SOMME
THÉOLOGIQUE
DE
SAINT THOMAS
D'AQUIN
à L'USAGE
DES ECCLÉSIASTIQUES
ET DES GENS DU MONDE,
Précédée d'un Bref de S. S. PIE IX et d'Approbations
épiscopales.
Ouvrage contenant:
1° TOUTE LA DOCTRINE de la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin,
article par article sans exception, de manière à renfermer tout ce qu'il y a
d'important dans cet immense ouvrage ;
2° DES TABLEAUX SYNOPTIQUES, où l'on voit, d'un coup d'œil l'enchaînement synthétique
des matières de chaque traité, et des traités entre eux ;
3° Des NOTES théologiques, philosophiques et scientifiques, qui mettent
l'ouvrage en rapport avec l'enseignement actuel, et en font une théologie
très-complète ;
4° DES TABLES, analytique et alphabétique, très-détaillées, avec un LEXIQUE
des expressions scientifiques ;
PAR
L'ABBÉ F.
LEBRETHON
DOCTEUR EN THEOLOGIE- DE L'UNIVERSITÉ DE ROME,
CURÉ D'AIRAN, DIOCESE DE BAYEUX.
Indocti discant, et ament meminisse periti,
DEUXIÈME ÉDITION
TOME PREMIER.
PARIS,
C. DILLET, ÉDITEUR,
15, RUE DE SÈVRES, 15.
1866.
SAINT THOMAS,
À LUI SEUL,
A RÉPANDU PLUS DE LUMIÈRES
DANS L'ÉGLISE
QUE TOUS LES AUTRES SAVANTS
RÉUNIS.
(JEAN
XXII, pape)
charles-nicolas-pierre DIDIOT, par la
miséricorde divine et l'autorité du Saint-Siège apostolique, évêque de Bayeux
et Lisieux.
Nous avons lu avec intérêt le travail de M. l'abbé Lebrethon,
curé d'Airan, sur la SOMME DE SAINT THOMAS D'AQUIN.
Quoique présenté sous la forme modeste d'abrégé, cet ouvrage
est destiné à prendre place à côté des travaux plus considérables publiés sur
les œuvres du saint Docteur.
Utile à ceux qui ont fait une étude sérieuse et approfondie de
sa doctrine, il sera surtout lu avec fruit par cette partie du public que des
préoccupations ou des travaux d'un autre genre tiennent trop souvent éloignée
de l'étude de la religion.
A ce double titre, nous le recommandons d'abord à notre
clergé, au sein duquel se révèle d'une manière si remarquable le goût des
études sérieuses, et plus spécialement aux fidèles, qui seront sûrs d'y trouver
un exposé aussi exact que substantiel de l'enseignement catholique.
Donné à Bayeux, sous notre seing, le sceau de nos armes et le contreseing
de notre secrétaire, le 8 août 1865.
CHARLES, Évêque
de Bayeux.
LETTRE
|
FREDERICO
LEBRETHON,
|
Par mandement de Monseigneur : DUCELLIER,
Chan. Secr. général. Le pape Pie
IX à L'AUTEUR |
PARACHO AIRAN, DIOECESIS BAJOCENSIS. |
Cher fils,
salut et Bénédiction Apostolique. |
Dilecte Fili, salutem et Apostolicam Benedictionem. |
En ces temps
où l'on pervertit tous les principes de la raison, où les sciences
philosophiques sont livrées à la confusion et à la licence, où surgissent
chaque jour de monstrueux systèmes non moins nuisibles à la religion qu'à la
société, il importe de replacer sur son antique siège d'honneur cette saine
philosophie qui, professée par les Pères de l'Église en conformité avec les
dogmes de la religion catholique, éclairée et grandie par eux au flambeau de
la révélation, avait si longtemps formé les esprits et avait été l'ornement
de nos écoles. |
Dum
rationalium omnium principiorum perturbatio, quae invexit in philosophicas
disciplinas confusionem ac licentiam, unde nova quotidie erumpunt opinionum
monstra religioni non minus exitialia quam ipsi humanae societati, optandum
sane est, ut pristinae tandem honoris sedi reddatur sana illa philosophia,
quae ab Ecclesiae Patribus exacta ad catholicae religionis dogmata, et revelationis
subsidio illustrata atque aucta, tamdiu informaverat animas, scholasque
exornaverat. |
Or, puisque
saint Thomas d'Aquin, doué d'un génie vraiment angélique, saisissant les
relations les plus intimes des vérités, a su embrasser leur doctrine, en
faire un seul corps et l'exposer avec la méthode scientifique, nous pensons
que si la lecture intelligente de ses ouvrages est le meilleur remède à nos
maux, les travaux entrepris pour aplanir en faveur du grand nombre les
difficultés qui empêchent de le lire et de le comprendre sont pareillement un
bienfait très approprié au temps où nous vivons. |
Cumque S.
Thomas Aquinas, angelica prorsus mente complexam veterum illorum doctrinam,
intimisque veritatum nexibus perscrutatis, eam in unum corpus scientifica
methodo digestum compegerit ; sicuti in ejus operum lectione et
intellectu aptissimum malo remedium quaerendum esse putamus, sic temporum
adjunctis accommodatissimum censimus laborem et operam in id susceptam, ut
emollitis ejus lectionis et intellectus difficultatibus, beneficium illud ad
plurimos porrigatur. |
Vous vous
êtes appliqué, cher fils, à dépouiller du sévère manteau de la scolastique la
Somme théologique de ce grand
Docteur, à en faire un Abrégé français, et à la rendre accessible à toutes
les personnes qui, pour une cause ou pour une autre, n'auraient pas pu puiser
la science à cette source profonde. Nous vous félicitons d'avoir employé si
utilement vos forces et d'avoir ainsi contribué à la restauration des
sciences rationnelles. |
Cumque tu,
dilecte Fili, Summam theologicam
Angelici Doctoris, scholastici pallii severitate exutam, et gallica lingua
contractius redditam iis etiam obviam facere curaveris qui, quacumque de
causa, ex ipso fonte scientiae latices haurire haud facile possent,
gratulamur tibi, quod ita rationalium disciplinarum restitutioni suffragari
pro viribus, ac prodesse studueris. |
Bien que les
soins très importants et les sollicitudes du gouvernement de l'Église
Universelle ne nous aient pas encore permis de jouir de votre délicieux
ouvrage, nous vous savons beaucoup de gré de nous l'avoir offert. Nous voyons
que le dessein qui l'a inspiré est digne de tout éloge. Pour gage assuré de notre
bienveillance envers vous et de notre affection toute paternelle, nous vous
accordons dans l'effusion de notre cœur la Bénédiction Apostolique. |
Quamobrem,
etsi gravissimis totius Ecclesiae curis et sollicitudine distenti nondum ex
oblato a te opere quidquam delibare valuerimus ; ipsum tamen, cujus
propositum commendatione plane dignum arbitrati sumus, gratissimo excepimus
animo. Atque ut propensae in te voluntatis Nostrae ac paternae caritatis
pignus habeas indubium, Apostolicam tibi Benedictionem peramanter impertimus. |
Donné à Rome,
près de saint Pierre, le 30 avril 1864, la 18° année de Notre Pontificat. PIE IX, PAPE. |
Datum Romae
apud S. Petrum die 30 Aprilis 1864, Pontificatus Nostri XVIII. PIVS PP. IX. |
Monsieur le curé
Je suis heureux de pouvoir vous annoncer la seconde édition de
La Petite Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, par M. l'abbé Lebrethon,
curé d'Airan, diocèse de Bayeux. Cet ouvrage, qui contient en substance toute
la Somme théologique du Docteur Angélique, forme un cours complet de la
doctrine de la sainte Église Catholique, Apostolique, Romaine ; il se
recommande autant par l'ordre des matières et le génie qui les a mises en
lumière que par la parfaite orthodoxie de celui qui est à juste titre regardé
comme le prince des Théologiens. Aussi nous nous faisons un devoir de le
recommander d'une manière toute particulière aux professeurs de théologie et à
leurs élèves, aux prêtres chargés d'instruire les fidèles et de diriger les
consciences, aux catéchistes et aux prédicateurs qui, en suivant exactement la doctrine
de la Petite Somme théologique, éviteront infailliblement les exagérations, les
inexactitudes et les erreurs auxquelles les expose un zèle qui n'est pas
toujours selon la science. Ils y trouveront en effet une exposition raisonnée
et toujours exacte de toutes les vérités qu'enseigne l'Église Catholique, et
par là même une réfutation solide de toutes les hérésies et propositions
erronées, condamnées par l'Encyclique de notre Saint Père le Pape Pie IX, datée
du 8 décembre 1864. Parlant des écrits de saint Thomas, saint Pie V s'exprima
ainsi dans sa bulle Mirabilis Deus : «
Omnipotentis Dei providentia factum « est, ut Angelici Doet eis vs let
'veWtctte dôcblitld3, a .eô « tempore, quo ccclestibus civibus adscriptus fuit,
multce « quce deinceps sont exortce iuereses con fusse ac convictce «
dissiparentur. » Nous pourrions citer plusieurs autres Pontifes romains,
savoir : Alexandre IV, Jean XXII, Clément VI, Urbain V, Nicolas V, Pie IV,
Sixte V, Clément VIII, Paul V, Alexandre VII et Innocent XII, dont on peut voir
les témoignages dans la CONSTITUTION APOSTOLIQUE du pape Clément XII. Or ces
témoignages se rapportent non seulement aux ouvrages que saint Thomas a rédigés
lui-même, mais encore à ceux qui comme la Petite Somme théologique de M. l'abbé
Lebrethon ont le grand avantage d'en faciliter l'intelligence, tout en en
conservant le fond et les sublimes enseignements ; ainsi que l'on peut en
juger par la Lettre suivante que M. le curé d'Airan a reçue de Notre Saint-Père
le Pape Pie IX.
Reims, le 8 juin 1865.
+ THOMAS
CARDINAL GOUSSE, Arch. De Reims.
Bayeux, le 8 août 1865.
Monsieur le Curé et cher Confrère,
Lorsqu'en 1852 vous voulûtes bien me faire part de la pensée
que vous aviez de publier un abrégé de la Somme de saint Thomas, sous le titre :
Petite Somme théologique de saint Thomas
d'Aquin, j'élevai plusieurs objections, vous vous en souvenez, contre un
semblable projet. Ce n'était assurément pas que j'eusse aucun doute en mon
esprit au sujet de votre capacité : je vous connais trop de vieille date
pour ne pas apprécier, mieux que personne, votre talent et votre constant amour
de l'étude. Je craignais que la Somme elle-même ne fût toujours préférée à un
abrégé, surtout lorsque cet important ouvrage venait de passer dans notre
langue, au moyen d'une traduction.
Je ne comprenais pas suffisamment alors la nature du travail
dont vous méditiez l'entreprise ; j'ai modifié mon opinion depuis la
publication que vous en avez faite. Maintenant que j'en ai pris une
connaissance assez approfondie pour pouvoir vous en exprimer mon opinion d'une
manière consciencieuse, je vous dirai sans flatterie et avec sincérité que
votre ouvrage est, à mon avis, un résumé très-substantiel de toute la doctrine
contenue dans la Somme théologique de saint Thomas, un miroir fidèle de son
enseignement reproduit en entier, quoiqu'en de moindres proportions. J'ai été
frappé de l'ordre méthodique que vous avez constamment suivi, de la concision,
de la clarté qui distinguent cet abrégé, et du style dont vous l'avez revêtu,
style naturel, sans recherche, noble dans sa simplicité, d'où vous avez su bannir
les expressions devenues moins intelligibles pour nous de l'ancienne et
respectable scolastique, excepté quand ces expressions manquent de synonymes ou
sont indispensables pour la parfaite exposition de la pensée originale. C'est
ce qui me porte à croire que vous avez atteint votre but, et que votre ouvrage
sera utile à tous ceux qui veulent étudier saint Thomas, soit en leur
présentant comme dans un tableau synoptique l'analyse de la Somme entière, soit
en servant comme de mémorandum à ceux qui l'ont déjà étudiée, soit enfin en
mettant à la portée de ceux mêmes qui sont, par leur condition, étrangers à la
science théologique, la connaissance du plus sublime et du plus profond Docteur
de nos écoles.
Croyez, Monsieur et cher Confrère, aux vœux sincères que je
forme pour le succès de votre publication, ainsi qu'aux sentiments d'estime et
d'affection avec lesquels je suis, depuis bien longtemps déjà,
Votre très-humble et dévoué serviteur,
A. NOGET-LA
COUDRE, Vicaire-général.
Découvrir les obstacles qui s'opposent aujourd'hui à la
diffusion du grand et magnifique ouvrage de saint Thomas, chercher à les
vaincre, c'est une pensée dont s'est préoccupé plus d'un esprit éminent. Cela
devait être, car celui qui veut puiser à cette source féconde est bientôt
arrêté par deux difficultés. La première et la principale est le défaut de
temps. Le nombre des prêtres est tellement réduit que les jeunes
ecclésiastiques, jetés au milieu des soins du ministère pastoral immédiatement
après leur promotion au sacerdoce, ne sauraient consacrer à l'étude que des
heures fugitives. La seconde difficulté résulte de la forme et du style
scolastiques dont nous sommes malheureusement trop déshabitués.
Des hommes de talent ont pensé qu'une traduction française
remédierait à ce double inconvénient, et ils ont tenté cette entreprise. Mais
s'ils ont rendu, chose assez contestable, le texte plus intelligible, ils ont
laissé subsister la première difficulté, en le publiant in extenso.
Un abrégé substantiel et lucide, reproduisant avec une
scrupuleuse exactitude l'enseignement de la Somme théologique, assez étendu
pour n'en pas présenter seulement une sèche analyse, assez court cependant pour
être lu facilement et avec plaisir par les gens du monde aussi bien que par les
ecclésiastiques auxquels les fonctions d'une vie active laissent peu de temps
pour l'étude, a paru à l'auteur de la Petite Somme un moyen très approprié aux
exigences de la situation actuelle. Il ne s'est pas trompé.
Ce qui distingue surtout la Petite Somme et fait son mérite,
c'est l'heureuse idée que M. l'abbé Lebrethon a eue d'en exclure, autant qu'il
a pu, les termes didactiques et de ne présenter à ses lecteurs, dans un style
pur et élégant, que les solutions et l'argumentation de saint Thomas, en
réponse à toutes les questions que ce grand théologien s'est proposé de résoudre.
S'il ne s'agissait que d'une simple traduction, peut-être pourrait-on en
contester l'opportunité ; mais la Petite Somme nous offre beaucoup plus.
Par sa concision et sa clarté, elle nous ôte la contention d'esprit. L'auteur
s'y est tellement rendu maître du texte original, qu'il nous épargne toujours
le désir d'y recourir. Il a contraint, par un admirable tour de force, l'immense
création du Docteur Angélique de se peindre elle-même dans le miroir qu'il lui
a présenté.
La Petite Somme théologique de M. le curé d'Airan brillera au
premier rang dans un grand nombre de bibliothèques. Car, si elle offre aux
prêtres un secours puissant pour les catéchismes, les prônes, les sermons et
les conférences ecclésiastiques, elle n'est pas moins utile aux laïques intelligents
et studieux qui veulent s'instruire de leur religion d'une manière approfondie.
Tous y trouveront certainement une réponse anticipée aux attaques dont la foi
catholique vient d'être encore une fois l'objet.
NOGET-LA
COUDRE.
Faire disparaitre, ou du moins abréger la
distance qui sépare le Docteur Angélique de nos esprits occupés, distraits,
légers et superficiels, voilà ce qu'a voulu, ce qu'a entrepris, ce qu'a
poursuivi pendant de longues années, avec une infatigable persévérance, ce que
vient enfin de réaliser avec bonheur M. le curé d'Airan.
Le mot summa, dont saint Thomas s'est servi
pour qualifier son immense recueil de science philosophique et théologique,
signifie un abrégé, un compendium, un sommaire. On comprend tout ce que
demandait de travail, d'étude, et aussi de sagacité et de génie, une nouvelle
élaboration de ce grand abrégé, soit pour en élaguer ce qui, à raison de la
marche du temps et des esprits, a perdu son utilité et son à-propos, soit pour
en rendre la forme plus concise, sans nuire à l'enchaînement des idées et des
raisonnements, soit pour en extraire la substance avec une telle fidélité que
la science ne fût privée d'aucun des aperçus lumineux dont l'a dotée l'Ange de
l'école, et en même temps avec tant d'habileté que notre esprit se trouvât
soulagé dans une étude devenue notablement plus accessible à ses moyens, plus
accommodée et au loisir dont il peut disposer, et au courage dont il est
pourvu.
M. le curé d'Airan s'est acquis des droits à
la reconnaissance de tous les amis de la science philosophique et théologique
en abordant courageusement ce travail, et en le conduisant à bonne fin. La
reconnaissance redoublera chez les lecteurs qui se donneront la peine de
constater avec quelle scrupuleuse attention le traducteur-abréviateur a suivi
pied à pied, non seulement les pensées, mais les expressions mêmes de son
auteur, de telle sorte que saint Thomas se retrouve et se reconnaisse.
Les sublimes et profondes pensées que
rencontreront dans cette PETITE SOMME les hommes que des occupations trop
multipliées, ou le défaut de zèle, ont tenus jusqu'ici étrangers à la SOMME de
saint Thomas, feront regretter à plusieurs, j'en suis sûr, de ne s'être pas
nourris plus tôt de cet aliment substantiel, qui contient le vrai et
inépuisable fond, non seulement de la science du professeur, mais de
l'éloquence du prédicateur et de la sagesse du directeur des âmes. Ceux qui ont
étudié la SOMME du Docteur Angélique trouveront avec bonheur, dans l'abrégé que
leur offre M. le curé d'Airan, la facilité de se remémorer, avec une grande
économie de temps, leurs premières études.
La PETITE SOMME a sa place nécessaire dans
toutes les bibliothèques, soit auprès de la GRANDE SOMME, comme la fille auprès
de sa mère; soit pour suppléer à l'absence de celle-ci; et je dis dans toutes
les bibliothèques, non pas seulement des ecclésiastiques, mais de tout chrétien
qui tient à avoir une connaissance approfondie de sa religion, et même de tout
homme sérieux qui, n'étant pas étranger aux études philosophiques, consent à
chercher la vraie philosophie ailleurs que dans la logomachie allemande ou dans
le prétendu éclectisme français.
Le travail de M. le curé d'Airan aura peut-être, comme tous
les ouvrages de cette nature, l'épreuve du temps ; mais cette épreuve lui
sera favorable ; le plaisir qu'il fait goûter à ses lecteurs en est un service
garant.
P. PACIFIQUE, Mineur Récollet.
Dieu soit loué. Monsieur le Curé,
Avant de vous dire ma pensée sur votre PETITE SOMME de saint
Thomas d'Aquin, j'ai voulu non-seulement la regarder, mais l'étudier. Tous les
abrégés se ressemblent au premier coup-d’ œil, il faut bien descendre au détail
pour en discerner la vraie valeur. Maintenant, je puis, en toute connaissance
de cause, me réjouir dans le Seigneur, et vous féliciter de tout cœur. Vous
avez rendu un vrai service à l'Église, comme l'atteste Mgr de Bonnechose ;
par conséquent, un vrai service à l'humanité que l'Église doit sauver une fois
de plus, par la charité sans doute, comme toujours, mais aussi, et d'une
manière toute spéciale, par la science.
Pour reconnaître toute l'utilité pratique de votre beau et
consciencieux travail, il me suffit de remonter un peu le cours des années et
de me rappeler ce qui m'advint lors qu'à Saint-Sulpice, j'abordai la Somme dans
le texte pur. Il est vrai que j'avais fait dans un lycée une philosophie à la
moderne ; mais, sans l'inépuisable et toute paternelle bonté de Mgr Baudry,
de sainte et savante mémoire, près duquel je demeurais, combien de fois
serais-je demeuré tout ébahi, devant la phraséologie aristotélicienne,
incapable de saisir seul la pensée du Docteur Angélique ! Il faut bien
convenir que, pour ceux qui ne sont pas théologiens de profession, l'étude de
la Somme offre plus d'une difficulté, et de là vient que saint Thomas, fort
admiré, est très-peu lu.
Dans votre PETITE SOMME, vous êtes parvenu à rendre la lecture
du saint Docteur véritablement facile pour tout homme qui a le goût des choses
sérieuses. Vous possédez assez sa doctrine pour abréger, sans mutiler.
En outre, et c'est là un mérite plus important qu'il ne
semble, les tableaux synoptiques, les notes, la beauté même et le choix
judicieux des caractères typographiques, obligent l'œil à aider le travail de
l'intelligence, dans ces quatre volumes de splendide apparence, malgré la modicité
du prix, dans ces quatre volumes dignes de servir d'écrin aux pensées de saint
Thomas.
À une époque où commence ce grand mouvement de science
catholique que la Providence ménage pour le salut du monde, je vois, du fond de
ma cellule, avec un bonheur inexprimable, paraitre et se répandre les livres
comme le vôtre. J'estime une PETITE SOMME beaucoup plus utile qu'une Somme
française complète ; et si les félicitations d'un confrère, sinon encore
savant, du moins très désireux de le devenir, peuvent vous être agréables, je
vous les offre de bien grand cœur.
Non seulement à Bordeaux, mais à la grande assemblée
catholique de Malines, où je suis allé travailler, selon mon pouvoir, à l'œuvre
capitale du développement de la science catholique, je me suis fait, et je me
ferai désormais un devoir, partout où j'irai, de recommander chaudement votre
PETITE SOMME, qui me parait devoir être l'abrégé définitif de saint Thomas, et
le manuel de tous les hommes studieux qui ne peuvent ou ne veulent pas faire
une étude suivie de la grande Somme.
En terminant, je vous soumettrai, en toute simplicité, une
double observation, ou plutôt une double prière. J'aimerais, dans une prochaine
édition, quelques mots de plus sur saint Thomas, en faveur des laïques qui
liront votre livre ; et encore, dans l'introduction, toujours en faveur
des laïques, un exposé bref, mais substantiel, de la nature et de la méthode de
la théologie. Vous y pourriez peut-être faire entrer le Prologue de la Somme contra gentes, véritable diamant. Mais je ne
veux pas oublier que je parle à un auteur qui a longuement mûri ses plans, et
qui sait mieux que moi pour quel motif il parle et pour quel motif il se tait.
Veuillez agréer, Monsieur le Curé, l'expression de ma très respectueuse
et très-fraternelle considération, en la charité de Notre-Seigneur et de Marie
immaculée.
A. DELAPORTE.
Élogieuse à la fois et pour l'ouvrage de M. le Curé d'Airan et
pour les presses de notre imprimerie, d'où est sortie la PETITE SOMME, cette
lettre a été pour nous une surprise ; lorsqu'elle a été écrite, nous
n'étions pas personnellement connu du P. Delaporte, et M. l'abbé Lebrethon ne
le connaissait pas davantage : elle est un suffrage tout-à-fait spontané.
Le P. Delaporte est l'auteur d'une excellente brochure
intitulée Critique et tactique de l'antichristianisme moderne, à propos de M. Renan.
G. DOMIN.
(Extrait de l'Ordre et la Liberté, n° du 10 février 1864.)[1]
« M. l'abbé Olivier, Docteur de l'Université, dit la Correspondance
de Rome du 14 mai 1864, nous a envoyé une lettre qui laisse voir un juste et
légitime enthousiasme pour le travail de M. le curé d'Airan. Nous nous étions
abstenus de la publier, mais le haut témoignage de satisfaction accordé par le Souverain
Pontife à la Petite Somme nous fait regarder comme un devoir de lui donner
place dans nos colonnes. Voici cette lettre :
Rome, le 20 avril 1864.
Monsieur le Directeur,
Je viens de lire intégralement et de suite la Petite Somme
théologique, annoncée, comme un don très-précieux, dans votre N° du 2 avril.
J'ai consacré, à cette lecture environ douze jours, qui compteront parmi les
plus heureux et les plus utiles de ma vie, et j'éprouve le besoin de vous
exprimer le double sentiment de reconnaissance qui m'anime envers l'auteur, et
envers vous qui nous avez révélé l'existence de ce bel ouvrage.
J'avais consulté parfois la Somme de S. Thomas, je ne l'avais
jamais lue en entier. Le désir de l'étudier devenait d'autant plus impérieux
chez moi que j'y résistais davantage. Mais la forme scolastique, la masse du
volume, le style du grand docteur, mes occupations personnelles et, puisqu'il
faut tout avouer, l'ancienneté de cette œuvre qui remonte à six cents ans, tout
semblait conspirer à m'en éloigner. Je me persuadais que l'étude des
théologiens modernes me profiterait mieux : c'était une erreur.
Grâce au beau travail de M. l'abbé Lebrethon, j'ai pu nager à
l'aise dans le vaste océan théologique. À peine ai-je eu abordé la Petite
Somme, que je me suis vu contraint, par je ne sais quel charme irrésistible, à
n'en point passer une seule phrase. Je l'ai tenue en main six, sept et même
huit heures consécutives, sans la moindre lassitude d'esprit ; elle m'a
ravi. Je la quittais avec regret, je la reprenais avec bonheur.
La Somme de S. Thomas ne sera plus à l'avenir le partage d'un
petit nombre d'intelligences d'élite servies par une volonté puissante ; la
voilà devenue le livre de tous : le ciel en soit béni ! Agréable et
facile à lire, elle ne manquera pas de s'imposer par son utilité pratique aux
professeurs de théologie, aux élèves des grands séminaires, aux prédicateurs,
aux catéchistes, aux conférenciers, aux confesseurs, et même à tous les laïques
qui voudront étudier d'une façon plus approfondie qu'on ne le fait d'ordinaire
les principes dogmatiques et moraux de notre sainte religion. Quel trésor de
science elle nous révèle ! Comme les vérités s'enchaînent dans ce beau
code de théologie ! Avec quelle magnificence les problèmes du temps et de
l'éternité y sont résolus ! Pourquoi les prédicateurs vont-ils chercher
dans de maigres ruisseaux les eaux qu'ils distribuent aux peuples, au lieu de
les puiser dans ce grand fleuve, où elles sont si pures, si majestueuses et si
limpides ?
Pour ma part, je remercie sincèrement M. l'abbé Lebrethon
d'avoir préparé pour mon intelligence ces belles et grandes vérités, tout ainsi
que l'on prépare pour les petits enfants une nourriture trop substantielle.
Je ne sais s'il apprécie lui-même le nombre et la grandeur des
difficultés qu'il a surmontées. Une supposition va les mettre en relief.
M'adressant à un docteur renommé, je lui dis : je voudrais être imprégné
de S. Thomas comme l'éponge s'imprègne de l'eau ; mais le volume de la
Somme m'effraie, sa méthode me fatigue, son langage m'embarrasse, son
ancienneté m'inquiète; condensez à mon usage cet immense œuvre et gardez-vous toutefois
d'en retrancher un mot, un seul mot utile. Enlevez la monotonie de la méthode,
mais laissez la forme. Faites que S. Thomas, sans cesser d'être lui-même, me
parle un français pur, clair et agréable, de telle sorte que je croie entendre
un de nos contemporains ; prenez-vous-y si bien que je sois assuré d'avoir
l'original et non une copie. En théologie comme en philosophie, je désire être
de mon siècle ; en abrégeant S. Thomas, ayez soin de l'annoter. Éclaircissez-le
surtout par la concision.
Le grand théologien, à ce discours, se serait, il y a une
année, vraisemblablement contenté de sourire, et de me répondre : contradiction,
impossibilité. Et, en effet, on avait cru jusqu'ici qu'on ne pouvait éclaircir
S. Thomas que par des commentaires ou par une traduction intégrale. Or, voilà
que M. le curé d'Airan a expliqué le grand Docteur en l'abrégeant des deux
tiers et en lui prêtant notre belle langue française. Il a fait plus au moyen
de notes souvent profondes et toujours très-solides qu'il a répandues avec
sagacité dans son ouvrage, il a mis la Petite Somme en harmonie avec les
progrès des siècles.
Que de labeurs a dû lui coûter une telle transformation qui,
faisant de l'immense création du Docteur Angélique une véritable miniature, en
est comme la photographie ! Certainement, une belle récompense lui est
assurée dans le ciel et sur la terre.
Agréez, etc.
OLIVIER,
Docteur de l'Université théologique de Rome[2].
Le R. P. DELAPORTE, de la Société de la Miséricorde,
Professeur de dogme à la Faculté de Bordeaux, à la fin d'une première lettre à
M. l'abbé Lebrethon, curé d'Airan, qu'il ne connaissait que par la Petite
Somme, disait :
«En terminant, je vous soumettrai, en toute simplicité, une
double observation, ou plutôt une double prière. J'aimerais, dans une prochaine
édition, quelques mots de plus sur saint Thomas, en faveur des laïques qui
liront votre livre ; et encore, dans l'Introduction, toujours en faveur
des laïques, un exposé bref, mais substantiel, de la nature et de la méthode de
la théologie. Vous y pourriez peut-être faire entrer le Prologue de la Somme
contra gentes, véritable diamant. Mais je ne veux pas oublier que je parle à un
auteur qui a longuement mûri ses plans, et qui sait mieux que moi pour quel
motif il parle et pour quel motif il se tait. » (Petite Somme, 2e
édition, p. 22.)
M. l'abbé Lebrethon ayant prié le docte professeur de remplir
lui-même le cadre qu'il lui avait tracé, en a reçu les réflexions suivantes,
bien dignes de servir d'Avant-propos à son bel ouvrage. (Note de l'Éditeur.)
Bordeaux, 16 juillet, en la fête de Notre-Dame-du-Mont-Carmel.
Monsieur le curé,
Vous voulez bien faire aux observations contenues dans ma
première lettre un accueil obligeant, trop obligeant même.
Placer, au péristyle du plus considérable monument de la
science théologique, quelques indications propres à rassurer, à encourager, et
à éclairer les GENS DU MONDE, exposer brièvement la nature, la méthode, et
l'utilité sociale de la théologie, c'est, à votre avis aussi, chose opportune;
mais vous exigez que je donne moi-même quelque développement à ma pensée.
Je vais l'essayer ; heureux si par là je puis contribuer
un peu au grand bien que votre Petite Somme est appelée à produire.
Notre époque abandonne volontiers la théologie aux théologiens.
Sans doute, quelques nobles esprits protestent. Donoso Çortès, dans son
admirable Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, débute
par la démonstration de cette thèse: «TOUTE GRANDE QUESTION POLITIQUE SUPPOSE
ET ENVELOPPE UNE GRANDE QUESTION THÉOLOGIQUE.»
M. B. de Saint-Bonnet, dans l'Infaillibilité, démontre que la
société ne peut se rasseoir qu'en recourant aux lumineux principes de la théologie.
Tous les ouvrages de M. Pradié, et spécialement le Monde-Nouveau, affirment
que, sans la science chrétienne, le chaos règne éternellement dans le monde des
idées, et, par suite, dans le monde des faits. (Je ne cite que des laïques. M.
l'abbé Martinet, et bien d'autres savants ecclésiastiques, ont écrit et parlé
dans ce sens.) En dépit de ces louables efforts, la société laïque ne paraît
pas persuadée. Des catholiques fervents, des catholiques militants, des hommes
qui donneraient leur fortune et leur sang pour la cause de la Religion, ne
songent pas à ouvrir un traité de théologie. Évidemment la généralité des
hommes du monde, rebutée par l'aspect peu gracieux des traités élémentaires
destinés aux séminaristes, n'a pas une idée exacte de la théologie. Ces livres
de classe ne sont pas plus la théologie qu'un solfège n'est la musique. Ce sont
des abrégés utiles, mais secs et incomplets.
Les études religieuses embrassent un triple objet : l'exposition
pure et simple des notions révélées, dont l'ensemble forme la religion ; la
démonstration de la vérité de la religion ; la coordination et le
développement scientifique des notions divines.
Connaître les dogmes, les préceptes et les sacrements, c'est
savoir son catéchisme, c'est avoir la foi explicite ou distincte à chacune des
vérités que Dieu enseigne. Ceci est le degré le plus humble, bien que le plus
nécessaire, de la connaissance religieuse. Savoir prouver à l'incrédule qu'il
est raisonnable d'admettre et déraisonnable de nier l'enseignement catholique,
c'est atteindre un degré supérieur, et employer judicieusement les facultés
intellectuelles naturelles au service de la foi. Néanmoins, comme le dit l'abbé
Martinet ilâris ses Institutiones theologicae : qu'on ne saurait trop recommander,
ce n'est là encore qu’une théologie préliminaire, theololia peœdtnbula ; la
théologie proprement dite, qu'on appellerait également bien la philosophie
générale, consiste à se placer en face des vérités révélées, et à en faire
jaillir, par l'emploi des diverses facultés de l'intelligence, et spécialement
par la combinaison de ces vérités éternelles et indiscutables avec les notions
inférieures fournies par les sciences humaines, un fleuve toujours croissant
d'admirables et d'utiles conséquences.
La divine bonté a voulu que même des vérités que la raison
peut découvrir nous fussent enseignées avec autorité par la foi, aussi bien que
les vérités plus hautes de l'ordre surnaturel, afin que tous les hommes pussent
facilement, etc. à l'abri du doute et de l'erreur, avoir part à la connaissance
«divine». (Sum. cont. Gent. I, iv.) Dieu, qui est Père, n'a pas fait de
l'humanité deux parts : la multitude livrée à une incurable ignorance ;
et les esprits d'élite voués à chercher le vrai sans pouvoir le découvrir. Il a
donné au genre humain, par la révélation, le nécessaire, et plus que le
nécessaire. Toutefois, et précisément parce qu'il est Père, il n'a pas voulu
que l'enseignement infaillible fût développé jusqu'au point de réduire
l'intelligence du fidèle à une respectueuse inertie.
Les dogmes que la foi révèle ne sont pas la science,
c'est-à-dire la coordination raisonnée des divines notions soit entre elles,
soit avec les notions d'ordre naturel ; ils en sont les fondements ; fondements
posés de main divine par la parole extérieure, comme les axiomes sont les
fondements des sciences naturelles, également posés de main divine par
l'illumination intime du Verbe dans l'esprit humain. Sur ces bases, l'humanité
fidèle doit bâtir la science théologique, comme sur la base du baptême, chaque
chrétien doit construire la sainteté.
Que ce soit donc un point parfaitement saisi : la
théologie est l'application de la raison humaine aux vérités divinement enseignées,
la philosophie de la foi ; et cette philosophie ne consiste pas dans un
examen critique de ces vérités. La démonstration évangélique a fait voir
qu'étant révélées de Dieu et infailliblement transmises, elles sont
nécessairement inattaquables ; l'enseignement expositif ou catéchistique a
fait connaître exactement leur teneur. La théologie proprement dite part de ces
affirmations incontestables (positiones, dit la scolastique) et, par un travail
de comparaison, de classification et d'évolution, tire de ces vérités-mères les
vérités innombrables qu'elles recèlent.
Eh bien voilà ce qu'on ne sait pas assez. On voit dans un
livre de théologie un manuel destiné à enseigner aux futurs pasteurs l'art de
remplir la fonction de docteurs des peuples, tout au plus un plaidoyer en
faveur de la divinité du catholicisme ; mais soit préjugé, soit
irréflexion, soit manque d'un livre bien fait, exact et profond, sans être de
forme rebutante, l'on n'y voit pas, et, dès-lors, l'on n'y cherche pas ce que
l'humanité cherche aujourd'hui avec une légitime ardeur, la grande science, la
science en laquelle toutes les sciences trouvent leur unité, leur harmonie et
leur splendeur ; la science réelle des premiers principes, science si
différente de cette chétive philosophie qui, étudiant l'univers tel qu'il
aurait pu être sans l'élévation à l'ordre surnaturel d'une part, et la chute primitive
de l'autre, part de l'utopie pour aboutir à l'utopie. Aussi voyez ! Si
nous exhortons nos contemporains à sortir du vague des brochures et des
journaux, pour s'adonner à une étude sérieuse, suivie, positive de la théologie
catholique, nos frères et nos ennemis, bien que par des motifs différents, s'y
refusent également. Les croyants disent : « La foi suffit. » Les
incroyants : « Notre opinion est formée sur ces matières ; libres
penseurs, nous n'avons rien à démêler avec la théologie. »
Indiquons aux uns et aux autres les motifs qui pressent les
esprits intelligents de s'adonner à l'étude de la théologie, Catholiques, la
foi vous suffit ! Assurément, à la rigueur, elle suffit ; et il le
faut bien, puisque la connaissance scientifique exige des aptitudes et une
culture qui ne sont pas le partage de tous. Mais cette foi qui suffit à
l'humble chrétien, uniquement soucieux de sauver son âme par une soumission filiale
à l'Église, son institutrice et sa mère, ne suffit plus aux hommes qui
prétendent prendre une part quelconque au mouvement intellectuel et à la
direction de la société. Ceux-ci, soit pour eux-mêmes, soit pour l'honneur de
la religion, doivent être et se montrer plus philosophes que les incroyants. Or
la philosophie complète, c'est la théologie. Là où la théologie est absente,
que reste-t-il ? Une vue très-incomplète du côté naturel, c'est-à-dire du
petit côté des choses ; quelques vérités démontrées au milieu d'innombrables
problèmes sans solution. La théologie, au contraire, met l'esprit humain en
possession des vérités perçues par son propre regard et des vérités montrées
par le télescope de la foi ; elle lui ouvre le double trésor des matériaux
sur lesquels la raison doit opérer pour construire la science générale, et
saisir l'harmonie universelle. À quoi sert de philosopher sur un monde qui
aurait pu exister, mais qui n'est pas le monde existant ? Ce jeu dangereux
mène aux abîmes. On conçoit les témérités philosophiques des incroyants. Au
sein d'une nuit profonde, ils cherchent, coûte que coûte, à tracer un chemin à
la pensée. Mais il est inconcevable qu'un catholique veuille philosopher et ne
prenne pas pour boussole de ses investigations les vérités assurées auxquelles
il croit. Certes, les catholiques de nos jours font de meilleure philosophie que
leurs rivaux ; leurs connaissances religieuses, même restreintes, leur
donnent une supériorité réelle, que sera-ce le jour où ils auront étudié à fond
la théologie ?
La foi suffit... à la condition qu'on persévérera dans la foi.
Mais la foi est violemment battue en brèche par la fausse philosophie. Plus on
possède d'instruction, plus on lit, plus on fréquente les savants, plus aussi
on rencontre d'attaques, tantôt violentes, tantôt captieuses contre la foi. De
toutes parts, les mille voix de l'opinion proclament la victoire de la raison
sur la foi, la délivrance de l'esprit humain, la Religion naturelle, terme suprême
du progrès. Si le chrétien, homme du monde, n'a pas saisi, dans l'ensemble et
dans les détails, quelque chose de la merveilleuse harmonie de la raison et de
la foi ; s'il n'a pas goûté, par expérience, les fruits de cette divine
alliance dans laquelle la raison sert pour régner, et ne s'abaisse devant les
Oracles divins que pour s'élancer, à leur clarté, à de prodigieuses hauteurs,
ce laïque demeurera-t-il toujours croyant ?
« Beaucoup de croyants, dit un savant professeur, Mgr Laforêt[3], ne connaissent pas assez la religion qu'ils professent. Et
c'est là un immense malheur. Aujourd'hui que le monde est devenu un théâtre où
s'étalent publiquement toutes les erreurs, toutes les absurdités, toutes les
contradictions, aujourd'hui que les idées se croisent en tout sens, quel danger
ne doivent pas courir les chrétiens qui n'ont qu'une connaissance incomplète et
superficielle de la religion. Combien d'hommes de nos jours qui font naufrage
dans la foi, ou qui ne conservent qu'une foi timide, hésitante, effrayée, parce
qu'ils connaissent mal le symbole catholique, et que, jamais, ils n'en ont
contemplé les ravissantes beautés et les divines harmonies. Nul sophisme et
nulle clameur ne sauraient ébranler ou effrayer un esprit droit et sincère qui a
sérieusement étudié le catholicisme. Le sceau de la vérité est très-visiblement
empreint dans nos doctrines religieuses ; il suffit de regarder avec quelque
attention pour l'y découvrir. Si tant de catholiques manquent de convictions
fortes et profondes, c'est que, malheureusement, ils n'ont jamais arrêté leurs
regards sur les enseignements que l'Église présente à leur foi. » (Les Dogmes
catholiques, tome I, P. III.)
Une loi providentielle admirable l'a déterminé : si la
foi fortifie la raison, l'application de la raison, sauf le cas où l'orgueil et
la mauvaise volonté viennent tout corrompre, développe, protège, et affermit la
foi. Le chrétien qui sait la théologie se trouve devant tous les sophismes
qu'on lui jette à la face, dans la situation où se virent des hommes versés
dans l'histoire, quand ils ouvrirent le roman pseudo-évangélique de M. Renan ;
ce chrétien sourit, et passe.
La foi suffit... mais cette foi est le salut des sociétés.
« Je suis convaincu, écrivait, il y a quelques années,
non un évêque, mais M. Guizot, que pour son salut moral et social, il faut que
la France redevienne chrétienne, et qu'en redevenant chrétienne elle restera
catholique. » Le catholicisme n'est pas la satisfaction mystique d'une
aspiration individuelle ; le catholicisme, en fondant la société éternelle
entre Dieu et l'humanité, fin dernière de tous les mouvements passagers
d'ici-bas, donne et donne seul la vraie solution de toutes les questions
soulevées au sein des sociétés. Mais il existe une condition, c'est que les
hommes éclairés, les croyants feront sortir des DONNÉES DIVINES les conclusions
qu'elles recèlent.
Pourquoi faut-il que les enfants de ténèbres se montrent, en
ces occurrences, plus avisés que les enfants de lumière ? Catholique
imprudent, vous savez votre catéchisme, vous vous rendez compte de la divinité
de votre religion, et vous vous arrêtez là, jugeant qu'il sied mal à un laïque
de s'ériger en théologien. Eh bien ! les ennemis implacables de votre foi
ne partagent pas ces étranges scrupules. Ils font de la théologie à leur
manière ; ils en font partout... À vos dogmes qu'ils défigurent et
ridiculisent, ils opposent des systèmes religieux échafaudés sur un appareil scientique
qui fascine les demi-savants dont le monde fourmille. Celui-ci tire de la
psychologie une religion naturelle douceâtre ; celui-là fait descendre du
firmament une religion sidérale ; d'autres substituent à l'Évangile du
Pauvre de Bethléem l'évangile de la richesse ; on en voit qui,
rajeunissant les ténébreuses pratiques de la nécrolâtrie, travaillent à
justifier rationnellement les dangereuses duperies du spiritisme. Et tandis qu'unanimement
ils vous exhortent à vous contenter de la foi du charbonnier; tandis qu'ils
louent ironiquement la sagesse avec laquelle vous séparez votre vie en deux
parts, l'une pour l'ordre de la foi, l'autre pour l'ordre humain ; ils
donnent leur théologie pour base à leur politique, à leur économique, à leur
esthétique, à leur éducation de la jeunesse, à leur organisation de la famille,
à toutes choses...
