Texte latin et traduction
française du Commentaire des Sentences II distinction 24 par Thomas d’Aquin
La puissance naturelle par laquelle Adam
et Eve pouvaient éviter le péché
Traduction et
commentaire par Aude Kammerer, Master de philosophie, Paris, 2006
Sous la
direction de M. IMBACH
Deuxième édition numérique, les œuvres complètes de saint Thomas d’Aquin,
https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique
Distinction
24 : [La puissance naturelle par laquelle le premier homme pouvait éviter
le péché]
Question
1 : [Le libre arbitre]
Article
1 : Le libre arbitre est-il un habitus ?
Article
2 : Le libre arbitre dit-il plusieurs puissances ou une seule ?
Article
3 : Le libre arbitre est-il une puissance distincte de la raison et de la
volonté ?
Article
4 : Adam aurait-il pu éviter le péché dans l'état originel par le libre
arbitre ?
Question
2 : [Les vertus qui se rattachent au libre arbitre]
Article
1 : La caractérisation de la sensualité présentée dans le Lombard
convient-elle ?
Article
2 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles une seule
puissance ?
Article
3 : La syndérèse est-elle un habitus ou une puissance ?
Article
4 : La conscience est-elle un acte ?
Question
3 : [Le siège du péché dans l’âme]
Article
2 : Y a-t-il du péché dans la sensualité ?
Article
3 : Peut-il y avoir du péché dans la raison ?
Article
4 : Peut-il y avoir péché mortel dans la délectation de la raison
inférieure ?
Article
5 : peut-il y avoir du péché véniel
dans la raison supérieure ?
Article
6 : Un péché véniel peut-il devenir mortel ?
COMMENTAIRE
DE LA DISTINCTION 24, PAR AUDE KAMMERER
L'ordre
des Sentences et l'ordre du Commentaire des Sentences par Thomas d'Aquin:
La
place du Commentaire des Sentences II d.24:
Bref
rapprochement entre le Commentaire des Sentences, II d.24 et la Somme
théologique:
Portée
du Commentaire des Sentences II d.24 :
Plan
du Commentaire des Sentences II, distinction 24:
1
Quelle est la nature du libre arbitre?_
Le libre
arbitre est-il une puissance de l'âme?_
Procédure
argumentative de Thomas d'Aquin:
La
définition du libre arbitre retenue par Thomas d'Aquin:
2 La
liberté humaine est-elle totale?
Les
limites de la liberté sont d’abord et avant tout dans l'intériorité de l'âme:
Comme
puissance de l'âme, la liberté est absolue:
Mais
les actes libres de l'humanité sont plus ou moins libres, et non pas tous
pleinement libres:
La
liberté originelle est-elle plus grande que la liberté de
l’humanité historique?
Détail
de l’argumentation thomiste :
Première
définition de la sensualité :
La
liberté de l’âme est-elle absolue, relative, ou anéantie dans la
sensualité ?
S’il
n’y a moralité que lorsqu’il y a liberté, la sensualité est-elle morale ?
Quelle
est alors la valeur morale des actes commis sous l’emprise de la sensualité ?
3
Les limites du libre arbitre :
Conclusion :
les degrés de responsabilité vis-à-vis d’un acte volontaire sont
variables :
Plan
du commentaire de Bonaventure :
Enjeu
et plan de la comparaison entre le Commentaire II d24 de Thomas d’Aquin et
de Bonaventure:
1
Quelle est l’efficacité du libre arbitre ?
2 Le
libre arbitre dans l’âme :
2/
Oeuvres de saint Thomas d'Aquin et autres penseurs médiévaux:
4/
Introductions à la pensée médiévale et au thomisme:
6/
Commentaires philosophiques généraux:
Textum Parmae 1856 Editum ac automato
translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas denero recognovit Enrique
Alarcon atque instruxit. |
Texte de Parme 1856[1] Enrique Alarcon a reconnu et assemblé
le texte mis sur ordinateur en bandes magnétiques par Roberto Busa SJ. |
Distinctio 24 Quaestio
1 Prooemium [5502] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 pr. Postquam determinavit de scientia
quam homo in primo statu habuit, hic incipit determinare de potentia
naturali, per quam peccatum vitare poterat; et dividitur in duas partes: in
prima parte ostendit quod homo habuit naturalem potentiam, per quam poterat
peccatum vitare; in secunda ostendit quae fuerit illa potentia, ibi: hic considerandum est quod fuerit illud
adjutorium homini datum in creatione quo poterat manere si vellet. Circa
quod movet duas dubitationes; prima ibi: sed
quomodo rectam et bonam voluntatem habuit homo, si per eam nec mereri vitam
valuit, nec in ea stare voluit? Secunda ibi: ad hoc autem quod dicimus (...) solet opponi sic. Hic considerandum
est quod fuerit illud adjutorium homini datum. Hic ostendit quae fuerit
illa potentia naturalis, et dicit quod liberum arbitrium; et dividitur in
partes duas: in prima ostendit quid sit liberum arbitrium; in secunda
ostendit quasdam liberi arbitrii conditiones, 25 dist., ibi: jam ad propositum redeamus. Prima
dividitur in duas: in prima determinat quid est liberum arbitrium; in secunda
notificat quasdam vires animae, ut ostendat in quibus liberum arbitrium
contineatur, ibi: est enim sensualitas
quaedam vis animae inferior, ex qua est motus qui intenditur in corporis
sensus atque appetitus rerum ad corpus pertinentium. Circa primum duo
facit: primo ostendit quod illa potentia qua peccato resistere potuit, est
liberum arbitrium; secundo definit ipsum, ibi: liberum vero arbitrium est facultas rationis et voluntatis, qua bonum
eligitur gratia assistente, vel malum eadem desistente. Est enim sensualitas
et cetera. Hic notificat quasdam potentias animae. Et circa hoc duo facit:
primo notificat eas; secundo ostendit qualiter in eis potest esse peccatum,
ibi: illud quoque praetermittendum non
est et cetera. Et prima pars cum praecedentibus est praesentis lectionis;
circa quam duo quaeruntur. Primo de libero
arbitrio. Secundo de virtutibus libero arbitrio annexis. Circa primum quatuor quaeruntur: 1 utrum
liberum arbitrium sit potentia vel habitus; 2 si est potentia, utrum sit una;
3 si est una, utrum sit distincta a ratione et voluntate; 4 utrum homo in
primo statu per liberum arbitrium peccato resistere potuit. |
Distinction
24 : [La puissance naturelle par laquelle le premier homme pouvait
éviter le péché]
Question
1 : [Le libre arbitre]
Introduction
Après avoir déterminé la science que
l’homme a eue dans l'état originel, il commence ici à déterminer la puissance
naturelle par laquelle il pouvait éviter le péché; et sa réflexion se divise
en deux parties: dans la première partie il montre que l’homme a eu la
puissance naturelle par laquelle il pouvait éviter le péché[2]; dans la
seconde il montre ce qu’a été cette puissance[3], là: il faut examiner ici ce que fut cette aide
donnée dans la création à l'homme, avec laquelle il pouvait demeurer s’il le
voulait. A ce sujet[4] il écarte
deux doutes; le premier est là : mais
comment l’homme a-t-il eu une volonté bonne et droite, s’il n'eut pas la
force de mériter la vie par elle, ni ne voulut rester en elle? Le
deuxième est[5] là : or il est habituel de s'opposer ainsi à
ce que nous disons (…). Il faut examiner ici ce qu'a été cette aide donnée à
l’homme. Il montre ici quelle fut cette puissance naturelle, et il dit
que c'est le libre arbitre; et sa réflexion se divise en deux parties: dans
la première il montre ce qu’est le libre arbitre; dans la seconde il montre
certaines conditions du libre arbitre, dist. 25, là: revenons désormais à notre propos. La première partie se divise
en deux sous-parties: dans la première il détermine ce qu’est le libre arbitre;
dans la seconde il fait connaître certaines force de l’âme, de façon à
montrer dans lesquelles le libre arbitre se prolonge, là : la sensualité est en effet une certaine
force inférieure de l’âme dont naissent le mouvement qui s’intensifie dans
les sens du corps, et l'appétit pour les réalités qui conviennent au corps.
Au sujet du premier, il procède en deux temps: premièrement il montre que[6] cette
puissance par laquelle il a eu la possibilité de résister au péché est le
libre arbitre, deuxièmement il le définit en lui-même, là: mais le libre arbitre est la faculté de la
raison et de la volonté, par laquelle est choisi un bien par l'assistance de
la grâce, un mal quand elle fait défaut. En effet, la sensualité est etc.
Ici il fait connaître certaines puissances de l’âme. Et à ce sujet il procède
en deux temps: premièrement il les fait connaître; deuxièmement il montre
comment le péché peut être en elles, là: il
ne faut pas omettre ceci non plus etc. L'objet de la lecture présente est
la première partie et celles qui la précèdent; à son sujet sont examinés deux
points: premièrement le libre arbitre; deuxièmement les vertus qui se
rattachent au libre arbitre. Au
sujet du premier, on examine quatre points: Article 1: si le libre arbitre est une puissance ou un habitus; Article 2: en admettant qu'il est une
puissance, si elle est une[7]; Article 3: en admettant qu'elle est
une, si elle est distincte de la raison et de la volonté; Article 4: si l’homme dans l'état
originel a eu la possibilité de résister au péché par le libre arbitre. |
Articulus 1 [5503] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 tit. Utrum liberum arbitrium sit habitus [5504] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 arg. 1 Ad primum sic proceditur. Videtur quod liberum arbitrium sit habitus.
Primo per hoc quod dicit Bernardus, quod liberum arbitrium est habitus animi
liber sui; et ita videtur esse habitus et non potentia. |
Article 1 : Le libre arbitre est-il un
habitus ?[8]
Pour le premier article, il procède
ainsi. Objection
1 : Il semble que le libre arbitre soit un habitus, d'abord parce
que Bernard dit[9] que le libre
arbitre est un habitus de l'âme libre de soi; et ainsi il semble qu'il soit
un habitus et non une puissance. |
[5505] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 1 arg. 2 Praeterea, potentia non efficitur facilis ad actum nisi ex
habitu. Sed liberum arbitrium dicitur in littera esse facultas voluntatis et
rationis. Cum igitur facultas habilitatem quamdam nominet, videtur quod
liberum arbitrium sit habitus. |
Objection 2: De plus, une puissance ne passe pas
facilement à l'acte, si ce n'est par l'habitus. Mais le Lombard dit que le libre arbitre est la faculté de la volonté et
de la raison. Donc comme la faculté nomme une certaine habilité, il semble
que le libre arbitre soit un habitus. |
[5506] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 arg. 3 Praeterea,
sicut infra dicitur, philosophi definiunt liberum arbitrium liberum de
voluntate judicium. Judicium autem non nominat potentiam, sed magis habitum.
Ergo videtur quod non sit potentia. |
Objection 3: De plus, comme il est dit plus bas,
les philosophes définissent le libre arbitre comme le libre jugement de la
volonté. Or le jugement ne nomme pas une puissance, mais plutôt un habitus.
Donc il semble qu'il ne soit pas une puissance. |
[5507] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 1 arg. 4 Praeterea, Augustinus dicit, quod homo male utens libero
arbitrio et se perdidit et ipsum. Sed per peccatum nulla potentia naturalis
tollitur. Ergo liberum arbitrium non est potentia, sed habitus. |
Objection 4: De plus, Augustin dit[10] que l'homme
qui use mal de son libre arbitre se perd et le perd. Mais par le péché, nulle
puissance naturelle n'est enlevée. Donc le libre arbitre n'est pas une
puissance, mais un habitus. |
[5508] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 1 arg. 5 Praeterea, nulla potentia recipit magis et minus. Sed
liberum arbitrium intenditur et remittitur; unde et supra, distinct. 7,
dictum est, quod boni Angeli liberum arbitrium habent tam post confirmationem
quam ante. Ergo liberum arbitrium non est potentia, sed habitus. |
Objection 5: De plus, nulle puissance ne connaît
de degré positif ni de degré négatif. Mais le libre arbitre augmente et
diminue; c'est pourquoi plus haut, distinction 7, il est dit que les bons
Anges ont un libre arbitre tant après la confirmation[11] qu'avant.
Donc le libre arbitre n'est pas une puissance, mais un habitus. |
[5509] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 s. c. 1 Sed contra, omnis potentia determinatur per habitum
ad aliquid unum vel simpliciter, sicut per habitum scientiae ad unum, vel ad
minus ut magis inhaereat, sicut opinio. Sed per liberum arbitrium homo
aequaliter se habet ad utrumlibet. Ergo liberum arbitrium non est habitus. |
En sens
contraire: (1) toute puissance est déterminée
par un habitus vers quelque chose qui soit un, ou absolument comme par l'habitus
de la science qui se rapporte à une seule chose, ou relativement afin qu'elle
s'attache[12] davantage,
comme l'opinion. Mais par le libre arbitre, l'homme se rapporte également à
n'importe lequel des deux. Donc le libre arbitre n'est pas un habitus. |
[5510] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 1 s. c. 2 Praeterea, habitus non potest esse subjectum alterius
habitus. Sed liberum arbitrium est
subjectum gratiae quae ad ipsum comparatur sicut sessor ad equum, sicut
Augustinus dicit. Ergo liberum arbitrium non est habitus. |
(2) De plus, un habitus ne peut pas être sujet d'un autre
habitus. Mais le libre arbitre est le sujet de la grâce qui peut lui être
comparée comme le cavalier au cheval, comme dit Augustin[13]. Donc le
libre arbitre n'est pas un habitus. |
[5511] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 co. Respondeo dicendum, quod circa hoc quidam dicunt,
liberum arbitrium secundum quod in usum loquentium venit, nomen habitus esse,
quamvis eodem nomine et potentia et actus significetur, sicut patet in nomine
intellectus quod et potentiam et habitum et actum significare potest. Hunc
autem habitum quem nomen liberi arbitrii designat, non dicunt esse aliquam
qualitatem potentiae supervenientem, sed ipsam habilitatem potentiae ad
actum, vel facilitatem quam habet una potentia ex adjutorio alterius: propter
quod secundum eos facultas voluntatis et rationis dicitur. Sed haec opinio
non recte utitur nomine habitus, quia habitus secundum proprietatem sui
nominis significat qualitatem quamdam quae est principium actus, informantem
et perficientem potentiam; unde oportet, si proprie accipiatur, quod sit
superveniens potentiae, sicut perfectio perfectibili. Praeterea, si consideretur ratio et
voluntas, non potest esse nisi tripliciter: aut quod utrumque secundum se
consideretur; et sic constat quod utrumque est potentia, et ita quodcumque
eorum ponatur, liberum arbitrium erit potentia: vel quod consideretur unum in
respectu alterius; et nec sic potest dici quod unum sit habitus alterius,
quia potentia non est habitus potentiae, vel relatio unius ad alterum, nec
hoc nomen habitus habere potest. Unde non videtur
rationabiliter dictum, quod liberum arbitrium sit habitus. Et ideo quidam dicunt, quod liberum
arbitrium nominat potentiam non absolutam, sed habitualem, idest prout est
per habitum quemdam perfecta, non quidem acquisitum vel infusum, sed
naturalem, per quem habitum facilis est in suum actum, intantum ut dominium
sui actus habere dicatur. Istud etiam non videtur conveniens: quia quod
voluntas habeat dominium sui actus, ex ipsa natura potentiae habet prout est
imperans, et a nullo imperata; unde hanc facilitatem ex se habet, et non ex
aliquo alio habitu. Et
praeterea unusquisque habitus se habet ad actum ut quo non simpliciter
efficitur actus, sed bene efficitur. Liberum autem arbitrium ad electionis
actum se habet ut quo talis actus efficitur quandoque bene, quandoque quidem
male et indifferenter; unde non videtur habitum aliquem designare, si habitus
proprie accipiatur; sed illam potentiam cujus proprie actus est eligere; quia
liberum arbitrium est quo eligitur bonum vel malum, ut Augustinus dicit. |
Réponse: Certains
disent à ce sujet que le libre arbitre est le nom d'un habitus, selon ce
qu'on dit couramment, bien que par le même nom puissance et acte soient
signifiés, comme cela est clair pour le nom d'intellect qui peut signifier
puissance, habitus, et acte. Mais cet habitus désigné par le nom de libre
arbitre, ils ne disent pas que c'est une certaine qualité qui s'ajoute à la
puissance, mais l'aptitude même de la puissance à devenir acte, ou la
facilité avec laquelle une puissance passe à l'acte à l'aide d'une autre
puissance. C'est pourquoi, selon eux, le libre arbitre est dit faculté de la
raison et de la volonté. Mais cette opinion n'use pas du nom d'habitus à juste
titre, parce que conformément à la propriété de son nom, l'habitus signifie
une certaine qualité qui est le principe de l'acte, informant et
accomplissant la puissance. Donc s'il est pris au sens strict, il faut qu'il
s'ajoute à la puissance comme la perfection au perfectible. De plus, si l'on examine la raison et
la volonté, le libre arbitre ne peut exister que de trois manières: ou bien
parce que l'une et l'autre sont examinées en tant que telles, et ainsi il est
établi que l'une et l'autre sont puissances, et donc quoi que l'on pose à
leur sujet, le libre arbitre sera puissance; ou bien parce que l'une est
examinée eu égard à l'autre, et ainsi on ne peut pas dire que l'une soit
l'habitus de l'autre, parce qu'une puissance n'est pas habitus d'une puissance,
ni la relation de l'une à l'autre, et ce nom d'habitus ne peut pas être
maintenu. Donc il ne semble pas raisonnable de dire que le libre arbitre soit
un habitus. C'est pourquoi certains disent que le
libre arbitre nomme une puissance non absolue, mais habituelle, c'est-à-dire
une puissance dans la mesure où elle est rendue parfaite par un certain
habitus, qui n'est assurément ni acquis ni infus, mais naturel. Il s'agirait
de l'habitus par lequel elle passe facilement à l'acte, dans la mesure où on
dit qu'on a la maîtrise[14] de son acte.
Ceci non plus ne semble pas convenir: la maîtrise que la volonté aurait de
son acte, elle l'a par la nature même de sa puissance, dans la mesure où elle
commande et n'est commandée par nul autre qu'elle-même. Donc elle a cette
facilité par elle-même, et non par un autre habitus. De
plus, chaque habitus se rapporte à un acte en tant que par lui l'acte est non
seulement exécuté, mais bien exécuté. Or le libre arbitre se rapporte à
l'acte du choix en tant que par lui un tel acte est tantôt bien exécuté,
tantôt aussi mal[15], et de façon
indifférente. Donc le libre arbitre ne semble pas désigner un certain
habitus, si l'habitus est pris au sens strict, mais il désigne cette
puissance dont l'acte est proprement de choisir, parce que le libre arbitre
est ce par quoi on choisit le bien ou le mal, comme dit Augustin.[16] |
[5512] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod
Bernardus large utitur nomine habitus pro habitudine quadam: ex hoc enim
liberum arbitrium in homine dicitur, quod hoc modo se habet ejus animus ut
sui actus liberam potestatem habeat. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: Bernard use
largement du nom d'habitus pour une certaine habitude: en effet, d'après cela
le libre arbitre est dit être en l'homme ce à quoi l'âme se rapporte de telle
manière qu'elle a un libre pouvoir sur ses actes. |
[5513] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod
facultas secundum communem usum loquendi significat potestatem qua aliquid
habetur ad nutum, unde et possessiones facultates dicuntur, quia in dominio
sunt possidentis; et ideo liberum arbitrium facultas dicitur non quasi
habitus quidam, sed quia actum suum in libera potestate habet; unde et
liberum nominatur. |
Solution 2
: Selon l'usage commun de la langue, faculté signifie le pouvoir
par lequel quelque chose est obtenu d'un simple claquement de doigts, c'est
pourquoi les possessions sont dites facultés parce que leur possesseur les
maîtrise; donc le libre arbitre est dit faculté, non comme un certain
habitus, mais parce que son acte s'exerce en libre pouvoir; c'est pourquoi il
est dit libre. |
[5514] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod judicium proprie loquendo non
nominat potentiam, nec habitum, sed actum. Non autem invenitur unus habitus
per quem omne judicium elicitur, cum secundum diversos habitus in diversis
judicium procedat; nisi forte dicamus habitum illum primorum principiorum
quorum cognitio naturaliter est insita nobis secundum quod in omnibus judiciis
dirigimur; quem nullus liberum arbitrium diceret: quia non est proprium et
proximum directivum in electionis actum. Potest autem ad unam potentiam
reduci omne judicium electionis; et ideo congruentius hoc nomine actus datur
intelligi potentia quam habitus. |
Solution 3 : A proprement
parler, le jugement ne nomme pas une puissance ni un habitus, mais un acte.
Or on ne trouve pas un seul habitus dont est tiré tout jugement, puisque le
jugement procède selon divers habitus dans diverses matières; à moins
peut-être que nous ne parlions de l'habitus des premiers principes dont la
connaissance est naturellement fichée en nous dans la mesure où nous sommes
dirigés par eux dans tous les jugements, habitus dont personne ne dirait
qu'il est le libre arbitre, parce qu'il n'est pas propre à l'acte du choix ni
dirigé de façon très proche vers lui. Mais tout jugement de choix peut être
ramené à une seule puissance; donc on donne à entendre une puissance plus
qu’un habitus par ce nom d’acte de choix. |
[5515] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod homo dicitur liberum arbitrium
amisisse, non quidem essentialiter, sed quia quamdam libertatem amisit quae
quidem est a peccato et a miseria, ut infra dicitur. |
Solution 4 : On dit que
l'homme a perdu son libre arbitre non de manière essentielle bien sûr, mais
parce qu'il a perdu une certaine liberté qui est bien sûr loin du péché et de
la misère, comme il est dit plus bas. |
[5516] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod omnis
potentia in suo actu vigoratur aut debilitatur per habitum supervenientem,
vel impedimentum adveniens; unde liberum arbitrium non dicitur liberum quia
ipsa potentia in se intendatur et remittatur, sed quia vel impeditur per
corruptionem peccati, vel expeditur per habitum gratiae et gloriae. |
Solution 5
: Toute puissance se renforce ou s'affaiblit dans son acte par un
habitus qui survient, ou lorsqu'arrive un obstacle; c'est pourquoi le libre
arbitre n'est pas dit libre parce que la puissance même augmente ou diminue
en lui, mais parce qu'elle est entravée par la corruption du péché, ou
dégagée par l'habitus de la grâce et de la gloire. |
Articulus 2 [5517] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 tit. Utrum liberum arbitrium dicat plures potentias vel unam [5518] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 arg. 1 Ad secundum sic proceditur. Videtur quod liberum arbitrium non nominet
unam potentiam, sed plures. Augustinus enim dicit: cum de libero arbitrio loquimur, non de quadam parte animae dicimus,
sed de tota anima. Totalitas autem animae in pluralitate potentiarum
consistit. Ergo liberum arbitrium plures potentias colligit. |
Article 2 : Le libre arbitre dit-il
plusieurs puissances ou une seule ?
Pour le deuxième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble que
le libre arbitre ne nomme pas une seule puissance, mais plusieurs. En effet,
Augustin[17] dit: quand nous parlons du libre arbitre, nous
ne disons pas une certaine partie de l'âme, mais l'âme tout entière. Or
la totalité de l'âme consiste en plusieurs puissances. Donc le libre arbitre
rassemble plusieurs puissances. |
[5519] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 2 arg. 2 Praeterea, ratio et voluntas sunt diversae potentiae. Sed
liberum arbitrium est facultas voluntatis et rationis, ut in littera dicitur.
Ergo in se plures potentias colligit. |
Objection 2: De plus, raison et volonté sont
diverses puissances. Mais le libre arbitre est la faculté de la volonté et de
la raison, comme dit le Lombard.
Donc il rassemble en lui plusieurs puissances. |
[5520] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 2 arg. 3 Praeterea, potentiae distinguuntur per actus ut in 2 de
anima philosophus dicit. Sed liberum arbitrium se extendit ad actus plurium
potentiarum; quia, sicut Damascenus dicit, liberum arbitrium inquirit,
disponit, et sic de aliis. Ergo videtur quod plures potentias colligat. |
Objection 3: De plus, les puissances se
distinguent par leurs actes, comme dit le philosophe au deuxième livre du Traité de l'Ame[18]. Mais le
libre arbitre s'étend aux actes de plusieurs puissances, parce que comme dit
Jean Damascène[19], le libre
arbitre enquête, dispose, et ainsi de suite. Donc il semble qu'il rassemble
plusieurs puissances. |
[5521] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 2 arg. 4 Praeterea, electio nihil aliud est quam duobus propositis
alterum alteri praeoptare. Sed hoc cuilibet potentiae competit, cum quaelibet
potentia conveniens appetat, et nocivum refutet. Ergo cujuslibet potentiae
est eligere. Sed eligere assignatur proprie actus liberi arbitrii in littera.
Ergo videtur quod liberum arbitrium non sit determinata potentia. |
Objection 4: De plus, le choix n'est rien d'autre
que préférer, entre deux objets proposés, l'un à l'autre. Mais cela
s'applique à n'importe quelle puissance, puisque n'importe quelle puissance
désire ce qui lui convient, et refuse ce qui lui nuit. Donc il appartient à
n'importe quelle puissance de choisir. Mais choisir désigne proprement l'acte
du libre arbitre dans le Lombard.
Donc il semble que le libre arbitre ne soit pas une puissance déterminée. |
[5522] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 arg. 5 Praeterea,
virtus et vitium non nisi in libero arbitrio esse potest. Invenitur autem in
omnibus virtutibus animae, quod in concupiscibili est temperantia, et in
irascibili est fortitudo, et vitia opposita. Ergo videtur quod liberum
arbitrium determinatam potentiam non nominet, sed plures. |
Objection 5: De plus, vertu et vice ne peuvent pas
être, si ce n'est dans le libre arbitre. Or on le trouve dans toutes les
vertus de l'âme, lui qui est tempérance pour le concupiscible, force pour
l'irascible[20], et les vices
opposés. Donc il semble que le libre arbitre ne nomme pas une puissance
déterminée, mais plusieurs. |
[5523] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 2 s. c. 1 Sed contra, actus determinatus est determinatae potentiae.
Sed eligere est quidam determinatus actus, qui libero arbitrio assignatur.
Ergo liberum arbitrium est determinata potentia. |
En sens
contraire: (1) Un acte
déterminé est l’acte d’une puissance déterminée. Mais choisir est un certain
acte déterminé qui est associé au libre arbitre. Donc le libre arbitre est
une puissance déterminée. |
[5524] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 s. c. 2 Praeterea,
nihil quod est unum simpliciter in natura, constat ex pluribus, nisi illa vel
alterum eorum a sui natura transmutetur. Si ergo liberum arbitrium ex
pluribus potentiis conficiatur, vel non erit aliquid unum, vel hoc erit unum
cum corruptione quarumdam potentiarum animae: quorum utrumque est
inconveniens. Ergo liberum arbitrium non colligit diversas potentias. |
(2) De plus, rien
qui soit absolument un dans la nature ne consiste en une pluralité
d'éléments, à moins de perdre sa nature ou celle des autres éléments. Donc si
le libre arbitre est constitué de plusieurs puissances, ou bien il ne sera
pas quelque chose qui soit un, ou bien ce sera l'unité mêlée à la corruption
de certaines puissances de l'âme; et aucune des deux possibilités ne
convient. Donc le libre arbitre ne rassemble pas de puissances diverses. |
[5525] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 co. Respondeo dicendum, quod quidam posuerunt liberum arbitrium non esse
determinatam potentiam, sed colligere omnes vires rationalis animae, sicut
totum universale suas partes. Hoc autem non videtur conveniens, tum quia
oporteret quod multiplicatis potentiis liberum arbitrium multiplicaretur
secundum esse (multi enim homines sunt multa animalia, et non unum) tum quia
oporteret quod ratio liberi arbitrii in singulis potentiis salvaretur; quod
non potest esse, quia actus qui libero arbitrio assignatur, non est
cujuslibet potentiae sed alicujus determinatae. Et
ideo alii dicunt, quod liberum arbitrium colligit plures potentias, sicut
totum integrale partes suas. Nec hoc iterum conveniens videtur: quia
potentiae non possunt esse partes integrales alicujus unius si accipiatur
unum simpliciter; nisi forte dicatur unum quod est aggregatione vel ordine
unum. Liberum autem arbitrium non debet sic esse unum, sed simpliciter, cum
sibi unus actus attribuatur. Quidam
autem dicunt, quod liberum arbitrium colligit plures potentias, scilicet
voluntatem et rationem, sicut habitus utriusque, propter quod facultas
voluntatis et rationis dicitur. Sed etiam hoc improprie dicitur: quia si
nomen habitus proprie sumatur, non potest esse immediate unus habitus duarum
potentiarum, quia unus habitus ad unum actum ordinatur, qui est unius
potentiae. Et
ideo aliter est dicendum, quod aliquid dicitur colligere plura dupliciter:
uno modo essentialiter, sicut totum colligit partes suas; alio modo
virtualiter, sicut quando virtus plurium rerum in uno participatur. Secundum
hoc ergo dico, quod liberum arbitrium non colligit plures potentias
essentialiter, sed virtualiter, quasi una potentia determinata. Sic enim est
in potentiis animae, quod cum omnes ab essentia animae oriantur, quasi
proprietates ab essentialibus rei, est tamen quidam ordo hujusmodi originis,
ut scilicet origo unius potentiae originem alterius praesupponat, qua
mediante quodammodo ab essentia animae procedat: quod ex actibus considerari
potest. Actus
enim unius potentiae necessario actum alterius praesupponit: sicut actus
appetitivae actum apprehensivae: et inde est quod sicut virtus essentiae
animae in potentia relinquitur, ita etiam virtus unius potentiae praecedentis
relinquitur in subsequenti; et inde est quod aliqua potentia virtutes plurium
potentiarum in se colligit, et sic est in libero arbitrio, quod ex actu ejus
patet. Eligere enim, quod actus ejus ponitur,
importat discretionem et desiderium; unde eligere est alterum alteri
praeoptare. Haec autem duo sine virtute voluntatis et rationis perfici non
possunt. Unde patet quod liberum arbitrium virtutem voluntatis et rationis
colligit, propter quod facultas utriusque dicitur. |
Réponse: Certains
ont posé que le libre arbitre n'est pas une puissance déterminée, mais
rassemble toutes les forces de l'âme raisonnable comme le tout universel[21] ses parties.
Mais ceci ne semble pas convenir: il faudrait d'une part que si les
puissances étaient multipliées, le libre arbitre se multiplie en êtres (en
effet, les nombreux hommes sont de nombreux êtres vivants et non un seul), et
d'autre part que la raison du libre arbitre soit préservée dans chacune des
puissances. Cela ne peut pas être, parce que l'acte réservé au libre arbitre
n'est pas acte de n'importe quelle puissance, mais d'une certaine puissance
déterminée. C'est
pourquoi d'autres disent que le libre arbitre rassemble plusieurs puissances
comme le tout intégral ses parties. Mais ceci ne semble pas convenir non
plus: des puissances ne peuvent pas être les parties intégrales de quelque
chose qui est un, à prendre l'un absolument, sauf peut-être si on veut dire
l'unité de parties ajoutées ou ordonnées. Mais le libre arbitre ne doit pas
être un de la sorte, mais absolument, puisqu'un acte intrinsèquement un lui
est attribué. Mais
certains disent que le libre arbitre rassemble plusieurs puissances, bien sûr
la volonté et la raison, comme habitus de l'une et l'autre; il est dit pour
cette raison faculté de la volonté et de la raison. Mais même ceci est dit de
façon impropre: si le nom d'habitus est pris au sens strict, on ne peut pas
avoir immédiatement un seul habitus pour deux puissances, puisqu'un seul
habitus est ordonné à un seul acte qui est acte d'une seule puissance. Sinon,
il faut répondre autrement que quelque chose rassemble une pluralité en deux
sens différents: essentiellement, comme le tout rassemble ses parties; ou
virtuellement, comme quand la vertu de plusieurs choses les rend
participantes de l'unité. Conformément à cela, je dis donc que le libre
arbitre ne rassemble pas plusieurs puissances essentiellement, mais
virtuellement, comme une seule puissance déterminée. En effet, il en est
ainsi pour les puissances de l'âme: bien que toutes aient pour origine
l'essence de l'âme comme des propriétés ont pour origine les caractères essentiels
d'une chose, il y a pourtant un certain ordre quant à cette origine, de sorte
que l'origine d'une puissance présuppose l'origine d'une autre, par la
médiation de laquelle elle procède en quelque sorte de l'essence de l'âme.
Cela peut être examiné d'après leurs actes. En
effet, l'acte d'une puissance présuppose nécessairement l'acte d'une autre
puissance, comme l'acte de la puissance appétitive présuppose la puissance
appréhensive; c'est pourquoi de même que la vertu de l'essence de l'âme reste
dans la puissance, de même la vertu d'une puissance précédente reste dans la
puissance suivante. C'est pourquoi une puissance donnée rassemble en elle les
vertus de plusieurs puissances, et il en va ainsi du libre arbitre, ce qui
est clair d'après son acte. Car choisir, que l'on pose être son acte,
comporte du discernement et du désir; ainsi choisir, c'est préférer l'un à
l'autre. Mais sans la vertu de la volonté et de la raison, aucun des deux ne
peut être accompli. C'est pourquoi il est clair que le libre arbitre
rassemble la vertu de la volonté et de la raison, à cause de quoi on le dit
faculté de l'une et l'autre. |
[5526] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod
contingit aliquam potentiam esse determinatam in se, quae tamen universale
imperium super omnes actus habet, sicut patet in voluntate; unde liberum
arbitrium propter hoc dicitur non pars animae, sed tota anima, non quia non
sit determinata potentia, sed quia non se extendit per imperium ad
determinatos actus, sed ad omnes actus hominis qui libero arbitrio subjacent. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: il arrive
qu'une certaine puissance soit déterminée en elle-même, et ait cependant le
commandement universel sur tous les actes, comme cela est clair pour la
volonté. C'est pourquoi on dit à cause de cela que le libre arbitre n'est pas
une partie de l'âme, mais l'âme toute entière, non parce qu'il ne serait pas
une puissance déterminée, mais parce qu'il s'étend par le commandement non
pas à des actes déterminés, mais à tous les actes de l'homme qui sont soumis
au libre arbitre. |
[5527] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod liberum arbitrium dicitur
facultas voluntatis et rationis non quia utramque essentialiter comprehendat,
sed virtualiter, ut dictum est. |
Solution 2
: Le libre arbitre est dit faculté de la volonté et de la raison,
parce qu'il comprend l'une et l'autre, non pas essentiellement, mais
virtuellement, comme on l'a dit. |
[5528] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod actus aliquis attribuitur alicui
potentiae dupliciter. Vel quia elicit ipsum sicut proprium, sicut visus
videre et intellectus intelligere, et sic libero arbitrio assignatur actus
ille qui est eligere. Alio modo quia imperat ipsum; et hoc modo actus omnium
virium obedientium rationi possunt voluntati attribui quae est motor omnium
virium: et ita etiam actus diversarum virium libero arbitrio attribuuntur. |
Solution 3: Un certain acte est attribué à une
certaine puissance de deux manières. Soit parce qu'elle déploie l'acte même
comme proprement le sien, de même que la vision voit et l'intellect
intellige, et ainsi cet acte de choisir est réservé au libre arbitre. Soit
parce qu'elle commande l'acte même; et de cette manière les actes de toutes
les forces qui obéissent à la raison peuvent être attribués à la volonté qui
est le moteur de toutes les forces; et ainsi également les actes de diverses
forces sont attribués au libre arbitre. |
[5529] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod
eligere non pertinet ad omnes vires, sed ad aliquam determinate, quamvis
unaquaeque vis in suum conveniens tendat et contrarium refugiat: hoc enim non
fit ipsa vi eligente, sed vel propter ordinem naturalem potentiae ad objectum
(sicut lapis naturaliter descendit et non per electionem), vel per electionem
liberi arbitrii: quia, sicut dicit Augustinus, intelligentia non solum sibi
intelligit, sed toti animae, et similiter voluntas non soli sibi vult; et sic
de aliis. |
Solution 4: Choisir ne convient pas à toutes les
forces, mais à une certaine force de manière déterminée, bien que chaque
force tende[22] vers ce qui
lui convient et fuie ce qui lui est contraire. En effet, ceci ne se fait pas
par choix de la force même, mais soit à cause de l'ordination naturelle de la
puissance vers son objet (comme la pierre descend naturellement et non par
choix), soit par choix du libre arbitre, parce que comme dit Augustin[23],
l'intelligence n'intellige pas seulement pour soi, mais pour toute l'âme, et
de même la volonté ne veut pas pour elle seule; et ainsi de suite[24]. |
[5530] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 2 ad 5 Ad quintum
dicendum, quod virtus et vitium dicuntur esse in aliquo dupliciter. Vel sicut
in causa; et hoc modo sunt in libero arbitrio et voluntate vel quantum ad
habitus, sicut in acquisitis habitibus, vel saltem quantum ad actus, quantum
ad infusos. Alio modo ut in subjecto: et hoc modo contingit in diversis
potentiis animae virtutes et vitia esse, ut supra dictum est. |
Solution 5: On dit de deux manières que vertu et
vice sont en quelque chose. Ou bien comme en une cause[25], et de cette
manière ils sont dans le libre arbitre et la volonté, soit dans la mesure où
ils sont pour des habitus comme dans des habitus acquis, soit au moins dans
la mesure où ils sont pour des actes, pour des actes infus[26]. Ou bien en
un sujet[27], et de cette
manière il arrive que vertus et vices soient dans diverses puissances de
l'âme, comme il est dit plus haut. |
Articulus 3 [5531] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 tit. Utrum liberum arbitrium sit potentia distincta a voluntate et ratione [5532] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a.
3 arg. 1 Ad tertium sic
proceditur. Videtur quod liberum arbitrium sit potentia distincta a voluntate
et ratione. Actus enim cujuslibet potentiae denominatur ab ipsa potentia,
sicut velle a voluntate, et intelligere ab intellectu. Sed eligere neque a
voluntate neque a ratione denominatur. Ergo cum sit actus liberi arbitrii,
videtur quod liberum arbitrium sit potentia ab utraque discreta. |
Article 3 : Le libre arbitre est-il une
puissance distincte de la raison et de la volonté[28] ?
Pour le troisième article, il procède
ainsi. Objection
1: Il semble que le libre arbitre soit une puissance distincte de
la volonté et de la raison. En effet l'acte de n'importe quelle puissance
reçoit sa dénomination de la puissance même, comme vouloir d'après la
volonté, et intelliger d'après l'intellect. Mais choisir n'est dénommé ni
d'après la volonté, ni d'après la raison. Donc puisque c'est l'acte du libre
arbitre, il semble que le libre arbitre soit une puissance différente de
l'une et l'autre. |
[5533]
Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 arg. 2 Praeterea,
liberum arbitrium importat judicium et libertatem. Sed utrumque istorum simul
nec voluntati convenit, cujus non est judicare, nec rationi, quae violentia
argumenti cogitur. Ergo liberum
arbitrium est potentia ab utraque discreta. |
Objection 2: De plus, le libre arbitre comporte
jugement et liberté. Mais aucun des deux ne convient en même temps à la
volonté qui ne juge pas, ni à la raison contrainte par la violence de
l'argument. Donc le libre arbitre est une puissance différente de l'une et
l'autre. |
[5534] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 3 arg. 3 Praeterea, ut philosophus dicit in 3 Ethic., voluntas est
finis; electio autem non est finis, sed eorum quae sunt ad finem. Ergo cum eligere sit liberi arbitrii, liberum
arbitrium erit alia potentia a voluntate. |
Objection 3: De plus, comme dit le Philosophe au
troisième livre de L'Ethique[29], la volonté
est volonté de la fin; mais le choix ne porte pas sur la fin, mais sur ce qui
est en vue de la fin. Donc puisque choisir appartient au libre arbitre, le
libre arbitre sera une puissance autre que la volonté. |
[5535] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 arg. 4 Praeterea, ut
philosophus dicit, in operativis finis se habet per modum principii in
speculativis. Sed non ad eamdem virtutem pertinent principia et conclusiones
in speculativis: quia intellectus principiorum est, et scientia conclusionum.
Ergo nec in operativis ad eamdem virtutem pertinet finis et id quod est ad
finem; et ita voluntas, cujus objectum est finis, et liberum arbitrium quod
est electivum ejus quod est ad finem, non sunt una potentia. |
Objection 4: De plus, comme dit le Philosophe[30], dans les
opérations, la fin joue le même rôle[31] que les
principes dans les spéculations. Mais dans les spéculations, principes et
conclusions ne conviennent pas à la même vertu, parce que l'intellect est
intellect des principes, et la science est science des conclusions. Donc dans
les opérations, la fin et ce qui est en vue de la fin ne conviennent pas à la
même vertu; et ainsi, la volonté dont l'objet est la fin, et le libre arbitre
qui choisit ce qui est en vue de la fin ne sont pas une seule puissance. |
[5536] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 arg. 5 Praeterea,
potentia quae habet judicium de actibus aliarum, est discreta ab eis, sicut
sensus communis a sensibus particularibus. Sed liberum arbitrium habet
judicium de actibus omnium potentiarum, quod etiam ipsum nomen sonat, a
judicando impositum, et etiam super actum ipsius voluntatis, cum philosophi
liberum arbitrium definiant esse liberum de voluntate judicium. Ergo videtur
quod liberum arbitrium sit potentia discreta a voluntate, et ab aliis
viribus. |
Objection 5: De plus, la puissance qui juge des
actes des autres puissances est différente d'elles, comme le sens commun est
différent des sens particuliers. Mais le libre arbitre juge des actes de
toutes les puissances, ce que son nom même fait entendre, car sa
signification découle de l'acte de juger, et il est au-dessus de l'acte de la
volonté même, puisque les philosophes définissent le libre arbitre comme le
libre jugement au sujet de la volonté. Donc il semble que le libre arbitre
soit une puissance différente de la volonté et des autres forces. |
[5537] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 3 s. c. 1 Sed contra, per virtutes affectivas et apprehensivas
sufficienter dividuntur vires intellectivae partis. Sed voluntas et ratio
comprehendunt sufficienter apprehensionem intellectivam, et affectionem. Ergo
liberum arbitrium non est aliud ab utroque. |
En sens contraire: (1) les forces de la partie
intellective sont suffisamment divisées en vertus affectives et vertus
appréhensives. Mais la volonté et la raison comprennent suffisamment
l'appréhension intellective et l'affection. Donc le libre arbitre n'est pas
autre que l'une et l'autre. |
[5538] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 s. c. 2 Praeterea, Commentator dicit super 11 Metaph., quod
substantiae separatae dividuntur in voluntatem et intellectum solummodo. Constat autem quod in substantiis separatis est liberum
arbitrium, sicut in Deo et in Angelis. Ergo liberum arbitrium non est potentia
separata a voluntate et ratione vel intellectu. |
(2) De plus, le
commentateur dit du onzième livre de la Métaphysique[32] que les
substances séparées se divisent en volonté et intellect seulement. Or il est
établi que le libre arbitre est dans les substances séparées, comme dans Dieu
et les Anges. Donc le libre arbitre n'est pas une puissance séparée de la
volonté et de la raison ou de l'intellect. |
[5539] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 co. Respondeo dicendum, quod quidam dicunt
liberum arbitrium esse potentiam distinctam a voluntate et ratione. Ad hoc
autem ponendum diversi diversis viis moventur. Quidam enim ponunt liberum
arbitrium esse unam potentiam habentem judicium super actus omnium
potentiarum: propter quod liberum arbitrium nominatur, quod judicium
importat. Sed hoc non videtur: quia judicare de actibus omnium potentiarum
non potest convenire alicui potentiae quae sit aliud quam voluntas vel ratio;
praecipue cum Anselmus dicat, quod voluntas est motor omnium virium: oportet
enim ut ea quae est liberrima, super alias dominium et imperium habeat. Alii
vero alia via ad hoc moventur magis idonea, scilicet ex diversitate actuum.
Vident enim eligere, quod est actus liberi arbitrii, esse aliud quam velle
simpliciter, et aliud quam ratiocinari; et ideo inducunt hunc actum in
quamdam potentiam a voluntate et ratione distinctam, quam liberum arbitrium
nominant, quod ponunt quodammodo medium inter voluntatem et rationem, et
quodammodo posterius utraque: secundum enim ordinem naturae et dignitatis
oportet quod utramque sequatur, scilicet voluntatem et rationem, cum liberum
arbitrium sit ab essentia animae procedens, praesupposita ratione et
voluntate; quod etiam ipse actus ostendit, quia eligere non est nisi prius
apprehenso fine per rationem, et desiderato per voluntatem. Deficit etiam a
dignitate voluntatis, cujus objectum est principale bonum, scilicet finis;
liberi autem arbitrii objectum est secundarium bonum, quod est eligibile ad
finem; sed quantum ad participationem proprietatis utriusque, naturam medii
habet, ut ex ratione habeat judicium, et ex voluntate desiderium, secundum
quod virtutes praecedentium potentiarum in sequentibus relinquuntur, ut
dictum est. Sed
istud videtur extraneum, etsi probabiliter dicatur: quia philosophi qui
potentias animae subtiliter scrutati sunt, nullam potentiam in intellectiva
parte praeter voluntatem et rationem, sive intellectum posuerunt: et ideo non
videtur quod liberum arbitrium sit alia potentia a voluntate et ratione; quod
etiam ex suo actu patet. Dicit enim philosophus, quod electio vel est
intellectus appetitivus, vel appetitus intellectivus: et hoc magis videntur
sua verba sonare, quod electio sit actus appetitus voluntatis, secundum tamen
quod manet in ea virtus rationis et intellectus: quod sic patet. Quandocumque
enim est aliquis actus alicujus potentiae secundum quod manet in ea virtus
alterius, semper ille actus illi potentiae attribuitur qua mediante
producitur. Verbi gratia, intellectus principiorum est; ratio autem proprie,
ut Isaac dicit, est faciens currere causam in causatum; unde proprie actus
rationis est deducere principium in conclusionem. Hoc ergo quod est conclusiones
elicere, est actus rationis, secundum quod manet in ea virtus intellectus;
unde magis proprie attribuitur rationi quam intellectui. Ita etiam electionem
praecedit consilium, ut in 3 Ethic. dicitur, sicut disputatio conclusionem;
est enim electio praeconsiliati appetitus: et ita eligere erit principaliter
actus voluntatis, non tamen absolute, sed secundum quod manet in ea virtus
intellectus, vel rationis consiliantis; unde sic consideratam voluntatem
nominat liberum arbitrium, et non absolute. |
Réponse: Certains
disent que le libre arbitre est une puissance distincte de la raison et de la
volonté. Mais pour cela, il faut poser que des êtres divers sont mues selon
différentes voies. En effet, certains posent que le libre arbitre est une
puissance qui juge des actes de toutes les puissances; c'est pourquoi on le
nomme libre arbitre, ce qui
comporte le jugement. Mais il ne semble pas en être ainsi, car juger des
actes de toutes les puissances ne peut pas convenir à une autre puissance
qu'à la volonté ou la raison, surtout parce qu'Anselme[33] dit que la
volonté est le moteur de toutes les forces: étant libre au plus haut point,
il faut en effet qu'elle maîtrise et commande les autres puissances. Par
un autre chemin plus approprié, d'après la diversité des actes, d'autres
aboutissent à ceci. Ils voient en effet que l'acte du libre arbitre, choisir,
est autre que vouloir absolument et autre que raisonner. Pour cette raison,
ils reconduisent[34] cet acte à
une certaine puissance distincte de la volonté et de la raison qu'ils nomment
libre arbitre, qu'ils posent comme une sorte de milieu entre la volonté et la
raison, et en quelque sorte postérieur à l'une et l'autre. En effet, selon
l'ordre de la nature et de la dignité, il faut qu'il les suive toutes deux,
raison et volonté bien sûr, parce que le libre arbitre procède de l'essence
de l'âme une fois la volonté et la raison présupposées. Son acte même le
montre aussi, parce qu'il n'y a pas à choisir à moins qu'une fin n'ait été
précédemment appréhendée par la raison et désirée par la volonté. La dignité
de la volonté, dont l'objet est le bien principal, la fin bien sûr, manque
aussi au libre arbitre; l'objet du libre arbitre quant à lui est un bien
second, ce qui peut être choisi en vue de la fin. Mais en tant que le libre
arbitre participe des propriétés de la raison et la volonté, il a la nature
d'un milieu, en tant qu'il a de la raison le jugement, et de la volonté le
désir, dans la mesure où les vertus des puissances précédentes restent dans
les puissances suivantes, comme on l'a dit. Mais
ceci semble étrange, quoique dit de façon vraisemblable: les philosophes qui
ont scruté minutieusement les puissances de l'âme n'ont posé dans la partie
intellectuelle aucune puissance autre que la volonté et la raison ou
l'intellect; donc le libre arbitre ne semble pas être une puissance autre que
la volonté et la raison, ce qui est clair aussi d'après son acte. En effet,
le Philosophe dit[35] que le choix
est ou l'intellect appétitif, ou l'appétit intellectif; et ses paroles
semblent retentir d'autant plus que le choix est l'acte de l'appétit de la
volonté, dans la mesure cependant où demeure en lui la vertu de la raison et
de l'intellect, ce qui est clair d'après ce qui suit. En effet, quand un
certain acte d'une certaine puissance est dans la mesure où la vertu d'une
autre puissance demeure en cette puissance, toujours cet acte est attribué à
la puissance par la médiation de laquelle il est produit. Par exemple,
l'intellect est intellect des principes; quant à la raison, au sens strict,
elle est ce qui fait procéder la cause dans ce qui est causé, comme dit Isaac[36]; donc au sens
strict, l'acte de la raison est de déduire du principe la conclusion. Donc tirer les conclusions est l'acte de la
raison dans la mesure où demeure en elle la vertu de l'intellect; c'est
pourquoi en un sens plus strict, il est attribué à la raison plus qu'à
l'intellect. Ainsi également, la délibération précède le choix, comme il est
dit au troisième livre de l'Ethique[37], et la
dispute précède la conclusion; en effet le choix est l'appétit pour ce qui a
été délibéré auparavant. Ainsi, choisir sera principalement l'acte de la
volonté, pas prise absolument cependant, mais dans la mesure où demeure en
elle la vertu de l'intellect ou de la raison délibérative; c'est pourquoi le
libre arbitre nomme ainsi la volonté considérée, et non prise absolument. |
[5540] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod
actus qui est absolute actus potentiae, denominatur ab ipsa potentia: actus
vero qui est unius secundum ordinem ad aliam, non denominatur ab aliqua
earum; sicut scire neque a ratione neque ab intellectu nominatur; ita etiam
eligere neque a voluntate neque a ratione. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: l'acte qui
est absolument l'acte d'une puissance reçoit sa dénomination de la puissance
même; mais l'acte qui est acte d'une puissance conformément à l'ordre d'une
autre puissance ne reçoit sa dénomination d'aucune des deux, comme savoir
n'est nommé ni d'après la raison ni d'après l'intellect. Ainsi également,
choisir n'est nommé ni d'après la volonté ni d'après la raison. |
[5541] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod quamvis judicium non
pertineat ad voluntatem absolute, judicium tamen electionis, quae tenet locum
conclusionis, ad voluntatem pertinet, secundum quod in ea virtus rationis
manet. |
Solution 2: Bien que le jugement ne convienne pas
à la volonté absolument, le jugement du choix qui tient lieu de conclusion
convient à la volonté dans la mesure où demeure en elle la vertu de la
raison. |
[5542] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod unaquaeque potentia definitur ex
eo quod est per se objectum ejus, et formaliter. Cum autem objectum
voluntatis sit bonum, propter hoc a fine principaliter describitur, quia
habet per se rationem boni. Id autem quod est ad finem, non est bonum
inquantum hujusmodi absolute, sed ex ordine ad finem; sed tamen secundum hoc
quod participat rationem boni, est objectum voluntatis, secundum scilicet
quod in voluntate est vis rationis ordinantis. |
Solution 3: Chaque puissance est définie d'après
ce qui est par soi son objet, et formellement. Or comme l'objet de la volonté
est le bien, elle est décrite pour cela principalement d'après la fin, parce
qu'elle a par soi la raison du bien. Or ce qui est en vue de la fin n'est pas
un bien en tant qu'il le serait absolument de cette manière, mais selon
l'ordre de la fin. Mais pourtant, dans la mesure où il participe à la raison
du bien, il est un objet de la volonté, dans la mesure où bien sûr la force
de la raison qui ordonne est dans la volonté. |
[5543] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod quamvis principia et
conclusiones pertineant ad diversos habitus animae, non tamen pertinent ad
diversas potentias. Vel melius dicendum, quod si etiam ratio et intellectus
diversae potentiae ponantur, non tamen propter hoc sequitur quod voluntas et
liberum arbitrium sint diversae potentiae: nihil enim dividitur essentialiter
per id quod est accidentale sibi, sed per id quod est essentiale. Conferre
autem et ordinare virtuti apprehensivae per se convenit, appetitivae autem
non nisi per accidens, secundum quod est in ea vis apprehensivae: et ideo
virtus apprehensiva convenienter dividitur in virtutem quae absolute accipit
verum, sicut est intellectus, et quae est cum collatione, sicut est ratio;
sed appetitiva non debet dividi in eam quae accipit bonum absolute, et in eam
quae accipit bonum in ordine ad aliud, quia ille ordo non est a voluntate,
sed a ratione; unde voluntas est magis ordinati vel collati, quam conferens
seu ordinans. |
Solution 4: Bien que les principes et les
conclusions conviennent à divers habitus de l'âme, ils ne conviennent pas
cependant à diverses puissances. Ou pour mieux dire, même si raison et intellect
sont posés comme diverses puissances, il ne s'ensuit pas pourtant que volonté
et libre arbitre soient diverses puissances. En effet, rien ne se divise
essentiellement d'après ce qui est accidentel en lui, mais d'après ce qui est
essentiel. Or conférer et ordonner conviennent par soi à la vertu
appréhensive, mais pas à la vertu appétitive, sauf accidentellement, dans la
mesure où la force appréhensive est en elle. Donc la vertu appréhensive se
divise convenablement en vertu qui reçoit absolument le vrai, comme
l'intellect, et vertu qui compare, comme la raison. Mais la vertu de
l'appétit ne doit pas être divisée en celle qui reçoit le bien absolument, et
celle qui reçoit le bien selon l'ordre d'une autre, parce que cet ordre ne
vient pas de la volonté, mais de la raison. Donc la volonté est volonté de ce
qui est ordonné et comparé, plus que ce qui confère et ordonne. |
[5544] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 3 ad 5 Ad quintum dicendum, quod non oportet quod judicium actus
cujuslibet potentiae pertineat ad aliam potentiam, quia sic abiretur in
infinitum; sed est devenire ad summas potentias, quae super suos actus
reflectuntur, sicut est voluntas et ratio; et ideo non oportet quod sit alia
potentia judicans de actu voluntatis et rationis. Judicium autem liberi
arbitrii intelligitur judicium electionis; unde quod dicitur liberum de
voluntate judicium, ly de non denotat causam materialem, quasi voluntas sit
id de quo est judicium, sed originem libertatis; quia quod electio sit
libera, hoc est ex natura voluntatis. |
Solution 5: Il ne faut pas qu'une puissance juge
l'acte de n'importe quelle autre puissance, parce qu'ainsi on partirait à
l'infini. Mais les très hautes puissances qui réfléchissent sur leurs actes
parviennent à juger, comme la volonté et la raison. Donc il ne faut pas
qu'une autre puissance juge de l'acte de la volonté et de la raison. Or le
jugement du libre arbitre est entendu comme jugement de choix; c'est pourquoi
quand on dit "libre jugement de la volonté", le "de" ne
dénote pas une cause matérielle comme si la volonté était ce sur quoi porte
le jugement, mais l'origine de la liberté, car il relève de la nature de la
volonté que le choix soit libre. |
[5545] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 tit. Utrum Adam
potuerit vitare peccatum per liberum arbitrium in primo statu [5546] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 arg. 1 Ad quartum sic
proceditur. Videtur quod Adam in primo statu per liberum arbitrium non
poterat peccatum vitare. Quia, sicut dicit Augustinus in Lib. de vera
innocentia, natura humana etsi in illa
integritate in qua condita est, permaneret, nullo tamen modo seipsam sine
creatore adjuvante servaret. Sed sua conservatio erat ut sine peccato
maneret. Ergo videtur quod per liberum arbitrium peccatum vitare non poterat. |
Article 4 : Adam aurait-il pu éviter le
péché dans l'état originel par le libre arbitre ?
