capables ces facultés?) par le biais d'une troisième et dernière question:

(1) Le mouvement de la sensualité, la raison supérieure, et la raison inférieure sont-ils suffisamment désignés dans le Lombard ?

(2) Y a-t-il un péché dans la sensualité ?

(3) Un péché pourrait-il être dans la raison ?

(4) Pourrait-il y avoir un péché mortel dans la délectation de la raison inférieure ?

(5) Pourrait-il y avoir un péché véniel dans la raison supérieure ?

(6) Un péché véniel peut-il devenir mortel ?

 

        Il ne s'agit donc pas dans cette Distinction 24 de savoir comment le mouvement volontaire est transmis de l'âme au corps, comment le mouvement extérieur de la liberté se constitue à partir d'un mouvement intérieur à l'âme; mais de voir quel rapport s'instaure entre les facultés de l'âme lors de l'exercice de la liberté. La psychologie rationnelle est instaurée selon une démarche essentialiste: son enjeu est de déterminer l'emplacement du libre arbitre parmi les facultés de l'âme qui s'engendrent l'une l'autre; et la procédure par laquelle un libre choix se constitue est envisagée dans l'intériorité de l'âme humaine. Une typologie des facultés de l'âme est donc nécessaire à la compréhension de la liberté, car elle en donne la structure et l'essence. Par ailleurs, le caractère moral de la liberté est analysé ici par Thomas dans la mesure où le libre arbitre fonde la morale car il est constitué par un choix volontaire appuyé par un jugement particulier de la raison. Les conditions de possibilité d'un jugement moral sont donc envisagées.

        Les modalités du choix seront envisagées dans la distinction suivante, où Thomas posera par exemple la question de savoir si le libre arbitre est susceptible de degré, s'il concerne toutes les actions humaines, s'il peut être forcé, etc. - Questions qui présupposent la psychologie rationnelle des facultés de l'âme établie ici.

 

Rapport entre l'analyse du libre arbitre et des facultés de l'âme en II d24, et l'investigation théologique des Sentences:

 

            Pourquoi interroger dans le commentaire d'un manuel de théologie les facultés de l'âme et le libre arbitre, objet philosophique, si l'on entend par philosophie la connaissance naturelle des essences qui ne présuppose pas de révélation connue, et par théologie la science de ce qui est nécessaire au salut, et comporte donc de fait la connaissance de la révélation? Cette psychologie rationnelle sert chez saint Thomas d'Aquin à commenter le passage des Sentences de Pierre Lombard où le libre arbitre, ses prolongements dans l'âme, et les obstacles qu'il peut rencontrer dans l'âme sont définis. P. Lombard répondait ainsi à la question de savoir si oui ou non, le premier homme aurait pu éviter le péché originel naturellement, et si oui, par le moyen de quelle "puissance naturelle" dans son âme: si le péché fut inévitable, si l'homme est désormais soumis au péché comme à un déterminisme, il faut nier qu'il soit naturellement libre; mais s'il est et a été libre, comment a-t-il pu pécher, et comment peut-il être enclin désormais à s'écarter de ce que la raison et la loi divine lui recommandent, soit à pécher?

            La psychologie rationnelle qui semblerait relever a priori de la philosophie plus que de la théologie est donc en réalité nécessaire à la théologie et présente dès le texte de Lombard; et cette psychologie rationnelle est établie en une seule distinction[160], après une longue interrogation sur le péché comme ignorance de ce qu'est le bien (distinction 22), puis comme déterminisme (d.23), afin de poursuivre, le libre arbitre de l'âme une fois établi et défini, sur l'exercice de la liberté de choix (d.25), puis sur le rôle de la grâce dans la créature (d.26 sqq.), aboutissant à une interrogation sur la positivité du mal et l'objet du bonheur visé par la volonté droite. La psychologie rationnelle est donc motivée par un développement théologique. La théologie comme "explication de la révélation"[161] a besoin de la philosophie et justifie son exercice.

            Ainsi, la psychologie rationnelle est ici traitée par Thomas comme une connaissance philosophique nécessaire au salut humain, puisqu'elle permet d'expliquer ce que sont le péché originel et la grâce; elle est un révélable, selon la définition de Gilson dans l'introduction au Thomisme, et non l'objet de la révélation, elle peut être connue sans l'intermédiaire de la Révélation, mais elle est envisagée ici de manière "fidèle à [l'] essence [de la théologie] en traitant des [connaissances naturelles] selon des méthodes appropriées pourvu que la fin qu'elle poursuit reste celle de la révélation" [162]. Le développement philosophique sur la psychologie rationnelle est motivé par une interrogation théologique, il est rendu nécessaire par l'examen des notions fondamentales pour le salut que sont le péché originel et la grâce. Ainsi, l'examen du libre arbitre en II d24 est comme une application du propos de Thomas d'Aquin selon lequel

            "Creaturarum consideratio pertinet ad theologos, et ad philosophos; sed diversimode. Philosophi enim creaturas considerant, secundum quod in propria natura consistunt; unde proprias causas et passiones rerum inquirunt: sed theologus considerat creaturas, secundum quod a primo principio exierunt, et in finem ultimum ordinantur qui Deus est; unde recte divina sapientia nominatur: quia altissimam causam considerat, quae Deus est. Unde dicitur Eccli. 42, 17: nonne Deus fecit sanctos suos enarrare omnia mirabilia sua ?”

                [La considération des créatures appartient aux théologiens et aux philosophes, mais de manière différente. Car les philosophes considèrent les créatures dans leur propre nature; c'est pourquoi ils recherchent les causes et les effets propres; mais le théologien considère les créatures, selon qu'elles sont sorties du premier principe et qu'elles sont ordonnées à la fin ultime qui est Dieu. C'est pourquoi il est juste de l’appeler la sagesse divine, parce qu'elle considère la cause la plus élevée qui est Dieu. C'est pourquoi il est dit dans l'Eccl. (Si) 42, 17: Dieu n'a-t-il pas fait que ses saints racontent toutes ses merveilles. "](Prologue au Commentaire des Sentences II)(nous soulignons)

 

            La psychologie de l'âme appartient à la Révélation accidentellement et ontiquement, mais elle relève d'une considération des créatures connaissable comme une vérité philosophique sous-tendue par les Pères de l'Eglise mentionnés dans le texte et par la Bible elle-même (évoquée dans certaines objections); le péché originel et la grâce qui constituent la ligne de fond de la Distinction 24, eux, sont révélés essentiellement. La psychologie rationnelle est donc établie par Thomas dans ce texte car elle est indispensable à la compréhension des vérités nécessaires au salut que sont la grâce et le péché originel, et non comme fin en elle-même.

 

Plan du commentaire:

            Saint Thomas d'Aquin procède ici en trois temps: d'abord, il interroge le libre arbitre en tant que tel, se demandant si dans l'âme humaine il est puissance ou habitus, puissance une et originale, ou réductible à d'autres puissances de l'âme, partie ou tout de l'âme. Ensuite, il examine le jugement mis en oeuvre par le libre arbitre, interrogeant la syndérèse et la conscience qui expliquent la procédure du jugement, mais aussi la sensualité et la partie supérieure et inférieure de la raison. Enfin, Lombard en déduisait la "place" du péché dans les facultés humaines et son déterminisme; Thomas qui le commente interroge le mouvement des facultés de l'âme et pense ainsi le rapport entre la délectation et le péché, concluant par ce biais sur le rapport entre péché véniel et péché mortel, après avoir défini le péché comme "dérèglement d'un mouvement qui se rapporte au genre moral", le genre moral étant lui-même le domaine où "se trouve la maîtrise de la volonté" (d 24 q 3 a 3, réponse).[163]

            On se propose donc, dans ce commentaire, de se concentrer sur le rapport envisagé par Thomas d'Aquin entre la psychologie des facultés et le libre arbitre: on montrera en quoi une psychologie des facultés de l'âme permet à Thomas d'Aquin d'établir dans l'âme une place à la liberté humaine comme puissance souveraine; puis on analysera la manière dont l’établissement de cette psychologie rationnelle permet d’en déduire une distinction dans la responsabilité morale entre les différentes formes possibles d’actes libres. Une comparaison avec le Commentaire des Sentences II d24 de Bonaventure dans un deuxième temps permettra de mettre davantage en relief les options fondamentales de Thomas d'Aquin dans ce texte, selon lesquelles la liberté est inaliénable, pleine, mais dont l’efficacité est susceptible de degrés d'abord et avant tout.

 

I) La psychologie de l'âme et la liberté dans le Commentaire des Sentences II d.24 par Thomas d'Aquin:

 

1 Quelle est la nature du libre arbitre?

 

Le libre arbitre est-il une puissance de l'âme?

 

            Si l'âme humaine est libre, la liberté est-elle d'une faculté de l'âme, ou est-elle un attribut de la totalité de l'âme? La portée de cette question est la suivante: l'homme est-il libre essentiellement, ou accidentellement? La liberté peut-elle être perdue? Cette interrogation en amène une autre: en admettant que la liberté soit essentielle à l'homme, quelle est sa genèse et sa place dans l'âme, dans la mesure où les facultés de l'âme s'impliquent mutuellement? Car si l'on définit la liberté comme un mouvement de l'âme selon un certain mode, et non abstraitement ou négativement comme absence de détermination, ce qui n'est pas la perspective thomiste, quelle est l'origine de ce mouvement ? Thomas demande d'abord si la liberté est essentielle à l'humanité, et donc inamissible, ainsi que sa place en l'homme, sans commencer (comme il fera dans la Somme théologique en question I 83 « le libre arbitre " article 1 : « L'homme est-il doué de libre arbitre? ») par poser la question de savoir si le libre arbitre existe et peut être démontré. Les modalités de la délibération raisonnable et son objet ne sont donc pas ce dont se préoccupe Thomas d'Aquin dans la distinction 24, qui se concentre d'abord et avant tout sur la psychologie rationnelle.

            Thomas d'Aquin commence en effet par poser la question de la nature du libre arbitre dans l'âme, ce que montre le plan même de la question 1: (1) « si le libre arbitre est une puissance ou un habitus » , (2) « en admettant qu'il est une puissance, si elle est une », (3) « en admettant qu'elle est une, si elle est distincte de la raison et de la volonté ».

            La définition courante du libre arbitre, envisagé par Lombard comme la "faculté de la raison et de la volonté" paraît insuffisante à Thomas, dans la mesure où elle prend acte d'un fait empiriquement constatable: le libre arbitre qui s'exerce dans l'acte du choix met en mouvement la volonté selon la forme de la raison, puisque son exercice inclut une délibération rationnelle, à la différence d'une simple tendance naturelle; il est cognitif et volitif ; mais les modalités essentielles du libre arbitre ne sont pas suffisamment rapportées aux relations entre les facultés de l'âme. Une analyse plus poussée du rapport entre la raison et la volonté mis en oeuvre par le libre arbitre est nécessaire, mais Thomas d’Aquin refuse d'emblée un cheminement qui consisterait à examiner le déroulement d'un acte de choix empirique, puis à en déduire par une remontée analytique la relation entre la raison, la volonté, et le désir dans l'acte libre. Thomas d'Aquin entend analyser directement ce qu'est le libre arbitre en tant que tel dans l'âme, sans passer par l'examen de l'acte de choix, dont le déroulement selon Thomas sera au contraire déduit de la nature du libre arbitre.

D’autre part, Thomas d’Aquin ne se limite pas à analyser les présupposés théologiques de l’autre définition du libre arbitre que donne P.Lombard : « le libre arbitre (..) est ce par quoi le mal est choisi quand la grâce fait défaut » (d24 question 1, par exemple article 4 objection 2) ; mais il veut définir la place du libre arbitre dans l’âme humaine selon une investigation dont les implications théologiques seront seulement une conséquence.

 

Procédure argumentative de Thomas d'Aquin:

            Avant d'étudier le rapport entre la raison et la volonté, qui constituait l'essence du libre arbitre selon la définition de Pierre Lombard (« la faculté de la raison et de la volonté, par laquelle est choisi un bien par l'assistance de la grâce, un mal quand elle fait défaut. ») Thomas d'Aquin entend redéfinir les concepts de puissance, habitus, et acte qui servent à établir une typologie des facultés de l'âme, pour savoir quelle est la nature du libre arbitre. Tel est le nerf de l'argumentation de la réponse en d24 q1 a1:

                d24 q1 a1 Réponse: certains disent à ce sujet que le libre arbitre est le nom d'un habitus, selon ce qu'on dit couramment, bien que par le même nom puissance et acte soient signifiés, comme cela est clair pour le nom d'intellect qui peut signifier puissance, habitus, et acte. Mais cet habitus désigné par le nom de libre arbitre, ils ne disent pas que c'est une certaine qualité qui s'ajoute à la puissance, mais l'aptitude même de la puissance à devenir acte, ou la facilité avec laquelle une puissance devient acte à l'aide d'une autre puissance. C'est pourquoi, selon eux, le libre arbitre est dit faculté de la raison et de la volonté. Mais cette opinion ne se sert pas du nom d'habitus à juste titre, parce que conformément à la propriété de son nom, l'habitus signifie une certaine qualité qui est le principe de l'acte, informant et accomplissant la puissance. Donc s'il est pris au sens strict, il faut qu'il s'ajoute à la puissance comme la perfection au perfectible.

                (...) une puissance n'est pas habitus d'une puissance, ni la relation de l'une à l'autre, et ce nom d'habitus ne peut pas être maintenu. Donc il ne semble pas raisonnable de dire que le libre arbitre est un habitus.

                C'est pourquoi certains disent que le libre arbitre nomme une puissance non absolue, mais habituelle, c'est-à-dire une puissance dans la mesure où elle est rendue parfaite par un certain habitus, qui n'est assurément ni acquis ni infus, mais naturel. Il s'agirait de l'habitus par lequel elle est facilement en acte, dans la mesure où l'on dit avoir la maîtrise de son acte. Ceci non plus ne semble pas convenir: la maîtrise que la volonté aurait de son acte, elle l'a par la nature même de sa puissance, dans la mesure où elle commande et n'est commandée par nul autre qu'elle-même. Donc elle a cette facilité par elle-même, et non par un autre habitus. Et en outre, chaque habitus se rapporte à l'acte en tant que par lui non seulement l'acte est exécuté, mais il est bien exécuté. Or le libre arbitre a rapport à l'acte du choix en tant que par lui un tel acte est bien exécuté, mais aussi mal ou de façon indifférente. Donc le libre arbitre ne semble pas désigner un certain habitus, si l'habitus est pris au sens strict, mais il désigne cette puissance dont l'acte est proprement de choisir, parce que le libre arbitre est ce par quoi on choisit le bien ou le mal, comme dit Augustin. (nous soulignons)

 

            Savoir ce qu'on entend par habitus, puissance, et acte suffit à dire si oui ou non, le libre arbitre est un habitus. Toute la démonstration repose sur la philosophie aristotélicienne qui pense l'acte, la puissance, et l'habitus; cette analyse du libre arbitre dans l'âme se déroule donc dans un premier temps -le premier article de la question 1- selon une logique en quelque sorte extrinsèque: Thomas explique dans ce premier article le rapport entre la liberté et l'essence de l'âme par une analyse de la puissance, l'acte, et l'habitus; il s'agit de revenir aux définitions aristotéliciennes rigoureuses de ces concepts.

            L'argumentation est ici la suivante: la puissance contient en elle son « aptitude même (..) à devenir en acte " et « une puissance n'est pas habitus d'une autre puissance, ni la relation de l'une à l'autre "; l'habitus « signifie une certaine qualité qui est le principe de l'acte, informant et accomplissant la puissance " selon lequel « non seulement l'acte est exécuté, mais il est bien exécuté "; la puissance habituelle est « une puissance dans la mesure où elle est rendue parfaite par un certain habitus (..) naturel ".

            A partir de cette série de définitions, Thomas d'Aquin démontre que le libre arbitre ne peut pas être un habitus, ni une puissance habituelle, mais bien une puissance: en effet, d'une part si l'exercice du libre arbitre est un acte, le libre arbitre ne peut pas être un habitus car il ne s'ajoute pas à une puissance alors que l'habitus s'ajoute à la puissance; d'autre part la définition du libre arbitre comme « faculté de la raison et de la volonté " exclut la possibilité que le libre arbitre, se rapportant à l'une et à l'autre qui sont puissances, soit autre chose que puissance; ensuite l'aptitude selon laquelle la volonté passe à l'acte est inscrite dans sa nature de puissance, donc le libre arbitre ne saurait être la puissance habituelle selon laquelle la volonté passe à l'acte; enfin l'exécution de l'acte libre est susceptible d'être bonne ou mauvaise, donc le libre arbitre ne peut pas être un habitus, puisque l'habitus permet forcément le bon accomplissement de la puissance.

 

            Quelles conclusions Thomas d'Aquin tire-t-il de cette première analyse portant sur la nature du libre arbitre, qui semblerait à première vue davantage une reprise des définitions aristotéliciennes de la puissance, l'acte, l'habitus, voire la faculté ( en IId24 q1 a1 réponse 2: « faculté signifie le pouvoir par lequel quelque chose est obtenu d'un simple claquement de doigts, c'est pourquoi les possessions sont dites facultés parce que leur possesseur les maîtrise »), qu'une interrogation portant proprement sur le libre arbitre?

 

La définition du libre arbitre retenue par Thomas d'Aquin:

            D'une part, Thomas d'Aquin parvient ainsi à une définition rigoureuse du libre arbitre en tant que tel: « le libre arbitre est ce par quoi on choisit le bien ou le mal »: « le libre arbitre se rapporte à l'acte du choix » essentiellement, quelles que soient les modalités selon lesquelles ce choix est exécuté. La définition philosophique du libre arbitre comme « libre jugement de la volonté » (IId24 q1 article 1 objection 3) n'est pas rejetée, mais elle n'est pas primordiale, car elle rapporte le libre arbitre à une faculté de l'âme, et non à son acte essentiel qui est le choix libre. Cette définition est complétée par une deuxième définition, davantage subjective, dans la réponse à la première objection:

                « (..) le libre arbitre est dit être en l'homme ce à quoi l'âme se rapporte de telle manière qu'elle a un libre pouvoir sur ses actes. » (q1 a1 réponse 1)

 

            La liberté du libre arbitre est totale, puisqu'il s'agit d'une faculté selon la définition donnée par Lombard, comme le montre Thomas dans sa réponse à la deuxième objection:

            « (..)le libre arbitre est dit faculté (..) parce que son acte s'exerce en libre pouvoir, c'est pourquoi il est dit libre. » (q1 a1 réponse 2)

 

            D'autre part, l'enjeu de cette démonstration a été le suivant: si le libre arbitre est un habitus, il n'est pas essentiel à l'âme humaine. Si le libre arbitre est une puissance de l'âme, en revanche, alors la liberté de l'homme est inamissible car elle devient essentielle à la nature humaine. C'est donc grâce à cette analyse de ce que sont la puissance et l'habitus que Thomas d'Aquin peut affirmer en réponse aux objections:

           

                « On dit que l'homme a perdu son libre arbitre non de manière essentielle, bien sûr, mais parce qu'il a perdu une certaine liberté qui est bien sûr loin du péché et de la misère, comme il est dit plus bas »(q1 a1 réponse 4)

                « (..) Le libre arbitre n'est pas dit libre parce que la puissance même augmente ou diminue en lui, mais parce qu'elle est entravée par la corruption du péché, ou dégagée par l'habitus de la grâce et de la gloire. »(q1 a1 réponse 5)

 

            La définition thomiste du libre arbitre comme puissance permet de concilier l'affirmation de Bernard selon laquelle l'âme humaine est « libre de soi » (II d24 q1 a1 objection 1), et l'idée selon laquelle le libre arbitre est susceptible de degré (IId24 q1 a1 objection 5: « Mais le libre arbitre augmente et diminue ») ou l'affirmation augustinienne selon laquelle « l'homme qui use mal de son libre arbitre se perd et le perd » (II d24 q1 a1 objection 4). En effet, comme puissance, le libre arbitre est inamissible, mais son exercice, quoique toujours libre, peut être bon ou mauvais; si son exercice habituel est mauvais, la puissance du libre arbitre diminuera sans disparaître pour autant. Le libre arbitre est à la fois inamissible, et susceptible de degré.

 

            Enfin, Thomas d'Aquin pose d'ores et déjà les fondements requis pour une doctrine théologique de la grâce: il s'agit en effet de donner une définition du libre arbitre qui soit compatible avec la pensée théologique du péché comme aliénation de l'homme et comme perte -dans une certaine mesure- de la liberté d'action, conformément à l'affirmation paulinienne dans la Bible:

                Ce qui est bon, je le sais, n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair: j'ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. (Bible, 7ème lettre de saint Paul aux Romains, 7.18)(nous soulignons)

 

            Dans une analyse du péché originel, redéfinir le libre arbitre est l'occasion de montrer en effet en quoi le libre arbitre est « entravé par la corruption du péché, ou dégagé par l'habitus de la grâce et de la gloire » (II d24 q1 a1 objection 5). Définir le libre arbitre comme une puissance et non comme un habitus, c'est affirmer d'une part que le péché n'aliène pas totalement la liberté, donc que la volonté, quoiqu'affaiblie, reste toujours libre – donc délimiter soigneusement la portée exacte de l'affirmation paulinienne, qui n'est pas interprétée comme une affirmation de la disparition de la liberté, mais comme une faiblesse de la liberté – ; et d'autre part, c'est dire que la grâce qui « dégage » le libre arbitre ne sera pas une puissance qui s'ajoute à l'âme humaine, donc qui altère la nature humaine en une transformation substantielle positive, mais la grâce rétablit dans sa plénitude le libre arbitre; par conséquent elle sera par nature un habitus du libre arbitre. C'est en ce sens que Thomas d'Aquin peut reprendre à son compte et concilier les affirmations augustiniennes qu'il oppose tout d'abord dans la mesure où elles semblent reposer sur deux définitions différentes du libre arbitre: « (..) par le péché, nulle puissance naturelle n'est enlevée » (II d24 q1 a1 objection4) -à laquelle il répond en disant que le péché n'enlève pas la liberté, mais « une certaine liberté » (II d24 q1 a1 réponse 4), et « Mais le libre arbitre est le sujet de la grâce, qui peut lui être comparée comme le cavalier au cheval, comme dit Augustin. » (II d24 q1 a1 en sens adverse 2).

            Les jalons sont donc posés pour l'examen et la définition de la grâce qui agit dans l'intériorité de l'âme humaine sur le libre arbitre, qui seront données ensuite, dans le Commentaire des Sentences II d26-27-28 :

            Ostenso quam scientiam et quam potentiam homo in primo statu habuit, hic ostendit quam gratiam accepit; et dividitur in partes duas: in prima determinat de gratia in se; in secunda determinat de ea in comparatione ad statum primi hominis (...) Hic quaeruntur sex: 1 utrum gratia ponat quid creatum in anima; 2 si ponit, utrum ut substantia, vel accidens; 3 si est accidens, in quo sit sicut in subjecto, utrum in essentia animae, vel in potentia... (II d26 Proemium)(nous soulignons)

 

            Le libre arbitre inamissible et inaliénable, quoique susceptible de degrés, est le fondement nécessaire et indispensable de la grâce.