Il faut combattre ces séducteurs des nations ; il faut
faire triompher la vérité catholique. C'est le devoir du prêtre, sans doute,
mais non pas du prêtre seul.
« De nos jours, l'intervention des laïques est devenue
pour la conservation de la foi en Europe, une question de vie ou de mort. La
société actuelle s'étant de plus en plus sécularisé, les laïques voués à la vie
de l'intelligence se sont multipliés dans une proportion énorme. Le nombre des
prêtres par rapport au nombre des laïques instruits, éclairés, savants, littérateurs,
poètes, artistes, est dans la proportion d'un à cent. Le monde est renversé. La
parole est passée à la multitude. Il y a, à Paris, un prêtre sur mille laïques
d'intelligence et de savoir.
Comment le prêtre pourrait-il suffire à la tâche énorme de porter
partout la parole, la charité et l'exemple ? Comment surtout pourrait-il
porter la charité, la parole et l'exemple dans la profondeur des masses ?
Les hommes de savoir ne vont pas plus à ses sermons que les hommes de la
multitude.
Qui donc ira porter la parole et la charité au fond de ce monde
où le prêtre ne peut pénétrer ? Le catholique laïque. » (Le Monde
nouveau ou le Monde de Jésus-Christ, par P. Pradié, ch. XXIII.)
Non pas que le laïque ait mission de créer ou d'enseigner la
théologie, mais il doit la connaître, la venger et la populariser. Il se fait
de très-mauvaise et très-inexacte théologie dans les journaux, dans les livres,
dans les discours publics, dans les assemblées délibérantes, dans les corps
savants. Aux laïques fidèles le droit, le devoir de rectifier les allégations erronées
et de faire briller dans sa splendeur bienfaisante la lumière de la doctrine
catholique. Permettez-moi, M. le Curé, de répéter ici ce que j'ai dit à Malines :
« Parmi toutes les causes qui enlèvent au catholicisme la vénération des
hommes, l'une des plus commîmes est, aujourd'hui encore, la persuasion que les
lumières ne sont pas de son côté et que la science est mieux cultivée et plus
complète chez les libres penseurs que chez nous. Nous ne dominerons
complètement le mouvement social que le jour où il sera constaté d'une manière
éclatante que nous sommes savants comme nos adversaires, que nous savons de grandes
choses qu'ils ignorent, et que nous n'ignorons rien de ce qu'ils savent. En un
mot, il faut aujourd'hui une expansion plus large, j'ai mal dit, une explosion
de science catholique. Et par science catholique je n'entends pas seulement la
connaissance des enseignements de la foi, fort peu connus, nous disait Pie IX,
même parmi les ministres et les ambassadeurs, j'entends la science universelle
qui, dans la « double lumière de la foi et de la raison, étudie le monde naturel,
le monde surnaturel et leur harmonie mutuelle[4]. »
Et j'ajoutais, en reportant ma pensée vers les belles pages de
M. Pradié. « Oui, Messieurs, un monde nouveau se fait, et pour que ce
monde ne soit pas un monde d'anarchie, de tempêtes et de ruines, pour qu'il
devienne un monde de lumière, de vrai progrès et de joie, il faut que nous le
sachions conduire vers celui qui seul peut régler les ardeurs de l'humanité
frémissante, et satisfaire ses désirs ; il faut que nous en fassions le
monde de Jésus-Christ !
Sans un héroïque déploiement de charité, c'est impossible.
Sans un héroïque dévouement à l'étude, à ces labeurs ingrats que la vraie
science exige, c'est impossible encore.
Sans doute, se condamner aux fatigues, aux veilles, aux mille
sacrifices qu'exigent des études sérieuses, c'est chose plus pénible que
d'offrir, en un jour de danger, son sang à la cause de Dieu. Mais je me tiens
assuré que les martyrs de la science ne manqueront pas plus à l'Église que les
martyrs de la charité et les martyrs de la justice. »
On nous accuse fréquemment de nous préoccuper peu des devoirs
sociaux ; pour mon compte, je déclare que l'obligation d'étudier dans une
assez large mesure la théologie est un des premiers devoirs sociaux d'un
catholique instruit, et surtout d'un catholique influent.
« La société moderne repose sur la théologie. Elle en a
reçu son idée de Dieu, son idée du pouvoir, son idée de la justice, son idée du
droit, son idée du bien et du vrai, son idée de l'homme, de son origine, de son
but, de la loi, de la liberté, de l'imputabilité, de l'inviolabilité humaine,
de l'obéissance, de la vertu et de la sainteté ; elle en a reçu ses mœurs,
sa philosophie et ses lois. D'une pareille société, retirer la théologie, c'est
comme si vous retiriez la vie ou l'affinité d'un corps ; il retombe en
dissolution... » (L'Infaillibilité, IVe partie, Nécessité de la théologie
ou politique réelle.)
De fausses théologies ont amené toutes les grandes calamités
sociales, de fausses théologies en préparent de non moins effroyables ; catholiques
qui savez où se rencontre la vraie, celle qui, en éclairant, délivre,
réconcilie et guérit, c'est pour vous un grand devoir de prendre dans vos mains
et de faire briller ce flambeau sauveur !
D'ailleurs, une molle insouciance fût-elle permise, elle ne
vous serait pas possible. Nous traversons une époque de combat. Il faut être
avec Jésus-Christ et avec sa doctrine, ou avec l'incrédulité. Si vous vous
rangez sous la bannière de la vérité éternelle, il faudra la défendre. Trop peu
versé dans la théologie, que ferez-vous ? Vous vous compromettrez et vous compromettrez,
après tant d'autres, la cause sainte, par des exposés inexacts, par des
concessions imprudentes, par des compromis impossibles. Vous succomberez dans
la lutte, et l'impiété, pour vous avoir désarçonné, persuadera à la foule
qu'elle a vaincu la théologie catholique elle-même
Voilà, monsieur le Curé, ce que nous devons nous efforcer de faire
comprendre à tous les catholiques habitués à l'exercice de la pensée.
Je ne m'en tiendrais pas là. À ceux qui ne croient plus, ou s'imaginent
ne plus croire, je présenterais les considérations suivantes :
Vous n'êtes, messieurs, que des chercheurs de vérité. Le doute
habite en vous. Vos jours passent, et vous courez à la mort. Vous sentez que
pour rencontrer la réponse à la question suprême de la destinée, c'est trop peu
de réfléchir, il faut interroger. Vous interrogez, en effet. Vous examinez tout
système qui fait un peu de bruit dans le monde ; vous vous reprocheriez de
ne pas lire la brochure qu'un publiciste en vogue vient d'improviser ; comment,
sinon par cette crainte secrète de la vérité (qui vous condamnera au dernier
jour), osez-vous vous en tenir à des comptes rendus fantastiques, niaisement ou
méchamment tissés d'erreurs sans nombre, dès qu'il s'agit de la doctrine dans
laquelle, depuis dix-huit siècles déjà, l'élite de l'humanité s'est reposée ?
Oh ! hommes, vous aimez l'histoire, ses merveilleux
récits, ses profondes leçons ! Voici une science qui déroule et explique
les faits les plus étonnants et les plus instructifs des quarante siècles que
l'humanité a traversés. La politique vous captive ! Voici un gouvernement
qui, d'un pôle à l'autre, par l'unique force de la Parole s'adressant à la
conscience, tient deux cents millions d'hommes attentifs et soumis à la voix
d'un vieillard désarmé. Vous plaît-il de sonder les mystères du cœur humain ?
Voici une morale qui, par des moyens spéciaux supérieurs à ceux que la
philosophie conçoit, produit des sacrifices inconnus jusque-là, et identifie en
quelque sorte la créature avec son Dieu. Vous avez la noble passion de l'idéal,
vous êtes littérateur, vous êtes artiste ! Voici un idéal qui couvre l'Europe
de chefs d'œuvre que Phidias et Praxitèle, Homère et Virgile ne pouvaient soupçonner.
Votre esprit est-il naturellement porté à considérer les choses de haut et dans
leur ensemble ? Voici la plus vaste de toutes les synthèses : elle
embrasse tous les êtres et tous les temps. Préférez-vous cheminer dans les
sentiers du raisonnement ? La théologie vous présente mille séries de
déductions, mille sources de rapprochements et de comparaisons. Nulle science
n'offre un pareil appât à la légitime curiosité d'un esprit qui se sent né pour
le vrai, et, non content de manger et de boire, veut aussi penser.
« La théologie catholique, dit un écrivain de nos jours,
laïque, homme d'État..., est un système complet de civilisation, si complet
qu'il embrasse tout dans son immensité; la science de Dieu, la science de
l'ange, la science de l'univers, la science de l'homme. Devant lui s'arrêtent
frappés d'étonnement l'incrédule et le croyant ; l'incrédule, qui demande
d'où peut venir une si inconcevable extravagance ; le croyant, qui ne peut
se lasser d'admirer une si prodigieuse grandeur et lorsque, après lui avoir
jeté un regard, l'indifférent s'éloigne le sourire aux lèvres, son insouciance
stupide étonne encore plus les hommes que l'extravagance mystérieuse, que la
grandeur colossale, objet de leur contemplation, et ils crient : laissez
passer l'insensé !
Écoutez encore ! nous aimons à laisser parler ce laïque :
il s'appelait Donoso Cortès. L'humanité entière a suivi les cours des
théologiens et des docteurs catholiques : il y a dix-neuf siècles que ces
cours durent, et aujourd'hui, après avoir tout étudié, après avoir tout appris,
elle n'est pas encore parvenue à toucher de la sonde le fond de leur science. À
cette école, on apprend quand et comment doivent finir, quand et comment ont
commencé les choses du temps : là se découvrent les secrets merveilleux
qui échappèrent à toutes les recherches des philosophes du paganisme... là se
révèlent les causes finales de toutes les existences, le but auquel se
coordonnent tous les mouvements de l'humanité, la nature des corps et l'essence
des esprits, les voies par où marchent les hommes... le mystère de leur
voyage... et les routes qu'il faut suivre pour arriver au port, l'énigme de
leurs larmes, l'arcane de la mort, le secret de la vie.
La théologie catholique porte ce nom, parce qu'elle est universelle,
et elle l'est dans tous les sens, sous tous les rapports, à tous les points de
vue ; elle l'est, parce qu'elle embrasse toutes les vérités ; elle
l'est, parce qu'elle embrasse le tout de chaque vérité en particulier et de
toutes les vérités ensemble ; elle l'est, parce que, de sa nature, elle
doit s'étendre à tous les lieux et se prolonger dans tous les temps ; elle
l'est en son Dieu, elle l'est en ses dogmes. » (Du Catholicisme, etc.,
livre I, ch. II.)
Ignorer une telle science, si compréhensive en soi, si prépondérante
dans les conséquences pratiques qu'elle détermine, parler catholicisme au
hasard, à une époque où plus que jamais de tout côté on parle catholicisme,
c'est s'exposer tout à la fois à manquer sa destinée immortelle, et à prendre
dans la mêlée religieuse présente une position fausse, incertaine, ridicule.
Il est, dans les trésors de l'Église catholique, un livre
unique qui renferme, non la théologie tout entière (la théologie, comme toute
autre science, est progressive, et la Somme du XIII° siècle peut et doit être
dépassée) ; mais les véritables fondements de ce monument lumineux auquel
chaque siècle chrétien doit s'efforcer d'ajouter une assise. Il est un livre,
incomparable chef-d’œuvre de rectitude, dans lequel la raison humaine, visiblement
assistée d'en-haut, classe et développe les dogmes révélés avec une telle
sûreté que six siècles de discussions parfois ardentes n'ont pu en entamer la
charpente vigoureuse. Il est une exposition de la science catholique acceptée
officiellement par l'Église catholique : si l'on doit chercher les dogmes
dans les définitions du Saint-Siège et des Conciles, c'est dans la Somme du
Docteur Angélique qu'il faut chercher la théologie.
Les intelligences élevées l'ont toujours compris. Sans parler des
Suarès et des Bossuet, .quel est, à l'heure présente, l'évêque ou le prêtre
éminent qui n'ait pas nourri son génie dans la méditation de la Somme ? Le
savant le plus extraordinaire de notre époque, le P. Ventura, la savait par cœur.
Ses magnifiques conférences n'étaient souvent que saint Thomas sous forme
oratoire. Et si l'on parcourt les écrits des catholiques distingués qui, dans
la presse, servent avec éclat la cause catholique, l'inspiration de saint
Thomas s'y manifeste à chaque instant.
Assurément MM. Nicolas et de Maumigny ont lu et relu la Somme.
L'ardent initiateur de la régénération spiritualiste des sciences médicales, le
docteur Tessier, était enthousiaste de saint Thomas. Son disciple, le docteur
Frédault, a puisé dans l'Ange de l'École d'étonnantes lumières pour son
précieux Traité d'Anthropologie. Le journal le Monde, dans les questions les
plus graves, s'attache aux principes de saint Thomas. Je pourrais multiplier
les exemples. Je pourrais ajouter que la supériorité de la science Romaine sur
la science Germanique tient non-seulement au voisinage du siège de Pierre, mais
à ce fait que les principes et la méthode de saint Thomas ont été toujours plus
connus, plus respectés et plus suivis à Rome qu'en Allemagne. Mais ce serait
entamer un volume touchant l'influence de la Somme sur le développement
scientifique en Europe, depuis le XIIIe siècle jusqu'à nos jours. Revenons.
Il a été donné au fils de saint Dominique de saisir, en chaque
ordre, les principes fondamentaux, et d'en tirer d'exactes conséquences. (c'est
à dessein que j'écris « donné »). Le génie reçoit de Dieu
l'inspiration qui l'illumine, et quand l'humilité et la pureté l'accompagnent,
par l'étude et la prière unies, il obtient de merveilleuses clartés. Saint
Thomas sût mériter les faveurs de la Vérité vivante ; étudiant à genoux
devant le Crucifix, il reçut du Verbe Dieu, non-seulement dans l'ordre
surnaturel, mais dans l'ordre humain, le don d'une vue nette et profonde des
choses. Voilà pourquoi son livre, demeurant toujours vrai, demeure toujours
jeune, toujours admirable, toujours nécessaire.
Malheureusement la forme extérieure de l'incomparable chef-d’œuvre
effrayait la génération contemporaine, et l'on sentait le besoin d'expédients
pour populariser la doctrine que recèle le latin scolastique de la Somme.
Les commentateurs n'étaient pas, sous ce rapport, d'un grand
secours. Les nombreux in-folio de Suarès épouvantent, et Billuart est fort
subtil. Les théologies élémentaires font de fréquents emprunts à la Somme, mais
ces pierres détachées donnent une idée bien incomplète du monument.
Récemment, deux ecclésiastiques distingués ont publié des
traductions françaises de la Somme. À mon humble avis, ce n'était pas encore
assez pour atteindre le but. Ce qui rend l'étude de la Somme malaisée, ce n'est
pas le latin, en tant que latin. Un élève de sixième le traduirait. La
difficulté gît dans la sécheresse continue du style, dans les formules
empruntées à la philosophie de l'époque, dans la multiplicité encombrante d'objections
sans importance à notre époque.
Il fallait donc, M. le Curé, comme vous l'avez fait avec tant
de bonheur, les hautes approbations que vous avez reçues en sont le garant, couler
la vieille Somme théologique dans un moule nouveau, et présenter au public
contemporain le chef-d’œuvre de saint Thomas, dépouillé de son apparente obscurité,
allégé du poids de toutes les discussions aujourd'hui sans objet, et librement
traduit dans un petit nombre de pages écrites avec l'élégance sobre et la
correction soutenue que réclament les travaux d'une haute importance
scientifique.
À ce prix, la Petite Somme théologique devait combler un vide
considérable, et produire, dans le monde ecclésiastique et dans le monde laïque
intelligent, un bien immense. Ces heureux effets ne tarderont pas à se faire
sentir.
Vous me permettrez, malgré la longueur de cette lettre,
d'ajouter encore quelques mots sur la marche à suivre dans l'étude de la Petite
Somme, pour que cette étude porte tous ses fruits.
Je distingue plusieurs catégories de lecteurs.
I. -Déjà plus ou moins initié aux principes de saint Thomas,
le prêtre, ce me semble, doit chercher surtout dans la Petite Somme
l'harmonieux enchaînement et la splendide unité de la doctrine. Il peut y
apprendre encore comment, par une sorte de manipulation des idées, l'on rend
accessible aux esprits ordinaires, à un auditoire, les vérités les plus élevées
et les pensées les plus fortes. Vous avez prêché, m'a-t-on dit, la doctrine de
saint Thomas, à vos laboureurs d'Airan, et ils ont pu la saisir. Je n'en suis
pas surpris. Ce qui déroute les hommes simples, ce ne sont pas les sujets
élevés, ce sont les expositions obscures. Le dirai-je ? La prédication
contemporaine n'est pas toujours ce qu'elle doit être. Elle n'est pas assez
instructive. Plaire n'est qu'un moyen dont l'emploi exige de la discrétion ;
toucher n'est que la fin secondaire ; instruire est l'œuvre essentielle.
« Allez, et instruisez » a dit le Verbe fait chair à ses messagers. « Ite,
docete ! ». La vérité est puissante, plus puissante que le
prédicateur. Donnez d'abord la vérité, mais la vérité dans toute sa réalité,
et, par conséquent, dans toute sa beauté ; efforcez-vous de dévoiler les
mystérieuses grandeurs de la doctrine sainte : vous produirez des
résultats plus sérieux qu'avec ces tirades à effet, qui semblent une
concurrence aux pages du roman ! Vous amènerez cette fois et vous
retiendrez enfin les esprits sérieux autour de vos chaires.
Prêtres, qui voulez honorer votre ministère par une prédication
véritablement instructive, cherchez donc le fond, la substance de vos discours
dans la Somme, dans ce réservoir où l'Évangile, la tradition et la philosophie
la plus profonde, c’est-à-dire toutes les sources de la connaissance humaine,
viennent mêler leurs eaux. Grâce à la rédaction française qu'un pieux et savant
confrère place entre vos mains, rien n'est plus aisé pour vous que de posséder
la doctrine de la Somme.
II. -Aux élèves des grands Séminaires, je dirais : Sauf
des circonstances exceptionnelles dont vos directeurs sont les juges, n'étudiez
pas d'abord saint Thomas dans le texte même de la Somme ; vous n'avez
encore ni le temps, ni la maturité nécessaires. À mesure que vous achevez l'étude
d'un traité, lisez le traité correspondant dans la Petite Somme. Comparez avec
votre auteur. Cherchez comment les principes du Docteur Angélique illuminent
les questions que l'auteur classique a traitées d'une autre manière ; s'il
se présente quelque divergence, voyez si le désaccord est apparent ou réel.
Dans le premier cas, cherchez pour quels motifs l'exposition la plus récente
diffère de l'exposition antique. Dans le second, examinez, discutez, interrogez
vos maîtres, et tâchez d'arriver à une solution nette. Dans la conduite
pratique, il est sage de suivre une opinion contraire à la nôtre, si l'autorité
des hommes compétents la recommande ; quand on étudie, quand on fait de la
science, il ne s'agit point de compter les auteurs qui ont opiné dans un sens
et ceux qui ont opiné dans le sens contraire ; il s'agit de peser les
raisons pour ou contre. Pour être de vrais disciples du prince de la théologie,
le suivre aveuglément est trop peu, l'on doit se pénétrer de la force de son
argumentation. Vous ne deviendrez théologiens qu'à ce prix.
Ce serait encore, parmi vous, un exercice grandement salutaire,
pour les intelligences actives, que de prendre les Questions du saint Docteur,
et d'y répondre brièvement par écrit, avant de lire les réponses qu'il y donne.
La science théologique n'est pas une simple affaire de mémoire, c'est une
affaire de raison. Apprendre de mémoire ce que l'Église enseigne, c'est jeter
l'indispensable fondement de la théologie ; mais, pour construire la
science théologique, il faut, avec saint Thomas, s'accoutumer à l'exercice
personnel de l'intelligence.
III. -En ouvrant la Petite Somme théologique, les GENS DU
MONDE entreront, pour la plupart, dans une région inexplorée, et, malgré tous
les soins de l'habile pionnier qui en a élargi et aplani les sentiers, ils
pourront avoir besoin de quelques précautions pour s'y acclimater. Ce livre
ressemble si peu à nos livres modernes, même à ceux qui sont réputés graves !
La première disposition qu'il réclame de son lecteur, c'est une attention
sérieuse. Le P. Gratry se plaint très justement, dans Les Sophistes, que la
lecture soit devenue une sensation. Qu'on jette un coup d'œil sur un
premier-Paris ou sur un roman, soit ! Saint Thomas ne peut être lu de
cette sorte. Mieux vaudrait ne pas le lire. Ses thèses sont comme des théorèmes
de mathématiques ; elles veulent être suivies pas à pas. L'essence, non seulement
de la critique, mais de l'étude, d'une étude aussi sérieuse que celle de la
théologie, c'est l'attention. S'il se peut, à une seconde lecture, ne laissez
jamais derrière vous un passage incompris.
À l'attention, ajoutez ce que j'appellerai, n'en déplaise à
Descartes, la confiance méthodique. Vous rencontrez dans la Somme une
proposition inexacte, à VOTRE
POINT DE VUE. Au lieu de la condamner immédiatement, du haut de ce point de vue
personnel, admettez-en, au contraire, au moins provisoirement, l'entière
justesse. L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Vous êtes un homme cultivé
sans doute ; mais saint Thomas jouit dans le monde entier d'une éclatante
renommée : l'Église catholique le proclame grand entre les grands hommes ;
les plus beaux et les plus solides génies depuis saint Bonaventure, son ami,
depuis Bessarion, depuis Bossuet, jusqu'à Pie IX, l'étudient et l'admirent.
(Quand les affaires laissent à Pie IX quelques heures de loisir, le Saint-Père
se retire dans le casino des jardins du Vatican, et là il prend un bain de
lecture... dans les œuvres de saint Thomas.) Les maîtres de la science sacrée,
les philosophes les plus éminents, les hommes d'État, les artistes, tombent à
genoux devant cette haute raison transfigurée par l'amour de la vérité. Très
probablement, si quelqu'un se trompe ici, ce n'est pas le Docteur Angélique.
Faites donc avec lui ce qu'il faudrait faire avec de moindres que lui. Estimez
qu'il peut avoir raison, et recherchez les motifs pour lesquels il peut avoir
raison. Plaidez sa cause contre vous-même ; vous ne tarderez guère à
reconnaître et la vérité de son affirmation, et l'erreur dont vous étiez, à
votre insu, la victime.
Il importe surtout aux lecteurs laïques de la Petite Somme de
ne jamais perdre de vue les principes fondamentaux posés dans la question
première. La science théologique, ayant pour point de départ nécessaire
l'acceptation de l'enseignement révélé, ne discute pas les oracles divins ;
elle les médite. Qu'on nous permette cette comparaison. Le théologien est dans
une situation analogue à celle du publiciste, qui discute les questions
politiques et sociales sans pouvoir révoquer en doute les articles de la
constitution. « La science sacrée ne raisonne pas pour prouver ses
principes qui sont les articles de foi, mais elle part de ces articles pour démontrer
d'autres vérités ; »[5] des vérités si nombreuses, si magnifiques, si profondes, si
harmoniques entre elles, si explicatives, si lumineuses, si consolantes, si
fortifiantes, si manifestement divines que, mainte et mainte fois, l'esprit
humain, à la vue du monument, reconnaît, sans recherche ultérieure, la solidité
des fondements qu'il n'a pas sondés, et, concluant de la sublimité des
conséquences à la divinité des principes, ne demande d'autre preuve de la
certitude des principes de la théologie, que la théologie même.
Il est de mode aujourd'hui, dans un certain monde savant,
d'attribuer les principes, dont l'ensemble compose la doctrine catholique, à
l'action lente de plusieurs éléments humains, successivement mêlés dans des
proportions diverses, selon le génie des hommes et le cours des événements.
Notre symbole n'est pour eux qu'une fable ingénieuse dont le thème a subi, de
siècle en siècle, des variations incessantes, et que le XIXe siècle
doit ramener à sa rigueur abstraite. Que faut-il, M. le Curé, pour
Il faudrait savoir par cœur cet article avec la note qui le
complète, c'est la clef de tout l'ouvrage réduire à néant cette périlleuse
erreur ? Le livre que vous avez rendu accessible à tous, la Somme, la
théologie construite de toutes pièces, sous le règne de saint Louis, en plein moyen-âge,
par un moine, professeur à l'Université de Paris.
Qui sait ? Plus d'un lecteur éprouvera peut-être, au
début, une autre sorte d'étonnement. À voir se succéder ces déductions si
limpides, si nettes, si aisément enchaînées, ils seront tentés de s'écrier :
« Quoi ! C’est là cette merveille si fameuse ! » Oui, et la
merveille est précisément là. Ouvrez un traité quelconque de philosophie
incroyante, avant la dixième page et peut-être avant la dixième ligne, vous
vous trouverez perdu comme en un épais brouillard ! Qu'est-ce que l'auteur
a voulu dire ? Comment cette phrase ci se lie-t-elle avec cette phrase-là ?
Comment telle allégation peut-elle se concilier avec l'allégation qui la
précède ? Saint Thomas a mis en bataille des milliers d'arguments dont pas
un ne combat contre l'autre. Les faux témoins, a dit le P. Gratry, se coupent
toujours. Saint Thomas, le témoin de la vérité théologique, ne se coupe jamais.
Son livre est une image de l'univers, où le Dieu, tout sage et tout-puissant,
combine d'innombrables formes et d'innombrables forces en une harmonie unique.
Ce livre immense est l'œuvre d'un ouvrier si robuste qu'on n'y découvre ni
tâtonnements ni fatigues. Il est simple de la simplicité du génie, reflet
brillant de la simplicité de Dieu.
Mais je n'ai pas à vous apprendre ce que vaut la Somme. Vos
lecteurs l'apprendront aussi agréablement que sûrement en lisant l'analyse
consciencieuse et véritablement artistique que vous en avez faite.
J'ai appris avec bonheur l'accueil si honorable qui vous a été
fait à Rome. La lettre du Saint-Père, comme l'a fait remarquer le Monde, a, par
ses considérants, une portée tout-à-fait exceptionnelle.
L'examen si minutieux auquel votre livre a été soumis est une
nouvelle preuve de la maturité avec laquelle on traite, dans la Ville
Éternelle, les questions doctrinales. Vous avez eu pour approbateurs les
savants les plus distingués. Le P. Modena joint aux formes les plus gracieuses
le savoir le plus profond ; Monseigneur Tizanni, le grand ami des
Français, et les autres que l'on m'a nommés, sont des hommes dont l'opinion a
la plus haute valeur. Voilà donc votre Petite Somme classée parmi les ouvrages
d'une importance majeure, dans l'ordre de la Science et de la Religion. Vous
avez fait une œuvre belle, sérieuse, durable, d'une utilité générale ; Rome
vous l'a dit, et chacun de vos lecteurs le répète. Pour une âme sacerdotale,
cette certitude suffit à payer de longues années d'opiniâtres travaux.
Grâce à vos labeurs, il est aujourd'hui possible de constituer
la petite bibliothèque d'un chrétien sérieux.
D'abord l'Évangile, dans l'une des trois excellentes
traductions annotées et approuvées de MM. Glaire, Gaume et Crampon, et autant
que possible une bonne Vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ comme celles de MM.
Veuillot ou Wallon.
Puis l'histoire de l'Église. En attendant l'achèvement du beau
travail de M. l'abbé Darras, on a l'abrégé en quatre volumes de ce savant
auteur, celui de M. l'abbé Drioux, et la grande histoire de Rohrbacher. Je ne
parle pas de Fleury, écrivain dangereux qu'il faut abandonner à M. Dupin.
Comme philosophie, le P. Ventura a laissé sous le titre de
Philosophie catholique une bonne exposition de la doctrine philosophique de
saint Thomas, qui n'a pas été surpassée.
Enfin, pour couronnement, la Somme, dans votre résumé si
substantiel, si clair, si attrayant, appelé : la Petite Somme.
Quiconque possédera bien ces quatre ou cinq ouvrages sera un
véritable savant, un véritable philosophe, un véritable politique, un véritable
théologien. Et, puisque notre époque réclame surtout de tels hommes, je bénis
encore une fois la Providence d'avoir mis en vous la pensée, le courage et le
talent nécessaires pour mener si heureusement à sa fin votre importante entreprise.
Veuillez agréer, Monsieur le Curé, la nouvelle expression de
mon très-respectueux dévouement, en la charité de Notre-Seigneur et de sa Mère
immaculée.
A. DÉLAPORTE, de la Société de la miséricorde,
Docteur en théologie, Professeur de dogme à la Faculté de
Bordeaux.
I
Au XIIIe siècle, qui vit s'élever les magnifiques
cathédrales de Cologne, de Strasbourg, de Reims, de Paris, de Chartres, de
Beauvais, de Bourges et d'Amiens, Sainte-Gudulle de Bruxelles et la sainte
Chapelle de Paris ; où vécurent saint Dominique, saint Bonaventure, sainte
Élisabeth de Hongrie, sainte Catherine de Sienne, le pape Innocent III, Albert
le Grand, Roger Bacon, Giotto et le Dante, naquit en 1227, entre Rome et
Naples, au château de Rocca-Secca, près la petite ville d'Aquin, un enfant que
la postérité a nommé le Docteur universel,
l'Ange de l'école, le Prince des théologiens, le Docteur Angélique. Il descendait de
la race impériale d'Allemagne par son père Landolpho, comte d'Aquin; et, par
Théodora, sa mère, il remontait aux princes normands qui expulsèrent de
l'Italie les Sarrasins et les Grecs.
Dieu impose souvent un nom significatif aux personnages qu'il
destine à de grandes œuvres. Guillaume de Tocco, historien contemporain,
raconte qu'un jour, au château de Rocca-Secca, Théodora, comtesse d'Aquin, vit
venir à sa rencontre un vénérable ermite, nommé Lebon, que tous les habitants
de la contrée tenaient pour un saint. Cet homme lui dit : « Réjouissez-vous,
grande comtesse, vous portez dans votre sein un bel enfant qui, durant sa vie,
répandra un tel éclat de science et de sainteté, que ce siècle n'aura personne
à lui comparer. Nommez-le Thomas. »
L'événement ne manqua pas de justifier la promesse. La
comtesse, reconnaissante, n'oublia pas ce qui lui avait été dit par une
inspiration prophétique. Au baptême, son fils fut appelé Thomas, nom qui
signifie profondeur. Sur les fonts de la régénération, on vit briller au front
de l'enfant un rayon de lumière, que l'on prit pour le premier accomplissement
de la parole du pieux solitaire.
II
Au sommet de l'une des montagnes arides qui dominent la belle
plaine d'Aquin, à peu de distance de Rocca-Secca, on distingue un monastère
célèbre bâti par saint Benoît au commencement du VIe siècle : c'est
l'abbaye du Mont-Cassin, qui, depuis sa fondation, n'a pas cessé d'être un
sanctuaire et une école de perfection. Les enfants des plus puissants seigneurs
y trouvaient, au XIIIe siècle, non seulement la piété et, la
science, mais les tendres sollicitudes de la maternité. Le comte d'Aquin y
plaça son fils dès l'âge de cinq ans ; il craignait que les rapports avec
les gens du monde qu'il était forcé de recevoir, ne lui fussent préjudiciables.
Élevé, comme Samuel, à l'ombre des autels, Thomas put devenir un saint, aidé
surtout par l'exemple de ces pieux religieux dont toute la vie était une leçon
de vertu et de piété. Il s'y montra lui-même le modèle accompli de l'enfance
chrétienne. Les bénédictins du Mont-Cassin n'eurent garde de négliger le
précieux dépôt qui leur était confié, et dont ils reconnurent bientôt tout le
mérite. Ils remarquèrent que Thomas aimait les exercices de piété, la lecture,
la prière et l'étude ; qu'il s'attachait de tout son cœur à Dieu, dont le
nom frappait sans cesse ses oreilles, et que l'esprit divin agissait
visiblement en lui. Ils lui entendirent souvent faire cette question : « Qu'est-ce
que Dieu ? » et ajouter : « Je ne dois pas vivre content si
je ne connais pas Dieu ; apprenez-moi à contempler ses divines
perfections, afin que je l'aime autant que je suis capable d'aimer. » Il
se forma si bien aux vertus chrétiennes et devint si instruit dans les maximes
des saints, que ses maîtres, n'ayant plus rien à lui apprendre, firent savoir à
son père qu'il était temps de l'envoyer aux universités. L'enfant n'avait
encore que dix ans, et déjà ils présageaient en lui un grand saint et un grand
docteur. Landolpho retira son fils du Mont-Cassin et l'envoya à Naples avec un
gouverneur.
III
Naples est une ville où la nature et l'art ont réuni toutes leurs
richesses. Son golfe, la douceur de son climat, la pureté de l'air, la
splendeur de sa lumière ont fait dire qu'elle est un paradis sur la terre :
mais on convient aussi qu'elle recèle toutes les corruptions et qu'il est
difficile de s'y défendre des dangers de la mollesse. Thomas, tout jeune qu'il
était, s'aperçut bientôt du péril. Mais, à l'exemple de Daniel dans Babylone,
ou comme Tobie au sein de l'infidèle Ninive, il sut éviter la compagnie des
jeunes gens déréglés. Appliqué à la prière, à la vigilance sur lui-même, après
les classes, il se retirait d'ordinaire dans une église, ou bien il s'enfermait
dans son cabinet, faisant ainsi ses délices de l'oraison et de l'étude. Il
suivit le cours de philosophie professé par le célèbre Pierre d'Hybernie. Or,
selon l'expression d'un ancien historien, il y avait autant de profondeur et de
méthode dans ses réponses que dans les leçons même du professeur. C'est
pourquoi, malgré son humilité très-profonde, sa réputation franchit les limites
de l'université, et l'on répéta par toute la ville que l'université avait un
élève qui était à la fois la règle vivante de ses condisciples, un prodige
d'esprit, un miracle de sagesse et de vertu.
IV
À dix-sept ans, la vocation est décidée. Thomas, à cette
période décisive de notre existence, comprenant très-bien que ce monde est plus
à craindre avec ses éloges qu'avec ses persécutions, se sentait un attrait
invincible pour la vie religieuse, qui élève l'homme au-dessus des choses de la
terre. Animé du désir de vivre pour Dieu et de travailler au salut des hommes,
ce qui, comme il l'a écrit plus tard, constitue l'état de vie le plus parfait,
il crut trouver ce double avantage dans l'ordre des frères prêcheurs, qui,
institué par saint Dominique, ne faisait que de naître et cependant s'étendait
déjà dans tous les pays de l'Europe. Cet ordre, joignant l'action de Marthe à
la contemplation de Marie, comptait le nombre de ses saints par celui de ses
religieux, tant les héroïques vertus de son fondateur avaient excité
d'émulation dans le cœur de toute sa famille. Plusieurs entretiens avec ces
vrais serviteurs de Dieu, avaient mis Thomas d'Aquin à portée d'apprécier
l'innocence de leurs mœurs, l'austérité de leur vie, leur application à
l'oraison et à l'étude. Il ne s'était jamais retiré de leur compagnie sans se
sentir plus zélé pour la gloire de Dieu et pour sa propre perfection, plus
résolu à mépriser les espérances que sa naissance et ses talents faisaient concevoir
à ses parents. Souvent il était revenu prendre conseil de Dieu même dans
l'église de saint Dominique, où les assistants avaient pu observer son visage
tout resplendissant de lumière. Le dessein en est pris : il se fera
religieux dominicain ; rien ne pourra désormais changer ses résolutions.
Dieu l'appelle, cela suffit.
Le comte d'Aquin, instruit des projets de son fils par le
gouverneur qu'il lui avait donné, mit tout en œuvre pour les combattre.
Prières, raisons, menaces, rien ne fut oublié ; mais Thomas persista, et
le père consentit à ce que le supérieur de la communauté lui donnât l'habit de
saint Dominique. La cérémonie se fit en présence de tous les religieux et d'une
grande affluence de personnes constituées en dignité.
V
Landolpho avait signé son consentement peu de temps avant de
mourir. Théodora pleurait encore la mort de son mari, quand on lui annonça que
son fils était entré en religion. Elle avait toujours aimé Thomas d'un amour de
préférence, car elle avait interprété la prophétie du solitaire dans le sens
d'une élévation future aux premières dignités soit de l'Église, soit de l'État.
Ses plus douces espérances s'évanouissaient. C'était trop pour elle. Que faire ?
Que devenir ? Elle ira à Naples elle-même engager son fils à quitter l'habit
religieux telle est la résolution à laquelle s'arrête son esprit plein d'agitation.
Thomas en est averti. Ne pensant plus qu'à répondre à la grâce de sa vocation,
et redoutant un pénible combat contre la tendresse d'une mère chérie, il
demande à ses supérieurs la permission de partir secrètement pour Rome en
compagnie de quelques frères : il se promettait une heureuse solitude dans
le couvent de Sainte-Sabine. Mais à peine y est-il reçu avec mille
démonstrations de la joie la plus cordiale, qu'on le demande au parloir. C'est
sa mère, la comtesse Théodora, qui l'appelle. Après beaucoup de bruit à Naples,
elle a hâté son voyage vers Rome, sur les pas de son fils. Les religieux
s'assemblent pour tenir conseil. Thomas, se prononçant avec une nouvelle fermeté,
sollicite la faveur d'être conduit à Paris où, délivré de toute poursuite, il
continuera ses études dans la première université du monde. Cette faveur lui
est accordée et il part sans voir sa mère.
VI
Théodora ne s'en tint pas là. Sachant que ses deux fils
Landolpho et Raynald, qui servaient dans l'armée de l'empereur Frédéric,
étaient en Toscane, elle leur écrivit aussitôt d'arrêter leur frère Thomas sur
la route de France et de le lui envoyer sous bonne escorte.
Quelques jours après, Thomas, revêtu de l'habit religieux,
était reconduit au château de Rocca-Secca, selon l'ordre qui avait été donné.
Alors Théodora mit tout en œuvre pour lui faire perdre sa vocation.
L'histoire nous a conservé une partie des raisons qu'elle fit
valoir pour ce dessein : « Mon
fils, mon cher fils, disait-elle, vous voulez donc par une vaine opiniâtreté ou
par une dévotion exagérée faire mourir votre mère ? Avez-vous songé, mon fils,
qu'il est ordinaire aux jeunes gens de se laisser séduire par de fausses
apparences ? Combien n'en est-il pas qui ont eu sujet de regretter d'avoir
pris pour une marque de vocation les premiers mouvements d'une piété mal réglée ?
Ne savez-vous pas que l'amour-propre, se déguisant sous toutes les formes, se
glisse imperceptiblement dans les résolutions où on le soupçonne le moins ?
Tenez-vous en, mon fils, à l'ordre établi par la Providence. La marque la plus
sensible de la volonté de Dieu, c'est la volonté des parents. Est-ce que la
grâce est contraire à la nature ? Commencer par violer la loi de Dieu,
est-ce tendre avec sûreté à la perfection ? La vie religieuse est-elle la
seule voie du ciel ? Ne peut-on pas opérer son salut dans le monde, comme
le prouve l'exemple de grands personnages qui se sont sanctifiés sur les champs
de bataille, à la cour des rois et même sur le trône ? L'empereur honore
la maison d'Aquin, ne détruisez point les espérances de votre race. Vos pères
ont contracté d'illustres alliances ; n'obscurcissez pas la splendeur de
votre nom. Pensez aussi à votre âge, à votre tempérament et aux austérités de
la règle de saint Dominique : vous ne persévérerez pas. »
L'humble novice répondit : « Faut-il que j'aie à me
défendre contre une mère que j'aime d'un tendre amour et qui ne me persécute
que pour m'aimer trop. Si j'ai fui pour éviter votre présence, si je vous ai
contristée un instant par le refus de vous voir, c'est que j'appréhendais la
dure nécessité de vous contredire ou d'être trop complaisant. Je sais et je
sens tout ce que je vous dois, mais ma première et suprême obéissance, à qui
appartient-elle, sinon à mon premier Père, au maître souverain qui m'a donné
l'être ? Pour l'homme qui ne se conforme pas à la volonté divine dans le
choix d'un état, que de dangers ! Le Seigneur a tracé à chacun de nous la
voie par laquelle il veut nous conduire ; la voix d'aucune créature ne
doit être plus forte que la sienne. Je dois m'acquitter sans doute de mes
devoirs envers vous, mais ne devez-vous pas vous estimer heureuse de la préférence
que je donne à N.-S. J.-C. ? J'en conviens, les jeunes gens se laissent
surprendre en se fiant trop à eux-mêmes ; mais considérez, ma mère, que
dans ma vocation, il n'y a rien de moi ni des autres hommes. La grâce seule a
dirigé mes pas ; c'est elle qui a présidé à mon élection. J'ai des marques
certaines de ma vocation, et je ne puis plus mettre en délibération ce que
Dieu, par sa pure miséricorde, m'a fait voir avec évidence. Vous avez exposé
tout à l'heure avec autant de force que de bonté, ma tendre mère, plusieurs
vérités dont je suis heureusement persuadé ; mais dans la conjoncture où
je suis, ne trouvez pas mauvais que je garde les sentiments que je tiens de
Dieu même. J'ose espérer de votre charité, de votre religion, de votre tendre
maternité, que vous ne m'arrêterez plus ; car Dieu lui-même me mettrait
dans la douloureuse nécessité de vous déplaire pour ne point résister à sa
grâce. Mon âge, mon tempérament, les austérités de la règle monastique, pure
tentation de la prudence humaine. Nos propres forces ne sont que faiblesse et
infirmité. Les personnes que Dieu appelle à la vie religieuse doivent compter
sur un autre secours, ainsi que le marquent ces paroles : Ceux qui
espèrent au Seigneur trouveront des forces, ils prendront des ailes et voleront
comme l'aigle. »
VII
La superbe comtesse, qui ne s'attendait pas à une telle résistance,
s'en offensa. Faisant alors succéder des paroles pleines de colère, et, peu
après, des mauvais traitements, à ses premières marques de tendresse; elle ordonna
de renfermer son fils dans l'une des tours du château, où il n'aurait d'autre
visite que celle de ses deux sœurs, chargées de continuer l'œuvre commencée par
elle. Thomas soutint ce nouvel assaut avec tant de succès, que, loin de changer
de résolution, il persuada à ses sœurs d'entrer elles-mêmes en religion ; et,
de fait, l'aînée, peu de temps après, se rendit au monastère de Sainte-Marie de
Capoue, dont elle fut abbesse.