Pour le quatrième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble
qu'Adam dans l'état originel ne pouvait pas éviter le péché par le libre
arbitre, parce que comme dit Augustin dans le Livre sur la vraie innocence[38]: même si la nature humaine demeurait dans
l'intégrité dans laquelle elle a été créée, elle ne se conserverait pourtant
en aucune manière par elle-même sans l'aide du créateur. Mais sa
conservation supposait qu'elle reste sans péché. Donc il semble qu'Adam ne
pouvait pas éviter le péché par le libre arbitre. |
[5547] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 4 arg. 2 Praeterea, liberum arbitrium, ut in littera dicitur, est
quo malum eligitur gratia desistente. Sed Adam in primo statu gratiam non habuit; alias proficere potuisset
ad meritum vitae. Ergo videtur quod oportebat illum malum eligere. |
Objection 2: De plus, le libre arbitre, comme dit
le Lombard, est ce par quoi le mal
est choisi quand la grâce fait défaut. Mais Adam dans l'état originel n'a pas
eu la grâce; autrement il aurait pu s'en servir pour mériter la vie. Donc il
semble qu'il fallait que celui-ci choisisse le mal. |
[5548] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 4 arg. 3 Praeterea, vincenti debetur corona. Sed resistere
tentationi, est tentationem vincere. Si ergo per liberum arbitrium potuisset
tentationi resistere, videtur quod per liberum arbitrium coronam mereri
potuisset; quod falsum est, et in littera negatur. |
Objection : De plus, au vainqueur est due la couronne[39]. Mais
résister à la tentation, c'est vaincre la tentation. Donc s'il avait pu
résister à la tentation par le libre arbitre, il semble qu'il aurait pu
mériter la couronne par le libre arbitre, ce qui est faux, et nié par le Lombard. |
[5549] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 4 arg. 4 Praeterea, vitare peccatum est quoddam laudabile. Sed opus
laudabile proficit ad meritum vitae, quia opus laudabile est actus virtutis. Si ergo peccatum vitare potuit per se, etiam potuit
ad meritum vitae proficere; quod in littera negatur. |
Objection 3: De plus, éviter le péché est digne de
louanges. Mais une oeuvre digne de louanges sert pour mériter la vie, parce
qu'une oeuvre digne de louanges est un acte de vertu. Donc s'il a eu la
possibilité d'éviter le péché par soi, il a eu aussi la possibilité de s'en
servir pour mériter la vie, ce qui est nié dans le Lombard. |
[5550] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 4 s. c. 1 Sed contra, nulli imputandum est, si facit illud quod
vitare non potest. Sed homini imputatum est ad poenam, quod peccato non
restitit. Ergo peccatum vitare potuit. |
En sens contraire: (1) on ne doit imputer à personne
de faire ce qu'il ne peut pas éviter. Mais ne pas avoir résisté au péché a
été imputé à l'homme pour son châtiment. Donc il a eu la possibilité d'éviter
le péché. |
[5551] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 4 s. c. 2 Praeterea, in rebus naturalibus simul datur rei generatae
forma specifica, et virtus sese conservandi in esse specifico. Sed opera Dei sunt perfectiora quam opera naturae. Cum
ergo homini rectitudinem voluntatis dederit, videtur quod dedit ei potentiam
conservandi se in illa rectitudine. Sed hoc non potuit nisi peccatum vitando.
Ergo videtur quod per liberum arbitrium peccatum vitare potuit. |
(2) De plus, dans
les réalités naturelles, la forme spécifique et la vertu de se maintenir dans
l'être spécifique sont données en même temps à une réalité engendrée. Mais
les oeuvres de Dieu sont plus parfaites que les oeuvres de la nature. Donc
lorsqu'il donna à l'homme la rectitude de la volonté, il semble qu'il lui
donna la puissance de la maintenir dans cette rectitude. Mais il ne l'a pas
pu s'il ne devait pas éviter le péché. Donc il semble qu'il a eu la
possibilité par le libre arbitre d'éviter le péché. |
[5552] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 co. Respondeo
dicendum, quod hoc quod aliquis non possit vitare peccatum, potest intelligi
dupliciter. Uno modo ita quod ad peccatum per
violentiam impellatur: et hoc omnino libertati arbitrii repugnat, quae
coactionem non patitur. Alio modo quia liberum arbitrium ad malum inclinatur
vel per habitum aliquem, vel per passionem, cui liberum arbitrium succumbit.
Neutro autem modo potest dici de primo homine, quod peccato resistere non
posset; quia et verum liberum arbitrium habebat, et integrum; unde nec
passiones inerant quae ad malum impellerent, nec habitus perversus naturam
corrumpens; quae omnia ex peccato consecuta sunt; et ideo non solum habuit
quod peccato resistere posset, sed quod etiam illud facile potuerit; quod
etiam peccatum ejus aggravavit, ut supra dictum est. |
Réponse: on
peut entendre de deux manières que quelqu'un n'ait pas pu éviter le péché:
selon l'une, parce qu'il est poussé par violence au péché, et ceci est
parfaitement incompatible avec la liberté de l'arbitre qui ne souffre pas la
coercition[40]; selon
l'autre, parce que le libre arbitre est enclin au mal, soit par
quelqu'habitus, soit par une passion à laquelle le libre arbitre succombe.
Mais en aucun cas on ne peut dire du premier homme qu'il n'aurait pas pu
résister au péché: il avait un libre arbitre véritable et intact; aussi ni
les passions qui poussent au mal ni un habitus vicieux qui altère la nature
n'étaient en lui, tous deux sont les conséquences du péché. Donc non
seulement il avait ce qui aurait pu résister au péché, mais aussi de quoi
résister facilement; et cela a encore aggravé son péché, comme il est dit
plus haut. |
[5553] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod
Deus operatur in voluntate et natura, sicut prima causa in causis secundis:
et ideo sine ipso adjuvante nec lapis in esse conservaretur, nec deorsum
tenderet; similiter etiam nec humana natura sine eo vel consistere potest,
vel rectum motum voluntatis habere. Non tamen propter hoc sequitur quod
aliquo dono naturalibus superaddito, quod scilicet in sui conditione
acceperit, indigeret, ut peccatum vitaret. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: Dieu oeuvre
dans la volonté et la nature comme la cause première dans les causes
secondes; et donc s'il ne l'aidait pas lui-même, la pierre ne se
maintiendrait pas dans l'être, ni ne tendrait vers le bas; de même aussi la
nature humaine ne peut pas persister sans lui, ni avoir un mouvement droit de
la volonté. Cependant il ne s'ensuit pas pour cela que pour qu'il évitât le
péché, il eût besoin d'un certain don qui s'ajoute aux réalités naturelles,
qu'il aurait reçu bien sûr dans sa condition. |
[5554] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod hic
est duplex opinio. Quidam enim dicunt, quod homo in gratia creatus est; et isti
dicunt, quod est duplex profectus: unus ad meritum, et hunc habere poterat
per id quod jam acceperat; et alius ad confirmationem beatitudinis, et hunc
per id quod tunc acceperat, habere non poterat. Sed supposito etiam, secundum
aliam opinionem, quod gratiam gratum facientem non habuerit, adhuc non
sequitur quod non potuerit peccatum vitare: cum enim dicitur, quod liberum
arbitrium eligit malum gratia desistente, non intelligitur obligatio liberi
arbitrii sine gratia considerati ad malum; sed ostenditur quod liberum
arbitrium per se sine gratia potest in malum, non autem sine gratia potest in
bonum meritorium. |
Solution 2: Cette opinion est double. En effet,
certains disent que l'homme est créé en état de grâce; et ceux-ci disent
qu'il y a un double progrès: l'un par le mérite, et il pouvait progresser par
ce qu'il avait déjà reçu; l'autre par la confirmation de la béatitude, et il
ne pouvait pas progresser par ce qu'il avait reçu alors. Mais selon l'autre
opinion, en supposant aussi qu'il n'ait pas eu la grâce agissante[41], il ne
s'ensuit pas encore qu'il n'ait pas pu éviter le péché. En effet, quand on
dit que le libre arbitre choisit le mal quand la grâce fait défaut, on
n'entend pas une obligation du libre arbitre considéré sans la grâce à se
tourner vers le mal; mais on montre que le libre arbitre sans la grâce est
capable du mal de soi-même, mais qu'il ne peut pas choisir le bien méritoire
sans la grâce. |
[5555] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 1 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod non
cuilibet victoriae debetur corona vitae aeternae, sed ei quae est gratia
gratum faciente informata; frequenter enim etiam peccatores alicui tentationi
resistunt, per quod tamen vitam aeternam non merentur. |
Solution 3: La couronne de la vie éternelle n'est
pas due à n'importe quelle victoire, mais à celle qui est informée par la
grâce agissante. En effet, souvent les pécheurs aussi résistent à une
certaine[42] tentation;
cependant ainsi ils ne méritent pas la vie éternelle. |
[5556] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 1
a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod non omnis actus laudabilis est
virtute informatus: quia et actus qui sunt ad virtutem, vel sicut causantes
acquisitam, vel sicut disponentes ad infusam, sunt laudabiles: nec etiam
actus quacumque virtute informatus, est meritorius, sed ille tantum quem
informat virtus gratiae gratum facienti, et caritati coniunctae. |
Solution 4: Tout acte digne de louanges n'est pas
informé par la vertu, parce que sont dignes de louanges les actes effectués
par la vertu comme causes de son acquisition ou comme dispositions à
l'infusion; et l'acte informé par n'importe quelle vertu n'est pas non plus
méritoire, mais seulement celui qu'informe la vertu de la grâce agissante et
de la charité conjointe. |
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Quaestio 2 Prooemium [5557] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 pr. Deinde quaeritur de virtutibus
libero arbitrio annexis; et quaeruntur quatuor: 1 de sensualitate, quid sit;
2 de superiori et inferiori parte rationis; 3 de synderesi; 4 de conscientia. |
Question
2 : [Les vertus qui se rattachent au libre arbitre]
Introduction
Puis sont examinées les vertus qui se
rattachent au libre arbitre; et quatre points sont examinés: Article
1 : la sensualité, ce qu'elle est; Article 2 : les
parties supérieure et inférieure de la raison; Article 3 : la
syndérèse; Article 4 : la conscience. |
Articulus 1 [5558] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 tit. Utrum notificatio sensualitatis posita in littera sit conveniens [5559] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 1 Ad primum sic proceditur. Videtur quod
inconvenienter notificetur in littera sensualitas. Differt enim sensualitas a
ratione, ut in littera dicitur. Sed inferior portio rationis est quaedam vis
ex qua procedit appetitus rerum ad corpus pertinentium: quia temporalibus
administrandis intendit, ut in littera dicitur. Ergo inconvenienter per haec
sensualitas describitur. |
Article 1 : La caractérisation de la
sensualité présentée dans le Lombard convient-elle ?
Pour le premier article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble que
la caractérisation de la sensualité dans le Lombard ne convient pas. En effet, la sensualité diffère de la
raison, comme dit le Lombard. Mais
la partie inférieure de la raison est une certaine force dont procède
l'appétit pour les réalités qui conviennent au corps, puisqu'elle vise
l'administration des réalités temporelles, comme dit le Lombard. Donc la sensualité n'est pas convenablement décrite par
cela. |
[5560] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 2 Praeterea, ut in littera dicitur, quidquid commune
cum bestiis habemus, hoc ad sensualitatem pertinet. Sed vires sensitivae
apprehensivae nobis pecoribusque communes sunt. Ergo ad sensualitatem
pertinent. Sed ex apprehensivis non procedit appetitus et motus. Ergo
inconvenienter per haec sensualitas describitur. |
Objection 4: De plus, comme dit le Lombard, tout ce que nous avons de
commun avec les bêtes relève de la sensualité. Mais les forces sensitives
appréhensives nous sont communes avec les animaux. Donc elles relèvent de la
sensualité. Mais l'appétit et le mouvement ne procèdent pas des forces appréhensives.
Donc la sensualité n'est pas décrite convenablement par cela. |
[5561] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 3 Praeterea, secundum philosophum in 2 Elenc., eadem
est ratio rei et unius rei. Sed sensualitas non est una vis animae: quia si colligit
apprehensivas et appetitivas, constat quod plures sunt: similiter etiam si
colligit appetitivas tantum, quia appetitus sensibilis, qui nobis et
pecoribus communis est, in duo dividitur, scilicet in desiderium et in
animum, ut in 3 de anima dicitur, sive irascibilem et concupiscibilem, quod
idem est. Ergo videtur quod inconvenienter dicat sensualitatem esse vim
animae quamdam. |
Objection 5: De plus, selon le Philosophe au
deuxième livre du De Sophisti Elenchi[43], la raison de
la chose est la même que la raison de la chose dans son unicité. Mais la
sensualité n'est pas une seule force de l'âme, parce que si elle rassemble
les forces appétitives et les forces appréhensives, il est établi qu'elles
sont plusieurs. Et il en va aussi de même si elle rassemble seulement les
forces appétitives, puisque l'appétit sensible qui nous est commun avec les
animaux se divise en deux, le désir et l’ardeur, comme il est dit au
troisième livre du Traité de l'Ame[44], soit
l'irascible et le concupiscible, ce qui est la même chose. Donc il semble
qu'il ne soit pas convenable de dire que la sensualité est une certaine force
de l'âme. |
[5562] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 arg. 4 Praeterea,
unius virtutis est unus actus. Sed ipsi sensualitati duos actus attribuit,
idest appetitum et motum. Ergo inconvenienter eam describit sicut unam
quamdam vim. |
Objection 6: De plus, un acte qui est un vient
d'une seule vertu. Mais il attribue deux actes à la sensualité même,
c'est-à-dire l'appétit et le mouvement. Donc il ne la décrit pas convenablement
comme une certaine force qui soit une. |
[5563] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 1 arg. 5 Praeterea, si sensualitas est una vis, non potest esse
nisi quod sit appetitus sensibilis. Sed appetitus non est ex appetitu. Ergo
videtur quod inconvenienter dicat sensualitatem esse ex qua est appetitus
rerum ad corpus pertinentium. |
Objection 7: De plus, si la sensualité est une
seule force, elle ne peut être que l'appétit sensible. Mais l'appétit n'est
pas issu de l'appétit. Donc il semble qu'il ne soit pas convenable de dire
que la sensualité est ce dont est issu l'appétit pour ce qui convient au
corps. |
[5564] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 co. Respondeo dicendum, quod differt sensualitas et
sensibilitas; sensibilitas enim omnes vires sensitivae partis comprehendit,
tam apprehensivas de foris, quam apprehensivas de intus, quam etiam
appetitivas; sensualitas autem magis proprie illam tantum partem nominat per
quam movetur animal in aliquod appetendum vel fugiendum. Sicut autem est in
intelligibilibus, quod illud quod est apprehensum, non movet voluntatem nisi
apprehendatur sub ratione boni vel mali, propter quod intellectus
speculativus nihil dicit de imitando, vel fugiendo, ut in 3 de anima dicitur;
ita etiam est in parte sensitiva, quod apprehensio sensibilis non causat
motum aliquem, nisi apprehendatur sub ratione convenientis vel
inconvenientis: et ideo dicitur in 2 de anima, quod ad ea quae sunt in
imaginatione hoc modo nos habemus ac si essemus considerantes aliqua
terribilia in picturis, quae passionem non excitarent vel timoris vel
alicujus hujusmodi. Vis autem apprehendens hujusmodi rationes
convenientis et non convenientis, videtur virtus aestimativa, per quam agnus
fugit lupum et sequitur matrem; quae hoc modo se habet ad appetitum partis
sensibilis, sicut se habet intellectus practicus ad appetitum voluntatis;
unde, proprie loquendo, sensualitas incipit ex confinio aestimativae et
appetitivae consequentis, ut hoc modo se habeat sensualitas ad partem
sensitivam, sicut se habet voluntas et liberum arbitrium ad partem
intellectivam. Hoc autem conveniens quod sensualitatem
movet, aut ratio suae convenientiae, aut est apprehensa a sensu, sicut sunt
delectabilia secundum singulos sensus, quae animalia persequuntur: aut est
non apprehensa a sensu; sicut inimicitiam lupi neque videndo neque audiendo
ovis percipit, sed aestimando tantum: et ideo motus sensualitatis in duo
tendit: in ea scilicet quae secundum exteriores sensus delectabilia sunt; et
hoc est quod dicitur, quod ex sensualitate est motus qui intenditur in
corporis sensus: aut ad ea quae nociva vel convenientia corpori secundum
solam aestimationem cognoscuntur; et sic ex sensualitate dicitur esse
appetitus rerum ad corpus pertinentium. |
Réponse: Sensualité
et sensibilité[45] diffèrent: en
effet, la sensibilité comprend toutes les forces de la partie sensitive [de
l'âme], appréhensives tant de l'extérieur que de l'intérieur; mais en un sens
plus strict, la sensualité nomme seulement cette partie par laquelle est mû
l'animal vers quelque chose qu'il doit désirer ou fuir. Or dans les
intelligibles, ce qui est appréhendé ne meut pas la volonté s'il n'est pas
appréhendé sous la raison du bien ou du mal; ainsi l'intellect spéculatif ne
dit rien de ce qu'il faut imiter[46] ou fuir,
comme il est dit au livre trois du Traité
de l'Ame. De même également, dans la partie sensitive [de l'âme],
l'appréhension sensible ne cause pas un certain mouvement si elle n'est pas
appréhendée sous la raison du convenable ou du nuisible. Et c'est pourquoi il
est dit au livre deux du Traité de
l'Ame que nous nous rapportons à ce qui est dans l'imagination de la même
manière que si nous considérions quelques objets terrifiants sur des images
qui ne suscitent pas de passion, de crainte, ou de quelqu'autre sorte. Or
la force qui appréhende les raisons de ce qui convient ou de ce qui nuit de la sorte semble être la
vertu estimative, par laquelle l'agneau fuit le loup et suit sa mère;
celle-ci a rapport à l'appétit de la partie sensible sur le même mode que
l'intellect pratique a rapport à l'appétit de la volonté. C'est pourquoi à
proprement parler, la sensualité commence aux confins des puissances
estimative et appétitive qui la suivent, de sorte que la sensualité a rapport
à la partie sensitive sur le même mode que la volonté et le libre arbitre ont
rapport à la partie intellective. Or
ce convenable qui meut la sensualité, ou bien la raison de sa convenance, est
soit appréhendé par le sens, comme les délectables que les animaux
poursuivent relativement à chaque sens; soit non appréhendé par le sens,
comme le mouton ne perçoit l'hostilité du loup ni par la vue ni par l'ouïe,
mais par l'estimation seulement. Donc le mouvement de la sensualité vise deux
sortes d'objets: bien sûr ceux qui sont délectables relativement aux sens
externes, et c'est ce qui est dit: le
mouvement qui est intensifié dans les sens du corps naît de la sensualité;
ou bien le mouvement de la sensualité vise ce qui est connu comme nocif ou
convenable pour le corps par l'estimation seule, et ainsi il est dit que
l'appétit pour les réalités qui conviennent au corps naît de la sensualité. |
[5565] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod ex
ratione inferiori est etiam motus et appetitus eorum quae ad corpus
pertinent; non tamen sicut ex proximo principio, sed sicut ex remoto,
inquantum vires sensibiles per imperium movet, quae sunt aliqualiter
obedientes rationi, ut in 1 Ethic. dicitur. Vel dicendum, quod ratio
hujusmodi motum causat, non concernendo intentiones particulares et materiae
concretas, sicut sensualitas; sed magis universales, et a materiae
appendiciis separatas. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: Le mouvement
et l'appétit pour ce qui convient au corps ont aussi pour origine la raison
inférieure; cependant pas comme principe le plus proche, mais comme principe
éloigné, dans la mesure où elle meut par le commandement les forces sensibles
qui obéissent en quelque sorte à la raison, comme il est dit au premier livre
de L'Ethique. Ou bien il faut dire
que la raison cause de cette manière le mouvement, pas en ce qui concerne les
intentions particulières et les matières concrètes, comme la sensualité, mais
plutôt les intentions universelles et séparées de ce qui dépend de la
matière. |
[5566] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum, quod ad sensualitatem aliquid
pertinet dupliciter: vel sicut existens de essentia ejus; et sic videtur
tantum appetitivam partem continere: vel sicut praeambulum ad ipsum, sicut et
ratio ad liberum arbitrium pertinet, ut dictum est: et hoc modo etiam vires
apprehensivae sensitivae pertinent ad sensualitatem, licet secundum quemdam
ordinem: quia aestimativa proprie se habet ad eam sicut ratio practica ad
liberum arbitrium, quae etiam est movens; imaginatio autem simplex et vires
praecedentes se habent magis remote, sicut ratio speculativa ad voluntatem. |
Solution 2: Quelque chose a rapport à la
sensualité de deux manières: soit comme quelque chose qui existe par son
essence, et dans cette mesure, elle semble contenir seulement la partie
appétitive; soit à titre de l'antérieur à la chose même, comme la raison se
rapporte au libre arbitre, comme il est dit. Et de cette manière également
les forces de l'appréhension sensitive sont présupposées pour la sensualité,
bien que selon un certain ordre, puisque la faculté estimative au sens strict
se rapporte à elle comme la raison pratique, qui est aussi moteur, se
rapporte au libre arbitre. Mais la simple imagination et les forces
précédentes se tiennent plus éloignées, comme la raison spéculative se rapporte
à la volonté. |
[5567] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod sensualitas non nominat
simpliciter unam potentiam, sed unam secundum genus, scilicet appetitivam
sensitivam, quae in irascibilem et concupiscibilem dividitur. Sed tamen
sciendum, quod ratione differunt sensualitas, et irascibilis et
concupiscibilis. Cum enim, ut Dionysius dicit, natura inferior sui supremo,
attingat infimum superioris naturae, natura sensitiva in aliquo sui
quodammodo rationi conjungitur; unde et quaedam pars sensitiva, scilicet
cognitiva, alio nomine ratio dicitur, propter confinium ejus ad rationem. Sic
ergo dico, quod irascibilis et concupiscibilis nominant appetitum sensitivum,
secundum quod completus est, et per diversa distinctus, et versus rationem
tendens; unde et in homine irascibilis et concupiscibilis rationi
obtemperant. Sensualitas autem nominat sensitivum appetitum, secundum quod
est incompletus et indeterminatus, et magis depressus; et ideo dicitur, quod
in ea non potest esse virtus, et quod est perpetuae corruptionis; et ex ipsa
sua indeterminatione quamdam unitatem habet, ut quaedam vis dicatur. |
Solution 3: La sensualité ne nomme pas absolument
une puissance, mais une puissance selon son genre, à savoir une puissance
appétitive sensitive, qui se divise en puissance irascible et concupiscible.
Mais il faut pourtant savoir que sensualité, irascible, et concupiscible
diffèrent en raison. En effet, comme dit Denys[47], puisque la
nature inférieure au degré le plus haut[48] touche le
plus bas degré de la nature supérieure, la nature sensitive est unie d'une
certaine manière à la raison en l'un de ses degrés. C'est pourquoi une
certaine partie sensitive, bien sûr cognitive[49], est dite
sous un autre nom raison, parce qu'elle confine à la raison. Ainsi donc, je
dis que l'irascible et le concupiscible nomment l'appétit sensitif dans la
mesure où il est complet, diversifié par des objets divers, et tend vers la
raison. C'est pourquoi en l'homme, l'irascible et le concupiscible
obtempèrent aux ordres de la raison. Mais la sensualité nomme l'appétit
sensitif dans la mesure où il est incomplet, indéterminé, et plutôt abaissé.
Donc il est dit que la vertu ne peut pas être en elle dont la corruption est
perpétuelle; et par son indétermination même elle a une certaine unité, de
sorte qu'elle est dite une certaine force[50]. |
[5568] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod si per motum intelligatur motus
progressivus exterior, non inconvenienter motus et appetitus sensualitati
attribuuntur, etiamsi sit una potentia, quia sunt actus non aeque primi, sed
ordinem ad invicem habentes: appetitus enim interior motum exteriorem causat
et sic unus mediante altero a sensualitate procedit. Si autem per motum
intelligatur motus interior appetitus, tunc distinguuntur isti duo actus
secundum diversa objecta, quae tamen potentiam non diversificant secundum
genus: et hoc quonam modo sit, prius dictum est. |
Solution 4: Si par mouvement on entend un
mouvement progressif extérieur, il n'est pas inconvenant d'attribuer ce nom
au mouvement et à l'appétit de la sensualité, même si elle est une seule
puissance, parce que les actes ne sont pas premiers également, mais il y a un
ordre entre eux. En effet, l'appétit intérieur cause le mouvement extérieur,
et ainsi l'un servant de médiation à l'autre, il procède de la sensualité.
Mais si par mouvement on entend le mouvement intérieur de l'appétit, alors
ces deux actes se distinguent selon leurs divers objets, qui ne diversifient
pas cependant la puissance selon son genre. Et sous quel[51]mode c'est,
cela est dit avant. |
[5569] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod appetitus est nomen potentiae et
nomen actus: unde non est inconveniens quod ex appetitu potentiae procedat
appetitus actus. |
Solution 5: L'appétit est le nom d'une puissance
et le nom d'un acte; c'est pourquoi il convient que l'appétit de l'acte
procède de l'appétit de la puissance. |
Articulus 2 [5570] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 tit. Utrum ratio superior et inferior sit una potentia [5571] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 1 Ad secundum sic proceditur. Videtur quod ratio superior et inferior non sit una potentia, sed
diversae. In partibus enim animae non accipitur superius et inferius animae
secundum situm sed secundum dignitatem. Sed inter partes animae intellectivae
est invenire unam partem alia digniorem: quia intellectus agens est nobilior
possibili ut in 3 de anima dicitur, quae diversae potentiae sunt, ut supra
dictum est. Ergo videtur quod id quod est superius in ratione et id quod est
inferius sint diversae potentiae. |
Article 2 : La raison supérieure et la
raison inférieure sont-elles une seule puissance[52] ?
Pour le deuxième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble que
raison supérieure et raison inférieure ne soient pas une seule puissance,
mais diverses puissances. En effet, dans les parties de l'âme, le supérieur
et l'inférieur en l'âme ne sont pas pris selon l'emplacement, mais selon la
dignité. Mais entre les parties de l'âme intellective, il faut trouver une
seule partie plus digne que l'autre: puisque l'intellect agent est plus noble
en possible, comme il est dit au troisième livre du Traité de l'Ame[53], ce sont
diverses puissances, comme il est dit plus haut. Donc il semble que dans la
raison, ce qui est supérieur et ce qui est inférieur soient diverses
puissances. |
[5572] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 2 Praeterea, aeternum et
necessarium idem esse videtur, ut contingens et temporale. Sed philosophus
dicit, quod scientificum animae circa necessaria est, ratiocinativum autem
circa contingentia operata a nobis. Ergo videtur quod scientificum sit illud
idem quod ratio superior, quae aeterna conspicit; et ratiocinativum idem quod
ratio inferior, quae temporalibus inhaeret, ut in littera dicitur. Sed
ratiocinativum et scientificum, ut ibidem dicitur, sunt diversae potentiae.
Ergo videtur quod etiam ratio superior et inferior. |
Objection 2: De plus, il semble qu'éternel et
nécessaire soient la même chose, de même que contingent et temporel. Mais le
Philosophe dit[54] que la partie
scientifique de l'âme porte sur ce qui est nécessaire, mais la partie qui
raisonne porte sur le contingent opéré par nous. Donc il semble que la partie
scientifique soit la même que la raison supérieure qui contemple les réalités
éternelles; et la partie qui raisonne soit la même que la raison inférieure
qui s'attache aux réalités temporelles, comme dit le Lombard. Mais la partie qui raisonne et la partie scientifique,
comme il est dit au même endroit, sont diverses puissances. Donc il semble
qu'il en soit de même pour la raison supérieure et la raison inférieure. |
[5573] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 3 Praeterea, in
superiori parte animae est imago deitatis, ut in 1 libro dictum est. Sed
superior pars animae est superior pars rationis. Ergo in superiori ratione
est imago. Sed imago colligit tres potentias, memoriam intelligentiam et
voluntatem. Ergo ratio superior et inferior
non dicunt unam quamdam potentiam, sed plures. |
Objection 3: De plus, l'image de la divinité est
dans la partie supérieure de l'âme, comme il est dit au premier livre. Mais
la partie supérieure de l'âme est la partie supérieure de la raison. Donc
l'image est dans la raison supérieure. Mais l'image rassemble trois
puissances: la mémoire, l'intelligence, et la volonté. Donc la raison
supérieure et la raison inférieure ne disent pas une seule puissance donnée,
mais plusieurs. |
[5574] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 4 Praeterea,
regulans et regulatum et imperans et imperatum non possunt esse idem, sicut
nec agens et patiens. Sed ratio
superior se habet ad inferiorem sicut regulans ad regulatum. Ergo non possunt
esse una potentia. |
Objection 4: De plus, ce qui règle et ce qui est
réglé, ce qui commande et ce qui est commandé ne peuvent pas être la même
chose, de même que ce qui agit et ce qui subit. Mais la raison supérieure se
rapporte à la raison inférieure comme ce qui règle à ce qui est réglé. Donc
elles ne peuvent pas être une seule puissance. |
[5575] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 arg. 5 Praeterea, potentiae distinguuntur per actus. Sed
officium actum nominat, ut Tullius dicit. Ergo videtur, cum ratio superior et
inferior per diversa officia geminentur, quod sint diversae potentiae. |
Objection 5: De plus, les puissances se
distinguent par leurs actes. Mais le devoir nomme un acte, comme dit Tullius[55]. Donc puisque
raison supérieure et raison inférieure sont doublées de deux devoirs
différents, il semble que ce soient des puissances différentes. |
[5576] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 2 s. c. 1 Sed contra, diversitas potentiarum constituit diversitatem
rei. Sed in littera dicitur, quod cum de superiori et inferiori ratione
loquimur, de una quadam re dicimus. Ergo
videtur quod non sint diversae potentiae. |
En sens
contraire: (1) la diversité des puissances
constitue la diversité de la chose. Mais dans le Lombard il est dit que lorsque nous parlons de raison supérieure
et inférieure, nous disons une seule réalité donnée. Donc il semble que ce ne
soient pas diverses puissances. |
[5577] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 2 s. c. 2 Praeterea, potentia per diversos habitus non
diversificatur. Sed ratio superior dicitur, prout dono sapientiae perficitur:
inferior, prout dono scientiae, ut in littera dicitur. Ergo videtur quod superior et inferior ratio non
sint diversae potentiae. |
(2) De plus, une
puissance n'est pas diversifiée par divers habitus. Mais la raison est dite
supérieure dans la mesure où elle est accomplie par le don de la sagesse.
Donc il semble que raison supérieure et inférieure ne soient pas diverses
puissances. |
[5578] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 co. Respondeo dicendum, quod ratio hic accipitur quae
hoc modo se habet ad voluntatem et liberum arbitrium, sicut se habet
apprehensio sensitiva ad sensualitatem: sicut enim dictum est, nullus
appetitus movetur in suum objectum nisi fiat apprehensio alicujus sub ratione
boni vel mali, convenientis vel nocivi. Hanc autem rationem convenientis et
boni aliter homo percipit, aliter brutum: brutum enim non conferendo, sed
quodam naturali instinctu sibi conveniens vel nocivum, cognoscit; homo autem
per investigationem quamdam et collationem hujusmodi rationes considerat; et
ideo vis illa per quam in hujusmodi rationum cognitionem venit consequenter
ratio dicitur, quae investigativa est, et deductiva unius in alterum. Quia vero tota ratio potentiarum ex
objectis sumitur, quorum speciebus informantur, inde est quod oportet in
ratione quemdam gradum constituere secundum ordinem eorum quibus intendit. In
rebus autem quas ratio considerat, talis invenitur distinctio et ordo, ut
quaedam aeterna et necessaria, a temporalibus discreta, eis proponantur; unde
et ratio ex hoc quemdam gradum consequitur quod his vel aliis intendit. Sed
quia ita est in ordine rerum quod superius est directivum inferioris et
causa, inde est quod per aeterna in his quae temporalia sunt diriguntur,
sicut id quod uno modo se habet, est mensura ejus quod multiforme est, ut ex
10 Metaphys. accipitur. Et secundum hoc patet quod ratio aeternis
dupliciter inhaerere potest: vel considerando ipsa in se, vel considerando
ipsa secundum quod sunt regula temporalium per nos disponendorum et
agendorum: et prima consideratio non exit limites speculativae rationis;
secunda autem ad genus practicae rationis pertinet. Unde patet quod
ratio superior partim est speculativa et partim practica, et ideo in littera
dicitur, quod supernis conspiciendis, inquantum est speculativa, et inquantum
est practica, supernis consulendis intendit. Unde
ex hoc patet quod ratio superior, prout contra inferiorem dividitur, non
distat ab ea sicut speculativum et practicum, quasi ad diversa objecta
respiciant, de quibus fiat ratiocinatio; sed magis distinguuntur secundum
media, unde ratiocinatio sumitur; ratio enim inferior consiliatur ad
electionem tendens ex rationibus rerum temporalium, ut quod aliquid est
superfluum vel diminutum, utile vel honestum, et sic de aliis conditionibus
quas moralis philosophus pertractat; superior vero consilium sumit ex
rationibus aeternis et divinis, ut quia est contra praeceptum Dei, vel ejus
offensionem parit, vel aliquid hujusmodi. Diversitas autem mediorum, ex
quibus ad idem genus conclusionis proceditur, non potest facere diversam
potentiam, sed quandoque diversum habitum; et ideo ratio superior et inferior
non distinguuntur sicut diversae potentiae, sed magis secundum habitum, vel
quem jam actu habet, vel ad quem naturaliter ordinatur: ratio enim superior
perficitur sapientia, sed inferior scientia. |
Réponse: ici,
la raison est prise comme ce qui se rapporte à la volonté et au libre arbitre
sur le même mode que la cognition sensitive se rapporte à la sensualité: en
effet, comme on l'a dit, aucun appétit n'est mû vers son objet s'il n'y a pas eu appréhension de quelque
chose sous la raison du bien ou du mal,
du convenable ou du nuisible. Mais l'homme perçoit cette raison du convenable
et du bien autrement que l'animal: en effet, l'animal ne connaît pas le
convenable et le nuisible en les soumettant au jugement, mais par un certain
instinct naturel; mais l'homme considère les raisons de cette sorte par une
certaine investigation et une comparaison; donc cette force par laquelle
l'homme parvient à la connaissance des raisons de cette sorte est dite en
conséquence la raison, qui investigue et déduit en allant d'un point à un
autre. Mais
puisque la vraie raison totale des puissances dépend des objets par les
formes desquelles elles sont informées, il faut donc constituer dans la
raison un certain degré conforme à
l'ordre des objets qu’elle vise. Or dans les objets que la raison considère,
on trouve un tel ordre et une telle distinction qu'ils proposent certaines réalités
éternelles et nécessaires, différentes des réalités temporelles; la raison
suit à partir de là une certaine progression parce qu'elle tend vers ces
objets ou d'autres. Mais puisqu'il est dans l'ordre des choses que le
supérieur dirige l'inférieur et le cause, les réalités temporelle sont donc
dirigées par ce qu'il y a d'éternel en elles, comme ce qui est selon un seul
mode est la mesure du multiforme, comme on peut l'admettre à partir du livre
dix de la Métaphysique[56]. Et
d'après cela, il est clair que la raison peut s'attacher aux réalités
éternelles de deux manières: ou bien en les considérant elles-mêmes en tant
que telles; ou bien en les considérant elles-mêmes dans la mesure où elles
sont la règle des réalités temporelles que nous devons disposer et sur
lesquelles nous devons agir. La première considération ne sort pas des
limites de la raison spéculative; mais la seconde convient au genre de la
raison pratique. C'est pourquoi il est clair que la raison supérieure est en
partie spéculative, en partie pratique, et donc il est dit dans le Lombard qu'elle tend vers les objets
supérieurs qu'il faut contempler dans la mesure où elle est spéculative, et
vers les objets supérieurs dont il faut délibérer dans la mesure où elle est
pratique. C'est
pourquoi il est clair d'après ceci que la raison supérieure, dans la mesure
où elle se distingue de la raison inférieure, ne diffère pas de celle-ci
comme le spéculatif diffère du pratique, comme si elles regardaient des
objets différents à propos desquels un raisonnement serait effectué. Mais
elles se distinguent davantage selon les moyens dont dépend le raisonnement.
En effet, la raison inférieure délibère en visant le choix à partir des
raisons des réalités temporelles, dans la mesure où quelque chose est
superflu ou enlevé, utile ou honnête, et ainsi des autres conditions que le
philosophe moral étudie; mais la délibération supérieure dépend des raisons
éternelles et divines dans la mesure où le choix va contre le commandement de
Dieu ou l'offense, ou quelque chose de ce genre. Or la diversité des moyens à
partir desquels on aboutit au même genre de conclusions ne peut pas faire
diverses puissances, mais des habitus parfois divers. Donc raison supérieure
et raison inférieure ne se distinguent pas comme diverses puissances, mais
plutôt selon l'habitus que la puissance a déjà en acte, ou bien vers lequel
elle est ordonnée naturellement. En effet la raison supérieure s'accomplit
dans la sagesse, mais la raison inférieure dans la science. |
[5579] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod
ratio superior et inferior non differunt sicut agens et possibile, quod sic
patet. Quia ut in littera dicitur, ratio superior et inferior habent actus
respectu diversorum. Agens autem et possibile semper concurrunt ad idem
objectum vel medium: quia impossibile est nos in intellectivam operationem
progredi sine operatione possibilis et agentis: oportet enim ut species
phantasmatum, quae sunt objecta intellectus nostri, efficiantur in actu
intelligibiles, quod ad agentem pertinet; et intellectui conjungantur in eo
receptae, quod pertinet ad possibilem. Unde ex diversitate possibilis et
agentis non sequitur diversitas superioris et inferioris rationis; sed ex
diversitate medii vel objecti. |
il faut donc
dire que: Solution 1: Raison
supérieure et raison inférieure ne diffèrent pas comme l'agent et le
possible, ce qui est clair d'après ce qui suit: comme dit le Lombard, raison supérieure et raison
inférieure agissent eu égard à des réalités différentes. Or l'agent et le
possible concourent toujours vers le même objet ou le même moyen, parce qu'il
est impossible que nous progressions dans une opération intellectuelle sans une
opération [de l'intellect] possible et de l'[intellect] agent. En effet, il
faut que les formes de l'image sensible qui sont l'objet de notre intellect
soient rendues intelligibles en acte, ce qui relève de l'[intellect] agent.
Et en lui se conjuguent les réalités reçues, acte qui relève de l'[intellect]
possible. C'est pourquoi la diversité de la raison supérieure et de la raison
inférieure ne s'ensuit pas de la diversité de l'[intellect] possible et de
l'[intellect] agent, mais de la diversité de moyens ou d'objet. |
[5580] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod
scientificum et ratiocinativum non omnino distinguuntur sicut ratio superior
et inferior: quia scientificum nullo modo ad praxim pertinet, sicut pertinet
ratio superior, ut dictum est, inquantum scilicet aeterna consulit, et
praeter hoc scientificum ad quaedam se extendit quorum non est ratio
superior, prout hic accipitur, scilicet ad res creatas necessarias: quia
philosophus scientificum animae non tantum sapientia quae divinorum est
proprie, sed scientia et intellectu, quae creatorum sunt, in 6 Ethic. perfici
docet. Cognitio autem rerum temporalium sive quantum ad ea quae ad nos agenda
pertinent sive quantum ad ea quae in his necessariis demonstrationibus
considerantur, ad rationem inferiorem pertinet, quae scientia perficitur,
quam Augustinus extendit tam ad speculativam quam ad practicam
considerationem rerum temporalium; unde distinctio superioris et inferioris
rationis non est idem cum distinctione scientifici et ratiocinativi, quamvis
scientificum secundum aliquid sui, cum ratione superiori conveniat, et ratio
inferior cum ratiocinativo. |
Solution 2: La partie scientifique et la partie
qui raisonne ne se distinguent pas du tout comme la raison supérieure et la
raison inférieure, parce que la partie scientifique n'a rapport à la pratique
en aucune manière comme s'y rapporte la raison supérieure, comme il est dit,
dans la mesure bien sûr où elle délibère sur les réalités éternelles. A cause
de cela, la partie scientifique s'étend à ce que n'a pas la raison
supérieure, en tant que cela est reçu bien sûr pour les réalités nécessaires
créées, puisque le Philosophe enseigne au sixième livre de L'Ethique[57] que la partie
scientifique de l'âme est accomplie non seulement par la sagesse qui est
proprement divine, mais par la science et l'intelligé qui sont créés. Or la
connaissance des réalités temporelles, soit en tant qu'elles ont rapport à ce
que nous devons faire, soit en tant qu'elles sont considérées dans ces
démonstrations nécessaires, relève de la raison inférieure, qui est accomplie
par la science, qu'Augustin étend à la considération tant spéculative que
pratique des réalités temporelles. C'est pourquoi la distinction entre raison
supérieure et raison inférieure n'est pas la même que la distinction entre ce
qui est scientifique et ce dont on raisonne, bien que ce qui est scientifique
selon quelque chose de soi convienne avec la raison supérieure, et que la
raison inférieure convienne avec ce dont on raisonne. |
[5581] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod ratio
superior non est omnino idem cum illa parte mentis in qua consistit imago,
sed includit eam et excedit; quod sic patet. Imago enim potissime
distinguitur secundum hoc quod mens tendit in objectum quod Deus est, ut in 1
libro dictum est; unde potentiae imaginis prout ad imaginem pertinent
respiciunt aeterna solummodo ut objectum, ratio autem superior considerat ea
dupliciter, scilicet ut objectum, inquantum conspicit ea, et ut medium inquantum
ipsa consulit: nihilominus tamen etsi imago plures potentias essentialiter
colligat, non oportet quod ratio superior in pluribus potentiis consistat:
quia imago comprehendit et cognitivam et affectivam, sed ratio comprehendit
imaginem secundum cognitivam tantum et excedit, ut dictum est: et ideo ratio
superior et mens in qua est imago se habent ut excedentia et excessa;
superior enim ratio est speculativa et practica, sed mens secundum quod in ea
est imago tantum, ad speculativam pertinet, quia objectum imaginis non est
aliquid operabile a nobis: et sic ratio superior excedit mentem, et exceditur
a mente, inquantum mens comprehendit affectionem et cognitionem; cum ratio
cognitionem tantum importet. |
Solution 3: La raison supérieure n'est pas du
tout la même chose que cette partie de l'esprit en laquelle consiste l'image,
mais elle l'inclut et l'excède, ce qui est clair d'après ce qui suit. En
effet, l'image se distingue le plus possible dans la mesure où l'esprit tend
vers un objet qui est Dieu, comme il est dit au livre 1. C'est pourquoi les
puissances de l'image, en tant qu'elles conviennent à l'image, contemplent
les réalités éternelles seulement comme un objet, mais la raison supérieure
les considère de deux manières: soit bien sûr comme un objet, dans la mesure
où elle les contemple, soit comme un moyen en tant qu'elle-même délibère.
Cependant bien que l'image rassemble essentiellement plusieurs puissances, il
ne faut pas moins que la raison supérieure consiste en plusieurs puissances:
l'image comprend puissance cognitive et puissance affective, mais la raison
comprend l'image selon la puissance cognitive seulement et l'excède, comme il
est dit. Donc la raison supérieure et l'esprit où est l'image ont rapport
l'un avec l'autre comme l'excédent et l'excédé. En effet, la raison
supérieure est spéculative et pratique, mais l'esprit, dans la mesure où en
lui est l'image seulement, se rapporte à la partie spéculative, parce que
l'objet de l'image n'est pas quelque chose d'opérable en nous. Ainsi, la
raison supérieure excède l'esprit, et est excédée par l'esprit dans la mesure
où l'esprit comprend l'affection et la connaissance alors que la raison ne
comporte que la connaissance. |
[5582] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod
diversitas regulantis et regulati non demonstrat diversam potentiam, sed
diversum habitum: unus enim habitus est regulativus alterius, sicut patet in
scientiis speculativis quod omnes scientias sapientia, scilicet metaphysica,
dirigit. Ita etiam ratio superior inferiorem dirigere dicitur. |
Solution 4: La diversité de ce qui règle et ce
qui est réglé ne démontre pas la diversité des puissances, mais la diversité
des habitus. En effet un habitus régule l'autre, comme il est clair dans les
sciences spéculatives que la sagesse, bien sûr la métaphysique, dirige toutes
les sciences. Ainsi également la raison supérieure est dite diriger la raison
inférieure. |
[5583] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod non
quaelibet diversitas actus ostendit diversitatem potentiae; sed quandoque
etiam ostendit tantum diversitatem habitus, sicut geometrizare, et
syllogizare; quandoque autem neutrum. Ista
autem sic patent: quia enim substantia uniuscujusque potentiae est, secundum
quod est nata operari circa proprium objectum, ut de sensu dicit philosophus
in 2 de anima, ideo actiones quae differunt secundum diversa objecta,
ostendunt diversitatem potentiarum: ut tamen accipiatur differentia
objectorum secundum id quod ad propriam rationem objecti pertinet: homo enim
et lapis differunt genere, sed conveniunt secundum quod sunt objectum visus
in colore: et ideo visio hominis et lapidis pertinent ad unam potentiam; sed
sentire sonum et colores pertinent ad diversas potentias: quia sonus et
color, secundum proprias rationes, quibus ad invicem distinguuntur, sunt
propria objecta sensus. Quandoque
autem diversitas actuum causatur ex diversitate medii, vel principii, ex quo
pervenitur ad idem genus objecti: et talis diversitas actuum ostendit
diversitatem habituum: diversae enim scientiae ex diversis principiis
procedunt, etiam si easdem conditiones demonstrent; sicut astrologus et
naturalis diversis mediis rotunditatem terrae ostendit, ut dicitur in 2 Phys.
Similiter etiam virtutes morales distinguuntur ex diversis finibus, qui sunt
in operativis sicut principia in speculativis. Quandoque
vero diversitas actuum causatur ex eo quod est accidens actionis; vel ex
parte agentis, secundum quod est potentius vel infirmius in agendo, sicut
hebetudo vel subtilitas ingenii, quae differunt secundum velocitatem et
tarditatem addiscendi; vel ex parte medii, ut credere et opinari, quae
differunt secundum efficaciam et debilitatem medii; vel ex parte objecti,
sicut videre hominem et lapidem; accidit enim colorato esse hominem aut lapidem:
et talis diversitas actionum neque potentiam diversam neque diversum habitum
requirit: quia illud quod est per accidens, non causat differentiam in
specie. Officia
autem rationis superioris et inferioris non differunt penes diversam rationem
objecti, cum utrumque operabilia consideret, sed penes diversam rationem
medii: quia ratio inferior procedit ex rationibus temporalibus; sed ratio
superior ex rationibus aeternis; et ita etiam haec diversa officia non
oportet quod diversas potentias demonstrent, sed diversos habitus, ut dictum
est. |
Solution 5: N'importe quelle diversité d'actes ne
montre pas la diversité des puissances, mais tantôt elle montre seulement la
diversité des habitus, comme faire de la géométrie et faire des syllogismes,
et tantôt aucune des deux. Or ceci est clair d'après ce qui suit: en
effet, puisque la substance est substance de chaque puissance, dans la mesure
où une puissance naît de l’action sur un objet qui lui est propre, comme dit
le Philosophe au sujet du sens au livre deux du Traité de l'Ame[58], les actions
qui diffèrent relativement à des objets divers montrent une diversité de
puissances, pourvu cependant que la différence entre les objets relève de la
raison propre de l'objet. En effet, l'homme et la pierre diffèrent en genre,
mais conviennent dans la mesure où ils sont un objet coloré pour la vue. Donc
vision de l'homme et vision de la pierre relèvent d'une seule puissance; mais
sentir le son et sentir les couleurs relèvent de diverses puissances, parce
que le son et la couleur, selon les raisons propres par lesquelles ils sont
distingués l'un de l'autre, sont des objets propres des sens. Mais
tantôt la diversité des actes est causée par la diversité du moyen ou du
principe par lequel on parvient au même genre de l'objet; et une telle
diversité d'actes montre une diversité d'habitus: en effet, les diverses
sciences procèdent de divers principes, même si elles démontrent les mêmes
conditions[59], comme
l'astronome et le naturaliste montrent[60] par des
moyens différents la rotondité de la terre, comme il est dit au deuxième
livre de la Physique[61]. De même
également, les vertus morales se distinguent par diverses fins qui sont dans
les opérations comme les principes dans les spéculations. Tantôt
la diversité des actes est causée par ce qui est accidentel dans l'action; ou
par une partie de l'agent, selon qu'il est plutôt puissant ou plutôt infirme
lorsqu'il agit, comme l'hébétude ou la subtilité du talent, qui diffèrent
selon la rapidité et la lenteur de celui qui apprend; ou par une partie du
moyen, comme croire et avoir une opinion, qui diffèrent selon l'efficacité et
la débilité du moyen; ou par une partie de l'objet, comme voir un homme et
voir une pierre: il arrive que l'homme ou la pierre soit coloré. Et une telle
diversité d'actions n'exige ni une diversité de puissances ni une diversité
d'habitus, parce que ce qui est accidentel ne cause pas de différence dans la
forme. Mais les devoirs de la raison
supérieure et de la raison inférieure ne diffèrent pas parce qu'elles sont en
possession de diverses raisons de l'objet, puisqu'elles considèrent l'une et
l'autre les opérables; mais elles sont en possession de diverses raisons du
moyen, parce que la raison inférieure procède des raisons temporelles, mais
la raison supérieure procède des raisons éternelles. Et ainsi également, ces
divers devoirs, il ne faut pas qu'ils démontrent que les puissances seraient
diverses, mais que les habitus sont divers, comme il est dit. |
Articulus 3 [5584] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 tit. Utrum synderesis sit habitus, vel potentia [5585] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 arg. 1 Ad tertium sic proceditur. Videtur quod synderesis sit potentia,
et non habitus. Ea enim quae veniunt in eamdem divisionem, videntur esse
unius rationis. Sed synderesis dividitur contra alias animae potentias,
scilicet contra rationalem, et concupiscibilem et irascibilem, ut patet ex
Glossa Hieronymi Ezech. 1. Ergo videtur quod sit potentia |
Article 3 : La syndérèse[62] est-elle un habitus ou une
puissance[63] ?
Pour le troisième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble que la syndérèse[64]
soit une puissance et non un habitus. En effet, ce qui se distingue de la
même manière semble avoir la même raison. Mais la syndérèse se distingue des
autres puissances de l'âme, bien sûr de la raison, du concupiscible, et de
l'irascible, comme cela est clair d'après la Glose de Denys sur le livre
d'Ezechiel, I[65]. Donc il semble qu'elle
soit une puissance. |
[5586] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 arg. 2 Praeterea, Hieronymus dicit Malach. 2, super illud: custodite spiritum vestrum etc.: spiritus dicitur, non pars animalis, quae
non percipit ea quae sunt Dei, sed rationalis. Hanc autem vocat
synderesim. Sed rationalis pars potentiam nominat. Ergo videtur quod sit
potentia. |
Objection 2: De plus, Denys dit en Malachie II[66] à propos de gardez votre esprit..: Il est dit l'esprit, non la partie
animale qui ne perçoit pas les réalités de Dieu, mais la partie rationnelle.
Or il l'appelle la syndérèse[67]. Mais la
partie rationnelle nomme une puissance. Donc il semble qu'elle soit une
puissance. |
[5587]
Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 arg. 3 Praeterea,
habitus non inscribitur nisi potentiae. Sed Augustinus dicit, quod
universalia juris praecepta scripta sunt in naturali judicatorio, quod est
synderesis. Ergo cum universalium juris praeceptorum sit aliquis habitus,
videtur quod synderesis, cui inscribuntur, sit potentia quaedam. |
Objection 3: De plus, un habitus n'est attribué à
rien d'autre qu'une puissance. Mais Augustin[68] dit que les
préceptes universels du droit sont dans la judiciaire naturelle, qui est la
syndérèse. Donc puisqu'un certain habitus est l'habitus des préceptes universels du droit, il
semble que la syndérèse à qui ils sont attribués soit à une certaine
puissance. |
[5588] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 arg. 4 Praeterea, ex
identitate actuum colligitur identitas potentiarum. Sed, ut ex inducta
auctoritate patet, ad synderesim pertinet judicium. Cum ergo liberum
arbitrium a judicando nominetur, videtur quod synderesis sit idem quod
liberum arbitrium. Sed liberum arbitrium est potentia. Ergo et synderesis. |
Objection 4: De plus, l'identité des puissances
vient de l'identité des actes. Mais comme cela est clair d'après l'autorité
avancée, le jugement relève de la syndérèse. Donc puisque le libre arbitre
reçoit son nom du fait qu'il juge, il semble que la syndérèse soit la même
chose que le libre arbitre. Mais le libre arbitre est une puissance, donc la
syndérèse aussi. |
[5589] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 arg. 5 Praeterea, habitus amittitur per oblivionem, vel alio
modo. Sed synderesis semper manet, quae etiam post mortem peccato remurmurat,
cujus murmur vermis dicitur. Ergo synderesis nominat potentiam, et non
habitum. |
Objection 5: De plus, un habitus se perd par
omission, ou par une autre manière. Mais la syndérèse demeure toujours, elle
qui adresse des reproches au péché après la mort aussi, reproche que l'on dit
ver. Donc la syndérèse nomme une puissance, et non un habitus. |
[5590] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 s. c. 1 Sed contra, potentia rationalis se habet ad opposita. Sed
synderesis se habet determinate ad unum, quia nunquam errat. Ergo videtur
quod non sit potentia, sed habitus. |
En sens
contraire: (1) la puissance
rationnelle peut prendre deux directions opposées. Mais la syndérèse n'en
prend qu'une de façon déterminée, parce[69] qu'elle ne se
trompe jamais. Donc il semble que ce ne soit pas une puissance, mais un
habitus. |
[5591] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 s. c. 2 Praeterea, opposita in idem genus reducuntur. Sed
synderesi opponitur fomes: sicut enim fomes semper ad malum instigat, ita et
synderesis semper in bonum tendit. Cum igitur fomes sit habitus quidam, ut in
littera dicitur, videtur etiam quod synderesis habitum nominet. |
(2) De plus, les contraires sont reconduits au même genre.