 

2 La liberté humaine est-elle totale?

 

Les limites de la liberté sont d’abord et avant tout dans l'intériorité de l'âme:

        Comment le libre arbitre se rapporte-t-il à son acte défini en II d24 q1 a1 réponse comme «acte du choix » essentiellement, quelles que soient les modalités selon lesquelles ce choix est exécuté? La liberté de choix est-elle absolue, ou est-elle soumise à autre chose qu'elle-même? Tous les actes sont-ils libres au même titre, ou y a-t-il des actes humains plus libres que d'autres? Le libre arbitre peut-il être contraint, ou est-il totalement libre? Dans le Commentaire des Sentences de Pierre Lombard II d24, ces questions sont abordées par Thomas d'Aquin selon une perspective qui reste d'abord et avant tout psychologique, soit interne: Thomas d'Aquin ne se demande pas si l'on peut forcer quelqu'un à faire autre chose que ce qu'il veut, par exemple par des menaces ou par la persuasion, ni si la volonté est mesurée et limitée par l'union de l'âme et du corps, sachant que cette union est en même temps la condition nécessaire pour que la volonté puisse avoir une efficacité dans le monde. Au contraire, Thomas d'Aquin poursuit son analyse portant sur l'intériorité de l'âme et la place de la liberté dans l'âme. Demander si le libre arbitre peut être contraint, dans cette perspective, c'est donc et avant tout chercher si le libre arbitre dans l'âme est une puissance subordonnée à une autre puissance ou à certaines forces, ou s’il est libre absolument.

        L'enjeu est le suivant: le libre arbitre est-il libre dans son exercice quels que soient les degrés du libre arbitre, et quel que soit son objet? L'expression traditionnelle de liberté a coactione que Thomas d'Aquin analysera en II d25 q1 a1 signifie qu'aucune nécessité externe ne peut contraindre le libre arbitre. Si la réponse ultime de Thomas sera donnée dans le Commentaire des Sentences II d 25 q1 a1, où il se penchera explicitement sur la question de savoir si le libre arbitre peut être forcé, et répondra par la négative tant pour l'exercice du libre arbitre que dans sa spécification, les conditions de possibilité de cette réponse sont étudiées en II d24 q1.

 

Comme puissance de l'âme, la liberté est absolue:

        D'abord, la définition du libre arbitre comme puissance et comme faculté explique dans une certaine mesure l'incoercibilité du libre arbitre dans l'âme:

        « (..) certains disent que le libre arbitre nomme une puissance non absolue (..). Ceci ne semble pas convenir: la maîtrise que la volonté aurait de son acte, elle l'a par la nature même de sa puissance, dans la mesure où elle commande et n'est commandée par nul autre qu'elle-même. » (II d24 q1 a1 réponse)

          « (..) les possessions sont dites facultés parce que leur possesseur les maîtrise; donc le libre arbitre est dit faculté (..) » (II d24 q1 a1 réponse 2)

 

        La volonté n'est pas comparée à "la maîtrise de son acte" sans raison: la maîtrise qu'a la volonté de son acte est liée à la nature de sa puissance. La volonté libre est donc assimilée à une puissance naturelle aristotélicienne parfaite, moteur de son acte de façon inconditionnelle. Dans le for intérieur, la volonté libre est une puissance plénière, et non relative à une autre puissance. Elle est entièrement soumise à elle-même pour passer à l'acte[164]. La liberté est inamissible, et la volonté libre dépend entièrement d'elle-même. Thomas ne s'appuie pas en IId24 sur une démonstration de l'existence de la liberté de la volonté par son indétermination; en revanche le libre arbitre est mis en question comme capacité de choix raisonné, ce qui signifie que la liberté dans le jugement précède le choix et la décision pratique, comme le montre cette affirmation de Thomas d'Aquin dans le Commentaire des Sentences III d18 q1a2 ad 5um "non coacte, sed sponte tendit in illud, et ita est actus sui dominus".

        Comme puissance, la liberté du libre est donc entière, totale, au même titre qu'elle est inamissible; le libre arbitre comme puissance de l'âme ne caractérise pas seulement une partie de l'âme, mais l'âme toute entière et tous les actes humains qui incluent un choix, mettant en oeuvre raison et volonté:

        « il arrive qu'une certaine puissance soit déterminée en elle-même, et ait cependant le commandement universel sur tous les actes, comme cela est clair pour la volonté. C'est pourquoi on dit à cause de cela que le libre arbitre n'est pas une partie de l'âme, mais l'âme tout entière, non parce qu'il ne serait pas une puissance déterminée, mais parce qu'il s'étend par le commandement non pas à des actes déterminés, mais à tous les actes de l'homme qui sont soumis au libre arbitre. » (II d24 q1 a2 réponse 1) (nous soulignons)

          « Un certain acte est attribué à une certaine puissance de deux manières. Soit parce qu'elle tire l'acte même comme proprement le sien, comme la vision voit et l'intellect intellige, et ainsi cet acte de choisir est rapporté au libre arbitre. De l'autre manière, parce qu'elle commande l'acte même; e de cette manière les actes de toutes les forces qui obéissent à la raison peuvent être attribués à la volonté qui est le moteur de toutes les forces; et ainsi également les actes de diverses forces sont attribués au libre arbitre. » (II d24 q1 a2 réponse 3) (nous soulignons)

          « (..)comme dit Augustin, l'intelligence n'intellige pas seulement pour soi, mais pour toute l'âme, et de même la volonté ne veut pas pour elle seule; et ainsi de suite. » (II d24 q1 a2 réponse 4) (nous soulignons)

          « Bien que le jugement ne convienne pas à la volonté absolument, le jugement de choix qui tient lieu de conclusion convient à la volonté dans la mesure où demeure en elle la vertu de la raison. » (II d24 q1 a3 réponse 2)(nous soulignons)

          « (..)le jugement du libre arbitre est entendu comme jugement de choix; c'est pourquoi quand on dit « libre jugement de la volonté », le « de » ne dénote pas une cause matérielle, comme si la volonté était ce sur quoi porte le jugement, mais l'origine de la liberté, car il relève de la nature de la volonté que ce choix soit libre. » (II d24 q1 a3 réponse 5) (nous soulignons)

        « (..)ceci est parfaitement incompatible avec la liberté de l'arbitre, qui ne souffre pas de coercition »(II d24 q1 a4 réponse) (nous soulignons)

 

        Le choix libre qui est l'acte du libre arbitre commande donc bien l'âme dans sa totalité. La motion du libre arbitre est extrinsèque dans une certaine mesure seulement: il ne domine pas l'objet qui lui est présenté par la raison. La raison est donc une première condition de possibilité de la volonté libre; la deuxième condition de possibilité de la liberté est l'existence du libre arbitre comme libre jugement. La liberté est définie par le dominium sui actus dans la mesure où elle a cette maîtrise vis à vis de l'extérieur et vis à vis de l'intérieur. Thomas d'Aquin ne montre cependant pas en d24 que ce vers quoi tend librement et nécessairement la volonté est le bonheur: il ne définit pas ici la fin poursuivie par la volonté, mais seulement sa position dans l'âme humaine, et la liberté intérieure qui en découle.

       

 

Mais les actes libres de l'humanité sont plus ou moins libres, et non pas tous pleinement libres:

            Mais les actes libres le sont-ils tous également ou bien peut-on dire que si tous les actes humains sont libres, il existe des degrés dans cette liberté? Le libre arbitre commande tous les actes humains, l'âme toute entière; dans la mesure où la volonté commande toutes les forces de l'âme qui sont soumises à la raison dans l'acte libre. Mais cette maîtrise de la volonté constitutive de la liberté est-elle parfaite, ou incomplète? Ici encore, Thomas d'Aquin restreint son analyse à l'intériorité de l'âme: il s'agit de déterminer si oui ou non, au sein même de l'âme, il y a des forces qui limitent la liberté humaine, et non de se demander si les actes libres posés par l'homme rencontrent des limites externes.

           

            La réflexion de Thomas d'Aquin à ce sujet est concentrée essentiellement en II d24 question 2 article 1: « la connaissance de la sensualité proposée dans le Lombard convient-elle? » et dans la question 3 prise intégralement: Thomas d'Aquin veut justifier l'idée selon laquelle bien que tous les actes humains soient a priori libres, comme on l'a vu, la responsabilité humaine des actes est variable, selon que les actes sont plus ou moins libres. Le but que poursuit Thomas d'Aquin dans cette graduation de la liberté humaine en acte est en effet de rendre possible une typologie du péché, qui se décline sous la forme du péché véniel, et du péché mortel. Le péché n'est pas ici entendu de façon spécifique dans cette Distinction 24 comme faute contre la charité et la fin ultime de tout acte, qui est Dieu, mais le péché est pris ici simplement au sens d'une faute morale, dans une perspective selon laquelle théologie et philosophie peuvent donc se rencontrer. En montrant que la maîtrise qu'a la volonté libre sur les actes humains est tantôt parfaite et complète, tantôt imparfaite et incomplète, l’enjeu pour Thomas d'Aquin est de montrer que le péché ou la faute morale se gradue elle aussi, selon des circonstances qui ne sont pas extérieures, mais intérieures à l'âme. Une analyse nuancée de la liberté humaine permettra de penser le péché humain de façon également nuancée, et de peser le degré de responsabilité en particulier du tout premier péché commis par l'humanité en la personne d'Adam: l'analyse du péché et des degrés de responsabilité dans la faute est en effet motivée par l'interrogation de II d24 question 1 article 4: « Si Adam aurait pu éviter le péché dans l'état originel par le libre arbitre. », sachant que P.Lombard définit théologiquement le libre arbitre comme « ce par quoi le mal est choisi quand la grâce fait défaut » (II d24 question 1 article 4 objection 2). Adam est, selon l’expression de D. Dubarle,

«une récapitulation effective de l’idéal de l’espèce [humaine], personne achevée quant aux capacités de la nature, réunissant en elle tout ce qui peut être porté au compte de l’accomplissement le plus noble qui se puisse de la nature elle-même, enfin personne en acte d’une félicité sans mélange. L’Adam de la théologie de saint Thomas est littéralement une Idée première de l’homme et du tout de l’espèce humaine, mais l’Idée pensée réalisée terrestrement et historialement » ; il est l’ « individu chronologiquement premier et virtuellement père de tous les êtres humains à venir ».(..) « L’acte personnel de péché du premier homme, avec son issue ontologique propre, tire à conséquence ontologique, ontogénétique, pour ce qui est désormais la condition initiale de tout individu humain venant à l’existence en ce monde-ci en descendant du premier homme. »[165](nous soulignons)

            Ainsi, analyser l’état du libre arbitre dégradé, c’est analyser à la fois le statut historique ontologique du libre arbitre pour l’humanité, et analyser les conséquences du péché du premier homme sur le libre arbitre.

La liberté originelle est-elle plus grande que la liberté de l’humanité historique?

            Dans un premier temps, Thomas d'Aquin affirme la souveraine liberté du premier homme: le premier homme n'était pas seulement libre de toute contrainte extérieure, mais aussi intérieurement:

            « On peut entendre de deux manières que quelqu'un n'ait pas pu éviter le péché: selon l'une, parce qu'il est poussé par violence au péché, et ceci est parfaitement incompatible avec la liberté de l'arbitre qui ne souffre pas la coercition; selon l'autre, parce que le libre arbitre est enclin au mal, soit par quelqu'habitus, soit par une passion à laquelle le libre arbitre succombe. Mais en aucun cas on ne peut dire du premier homme qu'il n'aurait pas pu résister au péché: il avait un libre arbitre véritable et intact, aussi ni les passions qui poussent au mal ni un habitus vicieux qui altère la nature n'étaient en lui, tous deux sont des conséquences du péché.(..) »(II d.24 question 1 article 4 réponse) (nous soulignons)

 

           

            En relief se trouve ici le point de départ de la réflexion ultérieure: la liberté originelle était celle d'un « arbitre qui ne souffre pas de coercition », ce qui signifie que la liberté de choix du premier homme était celle du libre arbitre comme puissance dans l'âme, qui commande les actes et ne peux pas être contrainte.

 

Mais Thomas d'Aquin va plus loin en disant que ce libre arbitre était « véritable et intact », tandis que le libre arbitre de l'humanité issue du premier homme, sortie de l'état d'innocence, est « enclin au mal » tant par les « passions qui poussent au mal » que par un « habitus vicieux »: la nature humaine altérée par le péché originel n'est plus pleinement maîtresse de ses actes; elle a un commandement imparfait sur les actes qu'elle subit partiellement, et commande partiellement, tandis que la liberté du premier homme était parfaiteement celle d’une créature intelligente qui peut maîtriser pleinement chacun de ses mouvements : comme le souligne D. Dubarle[166], « Saint Thomas pense [le péché originel] comme étant l’acte du libre arbitre de la créature intelligente, détermination foncièrement « historiale » d’une volonté initialement capable de faute ». Si « acte et détermination du péché consistent à se détourner par choix de la proposition divine de la béatitude », c’est bien parce que la liberté de l’homme originel était une liberté absolue de choix, tandis que la liberté humaine historique est dégradée selon Thomas d’Aquin, comme le souligne D. Dubarle :

« les hommes, dans leur conduite, suivent davantage l’impulsion sensible et le désir animal que la raison, se laissant ainsi gouverner plus par ce qui est matière et détermination générique [..] que par ce qui est en eux le plus forme et différence avec l’animalité.[..] Cet état des choses n’est pas l’état de choses initial de la condition humaine. C’est un état de choses dégradé. Sa dégradation tient au péché. [..] Le constat philosophique reoint alors une conviction religieuse et sa méditation théologique. [167]

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            Dès lors, Thomas d’Aquin entend montrer par une analyse plus poussée des facultés de l’âme en quoi le libre arbitre des hommes soumis au péché originel peut diminuer et être « enclin au mal », soit montrer pourquoi tous les actes humains ne sont pas parfaitement libres dans l’humanité qui a perdu son état originel : par le péché originel, le libre arbitre humain a perdu sa capacité à maîtriser pleinement tous les actes humains, non parce qu’il existe désormais des contraintes extérieures susceptibles de contraindre le libre arbitre, mais parce qu’au sein de l’âme humaine, le libre arbitre commande des forces de l’âme qui ne sont pas parfaitement soumises à sa domination, mais font parfois obstacle à l’exercice intérieur de la liberté.

Dans la Distinction 24, Thomas d’Aquin envisage donc principalement deux sortes de forces susceptibles de limiter l’efficacité du libre arbitre : la sensualité explicitement (II d24 question2 article1 : « la sensualité : ce qu’elle est » ; II d24 question 3 articles 1-2 : « Si le mouvement de la sensualité, de la raison supérieure, et de la raison inférieure sont suffisamment et convenablement étudiés dans le Lombard » ; « Si le mouvement de la sensualité peut être un péché »), et les passions implicitement (II d24 question 3 article 3 : « S’il pourrait y avoir du péché dans la raison »), sans analyser le rapport exact entre ces deux formes de forces. Il ne statue pas non plus sur la définition rigoureuse en termes aristotéliciens de ces forces dans l’âme: sont-elles des puissances, des habitus ? Thomas d’Aquin ne répond pas ici à cette question, s’intéressant davantage à leur processus dynamique qu’à ce qu’elles sont essentiellement. On peut seulement supposer, d’après ces propos :

il avait un libre arbitre véritable et intact, aussi ni les passions qui poussent au mal ni un habitus vicieux qui altère la nature n'étaient en lui, tous deux sont des conséquences du péché.(..) »(II d.24 question 1 article 4 réponse) (nous soulignons)

« (..) Le foyer du péché s’oppose à la syndérèse ; en effet, comme le foyer du péché pousse toujours au mal, de même la syndérèse tend toujours vers le bien. Donc comme le foyer du péché est un certain habitus, .. (II d24 question 2 article 2 En sens adverse 2) (nous soulignons. Le « foyer du péché » désigne la sensualité dans ce passage)

 

que la sensualité est une forme d’habitus vicieux, néanmoins inhérent à la nature humaine après le péché originel, et que les passions sont d’une autre nature ; mais ceci reste ici une simple hypothèse.

 

Détail de l’argumentation thomiste :

 

            Le passage de la question 1 aux questions 2 et 3 dans la Distinction 24 s’explique donc par le fait que Thomas d’Aquin entend montrer en quoi le commandement de la volonté libre est entravé à l’intérieur même de l’âme humaine après le péché originel, soit en quoi le libre arbitre est « enclin au mal » par les passions ; en revanche, Thomas d’Aquin n’élucidera pas dans cette distinction 24 le rôle exact des « habitus vitieux » autres que le mouvement de la sensualité, habitus qu’il mentionne dans la Réponse de l’article 4 citée précédemment comme entraves de la liberté ; d’autre part, il ne procédera pas non plus par une analyse exhaustive du rôle de chacune des passions de l’âme, mais se contentera d’analyser leur fonctionnement en général. Analyser la sensualité, c’est analyser ce qui constituerait la passivité de l’âme et risquerait le plus d’annihiler le libre arbitre.

 

Première définition de la sensualité :

            Comment des forces de l’âme ou des habitus dans l’âme peuvent-ils entraver le libre arbitre et diminuer son degré de liberté, alors que le libre arbitre est une puissance libre, sensée commander toutes les autres puissances ou forces de l’âme ?

            Thomas d’Aquin répond à cette question par une double analyse : d’une part, il analyse ce qu’est la sensualité et son mouvement, en II d.24 question 2 article 1 : « si la connaissance de la sensualité telle qu’elle est posée dans le Lombard convient » ; d’autre part, il statue sur le pouvoir ou l’efficace réelle de la volonté dans les actes humains, et spécialement dans la question 3 article 2 : « si le mouvement de la sensualité peut être un péché » par une analyse de l’emplacement du péché dans l’âme humaine.

            Quelle force est susceptible de contrebalancer le pouvoir de la volonté ? Selon Thomas d’Aquin, si le libre arbitre est incoercible, il n’en demeure pas moins que certaines forces de l’âme, liées spécifiquement à l’union entre l’âme et le corps, peuvent limiter l’efficacité de la volonté libre. Tel est le but poursuivi par l’analyse de la sensualité, que Thomas d’Aquin définit ainsi :

 

           

            « (..) la sensibilité comporte toutes les forces de la partie sensitive [de l’âme] (..) ; la sensualité nomme seulement cette partie par laquelle est mû l’animal vers quelque chose qu’il doit désirer ou fuir. (..)

La sensualité commence aux confins des puissances estimative et appétitive qui la suivent, de sorte que la sensualité se rapporte à la partie sensitive sur le même mode que la volonté et le libre arbitre se rapportent à la partie intellective [de l’âme]. (II d24 question 2 article 1 réponse) (nous soulignons)

 

Le terme de « sensualité » a d’abord un sens très large, pour Thomas d’Aquin : il désigne dans la question 2 article 1 (réponse) l’ensemble des mouvements sensibles vers ce qui doit être désiré ou fui. Thomas d’Aquin réserve le terme de sensibilité pour « toutes les forces sensitives de l’âme » ; la sensibilité est donc un genre de forces dans l’âme, très différent du genre de l’intelligence et de la volonté, qui inclut la sensualité comme une espèce de forces. Comme l’analyse très justement D.Dubarle, il s’agit bien d’

« une façon d’habitus de détérioration de la nature elle-même (..) [qui] a pour sujet l’essence de l’âme. C’est alors la volonté qui est affectée par priorité : désormais fragile plus même qu’elle ne le serait purement de nature, faite comme spontanément encline au mal plutôt qu’au bien, elle est en outre sans cesse menacée par le déchaînement de la convoitise.[ou] loi du foyer de péché »[168]

 

Thomas d’Aquin insiste particulièrement sur le caractère dynamique de la sensualité, et sur son orientation : la sensualité est orientée vers ce qui est ou semble être bon ou mauvais pour l’homme comme être vivant. Thomas d’Aquin va même plus loin : elle est orientée vers ce qui est bon pour l’homme dans son corps essentiellement, car elle est l’origine des affects vis-à-vis des biens pour le corps :

(..)l’appétit pour les réalités qui conviennent au corps naît de la sensualité. » (II d24 question 2 article 1 réponse) (nous soulignons)

 

Elle est donc intimement liée à l’incarnation de l’homme, et elle porte sur la sphère des émotions et des appétits charnels. En affirmant qu’elle « se rapporte à la partie sensitive sur le même mode que la volonté et le libre arbitre se rapportent à la partie intellective de l’âme », Thomas d’Aquin renverse la relation de tout à partie qu’il a précédemment établie entre la sensibilité et la sensualité : alors que comme processus dynamique la sensualité est une partie de la sensibilité qui l’englobe, la sensualité maîtrise ou commande la sensibilité, de même que la volonté et le libre arbitre maîtrisent et commandent l’acte auquel il est procédé à partir des informations fournies par l’intelligence. Les sens font connaître ce qui est bon ou mauvais pour le corps ; l’âme éprouve des affects d’attirance ou de répulsion pour ce qui lui est présenté par les sensibilités. Ces affects relèvent de la sensualité, tandis que la connaissance relève davantage de la sensibilité.

 

La liberté de l’âme est-elle absolue, relative, ou anéantie dans la sensualité ?

            Par la suite, après avoir analysé le fonctionnement de la raison et le processus de l’acte raisonnable en II d24 question 2 articles 2-3-4 : « les parties supérieure et inférieure de la raison », « la syndérèse », « la conscience » et question 3 article 1 « Si le mouvement de la sensualité, de la raison supérieure, et de la raison inférieure sont suffisamment étudiés dans le Lombard », Thomas d’Aquin prolonge son analyse de la sensualité dans le but de dire si oui ou non, les mouvements de la sensualité peuvent être dits libres. Il s’agit alors de voir dans quelle mesure les mouvements de l’émotion sont volontaires : où ce qui est éprouvé vis-à-vis d’un objet qui concerne le corps, détermine l’acte humain car l’émotion incite à rechercher ou à fuir certains objets selon ce qui est ressenti. Dès lors, dans quelle mesure l’être humain sera-t-il libre vis-à-vis de ce qui concerne le corps ? Thomas d’Aquin n’entend pas statuer concrètement en donnant des exemples précis, mais montrer quel degré de liberté nous possédons vis-à-vis de la sensualité : la sensualité est-elle un déterminisme, l’âme humaine est-elle libre intérieurement absolument au poins de commander même les mouvements de la sensualité ? Si aucune de ces réponses ne convient, comment concilier une certaine passivité de l’âme par l’entremise de la sensualité avec la domination du libre arbitre ?