La Providence assura à Thomas le bienfait de l'étude dans sa
prison. Les dominicains, excessivement affligés de la détention de leur cher
novice, profitèrent de la bonne disposition de ses deux sœurs pour lui faire
parvenir quelques ouvrages d'Aristote et une bible. Il mettait ainsi à profit
les loisirs de sa solitude, lorsque ses deux frères, Landolpho et Raynald,
venus en congé, essayèrent de le dompter par la violence. Ils le confinèrent
plus étroitement dans la tour, lui enlevèrent son habit religieux, et tentèrent
par toutes sortes de mauvais procédés de lasser sa persévérance. Le trouvant
inflexible, ils résolurent de l'amollir par la volupté, persuadés qu'il
renoncerait bientôt à sa vocation si une fois il perdait l'innocence. Ils
firent entrer dans son appartement une courtisane pourvue des avantages
capables de leur assurer une infernale victoire. L'attaque fut violente, et
Thomas, effrayé, en sentit tout le danger. Mais n'oubliant pas que la chasteté
est un don du ciel, il s'humilia profondément devant Dieu et fit cette prière :
« Dieu de mes pères, ne me rejetez pas du nombre de vos enfants,
donnez-moi cette sagesse infinie par laquelle vous soutenez tout ; vous êtes
mon espérance, ma force et mon salut. » Sa prière achevée, il s'arme d'un
tison enflammé et oblige cette malheureuse de se retirer. Puis avec le même
tison, instrument de sa victoire, il trace une croix sur la muraille, tombe à
genoux devant ce signe de notre salut, rend grâces à Dieu et prononce le vœu de
chasteté perpétuelle. Depuis cette victoire jusqu'à sa mort, il ne ressentit
plus aucune tentation de la chair.
Les supérieurs de l'ordre de saint Dominique, indignés d'une
persécution aussi injuste qu'inhumaine qui durait depuis dix-huit mois,
portèrent enfin leurs plaintes au pape et à l'empereur. Innocent IV fut irrité
de l'arrestation d'un religieux sur les terres de l'État ecclésiastique, et
Frédéric II ne fut pas moins mécontent des indignités que l'on faisait souffrir
à un jeune homme allié à sa famille. Théodora le sut. Incontinent, elle chargea
ses deux filles d'engager les dominicains de Naples à venir auprès du château
recevoir leur frère ; et, feignant d'ignorer les mesures qui seraient
prises, elle permit qu'on le descendit par une fenêtre pendant la nuit. Les
religieux le reçurent dans leurs bras et le revêtirent du saint habit : il
était sauvé. Peu de jours après, une profession solennelle l'attachait
irrévocablement à leur ordre, au milieu d'une joie universelle dont il conserva
un impérissable souvenir.
VIII
Il importait de choisir à ce novice un maître saint et capable
de seconder son génie. Or, à cette époque, il y avait à Cologne un professeur
que l'histoire nous a représenté comme un grand philosophe, un profond
théologien, un interprète habile, un homme divin, le prodige de son siècle.
C'était le frère Albert, que la postérité a surnommé Albert le Grand. Thomas
devait faire de rapides progrès sous un tel maître. À l'école de ce grand
homme, il écoutait beaucoup, parlait peu : on le voyait toujours occupé
soit à lire, soit à réfléchir, soit à prier ou à servir ses frères. Son silence
le fit prendre pour un esprit lourd et paresseux. Plusieurs de ses
condisciples, attribuant à la stupidité ce qui était le pur effet de sa
modestie, l'appelaient par dérision le bœuf muet, et parfois le grand bœuf muet
de Sicile. L'un d'entre eux lui offrit par pitié quelques répétitions. L'humble
Thomas, sensible à cette compassion, accepta l'offre ; mais bientôt
l'officieux répétiteur dut prendre la place du disciple. Albert le Grand, plein
d'estime pour son élève, jugea bientôt qu'il était temps de le produire en
public. Un jour fut désigné pour une thèse que frère Thomas soutiendrait sur
des matières difficiles. L'explication fut si nette, si profonde et si lucide,
que tous les connaisseurs en furent dans l'étonnement. Thomas s'exprimait comme
un homme à qui la science aurait été donnée par infusion. « Frère Thomas,
dit le préfet des études, vous parlez en docteur qui enseigne et non comme un
élève qui répond. » Frère Thomas répartit : « Je ne vois pas que
je puisse expliquer autrement les difficultés que vous me proposez. » Les
auditeurs, le doigt sur la bouche, craignaient de perdre une seule de ses
paroles. Albert le Grand, voyant s'élever un nouvel astre qui éclairerait
l'Église universelle, s'écria prophétiquement « Nous appelons frère Thomas
un bœuf muet ; mais sachez que ce bœuf mugira si haut par sa doctrine
qu'il sera entendu de toute la terre. »
IX
Les talents du maître et du disciple portèrent les supérieurs
de l'ordre à les diriger tous les deux sur Paris : l'un, pour occuper une
chaire de théologie ; l'autre, pour continuer ses études aux leçons du
même professeur. Ils partirent de Cologne au mois de septembre 1245, munis seulement
de leur tunique, d'un livre de prières, d'un scapulaire et d'un bâton de
pèlerin.
Lorsqu'ils arrivèrent à Paris, saint Louis était sur le trône;
Notre-Dame élevait déjà dans les airs son immense voûte et ses tours massives;
la sainte Chapelle, avec sa belle ornementation, était disposée pour la sainte
Couronne. Au collège Saint-Jacques, une foule nombreuse ne tarda pas à se
presser autour de la chaire d'Albert. À Paris, comme à Cologne, Thomas, sous la
direction de cet habile maître, étudia les grands philosophes de l'antiquité,
et surtout Aristote. Parmi les Pères de l'Église, saint Augustin était son
auteur de prédilection : mais il mit toujours en tête de ses études, la
méditation de l'Écriture sainte, car il étudiait en homme vraiment religieux.
Après trois ans, frère Albert et frère Thomas retournèrent à Cologne, où ils
entrèrent le jour même que l'on posait la première pierre de la magnifique
cathédrale admirée encore comme la plus étonnante création du moyen âge.
Thomas, dans sa vingt-deuxième année, fut nommé professeur suppléant d'Albert
le Grand. Selon la règle, il commença par dicter quelques traités de
philosophie, expliquer l'Écriture sainte et développer le Maître des sentences.
Son enseignement frappa tous les esprits par sa lucidité : on s'étonnait
qu'il mît si bien à la portée de son auditoire les questions les plus relevées
et les plus obscures.
Ce fut à Cologne qu'il reçut l'ordre de la prêtrise. Bientôt
après, pour le bien de l'Église et la gloire de son ordre, il dut revenir en
France.
X
Les étudiants et les docteurs de l'université de Paris l'accueillirent
avec empressement : on lui conféra sans examen le baccalauréat ; et,
quoique, suivant les règlements, l'âge de trente-cinq ans fût requis pour
enseigner la plus haute des sciences, on lui permit d'occuper immédiatement une
chaire de théologie. Les historiens rapportent à cette première période
plusieurs ouvrages renfermés dans la série des Opuscules : le Commentaire
sur l'Oraison dominicale, celui de la Salutation angélique et l'Explication
d'Isaïe.
Il eût été bien étrange que des talents si brillants n'excitassent
point la jalousie, qui ne manque jamais d'attaquer le mérite. Guillaume de
Saint-Amour ne sut pas, comme les autres professeurs, dissimuler la sienne :
non content d'avoir fait insulter le jeune bachelier dans l'exercice public de
la prédication, il en exhala le venin dans son trop fameux livre Des Périls des derniers temps, où il
représentait les ordres de saint François et de saint Dominique comme le
repaire des faux prophètes qui, d'après saint Paul, s'élèveront contre l'Église
à la fin des temps. Ce livre fut un signal donné au soulèvement de toutes les
envies. Saint Louis le déféra au Tribunal suprême de l'Église. Frère Thomas le
reçut des mains du général de son ordre, qui l'avait reçu lui-même du pape avec
injonction d'y répondre. L'apologie des ordres religieux, et en particulier des
ordres mendiants, nous est restée parmi les œuvres les plus remarquables de
notre saint, qui en a résumé les principaux arguments dans sa Somme
théologique. Au grand applaudissement du pape et de toute la chrétienté, la
cause des associations religieuses était gagnée. La bulle qui condamna le livre
Des Périls des derniers temps, est
datée du 5 octobre 1256.
XI
Louis IX aidant, la paix se rétablit au sein de l'université,
qui, pour y mettre le sceau, invita saint Thomas à soutenir sa thèse de
docteur. Les supérieurs de son ordre lui en firent un devoir. Toujours petit à
ses propres yeux, il redoutait l'épreuve. On rapporte que quand il connut la
décision de ses supérieurs, il se mit à genoux et dit avec David : « Seigneur,
répondez pour moi. ». Des larmes coulèrent de ses yeux, et il tomba dans
une sorte de ravissement pendant lequel un vieillard à l'aspect vénérable lui
apparut et lui demanda la cause de sa douleur. « On me force de prendre
rang parmi les docteurs, répondit-il, et je n’en suis ni digne ni capable. »
« Mettez votre confiance en Dieu, reprit le vieillard, et prenez ce texte ;
Vous arroserez les montagnes des eaux qui tombent d'en haut, et la terre en
sera rassasiée. ». Dans ces paroles, que David appliquait à
Notre-Seigneur, la postérité a vu une prophétie de l'action des œuvres de saint
Thomas sur le monde entier.
Au jour marqué, il développa ce texte, et une acclamation
unanime le proclama Docteur.
XII
Peu de temps après, il publiait ses Questions quodlibétiques, ainsi
appelées parce qu'elles étaient des réponses adressées à toutes sortes de
personnes sur des sujets divers. Elles furent suivies de la Somme de la foi
catholique contre les Gentils, l'un de ses plus importants ouvrages. Il la
composa sur l'ordre de son général, et à la prière de saint Raymond de
Pennafort, pour servir à la conversion des Maures et des Juifs qui infestaient
l'Espagne.
La Somme contre les Gentils, divisée en quatre livres, traite -1°
de Dieu et de ses perfections ; -2° de la création des êtres et de leur
distinction ; -3° de la fin dernière des créatures ; -4° des dogmes
catholiques, c'est-à-dire de la Trinité, de l'Incarnation, des Sacrements et de
la Résurrection universelle[6]. Après la Somme contre les Gentils, parurent les Commentaires
sur toutes les Épîtres de saint Paul, qui étaient la partie de l'Écriture
sainte dont notre Docteur recommandait le plus la lecture après l'Évangile.
À cette époque, on agitait dans les écoles de Paris une question
sur laquelle les sentiments des professeurs étaient partagés ; c'était
celle des accidents eucharistiques. Il fallait décider si ces accidents sont
une réalité ou une simple apparence. Après beaucoup de discussions, on convint
de s'en tenir à la décision de frère Thomas. Son sentiment, qu'il forma dans la
prière plutôt que par l'étude, fut adopté. Il est consigné dans la Somme
théologique au traité de l'Eucharistie.
XIII
Les amis de la théologie n'étaient pas les seuls à reconnaître
le mérite du plus célèbre disciple de saint Dominique. Saint Louis aimait à lui
faire émettre son sentiment sur les intérêts, même temporels, de son royaume.
Se présentait-il une affaire de grande importance, le Monarque en informait le
saint Docteur dès la veille, afin que le lendemain, après y avoir pensé la
nuit, il ouvrît son avis. Saint Louis l'invitait souvent à sa table; mais le
pieux religieux, qui craignait l'air de la Cour où il est difficile de se
soutenir dans le recueillement, s'excusait avec humilité. Lorsque les lois de
l'obéissance l'obligeaient d'accepter cet honneur, il s'y proposait toujours la
défense de la foi et la gloire de Dieu, ainsi qu'il le fit paraître dans une
parole rapportée par tous les historiens : « Voilà qui est concluant
contre les manichéens » s'écria-t-il un jour pendant le repas, après un
long silence, et en frappant de la main sur la table du roi. « Frère
Thomas, lui dit le prieur, souvenez-vous du lieu où vous êtes. ». Frère
Thomas demanda pardon de cet oubli ; mais le roi, édifié, fit venir de
suite un secrétaire auquel il dit : « Écrivez l'argument de notre
frère, de peur qu'il ne l'oublie. »
XIV
Urbain IV, en montant sur le siège pontifical, appela saint
Thomas à Rome pour la réalisation d'un grand dessein, qui n'était rien moins
que la réunion des Grecs et des Latins.
Le Docteur Angélique, à son arrivée, reçut l'ordre de
professer la théologie au collège dominicain. Là, se renouvelèrent les étonnants
succès de Cologne et de Paris. Ce fut dans la Ville éternelle qu'il mit au jour
son explication des Évangiles, intitulée Catena
aurea, la Chaîne d'or ; commentaire admirable des quatre Évangélistes,
où les Pères, à la suite les uns des autres, donnent leur interprétation sur
chaque verset, avec un tel ordre que l'on croit lire un seul commentaire, tant
les anneaux de cette chaîne sont bien rivés.
Thomas n'en seconda pas moins les vues d'Urbain IV par un
Traité sur les erreurs des Grecs, qui fut envoyé à Michel Paléologue, comme un
message de paix et de réconciliation. Le souverain pontife, voulant le
récompenser de son beau travail, lui offrit des dignités ecclésiastiques qu'il
n'eut garde d'accepter.
À Rome, comme à Paris, il prêchait dans toutes les chaires
chrétiennes, et il n'en travaillait pas moins à la conversion individuelle des
âmes, comme on le voit par la conversion de deux rabbins avec lesquels il eut
des conférences dans la villa du cardinal Richard.
Jamais prédicateur ne parla avec plus de force et d'onction un
jour, c'était le vendredi saint, il peignit d'une façon si pathétique l'amour
excessif de Dieu pour les hommes et l'excessive ingratitude des hommes envers
Dieu, que les gémissements de son auditoire le forcèrent plusieurs fois de
s'arrêter. Le jour de Pâques, il prêcha sur la gloire de Jésus-Christ et sur le
bonheur (les pécheurs qui ressuscitent à la grâce : les assistants, disent
les historiens, n'eurent pas moins de peine à contenir leur joie qu'ils n'en
avaient eu deux jours auparavant à modérer leurs soupirs.
XV
Le temps était venu où une fête pompeuse devait honorer
l'auguste Sacrement de nos autels. Nul n'était plus capable que saint Thomas
d'en composer l'office. Sur l'ordre d'Urbain IV, il se mit à l'œuvre, et, se
laissant aller aux inspirations de sa foi et de son génie, il donna à l'Église
cet immortel chef-d’œuvre qui se chante encore aujourd'hui. Le profond
théologien s'y révélait sous un aspect inattendu : la poésie, la piété et
la foi s'y disputent la palme.
Il est rapporté que saint Bonaventure, de l'ordre des Franciscains,
condisciple et ami de saint Thomas, reçu docteur le même jour et à la même
séance, avait été chargé aussi par le pape de travailler sur le même sujet,
mais qu'ayant vu sur la table de son collaborateur l'antienne : 0 Sacrum
convivium, que nous chantons à Magnificat, il en fut si satisfait que, rentré
dans sa cellule, il détruisit sa composition.
Ce fut encore pour récompenser saint Thomas du service rendu à
l'Église, que le pape Clément IV, successeur d'Urbain, lui expédia une bulle
qui le nommait à l'archevêché de Naples. Il fallut toutes les prières du frère
prêcheur, accompagnées des preuves d'une profonde affliction, pour faire
revenir Clément sur cette promotion.
Laissé enfin à lui-même, Thomas pourra poursuivre en paix la
grande mission que, comme professeur, prédicateur et auteur, il accomplit dans
le monde. Il n'entre que dans sa quarantième année, et cependant il ne lui
reste que peu de temps à vivre il a le pressentiment d'une mort prochaine.
Voulant alors réunir dans un seul cadre le précis de tous ses ouvrages faits ou
à faire, il conçoit le dessein de sa Somme théologique, qui est, comme on le
sait, la plus haute formule de l'enseignement Catholique, le principal monument
du XIIIe siècle. Il y consacra la dernière période de sa vie. Deux
ans lui suffirent pour composer la première partie, qui parut à Bologne en
1267. Sur ces entrefaites, il revint à Paris, professa deux années au collège
Saint-Jacques, visita saint Louis avant son départ pour Jérusalem; et, tantôt à
Paris, tantôt à Avignon, il travailla constamment à la seconde partie de la
Somme, qu'il publia, en 1271, à Bologne.
Il n'y avait pas, à cette époque, une seule université en Europe
qui ne fit des vœux et qui ne tentât les plus grands efforts pour le voir et
l'entendre. Celle de Naples, où il avait fait ses premières études, et laissé
les précieux souvenirs de son enfance, obtint la préférence, grâce aux
instances de Charles Ier, roi de Sicile.
À Naples, parut la troisième partie de la Somme, que le saint
docteur n'eut pas le temps d'achever. Il en resta à l'article de la contrition,
dans l'explication du sacrement de Pénitence[7].
XVI
Saint Thomas, la dernière année de sa vie, ne voulut plus ni
écrire ni dicter aucun ouvrage ; il ferma tous ses livres, pour ne plus
lire que dans le grand livre de l'éternité. Mais bientôt l'obéissance l'arracha
pour jamais à sa chère solitude.
Grégoire X, voulant éteindre le schisme des Grecs et améliorer
le sort de la Terre-Sainte, le convoqua par un bref au concile de Lyon, avec
ordre d'apporter le Traité qu'il avait composé sous Urbain IV contre les
erreurs des Grecs. Le saint partit de Naples vers le commencement de février
1274. A peu de distance de la ville, une fièvre violente le saisit ; il
est contraint de s'arrêter à Fossa-Nuova, célèbre abbaye de l'ordre de Citeaux,
dans le diocèse de Terracine. Les religieux le reçoivent avec une sainte joie,
que tempère l'état où ils le voient ; ils l'entendent, dès son entrée,
prononcer d'un ton prophétique ces paroles du Psalmiste : Hoec requies mea in sceculum soeculi ;
c'est ici, pour toujours, le lieu de mon repos. On le met dans la chambre de
l'abbé. Les religieux de Fossa-Nuova, pleins de respect et de vénération, se
disputent l'avantage de le servir, s'estimant heureux d'être utiles à un ange revêtu
d'un corps. Il demeura malade au milieu d'eux près d'un mois. Un jour que son
état leur paraissait moins alarmant, ils le prièrent de leur expliquer le
Cantique des Cantiques, comme saint Bernard l'avait fait autrefois dans une
semblable conjoncture. Il céda à leurs instances, et leur développa les
sublimes ardeurs de l'amour divin pour la nature humaine, laissant s'épancher
les tendresses de son propre cœur pour le céleste Époux. Puis on l'entendit
répéter continuellement ces paroles de saint Augustin : « Je ne
commencerai à vivre véritablement, ô mon Dieu, que quand je serai rempli de
vous et de votre amour. » Il se confessa au P. Reginald, son fidèle compagnon.
L'absolution reçue, il demanda le saint viatique : il était onze heures du
soir ; tous les religieux étaient assemblés autour de sa couche funèbre.
Afin de recevoir Jésus Christ avec plus de respect, il pria ceux qui étaient
auprès de son lit, malgré l'extrême faiblesse où il était réduit, de le mettre
sur la cendre. Quand il vit la sainte hostie, il prononça d'une voix
défaillante et avec une tendresse de dévotion qui fit verser des larmes à tous
les assistants, ces belles et mémorables paroles, que nous sommes heureux de
transcrire ici, tant elles expriment parfaitement notre foi à la divine Eucharistie
et notre soumission filiale à l'Église Catholique, Apostolique, Romaine « Je
crois fermement que Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme ; Fils unique du
Père éternel et d'une Vierge Mère, est dans cet auguste sacrement. Je vous
adore, ô mon Dieu et mon Rédempteur, que je vais recevoir sous ces espèces sacramentelles.
Vous qui êtes le prix de ma rédemption et le viatique de mon pèlerinage !
Vous pour l'amour duquel j'ai étudié, travaillé, prêché et enseigné. J'espère
n'avoir rien annoncé de contraire à votre divine parole, ou, si cela m'est
arrivé par ignorance, je me rétracte publiquement, et soumets tous mes écrits
au jugement de la sainte Église Romaine. »
Le saint malade se recueillit ensuite, reçut la sainte communion
et ne voulut être replacé sur son lit qu'après son action de grâces. Ses forces
s'affaiblissant de plus en plus, il demanda le sacrement de l'Extrême-onction,
répondit distinctement à toutes les prières de l'Église et, sur le point
d'expirer, il répéta souvent : « Bientôt, bientôt le Dieu de toute
consolation mettra le comble à ses miséricordes et remplira tous mes désirs ;
bientôt il me fera contempler la véritable lumière dans son essence, qui est la
source de la vie. »
S'apercevant que ceux qui l'environnaient fondaient en larmes,
il leur dit : « Je suis pénétré de la joie la plus vive ; ne
pleurez point ma mort, elle est un gain pour moi. »
Le P. Reginald, s'approchant : « Je regrette, lui
dit-il, de ne pas vous voir triompher des ennemis de l'Église dans le concile
de Lyon et occuper ensuite une place capable de faire honneur à votre ordre. »
— « Gardez-vous d'une semblable pensée, mon fils, répondit le saint ;
j'ai toujours demandé à Dieu comme une faveur de mourir en simple religieux, et
je le remercie présentement de m'avoir exaucé. En m'appelant au séjour de sa
gloire dans un âge peu avancé, il me fait une grâce qu'il a refusée à plusieurs
de ses serviteurs. »
Il remercia tous les moines de Fossa-Nuova, promit de ne point
les oublier dans le ciel, puis il ne parla plus qu'à Dieu pendant le peu de
moments qu'il vécut encore. Après une agonie fort courte, il s'endormit
doucement dans le Seigneur, le 7 mars 1274, un peu après minuit, à l'âge de
quarante-huit ans.
XVII
Saint Thomas était haut de taille, beau de visage, d'une corpulence
bien proportionnée; il avait la tête un peu grosse, le front large. Toutefois,
sa complexion était délicate. Il était sujet à de grands maux d'estomac, qu'il
augmentait encore par ses austérités et son application au travail.
La joie de son âme se manifestait par la sérénité de son
visage, par sa douceur et son affabilité. Il brillait surtout par les qualités
de son esprit et par une incomparable modestie qui le faisait prendre parfois
pour le dernier des frères du monastère. Les commencements de sa vie nous ont
déjà montré que son humilité était peu ordinaire : on se souvient de son
surnom, des répétitions qu'un condisciple offrait de lui donner, et de son
appréhension avant l'épreuve du doctorat. Pénétré sans cesse de la grandeur de
Dieu et de son propre néant, il était dans la plus parfaite indifférence par
rapport au mépris et aux louanges. Son obéissance était égale à son humilité.
Un jour qu'il lisait au réfectoire, le correcteur de table lui dit, par
méprise, de prononcer une syllabe autrement qu'il n'avait fait. Il l'avait bien
prononcée, et néanmoins il obéit aussitôt. Lorsque les frères lui dirent, après
le repas, qu'il n'aurait pas dû se reprendre puisqu'il ne s'était point trompé,
il leur répondit : « Il nous importe bien peu de prononcer un mot
d'une façon ou d'une autre ; mais il importe toujours de pratiquer
l'obéissance et l'humilité. Il était tellement maître de ses sens depuis la
fameuse lutte après laquelle il fit vœu de chasteté, qu'il ne ressentit plus
les révoltes de la nature. À peine accordait-il le nécessaire à son corps ;
il était si mortifié qu'il ne faisait attention ni à l'espèce ni à la qualité
des mets qu'on lui servait. Il lui arrivait souvent de se lever de table sans
savoir ce qu'il avait mangé. Par-dessus tout, il était d'une piété angélique,
et ses grandes lumières s'expliquent par son union avec Dieu, par son amour
pour Notre Seigneur, son esprit d'oraison, en un mot par sa sainteté même.
En lisant la Somme théologique, chacun se demande comment cet
homme a pu traiter avec tant de profondeur et de lucidité un si grand nombre de
questions que les autres théologiens n'ont pas même abordées. La première
solution qui se présente à l'esprit est celle-ci : ce génie-là était
inspiré. Et l'on souscrit volontiers au mot angélique ajouté par la postérité à
son titre de docteur.
Qu'il ait eu des révélations surnaturelles de Notre-Seigneur
lui-même, des anges et des saints ; plusieurs faits de sa vie, que
l'histoire ecclésiastique n'a pas révoqués en doute, nous autorisent à le
croire. Guillaume de Tocco, son contemporain et son ami, rapporte que le frère
Thomas, après avoir formulé le fruit de sa science et de son oraison sur les
accidents eucharistiques, déposa son manuscrit devant le Très-Saint Sacrement,
et que Notre-Seigneur, étant apparu visiblement à lui et à plusieurs religieux
présents prononça ces paroles : « Mon fils, vous avez dignement écrit
sur le Sacrement de mon corps. »
L'histoire a encore consigné une autre apparition à peu près
pareille, qu'il eut à Naples, pendant qu'il composait la troisième partie de la
Somme. Priant devant un crucifix dans la chapelle de saint Nicolas, il entra
dans une douce extase, durant laquelle on entendit une voix miraculeuse qui
sortit de la bouche même du crucifix pour faire entendre ces paroles : Thomas,
vous avez bien écrit de moi, quelle récompense voulez-vous ? À quoi le
saint répondit : Nulle autre que vous, Seigneur, nulle autre. L'Église a
mentionné ce fait dans le Bréviaire romain. De plus, saint Thomas, sur ses
derniers jours, déclara au P. Reginaldi que la sainte Vierge l'avait souvent
honoré de ses apparitions, et que tout ce qu'il avait demandé par son
intercession, il l'avait obtenu de la bonté divine.
Le P. Reginald n'en dut pas être surpris ; car il se
rappelait une autre confidence, dont il ne devait pas parler pendant la vie du
saint. Il l'entendit, une nuit, de la chambre où il était, parler à quelqu'un,
sans savoir ni de quoi ni avec qui il s'entretenait. « Levez-vous, lui dit
le docteur, prenez de la lumière et le papier où vous avez écrit sur Isaïe. »
Et, après lui avoir dicté longtemps avec la même facilité que s'il eût lu dans
un livre, saint Thomas lui dit : « Allez reposer maintenant. »
Il fit beaucoup d'instances pour savoir avec qui le docteur s'entretenait, et
celui-ci lui confia, sous le sceau du secret, que saint Pierre et saint Paul,
par l'ordre de Dieu, étaient venus l'instruire.
Voilà ce qu'ont écrit Bernard Guidonis, saint Vincent Ferrier,
saint Antonin, après Guillaume de Tocco. Il est donc bien permis de croire que
saint Thomas a reçu des communications divines.
XIX
Après tout, ces faveurs signalées, qui n'étaient que l'effet
et la récompense de sa vertu, ne sont pas nécessaires à l'explication de sa
grande science : sa sainteté y suffit. D'abord, il avait suivi sa
vocation, ainsi que nous l'avons rapporté à dessein un peu longuement. Or,
toutes les fois que nous marchons dans la voie que Dieu nous a tracée, nous y
trouvons des secours inattendus. Ensuite, il avait trois règles dont il ne se
départait jamais dans ses jugements et qu'il consultait avant tout : l'Écriture,
la Tradition et l'Église vivante. L'Écriture, il la savait à peu près de
mémoire ; la Tradition, il l'avait profondément étudiée dans les Pères ;
l'Église, il l'écoutait avec docilité. Enfin, il avait pratiqué toutes les
vertus qui purifient le cœur, éclairent l'esprit, rendent l'âme docile aux
inspirations de la grâce et la préparent aux communications divines. Il avait
une humilité profonde ; or, « Dieu donne sa grâce aux petits et aux
humbles. » Son cœur était pur comme celui des anges ; et il est écrit :
« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront « Dieu. »
Il était d'une obéissance exemplaire; et le triomphe est promis aux âmes
obéissantes. Les moins versés dans la lecture des saintes Écritures et dans la
doctrine des Pères, savent que le même esprit qui a inspiré les prophètes dès
le commencement, parle encore à l'âme fidèle qui l'écoute avec docilité. Mais
ce qui fut par-dessus tout pour notre saint une source féconde de lumières et
de connaissances, ce fut l'union si intime de son âme avec Dieu et son tendre
amour pour Notre-Seigneur Jésus-Christ ; là est le secret de toute sa
science. Il le déclara un jour à l'un de ses plus intimes amis, à saint
Bonaventure, qui le visitait pour lui demander dans quel livre il avait puisé
les belles vérités qu'il venait d'enseigner dans sa chaire de théologie. « Voilà
mon livre, dit-il, en montrant le crucifix. » Dans une autre circonstance,
il déclara solennellement qu'il avait bien moins appris dans les livres qu'au
pied des autels, moins dans ses entretiens avec les hommes que dans ses communications
avec Dieu.
Son âme était tout embrasée de l'amour divin ; aussi
est-ce avec raison qu'on le peint ordinairement avec un crucifix à côté de lui,
et un soleil sur la poitrine, symboles des ardeurs de sa charité et des rayons
de sa science. Le prophète qui nous invite à nous approcher de Dieu ne nous
assure-t-il pas que nous serons éclairés ? Cela doit être : l'âme
chaste et fidèle qui se met tout entière en présence du soleil de justice en
reçoit immédiatement les feux et les clartés. Saint Thomas ne pouvait choisir
un moyen plus sûr pour s'élever en peu de temps à une haute contemplation des
vérités surnaturelles. Son amour pour Dieu était tel qu'il en perdait
quelquefois l'usage des sens. Sa science et sa charité partaient évidemment du
même principe : l'une servait à la perfection de l'autre. Il pouvait dire
avec le sage : « J'ai désiré l'intelligence, et elle m'a été donnée ;
j'ai invoqué le Seigneur, et l'esprit de sagesse est venu en moi. »
XX
Ses obsèques se firent au milieu d'un peuple immense, qui vint
de toutes parts rendre les derniers devoirs à cet ami de Dieu et implorer son
intercession. Plusieurs prodiges, tels que la guérison du sous-prieur du
monastère de Fossa-Nuova qui, en appliquant ses yeux sur les yeux du saint,
recouvra aussitôt la vue dont il avait depuis longtemps perdu l'usage, sont rapportés
dans la bulle de la canonisation.
XXI
Quarante-cinq ans après la mort du serviteur de Dieu, le
procès de cette canonisation fut commencé à la poursuite de l'ordre des frères
prêcheurs et de tous les états du royaume de Naples. Guillaume de Tocco, son
historien, et Robert de Bénévent furent chargés de le poursuivre en cour de
Rome. Le pontife qui régnait alors sur l'Église était Jean XXII, le second des
papes résidant à Avignon. Il fit faire des informations sur les vertus héroïques
et les miracles du saint Docteur, et le 17 juillet 1323, entouré de tous les
cardinaux, après avoir célébré pontificalement la messe en l'honneur de saint
Thomas dans la cathédrale d'Avignon, il releva les héroïques vertus de ce
serviteur de Dieu, la pureté de sa doctrine, l'excellence de ses ouvrages et
les prodiges qui faisaient éclater sa gloire ; puis il ajouta que pour
canoniser un pareil docteur, on n'aurait pas besoin du témoignage des miracles,
puisqu'on pouvait dire qu'il en avait fait autant qu'il avait écrit d'articles :
Quot scripsit articulos, tot miracula
fecit. Le jour même il adressa la bulle de canonisation à tous les
patriarches, archevêques et évêques de l'univers. Sa fête fut fixée au 7 mars,
jour anniversaire de sa mort et de son entrée au ciel.
XXII
Les moines de Fossa-Nuova, religieux de Citeaux, étaient toujours
en possession du corps de saint Thomas, malgré les instances des dominicains,
qui le réclamaient comme leur frère et leur chair.
Après bien des contestations, Urbain V, ayant recueilli l'avis
des cardinaux, formula en faveur des dominicains le décret suivant qui mit fin
à toutes les disputes. « De l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et
de celle des bienheureux apôtres saint Pierre et saint Paul et de la nôtre,
nous accordons pour toujours à vous et à votre Ordre le corps de saint Thomas
d'Aquin. »
Sa Sainteté dit ensuite au Père Élie : « Pour vous
délivrer des sollicitations qui vous arriveraient de toutes parts, je choisis
moi-même, pour que vous y transportiez le corps de votre saint Docteur, la
ville de Toulouse en France. »
Le corps de saint Thomas fut reçu à Toulouse avec la plus
grande solennité. Enfermé dans une châsse de vermeil, il fut déposé dans
l'église des dominicains sous un magnifique mausolée, où il resta jusqu'à la
Révolution française. À cette époque désastreuse, on le relégua dans un
enfoncement obscur des cryptes de saint Sernin. Mais, en 1807, on en vérifia l'authenticité,
et, en 1825, il fut transporté au lieu où il repose aujourd'hui, au sommet de
la croix formée par la vaste basilique de Toulouse, dans la chapelle du
Saint-Esprit.
À Naples, on montre encore aujourd'hui le crucifix qui a parlé
à saint Thomas ; nous l'avons vu nous-même. De plus, en visitant le
couvent des dominicains, on nous a fait remarquer à l'entrée d'une grande salle,
le vrai portrait du saint Docteur, que nous avons fait graver tout exprès pour
nos lecteurs. Au-dessous du tableau, et au-dessus d'une porte d'entrée, on lit
cette inscription : « Avant d'entrer dans cette salle, vénérez ce
portrait du célèbre Thomas d'Aquin qui fit entendre ici les oracles divins à un
nombre infini de disciples, pour la gloire de Dieu et le bonheur des hommes.
Parvenus à l'extrémité de cette salle, nous avons été introduits dans une
cellule éclairée par une seule fenêtre. « C'est ici, nous a-t-on dit, que
saint Thomas travaillait à sa Somme. Voici sa table, son prie-Dieu et son
Crucifix. Parce qu'il veillait tard et se levait la nuit pour écrire, on lui
avait ménagé cette cloison au bout du dortoir commun, afin qu'il ne troublât point
le sommeil de ses frères. Agenouillé sur son prie-Dieu, devant son Crucifix,
nous lui avons offert la Petite Somme, le priant de la bénir. Nos vœux ont été
exaucés : trois jours après, à notre retour à Rome, Pie IX, organe de
l'Église, bénissait au Vatican l'auteur et l'ouvrage. Le lendemain, Sa Sainteté
nous adressait le Bref inséré en tête de notre travail, et la veille de la
Pentecôte, l'Université était assez indulgente pour nous conférer le titre de
Docteur en théologie, comme pour recommander la Petite Somme à l'univers
entier.
Est-il au monde un ouvrage plus parfait, quant au fond, que la
SOMME THÉOLOGIQUE de saint Thomas d'Aquin, plus vaste dans son ensemble, plus
fini dans ses détails, plus lumineux dans l'exposition, plus fort dans le
raisonnement ? Connaissez-vous une théologie qui ait été plus étudiée par
les docteurs catholiques, plus recommandée par les souverains pontifes, plus
solennellement approuvée par l'Église ?
Au concile de Trente, on le sait, deux livres étaient placés
au milieu de l'assemblée des évêques : la Bible et la Somme de
saint Thomas.
C'est qu'en effet la Somme de saint Thomas, le plus beau
commentaire de l'Écriture sainte, est en quelque sorte le reflet divin de la
révélation.
Étudiez ce grand sommaire de théologie, où la foi s'allie si
merveilleusement à la raison, et vous n'hésiterez pas à croire que le génie qui
a enfanté ce chef-d'œuvre était inspiré d'en haut pour éclairer le monde
catholique.
Le plan de cet immense ouvrage, les divisions, les
subdivisions, l'ordre et l'arrangement des questions, la grandeur des idées, la
sublimité des aperçus, la propriété des termes, la logique rigoureuse,
l'exactitude de la doctrine, la méthode elle-même, étonnent, ravissent et
confondent. On se demande si c'est un homme ou un ange qui a dicté un pareil
livre.
Jetons d'abord un coup d'œil sur l'ensemble ; nous
verrons combien le plan est simple, vaste et fécond.
I
Dieu !
Voilà la première partie.
Quand vous connaîtrez l'essence de Dieu, ses attributs, ses
opérations, sa béatitude ; quand vous aurez pénétré dans les profondeurs
mêmes de sa nature et que vous y aurez discerné, à l'aide du flambeau de la
foi, la triplicité des personnes dans l'unité d'essence ; quand de ces
sublimes et mystérieuses vérités vous serez redescendu vers la création pour
contempler le monde angélique, le monde humain et le monde matériel, œuvres des
mains de Dieu ; quand, enfin, vous aurez vu par quels secrets ressorts
l'univers est gouverné, que vous restera-t-il à savoir sur Dieu, sur la
Trinité, sur la création, sur le gouvernement divin des êtres ?
MOUVEMENT DE LA CRÉATURE RAISONNABLE VERS DIEU ! C'est la
seconde partie.
Vous connaissez Dieu comme principe, mais non pas encore comme
fin suprême et dernière de la créature raisonnable, qui doit monter, s'élever,
se mouvoir vers ce centre universel des êtres. Or comment l'âme
s'élèvera-t-elle à Dieu, si ce n'est par la vertu ?
Pour retracer à l'homme ses devoirs envers Dieu, il fallait
donc traiter des actes humains en général, et des vertus en particulier. C'est
l'objet des deux sections de la
seconde partie, où l'on voit, d'une part, les principes qui président à la
moralité de ces actes, les conditions, les obstacles et les sources de la
vertu, et, d'autre part, le développement de toutes les vertus théologales et
morales nécessaires au salut pour tous les hommes, et de certaines vertus plus
particulières à divers états de perfection.
JÉSUS-CIIRIST est l'objet de la troisième partie.
Avec la connaissance de Dieu et de nos devoirs, pénétrons vers
le sanctuaire où réside le Saint des Saints.
Là Jésus-Christ nous apparaît comme Dieu et comme homme,
médiateur et rédempteur, voie qui conduit au salut, lumière qui éclaire, force
qui soutient.
Et du haut de la croix où il expire, de son côté même, sort
l'Église avec les sacrements qui répandent sur le monde la grâce vivifiante
dont la source est au Calvaire.
La première partie nous a dit l'origine des choses ; la
fin de la troisième partie nous montre leur consommation.
Dieu, principe et fin ; — la créature raisonnable montant
vers Dieu, — avec l'aide et par le moyen de Jésus-Christ ; -en un mot,
Dieu, l'homme et Jésus-Christ, voilà toute la SOMME DE SAINT THOMAS, voilà la
synthèse féconde, mais infiniment simple, que mettront en lumière six cent onze questions, qui donnent
lieu à trois mille cent onze articles.
Dieu ! l'homme ! Jésus-Christ ! Y a-t-il un
dogme, une vérité, une vertu ou une idée qui ne puisse se rattacher à l'un de
ces trois centres ?
« Ce livre étonnant, dit Monseigneur l'évêque de la
Rochelle, est devenu pour mon esprit un centre autour duquel ont rayonné toutes
mes autres études religieuses, vers lequel j'ai fait converger toutes mes
lectures sur les Pères de l'Église : et si Dieu m'a donné de faire du bien
à quelques âmes, c'est à saint Thomas que je le dois. »[8]
Pour nous, la Somme de saint Thomas est un superbe monument,
une vaste construction religieuse élevée à la gloire de Dieu, pour le salut des
hommes.
Elle se présente à nos yeux sous l'aspect d'un magnifique
édifice, avec son portail, ses tours, ses grandes fenêtres ; le tout
merveilleusement construit, suivant les règles de la plus belle architecture,
par le plus grand des génies.
Que l'on nous permette d'insister sur cette comparaison. Quand
nous approchons de l'une de nos belles cathédrales, ne sentons-nous pas notre
âme s'élever à Dieu ? Oui, à la vue de tant de grandeur et de magnificence,
nous nous écrions d'abord : Quelle majesté ! Quelle sublimité ! À
peine avons-nous franchi le portail pour pénétrer dans l'intérieur que, notre
admiration se changeant en un profond respect, nous sentons, pour ainsi dire,
la présence du Dieu qui l'habite. Ici, en effet, tout ne nous parle-t-il pas de
Dieu, de nos devoirs envers Dieu, de Jésus-Christ ? N'est-ce pas de ces
grands objets que nous parlent ces voûtes, ces piliers immenses, cette chaire,
ces tableaux, ces statues, et surtout cet autel et ce tabernacle que nous
apercevons dans le lointain, au fond du sanctuaire ?
Napoléon ler, entrant pour la première fois dans la
cathédrale d'Amiens, disait : « Ici un athée ne serait pas à son aise !!! »
La Somme de saint Thomas produit sur l'âme de celui qui
l'étudie une impression religieuse à peu près semblable à celle qu'y fait
naître la vue de nos plus belles basiliques. L'incroyant n'y est pas à son aise !
II
Des généralités, passons aux considérations particulières.
Comme nous voyons reluire le génie de l'architecte dans le
fini des détails, dans la délicatesse des ciselures, la variété des dessins, la
légèreté des dentelles, dans toute cette ornementation qui décore nos vieilles
basiliques, non moins que dans la hardiesse de la coupole et des arcades ;
ainsi nous retrouverons le génie de saint Thomas jusque dans les moindres
parcelles de son grand ouvrage.
Chacune des trois parties de la somme théologique est divisée, avec le plus grand soin, en
questions générales et secondaires, qui ne rentrent jamais les unes dans les
autres.
Chaque question est traitée au moyen d'articles plus ou moins
nombreux. La méthode adoptée pour l'un est invariablement la même pour tous.
Cette méthode, la voici : sous la forme à la fois dubitative
et interrogative, saint Thomas pose une question. Par exemple : Dieu
existe-t-il ? Avant de répondre, il fait intervenir son adversaire. – « Il
semble, dit celui-ci, que Dieu n'existe pas. » Le grand Docteur met dans
la bouche de l'adversaire de la vérité plusieurs arguments qui sont le résumé
de toutes les conceptions de l'esprit humain à l'appui de l'erreur sur la
question posée.
L'adversaire a parlé. Alors paraît un représentant de
l'autorité et de la raison. Sed contra,
dit-il, mais au contraire... et il
cite un témoignage, une autorité en faveur de la vérité.
Le Sed contra, que
l'on peut presque toujours traduire par : mais c'est le contraire, contient le plus souvent la pensée de
saint Thomas. Quelquefois pourtant les limites de la vérité y sont un peu
dépassées ; dans ce cas, l'auteur n'achève pas son article sans le faire
remarquer.
Conclusion. — Sous ce titre, un esprit éminemment positif fait à la
question proposée plus haut une réponse brève, exacte et profonde. La
conclusion n'est pas de saint Thomas. Elle a été ajoutée par quelque commentateur.