Mais le foyer du péché[70] s'oppose à la
syndérèse; en effet, comme le foyer du péché pousse toujours au mal, de même
la syndérèse tend toujours vers le bien. Donc comme le foyer du péché est un
certain habitus, comme il est dit dans le Lombard,
il semble que la syndérèse nomme aussi un habitus. |
[5592] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 3 co. Respondeo dicendum, quod sicut est de motu rerum
naturalium, quod omnis motus ab immobili movente procedit, ut dicit
Augustinus 8 super Genes. et philosophus probat in 7 Phys., et 8, et omne
dissimiliter se habens ab uno eodemque modo se habente; ita etiam oportet quod sit in processu
rationis; cum enim ratio varietatem quamdam habeat, et quodammodo mobilis
sit, secundum quod principia in conclusiones deducit, et in conferendo
frequenter decipiatur; oportet quod omnis ratio ab aliqua cognitione
procedat, quae uniformitatem et quietem quamdam habeat; quod non fit per
discursum investigationis, sed subito intellectui offertur: sicut enim ratio
in speculativis deducitur ab aliquibus principiis per se notis, quorum
habitus intellectus dicitur; ita etiam oportet quod ratio practica ab
aliquibus principiis per se notis deducatur, ut quod est malum non esse
faciendum, praeceptis Dei obediendum fore, et sic de aliis: et horum quidem
habitus est synderesis. Unde dico, quod synderesis a ratione
practica distinguitur non quidem per substantiam potentiae, sed per habitum,
qui est quodammodo innatus menti nostrae ex ipso lumine intellectus agentis,
sicut et habitus principiorum speculativorum, ut, omne totum est majus sua
parte, et hujusmodi; licet ad determinationem cognitionis eorum sensu et
memoria indigeamus, ut in 2 Post. dicitur. Et ideo statim cognitis terminis,
cognoscuntur, ut in 1 Poster. dicitur. Et ideo dico, quod synderesis vel
habitum tantum nominat, vel potentiam saltem subjectam habitui sic nobis
innato. |
Réponse: dans
le mouvement des réalités naturelles, tout mouvement procède d'un moteur
immuable, comme dit Augustin au huitième livre du commentaire sur la Genèse[71], et le
Philosophe le prouve aux septième et huitième livres de la Physique[72]; et tout ce
qui est dissemblable provient de ce qui est semblable. Il
faut qu'il en soit aussi de même dans le processus de la raison: bien que la
raison ait en effet une certaine variété et soit d'une certaine façon mobile,
dans la mesure où elle déduit des principes les conclusions et se trompe[73] souvent en
jugeant, il faut que toute la raison procède d'une certaine connaissance qui
ait une certaine uniformité et un certain repos, et cela n'arrive pas par la
connaissance discursive[74] de
l'investigation, mais est offert d’emblée à l'intellect. En effet, comme la
raison déduit dans les spéculatifs à partir de certains principes connus par
eux-mêmes dont l'habitus est dit l'intellect, de même il faut également que
la raison pratique déduise à partir de certains principes connus par
eux-mêmes comme "le mal est ce qui ne doit pas être fait", "il
faut obéir aux préceptes de Dieu", et ainsi de suite, dont l'habitus est
assurément la syndérèse. C'est
pourquoi je dis que la syndérèse se distingue de la raison pratique non pas
assurément par la substance d'une puissance, mais par un habitus qui est
d'une certaine façon inné en notre esprit par la lumière même de l'intellect
agent, comme l'habitus des principes spéculatifs tels que "le tout est
plus grand que sa partie", et autres de la sorte, bien que nous ayons
besoin de la détermination de leurs connaissances par le sens et la mémoire,
comme il est dit au deuxième livre des Analytiques
postérieurs.[75] Donc
sitôt les termes connus, ils sont connus, comme il est dit dans au premier
livre des Analytiques postérieurs.[76] Donc je dis
que la syndérèse nomme soit un grand habitus, soit la puissance subjective[77] d'un habitus
ainsi inné en nous. |
[5593] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod synderesis dividitur contra
alias potentias, non quasi diversa per substantiam potentiae sed per habitum
quemdam; sicut si intellectus principiorum contra speculativam rationem
divideretur. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: La syndérèse
se distingue des autres puissances non comme si elle était différente par la
substance de sa puissance, mais par un certain habitus, comme si l'intellect
des principes se distinguait de la raison spéculative. |
[5594] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod rationalis pars non simpliciter
vocatur synderesis, sed secundum quod talem habitum concernit. |
Solution 2: La partie rationnelle n'est pas
absolument appelée syndérèse, mais relativement au fait qu'elle est mêlée à
un tel habitus. |
[5595] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod universalia juris non
inscribuntur synderesi, quasi habitus potentiae, sed magis quasi collecta in
habitu inscribuntur ipsi habitui; sicut principia geometricalia geometriae
inscribuntur. |
Solution 3: Les principes universels du droit ne
sont pas attribués à la syndérèse comme un habitus à une puissance, mais
plutôt comme si rassemblés en un habitus ils étaient attribués à l'habitus
même; de même les principes géométriques sont attribués à la géométrie. |
[5596] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod judicium non eodem modo libero
arbitrio et synderesi convenit: quia ad synderesim pertinet universale
judicium, secundum universalia juris principia: semper enim de conclusionibus
per principia judicatur; unde et scientia resolutiva judicandi ars dicitur:
sed ad liberum arbitrium pertinet judicium particulare de hoc operabili, quod
est judicium electionis. Unde synderesis
non est idem quod liberum arbitrium. |
Solution 4: Le jugement ne convient pas selon le
même mode au libre arbitre et à la syndérèse, puisqu'un jugement universel
conformément aux principes universels du droit relève de la syndérèse: en
effet, toujours on juge des conclusions d'après les principes, c'est pourquoi
la science résolutive[78] est dite
l'art de juger. Mais le jugement particulier au sujet de l'opérable, qui est
le jugement du choix, relève du libre arbitre. C'est pourquoi la syndérèse
n'est pas la même chose que le libre arbitre. |
[5597] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 3 ad 5 Ad quintum dicendum, quod habitus naturalis nunquam
amittitur, sicut patet de habitu principiorum speculativorum, quem semper
homo retinet; et simile est etiam de synderesi. |
Solution 5: Un habitus naturel ne se perd jamais,
comme cela est clair au sujet de l'habitus des principes spéculatifs, que
l'homme retient toujours. Et il en est de même pour la syndérèse. |
Articulus 4 [5598] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 tit. Utrum conscientia sit actus [5599] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 1 Ad quartum sic proceditur. Videtur quod
conscientia non sit actus. Origenes enim dicit, quod conscientia est spiritus
corrector et paedagogus animae, sibi sociatus, quo separatur a malis et
adhaeret bonis. Sed spiritus vel nominat potentiam, vel etiam ipsam essentiam
animae. Ergo videtur quod conscientia non sit actus. |
Article 4 : La conscience est-elle un acte[79] ?
Pour le quatrième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble que
la conscience ne soit pas un acte. Origène[80] dit en effet
que la conscience est l'esprit correcteur et le pédagogue de l'âme, associé à
elle, par lequel elle est séparée du mal et s'attache au bien. Mais l'esprit
nomme soit une puissance, soit également l'essence même de l'âme. Donc il
semble que la conscience ne soit pas un acte. |
[5600] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 arg. 2 Praeterea, conscientia, secundum quod a quibusdam
describitur, est dictamen rationis, quo judicat, et ligat ad faciendum et non
faciendum. Sed judicium de hoc faciendo vel non faciendo, ut dictum est,
pertinet ad liberum arbitrium. Ergo conscientia est liberum arbitrium. Sed liberum arbitrium non est actus. Ergo nec conscientia. |
Objection 2: De plus, la conscience, telle que
certains la décrivent, est l'édit[81] de la raison
par laquelle elle juge et oblige sur ce qu'il faut faire et ne pas faire.
Mais juger de ce qu'il faut faire ou ne pas faire, comme il est dit, relève
du libre arbitre. Donc la conscience est le libre arbitre. Mais le libre
arbitre n'est pas un acte. Donc la conscience n'est pas un acte. |
[5601] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 3 Praeterea, in Glossa Ezech. 1, dicit
Hieronymus postquam de synderesi locutus est: hanc autem conscientiam interdum praecipitari videmus. Ergo
videtur quod conscientia sit idem quod synderesis. Sed synderesis non nominat
actum, sed potentiam vel habitum. Ergo videtur quod etiam conscientia. |
Objection 3: De plus, au livre premier de la Glose d'Ezechiel, Denys[82] dit après
avoir parlé de la syndérèse: or nous
voyons que cette conscience se précipite entre-temps. Donc il semble que
la conscience soit la même chose que la syndérèse. Mais la syndérèse ne nomme
pas un acte, mais une puissance ou un habitus. Donc il semble que la
conscience aussi. |
[5602] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 arg. 4 Praeterea,
conscientia est scientia quaedam. Sed scientia nominat habitum. Ergo et
conscientia. |
Objection 4: De plus, la conscience est une certaine
science. Mais la science nomme un habitus. Donc la conscience aussi. |
[5603] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 arg. 5 Praeterea, Damascenus dicit, quod conscientia est lex
intellectus nostri. Sed lex intellectus est ipsa lex naturalis, quae est
habitus principiorum juris. Ergo videtur quod conscientia sit habitus, et non
actus. |
Objection 5: De plus, Jean Damascène[83] dit que la
conscience est la loi de notre intellect. Mais la loi de notre intellect est
la loi naturelle même, qui est l'habitus des principes du droit. Donc il
semble que la conscience soit un habitus et non un acte. |
[5604] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 arg. 6 Praeterea, omnis actus vel generat habitum, vel saltem ex
aliquo habitu est productus. Si igitur conscientia est actus quidam, oportet
quod multiplicatis actibus generetur habitus, qui conscientia dicatur; vel
quod saltem tales actus ex habitu aliquo procedant, quod in idem redit. |
Objection 6: De plus, soit tout acte engendre un
habitus, soit il est au moins produit[84] à partir d'un
certain habitus. Donc si la conscience est un certain acte, il faut que par
de nombreux actes soit engendré un habitus qui est dit conscience, ou qu'au
moins de tels actes procèdent d'un certain habitus, ce qui revient au même. |
[5605] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 s. c. 1 Sed contra, conscientia peccatum aggravare dicitur. Sed
aggravatio peccati esse non potest nisi per hoc quod contradicitur actuali
rationis considerationi. Ergo videtur quod conscientia actualem rationis
considerationem nominet. |
En sens contraire: (1) la conscience est dite
aggraver le péché. Mais une aggravation du péché est impossible, sauf par ce
qui est contraire à la considération actuelle de la raison. Donc il semble
que la conscience nomme un acte. |
[5606] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 s. c. 2 Praeterea, ut dictum est, conscientia a quibusdam dictamen
rationis dicitur. Sed dictamen actum quemdam nominat,
secundum quod ratio aliquid faciendum dijudicat. Ergo videtur quod
conscientia actum nominet. |
(2) De plus,
comme il est dit, certains disent que la conscience est l'édit de la raison.
Mais un édit nomme un certain acte dans la mesure où la raison décide que
quelque chose est à faire. Donc il semble que la conscience nomme un acte. |
[5607] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 co. Respondeo dicendum, quod conscientia multis modis
accipitur. Quandoque enim dicitur conscientia ipsa res conscita; et sic
sumitur 1 Tim. 1, 5: caritas procedit
de conscientia bona. Glossa: idest
spes; quia ex meritis quae conscientia tenet, motus spei insurgit. Quandoque vero
dicitur habitus, quo quis disponitur ad consciendum; et secundum hoc ipsa lex
naturalis et habitus rationis consuevit dici conscientia. Quidam etiam
dicunt, quod conscientia quandoque potentiam nominat; sed hoc nimis extraneum
est, et improprie dictum: quod patet, si diligenter omnes potentiae animae
inspiciantur. Nullo autem horum modorum conscientia sumitur, secundum quod in
usum loquentium venit, prout dicitur ligare vel aggravare peccatum: nullus
enim ligatur ad aliquid faciendum nisi per hoc quod considerat hoc esse
agendum; unde quamdam actualem considerationem rationis, per conscientiam,
communiter loquentes intelligere videntur: sed quae sit illa actualis
rationis consideratio, videndum est. Sciendum
est igitur, quod, sicut in 6 Ethic. philosophus dicit, ratio in eligendis et
fugiendis, quibusdam syllogismis utitur. In syllogismo autem est triplex
consideratio, secundum tres propositiones, ex quarum duabus tertia
concluditur. Ita etiam contingit in proposito, dum ratio in operandis ex
universalibus principiis circa particularia judicium assumit. Et quia
universalia principia juris ad synderesim pertinent, rationes autem magis
appropriatae ad opus, pertinent ad habitus, quibus ratio superior et inferior
distinguuntur; synderesis in hoc syllogismo quasi majorem ministrat, cujus
consideratio est actus synderesis; sed minorem ministrat ratio superior vel
inferior, et ejus consideratio est ipsius actus; sed consideratio
conclusionis elicitae, est consideratio conscientiae. Verbi
gratia, synderesis hanc proponit: omne malum est vitandum: ratio superior
hanc assumit: adulterium est malum, quia lege Dei prohibitum: sive ratio
inferior assumeret illam, quia ei est malum, quia injustum, sive inhonestum:
conclusio autem, quae est, adulterium hoc esse vitandum, ad conscientiam
pertinet, et indifferenter, sive sit de praesenti vel de praeterito vel
futuro: quia conscientia et factis remurmurat, et faciendis contradicit: et
inde dicitur conscientia, quasi cum alio scientia, quia scientia universalis
ad actum particularem applicatur: vel etiam quia per eam aliquis sibi
conscius est eorum quae fecit, vel facere intendit: et propter hoc etiam
dicitur sententia, vel dictamen rationis: et propter hoc etiam contingit
conscientiam errare, non propter synderesis errorem, sed propter errorem
rationis; sicut patet in haeretico, cui dictat conscientia quod prius
permittat se comburi quam juret: quia ratio superior perversa est in hoc quod
credit, juramentum simpliciter esse prohibitum. Et secundum hunc modum patet,
qualiter differant synderesis, lex naturalis, et conscientia: quia lex
naturalis nominat ipsa universalia principia juris, synderesis vero nominat
habitum eorum, seu potentiam cum habitu; conscientia vero nominat
applicationem quamdam legis naturalis ad aliquid faciendum per modum
conclusionis cujusdam. |
Réponse: la
conscience est prise en divers sens. En effet, tantôt est dite conscience la
réalité même dont on a conscience; et elle est prise ainsi en Timothée I.1,5:
la charité procède[85] de la bonne conscience, glosé[86]: c'est-à-dire l'espérance, parce que le
mouvement de l'espérance surgit des mérites que la conscience tient. Mais
tantôt elle est dite l'habitus par lequel quelqu'un est disposé envers ce
dont il faut être conscient; et conformément à cela, la loi naturelle[87] même et
l'habitus de la raison ont été dits habituellement conscience. Certains
disent aussi que la conscience nomme une puissance, parfois; mais cela est
hors de propos, et dit de façon impropre, ce qui est clair si toutes les
puissances de l'âme sont examinées attentivement. Or la conscience n'est
prise conformément à ce qu'on dit couramment d'aucune de ces manières, dans
la mesure où elle est dite obliger ou aggraver le péché: en effet, nul n'est
obligé de faire quelque chose, sauf ce qu'il considère comme étant à faire.
C'est pourquoi ceux qui parlent communément semblent entendre par conscience
une certaine considération actuelle de la raison: mais il faut voir ce qu'est
cette considération de la raison actuelle. Donc il faut savoir que comme dit le
Philosophe au sixième livre de l'Ethique[88], la raison
utilise certains syllogismes pour ce qu'il faut choisir et fuir. Or dans le
syllogisme, il y a une triple considération relative à trois propositions, de
deux desquelles la troisième est conclue. Il arrive aussi que dans ce qui est
proposé, la raison juge en appliquant les principes universels à des cas
particuliers pour les opérations à accomplir. Et puisque les principes
universels du droit relèvent de la syndérèse, mais les raisons davantage
appropriées à l'oeuvre relèvent des habitus qui distinguent raison supérieure
et raison inférieure, la syndérèse administre en quelque sorte dans ce
syllogisme la majeure dont la considération est l'acte de la syndérèse; mais
la raison supérieure ou inférieure administre la mineure, et sa considération
est son acte même; mais la considération de la conclusion tirée est la
considération de la conscience. Par exemple, la syndérèse propose
ceci: tout mal doit être évité. La raison supérieure prend celle-ci:
l'adultère est un mal, parce qu'il est interdit par la loi de Dieu, ou bien
la raison inférieure assumerait celle-ci: l'adultère est un mal, parce que
c'est un mal pour lui, parce que c'est injuste, ou malhonnête. Mais la conclusion,
qui est que l'adultère est quelque chose qui doit être évité, relève de la
conscience, et indifféremment qu'il s'agisse du présent, du passé, ou du
futur, parce que la conscience adresse des reproches à ce qui a été fait, et
s'oppose à ce qui est en cours. Donc la conscience est dite presqu'une
science avec autre chose, parce que la science universelle y est appliquée à
l'acte particulier; ou bien encore parce que par elle quelqu'un est conscient
pour lui de ce qu'il a fait ou ce qu'il vise. A cause de cela aussi elle est
dite sentence, ou édit de la raison. A cause de cela aussi il arrive à la
conscience de se tromper, non à cause d'une erreur de la syndérèse, mais à
cause d'une erreur de la raison, comme cela est clair dans le cas de
l'hérétique à qui la conscience dicte de permettre qu'il soit brûlé plutôt
que de jurer: car une raison supérieure pervertie fait qu'il croit que le
serment est absolument interdit. Et de cette manière il est clair que
syndérèse, loi naturelle, et conscience diffèrent qualitativement: car la loi
naturelle nomme les principes universels mêmes du droit, mais la syndérèse
nomme leur habitus, ou la puissance avec l'habitus; quant à la conscience,
elle nomme une certaine application de la loi naturelle à quelque chose à faire
sur le mode d'une certaine conclusion. |
[5608] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod spiritus quandoque sumitur
pro spirituali quadam operatione, et pro spirituali dono; et hoc modo sumitur
hic spiritus, et non pro natura animae. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: L'esprit est
pris parfois pour une certaine opération spirituelle, et pour un don
spirituel; et l'esprit est pris ici de cette manière, et non pour la nature
de l'âme. |
[5609] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod judicium ad liberum arbitrium
pertinet, ad conscientiam, et synderesim; sed diversimode; quia ad liberum
arbitrium pertinet judicium quasi participative, quia per se voluntatis non
est judicare; unde ipsum judicium electionis liberi arbitrii est: sed
judicium per se vel est in universali, et sic pertinet ad synderesim; vel est
in particulari, tamen infra limites cognitionis persistens, et pertinet ad
conscientiam; unde tam conscientia quam electio, conclusio quaedam est particularis
vel agendi vel fugiendi; sed conscientia conclusio cognitiva tantum, electio
conclusio affectiva: quia tales sunt conclusiones in operativis, ut in 6
Ethic. dicitur. |
Solution 2: Le jugement relève du libre arbitre,
de la conscience, et de la syndérèse, mais de diverses manières, parce que le
jugement relève du libre arbitre presque par participation, puisqu'il
n'appartient pas à la volonté essentiellement de juger. C'est pourquoi le
jugement[89] même du choix
appartient au libre arbitre; mais le jugement est par essence soit dans
l'universel, et ainsi il relève de la syndérèse, soit dans le particulier,
mais il reste en-dessous des limites de la connaissance et relève de la
conscience. C'est pourquoi tant la conscience que le choix sont une certaine conclusion
particulière sur ce qu'il faut faire[90] ou fuir. Mais
la conscience est la conclusion cognitive seulement, le choix est la
conclusion affective; parce que telles sont les conclusions dans les
opérables, comme il est dit au sixième livre de l'Ethique. |
[5610] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod tota virtus conclusionis ex
primis principiis trahitur; et inde est quod conscientia et synderesis
frequenter pro eodem accipiuntur, et judicium utrique attribuitur, et
praecipue judicium universale, quod per delectationem peccati non
corrumpitur, sed magis judicium in particularibus: et ideo non dixit
synderesim praecipitari, sed conscientiam. |
Solution 3: Toute la vertu de la conclusion est
entraînée par les premiers principes; c'est pourquoi la conscience et la
syndérèse sont souvent prises pour la même chose, et le jugement est attribué
à l'une et l'autre; principalement le jugement universel parce que lui n'est
pas corrompu par la délectation du péché, mais surtout le jugement dans les
réalités particulières. Donc [Denys] n'a pas dit que la syndérèse se
précipite, mais la conscience. |
[5611] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod conscientia et actum et habitum
nominare potest: est enim scire in habitu et scire in actu; unde et
conscientia diversimode accipi potest, ut dictum est. |
Solution 4: La conscience peut nommer un acte et
un habitus. Il y a en effet un savoir en habitus, et un savoir en acte. C'est
pourquoi la conscience peut être prise en divers sens, comme il est dit. |
[5612] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 ad 5 Ad quintum dicendum, quod
conscientia, secundum quod accipitur pro habitu, potest dici lex naturalis,
quia ex habitu illo praecipue actus conscientiae elicitur. |
Solution 5: La conscience, dans la mesure où elle
est prise pour habitus, peut être dite loi naturelle, parce que l'acte de la
conscience est principalement tiré de cet habitus. |
[5613] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 2
a. 4 ad 6 Ad sextum dicendum, quod habitus ille ex quo nascitur
actus conscientiae, non est habitus separatus ab habitu rationis et
synderesi: quia non alius habitus est principiorum et conclusionum quae
eliciuntur ab eis, et praecipue earum quae sunt circa singularia, quorum non
est habitus scientiae, nisi secundum quod continentur in principiis
universalibus. |
Solution 6: Cet habitus dont naît l'acte de la
conscience n'est pas un habitus séparé de l'habitus de la raison et de la
syndérèse, parce qu'il n'y a pas d'autre habitus qui soit habitus des
principes et des conclusions qui en sont tirées, principalement celles qui
portent sur des réalités singulières, dont il n'y a pas d'habitus de science,
sauf dans la mesure où elles sont contenues dans les principes universels. |
Expositio textus [5614] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 2 a. 4 expos. Sed non perficere bonum. Intelligendum est de bono
meritorio. Quia nihil in eo erat quod
ad malum impelleret. Videtur haec causa esse insufficiens: quia in
Christo etiam nihil fuit ad malum impellens, et tamen resistendo malo meruit.
Et dicendum, secundum quosdam, quod hoc intelligitur non de quolibet merito,
sed de merito satisfactionis, ad quam poena requiritur. Sed hoc non videtur
esse ad propositum, quia Adam merito satisfactionis non indigebat: et ideo
aliter potest dici, quod ratio meriti ex duobus potest sumi; vel ex habitu
informante; et sic omnis actus, vel facilis vel difficilis, gratia informatus
meritorius est: vel ex conditione actus, praecipue in quo est difficultas; et
hanc rationem merendi in resistendo peccato non habuit. |
Texte de Pierre Lombard
Mais ne pas accomplir le bien. Il faut
entendre le bien méritoire. Parce qu'il n'y avait rien en lui pour
repousser le mal. Il semble que cette cause ne suffise pas, parce que
dans le Christ aussi il n'y eut rien pour repousser le mal, et pourtant en
résistant au mal il a eu du mérite. Et il faut dire, selon certains, que ceci
n'est pas entendu de n'importe quel mérite, mais du mérite de la satisfaction
pour laquelle un châtiment est requis. Mais ceci ne semble pas convenir au
propos, parce qu'Adam n'avait pas besoin du
mérite de la satisfaction ; donc il peut être dit autrement que la
raison du mérite peut être prise en deux sens: soit par un habitus qui
informe, et ainsi tout acte, facile ou difficile, est méritoire informé par
la grâce; soit par la condition de l'acte, dans lequel[91] est
principalement la difficulté; et [Adam] n'a pas eu cette raison de mériter en
résistant au péché. |
|
|
Quaestio 3 Prooemium [5615] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
pr. Illud quoque
praetermittendum non est, quod talis nunc in unoquoque homine est ordo
tentationis et progressio, qualis tunc in primis praecessit parentibus. Ostensa
diversitate quadam partium animae, hic ostendit quomodo contingat in eis
peccatum esse; et dividitur in partes tres: in prima ostendit qualiter in
unaquaque parte animae possit esse peccatum mortale et veniale; in secunda
assignat hujusmodi digressionis, quam fecit, causam, ibi: haec de partibus animae inseruimus, ut
ipsius animae natura plenius cognosceretur; in tertia removet quamdam
dubitationem quae posset accidere, distinguendo sensualitatis nomen, ibi: non est autem silentio praetereundum, quod
saepe in Scriptura nomine sensualitatis (...) etiam inferior portio rationis
(...) intelligitur. Prima in duas: in prima adaptat per quamdam
similitudinem processum peccati in viribus animae peccato priorum parentum,
quantum ad virum et mulierem et serpentem; in secunda ostendit, qualiter in
singulis contingat esse peccatum, ibi: nunc
superest ostendere, quomodo per haec tria in nobis consummetur peccatum.
Et circa hoc tria facit: primo ostendit, qualiter contingat in partibus
animae peccatum mortale vel veniale esse; secundo summatim colligit ea quae
dixerat, ibi: itaque ut breviter summam
perstringam et cetera. Tertio inducit auctoritates ad confirmandum, ibi: haec autem Augustinus in Lib. 12 de
Trinitate tradit ita. Hic
quaeruntur sex: 1 quis motus sit sensualitatis, et rationis inferioris et
superioris; 2 utrum motus sensualitatis possit esse peccatum; 3 utrum in
ratione possit esse peccatum; 4 utrum delectatio rationis inferioris aliquo
modo possit esse peccatum mortale, si diu permaneat; 5 utrum in ratione
superiori possit esse peccatum veniale; 6 utrum veniale per multiplicationem
vel alio modo possit esse mortale. |
Question
3 : [Le siège du péché dans l’âme]
Introduction
Il ne faut pas oublier non plus
que l'ordre de la tentation et le progrès sont aujourd'hui en chaque homme
tels qu'ils furent jadis chez nos premiers parents. Ayant montré
une certaine diversité de parties dans l'âme, il montre ici comment il arrive
que le péché soit en elles; et ceci est divisé en trois parties: dans la
première il montre comment ont pu être dans chaque partie de l'âme péché[92] mortel et
péché véniel; dans la deuxième il donne la cause de cette sorte de digression
qu'il a faite, là: nous avons inséré
ceci au sujet des parties de l'âme pour que la nature de l'âme elle-même soit
plus pleinement connue; dans la troisième il écarte un certain doute qui
aurait pu survenir, en distinguant le nom de la sensualité, là: mais il ne faut pas passer sous silence le
fait que souvent dans l'Ecriture par le nom de sensualité (...) est comprise
(...) aussi la part inférieure de la raison. La première partie se divise
en deux sous-parties: dans la première il adapte par une certaine similitude
le progrès du péché dans les forces de l'âme au péché de nos premiers parents
en tant qu'il est chez l'homme, la femme, et le serpent; dans la deuxième il
montre comment il arrive que le péché soit en chacun, là: maintenant il reste à montrer comment par
eux trois le péché est consommé en nous. Et à ce sujet il procède en
trois temps: d'abord il montre comment il arrive qu'un péché mortel ou véniel
soit dans les parties de l'âme; ensuite il rassemble superficiellement ce
qu'il a dit, là: c'est pourquoi en
résumé, pour esquisser une synthèse, etc. Enfin il introduit des
autorités pour confirmer son propos, là: or
ceci, Augustin le rapporte ainsi au douzième livre de son traité sur La
Trinité[93]. Ici sont examinés six points: Article 1 :
quel est le mouvement de la sensualité, la raison inférieure, et de la raison
supérieure; Article 2 : si le mouvement de la sensualité peut être
un péché; Article 3 : si le péché pourrait être dans la raison; Article 4 :
si la délectation de la raison inférieure pourrait être d'une certaine
manière un péché mortel si elle dure longtemps; Article
5 : si un péché véniel
pourrait être dans la raison supérieure; Article 6: si un péché véniel
pourrait être mortel par sa multiplication ou de quelqu'autre manière. |
Articulus 1 [5616] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 tit. Utrum motus sensualitatis, et
rationis superioris et inferioris convenienter et sufficienter assignetur in
littera [5617] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a.
1 arg. 1 Ad primum sic
proceditur. Videtur quod insufficienter et inconvenienter distinguantur in
littera motus sensualitatis, et inferioris et superioris rationis. Omnis enim
virtus naturaliter in suum objectum movetur. Sed virtus generativa et
nutritiva est quaedam naturalis virtus. Ergo habet aliquem motum naturalem in
actum generationis et comestionis: et ita praeter motum sensualitatis et
rationis, oportet ponere motum naturalem. |
Article 1 : Les mouvements de la
sensualité, de la raison supérieure, et de la raison inférieure sont-ils
suffisamment et convenablement désignés dans le Lombard ?
Pour
le premier article, il procède ainsi. Objection
1: Il semble que les mouvements de
la sensualité, la raison supérieure, et la raison inférieure ne soient pas
suffisamment ni convenablement distingués dans le Lombard. En effet, toute
vertu est mue naturellement vers son objet. Mais la vertu générative et
nutritive est une certaine vertu naturelle. Donc elle a un certain mouvement
naturel vers l'acte de la génération et de la nutrition; et ainsi outre le
mouvement de la sensualité et de la raison, il convient de poser un mouvement
naturel. |
[5618] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 1 arg. 2 Praeterea, motus specificatur per terminum, et actus per
objectum. Sed aliquis actus peccati est actus generativae, et objectum
alicujus actus peccati est objectum generativae et nutritivae. Ergo motus in
istud objectum ad generativam pertinet, et non ad sensualitatem et rationem:
et ita insufficienter motus animae dividuntur. |
Objection 2: De plus, le mouvement est spécifié[94] par un terme,
et l'acte par un objet. Mais un certain acte de péché est l'acte de la
puissance générative, et l'objet d'un certain acte de péché est l'objet de la
puissance générative et nutritive. Donc le mouvement vers cet objet relève de
la puissance générative, et non de la sensualité et la raison; et ainsi les
mouvements de l'âme ne sont pas suffisamment divisés. |
[5619] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 3 Praeterea,
diversarum potentiarum diversa sunt delectabilia, sicut et diversae
operationes: delectatio enim operationem sequitur, ut in 10 Ethic. dicitur. Sed sensualitas et inferior ratio sunt diversae
potentiae. Ergo delectationem non habent circa idem: et ita inconvenienter
ratio inferior ponitur circa idem delectari in quo delectatur sensualitas. |
Objection 3: De plus, divers délectables
appartiennent à diverses puissances, de même que diverses opérations. En
effet, la délectation suit l'opération, comme il est dit au dixième livre de L'Ethique[95]. Mais la
sensualité et la raison inférieure sont diverses puissances. Donc elles ne se
délectent pas de la même chose. Et ainsi il n'est pas convenable de poser que
la raison inférieure se délecte de la même chose que la sensualité. |
[5620] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 4 Praeterea,
sicut supra dictum est, ratio superior et inferior non differunt per
essentiam potentiae; sed in respectu ejusdem objecti per diversa media
negotiari habent. Si ergo rationi inferiori attribuitur
delectatio circa sensibilia ex hoc quod de sensibilibus negotiari habet per
rationes civiles et a rebus creatis sumptas, videtur quod etiam superiori
rationi possit aliqua delectatio circa sensibilia adscribi, ex hoc quod de
eis per rationes divinas negotiatur, secundum quod intendit aeternis
consulendis, ut dictum est. |
Objection 4: De plus, comme il est dit plus haut,
la raison supérieure et la raison inférieure ne diffèrent pas par l'essence
de leurs puissances; mais eu égard au même objet, elles ont à commercer par
des moyens divers. Donc si la délectation au sujet des réalités sensibles est
attribuée à la raison inférieure parce qu'elle a à commercer avec les
réalités sensibles selon des raisons civiles et apportées par les choses
créées, il semble qu'une certaine délectation au sujet des réalités sensibles
puisse aussi être attribuée à la raison supérieure, parce qu'elle commerce
avec elles par des raisons divines, dans la mesure où elle vise des réalités
éternelles dont il faut délibérer, comme il est dit. |
[5621] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 5 Praeterea, consensus pertinet ad eum cujus est
judicium. Sed ejusdem est judicare et regulare. Cum igitur ratio superior sit regula rationis inferioris, videtur quod
consensus in delectationem ad rationem inferiorem non pertineat, sed ad
superiorem. |
Objection 5: De plus, le consentement se rapporte
à ce dont il y a jugement. Mais juger et régler appartiennent à la même
puissance. Donc puisque la raison supérieure est la règle de la raison
inférieure, il semble que le consentement à la délectation ne relève pas de
la raison inférieure, mais de la raison supérieure. |
[5622] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 arg. 6 Praeterea, ejusdem potentiae non sunt diversi actus.
Sed ratio inferior est una potentia. Ergo videtur quod inconvenienter
assignentur sibi duo motus, scilicet delectari, et consentire in
delectationem. |
Objection 6: De plus, des actes divers
n'appartiennent pas à la même puissance. Mais la raison inférieure est une
seule puissance. Donc il semble qu'il ne soit pas convenable de lui désigner
deux mouvements, se délecter bien sûr, et consentir à la délectation. |
[5623] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 s. c. 1 Sed contra est
quod in littera determinatur. |
En sens
contraire: (1) on trouve ce qui est déterminé
dans le Lombard. |
[5624] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 co. Respondeo
dicendum, quod motus, ut dicit philosophus, est via in ens; unde in partibus
animae motus proprie dicitur inclinatio ad aliquid; et ideo quibus viribus
inclinatio non convenit, eis proprie motus non attribuitur. Inclinatio autem
est in appetitu, qui movet in aliquid agendum: et ideo actus appetitivarum
virtutum, motus vocantur; non autem proprie actus apprehensivarum. Est
autem in nobis triplex appetitus, scilicet naturalis, sensitivus, et rationalis.
Naturalis quidem appetitus, puta cibi, est quem non imaginatio gignit, sed
ipsa qualitatum naturalium dispositio, quibus naturales vires suas actiones
exercent. Hic autem motus in nullo rationi subjacet nec obedit; unde nec in
eo peccatum esse potest: et ideo hic praetermittitur. Appetitus autem
sensitivus est qui ex praecedenti imaginatione vel sensu consequitur; et hic
vocatur motus sensualitatis. Appetitus autem rationalis est qui consequitur
apprehensionem rationis; et hic dicitur motus rationis, qui est actus
voluntatis. Sed
rationis apprehensio dupliciter esse potest. Una simplex et absoluta, quando
scilicet statim sine discussione apprehensum dijudicat; et talem
apprehensionem sequitur voluntas quae dicitur non deliberata. Alia est
inquisitiva, quando scilicet ratiocinando, bonum vel malum, conveniens vel
nocivum investigat; et talem apprehensionem sequitur voluntas deliberata. Ratio
ergo inferior, quae terrenis disponendis intendit, utroque modo motum
voluntatis circa terrena elicere potest: vel quando subito apprehendit hoc
esse conveniens vel nocivum corpori; et tunc sequitur motus rationis
inferioris, qui dicitur delectatio; quia tunc accipit illud quod corpori
delectabile est ut faciendum: vel quando inquirendo deliberat; et tunc non
potest sequi appetitus ante deliberationem finitam, et tunc consentire
dicitur in delectationem. Ratio
autem superior, quia per se rebus terrenis non intendit, sed solum secundum
quod regulatur rationibus aeternis, non sequitur ipsam aliquis motus nisi
deliberatus respectu horum terrenorum: et ideo respectu eorum non attribuitur
sibi delectatio, sed solum ultimus consensus, qui est consensus in executione
operis. |
Réponse: le
mouvement, comme dit le Philosophe, est passage dans l'être. C'est pourquoi
dans les parties de l'âme, le mouvement est proprement dit inclination vers
quelque chose; et donc le mouvement est improprement attribué aux forces
auxquelles l'inclination ne convient pas. Or l'inclination est dans l'appétit
qui meut l'agent vers quelque chose; donc les actes des vertus appétitives
sont appelés mouvements; or ce ne sont pas au sens strict des actes de vertus
appréhensives. Mais
il y a en nous un triple appétit, soit naturel, sensitif, et rationnel:
certes l'appétit naturel, par exemple l'appétit de la nourriture, qui n'est
pas engendré par l'imagination, mais par la disposition même des qualités
naturelles par lesquelles les forces naturelles exercent leur action. Or ce
mouvement n'est subordonné et n'obéit à nulle raison; c'est pourquoi en lui ne
peut pas être de péché: et donc celui-ci est passé. Mais l'appétit sensitif
est celui qui suit l'imagination ou un sens qui le précède; et celui-ci est
appelé mouvement de la sensualité. Quant à l'appétit rationnel, il est celui
qui suit l'appréhension de la raison; celui-ci est dit mouvement de la
raison, il est l'acte de la volonté. Mais
l'appréhension de la raison peut se produire de deux manières: l'une simple
et absolue, lorsqu'elle décide aussitôt bien sûr ce qui est connu sans
discussion; et une volonté dite non délibérée suit une telle cognition;
l'autre qui enquête, lorsqu'elle raisonne bien sûr sur le bien ou le mal le
convenable ou le nuisible; et la volonté délibérée suit une telle cognition. Donc
la raison inférieure, qui vise des réalités terrestres à disposer, peut tirer
le mouvement de la volonté au sujet des réalités terrestres selon l'un et
l'autre mode. Ou bien elle appréhende soudain ce qui convient ou nuit au
corps, et suit alors le mouvement de la raison inférieure qui est dit délectation,
parce qu'elle reçoit alors ce qui est délectable pour le corps comme ce qui
est à faire. Ou bien elle délibère quand elle enquête, et alors elle ne peut
pas suivre l'appétit avant que la délibération ne soit finie, et on dit
qu'elle consent à la délectation. Mais
puisque la raison supérieure ne vise pas par elle-même les réalités
terrestres mais seulement dans la mesure où des raisons éternelles les
règlent, nul mouvement ne la suit elle-même s'il n'est pas délibéré eu égard
à ces réalités terrestres. Donc eu égard à ceux-ci, il ne lui est pas
attribué une délectation, mais seulement un consentement ultime, qui est le
consentement à l'exécution de l'oeuvre. |
[5625] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 1 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod, sicut dictum est, motus
naturalis ideo praetermittitur, quia in ipso peccatum esse non potest. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: Comme il est
dit, le mouvement naturel est donc permis parce qu'en lui-même le péché ne
peut pas être. |
[5626] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 1 ad 2 Ad secundum dicendum est, quod cum vires superiores aliquo
modo ordinent inferiores circa actum generativae et nutritivae, contingit
esse actus etiam aliarum potentiarum, vel sensus vel rationis. Verbi gratia,
maturatio seminis, et organizatio prolis, et hujusmodi, absolute ad
generationem pertinent; et quia generativa nullo modo rationi obedit, ideo in
his actibus nullo modo contingit esse peccatum. Sed appetitus delectationis,
et delectatio ipsa quae in coitu accidit, et alia hujusmodi, quae ad virtutem
sensitivam et motivam pertinent, possunt ordinari a ratione vel vitari; unde
in his peccatum est, quae nec ad potentiam generativam vel nutritivam
pertinent. |
Solution 2: Puisque les forces supérieures
ordonnent d'une certaine manière les forces inférieures au sujet de l'acte de
la puissance générative et nutritive, il arrive que l'acte soit aussi acte
d'autres puissances, du sens ou de la raison. Par exemple, la maturation de
la semence, l'organisation de l'organe et autres de la sorte, relèvent
absolument de la génération. Et puisque la puissance générative n'obéit en
aucune manière à la raison, il n'arrive en aucune manière que le péché soit
dans ces actes. Mais l'appétit pour la délectation, la délectation même qui
arrive pendant l'union, et autres de la sorte, qui relèvent de la vertu
sensitive et motrice, peuvent être ordonnés par la raison ou évités. C'est
pourquoi le péché est en eux, qui ne relèvent pas de la puissance génératrice
ou nutritive. |
[5627] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 1 ad 3 Ad tertium dicendum, quod sicut contingit idem esse
apprehensum per sensum et rationem; ita etiam contingit idem esse desideratum
per utrumque: et ideo quamvis non sit eadem operatio utriusque, tamen potest
esse circa idem, et per consequens etiam delectatio quae operationem
consequitur; unde non est inconveniens, si circa idem sensus et ratio
delectatur, non tamen eodem modo; sed sensus delectatur in eo sub ratione
delectabilis in sensu, ratio vero inferior secundum quod accipitur in ratione
boni vel convenientis ad regimen corporis. |
Solution 3: il arrive que le même objet soit
appréhendé par le sens et la raison; ainsi il arrive également que le même
objet soit désiré par l'un et l'autre. Donc bien que les deux n'aient pas la
même opération, l'objet peut être cependant le même, et par conséquent aussi
la délectation qui suit l'opération. C'est pourquoi il n'est pas inconvenant
que le sens et la raison se délectent du même objet, mais pas de la même
manière. Mais le sens s'en délecte sous la raison du délectable pour le sens,
mais la raison inférieure s'en délecte dans la mesure où il est reçu sous la
raison du bien ou de ce qui convient à la direction du corps. |
[5628] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 1 ad 4 Ad quartum dicendum, quod, sicut dictum est, ratio
superior non habet motum circa res temporales, nisi deducendo ad eas per
modum consilii rationes aeternas: et ideo non se habet nisi ut deliberans de
eis: et ideo sibi delectatio in his rebus non attribuitur, quae nominat
quamdam complacentiam non deliberatam, sed tantum consensus, qui
deliberationem consequitur. |
Solution 4: Comme il est dit, la raison
supérieure ne se meut pas au sujet des réalités temporelles, si ce n'est pour
tirer des déductions pour elles à partir des raisons éternelles sur le mode
de la délibération. Donc elle ne se rapporte pas à elles, sauf pour en
délibérer. Donc ne lui est pas attribuée la délectation prise à ces réalités
qui nomme une certaine complaisance non délibérée, mais seulement le
consentement qui suit la délibération. |
[5629] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 ad 5 Ad quintum dicendum, quod ratio
superior regulat inferiorem, et ratio inferior sensualitatem, et etiam
seipsam aliquo modo dirigere potest. Quandocumque autem sunt plura principia
ordinata, semper ordinatio in ultimum attribuitur primo et summo; sicut patet
in artibus subalternatis: quia civilis considerat ultimum finem humanae
vitae; militaris autem victoriam, quae est citra hunc finem, et sic de aliis:
et secundum hoc dico, quod rationi superiori reservatur judicium respectu
ultimi, quod est executio operis; et ideo attribuitur sibi consensus in opus:
rationi vero inferiori attribuitur judicium respectu aliquorum ad opus
ordinatorum; et ideo attribuitur sibi consensus in delectationem. Non tamen
est dubium quin etiam superior judicare possit de hoc de quo judicat
inferior; unde et consensus in delectationem, superioris esse potest, si fiat
inquisitio per rationes aeternas. |
Solution 5: La raison supérieure règle la raison
inférieure, et la raison inférieure règle la sensualité et peut aussi la
diriger elle-même selon un certain mode. Or quand plusieurs principes sont
ordonnés, toujours l'ordination de ce qui est dernier est attribuée à ce qui
est premier et le plus haut; cela est clair pour les arts subalternes, parce
que l'art civil considère la fin dernière de la vie humaine, l'art militaire
la victoire qui est en deçà de cette fin, et ainsi de suite. Et d'après cela
je dis que le jugement relatif à ce qui est dernier, l'exécution de l'oeuvre,
est réservé à la raison supérieure. Donc le consentement à l'oeuvre lui est
attribué; mais à la raison inférieure est attribué le jugement relatif aux
autres choses ordonnées à l'oeuvre; donc le consentement à la délectation lui
est attribué. Mais il n'est pas douteux que la raison supérieure puisse aussi
juger de ce dont juge la raison inférieure; c'est pourquoi le consentement à
la délectation peut appartenir à la raison supérieure, s'il est recherché
pour des raisons éternelles. |
[5630] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 1 ad 6 Ad sextum dicendum, quod
delectatio et consensus in delectationem non sunt diversi actus secundum
genus, qui diversitatem potentiae exigant; sed differunt per deliberatum et
non deliberatum, ut dictum est; unde non est inconveniens, utrumque rationi
inferiori attribui. |
Solution 6: La délectation et le consentement à
la délectation ne sont pas des actes divers en genre qui exigent une
diversité de puissances; mais leur différence est celle du délibéré et du non
délibéré, comme il est dit; c'est pourquoi il n'est pas inconvenant des les
attribuer l'un et l'autre à la raison inférieure. |
Articulus 2 [5631] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 tit. Utrum in sensualitate sit peccatum [5632] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 1 Ad secundum sic proceditur. Videtur quod in
sensualitate non possit esse peccatum. Sensualitas enim nobis pecoribusque
communis est, ut supra dictum est. Sed in pecoribus non est peccatum, ut de
peccato agimus. Ergo nec nobis secundum sensualitatem peccatum convenit. |
Article 2 : Y a-t-il du péché dans la
sensualité[96] ?
Pour le deuxième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble
qu'un péché ne puisse pas être dans la sensualité. En effet, la sensualité
nous est commune avec les animaux, comme il est dit plus haut. Mais le péché
n'est pas dans les animaux, dans la mesure où nous agissons sur le péché.
Donc un péché relatif à la sensualité ne nous convient pas. |
[5633] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 2 Praeterea, omne
peccatum in voluntate est, secundum Augustinum. Sed sensualitas a voluntate
seclusa est, cum voluntas sit in ratione, secundum philosophum. Ergo in
sensualitate non est peccatum. |
Objection 2: De plus, tout péché est dans la
volonté, selon Augustin[97]. Mais la
sensualité est séparée de la volonté, car la volonté est dans la raison,
selon le Philosophe[98]. Donc le
péché n'est pas dans la sensualité. |
[5634] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 3 Praeterea,
virtus et vitium cum sint contraria, sunt in eodem. Sed sensualitas, cum sit
perpetuae corruptionis, secundum statum praesentis vitae, subjectum virtutis
esse non potest. Ergo nec in ea peccatum esse poterit. |
Objection 3: De plus, puisque le vice et la vertu
sont des contraires, ils sont au même endroit. Mais la sensualité ne peut pas
être sujet de vertu, puisque sa corruption est perpétuelle selon l'état de la
vie présente. Donc le péché ne pourra pas être en elle. |
[5635] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 4 Praeterea,
nulli imputatur aliquid ad culpam quod in ejus potestate non est. Sed motus
sensualitatis non est in potestate nostra, cum deliberationem rationis
praecedat. Ergo non potest esse peccatum. |
Objection 4: De plus, on n'impute pas à quelqu'un
comme faute quelque chose qui n'est pas en son pouvoir. Mais le mouvement de
la sensualité n'est pas en notre pouvoir, puisqu'il précède la délibération
de la raison. Donc il ne peut pas être un péché. |
[5636] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 5 Praeterea,
actus proprius et naturalis alicujus non potest esse peccatum. Sed moveri in
delectabilia secundum carnem, est actus proprius et naturalis sensualitatis,
cum sit motus potentiae in proprium objectum. Ergo in hoc non potest esse
peccatum. |
Objection 5: De plus, l'acte propre et naturel
d'une certaine puissance ne peut pas être un péché. Mais se mouvoir vers les
délectables selon la chair est l'acte propre et naturel de la sensualité,
puisque le mouvement d'une puissance est mouvement vers son objet propre.
Donc le péché ne peut pas être en celui-ci. |
[5637] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 arg. 6 Praeterea, peccatum post mortem etiam in anima
manet. Sed sensualitas non manet: quia solus intellectus separatur, ut
philosophus dicit in 2 de anima, et 12 Metaphysic. Ergo in sensualitate non
est peccatum. |
Objection 6: De plus, le péché demeure dans l'âme
même après la mort. Mais la sensualité ne demeure pas, puisque seul
l'intellect est séparé, comme dit le Philosophe au deuxième livre du traité de l'Ame et au douzième livre
de la Métaphysique[99]. Donc le
péché n'est pas dans la sensualité. |
[5638] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 s. c. 1 Sed contra,
Augustinus dicit, quod nonnullum vitium est cum caro adversus spiritum
concupiscit. Sed hoc non contingit nisi secundum inordinatos motus
sensualitatis. Ergo in ea est vitium et peccatum |
En sens contraire: (1) Augustin dit que chaque vice
se produit lorsque la chair désire contre l'esprit. Mais ceci n'arrive que
relativement aux mouvements désordonnés de la sensualité. Donc le vice et le
péché sont en elle. |
[5639] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 s. c. 2 Hoc etiam
expresse habetur per hoc quod in littera dicitur, quod si in motu sensuali
tantum peccati illecebra teneatur, veniale ac levissimum peccatum est. Ergo
videtur quod saltem veniale peccatum in sensualitate esse possit. |
(2) Ceci est même
expressément tenu par ce qui est dit dans le Lombard: si on est maintenu dans un mouvement pécheur sensuel
seulement par une séduction charnelle, le péché est véniel et très léger.
Donc il semble que le péché véniel au moins puisse être dans la sensualité. |
[5640] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 co. Respondeo
dicendum, quod omnes primi motus qui sensualitati adscribuntur, ut verba
Augustini asserunt, peccatum sunt; sed motus praecedentes, quos supra
naturales diximus, qui imaginationem non sequuntur, sed solum naturalium
qualitatum actionem, ratione peccati carent, secundum quod potest verificari
quorumdam dictum, qui dicunt, quod motus primo primi non sunt peccatum, sed
motus secundo primi sunt peccatum; ut per primo primos motus naturales, et
per secundo primos motus sensualitatis intelligamus, in qua peccatum est,
etiam sicut in subjecto: quod sic patet. Peccatum
enim, ut pertinet ad praesentem considerationem, non est aliud quam
inordinatus actus ad genus moris pertinens. Nullus autem motus ponitur in
genere moris nisi habita comparatione ad voluntatem, quae principium est
moralium, ut ex 6 Metaph. patet: et ideo ibi incipit genus moris ubi primo
dominium voluntatis invenitur. Habet autem voluntas in quibusdam dominium
completum, in quibusdam vero incompletum. Completum dominium habet in illis
actibus qui ex imperio voluntatis procedunt; et hi sunt actus deliberationem
sequentes, qui rationi adscribuntur. Sed incompletum dominium habet in illis
actibus qui non per imperium rationis procedunt, sed tamen voluntas eos
impedire poterat, ut sic quodammodo voluntati subjaceant, quantum ad hoc quod
est impediri, vel non impediri: et ideo inordinatio quae in his actibus
contingit, rationem peccati causat, tamen incompleti: et ideo in his actibus
peccatum levissimum et veniale est, non autem mortale, quod est perfectum
peccatum. Deformitas autem cujuslibet actus illi potentiae attribuitur ut
subjecto quae actus principium est: et ideo cum sensualitas sit principium
horum actuum, convenienter in ea peccatum esse dicitur ut in subjecto. |
Réponse: tous
les premiers mouvements qui sont attribués à la sensualité, comme l'affirment
les paroles d'Augustin, sont des péchés. Mais les mouvements précédents, que
nous avons dits plus haut être naturels, qui ne suivent pas l'imagination,
mais seulement l'action des qualités naturelles, sont exempts de la raison du
péché, dans la mesure où peut être vérifié le propos de certains qui disent
que les premiers mouvements en premier ne sont pas péché, mais les mouvements
premiers en second sont péché, en tant que par les premiers en premier nous
entendons les mouvements naturels, et par les premiers en second nous
entendons les mouvements de la sensualité, dans laquelle est le péché comme
en un sujet. Cela est clair d'après ce qui suit: en
effet, comme le péché a rapport à la considération présente, il n'est autre
que l'acte désordonné qui a rapport au genre moral. Mais dans le genre moral,
nul mouvement n'est posé, sauf par relation avec la volonté qui est le
principe moral, comme cela est clair d'après le sixième livre de la Métaphysique[100]. Donc le
genre moral commence où se trouve la maîtrise[101] de la volonté
pour la première fois. Or la volonté a une maîtrise complète de certains
actes, mais incomplète d'autres actes. Elle a une maîtrise complète de ces
actes qui procèdent du commandement de la volonté; et ceux-ci sont les actes
qui suivent la délibération, qui sont attribués à la raison. Mais elle a une
maîtrise incomplète de ces actes qui ne procèdent pas du commandement de la
raison, mais que la volonté pouvait cependant empêcher dans la mesure où ils
sont assujettis à la volonté d'une certaine façon, en tant qu'ils sont
empêchés, ou non empêchés. Donc le désordre qui arrive dans ces actes cause
la raison du péché, mais du péché incomplet; donc dans ces actes le péché est
très léger et véniel, mais pas un péché mortel qui est un péché parfait. Or
la déformation de n'importe quel acte est attribuée à cette puissance qui est
le principe de l'acte comme au sujet. Donc puisque la sensualité est le
principe de ces actes, il est convenable de dire que le péché est en elle
comme en un sujet. |
[5641] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod
quamvis sensualitas nobis pecoribusque communis sit, tamen aliquid convenit
sensualitati in nobis quod non convenit sibi in brutis, scilicet esse
aliqualiter subjectam rationi, ratione cujus in sensualitate humana potest
esse peccatum, non autem in sensualitate brutali. |
Il faut donc
dire que: Solution 1 : bien que la
sensualité nous soit commune avec les animaux, pourtant quelque chose
convient à notre sensualité qui ne lui convient pas chez l'animal: être dans
une certaine mesure assujettie à la raison par laquelle un péché peut être
dans la sensualité humaine, mais pas dans la sensualité animale. |
[5642] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 2 Ad secundum dicendum, quod omne peccatum est in
voluntate, non sicut in subjecto, sed sicut in causa. Sed voluntatem esse
causam alicujus peccati contingit dupliciter: vel per se, ut quando actus
peccati ex imperio voluntatis procedit; vel quasi per accidens, quando non
impedit quod impedire potest: sicut dicitur aliquis facere id quod non
impedit, cum impedire possit: et hoc modo est causa primorum motuum. |
Solution 2: Tout péché est dans la volonté, non
comme en un sujet, mais comme en une cause. Mais il arrive de deux manières
que la volonté soit cause de quelque péché: par soi, comme quand l'acte du
péché procède du commandement de la volonté, ou quasiment par accident quand
elle n'empêche pas ce qu'elle peut empêcher, de même qu'on dit que quelqu'un
fait ce qu'il n'empêche pas, puisqu'il pourrait l'empêcher. Et de cette
manière, elle est cause des premiers mouvements. |
[5643] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 3 Ad tertium dicendum, quod
electio est principale in virtute, ut philosophus dicit; unde oportet omnem
actum virtutis ex electione procedere: propter quod etiam virtutis habitus
electivus dicitur in 2 Ethic., et ideo virtus non potest esse nisi in illis
actibus qui ex imperio voluntatis procedunt, quamvis etiam sint sensitivarum
partium: propter quod in irascibili et concupiscibili ponimus esse virtutem:
et similiter etiam est de eo quod perfectam rationem peccati habet, quod per
se virtuti opponitur: et ideo actus irascibilis et concupiscibilis potest
esse actus virtutis, vel peccati mortalis: sed sensualitas, ut supra dictum
est, nominat partem sensitivam secundum quod magis ad carnem depressa est,
prout non sequitur in operando imperium voluntatis, sed movetur proprio motu;
et ideo in ea non potest esse actus virtutis vel peccati mortalis, sed
quiddam incompletum in genere moris, quod est peccatum veniale. |
Solution 3: Le choix est principalement dans la
vertu, comme dit le Philosophe[102]. C'est
pourquoi il faut que tout acte de vertu procède du choix, raison pour
laquelle l'habitus de la vertu est aussi dit électif au deuxième livre de l'Ethique[103]. Donc la
vertu ne peut être qu'en ces actes qui procèdent du commandement de la
volonté, bien qu'ils appartiennent aussi aux parties sensitives. C'est
pourquoi nous posons que la vertu est dans l'irascible et le concupiscible.
Et de manière similaire aussi, elle porte sur ce qui a la raison parfaite du
péché, qui est opposé par soi à la vertu. Donc l'acte irascible et l'acte
concupiscible peuvent être des actes de vertu, ou de péché mortel. Mais la
sensualité, comme il est dit plus haut, nomme la partie sensitive dans la
mesure où elle est davantage abaissée vers la chair, en tant qu'elle ne suit
pas le commandement de la volonté en oeuvrant, mais se meut d'un mouvement
propre. Donc en elle ne peuvent pas être d'actes de vertu ni de péché mortel,
mais quelque chose d'incomplet dans le genre moral, qui est le péché véniel. |
[5644] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 4 Ad quartum dicendum, quod motus
isti quodam modo sunt in potestate nostra, et alio modo non sunt. Si enim quilibet eorum singillatim consideretur, sic
in potestate nostra sunt: quia quemlibet eorum praeveniendo impedire
possumus. Si autem omnes simul considerentur, sic in potestate nostra non
sunt: quia dum uni obviare nitimur, ex alia parte potest motus illicitus
surrepere: non enim potest esse simul intentio renitentis voluntatis contra
diversa in actu. |
Solution 4: Ces mouvements sont en notre pouvoir
selon un certain mode, et ils ne le sont pas selon un autre mode. En effet,
si n'importe lequel d'entre eux est considéré individuellement, ils sont
alors en notre pouvoir parce que nous pouvons empêcher n'importe lequel
d'entre eux en le prévenant. Mais considérés tous en même temps, ils ne sont
pas alors en notre pouvoir parce que tandis que nous nous efforçons de nous
opposer à l'un, un mouvement illicite peut surgir d'autre part. En effet,
l'intention de la volonté qui cherche à résister ne peut pas être présente en
même temps contre divers mouvements en acte. |
[5645] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 5 Ad quintum dicendum, quod
aliquis actus potest esse proprius sensualitatis simpliciter, qui non est
proprius sensualitatis secundum quod humana est: quoniam sensualitatis
humanae est ut ejus motus non sit contra rectitudinem rationis; unde sequitur
quod aliquis actus in brutis est laudabilis, qui in homine est vituperabilis. |
Solution 5: Un certain acte peut être propre à la
sensualité absolument, et ne pas être propre à la sensualité relativement au
fait qu'elle est humaine, parce qu'il appartient à la sensualité humaine que
son mouvement n'aille pas contre la rectitude de la raison. C'est pourquoi il
s'ensuit qu'un certain acte est digne de louanges chez l'animal, et
condamnable chez l'homme. |
[5646] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 2 ad 6 Ad sextum
dicendum, quod quamvis potentiae sensitivae, secundum quorumdam opinionem,
per suam essentiam non maneant post mortem, manent tamen in sua radice,
scilicet in essentia animae, a qua potentiae fluunt: et sic manet peccatum
sensualitatis in anima, secundum quod peccatum unius potentiae in totum
redundat. |
Solution 6: Bien que selon l'opinion de certains,
les puissances sensitives ne demeurent pas par leur essence après la mort,
elles restent cependant dans leur racine, à savoir dans l'essence de l'âme
dont les puissances découlent. Ainsi, le péché de la sensualité demeure dans
l'âme dans la mesure où le péché d'une seule puissance rejaillit sur le tout. |
Articulus 3 [5647] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 tit. Utrum in ratione possit esse peccatum [5648] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 1 Ad tertium sic proceditur. Videtur quod in ratione
non possit esse peccatum. Ratio enim potentiam cognitivam nominat. Sed peccatum
ad affectum pertinet. Ergo in ratione peccatum non est. |
Article 3 : Peut-il y avoir du péché dans
la raison[104] ?