 

« (…) Mais il y a en nous un triple appétit : naturel, sensitif, et rationnel ; certes l’appétit naturel – par exemple l’appétit de la nourriture – qui n’est pas engendré par l’imagination, mais par la disposition même des qualités naturelles par lesquelles les forces naturelles exercent leur action. Or ce mouvement n’est subordonné et n’obéit à nulle raison ; il ne peut pas y avoir de péché en lui (..). Mais l’appétit sensitif est celui qui suit l’imagination ou un sens qui le précèdent ; et celui-ci est appelé le mouvement de la sensualité. Quant à l’appétit rationnel, il est celui qui suit la cognition de la raison ; celui-ci est dit le mouvement de la raison, il est l’acte de la volonté. » (II d24 question 3 article 1, réponse) (nous soulignons)

« (…) La sensualité (..) nomme la partie sensitive dans la mesure où elle est davantage abaissée vers la chair, en tant qu’elle ne suit pas le commandement de la volonté en agissant, mais se meut d’un mouvement propre. »(II d24 question 3 article 2 réponse 3) (nous soulignons)

 

Thomas d’Aquin opère une distinction très importante : dans l’appétit naturel vécu, l’âme humaine est purement et simplement passive. Elle ne maîtrise ou commande absolument pas ce qui est éprouvé vis-à-vis des réalités qui concernent la vie de l’homme ; le ressenti est alors totalement passif. Il est immédiat et spontané. La volonté et l’intelligence n’ont aucune influence sur lui. Les mouvements de l’âme qui relèvent de l’appétit naturel limitent donc définitivement l’efficacité du libre arbitre et de la volonté dans l’âme. Il ne saurait être question de chercher à maîtriser ce qui par nature échappe à tout contrôle de la raison et de la volonté ; c’est donc une limite de fait du pouvoir de la volonté.

 

Dans un deuxième temps, Thomas d’Aquin revient sur le « mouvement de la sensualité » et adopte à son sujet une position très nuancée : il ne s’agit pas d’un mouvement purement immédiat, car il suit « l’imagination ou le sens qui le précèdent » ; son mouvement est postérieur au mouvement de la sensibilité qui fait connaître les biens et les maux de la vie humaine. Il est postérieur à une connaissance, mais une connaissance purement sensible. Son mouvement est donc involontaire, dans la mesure où l’ébranlement de la mise en mouvement ne dépend pas de la volonté mais elle « se meut d’un mouvement propre »; néanmoins Thomas d’Aquin statuera plus loin sur le degré exact de liberté que comporte un tel mouvement : mouvement immédiat au sens où il suit immédiatement la connaissance sensible, il n’est pas définitivement excluable par sa définition qu’il échappe à tout contrôle du libre arbitre, dans la mesure où son mouvement relève d’une connaissance.

D’une certaine façon, on peut dire que la sensualité dépasse l’appétit naturel et le dépasse parce qu’elle inclut un certain usage de la connaissance sensible, comme si celle-ci était qune matière première pour la sensualité qui la mettrait en forme.

Néanmoins, la sensualité reste composée de mouvements spontanés, quasi immédiats, qui correspondent à une connaissance purement sensible et non rationnelle. Ces mouvements ne relèvent ni de la raison, ni de la volonté qui constituent le libre arbitre ; c’est pourquoi on ne peut pas affirmer au premier abord qu’elle soit libre. Elle est comme une étape intermédiaire entre l’appétit naturel et l’appétit rationnel, mais elle n’a pas un véritable statut mixte, comme composé d’un appétit rationnel et d’un appétit naturel qu’elle mêlerait, dans la mesure où elle ne contient pas par essence les composantes du libre arbitre que sont la raison et la volonté. Elle reste davantage du côté de l’appétit naturel.

 

Enfin, le « mouvement de la raison » est consécutif à une connaissance rationnelle : la raison connaît, et la volonté d’action suit la connaissance rationnelle. C’est pourquoi Thomas d’Aquin peut d’ores et déjà trancher définitivement sur son statut : « le mouvement de la raison est l’acte de la volonté » car il dépend totalement de la raison et de la volonté, qui constituent essentiellement le libre arbitre, selon la définition même de Thomas dans la question 1 où il a longuement analysé le rapport exact entre la raison et la volonté dans le libre arbitre, mais affirmé comme valide la définition proposée par Lombard du libre arbitre comme « faculté de la volonté et de la raison ».

 

Faut-il conclure de cette triple distinction que les mouvements de l’âme qui sont immédiats ne sont pas libres, tandis que les mouvements non immédiats, consécutifs à une connaissance rationnelle, seraient seuls libres ?

 

Le mouvement de la libre volonté dans l’âme se décline en deux catégories, la délectation, et le consentement :

Pour déterminer si oui ou non, l’âme humaine est libre malgré l’existence de la sensualité, et le degré de liberté possible en elle, Thomas d’Aquin recourt alors aux définitions qui affinent les modalités selon lesquelles l’âme peut avoir la maîtrise de ses actes : il analyse les conséquences, pour une pensée de l’action libre (et non de la simple connaissance théorique), de la distinction opérée précédemment entre raison inférieure, et raison supérieure (la raison supérieure est la partie de la raison qui est mue par des raisons universelles, tandis que la raison inférieure est mue par des raisons temporelles contingentes et particulières).

                Mais la cognition de la raison peut être de deux manières : l’une simple et absolue, lorsqu’elle décide aussitôt ce qui est connu sans discussion ; et une volonté dite non délibérée suit une telle cognition ; l’autre qui enquête, lorsqu’elle raisonne sur le bien ou le mal, le convenable ou le nuisible ; et une volonté délibérée suit une telle cognition.

(..) Ou bien [la volonté] suit alors le mouvement de la raison inférieure, qui est dit la délectation (..) ; ou bien (..) elle ne peut pas suivre l’appétit avant que la délibération ne soit finie, et on dit qu’elle consent à la délectation.

                (..) Il n’est pas attribué [ à la raison supérieure] une délectation, mais seulement un consentement ultime, qui est le consentement à l’exécution de l’œuvre. » (II d24 question 3 article 1, réponse) (nous soulignons)

 

« (..) N’est pas attribuée [à la raison supérieure] la délectation prise à ces réalités, qui nomme une certaine complaisance non délibérée, mais seulement le consentement qui suit la délibération. » (II d24 question 3 article 1, réponse 4) (nous soulignons)

 

                « La délectation et le consentement à la délectation ne sont pas des actes divers (..) ; mais leur différence est celle du délibéré et du non délibéré (..) » (II d24 question 3 article 1, réponse 6) (nous soulignons)

 

Thomas d’Aquin distingue deux mouvements libres possibles : l’acte libre est de toute façon l’acte d’une volonté qui suit « l’appétit de la raison » évoqué précédemment. Il n’y a pas d’acte libre sans connaissance rationnelle ; la volonté sans connaissance est aveugle, donc pas libre. Dans le libre arbitre, raison et volonté sont solidaires selon Thomas d’Aquin, et ne peuvent pas se déconnecter l’un de l’autre, sous peine de dissoudre la liberté de l’arbitre elle-même. Tel est l’aspect « intellectualiste » de la conception thomiste du libre arbitre, conséquence d’une analyse rigoureuse du rapport entre la volonté et la raison dans le libre arbitre affirmé par Lombard pour qui le libre arbitre est la « faculté de la raison et de la volonté ». L’acte libre est, pour Thomas d’Aquin, un acte nécessairement consécutif à une connaissance de la raison. C’est pourquoi ici se trouve apparemment tranché le cas de la sensualité : elle suit une connaissance par les sens et non par l’intellect, donc elle ne devrait pas être libre puisqu’elle ne relève pas d’une connaissance rationnelle.

 

Comment dès lors ramener à l’unité l’âme humaine, de sorte qu’elle ne soit pas éclatée entre des mouvements immédiats naturels non libres, des mouvements de la sensualité immédiats qui ne suivent pas une connaissance rationnelle, donc ne sont pas libres, et des mouvements libres qui suivent une connaissance de la raison ? Faut-il opposer la spontanéité de la sensualité, la connaissance sensible, l’appétit naturel, et la sensibilité à la liberté de la raison qui connaît et de la volonté ? Comment penser l’unité d’une nature psychologique humaine éclatée entre des tendances apparemment si contraires ?

Thomas d’Aquin résout cette contradiction par une distinction : la connaissance rationnelle se décline selon deux modes possibles, et l’existence de ces deux modes implique la coexistence de deux modes d’actes libres.

En effet, soit la connaissance rationnelle est immédiate, et l’acte libre également ; soit elle est différée par une délibération rationnelle, donc l’acte libre consécutif est également différé. L’acte libre peut être soit délibéré, soit indélibéré ; mais la non-délibération qui confère aux actes une certaine spontanéité immédiate n’exclut pas le fait que l’acte puisse être libre. Il y a donc des mouvements immédiats de l’âme qui sont néanmoins libres. Cette distinction entre deux formes de connaissance rationnelle possible repose sur la distinction entre deux modes de connaissance, raison supérieure et raison inférieure, qui implique une distinction entre deux mouvements de la volonté : la volonté peut soit se délecter de l’acte libre, soit consentir à l’acte libre, selon que la raison a pris ou non le temps d’une délibération – en cas de non-délibération, il n’en demeure pas moins qu’une connaissance rationnelle est possible.

L’acte libre non délibéré, dans lequel la volonté se délecte de la connaissance de la raison inférieure, est la figure spontanée du libre arbitre. Dès lors, il y a des mouvements premiers de la volonté qui sont à la fois immédiats et libres. C’est à partir de ces mouvements que peut être pensée l’unité d’une nature humaine qui serait sinon éclatée entre une sensibilité et une sensualité, des mouvements naturels - qui tous sont immédiats - et une raison qui conférerait aux actes libres une certaine responsabilité, mais également une certaine absence de spontanéité, un recul qui serait un permanent retard chronologique qu’aurait la liberté par rapport à la vie humaine.

 

Quelle responsabilité morale est alors engagée dans les premiers mouvements ?

Thomas d’Aquin classe donc, semble-t-il, les actes selon plusieurs catégories possibles : les actes libres relèvent d’une connaissance rationnelle et peuvent être soit immédiats, soit différés. L’appétit naturel est immédiat, non cognitif, et les actes qui suivent exclusivement l’appétit naturel ne sont pas libres. La sensualité est immédiate, cognitive par les sens et non par l’intellect, donc les actes qui suivent exclusivement la sensualité ne devraient pas être libres, puisqu’elle ne relève pas d’une connaissance rationnelle.

Mais comme Thomas d’Aquin a unifié la liberté et l’appétit naturel ou la sensualité en posant l’existence d’actes libres immédiats, une difficulté surgit : comment distinguer intérieurement les limites entre lesquelles les actes sont libres, ou ne sont pas libres ? Le discernement moral peut sembler difficile, dans l’intériorité d’une seule et même personne qui connaît le réel de façon sensible et de façon rationnelle, entre un acte qui suit immédiatement une connaissance sensible, et un acte qui suit immédiatement une connaissance rationnelle. Sous les vecteurs communs de l’immédiateté et de la connaissance, il semble que l’hétérogénéité entre actes libres et actes non libres soit difficile à distinguer dans les faits.

Cette difficulté est renforcée par le fait que Thomas d’Aquin a distingué dans la volonté rationnelle deux actes possibles : le consentement, et la délectation. Dans la mesure où la volonté rationnelle se délecte, elle éprouve du plaisir vis-à-vis d’un objet qu’elle reçoit, ce qui induit une certaine forme de passivité. Le consentement est davantage un acte purement positif, plein, et entier. Comment distinguer une volonté rationnelle qui se délecte, qui est donc présente, mais réceptive et qui éprouve, d’un simple ressenti qui n’est pas voulu ni ne pourrait l’être?

Thomas d’Aquin répond à cette question de manière explicite par le biais d’une analyse des degrés de responsabilité intérieure dans les actes posés:

« (..) puisque la puissance d’engendrement n’obéit en aucune manière à la raison, il n’arrive en aucune manière que le péché soit dans ces actes. Mais l’appétit pour la délectation, la délectation même qui arrive pendant l’union et autres de la sorte, qui relèvent de la vertu sensitive et motrice, peuvent être ordonnés par la raison, ou évités. C’est pourquoi le péché est en eux, qui ne relèvent pas de la puissance d’engendrement ou de la puissance nutritive. » (II d24 question 3 article 1, réponse 2) (nous soulignons)

                « (..) N’est pas attribuée [à la raison supérieure] la délectation prise à ces réalités, qui nomme une certaine complaisance non délibérée, mais seulement le consentement qui suit la délibération. » (II d24 question 3 article 1, réponse 4) (nous soulignons)

                « La délectation et le consentement à la délectation ne sont pas des actes divers (..) ; mais leur différence est celle du délibéré et du non délibéré (..) » (II d24 question 3 article 1, réponse 6) (nous soulignons)

                « (..) Le mouvement de la sensualité n’est pas en notre pouvoir, puisqu’il précède la délibération de la raison. (..) » (II d24 question 3 article 2 objection 4) (nous soulignons)

 

            La réponse 2 de la question 3 article 1 est un exemple de la distinction que Thomas d’Aquin a établie entre l’appétit naturel, la sensualité, et la volonté rationnelle : en tant que telle, la puissance de génération a un acte naturel sur lequel le libre arbitre n’a aucune prise, puisque son acte n’est « en aucune manière » commandé par la raison qui constitue le libre arbitre. Mais « l’appétit pour la délectation, la délectation » « relèvent de la vertu sensitive et motrice » : si l’acte naturel qui développe la puissance de génération n’est pas soumis au libre arbitre, ce qui est éprouvé – la délectation et l’appétit pour la délectation – est soumis au commandement de la raison dans une certaine mesure, donc est soumis au libre arbitre : puisque la délectation relève de la volonté rationnelle, la délectation n’est pas en dehors de l’exercice du libre arbitre. Ainsi, le libre arbitre a prise sur les appétits sensibles de deux manières : d’une part, parce que la volonté rationnelle éprouve une délectation, et cette émotion est d’ores et déjà de l’ordre de la volonté et non pas simplement d’un appétit naturel non soumis au libre arbitre ; d’autre part, parce que la raison dite supérieure peut consentir ou non à cette délectation, et donc choisir de poursuivre cette délectation, ou d’y renoncer, selon que la délectation éprouvée lors de l’acte naturel est ordonnée par la raison, ou à éviter. Telle est l’analyse que J. Weisheipl effectue pour la définition de la sensualité donnée en II d.24 :

            Thomas lui aussi affirme que les premiers mouvements de l’appétit sensible vers un objet moral illicite, comme vers l’un des péchés capitaux, sont des péchés véniels, même s’ils sont les plus légers de tous les péchers. Il faisait sien l’enseignement de Hughes de Saint-Victor, également cité par Pierre Lombard, selon lequel « une tentation de la chair ne peut pas naître sans péché. » (..) Tous ces premiers mouvements de l’appétit sensible sont suffisamment sous l’empire de la volonté libre pour pouvoir être des péchés véniels.(..) Chacun de ces mouvements d’émotion antérieurs à toute délibération ou même prise de conscience aurait pu être évité si l’esprit s’était attaché à penser à autre chose, et cette possibilité indique l’existence d’une liberté suffisante pour constituer un péché. »(nous soulignons)[169]

           

            Quelle est alors la valeur morale de la sensualité et des passions ?

 

Si le libre arbitre a prise sur les mouvements émotifs, si l’émotion a par elle-même immédiatement une valeur morale, dans la mesure où elle est spontanément volontaire et relève d’une connaissance rationnelle qui est immédiate et non délibérée, dans quelle mesure peut-on qualifier moralement la sensualité et les mouvements des passions ? S’agit-il d’affirmer que les mouvements émotifs sont intrinsèquement qualifiables d’un degré de moralité ? Peut-on distinguer entre des mouvements de l’émotion qui soient plus ou moins sous le commandement du libre arbitre, donc plus ou moins libres, ou doit-on affirmer que tous les mouvements de l’émotion sont soumis au libre arbitre, donc que la responsabilité morale est la même quelle que soit l’émotion éprouvée et la manière dont elle est soumise au libre arbitre ?

            Cette interrogation est traitée par Thomas d’Aquin dans un développement à la finalité théologique : s’il y a des différences, de degré ou de nature, entre les émotions ressenties qui seraient plus ou moins volontaires et libres, alors il y a également des différences de degré ou de nature dans la culpabilité morale lorsque l’émotion ressentie est plus ou moins libre. Le but poursuivi par Thomas d’Aquin est d’aboutir à une distinction nette entre des formes de péché plus ou moins libres, les péchés véniels et les péchés mortels, en Distinction 24 question 3 article 6 « Si un péché véniel peut devenir mortel ».

 

            Procédure argumentative :

 

Thomas d’Aquin entreprend de définir dans son ensemble le champ de la moralité et les actes contraires à la moralité ainsi:

(..) Comme le péché a rapport à la considération présente, il n'est autre que l'acte désordonné qui a rapport au genre moral. Mais dans le genre moral, nul mouvement n'est posé, sauf par relation avec la volonté qui est le principe moral, comme cela est clair d'après le sixième livre de la Métaphysique. Donc le genre moral commence où se trouve la maîtrise de la volonté pour la première fois. Or la volonté a une maîtrise complète de certains actes, mais incomplète d'autres actes. Elle a une maîtrise complète de ces actes qui procèdent du commandement de la volonté; et ceux-ci sont les actes qui suivent la délibération, qui sont attribués à la raison. Mais elle a une maîtrise incomplète de ces actes qui ne procèdent pas du commandement de la raison, mais que la volonté pouvait cependant empêcher dans la mesure où ils sont assujettis à la volonté d'une certaine façon, en tant qu'ils sont empêchés, ou non empêchés. Donc le désordre qui arrive dans ces actes cause la raison du péché, mais du péché incomplet; donc dans ces actes le péché est très léger et véniel, mais pas un péché mortel qui est un péché parfait (..) » (II d24 question 3 article 2 réponse) (nous soulignons)

 

        Un acte n’a de valeur morale que si la volonté réside à son principe, et le rapport entre la volonté et la moralité est immédiat : dès qu’il y a « maîtrise de la volonté », l’acte doit recevoir une qualification morale, tout acte volontaire est par essence moral, soit susceptible d’être qualifié de bon ou de mauvais. Il n’y a donc pas de degré intermédiaire entre l’acte libre et l’acte non libre, mais une différence de nature entre les deux, ce sur quoi insistent les expressions « pour la première fois », « commence ». L’hétérogénéité entre l’acte libre moral et l’acte involontaire ne permet pas de passage de l’un à l’autre, mais la rupture entre les deux sortes d’actes est un gouffre infranchissable.

        Mais la volonté peut être de deux manières au principe d’un acte : soit complètement, absolument, dans la mesure où l’existence de l’acte dépend de la volonté qui est à l’origine de l’acte – telle est la signification des actes sur lesquels la volonté aurait une « maîtrise complète » ; ils « procèdent du commandement de la volonté » dans la mesure où si la volonté n’était pas à l’origine de ces actes, ces actes n’auraient aucune existence. L’efficience de la volonté libre est alors totale. Thomas d’Aquin affirme qu’une telle maîtrise de la volonté correspond aux actes qui « suivent la délibération » : on a vu précédemment que la volonté donne ou non son« consentement »à l’acte libre. De tels actes ne sont pas immédiats, mais nécessitent une délibération rationnelle, il y a donc un délai entre les appétits de l’âme et l’exécution de tels actes. Le consentement envisagé ici est l’origine de l’existence de l’acte libre. Le consentement envisagé ici n’est pas simplement l’adhésion délibérée à un acte qui précède la délibération, mais qui est lire et procède d’une connaissance rationnelle : il s’agit ici des actes pour lesquels la volonté libre qui procède d’une connaissance rationnelle est délibérée, et l’acte ne commence qu’après la délibération.

        Selon la seconde manière, Thomas d’Aquin rend compte des actes pour lesquels la volonté a une « maîtrise incomplète » de l’acte : le commandement de la raison n’est pas alors à l’origine de l’existence de l’acte ; la volonté rationnelle ne donne pas l’impulsion qui déclenche le processus dynamique de l’acte. La délibération n’est pas à l’origine de l’acte envisagé, cet acte n’est pas délibéré. Néanmoins, l’acte non-délibéré est libre, car il est soumis au commandement du libre arbitre, qui peut empêcher ou ne pas empêcher le déroulement de l’acte : la volonté rationnelle n’est pas l’origine de l’acte, mais elle a le pouvoir de permettre l’existence de cet acte, ou de le stopper. L’acte libre selon cette modalité est non-délibéré, donc immédiat, mais soumis au pouvoir de la raison et de la volonté qui lui donnent libre cours, ou non. Dès lors, le contrôle opéré par le libre arbitre sur ces actes immédiats doit être compris de deux manières : d’une part, le libre arbitre prend après délibération vis-à-vis de ces actes la forme d’un consentement ultime, ou non. En ce sens, le libre arbitre commande de façon non immédiate de tels actes, mais dans la mesure où il peut stopper à tout instant leur déroulement, soit les empêcher, cette non-immédiateté du commandement n’en est pas moins un pouvoir absolu, illimité sur ces actes, puisqu’il s’agit de leur existence ou de leur non-existence. D’autre part, la volonté rationnelle, comme on l’a vu précédemment, éprouve une délectation immédiate vis-à-vis de tels actes ; dans cette mesure, de tels actes sont d’emblée sous le contrôle du libre arbitre : même si son pouvoir ne s’exercera que négativement – entraver ces actes et les stopper, ou bien donner son consentement à un acte déjà là – avant même toute délibération rationnelle, cet acte est libre, il y a ce que Thomas d’Aquin n’appelle pas un consentement, mais une délectation de la volonté qui approuve d’une certaine façon l’acte dans la mesure où cette volonté est éprouvée.

        Thomas d’Aquin peut donc déduire l’existence de deux sortes de péchés : les péchés véniels, et les péchés mortels. L’acte contraire aux lois morales dont la naissance ne dépend pas de la volonté rationnelle, mais que celle-ci peut seulement empêcher a posteriori n’est pas en dehors de la moralité depuis l’instant de son origine jusqu’à l’instant où la délibération rationnelle aboutit à un consentement ou un non-consentement ; la volonté rationnelle éprouve une délectation à son égard, qui, quoiqu’immédiate et subie dans une certaine mesure, n’en demeure pas moins une faute morale. L’efficacité de la volonté rationnelle droite a posteriori sera alors d’empêcher de tels actes ; si elle ne le fait pas, si après délibération elle consent à cette faute en n’arrêtant pas le cours de l’acte dès qu’elle a délibéré à son sujet, le péché sera désormais mortel, soit une faute morale d’une gravité sans commune mesure avec celle qui précédait la délibération. Quant aux actes contraires aux lois morales dont la volonté rationnelle est l’origine pleine et entière après délibération, ils sont d’emblée des péchés mortels, soit des fautes morales très importantes, car l’acte dépend entièrement d’un consentement au mal à son origine.