Nous arrivons à la réponse principale, à la thèse elle-même. Respondeo dicendum… Il faut répondre,
reprend notre saint Docteur, paraissant s'occuper de la question seule, et non
des objections, que, néanmoins, il ne perd pas de vue, comme on le voit en y
regardant de près.
La question proposée est-elle susceptible de diverses interprétations,
peut-elle être comprise diversement ou envisagée sous plusieurs aspects : il
le fait observer. Il établit ses points de vue, fait ses concessions, et,
enfin, il expose la vérité, puis il la prouve. Là est proprement la thèse de
saint Thomas. Sa pensée, pour qui l'étudie bien, est claire, limpide,
transparente. Tantôt, c'est la raison qui appelle la foi ; plus souvent,
c'est la foi qui éveille la raison. Le maître a vu la vérité comme dans son
essence, le lecteur la voit ici comme dans un miroir.
« Le saint Docteur n'était point de ces théologiens qui
ont peur de la raison. La raison pour lui était l'image du Verbe en l'homme.
Partout il fait l'application de cette belle parole de Pie IX : La foi et
la raison, viennent toutes les deux du Dieu très bon et très grand, source
unique de la vérité immuable et éternelle. Ces deux flambeaux à la main, il
pénètre partout ; son génie ne laisse aucune hauteur inexplorée, et quand,
de retour de ces excursions lointaines, il veut confier à l'écriture une partie
de ce qu'il a observé, sa plume laisse tomber comme des gouttes lumineuses
pleines de la pure substance de la vérité. C'est cette union de la foi et de la
raison qui fait de ses ouvrages quelque chose d'incomparable, et qu'on ne
retrouve peut être nulle part ailleurs au même degré de pénétration et de
solidité. »[9].
Le lecteur, satisfait de la réponse contenue dans le corps de
cette thèse, s'en tiendrait là volontiers.... sans avoir même la pensée de
relire les objections : la vérité a suffisamment brillé à ses yeux.
Pour saint Thomas, cela n'est pas assez. Il est vrai que la
thèse offre à l'œil exercé la solution de toutes les difficultés ; mais il
faut le faire voir avec évidence, il faut montrer la vérité aux moins
clairvoyants. Le soleil ne se contente pas de répandre sa lumière sur la
nature, il dissipe les nuages du ciel et les vapeurs de la terre.
À l'aide du flambeau lumineux qui a éclairé toute la
discussion, saint Thomas, reprenant chaque objection, y fait une réponse
décisive ; et quand il a répondu à toutes, il n'y a plus ni ténèbres ni
nuages : la vérité seule brille avec éclat.
« Son style vigoureux et concis, dit très-bien Mgr Landriot,
cache quelquefois une vérité sous chaque mot. Sur les bords de l'Océan le
peuple s'en va, quand les grandes eaux sont retirées, chercher les produits de
la mer ; et souvent les hommes expérimentés dans cette chasse maritime,
trouvent un petit trésor sous chaque pierre qu'ils soulèvent. Dans saint Thomas,
chaque mot recouvre une idée... La parole du grand Docteur est comme une
baguette magique qui réveille dans les esprits le sentiment des plus hautes et
des plus admirables vérités ; elle est comme le marteau du naturaliste
quand il se promène dans les montagnes et qu'il découvre une pierre précieuse à
chaque coup qu'il frappe. Un seul de ses principes devient parfois dans l'intelligence,
comme un immense luminaire qui éclaire une foule d'idées auxquelles vous ne
pensiez pas d'abord. Ces idées viennent comme des astres brillants se présenter
à vous dans leur aube lumineuse et vous dire avec bonheur : Nous voici ;
sous le ciel de la vérité, nous sommes toutes sœurs, les étoiles brillent à leur
poste, joyeuses. (Baruch 3, 34.) Ces
principes sont d'autant plus lumineux qu'ils sont plus simples ; ce n'est
qu'un mot quelquefois, mais ce mot éclaire la nue. À considérer l'ensemble des
articles et des thèses, il y a peu d'objections de l'incrédulité ou de
l'hérésie qui n'aient été réfutées, peu de systèmes qui n'aient été exposés,
peu de vérités qui n'aient été enseignées. Aussi un célèbre pape, JEAN XXII,
a-t-il dit : « Saint Thomas a
répandu dans l'Église plus de lumières à lui seul que tous les autres savants
réunis. Il a fait autant de miracles qu'il a composé d'articles : Quot
scripsit articulos, tot miracula fecit. »
La méthode de saint Thomas, — éminemment scolastique, on vient
de le voir, — était précieuse, surtout pour les professeurs de théologie, au
moyen-âge.
Dans ce texte, où les objections sont prévues, les autorités
citées à l'appui de la vérité, les questions bien posées et envisagées sous
toutes leurs faces, l'erreur réfutée, le professeur chargé d'un cours de
théologie trouvait des matériaux de tout genre, que son éloquence pouvait
ensuite revêtir des formes propres à l'art oratoire.
Saint Thomas fut le premier de ces célèbres professeurs.
Ici, avec Mgr Landriot, nous dirons : « Je me suis
quelquefois étonné qu'avant de composer un ouvrage sur les vertus, sur les
devoirs, sur la perfection, sur les sacrements, sur les dons du Saint-Esprit,
on ne commençât point par lire attentivement ce qu'a écrit sur ces matières le
Docteur Angélique. Alors, au moins, on aurait des pensées, ces pensées seraient
justes, raisonnables, capables de faire aimer et admirer la religion : alors
on ne dirait pas des riens entremêlés d'exclamations et de points
interrogatifs. Une doctrine vraie et sérieuse accompagnerait l'exhortation et
lui servirait comme de contrefort ; et les exagérations et les petites
conceptions d'esprits inintelligents ne viendraient point défigurer la sainte
et auguste physionomie du christianisme... Saint Thomas, au moins en partie, peut
être expliqué au peuple. Il est clair et limpide comme l'eau qui sort du rocher
des montagnes, et le peuple a le sens du divin et du grand, beaucoup plus qu'on
ne pense. Oui, prêchez saint Thomas, mettez-le en discours, en allocutions, en
homélies, en conférences ! Il n'est pas jusqu'au breuvage du catéchisme où
il ne puisse entrer en dose pulvérisée, mais toujours énergique. Saint Thomas
nous manque, et le jour où les apologistes, où les prédicateurs, où les
écrivains mystiques nous ressusciteront ce grand homme au moins par fragments ;
le jour où tous ceux qui représentent l'Église seront pénétrés de la doctrine
de saint Thomas, la répandront partout, la promèneront comme une eau féconde
dans les cités et les campagnes, ce jour-là une grande lumière se fera dans les
esprits et peut être de grands apaisements dans les coeurs. »
Soyons juste. La méthode scolastique elle-même donne de la
rectitude au jugement, de la force au raisonnement, de la clarté à l'esprit, de
l'énergie au discours oratoire. Pour nous, nous croyons avec la plus profonde conviction,
que la méthode de saint Thomas, habilement déguisée, comme l'a fait Mgr
Frayssinous dans ses admirables Conférences, serait couronnée d'un plein
succès, non seulement dans la chaire, mais à la tribune et au barreau.
Cette méthode, il nous fallait d'abord la faire connaître ;
nous ne l'avons pas maintenue dans toute sa sévérité scolastique, nous verrons
bientôt pourquoi.
III
Disons préalablement un mot sur notre travail, sur le but que
nous nous sommes proposé. Faisons connaître dans quel dessein nous l'avons
conçu, de quelle manière nous l'avons exécuté, quelle utilité on peut retirer
de notre petite somme théologique
On nous dira : Si la Somme de saint Thomas d'Aquin est
aussi parfaite que vous le supposez, aussi belle, aussi riche et aussi
succincte que vous le proclamez, laissez-nous l'étudier elle-même. À quoi bon votre
Abrégé ? Est-il croyable que
votre Petite Somme puisse tenir lieu
de la Somme elle-même de saint Thomas ?
A qui offrez-vous votre ouvrage ? Ceux qui possèdent la grande Somme
l'étudieront dans l'original même. Ceux qui ne la possèdent pas ne vous liront
point. Si, d'ailleurs, la méthode du saint Docteur est naturelle et précieuse,
pourquoi ne l'avez-vous pas adoptée ?
Ainsi pourra raisonner quelqu'un qui n'a jamais ni étudié, ni
ouvert, ni même vu l'immense volume dont nous offrons l'analyse au public.
Voici notre réponse.
La Somme de saint Thomas d'Aquin mérite tous les éloges que
nous lui avons donnés. Loin de nous la pensée de détourner aucun lecteur de
l'étudier elle-même. Nous voulons, au contraire, aider les esprits à revenir
vers cette lumière de la théologie, vers cette pleine source d'où la vérité, selon l'expression du Révérend Père
Lacordaire, coule avec tant d'abondance,
tant de force et tant de grâce, vers ce grand Maître à l'école duquel, a
dit un Pape, on fait plus de progrès dans une année d'étude, qu'on n'en ferait
dans tout le cours de sa vie par la lecture des autres docteurs.
Or, c'est avec la même confiance que nous offrons notre petite Somme à ceux qui possèdent la grande Somme et à ceux qui ne la
possèdent pas, à ceux qui l'ont étudiée et à ceux qui ne la connaissent point.
Nous l'offrons aux uns comme une introduction,
aux autres comme un résumé, à tous
comme un précis fidèle du plus beau chef-d’œuvre
théologique qui soit au monde.
Que l'on nous permette une comparaison.
Avez-vous vu Rome?
- Non.
- Eh bien ! voici en miniature ses monuments : Saint-Pierre,
le Vatican, Saint-Jean de Latran, le Quirinal, le Panthéon, le Colisée, le
Forum, le Capitole... Que vous en semble ?
- En vérité, vous m'inspirez le désir d'aller à Rome les
étudier eux-mêmes.
- Alors étudiez d'avance ces miniatures et ces gravures
fidèles ; elles vous présenteront à la fois l'ensemble et les détails de
la Ville éternelle. En face des monuments eux-mêmes, il vous sera plus facile
d'en faire une juste appréciation.
Vous me répondez, au contraire, que vous êtes allé dans la
capitale du monde chrétien, et que vous en avez étudié et admiré les édifices.
- Alors ces miniatures auront pour vous un autre charme :
elles vous retraceront avec fidélité l'image que votre souvenir en a conservée ;
elles vous rappelleront tout ce qui était dans votre imagination lorsque vous
quittiez ce beau centre de la Catholicité.
On le voit : nous voulons populariser la Somme de saint
Thomas, en faciliter l'étude, en présenter la clef à ceux qui se sentiront de
l'attrait pour elle. Pour la plupart des hommes, en effet, nous l'avouerons, la
Somme de saint Thomas est une nourriture trop forte ; elle exige du temps,
de l'étude, de l'application, de la contention d'esprit. La concision du style,
la profondeur des idées, et, faut-il le dire ? la méthode elle-même, la
subtilité des objections, une terminologie peu usitée, des aperçus
scientifiques nombreux, la nécessité de rapprocher la réponse des arguments et
de se faire à soi-même un résumé de chacun des articles, tout cela ne laisse
pas que de rebuter ceux qui ne sont pas fortement organisés pour ce genre
d'étude.
L'abbé Combalot a dit : « En attendant que nos têtes
soient de force à se nourrir de cette étude, nous n'avons rien de mieux à faire
que de nous familiariser par une excellente traduction avec une langue à peu
près inconnue parmi nous. » C'est pour cela que nous avons donné dans cet
ouvrage la préférence à notre langue. Mais, hâtons-nous de le dire, la
traduction littérale ne dispense pas de cet immense contention d'esprit, de ce
travail continu de la réflexion, dont nous avons parlé. Essayez la lecture de
saint Thomas dans la meilleure des traductions : dès le sixième article
vous éprouverez le besoin de reposer votre esprit ; au douzième vous aurez
instinctivement fermé le livre, plein d'estime toutefois pour le génie qui a
écrit ces choses. Nous le répétons, c'est là le résultat de plusieurs causes,
et notamment de la méthode, bonne en elle-même, mais fatigante par la monotonie
de son procédé, par la contexture même des articles, où la forme
aristotélicienne effraie comme ces haies épineuses qui entourent les champs ;
et voilà pourquoi nous ne l'avons pas adoptée.
Voici donc le but de la petite Somme théologique :
Extraire de la grande Somme
de saint Thomas l'or pur de la doctrine avec les raisons les plus
propres à graver celle-ci dans l'esprit ;
Supprimer avec discernement tout ce qui n'était utile qu'aux
débats de l'École, tout ce qui n'est d'aucun intérêt actuel ;
Substituer aux termes incompris de nos jours ceux de la langue
française autorisés par nos dictionnaires, tout en conservant les expressions
techniques que la science a consacrées ;
Faire disparaître, autant qu'il est possible, la monotonie de
la forme, sans rien changer au fond des choses; et, par ce moyen, donner à la
Somme de saint Thomas le charme d'une lecture instructive et aisée ;
En un mot, dégager la Somme de saint Thomas de la sévérité du
manteau scolastique[10], pour la présenter aux amis de la religion dans toute sa
simplicité et toute sa vérité.
Tel est le dessein que nous avons formé ! Plaise au ciel que
nous l'ayons réalisé d'une manière utile à la gloire de Dieu et au salut des
âmes !
Nous ne nous sommes pas dissimulé les difficultés, nous avons
essayé de les surmonter.
Après avoir posé la demande sous la forme interrogative, nous
y avons d'abord répondu avec concision et clarté, en nous servant des
expressions mêmes de notre auteur, et comme il l'eût fait lui-même. Cette
réponse, nous l'avons tirée de sa thèse principale et nous l'avons imprimée en
gros caractères.
Nous avons ensuite étudié les objections avec soin, et nous
avons consigné, en caractères plus faibles, à la suite de chaque article, les
solutions qui nous ont paru de quelque importance pour la prédication, les
catéchismes, la pratique du saint ministère, ou simplement pour satisfaction de
l'intelligence. Nous croyons n'avoir omis ni une pensée, ni même un mot utile :
c'est souvent là que se trouve la vraie pensée de saint Thomas.
L'ordre et l'enchaînement des matières, le plan, les
divisions, la construction synthétique et analytique, la partie osseuse de
l'ouvrage, si l'on peut s'exprimer ainsi, fallait-il la négliger ? Nous ne
l'avons pas pensé. Saint Thomas s'en est fortement préoccupé, et c'est l'un des
grands mérites de son ouvrage. Quarante tableaux synoptiques, que, sans
préjudice, on peut omettre à la lecture, offrent, au premier coup d'œil,
l'harmonie de l'ensemble et le lien secret qui rattache les effets à leurs
causes. On fera bien de s'y reporter toutes les fois que dans un traité on
voudra étudier une question particulière. Ces tableaux n'existent dans aucune
édition de la Somme, en ce qui est de la première partie et de la première
section de la seconde partie. Nous les avons composés d'après les indications
du texte. Et, comme nous n'oublions pas que nous écrivons aussi pour ceux qui
ont la Somme de saint Thomas en leur possession, indépendamment des articles
toujours placés sous leur numéro d'ordre, nous n'avons pas manqué d'indiquer,
dans les titres courants, la partie et la question que nous étudions, afin que
le lecteur puisse, en un instant, s'il le désire, se reporter à la Source
elle-même, pour vérifier notre analyse ou la compléter.
Pour ne point ralentir la marche et pour ne pas donner à notre
travail une surcharge trop didactique, nous avons renvoyé à la fin de
l'ouvrage, sous forme de Lexique,
l'explication des mots techniques qui sont propres à la langue usitée du temps
de saint Thomas, et que la nécessité nous a forcés de conserver, tels que: acte, forme, matière, absolu, accident, etc. ; par
ce procédé, à la fois simple et naturel, nous croyons avoir fait un livre aussi
attrayant que le comporte la matière. Peut-être le lecteur sera-t-il encore,
malgré nos efforts, arrêté par certaines expressions dont il ne comprendra pas
tout d'abord la signification. C'est pourquoi, empruntant de nouveau les
paroles de l'illustre prélat cité plus haut, nous lui dirons : « N'ayez
pas la prétention de tout comprendre à la première lecture ; continuez, ce
que vous ne comprenez pas s'éclairera plus tard. Lisez toujours : saint
Thomas s'explique lui-même. Peut-être, pour des raisons que j'ignore, à l'heure où vous passerez en votre
première excursion, certaines vérités ne seront pas éclairées pour vous, comme
ces luminaires des villes qui ne s'allument qu'à une certaine heure. Il est
aussi des heures de clarté pour les intelligences ; vous repasserez plus
tard ; ce mot qui était ténébreux à votre première lecture, vous serez
alors tout étonné de le voir resplendir comme s'il était éclairé à
l'intérieur... Ce conseil est très-important dans la lecture de saint Thomas :
il faut le parcourir d'abord comme un naturaliste qui visite une montagne ;
ce savant n'a point la pensée de tout recueillir à la fois ; après une
première collecte, il revient dans les mêmes chemins, une deuxième, une
quatrième fois ; à chaque visite, il augmente son trésor, puis il s'en va
tout joyeux, mais sans avoir la prétention de jamais arriver à épuiser les
richesses de la montagne.
D'autre part, la Somme a été composée il y a six cents ans.
Or, depuis le XIIIe siècle, il a paru des systèmes philosophiques dangereux,
de grandes hérésies, d'immenses erreurs, et, de son côté, l'Église a rendu de
nombreux décrets en matière de foi.
Les sciences aussi ont progressé. Pour mettre l'œuvre du saint
Docteur en rapport avec l'état actuel du monde religieux, des notes
philosophiques, scientifiques et théologiques étaient indispensables ; nous
avons donc dû ramener à ce foyer éclatant de la vérité les rayons de lumière
que nous ont offerts les livres de la science moderne.
La Petite Somme
théologique, si nous ne nous trompons pas, est une théologie complète, une
expression claire et nette de la science divine, un livre digne d'être offert
aux intelligences les plus élevées et aux esprits les plus humbles. Nous la
présentons d'abord à nos frères dans le sacerdoce et aux élèves du sanctuaire
qui se livrent à l'étude de la science sacrée dans nos grands séminaires,
ensuite à tous les laïques instruits qui voudront connaître le véritable
enseignement théologique. Que les ministres du Seigneur et ceux qui aspirent à
le devenir, que les professeurs de théologie et de philosophie, que les
magistrats, les jurisconsultes, les avocats chrétiens, que les maîtres et les
élèves prennent donc ce livre, béni par Sa Sainteté Pie IX, et, le tenant entre
leurs mains, tous pourront dire : Voilà la théologie de l'Église Catholique,
Apostolique, Romaine ; voilà sa sublime philosophie, voilà le dépôt de la
vérité divine ; il y a ici plus que Salomon, il y a le Christ lui-même
avec sa parole admirablement comprise et commentée par saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique ; ici, selon l'expression
d'Albert le Grand « frère Thomas a
posé la règle théologique qui durera jusqu’à la fin des siècles. »
FRÉDÉRIC
LEBRETHON.
La raison ne suffit pas à l'homme pour le conduire au salut ;
il lui faut, en outre, la révélation divine, dont le dépôt sacré est contenu
dans l'Écriture sainte. (Part. I, quest. 1.)
Or, voici ce qu'enseigne la science révélée :
PREMIèRE PARTIE.
DIEU (1).
TOME I.
|
Questions |
|
Il existe un Dieu infiniment parfait, |
Traité de Dieu................................... |
2 |
En trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit, |
De la sainte Trinité.......................... |
27 |
Premier principe des êtres tirés du néant, |
Du premier principe des êtres....... |
44 |
Qu'il a distingués en substances spirituelles, |
Des anges........................................... |
50 |
En êtres matériels, |
De l’œuvre des six jours.................. |
65 |
Et en créatures à la fois spirituelles et corporelles, |
De l’homme et surtout de l’âme..... |
76 |
Qu'il a destinées à une fin surnaturelle. |
De la création du premier homme |
90 |
Toutes les créatures sont gouvernées par Dieu, qui les
conserve et leur fait subir des changements par son action propre, par
l'action des anges, ainsi que par l'action des corps et par celle de l'homme. |
Du gouvernement divin.................. |
103 (108 ?) |
(1) Nous conseillons de lire la première colonne de ce Coup d'œil indépendamment de la seconde ;
on y verra le fond, l'enchaînement, la trame de toute la Somme du saint
Docteur.
DEUXIÈME PARTIE.
MOUVEMENT DE LA CRÉATURE RAISONNABLE VERS DIEU.
SECTION I. — TOME II.
|
Questions |
|
Dieu, principe de l'homme, est aussi sa fin dernière, |
Traité de la fin dernière,................. |
1 |
À laquelle nous arrivons par nos actes, soit par les actes
volontaires, |
Des actes humains............................ |
6 |
Soit par les passions que dirige la raison |
Des passions...................................... |
22 |
Soit par les habitudes, |
Des habitudes.................................... |
49 |
Dont il nous faut développer les bonnes, de manière à nous faire
une habitude de la vertu même, |
Des vertus.......................................... |
55 |
En travaillant à rejeter celles qui tendent au mal, |
Des vices et des péchés.................... |
71 |
Nous gardant de prêter l'oreille au démon, mais écoutant
plutôt Dieu qui, par ses lois, |
Des lois............................................... |
90 |
Et par sa grâce, nous excite à la vertu. |
De la grâce......................................... |
100 |
SECTION II. — -TOME III.
|
Questions |
|
En particulier, pour
arriver à Dieu il nous faut les vertus théologales : |
|
|
La foi, |
Traité de la foi................................... |
4 |
L'espérance, |
De l’espérance................................... |
47 |
La charité, |
De la charité...................................... |
23 |
Auxquelles il est nécessaire de joindre : La prudence, |
De la prudence.................................. |
47 |
La justice, qui renferme la religion, |
De la justice ...................................... |
57 |
La force, |
De la force.......................................... |
123 |
La tempérance, qui contient la chasteté et l'humilité, |
De la tempérance.............................. |
141 |
Sans parler des états de perfection soumis à d'autres
règles. |
Des états de perfection.................... |
471 |
TROISIÈME PARTIE.
JÉSUS-CHRIST.
TOME IV.
|
Questions |
|
Dieu, voulant faciliter l'œuvre de notre sanctification et
nous ouvrir une voie aisée pour aller à lui, nous a donné le Christ, qui est
le Verbe incarné. |
Traité de
l’incarnation..................... |
1 |
Or, Jésus-Christ, pour
nous unir à lui, et nous communiquer ses mérites, a établi les sacrements :
|
Des
sacrements en général............. |
60 |
Le Baptême, |
Le Baptême........................................ |
66 |
La Confirmation, |
La
Confirmation............................... |
72 |
L'Eucharistie, |
L'Eucharistie..................................... |
73 |
La Pénitence, |
La Pénitence...................................... |
1 |
Supplément : L'Extrême-Onction,
|
L'Extrême-Onction.......................... |
29 |
L'Ordre, |
L'Ordre............................................... |
34 |
Et le Mariage. |
Le Mariage......................................... |
41 |
Par le Christ et les
sacrements nous arrivons au ciel. |
Traité de la résurrection
et de la vie éternelle....................................... |
|
PREMIERE
PARTIE.
PROLOGUE.
Notre dessein est d'exposer dans cet ouvrage, en faveur des
commençants, la doctrine de la religion chrétienne. Nous le ferons, avec l'aide
de Dieu, le plus brièvement et le plus clairement qu'il nous sera possible.
(Saint Thomas.)
PREMIER TABLEAU
SYNOPTIQUE.
DIVISION
DE LA
SOMME DE SAINT
THOMAS.
OBSERVATION.
La Somme, on le voit, se divise en trois parties.
La première partie traite de Dieu, qu'elle considère sous
trois rapports, savoir : l'unité de nature, la trinité des personnes, la
production des êtres. C'est l'objet de notre tome I°1.
La seconde partie s'occupe du mouvement de la créature
raisonnable vers Dieu, c'est-à-dire de l'homme dans ses rapports avec Dieu ;
elle traite des actes humains en général et en particulier. De là, nos tomes
II, et III.
La troisième partie a pour but de faire connaître Jésus-Christ
qui, comme homme, est la voie pour aller à Dieu. Elle traite de l'Incarnation,
des Sacrements, et de la Vie éternelle où le Christ nous conduit. Ce sera le IVe
tome.
Soit dans une classe de théologie, soit dans les conférences
ecclésiastiques, soit au catéchisme, soit en chaire, il n'y a pas de meilleure
méthode à suivre pour l'enseignement de la foi.
PREMIÈRE PARTIE.
Indépendamment des sciences philosophiques, il faut nécessairement
admettre un autre enseignement. On lit dans saint Paul ; « Toute
Écriture inspirée de Dieu est utile pour instruire, pour reprendre, pour
corriger, et pour conduire à la justice. » (2 Tim., III, 16.)
Or, l'Écriture sainte, qui a été inspirée de Dieu,
n'appartient point aux sciences philosophiques. Il est donc utile qu'il y ait, outre
les principes philosophiques, une doctrine révélée de Dieu[11].
Cette doctrine était nécessaire au salut du genre humain, et
en voici la raison : l'homme se rapporte à Dieu comme à une fin surnaturelle
qui dépasse la portée de l'intelligence humaine, car Isaïe dit : « L'œil
n'a point vu, sans vous, ô Dieu ! ce que vous avez préparé à ceux qui vous
aiment. » (Isaïe, LXIV, 4) La fin devant être connue d'avance par les
hommes, pour qu'ils puissent diriger vers elle leur intention et leurs actes,
il était nécessaire à notre salut que la révélation divine vînt nous enseigner
certaines vérités que les lumières naturelles ne nous découvrent pas[12].
Dans les choses mêmes que la raison humaine peut connaître
touchant la Divinité, il fallait que la révélation vint à notre secours. Si les
hommes n'avaient que leur raison pour découvrir la vérité sur Dieu, un petit
nombre seulement, et après beaucoup de temps, parviendrait à connaître cette
vérité, qui se trouverait encore mêlée à mille erreurs ; et pourtant cette
connaissance peut seule conduire au salut, qui est en Dieu même. Sur ce nouveau
point, la révélation divine devait encore, pour que l'homme arrivât plus
facilement et plus sûrement au bonheur éternel, éclairer notre intelligence sur
les choses divines.
Dès lors, indépendamment des sciences philosophiques, qui
s'acquièrent par les investigations de la raison, il devait y avoir une
doctrine divinement révélée.
Mais,
dit-on, nous ne devons pas chercher à connaître ce qui est au-dessus de notre
esprit, l'Écriture nous le défend. (Eccl., III, 22.) Nous ne devons point
chercher à connaître par la raison les choses qui sont au-dessus de notre
esprit ; mais Dieu peut nous les révéler pour que nous les admettions par
la foi, et, en effet, il nous en a révélé un grand nombre, d'après ces paroles
de l'Ecclésiastique : « II vous a découvert beaucoup de vérités qui
étaient au-dessus de l'esprit de l'homme. » (Eccl, III, 25.)
Les
sciences philosophiques, continue-t-on, traitent de tous les êtres et même de
Dieu ; si bien que la philosophie elle-même contient une partie appelée Théodicée. Il n'est donc pas nécessaire
qu'il y ait une autre science que la philosophie. Les sciences étant différentes
par la diversité des moyens qu'elles emploient pour arriver à la connaissance
de la vérité, la théologie qui appartient à la révélation diffère génériquement
de la théologie philosophique, car elle considère avec le flambeau de la
révélation divine les choses que les sciences philosophiques examinent par les
seules lumières de la raison.
La doctrine sainte, la théologie, est, sans contredit, une
science. Mais il faut savoir que les sciences sont de deux sortes. Les unes se
servent de principes connus naturellement par l'intelligence : telles
sont, par exemple, l'arithmétique, la géométrie ; les autres adoptent les
principes d'une science supérieure, — comme la perspective, qui s'appuie sur la
géométrie.
La théologie rentre dans cette seconde catégorie : elle
part des principes d'une science supérieure, qui n'est autre que la science de
Dieu et des bienheureux.
Elle croit aux principes que Dieu nous a révélés, comme le
musicien croit aux principes que lui transmet le mathématicien [13]
L'Écriture nous parle de la sainte doctrine comme d'une science
une ; La Sagesse dit : « Dieu a donné au juste la science des
saints[14] . » (Sag., X, 10.)
Puisque la doctrine sainte considère les choses du point de
vue de la révélation, toutes les vérités dont elle s'occupe ne constituent pour
elle qu'un seul objet formel, et elle reste toujours une.
Elle traite de Dieu et des créatures, direz-vous, donc elle
n'est pas une. — Elle traite de Dieu, comme de son objet principal ; des
créatures, comme se rapportant à Dieu : rien en cela ne nuit à son unité.
Envisageant ces matières diverses dans la lumière de la révélation, elle est le
reflet de la science divine, la plus simple de toutes les sciences.
Les sciences pratiques sont celles qui, comme la morale, ont pour
objet les opérations de l'homme. Les sciences spéculatives consistent, comme la
métaphysique, dans la contemplation seule de leur objet.
La sainte doctrine est à la fois spéculative et pratique ;
mais elle est plus spéculative que pratique. Traitant principalement de Dieu,
elle contemple avant tout les choses divines. Si elle traite des actions de
l'homme, ce n'est qu'en tant que celles-ci nous disposent à la connaissance
parfaite de Dieu, qui est la béatitude même.
La sainte doctrine surpasse en dignité toutes les autres sciences,
soit spéculatives, soit pratiques.
Elle l'emporte sur les sciences spéculatives, pour deux
raisons. D'abord, elle est plus certaine. Les autres sciences tiennent leur
certitude de la lumière naturelle de la raison humaine, qui est faillible :
la théologie reçoit la sienne de la lumière divine, qui est infaillible.
Ensuite, elle a un objet plus noble : elle traite principalement de choses
qui par leur hauteur surpassent la raison, les autres sciences se renferment
dans le cercle de nos faibles conceptions.
Quant aux sciences pratiques, celle-là est la plus noble qui
renferme la fin des autres. Or, la théologie, comme science pratique, a pour
fin la béatitude éternelle, à laquelle le but de toutes les autres sciences se
rapporte comme à une fin dernière.
La doctrine divine est donc, à tous égards, la plus noble des
sciences.
On nous
fait deux objections : on dit, premièrement, que les sciences profanes ont
des principes qui bannissent le doute, mais que l'on peut douter des articles
de la foi ; la science sacrée n'est donc pas la plus certaine des
sciences. La réponse est que les vérités les plus certaines en elles-mêmes ne
sont pas toujours les plus évidentes pour nous ; or, telles sont les
vérités de la foi, dont notre faible intelligence ne saisit pas la clarté.
On dit,
en second lieu, que la théologie fait des emprunts à la philosophie. Mais si la
théologie emprunte à la philosophie, ce n'est pas qu'elle ait besoin de son
secours, c'est seulement pour mieux mettre en lumière les vérités qu'elle
enseigne. Tenant ses principes de Dieu et non de la terre, elle n'emprunte
jamais aux autres sciences comme à des supérieures ; elle s'en sert, au contraire,
comme de ses inférieures et de ses servantes, ainsi que l'architecte se sert
des artisans et le magistrat des militaires.
En parlant de la loi, Moïse disait : « Elle sera
votre sagesse et votre intelligence devant les nations. » (Deut., IV, 6.)
La doctrine sainte est, en effet, la plus grande sagesse, non
pas seulement sous un rapport, mais absolument.
Nous donnons le nom de sage à l'homme qui coordonne et qui
juge en partant toujours d'un principe supérieur. Dans quelque genre que ce
soit, celui-là est sage qui en considère la cause la plus élevée. Mais le sage,
absolument parlant, c'est l'homme qui s'élève à la cause suprême de l'univers,
c'est-à-dire à Dieu ; et de là vient que l'on appelle la sagesse la connaissance des choses divines.
Or, la doctrine sainte envisage Dieu, qui est la cause la plus
élevée de toutes les causes, et, loin de se borner à la connaissance que nous
en donnent les créatures, connaissance que la philosophie antique a pu avoir,
elle nous initie à la connaissance que Dieu seul a de lui-même et qu'il nous a
manifestée par la révélation. Une telle science renferme assurément la plus
éminente sagesse.
À ceux
qui objectent que la sagesse est un don du Saint-Esprit, tandis que la science
sacrée s'acquiert par l'étude, et qui concluent de là que la sainte doctrine
n'est pas la sagesse, on répond qu'il y a deux sortes de sagesse, parce qu'il y
a deux manières de juger. On juge d'abord par une certaine inclination, comme
celui qui a l'habitude d'une vertu juge sainement par son habitude même des
devoirs qu'elle prescrit ; d'où Aristote disait que l'homme vertueux est
la règle et la mesure des actes humains. On juge ensuite par connaissance ;
et c'est ainsi que le savant qui a étudié les sciences morales peut juger de la
vertu sans être vertueux. Or, la première manière de juger, appliquée aux
choses divines, provient de la sagesse qui est un don du Saint-Esprit ; et
c'est d'elle que parle saint Paul quand il dit : « L'homme spirituel
juge de toutes choses. » (1 Cor., II, 15.) Saint Denis dit aussi dans le même
sens, en parlant d'un certain Hiérothée : « Il est devenu savant, non
seulement par l'étude, mais par l'effet de la grâce divine. » La seconde
manière de juger appartient à la doctrine sainte dont la connaissance
s'acquiert par l'étude, encore bien que les vérités qu'elle enseigne soient
révélées.
Une science a pour sujet la matière principale dont elle s'occupe ;
or, la science divine traite principalement de Dieu, et c'est même pour cela
qu'on l'appelle théologie,
c'est-à-dire discours sur Dieu. Dieu
en est évidemment le sujet, puisque toutes les matières y sont traitées par
rapport à lui, soit qu'on parle de Dieu même, soit qu'on traite de choses dont
il est le principe et la fin.
Cette vérité ressort aussi des principes mêmes de la science
théologique, qui ne sont autres que les articles de la foi, dont Dieu est
l'objet propre.
Les
auteurs qui ont assigné un autre sujet que Dieu à la théologie, — par exemple,
les miracles, les œuvres de la Rédemption, ou même le Christ tout entier, — ont
perdu de vue l'objet formel de cette science, pour ne considérer que les
matières dont elle traite. La théologie parle de toutes ces choses, il est vrai ;
mais elle les considère toujours dans leurs rapports avec Dieu, son sujet
principal.
« Il faut, écrivait saint Paul à Tite, que l'évêque soit
fortement attaché aux vérités de la foi, telles qu'on les lui a enseignées,
qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine et de convaincre ceux qui la contredisent. »
(Tite, I, 19.)
Les sciences, en général, n'argumentent pas pour prouver la
vérité de leurs axiomes ; mais elles argumentent pour établir certaines
vérités contenues dans ces axiomes. Pareillement, la science sacrée ne raisonne
pas pour prouver ses principes, qui sont les articles de foi ; mais elle
part de ces articles pour démontrer d'autres vérités, à l'exemple de saint
Paul, qui fonde la résurrection générale sur la résurrection du Christ. (1
Cor., xv.) Elle argumente ensuite contre l'adversaire qui nie ses dogmes, et le
combat par le raisonnement, s'il accorde quelques-unes des vérités de la foi :
ainsi argumentons-nous contre les hérétiques, par l'autorité des Écritures,
opposant un article à l'homme qui en nie un autre. Mais si l'adversaire n'admet
aucun point de la révélation, il n'y a nul moyen de lui prouver par des
raisonnements les articles de foi : alors il faut se contenter de résoudre
ses objections, ce qui est toujours possible. Puisque notre croyance repose sur
la vérité infaillible et qu'on ne peut démontrer le contraire de ce qui est
vrai, toutes les raisons que l'on apporte contre ce qu'elle enseigne sont des
sophismes et non des démonstrations.
La théologie n'essaie pas de démontrer les articles de foi par
la raison ; elle admet le témoignage de ceux à qui la révélation a été
faite, et, raisonnant d'après leur autorité, elle en tire des arguments
invincibles. Elle ne perd en cela rien de sa dignité : l'autorité de la
raison humaine est d'une grande faiblesse en comparaison de l'autorité très efficace
de la révélation divine. Si la sainte doctrine se sert quelquefois de la raison
humaine, c'est pour mettre dans un plus grand jour les vérités qu'elle
enseigne. Ici la raison sert sous les ordres de la foi, comme la nature sous la
grâce, l'affection naturelle sous la charité. « La foi, dit l'Apôtre,
réduit en captivité toute intelligence sous l'obéissance du Christ. » (2 Cor.,
x, 5.)[15].
Le théologien, il est vrai, apporte le témoignage des
philosophes en faveur des vérités qu'ils ont pu connaître par les lumières
naturelles. L'Apôtre cita lui-même Aratus dans l'Aréopage. « Comme l'ont
dit quelques-uns de vos poètes, s'écria-t-il, nous sommes de la race des
dieux. » (Act., XII, 2.)
Toutefois, ces arguments sont étrangers à la théologie ; elle
les cite comme des inductions qui ne s'élèvent pas au-dessus de la probabilité.
L'Écriture sainte, voilà où elle puise les arguments péremptoires
qui lui appartiennent en propre.
Les autorités des Docteurs de l'Église lui fournissent encore
des arguments qui lui sont propres ; mais ces arguments n'ont qu'un degré
de probabilité.
Notre foi repose sur la révélation qui a été faite aux auteurs
des livres canoniques. J'ai appris à
n'accorder l'honneur de l'infaillibilité qu'aux livres saints, dit saint
Augustin ; les autres auteurs, je
les lis de telle sorte que, si je crois ce qu'ils ont dit, ce n'est pas
assurément par le motif seul qu'ils l'ont pensé ou écrit[16].
Dieu pourvoit aux besoins des êtres selon leur nature. Or, il
est naturel à l'homme de percevoir le monde spirituel par les choses sensibles,
puisque c'est par elles que commencent nos connaissances ; dès lors
l'Écriture sainte devait nous présenter les vérités spirituelles sous des
images corporelles. « Il est impossible, disait saint Denis, que la lumière
divine se montre à nos yeux autrement qu'à travers une variété infinie de
voiles. » D'ailleurs, l'Écriture sainte étant faite pour tous les hommes,
les images sensibles sont du moins comprises de ceux qui, faute de culture,
sont peu propres à saisir les vérités de l'ordre spirituel.
Pour rendre la vérité plus accessible à tous les esprits et
pour mieux la graver dans les âmes, la doctrine révélée devait employer des
similitudes.
Ne nous
imaginons point qu'elle soit altérée par les figures sensibles dont l'Écriture
sainte se sert. L'Écriture ne laisse pas les esprits s'arrêter à ces images ;
ce qui est présenté métaphoriquement dans un endroit se trouve exposé ailleurs
sans voile ni figure. Les allégories tirées des choses communes et vulgaires ne
peuvent s'entendre de Dieu littéralement, tandis que des figures nobles et
élevées pourraient aisément induire en erreur ; Le langage ordinaire est
plus en rapport avec la connaissance que nous avons de Dieu en cette vie, où
nous savons plutôt ce qu'il n'est pas que ce qu'il est ; Ce langage nous
fait sentir davantage combien le souverain Être est au-dessus de tout ce que
nous pouvons dire et penser. Pour ces trois raisons, la doctrine révélée devait
de préférence emprunter aux créatures de l'ordre inférieur les images sous
lesquelles elle nous manifeste les choses divines.
Écoutons saint Grégoire ; « L'Écriture sainte,
dit-il, par la nature même de son langage, surpasse toutes les sciences ; dans
le même discours elle raconte un fait, et c'est un mystère qu'elle expose. »
Pourquoi Dieu ne donnerait-il pas une signification non seulement
aux paroles, mais aux choses mêmes ?
Tel est le privilège de la science révélée.
Le sens par lequel les mots expriment certaines choses est le
sens historique ou littéral. Celui
par lequel les choses elles-mêmes ont une signification ultérieure est le sens spirituel, qui a pour base le sens littéral, et qui le suppose.
Le sens spirituel se
subdivise en trois autres.
Les choses de l'ancienne loi signifient-elles ce qui
appartient à la loi nouvelle, c'est le sens allégorique.
Les actions du Christ, ou celles des personnages qui l'ont
figuré, représentent-elles ce que nous devons faire, c'est le sens moral.
Ces actions ou ces paroles conduisent-elles notre esprit vers
la gloire éternelle en nous élevant aux choses du ciel, c'est le sens anagogique.
Il n'est
nullement étonnant que Dieu, qui comprend tout en même temps dans sa suprême intelligence,
ait attaché plusieurs significations au sens littéral, le premier que tout
auteur se propose.
Cette
multiplicité d'enseignements ne produit dans les saintes Écritures ni équivoque
ni ambiguïté. Les mots n'ont pas pour cela plusieurs significations ; ce
sont les choses mêmes, expliquées par les mots, qui en signifient d'autres. Il
faut le remarquer, tous les sens reposent sur un seul, sur le sens littéral,
qui seul fournit une base à l'argumentation parce que seul il exprime
clairement les vérités de la foi.
EXPLICATION.
La théologie ayant pour but principal de nous faire connaître
Dieu, nous considérerons d'abord Dieu en lui-même ou l'essence divine ; ensuite
Dieu en trois personnes ou le mystère de la sainte Trinité ; enfin Dieu
premier principe des êtres ou la création. Ici, nous examinons seulement
l'essence divine. Chacun des traités suivants aura son tableau synoptique.
Dieu
existe (2). — Quelle est sa substance ? Il est un
être simple (3), — parfait (4), — bon (5) (6), — infini
(7), — immense et présent dans tous les êtres (8), — immuable (9), — éternel
(10), — indivisible et un (11). — Il nous est connu de deux manières : en lui-même et par
ses œuvres (12). — Son nom le plus propre est : Celui qui est (13).
Quelles
sont les opérations de Dieu ? Doué d'intelligence, il sait tout (14), — il
a les idées de tout (15), — il est la vérité (16) (17) et la vie (18). — Doué
de volonté (19), — il étend son amour (20), — sa justice et sa miséricorde sur
toutes les créatures (21), — Son intelligence et sa volonté constituent la
providence (22), — la prédestination (23), — le livre de vie (24). —
Au
dehors la puissance divine fait éclater les opérations du dedans (25). — Source
de toute béatitude, Dieu est souverainement heureux (26).
L'existence de Dieu, tout évidente qu'elle soit en elle-même,
n'est pas, par rapport à nous, d'une évidence immédiate ; l'Écriture
sainte nous apprend que l'insensé a dit dans son cœur : « Il n'y a
pas de Dieu. » (Ps. LI, 1.)
Il est des propositions, en effet, qui sont évidentes en soi
sans l'être par rapport à nous, comme il en est aussi qui sont évidentes en soi
et par rapport à nous tout ensemble.
L'homme est un
être animé : voilà une proposition à la fois
évidente en soi et pour tout le monde, parce que, d'un côté, l'attribut est
renfermé dans le sujet, et que, de l'autre, il n'est personne qui ne sache ce
qu'est un homme et ce qu'est un être animé.