Pour le troisième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble que
le péché ne puisse pas être dans la raison. En effet, la raison nomme une
puissance cognitive. Mais le péché a rapport à l'affect. Donc le péché n'est
pas dans la raison. |
[5649]
Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 2 Praeterea, in 3
de anima dicit philosophus, quod intellectus semper est rectus. Sed ubi est
rectitudo perpetua, ibi non potest esse peccati curvitas. Ergo in ratione,
quae ad intellectum pertinet, peccatum esse non potest. |
Objection 2: De plus, au troisième livre du Traité de l'Ame[105], le
Philosophe dit que l'intellect est toujours droit. Mais la courbure du péché
ne peut pas être là où est la rectitude perpétuelle. Donc le péché ne peut
pas être dans la raison qui a rapport à l'intellect. |
[5650]
Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 3 Praeterea,
Dionysius dicit, peccatum esse contra rationem. Si ergo in ratione esset
peccatum, in ratione aliquid contrarium rationi existeret, quod est
impossibile. Ergo et primum, scilicet in ratione peccatum esse. |
Objection 3: De plus, Denys[106] dit que le
péché est contre raison. Donc si le péché était dans la raison, quelque chose
de contraire à la raison existerait dans la raison, ce qui est impossible.
Donc avant tout, le péché ne peut assurément pas être dans la raison. |
[5651] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 4 Praeterea,
superior ratio habet hunc actum ut contemplandis aeternis inhaereat, sicut
supra dictum est. Sed ex hoc quod aliquis aeternis inhaeret, non peccat. Ergo
in ratione, ad minus superiori, non potest esse peccatum. |
Objection
4: De plus, l'acte de la raison supérieure est de s'attacher aux
réalités éternelles à contempler, comme il est dit plus haut. Mais du fait
que quelqu'un s'attache aux réalités éternelles, il ne pèche pas. Donc le
péché ne peut pas être au moins dans la raison supérieure. |
[5652] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 arg. 5 Praeterea, in
partibus animae invenitur aliqua perpetuae corruptionis, scilicet
sensualitas: invenitur etiam aliqua in qua potest esse et peccati curvitas et
virtutis rectitudo. Ergo ad perfectionem potentiarum animae oportet esse
aliquam quae sit perpetuae rectitudinis. Sed hoc nulli congruentius
adscribitur quam superiori rationi. Ergo in
ea non potest esse peccatum. |
Objection 5: De plus, dans les parties de l'âme se
trouve une certaine puissance de perpétuelle corruption, à savoir la
sensualité; se trouve aussi une certaine puissance où peuvent être la
courbure du péché et la rectitude de la vertu. Donc pour la perfection des
puissances de l'âme, il faut qu'il y ait une puissance dont la rectitude soit
perpétuelle. Mais ceci n'est attribuable à nulle puissance de façon plus
congruente qu'à la raison supérieure. Donc le péché ne peut pas être en elle. |
[5653] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 s. c. 1 Sed contra, eligere ad rationem pertinet. Sed contingit
esse electionem rectam et non rectam. Ergo videtur quod in ratione possit
esse peccatum. |
En sens
contraire: (1) choisir relève de la raison.
Mais il arrive que le choix soit droit, ou non. Donc il semble que le péché
puisse être dans la raison. |
[5654] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 s. c. 2 Praeterea, sicut
se habet ratio speculativa ad scibilia, ita se habet ratio practica ad
operabilia. Sed in scibilibus contingit esse peccatum in ratione speculativa
ex eo quod quis non recte ratiocinatur. Ergo videtur quod etiam in
operabilibus contingat esse in ratione peccatum, ex eo quod non recte
eligitur. |
(2) De plus, de
même que la raison spéculative se rapporte aux connaissables, ainsi la raison
pratique se rapporte aux opérables. Mais dans les connaissables, il arrive
que le péché soit dans la raison spéculative du fait que quelqu'un ne
raisonne pas de façon droite. Donc il semble que dans les opérables aussi il
arrive que le péché soit dans la raison, parce qu'elle ne choisit pas de
façon droite. |
[5655] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 co. Respondeo dicendum, quod
rationis peccatum potest dici dupliciter. Uno modo ex eo quod est ipsius
rationis secundum se: et sic dicimus esse in ratione peccatum, quando
judicando errat, sive sit in speculativis, sive in operativis; et hoc est
peccatum in cognitione, ex eo quod male syllogizatur. Alio modo dicitur esse
peccatum in ratione ex parte voluntatis, quae per judicium rationis
regulatur, ut tunc in ratione peccatum esse dicatur, quando sequitur perversa
electio. Sciendum
est igitur, quod quidam philosophi posuerunt quod secundo modo non contingit
esse in ratione peccatum nisi etiam primo modo ratio erret; dicentes, omne
peccatum ignorantiam esse, et scientem peccare non posse: quorum primus fuit
Socrates, ut in 7 Ethic. dicitur, hac ratione inductus, quod non videtur
conveniens ut nobilissimum, quod est scientia, ab ignobilibus passionibus
vincatur; unde si scientia esset in nobis, passiones viles non sequerentur: quod
quia ad sensum falsum apparet, ideo philosophus in eodem libro ostendit
quomodo contingat scientem peccare, distinguens scientiam in universali et
particulari; et similiter scientiam in habitu et actu; et in habitu
dupliciter: quia habitus aliquando ligatus est, ne in actionem exeat, ut in
ebriis patet; quandoque autem non est ligatus. Dicit
ergo quod contingit peccantem esse scientem in universali et in actu, in
particulari autem non contingit esse scientem in actu, sed in habitu tantum
ligato passione vel irae vel concupiscentiae, ne ratio in rectam electionem
prorumpat, sed motum passionis sequatur: et si etiam ore quis passioni
subditus ea quae secundum rectam rationem sunt proferat in particulari, non
tamen mente id tenet, sicut ebrius sapientum verba potest ore proferre quae
intellectu non capit; et ideo cum ratio in operandis quodammodo syllogizet,
invenitur judicium rationis in majori propositione quae universalis est: in
minori autem propositione, quae particularis est, admiscetur passio, quae
circa particulare viget; unde sequitur corruptio rationis in conclusione
electionis. Verbi
gratia, si dicatur: nulla fornicatio est committenda, in hoc judicium
rationis perfectum est. Item proponatur alia: omnis fornicatio est
delectabilis. Sub quibus duabus assumatur una particularis, haec scilicet:
accedere ad hanc mulierem est fornicatio. Si ratio sit fortis ut nec etiam in
particulari passione vincatur, inducet conclusionem negativam eligens
fornicationem non committere. Si autem passione vincatur, eliciet
conclusionem affirmativam, eligens in fornicatione delectari; et sic sumitur
hic esse peccatum in ratione; quando scilicet post rationis deliberationem,
eo quod ratio in particulari corrumpitur per passionem, sequitur prava
electio. Et si quidem deliberatio fiat per rationes divinas, dicetur esse
peccatum in superiori ratione, ut si procedat ex hoc quod omne prohibitum
lege Dei est vitandum. Si vero per rationes creatas, dicitur esse peccatum in
inferiori ratione; ut si procedat ex hoc quod omne id quod transcendit medium
virtutis, est vitandum, vel aliquid hujusmodi. |
Réponse: on
peut dire en deux sens qu'un péché est dans la raison: selon l'un, à partir
de ce qui relève de la raison même en tant que telle; et nous disons ainsi
que le péché est dans la raison quand la raison se trompe en jugeant, que ce
soit dans les spéculatifs ou dans les opératifs; et ceci est un péché dans la
connaissance, qui vient d'un syllogisme mal fait. Selon l'autre, le péché est
dit dans la raison quand il vient de la partie de la volonté réglée par le
jugement de la raison, de sorte que le péché est dit alors être dans la
raison quand un choix pervers suit. Il faut donc savoir que certains
philosophes ont posé qu'au second sens, il n'arrive pas que le péché soit
dans la raison, sauf si la raison se trompe selon le premier mode. Ils disent
que tout péché est ignorance[107], et que le
savant ne peut pas pécher; le premier de ces philosophes fut Socrate, comme
il est dit au livre sept de l'Ethique[108], conduit par
cette raison qu'il ne semble pas convenable que ce qu'il y a de plus noble,
la science, soit vaincu par d'ignobles passions; donc si la science était en
nous, de viles passions ne seraient pas suivies. Puisque
cela apparaît au sens [commun] comme faux, le Philosophe montre dans le même
livre comment il arrive au savant de pécher, distinguant le science de l'universel
et du particulier, et de même la science en habitus et en acte; et il
distingue la science en habitus de deux manières, puisque l'habitus est
parfois si bien lié qu'il ne ressort pas dans l'action, comme cela est clair
chez les ivrognes; mais parfois l'habitus n'est pas lié. Il
dit donc qu'il arrive qu'on pèche en étant savant dans l'universel en acte,
mais qu'il n'arrive pas qu'on pèche en étant savant dans le particulier en
acte, mais seulement en un habitus lié à la passion de colère ou de concupiscence,
de sorte que la raison ne s'élance pas vers le droit choix mais suit le
mouvement de la passion. Et même si celui qui est soumis à une passion
profère de sa bouche des propos conformes à la droite raison dans le
particulier, il ne les tient pas cependant dans son esprit, comme l'ivrogne
peut proférer de sa bouche des paroles de sages qu'il ne comprend pas dans
son intellect. Donc puisque la raison procède en quelque sorte par
syllogismes dans ses opérations, le jugement de la raison se trouve dans la
proposition majeure qui est universelle; mais dans la proposition mineure qui
est particulière, la passion, qui a de la force dans le particulier, se mêle.
C'est pourquoi la corruption de la raison suit dans la conclusion du choix. Par
exemple, si on dit: "aucune fornication ne doit être commise", le
jugement de la raison est parfait à ce sujet. Il en est de même dans cet
autre proposition: "toute fornication est délectable". On pose sous
ces deux propositions cette proposition particulière: "approcher cette
femme est de la fornication". Si la raison est forte au point de n'être
pas vaincue même par la passion particulière, elle conduira à une conclusion
négative en choisissant de ne pas commettre la fornication. Mais si elle est
vaincue par la passion, elle choisira la conclusion affirmative, choisissant
de se délecter dans la fornication; et ainsi est assumé par la raison le fait
que ce soit un péché, quand un choix dépravé suit la délibération de la
raison du fait que la raison est corrompue par une passion dans le
particulier. Et si bien sûr la délibération s'effectue par des raisons
divines, on dit que le péché est dans la raison supérieure comme s'il
procédait du fait que tout ce qui est interdit par la loi divine doit être
évité. Mais si la délibération s'effectue par des raisons créées, on dit que
le péché est dans la raison inférieure[109], comme s'il
procédait du fait que tout ce qui transcende le milieu de la vertu doit être
évité, ou quelque chose de ce genre. |
[5656] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod
ratio quamvis sit cognitiva potentia, tamen est directiva voluntatis; unde
non potest esse peccatum in voluntate nisi sit aliquo modo in ratione,
praecipue cum voluntas non sit nisi boni, vel apparentis boni; unde malam
voluntatem aliquo modo praecedit falsa aestimatio: sed peccatum contingit
esse in ratione dupliciter, ut dictum est. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: Bien que la
raison soit une puissance cognitive, elle dirige cependant la volonté. C'est
pourquoi le péché ne peut pas être dans la volonté s'il n'est pas d'une
certaine manière dans la raison, principalement parce que la volonté n'est
que volonté du bien, ou du bien apparent. C'est pourquoi une fausse
estimation précède d'une certaine manière la volonté mauvaise; mais il arrive
que le péché soit dans la raison de deux manières, comme il est dit. |
[5657] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 2 Ad secundum dicendum, quod
intellectus non est idem quod ratio. Ratio enim importat quemdam discursum
unius in aliud; intellectus autem importat subitam apprehensionem alicujus
rei; et ideo intellectus proprie est principiorum, quae statim cognitioni se
offerunt, ex quibus ratio conclusiones elicit, quae per inquisitionem
innotescunt; unde sicut in speculativis in intellectu principiorum non potest
esse error, sed in deductione conclusionum ex principiis, ita etiam in
operativis intellectus semper est rectus, sed ratio recta et non recta. |
Solution 2: L'intellect n'est pas la même chose
que la raison. En effet, la raison comporte une certaine discursivité de l'un
dans l'autre; mais l'intellect comporte l'appréhension soudaine d'une
certaine réalité. Donc l'intellect au sens strict est intellect des
principes, qui s'offrent aussitôt à la connaissance, dont la raison tire les
conclusions qui se font connaître par son enquête. C'est pourquoi de même que
dans les spéculatifs, une erreur ne peut pas être dans l'intellect des
principes mais dans la déduction des conclusions à partir des principes,
ainsi également dans les opératifs l'intellect est toujours droit, mais la
raison est droite ou non. |
[5658] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 3 ad 3 Ad tertium dicendum, quod corrupta ratio non est ratio,
sicut falsus syllogismus proprie non est syllogismus; et ideo regula humanorum
actuum non est ratio quaelibet, sed ratio recta: et ideo philosophus dicit
quod homo virtuosus est mensura aliorum. Unde ex hoc non sequitur quod in
ratione non sit peccatum, sed quod non sit in ratione recta. |
Solution 3: Une raison corrompue n'est pas une
raison, de même qu'un syllogisme faux n'est pas au sens strict un syllogisme.
Donc la règle des actes humains n'est pas n'importe quelle raison, mais la
raison droite. Donc le Philosophe[110] dit que
l'homme vertueux est la mesure des autres. C'est pourquoi il ne s'ensuit pas
que le péché n'est pas dans la raison, mais qu'il n'est pas dans la raison
droite. |
[5659] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 4 Ad quartum dicendum, quod, sicut supra dictum est,
ratio superior non tantum inhaeret aeternis conspiciendis per
contemplationem, sed etiam consulendis ad directionem operis. Contingit autem
quod deductio rationis quae est ex rationibus aeternis, corrumpatur per
passionem, sicut etiam illa quae est ex civilibus rationibus. Unde in utraque
peccatum esse potest. |
Solution 4: Comme il est dit plus haut, la raison
supérieure ne s'attache pas seulement aux réalités éternelles à désirer par
la contemplation, mais aussi à celles dont il faut délibérer pour diriger une
oeuvre. Or il arrive que la déduction de la raison d'après des raisons
éternelles soit corrompue par une passion, comme la déduction de la raison
d'après des raisons civiles. C'est pourquoi le péché peut être dans l'une et
l'autre. |
[5660] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 3 ad 5 Ad quintum dicendum, quod in
anima est aliquid quod est perpetuae rectitudinis, scilicet synderesis: quae
quidem non est ratio superior, sed se habet ad rationem superiorem sicut
intellectus principiorum ad ratiocinationem de conclusionibus. |
Solution 5: Dans l'âme, il y a quelque chose qui
est d'une rectitude perpétuelle: la syndérèse. Celle-ci n'est assurément pas
la raison supérieure, mais elle se rapporte à la raison supérieure comme
l'intellect des principes au raisonnement sur les conclusions. |
Articulus 4 [5661] Super Sent.,
lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 tit. Utrum in delectatione rationis inferioris possit esse peccatum mortale [5662] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 1 Ad quartum sic proceditur. Videtur, quod in
delectatione inferioris rationis non sit peccatum mortale. Non enim est
peccare mortaliter nisi ejus cujus est advertere rationem divini praecepti,
cum peccatum mortale determinetur ex eo quod est contra legem divinam. Sed
advertere praeceptum divinum, non est inferioris rationis sed superioris,
quae aeternas rationes consulit. Ergo peccatum mortale non potest esse in
ratione inferiori sed tantum in superiori. |
Article 4 : Peut-il y avoir péché mortel
dans la délectation de la raison inférieure[111] ?
Pour le quatrième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble que
le péché mortel ne soit pas dans la délectation de la raison inférieure. En
effet, on ne pèche mortellement que si la raison se détourne du précepte
divin, puisque le péché mortel est déterminé par ce qui est contre la loi
divine. Mais se détourner du commandement divin n'est pas le fait de la
raison inférieure, mais de la raison supérieure qui délibère des raisons
éternelles. Donc le péché mortel ne peut pas être dans la raison inférieure,
mais seulement dans la raison supérieure. |
[5663] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 2 Praeterea, ut
communiter dicitur, nulla circumstantia peccatum aggravat in infinitum: quia
quantitas quae ex accidente relinquitur non potest esse major quam
essentialis quantitas peccati. Sed delectatio rationis inferioris si non diu
teneatur, est peccatum veniale, ut in littera dicitur. Ergo etiam per hoc
quod diu tenetur non efficitur mortale peccatum. |
Objection 2: De plus, comme il est dit couramment,
aucune circonstance n'aggrave un péché à l'infini, parce que la quantité
laissée par accident ne peut pas être plus grande que la quantité essentielle
du péché. Mais si la délectation de la raison inférieure n'est pas longtemps
maintenue, elle est un péché véniel, comme il est dit dans le Lombard. Donc un péché [véniel], même
longtemps maintenu, ne devient pas mortel. |
[5664] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 3 Si dicatur,
quod non dicitur diuturna vel morosa a mora temporis, sed ex consensu
adveniente. Contra. Consensus in veniale non est nisi venialis. Sed
delectatio per se sumpta est veniale, ut dictum est. Ergo consensus in eam
non erit mortalis. |
Objection 3: En un sens, [la délectation] n'est
pas dite durable ni morose par la durée temporelle, mais à cause du
consentement qui advient[112]. En sens
contraire, il n'y a de consentement que véniel à ce qui est véniel. Mais la
délectation prise en elle-même est vénielle, comme il est dit. Donc consentir
à la délectation ne sera pas mortel. |
[5665] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 4 Praeterea, non
est mortale quod non est prohibitum lege divina. Sed consentire in hujusmodi
delectationes, dummodo in opus non consentiatur, non est prohibitum lege
divina. Ergo non est peccatum mortale. |
Objection 4: De plus, ce qui n'est pas interdit
par la loi divine n'est pas mortel. Mais consentir aux délectations de la
sorte, pourvu qu'on ne consente pas à l'oeuvre, n'est pas interdit par la loi
divine. Donc ce n'est pas un péché mortel. |
[5666] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 arg. 5 Praeterea,
majus est peccatum homicidii quam fornicationis. Sed si aliquis cogitet de
occisionibus multorum et in cogitatione delectetur, et in delectationem
consentiat, non videtur peccare mortaliter. Ergo videtur quod nec etiam si
consentiat in delectationem carnis, dummodo in actum non consentiat. |
Objection 5: De plus, le meurtre est un plus grand
péché que l’adultère. Mais si quelqu’un pense à de nombreux meurtres, s’en
délecte par la pensée, et consent à la délectation, il ne semble pas pécher
mortellement. Donc il semble que l’on ne consente pas non plus à la
délectation de la chair tant qu’on ne consent pas à l’acte. |
[5667] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 s. c. 1 Sed contra est
quod in littera dicitur in pluribus locis. |
Mais en sens
contraire, (1) il y a ce qui est dit dans le Lombard en plusieurs endroits. |
[5668]
Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 s. c. 2 Praeterea,
sicut vir poterat peccare mortaliter, ita et mulier in conjugio primorum
parentum. Sed inferior ratio mulieris
figuram exprimit. Ergo in ea mortale peccatum esse potest. Sed non secundum
subitam delectationem. Ergo secundum delectationem morosam. |
(2) De plus,
comme l'homme pouvait pécher mortellement, la femme[113] aussi dans le
couple de nos premiers parents. Mais la raison inférieure exprime la figure
de la femme. Donc le péché mortel peut être en elle, mais pas selon une
délectation soudaine, donc selon une délectation morose. |
[5669] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 co. Respondeo dicendum, quod, sicut supra dictum est,
delectatio rationis inferioris nihil aliud est quam complacentia voluntatis
in eo quod apprehenditur conveniens per inferiorem rationem. Haec autem
delectatio, ut in littera dicitur, si statim ut mentem attigerit, auctoritate
viri expellatur, veniale peccatum est: hoc enim contingit quando talis
complacentia sequitur subitam rationis apprehensionem. Si vero diu
teneatur, peccatum mortale est. Haec autem diuturnitas non est ex quantitate
temporis judicanda, sed magis ex deliberatione rationis. Si enim post
deliberationem rationis inferioris adhuc delectatio illa placeat, morosa
delectatio dicetur, et tunc erit in delectationem consensus, et tunc mortale
peccatum est, ut Magister dicit, et verba Augustini sonare videntur, quamvis
quidam in hoc Magistro contradicant, auctoritates Augustini exponentes. Sed
opinio Magistri valde probabilior est et securior, quod sic patet. Quaedam
enim operationes sunt quae ex suo genere peccata mortalia sunt, ut
fornicatio, furtum, et hujusmodi: quod autem aliquod horum peccatorum mortale
non sit, non potest esse nisi per accidens, inquantum scilicet ejus subjectum
peccati mortalis capax non est, ut quando est in sensualitate tantum. Philosophus
autem vult, quod idem judicium est de operatione et delectatione. Unde si
operatio est per se bona, et delectatio est per se bona, et e contrario. Quod
ergo delectatio consequens per operationem quae est per se peccatum mortale,
non sit mortalis, hoc non est nisi per accidens, scilicet ex defectu
subjecti; unde quandocumque mala delectatio vel operatio reducitur ad hoc in
quo potest esse perfecta ratio peccati vel virtutis, de necessitate incipit
esse peccatum mortale. Perfecta autem ratio virtutis vel peccati mortalis non
potest esse sine electione rationis consiliantis et deliberantis; et ideo
quidquid fornicationis ante hoc invenitur per accidens, peccatum mortale non
est; ubi autem ad hoc pervenitur, statim peccatum mortale esse incipit: unde
etiamsi usus exteriorum membrorum et delectatio eorum esset, sine voluntate
tali, peccatum non esset, sicut beata Lucia dixit: si invitam me violari feceris, castitas mihi duplicabitur ad coronam.
Sed consensus adveniens actui exteriori facit peccatum mortale. Similiter
appetitus sensualitatis, et delectatio consequens appetitum ante consensum
rationis deliberatae, peccatum mortale non est: sed post consensum rationis
deliberantis peccatum mortale incurritur. |
Réponse: Comme
il est dit plus haut, la délectation de la raison inférieure n'est rien
d'autre que la complaisance de la volonté dans ce qui est appréhendé par la
raison inférieure comme convenable. Or comme il est dit dans le Lombard, si dès que cette délectation
a atteint l'esprit elle est repoussée par l'autorité de la force, elle est un
péché véniel: en effet, celui-ci arrive quand une telle complaisance suit une
appréhension soudaine de la raison. Mais si elle est longtemps maintenue,
elle est un péché mortel. Or cette durée ne doit pas être jugée d'après la
quantité de temps, mais plutôt d'après la délibération de la raison. En
effet, si après délibération de la raison inférieure cette délectation plaît
encore, elle est dite délectation morose, et alors il sera consenti à la
délectation, et alors c'est un péché mortel, comme dit Le Maître. Les paroles d'Augustin semblent retentir bien que
certaines autorités exposées par Augustin disent le contraire dans ce livre Le Maître. Mais
l'opinion du Maître est beaucoup plus probable et plus sûre, ce qui est clair
d'après ce qui suit. En effet, certaines opérations sont des péchés mortels
par leur genre, comme la fornication, le vol, et autres de la sorte. Or que
l'un de ces péchés ne soit pas mortel, cela ne peut se produire
qu'accidentellement, dans la mesure où leur sujet n'est pas capable de péché
mortel, comme quand il est dans la sensualité seulement. Mais
le Philosophe[114] veut que le
même jugement porte sur l'opération et la délectation. C'est pourquoi si
l'opération est essentiellement bonne, la délectation est essentiellement
bonne, et réciproquement. Donc que la délectation consécutive à[115] une opération
qui est essentiellement un péché mortel ne soit pas mortelle, ceci n'arrive
qu'accidentellement, assurément par un défaut du sujet; c'est pourquoi chaque
fois qu'une mauvaise délectation ou opération est rapportée à ce en quoi peut
être la raison parfaite du péché ou de la vertu, nécessairement le péché
commence à être mortel. Or la raison parfaite de la vertu ou du péché mortel
ne peut pas être sans choix de la raison qui enquête et délibère; donc tout
ce qu'il y a de fornication avant cela se trouve par accident, et n'est pas
un péché mortel; mais quand on est parvenu à ce choix, aussitôt le péché
commence à être mortel. C'est pourquoi même si se produisaient un usage des
membres extérieurs et leur délectation, sans une telle volonté, il n'y aurait
pas péché, comme a dit la bienheureuse Lucie: si tu me fais violence malgré moi, la chasteté redoublera pour moi en
couronne. Mais le consentement donné à l'acte extérieur fait le péché
mortel. De même, l'appétit de la sensualité et la délectation consécutive à
l'appétit ne sont pas un péché mortel avant le consentement de la raison qui
a délibéré; mais après le consentement de la raison qui délibère, on court le
risque de commettre un péché mortel. |
[5670] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod
sicut ratio inferior regit vires sensibiles, ita ratio superior regit
inferiorem; unde sicut in viribus sensibilibus est virtus et vitium ex hoc
quod participant regimen rationis, ita etiam in inferiori ratione potest esse
peccatum mortale ex hoc quod regitur a ratione superiori, cujus est advertere
divina praecepta. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: Comme la
raison inférieure dirige les forces sensibles, ainsi la raison supérieure
dirige la raison inférieure. C'est pourquoi comme la vertu et le vice sont
dans les forces sensibles du fait qu'elles participent de la direction de la
raison, ainsi également le péché mortel peut être dans la raison inférieure,
du fait qu'elle est dirigée par la raison supérieure à qui il appartient de
se détourner des commandements divins. |
[5671] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 2 Ad secundum dicendum, quod sicut
dictum est, non dicitur diuturna delectatio propter moram temporis, sed ex
consensu rationis deliberatae. |
Solution 2: Comme il est dit, la délectation
n'est pas dite durable à cause du délai temporel, mais d'après le
consentement de la raison délibérée. |
[5672] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 3 Ad tertium dicendum, quod
consensus in veniale quod est veniale ex genere, ut verbum otiosum, non est
mortalis, sed consensus in illud veniale, quod est veniale per accidens bene
potest esse mortalis: quia per talem consensum removetur illud accidens quod
rationem peccati mortalis auferebat, scilicet delectationem rationis non
attingere. |
Solution 3: Consentir à ce qui est véniel par
genre, comme une parole oiseuse, n'est pas mortel; mais consentir à ce qui
est véniel par accident peut bien être mortel, parce que par un tel
consentement est écarté cet accident qui enlevait la raison du péché mortel:
ne pas atteindre la délectation de la raison. |
[5673] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 4 Ad quartum dicendum, quod etiam
interior delectatio divino praecepto prohibetur, ut per hoc quod dicitur: non concupisces rem proximi tui. Si
tamen nullum tale praeceptum esset, adhuc ratio non sequitur: quia ex hoc
ipso quod aliqua operatio prohibetur, designatur esse per se mala in
quocumque sit tam ipsa quam delectatio ejus, nisi per accidens prohibeatur. |
Solution 4: La délectation intérieure est
interdite aussi par le précepte divin, comme par ce qui est dit: tu ne convoiteras pas le bien de ton
prochain.[116] Même s'il n'y
avait pas un tel commandement, la raison ne suit pas jusque-là, car du fait
même qu'une certaine opération est interdite, elle est désignée comme étant
essentiellement mauvaise dans tout ce qui est tant elle-même que sa
délectation, à moins qu'elle ne soit interdite par accident. |
[5674] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 4 ad 5 Ad quintum dicendum, quod
secundum diversitatem operationum est diversitas delectationum; unde alterius
naturae est delectatio quae sequitur operationem appetitivae virtutis et
delectatio quae sequitur operationem cogitativae. Sicut enim cogitatio de
homicidio vel luxuria, sine appetitu aliquo, non reducitur, nisi inordinata
sit, ad genus luxuriae vel homicidii, sed ad aliud genus quod est curiositas
vel vanitas; ita etiam delectatio consequens talem cogitationem non pertinet
ad genus homicidii vel fornicationis; unde consensus in talem delectationem
non est peccatum mortale, sed veniale: quia enim vanitas cogitationis non est
mortalis ex genere, etiam delectatio consequens appetitum homicidii vel
fornicationis, reducitur ad idem peccati genus sicut et appetitus ipse. Unde
sicut in fornicatione si aliquis consentiat in delectationem quae appetitum
concupiscibilis respectu fornicationis sequitur, erit peccatum mortale; ita
etiam, et multo amplius, si consentiat in delectationem quae appetitum
irascibilis respectu homicidii sequitur, erit peccatum mortale. |
Solution 5: La diversité des délectations est
conforme à la diversité des opérations. C'est pourquoi la délectation qui
suit l'opération de la vertu appétitive est d'une autre nature que celle qui
suit l'opération de la vertu cognitive. En effet, comme la pensée du homicide
ou de la luxure, sans un certain appétit, n'est pas rapportée au genre de la
luxure ou du meurtre sauf si elle est désordonnée, mais à un autre genre qui
est la curiosité ou la vanité; de même également la délectation consécutive à
une telle pensée ne relève pas du genre du meurtre ou de la fornication. C'est
pourquoi consentir à une telle délectation n'est pas un péché mortel, mais
véniel, parce qu'en effet, la vanité de la pensée n'est pas mortelle par
genre, aussi la délectation consécutive à un appétit de meurtre ou de
fornication est rapportée au même genre de péché que l'appétit même. C'est
pourquoi comme dans la fornication, si quelqu'un consent à la délectation qui
suit l'appétit concupiscible eu égard à la fornication, ce sera un péché
mortel; ainsi également, et de bien plus grande ampleur, s'il consent à la
délectation qui suit l'appétit irascible eu égard au meurtre, ce sera un
péché mortel. |
Articulus 5 [5675] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 tit. Utrum in ratione superiori
possit esse peccatum veniale [5676] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 1 Ad quintum sic proceditur. Videtur, quod in superiori parte
rationis non possit esse peccatum veniale. Peccatum enim superioris rationis
non est nisi per hoc quod deflectitur a rationibus aeternis. Sed ab eis
deflecti non contingit nisi per peccatum mortale. Ergo in ratione superiori
non erit peccatum nisi mortale. |
Article 5 : peut-il y avoir du péché
véniel dans la raison supérieure[117] ?
Pour le cinquième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble
qu'un péché véniel ne puisse pas être dans la partie supérieure de la raison.
En effet, le péché n'est pas dans la raison supérieure, sauf si elle se
détourne des raisons éternelles. Mais se détourner d'elles n'arrive que par
un péché mortel. Donc un péché ne peut être dans la raison supérieure que
s'il est mortel. |
[5677] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 5 arg. 2 Praeterea, contemptus peccatum mortale facit. Sed non
potest esse quod aliquis post deliberationem in actum peccati consentiat sine
contemptu. Ergo cum superior ratio sine deliberatione non peccet, videtur
quod in ipsa nunquam sit nisi mortale peccatum. |
Objection 2: De plus, le mépris fait le péché
mortel. Mais nul ne peut consentir à l'acte du péché après délibération sans
mépris. Donc puisque la raison supérieure pèche avec délibération, il semble
qu'il n'y ait jamais de péché en elle, sauf mortel. |
[5678] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 3 Praeterea,
consensus in actum peccati mortalis, semper est mortale peccatum. Sed motus
superioris partis rationis dicitur esse consensus in actum. Ergo ad minus in
genere mortalis peccati superior ratio nunquam venialiter peccat. |
Objection 3: De plus, le consentement à l'acte
d'un péché mortel est toujours un péché mortel. Mais le mouvement de la
partie supérieure de la raison est dit être le consentement à l'acte. Donc au
moins dans le genre du péché mortel, la raison supérieure ne pèche jamais de
façon vénielle. |
[5679] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 4 Praeterea, in
partibus animae invenitur aliquid in quo non potest esse nisi veniale
peccatum, scilicet sensualitas: invenitur etiam aliquid in quo potest esse et
veniale et mortale, scilicet inferior ratio. Ergo ad completionem partium
animae oportet esse aliud in quo non possit esse nisi peccatum mortale. Hoc
autem non est synderesis: quia in ipsa non est peccatum. Ergo relinquitur
quod ipsa sit superior ratio |
Objection 4: De plus, dans les parties de l'âme,
on trouve quelque chose où le péché ne peut être que véniel, à savoir la
sensualité; on trouve aussi quelque chose où il peut être véniel et mortel, à
savoir la raison inférieure. Donc pour la complémentarité des parties de
l'âme, il faut qu'il y ait autre chose où le péché ne puisse être que mortel.
Or ce n'est pas la syndérèse, parce que le péché n'est pas en elle-même. Donc
reste que ce soit la raison supérieure elle-même. |
[5680] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 arg. 5 Praeterea,
peccatum veniale ex corruptione carnis oritur, quia, sicut supra probatum
est, Adam in primo statu venialiter peccare non poterat. Sed superior ratio
est in summo remotionis a carne. Ergo in ipsa peccatum veniale esse non
potest. |
Objection 5: De plus, le péché véniel naît de la
corruption de la chair, parce que, comme il a été prouvé plus haut, Adam ne
pouvait pas pécher véniellement dans l'état originel. Mais la raison
supérieure est le plus éloigné possible de la chair. Donc le péché véniel ne
peut pas être en elle-même. |
[5681] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 s. c. 1 Sed contra,
consensus in actum venialis peccati non est gravior quam ipse actus. Sed
quidam actus sunt venialia peccata, ut loqui otiosa, et hujusmodi. Ergo
consensus in hujusmodi est etiam veniale. Sed consensus in actum pertinet ad
superiorem rationem. Ergo in ipsa potest esse peccatum veniale. |
En sens
contraire: (1) le consentement à l'acte du
péché véniel n'est pas plus grave que l'acte même. Mais certains actes sont
des péchés véniels, comme dire des paroles oiseuses, et autres de la sorte.
Donc le consentement aux actes de la sorte est aussi véniel. Mais le
consentement à l'acte relève la raison supérieure. Donc le péché véniel peut
être en elle-même. |
[5682] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 s. c. 2 Praeterea,
sicut aliorum peccatorum contingit esse aliquos motus subitaneos ex
surreptione, ita etiam et infidelitatis. Sed non est dicendum, tales motus
esse peccata mortalia. Cum ergo non sint motus nisi superioris partis
rationis, cujus est divina conspicere, videtur quod in ipsa veniale peccatum
esse possit. |
(2) De plus, de
même qu'il arrive que des mouvements subits par tromperie relèvent d'autres
péchés, de même également il arrive qu'ils relèvent de l'infidélité. Mais il
ne faut pas dire que de tels mouvements soient des péchés mortels. Donc
puisque ces mouvements n'appartiennent qu'à la partie supérieure de la
raison, dont relève le fait de regarder les réalités divines, il semble que
le péché véniel puisse être en elle-même. |
[5683] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 co. Respondeo dicendum, quod aliquem motum esse veniale
peccatum, contingit ex duobus: aut ex ipso genere actus, quod veniale est,
sicut verba otiosa; aut ex parte ejus cujus est motus, inquantum videlicet
motus ille electionem praecedit, in qua principalitas virtutis et vitii
consistit. Sciendum est igitur, quod unaquaeque
potentia quam aliquo modo possibile est elevari ad illud quod est supra se,
potest habere aliquem subitum motum in id quod sibi secundum se convenit, et
alium motum habere potest in id quod sibi convenit ratione ejus quod est
elevata in aliquid superius; sicut in appetitu sensibili patet: nam ipse
subitum motum habet in id quod est conveniens secundum sensum; inquantum
autem est regulatus ratione, et perfectus habitu virtutis, habet motum post
deliberationem in id quod est secundum rationem conveniens. Sicut autem
appetitus sensibilis elevatur per regimen rationis in id quod est supra se;
ita etiam ratio superior elevatur per lumen fidei in id quod est supra
naturalem suam cognitionem: et ideo subitus motus apprehensionis superioris
rationis est secundum naturalem suam cognitionem: qui si in aliquo fidei
obviet, erit motus infidelitatis ex surreptione; et ita propter defectum
deliberationis erit veniale peccatum. Secundum hoc ergo distinguendum est: quia
aut motus superioris rationis est in id quod est veniale ex genere, et sic
etiam motus ejus venialis erit: aut est in id quod est mortale ex genere: et
hoc contingit dupliciter: quia vel illud est proprium objectum ejus; et sic
habet circa illud duos motus: unum subitum, qui praecedit deliberationem; et
hoc erit veniale peccatum; alium deliberatum, et hoc erit mortale, ut in
motibus infidelitatis patet: aut est objectum inferioris potentiae, sicut
sensualitatis, ut patet in delectabilibus secundum carnem; et sic superior
ratio non habet motum in illud, nisi consultationis, quasi ministrans medium,
quo de illa re syllogizari potest; et ita circa illud non habet motum nisi
deliberatum: et
ideo in talibus motus superioris rationis semper est mortale peccatum; aliis
autem duobus modis in ea contingit veniale peccatum esse. |
Réponse: il
arrive de deux manières qu'un certain mouvement soit un péché véniel: soit
par le genre même de l'acte qui est véniel, comme des paroles oiseuses; soit
par la partie dont relève le mouvement, dans la mesure où bien sûr ce
mouvement précède le choix dans lequel consistent principalement la vertu et
le vice. Il faut donc savoir que chaque
puissance qui peut s'élever d'une certaine manière à ce qui est au-dessus
d'elle peut avoir un certain mouvement subit vers ce qui lui convient en tant
que tel, et peut avoir un autre mouvement vers ce qui lui convient pour la
raison qu'elle s'élève vers quelque chose de supérieur, comme cela est clair
pour l'appétit sensible: car lui-même a un mouvement subit vers ce qui
convient selon le sens; mais dans la mesure où il est réglé par la raison et
parfait par l'habitus de la vertu, après délibération il a un mouvement vers
ce qui convient selon la raison. Or comme l'appétit sensible s'élève par la
direction de la raison vers ce qui est au-dessus de lui, de même également la
raison supérieure s'élève par la lumière de la foi[118] vers ce qui
est au-dessus de sa connaissance naturelle. Donc le mouvement subit de
l'appréhension par la raison supérieure est relatif à sa connaissance
naturelle; s'il fait obstacle en quelque chose à la foi, il sera un mouvement
d'infidélité par tromperie; et ainsi à cause de l'absence de délibération, il
sera un péché véniel. Donc
il faut distinguer conformément à cela, parce qu'ou bien le mouvement de la
raison supérieure vise ce qui est véniel par genre, et ainsi son mouvement
sera aussi véniel; ou bien il vise ce qui est mortel par genre, et cela
arrive de deux manières. Soit il le vise parce que c'est son objet propre, et
ainsi il a deux mouvements à son sujet: l'un subit, qui précède la
délibération, et ce sera un péché véniel; l'autre délibéré, et ce sera un
péché mortel, comme cela est clair pour les mouvements de l'infidélité. Soit
il vise l'objet d'une puissance inférieure, comme la sensualité, ce qui est
clair pour les délectables selon la chair; et ainsi la raison supérieure n'a
pas de mouvement vers celui-ci, si ce n'est de délibération, comme si elle
servait de moyen par lequel il est possible de faire des syllogismes sur
cette réalité; et ainsi elle n'a de mouvement que délibéré à ce sujet. Donc
dans de tels mouvements de la raison supérieure, le péché est toujours
mortel; mais des deux autres manières en elle, il arrive que le péché soit
véniel. |
[5684] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 5 ad 1 Ad primum ergo dicendum, quod peccatum superioris rationis
est per hoc quod deflectitur aliquo modo a rationibus aeternis; sed hoc
contingit dupliciter; vel simpliciter, sicut in mortali peccato, per quod
deflectitur quis a lege Dei actu et habitu, non tantum faciens praeter eam,
sed contra eam; vel secundum quid, sicut in veniali peccato, quo quis
relinquit legem Dei actu sed non habitu, non contra eam, sed praeter eam
faciens. |
Il faut donc
dire que: Solution 1: Le péché de
la raison supérieure est ce par quoi elle se détourne d'une certaine manière
des raisons éternelles. Mais cela arrive de deux manières: soit absolument,
comme dans le péché mortel par lequel quelqu'un se détourne en acte et en
habitus de la loi de Dieu, non seulement en passant outre, mais en agissant
contre elle; soit relativement, comme dans le péché véniel par lequel
quelqu'un quitte la loi de Dieu en acte, mais pas en habitus, n'agissant pas
contre elle, mais passant outre. |
[5685] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 2 Ad secundum dicendum, quod
deliberatus consensus in veniale non semper procedit ex tali contemptu, ut
mortale peccatum faciat. Quando enim hoc modo in veniale consentitur ut si
esset contra legem Dei, nullo modo fieret; manet intra limites venialis
peccati, etiamsi advertatur esse veniale peccatum. Si autem hoc modo in ipsum
consentiatur ut etiam si prohibitum esset praecepto, nihilominus fieret;
talis consensus in veniale, ex genere etiam mortalis esset. |
Solution 2: Le consentement délibéré à ce qui est
véniel ne procède pas toujours d'un tel mépris qui fait que le péché est
mortel. En effet, quand on consent à ce qui est véniel de telle sorte que
s'il était contraire à la loi de Dieu, on ne le ferait en aucune manière, on
demeure dans les limites du péché véniel, même si le péché véniel est
détourné. Mais si on consent à cela même de telle sorte que si c'était
interdit par un précepte divin, on ne le ferait pas moins, un tel
consentement à ce qui est véniel serait mortel aussi par genre. |
[5686] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 3 Ad tertium dicendum, quod in
illud mortale quod pertinet ad objectum inferioris potentiae, non habet
superior ratio alium motum nisi consensum deliberatum, eo quod ad ipsam non
pertinet secundum se considerare convenientia corpori, sed solum consiliari
de his: et ideo in talibus non peccat nisi mortaliter. Secus autem est in
illis mortalibus quae circa proprium objectum committuntur, ut supra dictum
est. |
Solution 3: La raison supérieure n'a pas d'autre
mouvement qu'un consentement délibéré vers ce qui est mortel et relève de
l'objet d'une puissance inférieure, parce que considérer les convenables pour
le corps ne relève pas d'elle en tant que telle, mais seulement délibérer à
leur sujet. Donc elle ne pèche pas dans de telles choses, sauf mortellement.
Mais il en va autrement pour les péchés mortels qui sont commis au sujet de
son objet propre, comme il est dit plus haut. |
[5687] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 4 Ad quartum dicendum, quod hoc
quod sensualitas non peccat nisi venialiter, est ex imperfectione ejus; sed
peccatum veniale non tantum causatur ex imperfectione agentis, sed etiam ex
ipso genere actus; et ideo non oportet, quantumcumque potentia sit perfecta,
quod motus ejus non possit esse venialis: sequeretur autem, si tantum ex
imperfectione agentis veniale causaretur: sic enim per oppositum imperfecto
perfectissimum responderet. |
Solution 4: Le fait que la sensualité ne pèche
que véniellement tient à son imperfection; mais un péché véniel n'est pas
seulement causé par l'imperfection de l'agent, mais aussi par le genre même
de l'acte. Donc il ne faut pas, chaque fois qu'une puissance est parfaite,
que son mouvement ne puisse pas être véniel; mais cela s'ensuivrait si le
péché véniel était causé seulement par l'imperfection de l'agent: ainsi en
effet, le plus parfait répondrait par l'opposé à l'imparfait. |
[5688] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 5 ad 5 Ad quintum dicendum, quod
veniale peccatum non est ex corruptione carnis sicut ex causa proxima, sed
sicut ex causa prima: quia per hoc quod caro corrupta traducitur, omnes
animae potentiae quodammodo corrumpuntur, et ita corruptio redundat in ipsam
rationem superiorem, quamvis a carne sit remotissima. |
Solution 5: Un péché véniel ne vient pas de la
corruption de la chair comme d'une cause très proche, mais comme d'une cause
première, parce que du fait que la chair est livrée à la corruption, toutes
les puissances de l'âme sont corrompues d'une certaine manière, et ainsi la
corruption redouble dans la raison supérieure même, bien qu'elle soit le plus
éloignée de la chair. |
Articulus 6 [5689] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 tit. Utrum peccatum veniale possit
fieri mortale [5690] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 1 Ad sextum sic proceditur. Videtur quod veniale possit fieri
mortale. Ita enim dicit Augustinus super 1 Can. Joan., de venialibus loquens: ista
levia noli negligere. Si contemnis quando ponderas, expavesce quando numeras;
levia multa facient unum grande: multae guttae implent fluvium, multa grana
faciunt massam. Sed grande non dicitur nisi peccatum mortale. Ergo ex multis
venialibus fit unum mortale. |
Article 6 : Un péché véniel peut-il
devenir mortel[119] ?
Pour le sixième article, il procède
ainsi. Objection 1: Il semble
qu'un [péché] véniel puisse devenir mortel. En effet, Augustin dit ainsi au
premier livre du Commentaire de la
première Epître de Jean[120], parlant des
péchés véniels: ne néglige pas ces
légers péchés. Si tu les méprises quand tu les mesures, crains-les quand tu
les comptes: les nombreux péchés légers en font un seul grand; les nombreuses
gouttes remplissent le fleuve, les nombreux grains font un tas. Mais
"grand" ne se dit que du péché mortel. Donc des multiples péchés
véniels naît un péché mortel. |
[5691] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 2 Item,
Augustinus in Lib. de decem chordis: nolite
contemnere venialia, quia minima sunt; sed timete, quia plura sunt: plerumque
enim bestiae minutae multae necant. Si projiciatur quisque in locum pulicibus
plenum, numquid non moritur ibi? Et minutissima sunt grana arenae; sed si
arena amplius in navim mittatur, mergit illam, ut pereat. Quam minutae sunt
guttae pluviae; nonne pluviae implent flumina, et domos dejiciunt?
Timenda est ergo ruina multitudinis, etsi non magnitudinis. |
Objection 2: De même, Augustin dit dans le livre
sur Les dix du choeur[121]: ne méprise pas les péchés véniels qui sont
très petits, mais crains-les parce qu'ils sont nombreux. En effet, beaucoup
de nombreuses bêtes minuscules sont mortelles. Si quelqu'un est projeté en un
lieu rempli de puces, est-ce qu'il ne mourra pas là? Et minuscules sont les
grains de sable; mais si le sable est envoyé en grande quantité dans le
bateau, il coule celui-ci, de sorte que le bateau sombre. Que les gouttes de
pluie sont petites; les pluies n'emplissent-elles pas les fleuves, et ne
jettent-elles pas à bas les maisons? Il faut donc craindre la ruine de la
multitude, même si elle est dépourvue de grandeur. |
[5692] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 3 Praeterea, omne
finitum omni finito proportionabile est. Sed complacentia qua aliquis in
peccato mortali ad bonum commutabile convertitur, finita est. Ergo
proportionalis est complacentiae qua aliquis in peccato veniali convertitur
ad commutabile bonum. Ergo multiplicatum veniale, unum mortale facit. |
Objection 3: De plus, tout bien fini est
proportionnel à tout bien fini. Mais la complaisance avec laquelle dans le
péché mortel quelqu'un est tourné vers un bien changeant est finie. Donc elle
est proportionnée à la complaisance avec laquelle quelqu'un dans le péché
véniel est tourné vers un bien changeant. Donc si le péché véniel se
multiplie, il fait un péché mortel. |
[5693] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 6 arg. 4 Praeterea, delectatio ante deliberationem rationis est
veniale peccatum. Sed post consensum deliberatum efficitur mortalis. Ergo
veniale peccatum potest fieri mortale. |
Objection 4: De plus, la délectation avant
délibération de la raison est un péché véniel. Mais après le consentement
délibéré, elle devient mortel. Donc le péché véniel peut devenir mortel. |
[5694] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 5 Praeterea, ut
in 5 Physic. dicitur, motus est unus, qui est continuus. Sed contingit
aliquem motum inordinatum continuum, in prima parte sui non in contemptum Dei
fieri, et sic est venialis; et postmodum in contemptum Dei, et sic erit
mortalis. Ergo illud quod prius fuit veniale, potest fieri mortale. |
Objection 5: De plus, dans le cinquième livre de
la Physique[122] est dit que
le mouvement qui est continu est un. Mais il arrive qu'un certain mouvement
désordonné soit continu, qui ne méprise pas Dieu dans sa première partie, et
ainsi il est véniel; et qui ensuite méprise Dieu, et ainsi il sera mortel.
Donc ce qui a été véniel peut devenir mortel. |
[5695] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 6 Praeterea,
dispositio fit habitus, ut in praedicamentis philosophus dicit. Sed veniale
est dispositio ad mortale. Ergo veniale potest fieri mortale. |
Objection 6: De plus, la disposition devient
habitus, comme dit le Philosophe dans les Catégories[123]. Mais le
péché véniel est disposition au péché mortel. Donc un péché véniel peut
devenir mortel. |
[5696] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 7 Praeterea,
eadem est distantia mortalis ad veniale, et venialis ad mortale. Sed mortale
per confessionem fit veniale, ut Ambrosius dicit. Ergo et veniale potest
fieri aliquo modo mortale. |
Objection 7: De plus, la distance entre péché
mortel et péché véniel est la même qu'entre péché véniel et péché mortel.
Mais par la confession le péché mortel devient véniel, comme dit Ambroise[124]. Donc le
péché véniel peut devenir d'une certaine manière mortel. |
[5697] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 arg. 8 Ad hoc etiam
est quod in littera dicitur, quod quaedam non damnant nisi saepius fiant, vel
facienda decernantur, ut de otioso verbo, et hujusmodi. Sed damnatio non est
nisi per peccatum mortale. Ergo si verbum otiosum saepius iteretur, erit
peccatum mortale. |
Objection 8: A cela s'ajoute aussi que dans le Lombard est dit que certains péchés ne
condamnent pas, à moins d'être faits très souvent, ou qu'on décide de les
faire, comme c'est le cas au sujet d'une parole oiseuse, ou autres de ce
genre. Mais il n'y a de damnation que par péché mortel. Donc si la parole
oiseuse est réitérée très souvent, elle sera un péché mortel. |
[5698] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 s. c. 1 Sed contra,
eorum quae in infinitum distant, unum non potest in aliud transmutari. Sed
mortale et veniale in infinitum distant; quod eorum poena ostendit, quia
veniali debetur poena temporalis, et mortali aeterna. Ergo veniale non potest
fieri mortale. |
En sens
contraire: (1) il ne peut pas arriver que,
deux réalités étant séparées par une distance infinie, l'une se transforme en
l'autre. Mais péché mortel et péché véniel sont à une distance infinie l'un
de l'autre, ce que montre leur châtiment, puisqu'au péché véniel est dû un châtiment
temporel, et au mortel un éternel. Donc un péché véniel ne peut pas devenir
mortel. |
[5699] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 s. c. 2 Praeterea,
iteratio actus non diversificat speciem. Sed veniale et mortale diversa
genera peccatorum sunt. Ergo per hoc quod veniale multiplicatur, non fiet
mortale. |
(2) De plus, la
réitération d'un acte ne diversifie pas sa forme. Mais péché véniel et péché
mortel sont des genres différents de péchés. Donc un péché véniel ne
deviendra pas mortel du fait qu'il est multiplié. |
[5700] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 co. Respondeo
dicendum, quod cum quaeritur, an veniale possit fieri mortale, tripliciter
potest intelligi. Aut ita quod unus et idem numero actus quandoque sit
veniale, et postmodum fiat mortale; et hoc esse non potest, quia unus actus
non est nisi semel: ex quo enim semel transit, iterum resumi non potest idem
numero; et ideo si semel fuit veniale, nunquam erit mortale. Vel
ita quod aliquis actus qui ex genere suo venialis est, aliquo modo mortalis
fiat; et hoc possibile est, si tantum placeat, ut finis in eo constituatur:
cum enim impossibile sit esse duos fines ultimos, quandocumque ponitur
aliquod bonum commutabile finis ultimus vitae, oportet quod Deus non pro fine
habeatur; et cum finis semper maxime sit dilectus, oportet quod illud in quo
finis constituitur, supra Deum diligatur; quod constat peccatum mortale esse.
Hujusmodi autem complacentiae expressissimum signum est, quando aliquis
alicui rei etiam non prohibitae tantum adhaeret ut consentiat, si etiam esset
prohibita, illam se non relicturum; ut praecipue patet in quibusdam ebriosis,
qui totam vitam suam in vino posuerunt, et histrionibus, qui verba otiosa
sectantur. Alio
modo potest intelligi ut multa venialia pertingant ad quantitatem peccati
mortalis; et hoc quidem per se loquendo est impossibile: quia reatus et
macula mortalis peccati in infinitum distat ab ea quae est venialis, cum
peccatum mortale privet infinitum bonum, quod est bonum increatum; per
veniale autem peccatum tollatur aliquod causatum, ut fervor caritatis.
Distantia autem privationum mensuratur ex his quae privantur. Uni etiam eorum
debetur poena aeterna, et alteri temporalis. Sed per accidens possibile est:
cum enim veniale sit dispositio ad mortale, ex hoc quod aliquis frequenter
venialiter peccat, fit in eo etiam pronitas ad peccandum mortaliter: quanto
enim magis consuescit in aliquo opere, tanto magis sibi placet illud: quia
signum habitus est delectatio operis, ut in 2 Ethic. dicitur. Hoc tamen non
de necessitate contingit: quantumcumque enim excrescat pronitas ad peccandum
per iterationem venialium, semper tamen manet libertas in voluntate, ne in
peccatum mortale delabatur. |
Réponse: quand
on examine si un péché véniel peut devenir mortel, on peut l'entendre en trois
sens. Ou bien ainsi: un seul acte identique en nombre est une fois véniel,
puis devient ensuite un péché mortel; et cela ne peut pas arriver, parce
qu'un seul acte n'est qu'une fois; en effet, puisqu'il est passé une fois il
ne peut pas être renouvelé une deuxième fois en étant identique en nombre;
donc s'il a été une fois véniel, il ne sera jamais mortel. Ou
bien ainsi: un certain acte, qui est véniel d'après son genre, devient mortel
d'une certaine manière; et ceci est possible pourvu seulement qu'il plaise,
de sorte qu'une fin est constituée en lui. En effet, comme il est impossible
qu'il y ait deux fins ultimes, chaque fois qu'un certain bien échangeable est
posé comme fin ultime de la vie, il faut que Dieu ne soit pas tenu pour fin.