 

            S’il n’y a moralité que lorsqu’il y a liberté, la sensualité est-elle morale ?

 

        C’est cette définition de la moralité, et cette conception de la double manière dont des actes peuvent être soumis au libre arbitre, qui justifient l’affirmation maintes fois répétée dans la Distinction 24 selon laquelle la sensualité est intrinsèquement perverse, sans envisager de distinguer une bonne et une mauvaise sensualité : la sensualité a été définie, on l’a vu, comme une tendance naturelle particulière, l’appétit pour les biens qui conviennent au corps. Mais cette tendance naturelle doit être normée par la raison : la sensualité est un appétit, mais qui est d’emblée libre, car elle est soumise à la volonté rationnelle selon le deuxième mode envisagé, comme actes immédiats vis-à-vis desquels la volonté éprouve une délectation, que la volonté peut librement choisir de stopper, même si elle n’est pas à leur origine (tandis que les actes des puissances naturelles ne peuvent pas être empêchés par le libre arbitre, comme le montrait l’exemple de la puissance d’engendrement en II d24 question 3 article 1 réponse 2 : les actes de cette puissance, il n’appartient en aucune manière au libre arbitre de les empêcher, ou de leur commander de se produire, leur déroulement est en dehors de la sphère morale.) :

 

        Thomas d’Aquin affirme d’une part la nécessité inéluctable du caractère moralement mauvais de la sensualité, ce qui sous-entend que la sensualité est soumise selon un certain mode au libre arbitre, puisqu’il n’y a de qualification morale possible que lorsque l’acte est sous le commandement du libre arbitre selon un certain mode. Dès lors, la question se pose de savoir dans quelle mesure, si la sensualité est nécessairement moralement mauvaise, elle peut constituer autre chose q’un déterminisme inéluctable pour le libre arbitre :

 

               

                        Pour éviter que la perversité nécessaire de la sensualité n’implique que le libre arbitre soit non seulement « enclin au mal », comme on l’a vu précédemment, mais agisse nécessairement de façon mauvaise lorsqu’il se rapporte aux biens et aux maux qui concernent le corps, ce qui est le domaine de la sensualité, comme on l’a vu également, Thomas d’Aquin analyse donc la manière exacte dont le libre arbitre se rapporte à la sensualité, en appliquant à la sensualité l’examen des différentes manières possibles selon lesquelles le libre arbitre peut se rapporter à des forces dans l’âme : il en déduit la nature exacte de la faute morale que le libre arbitre commet dans les mouvements premiers de la sensualité, à savoir un péché véniel tant qu’il n’y a pas eu de délibération.

La distinction que Thomas vient d’établir entre les actes qui sont sous le commandement complet de la raison et de la volonté, et les actes qui sont sous un commandement incomplet, fonde l’analyse de la manière dont le libre arbitre commande la sensualité, en II d 24 question 1 article 2 réponse :

 

                «(…) Tous les premiers mouvements qui sont réservés à la sensualité, comme l'affirment les paroles d'Augustin, sont des péchés. Mais les mouvements précédents, que nous avons dits plus haut être naturels, qui ne suivent pas l'imagination, mais seulement l'action des qualités naturelles, sont exempts de la raison du péché, dans la mesure où peut être vérifié le propos de certains qui disent que les premiers mouvements en premier ne sont pas péché, mais les mouvements premiers en second sont péché, en tant que par les premiers en premier nous entendons les mouvements naturels, et par les premiers en second nous entendons les mouvements de la sensualité, dans laquelle est le péché comme en un sujet.

(…) Or la déformation de n'importe quel acte est attribuée à cette puissance qui est le principe de l'acte comme au sujet. Donc puisque la sensualité est le principe de ces actes, il est convenable de dire que le péché est en elle comme en un sujet. » (II d24 question 3 article 2 réponse) (nous soulignons)

 

                « (..) Quelque chose convient à notre sensualité qui ne convient pas à la sensualité animale : être assujettie dans une certaine mesure à la raison, par laquelle un péché peut être dans la sensualité humaine, mais pas dans la sensualité animale. » (II d24 question 3 article 2 réponse 1) (nous soulignons)

 

                « Tout péché est dans la volonté, non comme en un sujet, mais comme en une cause [ :] (..) par soi, comme quand l’acte du péché procède du commandement de la volonté, ou quasiment comme par accident, quand elle n’empêche pas ce qu’elle peut empêcher (..). Et de cette manière, elle est cause des premiers mouvements. » (II d24 question 3 article 2 réponse 2) (nous soulignons)

 

« Le fait que la sensualité ne pèche que véniellement tient à son imperfection.( ..) » (II d24 question 3 article 5 réponse 4) (nous soulignons)

 

La sensualité comme appétit qui se rapporte aux biens et aux maux qui concernent la vie du corps, est à l’origine d’actes immédiats, spontanés ; la raison et la volonté ne sont donc pas la cause de l’existence même de ces actes. Cependant, ces actes sont libres dans la mesure où la raison et la volonté ont un pouvoir négatif à leur égard : ils peuvent être empêchés, ou bien le libre arbitre peut passivement laisser ces actes se déployer. C’est donc selon le second mode que la sensualité est bel et bien « assujettie dans une certaine mesure à la raison », qui a le pouvoir d’inhiber ou de laisser faire les actes spontanés de la sensualité. C’est pourquoi Thomas d’Aquin distingue entre les actes naturels qui sont exclusivement l’effet des « qualités naturelles », donc en tant que tels hors de tout commandement du libre arbitre, et ceux de la sensualité, qui sont « premiers », soit spontanés et immédiats, mais « en second », soit pas exclusivement l’effet de puissances naturelles, car le libre arbitre peut choisir de consentir ou non à de tels actes, les empêcher ou non, en un consentement qui sera immédiatement l’effet d’une cognition rationnelle immédiate, non délibérée, mais pourra aussi être a posteriori donné ou refusé au terme d’une délibération qui prendra du temps.

Cette analyse permet donc à Thomas d’Aquin d'apporter une réponse nuancée au problème de savoir si les actes du libre arbitre sont pleinement libres, ou non: la volonté libre ne se commande qu'elle-même, mais les actes libres comportent des degrés de liberté, dans la mesure où il y a des actes où la volonté est purement active, mais aussi d'autres actes où la volonté est partiellement passive.

            Tous les actes de la volonté ne sont donc pas pleinement libres, car beaucoup d'actes de la volonté sont passifs à certains égards (pas intégralement, cependant, sinon ce ne seraient pas des actes volontaires, mais des actes qui résultent d'une tendance naturelle atteignant nécessairement son objet chaque fois qu'elle le rencontre, et déterminant absolument l'homme à agir conformément à elles). La volonté libre, ce qui diminue sa responsabilité. Vis à vis des actes que la volonté subit partiellement, son pouvoir se borne à être négatif: elle peut accepter ou refuser d'accomplir certains actes; mais elle n'est pas pleinement maîtresse de ces actes, car leur non-existence dépend d'elle, mais elle n'est pas l'origine absolue de leur existence lorsqu'ils existent, mais seulement leur coorigine: la volonté se contente alors de donner son consentement à un acte dont l'impulsion première ne dépend pas d'elle.

 

Quelle est alors la valeur morale des actes commis sous l’emprise de la sensualité ?

De tels actes, bien qu’immédiats, relèvent de plein droit de la sphère morale, puisqu’ils sont soumis selon un certain mode à l’emprise du libre arbitre et de la raison. Mais quelle est leur valeur morale ?

Thomas d’Aquin affirme avec force le caractère intrinsèquement pervers de la sensualité ; il condamne donc l’ensemble des actes commis sous l’emprise de la sensualité :

« (..) la sensualité nomme l’appétit sensitif dans la mesure où il est incomplet, indéterminé, et plutôt abaissé. Donc il est dit que la vertu ne peut pas être en elle dont la corruption est perpétuelle. » (II d24 question 2 article 1 réponse 3) (nous soulignons)

 

« (…) La sensualité (..) nomme la partie sensitive dans la mesure où elle est davantage abaissée vers la chair, en tant qu’elle ne suit pas le commandement de la volonté en agissant, mais se meut d’un mouvement propre. Donc en elle ne peuvent pas être d’actes de vertu ni de péché mortel, mais quelque chose d’incomplet dans le genre moral, qui est le péché véniel. »(II d24 question 3 article 2 réponse 3) (nous soulignons)

 

                « Augustin dit que chaque vice se produit lorsque la chair désire contre l’esprit. Mais ceci n’arrive que relativement aux mouvements désordonnés de la sensualité. Donc le vice et le péché sont en elle. » (II d24 question 3 article 2 En sens adverse 1) (nous soulignons)

                              

« (..)La sensualité ne peut pas être sujet de vertu, puisque sa corruption est perpétuelle selon l’état de la vie présente. (…) » (II d24 question 3 article 2 objection 3) (nous soulignons)

 

« (..) Dans les parties de l’âme se trouve une certaine puissance de corruption perpétuelle : la sensualité.(..) » (II d24 question 3 article 3 objection 5) (nous soulignons)

 

Selon Thomas d’Aquin, la sensualité comme puissance des appétits qui concernent les biens et les maux relatifs à la vie charnelle est d’une « corruption perpétuelle : pourquoi une position si extrême ? En effet, il pourrait sembler logique que les appétits charnels pris en eux-mêmes sont moralement neutres, et que seuls les actes commis sous l’emprise de ces appétits sont non pas intrinsèquement mauvais, mais susceptibles d’être bons ou mauvais, dans la mesure où ils sont tous soumis au libre arbitre jusque dans leur caractère immédiat, selon s’ils sont ordonnés par la raison ou non. Dans cette perspective, la sensualité ne serait pas par essence condamnable, mais puissance dont l’homme pourrait bien ou mal user.

            En réalité, la position de Thomas d’Aquin s’explique parce que lorsqu’il condamne la sensualité intrinsèquement, comme essence, il ne parle pas strictement des appétits sensibles, mais des habitus sensibles naturels, soit des manières dont les actes qui suivent les appétits sensibles se déploient de façon ordinaire et innée dans l’âme humaine. En ce sens, la sensualité ne nomme pas strictement l’appétit sensible, mais «la partie sensible dans la mesure où elle est davantage abaissée vers la chair » : le « davantage abaissée vers la chair » ne signifie pas simplement qu’elle désigne la partie sensible de l’âme qui se rapporte aux appétits sensibles de l’âme, mais la chair est ici à la fois l’origine et la fin des actes consécutifs à la sensualité. Si les appétits sensibles sont par nature ordonnables par la raison et la volonté, c’est qu’il appartient au libre arbitre de consentir aux actes immédiatement consécutifs aux appétits sensibles, ou de les empêcher, soit immédiatement, soit de manière différée, comme on l’a vu. Mais la sensualité est une disposition naturelle et habituelle de l’âme qui concerne les appétits sensibles, et non ces appétits sensibles eux-mêmes comme puissance naturelle.

            Dès lors, les appétits sensibles en tant que tels peuvent doivent être soumis au libre arbitre, soit au commandement de la raison, si les actes immédiatement consécutifs au lbre arbitre sont directement susceptibles d’une qualification morale, car l’emprise du libre arbitre sur ces actes est immédiate ; mais la sensualité en tant que telle, soit l’habitus inné et non acquis selon lequel les appétits sensibles comme puissance de l’âme se déploiera en acte, est intrinsèquement mauvais, car les actes consécutifs immédiatement aux appétits sensibles suivent un mouvement immédiat naturellement « désordonné » moralement : la sensualité rend bien le libre arbitre naturellement « enclin au mal » car elle est un habitus naturel mauvais selon lequel le mouvement immédiat du libre arbitre concernant les appétits naturels ne sera pas de les normer selon la raison et la volonté. La sensualité est donc une faiblesse du libre arbitre, et non son annihilation ; une disposition mauvaise de la volonté, et non une disparition de la volonté. Un tel habitus moral est d’une « corruption perpétuelle », car le commandement du libre arbitre ne peut s’exercer dans son entière liberté que par un combat qui vise la disparition de cet habitus moral : même si l’acte qui suit immédiatement l’appétit charnel peut recevoir une approbation morale, soit ne pas être naturellement immédiatement condamnable moralement, cet acte ne sera qualifiable moralement que si l’intention qui préside au déroulement de son mouvement est ordonnée à la raison.

            La sensualité est donc une mauvaise ordination immédiate des appétits charnels, présente comme on l’a vu non pas chez le premier homme, mais dans l’humanité postérieure au péché originel. La sensualité est une disposition innée moralement condamnable, qui affaiblit l’efficacité immédiate du libre arbitre, car elle est une propention naturelle à ne pas soumettre du tout immédiatement les actes qui suivent les appétits charnels au jugement droit de la raison : elle est une puissance de désordre intérieur ; mais comme les appétits charnels sont, comme toute puissance de l’âme, naturellement commandables par la raison et la volonté, les actes immédiatement consécutifs aux appétits charnels selon la sensualité sont qualifiables moralement de plein droit, et qualifiables de plein droit de manière négative. L’efficacité du libre arbitre comme puissance qui commande intérieurement les actes humains n’est pas éliminée par l’existence de la sensualité, mais son exercice est entravé, rendu difficile par une mauvaise disposition morale.

 

3 Les limites du libre arbitre :

            Deux questions surgissent alors : quel est le degré de gravité de la faute morale consécutive à l’existence de la sensualité dans l’âme ? Si Thomas d’Aquin a clairement répondu au problème de savoir comment la sensualité explique que le libre arbitre après le péché originel soit naturellement « enclin au mal », reste à déterminer la manière dont les « passions » entravent l’exercice du libre arbitre, puisque Thomas d’Aquin affirmait en II d24 question 1 article 4 réponse, comme on l’a vu précédemment, que la différence entre le liber arbitre du premier homme et le libre arbitre de l’humanité postérieure réside dans le degré selon lequel le libre arbitre commande efficacement les puissances de l’âme, et affirmait que le libre arbitre de cette humanité était affaibli par l’existence d’ »habitus vitieux », ce qui est le cas de la sensualité, et des « passions ». Tel sont les problèmes que Thomas d’Aquin s’emploie à résoudre en conclusion de cette Distinction 24 :

                « (..) Considérés tous en même temps, ils ne sont pas alors en notre pouvoir, parce que tandis que nous nous efforçons de nous opposer à l’un, un mouvement illicite peut surgir d’autre part. (..) » (II d24 question 3 article 2 réponse 4)

 

                « (..) Le péché de la sensualité demeure dans l’âme, dans la mesure où le péché d’une seule puissance rejaillit sur le tout. » (II d24 question 3 article 2 réponse 5) (nous soulignons)

 

                « (..) La délectation de la raison inférieure n’est rien d’autre que la complaisance de la volonté dans ce qui est connu par la raison inférieure comme convenable. (..) Mais le consentement donné à l’acte extérieur fait le péché mortel. De même, l’appétit de la sensualité et la délectation consécutive à l’appétit ne sont pas un péché mortel avant le consentement de la raison qui a délibéré ; mais après le consentement de la raison qui délibère est encouru un péché mortel. » (II d24 question 3 article 4 réponse) (nous soulignons)

 

                « [ la raison supérieure peut viser quelque chose qui constitue un péché véniel par deux sortes de mouvements :] l’un subit, qui précède la délibération, et ce sera un péché véniel ; l’autre délibéré, et ce sera un péché mortel. (…) » (II d24 question 3 article 5 réponse) (nous soulignons)

 

                               « (..) Du fait que la chair est livrée à la corruption, toutes les puissances de l’âme sont corrompues d’une certaine manière, et ainsi la corruption redouble dans la raison supérieure même, bien qu’elle soit le plus éloignée de la chair. » (II d24 question 3 article 5 réponse 5) (nous soulignons)

 

                « La délectation avant délibération de la raison est un péché véniel. Mais après le consentement délibéré, elle devient mortelle. (..) » (II d24 question 3 article 6 objection 4) (nous soulignons)

 

                « (…) Je dis donc que le péché véniel n’est pas une disposition au péché mortel comme à un terme du même genre, mais à un terme d’un autre genre ; donc jamais un péché véniel ne devient mortel. » (II d24 question 3 article 6 réponse 6) (nous soulignons)

 

            Thomas d’Aquin a distingué entre deux modes selon lesquels le libre arbitre commande un acte : soit il peut seulement empêcher l’acte ou le laisser se développer – tel est le mode selon lequel le libre arbitre humain a prise sur les actes consécutifs aux appétit sensibles – soit il est au principe de l’existence même de l’acte. Cette distinction se redouble dans la distinction entre deux formes possibles de consentement à un acte : soit le consentement est immédiat, non délibéré ; soit il est chronologiquement postérieur, délibéré et non immédiat.

            Ces deux formes de consentement induisent une distinction entre deux degrés de gravité possibles des fautes morales : le consentement est immédiat et non délibéré, ou bien il est délibéré et non immédiat ; dans le premier cas, la faute morale sera moins grave, dans la mesure où l’acte pouvait seulement être empêché, et la volonté a immédiatement donné son accord à l’acte fautif sans qu’il y ait de délai alors que le délai est nécessaire à l’examen de l’acte par la raison : l’acte pleinement libre, selon Thomas d’Aquin, est à la fois pleinement volontaire et pleinement rationnel. Comme cet acte est volontaire, mais pas pleinement rationnel puisqu’il suit seulement une cognition rationnelle immédiate, cet acte n’est pas pleinement conforme à la nature du libre arbitre ; donc il n’est que partiellement libre ; donc si cet acte est fautif moralement, la responsabilité morale sera partielle.

D’autre part, au fait que le consentement est immédiat et non délibéré vient s’ajouter l’existence d’une mauvaise disposition naturelle des appétits sensibles à être soumis au commandement du libre arbitre : puisque cette disposition est naturelle et mauvaise, le consentemeny immédiatement donnée aux actes consécutifs aux appétits charnels aura naturellement tendance à être moralement fautif. Dans la mesure où il s’agit d’une disposition naturelle des puissances de l’âme, le degré de responsabilité morale est encore amoindri.

C’est pourquoi Thomas d’Aquin distingue entre le péché véniel, qui concerne une délectation mauvaise de la volonté dans des actes consécutifs aux puissances naturelles, et le péché mortel, qui concerne davantage proprement un consentement délibéré à des actes dont la valeur morale mauvaise a été reconnue. Tant que le consentement à l’acte mauvais est immédiat, et non réfléchi en un sens, ce consentement a un degré de responsabilité morale inférieur à ce qu’il est de façon non pas immédiate, mais délibérée. L’existence d’une disposition naturelle à consentir immédiatement aux actes fautifs augmente le caractère irresponsable, de l’acte fautif ; mais le même acte maintenu après délibération, de façon non immédiate, devient beaucoup plus responsable, donc une faute morale bien plus importante, que Thomas d’Aquin appelle en théologien un péché « mortel ». D’autre part, la sensualité est à l’origine de multiples mouvements coexistants dans l’âme ; immédiatement, donc, la capacité à être responsable de chacun de ces mouvements est encore amoindrie, car le libre arbitre se rendra éventuellement pleinement maître d’un mouvement, mais pas de tous les mouvements en même temps.

Pour Thomas d’Aquin, l’immédiateté sensuelle –et non pas simplement sensible –explique qu’il entre une part d’irresponsabilité dans les actes libres. La spontanéité sensible est désordonnée, donc moralement qualifiable de faute ; la connaissance rationnelle non immédiate augmente le degré de responsabilité, donc empêcher alors l’acte fautif qui a déjà commencé sera un acte méritoire, mais le laisser se développer sera une faute plus grande encore.

 

Cette analyse du degré de responsabilité dans la faute morale qui distingue entre deux formes possibles de consentement explique l’analyse que Thomas d’Aquin donne brièvement des passions, comme entrave au libre arbitre :

 

                « (..)Il dit donc qu'il arrive qu'on pèche en étant savant dans l'universel en acte, mais qu'il n'arrive pas qu'on pèche en étant savant dans le particulier en acte, mais seulement en un habitus lié à la passion de colère ou de concupiscence, de sorte que la raison ne s'élance pas vers le droit choix mais suit le mouvement de la passion. Et même si celui qui est soumis à une passion profère de sa bouche des propos conformes à la droite raison dans le particulier, il ne les tient pas cependant dans son esprit, comme l'ivrogne peut proférer de sa bouche des paroles de sages qu'il ne comprend pas dans son intellect. Donc puisque la raison procède en quelque sorte par syllogismes dans ses opérations, le jugement de la raison se trouve dans la proposition majeure qui est universelle; mais la passion, qui a de la force dans le particulier, se mêle à la proposition mineure qui est particulière. C'est pourquoi la corruption de la raison suit dans la conclusion du choix.

                Par exemple, si on dit: "aucune fornication ne doit être commise", le jugement de la raison est parfait à ce sujet. Il en est de même dans cet autre proposition: "toute fornication est délectable". On pose sous ces deux propositions cette proposition particulière: "approcher cette femme est de la fornication". Si la raison est forte au point de n'être pas vaincue même par la passion particulière, elle conduira à une conclusion négative en choisissant de ne pas commettre la fornication. Mais si elle est vaincue par la passion, elle choisira la conclusion affirmative, choisissant de se délecter dans la fornication; et ainsi est assumé par la raison le fait que ce soit un péché, quand un choix dépravé suit la délibération de la raison du fait que la raison est corrompue par une passion dans le particulier. Et si bien sûr la délibération s'effectue par des raisons divines, on dit que le péché est dans la raison supérieure comme s'il procédait du fait que tout ce qui est interdit par la loi divine doit être évité. Mais si la délibération s'effectue par des raisons créées, on dit que le péché est dans la raison inférieure, comme s'il procédait du fait que tout ce qui transcende le milieu de la vertu doit être évité, ou quelque chose de ce genre. » (II d24 question 3 article 3 réponse) (nous soulignons)

 

                La passion est un mouvement des appétits en général, et non pas simplement des appétits sensibles, comme c’était le cas de la sensualité. En II distinction 24, Thomas d’Aquin ne s’emploie pas à définir les passions, ni à analyser leur mode de fonctionnement. Encore moins tranche-t-il ici sur leur caractère moral : sont-elles, comme la sensualité, par essence morales, et par essence fautives ? Quelles sont les passions de l’âme ? Thomas d’Aquin ne répond pas ici à ces questions. Mais l’enjeu de la réflexion thomiste est de montrer en quoi les passions peuvent (Thomas d’Aquin ne dit nullement ici s’il s’agit d’une nécessité inéluctable) entraver l’exercice de la raison qui délibère : lorsque tel est le cas, la délibération est imparfaite, et par conséquent, le degré de responsabilité du consentement à un acte fautif après délibération est amoindri. En revanche, l’homme peut être considéré comme plus ou moins responsable d’avoir consenti à laisser la passion entraver la délibération, ou non ; c’est ainsi que Thomas d’Aquin donne les fondements nécessaires à une réflexion possible portant sur les paradoxes de la conscience erronée, et sur l’aveuglement volontaire ou involontaire sur le caractère fautif de certains actes.