Les êtres
incorporels ne sont pas dans un lieu : voilà une vérité évidente en soi, mais uniquement pour les
philosophes, qui seuls ont la vraie notion de ses termes.
Cette proposition : Dieu
est, prise en elle-même, est évidente en soi, puisque, comme on le
démontrera, Dieu étant son être même, l'attribut et le sujet sont identiques.
Mais, relativement à nous, qui ne savons pas assez ce qu'est
Dieu, cette proposition n'est pas connue par elle-même : elle demande à
être démontrée par des intermédiaires plus évidents pour nous, bien que, par
eux-mêmes, ils le soient beaucoup moins, c'est-à-dire par les effets visibles
qui sont devant nos yeux.
Quelqu'un
dira : Tous les hommes ont naturellement l'idée de Dieu : cela prouve
que son existence est évidente par elle-même.
La
nature a gravé en nous une certaine idée de Dieu, nous le reconnaissons : cette
idée est contenue dans le désir du bonheur, désir inné chez tous les hommes,
soit : mais qui osera dire que cette idée, vague et confuse, est la
connaissance pure de Dieu même ? Connaît-on Pierre, pour voir quelqu'un
venir de loin ? N'est-il pas des hommes qui ont placé le bonheur, les uns
dans les richesses, les autres dans la volupté, d'autres ailleurs ?
On a dit :
« Quiconque entend le mot Dieu comprend aussitôt que Dieu existe. »
Car, que signifie ce mot, sinon l'être le plus grand qui se puisse concevoir ?
Ce qui existe à la fois dans la pensée et dans la réalité étant plus grand que
ce qui est seulement dans la pensée, Dieu existe en réalité et non pas
uniquement dans notre esprit. Donc l'existence de Dieu est connue par
elle-même. Je réponds : « Prouvez-moi d'abord que tous ceux qui
entendent le mot Dieu comprennent par ce mot ce qu'il y a de plus grand ; plusieurs
ont cru que Dieu était un corps. Prouvez-moi ensuite que celui qui entend, par
le mot Dieu, ce qu'on peut concevoir de plus grand, comprend aussitôt que cet
être existe réellement dans la nature, et non pas seulement dans la conception
de son esprit : il lui faudra supposer qu'il y a dans la réalité un être
tel que l'on n'en peut concevoir un plus grand, et c'est ce que n'accordent pas
ceux qui nient l'existence de Dieu. »
Saint Paul écrivait aux Romains : « Les perfections invisibles
de Dieu nous sont rendues sensibles par ce qui a été fait. » (Rom., I,
20.) En serait-il ainsi si le monde ne nous démontrait pas que Dieu existe ?
Il y a deux genres de démonstrations : l'un, appelé
preuve a priori, procède par la cause ;
l'autre, appelé preuve a posteriori,
remonte des effets à la cause. On emploie la preuve a posteriori dans les matières où l'effet, plus rapproché de nous,
nous est plus connu que la cause.
Puisque tout effet a nécessairement une cause, nous pouvons
démontrer, par les effets que nous connaissons, l'existence de Dieu.
On a
prétendu que l'existence de Dieu ne saurait être démontrée, parce qu'elle est
une vérité de foi. Mais l'existence de Dieu, et les autres vérités qui se
découvrent par la raison naturelle, sont des préliminaires de la foi, plutôt
encore que des articles de foi. La foi suppose les lumières naturelles, comme
la grâce suppose la nature, comme la perfection suppose ce qui est perfectible.
Rien n'empêche, après cela, que ce qui est en soi susceptible d'être su et
démontré ne soit accepté comme article de foi.
Une cause, dira quelqu'un, ne peut pas être démontrée par des
effets qui ne lui sont pas proportionnés. Nous répondrons que les effets qui ne
sont pas proportionnés à une cause, pour n'en pas donner une connaissance
parfaite, peuvent cependant en prouver l'existence. Les effets que nous voyons
prouvent que Dieu existe, bien qu'ils ne nous le fassent pas parfaitement
connaître dans son essence.
Dieu a dit en parlant de lui-même : « Je suis celui
qui suis. » (Exode, III, 14.)
Donc Dieu existe[17].
Voici, sommairement, les preuves rationnelles par lesquelles
on peut démontrer l'existence de Dieu.
première preuve. — Le mouvement. — Il y a du mouvement dans le monde ; nos sens
l'attestent. Or, tout ce qui est mû est mû par un moteur étranger ; et en
effet, rien n'est mû que ce qui est en puissance par rapport à quelque chose,
et rien ne meut que ce qui est en acte, puisque mouvoir c'est faire passer une
chose de la puissance à l'acte, œuvre propre de l'être en acte[18]. Autant il est impossible qu'une chose soit à la fois et sous
le même rapport en acte et en puissance, autant il l'est qu'elle soit en même
temps et de la même manière mouvante et mue, ou qu'elle se meuve elle-même,
sans le secours d'un principe étranger[19]. Si l'on entend par ce principe étranger, non le premier
moteur, mais quelque moteur qui soit mû lui-même, celui-là doit recevoir son
mouvement d'un autre, et ainsi de suite.
Mais on ne peut pas remonter à l'infini : car où serait, dans
cette progression, le premier moteur ? Et, s'il n'y avait de premier
moteur, où serait le second ? Les moteurs secondaires ne meuvent que parce
qu'ils sont mus par le premier, de même que le bâton n'imprime un mouvement que
sous l'impulsion de la main qui s'en sert.
De cette manière on arrive, de toute nécessité, à un premier
moteur qui n'est mû par aucun autre. Ce premier moteur, tous les hommes
l'appellent Dieu.
deuxième preuve. — Nécessité de la cause première. — Une cause n'est pas à elle-même sa propre cause : il
répugne qu'une cause soit antérieure à son existence.
Or, nous voyons dans le monde que les causes efficientes
s'enchaînent les unes aux autres.
Remontera-t-on de cause en cause indéfiniment ? C'est
impossible ; car, dans toutes les causes subordonnées, la première produit
les intermédiaires, et les intermédiaires produisent la dernière. Si vous
enlevez la cause, vous enlevez l'effet.
Sans cause première, point de cause seconde ni de cause
intermédiaire. Donc il faut admettre une première cause efficiente. Cette
première cause efficiente, tous les hommes l'appellent Dieu[20]
troisième preuve. — Contingence et nécessité. – La troisième preuve se tire de la nécessité d'un premier
être.
S'il y avait eu un temps où rien n'existait, rien n'existerait
aujourd'hui ; car ce qui n'est pas ne peut commencer d'être que par ce qui
est. Il y a donc un être éternel et nécessaire.
Mais un être nécessaire a la cause de sa nécessité en
lui-même, ou dans autrui : or, on ne peut admettre une progression infinie
d'êtres se transmettant la cause de leur nécessité, pas plus qu'on ne peut
supposer une série infinie de causes se produisant les unes les autres.
Reconnaissons donc un être nécessaire par lui-même. Cet être nécessaire, tous
les hommes l'appellent Dieu.
quatrième preuve. — Gradation des êtres. — On voit dans le monde
des choses plus ou moins bonnes, plus ou moins vraies, plus ou moins nobles.
Mais le plus et le moins, qu'est-ce, sinon une gradation dans les créatures
suivant qu'elles se rapprochent plus ou moins d'un type parfait ? Il y a
donc quelque chose qui est très-vrai, très-bon, très-parfait, souverainement
vrai, souverainement bon, souverainement parfait, en un mot l'être souverain.
Et comme ce qu'il y a de plus élevé, en quelque genre que ce soit, est cause de
tous les degrés de perfection que ce genre renferme, comme on le voit par le
feu qui, parce qu'il est la plus grande chaleur, est cause de toute chaleur, il
y a évidemment un être, qui est la cause de l'existence, de la bonté, de la
perfection de tous les autres. Cet être parfait et source de toute perfection,
tous les hommes l'appellent Dieu[21].
cinquième preuve. — Le gouvernement du monde. — Nous voyons les corps physiques, dépourvus d'intelligence,
tendre à une fin. Considérez-les. Ils se meuvent toujours, ou du moins le plus
souvent, de la même manière, pour produire des effets excellents. Il est clair
qu'ils arrivent à leur fin en vertu d'une intention, et non par hasard.
Évidemment, ils sont sous la direction d'un être intelligent. Cet être
intelligent qui mène à leur fin les êtres matériels privés d'intelligence, tous
les hommes l'appellent Dieu[22].
Donc Dieu existe.
« Dieu est plus élevé que les cieux, disait Job, plus
profond que l'enfer, plus étendu que la terre, plus vaste que la mer. » (Job,
XI, 8.). Il est écrit dans la Genèse : « Faisons l'homme à notre
image et à notre ressemblance. » (Gen., I, 26.)
« Les yeux du Seigneur sont ouverts sur les justes, »
s'écrie David. (Ps.XXIII, 16.)
Isaïe a vu Dieu sur un trône élevé. (Isaïe, VI.)
De ces expressions, faut-il induire que Dieu est un corps ?
Ce serait une erreur grossière de prendre à la lettre ce qui est exprimé
figurément.
Saint Jean dit positivement : « Dieu est
esprit. » (IV, 24).
Dieu n'est pas un corps. En voici trois preuves :
1° Nous avons montré que Dieu est le premier moteur immobile.
Or, un corps ne meut point les autres corps sans avoir été mû lui-même : donc
Dieu n'est point un corps.
2° Il faut que le premier être existe en acte, et nullement en
puissance ; or Dieu est le premier être : donc il n'a rien en
puissance. Mais tous les corps sont en puissance, puisqu'ils sont continus et
divisibles : donc Dieu n'est pas un corps.
3° Dieu est ce qu'il y a de plus noble parmi les êtres. Or, un
corps n'est pas ce qu'il y a de plus élevé dans les êtres. En effet, les corps
les plus parfaits sont les corps vivants. Mais ces corps vivent-ils en tant que
corps ? Non ; car, alors, tous les corps seraient vivants. Ils vivent
par un principe plus noble qu'eux, comme le nôtre vit par l'âme. Dieu, l'être
souverainement parfait, n'est donc pas un corps.
Il a été
dit ailleurs que le Saint-Esprit a dit présenter les vérités divines sous
l'image d'objets sensibles. — L'homme est fait à l'image de Dieu, non par son
corps, mais par la partie de son être qui l'élève au-dessus des animaux, c'est-à-dire
par la raison et par l'intelligence, facultés incorporelles.
Il ne peut y avoir de matière en Dieu.
1° D'abord, la matière est en puissance à l'égard de plusieurs
formes, et Dieu, acte pur, n'a rien en puissance.
2° Ensuite, l'être composé de matière et de forme n'a qu'une
bonté participée et empruntée qui lui vient de sa forme[24]. Or, Dieu, qui est le premier agent, la première cause, et,
comme nous le disions tout à l'heure, un acte pur, ne peut rien avoir par
emprunt. Il est bon par essence, et non par communication ; donc il n'est
pas composé de matière et de forme.
3° Enfin, la matière n'est pas un principe d'action ; or,
Dieu est la première cause efficiente des êtres : donc encore il n'est pas
matière, et, par une dernière conséquence, il n'est pas un composé de matière
et de forme.
De ces
principes, il ressort qu'en Dieu il n'y a ni corps, ni âme. Si l'Écriture lui
donne une âme, comme dans cette parole : « Mon juste vit de la foi, s'il
s'en éloigne, il ne sera plus agréable à mon âme » (Héb. X. 38), ce n'est
que par similitude avec notre nature. Elle attribue à l'âme de Dieu ce qui
appartient à sa volonté, parce qu'en nous c'est l'âme qui veut. Il en est de
même de la colère et des autres passions qu'elle lui prête, par similitude
d'effets : le propre de la colère étant de punir, elle appelle colère de
Dieu les châtiments de la justice divine.
Être
simple, Dieu ne peut être possédé par la matière. Être subsistant par lui-même,
il est individualisé par cela seul qu'il ne peut exister dans un autre.
Le Christ, parlant de lui-même, a dit : « Je suis
la voie, la vérité et la vie. » (Jean, XIV, 6.)
De ces paroles on peut conclure que Dieu n'est pas seulement
vivant, mais qu'il est sa propre vie et son essence. La divinité est pour lui
ce qu'est la vie pour les êtres vivants.
Que, dans les êtres composés de matière et de forme, le suppôt
diffère de la nature, cela se conçoit ; leur nature, qui ne renferme que
les propriétés de l'espèce, n'implique pas telle matière plutôt que telle
autre. Le mot humanité, par exemple, implique les qualités nécessaires
pour constituer l'homme ; mais cette chair, ces os et tous les accidents des
individus, n'entrent pas dans la définition de notre être en général, un homme
a quelque chose que n'a pas l'humanité, et il n'est pas absolument la même
chose que sa nature.
Pour les êtres qui ne contiennent point de matière, il en est
autrement. Comme leur forme ou leur nature est individualisée par elle-même, et
que cette forme est un suppôt subsistant, le suppôt, en eux, ne diffère pas de
la nature.
Nous avons démontré que Dieu n'est pas composé de matière et
de forme ; donc il est sa nature, son essence, sa divinité et tout ce
qu'on peut affirmer de lui.
1° Tout ce qui se trouve dans un être en dehors de son essence
y a été nécessairement produit. Or en Dieu, rien n'a été produit. Donc l'essence
n'est pas en lui différente de l'être.
2° Autre considération : ce qui est chaud, sans être le
calorique même, est chaud par participation ; et, de même, ce qui a
l'être, sans être l'être, est être par emprunt. Si donc Dieu n'était pas son
être, il serait être, non par essence, mais par participation. Et comment, dans
cette hypothèse, serait-il le premier être ? A quel autre devrait-il son
être ? Par quelle cause aurait-il été produit ? — Disons, en
conséquence, que Dieu est son être, et que son essence est véritablement son
être.
1° Tout genre est antérieur à ce qu'il renferme. Or, qu'y
a-t-il qui soit antérieur à Dieu, intellectuellement ou réellement ? Rien ;
conséquemment, Dieu n'est pas contenu dans un genre, comme espèce.
2° De plus, puisque l'être de Dieu est son essence, si Dieu
était dans un genre, il faudrait qu'il fût dans celui de l'être. Mais l'être ne
forme pas un genre par lui-même, car tout genre a des différences hors de son essence ;
et où trouver des différences hors de l'être lui-même ? Le non-être n'en
saurait constituer aucune. Donc Dieu, l'être même, n'a pas de genre dans lequel
il soit contenu. Principe de tous les êtres, il est, au contraire, l'auteur de
tous les genres[25].
Il résulte manifestement de ce qui précède qu'il n'y a pas
d'accidents en Dieu ; car un sujet par rapport à ses accidents, — qui
peuvent lui donner de l'actualité, qu'est-ce autre chose qu'un être en
puissance ? En Dieu rien n'est en puissance ; donc les accidents ne
sont pas possibles en lui.
On démontre de plusieurs manières l'absolue simplicité de
Dieu.
Premièrement. Dieu n'est pas un corps ; — il n'est pas un composé de
matière et de forme ; — il est un acte pur ; — il n'a ni genre, ni
différence, ni accidents : donc il n'est pas composé, et, par conséquent,
il est simple.
Deuxièmement. Le composé est postérieur à ses éléments. Or, Dieu est l'être
premier : donc il est absolument simple.
Troisièmement. Tout composé a une cause, et Dieu n'a pas de cause ; au
contraire, il est la première cause de tous les êtres.
Quatrièmement. Tout composé a quelque chose qui n'est pas son être ; or
Dieu ne peut rien contenir d'étranger à sa nature.
Donc Dieu est absolument simple.
Il y a eu trois erreurs sur ce point. Les uns, comme on le
voit dans saint Augustin, ont avancé que Dieu est l'âme du monde. Les autres,
tels qu'Amaury de Chartres et ses disciples, ont prétendu qu'il est le principe
formel de tous les êtres. D'autres, parmi lesquels David de Dinant, ont
professé qu'il ne diffère pas de la matière première.
Ces opinions sont manifestement fausses. Dieu ne peut entrer
d'aucune manière dans la composition des créatures.
D'abord, il est la première cause efficiente. Or, une cause
efficiente et son effet ne sont pas une même chose en nombre. Lorsque, par
exemple, l'homme engendre un homme, il y a deux êtres. A plus forte raison, la
matière et la cause efficiente de la matière ne sont pas une même chose[26].
Ensuite, Dieu, comme cause efficiente, est agent primordial et
par soi. Or, ce qui entre dans la composition d'un être n'est pas agent
primordial et par soi ; c'est le composé qui jouit seul de ce privilège :
ainsi nous voyons que c'est l'homme qui agit par sa main. Dieu ne peut faire
partie d'un être composé, puisqu'il agit par lui-même.
« La
cause première, a dit Aristote, gouverne tous les êtres, sans se confondre avec
eux. »
Que la
Divinité soit l'être des êtres, nous y consentons : elle est l'être des
êtres par la vertu qui les a produits ; mais elle n'est pas leur être par
son essence même. Le Verbe est l'archétype ou la forme exemplaire des créatures,
nous le voulons encore ; mais il n'est pas cette autre forme qui fait
partie des étres composés. Dieu ne peut entrer dans la composition des
créatures, ni comme leur forme, ni comme leur matière.
« Soyez parfaits, a dit le Sauveur, comme votre Père
céleste est parfait. » (Matth., V, 48.) Donc Dieu est parfait.
Les Pythagoriciens, qui ne voyaient dans le premier principe
que la matière, avaient raison de ne point lui attribuer la souveraine
perfection.
Quoi de plus imparfait que la matière ? Elle est
essentiellement en puissance, et dès-lors très-imparfaite. Mais Dieu n'est pas
le premier principe comme matière ; il l'est comme cause efficiente. C'est
pourquoi nous devons dire qu'il est très-parfait.
En effet, le premier principe actif doit être absolument en
acte, et dès-lors éminemment parfait ; car un être est plus ou moins parfait
suivant qu'il est plus ou moins en acte, et ce n'est pas sur un autre fondement
que l'on appelle parfaite toute chose à laquelle il ne manque rien selon le
mode de perfection qui lui est propre[27].
« Dieu, écrit saint Denis, renferme éminemment toutes
choses dans sa seule essence. »
La première cause agissante doit posséder toutes les
perfections ; car il faut que les perfections des êtres existent en elle
virtuellement et suréminemment. Saint Denis insinue cette raison quand il dit :
« Dieu n'est ni ceci, ni cela ; il est tout, parce qu'il est cause de
tout. »
De plus, il est l'être même subsistant par soi ; donc il
a toute la perfection de l'être. Pourquoi tel corps chaud n'est-il pas
parfaitement chaud, sinon parce que la chaleur ne lui appartient pas tout
entière ? Supposez qu'il fût par lui-même
la chaleur ; il posséderait nécessairement
toute la chaleur. Dieu, qui est l'être même subsistant, jouit évidemment de toute
la perfection de l'être. Or la perfection de l'être réunit les perfections de
toutes les créatures, qui sont parfaites à proportion de l'être qu'elles
possèdent. Ainsi, Dieu renferme les perfections de toutes les choses. Aucune
perfection des êtres ne peut manquer à ce qui est l'être même subsistant par
soi.
Nous lisons dans la Genèse : « Faisons l'homme à
notre image et à notre ressemblance. » (I, 26.) — D'un autre côté, David
s'écrie : « Nul n'est semblable à vous, Seigneur. » (Ps. Lxxxv,
8) et Isaïe : « A qui avez-vous assimilé Dieu ? » (XL, 18.)
Ceci nous conduit à examiner si la créature peut ressembler à
Dieu, et en quel sens on peut se servir de cette expression.
Lorsqu'une cause n'est renfermée dans aucune espèce ni dans
aucun genre, ses effets ne peuvent avoir avec elle que des ressemblances
très-imparfaites, et seulement d'analogie, en tant que l'être est commun à tous
les êtres ; ils ne lui sont semblables ni pour le genre, ni pour l'espèce.
Telle est la ressemblance que les créatures ont avec Dieu : elles
ressemblent, en tant qu'êtres, au principe universel de tout être.
Lors
donc que l'Écriture proclame que rien n'est semblable à Dieu, elle ne veut pas
donner à entendre que les créatures n'ont aucune ressemblance avec le Créateur.
Les êtres ressemblent, en effet, à Dieu et ne lui ressemblent pas : ils
lui ressemblent par leur assimilation à ce qu'il n'est pas possible d'imiter
parfaitement ; ils ne lui ressemblent pas en ce qu'ils s'éloignent de leur
cause, non seulement en degré comme le plus et le moins dans les couleurs, mais
parce qu'ils n'ont avec elle aucun rapport d'espèce ou de genre. Toutefois,
quoique l'on puisse dire que les créatures ressemblent à Dieu, on ne doit pas
employer cette autre locution : Dieu est semblable aux créatures. Un
portrait ressemble à un homme, un homme ne ressemble pas à son portrait.
Avant de parler de la bonté de Dieu, considérons un moment la
nature du bon, en général.
Quoique le bon, dans notre manière de le concevoir, ne soit
pas la même chose que l'être, il n'en diffère pourtant pas en réalité ; il
y ajoute seulement une idée d'appétibilité qui fait dire au Philosophe : « Le
bon est ce que tous les êtres désirent. » Mais, comme les choses sont
désirables en raison de leur perfection, ainsi qu'on le voit par l'aspiration
de chacune d'elles à son propre perfectionnement, et qu'elles tirent toute leur
perfection de leur actualité, il s'ensuit qu'elles sont bonnes dans la mesure
de l'être qu'elles ont, car l'être constitue l'acte de tout[28]. Par cela même l'être et le bon sont identiques en réalité,
bien que l'être n'éveille pas, comme le bon, l'idée d'appétibilité.
Le mot être nous présente seulement l'idée d'existence,
par opposition à ce qui n'est qu'à l'état de possible. Chaque chose, en effet,
a un être substantiel qui est l'être à son premier acte. Le bon réveille l'idée
du désirable, à raison d'une certaine perfection qui rapproche un être de son
acte dernier. De cette sorte, les choses qui ont atteint leur plus haut degré
de perfection sont appelées absolument bonnes ; les autres sont dites
bonnes sous certains rapports. L'acte premier de l'être contient déjà quelque
bonté, et son acte dernier est encore l'être. Il est aisé de comprendre, par
cette explication, ce mot de saint Augustin : « En tant qu'êtres,
nous sommes bons ; » et cet autre de Boëce : « Autre chose est
d'être bon, autre chose est d'exister comme être. »
« La première chose dans les créatures, dit le livre « des
Causes, c'est l'être. » L'idée
de l'être est effectivement celle qui se présente d'abord à notre esprit ;
car, pour parler comme le Philosophe, les choses ne nous sont connues qu'autant
qu'elles sont en acte. L'idée de l'être, exprimée par le nom, voilà l'objet
propre de notre intelligence : celle du bon ne vient qu'après elle.
Exceptons,
toutefois, l'ordre des causes, où le bon, qui est une cause finale, tient le
premier rang ; dans toute opération, la fin est la cause des causes.
Écoutons saint Paul : « Toute créature de Dieu est bonne,
et Dieu est souverainement bon. » (Tim., IV, 14.)
L'être, c'est Dieu, ou une créature de Dieu. D'après l'Apôtre,
toute créature de Dieu est bonne. Donc tout être est bon.
Par ce qui précède on a pu voir la preuve de cette vérité. En
effet, tout être, comme tel, est en acte et parfait à un certain degré, puisque
toute actualité de l'être est une perfection. L'être, considéré comme être, est
donc bon.
Un être
est mauvais par privation de quelque degré de l'être, .et non pas parce qu'il
est un être. L'homme est mauvais pour manquer de vertu. L'oeil est mauvais
parce qu'il est dénué de pénétration.
« Qu'est-ce qui nous détermine à faire quelque chose,
demande Aristote, sinon la fin et le bon ? » Par là même que le bon
éveille en nous l'idée du désirable et que tout le monde le recherche, il est
évidemment une cause finale. Voyez si, dans la succession des causes, il ne se
présente pas comme un but qui détermine la cause efficiente à l'action.
Le bon est donc une cause finale.
Il n'en est pas moins une cause efficiente sous un autre
rapport. Dans une série d'effets, vous percevez d'abord comme cause efficiente
l'être même, dont la perfection, à le considérer dans sa nature, consiste à
produire un être semblable à lui. Mais, ici encore, la cause efficiente se
rapporte à la fin et au bon comme à son objet propre.
Expansif de sa nature, le bon meut la cause efficiente à
l'action, en s'offrant à elle à la manière d'une fin.
Quelqu'un dira : le bon est une cause purement
efficiente, comme on le voit par ce mot de saint Augustin : « Dieu
nous a créés parce qu'il est bon. » Les êtres cloués de volonté sont
appelés bons en raison de la bonté de leur volonté, faculté par laquelle nous
mettons en œuvre tout ce qui est en nous. La volonté se rapportant à la fin
comme à son objet propre, saint Augustin parlait de la cause finale de notre
création, quand il disait : « Dieu nous a créés parce qu'il est bon. »
Saint Augustin a bien caractérisé la nature du bon en le
faisant consister dans le mode, l'espèce et l'ordre. Voici ses paroles : « Le
mode, l'espèce et l'ordre se
trouvent, comme biens généraux, dans tous les ouvrages de Dieu. Il y a beaucoup
de bien où ces trois choses sont éminemment, et il y en a peu où elles sont
imparfaitement ; il n'y en a pas où elles ne sont point. »
Pour juger de la perfection d'un être, et conséquemment de sa
bonté, il faut considérer non seulement la forme qui le spécifie, mais encore
la mesure des principes, soit matériels, soit efficients, qu'il a reçus en
partage, et la fin pour laquelle il a été créé.
Or, le mode (modus) est la mesure ou la détermination
de ses principes soit matériels, soit efficients.
L'espèce n'est autre
que sa forme elle-même, qui lui assigne une classification.
L'ordre marque sa
tendance vers le but de sa création.
Voilà comment le mode,
l'espèce et l'ordre, que l'Écriture désigne par la mesure, le nombre et le poids, sont les éléments constitutifs de
tout ce qui est bon.
Le mal
est une certaine privation du mode,
de l'espèce ou de l'ordre. Ces trois éléments de toute bonté
sont réputés mauvais par imperfection et par déplacement : par
imperfection, quand ils sont inférieurs à ce qu'ils devraient être ; par
déplacement, lorsqu'ils ne sont pas unis aux choses qui devraient les avoir[29].
Quoique cette division, à la première inspection, ne paraisse
appartenir qu'au bien humain, néanmoins un regard plus approfondi fera voir
qu'elle dérive de la nature même du bien.
Une comparaison empruntée à l'ordre physique nous rendra cette
vérité sensible.
Voyez le mouvement des corps dans la nature. Ils tendent vers
un but. Pour y arriver, ils passent par un milieu. Sont-ils parvenus au terme,
ils s'y reposent.
De même, dans le mouvement de la volonté, il y a un but
recherché comme bon, un terme désirable en soi : voilà l'honnête.
Il y a ensuite une sorte de milieu que l'on traverse pour
arriver au but ; c'est le moyen désirable en vue de la fin : voilà l'utile.
Il y a, en troisième lieu, le terme qui arrête et fixe le
mouvement de la volonté par la jouissance de l'objet désiré ; c'est l'agréable.
L'honnête, l'utile et l'agréable, ainsi qu'on le voit, c'est
le bon envisagé sous trois aspects.
Cette division est fondée sur l'opposition des points de vue,
et non sur celle des choses[30].
« Le Seigneur, nous dit Jérémie, est bon pour ceux qui
espèrent en lui et pour l'âme qui le recherche. » (Lament., III, 25.)
La bonté convient essentiellement à Dieu. Un être est bon en
raison de ce qu'il est digne d'être recherché. Or, chaque être veut sa propre
perfection. Mais où se trouve la perfection d'un effet, sinon dans une certaine
ressemblance avec l'agent qui l'a produit ? L'agent lui-même contient donc
une sorte d'appétibilité, et par là même une certaine bonté. Il est tel de sa
nature que l'effet doit désirer quelque chose de lui, savoir : une
participation à sa ressemblance.
Dieu est la première cause efficiente de toutes choses ; donc
il renferme en lui la bonté et l'appétibilité. Aussi saint Denis attribue-t-il
la bonté à Dieu comme à la première cause efficiente, disant « Dieu est
bon puisque tout vient de lui. »
On va
peut-être objecter que, d'après ce qui a été dit, le bon consiste dans le mode,
l'espèce et l'ordre ; choses qui ne conviennent pas à Dieu.
Mais,
puisque le bon est en Dieu, comme dans sa cause, c'est au Créateur qu'il
appartient de donner le mode, l'espèce et l'ordre ; et, par conséquent,
ces choses sont en luicomme dans une cause qui les distribue aux êtres qu'elle
produit.
Les
perfections de tous les êtres sont une certaine ressemblance de l'Être divin.
En recherchant leur propre perfection, les créatures recherchent Dieu. Les
créatures raisonnables tendent vers lui par la connaissance ; les autres,
par l'appétit, soit sensitif, soit purement naturel.
« Dieu, dit saint Augustin, est la souveraine bonté que
voient les esprits purifiés. »
Dieu est la bonté absolue, et non pas la bonté seulement dans
un genre ou dans un ordre de choses. Et, en effet, d'après ce qui précède, il
est appelé bon, parce que toutes les perfections désirables procèdent de lui,
comme de la cause première des choses. Mais il faut remarquer qu'elles en
procèdent comme d'un agent qui ne leur ressemble en rien, ni pour l'espèce, ni
pour le genre. Or, si la ressemblance de l'effet avec la cause se manifeste
sous une même forme lorsque la cause et l'effet sont de la même espèce, il en
est tout autrement lorsque la cause est d'une nature supérieure à l'effet, et
la ressemblance se trouve alors d'une manière plus excellente dans la cause.
Puis donc que le bon est en Dieu comme dans un être qui n'est pas de la même
nature que ses effets, il y est de la manière la plus excellente ; et,
conséquemment, on doit dire que Dieu est la bonté suprême, ou qu'il est
souverainement bon.
Le mot souverainement n'ajoute rien, pour le
fond, à la bonté de Dieu ; il se dit relativement à nous et aux autres créatures.
Ces
paroles de l'Écriture : « Nul n'est bon que Dieu seul » (Luc, XVIII,
19), doivent s'entendre du bon par essence[31].
« Hors Dieu, dit Boèce, les êtres ne sont bons que par
participation. »
Il n'y a que Dieu qui soit bon par son essence ; lui
seul, à l'exclusion de toutes les créatures, trouve son essence dans son être ;
lui seul possède essentiellement ce que les créatures n'ont que par accident ;
lui seul est à lui-même sa propre fin en même temps qu'il est la fin dernière
de tous les autres êtres ; lui seul, en un mot, trouve dans son essence
toutes les perfections. Donc il est seul bon, non par participation, mais
essentiellement.
Toutes les choses peuvent être considérées comme bonnes de la
bonté divine, dans le sens qu'elles proviennent de Dieu, qui est le premier
principe en même temps que la cause efficiente et finale de toute bonté. Mais
elles n'en méritent pas moins le nom de bonnes pour porter en elles un effet
particulier de la bonté divine, duquel elles tirent formellement leur bonté
propre et la dénomination qui leur convient. Il y a ainsi une bonté générale,
qui est une, et à laquelle tous les êtres participent ; puis, une multitude
de bontés propres.
« Dieu, dit saint Jean Damascène, est infini, éternel et
sans limites. »
Les anciens philosophes, à qui la raison démontrait que tous les
êtres découlent à l'infini du premier principe, ne se trompèrent point en
disant que le premier principe est infini ; mais ils tombèrent dans
l'erreur quand ils en firent un corps.
Être infini, c'est n'être pas fini : or, toujours la
matière est finie et limitée par sa forme ; et la forme, unie à une
matière, est finie et limitée par cette matière même qui l'individualise. Un
corps, par conséquent, ne saurait être absolument infini.
Cela dit, remarquons que l'idée de perfection est bien mieux
renfermée dans l'idée de forme que dans celle de matière. La matière ne doit sa
perfection qu'à la forme qu'elle revêt, tandis que la forme, au contraire, loin
d'être perfectionnée par la matière, est plutôt restreinte par elle à tel ou
tel corps. Si bien que, pour s'élever à l'idée de la perfection, il faut
concevoir une forme qui ne soit ni déterminée ni limitée par la matière. Or,
quelle est la plus complète de toutes les formes, si ce n'est celle qui nous
est offerte par l'idée même de l'être ? Il est donc assuré que Dieu, dont
l'être n'est ni reçu ni communiqué, qui est, au contraire, l'être subsistant
par lui-même, est infini et parfait.
L'infini
qui lui est propre est l'infini absolu, et non pas l'infini quantitatif ou
matériel. Du moment que Dieu subsiste en lui-même et par lui-même sans être
reçu dans un autre être, son infinité se distingue de tous les autres infinis.
« L'infini, disait très-bien Aristote, ne saurait venir
d'un principe. » Or, tout ce qui n'est pas Dieu vient de Dieu comme du
premier principe ; donc il n'y a que Dieu qui soit infini par essence.
Il peut y avoir en dehors de Dieu un infini relatif, mais non
pas un infini absolu. Quel serait-il cet infini absolu ? — La matière ?
La matière sans forme est imparfaite ; nous l'avons vu. Limitée par une
forme, elle est finie. — La forme ? Mais toute forme créée est
nécessairement limitée par une nature déterminée, et nulle forme créée n'est
son être à elle-même.
Néanmoins
l'être fini peut être infini sous quelque rapport. La matière, par exemple,
bien que finie, conserve l'aptitude à recevoir une multitude de formes
accidentelles. Le bois, qui dans sa nature est fini, n'est-il pas infini
relativement aux figures qu'il peut revêtir indéfiniment?
Il n'en
est pas moins vrai qu'il n'y a que Dieu qui soit infini par essence, et que
rien hors de lui ne saurait être absolument infini.
Il est
contraire à la nature des choses que ce qui est créé soit absolument infini.
Dieu lui-même, avec sa toute-puissance, ne pourrait pas créer quelque chose
d'infini : est-ce qu'il pourrait créer un être qui ne fût pas une créature ?
Aucune grandeur, soit physique, soit mathématique, ne saurait
être infinie en réalité. D'abord, quand vous établiriez qu'un corps est infini
en étendue, notez, en passant, qu'il ne s'ensuivrait pas qu'il soit infini par
essence. Son essence sera toujours limitée à une espèce par la forme, à une
individualité par la matière. Mais prouvons directement que les corps ne sont
jamais infinis en étendue.
Tout corps physique a nécessairement une forme substantielle
déterminée ; il a des accidents limités : et comment avec cela
serait-il infini ?
En outre, tout corps physique a un mouvement physique. Qu'on
dise quel mouvement pourrait avoir un corps infini !
Il ne
pourrait sortir de son lieu pour se mouvoir en ligne droite, puisqu'il
occuperait tous les lieux. Il ne pourrait pas non plus avoir un mouvement
circulaire ; car, dans ce mouvement, une partie du corps passe à l'endroit
occupé auparavant par une autre partie, ce qui est impossible dans un corps
sphérique qui serait infini. Et, en effet, supposons deux lignes allant du
centre vers la circonférence ; il est clair qu'elles seront d'autant plus
écartées entre elles qu'on les prolongera davantage. Or si, par hypothèse, le
corps est infini, les lignes seront infiniment écartées à leur extrémité, et
l'une ne pourra point parvenir à la place de l'autre.
Arrivons au corps mathématique. On sait qu'il se distingue des
autres en ce que l'on n'y considère que la quantité. Or, si nous nous
représentons un corps mathématique comme existant réellement, il faut que nous
le concevions sous une forme qui sera de toute nécessité une figure ; et
si le corps mathématique est une figure, il est fini : car toute figure,
la ligne comme la superficie, est comprise dans une ou plusieurs limites.
Concluons qu'il n'y a point d'infini actuel en grandeur.
Il n'y a pas d'infini actuel en multiplicité, pas plus qu'il
n'y a d'infini actuel en grandeur. Nous lisons dans le livre de la Sagesse :
« Vous avez tout disposé avec poids, nombre et mesure. » (XI, 21.)
Il faut, en définitive, que toute multiplicité rentre dans une
espèce, et elle ne peut rentrer par sa nature que dans les nombres, dont aucun
n'est infini, puisque tout nombre a pour mesure l'unité. De plus, la
multiplicité actuelle se compose de choses créées, et conséquemment finies, que
le créateur a limitées selon ses desseins.
Mais si la multiplicité n'est pas infinie en acte, elle peut
l'être en puissance, par une conséquence de la division de la grandeur. Plus
vous divisez un objet, plus le nombre des parties devient considérable. De même
que l'infini existe en puissance dans la divisibilité de la matière, il existe
aussi en puissance dans la multiplicité, par des additions successives et sans
fin ; Les nombres peuvent s'ajouter aux nombres indéfiniment.
« Vous faites en nous, Seigneur, toutes nos œuvres. »
(Isaïe, XXVI, 12.)
Dieu est dans toutes les choses, non comme une partie de leur
essence ou comme un de leurs accidents, mais comme l'agent est présent à ce
qu'il fait. Ne faut-il pas que l'agent soit en rapport immédiat avec l'être sur
lequel il opère ?
Dieu étant l'être par essence, la créature ne peut être que
son effet propre, comme l'ignition est l'effet du feu. Or cet effet, il le
produit dans les choses, non seulement à leur origine, mais tant que dure leur
existence ; ainsi le soleil continue de produire la lumière dans l'air
tant que l'air est illuminé.
Dieu est donc présent à l'être d'une chose autant de temps
qu'elle existe. Mais l'être, n'est-ce pas ce que les créatures ont de plus
intime et de plus profond ? Oui, assurément, puisqu'il constitue
formellement tout ce qui existe. Donc Dieu est en toutes choses, et de la
manière la plus intime.
Il est au-dessus de tout par l'excellence de sa nature, mais
il est aussi dans tout comme produisant l'être de tout.
Nous
pouvons nous servir de cette locution : « Tout est en Dieu, parce que
Dieu renferme tout à la manière des substances spirituelles qui, comme l'âme
par rapport au corps, contiennent les choses dans lesquelles elles sont. Il est
pareillement permis d'employer cette autre expression : « Tout est
près de Dieu, » puisque tout a Dieu en soi et que tout est en Dieu. Remarquons
toutefois que, si la nature des êtres vient de Dieu, il n'en est pas de même de
leur dépravation par le péché. C'est pourquoi quelqu'un qui dirait que Dieu est
dans les démons devrait ajouter ceci : En tant qu'ils ont l'être. Mais
l'on dira, sans restriction, que Dieu est dans les choses dont la nature n'est
pas dépravée.
Dieu disait lui-même au prophète Jérémie : « Est-ce
que je ne remplis pas le ciel et la terre ? » (XXIII, 24.) L'omniprésence
divine est évidemment une suite des vérités précédentes. Dieu est partout, non seulement
parce qu'il donne l'être, la puissance et l'action à ce qui remplit les lieux,
mais encore parce qu'il est le créateur des lieux eux-mêmes, auxquels il
confère la vertu de recevoir les objets. Sans doute il n'est localisé nulle
part à la façon des corps qui, par leur impénétrabilité, bannissent les autres
corps du lieu où ils sont ; mais il est partout à la manière des
substances spirituelles, sans exclure les autres êtres.
Les
êtres spirituels, indivisibles de leur nature, existent dans les lieux par leur
puissance, et non par aucune dimension qui se puisse calculer ; aussi
n'ont-ils pas pour mesure les limites du lieu où ils sont présents : ils
peuvent être encore ailleurs. C'est ce qui a lieu, en général, pour l'essence
de toutes les choses. La blancheur, par exemple, considérée dans son essence,
est tout entière à la fois dans une surface et dans chaque partie de cette
surface, du moins pour les propriétés qui caractérisent son espèce. Notre âme
n'est-elle pas tout entière dans chaque partie de notre corps ? Ces
similitudes doivent nous aider à concevoir que Dieu est tout entier présent
dans chaque lieu, et dans tous les lieux en même temps.
Voici ce que dit saint Grégoire dans le Commentaire sur le Cantique
des Cantiques : « Dieu est d'une manière générale dans tous les
êtres par sa présence, par sa puissance et par sa substance ; mais il est
familièrement dans certaines créatures par sa grâce. »
Dieu est dans les êtres de deux manières. Il y est d'abord
comme cause agissante, et c'est ainsi qu'il est dans toutes les choses qu'il a
faites. Il est ensuite par sa grâce dans la créature raisonnable qui l'aime
actuellement ou habituellement ; c'est de la sorte qu'il est dans les
saints.
Pour savoir comment il existe de la première façon dans tous
les êtres créés, on peut prendre des comparaisons dans les choses humaines.
On dit qu'un roi est dans tout son royaume par sa puissance,
encore bien qu'il ne soit pas personnellement présent partout. On dit qu'une
personne est par sa présence dans tout ce qu'elle a sous ses regards et dans sa
dépendance, quoiqu'elle ne soit pas substantiellement dans chaque partie de sa
maison. On dit encore qu'un être est par sa substance ou son essence dans un
lieu, quand sa substance se trouve dans ce lieu même.
Pareillement, Dieu est dans tous les êtres par sa puissance,
parce que tout est soumis à son pouvoir.
Ce qui
va contre les Manichéens, qui prétendaient que les choses visibles et
corporelles étaient assujetties au mauvais principe.
Dieu est dans tous les êtres par sa présence, parce que
tout est à nu et à découvert devant ses yeux.
Cette
vérité condamne ceux qui disent avec l'impie : « Dieu se promène sur
la voûte des cieux et ne considère pas nos œuvres. » (Job, XXII, 14.)
Dieu est dans tout par son essence, parce qu'il est
dans tout comme cause de l'être ; non pas qu'il fasse partie de l'essence
des choses, mais en tant qu'il est la cause de tout ce qui existe.
Il a
créé toutes les choses immédiatement, contrairement à la doctrine de ceux qui
ont prétendu qu'il n'a créé qu'un certain nombre d'êtres chargés d'achever son
ouvrage.
La grâce fait habiter Dieu d'une manière spéciale dans les
âmes, comme objet connu et aimé. Ailleurs (Part. ni, q. 2), nous parlerons
d'une union plus particulière entre l'humanité et la divinité.
Une chose existe absolument partout lorsque, dans toute
hypothèse possible, elle est nécessairement en tout lieu tout entière et par
soi.
Or, c'est là le propre exclusif de Dieu. Imaginons, en effet,
un nombre infini de lieux par-delà ceux qui existent ; il y sera nécessairement,
puisque rien n'existe que par lui. Si nombreux donc que soient les lieux qui
existent, Dieu est dans chacun d'eux, non par ses parties, puisqu'il n'en a
pas, mais par lui-même ; et c'est là ce qui s'appelle être partout
absolument.