Et comme la fin est toujours ce qui est le plus aimé, il faut que ce en quoi
une fin est constituée soit aimé plus que Dieu, ce qui est établi être le
péché mortel. Or le signe le plus frappant d'une complaisance de cette sorte
est donné quand quelqu'un s'attache à quelque chose qui n'est même pas
interdite au point qu'il consentirait[125] à ne pas
l'abandonner, même si elle était interdite; cela est particulièrement clair
chez certains ivrognes qui ont placé toute leur vie dans le vin, et chez
certains comédiens qui suivent des paroles oiseuses. D'une
autre manière, on peut entendre que de nombreux péchés véniels atteignent la
quantité du péché mortel; et absolument parlant, ceci est assurément
impossible, parce que l'imputation et la tache du péché mortel sont à une
distance infinie de celles du péché véniel puisque le péché mortel prive d'un
bien infini, qui est le bien incréé, mais le péché mortel enlève quelque
chose de causé, comme la ferveur de la charité. Or la distance entre les
privations est mesurée par ce dont on est privé. Aussi à un seul d'entre eux
est dû un châtiment éternel, à l'autre un châtiment temporel. Mais par
accident, cela est possible: en effet, puisque le péché véniel est une
disposition au péché mortel, si quelqu'un commet souvent des péchés véniels,
une inclination au péché mortel vient aussi en lui. En effet, plus on a pris
l'habitude d'une certaine oeuvre, plus celle-ci plaît, car le signe de
l'habitus est la délectation dans l'oeuvre, comme il est dit dans au deuxième
livre de L'Ethique[126]. Cependant
cela n'arrive pas nécessairement: en effet, si grande que croisse
l'inclination au péché mortel par répétition des péchés véniels, la liberté
demeure toujours néanmoins dans la volonté, elle ne tombe pas dans le péché
mortel. |
[5701] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 1 Et sic patet responsio ad duas
primas auctoritates. Non enim intelligitur quod multa venialia faciant unum
mortale per se, sed per accidens, ut dictum est. |
Solutions 1
et 2 : Et ainsi la réponse aux deux premières autorités est claire. En
effet, on n'entend pas que de nombreux péchés mortels fassent un seul péché
mortel essentiellement, mais par accident, comme il est dit. |
[5702] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 3 Ad tertium dicendum, quod non
oportet omnium finitorum accipere proportionem aliquam; sicut lineae et
numeri nulla est proportio; quia, ut in 5 Euclidis dicitur, proportio est
certitudo mensurationis duarum quantitatum ejusdem generis; et ita quamvis
complacentia mortalis sit finita, non tamen oportet ut sit proportionata
complacentiae venialis, quia est alterius rationis; alia enim ratione placet
finis, et alia quae sunt ad finem; semper enim plus placet finis; unde
quantumcumque multiplicetur complacentia venialis, non adaequabit
complacentiam mortalis. Vel dicendum, quod complacentia mortalis peccati
potest considerari dupliciter. Vel ex parte ejus cui placet; et sic finita
est; quia ex potentia finita non potest procedere actus infinitus. Vel ex
parte ejus quod placet, et sic infinita est: quia placet ut finis, qui desideratur
ut infinitum bonum, quia propter finem ultimum omnia desiderantur. |
Il faut dire: Solution 3: il ne faut
pas recevoir l'idée qu'il y a une certaine proportion entre toutes les
réalités finies: de même qu'entre la ligne et le point il n'y a nulle proportion,
parce que, comme il est dit au cinquième livre d'Euclide[127], "la
proportion est la certitude de la mesure de deux quantités de même
genre"; de même bien que la complaisance mortelle soit finie, il ne faut
pas cependant qu'elle soit proportionnée à la complaisance vénielle parce que
sa raison est autre. La fin plaît pour une raison, ce qui est en vue de la
fin plaît pour une autre raison[128]. C'est
pourquoi en si grand nombre que soit multipliée la complaisance vénielle,
elle n'égalera pas la complaisance mortelle. Ou bien il faut dire que la
complaisance du péché mortel peut être examinée de deux manières: soit
d'après celle à qui elle plaît, et ainsi elle est finie parce que d'une
puissance finie ne peut pas procéder un acte infini. Soit d'après ce qui
plaît, et ainsi elle est infinie parce qu'elle plaît comme une fin, qui[129] est désirée
comme un bien infini parce que toute choses sont désirées à cause de la fin
ultime. |
[5703] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 4 Ad quartum dicendum, quod motus
delectationis qui est in sensualitate, nullo modo fit mortalis; sed consensus
rationis adveniens, qui est aliud, cum diversarum potentiarum non sit unus
actus numero; unde non sequitur quod actus qui prius fuit venialis, postea
fit mortalis. |
Solution 4: le mouvement de la délectation qui
est dans la sensualité ne devient mortel en aucune manière; mais le
consentement advenant de la raison devient mortel, lui qui est autre ;
puisqu'un acte un en nombre n'appartient pas à des puissances diverses. C'est
pourquoi il ne s'ensuit pas que l'acte qui a été véniel avant devient mortel
ensuite. |
[5704] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3
a. 6 ad 5 Ad quintum dicendum, quod ille actus continuus quamvis sit
unus secundum esse naturae consideratus, tamen non est unus consideratus in
esse morali, immo pro duobus actibus computatur. |
Solution 5: cet acte continu, bien qu'il soit un
considéré selon l'être de sa nature, n'est pas cependant un considéré dans
son être moral, mais au contraire il est compté pour deux actes. |
[5705] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 6 Ad sextum dicendum, quod
dispositio proprie dicitur illud quod se habet ut incompletum in motu ad
perfectum, quod est terminus motus; sicut qui addiscit, habet dispositionem
scientiae, qua perficitur in termino motus disciplinae. Contingit autem
terminum motus esse duplicem; quia vel ejusdem generis, vel alterius. Verbi
gratia, alterationis terminus est qualitas sicut ejusdem generis; sed forma
substantialis sicut alterius generis. Si ergo dispositio comparatur ad id quod
est terminus motus ejusdem generis, sic constat quod dispositio potest fieri
illud ad quod disponit, sicut calor imperfectus fit calor perfectus; si autem
accipiatur terminus motus alterius generis, hoc nunquam contingit; sicut
calor imperfectus quantumcumque excrescat, nunquam fit forma substantialis
ignis. Dico ergo, quod veniale non est dispositio ad mortale sicut ad
terminum ejusdem generis, sed alterius; et ideo veniale nunquam fit mortale. |
Solution 6: La disposition est dite au sens
strict ce qui, en tant qu'incomplet, se rapporte dans un mouvement au parfait
qui est le terme du mouvement; de même celui qui apprend a la disposition de
la science, qui est accomplie au terme du mouvement de l'apprentissage. Mais
il arrive que le terme du mouvement soit double, parce qu'il est soit du même
genre, soit d'un autre genre. Par exemple, le terme d'une altération est une
qualité du même genre; mais la forme substantielle est d'un autre genre. Donc
si la disposition est comparée à ce qui est le terme du mouvement du même
genre, il est ainsi établi que la disposition peut devenir ce à quoi elle
dispose, comme la chaleur imparfaite devient chaleur parfaite; mais si l'on
prend le terme du mouvement d'un autre genre, ceci n'arrive jamais, comme la
chaleur imparfaite ne devient jamais la forme substantielle du feu, si grande
qu'elle croisse. Je dis donc que le péché véniel n'est pas une disposition au
péché mortel comme à un terme du même genre, mais à un terme d'un autre
genre; donc jamais un péché véniel ne devient mortel. |
[5706] Super
Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 ad 7 Ad septimum dicendum, quod est
aequivocatio in veniali; cum enim dicitur, quod culpa mortalis per
confessionem fit venialis, non intelligitur de veniali ex genere, secundum
quod hic de veniali loquimur, sed intelligitur de veniali ex eventu; quod
quidem dicitur veniale per quamdam similitudinem ad veniale, quia scilicet
manet reatus ad poenam temporalem pro culpa mortali, quam confessio delevit;
non ita quod culpa in culpam mutetur. |
Solution 7: Il y a une équivoque dans le péché
véniel. En effet, quand il est dit que la faute mortelle devient vénielle par
la confession, on n'entend pas le péché véniel par genre, dans la mesure où
nous parlons ici de péché véniel, mais on entend le péché véniel occasionnellement;
il est assurément dit véniel par une certaine similitude au péché véniel,
parce que demeure bien sûr l'imputation à un châtiment temporel pour une
faute mortelle que la confession allège, et non parce qu'une faute se
transforme en une autre faute. |
[5707] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a.
6 ad 8 Ad octavum
dicendum, quod hoc quod dicit Magister, intelligendum est non per se, sed per
occasionem, inquantum scilicet venialia frequenter occasionaliter in mortale
inducunt, inquantum faciunt pronitatem ad illud. |
Solution 8: Ce que dit le Maître doit être
entendu non pas en soi, mais selon l'occasion dans la mesure où assurément
des péchés véniels dont l'occasion est fréquente conduisent au péché mortel,
dans la mesure où ils font incliner à celui-ci. |
Expositio textus [5708] Super Sent., lib. 2 d. 24 q. 3 a. 6 expos. Et ideo de talibus cogitationibus venia petenda est. Videtur hoc
esse contra illud quod prius determinatum est. Quia percussio pectoris, et
pater noster, valent ad dimissionem peccati venialis, et est satisfactio
propria venialium. Ergo videtur quod morosa delectatio, de qua hic loquitur,
sit veniale peccatum. Et dicendum, quod quamvis hujusmodi sit sufficiens
satisfactio pro veniali peccato, et non pro mortali, tamen etiam ad
dimissionem peccati mortalis valent; unde etiam pro mortalibus pater noster
dicere debemus, et pectus tundere. Non enim ratio nostra deduci ad consensum peccati
potest, nisi cum delectatio mota fuerit. Videtur hoc esse falsum; quia quaedam peccata spiritualia sunt,
in quibus non est aliqua carnis delectatio. Sed dicendum, quod hoc intelligitur in genere peccatorum carnalium,
quorum appetitus ad sensualitatem pertinet. Non est autem silentio praetereundum, quod saepe in Scriptura nomine
sensualitatis (...) etiam inferior portio rationis (...) intelligitur.
Hic per Scripturas, non canonem Bibliae, sed dicta sanctorum significat. Ratio autem
dicti est propter convenientiam sensualitatis et inferioris rationis; quia
utraque attendit ea quae ad corpus pertinent, licet ratio inferior sub
rationibus universalibus, et sensualitas sub rationibus particularibus et
materiae concretis. |
Texte de
Pierre Lombard :
Donc
il faut chercher à avoir de la bienveillance envers de telles pensées. Il semble que
ceci aille contre ce qui a été déterminé auparavant, puisque se frapper la
poitrine et [dire] le Notre père ont la force de remettre le péché véniel, et
sont l’expiation propre au péché véniel. Donc il semble que la délectation
morose dont on parle ici soit un péché véniel. Et bien qu'une expiation de
cette sorte suffise au péché véniel, mais pas au péché mortel, il faut dire
cependant qu'ils ont aussi la force de remettre le péché mortel; c'est
pourquoi nous devons dire pour les péchés mortels aussi un Notre père, et
nous frapper la poitrine. En effet,
notre raison ne peut pas être entraînée à consentir au péché si elle n'a pas
été mue par la délectation. Il semble que ce soit faux, parce qu'il y a
des péchés spirituels où il n'y a pas la moindre délectation charnelle. Mais
il faut dire que ceci est entendu pour le genre des péchés charnels, dont
l'appétit relève de la sensualité. Or
il ne faut pas passer sous silence le fait que souvent, dans les Ecritures,
par le nom de "sensualité" est comprise (...)aussi la partie
inférieure de la raison. Ici par Ecritures il ne signifie pas le canon de
la Bible, mais les paroles des Saints. Or ceci est dit à cause de la
convenance entre la sensualité et la raison inférieure, parce que l'une et
l'autre visent ce qui convient au corps, bien que la raison inférieure vise
sous les raisons universelles, mais la sensualité vise sous les raisons
particulières et les matières concrètes. |
Appetere désirer
appetitivus
appétitif
apprehendens
appréhensif
apprehendere
appréhender
apprehensio
appréhension
Collatio comparaison (terme qui insiste sur la
discursivité de
la raison)
colligere
rassembler, comparer
comparari être
comparé à
concupiscibilis
concupiscible
conferere
soumettre au jugement/rapprocher
consensus
consentement
conservare maintenir
considerare
examiner/considérer
consilium la
délibération
conveniens le
convenable/ ce qui convient
corrumpere
altérer
Delectatio délectation
Delectabilis
délectable
desiderium désir
differare,
differens différer, différent
disponire
disposer
distare différer
distinguere
distinguer
distinctus a
distinct de
discretio
discernement
discretus
différent
diversus divers
divideri contra
se distinguer de
divideri, être
divisé, diviser
divisio division
diversitas
diversité
diversificare
diversifier
dominimum
maîtrise
Electio choix
electivum esse
être choisi/ être électif
elicere tirer
Gratia faciens gratum la grâce agissante
Habitus habitus
habilitas
aptitude
Impedimentum obstacle
impedire
entraver
imperium
commandement
in actum esse
passer à l'acte/ être en acte
in usum
loquentium venire dire couramment
inclinare être
enclin à
intelligere
intelliger (opération de l'intellect)
/entendre (sens
général)
intelligibiles
les intelligibles
intendere,
remittere augmenter, diminuer
intendere,
tendere: transitif tendre vers, viser
intransitif et
passif se tendre, être visé
(intendere enim dicitur quasi in aliud
tendere selon Thomas d'Aquin, Commentaire
des Sentences II 38 1-3 c)
irascibilis
irascible
Ligare obliger
Medium moyen/ médiation
Nocivum ce qui nuit/ le nuisible
Operativus opératif
Peccatum le péché
per se
essentiellement
perficere
accomplir
pertinere
convenir à / relever de/ se référer / se rapporter à, avoir rapport
phantasmatum
l'image sensible
potentia la
puissance
potestas pouvoir
primus status
l'état originel
principium
principe
Ratiocinari raisonner
ratiocinativus
qui raisonne/ capable de raisonner
recte à juste
titre/de façon droite
rectitudo
rectitude
rectus droit
regimen
direction
regere diriger
Scibilis connaissable
scire savoir
se habere ad se
rapporter à, avoir rapport à
/ se référer à
se habere se
comporter, se trouver
secundum
conformément à, relativement
secundum se en
tant que tel
secundum quod
dans la mesure où, relativement
au fait que
simpliciter
absolument
speculativus
spéculatif
supervenire
s'ajouter
Virtus vertu
Les Sentences
de Pierre Lombard sont, selon J.-P. Torrell O.P., un ouvrage de théologie
« entré à l'université à partir d'Alexandre de Halès
qui fut le premier à prendre les Sentences
comme texte de base pour son enseignement (..). C'est [lui] qui répartit cet
ouvrage en distinctions, chapitres, et articles (..). Les Sentences devaient rester dans l'usage -bientôt obligatoire- des
écoles pendant trois siècles, et, volens
tollens, tous les scholastiques ont été obligés de couler leur enseignement
dans ce moule -en vérité de plus en plus fictif.»[130]
Pour les
théologiens de Paris, les Sentences
deviennent à partir de Alexandre de Halès le texte normal pour l'enseignement
de la théologie; ainsi, Thomas d'Aquin dut écrire un commentaire des Sentences de P. Lombard pour acquérir la
maîtrise de théologie:
« Après son temps de bachelier biblique déjà effectué
à Cologne, c'était la deuxième étape de sa marche vers la maîtrise de
théologie. Selon un parallèle souvent invoqué, le commentaire des Sentences
était comme le chef d'oeuvre que l'apprenti devait présenter pour devenir
maître-artisan. Après cela, Thomas d'Aquin n'aurait plus qu'à parcourir la troisième
et dernière étape, son stage de bachelier « formé (baccalarius formatus), avec pour tâche principale d'assister son
maître dans les disputes. »[131].
Commenter les Sentences était donc une tâche bien
définie dans le curriculum universitaire à l'époque de Thomas d'Aquin: le
bachelier en théologie devait théoriquement d'abord avoir passé un an à lire et
commenter l'Ecriture; puis il lisait et commentait les Sentences durant un à quatre ans; selon James A. Weisheipl,
« A Paris la fonction du bachelier fut définitive après 1231 et la tâche
de la lecture ordinaire des Sentences
fut réservée au bachelier.. » Ainsi, « lorsque Thomas arriva à Paris,
en 1242, il eut à remplir les fonctions de sententiarius
pour les Sentences [..]. A ce
moment-là déjà le commentaire des quatre livres des Sentences était réservé aux bacheliers. »[132]
Les Sentences sont une compilation des
écrits théologiques anciens et contiennent peu d'affirmations personnelles de
l'auteur, P. Lombard:
« il a [..] entrepris de rassembler en un seul volume les
diverses opinions (sententiae) des
Pères de l'Eglise sur les différents sujets dont traite la théologie, citant
les textes eux-mêmes largement pour la commodité des maîtres et des étudiants.
(..) L'oeuvre de Lombard offrait «le bénéfice, mais aussi les limites d'un
capital patristique, bien ordonné, décanté, digéré, sagement assimilé.. assez
prosaïque..(..) mais à cause de cela même, il a sanctionné les progrès les plus
sûrs, et, pour l'avenir, fourni un terrain de travail où les plus libres initiatives
pourront s'exercer, rendant de plus en plus neutre ce sol d'où elles
partent». »[133]
Les Sentences sont « une mise en forme
des positions des Pères concernant toutes les doctrines chrétiennes
principales »[134]: s'il existait
au XIIème siècle « de nombreuses collections de «sentences» de ce type […]
la collection la plus étendue et qui eut le plus de succès fut la collection en
quatre livres compilée par Pierre Lombard à Paris au milieu du XIIème siècle.»[135], car selon
James A. Weisheipl, l'ouvrage de P. Lombard
« suit une voie moyenne entre le rationalisme
excessif, mis en avant par l'école de Pierre Abélard, et le positivisme
extrême, tenu par les théologies plus traditionnelles des moines. Il
s'agissait, en effet, d'une combinaison heureuse entre les autorités
patristiques et biblique [..] et le rationalisme spéculatif soutenu par les
nouveaux théologiens scholastiques. ».
Ainsi, « dans le prologue, Pierre Lombard déclare que son but
est de présenter la sainte doctrine « dans un petit volume rassemblant les
vues des Pères [Patrum sententias]
avec leurs témoignages, de sorte que celui qui s'interroge n'aura pas à
rechercher dans de nombreux volumes, puisque la synthèse brève qu'il désire lui
est proposée ici sans beaucoup de peine. [..] Pierre ne présente pas
seulement de longs textes tirés des écrits des Pères ou d'autes autorités, mais
soumet également des problèmes nouveaux à la réflexion spéculative. Parfois, il
propose une solution, mais souvent il s'en abstient, laissant à d'autres de
poursuivre la réflexion.»[136]
Mais le
commentaire devint rapidement assez libre, comme le signale J-P Torrell:
« les théologiens ne tardèrent pas à abandonner les servitudes d'un strict
commentaire, et à introduire hardiment de nouvelles considérations, parfois
fort éloignées de celles de Lombard. C'est pourquoi les commentaires des Sentences peuvent être considérés comme
des oeuvres théologiques de plein droit, révélatrices de la pensée de leur
auteur. »[137] Ainsi, J-P
Torrell n'hésite pas à qualifier l'enseignement des Sentences de « moule [..] de plus en plus fictif ».
Mais si Thomas
ne fut, selon J-P Torrell « pas le premier ni le seul à aller «au-delà du
Lombard» »[138], il « fut
sans doute un de ceux qui le firent le plus résolument »: le Commentaire des Sentences de Thomas d'Aquin
analyse et explique P.Lombard, mais aussi des questions librement inspirées à
partir de sa doctrine personnelle; aussi Mandonnet dans l'Introduction à son édition latine du Commentaire qualifie-t-il l'oeuvre de Thomas moins de
"commentaire" que de Quaestiones
in libros Sententiarum, reprenant le titre qui lui fut donné à la fin du
XIIIème siècle.
Les Sentences de Pierre Lombard sont
réparties en quatre parties qui suivent «l'ordre du Credo: la Trinité, la
création et les créatures, le Christ et les vertus, et finalement les
sacrements et les quatre réalités dernières.»[139] Selon J-P
Torrell, cet ordre « à la fois historique et logique » suit le schéma
suivant: la première partie porte sur « Dieu Trinité, en son essence et
ses personnes, avec quelques considérations sur sa présence dans le monde et
dans la vie des chrétiens »[140]. La deuxième
partie traite des créatures, et y sont examinées la création en général,
l'institution et la chute des anges, la création et la chute de l'homme – chute
avant laquelle l'homme était naturellement ordonné à la béatitude. Le troisième
livre évoque l'incarnation du Christ et la restauration de la création en Dieu,
donc le reditus en Dieu qui inclut
« l'étude des des vertus et des dons du Saint-Esprit, ainsi que celles des
dix commandements »; le quatrième livre est consacré à l'examen de la
doctrine des sacrements et des fins dernières.
L'ordre de
Pierre Lombard est donc celui d'un « recueil de questions [..]
matériellement juxtaposées »[141], selon J-P
Torrell, qui peuvent être regroupées en « deux groupes » d'après
James A. Weisheipl: « les trois premiers livres forment une certaine unité
en traitant de la Trinité, de la création, du Christ, et des vertus. Le
quatrième et dernier livre des Sentences
traite des sept sacrements, qui sont des signes ou des symboles »[142] selon la
terminologie augustinienne pour qui « toute doctrine concerne soit les
réalités soit les signes »[143].
Thomas d'Aquin pour sa part s'emploie
dans son Commentaire des Sentences,
selon J-P Torrell, à « organiser la matière de la théologie avec Dieu
comme centre et toutes choses autour, selon le rapport qu'elles entretiennent
avec lui: soit qu'elles viennent de lui comme de leur originie première, soit
qu'elles reviennent vers lui comme vers leur fin ultime. »[144]. S'inscrivant
dans la lignée d'Alexandre de Halès d'après James A. Weisheipl[145], Thomas d'Aquin
distingue « deux groupes de deux » livres: les deux premiers
« qui traitent de l'exitus de
toutes choses à partir de Dieu, tandis que les deux derniers traitent du reditus de toutes choses vers
Dieu » en un « double mouvement » d'émanation et de retour. La
création comme sortie des créatures à partir de Dieu premier principe
s'explique ainsi par la « procession du Verbe à partir du Père »[146]
Ainsi, si comme le fait remarquer
Torrell dans l'Initiation à saint Thomas
d'Aquin une certaine inventivité dans le commentaire est fréquente, la
nouveauté du commentaire de Thomas d'Aquin ne tient pas seulement au
commentaire littéral des Sentences,
mais au contenu nouveau de son oeuvre: « ce sont surtout le contenu et
l'inspiration qui changent », et la pensée thomiste de l'ordre de son Commentaire en est « l'exemple le
plus frappant »[147].
L'organisation traditionnelle des
commentaires était l'expositio litterae,
dubio circa litteram parfois (ou
exégèse et analyse logique du texte) et quaestiones
in articuli rattachées logiquement au texte. Le commentaire de Thomas
d'Aquin a bien l'aspect d'un « commentaire de chaque distinctio [qui]se présente comme un série -plus ou moins longue
selon les cas- de questions, elles-mêmes subdivisées en articles et
sous-articles (les quaestiunculae)
[..] encadré par une divisio textus,
au début, et une expositio textus à
la fin »; mais selon J-P Torrell, « il faut [y] voir le vestige du
commentaire littéral plus ou moins honoré »[148]: comme le
signale Weisheipl, « dans son choix des questions et des articles, le
bachelier ne tenait pas compte seulement des exigences scientifiques, mais
également de ce qui intéressait alors plus particulièrement les
théologiens »[149]; le rapport
entre le Commentaire et le texte des Sentences est souple, et le choix des
auteurs mentionnés pour appuyer ses thèses témoigne des « options »
du commentateur selon Torrell: ainsi dans le commentaire thomiste, la
« ferveur aristotélicienne n'éliminera pas l'enracinement
augustinien. »[150].
Ainsi, on peut suivre G. Geenen selon
lequel Thomas d'Aquin se montre vis à vis de P.Lombard un "auditor benevolus, doctus, attentus",
"pius lector", mais aussi
"liberus corrector"[151] des Sentences.
Le deuxième livre des Sentences est consacré à l'étude de la
création: conformément à l'ordre du Credo,
après avoir examiné Dieu, la deuxième partie des Sentences traite des
créatures, en deux temps: les créatures en général, puis les créatures
spécifiques, à savoir les anges et les hommes.
Dividitur ergo liber iste in partes duas: in prima
determinat de creaturis in communi: in secunda determinat de eis in speciali,
quantum ad considerationem theologi pertinet.(Com. S. II d. 1, pr.)[152]
Après l'analyse de la création, P.
Lombard (et Thomas à sa suite qui le commente) étudie donc la création des
anges et la chute des mauvais anges, puis la création de l'homme et sa chute.
Selon le Commentaire qu'en fait
Thomas, il s'agit ici du mouvement de l'exitus
des créatures hors de Dieu:
l'exitus « trouve
son explication dans le fait que même en Dieu il y a une « sortie du
Principe , qui est la procession du Verbe à partir du Père. L'efficience
divine qui s'exerce dans la création est donc mise en relation à la génération
du Verbe, comme la causalité formelle de la grâce qui permettra le retour des
créatures vers Dieu est reliée à la spiration de l'Esprit Saint. [..] les
missions divines ad extra
s'expliquent selon l'ordre des processions des divines personnes ad intra»[153].
La création de l'humanité et le péché
font l'objet des distinctions 16 à 44:
« Determinato
de natura pure spirituali, idest angelica, et de natura pure corporali, hic
tertio multipliciter prosequitur de natura composita ex spirituali et
corporali, scilicet de homine. Dividitur
ergo pars ista in partes duas: in prima determinat de homine quantum ad primam sui institutionem; in
secunda quantum ad ejus casum, 21 dist.,
ibi: videns ergo Diabolus hominem per
obedientiae humilitatem posse ascendere unde ipse per superbiam corruerat,
invidit ei.» (Com. S. II d.16) (nous
soulignons)[154]
« determinato
de peccato quantum ad actum peccati, hic determinat de potentia peccandi » (Com.
S. II d.44) (nous soulignons)
A partir de la distinction 21 est donc
traitée proprement la question de savoir en quoi consista l'état d'innocence de
l'humanité, et quelles sont les conséquences du péché originel pour le premier
homme. La structure du péché originel et le principe de la chute sont dégagés.
La question théologique de savoir quels sont l'état originel de l'humanité et
les conséquences de la chute, traitée en II distinctions 21 à 44, aborde ainsi
des questions de philosophie anthropologique et morale fondamentales sur la
nature de la liberté qui semblent ainsi illustrer la pensée de E. Gilson selon
laquelle « l'influence avouée de la théologie est (..) certaine, et c'est
elle qui fournira le plan » du Commentaire
des Sentences, mais cette oeuvre a une portée philosophique, même si
"la philosophie qu'elle expose nous est offerte selon l'ordre de la
théologie."[155] Ces
distinctions peuvent être corrélées aux Sentences
III d23 à 40, où sont analysées les vertus théologales et morales qui suivent
la christologie: il s'agit alors de voir comment l'équilibre naturel détruit
par le péché est rétabli par la grâce dont le fondement nécessaire et
indispensable est le libre arbitre. Cette analyse de la nature humaine originelle
et du péché s'effectue en deux temps: II d21 à 30 est étudié le péché originel;
d. 31 à 44 le péché et l'état des hommes qui ne sont plus dans l'état originel.
Postquam
determinavit Magister institutionem humanae naturae, hic determinat lapsum ejus per peccatum; et dividitur in duas
partes: in prima determinat humanae naturae lapsum in primis parentibus quantum ad actuale peccatum ipsorum; in
secunda determinat lapsum humanae
naturae in posteris, dist. 30, ibi: in
superioribus insinuatum est, licet ex parte (...) qualiter primus homo
deliquerit (...) quibus adjiciendum est peccatum simul ac poenam per eum
transisse in posteros. (Com. S. II.
D21 pr) (nous soulignons)
La distinction 24 du livre II du Commentaire des Sentences par Thomas
d'Aquin s'inscrit donc dans l'analyse du péché originel, et non du péché commis
par tout homme après la Chute. Le péché originel modifie l'essence humaine, en
même temps qu'il est le péché de l'individu Adam. Elle est consacrée
spécifiquement à l'examen de la faculté par laquelle l'homme originel a péché:
il s'agit de voir si l'homme originel avait en lui l'aptitude à ne pas pécher,
et si oui, si cette aptitude est le libre arbitre: cette aptitude à ne pas
pécher qu'est le libre arbitre est entièrement naturelle, et non une grâce
surnaturelle.
« hic incipit determinare de potentia naturali, per quam peccatum vitare poterat » « in
prima parte ostendit quod homo habuit naturalem potentiam, per quam poterat
peccatum vitare; in secunda ostendit quae
fuerit illa potentia. » (à savoir le libre arbitre) (Com. S II d.24 pr.) (nous soulignons)
Cette
distinction 24 s'inscrit dans un développement plus général sur le péché
originel qui suit le texte de la Genèse: la distinction 21 a analysé ce qu'est
la tentation en général: « Hic est duplex
quaestio. Prima de tentatione in communi. Secunda de tentatione primorum
parentum »(Com.S. II d21 pr.).
Son origine est diabolique et non divine, elle n'est pas désirable car elle est
ordonnée au malheur de l'homme:
tentatio per se ordinata
est ad hominis perditionem; ad salutem vero non ordinatur nisi per
accidens, scilicet ex hoc quod vincitur per auxilium gratiae divinae: et ideo
tentari simpliciter non est appetendum; sed tentari et vincere simul acceptum
appetendum est. Sed quia propter nostram fragilitatem victoria nimis dubia est,
ideo securius fugitur quam quaeratur. (q1 a3 resp) (nous soulignons)
Le péché du
premier homme était facile à éviter, et très grave :
“peccatum
Adae quantum ad hoc gravius aliis
fuit quod minori tentatione pulsatus cecidit, et quod facilius resistere
potuisset; sed quantum ad speciem peccati, et quantum ad alias circumstantias,
quae peccatum magis exaggerant, multa graviora peccata sunt secuta “(q2 a2
resp) (nous soulignons)
La distinction 22 a été consacrée au
problème de savoir quelle est l'origine et la nature de tout péché. L'analyse
de Thomas suit très précisément le texte biblique de la Genèse, qui relate de
façon narrative le péché originel, et cerne la portée de chacun des éléments du
récit: l'arbre de connaissance du bien et du mal, l'homme et la femme, le
tentateur, la divinité.
« hic
determinat principium intrinsecum ex
parte ipsius hominis peccantis, et dividitur in partes duas: in prima inquirit quod fuerit in homine primum peccatum,
origo et radix peccatorum sequentium; in secunda inquirit quod fuerit
principium illius primi peccati (Com. S. pr.) » (nous soulignons)
Le péché
consiste avant tout dans le fait que l'homme désire être comme Dieu:
homo ad aliquid appetiit esse sicut Deus (d.22 q a 2 resp).
L'ignorance
originelle dont parle le livre de la Genèse au sujet du premier homme n'excuse
pas le péché.
Deinde quaeritur de ignorantia de qua fit mentio in
littera; et quaeruntur duo: 1 an ignorantia peccatum sit; 2 an peccatum
excuset. (d.22. q 2 pr)
La distinction 23 pose la question de
savoir dans quelle mesure Dieu a permis que l'homme soit tenté et pèche
conformément au récit de la Genèse: il s'agit de discerner quelle est la
responsabilité humaine du péché, sachant que la divinité laissait ouverte sa
possibilité et que l'homme a été tenté: les principes extérieurs du péché
originel n'excluent pas la responsabilité humaine.
« Postquam
definivit Magister principium humanae perditionis et ex parte tentationis et ex
parte peccantis; in parte ista determinat de
permissione divina, quae quodammodo principium peccati dicitur, sicut causa
sine qua non: si enim Deus non permisisset, homo non peccasset « (d23 pr) (nous soulignons)
La distinction 24 peut donc enfin être
consacrée à l'analyse de la genèse du péché originel dans l'homme: l'analyse de
la tentation et de la permission divine ont permis de montrer que l'homme dans
l'état originel est pleinement responsable et auteur du péché originel, bien
qu'il ait été tenté, et bien qu'il soit dans l'ignorance du bien et du mal
selon les textes bibliques. La matière du péché est la volonté d'être comme
Dieu; la distinction 24 amorce donc enfin un virage dans l'analyse, car il
s'agit désormais de mettre en évidence la structure interne du péché dans l'âme
humaine, soit la forme du péché originel; ainsi l'analyse du péché originel
requiert l'examen de ce qui constitue l'âme humaine.
Les distinctions suivantes tirent les
conséquences théologiques de cette psychologie: la distinction 25 s'inscrit
dans la lignée de cette analyse psychologique qui s'éloigne d'un examen
littéral du texte de la Genèse car elle est consacrée à l'examen des conditions
de possibilité intérieures à l'âme de l'exercice du libre arbitre:
« Postquam
determinavit de libero arbitrio, ostendendo quid sit, et consequenter de aliis
potentiis animae, ut ostenderet in quibus liberum arbitrium poneretur; hic
determinat quasdam liberi arbitrii
conditiones ». (Com. S. II
d.25pr.)(nous soulignons)
La distinction 26 prolonge l'analyse du
péché par celle de la grâce qui agit dans l'intériorité humaine: elle se
concentre en particulier sur la grâce dont bénéficia le premier homme. Le libre
arbitre est à la fois le réceptacle et la condition nécessaire à l'obtension de
la grâce.
hic ostendit quam gratiam accepit (Com. S. II d26 pr)
C'est l'occasion de distinguer par
exemple théologiquement ente la grâce opérante et la grâce coopérante. La
distinction 27 se consacre à l'analyse du rapport entre le libre arbitre, la
vertu, et la grâce chez le premier homme. L'homme originel pouvait-il éviter le
péché, être vertueux sans la grâce, par son libre arbitre? La distinction 28
poursuit sur l’efficacité de la grâce dans l’âme, répondant aux questions de
savoir si l'homme originel peut bien agir sans la grâce, etc. La distinction 29
conclut sur la grâce et la punition des péchés:
« Postquam
determinavit de gratia absolute, hic
determinat de ea per comparationem ad
statum primi hominis in primo statu an homo in primo statu gratiam
habuerit; in secunda determinat quam poenam
pro peccato incurrerit »(Com. S II d29 pr) (nous soulignons)
La distinction 30 est le point
d’aboutissement de la réflexion sur le premier homme : elle tire les
conséquences du péché originel pour les descendants du premier homme. Elle
prépare le tournant de l'analyse qui portera désormais sur la situation des
hommes après la Chute, et non plus sur la situation particulière, individuelle
-mais fondatrice pour toute l'humanité- du premier homme.
« Postquam
determinavit lapsum humanae naturae quantum ad peccatum primorum parentum; in
parte ista incipit determinare, quomodo natura
humana vitiata est in posteris »(Com. S II d30 pr) (nous soulignons)
Désormais,
l'analyse peut bifurquer vers le statut du péché chez les hommes, et non plus
seulement chez l'homme originel. De l’examen ontologiquement et
chronologiquement premier d’Adam, la réflexion s’étend désormais à l’humanité
historique et pécheresse.
La distinction 24 est donc spécifique
dans la mesure où elle s'éloigne d'un examen littéral du livre de la Genèse et
des notions théologiques que sont le péché et la grâce, pour offrir une analyse
portant sur la constitution de l'âme humaine et l'emplacement du libre arbitre.
Amorçant le virage d'une analyse externe (qui faisait intervenir le tentateur,
la divinité, l'ignorance, la relation entre Adam et Eve) à une analyse interne
du péché originel (qui interroge la place du libre arbitre dans l'âme, son
articulation avec les facultés de l'âme, et son mode d'action dans l'âme dans
des phénomènes tels que la conscience), elle présente un caractère proprement
philosophique par son objet -le libre arbitre, la recherche de ses modes
d'action internes et ses limites- et les questions qui y sont abordées, ce qui
transparaît dans son plan même. Le commentaire par Thomas de la distinction 24
s'articule en effet en trois grandes questions: qu'est-ce que le libre arbitre?
Quelles sont les vertus qui se rattachent au libre arbitre? Où se situe le
péché dans l’âme humaine ?
Le Commentaire
II d 24 est le premier texte que Thomas d’Aquin écrit sur le libre arbitre. Il
ne rapporte pas la liberté, la volonté, et la raison à leur objet et aux fins
que l'on peut poser, selon une perspective moraliste et casuistique, mais
interroge ces concepts pour eux-mêmes. Dans ses oeuvres postérieures, il posera
la question de la finalité de l’acte libre, tandis que cette perspective
finaliste presque absente de ce premier texte sur le libre arbitre.
Les questions
qui organisent II d 24 sont :
1 : Qu'est-ce que le libre arbitre?
2 : Quelles sont les vertus qui se rattachent au libre
arbitre?
3 : Quelle est la place du péché dans l’âme ?
La première
question comporte les articles suivants :
(1) le libre arbitre est-il une puissance, ou un habitus?
(2) S'il est puissance, est-elle une?
(3) Si elle est une, est-elle distincte de la raison et de
la volonté?
(4) L'homme dans l'état originel a-t-il eu la possibilité
de résister au péché par le libre arbitre ?
La deuxième
question s’articule ainsi :
(1) La connaissance de la sensualité proposée dans le
Lombard convient-elle?
(2) Raison supérieure et raison inférieure sont-elles une
seule puissance?
(3) La syndérèse est-elle un habitus ou une puissance?
(4) La conscience est-elle un acte?
La troisième
question se décompose ainsi :
(1) Le mouvement de la sensualité, la raison supérieure, et
la raison inférieure sont-ils suffisamment désignés dans le Lombard ?
(2) Y a-t-il un péché dans la sensualité ?
(3) Un péché pourrait-il être dans la raison ?
(4) Pourrait-il y avoir un péché mortel dans la délectation
de la raison inférieure ?
(5) Pourrait-il y avoir un péché véniel dans la raison
supérieure ?
(6) Un péché véniel peut-il devenir mortel ?
Dans la Somme théologique, la question qui porte proprement sur le libre
arbitre est la question I 83 ; intitulée « le libre arbitre »,
elle se découpe seulement en quatre articles[156] :
1 : L'homme est-il doué de libre arbitre ? (question
absente du Commentaire des Sentences
II d24 qui prend le libre arbitre humain comme allant de soi)
2 : Le libre arbitre
est-il une puissance de l'âme ? (question qui semble correspondre avec les
interrogations de II d24 q1 a1-2)
3 : Le libre arbitre
est-il une puissance de l'appétit ou de la connaissance ? (question qui semble
correspondre à II d24 q1 a3)
4 : Le libre arbitre
est-il la même puissance que la volonté ? (question qui semble correspondre
également à II d24 q1 a3, où la question du rapport entre libre arbitre,
volonté, et raison est longuement analysée)
L’interrogation
de II d24 q1 a4 est seulement évoquée en Somme
théologique I 95 - « ce qui se rattache à la volonté du premier
homme : la grâce et la justice.» - où Thomas d'Aquin se réfère, pour la
seule et unique fois de son oeuvre, aux Sentences
même, et va jusqu’à citer les Sentences II
d 24 à propos de la question de savoir si le premier homme fut créé en état de
grâce et ce qu'est le mérite. Cette question
est centrée sur la grâce et le mérite du premier homme, comme le montrent les
titres des articles : 1. L’homme a-t-il été créé en grâce ? - 2. Dans
l’état d’innocence avait-il des passions ? - 3. Avait-il toutes les vertus ? -
4. Ses actions avaient-elles une valeur méritoire égale à celles de
maintenant ? Il se réfère aux Sentences
II d24 pour délimiter la véritable portée de la pensée de Lombard sur la grâce
et l’aptitude du premier homme à éviter le péché : le progrès et le mérite
sont intrinsèquement liés à la grâce, et non à la seule nature.
« P.
Lombard enseigne : "L’homme a reçu dans sa création un secours grâce
auquel il pouvait se maintenir, mais non progresser. " »(a1 o4)
« Pierre Lombard parle en cet endroit comme ceux qui soutinrent que
l’homme n’avait pas été créé en grâce, mais seulement dans une condition
naturelle. - On peut dire encore que si l’homme a été créé en grâce, ce n’est
pas de sa création naturelle qu’il tint le pouvoir de progresser par voie de mérite, mais d’une grâce surajoutée ».(a1 réponse 4) (nous soulignons)
D’autre part, le libre arbitre est
traité en propre en I 83. Mais les autres sujets abordés par II d24 sont
éclatées dans la Somme théologique en
plusieurs questions distinctes : essentiellement, on peut distinguer deux
modes d’interrogations qui se rapprochent du Commentaire des Sentences II d 24 : l’un porte sur les
facultés de l’âme en elles-mêmes ; l’autre porte sur leur relation au
péché.
Ainsi, la différence entre raison
supérieure et raison inférieure et leur mouvement, la syndérèse dans son
essence, l’essence de la conscience sont analysées en I 79 « les
puissances intellectuelles » :
9 : La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles
des puissances différentes ? (cf. d24 q 2 a2)
12 : La syndérèse est-elle une puissance intellectuelle ? (cf. d24 q 2 a3)
13 : La conscience est-elle une puissance ? (cf. d24 q 2 a4)
La sensualité n’est pas analysée pour
elle-même dans la Somme théologique,
à la différence du Commentaire des
Sentences II d24, mais seulement dans sa relation au péché dans la Somme théologique. La sensibilité, par
contre, est longuement analysée pour elle-même.
Le rapport au péché des facultés de
l’âme, qui correspond au interrogations de II d24 q3 a2-3-4-5-6, est étudié
dans la Somme théologique en I II 74
« le siège du péché ». Mais
l’interrogation de I II 74, à la différence de II d24, débute par une analyse
du caractère peccamineux de la volonté :
1 : La volonté peut-elle être le siège du péché ? (pas d’équivalent dans II d24)
2 : La volonté seule est-elle le siège du péché ? (pas d’équivalent dans II d24)
3 : La sensualité peut-elle être le siège du péché ? (cf. II d 24 q3 a2)
4 : La sensualité peut-elle être le siège du péché mortel ?
5 : La raison peut-elle être le siège du péché ? (cf. II d24 q3 a3)
6 : Est-ce dans la raison inférieure que réside la délectation prolongée ou non ?
7 : Est-ce dans la raison supérieure que réside le consentement à l'acte ?
8 : La raison inférieure peut-elle être le siège du péché mortel ? (cf.d24 q3 a5)
9 : La raison supérieure peut-elle être le siège du péché véniel ? (cf. d24 q3 a5)
10 : Peut-il y avoir péché véniel dans la raison supérieure, quand il s'agit de son acte (objet) propre ?
Enfin, la
différence entre péché mortel et péché véniel, qui est abordée dans le Commentaire des Sentences II d24 q3 a6,
est rattachée à une longue interrogation en I II 88 – « le péché véniel
comparé au péché mortel », et est reprise seulement dans un article:
1 : Convient-il
d'opposer péché véniel à péché mortel ?
2 : Le péché mortel
et le péché véniel se distinguent-ils par le genre ?
3 : Le péché véniel
est-il une disposition au péché mortel ?
4 : Le péché véniel
peut-il devenir mortel ? (cf. d 24 q3 a6)
5 : Une circonstance
aggravante peut-elle faire d'un péché véniel un péché mortel ?
6 : Le péché mortel
peut-il devenir véniel ?
Ces modifications formelles indiquent un
déplacement dans la perspective de Thomas : ainsi, dans la Somme théologique, la question
fondamentale en II d24 q1 de savoir si le libre arbitre est une puissance ou un
habitus et quelle est sa place dans l'âme comme tout perd son importance :
I 83 2-3 répondent qu’ « il est une puissance », et une
« puissance de l’appétit », et enfin que « la volonté et le
libre arbitre ne forment pas deux puissances, mais une seule », alors que II d24 ne tranchait pas à ce sujet.
Néanmoins, de nombreux traits de la
pensée de Thomas d'Aquin sont continus entre le Commentaire des Sentences II d 24 et ses œuvres ultérieures,
notamment sa définition de la sensualitas,
dont la définition en II d24 sera la même dans toutes ses œuvres postérieures,
comme le remarque Th. Deman: "la théologie thomiste du péché de sensualité
est définie dès le Commentaire des
Sentences et subsiste jusque dans la Somme
théologique sans changement. Elle représente moins une élaboration
originale que l'adhésion accordée par saint Thomas à des doctrines dès alors
prépondérantes"[157].
La structure du péché originel et le
principe de la chute ayant été dégagés, l’enjeu de la distinction 24 est
d’analyser la faculté par laquelle l’humanité originelle a péché, et de savoir
si en l’humanité originelle se trouvait la capacité de ne pas pécher : le
libre arbitre. Or dans la perspective de Thomas d’Aquin, le problème de savoir
ce qui fonde la liberté de l'homme, en particulier vis à vis du péché, est
corrélé à une anthropologie aristotélicienne: l'esprit humain ordonné à
lui-même et pleinement maître de soi s'ordonne en fonction de ce qui est près
de lui et ce qui lui est inférieur; cette ordination fonde sa liberté.
L'interrogation théologique de la
distinction 24 est donc la suivante: l'homme avant la chute était-il capable de
ne pas pécher? Corrélativement, quelle est la nature du péché, n'y a-t-il
qu'une seule sorte de péché, l'homme qui ne pèche pas a-t-il du mérite, avant
et après le péché originel? Mais ces questions sont traitées dans le Commentaire de Thomas par le biais d'une
anthropologie philosophique qui constitue ce que Kant appellerait une
"psychologie rationnelle", une analyse introspective des facultés de
l'homme qui permet de dégager d'une part la structure du libre arbitre et sa
place dans l'esprit humain parmi les grandes facultés rationnelles
aristotéliciennes, la raison (inférieure et supérieure) et la volonté; d'autre
part d'envisager la responsabilité humaine et les fondements intérieurs de la
moralité par l'analyse de la syndérèse, la conscience, le jugement moral, mais
aussi de la sensualité et de la façon dont la sensibilité en général peut être
gouvernée par la raison. Le libre arbitre étant la structure nécessaire à une
théologie de la grâce et de la Rédemption, Thomas d'Aquin s'emploie à le
définir en reprenant une pensée aristotélicienne de la nature humaine,
envisagée essentiellement comme raisonnable.
Certaines questions sont sous-jacentes:
le libre arbitre est-il un principe propre d'actions et de mouvements? D'où
vient le libre arbitre, d'une absence de déterminations, d'une puissance
rationnelle capable des contraires? La liberté repose sur une absence de
contrainte (à la différence de l'ordre naturel), et une absence de nécessité
des actes (à la différence des puissances naturelles). Mais qu'est-ce que le
libre arbitre, quelles sont les modalités de son exercice au sein même de
l'âme, quelles sont ses limites?
Qu'est-ce que le libre arbitre?
Négativement, on pourrait le définir comme une absence de déterminations qui fonde
la possibilité de choisir entre deux possibilités; positivement, c'est le
principe de mouvements dits libres car le principe du mouvement est intrinsèque
à l'agent, en l'occurrence l'homme. En l'homme, en effet, la puissance
rationnelle capable des contraires est essentiellement indéterminée, donc
libre: la raison humaine peut exercer librement des choix car la pensée se
représente le bien universel, alors que l'action concerne des objets
singuliers; cette disproportion liée à la capacité de penser l'universel est à
l'origine de l'indétermination de la volonté humaine et fonde la liberté comme
liberté de choix.
Ces deux définitions posent donc l'homme comme
moteur de l'action libre, et incitent à s'interroger sur les mobiles de
l'action, fins à l'origine de la mise en mouvement de l'agent, et termes
ultimes visés par l'action. Elles posent une équivalence entre le caractère
rationnel de l'homme, la liberté humaine, et l'humanité de l'homme: la nature
humaine et l'intellect capable de saisir l'universalité du bien sont
coextensifs. Naturalisme et intellectualisme se confondent.
Or telle
est la perspective de saint Thomas d'Aquin: la métaphysique détermine le bien
visé par le choix libre, (bien particulier et bien universel), et la
rationalité justifie le libre arbitre.
Mais une question subsiste en amont:
quel rapport y a-t-il entre la raison humaine et la volonté? La volonté et le
libre arbitre comme puissance de choix sont-ils équivalents? On ne cherche pas
simplement quelles fins constituent son objet, ni les modalités de son exercice
dans l'acte du choix (ce qui amènerait par exemple à se demander ce qu'est la
prudence, quelle est la place des vertus dans le libre arbitre), mais quelle
est la place du libre arbitre parmi les facultés humaines, et par conséquent
quelles sont les modalités du choix libre au sein même de l'âme humaine. Avant
de s'interroger sur la nature des fins posées par l'homme, et de se demander si
la délibération rationnelle se contente de déterminer les moyens, ou si les
fins ne sont pas seulement l'objet du désir, mais aussi de la raison qui
choisit, une psychologie
philosophique des facultés humaines mises en mouvement dans le choix dit libre
s'impose, incluant une réflexion ontologique et chronologique sur la genèse de
ces facultés et leurs relations. Car si l'indétermination de la raison fonde en
droit l'exercice de la liberté, cela signifie-t-il que la liberté a
ontologiquement pour origine la raison en l'homme, ou que l'exercice de la
liberté est fondé par le caractère rationnel de l'homme, mais la liberté et la
volonté sont d'autres facultés que la raison (d'ailleurs, liberté et volonté se
confondent-elles, ou sont-elles distinctes)? Et comment la raison se
rapporte-t-elle à la volonté libre?
Tel est l'objet de la démarche mise en
oeuvre dans la distinction 24 du livre II du Commentaire des Sentences de P. Lombard: l'acte libre est rapporté
à la puissance éventuelle dont il serait l'acte; or cette puissance est dans
l'âme humaine; donc il faut se demander quelles puissances constituent l'âme
humaine et leurs relations, essentielles et accidentelles.
Ainsi, dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard II d 24, Thomas d'Aquin
entend analyser la réponse que Pierre Lombard donne à l'interrogation
suivante:quelle est la ?puissance naturelle par laquelle [le premier
homme] pouvait éviter le péché "[158]? Pierre Lombard
distinguait deux temps dans sa réflexion: l'un pour montrer que l'homme a eu la
puissance naturelle par laquelle il pouvait éviter le péché ",
l'autre pour montrer ce qu'a été cette puissance naturelle "[159]: le libre
arbitre. La réflexion sur le libre arbitre conduisait Lombard à déterminer
« ce qu'est le libre arbitre " et à étudier certaines forces de
l'âme, de façon à montrer dans lesquelles le libre arbitre se
prolonge ". Pierre Lombard définissait essentiellement le libre
arbitre comme ?la faculté de la raison et
de la volonté, par laquelle est choisi un bien par l'assistance de la grâce, un
mal quand elle fait défaut. "
Thomas d'Aquin examine la portée de
cette définition du libre arbitre, et organise sa réflexion en trois temps: il
analyse la portée de cette définition que Lombard donne du libre arbitre dans
une première question, où il interroge la nature du libre arbitre dans l'âme
(puissance ou habitus? Quel est son rapport à l'âme comme tout? S'il est selon
Lombard « faculté de la raison et de
la volonté ", comment se rapporte-t-il exactement à ces deux
facultés de l'âme, et d'abord en diffère-t-il?), comme le monte le plan de
cette première question : « Qu'est-ce que le libre arbitre? "
qui se divise en quatre articles:
(1) le libre
arbitre est-il une puissance, ou un habitus?
(2) S'il est
puissance, est-elle une?
(3) Si elle est
une, est-elle distincte de la raison et de la volonté?
(4) L'homme dans
l'état originel a-t-il eu la possibilité de résister au péché par le libre
arbitre ?
Puis il interroge à la suite de Lombard
la place du libre arbitre dans l'âme, et son interrogation procède en deux
temps: d'abord il analyse pour elles-mêmes les composantes essentielles de
l'âme que sont la raison supérieure, la raison inférieure, et la sensualité, et
il analyse la façon dont est élaboré le jugement moral par le biais d'un examen
portant sur la syndérèse et la conscience. C'est l'objet de la deuxième
question de la Distinction, qui porte sur « les vertus qui se rattachent
au libre arbitre ":
(1) La
connaissance de la sensualité proposée dans le Lombard convient-elle?
(2) Raison
supérieure et raison inférieure sont-elles une seule puissance?
(3) La syndérèse
est-elle un habitus ou une puissance?
(4) La
conscience est-elle un acte?
Ensuite, dans un dernier temps, il
entend analyser la place du péché dans l'âme humaine (est-il dans la raison
supérieure, la raison inférieure, la sensualité? De quelle sorte de péché sont
capables ces facultés?) par le biais d'une troisième et dernière question:
(1) Le mouvement
de la sensualité, la raison supérieure, et la raison inférieure sont-ils
suffisamment désignés dans le Lombard ?
(2) Y a-t-il un
péché dans la sensualité ?
(3) Un péché
pourrait-il être dans la raison ?
(4) Pourrait-il
y avoir un péché mortel dans la délectation de la raison inférieure ?
(5) Pourrait-il
y avoir un péché véniel dans la raison supérieure ?
(6) Un péché
véniel peut-il devenir mortel ?
Il ne s'agit donc pas dans cette
Distinction 24 de savoir comment le mouvement volontaire est transmis de l'âme
au corps, comment le mouvement extérieur de la liberté se constitue à partir
d'un mouvement intérieur à l'âme; mais de voir quel rapport s'instaure entre
les facultés de l'âme lors de l'exercice de la liberté. La psychologie
rationnelle est instaurée selon une démarche essentialiste: son enjeu est de déterminer l'emplacement du libre
arbitre parmi les facultés de l'âme qui s'engendrent l'une l'autre; et la
procédure par laquelle un libre choix se constitue est envisagée dans
l'intériorité de l'âme humaine. Une typologie des facultés de l'âme est donc
nécessaire à la compréhension de la liberté, car elle en donne la structure et
l'essence. Par ailleurs, le caractère moral de la liberté est analysé ici par
Thomas dans la mesure où le libre arbitre fonde la morale car il est constitué
par un choix volontaire appuyé par un jugement particulier de la raison. Les
conditions de possibilité d'un jugement moral sont donc envisagées.
Les modalités du choix seront envisagées
dans la distinction suivante, où Thomas posera par exemple la question de
savoir si le libre arbitre est susceptible de degré, s'il concerne toutes les
actions humaines, s'il peut être forcé, etc. - Questions qui présupposent la
psychologie rationnelle des facultés de l'âme établie ici.
Pourquoi
interroger dans le commentaire d'un manuel de théologie les facultés de l'âme
et le libre arbitre, objet philosophique, si l'on entend par philosophie la
connaissance naturelle des essences qui ne présuppose pas de révélation connue,
et par théologie la science de ce qui est nécessaire au salut, et comporte donc
de fait la connaissance de la révélation? Cette psychologie rationnelle sert
chez saint Thomas d'Aquin à commenter le passage des Sentences de Pierre Lombard où le libre arbitre, ses prolongements
dans l'âme, et les obstacles qu'il peut rencontrer dans l'âme sont définis. P.
Lombard répondait ainsi à la question de savoir si oui ou non, le premier homme
aurait pu éviter le péché originel naturellement, et si oui, par le moyen de
quelle "puissance naturelle" dans son âme: si le péché fut
inévitable, si l'homme est désormais soumis au péché comme à un déterminisme,
il faut nier qu'il soit naturellement libre; mais s'il est et a été libre, comment
a-t-il pu pécher, et comment peut-il être enclin désormais à s'écarter de ce
que la raison et la loi divine lui recommandent, soit à pécher?
La
psychologie rationnelle qui semblerait relever a priori de la philosophie plus
que de la théologie est donc en réalité nécessaire à la théologie et présente
dès le texte de Lombard; et cette psychologie rationnelle est établie en une
seule distinction[160], après une
longue interrogation sur le péché comme ignorance de ce qu'est le bien
(distinction 22), puis comme déterminisme (d.23), afin de poursuivre, le libre
arbitre de l'âme une fois établi et défini, sur l'exercice de la liberté de
choix (d.25), puis sur le rôle de la grâce dans la créature (d.26 sqq.),
aboutissant à une interrogation sur la positivité du mal et l'objet du bonheur
visé par la volonté droite. La psychologie rationnelle est donc motivée par un
développement théologique. La théologie comme "explication de la révélation"[161] a besoin de la
philosophie et justifie son exercice.
Ainsi,
la psychologie rationnelle est ici traitée par Thomas comme une connaissance
philosophique nécessaire au salut humain, puisqu'elle permet d'expliquer ce que
sont le péché originel et la grâce; elle est un révélable, selon la définition
de Gilson dans l'introduction au Thomisme, et non l'objet de la révélation,
elle peut être connue sans l'intermédiaire de la Révélation, mais elle est
envisagée ici de manière "fidèle à
[l'] essence [de la théologie] en traitant des [connaissances naturelles] selon
des méthodes appropriées pourvu que la fin qu'elle poursuit reste celle de la
révélation" [162]. Le
développement philosophique sur la psychologie rationnelle est motivé par une
interrogation théologique, il est rendu nécessaire par l'examen des notions
fondamentales pour le salut que sont le péché originel et la grâce. Ainsi,
l'examen du libre arbitre en II d24 est comme une application du propos de
Thomas d'Aquin selon lequel
"Creaturarum
consideratio pertinet ad theologos, et ad philosophos; sed diversimode.
Philosophi enim creaturas considerant, secundum quod in propria natura consistunt; unde proprias causas et passiones
rerum inquirunt: sed theologus considerat creaturas, secundum quod a primo
principio exierunt, et in finem ultimum
ordinantur qui Deus est; unde recte divina sapientia nominatur: quia
altissimam causam considerat, quae Deus est. Unde dicitur Eccli. 42, 17: nonne Deus
fecit sanctos suos enarrare omnia mirabilia sua ?”
[La considération des créatures appartient aux théologiens
et aux philosophes, mais de manière différente. Car les philosophes considèrent
les créatures dans leur propre nature;
c'est pourquoi ils recherchent les causes et les effets propres; mais le
théologien considère les créatures, selon qu'elles sont sorties du premier
principe et qu'elles sont ordonnées à la
fin ultime qui est Dieu. C'est pourquoi il est juste de l’appeler la
sagesse divine, parce qu'elle considère la cause la plus élevée qui est Dieu.
C'est pourquoi il est dit dans l'Eccl. (Si) 42, 17: Dieu n'a-t-il pas fait que
ses saints racontent toutes ses merveilles. "](Prologue au Commentaire des Sentences II)(nous
soulignons)
La
psychologie de l'âme appartient à la Révélation accidentellement et ontiquement, mais elle relève d'une
considération des créatures connaissable comme une vérité philosophique
sous-tendue par les Pères de l'Eglise mentionnés dans le texte et par la Bible
elle-même (évoquée dans certaines objections); le péché originel et la grâce
qui constituent la ligne de fond de la Distinction 24, eux, sont révélés essentiellement. La psychologie
rationnelle est donc établie par Thomas dans ce texte car elle est
indispensable à la compréhension des vérités nécessaires au salut que sont la
grâce et le péché originel, et non comme fin en elle-même.