            Le procédé selon lequel la passion entrave l’exercice de la raison dans la délibération est le suivant : la connaissance morale est composée de deux éléments : la connaissance du cas particulier dont il faut juger, et la connaissance des lois universelles d’après lesquelles il faut juger. La connaissance du cas particulier est susceptible d’être « mêlée » à la passion. La réflexion de Thomas d’Aquin est ici d’abord et avant tout subjective et psychologique, en même temps que morale : Thomas d’Aquin ne pose pas, par exemple, la question de savoir si une connaissance du particulier dénuée de passions est possible, ou même souhaitable ; il ne dit pas davantage que la norme de la connaissance en général, et en particulier de la connaissance dont le but est le jugement moral, serait une connaissance qui ne soit pas celle d’un sujet empirique qui a des passions, ou même simplement des goûts individuels. Bref, la norme du jugement moral n’est pas ici le but de l’investigation ; en revanche, Thomas d’Aquin s’attache à montrer en quoi l’individu « soumis » à ses passions sera incapable d’exercer correctement sa faculté de jugement pour connaître la valeur morale d’un acte.

            L’essentiel, pour Thomas d’Aquin, est donc d’affirmer que la connaissance morale ne peut être que le fait d’une personne qui soit pleinement maîtresse d’elle-même, c’est-à-dire d’une personne qui a, d’une certaine façon, déjà soumis ses passions à la raison. Ceci revient à dire que pour Thomas d’Aquin, le jugement moral correct sera le fait d’une personne déjà intérieurement, psychologiquement moralement disposée : si le mouvement des appétits sensibles se déploie intérieurement de façon désordonnée, l’homme sera incapable d’effectuer un jugement moral droit. La norme de la moralité n’est pas le fait de tout homme, mais seulement de l’homme intérieurement déjà psychologiquement vertueux.

 

 

Conclusion : les degrés de responsabilité vis-à-vis d’un acte volontaire sont variables :

        Dans l'âme, l'introspection morale a permis de distinguer entre les mouvements délibérés et les mouvements non délibérés; parmi les mouvements non délibérés, il faudra distinguer si l'absence de délibération est volontaire, ou non; si elle n'est pas volontaire, est-elle évitable? Si enfin le mouvement est non délibéré, mais ne peut pas être empêché, comme celui de la délectation (dans certains cas seulement, bien sûr), la responsabilité du mouvement n'est pas attribuable à la volonté. La responsabilité a des degrés différents (cf. q3 a1 ad4), selon qu'elle porte sur l'acte, ou bien simplement sur le plaisir éprouvé à un acte inévitable. L'acte intérieur de la volonté va du simple consentement ou refus de consentement au désordre intérieur, à l'amplification ou la restriction de ce désordre intérieur. Selon la nature et les limites du commandement de la volonté, l'acte sera plus ou moins libre, de même que (on l'a vu précédemment), le jugement rationnel qui constitue le libre choix est plus ou moins libre. La sensualité manifeste particulièrement une des limites du pouvoir de la volonté; mais l'irresponsabilité possible, ou du moins la diminution de la responsabilité amoindrit la faute morale, appelée alors en théologie péché "véniel".

        La gradation entre les différentes formes de raison et de consentement raisonné, comme les différentes aptitudes de la volonté à maîtriser les puissances de l'âme, sont à l'origine d'une typologie variée des péchés. Le libre arbitre est donc nuancé, et non un pouvoir absolu; mais Thomas souligne l'inamissibilité de la liberté, tant métaphysique que théologique, puisque la disposition acquise, ou le mauvais habitus moral, ne peut en aucun cas obliger la volonté à commettre un péché mortel. La passivité de la disposition dans le péché véniel ne peut se transmettre au péché mortel qui est le consentement volontaire délibéré à un acte qui va contre la loi morale naturelle, la syndérèse, ou les commandements divins. Le caractère actif du péché mortel est inamissible, et constitue le volet théologique de la liberté inamissible, expliquant pourquoi le péché véniel peut disposer à commettre un péché mortel, mais ne peut pas par nature devenir mortel, car l’hétérogénéité entre péché mortel et péché véniel reflète la distance radicale qui sépare un acte pleinement volontaire d’un acte partiellement volontaire : la liberté de la volonté est telle, que ce qui n'est pas entièrement soumis à son commandement ne peut pas faire qu'un acte réitérable soumis entièrement à son commandement, vis à vis duquel la liberté est positive, et non pas simplement restrictive, puisse devenir passif. La disposition à pratiquer des actes déréglés ne peut pas suffire à faire qu'un acte parfaitement libre devienne passif. La liberté est qualifiée dans la Distinction 24 avant tout comme la liberté de la volonté, liberté intérieure et introspective. Le péché est alors imparfait, à mesure que la volonté est imparfaite dans l'acte fautif.

 

II Comparaison avec Le Commentaire des Sentences II. Dist.24 écrit par Bonaventure:

 

        Le commentaire que Thomas d’Aquin fait de la Distinction 24 des Sentences, II prend appui, comme on l’a vu, sur les définitions que P. Lombard donne du libre arbitre comme « faculté de la raison et de la volonté », comme « ce par quoi le mal est choisi quand la grâce fait défaut » : Thomas d’Aquin a montré en quoi ces définitions posent de nombreuses difficultés qui concernent d’une part la nature même d’un acte libre, d’autre part le rapport théologique entre la liberté et la grâce. En effet, si le libre arbitre est« faculté de la raison et de la volonté », peut-on dire qu’un acte qui n’est pas pensé préalablement à son existence est libre ? Si le libre arbitre est « ce par quoi le mal est choisi quand la grâce fait défaut », cela signifie-t-il que l’efficacité du libre arbitre est nulle sans la grâce ? Pour montrer en quoi consistait le libre arbitre du premier homme, et par là pouvoir commenter l’affirmation de Lombard selon laquelle le libre arbitre était « l’aide » qui pouvait permettre au premier homme de choisir le bien et non le mal, Thomas d’Aquin a montré en quoi le libre arbitre du premier homme différait de celui de l’humanité postérieure, par une analyse exclusivement subjective, intérieure, psychologique du libre arbitre : dans la mesure où le premier homme était pleinement maître de lui-même, son libre arbitre était total (comme on l’a montré en analysant dans notre commentaire II d24 question 1 article 4). Pour l’humanité postérieure, le libre arbitre qui est composé indissociablement de la raison et de la volonté est « enclin au mal », affaibli par l’existence dans l’âme de pulsions anarchiques, qui ne sont pas spontanément soumises au commandement du libre arbitre : elles n’échappement pas à ce commandement, mais le libre arbitre doit faire effort pour les commander, car dans leur immédiateté spontanée elles ne sont pas soumises à la liberté, comme c’était le cas pour le libre arbitre du premier homme. Le libre arbitre du premier homme était donc bel et bien, pour Thomas d’Aquin, la faculté naturelle par laquelle il pouvait éviter le péché, comme l’affirme Lombard, et ce sans effort puisqu’il n’y avait pas à combattre une faiblesse naturelle du libre arbitre.

        Cependant, cette réponse de Thomas n’est pas celle qui a été apportée par Bonaventure dans son propre Commentaire des Sentences II, d24 : lui aussi s’efforce de répondre à la question que pose le texte de Lombard à partir des deux définitions posées du libre arbitre: le libre arbitre était-il l’« aide » naturelle par laquelle le premier homme pouvait éviter le péché ? Lui aussi a comparé le libre arbitre du premier homme à celui de l’humanité postérieure ; mais alors que Thomas d’Aquin pense comme parfaitement indissociables la raison et la volonté qui composent le libre arbitre, et montre en quoi certaines puissances, et surtout certains habitus de l’âme sont des limites pour l’efficacité du libre arbitre de l’humanité soumise au péché originel, Bonaventure affirme d’une part la prééminence de la volonté comme composante davantage originelle du libre arbitre, d’autre part l’inamissibilité essentielle du libre arbitre dont l’efficacité est pleine, même pour l’humanité soumise aux conséquences du péché originel dans l’âme humaine. Comment, à partir du même texte de Lombard, Bonaventure et Thomas ont-ils pu apporter des réponses qui, si elles se rejoignent sur le fond, diffèrent cependant dans leur pensée de la nature du libre arbitre ? L’enjeu de Lombard dans la Distinction 24 était d’affirmer que le libre arbitre est ce par quoi le premier homme aurait pu éviter le péché ; si Bonaventure et Thomas d’Aquin sont d’accord là-dessus, leur définition psychologique du libre arbitre coïncide-t-elle ?

 

            Plan du commentaire de Bonaventure :

        Le commentaire de Bonaventure est également centré sur la place du libre arbitre dans l’âme humaine, comme le montre le titre : « De libero arbitrio, quatenus ad alias animae potentias comparatur "[170] ; la réflexion de Bonaventure s’organise en deux grands articles subdivisés en questions, et conclut par l’examen des Dubia circa litteram Magistri :

Article (1) “ De adjutorio homini collato, per quod posset resistere "[171]

        Question 1: « Utrum homini dari potuerit liberum arbitrium inflexibile per naturam "

          Question 2 : « Utrum homini datum fueri naturale adjutorium, per quod posset absque gratia tentationi resistere "

 

Article (2) « De divisione potentiarum animae "

          Question 1: « Utrum intellectus et affectus, sive ratio et voluntas, essentialiter differant "

          Question 2: « Utrum superior et inferior portio potentiarum sint diversae potentiae "

          Question 3: « Utrum divisio voluntatis per naturalem et deliberativam sit per diversas potentias "

          Question 4: « Utrum intellectus agens et possibilis sint una potentia, an diversae "

 

        Au regard du plan, plusieurs points frappent le regard : d’abord, Bonaventure sépare manifestement l’examen des deux définitions du libre arbitre proposées par Lombard : il examine dans un premier article la définition du libre arbitre comme « ce par quoi le mal est choisi quand la grâce fait défaut », cherchant à savoir si le libre arbitre du premier homme pouvait résister à la tentation sans le secours de la grâce : la perspective du premier article est donc clairement commandée par une réflexion théologique, il s’agit de savoir comment s’articulent la nature humaine et la grâce ; la question de savoir quelle est l’efficacité du libre arbitre est donc traitée indépendamment de l’examen des facultés humaines et du rapport entre ces facultés, ce qui n’est pas la perspective de Thomas d’Aquin pour qui l’examen de l’âme humaine aboutit de manière conclusive à une distinction entre ce qui relève proprement de la grâce, et ce qui relève proprement du libre arbitre. Le deuxième article de Bonaventure traite de la deuxième définition du libre arbitre proposée par Lombard : « la faculté de la raison et de la volonté » ; mais le simple titre de ce deuxième article montre que l’analyse des puissances de l’âme est effectuée d’abord et avant tout pour elle-même.

        Ainsi, pour savoir si le libre arbitre était la faculté par laquelle le premier homme pouvait éviter le péché, Bonaventure ne commence pas, comme Thomas d’Aquin, par analyser la nature du libre arbitre ni par se demander quelle est sa place dans l’âme ; il analyse une qualité du libre arbitre, se demandant non pas si le libre arbitre existe ni quelle est son essence, mais s’il est inflexible naturellement. Il s’agit de déterminer si le libre arbitre désigne non pas tant l’aptitude à faire des choix, mais l’aptitude à faire des choix qui soient définitifs, comme si la question principale que l’on devait se poser au sujet du libre arbitre n’était pas de savoir s’il est bien une capacité à choisir, ni quel est le rapport intérieur entre les facultés de l’âme mis en œuvre dans son exercice, mais quelle est la modalité temporelle de son exercice ; la perspective de Bonaventure est de distinguer ce que la grâce apporte au libre arbitre.

         D’autre part, en analysant par une grande question les puissances de l’âme, Bonaventure s’inscrit lui aussi dans la perspective d’une psychologie rationnelle, comme le fera Thomas d’Aquin ; mais le but de son analyse n’est pas, comme c’est le cas chez Thomas d’Aquin, d’analyser la structure du péché dans l’âme humaine ni de répondre à la question préalable de savoir s’il existe des degrés différents de responsabilité dans les actes humains. Bonaventure, pour sa part, procède simplement à un examen systématique des grandes facultés de l’âme que sont la raison et la volonté ; demandant d’abord si la raison et la volonté sont distinctes essentiellement ou non – tandis que pour Thomas d’Aquin dans le Commentaire des Sentences II d.24, la différence est essentielle, et le libre arbitre désigne un certain rapport entre elles qu’il faut élucider– puis procédant à un examen exhaustif de chacune de ces facultés, chacune d’entre elles se subdivisant en deux puissances, dont il demande si elles sont ramenables à l’unité. Alors que l’examen des facultés de l’âme était commandé, chez Thomas d’Aquin, par le désir de mettre en lumière le rapport entre les facultés de l’âme que le libre arbitre met en œuvre, Bonaventure adopte une perspective différente : si le libre arbitre désigne proprement l’aptitude à choisir, ce qui requiert une délibération et un acte libre, il semble pouvoir être tout simplement identifié à une des puissances de la volonté : la « volonté délibérative ».

 

Enjeu et plan de la comparaison entre le Commentaire II d24 de Thomas d’Aquin et de Bonaventure:

 

        L’enjeu de l’analyse précédente du Commentaire de Thomas d’Aquin était de montrer en quoi la perspective que Thomas d’Aquin adopte répond à des questions portant sur la nature du libre arbitre : la liberté du libre arbitre est-elle totale, et est-elle inamissible ? Quel est le mode selon lequel le libre arbitre met en œuvre les facultés de l’âme ?

        Dans la perspective de mettre davantage en lumière les options fondamentales de Thomas d’Aquin, on s’efforcera de montrer quelle est la réponse que Bonaventure apporte à ces questions, bien que celles-ci ne commandent pas l’organisation de son Commentaire et n’en soient pas non plus le fil directeur essentiel. Conformément au plan du Commentaire de Bonaventure, en revanche, on analysera d’abord l’efficacité du libre arbitre, avant de voir à quelles puissances de l’âme Bonaventure le rapproche : chez Thomas d’Aquin, l’examen des facultés de l’âme et de leur relation dans l’exercice du libre arbitre commandait la structure de l’acte libre et son efficacité ; mais Bonaventure préfère discerner d’abord, en théologien, les qualités et les limites du libre arbitre ; on suivra donc l’organisation du texte par Bonaventure.

 

1 Quelle est l’efficacité du libre arbitre ?

 

        Le libre arbitre est-il tout-puissant, ou connaît-il des limites inhérentes à la nature humaine ? Peut-on dire que l’homme est libre, donc capable de faire tout ce qu’il veut ? Ou bien le libre arbitre, comme capacité à faire des choix, est-il, en tant que libre arbitre humain, conforme à la nature humaine ?

        Bonaventure s’efforce de répondre à ces questions par le biais d’une analyse qui porte non pas sur l’intériorité de l’âme humaine, comme chez Thomas d’Aquin, ce qui servait comme on l’a vu à analyser le mécanisme selon lequel un acte libre est engendré dans l’âme, mais sur la nature humaine en général. En effet, Bonaventure entend d’abord déterminer si oui ou non, le libre arbitre est « inflexible par nature » : l’enjeu de cette interrogation est de montrer quelles sont les limites du libre arbitre en tant que tel, et quelles sont les limites du libre arbitre proprement humain :

        « ( ..) repugnat, ullam rationalem creaturam per naturam habere liberum arbitrium inflexibile ad malum. » (II d24 question 1 article 1 réponse)(nous soulignons)

          « (..) impossibile est alicui creturae dari liberum arbitrium per naturam inflexibile. » (II d24 question 1 article 1 s. c 4)

 

          « ..) liberum arbitrium creatum, hoc ipso quod liberum est, dominatur actui suo: hoc ipso quod creatum est, factum est debens aliquid suo Creatori, videlicet honorem: ergo si dominatur suo actui, potest non reddere quod debet; sed hoc est peccatum: ergo necesarium est, liberum arbitrium, quantum est de sua natura, fieri flexibile ad peccatum » (II d24 question 1 article 1, s.c 3) (nous soulignons)

 

          «Ista duo convertibilia sunt (..)esse creabile et esse vertibile. (..) in substantia spirituali non est vertibilitas secundum substantiam : ergo necesse est, quod sit secundum electionem : ergo impossibile est, substantiam creatam habere liberum arbitrium per naturam inflexibile. » (II d24 question 1 article 1, s.c 1) (nous soulignons)

         

          « (..) Si enim liberum arbitrium creaturae rationalis fieret naturaliter ad malum inflexibile, aut hoc esset propter ipsius arctationem ad bonum, aut propter ipsius determinationem. Si propter arctationem, ut sic faceret bonum, sicut lapis tendit deorsum ; jam liberum arbitrium nec esset liberum (..) . Si autem inflexibile essset ad malum propter determinationem, quia sic potens esset per propriam naturam in bonum, ut non posset deficere in malo, sicut est de libero arbitrio divino, quod ad sola bona determinatum est ; jam tale liberum arbitrium careret vanitate per naturam suam» (II d24 question 1 article 1 R.) (nous soulignons)

 

        Pour Bonaventure, le libre arbitre humain est d’abord et avant tout le libre arbitre d’une créature. Or les créatures sont issues du néant, et la marque de cette origine en elles est leur incapacité à rester ce qu’elles sont par elles-mêmes ; en tant que créatures, les créatures sont toutes muables (« Ista duo convertibilia sunt (..)esse creabile et esse vertibile »). Chez les êtres spirituels, cette finitude se manifeste dans l’incapacité de leur libre arbitre à vouloir toujours la même chose.

        Cette pensée de la finitude du libre arbitre se redouble par une analyse de la dette qu’a la créature envers son créateur : le péché consiste à ne pas lui rendre ce qui lui est dû. Ici est seulement mentionnée ce qui constitue le cœur de l’analyse thomiste dans II d24 question 1 article 1 : être libre signifie être maître de ses actes (« dominatur sui acto »). Alors que Thomas d’Aquin interroge cette définition du libre arbitre en montrant en quel sens une puissance est en général maître de son acte, Bonaventure maintient son analyse du libre arbitre dans la perspective de la finitude théologique : Or si le libre arbitre d’une créature signifie que la créature est maître de son acte, elle ne doit plus rien à son créateur. Comme l’existence de la créature ne dépend pas d’elle-même, mais du créateur, son libre arbitre ne peut pas signifier une maîtrise de son acte ; la finitude théologique du libre arbitre d’une créature exige donc que le libre arbitre ne soit pas une maîtrise de son acte.

        Enfin, persister dans son mouvement parce qu’il est conforme à sa nature est le fait des êtres naturels inanimés (« sicut lapis tendit deorsum »). Mais le libre arbitre est spirituel et non matériel ; donc il ne saurait posséder la caractéristique de persister dans un choix indéfiniment parce que ce choix est conforme à sa nature.

 

        Au terme de ce premier article, Bonaventure a donc établi négativement ce qu’est le libre arbitre : par comparaison avec le libre arbitre divin, avec les êtres naturels matériels, et par un examen de la finitude propre à la créature, Bonaventure rejette l’idée d’un libre arbitre inflexible. Thomas d’Aquin pour sa part ne reprendra pas cette interrogation dans son Commentaire II d24 : s’il est amené à se demander si le libre arbitre signifie une maîtrise de l’acte assimilable éventuellement à celle d’une puissance naturelle, ce sera en interrogeant le rapport entre l’acte et la puissance en général. La finitude du libre arbitre, qui doit être prise au sens où l’existence du libre arbitre, comme celle de toute créature, ne dépend pas que d’elle-même, ne sera pas interrogée par Thomas d’Aquin. Montrer en quoi le fait d’être créé limite le libre arbitre humain est une perspective absente dans le texte de Thomas d’Aquin.

 

        En revanche, le deuxième article de cette première question présente des similitudes nombreuses avec le texte de Thomas d’Aquin, qui tiennent au fait que Thomas d’Aquin entend répondre lui aussi à l’interrogation de Lombard pour savoir « utrum datum fuerit homini naturale adjutorium, per quod posset absque omni gratia tentationi resistere » . Néanmoins, là encore Bonaventure s’attache d’abord et avant tout à la finitude théologique du libre arbitre. Bonaventure répond en effet à cette question de Lombard en distinguant entre deux sortes d’actions divines possibles : « continuatio influentiae divinae » et « appositio novae gratiae » : le libre arbitre ne peut pas éviter le péché par lui-même sans la moindre action divine en lui ; mais selon son mouvement naturel, qui lui est donné par Dieu, le libre arbitre du premier homme pouvait repousser la tentation et choisir le bien sans qu’une grâce supplémentaire n’agisse sur lui.

 

          « liberum arbitrium (..) est potestas servandi rectitudinem propter se ; sed liberum arbitrium est potentia naturalis : ergo per naturalem potentiam absque addita gratia homo poterat servare rectitudinem(..).(IId24 question 1 article 2 objection 1)(nous soulignons)

 

          « (..) nullus peccat in eo quod vitare non potest »(II d24 question article 2 objection 2) (nous soulignons)

 

          « (..)sicut aliquid naturaliter propagatur, sic etiam in naturali virtute in esse onservatur. Ergo si liberum arbitrium homini datum per naturam propriam innocens erat (..)per naturam proprie (..)permanere poterat in sua innocentia »(II d24 question 1 article 2 objection 3) (nous soulignons)

 

          « Humana natura, etsi in illa integritate, in qua condita est, permaneret, nullo tamen modo se ipsam, Creatore non adjuvante, servaret » (II d24 question 1 article 2 s.c.1) (nous soulignons)(argument repris textuellement par Thomas d’Aquin en II d24 question 1 article 4 objection 1, mais dont le statut change : alors que pour Bonaventure, cet argument montre la nécessité d’une influence divine pour que le libre arbitre choisisse le bien, pour Thomas d’Aquin il s’agit d’une objection à sa propre pensée, qui sépare nettement l’action naturelle du libre arbitre dont Dieu est le créateur, de l’action de la grâce qui s’ajoute à l’action naturelle du libre arbitre et la modifie. Ainsi Thomas d’Aquin y répondra, en II d24 question 1 article 4 réponse à l’objection 1, que « Dieu œuvre dans la volonté (..) comme la cause première dans les causes secondes », sans qui l’homme ne peut pas « persister(..) ni avoir un mouvement droit de la volonté »).