Qu'on ne nous parle pas d'un corps qui soit partout, de
l'univers, par exemple. Un corps n'est pas tout entier dans tous les lieux
primairement ; il n'y serait, au plus, que par ses parties. Il n'y est pas
non plus par soi ; car, si l'on supposait d'autres lieux que ceux qui
existent, ce corps n'y serait pas.
Le Seigneur a dit au prophète Malachie : « Je suis
Dieu et je ne change pas. » (III, 6.)
Que Dieu soit immuable, c'est une conséquence qui dérive
nécessairement des vérités précédentes.
Premièrement. N'avons-nous
pas démontré qu'il y a un premier être appelé Dieu, acte pur, sans composition,
ne renfermant rien qui soit simplement en puissance ? Or, tout ce qui est
changeant est en puissance sous ce rapport. Donc Dieu ne change pas.
Secondement. Tout être qui
change acquiert quelque chose ; il devient ce qu'il n'était pas. Il en est
de même de celui qui est mû : il est après ce qu'il n'était pas avant. Or,
que peut acquérir l'être infini qui renferme en lui-même toute la plénitude de
l'être et de la perfection ?
On voit donc que le mouvement, la mutabilité, le changement
sont incompatibles avec la nature divine[32].
On cite ce mot de saint Augustin : « L'esprit
créateur se meut, bien que ce ne soit ni dans le temps ni dans le lieu. »
Quand saint Augustin, empruntant le langage de Platon, a dit
que Dieu se meut, il entendait par mouvement les opérations intérieures de
l'esprit, comme connaître, vouloir, aimer Dieu, qui se comprend et s'aime, se
meut sous ce point de vue ; il n'en est pas moins immuable, dans le sens
qu'il ne peut devenir autre qu'il n'est.
On
objecte encore ce que dit saint Jacques : « Approchez-vous de Dieu,
et il s'approchera de vous. » (Épître, IV, 8.) Mais chacun comprend
aisément que ces expressions et mille autres de la Sainte Écriture sont des
expressions figurées. Ne dit-on pas tous les jours que le soleil entre dans un
appartement, ou qu'il en sort, pour exprimer que ses rayons commencent ou
cessent d'y briller ? On dit, de même, que Dieu s'approche ou s'éloigne de
nous, suivant que nous participons à la bénigne influence de sa grâce ou que
nous en sommes privés.
Saint Augustin a dit : « Dieu seul est immuable ;
les choses qu'il a faites, par là même qu'elles sont sorties du néant, sont
assujetties au changement. » En effet, comme il dépendait de Dieu
d'appeler les créatures à l'existence, il dépend également de sa volonté de la
leur conserver ; elles retomberaient dans le néant, s'il leur retirait son
action. Soutenir qu'il y en a d'immuables, ce serait supposer que Dieu n'est
pas l'arbitre suprême de la vie et de la mort.
De plus, toute créature, par sa nature même, est muable sous
quelque rapport. Les corps inférieurs le sont dans leur être substantiel, la
matière qui les compose pouvant exister sans la forme substantielle qu'elle a
revêtue ; ils le sont aussi dans leurs accidents, lorsque leur sujet peut,
sans être détruit, subir la privation de l'un de ses modes d'existence. Les
corps célestes sont muables quant au lieu. Les substances immatérielles
elles-mêmes le sont par rapport à leur fin ; elles peuvent tomber, par la
libre élection, du bien dans le mal ; et puis elles sont muables à l'égard
des lieux, leur essence n'étant pas partout.
Rien de cela ne se peut dire du premier Être, qui remplit tout
par son infinité. Donc l'immutabilité appartient en propre à Dieu seul[33].
« L'éternité, répond Boèce, est la possession simultanée
et parfaite d'une vie sans limites. »
Notre esprit est ainsi fait que nous arrivons au simple par le
composé : c'est l'idée du temps qui nous donne la notion de l'éternité. — Or,
qu'est-ce que le temps ? Le temps, c'est la mesure du mouvement d'après
l'antériorité et la postériorité.
En effet, comme dans tout mouvement il y a succession, et
qu'une partie vient après une autre, quand nous comptons un avant et un après, nous avons l'idée du temps, qui n'est rien autre chose que
celle d'antériorité et de postériorité appliquée à des objets qui se meuvent.
Que si maintenant nous imaginons une existence qui soit par sa
nature même en dehors de tout mouvement, quelque chose d'immobile par son
invariable uniformité, nous avons l'idée de l'éternité.
C'est pourquoi, parce qu'il y a dans tout mouvement un
commencement et une fin, on dit avec raison que ce qui commence et ce qui finit
arrive dans le temps et est mesuré par le temps. Mais ce qui est absolument
immuable ne pouvant avoir ni commencement ni fin, puisque, dans une semblable
existence, la succession n'est pas possible.
Deux choses appartiennent essentiellement à l'éternité : être
sans limites, c'est-à-dire sans commencement ni fin ; n'avoir point de
succession, et, en conséquence, exister simultanément. La définition de Boèce,
on le voit, est irréprochable.
Les deux propriétés de l'éternité y sont parfaitement indiquées.
Le mot possession y désigne
l'immutabilité et l'indéfectibilité de ce qui est éternel ; posséder,
c'est jouir d'une chose en toute sécurité. Pour écarter l'idée du temps, la
définition dit que l'éternité est simultanée ;
et, quand elle ajoute l'expression parfaite,
elle fait entendre qu'il ne s'agit pas de cet instant rapide dont nous
jouissons actuellement et qui nous échappe. Ce qui est véritablement éternel
n'est pas seulement un être, c'est un être vivant ; de là le mot vie, — qui figure dans cette définition.
« Le Père est
éternel, le Fils est éternel, le Saint-Esprit est éternel, » dit le
symbole de saint Athanase.
L'immutabilité nous donne l'idée de l'éternité, comme le
mouvement produit l'idée du temps ; la discussion précédente nous l'a fait
voir. Puisque Dieu est souverainement immuable, il est souverainement éternel.
Il y a plus, il est son éternité. En effet, il est son être
permanent et uniforme ; en d'autres termes, comme il est son essence, il
est son éternité.
Je sais
que saint Augustin a dit que Dieu est l'auteur de l'éternité. Mais il faut
entendre cela de l'éternité communiquée ; — Dieu donne son éternité à
certaines créatures dans la même proportion qu'il leur donne son immutabilité.
Si l'Écriture
lui attribue parfois le passé, le présent et le futur, c'est que son éternité
renferme tous les temps. Quand elle dit qu'il règne au-delà de l'éternité, cela
signifie que, la durée des siècles fût-elle éternelle, il régnerait cependant au-delà,
vu que, son éternité étant simultanée, elle est par là même plus parfaite
qu'aucune autre. — Au fond, l'éternité n'est autre que Dieu même[34] (1).
Dieu seul n'a pas commencé d'être ; donc il est seul
éternel. Lui seul est absolument immuable ; donc encore il est seul
éternel : car l'éternité, c'est l'immutabilité.
Ne
soyons pas surpris que la sainte Écriture prête à de certaines choses la
dénomination d'éternelles.
Ces
choses sont appelées éternelles parce qu'elles participent à l'éternité en tant
que Dieu leur a donné l'immutabilité. Telles sont les montagnes, les collines ;
tels sont surtout les anges, les bienheureux, qui, impérissables dans leur
être, jouissent au sein de l'éternité de la contemplation de Dieu.
Et voilà
pourquoi on dit que ceux qui voient Dieu ont la vie éternelle ; comme dans
ces paroles de saint Jean : « La vie éternelle est de vous connaître,
vous le seul Dieu véritable. » (XVII, 3.)
Pour
l'enfer, il est éternel, parce qu'il n'aura pas de fin. Il y a néanmoins dans
les peines des damnés un changement : « Ils passeront, dit Job, des
eaux glaciales à une chaleur excessive. » (XXIV, 19.) Par où l'on voit
qu'à proprement parler, c'est le temps plutôt que l'éternité qui règne en
enfer. Aussi lisons-nous dans le Psalmiste : « Leur temps, ce sont
les siècles. » (LXXX, 16.)
Il faut bien se garder de confondre l'éternité avec le temps.
Mais sur quoi se fonde la distinction ? Est-ce, comme quelques-uns l'ont
dit, sur ceci : que l'éternité n'a ni commencement ni fin, tandis que le
temps a l'un et l'autre ?
Ce n'est là qu'une différence accidentelle.
Quand on supposerait, avec ceux qui professent l'éternité du
mouvement, que le temps a toujours été et qu'il sera toujours, il y aurait
encore une différence essentielle entre le temps et l'éternité.
Laquelle? — L'éternité est simultanée, le temps est successif ;
l'éternité mesure l'être permanent, le temps mesure le mouvement : le
temps et l'éternité ne s'appliquent pas aux mêmes êtres.
Plus un être s'éloigne de l'immuable existence et subit la loi
de la variation, plus il tombe dans le domaine du temps et s'écarte de
l'éternité ; telles sont les choses corruptibles.
Il y a, entre le temps et l'éternité, comme un terme moyen,
qui est la pérennité, l’œvum, l'éviternité selon l'expression de quelques-uns.
L'éternité étant la mesure de l'être permanent, un être sera
d'autant moins éternel qu'il sera moins permanent. Or, il est des choses qui le
sont si peu, que leur être sert de sujet au changement, s'il n'est le
changement même ;tels sont les corps matériels et le mouvement. Ici la
mesure de la durée, c'est le temps. D'autres ont un caractère plus stable ;
leur être n'est ni le changement, ni le sujet du changement, bien que,
accidentellement, elles ne soient pas exemptes d'une certaine variation, soit
en acte, soit en puissance. Ce sont les corps célestes, dont l'être substantiel
n'est pas soumis au développement, et qui, s'ils changent, ne changent que de
lieu. Ce sont surtout les anges, qui ont tout à la fois l'immutabilité de
nature, et la mutabilité locale avec la liberté d'intelligence et d'affection.
Ce qui mesure cette catégorie d'êtres, nous l'appelons l'œvum, ou l'éviternité. L'éternité
mesurant, comme nous l'avons dit, l'être tout à fait immuable, l'éviternité
tient le milieu entre elle et le temps. L'éternité, en effet, n'a ni
antériorité ni postériorité. Le temps a l'un et l'autre. L'éviternité n'a en
elle-même ni l'antériorité ni la postériorité, mais elle peut les admettre.
La solution de ce problème, qui partage les docteurs, dépend
de l'opinion que l'on admettra sur les substances spirituelles.
Celles-ci sont-elles sorties de la main créatrice avec une
certaine égalité de nature et de perfection, dès l'origine des choses ; ou
bien en procèdent-elles d'après une certaine progression hiérarchique ? — Dans
la première opinion, il y a plusieurs éviternités,
parce qu'il y a plusieurs êtres perpétuels qui appartiennent au même ordre, dès
le commencement, par leur origine. — Dans la seconde, qui nous paraît la mieux
fondée, il faut dire qu'il n'y a qu'une seule éviternité ; car si chaque être est mesuré par le plus simple
de son genre, les êtres éviternels le sont par le premier de leur ordre, qui
est d'autant plus simple qu'il l'emporte d'avantage par sa supériorité.
On pourrait croire, au premier aperçu, que l'unité apporte à
l'être quelque chose qui le restreint. On se tromperait. L'unité ne restreint
pas l'être ; elle en exclut seulement la division. Être ou être indivisé,
c'est la même idée : l'être et l'unité sont deux choses identiques.
En effet, si vous supposez qu'un être est parfaitement simple,
il est indivisible sous tous les rapports et dans toute hypothèse. Si vous
supposez qu'un être est composé, il n'existe que quand ses parties, unies
ensemble, forment son être. Divisez-les, il n'existe plus.
Par où l'on voit que l'être de tout consiste dans
l'indivision, et que toute chose ne conserve son être qu'à la condition de
conserver son unité.
Nous ne
parlons pas ici, on le comprend, de l'unité principe du nombre ; celle-ci,
nous en convenons, ajoute quelque chose qui est du genre de la quantité,
puisque le nombre qui se compose d'unités est une quantité. Nous entendons
l'unité qui correspond à l'être. Celle-là n'ajoute à l'être que la négation de
toute division.
Unité, multiplicité, voilà deux choses opposées. Car, en quoi
consiste l'idée d'unité ? Dans l'indivision. En quoi consiste celle de
multiplicité ? Dans la division. Donc nous avons raison d'affirmer que
l'unité est opposée à la multiplicité.
Mais elle lui est opposée de deux manières.
D'abord, l'unité qui
est le principe du nombre est opposée à la pluralité, que l'on appelle
quantité, comme la mesure l'est à la chose mesurée.
Ensuite, nous avons vu que l'unité, dans un autre sens, est identique avec l'être. Comme donc
l'indivis est opposé au divisé, l'unité est pareillement opposée à la
multiplicité par privation, en tant qu'elle exclut la division.
Sans recourir à la révélation où nous lisons : « Écoute,
Israël, le Seigneur notre Dieu est le Dieu unique » (Deut., VI, 4), on
peut démontrer l'unité de Dieu par plusieurs preuves.
Premièrement, par sa simplicité. — Les attributs qui font que Socrate est
un homme sont communicables à plusieurs hommes sans doute. Mais ce par quoi
Socrate est Socrate même, n'appartient qu'à Socrate. Admettez que Socrate soit
homme en vertu de ce qui fait qu'il est tel homme appelé Socrate ; alors,
de même qu'il ne pourrait pas y avoir plusieurs Socrate, il ne pourrait non
plus y avoir plusieurs hommes. C'est précisément ce qui arrive par rapport à
Dieu.
Nous avons prouvé qu'il est lui-même sa nature. (Q. 3, a. 3.)
Que s'ensuit-il ? Il s'ensuit que, par là même qu'il est Dieu, il est tel
Dieu. Donc il est seul.
Deuxièmement, par sa perfection infinie. — Dieu a toute la perfection de
l'être. Or, s'il y avait plusieurs dieux, il y aurait nécessairement entre eux
quelques différences. L'un aurait des propriétés que n'aurait pas l'autre. Dès
lors il y en aurait un qui ne serait pas absolument parfait, savoir, celui qui
souffrirait la privation. Il est donc impossible qu'il y en ait plusieurs[35].
Troisièmement, par l'unité qui règne dans l'univers. Qui ne sait que, dans
la nature entière, les êtres sont subordonnés les uns aux autres ? À coup
sûr, des créatures si différentes qui ne seraient pas réglées par un
ordonnateur unique ne formeraient pas un ensemble aussi bien lié ; car
l'unité produit de soi l'unité, tandis que la pluralité ne l'engendre
qu'accidentellement, dans le cas, par exemple, où, la multitude se trouvant
unanime, la pluralité rentre sous l'unité même. L'ordre étant donc établi plus
sûrement par un seul être que par plusieurs, le premier principe, très parfait
par lui-même, qui, comme nous le voyons, ramène tout à un seul et même ordre,
doit être absolument un. Ce premier principe n'est autre que Dieu.
« Parmi les choses unes, dit saint Bernard, l'unité de la
Trinité tient le premier rang. »
Puisque le un est un
être indivisé, pour qu'une chose soit souverainement une, il suffit qu'elle
soit souverainement être et souverainement indivisible.
D'abord Dieu est souverainement être ; il est l'être même
subsistant, l'être sans limites, l'être infini.
Ensuite il est souverainement indivisible ; il n'est pas
divisé en acte, et il n'est pas divisible en puissance ; il est simple à
tous égards.
Donc Dieu est souverainement un.
Il est écrit dans saint Jean ; « Nous verrons Dieu
tel qu'il est. » (1 Jn., III, 2.)
Quel est l'être le plus intelligible et le plus saisissable en
lui-même, sinon celui qui a le plus d'existence actuelle ? Dieu, qui est
une actualité pure et en qui rien n'est à l'état seulement possible, est,
conséquemment, souverainement intelligible en soi. Une chose souverainement
intelligible en elle-même peut, il est vrai, précisément par l'éclat de sa
splendeur, se dérober à l'intelligence créée ; mais il n'en est pas ainsi
de l'essence divine. S'il nous était interdit de la voir, il faudrait dire de
deux choses l'une : ou que nous n'arriverons jamais au souverain bonheur,
ou que le bonheur parfait se trouve ailleurs qu'en Dieu, deux assertions qui
contrediraient également la foi et la raison. D'abord la foi, qui nous enseigne
que la perfection dernière de la créature raisonnable consiste dans la source
même de son être, et que plus elle s'en approche, plus elle se perfectionne.
Ensuite la raison ; il y a en nous un désir naturel de connaître la cause
des effets qui ravissent notre admiration. Il est impossible qu'un tel désir
soit vain ; et cependant il le serait si notre esprit ne devait jamais
s'élever à la cause première des choses. On doit donc reconnaître que les
bienheureux voient l'essence de Dieu.
Nous ne
voulons pas dire par là que nous comprendrons Dieu, qui est incompréhensible.
Voir Dieu en lui-même, ce n'est pas le comprendre. Saint Jean parlait de la
vision qui le ferait comprendre quand il disait : « Nul n'a jamais vu
Dieu. » (1 Jn. IV, 12.)[36].
Notre intelligence, on ne saurait le nier, est une similitude
dérivée de l'intelligence suprême ; et, sous ce rapport, on pourrait
soutenir que nous verrons Dieu par une similitude, c'est-à-dire par notre faculté
visuelle qui, soit qu'on parle de la faculté naturelle, soit qu'on suppose
cette faculté perfectionnée par la grâce ou par la gloire, est toujours une
image de la divine intelligence.
Mais, quant à l'objet de la vision qui doit être uni d'une certaine
façon à la faculté visuelle, il est certain que ce ne sera pas une similitude
créée qui donnera la vue de l'essence divine. Quelle est, en effet, l'image
créée qui pourrait représenter une telle essence ? On n'arrive pas, par
les images corporelles, à la perception des esprits : à bien plus forte
raison n'arrivera-t-on jamais, par elles, à voir l'essence de Dieu ? -Y
a-t-il une ressemblance créée qui puisse montrer une essence qui est son être à
elle-même ? Les similitudes prises au sein de la création sont toujours
limitées par quelque endroit : comment représenteraient-elles l'être
illimité qui renferme en soi d'une manière suréminente tout ce qu'un esprit
peut nommer et comprendre? Dire qu'on verra Dieu par une image ou quelque
similitude, ce serait dire qu'on ne le verra pas dans son essence.
Affirmons que, pour voir Dieu en essence, notre intelligence a
besoin d'être fortifiée par la lumière de la gloire, et c'est effectivement ce
qu'insinue cette parole du Psalmiste : « Dans votre lumière,
Seigneur, « nous verrons la lumière ; » mais gardons-nous d'admettre
qu'une similitude créée doive nous faire voir l'essence divine, puisqu'il n'en
est aucune qui puisse la représenter. »
« Personne, dit très-bien saint Augustin, n'a jamais vu
« Dieu, comme nous voyons les choses sensibles, des yeux « du corps. »
L'être immatériel ne saurait effectivement tomber sous nos sens ; il n'est
perçu que par notre esprit. Dieu ne peut être vu ni des yeux de notre corps, ni
par aucune de nos facultés sensitives.
Job dit :
« Je verrai Dieu dans ma chair. (xix,
26.) — Cela est vrai ; mais Job veut exprimer qu'il verra Dieu après la
résurrection des corps. Il n'en résulte pas qu'il verra l'essence divine avec
les yeux de son corps. Dans le monde transfiguré, les sens aideront
l'intelligence à voir Dieu, comme ils aident maintenant notre esprit à
connaître la vie de nos semblables, qui ne tombe pas sous l'exil corporel.
L'esprit reconnaîtra la présence de Dieu au reflet de la clarté divine qui
brillera partout dans les corps renouvelés.
Isaïe a
vu Adonaï sur un trône élevé. (vi,
1.) Mais on doit savoir que l'Écriture nous montre les choses divines sous
l'image des choses sensibles. La vision imaginative ne contemple pas l'essence
de Dieu ; elle voit seulement certaines formes qui la représentent par des
similitudes.
Nous lisons dans saint Paul : « La grâce de Dieu,
c'est la vie éternelle » (Rom. vi,
23.) et dans saint Jean : « La vie éternelle consiste à vous
connaître, vous, le seul vrai Dieu. » (xviii,
3.) Si la grâce de Dieu est la vie éternelle, et que la vie éternelle consiste
dans la vision de l'essence divine, l'intelligence créée voit l'essence divine par
la grâce, et non par ses propres forces.
Toute connaissance s'opère par la présence de l'objet connu
dans l'être connaissant, qui, toutefois, ne l'embrasse que selon sa nature
propre ; de sorte que la connaissance chez les êtres suit le mode de leur
nature. Lors donc que le mode d'être de la chose connue dépasse celui de l'être
qui la connaît, la connaissance de cette chose dépasse nécessairement les
forces naturelles de ce dernier.
Par là il est aisé de voir qu'il n'y a que l'intelligence
divine qui soit capable de connaître naturellement l'être subsistant par soi.
Aucune intelligence créée n'étant son être à elle-même, une telle connaissance
dépasse la portée naturelle de toutes les créatures.
Ainsi l'esprit créé ne saurait connaître l'essence divine si
Dieu même ne s'unit à lui par sa grâce, en se rendant un objet intelligible.
Cette vérité s'applique aux anges aussi bien qu'à nous[37].
Que l'intelligence créée ait besoin d'une lumière créée pour
voir l'essence divine, c'est une vérité certaine.
« Dans votre lumière, dit le Psalmiste, nous verrons la
lumière. » (xxxv, 10.)
Tout être qui s'élève au-dessus de sa sphère naturelle doit y
être disposé par une force d'une autre nature que la sienne. C'est pourquoi,
lorsque les intelligences créées voient Dieu en essence et que l'essence même
de Dieu devient intelligible pour elles, il faut qu'elles reçoivent une vertu
surnaturelle qui les dispose à cette vision béatifique dont elles sont
incapables par là même qu'elles sont finies. Nous avons dit, en effet, que la
grâce seule peut leur donner ce pouvoir.
Cette augmentation des forces intellectuelles, nous l'appelons
illumination, comme nous nommons lumière l'objet intelligible qui la
produit. Cette divine lumière est désignée dans ces paroles de l'Apocalypse :
« La clarté de Dieu illumine la cité céleste » (xxi, 23), c'est-à-dire la société des
bienheureux qui voient Dieu. Et les effets de cette lumière, qui sont de nous
donner une forme divine en nous rendant semblables à Dieu, sont marqués dans
cet autre passage de saint Jean : « Nous savons que, lorsqu'il nous
apparaîtra, nous lui serons semblables. » (1 Ep., iii, 2.)
La
lumière créée, qui procure ainsi à l'entendement la puissance de voir l'essence
de Dieu, ne rend pas intelligible cette essence qui l'est par elle-même ; mais
elle agrandit notre faculté intellectuelle : c'est ainsi que la lumière
physique est nécessaire à la vue des objets extérieurs, parce que, rendant le
milieu diaphane, elle permet à la couleur de se manifester.
Cette
lumière de gloire n'est ni une image, ni un miroir ; elle est un moyen à
l'aide duquel on perçoit sans intermédiaire l'essence infinie. Par elle la
créature raisonnable revêt la forme divine.
« Une étoile, dit saint Paul, diffère en clarté d'une
autre étoile. » (1 Cor., xv,
41.)
Les bienheureux, qui contemplent la divine essence, ne la
voient pas avec la même perfection.
Cette inégalité provient de la lumière de la gloire qui leur
confère, à des degrés divers, la faculté surnaturelle de voir Dieu. Celui qui y
participe davantage le voit plus parfaitement, et chacun y participe à
proportion de sa charité. Là où il y a plus de charité, le désir est plus
ardent, et le désir rend plus apte à recevoir l'objet désiré.
Celui qui aura plus d'amour verra mieux et sera plus heureux.
Mais,
dit-on, nous verrons Dieu comme il est.
(1 Jean, iii, 2.) Dieu n'est que
d'une manière ; donc nous le verrons tous de la même manière. — Nous le
verrons tous comme il est et de la même
manière, à savoir, par essence, en lui-même ; mais non pas en toute
perfection, ni également : l'intelligence de chacun sera glorifiée à des
degrés divers.
Jérémie disait : « Vous êtes grand, Seigneur, incompréhensible
à la pensée. » (xxxii, 19.)
Donc on ne saurait comprendre Dieu.
Comprendre une chose, c'est la connaître aussi parfaitement
qu'elle puisse l'être et en savoir tout ce qui peut en être connu. Il est
assurément impossible à un esprit créé de connaître l'essence divine aussi
parfaitement qu'elle peut être connue. Dieu, dont l'être est infini, peut être
infiniment connu : aucune intelligence créée, et par là même finie, ne
saurait atteindre jusque-là.
Rappelons-nous que l'esprit, pour voir Dieu, a besoin de la
lumière de la gloire, lumière créée, reçue dans un être créé, non infinie par
conséquent. Pour cette autre raison il est de toute impossibilité que
l'intelligence créée ait de Dieu une connaissance infinie, et partant qu'elle
le comprenne[38].
Quel est donc le partage des bienheureux au céleste séjour ?
Le voici : ils voient Dieu, ils le possèdent ; ils sont assurés de le
voir et de le posséder toujours ; ils en jouissent comme de la fin
dernière qui remplit tous leurs désirs. Tels sont les biens que l'Apôtre
souhaitait quand il disait : « Je poursuis ma course pour comprendre. »
(Philip., iii, 2.) « Courez
comme moi, afin que vous compreniez aussi » (1 Cor., ix, 24) ;c'est-à-dire que vous
saisissiez, que vous possédiez Dieu et que vous en jouissiez.
Voir l'essence divine, ce n'est pas voir tout ce que Dieu fait
ou peut faire. Il est bien vrai qu'on voit en elle quelques-unes des choses qui
y sont. Mais toutes les autres n'y étant que virtuellement, comme dans leur
cause, on ne les y aperçoit que comme des effets dans une cause. Or, il est
évident qu'on distingue d'autant plus clairement les effets dans une cause,
qu'elle est mieux connue ; si bien que, pour en connaître tous les effets,
il faut la comprendre parfaitement. Mais comprendre totalement Dieu, cela n'est
pas accordé aux intelligences créées. Seulement, selon qu'on le voit plus ou
moins parfaitement, on connaît plus ou moins ses œuvres et sa puissance.
Pour connaître tout ce que Dieu contient et reflète dans son
essence, il ne suffit pas de le voir, il faudrait le comprendre. L'homme qui
est devant un miroir ne voit point par cela même tous les objets qui s'y
réfléchissent, à moins que son regard n'embrasse le miroir tout entier.
La
créature raisonnable, il est vrai, a naturellement le désir de connaître les
choses capables de perfectionner son intelligence : les genres, les
espèces et les raisons des êtres. Mais il n'est de la perfection de
l'intelligence créée ni de connaître tous les êtres en particulier, ni de
savoir leurs pensées et leurs actions. Lui importe-t-il davantage de connaître
les choses possibles ? « O Dieu ! s'écrie saint Augustin, qu'il
est malheureux l'homme qui sait tout, et qui cependant vous ignore ! Mais
heureux celui qui vous connaît, quand il ignorerait tout le reste ! Celui
qui vous connaît et qui sait les choses finies n'a pas le bonheur par elles ;
c'est seulement par vous qu'il est heureux. » Ces paroles montrent que
Dieu seul, principe de tout être et source de toute vérité, suffit pour combler
notre désir de connaître et nous procurer la félicité.
Comme les élus admis à contempler Dieu dans son essence ne le
voient pas par des images, ce n'est pas non plus par des images créées qu'ils
perçoivent les choses en lui; c'est par l'essence divine unie à leur
intelligence : ainsi l'on voit du même regard le miroir et les objets
qu'il réfléchit. Pour l'œil glorifié, Dieu est un miroir intelligible par
lequel les choses sont vues dans leur première cause, où elles préexistent par
leur ressemblance.
Ce qu'on voit dans l'essence divine, on le voit simultanément,
d'une seule vue, et non successivement.
Veut-on, à cet égard, entendre saint Augustin ? « Nos
pensées, dit-il, n'iront plus d'une chose à une autre pour revenir ensuite à la
première ; elles ne seront plus mobiles. Nous verrons en même temps, et
d'une seule et même vue, tout ce qui fera l'objet de notre science. »
Ce qui nous empêche aujourd'hui de comprendre beaucoup de
choses à la fois, c'est que nous les concevons sous plusieurs idées. Supposons
que leurs formes diverses puissent se réduire à une seule et même espèce, à une
idée générale ; alors nous les percevrions simultanément sans difficulté.
Le tout et ses parties peuvent servir d'exemple. Quand les parties d'un tout
s'offrent à notre esprit revêtues d'une idée particulière, nous les percevons
successivement. Mais si elles s'offrent comme ne faisant qu'une seule et même
espèce avec le tout ; dans ce point de vue général, nous les percevons
toutes à la fois. Or, nous avons fait observer qu'on voit les choses en Dieu,
non sous leurs images propres et directes, mais d'un seul regard, par l'essence
divine où elles préexistent comme dans leur cause virtuelle. Les bienheureux,
conséquemment, les voient simultanément, et non d'une manière successive.
L'âme humaine, tant qu'elle est dans les conditions de la vie
présente, ne peut pas voir Dieu par essence.
La manière de connaître est toujours en rapport avec la
manière d'être du sujet qui connaît. Or, notre âme, dans cette vie, est
tellement unie au corps que l'on peut dire qu'elle a son existence dans le
corps : elle ne perçoit naturellement que les objets qui ont leur forme
dans la matière ou ceux que les formes matérielles lui font connaître.
Il est évident que l'essence divine ne saurait être aperçue
dans les choses matérielles, puisque voir Dieu par des images créées, ce n'est
pas voir son essence. Il est donc impossible à l'âme d'un simple mortel, tant
qu'elle vit selon l'état présent, de voir l'essence de Dieu. C'est ce que le Seigneur
disait un jour à Moïse : « L'homme ne me verra pas pendant qu'il
vivra. » (Ex., xxxiii, 20.)
« Jacob,
dira-t-on, a vu Dieu face à face » (Gen., xxxii, 30), ce qui est le voir dans son essence.
Les
Écritures disent parfois que certains personnages ont vu Dieu, dans le sens
qu'ils ont vu une image qui le représentait. La parole de Jacob peut aussi
signifier qu'il a vu, des yeux de l'esprit, le Seigneur plus parfaitement qu'on
ne le voit ordinairement.
Après
tout, Dieu peut, par un miracle dans le monde des intelligences, abstraire
l'âme des sens et l'élever jusqu'à la vision de son essence. Cette merveille,
il l'a opérée, suivant saint Augustin, à l'égard de Moïse, le législateur des
Juifs, et dans saint Paul, le maître des Gentils.
Saint Paul nous enseigne que ce qu'on peut connaître de Dieu
par la raison naturelle, a été manifesté aux Gentils. (Rom., i, 19.)
Les créatures sensibles, où la raison naturelle puise ses
connaissances, n'égalent pas l'énergie de leur cause, et, par suite, elles ne
sauraient nous révéler toute la puissance de Dieu, encore moins son essence
infinie. Mais, comme effets qui dépendent de leur cause, elles nous font
connaître, d'abord, que Dieu existe ; elles nous révèlent, ensuite, ses
attributs nécessaires en tant qu'il est la cause première de toutes choses et
qu'il surpasse infiniment tout ce qu'il a fait.
Nous savons ainsi par la raison naturelle : premièrement,
que Dieu a un rapport nécessaire avec les créatures, dont il est la cause
première ; secondement, qu'il en diffère essentiellement, c'est-à-dire
qu'il n'est rien de ce qu'il a créé ; troisièmement, que, s'il en est
séparé, c'est par supériorité et non par infériorité.
La grâce, incontestablement, nous donne de Dieu une connaissance
plus parfaite que la lumière naturelle. En voici la preuve par la foi et par la
raison.
Par la foi. — Saint Paul ne dit-il pas : « Dieu nous a révélé
par son esprit des choses qu'aucun des princes de ce siècle n'a connues ? »
(1 Cor., ii, 8 et 10.) Or, quels
sont les princes de ce siècle, sinon les philosophes éclairés par la lumière
naturelle ?
Par la raison. — La connaissance naturelle veut deux choses : des
images provenant des objets sensibles, et l'opération de l'intelligence qui en
tire des conceptions intellectuelles. Sous ces deux rapports, la révélation
vient utilement à notre secours.
L'infusion de la lumière céleste fortifie l'intelligence, et,
d'un autre côté, les images formées surnaturellement dans l'imagination
expriment mieux les choses divines que celles de la nature, comme on le voit
par les visions des prophètes.
D'ailleurs, la révélation est quelquefois accompagnée de
signes, et même de paroles, qui servent à manifester les vérités divines. Par
exemple, au baptême de Notre-Seigneur, on voit l'Esprit-Saint sous la forme
d'une colombe, et Dieu le Père fait entendre sa voix, disant « Celui-ci
est mon Fils bien-aimé. » (Matth., iii,
17).
Faut-il ajouter que la foi nous fait connaître les œuvres les
plus excellentes de la Divinité et des vérités qu'elle pouvait seule nous
révéler, telles que l'unité dans la Trinité et les autres ?
Il est très évident que la révélation perfectionne la
connaissance des vérités divines.
La foi
et la raison ne donnent pas une connaissance du même genre. La foi n'a pas la
vue des objets, comme les sciences naturelles : on a la foi des choses que
l'on ne voit pas. Celui qui a vu est celui à qui l'on croit. Il n'en résulte
pas que la foi ne nous donne point une connaissance plus parfaite de Dieu.
Nous nommons les êtres d'après la notion que nous en avons. Ne
voyant pas Dieu dans son essence pendant cette vie, nous le nommerons d'après
la connaissance que nous en donnent les créatures, qui nous le présentent comme
le premier principe, infiniment supérieur à elles ; mais les noms que nous
lui donnerons, n'exprimeront pas parfaitement son essence, qui est au-dessus de
tout ce que nous pouvons concevoir par la pensée et exprimer par nos paroles.
Les théologiens professent unanimement que les mots qui
s'énoncent d'une manière négative ou avec une idée de relation n'expriment pas,
à proprement parler, la substance de Dieu : ces mots écartent seulement de
l'être divin certaines imperfections, et marquent ses rapports avec les
créatures, ou plutôt ceux des créatures avec lui.
Il n'y a divergence d'opinion que sur les mots affirmatifs et
absolus, tels que bon, sage, et les autres pareils. Les uns disent que ces mots
ont été, aussi bien que les premiers, inventés pour écarter de Dieu certaines
imperfections. D'autres ont prétendu qu'ils désignent simplement les rapports
du créateur avec les créatures. Ces expressions, par exemple : Dieu est vivant, Dieu est bon, signifient-elles uniquement, comme le croit le rabbin
Moïse, que Dieu diffère des êtres inanimés, ou qu'il est la cause des biens ?
Évidemment, elles signifient autre chose. Quand l'homme s'écrie : Dieu
vivant ! il ne veut pas dire simplement : Dieu qui donnez la vie. N'en
doutons pas, les noms affirmatifs et absolus signifient la substance divine,
quoiqu'ils l'expriment imparfaitement comme les créatures la représentent. Nous
avons effectivement montré que Dieu, l'être souverainement parfait, possède
toutes les perfections et que les créatures le représentent en tant que, comme
les corps célestes qui réfléchissent quelques rayons du ciel, elles en
reproduisent une faible image. Lorsque je dis : Dieu est bon, je n'entends
pas seulement que Dieu est la cause du bien ou qu'il n'est pas mauvais ; j'entends
que ce qui est appelé bonté dans les créatures préexiste en lui d'une manière
suréminente. D'après cela, il n'est pas bon parce qu'il produit le bien ; mais,
au contraire, il produit le bien parce qu'il est bon. De là ce mot de saint
Augustin « Nous existons parce que Dieu est bon. »
Dieu nous est connu par les perfections qui découlent de son
être dans les créatures, perfections qu'il possède d'une manière suréminente.
Or, nous percevons ces perfections comme elles sont dans les créatures, et nous
les exprimons telles que nous les avons perçues. De là deux choses à considérer
dans les mots que nous appliquons à Dieu : les perfections exprimées,
comme la bonté, la sagesse, la vie et autres qualités semblables ; puis la
manière de les exprimer. Sous le premier rapport, les noms se disent de Dieu
dans leur signification naturelle plus proprement que des créatures. Sous le
second rapport, leur mode de signification appartenant aux créatures plus qu'à
Dieu, ils ne se disent qu'improprement de la nature divine.
Certaines expressions, comme celle-ci : Dieu est la pierre angulaire, renferment
dans leur signification la manière imparfaite dont les créatures participent
aux perfections divines : voilà pourquoi elles ne sauraient être
appliquées à Dieu que dans le sens figuré. Mais les mots qui expriment
absolument les perfections divines sans désigner les créatures, tels que être, bon, vivant, se disent de
Dieu dans le sens propre.
Quand Jérémie s'écriait : « Vous, le Fort, le Grand,
le Puissant, le Seigneur des armées est votre nom » (xxxii, 18), entendait-il que ces mots
fussent synonymes ?
On a dit : Tous les noms que l'on donne à Dieu signifient
absolument la même chose, car la bonté est son essence, la sagesse est son
essence ; donc tous les noms divins sont synonymes.
On s'est trompé dans la conséquence. Les noms de Dieu
expriment bien la même chose, mais ils ne sont pas synonymes, par la raison
qu'ils l'expriment sous des idées multiples et diverses.
Et d'abord, pour ce qui est des noms qui n'indiquent qu'une
relation entre Dieu et les créatures, ou qui ne font qu'écarter de Dieu
certaines imperfections, il est évident qu'ils présentent des sens divers selon
les imperfections qu'ils nient ou les rapports qu'ils affirment. Ceux-là, de
toute évidence, ne sont pas synonymes.
Quant à ceux qui expriment la substance divine, ils ne le sont
pas non plus. Ils désignent bien la même chose, si vous voulez, mais non pas
sous la même idée. Il faut considérer, pour comprendre cela, que nous
connaissons Dieu par les créatures et que notre esprit s'en forme des
conceptions proportionnées aux perfections qu'il y voit. Or, si ces perfections
forment dans Dieu une unité simple, il est vrai aussi qu'elles sont multiples
et divisées dans les créatures où notre esprit les saisit. Conséquemment, les
noms qu'on applique à Dieu, bien qu'ils ne désignent qu'une seule et même
chose, l'expriment, cependant, sous plusieurs raisons diverses, et, par là
même, ils ne sont synonymes ni pour notre esprit, ni en eux-mêmes.
Les expressions communes à Dieu et aux créatures ne s'entendent
ni dans le même sens, ni dans un sens opposé ; mais leur signification est
basée sur l'analogie. Voilà ce qu'il faut expliquer.
On ne peut rien affirmer de Dieu et des créatures absolument
dans le même sens. Si un effet ne demande pas pour sa production toute la vertu
de sa cause, il n'en reçoit qu'une ressemblance défectueuse ; de sorte que
ce qui est multiple et divisé dans les effets peut former dans sa cause une
étroite et simple unité. Comme le soleil produit par une même vertu un grand
nombre de formes dans les corps inférieurs, ainsi Dieu multiplie et divise dans
les créatures les perfections qui préexistent en lui-même.
Articulons-nous un mot désignant une perfection de la
créature, par exemple, le mot sage,
appliqué à l'homme ; nous signalons cette perfection comme distincte tout
à la fois des autres perfections et de la nature de l'homme ; au lieu que,
quand nous appliquons la même qualification à Dieu, nous n'avons pas
l'intention d'énoncer un attribut distinct de son essence et de son être. Dans
le premier cas, le mot sage enveloppe
et contient pour ainsi dire son sujet, qui est l'homme ; dans le second,
il reste au-dessous de la chose signifiée, parce qu'il exprime une perfection
supérieure à toutes les acceptions dont il est susceptible. Voilà ce qui nous
fait dire que les expressions communes à Dieu et aux créatures ne s'entendent
pas absolument dans le même sens.
Cependant, elles ne changent pas essentiellement de
signification en changeant de sujet, comme quelques-uns l'ont prétendu ; autrement,
il serait impossible de rien connaître sur Dieu et de prouver son existence par
les créatures. On tomberait à chaque instant dans le sophisme appelé ambiguïté des termes. Le Philosophe
lui-même s'élèverait contre une pareille doctrine, lui qui a démontré sur Dieu
beaucoup de vérités ; et saint Paul, n'aurait pas pu dire : « Les
perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles par les choses qu'il a
faites. » (Rom., i, 20.)
Il faut donc enseigner que les noms et les qualificatifs que
l'on applique tour à tour à Dieu et aux créatures ne sont ni purement univoques, ni purement équivoques.
Que sont-ils ?
Ils sont analogues ;
ou, en d'autres termes, ils se disent, avec proportion, de la cause et de
l'effet. Nous ne pouvons nommer Dieu que par les créatures, comme nous l'avons
fait observer plus haut. Dès lors, tout ce que nous en disons est fondé sur les
rapports des créatures avec leur principe et leur cause, où se trouvent réunies
dans une seule et même unité, qui est Dieu même, les perfections de tous les
êtres[39].
Saint Paul dit : « Je fléchis les genoux devant le
Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, duquel toute paternité emprunte son nom au
ciel et sur la terre. » (Éphés., iii,
14.)
Il y a des noms que l'on donne à Dieu par métaphore,
figurément. Ceux-là, n'exprimant que des similitudes prises des créatures, ne
lui appartiennent pas dans leur signification première.
Si je dis : Une
riante prairie, je veux signifier que la prairie émaillée de fleurs est
belle comme la physionomie que le rire fait épanouir ; de même on dira que
Dieu est un Lion, pour signifier que
le Tout-Puissant déploie la force dans ses œuvres comme fait le roi des animaux
dans ses actes.
Il est clair que de tels noms ont une signification déterminée
uniquement par le sens qu'ils offrent dans les créatures.
Pour les mots qui ne sont pas métaphoriques, c'est autre
chose. Les créatures empruntent de Dieu les perfections que ces mots expriment,
et ces perfections sont en lui primitivement. C'est pourquoi, quant à la chose
signifiée, ils se disent primordialement de Dieu, bien que, à considérer leur
origine, ils soient d'abord appliqués par nous aux créatures, que nous
connaissons avant de nommer Dieu. Pour cette dernière raison, ils ont aussi un
mode de signification qui appartient aux créatures, comme nous venons de le
faire remarquer.
Saint Augustin observe avec raison que le nom relatif Seigneur convient à Dieu temporairement.
Il est certain que quelques-uns des noms divins qui impliquent
relation avec les créatures conviennent à Dieu sous une idée de temps, et non
de toute éternité.