Saint
Thomas d'Aquin procède ici en trois temps: d'abord, il interroge le libre
arbitre en tant que tel, se demandant si dans l'âme humaine il est puissance ou
habitus, puissance une et originale, ou réductible à d'autres puissances de
l'âme, partie ou tout de l'âme. Ensuite, il examine le jugement mis en oeuvre
par le libre arbitre, interrogeant la syndérèse et la conscience qui expliquent
la procédure du jugement, mais aussi la sensualité et la partie supérieure et
inférieure de la raison. Enfin, Lombard en déduisait la "place" du
péché dans les facultés humaines et son déterminisme; Thomas qui le commente
interroge le mouvement des facultés de l'âme et pense ainsi le rapport entre la
délectation et le péché, concluant par ce biais sur le rapport entre péché véniel
et péché mortel, après avoir défini le péché comme "dérèglement d'un mouvement qui se rapporte au genre moral", le
genre moral étant lui-même le domaine où "se trouve la maîtrise de la volonté" (d 24 q 3 a 3, réponse).[163]
On
se propose donc, dans ce commentaire, de se concentrer sur le rapport envisagé
par Thomas d'Aquin entre la psychologie des facultés et le libre arbitre: on
montrera en quoi une psychologie des facultés de l'âme permet à Thomas d'Aquin
d'établir dans l'âme une place à la liberté humaine comme puissance
souveraine; puis on analysera la manière dont l’établissement de cette
psychologie rationnelle permet d’en déduire une distinction dans la
responsabilité morale entre les différentes formes possibles d’actes libres.
Une comparaison avec le Commentaire des
Sentences II d24 de Bonaventure dans un deuxième temps permettra de mettre
davantage en relief les options fondamentales de Thomas d'Aquin dans ce texte,
selon lesquelles la liberté est inaliénable, pleine, mais dont l’efficacité est
susceptible de degrés d'abord et avant tout.
Si
l'âme humaine est libre, la liberté est-elle d'une faculté de l'âme, ou
est-elle un attribut de la totalité de l'âme? La portée de cette question est
la suivante: l'homme est-il libre essentiellement, ou accidentellement? La
liberté peut-elle être perdue? Cette interrogation en amène une autre: en
admettant que la liberté soit essentielle à l'homme, quelle est sa genèse et sa
place dans l'âme, dans la mesure où les facultés de l'âme s'impliquent
mutuellement? Car si l'on définit la liberté comme un mouvement de l'âme selon
un certain mode, et non abstraitement ou négativement comme absence de
détermination, ce qui n'est pas la perspective thomiste, quelle est l'origine
de ce mouvement ? Thomas demande d'abord si la liberté est essentielle à
l'humanité, et donc inamissible, ainsi que sa place en l'homme, sans commencer
(comme il fera dans la Somme théologique en
question I 83 « le libre arbitre " article 1 : « L'homme est-il
doué de libre arbitre? ») par poser la question de savoir si le libre
arbitre existe et peut être démontré. Les modalités de la délibération
raisonnable et son objet ne sont donc pas ce dont se préoccupe Thomas d'Aquin
dans la distinction 24, qui se concentre d'abord et avant tout sur la
psychologie rationnelle.
Thomas
d'Aquin commence en effet par poser la question de la nature du libre arbitre
dans l'âme, ce que montre le plan même de la question 1: (1) « si le libre
arbitre est une puissance ou un habitus » , (2) « en admettant
qu'il est une puissance, si elle est une », (3) « en admettant
qu'elle est une, si elle est distincte de la raison et de la volonté ».
La
définition courante du libre arbitre, envisagé par Lombard comme la "faculté de la raison et de la volonté"
paraît insuffisante à Thomas, dans la mesure où elle prend acte d'un fait
empiriquement constatable: le libre arbitre qui s'exerce dans l'acte du choix
met en mouvement la volonté selon la forme de la raison, puisque son exercice
inclut une délibération rationnelle, à la différence d'une simple tendance
naturelle; il est cognitif et volitif ; mais les modalités essentielles du
libre arbitre ne sont pas suffisamment rapportées aux relations entre les
facultés de l'âme. Une analyse plus poussée du rapport entre la raison et la
volonté mis en oeuvre par le libre arbitre est nécessaire, mais Thomas d’Aquin
refuse d'emblée un cheminement qui consisterait à examiner le déroulement d'un
acte de choix empirique, puis à en déduire par une remontée analytique la relation entre la raison, la volonté, et le
désir dans l'acte libre. Thomas d'Aquin entend analyser directement ce qu'est
le libre arbitre en tant que tel dans l'âme, sans passer par l'examen de l'acte
de choix, dont le déroulement selon Thomas sera au contraire déduit de la
nature du libre arbitre.
D’autre part,
Thomas d’Aquin ne se limite pas à analyser les présupposés théologiques de
l’autre définition du libre arbitre que donne P.Lombard : « le libre arbitre (..) est ce par quoi le mal
est choisi quand la grâce fait défaut » (d24 question 1, par exemple
article 4 objection 2) ; mais il veut définir la place du libre arbitre
dans l’âme humaine selon une investigation dont les implications théologiques
seront seulement une conséquence.
Avant
d'étudier le rapport entre la raison et la volonté, qui constituait l'essence
du libre arbitre selon la définition de Pierre Lombard (« la faculté de la raison et de la volonté,
par laquelle est choisi un bien par l'assistance de la grâce, un mal quand elle
fait défaut. ») Thomas d'Aquin entend redéfinir les concepts de
puissance, habitus, et acte qui servent à établir une typologie des facultés de
l'âme, pour savoir quelle est la nature du libre arbitre. Tel est le nerf de
l'argumentation de la réponse en d24 q1 a1:
d24 q1 a1 Réponse: certains disent à
ce sujet que le libre arbitre est le nom d'un habitus, selon ce qu'on dit
couramment, bien que par le même nom puissance et acte soient signifiés, comme
cela est clair pour le nom d'intellect qui peut signifier puissance, habitus,
et acte. Mais cet habitus désigné par le nom de libre arbitre, ils ne disent
pas que c'est une certaine qualité qui
s'ajoute à la puissance, mais l'aptitude
même de la puissance à devenir acte, ou la facilité avec laquelle une puissance
devient acte à l'aide d'une autre puissance. C'est pourquoi, selon eux, le
libre arbitre est dit faculté de la raison et de la volonté. Mais cette opinion
ne se sert pas du nom d'habitus à juste titre, parce que conformément à la propriété de son nom, l'habitus signifie une certaine
qualité qui est le principe de l'acte, informant et accomplissant la puissance.
Donc s'il est pris au sens strict, il faut qu'il s'ajoute à la puissance comme
la perfection au perfectible.
(...) une puissance n'est pas habitus d'une puissance, ni la relation de
l'une à l'autre, et ce nom d'habitus ne peut pas être maintenu. Donc il ne
semble pas raisonnable de dire que le libre arbitre est un habitus.
C'est pourquoi certains disent
que le libre arbitre nomme une puissance
non absolue, mais habituelle, c'est-à-dire une puissance dans la mesure où elle
est rendue parfaite par un certain habitus, qui n'est assurément ni acquis
ni infus, mais naturel. Il s'agirait de l'habitus
par lequel elle est facilement en acte, dans la mesure où l'on dit avoir la
maîtrise de son acte. Ceci non plus ne semble pas convenir: la maîtrise que
la volonté aurait de son acte, elle l'a par la nature même de sa puissance,
dans la mesure où elle commande et n'est commandée par nul autre qu'elle-même.
Donc elle a cette facilité par elle-même, et non par un autre habitus. Et en
outre, chaque habitus se rapporte à
l'acte en tant que par lui non seulement l'acte est exécuté, mais il est bien
exécuté. Or le libre arbitre a rapport à l'acte du choix en tant que par
lui un tel acte est bien exécuté, mais aussi mal ou de façon indifférente. Donc le libre arbitre ne semble pas
désigner un certain habitus, si l'habitus est pris au sens strict, mais il
désigne cette puissance dont l'acte est proprement de choisir, parce que le
libre arbitre est ce par quoi on choisit le bien ou le mal, comme dit Augustin.
(nous soulignons)
Savoir
ce qu'on entend par habitus, puissance, et acte suffit à dire si oui ou non, le
libre arbitre est un habitus. Toute la démonstration repose sur la philosophie
aristotélicienne qui pense l'acte, la puissance, et l'habitus; cette analyse du
libre arbitre dans l'âme se déroule donc dans un premier temps -le premier
article de la question 1- selon une logique en quelque sorte extrinsèque:
Thomas explique dans ce premier article le rapport entre la liberté et
l'essence de l'âme par une analyse de la puissance, l'acte, et l'habitus; il
s'agit de revenir aux définitions aristotéliciennes rigoureuses de ces
concepts.
L'argumentation
est ici la suivante: la puissance contient en elle son « aptitude même (..) à devenir en acte "
et « une puissance n'est pas habitus
d'une autre puissance, ni la relation de l'une à l'autre ";
l'habitus « signifie une certaine
qualité qui est le principe de l'acte, informant et accomplissant la
puissance " selon lequel « non seulement l'acte est exécuté, mais il est bien exécuté ";
la puissance habituelle est « une
puissance dans la mesure où elle est rendue parfaite par un certain habitus
(..) naturel ".
A
partir de cette série de définitions, Thomas d'Aquin démontre que le libre
arbitre ne peut pas être un habitus, ni une puissance habituelle, mais bien une
puissance: en effet, d'une part si l'exercice du libre arbitre est un acte, le
libre arbitre ne peut pas être un habitus car il ne s'ajoute pas à une
puissance alors que l'habitus s'ajoute à la puissance; d'autre part la
définition du libre arbitre comme « faculté
de la raison et de la volonté " exclut la possibilité que le
libre arbitre, se rapportant à l'une et à l'autre qui sont puissances, soit
autre chose que puissance; ensuite l'aptitude selon laquelle la volonté passe à
l'acte est inscrite dans sa nature de puissance, donc le libre arbitre ne
saurait être la puissance habituelle selon laquelle la volonté passe à l'acte;
enfin l'exécution de l'acte libre est susceptible d'être bonne ou mauvaise,
donc le libre arbitre ne peut pas être un habitus, puisque l'habitus permet
forcément le bon accomplissement de la puissance.
Quelles
conclusions Thomas d'Aquin tire-t-il de cette première analyse portant sur la
nature du libre arbitre, qui semblerait à première vue davantage une reprise
des définitions aristotéliciennes de la puissance, l'acte, l'habitus, voire la
faculté ( en IId24 q1 a1 réponse 2: « faculté
signifie le pouvoir par lequel quelque chose est obtenu d'un simple claquement
de doigts, c'est pourquoi les possessions sont dites facultés parce que leur
possesseur les maîtrise »), qu'une interrogation portant proprement
sur le libre arbitre?
D'une
part, Thomas d'Aquin parvient ainsi à une définition
rigoureuse du libre arbitre en tant que tel: « le libre arbitre est ce par quoi on choisit le bien ou le
mal »: « le libre arbitre
se rapporte à l'acte du choix » essentiellement, quelles que soient
les modalités selon lesquelles ce choix est exécuté. La définition
philosophique du libre arbitre comme « libre
jugement de la volonté » (IId24 q1 article 1 objection 3) n'est pas
rejetée, mais elle n'est pas primordiale, car elle rapporte le libre arbitre à
une faculté de l'âme, et non à son acte essentiel qui est le choix libre. Cette
définition est complétée par une deuxième définition, davantage subjective,
dans la réponse à la première objection:
« (..) le libre arbitre est
dit être en l'homme ce à quoi l'âme se
rapporte de telle manière qu'elle a un libre pouvoir sur ses actes. »
(q1 a1 réponse 1)
La
liberté du libre arbitre est totale, puisqu'il s'agit d'une faculté selon la
définition donnée par Lombard, comme le montre Thomas dans sa réponse à la
deuxième objection:
« (..)le libre arbitre est dit faculté (..) parce que son acte s'exerce en libre pouvoir,
c'est pourquoi il est dit libre. » (q1 a1 réponse 2)
D'autre
part, l'enjeu de cette démonstration a été le suivant: si le libre arbitre est
un habitus, il n'est pas essentiel à l'âme humaine. Si le libre arbitre est une
puissance de l'âme, en revanche, alors la
liberté de l'homme est inamissible car elle devient essentielle à la nature
humaine. C'est donc grâce à cette analyse de ce que sont la puissance et
l'habitus que Thomas d'Aquin peut affirmer en réponse aux objections:
« On dit que l'homme a
perdu son libre arbitre non de manière
essentielle, bien sûr, mais parce qu'il a perdu une certaine liberté qui
est bien sûr loin du péché et de la misère, comme il est dit plus bas »(q1
a1 réponse 4)
« (..) Le libre arbitre n'est pas dit libre parce que la puissance même
augmente ou diminue en lui, mais parce qu'elle est entravée par la
corruption du péché, ou dégagée par l'habitus de la grâce et de la gloire. »(q1
a1 réponse 5)
La
définition thomiste du libre arbitre comme puissance permet de concilier
l'affirmation de Bernard selon laquelle l'âme humaine est « libre de soi » (II d24 q1 a1
objection 1), et l'idée selon laquelle le libre arbitre est susceptible de
degré (IId24 q1 a1 objection 5: « Mais
le libre arbitre augmente et diminue ») ou l'affirmation augustinienne
selon laquelle « l'homme qui use mal
de son libre arbitre se perd et le perd » (II d24 q1 a1 objection 4).
En effet, comme puissance, le libre arbitre est inamissible, mais son exercice,
quoique toujours libre, peut être bon ou mauvais; si son exercice habituel est
mauvais, la puissance du libre arbitre diminuera sans disparaître pour autant.
Le libre arbitre est à la fois inamissible, et susceptible de degré.
Enfin,
Thomas d'Aquin pose d'ores et déjà les fondements requis pour une doctrine
théologique de la grâce: il s'agit en effet de donner une définition du libre
arbitre qui soit compatible avec la pensée théologique du péché comme aliénation
de l'homme et comme perte -dans une certaine mesure- de la liberté d'action,
conformément à l'affirmation paulinienne dans la Bible:
Ce
qui est bon, je le sais, n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair: j'ai la volonté, mais non le pouvoir de
faire le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je
ne veux pas. (Bible, 7ème lettre de saint Paul aux Romains,
7.18)(nous soulignons)
Dans
une analyse du péché originel, redéfinir le libre arbitre est l'occasion de
montrer en effet en quoi le libre arbitre est « entravé par la corruption du péché, ou dégagé par l'habitus de la grâce
et de la gloire » (II d24 q1 a1 objection 5). Définir le libre arbitre
comme une puissance et non comme un habitus, c'est affirmer d'une part que le
péché n'aliène pas totalement la liberté, donc que la volonté, quoiqu'affaiblie, reste toujours libre – donc délimiter
soigneusement la portée exacte de l'affirmation paulinienne, qui n'est pas
interprétée comme une affirmation de la disparition de la liberté, mais comme
une faiblesse de la liberté – ; et d'autre part, c'est dire que la grâce qui
« dégage » le libre arbitre
ne sera pas une puissance qui s'ajoute à l'âme humaine, donc qui altère la
nature humaine en une transformation substantielle positive, mais la grâce rétablit dans sa plénitude le
libre arbitre; par conséquent elle sera par nature un habitus du libre arbitre. C'est en ce sens que Thomas d'Aquin peut
reprendre à son compte et concilier les affirmations augustiniennes qu'il
oppose tout d'abord dans la mesure où elles semblent reposer sur deux
définitions différentes du libre arbitre: « (..)
par le péché, nulle puissance naturelle n'est enlevée » (II d24 q1 a1
objection4) -à laquelle il répond en disant que le péché n'enlève pas la liberté, mais « une
certaine liberté » (II
d24 q1 a1 réponse 4), et « Mais le
libre arbitre est le sujet de la grâce, qui peut lui être comparée comme le
cavalier au cheval, comme dit Augustin. » (II d24 q1 a1 en sens
adverse 2).
Les
jalons sont donc posés pour l'examen et la définition de la grâce qui agit dans
l'intériorité de l'âme humaine sur le libre arbitre, qui seront données
ensuite, dans le Commentaire des
Sentences II d26-27-28 :
Ostenso quam scientiam et quam potentiam homo in primo
statu habuit, hic ostendit quam gratiam
accepit; et dividitur in partes duas: in prima determinat de gratia in se;
in secunda determinat de ea in comparatione ad statum primi hominis (...) Hic
quaeruntur sex: 1 utrum gratia ponat
quid creatum in anima; 2 si ponit, utrum ut substantia, vel accidens; 3 si
est accidens, in quo sit sicut in
subjecto, utrum in essentia animae, vel in potentia... (II d26
Proemium)(nous soulignons)
Le
libre arbitre inamissible et inaliénable, quoique susceptible de degrés, est le
fondement nécessaire et indispensable de la grâce.
Comment le libre arbitre se
rapporte-t-il à son acte défini en II d24 q1 a1 réponse comme «acte du choix » essentiellement,
quelles que soient les modalités selon lesquelles ce choix est exécuté? La
liberté de choix est-elle absolue, ou est-elle soumise à autre chose
qu'elle-même? Tous les actes sont-ils libres au même titre, ou y a-t-il des
actes humains plus libres que d'autres? Le libre arbitre peut-il être
contraint, ou est-il totalement libre? Dans le Commentaire des Sentences de Pierre Lombard II d24, ces questions
sont abordées par Thomas d'Aquin selon une perspective qui reste d'abord et
avant tout psychologique, soit interne: Thomas d'Aquin ne se demande
pas si l'on peut forcer quelqu'un à faire autre chose que ce qu'il veut, par
exemple par des menaces ou par la persuasion, ni si la volonté est mesurée et
limitée par l'union de l'âme et du corps, sachant que cette union est en même
temps la condition nécessaire pour que la volonté puisse avoir une efficacité
dans le monde. Au contraire, Thomas d'Aquin poursuit son analyse portant sur
l'intériorité de l'âme et la place de la liberté dans l'âme. Demander si le
libre arbitre peut être contraint, dans cette perspective, c'est donc et avant
tout chercher si le libre arbitre dans l'âme est une puissance subordonnée à
une autre puissance ou à certaines forces, ou s’il est libre absolument.
L'enjeu est le suivant: le libre arbitre
est-il libre dans son exercice quels que soient les degrés du libre arbitre, et
quel que soit son objet? L'expression traditionnelle de liberté a coactione que Thomas d'Aquin analysera
en II d25 q1 a1 signifie qu'aucune nécessité externe ne peut contraindre le
libre arbitre. Si la réponse ultime de Thomas sera donnée dans le Commentaire des Sentences II d 25 q1 a1,
où il se penchera explicitement sur la question de savoir si le libre arbitre
peut être forcé, et répondra par la négative tant pour l'exercice du libre
arbitre que dans sa spécification, les conditions de possibilité de cette
réponse sont étudiées en II d24 q1.
D'abord, la définition du libre arbitre
comme puissance et comme faculté explique dans une certaine mesure
l'incoercibilité du libre arbitre dans l'âme:
« (..)
certains disent que le libre arbitre nomme une puissance non absolue (..). Ceci
ne semble pas convenir: la maîtrise que la volonté aurait de son acte, elle l'a
par la nature même de sa puissance,
dans la mesure où elle commande et n'est
commandée par nul autre qu'elle-même. » (II d24 q1 a1 réponse)
« (..)
les possessions sont dites facultés parce que leur possesseur les maîtrise;
donc le libre arbitre est dit faculté (..) » (II d24 q1 a1 réponse 2)
La volonté n'est pas comparée à "la maîtrise de son acte" sans
raison: la maîtrise qu'a la volonté de son acte est liée à la nature de sa
puissance. La volonté libre est donc assimilée à une puissance naturelle aristotélicienne parfaite, moteur de son acte
de façon inconditionnelle. Dans le for intérieur, la volonté libre est une
puissance plénière, et non relative à une autre puissance. Elle est entièrement
soumise à elle-même pour passer à l'acte[164]. La liberté est
inamissible, et la volonté libre dépend entièrement d'elle-même. Thomas ne
s'appuie pas en IId24 sur une démonstration de l'existence de la liberté de la
volonté par son indétermination; en revanche le libre arbitre est mis en
question comme capacité de choix raisonné, ce qui signifie que la liberté dans
le jugement précède le choix et la décision pratique, comme le montre cette
affirmation de Thomas d'Aquin dans le Commentaire
des Sentences III d18 q1a2 ad 5um "non
coacte, sed sponte tendit in illud, et ita est actus sui dominus".
Comme puissance,
la liberté du libre est donc entière, totale, au même titre qu'elle est
inamissible; le libre arbitre comme puissance de l'âme ne caractérise pas
seulement une partie de l'âme, mais l'âme toute entière et tous les actes
humains qui incluent un choix, mettant en oeuvre raison et volonté:
« il
arrive qu'une certaine puissance soit déterminée en elle-même, et ait cependant
le commandement universel sur tous les actes, comme cela est clair pour la
volonté. C'est pourquoi on dit à cause de cela que le libre arbitre n'est pas une partie de l'âme, mais l'âme tout entière,
non parce qu'il ne serait pas une puissance déterminée, mais parce qu'il s'étend par le commandement non pas à
des actes déterminés, mais à tous les actes de l'homme qui sont soumis au libre
arbitre. » (II d24 q1 a2 réponse 1) (nous soulignons)
« Un
certain acte est attribué à une certaine puissance de deux manières. Soit parce
qu'elle tire l'acte même comme proprement le sien, comme la vision voit et
l'intellect intellige, et ainsi cet acte
de choisir est rapporté au libre arbitre. De l'autre manière, parce qu'elle
commande l'acte même; e de cette manière les
actes de toutes les forces qui obéissent à la raison peuvent être attribués à
la volonté qui est le moteur de toutes les forces; et ainsi également les
actes de diverses forces sont attribués au libre arbitre. » (II d24 q1 a2
réponse 3) (nous soulignons)
« (..)comme dit Augustin, l'intelligence n'intellige pas seulement pour soi, mais pour toute
l'âme, et de même la volonté ne veut pas pour elle seule; et ainsi de
suite. » (II d24 q1 a2 réponse 4) (nous soulignons)
« Bien
que le jugement ne convienne pas à la volonté absolument, le jugement de choix qui tient lieu de conclusion convient à la volonté dans la mesure où
demeure en elle la vertu de la raison. » (II d24 q1 a3 réponse 2)(nous
soulignons)
« (..)le
jugement du libre arbitre est entendu comme jugement de choix; c'est pourquoi
quand on dit « libre jugement de la
volonté », le « de » ne dénote pas une cause matérielle,
comme si la volonté était ce sur quoi porte le jugement, mais l'origine de la liberté, car il relève de la nature de la volonté que ce
choix soit libre. » (II d24 q1 a3 réponse 5) (nous soulignons)
« (..)ceci est
parfaitement incompatible avec la liberté
de l'arbitre, qui ne souffre pas de coercition »(II d24 q1 a4 réponse)
(nous soulignons)
Le choix libre
qui est l'acte du libre arbitre commande donc bien l'âme dans sa totalité. La motion du libre arbitre est extrinsèque
dans une certaine mesure seulement: il ne domine pas l'objet qui lui est
présenté par la raison. La raison est donc une première condition de
possibilité de la volonté libre; la deuxième condition de possibilité de la
liberté est l'existence du libre arbitre comme libre jugement. La liberté est
définie par le dominium sui actus
dans la mesure où elle a cette maîtrise vis à vis de l'extérieur et vis à vis
de l'intérieur. Thomas d'Aquin ne montre cependant pas en d24 que ce vers quoi
tend librement et nécessairement la volonté est le bonheur: il ne définit pas
ici la fin poursuivie par la volonté, mais seulement sa position dans l'âme
humaine, et la liberté intérieure qui en découle.
Mais
les actes libres le sont-ils tous également ou bien peut-on dire que si tous
les actes humains sont libres, il existe des degrés dans cette liberté? Le
libre arbitre commande tous les actes humains, l'âme toute entière; dans la
mesure où la volonté commande toutes les forces de l'âme qui sont soumises à la
raison dans l'acte libre. Mais cette maîtrise de la volonté constitutive de la
liberté est-elle parfaite, ou incomplète? Ici encore, Thomas d'Aquin restreint
son analyse à l'intériorité de l'âme: il s'agit de déterminer si oui ou non, au
sein même de l'âme, il y a des forces qui limitent la liberté humaine, et non
de se demander si les actes libres posés par l'homme rencontrent des limites
externes.
La
réflexion de Thomas d'Aquin à ce sujet est concentrée essentiellement en II d24
question 2 article 1: « la
connaissance de la sensualité proposée dans le Lombard convient-elle? »
et dans la question 3 prise intégralement: Thomas d'Aquin veut justifier l'idée
selon laquelle bien que tous les actes humains soient a priori libres, comme on l'a vu, la responsabilité humaine des
actes est variable, selon que les actes sont plus ou moins libres. Le but que
poursuit Thomas d'Aquin dans cette graduation
de la liberté humaine en acte est en effet de rendre possible une typologie du péché, qui se décline sous la
forme du péché véniel, et du péché mortel. Le péché n'est pas ici entendu de
façon spécifique dans cette Distinction
24 comme faute contre la charité et la fin ultime de tout acte, qui est
Dieu, mais le péché est pris ici simplement au sens d'une faute morale, dans une perspective selon laquelle théologie et
philosophie peuvent donc se rencontrer. En montrant que la maîtrise qu'a la
volonté libre sur les actes humains est tantôt parfaite et complète, tantôt
imparfaite et incomplète, l’enjeu pour
Thomas d'Aquin est de montrer que le péché ou la faute morale se gradue
elle aussi, selon des circonstances qui ne sont pas extérieures, mais
intérieures à l'âme. Une analyse nuancée de la liberté humaine permettra de
penser le péché humain de façon également nuancée, et de peser le degré de
responsabilité en particulier du tout
premier péché commis par l'humanité en la personne d'Adam: l'analyse du péché et des degrés de responsabilité dans la
faute est en effet motivée par l'interrogation de II d24 question 1 article 4:
« Si Adam aurait pu éviter le péché
dans l'état originel par le libre arbitre. », sachant que P.Lombard
définit théologiquement le libre arbitre comme « ce par quoi le mal est choisi quand la grâce fait défaut » (II
d24 question 1 article 4 objection 2). Adam est, selon l’expression de D.
Dubarle,
«une récapitulation
effective de l’idéal de l’espèce [humaine], personne achevée quant aux
capacités de la nature, réunissant en elle tout ce qui peut être porté au
compte de l’accomplissement le plus
noble qui se puisse de la nature elle-même, enfin personne en acte d’une
félicité sans mélange. L’Adam de la théologie de saint Thomas est littéralement
une Idée première de l’homme et du
tout de l’espèce humaine, mais l’Idée pensée réalisée terrestrement et historialement » ; il est l’
« individu chronologiquement premier et virtuellement père de tous les
êtres humains à venir ».(..) « L’acte personnel de péché du premier homme, avec son issue
ontologique propre, tire à conséquence
ontologique, ontogénétique, pour ce qui est désormais la condition initiale de tout individu humain
venant à l’existence en ce monde-ci en descendant du premier homme. »[165](nous soulignons)
Ainsi,
analyser l’état du libre arbitre dégradé, c’est analyser à la fois le statut
historique ontologique du libre arbitre pour l’humanité, et analyser les
conséquences du péché du premier homme sur le libre arbitre.
Dans
un premier temps, Thomas d'Aquin affirme la souveraine liberté du premier homme: le premier homme n'était pas
seulement libre de toute contrainte extérieure, mais aussi intérieurement:
« On peut entendre de deux manières que quelqu'un
n'ait pas pu éviter le péché: selon l'une, parce qu'il est poussé par violence au péché, et ceci est
parfaitement incompatible avec la
liberté de l'arbitre qui ne souffre
pas la coercition; selon l'autre, parce que le libre arbitre est enclin au mal, soit par quelqu'habitus,
soit par une passion à laquelle le libre arbitre succombe. Mais en aucun cas on
ne peut dire du premier homme qu'il n'aurait pas pu résister au péché: il avait un libre arbitre véritable et
intact, aussi ni les passions qui
poussent au mal ni un habitus vicieux qui altère la nature n'étaient en lui,
tous deux sont des conséquences du péché.(..) »(II d.24 question 1
article 4 réponse) (nous soulignons)
En
relief se trouve ici le point de départ de la réflexion ultérieure: la liberté
originelle était celle d'un « arbitre
qui ne souffre pas de coercition », ce qui signifie que la liberté de
choix du premier homme était celle du libre arbitre comme puissance dans l'âme,
qui commande les actes et ne peux pas être contrainte.
Mais Thomas
d'Aquin va plus loin en disant que ce libre arbitre était « véritable et intact », tandis que
le libre arbitre de l'humanité issue
du premier homme, sortie de l'état d'innocence, est « enclin au mal » tant par les « passions qui poussent au mal » que
par un « habitus vicieux »:
la nature humaine altérée par le péché originel n'est plus pleinement maîtresse
de ses actes; elle a un commandement imparfait sur les actes qu'elle subit
partiellement, et commande partiellement, tandis que la liberté du premier
homme était parfaiteement celle d’une créature intelligente qui peut maîtriser pleinement chacun de ses
mouvements : comme le souligne D. Dubarle[166], « Saint Thomas pense [le péché originel] comme
étant l’acte du libre arbitre de la créature intelligente, détermination
foncièrement « historiale » d’une volonté initialement capable de
faute ». Si « acte et
détermination du péché consistent à se détourner par choix de la proposition
divine de la béatitude », c’est bien parce que la liberté de l’homme
originel était une liberté absolue de choix, tandis que la liberté humaine
historique est dégradée selon Thomas
d’Aquin, comme le souligne D. Dubarle :
« les hommes, dans leur conduite, suivent davantage
l’impulsion sensible et le désir animal que la raison, se laissant ainsi gouverner
plus par ce qui est matière et détermination générique [..] que par ce qui est
en eux le plus forme et différence avec l’animalité.[..] Cet état des choses
n’est pas l’état de choses initial de la condition humaine. C’est un état de
choses dégradé. Sa dégradation tient
au péché. [..] Le constat philosophique reoint alors une conviction religieuse
et sa méditation théologique. [167]
.
Dès
lors, Thomas d’Aquin entend montrer par une analyse plus poussée des facultés
de l’âme en quoi le libre arbitre des hommes soumis au péché originel peut
diminuer et être « enclin au mal »,
soit montrer pourquoi tous les actes humains ne sont pas parfaitement libres
dans l’humanité qui a perdu son état originel : par le péché originel, le
libre arbitre humain a perdu sa capacité à maîtriser pleinement tous les actes
humains, non parce qu’il existe désormais des contraintes extérieures
susceptibles de contraindre le libre arbitre, mais parce qu’au sein de l’âme
humaine, le libre arbitre commande des forces de l’âme qui ne sont pas
parfaitement soumises à sa domination, mais font parfois obstacle à l’exercice
intérieur de la liberté.
Dans la
Distinction 24, Thomas d’Aquin envisage donc principalement deux sortes de
forces susceptibles de limiter l’efficacité du libre arbitre : la
sensualité explicitement (II d24 question2 article1 : « la sensualité : ce qu’elle est » ; II d24
question 3 articles 1-2 : « Si
le mouvement de la sensualité, de la raison supérieure, et de la raison
inférieure sont suffisamment et convenablement étudiés dans le
Lombard » ; « Si le mouvement de la sensualité peut être un
péché »), et les passions implicitement (II d24 question 3 article
3 : « S’il pourrait y avoir du
péché dans la raison »), sans analyser le rapport exact entre ces deux
formes de forces. Il ne statue pas non plus sur la définition rigoureuse en
termes aristotéliciens de ces forces dans l’âme: sont-elles des
puissances, des habitus ? Thomas d’Aquin ne répond pas ici à cette
question, s’intéressant davantage à leur processus dynamique qu’à ce qu’elles
sont essentiellement. On peut seulement supposer, d’après ces propos :
il avait un libre arbitre véritable et intact, aussi ni les
passions qui poussent au mal ni un habitus vicieux qui altère la nature n'étaient
en lui, tous deux sont des conséquences du péché.(..) »(II d.24
question 1 article 4 réponse) (nous soulignons)
« (..) Le foyer du péché s’oppose à la
syndérèse ; en effet, comme le foyer du péché pousse toujours au mal, de
même la syndérèse tend toujours vers le bien. Donc comme le foyer du péché est un certain habitus, .. (II d24 question 2
article 2 En sens adverse 2) (nous soulignons. Le « foyer du péché » désigne la sensualité dans ce passage)
que la
sensualité est une forme d’habitus vicieux, néanmoins inhérent à la nature
humaine après le péché originel, et
que les passions sont d’une autre nature ; mais ceci reste ici une simple
hypothèse.
Le
passage de la question 1 aux questions 2
et 3 dans la Distinction 24 s’explique donc par le fait que Thomas d’Aquin
entend montrer en quoi le commandement de la volonté libre est entravé à
l’intérieur même de l’âme humaine après le péché originel, soit en quoi le
libre arbitre est « enclin au mal »
par les passions ; en revanche, Thomas d’Aquin n’élucidera pas dans cette
distinction 24 le rôle exact des « habitus
vitieux » autres que le mouvement
de la sensualité, habitus qu’il mentionne dans la Réponse de l’article 4
citée précédemment comme entraves de la liberté ; d’autre part, il ne
procédera pas non plus par une analyse exhaustive du rôle de chacune des
passions de l’âme, mais se contentera d’analyser leur fonctionnement en
général. Analyser la sensualité, c’est analyser ce qui constituerait la
passivité de l’âme et risquerait le plus d’annihiler le libre arbitre.
Comment
des forces de l’âme ou des habitus dans l’âme peuvent-ils entraver le libre
arbitre et diminuer son degré de liberté, alors que le libre arbitre est une
puissance libre, sensée commander toutes les autres puissances ou forces de
l’âme ?
Thomas
d’Aquin répond à cette question par une double analyse : d’une part, il
analyse ce qu’est la sensualité et son mouvement, en II d.24 question 2 article
1 : « si la connaissance de la
sensualité telle qu’elle est posée dans le Lombard convient » ;
d’autre part, il statue sur le pouvoir ou l’efficace
réelle de la volonté dans les actes humains, et spécialement dans la
question 3 article 2 : « si le
mouvement de la sensualité peut être un péché » par une analyse
de l’emplacement du péché dans l’âme humaine.
Quelle
force est susceptible de contrebalancer le pouvoir de la volonté ? Selon
Thomas d’Aquin, si le libre arbitre est incoercible, il n’en demeure pas moins
que certaines forces de l’âme, liées spécifiquement à l’union entre l’âme et le
corps, peuvent limiter l’efficacité de la volonté libre. Tel est le but
poursuivi par l’analyse de la sensualité, que Thomas d’Aquin définit
ainsi :
« (..) la sensibilité comporte toutes les forces de la
partie sensitive [de l’âme] (..) ; la sensualité
nomme seulement cette partie par laquelle est mû l’animal vers quelque chose
qu’il doit désirer ou fuir. (..)
La sensualité commence aux confins des puissances
estimative et appétitive qui la suivent, de sorte que la sensualité se rapporte à la partie sensitive sur le même mode que la
volonté et le libre arbitre se rapportent à la partie intellective [de l’âme].
(II d24 question 2 article 1 réponse) (nous soulignons)
Le terme de
« sensualité » a d’abord un sens très large, pour Thomas
d’Aquin : il désigne dans la question 2 article 1 (réponse) l’ensemble des
mouvements sensibles vers ce qui
doit être désiré ou fui. Thomas d’Aquin réserve le terme de sensibilité pour
« toutes les forces sensitives de
l’âme » ; la sensibilité est donc un genre de forces dans l’âme,
très différent du genre de l’intelligence et de la volonté, qui inclut la
sensualité comme une espèce de forces. Comme l’analyse très justement
D.Dubarle, il s’agit bien d’
« une façon d’habitus
de détérioration de la nature elle-même (..) [qui] a pour sujet l’essence de
l’âme. C’est alors la volonté qui est affectée par priorité : désormais
fragile plus même qu’elle ne le serait purement de nature, faite comme
spontanément encline au mal plutôt qu’au bien, elle est en outre sans cesse
menacée par le déchaînement de la convoitise.[ou] loi du foyer de péché »[168]
Thomas d’Aquin
insiste particulièrement sur le caractère dynamique de la sensualité, et sur son orientation : la sensualité est
orientée vers ce qui est ou semble être bon ou mauvais pour l’homme comme être
vivant. Thomas d’Aquin va même plus loin : elle est orientée vers ce qui
est bon pour l’homme dans son corps
essentiellement, car elle est l’origine des affects vis-à-vis des biens pour le
corps :
(..)l’appétit pour les réalités qui conviennent au corps naît de la sensualité. » (II d24
question 2 article 1 réponse) (nous soulignons)
Elle est donc
intimement liée à l’incarnation de l’homme, et elle porte sur la sphère des émotions et des appétits charnels. En
affirmant qu’elle « se rapporte à la
partie sensitive sur le même mode que la volonté et le libre arbitre se
rapportent à la partie intellective de l’âme », Thomas d’Aquin
renverse la relation de tout à partie qu’il a précédemment établie entre la
sensibilité et la sensualité : alors que comme processus dynamique la
sensualité est une partie de la sensibilité qui l’englobe, la sensualité
maîtrise ou commande la sensibilité, de même que la volonté et le libre arbitre
maîtrisent et commandent l’acte auquel il est procédé à partir des informations
fournies par l’intelligence. Les sens font connaître ce qui est bon ou mauvais
pour le corps ; l’âme éprouve des affects d’attirance ou de répulsion pour
ce qui lui est présenté par les sensibilités. Ces affects relèvent de la
sensualité, tandis que la connaissance relève davantage de la sensibilité.
Par
la suite, après avoir analysé le fonctionnement de la raison et le processus de
l’acte raisonnable en II d24 question 2 articles 2-3-4 : « les parties supérieure et inférieure
de la raison », « la syndérèse », « la conscience »
et question 3 article 1 « Si le
mouvement de la sensualité, de la raison supérieure, et de la raison inférieure
sont suffisamment étudiés dans le Lombard », Thomas d’Aquin prolonge
son analyse de la sensualité dans le but de dire si oui ou non, les mouvements
de la sensualité peuvent être dits libres. Il s’agit alors de voir dans quelle
mesure les mouvements de l’émotion sont volontaires : où ce qui est
éprouvé vis-à-vis d’un objet qui concerne le corps, détermine l’acte humain car
l’émotion incite à rechercher ou à fuir certains objets selon ce qui est
ressenti. Dès lors, dans quelle mesure l’être humain sera-t-il libre vis-à-vis
de ce qui concerne le corps ? Thomas d’Aquin n’entend pas statuer
concrètement en donnant des exemples précis, mais montrer quel degré de liberté
nous possédons vis-à-vis de la sensualité : la sensualité est-elle un déterminisme, l’âme humaine est-elle
libre intérieurement absolument au poins de commander même les mouvements de la
sensualité ? Si aucune de ces réponses ne convient, comment concilier une
certaine passivité de l’âme par l’entremise de la sensualité avec la domination
du libre arbitre ?
« (…) Mais il y a en nous un triple appétit :
naturel, sensitif, et rationnel ; certes l’appétit naturel – par exemple
l’appétit de la nourriture – qui n’est pas engendré par l’imagination, mais par
la disposition même des qualités naturelles par lesquelles les forces
naturelles exercent leur action. Or ce mouvement n’est subordonné et n’obéit à
nulle raison ; il ne peut pas y avoir de péché en lui (..). Mais l’appétit sensitif est celui qui suit
l’imagination ou un sens qui le précèdent ; et celui-ci est appelé le
mouvement de la sensualité. Quant à l’appétit rationnel, il est celui qui
suit la cognition de la raison ; celui-ci est dit le mouvement de la raison, il est l’acte de la volonté. » (II d24
question 3 article 1, réponse) (nous soulignons)
« (…) La sensualité
(..) nomme la partie sensitive dans la mesure où elle est davantage abaissée
vers la chair, en tant qu’elle ne suit pas le commandement de la volonté en
agissant, mais se meut d’un mouvement
propre. »(II d24 question 3 article 2 réponse 3) (nous soulignons)
Thomas d’Aquin
opère une distinction très importante : dans l’appétit naturel vécu, l’âme
humaine est purement et simplement passive. Elle ne maîtrise ou commande
absolument pas ce qui est éprouvé vis-à-vis des réalités qui concernent la vie
de l’homme ; le ressenti est alors totalement passif. Il est immédiat et spontané. La volonté et
l’intelligence n’ont aucune influence sur lui. Les mouvements de l’âme qui
relèvent de l’appétit naturel limitent
donc définitivement l’efficacité du libre arbitre et de la
volonté dans l’âme. Il ne saurait être question de chercher à maîtriser ce
qui par nature échappe à tout contrôle de la raison et de la volonté ;
c’est donc une limite de fait du
pouvoir de la volonté.
Dans un deuxième
temps, Thomas d’Aquin revient sur le « mouvement
de la sensualité » et adopte à son sujet une position très
nuancée : il ne s’agit pas d’un mouvement purement immédiat, car il suit
« l’imagination ou le sens qui le
précèdent » ; son mouvement est postérieur au mouvement de la
sensibilité qui fait connaître les biens et les maux de la vie humaine. Il est postérieur à une connaissance, mais une
connaissance purement sensible. Son mouvement est donc involontaire, dans
la mesure où l’ébranlement de la mise en mouvement ne dépend pas de la
volonté mais elle « se meut
d’un mouvement propre »; néanmoins Thomas d’Aquin statuera plus loin
sur le degré exact de liberté que comporte un tel mouvement : mouvement
immédiat au sens où il suit immédiatement la connaissance sensible, il n’est
pas définitivement excluable par sa définition qu’il échappe à tout contrôle du
libre arbitre, dans la mesure où son mouvement relève d’une connaissance.
D’une certaine
façon, on peut dire que la sensualité dépasse l’appétit naturel et le dépasse
parce qu’elle inclut un certain usage de la connaissance sensible, comme si
celle-ci était qune matière première pour la sensualité qui la mettrait en
forme.
Néanmoins, la
sensualité reste composée de mouvements spontanés, quasi immédiats, qui
correspondent à une connaissance purement sensible et non rationnelle. Ces
mouvements ne relèvent ni de la raison, ni de la volonté qui constituent le
libre arbitre ; c’est pourquoi on ne peut pas affirmer au premier abord qu’elle
soit libre. Elle est comme une étape intermédiaire entre l’appétit naturel et
l’appétit rationnel, mais elle n’a pas un véritable statut mixte, comme composé
d’un appétit rationnel et d’un appétit naturel qu’elle mêlerait, dans la mesure
où elle ne contient pas par essence les composantes du libre arbitre que sont
la raison et la volonté. Elle reste davantage du côté de l’appétit naturel.
Enfin, le
« mouvement de la raison »
est consécutif à une connaissance
rationnelle : la raison connaît, et la volonté d’action suit la
connaissance rationnelle. C’est pourquoi Thomas d’Aquin peut d’ores et déjà
trancher définitivement sur son statut : « le mouvement de la raison est l’acte de la volonté » car il dépend totalement de la raison et de la
volonté, qui constituent essentiellement le libre arbitre, selon la
définition même de Thomas dans la question 1 où il a longuement analysé le
rapport exact entre la raison et la volonté dans le libre arbitre, mais affirmé
comme valide la définition proposée par Lombard du libre arbitre comme « faculté de la volonté et de la raison ».
Faut-il conclure
de cette triple distinction que les mouvements de l’âme qui sont immédiats ne
sont pas libres, tandis que les mouvements non immédiats, consécutifs à une
connaissance rationnelle, seraient seuls libres ?
Pour déterminer
si oui ou non, l’âme humaine est libre malgré l’existence de la sensualité, et
le degré de liberté possible en elle, Thomas d’Aquin recourt alors aux
définitions qui affinent les modalités
selon lesquelles l’âme peut avoir la maîtrise de ses actes : il
analyse les conséquences, pour une pensée de l’action libre (et non de la
simple connaissance théorique), de la distinction opérée précédemment entre
raison inférieure, et raison supérieure (la raison supérieure est la partie de
la raison qui est mue par des raisons universelles, tandis que la raison
inférieure est mue par des raisons temporelles contingentes et particulières).
Mais la cognition de la raison
peut être de deux manières : l’une simple et absolue, lorsqu’elle décide
aussitôt ce qui est connu sans discussion ; et une volonté dite non délibérée suit une telle cognition ; l’autre
qui enquête, lorsqu’elle raisonne sur le bien ou le mal, le convenable ou le
nuisible ; et une volonté délibérée
suit une telle cognition.
(..) Ou bien [la volonté] suit alors le mouvement de la
raison inférieure, qui est dit la délectation
(..) ; ou bien (..) elle ne peut pas suivre l’appétit avant que la
délibération ne soit finie, et on dit qu’elle consent à la délectation.
(..) Il n’est pas attribué [ à
la raison supérieure] une délectation, mais seulement un consentement ultime,
qui est le consentement à l’exécution de l’œuvre. » (II d24 question 3
article 1, réponse) (nous soulignons)
« (..)
N’est pas attribuée [à la raison supérieure] la délectation prise à ces réalités, qui nomme une certaine complaisance non délibérée, mais
seulement le consentement qui suit la délibération. »
(II d24 question 3 article 1, réponse 4) (nous soulignons)
« La délectation et le consentement à la délectation ne sont pas
des actes divers (..) ; mais leur différence est celle du délibéré et du
non délibéré (..) » (II d24 question 3 article 1, réponse 6) (nous
soulignons)
Thomas d’Aquin
distingue deux mouvements libres possibles : l’acte libre est de toute
façon l’acte d’une volonté qui suit « l’appétit
de la raison » évoqué précédemment. Il n’y a pas d’acte libre sans
connaissance rationnelle ; la volonté sans connaissance est aveugle, donc
pas libre. Dans le libre arbitre, raison et volonté sont solidaires selon
Thomas d’Aquin, et ne peuvent pas se déconnecter l’un de l’autre, sous peine de
dissoudre la liberté de l’arbitre elle-même. Tel est l’aspect
« intellectualiste » de la conception thomiste du libre arbitre,
conséquence d’une analyse rigoureuse du rapport entre la volonté et la raison
dans le libre arbitre affirmé par Lombard pour qui le libre arbitre est la
« faculté de la raison et de la
volonté ». L’acte libre
est, pour Thomas d’Aquin, un acte
nécessairement consécutif à une connaissance de la raison. C’est pourquoi
ici se trouve apparemment tranché le cas de la sensualité : elle suit une connaissance par les sens et non par l’intellect,
donc elle ne devrait pas être libre puisqu’elle ne relève pas d’une
connaissance rationnelle.
Comment dès lors
ramener à l’unité l’âme humaine, de sorte qu’elle ne soit pas éclatée entre des
mouvements immédiats naturels non libres, des mouvements de la sensualité
immédiats qui ne suivent pas une connaissance rationnelle, donc ne sont pas
libres, et des mouvements libres qui suivent une connaissance de la
raison ? Faut-il opposer la spontanéité
de la sensualité, la connaissance sensible, l’appétit naturel, et la
sensibilité à la liberté de la raison qui connaît et de la volonté ?
Comment penser l’unité d’une nature
psychologique humaine éclatée entre des tendances apparemment si
contraires ?
Thomas d’Aquin
résout cette contradiction par une distinction : la connaissance
rationnelle se décline selon deux modes possibles, et l’existence de ces deux
modes implique la coexistence de deux
modes d’actes libres.
En effet, soit
la connaissance rationnelle est immédiate, et l’acte libre également ;
soit elle est différée par une délibération rationnelle, donc l’acte libre
consécutif est également différé. L’acte libre peut être soit délibéré, soit
indélibéré ; mais la non-délibération qui confère aux actes une certaine
spontanéité immédiate n’exclut pas le fait que l’acte puisse être libre. Il y a
donc des mouvements immédiats de l’âme
qui sont néanmoins libres. Cette distinction entre deux formes de
connaissance rationnelle possible repose sur la distinction entre deux modes de connaissance, raison supérieure et
raison inférieure, qui implique une distinction
entre deux mouvements de la volonté : la volonté peut soit se délecter
de l’acte libre, soit consentir à l’acte libre, selon que la raison a pris ou
non le temps d’une délibération – en cas de non-délibération, il n’en demeure
pas moins qu’une connaissance rationnelle est possible.
L’acte libre non
délibéré, dans lequel la volonté se délecte de la connaissance de la raison
inférieure, est la figure spontanée
du libre arbitre. Dès lors, il y a des
mouvements premiers de la volonté qui sont à la fois immédiats et libres.
C’est à partir de ces mouvements que peut être pensée l’unité d’une nature humaine qui serait sinon éclatée entre une
sensibilité et une sensualité, des mouvements naturels - qui tous sont
immédiats - et une raison qui conférerait aux actes libres une certaine
responsabilité, mais également une certaine absence de spontanéité, un recul
qui serait un permanent retard
chronologique qu’aurait la liberté par rapport à la vie humaine.
Thomas d’Aquin
classe donc, semble-t-il, les actes selon plusieurs catégories possibles :
les actes libres relèvent d’une connaissance rationnelle et peuvent être soit
immédiats, soit différés. L’appétit naturel est immédiat, non cognitif, et les
actes qui suivent exclusivement l’appétit naturel ne sont pas libres. La
sensualité est immédiate, cognitive par les sens et non par l’intellect, donc
les actes qui suivent exclusivement la sensualité ne devraient pas être libres,
puisqu’elle ne relève pas d’une connaissance rationnelle.
Mais comme
Thomas d’Aquin a unifié la liberté et l’appétit naturel ou la sensualité en
posant l’existence d’actes libres
immédiats, une difficulté surgit : comment distinguer intérieurement les limites entre lesquelles les actes
sont libres, ou ne sont pas libres ? Le discernement moral peut sembler
difficile, dans l’intériorité d’une seule et même personne qui connaît le réel
de façon sensible et de façon rationnelle, entre un acte qui suit immédiatement
une connaissance sensible, et un acte qui suit immédiatement une connaissance
rationnelle. Sous les vecteurs communs de l’immédiateté et de la connaissance,
il semble que l’hétérogénéité entre actes libres et actes non libres soit
difficile à distinguer dans les faits.
Cette difficulté
est renforcée par le fait que Thomas d’Aquin a distingué dans la volonté
rationnelle deux actes possibles : le consentement, et la délectation.
Dans la mesure où la volonté rationnelle se délecte, elle éprouve du plaisir
vis-à-vis d’un objet qu’elle reçoit, ce qui induit une certaine forme de
passivité. Le consentement est davantage un acte purement positif, plein, et
entier. Comment distinguer une volonté rationnelle qui se délecte, qui est donc
présente, mais réceptive et qui éprouve, d’un simple ressenti qui n’est
pas voulu ni ne pourrait l’être?
Thomas d’Aquin
répond à cette question de manière explicite par le biais d’une analyse
des degrés de responsabilité intérieure dans les actes posés:
« (..) puisque la puissance d’engendrement n’obéit en
aucune manière à la raison, il n’arrive en aucune manière que le péché soit
dans ces actes. Mais l’appétit pour la délectation, la délectation même qui
arrive pendant l’union et autres de la sorte, qui relèvent de la vertu
sensitive et motrice, peuvent être ordonnés
par la raison, ou évités. C’est pourquoi le péché est en eux, qui ne relèvent pas de la puissance
d’engendrement ou de la puissance nutritive. » (II d24 question 3 article 1,
réponse 2) (nous soulignons)
« (..) N’est pas attribuée
[à la raison supérieure] la délectation
prise à ces réalités, qui nomme une certaine complaisance non délibérée, mais seulement le consentement qui suit la délibération. » (II d24 question 3
article 1, réponse 4) (nous soulignons)
« La délectation et le consentement à la délectation ne sont pas
des actes divers (..) ; mais leur différence est celle du délibéré et du
non délibéré (..) » (II d24 question 3 article 1, réponse 6) (nous
soulignons)
« (..) Le mouvement de la sensualité n’est pas en notre pouvoir, puisqu’il précède la délibération de la raison.
(..) » (II d24 question 3 article 2 objection 4) (nous soulignons)
La
réponse 2 de la question 3 article 1 est un exemple de la distinction que
Thomas d’Aquin a établie entre l’appétit naturel, la sensualité, et la volonté
rationnelle : en tant que telle, la puissance de génération a un acte
naturel sur lequel le libre arbitre n’a aucune prise, puisque son acte n’est « en aucune manière » commandé
par la raison qui constitue le libre arbitre. Mais « l’appétit pour la délectation, la délectation » « relèvent de la vertu sensitive et motrice » :
si l’acte naturel qui développe la puissance de génération n’est pas soumis au
libre arbitre, ce qui est éprouvé – la délectation et l’appétit pour
la délectation – est soumis au commandement de la raison dans une certaine
mesure, donc est soumis au libre arbitre : puisque la délectation relève
de la volonté rationnelle, la délectation n’est pas en dehors de l’exercice du
libre arbitre. Ainsi, le libre arbitre a prise sur les appétits sensibles de
deux manières : d’une part, parce que la volonté rationnelle éprouve une
délectation, et cette émotion est
d’ores et déjà de l’ordre de la volonté et non pas simplement d’un appétit
naturel non soumis au libre arbitre ; d’autre part, parce que la raison
dite supérieure peut consentir ou non à cette délectation, et donc
choisir de poursuivre cette délectation, ou d’y renoncer, selon que la
délectation éprouvée lors de l’acte naturel est ordonnée par la raison, ou à
éviter. Telle est l’analyse que J. Weisheipl effectue pour la définition de la
sensualité donnée en II d.24 :
Thomas lui aussi affirme que les premiers mouvements de
l’appétit sensible vers un objet moral illicite, comme vers l’un des péchés
capitaux, sont des péchés véniels, même s’ils sont les plus légers de tous les
péchers. Il faisait sien l’enseignement de Hughes de Saint-Victor, également
cité par Pierre Lombard, selon lequel « une tentation de la chair ne peut
pas naître sans péché. » (..) Tous ces premiers mouvements de l’appétit
sensible sont suffisamment sous l’empire
de la volonté libre pour pouvoir
être des péchés véniels.(..) Chacun de ces mouvements
d’émotion antérieurs à toute délibération ou même prise de conscience
aurait pu être évité si l’esprit
s’était attaché à penser à autre chose, et cette possibilité indique
l’existence d’une liberté suffisante
pour constituer un péché. »(nous soulignons)[169]
Si le libre arbitre a prise sur les
mouvements émotifs, si l’émotion a par elle-même immédiatement une valeur
morale, dans la mesure où elle est spontanément volontaire et relève d’une
connaissance rationnelle qui est immédiate et non délibérée, dans quelle mesure
peut-on qualifier moralement la sensualité et les mouvements des
passions ? S’agit-il d’affirmer que les mouvements émotifs sont intrinsèquement qualifiables d’un degré
de moralité ? Peut-on distinguer entre des mouvements de l’émotion qui
soient plus ou moins sous le commandement du libre arbitre, donc plus ou moins
libres, ou doit-on affirmer que tous les mouvements de l’émotion sont soumis au
libre arbitre, donc que la responsabilité morale est la même quelle que soit
l’émotion éprouvée et la manière dont elle est soumise au libre arbitre ?
Cette
interrogation est traitée par Thomas d’Aquin dans un développement à la
finalité théologique : s’il y a des différences, de degré ou de nature,
entre les émotions ressenties qui seraient plus ou moins volontaires et libres,
alors il y a également des différences
de degré ou de nature dans la culpabilité morale lorsque l’émotion
ressentie est plus ou moins libre. Le but poursuivi par Thomas d’Aquin est
d’aboutir à une distinction nette entre des formes de péché plus ou moins
libres, les péchés véniels et les péchés mortels, en Distinction 24 question 3
article 6 « Si un péché véniel peut
devenir mortel ».
Thomas d’Aquin
entreprend de définir dans son ensemble le champ de la moralité et les
actes contraires à la moralité ainsi:
(..) Comme le péché
a rapport à la considération présente, il n'est autre que l'acte désordonné qui a rapport au genre moral. Mais dans le genre moral, nul mouvement n'est
posé, sauf par relation avec la volonté qui est le principe moral, comme
cela est clair d'après le sixième livre de la Métaphysique. Donc le genre
moral commence où se trouve la maîtrise de la volonté pour la première fois. Or
la volonté a une maîtrise complète
de certains actes, mais incomplète d'autres actes. Elle a une maîtrise complète
de ces actes qui procèdent du
commandement de la volonté; et ceux-ci sont les actes qui suivent la délibération, qui sont
attribués à la raison. Mais elle a une maîtrise
incomplète de ces actes qui ne
procèdent pas du commandement de la raison, mais que la volonté pouvait cependant empêcher dans la mesure où ils sont assujettis à la volonté d'une
certaine façon, en tant qu'ils sont empêchés, ou non empêchés. Donc le désordre
qui arrive dans ces actes cause la raison du péché, mais du péché incomplet; donc dans ces actes le
péché est très léger et véniel, mais pas un péché mortel qui est un péché
parfait (..) » (II d24 question 3 article 2 réponse) (nous soulignons)
Un acte n’a de valeur morale que si la
volonté réside à son principe, et le rapport entre la volonté et la moralité
est immédiat : dès qu’il y a « maîtrise
de la volonté », l’acte doit recevoir une qualification morale, tout
acte volontaire est par essence moral, soit susceptible d’être qualifié de bon
ou de mauvais. Il n’y a donc pas de
degré intermédiaire entre l’acte libre et l’acte non libre, mais une différence de nature entre les deux, ce
sur quoi insistent les expressions « pour
la première fois », « commence ». L’hétérogénéité entre
l’acte libre moral et l’acte involontaire ne permet pas de passage de l’un à
l’autre, mais la rupture entre les deux sortes d’actes est un gouffre
infranchissable.