 

          « (..)si virtute propria posset homo absque omni gratia tentationi resistere, potuisset etiam victoriam de inimico obtinere ; sed victoriae respondet corona : ergo absque omni gratia potuisset mereri et pervenire ad gloriam (..) » (II d24 question 1 article 2 s. c. 3) (nous soulignons)(argument également repris par Thomas d’Aquin qui y voit une objection à sa propre pensée : il y répondra, en II d24 question 1 article 4 réponse 3, qu’il y a différentes façons de résister à la tentation : les unes sont méritoires, les autres non)

 

          « (..) tentationi resistere, hoc est opus de se laudabile ; sed faciens opus laudabile non potest non proficere » (II d24 question 1 article 2 s. c. 4) (nous soulignons) argument également repris par Thomas d’Aquin qui y voit une objection à sa propre pensée et à Lombard lui-même : il y répondra, en II d24 question 1 article 4 réponse 4, que les actes louables sont ceux dont la vertu est cause, et que ne sont méritoires que les actes informés par la grâce)

 

          « primo homo per naturalem adjutorium cum continuatione divinae influentiae poterat tentationi resistere sine novae gratiae oppositione » (II d24 question 1 article 2 réponse) (nous soulignons)

 

          « (..) magna erat in primo homine « liberi arbitrii ab omni labe et corruptione immunitas atque naturalium potentiarum animae sinceritas et vivacitas » (II d24 question 1 article 2 réponse) (nous soulignons)

 

          « (..) in quocumque statu est, necessaria est sibi divinae bonitatis influentia » (II d25 question 1 article 2 réponse 1)(nous soulignons)

 

          « (..) eadem sunt naturalia in nobis et in primo homine (..) secundum substantiam tamen infirmata sunt et vulnerata et deteriorata » (II d24 question 1 article 2 réponse 2) (nous soulignons)

 

          « (..) plus est adversarium superare quam eidem resistere (..)homo non tantum resistit adversario voluntare, verum etiam meritorie» (II d24 question 1 article 2 réponse 3) (nous soulignons)

 

        Bonaventure établit une différence entre l’influence naturelle de Dieu, et la grâce qui nécessite une intervention supplémentaire ; Thomas d’Aquin reprend cette idée dans son propre Commentaire, pour répondre à cette même question de Lombard, mais en distinguant pour sa part l’influence divine nécessaire pour donner à chaque réalité naturelle d’avoir de l’être et de persister en lui, et la grâce qui est une action supplémentaire. L’argumentation de Bonaventure prend en compte la différence entre le libre arbitre de l’homme dans l’état d’innocence, et de l’homme soumis aux conséquences du péché originel (« (..) magna erat in primo homine « liberi arbitrii ab omni labe et corruptione immunitas atque naturalium potentiarum animae sinceritas et vivacitas » (II d24 question 1 article 2 réponse) (nous soulignons)) ; mais il n’en déduit pas, comme le fait Thomas en II d24 question 1 article 4, que le premier homme pouvait vaincre très facilement la tentation ; d’autre part, Bonaventure n’affirme pas non plus, comme le fait Thomas, que le libre arbitre en tant que tel a un pouvoir limité dans l’âme humaine depuis le péché originel, alors que son pouvoir était total dans l’état d’innocence : Si Bonaventure pense que la nature humaine dans son ensemble est abîmée par le péché originel, en II d 24 question 1 article 2 réponse 2 (naturalia.. infirmata), il ne pense pas spécifiquement à un affaiblissement du libre arbitre, ni à une inclination au mal du libre arbitre. Le libre arbitre suppose bien qu’il y ait la possibilité de choisir de faire le mal, sans qu’il s’agisse d’un déterminisme (c’est l’objection 1, à laquelle Bonaventure se contente d’ajouter dans sa réponse que néanmoins, le choix du bien nécessite une influence divine) ; mais une propention au mal naturelle depuis le péché originel, qui distinguerait radicalement la liberté avant, et après le péché originel, n’est pas envisagée par Bonaventure.

        D’autre part, Thomas d’Aquin emprunte textuellement à Bonaventure la distinction que celui-ci opère entre le mérite et la résistance à la tentation, ainsi qu’entre les œuvres dignes de louange, et les autres (cf. l’objection 3 et sa réponse citées plus haut, ainsi que l’objection 4) : mais pour Thomas d’Aquin il ne faut pas distinguer simplement entre la résistance à la tentation, et la victoire sur le tentateur ; il faut plutôt distinguer si dans l’âme, le principe de l’acte est infusé par la grâce, ou s’il est naturel.

 

        Dans cette première question, on peut donc affirmer que Bonaventure adopte une démarche de théologien qui entend accorder ensemble l’affirmation de l’existence du libre arbitre, et la finitude ontologique des créatures, même spirituelles : c’est parce que la créature est créée que son libre arbitre est limité, et ne peut pas en particulier être caractérisé par l’inflexibilité. De cette affirmation découle la réponse que Bonaventure donne à la question posée dans le Lombard : le libre arbitre pouvait-il sans la grâce éviter le péché originel en résistant à la tentation? L’enjeu de cette question, pour Bonaventure, est de distinguer entre l’œuvre naturelle de Dieu qui crée le libre arbitre et le maintient dans l’être, et l’œuvre surnaturelle de la grâce. L’existence du libre arbitre dépend de Dieu, donc la liberté du libre arbitre en tant que capacité à éviter le mal et choisir le bien, et également en tant que capacité à résister à la tentation ou vaincre le tentateur, dépend de l’influence divine, voire de la grâce divine pour la capacité à vaincre le tentateur. Le libre arbitre comme puissance naturelle est à peine envisagé par Bonaventure, qui se contente de nier son aséité. Thomas d’Aquin, pour sa part, s’il reprend à son compte les distinctions théologiques de Bonaventure, entre la résistance à la tentation et la victoire par exemple, répond à cette même question de Lombard au terme d’une analyse portant sur la nature du libre arbitre, où il ajoute notamment à Bonaventure l’idée d’une dégradation du libre arbitre lui-même depuis le péché originel. Ainsi, Bonaventure qui distingue l’influence divine et la grâce répond comme Thomas d’Aquin, mais ce dernier a des affirmations davantage tranchées, allant jusqu’à définir l’œuvre de Dieu cause première du libre arbitre, par opposition à l’œuvre de la grâce. C’est pourquoi Thomas d’Aquin met davantage en relief la responsabilité du premier homme dans son péché, alors que Bonaventure se contente de répondre négativement que le premier homme n’avait pas besoin de la grâce divine. Par ailleurs, l’examen du concept aristotélicien de puissance naturelle permet à Thomas d’Aquin d’aller plus loin que Bonaventure dans l’analyse du libre arbitre : là où Bonaventure se contente d’affirmer que le libre arbitre n’a pas l’aséité, et ne peut pas être inflexible, Thomas d’Aquin établit la nature du libre arbitre comme puissance de l’âme, et n’éprouve par conséquent pas le besoin de caractériser le libre arbitre par la non-inflexibilité : le libre arbitre humain est libre de choisir, mais Thomas d’Aquin ne répercute pas à la suite de Bonaventure la finitude humaine sur la flexibilité du libre arbitre.

 

2 Le libre arbitre dans l’âme :

 

        Pour Lombard, le libre arbitre se définit comme la « faculté de la raison et de la volonté » : quel statut Bonaventure donne-t-il à cette affirmation ? S’agit-il de dire que la raison et la volonté sont toutes deux également réunies dans le libre arbitre, ou d’affirmer la suprématie d’une des deux facultés sur l’autre dans le libre arbitre ? En effet, l’expression même de libre arbitre signifie la liberté, et le choix ; mais le choix ne nécessite-t-il pas un examen rationnel de ce que l’on peut choisir ?

        Bonaventure n’organise pas sa réflexion autour de cette interrogation, à laquelle Thomas d’Aquin pour sa part consacre plusieurs articles dans sa première question : pour Thomas d’Aquin, les degrés de liberté et de responsabilité dans les actes libres qu’il analyse dans les questions suivantes s’expliquent par la nature du libre arbitre et le fonctionnement dans l’âme de la procédure de choix, ainsi que de consentement. Bonaventure entend analyser pour elles-mêmes dans sa deuxième partie la division des puissances de l’âme entre la raison et la volonté ; le libre arbitre n’est pas envisagé une seule fois ; aussi ne retiendra-t-on de son analyse que les points qui ont des conséquences sur sa pensée de la liberté, sachant que Bonaventure distingue la volonté « naturelle » et la volonté « qui peut délibérer » (deliberativa) : l’enjeu de notre comparaison sera de déterminer ce qu’est cette voluntas deliberativa, dans la mesure où elle semblerait être capable d’effectuer des choix, donc s’identifier avec le libre arbitre dont l’acte essentiel, selon Thomas d’Aquin, est le choix.

 

        Qu’est-ce que la voluntas deliberativa ? Une telle expression peut sembler étrange, à première vue, puisque la délibération, si ce terme est étymologiquement fondé sur le terme « liberus », signifie un examen des raisons pour lesquelles on effectuerait un choix plutôt qu’un autre. Certes, ce choix est préférentiel, et pour pouvoir préférer, il faut une volonté ou un affect qui choisit. En même temps, ce qui est choisi ne doit-il pas être d’abord examiné par la raison ?

        Dans son Commentaire II d24, la voluntas deliberativa est en réalité examinée de manière conclusive : après avoir démontré que la différence entre l’intellect et la volonté est une différence de puissances, et non d’essence, Bonaventure aboutit à spécifier les différenciations au sein de chacune de ces puissances :

       

        « ratio et voluntas, sive intellectus et affectus, sunt diversae potentiae, non tamen diversae essentiae. (II d24article 2 question 1 réponse)

 

        Quelle est la portée d’une telle affirmation ? Bonaventure s’empresse de la préciser, en la justifiant ainsi :

« (..)intellectus et affectus, sive ratio et voluntas, non sunt una potentia, sed diversae. (..) [Tous nos prédécesseurs] quotquot dividunt animae potentias,prima divisione divdunt in cognitivam et affectivam sive motivam. (..) Major est differentia intelligentiae ad voluntatem quam sit intelligentiae ad memoriam, vel etiam irascibilis ad concupiscibilem. “(II d24article 2 question 1 réponse)

 

          « (..) potentiae radicuntur in eadem substantia. (..) Si ratio et voluntas essent eadem potentia, cum intenderetur cognitio, minueretur affectio.(..) quod si omnino falsum est, quod.. » (II d24 article 2 question 1 s.c.6)

 

          « « nihil intellegimus, nisi per intellectum, nihil volumus nisi per voluntatem. » » (Augustin cité enII d24 article 2 question 1 réponse 5)

 

        Pour Bonaventure, distinguer la volonté et l’intellect comme non des essences, mais des puissances différentes, ce n’est pas les rapprocher, mais bien les distinguer radicalement, car leur différence est plus grande qu’entre toutes les autres puissances de l’âme. Bonaventure justifier l’idée selon laquelle le mouvement de la raison et le mouvement de la volonté sont différents, de sorte que comme le signale le s.c. 6 cité, le mouvement de l’une de ces facultés ne fait pas obstacle au mouvement de l’autre. Il s’agit d’affirmer l’indépendance de la connaissance et de la volonté, et d’affirmer ainsi implicitement qu’il n’y a pas de contradiction essentielle à connaître une chose, et en vouloir une autre. Il est en effet impossible de poser l’identité essentielle entre la raison et la volonté, car la connaissance et l’affect ne sont pas un, mais deux actes différents.

        Thomas d’Aquin pour sa part, s’il maintient avec Bonaventure la distinction entre la puissance rationnelle et la volonté, en II d24 question 1 article 2, rejette la thèse selon laquelle le mouvement de l’une et le mouvement de l’autre sont indépendants : dans la mesure où l’on ne peut vouloir que ce que l’on connaît, il est nécessaire que la volonté reçoive son objet de la raison, et inversement la raison est mise en mouvement par la volonté qui veut connaître. Si Thomas d’Aquin s’inscrit dans la lignée de Bonaventure en rejetant l’idée d’une identité entre la raison et la volonté, comme si l’unique différence entre elles n’était pas une différence de nature, mais de relation, en revanche il coordonne la volonté et la raison : il n’y a pas de connaissance possible sans volonté de connaître ; il n’y a pas de volonté d’autre chose que d’un bien présenté par la raison. L’une de ces puissances ne peut pas agir sans l’autre.

 

        En un deuxième temps, Bonaventure montre que la partie inférieure et la partie supérieure de la raison dans l’âme ne sont pas des puissances différentes. En revanche, ses dispositions et ses fonctions la différencient en une partie inférieure, et une partie supérieure, car :

          « (..) sunt ejusdem naturae ratio superior et inferior, differentes secundum fortitudinis et debilitatis disppositionem.(..) Una oritur ab altera et ei conjungitur tamquam adjutorium simile sibi (..). Diversitas autem officiorum similiter non venit ex diversitate naturarum, sed ex diversitate dispositionum. Quia enim haec fortis est et illa debilis, haec intelligens et consulens divinam voluntatem, illa vero opere exsequens. (..) diversae potentiae nons sunt (..) sed dispositiones et officia. » (II d24 article 2 question 2 réponse)

       

        Par comparaison, Thomas d’Aquin répondra également en II d24 question 2 article 2 qu’elles « ne se distinguent pas comme des puissances différentes, mais plutôt selon l’habitus que la puissance a déjà en acte, ou bien vers lequel elle est ordonnée naturellement. » : la partie inférieure de la raison et la partie supérieure de la raison ne se différencient que selon leur fonction et leurs dispositions ; mais l’une et l’autre relèvent de la même puissance, qui a pour finalité de faire connaître rationnellement et non de façon sensible.

        Bonaventure en tire cependant déjà une conséquence pour la volonté, en II d24 article 2 question 2 réponse 4 :

 

          « de passione (..) spirituale, qua dicimus, idem a se moveri et regi, veritatem non habet, cum dicat Anselmus, « voluntatem esse instrumentum se ipsum movens » »

 

        La volonté a pour définition intrinsèque d’être à elle-même la propre cause de son mouvement ; la spontanéité de la volonté est absolue. Elle ne peut donc pas être soumise à autre chose qu’à elle-même, pour Bonaventure. Thomas d’Aquin pour sa part, dans sa considération du libre arbitre, récuse cette idée de la façon suivante : la volonté ne peut vouloir que ce qu’elle connaît. Or la connaissance intellectuelle est le fait de la raison. Donc la volonté commande la raison, au sens où elle choisit et met en mouvement les facultés qui sont soumises à la raison, mais elle-même se soumet à la raison dans la mesure où elle reçoit de lui son objet. Ainsi, si la volonté se meut bien d’elle-même, si elle est spontanée, pour Thomas d’Aquin cette spontanéité n’en est pas moins réceptive.

 

        Enfin, dans une troisième question, Bonaventure aboutit à l’interrogationsur la distinction entre une volonté naturelle, et une volonté qui peut délibérer :

 

« voluntas naturalis et deliberativa, quatenus differunt in modo appetendi, non sunt diversae potentiae, sed una, diversimode tamens movens » ( II d24 article 2 question 3 réponse)

 

L’argumentation est la suivante :

« (..) in objecti, (..)naturalem potentiam et deliberativam esse diversas potentias. (..) In modo appetendi [ :] (..) cum appellemus synderesim esse voluntatem naturalem, quae quidem naturaliter inclinat et instigat ad bonum honestum et remurmurat contra malum ; et voluntatem deliberativam appetitum, quo post deliberationem aliquando adhaeremus bono, aliquando malo (..) sic divisio potentiae per naturalem et deliberativam non varia team secundum essentiam potentiae, sed secundum modum movendi.

(..)Eadem enim est potentia quae, ut appetit beatitudinem, ad beatitudinem inclinatur ; ut vero appetit hoc vel illud bonum facere, deliberativa dicitur, et secundum judicium rationis potest ad contrarium inclinari. »

 

« (..) rationalis enim voluntas ita ordinatur ad aliquid quod nullo modo appetit suum oppositum, ut patet in ordine voluntatis nostrae ad beatitudienm et felicitatem. Licet autem determinate incllinetur ad beatitudinem, ad multa tamen genera appetibilium illa et eadem voluntatis potentia est indeterminata, ita quod nata est moveri in opposita ; et propterea sic est naturalis, ut tamen non desinat esse rationalis et deliberativa. Si autem sic esset determinata ad unum, quod nullo modoposset in opposita, sicut est potentia malefaciendi (..), tunc esset pure naturalis, et non esset deliberativa sive rationalis. » (réponse 2)

 

        Bonaventure procède de la façon suivante : il distingue deux sortes de volontés : la volonté naturelle, et la volonté qui peut délibérer. La volonté naturelle désigne la volonté, dans la mesure où elle est ordonnée vers sa fin ultime, qui est la béatitude : dans la mesure où la volonté veut la béatitude, elle est la volonté naturelle. La syndérèse, ou les premiers principes moraux, est pour Bonaventure de l’ordre de la volonté et de l’affect. La volonté capable de délibérer désigne la volonté qui vise des fins déterminées, variables ; son mouvement est alors conforme au jugement de la raison qui connaît les biens qu’elle vise. Ces deux volontés n’en forment donc qu’une, dans la mesure où c’est la même volonté qui veut la fin dernière qu’est la béatitude, et qui veut les biens indéterminés que peut proposer la raison. La différence entre ces deux formes de volonté est à la fois dans la finalité et dans le mode selon lequel elles se rapportent à leur objet.

        Pour sa part, Thomas n’envisage pas explicitement le rapport qu’entretient la volonté avec la béatitude au sein même du Commentaire II d 24 ; mais dans la Somme théologique I question 82 article 1, il peut néanmoins affirmer : « de même que l’intelligence adhère nécessairement aux premiers principes, de même la volonté adhère nécessairement à la fin ultime, qui est la béatitude ». Néanmoins, si Thomas et Bonaventure coïncident pour affirmer que la volonté est orientée nécessairement vers le bonheur, pour Thomas la connaissance des premiers principes de la morale n’est pas intuitive ou affective, mais elle est de l’ordre de la connaissance rationnelle : c’est ce qu’il affirme dans son Commentaire II d24 question 2 article 3 : la syndérèse n’est pas identique à la raison, mais elle désigne un habitus de la raison, comme le montre par exemple la réponse à la deuxième objection : « la partie rationnelle n’est pas absolument appelée syndérèse, mais elle est appelée ainsi relativement au fait qu’un tel habitus se mêle à elle. » La pensée thomiste et la pensée bonaventurienne de la moralité ne coïncident donc pas.

         D’autre part, dans la présentation de la volonté qui délibère, Bonaventure admet la possibilité que la volonté soit d’une certaine façon soumise à la raison, puisque la volonté proprement capable de délibérer délibère sur ce qui lui est présenté par la raison, selon le mode d’une délibération rationnelle. Ainsi, le libre arbitre prend bien la forme, pour Bonaventure, d’une volonté qui veut conformément à ce que peut lui dire la raison, comme pour Thomas d’Aquin. Si Bonaventure ne précise pas ici de quelle manière exactement la volonté se subordonne au mode de penser de la raison, il n’en demeure pas moins que sa présentation de la volonté capable de délibérer comme volonté rationnelle est compatible avec la pensée du libre arbitre que développe Thomas dans son propre Commentaire.

 

            Conclusion :

 

        Bonaventure et Thomas d’Aquin n’axent pas leurs Commentaires II d24 sur les mêmes thèmes : si l’un et l’autre entendent aboutir à une justification de l’idée selon laquelle le libre arbitre est ce par quoi le péché pouvait être évité dans l’état d’innocence, Thomas d’Aquin aborde davantage le libre arbitre selon une analyse introspective. Bonaventure pour sa part dissocie à cet endroit du commentaire l’analyse du libre arbitre (qu’il poussera dans la distinction 25 par la question « utrum liberum arbitrium sit potentia distincta contra rationem et voluntatem ») et celle des facultés de l’âme ; il s’attache ici à analyser les puissances de l’âme pour elles-mêmes et non dans leur rapport au libre arbitre. Cependant, des points fondamentaux d’accord et de désaccord entre ces deux auteurs sur le statut du libre arbitre apparaissent : tous deux se rejoignent sur la compréhension de la délibération, et sur l’idée que raison et volonté sont des puissances distinctes. Mais si la volonté désire bien le bonheur comme fin ultime, pour Thomas d’Aquin, les premiers principes de la morale sont connus par la raison et non par la volonté ; d’autre part la volonté est absolument normée par la raison dans l’acte délibéré, pour Thomas d’Aquin, tandis que Bonaventure envisage par la volonté naturelle que la volonté puisse être radicalement à elle-même sa propre norme. Enfin, l’efficace du libre arbitre est limitée par nature, chez Bonaventure pour qui le libre arbitre ne peut pas être inflexible, dans la mesure où il est le libre arbitre d’une créature créée ; tandis que pour Thomas d’Aquin, le libre arbitre comme puissance de l’âme est entier, mais soumis à la dégradation consécutive au péché originel, son efficace comme commandement des facultés de l’âme est affaiblie : Bonaventure n’envisage pas pour sa part une limitation du pouvoir du libre arbitre et de la volonté dans l’âme après le péché originel. La faiblesse du libre arbitre est liée à sa finitude théologique, et non à une dégradation.

 

Conclusion générale:

 

        Qu'est-ce que le libre arbitre? Dans la distinction 24 du Commentaire des Sentences, Thomas a donné un ancrage à la conception lombardienne du libre arbitre comme "faculté de la raison et de la volonté", dont il a cerné les limites: la délibération rationnelle et la connaissance des principes moraux premiers relèvent de la raison; tel est l'aspect rationnel de la morale thomiste, mais la liberté est intimement liée à la volonté, elle est donc inamissible. Par conséquent, l'appréciation des actes moraux s'effectuera à l'aune de la connaissance morale, mais sans jamais perdre de vue la liberté de l'arbitre, source d'une responsabilité morale que la psychologie philosophique permet d'apprécier selon des degrés intérieurement variables. Théologie et philosophie s'entrelacent dans cette compréhension métaphysique du libre arbitre, sans s'opposer. La volonté libre est compréhensible selon le schème d'une nature aristotélicienne parfaite, dans la mesure où le principe interne et immédiat de ses opérations est interne et inviolable: nul ne peut contraindre la volonté libre. Le libre arbitre est constitutif de la nature humaine, dans la mesure où il fait de l'homme le principe propre de ses actions et mouvements, conformément à la présence en lui de puissances rationnelles capables des contraires, donc indéterminées.