Dieu n'étant point compris dans l'ordre des choses finies, les
créatures se rapportent à lui par une relation très-réelle, sans que l'on
puisse dire qu'il se rapporte à elles ; car ses ouvrages sont ordonnés par
rapport à lui-même, il ne l'est pas par rapport à ses ouvrages. Les mots qui
expriment cette relation peuvent lui être donnés sous des rapports temporels.
Ce n'est pas qu'il ait subi aucun changement, mais les créatures ont changé. Dans
ses rapports avec les êtres créés, Dieu peut être comparé à une colonne, dont
on ne distingue la droite ou la gauche que par la position d'un être animé qui
a une droite : la colonne se trouve à droite ou à gauche, par le seul
déplacement de l'être animé, sans qu'elle ait elle-même changé de position. Pour
que Dieu soit Seigneur, il suffit que
la relation de sujétion par rapport à lui soit réelle dans la créature. Il est Seigneur en réalité, comme la créature
est dépendante en réalité. Il n'était pas Seigneur
avant d'avoir des créatures pour sujets ; et cependant cette nouvelle
relation, qui permet de lui appliquer certains titres sous des idées de temps,
n'implique en lui aucun changement.
Quelle que soit l'origine de ce mot, emprunté à l'idée de
gouvernement[40], on l'a consacré pour exprimer la nature divine. Tous ceux
qui le prononcent veulent désigner l'être
suprême que tous les autres êtres ont pour principe, et qui, séparé de tous,
gouverne le monde par sa providence universelle, avec une bonté parfaite.
Communicable par analogie, suivant certaines acceptions plus
ou moins arbitraires, comme dans ce passage : « Je l'ai dit, vous
êtes des dieux ! » (Ps. lxxxii,
6), ce mot ne l'est point dans sa signification réelle, qui exprime la nature
divine.
Le mot Dieu,
attribué à l'être qui est Dieu par nature, fixe la signification du même mot
dit par participation ou par erreur. Quand nous le donnons à une créature, nous
marquons qu'elle participe à la ressemblance de la Divinité, et, quand nous
l'attribuons à une idole, nous désignons une chose que la superstition élève à
la dignité suprême.
Celui qui est, voilà par excellence le nom propre de Dieu ; il passe
avant tous les autres.
En voici trois raisons :
Premièrement, ce nom, exprimant non pas une forme de l'être, mais l'être
même, convient éminemment par sa signification à l'être qui est, à l'exclusion
de tout autre, sa propre essence.
Secondement, il convient encore à Dieu par son universalité. Tandis que
tous les autres noms présentent une idée plus ou moins limitée, il implique
l'être tout entier. Moins les noms sont déterminés, plus ils expriment
fidèlement l'essence divine, que notre esprit ne saurait embrasser. Celui-là,
laissant tous les modes de la substance indéterminés et illimités, nous la
présente comme un océan sans rivages, et pour cela même il est propre à la
Divinité.
Troisièmement, Celui qui est
signifie non-seulement l'être, mais l'être toujours présent, et cette idée
s'applique parfaitement à celui qui n'a ni passé, ni futur.
Une multitude de propositions affirmatives sont de foi, telles
que celles-ci : Dieu est un en trois
personnes. — Dieu est tout-puissant.
Donc on peut former des propositions affirmatives sur Dieu.
Dieu est simple en lui-même, cela est vrai ; mais notre
esprit, qui ne peut le saisir tel qu'il est dans son essence, est contraint de
le concevoir par des idées multiples. Comme nous n'ignorons pas que la
diversité de nos idées se rapporte à une substance une et simple, nous sommes
préservés de toute erreur à cet égard lorsque nous formulons les propositions
affirmatives dont nous parlons.
« O profondeur des trésors de la sagesse et de la science
de Dieu ! » s'est écrié saint Paul. (Rom., xi, 33.)
La nature des êtres privés d'intelligence est restreinte ;
celle des êtres intelligents est étendue. Or, ce qui resserre et comprime les
natures, c'est la matière. Plus les êtres sont immatériels, plus ils approchent
de l'infini. L'immatérialité est la condition et la garantie de la
connaissance. Les plantes ne connaissent pas, dit Aristote, parce qu'elles sont
matière. Les sens, qui peuvent recevoir des images immatérielles, connaissent à
quelque degré. L'intelligence humaine, beaucoup plus séparée de la matière,
connaît plus parfaitement. Dieu est souverainement immatériel donc il a la
connaissance et par conséquent la science au suprême degré.
« Ce qui est en Dieu, dit l'Apôtre, nul ne le connaît que
l'esprit de Dieu. » (1 Cor., ii,
11.) Donc Dieu se connaît.
Chez nous, les objets intelligibles diffèrent de notre intelligence,
qui reste en puissance, tant qu'ils ne la mettent pas en action.
Mais en Dieu, acte pur, qui n'a rien
de potentiel, l'intelligence et l'objet
intelligible sont une seule et même chose, cet objet n'étant autre que la
substance divine elle-même. Il en résulte que Dieu se connaît lui-même par
lui-même[41].
Dieu se connaît parfaitement ; donc il se comprend.
La faculté de connaître est aussi grande en lui que l'actualité
de son existence ; il se connaît autant qu'il est connaissable.
On dit qu'il se comprend, pour marquer qu'il n'y a rien de lui
qu'il ne connaisse. « Nous comprenons complétement une chose, dit saint
Augustin, quand nous la voyons si bien qu'elle n'a rien qui nous
échappe. »
« Pour Dieu, dit saint Augustin, être, c'est être sage. »
Or être sage, c'est connaître ; donc, pour Dieu, être, c'est
connaître.
La connaissance de Dieu n'est pas distincte de son être :
elle est sa substance même.
Si son intelligence était autre que sa substance, il
s'ensuivrait que la perfection de celle-ci ne consisterait pas dans la
connaissance, qui constitue pourtant l'acte et la perfection de l'être intelligent,
de même que l'existence fait la perfection et l'actualité de l'être qui existe.
Ainsi en Dieu, où, comme nous l'avons vu, l'espèce intelligible n'est autre que
l'essence divine elle-même, la connaissance ne diffère ni de l'essence, ni de
l'être. L'intelligence, l'être connu, l'espèce intelligible, la connaissance y
sont parfaitement identiques.
« Tout est à nu et à découvert devant ses yeux, »
nous dit saint Paul. (Hébr. iv, 13.)
Dieu, se connaissant parfaitement lui-même, connaît tout par
sa propre essence, où il se voit lui-même, et où il voit aussi l'image ou
espèce représentative des autres êtres, qui y préexiste d'une manière
très-parfaite.
Il connaît, de plus, l'étendue de sa puissance qui, comme
cause effective des êtres, atteint tout ce qui est hors de lui.
« Dieu, dit l'Apôtre, atteint jusqu'à la division de
l'âme et de l'esprit, des jointures et de la moelle ; il discerne les
pensées et les intentions secrètes du cœur ; aucune créature n'est
invisible pour son regard. » (Hébr., iv,
12.) Il est clair, par ces paroles, que Dieu connaît les êtres d'une
connaissance propre et particulière.
Il a été dit que toutes les perfections des créatures se
trouvent contenues suréminemment en lui. Or, les perfections des créatures,
c'est ce qui les distingue les unes des autres et les constitue chacune dans
leur espèce. Tous les êtres préexistent donc dans l'être universel avec les
propriétés particulières qui les distinguent, aussi bien qu'avec les attributs
généraux qui les rapprochent. Voilà pourquoi Dieu peut connaître tous les êtres
d'une connaissance propre.
Ensuite, ce qui fait la nature particulière d'un être, n'est-ce
pas la manière dont il participe à la perfection suprême ? Or, il est
évident que Dieu ne se connaîtrait pas parfaitement lui-même, s'il ne savait
pas comment ses perfections sont communicables aux créatures. Et puis,
connaîtrait-il à fond la nature de l'être, s'il n'en pénétrait pas tous les
modes ?
On le voit, Dieu connaît toutes les choses particulières dans
ce qui les distingue les unes des autres.
« Dieu, dit saint Augustin, voit toutes choses en même
temps, et non pas en allant d'un objet à un autre.
En d'autres termes, la science de Dieu n'est pas discursive.
La nôtre l'est de deux manières : par succession et par
causalité. Celle de Dieu ne l'est pas par succession : il voit toutes les
choses dans une seule, qui est son essence, et dès lors il ne les voit pas
successivement les unes après les autres. Elle ne l'est pas non plus par
causalité ; voyant ses propres effets dans lui-même comme dans leur cause,
il n'a pas besoin, comme nous, pour les discerner tous, de descendre du
principe à la conclusion ni de passer du connu à l'inconnu.
Saint Augustin a dit : « Dieu ne connaît pas les
créatures parce qu'elles existent, mais elles existent parce qu'il les connaît. »
La science divine est aux choses créées ce que la science de
l'artiste est à son travail. Or la science de l'artiste est cause de son œuvre.
Il faut, toutefois, que l'intelligence de celui-ci soit inclinée vers un effet
par sa volonté. Dieu, de même, produit les choses par son intelligence, — puisque
son intelligence est son être ; — mais il faut aussi que son intelligence
soit déterminée à l'action par sa volonté suprême. De sorte que la cause des
choses, c'est la science de Dieu jointe à sa volonté, ce que les théologiens
appellent la science d'approbation[42].
« Il appelle les choses qui ne sont pas, dit l'Apôtre,
comme celles qui sont. » (Rom., iv,
17.) Dieu connaît tout ce que la créature peut faire, dire ou penser ; il
sait tout ce qu'il peut produire lui-même. Par conséquent, il connaît tout,
même ce qui n'est pas arrivé à l'existence.
Les choses qui ont été ou qui seront, il les connaît de sa science de vision ; celles qui
n'ont jamais été et qui ne seront pas, il les connaît par sa science de simple intelligence.
Ainsi Dieu possède la science des non-êtres, parce qu'il
connaît les choses purement possibles.
« L'enfer et la perdition sont à nu devant le Seigneur. »
Ainsi parlent les Proverbes. (xv,11.)
Donc Dieu connaît les maux.
On ne connaît pas parfaitement un être si l'on ne sait les
altérations qu'il peut subir. Combien de choses, bonnes en elles-mêmes, peuvent
être accidentellement altérées et même corrompues par le mal ! Si Dieu ne
connaissait pas le mal, il ne connaîtrait le bien qu'imparfaitement.
Chaque chose est connue suivant ce qu'elle est. Or le mal est
la privation du bien. Dieu le connaît par le bien, comme on connaît les
ténèbres par la lumière. Cette vérité a inspiré ces paroles à saint Denis :
« Dieu a par lui-même la vision des ténèbres ; il les voit dans la
lumière. » En d'autres termes, Dieu connaît le mal par le bien contraire.
On peut dire encore que le mal est opposé, non à l'essence
divine, mais aux œuvres divines, que Dieu connaît par sa propre essence, et
qu'en connaissant ces œuvres il sait le mal qui leur est opposé.
Qui pourrait révoquer en doute que Dieu connaisse le particulier
et le matériel, quand les Proverbes disent : « Toutes les voies de
l'homme sont découvertes à ses yeux ? » (Prov., xvi, 2.)
Nous avons vu que les perfections des créatures sont dans leur
auteur avec suréminente. Si notre perfection consiste à connaître les choses en
particulier, Dieu les connaît aussi de la sorte ; autrement nous pourrions
avoir des connaissances qu'il n'aurait pas. « Ne serait-il pas le plus insensé des êtres, s'il ignorait ce que
c'est que la discorde ? » disait Aristote argumentant contre
Empédocle.
Pourquoi Dieu ne connaîtrait-il pas en particulier des êtres
qu'il a créés en particulier ? Pourquoi sa science ne s'étendrait-elle pas
aux choses individualisées par la matière aussi bien qu'aux formes qui
constituent les généralités ? Son essence, modèle et principe des êtres,
doit lui suffire pour connaître, non-seulement en général, mais en particulier,
tout ce qu'il a fait. Nous en dirions autant de la science de l'artisan, si celui-ci
produisait tout l'être, et non pas seulement les formes des choses.
« Quoiqu'il n'y ait pas de nombre qui puisse exprimer
l'infini, dit saint Augustin, cependant l'infini peut être compris par celui dont
la science est sans limites. »
Dieu connaît, non-seulement ce qui est actuellement, mais ce
qui est possible par lui ou par quelqu'une de ses créatures.
Les pensées de l'esprit, les affections du cœur, qui doivent
se multiplier à l'infini chez les créatures raisonnables pendant l'éternité,
Dieu les connaît, et l'on peut dire ainsi qu'il connaît les infinis.
L'essence divine, par laquelle il exerce son intelligence, est
un miroir qui suffit à la représentation de tout ce qui est et de tout ce qui
peut-être, non-seulement quant aux principes généraux des êtres, mais quant aux
principes propres de chacun ; et, de cette manière, la science divine
s'étend aux infinis, même en tant qu'ils sont distincts les uns des autres.
Dieu ne voit pas les choses infinies par un procédé successif,
partie par partie ; de cette façon, on n'arrive jamais au terme d'une
série illimitée ; il les perçoit par un seul acte, de son intelligence :
il a été démontré que sa science est simultanée, et non pas successive.
Ainsi, en supposant qu'il existât des infinis en nombre ou en
grandeur, supposition évidemment gratuite, puisque ces infinis existeraient
dans des natures particulières qui les limiteraient, la science de Dieu les
mesurerait encore par la forme qu'elle leur assignerait.
« Dieu, dit le Psalmiste, a formé le cœur des hommes, et
il connaît toutes leurs œuvres. » (Ps. xxxii,
15.)
Il a été reconnu que Dieu connaît toutes choses, tant ce qui
existe actuellement, que ce qui est dans sa puissance et dans celle des
créatures. Par là même que dans nos actes futurs il y en a de contingents, Dieu
connaît les futurs contingents. Que celui qui ne perçoit un effet contingent
que dans sa cause n'en ait qu'une connaissance conjecturale, cela se conçoit ;
la cause libre pouvant amener des effets opposés, il est impossible de savoir,
d'une manière certaine, si elle produira celui-ci plutôt que celui-là. Mais
Dieu, qui voit les contingents, non-seulement dans leurs causes, mais en
eux-mêmes, comme présents sous ses regards suivant l'existence qu'ils ont ou
doivent avoir, les connaît d'une connaissance infaillible, d'abord parce qu'il
a en lui les raisons de toutes les choses, comme le disent quelques-uns,
ensuite parce que son regard, du haut de son éternité, qui est simultanée,
embrasse tous les temps et tous les êtres comme existant à la fois devant lui.
De cette sorte, il connaît infailliblement les choses contingentes pour les
voir, tandis qu'elles restent des futurs contingents par rapport aux causes
prochaines qui doivent les produire.
Pour
comprendre que Dieu connaît l'avenir et le futur contingent, représentez-vous
un homme placé en observation sur la cime d'une montagne au pied de laquelle
est une voie très-fréquentée. De cette hauteur il découvre toute la route et discerne
tous les voyageurs qui la remplissent, tandis que les voyageurs eux-mêmes
n'aperçoivent qu'un petit nombre de ceux qui les précèdent ou les suivent.
Ainsi Dieu, du haut de l'éternité, qui domine le temps, voit la génération
entière des hommes et connaît infailliblement les futurs contingents, qu'il
voit tous présents à ses regards.
« Dieu connaît tout ce qui peut s'énoncer par la parole,
puisque, comme nous l'apprend le Psalmiste : « Il connaît toutes les pensées des hommes. » (xciii, 11.)
Celui qui sait tout ce que nous pouvons faire ou penser connaît
nécessairement toutes les propositions que nous pouvons former. Son essence
infinie ne lui représente-t-elle pas tout ce qui est ou peut-être ! Par
elle il sait l'essence des êtres et les accidents dont ils sont susceptibles.
Conséquemment, il n'ignore rien de tout ce qui peut être énoncé dans le langage
humain.
« Il n'y a en Dieu, dit saint Jacques, ni variation ni ombre
de changement. » (i, 17.)
Les choses créées sont changeantes en elles-mêmes ; mais
Dieu, qui voit leurs mutations, est invariable. Il sait de toute éternité ce
qui est et ce qui doit être dans la durée des siècles. Sans varier dans sa
science, il sait qu'une chose qui est aujourd'hui ne sera plus demain. Il sait
pareillement, restant invariable dans ses idées, qu'une proposition est vraie
dans un temps et fausse dans un autre.
La science divine ne varie donc pas.
Dieu a une connaissance purement spéculative de lui-même ;
il ne peut être pour lui-même l'objet d'aucune opération. Quant aux autres
êtres, il en a une connaissance spéculative et pratique : il sait d'une
manière suréminente ce qui fait l'objet de nos connaissances spéculatives, et
il réalise, quand il lui plaît, ses idées par l'action. Les maux eux-mêmes ne
laissent pas que de tomber, comme les biens, dans le domaine de sa science
pratique, en tant qu'il les permet, les empêche ou les dirige : les médecins
ont la science pratique des maladies qu'ils traitent.
Aucun agent intellectuel ne saurait produire une chose, s'il
n'en a la ressemblance en lui-même. L'agent intellectuel, c'est l'architecte
traçant un édifice conformément au plan qu'il a dans l'esprit, c'est l'artiste
voulant reproduire sur la toile le modèle qui est dans son imagination. Comme
ce n'est pas le hasard qui a fait le monde, nous devons admettre dans
l'intelligence divine la forme dont l'univers est l'image, et dans cette forme
consiste précisément la nature de l'idée.
« Les
idées divines, dit saint Augustin, sont les formes principales des choses, les
types immuables et permanents qui n'ont pas été créés, les exemplaires éternels
et toujours les mêmes. »
Dieu, en créant le monde, s'est proposé l'ordre universel,
dont il avait l'idée dans son intelligence. On ne peut avoir l'idée d'un
ensemble sans avoir celle des parties qui le composent : l'architecte, par
exemple, chercherait vainement à concevoir le plan d'un édifice, s'il ne se
représentait point les diverses parties dont il doit le composer. Dieu, qui a
tout ordonné avec sagesse, qui possède nécessairement les types de tout ce
qu'il a fait, a plusieurs idées.
Dieu a, comme exemplaires et types, les idées de toutes les
choses qu'il fait. Pour les choses qu'il connaît spéculativement sans les
réaliser, il en a les idées comme simples raisons et espèces possibles.
La vérité est principalement dans l'entendement. « Le vrai
et le faux, dit Aristote, ne sont pas dans les choses, mais dans l'entendement. »
Ce n'est qu'en second lieu que le vrai s'applique aux choses elles-mêmes, que
l'on rapporte à un entendement comme à leur principe.
Le vrai est l'objet de l'entendement, comme le bon est l'objet
de l'appétit. Il est dans les intelligences par leur conformité avec les
choses. À leur tour, les choses sont vraies par les rapports qu'elles ont avec
l'entendement dont elles dépendent. C'est ainsi que les œuvres artificielles
sont vraies par leurs rapports avec l'entendement des artisans qui les
produisent : une maison est vraie quand elle est conforme à l'idée typique
de l'architecte. Les choses naturelles sont vraies par leur ressemblance avec
les exemplaires qui sont dans l'entendement divin : un diamant est vrai
quand il renferme la nature que Dieu a donnée à ce corps.
Ainsi le vrai est principalement dans l'intelligence, et
secondairement dans les choses ; l'esprit en est le principe, et les
choses le reflet.
Partant de ce double point de vue, on a donné différentes
sortes de définitions de la vérité, suivant qu'on l'a considérée dans
l'entendement ou dans les choses. En voici une qui a l'avantage de convenir à
la vérité sous l'un et l'autre rapport : « La vérité est une équation
entre les choses et l'entendement[43]. »
Nos sens ne perçoivent pas leur conformité avec les choses :
l'œil, par exemple, perçoit l'image d'un objet visible ; mais le rapport
qui existe entre l'objet perçu et l'image qu'il en a, il ne le saisit pas.
L'intelligence elle-même, si elle se bornait à percevoir la nature ou la simple
idée des choses, ne connaîtrait pas sa conformité avec l'objet intelligible qui
la frappe : pour connaître et exprimer la vérité, elle doit percevoir et
prononcer que la chose est semblable à l'idée qu'elle s'en fait. Or, c'est ce
qu'on appelle procéder par voie de composition et de division ; car, dans
toute proposition, on unit ou on sépare deux idées, et c'est là ce que ne font
ni les sens dans la perception des formes sensibles, ni l'entendement dans le
simple concept de la nature des choses.
La vérité peut donc être dans les sens et dans le concept
comme dans toute chose vraie ; mais, elle n'y est pas comme le connu est
dans le connaissant. Elle ne réside, à proprement parler, que dans
l'entendement qui unit et divise les idées, c'est-à-dire, qui juge que la chose
est semblable à sa conception, car alors seulement il connaît et exprime la
vérité, laquelle ne le perfectionne que lorsqu'elle est connue.
L'être et le vrai sont identiques ; mais le vrai implique
un rapport avec l'entendement, ce que ne présente point l'idée d'être.
Le vrai réside principalement dans l'entendement, l'être dans
les choses. Le bon éveille l'idée d'appétibilité.
La connaissance précédant naturellement le désir, l'idée d'être
se présente naturellement aussi la première ; après elle vient l'idée du
vrai, puis l'idée du bon.
Idée de
l'être;
Idée du vrai;
Idée du bon ;
Telle est l'ordre logique de nos idées.
On connaît cette parole de Notre-Seigneur : « Je
suis la voie, la vérité et la vie. » (Jean, xiv, 6.)[44]
La vérité, avons-nous dit, consiste dans la conformité de
l'entendement avec les choses, et réciproquement. Dieu réunit ce double genre
de vérité ; son être est conforme à son intelligence, et son intelligence
est la cause et la mesure de tout être et de tout entendement. Donc il est la
vérité première et suprême.
Il est écrit : « Les vérités ont été diminuées par
les enfants des hommes. »(Ps. xi,
2.)
Il n'y a, sous un rapport, qu'une seule vérité qui rend les
choses vraies ; sous un autre rapport, il y en a plusieurs. La vérité,
avons-nous dit, est principalement dans l'intelligence, et secondairement dans
les choses, en tant que celles-ci se rapportent à l'intelligence. — Parlons-nous
de la vérité comme existant dans une intelligence particulière : elle se
multiplie par la multiplicité des intelligences créées et par le nombre des
choses connues : on peut la comparer à la face de l'homme produisant
plusieurs images dans une glace. Parlons-nous de la vérité comme existant dans
les choses par la conformité de celles-ci avec l'intelligence suprême : il
n'y en a qu'une seule qui donne naissance à toutes les autres et qui communique
sa similitude aux êtres, en déterminant leur nature.
C'est d'après elle que nous jugeons les choses; elle se reflète
en nous comme dans un miroir par les premiers principes[45] (1).
Hors de Dieu, rien n'est éternel.
Les choses sont appelées vraies, avons-nous dit, par leur rapport
avec un entendement. Il en résulte que si aucune intelligence n'était
éternelle, aucune vérité ne le serait.
La
vérité créée n'est point éternelle, puisque l'intelligence des créatures n'a
pas cette prérogative. Il n'y a de vérité éternelle que dans l'intelligence
divine, qui est Dieu même. L'idée du cercle, par exemple, et cette proposition :
Deux et trois font cinq, sont des vérités qui ont leur éternité dans
l'entendement divin.
« Les vérités, dit le Roi-prophète, ont été diminuées par
les enfants des hommes. » (Ps. xi,
2.)
La vérité de notre intelligence, c'est sa conformité avec les
choses connues. Cette conformité change évidemment quand, la chose connue
restant la même, notre intelligence adopte une autre opinion ; elle change
pareillement quand, l'intelligence conservant la même opinion, la chose devient
autre. La vérité n'est donc point immuable parmi nous. Mais, pour
l'intelligence divine, qui ne peut changer de sentiment et qui connaît le commencement,
le milieu et la fin des choses, la vérité est immuable[46].
Il n'y a vérité ou fausseté dans les choses qu'autant qu'on
les rapporte à un entendement. Elles sont dites fausses absolument par leur
rapport avec celui dont leur être dépend, et fausses relativement quand on les
compare à un autre entendement avec lequel elles ne sont qu'accidentellement en
rapport.
Les choses naturelles dépendent dans leur être de
l'intelligence divine, et les choses artificielles de l'intelligence humaine.
C'est pourquoi les œuvres artificielles sont fausses quand elles n'ont point la
forme prescrite par l'art : un palais qui blesse les lois de
l'architecture est faux.
Les choses naturelles ne sont point fausses par leurs rapports
avec l'intelligence divine ; car elles n'arrivent que selon les vues de la
Providence, excepté peut-être dans les agents libres, qui, seuls, ont le
pouvoir de se soustraire à l'ordre universel, ce qui fait que l'Écriture
appelle le péché une fausseté et un mensonge. Mais, relativement à notre
intelligence, à laquelle ces choses ne se rapportent qu'indirectement, elles sont
dites fausses par expression et par causalité : — par expression, comme dans
cette phrase : Le diamètre n'est pas commensurable ; — par causalité,
quand elles font naître une fausse opinion, à en juger par la simple apparence.
Nous appelons faux les êtres ou les objets qui ressemblent à d'autres
extérieurement sans en avoir la nature : le fiel est un faux miel, l'étain
un faux argent.
Nous
qualifions de la même manière les hommes qui aiment les opinions fausses et les
discours trompeurs.
1° La fausseté n'est pas dans les sens à l'égard des sensibles propres, à moins que quelque
désordre ne les empêche momentanément de percevoir d'une manière convenable les
formes sensibles[47].
2° La fausseté peut se trouver dans les sens à l'égard des sensibles communs et des sensibles accidentels, alors même que
les sens sont à l'état normal, car ces objets ne nous sont connus par nos sens
qu'indirectement et au moyen de certaines déductions[48].
Notre intelligence ne se trompe point dans les idées simples :
Il en est d'elle comme de nos sens qui ne sont pas sujets à l'erreur à l'égard
des sensibles propres. Mais, de même
que les sens peuvent se tromper sur les sensibles
communs et sur les sensibles
accidentels, elle peut faillir aussi dans ses actes de composition et de
division, auxquels le jugement vient s'adjoindre, — soit qu'elle attribue à un
être la définition d'un autre, à un cercle, je suppose, la définition de
l'homme, — soit qu'elle unisse deux choses qui
se repoussent, comme dans cette proposition :
« L'homme est un quadrupède. » Alors c'est le jugement lui-même qui,
par une fausse association d'idées, tombe dans l'erreur.
Pour l'intelligence, elle ne se trompe point dans la
perception des essences : elle est dans le vrai, ou bien elle ne perçoit
rien.
Nous ne
comprenons proprement une chose qu'en la ramenant à son essence, comme dans les
démonstrations rigoureuses.
L'intelligence est toujours droite dans le domaine des
premiers principes : elle les perçoit aussi infailliblement que les
essences des choses. Ils la subjuguent par leur énoncé même, où l'attribut est impliqué
dans le sujet.
La fausseté n'est pas seulement l'absence de la vérité, elle
lui est positivement contraire.
Le faux affirme ce qui n'est pas et nie ce qui est. Quand le
vrai dit équation entre l'intelligence et les choses, le faux affirme
disproportion.
Entre le vrai et le faux il y a, comme on le voit, opposition
par les contraires.
Le signe caractéristique de la vie, c'est le mouvement spontané ;
car on dit que l'animal commence ou cesse de vivre selon qu'il reçoit ou perd
la faculté de se mouvoir. Les êtres vivants sont donc ceux qui possèdent la
spontanéité du mouvement, soit que l'on parle du mouvement de l'être imparfait,
soit que l'on entende celui de l'être parfait, comme sentir et comprendre. L'être
qui n'a pas le principe de son mouvement n'est appelé vivant que
figurément. Les corps graves ne vivent pas. Les eaux courantes sont appelées
vives par métaphore.
Le Philosophe a dit : « Vivre, chez les êtres
vivants, c'est être. »
La vie n'est point, à proprement parler, une opération.
Emprunté au signe caractéristique de l'être vivant, au
mouvement spontané, le mot vie désigne la substance de l'être qui
possède la faculté de se mouvoir et de se porter à une opération quelconque :
vivre, c'est exister dans une telle nature. La vie exprime cette existence
d'une manière abstraite, comme le mot course sert à marquer abstractivement
l'action de courir. Vivant est un attribut de la substance, et non un
attribut accidentel.
Quelquefois,
cependant, la vie se prend pour les opérations vitales, et c'est dans ce sens,
moins propre, qu'Aristote a dit : « Vivre, c'est
principalement sentir ou connaître. »
Ailleurs le même philosophe dit encore mieux : « Vivre,
c'est sentir ou connaître, c'est-à-dire avoir une nature qui sent ou connaît. »
Pris pour les opérations vitales, le mot vie s'applique
non-seulement à la série des actes provenant des facultés natives, mais encore
à d'autres causes qui, comme l'habitude, rendent ces actes agréables et
faciles. De là, la distinction entre la vie active et la vie contemplative. De
là aussi cette parole : « La vie éternelle est de vous connaître,
vous le seul vrai Dieu. » (Jean, xvii,
3.)
« Mon cœur et ma chair, s'écriait David, ont tressailli en
présence du Dieu vivant. » (Ps. LXXXIII, 5.)
Avoir la vie ou être
vivant, c'est agir de soi, et non comme recevant une impulsion étrangère.
Plus un être possède la spontanéité d'action, plus sa vie est parfaite.
Parmi les êtres qui se meuvent ou sont mus, les uns se bornent
à un simple mouvement de croissance et de décroissance sous l'action de la
nature, ce sont les plantes.
D'autres, les animaux, trouvent dans leur organisme le
principe de leurs actes, et plus leur système sensitif est développé, plus leur
mouvement a d'énergie. L'huître, qui n'a que le sens du toucher, n'est guère
au-dessus de la plante ; elle se meut en se dilatant et en se resserrant.
Les animaux doués de tous les sens, pouvant connaître les
objets éloignés aussi bien que ceux qui les touchent de près, ont le mouvement
local. Ils ne jouissent pas pour cela du pouvoir de se déterminer la fin, de
leur opération ; la nature leur marque le but qu'ils doivent atteindre, et
leur instinct les y pousse impérieusement.
Au-dessus de ces êtres animés se présentent ceux qui se
meuvent en vertu d'une fin choisie par eux, ce sont les êtres raisonnables et
intelligents qui, seuls, savent proportionner les moyens à la fin qu'ils se
proposent. Il est clair que ces derniers, qui ont un mouvement plus parfait que
les autres, ont aussi une vie plus développée. Dans un seul et même homme
l'intelligence suffit pour mouvoir toutes les puissances sensitives, qui, à
leur tour, font mouvoir les organes.
Toutefois notre esprit, pour trouver en lui-même le principe
de ses actes, n'en subit pas moins, sur certains points, l'impulsion de la
nature : les premiers principes et la fin dernière le subjuguent, de sorte
que, s'il se meut sous certains rapports, sous d'autres il est mû.
La conclusion de tout cela, c'est que l'être dont la nature
est son intelligence même et qui n'est soumis à aucune impulsion, étrangère,
possède la vie dans le degré le plus parfait. Tel est Dieu.
Que Dieu ait la vie la plus éminente, c'est une vérité qui n'a
pas échappé au Philosophe. De ce principe que l'intelligence divine est
souverainement parfaite et toujours en acte, Aristote concluait que Dieu a une
vie très parfaite et éternelle.
De même que Dieu est son être et son intelligence à lui-même,
il est aussi sa propre vie.
On lit dans saint Jean : « Tout ce qui a été fait
était vie en Dieu. » (I, 3.)
La vie de Dieu, c'est sa connaissance. Tout ce qui est connu
de lui est sa vie. Tout ce qu'il a fait est connu de lui. Donc tout vit en lui
de sa vie divine.
Tel est le sens des paroles de saint Jean.
Les êtres n'en ont pas moins leur vie propre. Une maison est
vie dans l'esprit de l'architecte, où elle existe d'une manière spirituelle et
intelligible, tandis qu'au dehors elle est matérielle et sensible.
L'Apôtre a dit : « Afin que vous reconnaissiez
quelle est la volonté de Dieu. » (Rom., xii,
2.)
La volonté est une suite de l'intelligence. En effet, tout
être est ainsi disposé à l'égard de sa forme naturelle que, quand il ne l'a
pas, il aspire et tend vers elle, et que, lorsqu'il l'a, il s'y repose. Il en
est de même pour toute perfection naturelle. Cette inclination vers ce qui est
bon, s'appelle appétit naturel dans les êtres dépourvus de connaissance.
L'intelligence a naturellement une disposition semblable pour le bien
intelligible qu'elle perçoit. Le possède-t-elle, elle se repose en lui ; ne
l'a-t-elle pas, elle le recherche, et c'est précisément dans ces deux actes que
consiste la volonté. Ainsi il y a volonté dans tout être qui a une
intelligence, comme il y a appétit animal dans tout être qui a des sens.
Dieu a l'intelligence ; il a conséquemment la volonté ;
et comme son intelligence est son être, son être est aussi sa volonté.
La
volonté divine est toujours en possession du bien, qui est son objet : ce
bien, n'est autre que l'essence divine ; aussi Dieu n'a-t-il pas d'autre
moteur que lui-même. De là Platon disait : « Le premier moteur se
meut lui-même.
« La volonté de Dieu est que vous opériez votre
sanctification. » (1 Thes., iv,
3.)
Dieu, qui se veut lui-même, veut encore autre chose que lui.
Cette vérité va nous devenir sensible par les similitudes que nous avons déjà
signalées. Les êtres n'ont pas seulement pour leur bien propre une inclination
naturelle qui les porte à l'acquérir quand ils ne l'ont pas et à s'y reposer
quand ils le possèdent ; ils sont portés, en outre, à le répandre, autant
que possible, sur les autres êtres : aussi voyons-nous que tout agent,
suivant son actualité et sa perfection, reproduit son semblable. Cela nous
prouve qu'il est dans la nature de la volonté de communiquer à autrui, dans la
mesure du possible, le bien qu'elle possède. Il en doit être surtout ainsi dans
la volonté divine, de laquelle découle par similitude toute sorte de
perfection. Donc, si les créatures communiquent aux autres êtres leur bonté à
proportion de leur perfection, on juge bien qu'à plus forte raison la volonté divine
est portée à communiquer à d'autres êtres sa bonté en la reflétant sur eux
autant que cela se peut. Ainsi Dieu, en se voulant lui-même, veut aussi les
autres choses. Il se veut comme fin ; il veut les autres êtres comme se
rapportant à cette fin, et, dans ce dessein, il les fait participer à ses
divines perfections.
« Dieu fait tout d'après le conseil de sa volonté. »
(I ph., i, 41.)
Dieu veut nécessairement quelque chose, mais non pas tout ce
qu'il veut : il veut essentiellement sa bonté, comme nous voulons
nécessairement le bonheur. Pour les autres choses qui sont en dehors de lui, il
les veut en tant qu'elles se rapportent à sa bonté comme à leur fin ; mais
il ne les veut pas d'une nécessité absolue, parce que sa bonté, parfaite en
elle-même, peut subsister sans elles.
« Quelle chose pourrait subsister, si vous ne la vouliez
pas, Seigneur ? » (Sag., xi,
26.)
Du moment que Dieu est la première des causes et qu'il agit
par son intelligence et par sa volonté, il est certain que c'est lui qui a
prescrit à la nature le but qu'elle doit atteindre, ainsi que les moyens
qu'elle doit employer pour y parvenir. Conséquemment il est, par son
intelligence et par sa volonté, la cause de toutes les choses : son
intelligence conçoit, sa volonté réalise.
Dieu connaît tout dans son essence par un seul regard ; il
veut tout d'un seul mouvement dans sa bonté. De même qu'il n'a pas besoin du
principe pour connaître la conséquence, ni de la cause pour comprendre l'effet,
de même la volonté qu'il a de la fin n'est pas la cause de la volonté qu'il a
des moyens, bien qu'il veuille que les moyens se rapportent
à la fin. Sa volonté n'agit jamais sans motif ;
mais elle n'a pas de cause étrangère.
Dieu
trouve dans sa bonté même la cause de sa volonté. Comme il comprend toutes
choses par un seul et même acte d'intelligence, il veut aussi toutes choses
dans un seul et même acte d'amour.
« Tout ce que Dieu a voulu, dit le Psalmiste, il l'a
fait. » (Ps., cxv, 3.)
La volonté divine étant la cause universelle de tout ce qui
est, elle s'accomplit toujours. Les choses qui s'en écartent par un côté
rentrent dans son empire par un autre. Le pécheur, par exemple, qui se
soustrait à la miséricorde de Dieu, n'échappe pas à sa justice.
On peut
distinguer en Dieu deux sortes de volonté, l'une antécédente, l'autre
conséquente. Quand nous voulons une chose après avoir fait la part de tout ce
qui la modifie, nous la voulons d'une volonté conséquente ou résolue. Dieu veut
d'une volonté antécédente que l'homme vive ; mais il veut d'une volonté
conséquente, c'est-à-dire absolue, que les criminels soient mis à mort. Il veut
d'une volonté antécédente que tous les hommes soient sauvés ; il veut
d'une volonté conséquente la damnation des méchants. Tout ce qu'il veut
absolument arrive infailliblement ; mais ce qu'il veut d'une volonté
antécédente n'arrive pas toujours.
« Dieu, disait Moïse aux Israélites, est loin de changer
comme les hommes. » (Nombr., xxiii,
19.)
Le changement de volonté dans un être en suppose un dans ses
idées ou dans sa manière d'exister. Or nous avons démontré que la science et
l'être de Dieu sont immuables ; donc sa volonté est pareillement immuable.
On nous
objectera peut-être cette parole de Moïse : « Dieu se repentit
d'avoir fait l'homme. » (Gen., vi,
6.) Celui qui se repent, dira-t-on, a une volonté changeante. — Cette parole du
Seigneur a été dite figurément par une imitation de notre manière de parler.
L'homme qui se repent détruit ce qu'i a fait : mais une telle conduite
suppose-t-elle nécessairement un changement de volonté ? Non, puisque
quelqu'un peut faire une œuvre avec l'intention de la détruire ensuite. C'est
ainsi que Dieu, qui a détruit le monde par le déluge, nous est représenté comme
se repentant.
Dieu a
ordonné dans un temps d'observer les cérémonies de la loi judaïque, ce qu'il a
défendu à une autre époque : n'en résulte-t-il pas que sa volonté est
variable ? Point du tout ; il s'ensuit uniquement qu'il a voulu un
changement : vouloir que les choses changent, ce n'est pas changer de
volonté.
Si la
volonté divine rendait tout nécessaire, où serait le libre arbitre de l'homme,
et, partant, où serait le mérite?
La volonté divine, qui est douée d'une souveraine efficacité,
non-seulement accomplit tout ce qu'elle veut, mais elle fait que tout s'accomplit
comme elle veut. Or, pour l'ordre et la conservation du monde, elle veut que
certaines choses arrivent nécessairement, et d'autres contingemment. Aux unes
elle assigne des causes nécessaires ; aux autres, des causes contingentes ;
et les choses arrivent d'une manière contingente ou nécessaire, selon qu'il lui
plaît.
De cette parole : « Qui est-ce qui résiste à la
volonté de Dieu ? » (Rom., ix,
19) n'inférez pas que la volonté de Dieu rend nécessaire tout ce qu'elle veut.
Dieu voit s'accomplir toutes les choses qu'il veut, mais elles arrivent d'une
manière contingente ou nécessaire, au gré de sa volonté.
Le mal, comme tel, n'est pas l'objet du désir : aucun
être ne le veut qu'à cause du bien qui lui est uni.
Dieu ne veut d'aucune manière le mal moral, c'est-à-dire le
péché, qui est opposé à sa divine bonté ; mais il veut le mal de la nature
et le mal de la peine, en tant qu'ils produisent des biens qu'il désire[49]. Le châtiment maintient les droits de la justice, et la destruction
naturelle de certaines choses conserve l'ordre universel.
Quant au mal moral, il n'est pas bon qu'il soit. S'il produit
quelquefois le bien, ce n'est qu'accidentellement, en dehors de l'intention du
pécheur : Dieu ne le veut pas.
Mais, dit-on, Dieu veut que le mal se fasse, puisqu'il le
permet. Dieu ne veut ni que le mal moral se fasse, ni qu'il ne se fasse pas ;
il veut permettre qu'il se fasse ; et cette liberté qu'il accorde est un
bien[50].
« L'Esprit-saint, dit saint Ambroise, distribue ses dons selon
le libre arbitre de sa volonté. »
Dieu veut sa bonté nécessairement, et il veut les choses extérieures
librement (art. 3) : il a donc le libre arbitre à l'égard des choses
extérieures à sa nature, quoiqu'il ne l'ait pas à l'égard de lui-même ; — il
se veut nécessairement.
Dieu ne
peut vouloir ni choisir le mal moral, puisqu'il veut nécessairement sa bonté, à
laquelle le péché est opposé ; mais il a la faculté de choisir entre tel
ou tel bien, comme l'homme peut, sans pécher, vouloir s'asseoir ou rester
debout, et cela suffit pour le libre arbitre.
On prend parfois les signes de la volonté de Dieu pour sa
volonté même.
Les hommes révèlent leur volonté par la défense, par le
commandement, par la loi. Nous donnons pareillement aux préceptes de Dieu le
nom de volonté divine, comme dans ces paroles : « Que votre volonté
soit faite. »(Matth., vi,10.)
Il y a donc lieu de distinguer en Dieu comme deux volontés :
la volonté dite de bon plaisir, ou sa
volonté une qui est son essence ; puis la volonté de signe, que nous prenons aussi pour sa volonté même.
Il y a cinq signes de la volonté de Dieu, qui sont : la défense et la permission à l'égard du mal ; le commandement, le conseil
et l'opération à l'égard du bien.
Nous avons appelé signes
de volonté les marques dont l'homme se sert pour révéler la sienne. Or,
nous manifestons notre volonté directement par nos opérations, en faisant, par exemple, une chose de notre propre main,
et indirectement par la permission,
en n'empêchant point de la faire. Nous la manifestons ensuite par nos ordres, nos défenses et nos conseils.
Appliqués à Dieu, ces signes s'appellent simplement volonté divine.
La permission et la défense concernent le mal ;
l'opération, le bien en général ; le commandement, le bien obligatoire ;
le conseil, le bien surabondant.
Les
conseils peuvent avoir un double but : celui de faire acquérir de plus
grands biens, et celui de faire éviter les moindres péchés[51].
Saint Jean dit : « Dieu est tout amour. » (I
Ép., iv, 46.)
L'amour, qui est le premier mouvement de la volonté, en est
comme la racine et le principe générateur. On désire, on veut le bien qu'on
aime ; on se plaît dans le bien qu'on aime, on ne hait que ce qui s'oppose
au bien que l'on aime : partout où il y a volonté il y a nécessairement
amour. — Dieu a la volonté ; donc il a aussi l'amour.