Mais la volonté peut être de deux
manières au principe d’un acte : soit complètement, absolument, dans la
mesure où l’existence de l’acte dépend de la volonté qui est à l’origine de
l’acte – telle est la signification des actes sur lesquels la volonté aurait
une « maîtrise complète » ;
ils « procèdent du commandement de
la volonté » dans la mesure où si la volonté n’était pas à l’origine de ces actes, ces actes
n’auraient aucune existence. L’efficience de la volonté libre est alors totale. Thomas d’Aquin affirme qu’une
telle maîtrise de la volonté correspond aux actes qui « suivent la délibération » : on
a vu précédemment que la volonté donne ou non son« consentement »à l’acte libre. De tels actes ne sont pas
immédiats, mais nécessitent une délibération rationnelle, il y a donc un délai
entre les appétits de l’âme et l’exécution de tels actes. Le consentement
envisagé ici est l’origine de l’existence de l’acte libre. Le consentement
envisagé ici n’est pas simplement l’adhésion délibérée à un acte qui précède la
délibération, mais qui est lire et procède d’une connaissance rationnelle :
il s’agit ici des actes pour lesquels la volonté libre qui procède d’une
connaissance rationnelle est délibérée, et l’acte ne commence qu’après la délibération.
Selon la seconde manière, Thomas d’Aquin
rend compte des actes pour lesquels la volonté a une « maîtrise incomplète » de
l’acte : le commandement de la raison n’est pas alors à l’origine de
l’existence de l’acte ; la volonté rationnelle ne donne pas
l’impulsion qui déclenche le processus dynamique de l’acte. La délibération
n’est pas à l’origine de l’acte envisagé, cet acte n’est pas délibéré.
Néanmoins, l’acte non-délibéré est libre,
car il est soumis au commandement du libre arbitre, qui peut empêcher ou ne pas
empêcher le déroulement de l’acte : la volonté rationnelle n’est pas
l’origine de l’acte, mais elle a le pouvoir de permettre l’existence de cet acte, ou de le stopper. L’acte libre selon cette modalité est non-délibéré, donc immédiat, mais soumis au pouvoir de la raison et de la volonté qui lui donnent
libre cours, ou non. Dès lors, le contrôle opéré par le libre arbitre sur ces
actes immédiats doit être compris de deux manières : d’une part, le libre
arbitre prend après délibération vis-à-vis de ces actes la forme d’un
consentement ultime, ou non. En ce sens, le libre arbitre commande de façon non
immédiate de tels actes, mais dans la mesure où il peut stopper à tout instant
leur déroulement, soit les empêcher, cette non-immédiateté
du commandement n’en est pas moins un pouvoir absolu, illimité sur ces
actes, puisqu’il s’agit de leur existence ou de leur non-existence. D’autre
part, la volonté rationnelle, comme on l’a vu précédemment, éprouve une délectation immédiate vis-à-vis de tels
actes ; dans cette mesure, de tels actes sont d’emblée sous le contrôle du libre arbitre : même si son pouvoir
ne s’exercera que négativement –
entraver ces actes et les stopper, ou bien donner son consentement à un acte déjà là – avant même toute délibération
rationnelle, cet acte est libre, il y a ce que Thomas d’Aquin n’appelle pas un
consentement, mais une délectation
de la volonté qui approuve d’une
certaine façon l’acte dans la mesure où cette volonté est éprouvée.
Thomas d’Aquin peut donc déduire
l’existence de deux sortes de péchés :
les péchés véniels, et les péchés mortels. L’acte contraire aux lois morales
dont la naissance ne dépend pas de la volonté rationnelle, mais que celle-ci
peut seulement empêcher a posteriori
n’est pas en dehors de la moralité depuis l’instant de son origine jusqu’à
l’instant où la délibération rationnelle aboutit à un consentement ou un
non-consentement ; la volonté rationnelle éprouve une délectation à son égard, qui, quoiqu’immédiate et subie dans une certaine mesure, n’en demeure pas moins
une faute morale. L’efficacité de la
volonté rationnelle droite a posteriori
sera alors d’empêcher de tels actes ; si elle ne le fait pas, si après délibération elle consent à cette faute en n’arrêtant pas
le cours de l’acte dès qu’elle a délibéré à son sujet, le péché sera désormais
mortel, soit une faute morale d’une gravité sans commune mesure avec celle qui
précédait la délibération. Quant aux actes contraires aux lois morales dont la
volonté rationnelle est l’origine pleine et entière après délibération, ils
sont d’emblée des péchés mortels, soit des fautes morales très importantes, car
l’acte dépend entièrement d’un
consentement au mal à son origine.
C’est cette définition de la moralité,
et cette conception de la double manière dont des actes peuvent être soumis au
libre arbitre, qui justifient l’affirmation maintes fois répétée dans la
Distinction 24 selon laquelle la sensualité est intrinsèquement perverse, sans envisager de distinguer une bonne
et une mauvaise sensualité : la sensualité a été définie, on l’a vu, comme
une tendance naturelle particulière, l’appétit pour les biens qui conviennent
au corps. Mais cette tendance naturelle doit
être normée par la raison : la
sensualité est un appétit, mais qui est d’emblée libre, car elle est soumise à
la volonté rationnelle selon le deuxième mode envisagé, comme actes immédiats
vis-à-vis desquels la volonté éprouve une délectation, que la volonté peut
librement choisir de stopper, même
si elle n’est pas à leur origine (tandis que les actes des puissances naturelles
ne peuvent pas être empêchés par le libre arbitre, comme le montrait l’exemple
de la puissance d’engendrement en II d24 question 3 article 1 réponse 2 :
les actes de cette puissance, il n’appartient en aucune manière au libre
arbitre de les empêcher, ou de leur commander de se produire, leur déroulement
est en dehors de la sphère morale.) :
Thomas d’Aquin affirme d’une part la
nécessité inéluctable du caractère moralement mauvais de la sensualité, ce qui
sous-entend que la sensualité est soumise selon un certain mode au libre
arbitre, puisqu’il n’y a de qualification morale possible que lorsque l’acte
est sous le commandement du libre arbitre selon un certain mode. Dès lors, la
question se pose de savoir dans quelle mesure, si la sensualité est nécessairement moralement mauvaise, elle peut
constituer autre chose q’un déterminisme
inéluctable pour le libre arbitre :
Pour
éviter que la perversité nécessaire de la sensualité n’implique que le libre
arbitre soit non seulement « enclin
au mal », comme on l’a vu précédemment, mais agisse nécessairement de
façon mauvaise lorsqu’il se rapporte aux biens et aux maux qui concernent le
corps, ce qui est le domaine de la sensualité, comme on l’a vu également,
Thomas d’Aquin analyse donc la manière
exacte dont le libre arbitre se rapporte
à la sensualité, en appliquant à la sensualité l’examen des différentes
manières possibles selon lesquelles le libre arbitre peut se rapporter à des
forces dans l’âme : il en déduit la nature exacte de la faute morale que le
libre arbitre commet dans les mouvements premiers de la sensualité, à savoir un
péché véniel tant qu’il n’y a pas eu de délibération.
La distinction
que Thomas vient d’établir entre les actes qui sont sous le commandement
complet de la raison et de la volonté, et les actes qui sont sous un
commandement incomplet, fonde l’analyse de la manière dont le libre arbitre
commande la sensualité, en II d 24 question 1 article 2 réponse :
«(…) Tous les premiers mouvements qui sont réservés à la sensualité,
comme l'affirment les paroles d'Augustin, sont
des péchés. Mais les mouvements précédents,
que nous avons dits plus haut être naturels,
qui ne suivent pas l'imagination, mais seulement l'action des qualités naturelles, sont exempts de la raison du péché,
dans la mesure où peut être vérifié le propos de certains qui disent que les
premiers mouvements en premier ne sont pas péché, mais les mouvements premiers
en second sont péché, en tant que par les premiers en premier nous entendons
les mouvements naturels, et par les premiers en second nous entendons les mouvements de la sensualité, dans laquelle
est le péché comme en un sujet.
(…) Or
la déformation de n'importe quel acte est attribuée à cette puissance qui est
le principe de l'acte comme au sujet. Donc puisque la sensualité est le principe de ces actes, il est convenable de
dire que le péché est en elle comme en un sujet. » (II d24 question 3
article 2 réponse) (nous soulignons)
« (..) Quelque chose convient à notre sensualité qui ne convient pas à
la sensualité animale : être
assujettie dans une certaine mesure à la raison, par laquelle un péché peut
être dans la sensualité humaine, mais pas dans la sensualité animale. »
(II d24 question 3 article 2 réponse 1) (nous soulignons)
« Tout péché est dans la
volonté, non comme en un sujet, mais comme en une cause [ :] (..) par soi,
comme quand l’acte du péché procède du commandement de la volonté, ou quasiment
comme par accident, quand elle n’empêche
pas ce qu’elle peut empêcher (..). Et de cette manière, elle est cause des premiers mouvements. »
(II d24 question 3 article 2 réponse 2) (nous soulignons)
« Le fait que la sensualité
ne pèche que véniellement tient à
son imperfection.( ..) »
(II d24 question 3 article 5 réponse 4) (nous soulignons)
La sensualité comme appétit qui se
rapporte aux biens et aux maux qui concernent la vie du corps, est à l’origine
d’actes immédiats, spontanés ; la raison et la volonté ne sont donc pas la
cause de l’existence même de ces actes. Cependant, ces actes sont libres dans la
mesure où la raison et la volonté ont un pouvoir négatif à leur égard : ils peuvent être empêchés, ou bien le
libre arbitre peut passivement laisser ces actes se déployer. C’est donc selon
le second mode que la sensualité est bel et bien « assujettie dans une certaine mesure à la raison », qui a le
pouvoir d’inhiber ou de laisser faire les actes spontanés de la sensualité.
C’est pourquoi Thomas d’Aquin distingue entre les actes naturels qui sont
exclusivement l’effet des « qualités
naturelles », donc en tant que tels hors de tout commandement du libre
arbitre, et ceux de la sensualité, qui sont « premiers », soit spontanés et immédiats, mais « en second », soit pas
exclusivement l’effet de puissances naturelles, car le libre arbitre peut choisir de consentir ou non à de tels actes, les empêcher ou non, en un consentement qui sera immédiatement l’effet d’une cognition rationnelle immédiate, non
délibérée, mais pourra aussi être a
posteriori donné ou refusé au terme d’une délibération qui prendra du
temps.
Cette analyse
permet donc à Thomas d’Aquin d'apporter une réponse nuancée au problème de
savoir si les actes du libre arbitre sont pleinement libres, ou non: la volonté
libre ne se commande qu'elle-même, mais les actes libres comportent des degrés de liberté, dans la mesure où il
y a des actes où la volonté est purement
active, mais aussi d'autres actes où
la volonté est partiellement passive.
Tous
les actes de la volonté ne sont donc pas pleinement libres, car beaucoup
d'actes de la volonté sont passifs à certains égards (pas intégralement,
cependant, sinon ce ne seraient pas des actes volontaires, mais des actes qui
résultent d'une tendance naturelle atteignant nécessairement son objet chaque
fois qu'elle le rencontre, et déterminant absolument l'homme à agir conformément
à elles). La volonté libre, ce qui diminue sa responsabilité. Vis à vis des
actes que la volonté subit partiellement, son pouvoir se borne à être négatif: elle peut accepter ou refuser
d'accomplir certains actes; mais elle n'est pas pleinement maîtresse de ces
actes, car leur non-existence dépend d'elle, mais elle n'est pas l'origine
absolue de leur existence lorsqu'ils existent, mais seulement leur coorigine:
la volonté se contente alors de donner son consentement à un acte dont
l'impulsion première ne dépend pas d'elle.
De tels actes,
bien qu’immédiats, relèvent de plein droit de la sphère morale, puisqu’ils sont
soumis selon un certain mode à l’emprise du libre arbitre et de la raison. Mais
quelle est leur valeur morale ?
Thomas d’Aquin
affirme avec force le caractère intrinsèquement
pervers de la sensualité ; il condamne donc l’ensemble des actes commis
sous l’emprise de la sensualité :
« (..) la sensualité
nomme l’appétit sensitif dans la mesure où il est incomplet, indéterminé, et plutôt abaissé. Donc il est dit que la
vertu ne peut pas être en elle dont la
corruption est perpétuelle. » (II d24 question 2 article 1 réponse 3)
(nous soulignons)
« (…) La sensualité
(..) nomme la partie sensitive dans la mesure où elle est davantage abaissée
vers la chair, en tant qu’elle ne suit pas le commandement de la volonté en
agissant, mais se meut d’un mouvement
propre. Donc en elle ne peuvent pas être d’actes de vertu ni de péché
mortel, mais quelque chose d’incomplet
dans le genre moral, qui est le péché véniel. »(II d24 question 3
article 2 réponse 3) (nous soulignons)
« Augustin dit que chaque
vice se produit lorsque la chair désire contre l’esprit. Mais ceci n’arrive que
relativement aux mouvements désordonnés
de la sensualité. Donc le vice
et le péché sont en elle. » (II
d24 question 3 article 2 En sens adverse 1) (nous soulignons)
« (..)La sensualité ne peut pas être sujet de vertu,
puisque sa corruption est perpétuelle
selon l’état de la vie présente. (…) » (II d24 question 3 article 2
objection 3) (nous soulignons)
« (..) Dans les parties de l’âme se trouve une
certaine puissance de corruption
perpétuelle : la sensualité.(..) » (II d24 question 3 article 3 objection
5) (nous soulignons)
Selon Thomas
d’Aquin, la sensualité comme puissance des appétits qui concernent les biens et
les maux relatifs à la vie charnelle est d’une « corruption perpétuelle : pourquoi une position si
extrême ? En effet, il pourrait sembler logique que les appétits charnels
pris en eux-mêmes sont moralement neutres, et que seuls les actes commis sous
l’emprise de ces appétits sont non pas intrinsèquement mauvais, mais
susceptibles d’être bons ou mauvais, dans la mesure où ils sont tous soumis au
libre arbitre jusque dans leur caractère immédiat, selon s’ils sont ordonnés
par la raison ou non. Dans cette perspective, la sensualité ne serait pas par essence condamnable, mais puissance
dont l’homme pourrait bien ou mal user.
En
réalité, la position de Thomas d’Aquin s’explique parce que lorsqu’il condamne
la sensualité intrinsèquement, comme essence, il ne parle pas strictement des
appétits sensibles, mais des habitus
sensibles naturels, soit des manières dont les actes qui suivent les appétits
sensibles se déploient de façon
ordinaire et innée dans l’âme humaine. En ce sens, la sensualité ne nomme
pas strictement l’appétit sensible, mais «la
partie sensible dans la mesure où elle est davantage abaissée vers la chair » :
le « davantage abaissée vers la
chair » ne signifie pas simplement qu’elle désigne la partie sensible
de l’âme qui se rapporte aux appétits sensibles de l’âme, mais la chair est ici
à la fois l’origine et la fin des
actes consécutifs à la sensualité. Si les appétits sensibles sont par nature ordonnables par la raison et
la volonté, c’est qu’il appartient au libre arbitre de consentir aux actes
immédiatement consécutifs aux appétits sensibles, ou de les empêcher, soit
immédiatement, soit de manière différée, comme on l’a vu. Mais la sensualité
est une disposition naturelle et
habituelle de l’âme qui concerne les appétits sensibles, et non ces
appétits sensibles eux-mêmes comme puissance naturelle.
Dès
lors, les appétits sensibles en tant que tels peuvent doivent être soumis au
libre arbitre, soit au commandement de la raison, si les actes immédiatement
consécutifs au lbre arbitre sont directement susceptibles d’une qualification
morale, car l’emprise du libre arbitre sur ces actes est immédiate ; mais
la sensualité en tant que telle, soit l’habitus inné et non acquis selon lequel
les appétits sensibles comme puissance de l’âme se déploiera en acte, est intrinsèquement mauvais, car les actes
consécutifs immédiatement aux appétits sensibles suivent un mouvement immédiat
naturellement « désordonné »
moralement : la sensualité rend bien le libre arbitre naturellement
« enclin au mal » car elle
est un habitus naturel mauvais selon lequel le mouvement immédiat du libre
arbitre concernant les appétits naturels ne sera pas de les normer selon la raison et la volonté.
La sensualité est donc une faiblesse
du libre arbitre, et non son annihilation ; une disposition mauvaise de la
volonté, et non une disparition de la volonté. Un tel habitus moral est d’une
« corruption perpétuelle »,
car le commandement du libre arbitre ne peut s’exercer dans son entière liberté
que par un combat qui vise la disparition de cet habitus moral : même si
l’acte qui suit immédiatement l’appétit charnel peut recevoir une approbation
morale, soit ne pas être naturellement immédiatement condamnable moralement,
cet acte ne sera qualifiable moralement que si l’intention qui préside au déroulement de son mouvement est ordonnée
à la raison.
La
sensualité est donc une mauvaise ordination immédiate des appétits charnels, présente
comme on l’a vu non pas chez le premier homme, mais dans l’humanité postérieure
au péché originel. La sensualité est une disposition
innée moralement condamnable, qui affaiblit l’efficacité immédiate du libre arbitre, car elle est une propention
naturelle à ne pas soumettre du tout
immédiatement les actes qui suivent les appétits charnels au jugement droit de
la raison : elle est une puissance de désordre intérieur ; mais comme
les appétits charnels sont, comme toute puissance de l’âme, naturellement
commandables par la raison et la volonté, les actes immédiatement consécutifs
aux appétits charnels selon la sensualité sont qualifiables moralement de plein
droit, et qualifiables de plein droit de manière négative. L’efficacité du libre arbitre comme puissance qui
commande intérieurement les actes humains n’est pas éliminée par l’existence de
la sensualité, mais son exercice est entravé,
rendu difficile par une mauvaise disposition morale.
Deux
questions surgissent alors : quel est le degré de gravité de la faute morale consécutive à l’existence de la
sensualité dans l’âme ? Si Thomas d’Aquin a clairement répondu au problème
de savoir comment la sensualité explique que le libre arbitre après le péché
originel soit naturellement « enclin
au mal », reste à déterminer la manière dont les « passions » entravent l’exercice du
libre arbitre, puisque Thomas d’Aquin affirmait en II d24 question 1 article 4
réponse, comme on l’a vu précédemment, que la différence entre le liber arbitre
du premier homme et le libre arbitre de l’humanité postérieure réside dans le
degré selon lequel le libre arbitre commande efficacement les puissances de
l’âme, et affirmait que le libre arbitre de cette humanité était affaibli par
l’existence d’ »habitus vitieux »,
ce qui est le cas de la sensualité, et des « passions ». Tel sont les problèmes que Thomas d’Aquin
s’emploie à résoudre en conclusion de cette Distinction 24 :
« (..) Considérés tous en même temps, ils ne sont pas alors en notre pouvoir, parce que
tandis que nous nous efforçons de nous opposer à l’un, un mouvement illicite
peut surgir d’autre part. (..) » (II d24 question 3 article 2 réponse 4)
« (..) Le péché de la sensualité demeure dans l’âme, dans la mesure où le
péché d’une seule puissance rejaillit sur le tout. » (II d24 question 3
article 2 réponse 5) (nous soulignons)
« (..) La délectation de la raison inférieure
n’est rien d’autre que la complaisance
de la volonté dans ce qui est connu par la raison inférieure comme convenable.
(..) Mais le consentement donné à
l’acte extérieur fait le péché mortel.
De même, l’appétit de la sensualité et
la délectation consécutive à l’appétit ne sont pas un péché mortel avant le
consentement de la raison qui a délibéré ; mais après le consentement de la raison qui délibère est encouru un
péché mortel. » (II d24 question 3 article 4 réponse) (nous soulignons)
« [ la raison supérieure
peut viser quelque chose qui constitue un péché véniel par deux sortes de
mouvements :] l’un subit, qui précède
la délibération, et ce sera un péché véniel ;
l’autre délibéré, et ce sera un
péché mortel. (…) » (II d24
question 3 article 5 réponse) (nous soulignons)
« (..) Du
fait que la chair est livrée à la corruption, toutes les puissances de l’âme sont corrompues d’une certaine manière,
et ainsi la corruption redouble dans la raison supérieure même, bien qu’elle
soit le plus éloignée de la chair. » (II d24 question 3 article 5 réponse
5) (nous soulignons)
« La délectation avant délibération de la raison est un péché véniel. Mais après le consentement délibéré, elle devient
mortelle. (..) » (II d24 question 3 article 6 objection 4) (nous
soulignons)
« (…) Je dis donc que le péché véniel n’est pas une disposition au
péché mortel comme à un terme du même genre, mais à un terme d’un autre
genre ; donc jamais un péché véniel ne devient mortel. » (II d24
question 3 article 6 réponse 6) (nous soulignons)
Thomas
d’Aquin a distingué entre deux modes selon lesquels le libre arbitre commande
un acte : soit il peut seulement empêcher l’acte ou le laisser se
développer – tel est le mode selon lequel le libre arbitre humain a prise sur
les actes consécutifs aux appétit sensibles – soit il est au principe de
l’existence même de l’acte. Cette distinction se redouble dans la distinction
entre deux formes possibles de
consentement à un acte : soit le consentement est immédiat, non
délibéré ; soit il est chronologiquement
postérieur, délibéré et non immédiat.
Ces
deux formes de consentement induisent une distinction
entre deux degrés de gravité possibles des fautes morales : le consentement est immédiat et non
délibéré, ou bien il est délibéré et non immédiat ; dans le premier
cas, la faute morale sera moins grave, dans la mesure où l’acte pouvait
seulement être empêché, et la volonté a immédiatement donné son accord à l’acte
fautif sans qu’il y ait de délai
alors que le délai est nécessaire à l’examen de l’acte par la raison :
l’acte pleinement libre, selon Thomas d’Aquin, est à la fois pleinement
volontaire et pleinement rationnel. Comme cet acte est volontaire, mais pas
pleinement rationnel puisqu’il suit seulement une cognition rationnelle
immédiate, cet acte n’est pas pleinement conforme à la nature du libre
arbitre ; donc il n’est que partiellement libre ; donc si cet acte
est fautif moralement, la responsabilité
morale sera partielle.
D’autre part, au
fait que le consentement est immédiat et non délibéré vient s’ajouter l’existence d’une mauvaise disposition naturelle des appétits
sensibles à être soumis au commandement du libre arbitre : puisque
cette disposition est naturelle et mauvaise, le consentemeny immédiatement
donnée aux actes consécutifs aux appétits charnels aura naturellement tendance à être moralement fautif. Dans la mesure où
il s’agit d’une disposition naturelle des puissances de l’âme, le degré de responsabilité morale est
encore amoindri.
C’est pourquoi
Thomas d’Aquin distingue entre le péché véniel, qui concerne une délectation
mauvaise de la volonté dans des actes consécutifs aux puissances naturelles, et
le péché mortel, qui concerne davantage proprement un consentement délibéré à
des actes dont la valeur morale mauvaise a été reconnue. Tant que le
consentement à l’acte mauvais est immédiat, et non réfléchi en un sens, ce
consentement a un degré de responsabilité morale inférieur à ce qu’il est de
façon non pas immédiate, mais délibérée. L’existence d’une disposition
naturelle à consentir immédiatement aux actes fautifs augmente le caractère
irresponsable, de l’acte fautif ; mais le même acte maintenu après
délibération, de façon non immédiate, devient beaucoup plus responsable, donc
une faute morale bien plus importante, que Thomas d’Aquin appelle en théologien
un péché « mortel ».
D’autre part, la sensualité est à l’origine de multiples mouvements coexistants
dans l’âme ; immédiatement, donc, la capacité à être responsable de chacun
de ces mouvements est encore amoindrie, car le libre arbitre se rendra
éventuellement pleinement maître d’un mouvement, mais pas de tous les
mouvements en même temps.
Pour Thomas
d’Aquin, l’immédiateté sensuelle –et non pas simplement sensible –explique
qu’il entre une part d’irresponsabilité
dans les actes libres. La spontanéité sensible est désordonnée, donc
moralement qualifiable de faute ; la connaissance rationnelle non immédiate
augmente le degré de responsabilité, donc empêcher alors l’acte fautif qui a
déjà commencé sera un acte méritoire, mais le laisser se développer sera une
faute plus grande encore.
Cette analyse du
degré de responsabilité dans la faute morale qui distingue entre deux formes
possibles de consentement explique l’analyse que Thomas d’Aquin donne
brièvement des passions, comme entrave
au libre arbitre :
« (..)Il dit donc qu'il
arrive qu'on pèche en étant savant dans l'universel en acte, mais qu'il n'arrive
pas qu'on pèche en étant savant dans le particulier en acte, mais seulement en
un habitus lié à la passion de colère ou de concupiscence, de sorte que la raison ne s'élance pas vers le droit
choix mais suit le mouvement de la passion. Et même si celui qui est soumis à une passion profère de sa
bouche des propos conformes à la droite raison dans le particulier, il ne les
tient pas cependant dans son esprit, comme l'ivrogne peut proférer de sa bouche
des paroles de sages qu'il ne comprend pas dans son intellect. Donc puisque la raison procède en quelque sorte par
syllogismes dans ses opérations, le jugement de la raison se trouve dans la
proposition majeure qui est universelle; mais la passion, qui a de la force dans le particulier, se mêle à la
proposition mineure qui est particulière. C'est pourquoi la corruption de
la raison suit dans la conclusion du choix.
Par exemple, si on dit:
"aucune fornication ne doit être commise", le jugement de la raison
est parfait à ce sujet. Il en est de même dans cet autre proposition:
"toute fornication est délectable". On pose sous ces deux
propositions cette proposition particulière: "approcher cette femme est de
la fornication". Si la raison
est forte au point de n'être pas vaincue même par la passion particulière, elle
conduira à une conclusion négative en choisissant de ne pas commettre la
fornication. Mais si elle est vaincue
par la passion, elle choisira la conclusion affirmative, choisissant de se
délecter dans la fornication; et ainsi est assumé par la raison le fait que ce
soit un péché, quand un choix dépravé suit la délibération de la raison du fait
que la raison est corrompue par une
passion dans le particulier. Et si bien sûr la délibération s'effectue par
des raisons divines, on dit que le péché est dans la raison supérieure comme
s'il procédait du fait que tout ce qui est interdit par la loi divine doit être
évité. Mais si la délibération s'effectue par des raisons créées, on dit que le
péché est dans la raison inférieure, comme s'il procédait du fait que tout ce
qui transcende le milieu de la vertu doit être évité, ou quelque chose de ce
genre. » (II d24 question 3 article 3 réponse) (nous soulignons)
La passion est un mouvement des
appétits en général, et non pas simplement des appétits sensibles, comme c’était
le cas de la sensualité. En II distinction 24, Thomas d’Aquin ne s’emploie pas
à définir les passions, ni à analyser leur mode de fonctionnement. Encore moins
tranche-t-il ici sur leur caractère moral : sont-elles, comme la
sensualité, par essence morales, et par essence fautives ? Quelles sont
les passions de l’âme ? Thomas d’Aquin ne répond pas ici à ces questions.
Mais l’enjeu de la réflexion
thomiste est de montrer en quoi les passions peuvent (Thomas d’Aquin ne dit nullement ici s’il s’agit d’une
nécessité inéluctable) entraver l’exercice de la raison qui délibère :
lorsque tel est le cas, la délibération est imparfaite, et par conséquent, le degré de responsabilité du consentement à
un acte fautif après délibération est amoindri. En revanche, l’homme peut
être considéré comme plus ou moins responsable d’avoir consenti à laisser la
passion entraver la délibération, ou non ; c’est ainsi que Thomas d’Aquin
donne les fondements nécessaires à une réflexion possible portant sur les
paradoxes de la conscience erronée, et sur l’aveuglement volontaire ou
involontaire sur le caractère fautif de certains actes.
Le
procédé selon lequel la passion entrave l’exercice de la raison dans la
délibération est le suivant : la connaissance morale est composée de deux
éléments : la connaissance du cas particulier dont il faut juger, et la
connaissance des lois universelles d’après lesquelles il faut juger. La
connaissance du cas particulier est susceptible d’être « mêlée » à la passion. La réflexion de Thomas d’Aquin est
ici d’abord et avant tout subjective et
psychologique, en même temps que
morale : Thomas d’Aquin ne pose pas, par exemple, la question de
savoir si une connaissance du
particulier dénuée de passions est possible, ou même souhaitable ; il
ne dit pas davantage que la norme de la connaissance en général, et en
particulier de la connaissance dont le but est le jugement moral, serait une
connaissance qui ne soit pas celle d’un sujet empirique qui a des passions, ou
même simplement des goûts individuels. Bref, la norme du jugement moral n’est
pas ici le but de l’investigation ; en revanche, Thomas d’Aquin s’attache
à montrer en quoi l’individu « soumis »
à ses passions sera incapable d’exercer correctement sa faculté de jugement
pour connaître la valeur morale d’un acte.
L’essentiel,
pour Thomas d’Aquin, est donc d’affirmer que la connaissance morale ne peut
être que le fait d’une personne qui soit pleinement maîtresse d’elle-même,
c’est-à-dire d’une personne qui a, d’une certaine façon, déjà soumis ses passions
à la raison. Ceci revient à dire que pour Thomas d’Aquin, le jugement moral
correct sera le fait d’une personne déjà
intérieurement, psychologiquement moralement disposée : si le
mouvement des appétits sensibles se déploie intérieurement de façon désordonnée,
l’homme sera incapable d’effectuer un jugement moral droit. La norme de la moralité n’est pas le fait
de tout homme, mais seulement de l’homme intérieurement déjà psychologiquement
vertueux.
Dans l'âme, l'introspection morale a permis de distinguer entre les mouvements
délibérés et les mouvements non délibérés; parmi les mouvements non délibérés,
il faudra distinguer si l'absence de délibération est volontaire, ou non; si
elle n'est pas volontaire, est-elle évitable? Si enfin le mouvement est non
délibéré, mais ne peut pas être empêché, comme celui de la délectation (dans
certains cas seulement, bien sûr), la responsabilité
du mouvement n'est pas attribuable à la volonté. La responsabilité a des degrés
différents (cf. q3 a1 ad4), selon qu'elle porte sur l'acte, ou bien simplement
sur le plaisir éprouvé à un acte inévitable. L'acte intérieur de la volonté va
du simple consentement ou refus de consentement
au désordre intérieur, à l'amplification ou la restriction de ce désordre
intérieur. Selon la nature et les limites du commandement de la volonté, l'acte
sera plus ou moins libre, de même que (on l'a vu précédemment), le jugement
rationnel qui constitue le libre choix est plus ou moins libre. La sensualité
manifeste particulièrement une des limites
du pouvoir de la volonté; mais l'irresponsabilité possible, ou du moins la
diminution de la responsabilité amoindrit la faute morale, appelée alors en
théologie péché "véniel".
La gradation
entre les différentes formes de raison et de consentement raisonné, comme les
différentes aptitudes de la volonté à maîtriser les puissances de l'âme, sont à
l'origine d'une typologie variée des péchés. Le libre arbitre est donc nuancé,
et non un pouvoir absolu; mais
Thomas souligne l'inamissibilité de
la liberté, tant métaphysique que théologique, puisque la disposition acquise,
ou le mauvais habitus moral, ne peut en aucun cas obliger la volonté à
commettre un péché mortel. La passivité de la disposition dans le péché véniel
ne peut se transmettre au péché mortel qui est le consentement volontaire
délibéré à un acte qui va contre la loi morale naturelle, la syndérèse, ou les
commandements divins. Le caractère actif du péché mortel est inamissible, et
constitue le volet théologique de la liberté inamissible, expliquant pourquoi
le péché véniel peut disposer à commettre un péché mortel, mais ne peut pas par
nature devenir mortel, car l’hétérogénéité entre péché mortel et péché véniel reflète
la distance radicale qui sépare un acte pleinement volontaire d’un acte
partiellement volontaire : la liberté de la volonté est telle, que ce qui
n'est pas entièrement soumis à son commandement ne peut pas faire qu'un acte
réitérable soumis entièrement à son commandement, vis à vis duquel la liberté
est positive, et non pas simplement restrictive, puisse devenir passif. La disposition à pratiquer des
actes déréglés ne peut pas suffire à faire qu'un acte parfaitement libre
devienne passif. La liberté est qualifiée dans la Distinction 24 avant tout
comme la liberté de la volonté, liberté intérieure et introspective. Le péché
est alors imparfait, à mesure que la volonté est imparfaite dans l'acte fautif.
II Comparaison avec Le Commentaire
des Sentences II. Dist.24 écrit par Bonaventure:
Le commentaire que Thomas d’Aquin fait
de la Distinction 24 des Sentences,
II prend appui, comme on l’a vu, sur les définitions que P. Lombard donne du
libre arbitre comme « faculté de la
raison et de la volonté », comme « ce par quoi le mal est choisi quand la grâce fait défaut » :
Thomas d’Aquin a montré en quoi ces définitions posent de nombreuses
difficultés qui concernent d’une part la nature même d’un acte libre, d’autre
part le rapport théologique entre la liberté et la grâce. En effet, si le libre
arbitre est« faculté de la raison et
de la volonté », peut-on dire qu’un acte qui n’est pas pensé
préalablement à son existence est libre ? Si le libre arbitre est « ce par quoi le mal est choisi quand la grâce
fait défaut », cela signifie-t-il que l’efficacité du libre arbitre
est nulle sans la grâce ? Pour montrer en quoi consistait le libre arbitre
du premier homme, et par là pouvoir commenter l’affirmation de Lombard selon laquelle le libre arbitre était « l’aide » qui pouvait permettre au
premier homme de choisir le bien et non le mal, Thomas d’Aquin a montré en
quoi le libre arbitre du premier homme différait de celui de l’humanité
postérieure, par une analyse exclusivement subjective, intérieure,
psychologique du libre arbitre : dans la mesure où le premier homme était
pleinement maître de lui-même, son libre arbitre était total (comme on l’a
montré en analysant dans notre commentaire II d24 question 1 article 4). Pour
l’humanité postérieure, le libre arbitre qui est composé indissociablement de
la raison et de la volonté est « enclin
au mal », affaibli par l’existence dans l’âme de pulsions anarchiques,
qui ne sont pas spontanément soumises au commandement du libre arbitre :
elles n’échappement pas à ce commandement, mais le libre arbitre doit faire effort pour les commander, car dans
leur immédiateté spontanée elles ne
sont pas soumises à la liberté, comme c’était le cas pour le libre arbitre du
premier homme. Le libre arbitre du
premier homme était donc bel et bien, pour Thomas d’Aquin, la faculté naturelle
par laquelle il pouvait éviter le péché, comme l’affirme Lombard, et ce
sans effort puisqu’il n’y avait pas à combattre une faiblesse naturelle du
libre arbitre.
Cependant, cette réponse de Thomas n’est
pas celle qui a été apportée par Bonaventure
dans son propre Commentaire des
Sentences II, d24 : lui aussi s’efforce de répondre à la question que
pose le texte de Lombard à partir des deux définitions posées du libre arbitre:
le libre arbitre était-il l’« aide »
naturelle par laquelle le premier homme pouvait éviter le péché ? Lui
aussi a comparé le libre arbitre du premier homme à celui de l’humanité
postérieure ; mais alors que Thomas d’Aquin pense comme parfaitement
indissociables la raison et la volonté qui composent le libre arbitre, et
montre en quoi certaines puissances, et surtout certains habitus de l’âme sont
des limites pour l’efficacité du libre arbitre de l’humanité soumise au péché
originel, Bonaventure affirme d’une part la prééminence de la volonté comme composante davantage originelle du
libre arbitre, d’autre part l’inamissibilité essentielle du libre arbitre dont
l’efficacité est pleine, même pour l’humanité soumise
aux conséquences du péché originel dans l’âme humaine. Comment, à partir du
même texte de Lombard, Bonaventure et Thomas ont-ils pu apporter des réponses
qui, si elles se rejoignent sur le fond, diffèrent cependant dans leur pensée
de la nature du libre arbitre ? L’enjeu de Lombard dans la Distinction 24
était d’affirmer que le libre arbitre est ce par quoi le premier homme aurait
pu éviter le péché ; si Bonaventure et Thomas d’Aquin sont d’accord
là-dessus, leur définition psychologique
du libre arbitre coïncide-t-elle ?
Le commentaire de Bonaventure est
également centré sur la place du libre arbitre dans l’âme humaine, comme le
montre le titre : « De libero
arbitrio, quatenus ad alias animae potentias comparatur "[170] ;
la réflexion de Bonaventure s’organise en deux grands articles subdivisés en
questions, et conclut par l’examen des Dubia
circa litteram Magistri :
Article (1) “ De adjutorio homini collato, per quod posset resistere
"[171]
Question
1: « Utrum homini dari potuerit liberum arbitrium inflexibile per
naturam "
Question
2 : « Utrum homini datum fueri naturale adjutorium, per quod posset
absque gratia tentationi resistere "
Article (2) « De divisione potentiarum animae "
Question 1:
« Utrum intellectus et affectus, sive ratio et voluntas, essentialiter
differant "
Question 2:
« Utrum superior et inferior portio potentiarum sint diversae
potentiae "
Question 3:
« Utrum divisio voluntatis per naturalem et deliberativam sit per diversas
potentias "
Question 4:
« Utrum intellectus agens et possibilis sint una potentia, an
diversae "
Au regard du plan, plusieurs points
frappent le regard : d’abord, Bonaventure sépare manifestement l’examen
des deux définitions du libre arbitre proposées par Lombard : il examine
dans un premier article la définition du libre arbitre comme « ce par quoi le mal est choisi quand la grâce
fait défaut », cherchant à savoir si le libre arbitre du premier homme
pouvait résister à la tentation sans le secours de la grâce : la
perspective du premier article est donc clairement commandée par une réflexion
théologique, il s’agit de savoir comment s’articulent la nature humaine et la
grâce ; la question de savoir quelle est l’efficacité du libre arbitre est
donc traitée indépendamment de l’examen des facultés humaines et du rapport
entre ces facultés, ce qui n’est pas la perspective de Thomas d’Aquin pour qui
l’examen de l’âme humaine aboutit de manière conclusive à une distinction entre
ce qui relève proprement de la grâce, et ce qui relève proprement du libre
arbitre. Le deuxième article de Bonaventure traite de la deuxième définition du
libre arbitre proposée par Lombard : « la faculté de la raison et de la volonté » ; mais le
simple titre de ce deuxième article montre que l’analyse des puissances de
l’âme est effectuée d’abord et avant tout pour elle-même.
Ainsi, pour savoir si le libre arbitre
était la faculté par laquelle le premier homme pouvait éviter le péché,
Bonaventure ne commence pas, comme Thomas d’Aquin, par analyser la nature du
libre arbitre ni par se demander quelle est sa place dans l’âme ; il
analyse une qualité du libre
arbitre, se demandant non pas si le libre arbitre existe ni quelle est son
essence, mais s’il est inflexible naturellement. Il s’agit de déterminer si le
libre arbitre désigne non pas tant l’aptitude à faire des choix, mais
l’aptitude à faire des choix qui soient définitifs, comme si la question
principale que l’on devait se poser au sujet du libre arbitre n’était pas de
savoir s’il est bien une capacité à choisir, ni quel est le rapport intérieur
entre les facultés de l’âme mis en œuvre dans son exercice, mais quelle est la modalité temporelle de son
exercice ; la perspective de Bonaventure est de distinguer ce que la grâce
apporte au libre arbitre.
D’autre part, en analysant par une grande
question les puissances de l’âme, Bonaventure s’inscrit lui aussi dans la
perspective d’une psychologie
rationnelle, comme le fera Thomas d’Aquin ; mais le but de son analyse
n’est pas, comme c’est le cas chez Thomas d’Aquin, d’analyser la structure du
péché dans l’âme humaine ni de répondre à la question préalable de savoir s’il
existe des degrés différents de responsabilité dans les actes humains.
Bonaventure, pour sa part, procède simplement à un examen systématique des grandes facultés de l’âme que sont la
raison et la volonté ; demandant d’abord si la raison et la volonté sont
distinctes essentiellement ou non – tandis que pour Thomas d’Aquin dans le Commentaire des Sentences II d.24, la
différence est essentielle, et le libre arbitre désigne un certain rapport
entre elles qu’il faut élucider– puis procédant à un examen exhaustif de
chacune de ces facultés, chacune d’entre elles se subdivisant en deux
puissances, dont il demande si elles sont ramenables à l’unité. Alors que
l’examen des facultés de l’âme était commandé, chez Thomas d’Aquin, par le désir
de mettre en lumière le rapport entre les facultés de l’âme que le libre
arbitre met en œuvre, Bonaventure adopte une perspective différente : si
le libre arbitre désigne proprement l’aptitude à choisir, ce qui requiert une
délibération et un acte libre, il semble pouvoir être tout simplement identifié
à une des puissances de la volonté : la « volonté délibérative ».
L’enjeu de l’analyse précédente du Commentaire de Thomas d’Aquin était de
montrer en quoi la perspective que Thomas d’Aquin adopte répond à des questions
portant sur la nature du libre arbitre : la liberté du libre arbitre
est-elle totale, et est-elle inamissible ? Quel est le mode selon lequel le
libre arbitre met en œuvre les facultés de l’âme ?
Dans la perspective de mettre davantage
en lumière les options fondamentales de Thomas d’Aquin, on s’efforcera de
montrer quelle est la réponse que Bonaventure apporte à ces questions, bien que
celles-ci ne commandent pas l’organisation de son Commentaire et n’en soient pas non plus le fil directeur essentiel.
Conformément au plan du Commentaire
de Bonaventure, en revanche, on analysera d’abord l’efficacité du libre
arbitre, avant de voir à quelles puissances de l’âme Bonaventure le
rapproche : chez Thomas d’Aquin, l’examen des facultés de l’âme et de leur
relation dans l’exercice du libre arbitre commandait la structure de l’acte
libre et son efficacité ; mais Bonaventure préfère discerner d’abord, en
théologien, les qualités et les limites du libre arbitre ; on suivra donc
l’organisation du texte par Bonaventure.
Le libre arbitre est-il tout-puissant,
ou connaît-il des limites inhérentes à la nature humaine ? Peut-on dire
que l’homme est libre, donc capable de faire tout ce qu’il veut ? Ou bien
le libre arbitre, comme capacité à faire des choix, est-il, en tant que libre
arbitre humain, conforme à la nature humaine ?
Bonaventure s’efforce de répondre à ces
questions par le biais d’une analyse qui porte non pas sur l’intériorité de
l’âme humaine, comme chez Thomas d’Aquin, ce qui servait comme on l’a vu à
analyser le mécanisme selon lequel un acte libre est engendré dans l’âme, mais
sur la nature humaine en général. En effet, Bonaventure entend d’abord
déterminer si oui ou non, le libre arbitre est « inflexible par nature » : l’enjeu de cette interrogation
est de montrer quelles sont les limites du libre arbitre en tant que tel, et
quelles sont les limites du libre arbitre proprement humain :
« ( ..)
repugnat, ullam rationalem creaturam per
naturam habere liberum arbitrium inflexibile ad malum. » (II d24 question
1 article 1 réponse)(nous soulignons)
« (..)
impossibile est alicui creturae dari
liberum arbitrium per naturam inflexibile. » (II d24 question 1 article 1
s. c 4)
« ..)
liberum arbitrium creatum, hoc ipso quod liberum
est, dominatur actui suo: hoc ipso
quod creatum est, factum est debens aliquid suo Creatori, videlicet
honorem: ergo si dominatur suo actui,
potest non reddere quod debet; sed hoc est peccatum: ergo necesarium est,
liberum arbitrium, quantum est de sua natura, fieri flexibile ad peccatum » (II d24 question 1 article 1, s.c 3)
(nous soulignons)
«Ista duo
convertibilia sunt (..)esse creabile et esse vertibile.
(..) in substantia spirituali non est
vertibilitas secundum substantiam : ergo necesse est, quod sit secundum electionem : ergo
impossibile est, substantiam creatam habere liberum arbitrium per naturam
inflexibile. » (II d24 question 1 article 1, s.c 1) (nous soulignons)
« (..)
Si enim liberum arbitrium creaturae rationalis fieret naturaliter ad malum
inflexibile, aut hoc esset propter ipsius arctationem
ad bonum, aut propter ipsius determinationem.
Si propter arctationem, ut sic
faceret bonum, sicut lapis tendit deorsum ; jam liberum arbitrium nec esset liberum (..) . Si autem
inflexibile essset ad malum propter determinationem,
quia sic potens esset per propriam naturam in bonum, ut non posset deficere in
malo, sicut est de libero arbitrio divino, quod ad sola bona determinatum
est ; jam tale liberum arbitrium
careret vanitate per naturam suam» (II d24 question 1 article 1 R.) (nous
soulignons)
Pour Bonaventure, le libre arbitre
humain est d’abord et avant tout le libre arbitre d’une créature. Or les
créatures sont issues du néant, et la marque de cette origine en elles est leur
incapacité à rester ce qu’elles sont par elles-mêmes ; en tant que
créatures, les créatures sont toutes muables (« Ista duo convertibilia sunt (..)esse creabile et esse vertibile »).
Chez les êtres spirituels, cette finitude
se manifeste dans l’incapacité de leur libre arbitre à vouloir toujours la même
chose.
Cette pensée de la finitude du libre
arbitre se redouble par une analyse de la dette qu’a la créature envers son
créateur : le péché consiste à ne pas lui rendre ce qui lui est dû. Ici
est seulement mentionnée ce qui constitue le cœur de l’analyse thomiste dans II
d24 question 1 article 1 : être libre signifie être maître de ses actes (« dominatur sui acto »). Alors que
Thomas d’Aquin interroge cette définition du libre arbitre en montrant en quel
sens une puissance est en général maître de son acte, Bonaventure maintient son
analyse du libre arbitre dans la perspective de la finitude théologique : Or si le libre arbitre d’une créature
signifie que la créature est maître de son acte, elle ne doit plus rien à son
créateur. Comme l’existence de la créature ne dépend pas d’elle-même, mais du
créateur, son libre arbitre ne peut pas signifier une maîtrise de son
acte ; la finitude théologique du libre arbitre d’une créature exige donc
que le libre arbitre ne soit pas une maîtrise de son acte.
Enfin, persister dans son mouvement
parce qu’il est conforme à sa nature est le fait des êtres naturels inanimés (« sicut lapis tendit deorsum »).
Mais le libre arbitre est spirituel et non matériel ; donc il ne saurait
posséder la caractéristique de persister dans un choix indéfiniment parce que
ce choix est conforme à sa nature.
Au terme de ce premier article, Bonaventure
a donc établi négativement ce qu’est
le libre arbitre : par comparaison avec le libre arbitre divin, avec les
êtres naturels matériels, et par un examen de la finitude propre à la créature,
Bonaventure rejette l’idée d’un libre arbitre inflexible. Thomas d’Aquin pour
sa part ne reprendra pas cette interrogation dans son Commentaire II d24 : s’il est amené à se demander si le libre
arbitre signifie une maîtrise de l’acte assimilable éventuellement à celle
d’une puissance naturelle, ce sera en interrogeant le rapport entre l’acte et
la puissance en général. La finitude du
libre arbitre, qui doit être prise au sens où l’existence du libre arbitre,
comme celle de toute créature, ne dépend pas que d’elle-même, ne sera pas
interrogée par Thomas d’Aquin. Montrer
en quoi le fait d’être créé limite le libre arbitre humain est une perspective
absente dans le texte de Thomas d’Aquin.
En revanche, le deuxième article de
cette première question présente des similitudes nombreuses avec le texte de
Thomas d’Aquin, qui tiennent au fait que Thomas d’Aquin entend répondre lui
aussi à l’interrogation de Lombard
pour savoir « utrum datum fuerit
homini naturale adjutorium, per quod posset absque omni gratia tentationi
resistere » . Néanmoins, là encore Bonaventure s’attache d’abord
et avant tout à la finitude théologique
du libre arbitre. Bonaventure répond en effet à cette question de Lombard
en distinguant entre deux sortes d’actions divines
possibles : « continuatio
influentiae divinae » et « appositio
novae gratiae » : le libre arbitre ne peut pas éviter le péché
par lui-même sans la moindre action divine en lui ; mais selon son
mouvement naturel, qui lui est donné par Dieu, le libre arbitre du premier
homme pouvait repousser la tentation et choisir le bien sans qu’une grâce
supplémentaire n’agisse sur lui.
« liberum arbitrium (..) est potestas
servandi rectitudinem propter se ; sed liberum arbitrium est potentia naturalis : ergo per naturalem
potentiam absque addita gratia homo poterat servare rectitudinem(..).(IId24
question 1 article 2 objection 1)(nous soulignons)
« (..) nullus peccat in eo quod vitare non potest »(II
d24 question article 2 objection 2) (nous soulignons)
« (..)sicut
aliquid naturaliter propagatur, sic etiam in naturali virtute in esse onservatur. Ergo si liberum
arbitrium homini datum per naturam propriam innocens erat (..)per naturam
proprie (..)permanere poterat in sua
innocentia »(II d24 question 1 article 2 objection 3) (nous
soulignons)
« Humana
natura, etsi in illa integritate, in qua condita est, permaneret, nullo tamen modo se ipsam, Creatore non adjuvante,
servaret » (II d24 question 1 article 2 s.c.1) (nous soulignons)(argument repris textuellement par Thomas
d’Aquin en II d24 question 1 article 4 objection 1, mais dont le statut change :
alors que pour Bonaventure, cet argument montre la nécessité d’une influence
divine pour que le libre arbitre choisisse le bien, pour Thomas d’Aquin il
s’agit d’une objection à sa propre pensée, qui sépare nettement l’action
naturelle du libre arbitre dont Dieu est le créateur, de l’action de la grâce
qui s’ajoute à l’action naturelle du libre arbitre et la modifie. Ainsi Thomas
d’Aquin y répondra, en II d24 question 1 article 4 réponse à l’objection 1, que
« Dieu œuvre dans la volonté (..) comme la cause première dans les causes
secondes », sans qui l’homme ne peut pas « persister(..) ni avoir un
mouvement droit de la volonté »).
« (..)si
virtute propria posset homo absque omni gratia tentationi resistere, potuisset
etiam victoriam de inimico obtinere ; sed victoriae respondet corona : ergo absque omni gratia potuisset
mereri et pervenire ad gloriam
(..) » (II d24 question 1 article 2 s. c. 3) (nous soulignons)(argument également repris par Thomas
d’Aquin qui y voit une objection à sa propre pensée : il y répondra, en II d24
question 1 article 4 réponse 3, qu’il y a différentes façons de résister à la
tentation : les unes sont méritoires, les autres non)
« (..)
tentationi resistere, hoc est opus de se
laudabile ; sed faciens opus laudabile non potest non proficere »
(II d24 question 1 article 2 s. c. 4) (nous soulignons) argument également repris par Thomas d’Aquin qui y voit une objection
à sa propre pensée et à Lombard lui-même : il y répondra, en II d24
question 1 article 4 réponse 4, que les actes louables sont ceux dont la vertu
est cause, et que ne sont méritoires que les actes informés par la grâce)
« primo homo per naturalem adjutorium cum continuatione divinae influentiae poterat tentationi resistere sine novae
gratiae oppositione » (II d24 question 1 article 2 réponse) (nous
soulignons)
« (..)
magna erat in primo homine « liberi
arbitrii ab omni labe et corruptione immunitas
atque naturalium potentiarum animae sinceritas et vivacitas » (II d24 question 1 article 2 réponse)
(nous soulignons)
« (..)
in quocumque statu est, necessaria est sibi divinae bonitatis influentia » (II
d25 question 1 article 2 réponse 1)(nous soulignons)
« (..)
eadem sunt naturalia in nobis et in
primo homine (..) secundum substantiam tamen infirmata sunt et vulnerata et
deteriorata » (II d24 question
1 article 2 réponse 2) (nous soulignons)
« (..)
plus est adversarium superare quam eidem resistere (..)homo non tantum resistit
adversario voluntare, verum etiam meritorie»
(II d24 question 1 article 2 réponse 3) (nous soulignons)
Bonaventure établit une différence entre
l’influence naturelle de Dieu, et la grâce qui nécessite une intervention
supplémentaire ; Thomas d’Aquin reprend cette idée dans son propre Commentaire, pour répondre à cette même
question de Lombard, mais en distinguant pour sa part l’influence divine
nécessaire pour donner à chaque réalité naturelle d’avoir de l’être et de
persister en lui, et la grâce qui est une action supplémentaire.
L’argumentation de Bonaventure prend en compte la différence entre le libre
arbitre de l’homme dans l’état d’innocence, et de l’homme soumis aux
conséquences du péché originel (« (..) magna
erat in primo homine « liberi
arbitrii ab omni labe et corruptione immunitas
atque naturalium potentiarum animae sinceritas et vivacitas » (II d24 question 1 article 2 réponse)
(nous soulignons)) ; mais il n’en déduit pas, comme le fait Thomas en II
d24 question 1 article 4, que le premier homme pouvait vaincre très facilement
la tentation ; d’autre part, Bonaventure n’affirme pas non plus, comme le
fait Thomas, que le libre arbitre en tant que tel a un pouvoir limité dans
l’âme humaine depuis le péché originel, alors que son pouvoir était total dans
l’état d’innocence : Si Bonaventure pense que la nature humaine dans son
ensemble est abîmée par le péché originel, en II d 24 question 1 article 2
réponse 2 (naturalia.. infirmata), il
ne pense pas spécifiquement à un affaiblissement du libre arbitre, ni à une
inclination au mal du libre arbitre. Le libre arbitre suppose bien qu’il y ait
la possibilité de choisir de faire le mal, sans qu’il s’agisse d’un
déterminisme (c’est l’objection 1, à laquelle Bonaventure se contente d’ajouter
dans sa réponse que néanmoins, le choix du bien nécessite une influence
divine) ; mais une propention au mal naturelle depuis le péché originel,
qui distinguerait radicalement la liberté avant, et après le péché originel,
n’est pas envisagée par Bonaventure.
D’autre part, Thomas d’Aquin emprunte
textuellement à Bonaventure la distinction que celui-ci opère entre le mérite et la résistance à la tentation,
ainsi qu’entre les œuvres dignes de louange, et les autres (cf. l’objection 3
et sa réponse citées plus haut, ainsi que l’objection 4) : mais pour
Thomas d’Aquin il ne faut pas distinguer simplement entre la résistance à la tentation, et la victoire sur le tentateur ; il
faut plutôt distinguer si dans l’âme, le principe
de l’acte est infusé par la grâce, ou s’il est naturel.
Dans cette première question, on peut
donc affirmer que Bonaventure adopte une démarche de théologien qui entend accorder ensemble l’affirmation de
l’existence du libre arbitre, et la finitude ontologique des créatures, même
spirituelles : c’est parce que la créature est créée que son libre arbitre
est limité, et ne peut pas en particulier être caractérisé par l’inflexibilité.
De cette affirmation découle la réponse que Bonaventure donne à la question
posée dans le Lombard : le libre arbitre pouvait-il sans la grâce éviter
le péché originel en résistant à la tentation? L’enjeu de cette question,
pour Bonaventure, est de distinguer entre l’œuvre naturelle de Dieu qui crée le
libre arbitre et le maintient dans l’être, et l’œuvre surnaturelle de la grâce.
L’existence du libre arbitre dépend de Dieu, donc la liberté du libre arbitre
en tant que capacité à éviter le mal et choisir le bien, et également en tant
que capacité à résister à la tentation ou vaincre le tentateur, dépend de
l’influence divine, voire de la grâce divine pour la capacité à vaincre le
tentateur. Le libre arbitre comme puissance naturelle est à peine envisagé par
Bonaventure, qui se contente de nier son aséité. Thomas d’Aquin, pour sa part,
s’il reprend à son compte les distinctions théologiques de Bonaventure, entre
la résistance à la tentation et la victoire par exemple, répond à cette même
question de Lombard au terme d’une analyse portant sur la nature du libre
arbitre, où il ajoute notamment à Bonaventure l’idée d’une dégradation du libre
arbitre lui-même depuis le péché originel. Ainsi, Bonaventure qui distingue
l’influence divine et la grâce répond comme Thomas d’Aquin, mais ce dernier a
des affirmations davantage tranchées, allant jusqu’à définir l’œuvre de Dieu
cause première du libre arbitre, par opposition à l’œuvre de la grâce. C’est
pourquoi Thomas d’Aquin met davantage en relief la responsabilité du premier homme dans son péché, alors que
Bonaventure se contente de répondre négativement que le premier homme n’avait
pas besoin de la grâce divine. Par ailleurs, l’examen du concept aristotélicien
de puissance naturelle permet à Thomas d’Aquin d’aller plus loin que
Bonaventure dans l’analyse du libre arbitre : là où Bonaventure se
contente d’affirmer que le libre arbitre n’a pas l’aséité, et ne peut pas être
inflexible, Thomas d’Aquin établit la nature du libre arbitre comme puissance
de l’âme, et n’éprouve par conséquent pas le besoin de caractériser le libre
arbitre par la non-inflexibilité : le libre arbitre humain est libre de
choisir, mais Thomas d’Aquin ne répercute pas à la suite de Bonaventure la
finitude humaine sur la flexibilité du libre arbitre.