        Dès ce premier texte de Thomas d'Aquin, les bases objectives et non plus subjectives de l'éthique thomiste sont donc posées implicitement: le désir accède au but de la vie, et les premiers principes moraux touchent la fin suprême de l'homme, le bien ultime au fondement de la loi morale naturelle: chercher le bien, éviter le mal. Ainsi, choisir ce qui est désiré n'est pas une nécessité -comme l'a montré l'analyse de la sensualité dans le texte-, mais est bien effectuer un choix profondément libre, bien que conforme à un désir: l'action humaine est structurée par la rationalité et le désir qui connaît la fin de l'action; l'action reflète la forme de l'agent, libre comme être de raison et de désir. La liberté prend la forme d'un choix préférentiel informé par la raison, d'un désir délibéré. Comme dit Pinckaers[172], les premiers mouvements de l'appétit sensible de la d24 illustrent parfaitement l'idée que "le problème de la qualité morale des passions se situe dans leur rapport avec la raison et la volonté.": la pensée proprement thomiste d'une âme humaine qui soit une, d'un composé vraiment un, où facultés intellectuelles et sensibilité sont liées, justifie la liberté de l'homme jusque dans ses mouvements premiers. La sensualité, comme propention désordonnée à la recherche des biens du corps consécutive au péché originel, n'implique pas un certain déterminisme psychologique; l'homme reste libre, et donc responsable jusque dans les premiers mouvements de l'appétit, parce que l'âme humaine est intrinsèquement une, ce qui implique que "raison, volonté, sensibilité, et perception des sens tendent à fonctionner en coordination, entre autres dans le choix libre, constitué par un jugement et un vouloir assumant le désir sensible qui leur correspond."[173] Il y a une continuité dans l'âme entre les activités sensorielles, volontaires, et spirituelles, et cette continuité explique pourquoi le péché sera subjectivement vécu comme le désordre des facultés de l'âme non soumises à la raison selon Thomas d'Aquin, et non à la volonté comme pour Bonaventure.

         Ainsi, l’affaiblissement du libre arbitre consécutif au péché originel tient, pour Thomas d’Aquin, à la perte de capacité qu’ont la raison et la volonté à pouvoir commander immédiatement totalement les mouvements de la sensibilité, tandis que Bonaventure se contente d’analyser l’impuissance radicale du libre arbitre liée à son statut ontologique de créature : pour Thomas d’Aquin, les premiers mouvements de la sensibilité ont une valeur morale, dans la mesure où ils sont tous un à un entièrement soumis au commandement de la volonté et de la raison ; mais pris dans leur ensemble, ils excèdent les capacités du libre arbitre à les maîtriser. La dégradation du libre arbitre consécutive au péché originel réside dans cet excès des mouvements sensibles, qui explique que la responsabilité morale des actes se décline selon des degrés variables : les mouvements sensibles sont intrinsèquement désordonnés, et le libre arbitre doit faire effort pour parvenir à les maîtriser et les ordonner selon ses fins ; ce désordre intérieur est la cause de l’affaiblissement, donc la perte d’efficacité du libre arbitre. L’efficacité du libre arbitre et les degrés différents de responsabilité morale selon Thomas d’Aquin ont une explication d’abord et avant tout psychologique, comme le démontre la Distinction 24 de son Commentaire.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

1/ Dictionnaires:

 

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Vocabulaire européen des philosophes, dictionnaire des intraduisibles sous la direction de Barbara Cassin, Paris : Seuil : Le Robert, 2004.

 

Collectif, Dictionnaire de spiritualité, 1988, édition Beauchesne, Paris.

 

L. Schütz, das Thomas Lexicon, édition Paderborn 1895, Münster.

 

Mediae latinitatis lexicon minus, lexique de latin médiéval, mittellalteinisches Wörterbuch, sous la direction de J.F. Niermeyer &C. Van DE Kieft ; édition remaniée par J.W.J. Burgers ; Deutsche Übersetzung : S. Dase ; traduction française : A. Smets. Publication Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgeselleschaft, 2002.

 

F.Gaffiot, Dictionnaire Latin français, Hachette, Paris, réédition de 1963.

 

A.Bailly, Dictionnaire Grec français, Hachette, Paris, réédition de 1910.

 

Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de J.-Y. Lacoste, édition des Presses Universitaires de France Quadrige, Paris 1998.

 

Thesaurus linguae latinae,editu jussu et auctoritate consilii ab Academiis societatibusque diversarum nationum electi ; [ed. Viktor Pöschl]. Publication Lipsiae : in aedibus B. G. Teubneri [puis] München ; Leipzig : K.G. Saur, 1900.

 

2/ Oeuvres de saint Thomas d'Aquin et autres penseurs médiévaux:

 

Thomas d’Aquin, Somme théologique : traduction française, notes et appendices par H.-D. Gardeil, S. Pinckaers, H.-F. Dondaine, A. Patfoort, [et al.] ; préface de M.D Chenu. Réédition du Cerf, Paris, 1997.

 

Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils : traduction française par R. Bernier, M. Corvez, M.-J. Gerlaud, F. Kerouanton et L.-J. Moreau. Edition du Cerf, Paris, 1993.

 

Thomas d’Aquin, De la vérité question 2 ou La science en Dieu : introduction, traduction et commentaire de Serge-Thomas-Bonino OP, avec une préface de R. Imbach ; éditions universitaires de Fribourg, Paris : édition du Cerf, 1996.

 

Thomas d’Aquin, de Malo ou Questions disputées sur le mal : texte latin de la Commission léonine, traduit par les moines de Fontgombault, introduction du R.P. Elders ; Paris : Nouvelles éditions latines 1992.

 

Thomas d’Aquin, Textes sur la morale, traduits et commentés par E.Gilson, seconde édition augmentée J.Vrin, 1998.

 

Thomas d’Aquin, in Somme théologique : « la prudence », traduction française, notes, et appendices par T. Deman, O.P., 2ème édition Desclée & Cie, Paris 1949.

 

Bonaventure, Commentaire des Sentences de P. Lombard in Opera omnia tome II, editu jussu et auctoritate R.P. Bernardini a portu romatino, édition Quaracchii 1885.

 

3/ Oeuvres d'Aristote:

 

Aristote, De l'Âme, traduction, présentation, notes, et bibliographie par Richard Bodéüs,Paris : Flammarion, 1993.

 

Aristote, La Métaphysique, traduction et notes par J. Tricot, Paris : J. Vrin, 1948.

 

Aristote, L'Ethique à Nicomaque, introduction, traduction et commentaire par René-Antoine Gauthier et Jean-Yves Jolif ; édition à Louvain : publications universitaires ; édition à Paris : Béatrice-Nauwelaerts, 1970.

 

Les "Auctoritates Aristotelis": un florilège médiéval ; étude historique et édition critique par Jacqueline Hamesse ; édition à Louvain: Publications universitaires ; édition à Paris : édition Béatrice-Nauwelaerts, 1974.

 

4/ Introductions à la pensée médiévale et au thomisme:

 

M-D Chenu, Introduction à l'étude de Saint Thomas d'Aquin, édition à Paris : J. Vrin ; édition à Montréal : Institut d'études médiévales, 1950.

 

J-P. Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin : sa personne et son œuvre ; Fribourg ; éditions universitaires de Paris: édition du Cerf, 1993.

 

J-P. Torrell O.P., Saint Thomas d'Aquin, maître spirituel ; Fribourg ; éditions universitaires de Paris: édition du Cerf, 1993.

 

James A. Weisheipl, Frère Thomas d'Aquin : sa vie, sa pensée, ses oeuvres ; traduction de l'anglais par Christian Lotte et Joseph Hoffmann ; Paris : édition du Cerf, 1993.

 

Kurt Flasch, Introduction à la philosophie médiévale ; traduction de l'allemand par Janine de Bourgknecht ; Fribourg ; éditions universitaires de Paris : édition du Cerf, 1992.

 

P. Vignaux, Philosophie au Moyen Age, précédé d'une Introduction autobiographique et suivi de Histoire de la pensée médiévale et problèmes contemporains ; édités, présentés et annotés par Ruedi Imbach ; Paris : édition J. Vrin, 2004.

 

A. de Libera, La philosophie médiévale, PUF Quadrige, réédition de 2004.

 

E. Gilson, La philosophie au Moyen Âge, des origines patristiques à la fin du XIVème siècle ; 2ème édition revue et augmentée : édition Payot&Rivages, Paris, 1999.

 

Bréhier, Histoire de la philosophie., première partie : « L'Antiquité et le Moyen Age »., troisième sous-partie : « Moyen Age et Renaissance » ; Paris : réédition des Presses universitaires de France, 1928.

 

5/ Revues et articles:

 

F. Ruello, « saint Thomas et Pierre Lombard. Les relations trinitaires et la structure du commentaire des Sentences de saint Thomas d’Aquin » in Studi tomistici 1 p. 176-209, San Tommaso. Fonti e reflessi del suo pensiero Saggi ; direction de la publication par Monseigneur Antonio Piolanti, avant-propos par Etienne Gilson ; édition : [Citta del Vaticano] : Pontificia Accademia Romana di S. Tommaso d'Aquino : Citta' Nuova Editrice [s. d.] 1974.

 

M-M Labourdette, "La théologie morale fondamentale" in Revue Thomiste 80 Paris, édition Desclée De Brouwer et Cie, 1980 p. 5-176. Revue Thomiste, revue doctrinale de théologie et de philosophie fondée en 1893, publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique.

 

T. Deman O.P., "le péché de sensualité" in Etudes d'histoire littéraire et doctrinale du Moyen Age I; Paris : édition J. Vrin, 1930 [Mélanges. Mandonnet, Pierre], p.265-283.

 

6/ Commentaires philosophiques généraux:

 

E.Gilson, Le thomisme: introduction au système de saint Thomas d'Aquin ; édition J.Vrin, Paris, réédition de 1972.

 

E.Gilson, L'être et l'essence ; édition J.Vrin, Paris 1962, deuxième édition revue et augmentée.

 

E.Gilson, Le philosophe et la théologie, édition A.Fayard, Paris 1960.

 

Don Odon Lottin, Psychologie et morale aux XII et XIIIè siècles ; Louvain : Abbaye du Mont César Gembloux : éditeur J. Duculot, 1942.

 

Dominique Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin, préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996.

 

J. Hamesse et C. Steel, L'élaboration du vocabulaire philosophique au Moyen Age : actes du colloque international de Louvain-la-Neuve et Leuven, 12-14 septembre 1998 ; organisé par la Société internationale pour l'étude de la philosophie médiévale ; édité par Jacqueline Hamesse et Carlos Steel ;Turnhout : édition Brepols, 2000.

 

G. Emery O.P. La Trinité créatrice. Trinité et création dans les commentaires aux Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs Albert Le Grand et Bonaventure ; édition Vrin, Paris, 1995.

 

La Puissance et son ombre: de Pierre Lombard à Luther, textes traduits et commentés par Olivier Boulnois, Jean-François Genest, Elizabeth Karger [et al.] ; sous la direction d'Olivier Boulnois ; Paris : édition Aubier, 1994.

 

Octave Hamelin, Le système d’Aristote, publié par L. Robin ; édition Vrin, Paris, réédition de 1976.

 

7/ Autres:

 

La Bible, publication sous la direction de Frédéric Boyer ; direction de la traduction par Frédéric Boyer, Jean-Pierre Prévost, Marc Sevin ; Paris : édition Bayard ; Montréal : édition Médiaspaul, 2001.

 

Sites internet :

Les oeuvres complètes en français de saint Thomas d'Aquin disponibles sur : https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique/

www.corpusthomisticum.org/

 



[1]              L'édition a été confrontée à celle de Mandonnet, et les différences importantes sont précisées en note et traduites. Les notes importantes de l'édition Mandonnet sont également reproduites et traduites. La traduction française est faite à partir de l’édition électronique des Opera omnia de Thomas d’Aquin, réalisée par Enrique Alarcón, dans le cadre de la publication accessible par ordinateur du Corpus thomisticum (Université de Navarre, 2004). http: //www. unav. es/filosofia/alarcon/amicis/ctcorpus. html (NDT)

[2]              Cf. d23 q1 a1 resp. où il est affirmé essentiale libero arbitrio ut possit facere vel non facere. Il est nécessaire que le libre arbitre ait eu la possibilité de péché, sinon il ne serait pas libre; cf. aussi q1 a2 sc.2 si Deus non permietteret hominem peccare, tolleretur libertas arbitrii, quae coactionem non patitur. (NDT)

[3]              Mandonnet: quae sit: ce qu'elle est.

[4]              Mandonnet: circa primum duo facit. Primo determinat veritatem; secundo removet duas dubitationes:au sujet du premier, il procède en deux temps. D'abord il détermine la vérité, puis il écarte deux doutes.

[5]              Mandonnet:primam et non prima, secundam et non secunda: le premier là, le deuxième là.

 

[6]              Mandonnet: quod illa potentia peccandi existere poterat cum libero arbitrio: que cette puissance de pécher a pu exister avec le libre arbitre.

[7]              Mandonnet: utrum sit una vel plures: si elle en est une ou plusieurs

[8]              Cf. Somme théologique I 83 a2 (note de l'édition Mandonnet)

[9]              Sur la grâce et le libre arbitre, IA2 col.402 t.II (édition Mandonnet)

[10]             Augustin, Enchiridion, XXX, col.246,t.VI (édition Mandonnet)

[11]             Terme d'angélologie, cf. d7 où est analysé l'usage du libre arbitre par les Anges. La confirmation est une grâce qu'ont reçu les bons Anges, qui les rend incapables de devenir mauvais, une fois la bonté choisie, mais ne leur ôte pas la liberté, bien au contraire: Thomas d'Aquin cite ainsi cette phrase du Lombard qu'il commente: "Boni [Angeli] vero arbitrium multo liberius habent post confirmationem quam ante". Le libre arbitre angélique est renforcé par la grâce de la confirmation. (NDT)

[12]             Mandonnet: vel ad minus ut magis uni inhaereat: ou au moins pour qu'elle s'attache davantage à une seule chose

[13]             Augustin, Hypognosticon III 9, col.1632 t.10 (édition Mandonnet)

[14]             Cf. d25 q1 a1 resp. où cette maîtrise de l'acte est rapprochée de l'intellect dans la mesure où il connaît la fin de l'action: Determinatio autem agentis ad aliquam actionem, oportet quod sit ab aliqua cognitione praestituente finem illi actioni.(..)Judicium de actione propria est solum in habentibus intellectum, quasi in potestate eorum constitutum sit eligere anc actionem vel illam; unde et dominium sui actus habere dicuntur. En q1 a2, le caractère volontaire de la maîtrise de l'action est également analysé: cf. q1 a2 sc.2 quidquid cogitur, non habet dominium sui actus.

                Pour Thomas d'Aquin dans le Commentaire des Sentences, la maîtrise de l'acte est donc attribuée conjointement à la volonté et la raison. De façon plus générale, avoir la maîtrise de ses actes, dominium sui actus, est le caractère qui définit la personne selon Thomas d'Aquin. (NDT)

[15]             Mandonnet: quandoque quidem bene, quandoquem autem male: tantôt bien assurément, mais tantôt mal.

[16]             Augustin, Actes contre Félix II, c.4 col.538, t.8 (édition Mandonnet)

[17]             Comme par exemple au cinquième livre des Réponses qu'Albert le Grand mentionne dans son Commentaire des Sentences II, d.25, a1. Mais quatre livres seulement des ses Réponses sont insérés dans ses oeuvres, et il ne s'y trouve pas (édition Nicolaï, reprise en note de l'édition Mandonnet)

[18]             De l'Ame, texte 33 (édition Mandonnet)

[19]             La foi orthodoxe, 27 col. 959, t.1 (édition Mandonnet)

[20]             L'irascibile et le concupiscible sont les formes premières des passions pour Thomas d'Aquin. L'irascibile est la passion par laquelle doivent être éloignés les obstacles qui occultent les fins. Le concupiscible est la passion par laquelle on désire quelque chose. (NDT)

[21]             totum: pour Thomas d'Aquin, le tout est ce qui a des parties, ou la relation entre ces parties, quel que soit le mode de cette relation. Il y a donc différentes sortes de tout, et Thomas d'Aquin reprend et applique ici au rapport entre le libre arbitre et les puissances de l'âme la distinction médiévale traditionnelle entre totum integrale, totum universale, totum virtualis, et totum potentiale. Il définira expressément ces différences par la suite dans la Somme théologique I 77, 1 ad 1: le "tout intégral" est présent en entier dans chaque partie, le "tout universel" est présent en chaque partie avec son essence, le "tout potentiel" est tel qu'en chaque partie l'essence du tout est présente totalement, mais la puissance du tout n'est pas entière. (NDT)

[22]       In aliquid tendere, "tendre vers" ou "viser" dans notre traduction, sert à décrire le mouvement d'impulsion en général, mais aussi ensuite spécifiquement l'acte premier propre de la volonté vis à vis des facultés qu'elle meut vers leurs fins, d'où le caratère intentionnel de la volonté. D'autre part, dans notre traduction nous ne faisons pas de différence essentielle entre tendere in et intendere, conformément à cette remarque de Thomas d'Aquin lui-même: "intendere enim dicitur quasi in aliud tendere", dans le Commentaire des Sentences II 38 1-3 c (NDT)

 

[23]             Ce qui est mis sous le nom d'Augustin peut être lu dans De l'esprit et de l'âme recensé parmi ses oeuvres supposées, mais d'Hugues. (édition Nicolaï reprise en note de l'édition Mandonnet)

[24]             Mandonnet:et similiter de aliis: et de même pour les autres.

[25]             Cf. note 83: en d.22 q1 a1 ad1, la distinction entre sujet et cause est appliquée pour démontrer que la volonté est tant le sujet que la cause de tout péché; ici, cette distinction sert à analyser le rapport entre la volonté et les habitus, mais présuppose l'acquis de d.22q1 a1 ad1. (NDT)

[26]             Mandonnet n' a pas: quantum ad infusos.

[27]             Mandonnet: sunt in aliquo sicut in subjecto: elles sont en quelque chose comme dans un sujet.

[28]             Cf. Somme théologique I q.83, a.4 (note de l'édition Mandonnet)

[29]             Aristote, Ethique à Nicomaque III, 4 (édition Mandonnet)

[30]             Aristote, Ethique à Nicomaque IV, 6,7,8 (édition Mandonnet)

[31]             se habere.. in modum dénote à la fois l'analogie et la catégorie de la relation, ce que nous avons tenté de rendre par "jouer le même rôle que" (NDT)

[32]             Commentaire 36 (édition Mandonnet)

[33]             Anselme, Sur la chute du diable I col.325, t.1 (édition Mandonnet)

[34]             inducunt, peut-être reducunt (note de l'édition Mandonnet)

[35]             Aristote, Ethique à Nicomaque VI, 2 (édition Mandonnet)

[36]             Isaac, Livre des définitions. Citation courante: ratio est faciens currere causam in causataum. La raison "court", d'où l'adjectif "discursif", discursivus pour qualifier le travail de la raison par contraste avec celui de l'intellect. (NDT)

[37]             Aristote, Ethique à Nicomaque, III, 9 (édition Mandonnet)

[38]             Augustin, De la vraie innocence, lettre 186, A37, col.830, t.2 (édition Mandonnet)

[39]             Cf. Bible, Deuxième lettre de Paul à Timothée, 2,5: "ne recevra la couronne que celui qui aura lutté suivant les règles." Pour Lombard, l'homme dans l'état originel n'aurait rien mérité en résistant à la tentation, tandis que depuis la chute, résister à la tentation est méritoire; nos actes ont donc selon lui une valeur méritoire plus grande que dans l'état originel. Tel est le motif pour lequel Thomas d'Aquin se réfère à Lombard une unique fois, dans la Somme théologique I 95 a4 (titré: "les actions de l'homme avaient-elles unevaleur méritoire égale à celle de maintenant ?"). Thomas d'Aquin à la suite de Lombard justifie cette conception du mérite par l'intériorité de la tentation depuis le péché originel, et la présence de la grâce actuelle qui n'était pas requise pour éviter la tentation dans l'état originel, alors que depuis la chute, la grâce est nécessaire pour lutter contre la faiblesse humaine. (NDT)

[40]             Cf. d25 q1 a2 dont le titre est utrum liberum arbitrium semper sit liberum a coactione, ita quod cogi non possit(NDT)

[41]             Dans les Sentences, P. Lombard distingue trois étapes premières pour l'humanité: la nature parfaite, la vie divine de la grâce, puis la chute qui bouleverse le bonheur humain naturel. Dans cet état premier de l'humanité qui est la structure primitive de la nature humaine selon lui, les dons de Dieu sont agencés de la façon suivante: gratis datae renvoie à la justice originelle, l'intégrité primitive, et.c: il s'agit des dons gratuits de la grâce, qui pour Albert le Grand par exemple sont inclus dans notre nature; gratiens faciens gratum (traduit ici par la "grâce agissante") est la grâce en général, la grâce divine surnaturelle qui sanctifie sous toutes ses formes Ainsi, l'unité entre la finalité surnaturelle de l'homme qu'est la béatitude et son action morale est concrète, et pour Pierre Lombard, le degré de la grâce correspond aux capacités humaines (d'après le Bulletin thomiste 3 et "le péché de sensualité" dans les Mélanges Mandonnet) (NDT)

[42]             Mandonnet: aliter et non alicui: résistent autrement à la tentation.

[43]             Aristote, Réfutations sophistiques II, 7 (édition Mandonnet)

[44]             Aristote, De l'âme III, texte 32 (édition Mandonnet)

[45]             La différence entre la sensualité, dont une direction rationnelle est possible,et la sensualité, dont la direction rationnelle est impossible, est empruntée par Thomas d'Aquin à Albert le Grand, Summa de creaturis. Ainsi, pour Thomas d'Aquin comme pour Augustin et P. Lombard, la faute est en quelque sorte avant l'intervention de la raison. (NDT)

[46]             Mandonnet: de mutando et fugiendo à la place de de imitando vel fugiendo: de ce qu'il faut changer ou fuir

[47]             Denys l'Aréopagite, Des Noms divins A3, col. 871, t.1 (édition Mandonnet)

[48]             Mandonnet: in sui supremo: à son degré le plus haut

[49]             Mandonnet: scilicet cogitatione: bien sûr par la pensée

[50]             Mandonnet: quaedam vis et non quamdam vis. Nous avons traduit quaedam vis, l'expression présente dans l'édition de Parme n'étant pas grammaticale en latin. (NDT)

[51]             Mandonnet: hoc quo modo sit, dictum est: on a dit sous quel mode.

[52]             Cf. Somme théologique I, q.79, a.9 (note de l'édition Mandonnet). La distinction entre raison supérieure et raison inférieure est fondamentale en théologie mystique, où la tempête règne dans la raison inférieure quand la raison supérieure jouit de la paix. Dans la théologie mystique, entre la raison supérieure et la raison inférieure, une discontinuité radicale est donc requise.