Pour Lombard, le libre arbitre se
définit comme la « faculté de la
raison et de la volonté » : quel statut Bonaventure donne-t-il à
cette affirmation ? S’agit-il de dire que la raison et la volonté sont
toutes deux également réunies dans le libre arbitre, ou d’affirmer la
suprématie d’une des deux facultés sur l’autre dans le libre arbitre ? En
effet, l’expression même de libre arbitre signifie la liberté, et le
choix ; mais le choix ne nécessite-t-il pas un examen rationnel de ce que
l’on peut choisir ?
Bonaventure
n’organise pas sa réflexion autour de cette interrogation, à laquelle Thomas
d’Aquin pour sa part consacre plusieurs articles dans sa première
question : pour Thomas d’Aquin, les degrés de liberté et de responsabilité
dans les actes libres qu’il analyse dans les questions suivantes s’expliquent
par la nature du libre arbitre et le fonctionnement dans l’âme de la procédure
de choix, ainsi que de consentement. Bonaventure entend analyser pour
elles-mêmes dans sa deuxième partie la division des puissances de l’âme entre
la raison et la volonté ; le libre arbitre n’est pas envisagé une seule
fois ; aussi ne retiendra-t-on de son analyse que les points qui ont des
conséquences sur sa pensée de la liberté, sachant que Bonaventure distingue la
volonté « naturelle » et la
volonté « qui peut délibérer »
(deliberativa) : l’enjeu de notre comparaison sera de déterminer ce qu’est
cette voluntas deliberativa, dans la
mesure où elle semblerait être capable d’effectuer des choix, donc s’identifier
avec le libre arbitre dont l’acte essentiel, selon Thomas d’Aquin, est le
choix.
Qu’est-ce que la voluntas deliberativa ? Une telle expression peut sembler
étrange, à première vue, puisque la délibération, si ce terme est
étymologiquement fondé sur le terme « liberus »,
signifie un examen des raisons pour lesquelles on effectuerait un choix plutôt
qu’un autre. Certes, ce choix est préférentiel, et pour pouvoir préférer, il
faut une volonté ou un affect qui choisit. En même temps, ce qui est choisi ne
doit-il pas être d’abord examiné par la raison ?
Dans son Commentaire II d24, la voluntas
deliberativa est en réalité examinée de manière conclusive : après
avoir démontré que la différence entre l’intellect et la volonté est une
différence de puissances, et non d’essence, Bonaventure aboutit à spécifier les
différenciations au sein de chacune de ces puissances :
« ratio
et voluntas, sive intellectus et affectus, sunt diversae potentiae, non tamen
diversae essentiae. (II d24article 2 question 1 réponse)
Quelle est la portée d’une telle
affirmation ? Bonaventure s’empresse de la préciser, en la justifiant
ainsi :
« (..)intellectus et affectus, sive ratio et voluntas,
non sunt una potentia, sed diversae. (..) [Tous nos prédécesseurs]
quotquot dividunt animae potentias,prima
divisione divdunt in cognitivam
et affectivam sive motivam. (..) Major est
differentia intelligentiae ad voluntatem quam sit intelligentiae ad memoriam,
vel etiam irascibilis ad concupiscibilem. “(II d24article 2 question 1 réponse)
« (..) potentiae radicuntur in eadem substantia. (..)
Si ratio et voluntas essent eadem potentia, cum intenderetur cognitio,
minueretur affectio.(..) quod si omnino falsum
est, quod.. » (II d24 article 2 question 1 s.c.6)
« « nihil
intellegimus, nisi per intellectum, nihil volumus nisi per
voluntatem. » » (Augustin cité enII d24 article 2 question 1 réponse
5)
Pour Bonaventure, distinguer la volonté
et l’intellect comme non des essences, mais des puissances différentes, ce
n’est pas les rapprocher, mais bien les distinguer radicalement, car leur
différence est plus grande qu’entre toutes les autres puissances de l’âme.
Bonaventure justifier l’idée selon laquelle le mouvement de la raison et le mouvement
de la volonté sont différents, de sorte que comme le signale le s.c. 6 cité, le
mouvement de l’une de ces facultés ne fait pas obstacle au mouvement de
l’autre. Il s’agit d’affirmer l’indépendance
de la connaissance et de la volonté, et d’affirmer ainsi implicitement
qu’il n’y a pas de contradiction
essentielle à connaître une chose, et en vouloir une autre. Il est en effet
impossible de poser l’identité essentielle entre la raison et la volonté, car
la connaissance et l’affect ne sont pas un, mais deux actes différents.
Thomas d’Aquin pour sa part, s’il
maintient avec Bonaventure la distinction entre la puissance rationnelle et la
volonté, en II d24 question 1 article 2, rejette la thèse selon laquelle le
mouvement de l’une et le mouvement de l’autre sont indépendants : dans la
mesure où l’on ne peut vouloir que ce que l’on connaît, il est nécessaire que
la volonté reçoive son objet de la raison, et inversement la raison est mise en
mouvement par la volonté qui veut connaître. Si Thomas d’Aquin s’inscrit dans
la lignée de Bonaventure en rejetant l’idée d’une identité entre la raison et
la volonté, comme si l’unique différence entre elles n’était pas une différence de nature, mais de relation, en
revanche il coordonne la volonté et
la raison : il n’y a pas de connaissance possible sans volonté de
connaître ; il n’y a pas de volonté d’autre chose que d’un bien présenté
par la raison. L’une de ces puissances ne peut pas agir sans l’autre.
En un deuxième temps, Bonaventure montre
que la partie inférieure et la partie supérieure de la raison dans l’âme ne
sont pas des puissances différentes. En revanche, ses dispositions et ses
fonctions la différencient en une partie inférieure, et une partie supérieure,
car :
« (..)
sunt ejusdem naturae ratio superior et inferior, differentes secundum
fortitudinis et debilitatis disppositionem.(..) Una oritur ab altera et ei
conjungitur tamquam adjutorium simile
sibi (..). Diversitas autem officiorum
similiter non venit ex diversitate naturarum,
sed ex diversitate dispositionum.
Quia enim haec fortis est et illa debilis, haec intelligens et consulens
divinam voluntatem, illa vero opere exsequens. (..) diversae potentiae nons
sunt (..) sed dispositiones et officia. » (II d24 article 2 question 2
réponse)
Par comparaison, Thomas d’Aquin répondra
également en II d24 question 2 article 2 qu’elles « ne se distinguent pas comme des puissances différentes, mais
plutôt selon l’habitus que la puissance a déjà en acte, ou bien vers lequel
elle est ordonnée naturellement. » : la partie inférieure de la
raison et la partie supérieure de la raison ne se différencient que selon leur
fonction et leurs dispositions ; mais l’une et l’autre relèvent de la même
puissance, qui a pour finalité de faire connaître rationnellement et non de façon
sensible.
Bonaventure en tire cependant déjà une
conséquence pour la volonté, en II d24 article 2 question 2 réponse 4 :
« de
passione (..) spirituale, qua dicimus, idem
a se moveri et regi, veritatem non habet, cum dicat Anselmus,
« voluntatem esse instrumentum se ipsum movens » »
La volonté a pour définition intrinsèque
d’être à elle-même la propre cause de son mouvement ; la spontanéité de la
volonté est absolue. Elle ne peut donc pas être soumise à autre chose qu’à
elle-même, pour Bonaventure. Thomas d’Aquin pour sa part, dans sa considération
du libre arbitre, récuse cette idée de la façon suivante : la volonté ne
peut vouloir que ce qu’elle connaît. Or la connaissance intellectuelle est le
fait de la raison. Donc la volonté commande la raison, au sens où elle choisit
et met en mouvement les facultés qui sont soumises à la raison, mais elle-même
se soumet à la raison dans la mesure où elle reçoit de lui son objet. Ainsi, si
la volonté se meut bien d’elle-même, si elle est spontanée, pour Thomas d’Aquin cette spontanéité n’en est pas moins
réceptive.
Enfin, dans une troisième question,
Bonaventure aboutit à l’interrogationsur la distinction entre une volonté
naturelle, et une volonté qui peut délibérer :
« voluntas naturalis et deliberativa, quatenus
differunt in modo appetendi, non sunt diversae potentiae, sed una, diversimode
tamens movens » ( II d24 article 2 question 3 réponse)
L’argumentation
est la suivante :
« (..) in objecti, (..)naturalem potentiam et
deliberativam esse diversas potentias. (..) In modo appetendi [ :]
(..) cum appellemus synderesim esse voluntatem naturalem, quae quidem
naturaliter inclinat et instigat ad bonum honestum et remurmurat contra
malum ; et voluntatem deliberativam appetitum, quo post deliberationem aliquando adhaeremus bono, aliquando malo (..)
sic divisio potentiae per naturalem et deliberativam non varia team secundum
essentiam potentiae, sed secundum modum
movendi.
(..)Eadem enim est potentia quae, ut appetit beatitudinem,
ad beatitudinem inclinatur ; ut vero appetit hoc vel illud bonum facere,
deliberativa dicitur, et secundum
judicium rationis potest ad contrarium inclinari. »
« (..) rationalis enim voluntas ita ordinatur ad
aliquid quod nullo modo appetit suum oppositum, ut patet in ordine
voluntatis nostrae ad beatitudienm et felicitatem. Licet autem determinate
incllinetur ad beatitudinem, ad multa tamen genera appetibilium illa et eadem
voluntatis potentia est indeterminata, ita quod nata est moveri in
opposita ; et propterea sic est naturalis, ut tamen non desinat esse rationalis et deliberativa. Si autem sic esset determinata ad unum, quod nullo
modoposset in opposita, sicut est
potentia malefaciendi (..), tunc esset pure naturalis, et non esset
deliberativa sive rationalis. » (réponse 2)
Bonaventure procède de la façon
suivante : il distingue deux sortes de volontés : la volonté
naturelle, et la volonté qui peut délibérer. La volonté naturelle désigne la
volonté, dans la mesure où elle est ordonnée vers sa fin ultime, qui est la
béatitude : dans la mesure où la volonté veut la béatitude, elle est la
volonté naturelle. La syndérèse, ou les premiers principes moraux, est pour
Bonaventure de l’ordre de la volonté et de l’affect. La volonté capable de
délibérer désigne la volonté qui vise des fins déterminées, variables ;
son mouvement est alors conforme au jugement de la raison qui connaît les biens
qu’elle vise. Ces deux volontés n’en forment donc qu’une, dans la mesure où
c’est la même volonté qui veut la fin dernière qu’est la béatitude, et qui veut
les biens indéterminés que peut proposer la raison. La différence entre ces
deux formes de volonté est à la fois dans la finalité et dans le mode
selon lequel elles se rapportent à leur objet.
Pour sa part, Thomas n’envisage pas
explicitement le rapport qu’entretient la volonté avec la béatitude au sein
même du Commentaire II d 24 ;
mais dans la Somme théologique I
question 82 article 1, il peut néanmoins affirmer : « de même que l’intelligence adhère
nécessairement aux premiers principes, de même la volonté adhère nécessairement
à la fin ultime, qui est la béatitude ». Néanmoins, si Thomas et
Bonaventure coïncident pour affirmer que la volonté est orientée nécessairement vers le bonheur, pour Thomas la
connaissance des premiers principes de la morale n’est pas intuitive ou
affective, mais elle est de l’ordre de la connaissance rationnelle : c’est
ce qu’il affirme dans son Commentaire
II d24 question 2 article 3 : la syndérèse n’est pas identique à la
raison, mais elle désigne un habitus de la raison, comme le montre par exemple
la réponse à la deuxième objection : « la partie rationnelle n’est pas absolument appelée syndérèse, mais elle
est appelée ainsi relativement au fait qu’un tel habitus se mêle à elle. » La pensée thomiste et la pensée
bonaventurienne de la moralité ne coïncident donc pas.
D’autre part, dans la présentation de la
volonté qui délibère, Bonaventure admet la possibilité que la volonté soit
d’une certaine façon soumise à la raison, puisque la volonté proprement capable
de délibérer délibère sur ce qui lui est présenté par la raison, selon le mode
d’une délibération rationnelle. Ainsi, le libre
arbitre prend bien la forme, pour Bonaventure, d’une volonté qui veut
conformément à ce que peut lui dire la raison, comme pour Thomas d’Aquin. Si Bonaventure
ne précise pas ici de quelle manière exactement la volonté se subordonne au
mode de penser de la raison, il n’en demeure pas moins que sa présentation de
la volonté capable de délibérer comme volonté rationnelle est compatible avec
la pensée du libre arbitre que développe Thomas dans son propre Commentaire.
Bonaventure et Thomas d’Aquin n’axent
pas leurs Commentaires II d24 sur les
mêmes thèmes : si l’un et l’autre entendent aboutir à une justification de
l’idée selon laquelle le libre arbitre est ce par quoi le péché pouvait être
évité dans l’état d’innocence, Thomas d’Aquin aborde davantage le libre arbitre
selon une analyse introspective.
Bonaventure pour sa part dissocie à cet endroit du commentaire l’analyse du
libre arbitre (qu’il poussera dans la distinction 25 par la question « utrum liberum arbitrium sit potentia
distincta contra rationem et voluntatem ») et celle des facultés de
l’âme ; il s’attache ici à analyser les puissances de l’âme pour
elles-mêmes et non dans leur rapport au libre arbitre. Cependant, des points
fondamentaux d’accord et de désaccord entre ces deux auteurs sur le statut du
libre arbitre apparaissent : tous deux se rejoignent sur la compréhension
de la délibération, et sur l’idée que raison et volonté sont des puissances
distinctes. Mais si la volonté désire bien le bonheur comme fin ultime, pour
Thomas d’Aquin, les premiers principes de la morale sont connus par la raison
et non par la volonté ; d’autre part la volonté est absolument normée par
la raison dans l’acte délibéré, pour Thomas d’Aquin, tandis que Bonaventure
envisage par la volonté naturelle que la volonté puisse être radicalement à
elle-même sa propre norme. Enfin, l’efficace du libre arbitre est limitée par
nature, chez Bonaventure pour qui le libre arbitre ne peut pas être inflexible,
dans la mesure où il est le libre arbitre d’une créature créée ; tandis
que pour Thomas d’Aquin, le libre arbitre comme puissance de l’âme est entier,
mais soumis à la dégradation consécutive au péché originel, son efficace comme
commandement des facultés de l’âme est affaiblie : Bonaventure n’envisage
pas pour sa part une limitation du pouvoir du libre arbitre et de la volonté
dans l’âme après le péché originel. La faiblesse du libre arbitre est liée à sa
finitude théologique, et non à une dégradation.
Conclusion générale:
Qu'est-ce que le libre arbitre? Dans la
distinction 24 du Commentaire des
Sentences, Thomas a donné un ancrage à la conception lombardienne du libre
arbitre comme "faculté de la raison
et de la volonté", dont il a cerné les limites: la délibération
rationnelle et la connaissance des principes moraux premiers relèvent de la
raison; tel est l'aspect rationnel de la morale thomiste, mais la liberté est
intimement liée à la volonté, elle est donc inamissible. Par conséquent, l'appréciation des actes moraux
s'effectuera à l'aune de la connaissance morale, mais sans jamais perdre de vue
la liberté de l'arbitre, source d'une responsabilité
morale que la psychologie philosophique permet d'apprécier selon des degrés
intérieurement variables. Théologie et philosophie s'entrelacent dans cette
compréhension métaphysique du libre arbitre, sans s'opposer. La volonté libre
est compréhensible selon le schème d'une nature
aristotélicienne parfaite, dans la mesure où le principe interne et
immédiat de ses opérations est interne et inviolable: nul ne peut contraindre
la volonté libre. Le libre arbitre est constitutif
de la nature humaine, dans la mesure où il fait de l'homme le principe
propre de ses actions et mouvements, conformément à la présence en lui de
puissances rationnelles capables des contraires, donc indéterminées.
Dès ce premier texte de Thomas d'Aquin,
les bases objectives et non plus subjectives de l'éthique thomiste sont donc posées implicitement: le désir accède au
but de la vie, et les premiers principes moraux touchent la fin suprême de
l'homme, le bien ultime au fondement de la loi morale naturelle: chercher le
bien, éviter le mal. Ainsi, choisir ce qui est désiré n'est pas une nécessité
-comme l'a montré l'analyse de la sensualité dans le texte-, mais est bien
effectuer un choix profondément libre, bien que conforme à un désir: l'action
humaine est structurée par la rationalité et le désir qui connaît la fin de
l'action; l'action reflète la forme de l'agent, libre comme être de raison et
de désir. La liberté prend la forme d'un choix préférentiel informé par la
raison, d'un désir délibéré. Comme dit Pinckaers[172], les premiers
mouvements de l'appétit sensible de la d24 illustrent parfaitement l'idée que "le problème de la qualité morale des
passions se situe dans leur rapport avec la raison et la volonté.": la
pensée proprement thomiste d'une âme humaine qui soit une, d'un composé vraiment un, où facultés intellectuelles et
sensibilité sont liées, justifie la liberté
de l'homme jusque dans ses mouvements premiers. La sensualité, comme
propention désordonnée à la recherche des biens du corps consécutive au péché
originel, n'implique pas un certain déterminisme psychologique; l'homme reste
libre, et donc responsable jusque dans les premiers mouvements de l'appétit,
parce que l'âme humaine est intrinsèquement une, ce qui implique que "raison, volonté, sensibilité, et perception
des sens tendent à fonctionner en coordination, entre autres dans le choix libre,
constitué par un jugement et un vouloir assumant le désir sensible qui leur
correspond."[173] Il y a une
continuité dans l'âme entre les activités sensorielles, volontaires, et
spirituelles, et cette continuité explique pourquoi le péché sera subjectivement
vécu comme le désordre des facultés de l'âme non soumises à la raison selon
Thomas d'Aquin, et non à la volonté comme pour Bonaventure.
Ainsi, l’affaiblissement
du libre arbitre consécutif au péché originel tient, pour Thomas d’Aquin, à
la perte de capacité qu’ont la raison et la volonté à pouvoir commander
immédiatement totalement les mouvements de la sensibilité, tandis que
Bonaventure se contente d’analyser l’impuissance radicale du libre arbitre liée
à son statut ontologique de créature : pour Thomas d’Aquin, les premiers
mouvements de la sensibilité ont une valeur morale, dans la mesure où ils sont
tous un à un entièrement soumis au commandement de la volonté et de la
raison ; mais pris dans leur ensemble, ils excèdent les capacités du libre
arbitre à les maîtriser. La dégradation du libre arbitre consécutive au péché
originel réside dans cet excès des
mouvements sensibles, qui explique que la responsabilité morale des actes se
décline selon des degrés variables : les mouvements sensibles sont intrinsèquement
désordonnés, et le libre arbitre
doit faire effort pour parvenir à
les maîtriser et les ordonner selon ses fins ; ce désordre intérieur est
la cause de l’affaiblissement, donc la perte d’efficacité du libre arbitre.
L’efficacité du libre arbitre et les degrés différents de responsabilité morale
selon Thomas d’Aquin ont une explication d’abord et avant tout psychologique, comme le démontre la
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5-176. Revue Thomiste, revue doctrinale de théologie et de philosophie fondée
en 1893, publié avec le concours du Centre National de la Recherche
Scientifique.
T. Deman O.P.,
"le péché de sensualité" in Etudes d'histoire littéraire et doctrinale du Moyen
Age I; Paris : édition J.
Vrin, 1930 [Mélanges. Mandonnet, Pierre],
p.265-283.
E.Gilson, Le thomisme: introduction au système de
saint Thomas d'Aquin ; édition J.Vrin, Paris, réédition de 1972.
E.Gilson, L'être et l'essence ; édition
J.Vrin, Paris 1962, deuxième édition revue et augmentée.
E.Gilson, Le philosophe et la théologie, édition
A.Fayard, Paris 1960.
Don Odon Lottin,
Psychologie et morale aux XII et XIIIè
siècles ; Louvain : Abbaye du Mont César Gembloux : éditeur J.
Duculot, 1942.
Dominique Dubarle,
L'ontologie de Thomas d'Aquin,
préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996.
J. Hamesse et C.
Steel, L'élaboration du
vocabulaire philosophique au Moyen Age : actes du colloque international de
Louvain-la-Neuve et Leuven, 12-14 septembre 1998 ; organisé par la Société internationale pour l'étude de la philosophie
médiévale ; édité par Jacqueline Hamesse et Carlos Steel ;Turnhout
: édition Brepols, 2000.
G. Emery O.P. La Trinité créatrice. Trinité et création
dans les commentaires aux Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs
Albert Le Grand et Bonaventure ; édition Vrin, Paris, 1995.
La Puissance et son ombre: de Pierre Lombard à Luther, textes traduits et
commentés par Olivier Boulnois, Jean-François Genest, Elizabeth Karger [et al.]
; sous la direction d'Olivier Boulnois ; Paris : édition
Aubier, 1994.
Octave Hamelin, Le système d’Aristote, publié par L.
Robin ; édition Vrin, Paris, réédition de 1976.
La Bible, publication sous la direction de Frédéric Boyer ; direction
de la traduction par Frédéric Boyer, Jean-Pierre Prévost, Marc Sevin ; Paris : édition
Bayard ; Montréal : édition Médiaspaul, 2001.
Sites
internet :
Les oeuvres complètes en
français de saint Thomas d'Aquin disponibles sur : https://www.i-docteurangelique.fr/DocteurAngelique/
www.corpusthomisticum.org/
[1]
L'édition a été confrontée à celle de Mandonnet, et les différences importantes
sont précisées en note et traduites. Les notes importantes de l'édition
Mandonnet sont également reproduites et traduites. La traduction française est
faite à partir de l’édition électronique des Opera omnia de Thomas d’Aquin,
réalisée par Enrique Alarcón, dans le cadre de la publication accessible par
ordinateur du Corpus thomisticum (Université de Navarre, 2004). http: //www. unav.
es/filosofia/alarcon/amicis/ctcorpus. html (NDT)
[2] Cf. d23
q1 a1 resp. où il est affirmé essentiale
libero arbitrio ut possit facere vel non facere. Il est nécessaire que le
libre arbitre ait eu la possibilité de péché, sinon il ne serait pas libre; cf.
aussi q1 a2 sc.2 si Deus non permietteret
hominem peccare, tolleretur libertas arbitrii, quae coactionem non patitur.
(NDT)
[3]
Mandonnet: quae sit: ce qu'elle est.
[4]
Mandonnet: circa primum duo facit. Primo
determinat veritatem; secundo removet duas dubitationes:au sujet du
premier, il procède en deux temps. D'abord il détermine la vérité, puis il
écarte deux doutes.
[5]
Mandonnet:primam et non prima, secundam et non secunda: le premier là, le deuxième là.
[6]
Mandonnet: quod illa potentia peccandi
existere poterat cum libero arbitrio: que cette puissance de pécher a pu
exister avec le libre arbitre.
[7]
Mandonnet: utrum sit una vel plures:
si elle en est une ou plusieurs
[8] Cf. Somme théologique I 83 a2 (note de
l'édition Mandonnet)
[9] Sur la grâce et le libre arbitre, IA2
col.402 t.II (édition Mandonnet)
[10] Augustin, Enchiridion, XXX, col.246,t.VI (édition
Mandonnet)
[11] Terme
d'angélologie, cf. d7 où est analysé l'usage du libre arbitre par les Anges. La
confirmation est une grâce qu'ont reçu les bons Anges, qui les rend incapables
de devenir mauvais, une fois la bonté choisie, mais ne leur ôte pas la liberté,
bien au contraire: Thomas d'Aquin cite ainsi cette phrase du Lombard qu'il commente: "Boni [Angeli] vero arbitrium multo liberius
habent post confirmationem quam ante". Le libre arbitre angélique est
renforcé par la grâce de la confirmation. (NDT)
[12] Mandonnet:
vel ad minus ut magis uni inhaereat:
ou au moins pour qu'elle s'attache davantage à une seule chose
[13] Augustin, Hypognosticon III 9, col.1632 t.10
(édition Mandonnet)
[14] Cf. d25
q1 a1 resp. où cette maîtrise de l'acte est rapprochée de l'intellect dans la
mesure où il connaît la fin de l'action: Determinatio
autem agentis ad aliquam actionem, oportet quod sit ab aliqua cognitione
praestituente finem illi actioni.(..)Judicium
de actione propria est solum in habentibus intellectum, quasi in potestate
eorum constitutum sit eligere anc actionem vel illam; unde et dominium sui
actus habere dicuntur. En q1 a2, le caractère volontaire de la maîtrise de
l'action est également analysé: cf. q1 a2 sc.2 quidquid cogitur, non habet dominium sui actus.
Pour Thomas d'Aquin dans le Commentaire des Sentences, la maîtrise
de l'acte est donc attribuée conjointement à la volonté et la raison. De façon
plus générale, avoir la maîtrise de ses actes, dominium sui actus, est le caractère qui définit la personne selon
Thomas d'Aquin. (NDT)
[15]
Mandonnet: quandoque quidem bene,
quandoquem autem male: tantôt bien assurément, mais tantôt mal.
[16] Augustin,
Actes contre Félix II, c.4 col.538,
t.8 (édition Mandonnet)
[17] Comme par
exemple au cinquième livre des Réponses
qu'Albert le Grand mentionne dans son Commentaire
des Sentences II, d.25, a1. Mais quatre livres seulement des ses Réponses sont insérés dans ses oeuvres,
et il ne s'y trouve pas (édition Nicolaï, reprise en note de l'édition
Mandonnet)
[18] De l'Ame, texte 33 (édition Mandonnet)
[19] La foi orthodoxe, 27 col. 959, t.1
(édition Mandonnet)
[20] L'irascibile et le concupiscible sont les formes premières des passions pour Thomas
d'Aquin. L'irascibile est la passion
par laquelle doivent être éloignés les obstacles qui occultent les fins. Le concupiscible est la passion par
laquelle on désire quelque chose. (NDT)
[21] totum: pour Thomas d'Aquin, le tout est
ce qui a des parties, ou la relation entre ces parties, quel que soit le mode
de cette relation. Il y a donc différentes sortes de tout, et Thomas d'Aquin
reprend et applique ici au rapport entre le libre arbitre et les puissances de
l'âme la distinction médiévale traditionnelle entre totum integrale, totum universale, totum virtualis, et totum potentiale. Il définira
expressément ces différences par la suite dans la Somme théologique I 77, 1 ad 1: le "tout intégral" est
présent en entier dans chaque partie, le "tout universel" est présent
en chaque partie avec son essence, le "tout potentiel" est tel qu'en
chaque partie l'essence du tout est présente totalement, mais la puissance du
tout n'est pas entière. (NDT)
[22] In aliquid tendere, "tendre
vers" ou "viser" dans notre traduction, sert à décrire le
mouvement d'impulsion en général, mais aussi ensuite spécifiquement l'acte
premier propre de la volonté vis à vis des facultés qu'elle meut vers leurs
fins, d'où le caratère intentionnel de la volonté. D'autre part, dans notre
traduction nous ne faisons pas de différence essentielle entre tendere in et intendere, conformément à cette remarque de Thomas d'Aquin
lui-même: "intendere enim dicitur
quasi in aliud tendere", dans le Commentaire
des Sentences II 38 1-3 c (NDT)
[23] Ce qui
est mis sous le nom d'Augustin peut être lu dans De l'esprit et de l'âme recensé parmi ses oeuvres supposées, mais
d'Hugues. (édition Nicolaï reprise en note de l'édition Mandonnet)
[24]
Mandonnet:et similiter de aliis: et
de même pour les autres.
[25] Cf. note
83: en d.22 q1 a1 ad1, la distinction entre sujet et cause est appliquée pour
démontrer que la volonté est tant le sujet que la cause de tout péché; ici,
cette distinction sert à analyser le rapport entre la volonté et les habitus,
mais présuppose l'acquis de d.22q1 a1 ad1. (NDT)
[26] Mandonnet
n' a pas: quantum ad infusos.
[27]
Mandonnet: sunt in aliquo sicut in
subjecto: elles sont en quelque chose comme dans un sujet.
[28] Cf. Somme théologique I q.83, a.4 (note de
l'édition Mandonnet)
[29] Aristote,
Ethique à Nicomaque III, 4 (édition
Mandonnet)
[30] Aristote,
Ethique à Nicomaque IV, 6,7,8
(édition Mandonnet)
[31] se habere.. in modum dénote à la fois
l'analogie et la catégorie de la relation, ce que nous avons tenté de rendre
par "jouer le même rôle que" (NDT)
[32] Commentaire
36 (édition Mandonnet)
[33] Anselme, Sur la chute du diable I col.325, t.1
(édition Mandonnet)
[34] inducunt, peut-être reducunt (note de l'édition Mandonnet)
[35] Aristote,
Ethique à Nicomaque VI, 2 (édition
Mandonnet)
[36] Isaac, Livre des définitions. Citation
courante: ratio est faciens currere causam in causataum. La
raison "court", d'où l'adjectif "discursif", discursivus pour qualifier le travail de
la raison par contraste avec celui de l'intellect. (NDT)
[37] Aristote,
Ethique à Nicomaque, III, 9 (édition
Mandonnet)
[38] Augustin, De la vraie innocence, lettre 186, A37,
col.830, t.2 (édition Mandonnet)
[39] Cf. Bible, Deuxième lettre de Paul à
Timothée, 2,5: "ne recevra la couronne que celui qui aura lutté suivant
les règles." Pour Lombard, l'homme dans l'état originel n'aurait rien
mérité en résistant à la tentation, tandis que depuis la chute, résister à la
tentation est méritoire; nos actes ont donc selon lui une valeur méritoire plus
grande que dans l'état originel. Tel est le motif pour lequel Thomas d'Aquin se
réfère à Lombard une unique fois, dans la Somme
théologique I 95 a4 (titré: "les actions de l'homme avaient-elles
unevaleur méritoire égale à celle de maintenant ?"). Thomas d'Aquin à la
suite de Lombard justifie cette conception du mérite par l'intériorité de la
tentation depuis le péché originel, et la présence de la grâce actuelle qui
n'était pas requise pour éviter la tentation dans l'état originel, alors que
depuis la chute, la grâce est nécessaire pour lutter contre la faiblesse
humaine. (NDT)
[40] Cf. d25
q1 a2 dont le titre est utrum liberum
arbitrium semper sit liberum a coactione, ita quod cogi non possit(NDT)
[41] Dans les Sentences, P. Lombard distingue trois
étapes premières pour l'humanité: la nature parfaite, la vie divine de la
grâce, puis la chute qui bouleverse le bonheur humain naturel. Dans cet état
premier de l'humanité qui est la structure primitive de la nature humaine selon
lui, les dons de Dieu sont agencés de la façon suivante: gratis datae renvoie à la justice originelle, l'intégrité
primitive, et.c: il s'agit des dons gratuits de la grâce, qui pour Albert le
Grand par exemple sont inclus dans notre nature; gratiens faciens gratum (traduit ici par la "grâce
agissante") est la grâce en général, la grâce divine surnaturelle qui
sanctifie sous toutes ses formes Ainsi, l'unité entre la finalité surnaturelle
de l'homme qu'est la béatitude et son action morale est concrète, et pour
Pierre Lombard, le degré de la grâce correspond aux capacités humaines (d'après
le Bulletin thomiste 3 et "le
péché de sensualité" dans les Mélanges
Mandonnet) (NDT)
[42]
Mandonnet: aliter et non alicui: résistent autrement à la
tentation.
[43] Aristote,
Réfutations sophistiques II, 7
(édition Mandonnet)
[44] Aristote,
De l'âme III, texte 32 (édition
Mandonnet)
[45] La différence
entre la sensualité, dont une direction rationnelle est possible,et la
sensualité, dont la direction rationnelle est impossible, est empruntée par
Thomas d'Aquin à Albert le Grand, Summa
de creaturis. Ainsi, pour Thomas d'Aquin comme pour Augustin et P. Lombard,
la faute est en quelque sorte avant
l'intervention de la raison. (NDT)
[46]
Mandonnet: de mutando et fugiendo à
la place de de imitando vel fugiendo:
de ce qu'il faut changer ou fuir
[47] Denys
l'Aréopagite, Des Noms divins A3,
col. 871, t.1 (édition Mandonnet)
[48]
Mandonnet: in sui supremo: à son
degré le plus haut
[49]
Mandonnet: scilicet cogitatione: bien
sûr par la pensée
[50]
Mandonnet: quaedam vis et non quamdam vis. Nous avons traduit quaedam vis, l'expression présente dans
l'édition de Parme n'étant pas grammaticale en latin. (NDT)
[51]
Mandonnet: hoc quo modo sit, dictum est:
on a dit sous quel mode.
[52] Cf. Somme théologique I, q.79, a.9 (note de
l'édition Mandonnet). La distinction entre raison supérieure et raison
inférieure est fondamentale en théologie mystique, où la tempête règne dans la
raison inférieure quand la raison supérieure jouit de la paix. Dans la
théologie mystique, entre la raison supérieure et la raison inférieure, une
discontinuité radicale est donc requise.
[53] Aristote,
De l'Ame III, textes 18 et 19
(édition Mandonnet)
[54] Aristote,
Ethique à Nicomaque VI, 2 (édition
Mandonnet)
[55] Cicéron, Des devoirs. Auparavant c'était indiqué
de manière indéfinie en marge; mais ici il s'agit du livre I, quand après le
début le devoir est dit ce dont "la raison probable pourquoi il est fait
peut être rendue"; comme par exemple au cinquième livre du Des fins des biens et des maux A58:
"nous appelons devoir ce qui est fait par raison". (Note de Nicolaï
reprise en note dans l'édition Mandonnet)
[56] Aristote,
Métaphysique X, textes 3 et 4
(édition Mandonnet)
[57] Aristote,
Ethique à Nicomaque VI 6 ou 7
(édition Mandonnet)
[58] Aristote,
De lAme II, texte 65 (édition
Mandonnet)
[59]
Mandonnet: conclusiones: elles
démontrent les mêmes conclusions
[60] Mandonnet:
ostendunt à la place de ostendit. (nous avons traduit
conformément à l'édition Mandonnet, selon le sens du passage)
[61] Aristote,
Physique II, texte 18 (édition
Mandonnet)
[62] Cf. d23
q2 a2 resp.opportuit quod statim nati
[homini] habitum habuissent cognitionis illius, per quam cognoscere possent
quid agere et quid vitare deberent. (NDT)
[63] Cf. Somme théologique I, q.79, a.12 (note de
l'édition Mandonnet)
[64] A
l'origine, le terme de "syndérèse" vient de saint Jérôme, Commentaire d'Ezechiel 1,4-14 où les
quatre animaux de la vision sont interprétés comme les parties de l'âme chez
Platon, auxquelles il ajoute la syndérèse symbolisée par l'aigle selon lui,
qualifiée de scintilla conscientia.
Le terme a donc d'abord une signification mystique, puis disparaît de la
mystique sauf chez les théoriciens qui lui confèrent un sens exclusivement
moral: elle instruit des premiers principes de la morale, ainsi pour
Bonaventure elle relève de la volonté et contient les premiers principes de
l'affectivité, tandis que pour Thomas d'Aquin, elle relèvera de l'intelligence
seulement et sera une loi métaphysique, comme habitus des premiers principes
moraux.
Cf.par exemple la Somme théologique I II 94 1 ad 2, où
Thomas d'Aquin la définira ainsi: lex
intellectus nostri inquantus habitus continens praecepta legis naturalis, quae
sunt prima operum humanorum. Pour Thomas d'Aquin, la syndérèse est le
fondement ultime de la connaissance morale, conservée après la chute alors que
la conscience se perd chez le méchant. La question déjà présente chez Lombard
de l'ignorance coupable fera ainsi l'objet de longs développements dans les
oeuvres postérieures au Commentaire des
Sentences. (NDT)
[65] Denys
l'Aréopagite, Commentaire biblique sur le
livre d'Ezechiel, I, col.22, t. 5 des Oeuvres complètes en latin (édition
Mandonnet)
[66] Denys
l'Aréopagite, Commentaire biblique sur le
livre de Malachie, II, col.1561, t.6 (édition Mandonnet)
[67] dans son Commentaire biblique sur le livre d'Ezechiel,
I, col.22, t. 5 (précision de la référence chez Mandonnet, absente dans
l'édition de Parme qui fait comme si la référence était toujours le Commentaire biblique sur le livre de
Malachie)
[68] L'édition
Nicolaï tire les paroles d'Augustin du livre Sur les mérites et la rémission des péchés 25, col. 129, t.10 où
l'équivalent peut être trouvé (note de l'édition Mandonnet)
[69]
Mandonnet: quod
[70] Cf. Somme théologique III, 27-3c fomes nihil est aliud quam inordinata
concupiscientia sensibilis appetitus, III 15-2c "c'est l'inclination
dans l'appétit sensible vers ce qui est contraire à la raison".(NDT)
[71] Augustin,
Commentaire sur la Genèse VIII, 26,
col. 391, t. 3 (édition Mandonnet)
[72] Aristote,
Physique VII, textes 1-9; VIII textes
21-45 (édition Mandonnet)
[73]
Mandonnet: decipi potest à la place
de frequenter decipiatur: peut se
tromper
[74] Cf.Quaestio de anima 7 ob.3: discursus est quidam motus inellectus de uno
in aliud (NDT).
[75] Analytiques postérieurs II, dernier
chapître (édition Mandonnet)
[76] Analytiques postérieurs I, premier
chapître (édition Mandonnet)
[77] Mandonnet:
substitutam..sicut à la place de subjectam.. sic: une puissance
substituée à un habitus comme inné en nous.
[78]
Mandonnet: in sciencia resolutoria à
la place de et scientia resolutiva:
c'est pourquoi on dit que l'art de juger est dans la science de la résolution
(note de l'édition Mandonnet, mais ajout du et
à la place du in)
[79] Cf. Somme théologoqique I, 79, a. 13 (note
de l'édition Mandonnet)
[80] Origène, Commentaire de la lettre aux Romains,
II, v.15, col. 893, t. IV (édition Mandonnet)
[81] dictamen: terme emprunté à Guillaume
d'Auxerre, cf. F 63ua où dictamen désigne le jugement théorique
seulement, par opposition au judicium
definitivum. (NDT)
[82] Denys
l'Aréopagite, Commentaire au livre
d'Ezechiel I, col. 22, t. 5 (édition Mandonnet)
[83] Jean Damascène, La foi orthodoxe, IV, 22, col. 1199,
t.1 (édition Mandonnet)
[84]
Mandonnet: regulatus à la place de productus: soit il est au moins réglé
par un certain habitus.
[85] Mandonnet
note que "procède" n'est pas une citation, mais un verbe de Thomas
d'Aquin.
[86] Selon
Migne, dans la Glose ordinaireil
n'est pas lu ainsi, mais seulement: "la conscience pour l'espérance".
Cf. col. 625, t.2 (note de l'édition Mandonnet)
[87] Dans le Commentaire des Sentences, Thomas
d'Aquin ne fait pas de différence entre "loi éternelle", "loi
naturelle", et "loi de Dieu". Le péché est un acte contraire à
la loi, mais cette loi n'est pas explicitement dite loi "divine". La
loi "naturelle" est intrinsèque à l'agent, donc dite naturelle car
conaturelle à son auteur, comme il est dit en Commentaire des Sentences IV d33 q1 a1; mais les préceptes divins
qu'il faut respecter en II d24 ne sont pas différents de la loi éternelle ou
naturelle. Loi naturelle inscrite en chaque homme et loi divine ont le même
objet, obligent et sont identifiables, cf. par exemple Commentaire des Sentences II d39 q3 a3: conscientia non ligat, nisi vi praecepti divini. (NDT)
[88] Aristote,
Ethique à Nicomaque VI, 8 (édition
Mandonnet)
[89] Le
jugement pratique décisif de choix relève-t-il du libre arbitre, ou de la volonté?
Pour Thomas d'Aquin, le choix est une conclusion des facultés appétitives, donc
un acte de volonté pénétré d'un jugement pratique préalable, et non le jugement
même. Mais la capacité judiciaire est le libre arbitre. L'expression
"jugement de choix" est donc ici imprécise, car le jugement est ici
identifié au choix alors qu'en bonne logique, il relève du libre arbitre et non
de la volonté. (d'après Lottin, Psychologie
et Morale aux XII et XIIIè siècles, édition Duculot, 1942, NDT)
[90]
Mandonnet: agendi seulement
[91]
Mandonnet: quae à la place de in quo: la condition de l'acte qui est
principalement la difficulté.
La satisfaction s’entend essentiellement de
l’expiation et de la justification des pécheurs par le Christ qui rétablit la
justice (NDT).
[92] Cf. d22
q1 a1 ad7, où une autre distinction entre les formes possibles de péchés est
proposée: le péché y est distingué selon qu'il s'agit de la radix peccatorum qui est une certaine
inclination déésordonnée en acte pour n'importe quel bien, ou bien qu'il s'agit
du generale peccatum qui est un appétit immodéré pour quelque bien et a donc
une matière particulière. Tout au long de la d22 sqq., le péché est envisagé
selon son objet: le péché de l'homme sera distingué du péché de l'ange selon
leur objet: pour l'homme, régner sur les créatures qui le suivent, donc une
certaine science; pour l'ange, être l'origine des créatures qui le suivent,
donc un certain pouvoir. Au contraire, la distinction proposée ici entre péché
véniel et péché mortel n'est pas opérée selon leur objet; mais le sujet
identifié à la cause du péché dans l'âme, proposé en II d2 q1 a1 ad1. est
acquis une fois pour toutes: omne
peccatum in voluntate est, etiam ignorantia: ipsa enim voluntas imperat allis
viribus et inellectui.(NDT)
[93] Augustin
dit dans le Traité sur la Trinité I
12, c13 que le processus du péché est dans la raison, et non dans l'appétit.
(NDT)
[94] Species: cf. Somme contre les Gentils II, 21: spécifier et individuer sont
similaires. Mais ici, cf. Somme contre
les Gentils III 61: per objecta actus
specificantur, sens de ce verbe ici. (NDT)
[95] Aristote,
Ethique à Nicomaque X, 6 (édition
Mandonnet)
[96] Cf. Somme théologique I II, q. 74, a.3 (note
de l'édition Mandonnet)
[97] Augustin,
Rétractations I, 15, A2, col.607, t.1
et Des deux âmes 10, col.103, t.8
(édition Mandonnet)
[98] Aristote,
De l'Ame III, texte 42 (édition
Mandonnet)
[99] Aristote,
De lAme II texte 20; et Métaphysique XII, texte 17 (édition
Mandonnet)
[100] Aristote, Métaphysique VI, texte 5 (édition
Mandonnet)
[101] Thomas
d'Aquin s'inspire ici de l'analyse aristotélicienne selon laquelle le
commandement de la raison (et donc de la volonté qui est une faculté
rationnelle au plus haut point, comme il l'a montré) sur les forces de l'âme
est assimilable à un gouvernement politique, et non à une dictature. Cette
analyse explique pourquoi il distingue ici les différentes formes de maîtrise
de la volonté dans l'acte humain, non pas extérieurement, mais comme
commandement intérieur plus ou moins complet des forces de l'âme, et les
différents degrés du péché en sont déduits. (NDT)
[102] Aristote, Ethique à Nicomaque III, 4 (édition
Mandonnet)
[103] Aristote, Ethique à Nicomaque II, 6 (édition
Mandonnet)
[104] Cf. Somme théologique I II, q.74, a.5 (note
de l'édition Mandonnet)
[105] Aristote, De l'âme I, texte 157 (édition
Mandonnet)
[106] Denys
l'Aréopagite, Des noms divins A32,
col. 734, t.1 (édition Mandonnet)
[107] Cf. d22 q2
a1 ad 1 omne peccatum in voluntate est, etiam ignorantia ( nous soulignons)
; et a2 dont l'intitulé est: Utrum
ignorantia excuset peccatum. Les acquis de la réponse sont les suivants: ignorantia (...) per accidens se habet ad
actum; (..) non dicitur aliquis per ignorantiam facere, sed ignorans. (...)
ignorantia non excusat nec minuit peccatum nisi secundum quod causat
involuntarium; l'ignorance ne rend donc l'acte involontaire que si elle est
la cause de l'acte: l'ignorance et le caractère volontaire de l'acte sont
antagonistes; mais le rapport entre science et passion, et donc les causes de
l'ignorance ne sont pas analysée avant notre passage.(NDT)
[108] Aristote, Ethique à Nicomaque VII, 2 (édition
Mandonnet)
[109] Mandonnet:
in inferiori parte rationis: dans la
partie inférieure de la raison.
[110] Aristote, Ethique à Nicomaque III, 6; IX, 4
(édition Mandonnet)
[111] Cf. Somme théologique I II, q. 74 a.6 (note
de l'édition Mandonnet)
[112] Cf. Somme théologique I II q.74 6 d3 morosum dicitur aliquid propter
diuturnitatenm temporis. Ici, l'objet de la remarque est d'interroger le
sens étymologique de la délectation morose:
morosus, a, um vient de mora, la durée. Mais la délectation
morose est-elle dite morose à cause de sa longue durée? Telle est
l'interrogation sous-jacente à cette objection. Par ailleurs, la pensée de
Thomas d'Aquin évoluera au sujet de la délectation morose: dans le Commentaire des Sentences, c'est un
péché mortel. Dans la Somme théologique,
c'est un péché grave. (NDT)
[113] Cf. d22 où
Thomas d'Aquin commente la conclusion suivante de Lombard, annoncée en
introduction de la distinction: [primum
peccatum] diversimode fuit in viro et in muliere (...); peccatum mulieris gravius peccato viri
fuisse. En d22 a3, mulier infirmior
fuit viro, et telle est l'origine du rapprochement entre la raison
supérieure et l'homme d'une part, la raison inférieure et la femme d'autre
part. Le péché de l'homme diffère donc de celui de la femme à l'origine, l'elatio étant parfaite chez la femme,
imparfaite chez l'homme.
Comme le montre P.Camus dans "le mythe de
la femme chez saint Thomas d'Aquin", in Revue thomiste 1976 p.243-247 (édition Desclée de Browers), il ne s'agit
pas de voir en Eve un symbole de passivité donc d'infériorité, et en Adam un
principe d'action, donc de supériorité. "Toutes les spéculations sur la
perfection surnaturelle d'Adam avant la chute sont des arrangements adventices
qui en altèrent profondément la signification originelle, naïve, et brute;
elles tendent à rendre Adam supérieur, et donc étranger à notre
condition.":
Thomas d'Aquin définira certes dans la Somme théologique I q 92 a 1 ad 1 la
femme comme "quelque chose de défectueux et d'avorté" parce qu'elle
est ordonnée selon lui à la génération. Mais l'infériorité de la femme qui
explique sa subordination à l'homme (et non le contraire, comme le montre P.
Camus) chez Thomas d'Aquin s'explique dans la mesure où elle a rapport au concupiscible
et à la volonté, tandis que l'homme a rapport à la connaissance intellectuelle.
Ainsi, dans l'interprétation du mythe du péché
originel par saint Augustin (à laquelle Thomas d'Aquin se réfère implicitement
dans notre passage, mais qu'il revisite à partir d'une analyse aristotélicienne
des facultés de l'âme) le serpent incarne l'appétit sensitif; la femme la
raison inférieure et le rapport au plaisir; l'homme la raison supérieure qui
consent ou non au péché. Anthropologie aristotélicienne et Révélation se
rencontrent dans cette interprétation, et la femme n'est pas réduite à une
rapport désordonné au plaisir, la concupiscence; mais elle incarne également la
volonté. Le dialogue entre Adam et Eve est donc le dialogue entre connaissance
et volonté, et le désordre de la volonté, soit la toute-puissance du désir,
constitue le péché d'Eve. Ce parallélisme permet de rapprocher le péché
originel et le péché personnel: la complaisance est le péché de la raison
supérieure, la délectation celui de la raison inférieure; l'appétit sensitif et
la raison inférieure sont proches, car l'appétit sensitif attire la raison
inférieure, tandis qu'il n'y a pas de relation directe entre raison supérieure
et appétit sensitif. La volonté de consentement en pensée qui est le péché de
la raison inférieure conditionne la détermination à passer à l'acte qui est le
péché de la raison supérerieure.(NDT)
[114] Aristote, Ethique à Nicomaque X, 4 (édition
Mandonnet)
[115] Mandonnet
n'a pas per; nous avons traduit
conformément à l'édition Mandonnet, selon le sens général du passage (NDT)
[116] Bible, livre de l'Exode XX, 17 (édition
Mandonnet)
[117] Cf. Somme théologique I II q.74 a.9 (note de
l'édition Mandonnet)
[118] Cf. d 23
q2 a1 resp. la foi est un effet de Dieu dans l'âme, Dieu est donc connu par la
foi dans son effet et non dans son essence, mais cet effet est intérieur. (NDT)
[119] Cf. Somme théologique I II q.88, a.4 (note
de l'édition Mandonnet)
[120] Augustin, Commentaire de la première épître de Jean,
I,1,6 col. 1982, t.3 (édition Mandonnet). Il s'agit de l'épître où Augustin
écrit: « dilige et quod vis fac », « aime et fais ce que
tu veux ».
[121] Augustin, Sur le choeur de dix 9, col.88, t.5
(édition Mandonnet)
[122] Aristote,Physique V, texte 39 (édition Mandonnet)
[123] Aristote, Catégories, "sur la qualité"
(édition Mandonnet)
[124] Ambroise, Sur l'interpellation de Job, 6, col.843,
t.1 et Sur le Paradis A71, col. 327,
t.1 (édition Mandonnet)
[125] Mandonnet:
consentiat à la place de sentiat. Nous avons traduit consentiat.(NDT)
[126] Aristote, Ethique à Nicomaque II, 3 (édition
Mandonnet)
[127] Euclide, Eléments V (NDT)
[128] Mandonnet
ajoute: quantumcumque placeant ea quae
sunt ad finem: en si grand nombre que soint multipliés les objets en vue de
la fin.
[129] Mandonnet: qui absent.
[130] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 58-59.
[131] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 58.
[132] James A.
Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris
1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes
(1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 82.
[133] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 59. J-P
Torrell cite Chenu, Introduction, p.
228-229.
[134] James A.
Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris
1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes
(1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 82.
[135] James A.
Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris
1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes
(1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 83-84.
[136] James A.
Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris
1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes
(1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 83.
[137] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 59.
[138] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire p. 60.
[139] James A.
Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris
1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes
(1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 83.
[140] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 62.
[141] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 62.
[142] James A.
Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris
1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes
(1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 86
[143] Augustin, De doctrina christiana, I, c.2, n.2 cité
dans Sentences I d.1, c.1, n.1
[144] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 63.
[145] James A.
Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris
1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes
(1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 86 sqq.
[146] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 64.
[147] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 62.
[148] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 60.
[149] James A.
Weisheipl Frère Thomas d'Aquin traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par C. Lotte et J. Hoffmann, éditions du cerf Paris
1993, chapitre II « Sententiaire dans la ville des philosophes
(1252-1256) », « Sententiaire à Paris » p. 86.
[150] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p. 61.
[151] G. Geenen,
Miscellanea Lombardiana, édition Novara 1957 "Les Sentences de Pierre
Lombard dans la Somme théologique de saint Thomas"
[152] Thomas
d’Aquin, Commentaire des Sentences de
Pierre Lombard, édition électronique latine des Opera omnia de Thomas d’Aquin, réalisée par Enrique Alarcón, dans
le cadre de la publication accessible par ordinateur du Corpus thomisticum
(Université de Navarre, 2004). http:
//www. unav. es/filosofia/alarcon/amicis/ctcorpus. html
[153] Jean-Pierre
Torrell O.P., Initiation à saint Thomas
d'Aquin, Editions universitaires de Fribourg cerf 1993, chapitre III « Premières années d’enseignement à
Paris (1252-1256) » « le bachelier sententiaire » p.64.
[154] Thomas
d’Aquin, Commentaire des Sentences de
Pierre Lombard, édition électronique latine des Opera omnia de Thomas d’Aquin, réalisée par Enrique Alarcón, dans
le cadre de la publication accessible par ordinateur du Corpus thomisticum
(Université de Navarre, 2004). http:
//www. unav. es/filosofia/alarcon/amicis/ctcorpus. html
[155] E.Gilson, La philosophie au Moyen Âge, des origines patristiques à la fin du
XIVème siècle deuxième édition 1999, éditions Payot & Rivages, Paris,
chapitre VIII «La philosophie au XIIIème siècle », 4.« D’Albert le
Grand à Dietrich de Freiberg » p.529
[156] Thomas d’Aquin, Somme théologique : traduction
française, notes et appendices par H.-D. Gardeil, S. Pinckaers, H.-F. Dondaine,
A. Patfoort, [et al.] ; préface de M.D Chenu. Réédition du Cerf, Paris,
1997.
[157] T. Deman O.P.,
"le péché de sensualité" in Etudes d'histoire littéraire et doctrinale du Moyen
Age I; Paris : édition J.
Vrin, 1930 [Mélanges. Mandonnet, Pierre],
p.265-283.
[158] Commentaire des Sentences II d. 24 introduction
[159] Commentaire des Sentences II d. 24 introduction
[160] Ce texte
est une forme de première mouture elliptique de ce qui fera l'objet de
nombreuses questions dans la Somme
théologique, ainsi qu'on l'a vu dans la Préface. La multiplicité des
problèmes effleurés ici donne à ce texte une densité extraordinaire.
[161] E.Gilson, Le
thomisme: introduction au système de saint Thomas d'Aquin ; édition
J.Vrin, Paris, réédition de 1972, p.13
[162] E.Gilson, Le
thomisme: introduction au système de saint Thomas d'Aquin ; édition
J.Vrin, Paris, réédition de 1972, p.13
[163] Le péché, terme qui relève de la
révélation, a donc ici une résonance philosophique, dans la mesure où le péché
est le dérèglement d'un mouvement naturel à définir anthropologiquement. La
portée du péché sera uniquement théologique dans d'autres distinctions,
lorsqu'il s'agira par exemple de s'interroger sur le rôle de la grâce chez les
créatures. Cela explique que le péché puisse être expliqué ici par le biais de
la philosophie aristotélicienne: il n'est pas envisagé comme contraire à la
charité, mais comme faute morale
accessible à la raison, même si le cadre est le statut du premier homme, connu
par la Révélation uniquement.
[164] Rien ne
peut lui faire violence de l'extérieur, ce qui sera démontré en d.25, mais la
volonté libre n'est pas non plus caractérisable par l'aséité: le passage à
l'acte libre dépend d'elle, non son existence et sa mise en mouvement.
[165] Dominique
Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin,
préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996, « le
dispositif christique de la grâce » II « la condition originaire de
l’homme », p.324-325-333.
[166] Dominique
Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin,
préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996, chapître
VI« L’ontologie de la grâce en général », IV « L’historialité de
la grâce et la crise » p.297
[167] Dominique
Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin,
préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996, « le
dispositif christique de la grâce » II « la condition originaire de
l’homme », p.321.
[168] Dominique
Dubarle, L'ontologie de Thomas d'Aquin,
préfacé par Jean Greisch, Paris : édition du Cerf, 1996, p.338.
[169] James A.
Weisheipl, Frère Thomas
d'Aquin : sa vie, sa pensée, ses oeuvres ; traduction de l'anglais par Christian Lotte et Joseph Hoffmann ; Paris
: édition du Cerf, 1993, p.91.
[170]
Bonaventure, Opera omnia, jussu et auctoriate R. P. Bernardini, edita studio et cura pp. collegii A S.
Bonaventura ad plurimos codices MSS. Emendata Tome II, édition Quaracchii
1885. L’ensemble de nos citations de ce texte sont extraits de cette édition du
Commentarium.
[171]
(Proposition de traduction) Titre : Du libre arbitre dans la mesure où il
est rapporté aux autres puissances de l’âme. Article 1 : De l’aide placée
en l’homme par laquelle il aurait pu résister. Question 1 : Si un libre
arbitre inflexible par nature a pu être donné à l’homme. Question 2 : S’il
fut donné à l’homme une aide naturelle par laquelle il pouvait résister à la
tentation en l’absence de la grâce.
Article 2 : De la division des puissances
de l’âme. Question 1 : Si l’intellect et l’affect, soit la raison et la
volonté, diffèrent essentiellement. Question 2 : Si la partie supérieur et
la partie inférieure des puissances sont des puissances diverses. Question
3 : Si la division de la volonté entre volonté naturelle et volonté
délibérative correspond à des puissances diverses. Question 4 :Si
l’intellect agent et l’intellect possible sont une puissance, ou des puissances
diverses.
[172] Revue de
science philosophique et théologique, n°74, article de S. Pinckaers, "Les
passions et la morale", "Les sources de la morale chrétienne",
Vrin édition de 1990 p.380-381.
[173] op.cit.