[53]             Aristote, De l'Ame III, textes 18 et 19 (édition Mandonnet)

[54]             Aristote, Ethique à Nicomaque VI, 2 (édition Mandonnet)

[55]             Cicéron, Des devoirs. Auparavant c'était indiqué de manière indéfinie en marge; mais ici il s'agit du livre I, quand après le début le devoir est dit ce dont "la raison probable pourquoi il est fait peut être rendue"; comme par exemple au cinquième livre du Des fins des biens et des maux A58: "nous appelons devoir ce qui est fait par raison". (Note de Nicolaï reprise en note dans l'édition Mandonnet)

[56]             Aristote, Métaphysique X, textes 3 et 4 (édition Mandonnet)

[57]             Aristote, Ethique à Nicomaque VI 6 ou 7 (édition Mandonnet)

[58]             Aristote, De lAme II, texte 65 (édition Mandonnet)

[59]             Mandonnet: conclusiones: elles démontrent les mêmes conclusions

[60]             Mandonnet: ostendunt à la place de ostendit. (nous avons traduit conformément à l'édition Mandonnet, selon le sens du passage)

[61]             Aristote, Physique II, texte 18 (édition Mandonnet)

[62]             Cf. d23 q2 a2 resp.opportuit quod statim nati [homini] habitum habuissent cognitionis illius, per quam cognoscere possent quid agere et quid vitare deberent. (NDT)

[63]             Cf. Somme théologique I, q.79, a.12 (note de l'édition Mandonnet)

[64]             A l'origine, le terme de "syndérèse" vient de saint Jérôme, Commentaire d'Ezechiel 1,4-14 où les quatre animaux de la vision sont interprétés comme les parties de l'âme chez Platon, auxquelles il ajoute la syndérèse symbolisée par l'aigle selon lui, qualifiée de scintilla conscientia. Le terme a donc d'abord une signification mystique, puis disparaît de la mystique sauf chez les théoriciens qui lui confèrent un sens exclusivement moral: elle instruit des premiers principes de la morale, ainsi pour Bonaventure elle relève de la volonté et contient les premiers principes de l'affectivité, tandis que pour Thomas d'Aquin, elle relèvera de l'intelligence seulement et sera une loi métaphysique, comme habitus des premiers principes moraux.

                Cf.par exemple la Somme théologique I II 94 1 ad 2, où Thomas d'Aquin la définira ainsi: lex intellectus nostri inquantus habitus continens praecepta legis naturalis, quae sunt prima operum humanorum. Pour Thomas d'Aquin, la syndérèse est le fondement ultime de la connaissance morale, conservée après la chute alors que la conscience se perd chez le méchant. La question déjà présente chez Lombard de l'ignorance coupable fera ainsi l'objet de longs développements dans les oeuvres postérieures au Commentaire des Sentences. (NDT)

[65]             Denys l'Aréopagite, Commentaire biblique sur le livre d'Ezechiel, I, col.22, t. 5 des Oeuvres complètes en latin (édition Mandonnet)

[66]             Denys l'Aréopagite, Commentaire biblique sur le livre de Malachie, II, col.1561, t.6 (édition Mandonnet)

[67]             dans son Commentaire biblique sur le livre d'Ezechiel, I, col.22, t. 5 (précision de la référence chez Mandonnet, absente dans l'édition de Parme qui fait comme si la référence était toujours le Commentaire biblique sur le livre de Malachie)

[68]             L'édition Nicolaï tire les paroles d'Augustin du livre Sur les mérites et la rémission des péchés 25, col. 129, t.10 où l'équivalent peut être trouvé (note de l'édition Mandonnet)

[69]             Mandonnet: quod

[70]             Cf. Somme théologique III, 27-3c fomes nihil est aliud quam inordinata concupiscientia sensibilis appetitus, III 15-2c "c'est l'inclination dans l'appétit sensible vers ce qui est contraire à la raison".(NDT)

[71]             Augustin, Commentaire sur la Genèse VIII, 26, col. 391, t. 3 (édition Mandonnet)

[72]             Aristote, Physique VII, textes 1-9; VIII textes 21-45 (édition Mandonnet)

[73]             Mandonnet: decipi potest à la place de frequenter decipiatur: peut se tromper

[74]             Cf.Quaestio de anima 7 ob.3: discursus est quidam motus inellectus de uno in aliud (NDT).

[75]             Analytiques postérieurs II, dernier chapître (édition Mandonnet)

[76]             Analytiques postérieurs I, premier chapître (édition Mandonnet)

[77]             Mandonnet: substitutam..sicut à la place de subjectam.. sic: une puissance substituée à un habitus comme inné en nous.

[78]             Mandonnet: in sciencia resolutoria à la place de et scientia resolutiva: c'est pourquoi on dit que l'art de juger est dans la science de la résolution (note de l'édition Mandonnet, mais ajout du et à la place du in)

[79]             Cf. Somme théologoqique I, 79, a. 13 (note de l'édition Mandonnet)

[80]             Origène, Commentaire de la lettre aux Romains, II, v.15, col. 893, t. IV (édition Mandonnet)

[81]             dictamen: terme emprunté à Guillaume d'Auxerre, cf. F 63ua où dictamen désigne le jugement théorique seulement, par opposition au judicium definitivum. (NDT)

[82]             Denys l'Aréopagite, Commentaire au livre d'Ezechiel I, col. 22, t. 5 (édition Mandonnet)

[83]             Jean Damascène, La foi orthodoxe, IV, 22, col. 1199, t.1 (édition Mandonnet)

[84]             Mandonnet: regulatus à la place de productus: soit il est au moins réglé par un certain habitus.

[85]             Mandonnet note que "procède" n'est pas une citation, mais un verbe de Thomas d'Aquin.

[86]             Selon Migne, dans la Glose ordinaireil n'est pas lu ainsi, mais seulement: "la conscience pour l'espérance". Cf. col. 625, t.2 (note de l'édition Mandonnet)

[87]             Dans le Commentaire des Sentences, Thomas d'Aquin ne fait pas de différence entre "loi éternelle", "loi naturelle", et "loi de Dieu". Le péché est un acte contraire à la loi, mais cette loi n'est pas explicitement dite loi "divine". La loi "naturelle" est intrinsèque à l'agent, donc dite naturelle car conaturelle à son auteur, comme il est dit en Commentaire des Sentences IV d33 q1 a1; mais les préceptes divins qu'il faut respecter en II d24 ne sont pas différents de la loi éternelle ou naturelle. Loi naturelle inscrite en chaque homme et loi divine ont le même objet, obligent et sont identifiables, cf. par exemple Commentaire des Sentences II d39 q3 a3: conscientia non ligat, nisi vi praecepti divini. (NDT)

[88]             Aristote, Ethique à Nicomaque VI, 8 (édition Mandonnet)

[89]             Le jugement pratique décisif de choix relève-t-il du libre arbitre, ou de la volonté? Pour Thomas d'Aquin, le choix est une conclusion des facultés appétitives, donc un acte de volonté pénétré d'un jugement pratique préalable, et non le jugement même. Mais la capacité judiciaire est le libre arbitre. L'expression "jugement de choix" est donc ici imprécise, car le jugement est ici identifié au choix alors qu'en bonne logique, il relève du libre arbitre et non de la volonté. (d'après Lottin, Psychologie et Morale aux XII et XIIIè siècles, édition Duculot, 1942, NDT)

[90]             Mandonnet: agendi seulement

[91]             Mandonnet: quae à la place de in quo: la condition de l'acte qui est principalement la difficulté.

                La satisfaction s’entend essentiellement de l’expiation et de la justification des pécheurs par le Christ qui rétablit la justice (NDT).

[92]             Cf. d22 q1 a1 ad7, où une autre distinction entre les formes possibles de péchés est proposée: le péché y est distingué selon qu'il s'agit de la radix peccatorum qui est une certaine inclination déésordonnée en acte pour n'importe quel bien, ou bien qu'il s'agit du generale peccatum qui est un appétit immodéré pour quelque bien et a donc une matière particulière. Tout au long de la d22 sqq., le péché est envisagé selon son objet: le péché de l'homme sera distingué du péché de l'ange selon leur objet: pour l'homme, régner sur les créatures qui le suivent, donc une certaine science; pour l'ange, être l'origine des créatures qui le suivent, donc un certain pouvoir. Au contraire, la distinction proposée ici entre péché véniel et péché mortel n'est pas opérée selon leur objet; mais le sujet identifié à la cause du péché dans l'âme, proposé en II d2 q1 a1 ad1. est acquis une fois pour toutes: omne peccatum in voluntate est, etiam ignorantia: ipsa enim voluntas imperat allis viribus et inellectui.(NDT)

[93]             Augustin dit dans le Traité sur la Trinité I 12, c13 que le processus du péché est dans la raison, et non dans l'appétit. (NDT)

[94]             Species: cf. Somme contre les Gentils II, 21: spécifier et individuer sont similaires. Mais ici, cf. Somme contre les Gentils III 61: per objecta actus specificantur, sens de ce verbe ici. (NDT)

[95]             Aristote, Ethique à Nicomaque X, 6 (édition Mandonnet)

[96]             Cf. Somme théologique I II, q. 74, a.3 (note de l'édition Mandonnet)

[97]             Augustin, Rétractations I, 15, A2, col.607, t.1 et Des deux âmes 10, col.103, t.8 (édition Mandonnet)

[98]             Aristote, De l'Ame III, texte 42 (édition Mandonnet)

[99]             Aristote, De lAme II texte 20; et Métaphysique XII, texte 17 (édition Mandonnet)

[100]            Aristote, Métaphysique VI, texte 5 (édition Mandonnet)

[101]            Thomas d'Aquin s'inspire ici de l'analyse aristotélicienne selon laquelle le commandement de la raison (et donc de la volonté qui est une faculté rationnelle au plus haut point, comme il l'a montré) sur les forces de l'âme est assimilable à un gouvernement politique, et non à une dictature. Cette analyse explique pourquoi il distingue ici les différentes formes de maîtrise de la volonté dans l'acte humain, non pas extérieurement, mais comme commandement intérieur plus ou moins complet des forces de l'âme, et les différents degrés du péché en sont déduits. (NDT)

[102]            Aristote, Ethique à Nicomaque III, 4 (édition Mandonnet)

[103]            Aristote, Ethique à Nicomaque II, 6 (édition Mandonnet)

[104]            Cf. Somme théologique I II, q.74, a.5 (note de l'édition Mandonnet)

[105]            Aristote, De l'âme I, texte 157 (édition Mandonnet)

[106]            Denys l'Aréopagite, Des noms divins A32, col. 734, t.1 (édition Mandonnet)

[107]            Cf. d22 q2 a1 ad 1 omne peccatum in voluntate est, etiam ignorantia ( nous soulignons) ; et a2 dont l'intitulé est: Utrum ignorantia excuset peccatum. Les acquis de la réponse sont les suivants: ignorantia (...) per accidens se habet ad actum; (..) non dicitur aliquis per ignorantiam facere, sed ignorans. (...) ignorantia non excusat nec minuit peccatum nisi secundum quod causat involuntarium; l'ignorance ne rend donc l'acte involontaire que si elle est la cause de l'acte: l'ignorance et le caractère volontaire de l'acte sont antagonistes; mais le rapport entre science et passion, et donc les causes de l'ignorance ne sont pas analysée avant notre passage.(NDT)

[108]            Aristote, Ethique à Nicomaque VII, 2 (édition Mandonnet)

[109]            Mandonnet: in inferiori parte rationis: dans la partie inférieure de la raison.

[110]            Aristote, Ethique à Nicomaque III, 6; IX, 4 (édition Mandonnet)

[111]            Cf. Somme théologique I II, q. 74 a.6 (note de l'édition Mandonnet)

[112]            Cf. Somme théologique I II q.74 6 d3 morosum dicitur aliquid propter diuturnitatenm temporis. Ici, l'objet de la remarque est d'interroger le sens étymologique de la délectation morose: morosus, a, um vient de mora, la durée. Mais la délectation morose est-elle dite morose à cause de sa longue durée? Telle est l'interrogation sous-jacente à cette objection. Par ailleurs, la pensée de Thomas d'Aquin évoluera au sujet de la délectation morose: dans le Commentaire des Sentences, c'est un péché mortel. Dans la Somme théologique, c'est un péché grave. (NDT)

[113]            Cf. d22 où Thomas d'Aquin commente la conclusion suivante de Lombard, annoncée en introduction de la distinction: [primum peccatum] diversimode fuit in viro et in muliere (...); peccatum mulieris gravius peccato viri fuisse. En d22 a3, mulier infirmior fuit viro, et telle est l'origine du rapprochement entre la raison supérieure et l'homme d'une part, la raison inférieure et la femme d'autre part. Le péché de l'homme diffère donc de celui de la femme à l'origine, l'elatio étant parfaite chez la femme, imparfaite chez l'homme.

                 Comme le montre P.Camus dans "le mythe de la femme chez saint Thomas d'Aquin", in Revue thomiste 1976 p.243-247 (édition Desclée de Browers), il ne s'agit pas de voir en Eve un symbole de passivité donc d'infériorité, et en Adam un principe d'action, donc de supériorité. "Toutes les spéculations sur la perfection surnaturelle d'Adam avant la chute sont des arrangements adventices qui en altèrent profondément la signification originelle, naïve, et brute; elles tendent à rendre Adam supérieur, et donc étranger à notre condition.":

                 Thomas d'Aquin définira certes dans la Somme théologique I q 92 a 1 ad 1 la femme comme "quelque chose de défectueux et d'avorté" parce qu'elle est ordonnée selon lui à la génération. Mais l'infériorité de la femme qui explique sa subordination à l'homme (et non le contraire, comme le montre P. Camus) chez Thomas d'Aquin s'explique dans la mesure où elle a rapport au concupiscible et à la volonté, tandis que l'homme a rapport à la connaissance intellectuelle.

                 Ainsi, dans l'interprétation du mythe du péché originel par saint Augustin (à laquelle Thomas d'Aquin se réfère implicitement dans notre passage, mais qu'il revisite à partir d'une analyse aristotélicienne des facultés de l'âme) le serpent incarne l'appétit sensitif; la femme la raison inférieure et le rapport au plaisir; l'homme la raison supérieure qui consent ou non au péché. Anthropologie aristotélicienne et Révélation se rencontrent dans cette interprétation, et la femme n'est pas réduite à une rapport désordonné au plaisir, la concupiscence; mais elle incarne également la volonté. Le dialogue entre Adam et Eve est donc le dialogue entre connaissance et volonté, et le désordre de la volonté, soit la toute-puissance du désir, constitue le péché d'Eve. Ce parallélisme permet de rapprocher le péché originel et le péché personnel: la complaisance est le péché de la raison supérieure, la délectation celui de la raison inférieure; l'appétit sensitif et la raison inférieure sont proches, car l'appétit sensitif attire la raison inférieure, tandis qu'il n'y a pas de relation directe entre raison supérieure et appétit sensitif. La volonté de consentement en pensée qui est le péché de la raison inférieure conditionne la détermination à passer à l'acte qui est le péché de la raison supérerieure.(NDT)

[114]            Aristote, Ethique à Nicomaque X, 4 (édition Mandonnet)

[115]            Mandonnet n'a pas per; nous avons traduit conformément à l'édition Mandonnet, selon le sens général du passage (NDT)

[116]            Bible, livre de l'Exode XX, 17 (édition Mandonnet)

[117]            Cf. Somme théologique I II q.74 a.9 (note de l'édition Mandonnet)

[118]            Cf. d 23 q2 a1 resp. la foi est un effet de Dieu dans l'âme, Dieu est donc connu par la foi dans son effet et non dans son essence, mais cet effet est intérieur. (NDT)

[119]            Cf. Somme théologique I II q.88, a.4 (note de l'édition Mandonnet)

[120]            Augustin, Commentaire de la première épître de Jean, I,1,6 col. 1982, t.3 (édition Mandonnet). Il s'agit de l'épître où Augustin écrit: « dilige et quod vis fac », « aime et fais ce que tu veux ».

[121]            Augustin, Sur le choeur de dix 9, col.88, t.5 (édition Mandonnet)

[122]            Aristote,Physique V, texte 39 (édition Mandonnet)

[123]            Aristote, Catégories, "sur la qualité" (édition Mandonnet)

[124]            Ambroise, Sur l'interpellation de Job, 6, col.843, t.1 et Sur le Paradis A71, col. 327, t.1 (édition Mandonnet)

[125]            Mandonnet: consentiat à la place de sentiat. Nous avons traduit consentiat.(NDT)

[126]            Aristote, Ethique à Nicomaque II, 3 (édition Mandonnet)

[127]            Euclide, Eléments V (NDT)

[128]            Mandonnet ajoute: quantumcumque placeant ea quae sunt ad finem: en si grand nombre que soint multipliés les objets en vue de la fin.

[129]            Mandonnet: qui absent.

[130]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 58-59.

[131]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 58.

[132]            James A. Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris 1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes (1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 82.

[133]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 59. J-P Torrell cite Chenu, Introduction, p. 228-229.

[134]            James A. Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris 1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes (1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 82.

[135]            James A. Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris 1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes (1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 83-84.

[136]            James A. Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris 1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes (1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 83.

[137]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 59.

[138]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire p. 60.

[139]            James A. Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris 1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes (1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 83.

[140]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 62.

[141]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 62.

[142]            James A. Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris 1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes (1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 86

[143]            Augustin, De doctrina christiana, I, c.2, n.2 cité dans Sentences I d.1, c.1, n.1

[144]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 63.

[145]            James A. Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris 1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes (1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 86 sqq.

[146]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 64.

[147]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 62.

[148]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 60.

[149]            James A. Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris 1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes (1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 86.

[150]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 61.

[151]      G. Geenen, Miscellanea Lombardiana, édition Novara 1957 "Les Sentences de Pierre Lombard dans la Somme théologique de saint Thomas"

[152]            Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, édition électronique latine des Opera omnia de Thomas d’Aquin, réalisée par Enrique Alarcón, dans le cadre de la publication accessible par ordinateur du Corpus thomisticum (Université de Navarre, 2004). http: //www. unav. es/filosofia/alarcon/amicis/ctcorpus. html

[153]            Jean-Pierre Torrell O.P., Initiation à saint Thomas d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p.64.

[154]            Thomas d’Aquin, Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, édition électronique latine des Opera omnia de Thomas d’Aquin, réalisée par Enrique Alarcón, dans le cadre de la publication accessible par ordinateur du Corpus thomisticum (Université de Navarre, 2004). http: //www. unav. es/filosofia/alarcon/amicis/ctcorpus. html

[155]           E.Gilson, La philosophie au Moyen Âge, des origines patristiques à la fin du XIVème siècle deuxième édition 1999, éditions Payot & Rivages, Paris, chapitre VIII «La philosophie au XIIIème siècle », 4.« D’Albert le Grand à Dietrich de Freiberg » p.529

 

[156]      Thomas d’Aquin, Somme théologique : traduction française, notes et appendices par H.-D. Gardeil, S. Pinckaers, H.-F. Dondaine, A. Patfoort, [et al.] ; préface de M.D Chenu. Réédition du Cerf, Paris, 1997.

 

[157]      T. Deman O.P., "le péché de sensualité" in Etudes d'histoire littéraire et doctrinale du Moyen Age I; Paris : édition J. Vrin, 1930 [Mélanges. Mandonnet, Pierre], p.265-283.

 

[158]            Commentaire des Sentences II d. 24 introduction

[159]            Commentaire des Sentences II d. 24 introduction

[160]            Ce texte est une forme de première mouture elliptique de ce qui fera l'objet de nombreuses questions dans la Somme théologique, ainsi qu'on l'a vu dans la Préface. La multiplicité des problèmes effleurés ici donne à ce texte une densité extraordinaire.

[161]      E.Gilson, Le thomisme: introduction au système de saint Thomas d'Aquin ; édition J.Vrin, Paris, réédition de 1972, p.13

[162]      E.Gilson, Le thomisme: introduction au système de saint Thomas d'Aquin ; édition J.Vrin, Paris, réédition de 1972, p.13

 

 

[163]            Le péché, terme qui relève de la révélation, a donc ici une résonance philosophique, dans la mesure où le péché est le dérèglement d'un mouvement naturel à définir anthropologiquement. La portée du péché sera uniquement théologique dans d'autres distinctions, lorsqu'il s'agira par exemple de s'interroger sur le rôle de la grâce chez les créatures. Cela explique que le péché puisse être expliqué ici par le biais de la philosophie aristotélicienne: il n'est pas envisagé comme contraire à la charité, mais comme faute morale accessible à la raison, même si le cadre est le statut du premier homme, connu par la Révélation uniquement.

[164]            Rien ne peut lui faire violence de l'extérieur, ce qui sera démontré en d.25, mais la volonté libre n'est pas non plus caractérisable par l'aséité: le passage à l'acte libre dépend d'elle, non son existence et sa mise en mouvement.

[165]            Dominique Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin, préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996, « le dispositif christique de la grâce » II « la condition originaire de l’homme », p.324-325-333.

[166]      Dominique Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin, préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996, chapître VI« L’ontologie de la grâce en général », IV « L’historialité de la grâce et la crise » p.297

 

[167]            Dominique Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin, préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996, « le dispositif christique de la grâce » II « la condition originaire de l’homme », p.321.

[168]            Dominique Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin, préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996, p.338.

[169]      James A. Weisheipl, Frère Thomas d'Aquin : sa vie, sa pensée, ses oeuvres ; traduction de l'anglais par Christian Lotte et Joseph Hoffmann ; Paris : édition du Cerf, 1993, p.91.

 

[170]            Bonaventure, Opera omnia, jussu et auctoriate R. P. Bernardini, edita studio et cura pp. collegii A S. Bonaventura ad plurimos codices MSS. Emendata Tome II, édition Quaracchii 1885. L’ensemble de nos citations de ce texte sont extraits de cette édition du Commentarium.

[171]            (Proposition de traduction) Titre : Du libre arbitre dans la mesure où il est rapporté aux autres puissances de l’âme. Article 1 : De l’aide placée en l’homme par laquelle il aurait pu résister. Question 1 : Si un libre arbitre inflexible par nature a pu être donné à l’homme. Question 2 : S’il fut donné à l’homme une aide naturelle par laquelle il pouvait résister à la tentation en l’absence de la grâce.

                 Article 2 : De la division des puissances de l’âme. Question 1 : Si l’intellect et l’affect, soit la raison et la volonté, diffèrent essentiellement. Question 2 : Si la partie supérieur et la partie inférieure des puissances sont des puissances diverses. Question 3 : Si la division de la volonté entre volonté naturelle et volonté délibérative correspond à des puissances diverses. Question 4 :Si l’intellect agent et l’intellect possible sont une puissance, ou des puissances diverses.

[172]            Revue de science philosophique et théologique, n°74, article de S. Pinckaers, "Les passions et la morale", "Les sources de la morale chrétienne", Vrin édition de 1990 p.380-381.

[173]            op.cit.