L'amour, objecterez-vous, est une passion, qui ne convient pas
à Dieu. — L'amour est une passion en nous, où la volonté agit sur l'appétit
sensitif qui transmet au cœur l'impulsion qu'il en a reçue. Mais on ne donne
pas le nom de passion aux actes mêmes de la volonté. En Dieu, à qui rien de
matériel et d'imparfait ne saurait être attribué, l'amour n'est point une
passion : il est un acte pur et simple de volonté.
On a dit encore : L'amour est une force unitive qui ne
peut être en Dieu. — L'acte de l'amour, il est vrai, tend vers deux objets :
vers le bien que l'on veut et vers l'être à qui l'on veut du bien. Car aimer,
c'est vouloir du bien.
En Dieu l'amour est une force unitive, mais sans emporter
aucune composition. Le bien que Dieu se veut n'est autre que lui-même ;
ensuite, quand on aime quelqu'un, on lui veut du bien comme à soi, on désire
son bonheur comme le sien propre, on l'aime comme soi-même : tel est l'amour
de Dieu pour ses créatures.
Le Sage a dit : « Vous aimez, Seigneur, tout ce qui est,
et vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait. » (Sag., xi, 25.)
Tout ce qui existe est bon sous le rapport de l'existence même :
l'être est un bien, et ses perfections sont un bien. Or, si les choses ont
l'être et quelque bien, c'est parce que Dieu l'a voulu. Donc Dieu veut du bien
à toutes les choses. Mais vouloir du bien, c'est aimer. Par conséquent, Dieu
aime toutes les choses qui existent.
Il aime
les créatures raisonnables d'un amour d'amitié ; il aime les créatures
irraisonnables pour les créatures raisonnables, afin de manifester sa bonté et
de nous faire du bien ; il aime les pécheurs comme êtres, parce que, comme
tels, ils existent par lui.
« Dieu, dit l'évêque d'Hippone, aime tout ce qu'il a fait ;
mais il aime davantage les créatures raisonnables, et, parmi celles-ci, les
membres de son Fils, et principalement son Fils lui-même. »
Sous le rapport des actes plus ou moins intenses de la
volonté, Dieu n'aime pas ceci plus que cela ; il aime par un acte pur et
simple. Mais, en tant que l'amour se mesure sur le bien voulu à un ami, il aime
certains êtres plus que d'autres. N'est-ce pas, en effet, son amour qui produit
la bonté des créatures ? Or, nous voyons que les unes ont plus de bonté
que les autres ; il aime donc plus celles-là que celles-ci.
Je réponds affirmativement, car si quelques-unes sont meilleures
que d'autres, c'est qu'il leur veut plus de bien ; conséquemment il les
aime davantage.
Dieu a aimé
le Christ, non-seulement plus que tout le genre humain, mais plus que toutes
les créatures réunies ensemble. Il l'a livré, il est vrai, pour le salut des
hommes ; mais son abaissement, loin de ternir sa gloire, lui a fait, au
contraire, remporter le plus beau des triomphes, puisque, du jour de sa mort,
il a été proclamé Dieu par tout l'univers.
Que si,
dans le mystère de l'Incarnation, la nature humaine a été plus favorisée que la
nature angélique, ce n'est pas qu'une nature coupable fût préférable à une
nature innocente, mais c'est que nous avions plus besoin de secours que les
anges : le bon père de famille donne à son serviteur malade ce qu'il
n'accorde pas à son fils plein de santé.
Quant au
pénitent et à l'innocent, ils sont aimés en raison de la grâce qui est en eux ;
mais, toutes choses égales d'ailleurs, l'innocent est meilleur et plus aimé :
et s'il est écrit que le ciel a plus de joie dans la conversion d'un pécheur
que dans la persévérance des justes, c'est que le pécheur se relève ordinairement
plus fervent, plus humble, moins présomptueux. Sur un champ de bataille, le
général préfère le soldat qui, après avoir lâché prise, revient vaillamment au
combat, à celui qui, resté à son poste, n'a néanmoins jamais montré d'ardeur.
Après
tout, ce serait un jugement téméraire et présomptueux que de vouloir décider,
par exemple, qui des Apôtres ou des Saints a été le meilleur : Dieu
seul pèse les esprits. (Prov., xvi,
2.)
« Le Seigneur est juste, dit le Roi-prophète, et il aime
la justice. » (Ps. x, 8.)
Il y a deux sortes de justice : la justice commutative et
la justice distributive.
La justice commutative, qui dirige les relations commerciales,
ne convient point à Dieu. « Personne ne lui a donné, nous dit l'Apôtre,
pour avoir le droit d'en attendre quelque chose. » (Rom., xi, 35.)
La justice distributive, qui consiste dans une équitable
répartition des biens et des maux, et qui convient au souverain, à
l'administrateur, au juge, est donc la seule que l'on puisse lui attribuer. Or,
de même que le bon ordre d'une famille ou d'une société fait voir cette justice
dans le chef, de même l'ordre général qui brille dans le monde physique et dans
le monde moral démontre que la justice est en Dieu. « Nous devons
reconnaître la justice divine, disait saint Denis, en ce que la Providence
accorde à toutes les créatures les dons que réclame leur dignité, et en ce
qu'elle conserve la nature de chacune d'elles dans l'ordre et le rang qui lui
est propre. »
Quoique
Dieu ne doive rigoureusement rien à personne, il y a cependant pour lui deux
sortes de dette : l'une qui l'oblige envers lui-même, l'autre qui l'oblige
envers les créatures.
La
première veut qu'il accomplisse dans la création ce qui convient à sa sagesse.
En agissant ainsi, il agit conformément à ses perfections et se rend ce qu'il
se doit à lui-même.
La
seconde demande qu'il fournisse aux créatures ce que suppose leur fin. Elle
rentre dans la première, car il ne leur doit que ce qu'il a préordonné dans les
desseins de sa sagesse. Il remplit cette justice en accordant à chacune ce qui
lui est nécessaire selon sa nature et dans sa condition.
Voilà
pourquoi la justice en Dieu s'appelle tantôt convenance de sa bonté, tantôt
rémunération des mérites. Saint Anselme a touché ces deux points quand il a dit :
« O Dieu punissez-vous les méchants, c'est justice ; ils le méritent.
Pardonnez-vous aux méchants, c'est encore justice ; vous faites ce qui
convient à votre bonté.
Il est écrit : « La miséricorde et la vérité se sont
rencontrées. » (Ps., LXXXIV, 11.) — La vérité ici signifie la justice.
La justice divine, qui établit dans les créatures un ordre
conforme à l'infinie sagesse, prend, en effet, le nom de vérité, en tant
qu'elle réalise exactement la règle divine que l'intelligence suprême a conçue
comme la loi des créatures.
« Le Seigneur est clément et miséricordieux. » (Ps.
ci, 4.)
La miséricorde n'est pas en Dieu comme passion, mais elle y
est comme effet de sa bonté. Car, quoiqu'il ne s'attriste pas, comme nous, de
la misère d'autrui, il lui convient éminemment de la soulager. Dans ce mot misère,
on peut comprendre tous les défauts. Or, quand quelqu'un veut détruire la misère
des autres comme si elle lui était propre, il fait une œuvre de miséricorde ;
et, comme cette destruction ne saurait être de la part de Dieu qu'un effet de
sa bonté, la miséricorde lui appartient souverainement par cela même qu'il est
la source de toute bonté et qu'il donne aux créatures les choses dont elles
manquent.
La
miséricorde ne va pas contre la justice, elle est d'un ordre supérieur. Si je
dois cent pièces d'or et que j'en donne deux cents, je fais un acte de
miséricorde, ce qui n'attaque en rien la justice. Il en est de même du pardon
des offenses : pardonner, c'est donner.
« Toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et
vérité. » (Ps. xxiv, 10.)
D'abord, la justice est dans toutes les œuvres divines :
Dieu ne peut rien faire contre sa sagesse, et il agit toujours dans l'ordre et
la proportion qui conviennent ; d'où il suit qu'il exerce la justice
envers lui-même et envers les créatures dans tout ce qu'il fait.
Ensuite, la miséricorde est pareillement au fond de toutes les
œuvres divines. Si Dieu doit quelque chose à la créature, il le doit en vertu
d'un bienfait primitif de sa bonté, fin dernière de toute chose. Dans toutes
ses œuvres on trouve ainsi la miséricorde comme faisant un premier don qui
pénètre de sa vertu tous les effets subséquents.
Il y a mieux ; par un surcroît de bonté, il donne
toujours à ses créatures plus que n'exige strictement leur nature : la
justice est loin de demander tout ce que sa bonté nous accorde.
Nous rapportons à la justice ou à la miséricorde les œuvres
divines suivant que l'un ou l'autre de ces deux attributs s'y manifeste avec
plus d'éclat.
La
miséricorde elle-même apparaît dans la damnation des méchants, parce que Dieu
ne punit pas le mal avec toute la rigueur que le mal mérite.
La
justice se montre aussi dans la justification de l'impie, auquel le péché n'est
remis qu'à cause de l'amour déposé dans son cœur par le Dieu miséricordieux.
La
justice et la miséricorde se révèlent à la fois dans les punitions qui
atteignent l'homme vertueux dans ce monde, où les souffrances qui servent à le
purifier des fautes légères le portent à s'élever vers Dieu.
« O Père, s'écrie le Sage, vous gouvernez tout par votre
providence. » (Sag., xiv, 3.)
La providence est évidemment un attribut de Dieu. Tout ce
qu'il y a de bien dans les créatures vient de lui, et les choses tirent leur
bonté non-seulement de leur substance, mais encore de l'ordre qui les met en
rapport avec leur fin et principalement avec la fin dernière. Dieu, qui a
établi ce rapport des choses à leur fin, en a nécessairement la raison dans son
entendement ; et voilà justement ce que l'on appelle la providence. « La
providence, a dit Boëce, est la raison du suprême Administrateur disposant
toutes choses, les parties dans le tout, le tout pour la fin. »
La
providence embrasse deux choses : la raison de l'ordre qui met les êtres
en rapport avec leur fin ; puis l'exécution de cet ordre, que l'on appelle
le gouvernement divin.
« Dieu, dit la Sagesse, atteint avec force d'une
extrémité à l'autre et dispose tout avec douceur. » (viii, 4.)
Parmi les adversaires de la providence se trouvent les
épicuriens, qui font du monde l'œuvre du hasard, et tous les impies, qui disent
comme dans Job : « Dieu se promène sur la voûte du ciel sans se
soucier des choses d'ici-bas. » (xxii, 14.)
Il est certain que la providence divine embrasse non-seulement
toutes les créatures en général, mais encore chacune d'elles en particulier.
Tout ce qui possède l'être a nécessairement reçu une fin et tombe par là même
dans son domaine. N'est-ce pas ce que nous apprend l'Apôtre quand il dit :
« Tout ce qui vient de Dieu a été disposé avec ordre ? » (Rom.,
xiii, 1.)
Pour
Dieu, qui est la cause universelle, il n'y a rien de fortuit. L'effet que nous
attribuons au hasard, parce qu'il échappe à l'ordre d'une cause particulière,
rentre, par la cause universelle, dans les voies de la providence. Quand deux
serviteurs, par exemple, envoyés l'un d'un côté, l'autre d'un autre, regardent
comme un effet du hasard leur occurrence au même lieu, cette rencontre, en
apparence éventuelle, peut avoir été prévue par leur maître, qui a dirigé leur
course.
Mais,
dira peut-être quelqu'un, le mal existe dans le monde : si Dieu n'a pu
l'écarter, sa toute-puissance disparaît ; s'il ne l'a pas voulu, sa
providence ne s'étend pas à tous les êtres.
Je
réponds que Dieu, pour assurer la perfection de l'univers, a dû souffrir
certains défauts dans les êtres particuliers ; en bannissant tous les maux
de ce monde, il. aurait réduit la somme des biens. Le lion vivrait-il sans la
mort des animaux ? Sans la persécution des tyrans admirerions-nous la
constance des martyrs? « Dieu, selon la remarque de saint Augustin, ne
laisserait pas le mal dans ses ouvrages s'il n'était assez puissant et assez
bon pour en tirer le bien. Il veille spécialement sur le juste et ne permet
rien qui puisse empêcher son salut. Tout contribue au bien de ceux qui aiment
Dieu. » (Rom., viii, 28.)
Quant
aux créatures raisonnables que le libre arbitre rend maitresses de leurs actes,
Dieu les gouverne par une disposition particulière de sa providence : il
leur impute leurs actions volontaires à mérite et à démérite, et il leur
décerne des récompenses ou des châtiments.
« Celui qui a créé le monde par lui-même, dit saint
Grégoire, le gouverne lui-même. »
« Quel autre gouverneur que lui-même Dieu a-t-il établi
pour veiller sur la terre ? demandait Job. Où est celui qu'il a placé au-dessus
de ce monde formé par lui-même ? » (xxxiv, 13.)
Il y a, comme nous l'avons dit, deux choses à considérer dans
la providence : la raison même de l'ordre qui met les êtres en rapport
avec leur fin, et l'exécution de cet ordre, que l'on appelle le gouvernement
divin. Sous le premier rapport, la providence s'exerce immédiatement sur toutes
les créatures, que Dieu connaît toutes, jusqu'aux plus infimes. Il a donné aux
causes la vertu de les produire, et il a dans son intelligence l'idée de
l'ordre qui les enchaîne. Sous le second rapport, Dieu exerce sa providence
médiatement, en gouvernant les êtres inférieurs par les supérieurs ; non
qu'il ait besoin d'intermédiaires, mais pour donner à ses créatures la dignité
de cause.
La perfection de l'univers demandant que la création renferme
tous les degrés de l'être, la providence a dû préparer des causes nécessaires
aux effets qu'elle voulait rendre nécessaires, et des causes contingentes aux
effets qui doivent arriver avec contingence. Ainsi, quand Dieu a décrété qu'une
chose arrivera nécessairement, elle arrive nécessairement ; et quand il a
voulu qu'elle fût contingente, elle arrive contingemment[52].
L'Apôtre nous dit : « Ceux que Dieu a prédestinés,
il les a appelés. » (Rom., viii, 3.) — Il est donc clair qu'il y a une
prédestination.
Montrons d'abord qu'il est de toute convenance que Dieu
prédestine les hommes.
Nous l'avons vu ; la providence embrasse tous les êtres
et elle les coordonne tous à leur fin. Or, il y a deux sortes de fins,
auxquelles Dieu les rapporte tous : l'une dépasse leurs proportions
naturelles et leurs facultés ; telle est la vie éternelle. L'autre ne
dépasse pas leur portée, et ils peuvent l'atteindre par leurs facultés propres.
Quand un être doit parvenir à la première espèce de fin, qui
dépasse ses facultés et que par son propre essor il ne saurait atteindre, il
faut nécessairement qu'il y soit conduit par un autre, comme la flèche est
conduite au but par l'archer. Puisque l'homme a pour fin la vie éternelle, il
faut qu'il y soit conduit, dirigé, transmis, si l'on peut s'exprimer, ainsi,
par Dieu même. L'idée de cette transmission se trouve en Dieu au même titre que
la raison de l'ordre général, que nous avons appelée la providence. Or,
dans l'esprit d'un auteur, qu'est-ce que l'idée ou le désir de faire une chose,
sinon une sorte de préexistence de la chose elle-même ? Voilà pourquoi
nous donnons le nom de prédestination à l'idée divine de cette
transmission, de cette destination de la créature raisonnable à la vie
éternelle, sa fin dernière. La prédestination, comme on le voit, fait partie de
la providence.
Il est
de toute évidence, d'après cela, que les êtres privés de raison ne sont pas
prédestinés et qu'ils ne sauraient l'être.
La
prédestination s'applique aux anges aussi bien qu'aux hommes, quoiqu'ils
n'aient jamais été malheureux. Peu importe à la prédestination que celui qui en
est l'objet sorte de l'état de misère ou n'en sorte pas. — On demandera
peut-être pourquoi Dieu ne fait pas connaître aux hommes le bienfait de leur
prédestination. — Dieu l'a révélé à quelques saints personnages par une grâce
spéciale, mais il ne convient pas que cette connaissance soit accordée à tous
les hommes ; elle enfanterait le désespoir dans les non-prédestinés et le
relâchement dans les prédestinés.
La prédestination, qui, selon la définition de saint Augustin,
est la prescience que Dieu a de ses bienfaits, n'est pas dans le
prédestiné ; elle est en Dieu, qui prédestine.
La providence est activement dans l'intelligence de
l'Ordonnateur suprême ; il n'y a que par son exercice, appelé le gouvernement
du monde, qu'elle se trouve passivement dans les créatures.
Il en est ainsi de la prédestination : elle est
activement en Dieu par l'idée de l'ordre qui met certaines créatures en rapport
avec le salut éternel ; et, uniquement pour ce qui concerne son exécution,
elle est passivement dans les êtres prédestinés, où elle reçoit le nom de vocation,
glorification, conformément à cette parole de saint Paul : « Ceux
que Dieu a prédestinés, il les a appelés ; et ceux qu'il a
appelés, il les a glorifiés. » (Rom., viii, 30.)
La destination est une résolution que l'on forme en soi-même.
La prédestination est le plan que trace dans son esprit l'agent qui prépare une
œuvre.
De toute éternité, Dieu a conçu l'ordre suivant lequel il
ferait arriver certaines créatures au salut : voilà proprement la
prédestination.
« J'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esaü. » (Mal., r, 2.)
— Donc Dieu réprouve certains hommes.
Voici ce qu'il faut penser au sujet de la réprobation. La
providence pouvant laisser quelques défauts dans ce qui lui est soumis, elle
permet que quelques hommes n'arrivent pas à la vie éternelle, et c'est ce que
l'on appelle réprouver. La réprobation rentre ainsi, non dans la
prédestination, mais dans la providence, qui non-seulement a prévu, mais a
préparé la possibilité de la damnation ; car si, d'une part, la
prédestination renferme la volonté de conférer la grâce et la vie éternelle, de
l'autre, la réprobation renferme la volonté de permettre que quelques hommes
tombent dans le péché et soient punis de la damnation éternelle.
Dieu, direz-vous, aime tous les hommes et même toutes les
créatures. Oui, en ce sens qu'il veut du bien à tout ce qui existe, mais non
pas tout bien. Quand il ne veut pas à certains hommes le bien appelé la vie
éternelle, on dit qu'il les hait, ou qu'il les réprouve.
La réprobation n'est pas aux réprouvés ce que la
prédestination est aux prédestinés. La prédestination est la cause de la gloire
et de la grâce que les prédestinés attendent, tandis que la réprobation n'est
pas la cause du péché ; elle l'est seulement de l'abandon de Dieu après le
péché et de la peine qui suit le péché. Le péché vient du libre arbitre, ainsi
que le marque cette parole : « Ta perte, ô Israël, vient de
toi. » (Osée, xiii,9.) La réprobation n'ôte, en aucune façon, au réprouvé
le pouvoir de faire le bien et d'arriver au salut : quand il tombe, il
tombe librement[53].
L'Apôtre nous dit : « Dieu nous a élus avant la
constitution du monde. » (Ephés., i, 4.)
La prédestination de certains hommes à la vie éternelle
suppose que Dieu veut leur salut, et dès lors elle implique amour et élection.
Amour ; car vouloir du bien, c'est aimer, et Dieu veut
aux prédestinés le bien de la vie éternelle.
Élection ; puisque Dieu leur veut ce bien de préférence à
ceux qu'il réprouve.
En Dieu, rationnellement parlant, l'amour précède l'élection, parce
que sa volonté même produit dans les créatures qu'il aime un bien que les
autres n'ont pas. L'élection précède, à son tour, la prédestination.
Ainsi tous les prédestinés sont élus et aimés.
Dieu
communique, en général, sa bonté à tous les êtres ; mais, pour ce qui est
des biens particuliers, il ne les distribue pas sans choix : il refuse aux
uns ce qu'il accorde aux autres. Ainsi en est-il des dons de la grâce et de la
gloire.
Comme il
produit lui-même la bonté des créatures, saint Augustin a pu dire ce mot :
« Dieu choisit ceux qui ne sont pas encore, et cependant il ne se trompe
pas dans son choix. »
Il veut
le salut de tous les hommes d'une volonté antécédente, mais non pas
d'une volonté absolue.
« Dieu, dit saint Paul, nous a sauvés par sa miséricorde,
et non à cause des œuvres de justice que nous avions faites. » (Tite III,
5.)
L'hérésie des Pélagiens consistait à soutenir que le
commencement des bonnes œuvres est dans l'homme, et que la grâce est une suite
de notre préparation. Selon eux, l'effet de la prédestination est appliqué à
l'un, et non pas à l'autre, parce que l'un l'a mérité en s'y préparant, tandis
que l'autre ne s'y est pas préparé. Cette erreur se réfute par ce principe
qu'aucun bien en nous ne mérite les effets de la prédestination, puisque,
suivant saint Paul : Nous ne sommes pas même capables d'avoir de nous-mêmes
une bonne pensée. » (2 Cor., III, 5.)
Quelques Théologiens ont dit que Dieu donne la grâce lorsqu'il
prévoit que l'on en fera un bon usage, et que les mérites sont la cause de la
prédestination. Mais on leur répond que ce qui est fait par la grâce provient
de la prédestination, à laquelle on ne saurait évidemment assigner pour cause
ce qui provient d'elle-même. Il est clair que, non-seulement ce que le libre
arbitre opère par la grâce, mais ce que la grâce opère par le libre arbitre,
est un effet de la prédestination. Ils assignent pour cause à la prédestination
ce qui n'est point en dehors d'elle.
Disons ceci : si l'on considère les effets de la
prédestination en particulier, rien n'empêche que l'un ne soit la cause et la
raison de l'autre. Dieu donne la gloire à celui qui l'a méritée par sa
coopération à la grâce, et la grâce pour mériter la gloire. Mais si on prend la
prédestination dans son ensemble, elle n'a d'autre cause que la volonté divine,
puisqu'elle enferme tout ce qui nous met en rapport avec le salut, même la
préparation à la grâce, qui ne s'opère pas sans le secours divin, ainsi que le
marque cette parole : « Tournez-nous vers vous, Seigneur, et nous
nous y tournerons. » (Lam. Jér., v, 21.)[54]
Pourquoi
Dieu prédestine-t-il celui-ci et non pas celui-là ? Telle est sa volonté.
Dans un édifice, pourquoi telle pierre est-elle ici et non pas là ? Parce
que l'ouvrier l'a voulu. Il en est de même dans la prédestination : Dieu
n'en devait le bienfait à aucun des hommes. Il n'est redevable à qui que ce soit
de ses dons gratuits. Ce que l'on donne par grâce, on peut l'offrir à qui l'on
veut, sans blesser les droits de personne. N'est-ce pas ce que disait le père
de famille dans l'Évangile : « Prenez ce qui est à vous et
allez ; ne m'est-il pas permis de faire ce que je veux ? »
(Matth., xx, 14.)[55].
La prédestination obtient toujours son effet, mais en
respectant notre libre arbitre, sans imposer aucune nécessité ; la liberté
humaine elle-même concourt à en produire les effets. Nous avons vu ailleurs que
la Providence, tout en arrivant à ses fins d'une manière infaillible, n'ôte cependant
rien à la contingence des choses.
Quoi donc !
dira quelqu'un, ne peut-on pas gagner ou perdre la couronne de gloire ? Si
la prédestination dispose irrévocablement des couronnes du ciel, pourquoi donc
saint Augustin, commentant ces paroles de l'Apocalypse : « Retenez ce
que vous avez, de peur qu'un autre ne reçoive votre couronne (Apoc., iii, 11) »,
disait-il : « Un autre ne recevrait pas cette couronne, si le premier
ne la perdait ? » — Nous répondons que la couronne de justice est
dite appartenir à un homme de deux manières : d'abord, par la
prédestination divine, et, sous ce rapport, on ne peut la perdre ; ensuite,
par le mérite de la grâce, car ce que nous méritons est à nous, et, sous ce
point de vue, on peut la perdre par le péché mortel ; mais alors elle est
déférée à un autre.
Jamais
Dieu ne laisse tomber le juste sans relever un pécheur, comme l'insinue cette
parole de Job : « Il en brisera plusieurs ; mais sur leurs
ruines il en élèvera d'autres. » (xxxiv, 24.) Ainsi les hommes ont obtenu
la place des anges déchus, et les Gentils ont été substitués aux Juifs.
Quand l'Artisan suprême a construit le monde, il a fixé la
mesure de l'univers, il a déterminé les diverses catégories d'êtres et les
différentes espèces de choses qui devaient y entrer. Or, parmi les créatures,
il a dû placer en première ligne celles qui, comme raisonnables, sont
incorruptibles, celles surtout qui, devant jouir de la béatitude, approchent
davantage de la fin suprême de tous les êtres, les prédestinés en un mot. Pour
Dieu, le nombre des prédestinés est donc certain, comme objet de sa science et
comme disposition de sa providence. On ne doit pas dire la même chose du nombre
des réprouvés : ceux-ci n'entrent point dans le plan divin comme élément
principal.
Quel est le nombre des prédestinés ? Parmi les
Théologiens, les uns ont dit qu'il égale le nombre des anges déchus ; d'autres,
qu'il est le même que celui des anges fidèles ; d'autres, qu'il équivaut à
celui des anges fidèles et des anges rebelles pris ensemble. Il est plus sage
de penser que cela est le secret de Dieu. L'Évangile nous enseigne que le petit
nombre des hommes trouve la voie de la vie. Il ne faut pas s'en étonner. La
béatitude éternelle, surtout depuis le péché originel, dépasse les forces
ordinaires de notre nature ; et, d'ailleurs, la miséricorde divine brille
avec d'autant plus d'éclat dans les élus que la voie de la perdition est plus
large et plus suivie par ceux qui obéissent à la nature.
Isaac pria le Seigneur pour sa femme stérile et le Seigneur,
exauçant sa prière, donna à Rebecca la vertu de concevoir un fils, qui fut
prédestiné. (Gen., xxv, 21.) Cette prédestination ne se serait pas accomplie si
Jacob n'était pas né. Les prières des saints contribuent donc à l'effet de la
prédestination.
Il faut distinguer dans la prédestination l'acte même qui
prédestine et les effets qu'il produit. Quant à l'acte même, les prières des
saints ne sont d'aucun secours : elles ne le déterminent pas, puisqu'il est
éternel. Quant aux effets, les prières et les bonnes œuvres contribuent
certainement au salut du prédestiné en tant qu'elles entrent dans les desseins
de Dieu, qui a subordonné le salut des hommes à leurs prières personnelles, aux
prières d'autrui, aux bonnes œuvres et à tout ce qui est nécessaire pour
obtenir la vie éternelle. Voilà pourquoi saint Pierre écrivait : « Efforcez-vous
de plus en plus, mes frères, d'assurer par vos bonnes œuvres votre vocation et
votre élection. » (IIe Ép., i, 10.) L'Écriture sainte ne nous
recommande-t-elle pas, en mille endroits, d'implorer la miséricorde divine et
de pratiquer les bonnes œuvres ? Ce n'est pas que le Tout-Puissant manque
de force pour ses ouvrages. « Il a voulu que nous fussions ses
coadjuteurs » (I Cor., III, 9), pour maintenir la beauté de l'univers
et pour nous élever à la dignité de cause[56]
Le mot Livre de vie
est une expression empruntée à nos usages. C'est une coutume, on le sait,
d'inscrire sur un livre ceux qui sont choisis pour certaines fonctions, — les
soldats, par exemple, les conseillers ; et de là venait autrefois le nom
de Pères conscrits. Les prédestinés
sont choisis pour posséder la vie éternelle, et pour cela on dit qu'ils sont
inscrits au Livre de vie. Quand une
chose est fortement gravée dans la mémoire, ne disons-nous pas figurément
qu'elle est écrite dans notre esprit ? Dieu lui-même s'est exprimé ainsi :
« Écrivez mes commandements sur les tables de votre cœur. »
(Prov.iii,3.) On écrit, effectivement, sur des livres matériels pour aider la
mémoire. Ainsi, il ne faut pas s'étonner qu'on appelle figurément Livre de vie la connaissance que Dieu
possède des hommes qu'il a prédestinés, connaissance qui est comme le signalement
de ceux qui doivent arriver au bonheur éternel, ce qu'expriment ces mots :
« Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui. » (Il Tim., 11, 19.) — Le
Livre de vie, c'est en quelque sorte la notice de la prédestination.
On
appelle quelquefois Livre de vie
l'Écriture sainte elle-même, qui contient ce qu'il faut faire pour parvenir au
ciel, c'est-à-dire l'Ancien et le Nouveau Testament. Parfois même cette
expression signifie le souvenir de nos bonnes actions. Mais ces diverses
acceptions importent peu à notre sujet.
De ce
qu'il y a un Livre de vie pour inscrire les noms des prédestinés, s'ensuit-il
qu'il y a aussi un livre de mort pour les réprouvés ? Non : on
inscrit ceux qu'on choisit et non pas ceux qu'on rejette.
La vie de la gloire, telle est, à proprement parler, la
destination du Livre de vie.
La prédestination est une vraie élection. Quand on fait une
élection, on appelle le candidat à une dignité qu'il ne trouve pas en lui-même,
et cette dignité offre l'idée de fin. — La fin véritable qui dépasse notre
nature, ce n'est ni la vie de la nature, ni la vie de la grâce. Quelle est-elle
donc, sinon la vie de la gloire ? — Aussi est-ce pour celle-ci que, à
proprement parler, existe le Livre de vie, et non pour la vie naturelle, qui
n'admet pas d'élection, ni même pour la vie de la grâce, qui, ne donnant pas la
fin dernière de l'homme, mais seulement le moyen d'y parvenir, n'est un objet
de véritable élection qu'autant qu'elle conduit à la gloire. Le Livre de vie,
qui est, comme nous l'avons dit, la liste ou la notice de ceux qui sont élus,
ne contient donc que ce qui a rapport à la vie éternelle.
Si
quelquefois le mot élection est appliqué à la vie de la grâce, ce n'est
qu'avec une restriction sous-entendue ; ceux qui ne sont élus qu'à la
grâce ne sont pas absolument élus.
J'entends le Psalmiste s'écrier : « Qu'ils soient effacés
du Livre des vivants. » (Ps. Lxviii. 29.) Ailleurs, Dieu promet aux justes
de ne pas les effacer du Livre des élus. « Celui qui aura vaincu, dit-il,
je lui donnerai des vêtements d'une éclatante blancheur, et je n'effacerai
point son nom du Livre de vie. » (Apoc., III, 5.) Ces passages font voir
que, sur le Livre de vie, les noms des hommes sont conservés ou effacés.
Pourquoi n'en serait-il pas ainsi ? Le Livre de vie est l'inscription de
ceux qui sont préordonnés à la vie éternelle. Or, on peut être en rapport avec
la vie éternelle de deux manières : d'abord, par un décret de la
prédestination divine, qui ne manque jamais son effet ; ensuite, par la
grâce : car celui qui a la grâce est par là même digne du ciel. Cette
dernière manière n'obtient pas infailliblement son effet, puisque l'on peut
perdre la grâce par le péché mortel. Ceux qui sont préordonnés à la vie
éternelle par un décret de la prédestination, sont inscrits purement et
simplement dans le catalogue des élus comme devant obtenir la béatitude
elle-même, et Dieu n'efface jamais leurs noms du Livre de vie. Ceux qui sont
préordonnés à la vie éternelle par la grâce, ne figurent dans ce livre qu'avec
réserve, comme devant avoir la vie éternelle non en elle-même, mais dans sa
cause, et il se peut que leurs noms en soient effacés. Cette radiation
n'atteint pas la connaissance divine : Dieu avait prévu que tel homme qui
était d'abord dans la voie du ciel s'en écarterait par la perte de la grâce.
Que cet homme rentre dans la grâce, il sera inscrit pour la
seconde fois dans le Livre de vie, à raison de ses rapports avec la vie
éternelle. La science divine embrasse toutes ces variations.
Daniel chantait : « Vous êtes puissant, Seigneur, et
votre vérité est autour de vous. » (Ps., LXXXVIII, 9.)
On distingue deux sortes de puissance : l'une passive,
qui n'est en Dieu d'aucune manière ; l'autre active, qu'il possède
suréminemment. Plus un être est parfait, plus il est principe actif; plus il
est imparfait, plus il est passif.
Dieu, qui est souverainement parfait, n'admet point la
passivité ; il est la puissance active par excellence.
La puissance de Dieu est infinie comme son être même. Pourquoi
n'aurait-elle pas la même étendue que son être, qui est infini, illimité ?
Observez la nature ; vous verrez que tout agent a une puissance d'autant
plus grande que le principe par lequel il agit est plus parfait. Plus un corps,
en effet, est chaud, plus il a de force pour échauffer les autres corps.
Supposez-le infiniment chaud ; il aura une puissance infinie pour les
échauffer. L'essence divine par laquelle Dieu agit est infinie ; donc sa
puissance l'est aussi.
S'ensuit-il qu'il soit
nécessaire que la puissance de Dieu manifeste des effets infinis ?
Nullement. Dieu n'étant pas un agent de même nature que ses créatures, l'effet
qu'il produit est toujours inférieur à sa puissance : le soleil
déploie-t-il toute sa force pour faire sortir un animalcule du sein de la
putréfaction?
« Aucune parole, nous dit la sainte Écriture, n'est
impossible à Dieu. » (Luc, i, 37.)
Tout le monde convient que Dieu est tout-puissant ; c'est
une suite de la vérité précédente. Mais en quoi consiste sa toute-puissance ?
Voilà ce qui ne paraît pas facile à définir. Que signifie cette proposition :
Dieu peut tout ? Veut-elle dire que Dieu peut tout ce qui est possible aux
créatures ? On juge bien que la puissance divine va plus loin. — En y
regardant de près, on ne tarde pas à se convaincre que cette expression :
Dieu peut tout, s'entend du possible absolu.
Que faut-il entendre par le possible absolu ? Tout ce qui
peut avoir la nature de l'être. Or, comme il n'y a que le non-être qui soit
opposé à la nature de l'être, on ne trouve hors des possibles absolus que ce
qui implique l'être et le non-être en même temps. Être et non être, voilà ce
qui ne peut être fait, ce qui seul est impossible. Mais tout ce qui n'implique
pas contradiction rentre dans la sphère des possibles, à l'égard desquels on
dit que Dieu est tout-puissant.
Dieu ne
peut pas pécher, précisément parce qu'il est tout-puissant. Le péché est un
défaut de perfection dans l'acte, une défaillance de l'agent.
La plus
grande manifestation de la toute-puissance de Dieu se trouve dans le pardon et
la miséricorde : Dieu nous y révèle son autorité souveraine, nous met en
possession des biens infinis, et nous rappelle que toutes les œuvres de sa
puissance ont pour première base la miséricorde.
« Bien que Dieu puisse tout, disait saint Jérôme, il ne saurait
faire qu'une âme souillée soit restée intacte. »
Malgré sa puissance, Dieu ne fera pas que les choses passées n'aient
pas été ; cela implique contradiction. Ne serait-ce pas se contredire que
d'avancer cette proposition : Socrate a été assis et il ne l'a pas été,
tout aussi bien que si l'on disait : Socrate est assis et il ne l'est pas ?
Fauste disait à saint Augustin : « Si Dieu est tout-puissant, qu'il
fasse que les choses qui ont été n'aient point été. » L'évêque d'Hippone
lui répondait : « C'est comme si vous disiez : Que Dieu fasse
que les choses vraies soient fausses par cela même qu'elles sont vraies. »
Par où l'on voit qu'il échappe au pouvoir de Dieu d'empêcher que les choses
faites n'aient point été faites.
Dieu,
pour réparer la charité et la virginité, effacera bien la souillure de l'âme et
du corps ; mais fera-t-il qu'elle n'ait pas existé ? Non ; il
ôtera les péchés, mais il ne fera pas que le pécheur n'ait point péché et perdu
la charité.
Jésus-Christ a dit : « Pensez-vous que je ne puisse
pas prier mon Père, et il m'enverrait à l'instant plus de douze légions d'anges ? »
(Matth., xxvi, 53.)
Le Sauveur n'a pas fait cette prière ; le Père n'a pas envoyé
les anges. Dieu peut donc faire des choses qu'il ne fait pas.
Nous avons. prouvé que Dieu n'agit pas par nécessité, qu'il
produit tout par sa volonté, et qu'il se détermine librement. Qui pourrait donc
l'empêcher de faire succéder un autre ordre de choses à celui qui existe dans
l'univers ? Sans doute il ne peut abdiquer ni sa sagesse, ni sa justice ;
mais le plan de ce monde égale-t-il sa science divine ? Sa sagesse ne
saurait-elle rien produire au-delà ? Trouve-t-elle ici sa dernière limite?
Il est vrai que l'homme sage règle ce qu'il fait sur la fin
qu'il se propose, et que, quand la fin est dans une proportion rigoureuse avec
les choses, il doit se renfermer dans certaines combinaisons déterminées ;
mais la bonté divine, qui est la fin universelle des choses, dépasse infiniment
les êtres créés, et dès-lors la sagesse de Dieu n'est pas bornée à l'ordre
actuel de l'univers : elle peut en concevoir un autre et le produire. En
conséquence, disons simplement que Dieu peut faire ce qu'il ne fait pas.
Oui, nous en avons pour preuve l'autorité de saint Paul « Dieu
peut faire, dit ce grand apôtre, infiniment plus que tout ce que nous demandons
et tout ce que nous imaginons. » (Éph., iii, 20.)
Pour écarter toute confusion dans les idées, distinguons en
chaque objet deux sortes de bontés : l'une essentielle, l'autre
accidentelle.
Sous le rapport de ce qui constitue l'essence des choses, par
exemple, l'être raisonnable dans l'homme, Dieu fera, si vous voulez, une chose
meilleure qu'une autre ; mais il ne fera pas que la nature même de la
chose soit meilleure qu'elle n'est, parce qu'il en changerait l'espèce. Rendez
le nombre quatre plus grand, ce n'est plus le même nombre, c'est un nombre
supérieur ; l'espèce est changée. Dieu, de même, ne saurait rendre une
chose meilleure, dans son essence, sans la changer.
Quant à la bonté qui n'est pas de l'essence des êtres, comme
la justice, la sagesse, vertus accidentelles en nous, Dieu peut améliorer ce
qu'il a fait.
Donc, absolument parlant, et c'est là notre conclusion
générale, Dieu peut faire de meilleures choses que celles qu'il a faites, et
rendre meilleures accidentellement celles qui existent.
Mais,
enfin, le monde qui existe pourrait-il être meilleur, plus parfait qu'il n'est ?
Je distingue : les êtres qui existent étant donnés, ce monde est le
meilleur possible ; car Dieu a soumis les êtres qu'il a créés à l'ordre
qui convient le mieux à leur nature, de manière à former un ensemble parfait.
Vouloir qu'une simple créature fût d'une nature meilleure, ce serait troubler
l'ordre dans ses proportions, de même qu'on détruit l'accord de la lyre en
donnant trop de tension à une corde.
Que Dieu
puisse ajouter de nouvelles créatures à celles qui existent, créer d'autres
êtres différents de ceux-ci, personne ne le nie ; nous aurons, si vous
voulez, un monde meilleur, mais ce sera un autre monde[57]
Pour ce
qui est de l'objection qu'on pourrait faire touchant l'humanité du Christ, qui
ne saurait être meilleure, il faut dire que, étant unie à Dieu, elle emprunte
au bien infini, qui est Dieu même, une dignité infinie, et que, sous ce
rapport, rien n'est meilleur qu'elle. Il en faut dire autant de la béatitude
des élus, qui est la jouissance de Dieu même, et de Marie, mère de Dieu, qui a
pareillement une certaine dignité infinie, qu'elle tient du bien infini
lui-même.
Saint Paul appelle Dieu « le seul heureux et le seul
puissant, le Roi des Rois, le Seigneur des Seigneurs. » (I Tim.,vi,
5.) C'en est assez pour montrer que la béatitude doit lui être tout
spécialement attribuée.
La béatitude est le souverain bien de la nature intelligente,
qui connaît le bien qu'elle possède, y trouve sa satisfaction et est maîtresse
de ses opérations. Or, Dieu est, au suprême degré, le bien parfait et
l'intelligence même : donc la béatitude lui appartient souverainement.
On dira
peut-être que la réunion de tous les biens et de toutes les perfections qui
constituent la béatitude doit former en Dieu un tout composé. Ne le craignez
pas. Tous les biens rassemblés en Dieu forment une pure unité dans la
simplicité de son être. Nous l'avons dit, ce qui est multiple et divisé dans
les créatures préexiste en lui à l'état de simplicité et d'unité.
Qu'est-ce, encore une fois, que la béatitude, sinon le souverain
bien de l'être intelligent ? Or, le bien le plus parfait de l'être
intelligent est dans les opérations intellectuelles par lesquelles il embrasse,
pour ainsi dire, toute chose.
Puisque donc la béatitude de tout être intelligent consiste
dans l'exercice même de l'intelligence, nous devons dire que la béatitude est
en Dieu par son intelligence, comme elle est dans les bienheureux, qui ne sont
ainsi appelés que par assimilation à son bonheur.
La
béatitude est la récompense de la
vertu dans celui qui l'acquiert ; mais Dieu la possède sans le mérite,
comme il a l'être sans être engendré.
Pour répondre à cette question, je ferai une distinction.
Dans l'exercice de l'intelligence, on doit considérer l'objet et
l'acte. — Sous le rapport de l'objet, on ne peut pas douter que Dieu ne soit la
béatitude des bienheureux. « Heureux celui qui vous connaît! s'écrie saint
Augustin, parlant à Dieu. Heureux celui qui vous connaît, quand même il
ignorerait tout le reste ! » — Sous le rapport de l'acte, la
béatitude des justes est quelque chose de créé en eux, tandis qu'en Dieu elle
est quelque chose d'incréé.
Ainsi la
béatitude, considérée dans son objet, est le souverain bien absolu,
c'est-à-dire Dieu même ; mais, considérée dans l'acte de l'intelligence
créée, elle est le souverain bien tel qu'il peut être communiqué à la créature.
La béatitude créée n'est autre que l'usage ou la jouissance du bien suprême,
qui est Dieu. Aussi, dans le ciel, la béatitude de l'un est-elle plus grande
que celle de l'autre. « Une étoile, dit saint Paul, diffère d'une autre
étoile en clarté. » (II Cor., xv, 41.)
Tout ce qui peut exciter le désir dans le bonheur, vrai ou
apparent, préexiste dans la béatitude de Dieu d'une façon suréminente. En
effet, s'agit-il du bonheur contemplatif, il le possède par le spectacle
continuel de lui-même et de toute la création. S'agit-il du bonheur actif, il
en jouit en gouvernant l'univers. Parlez-vous de la félicité terrestre, qui
consiste dans les plaisirs, les richesses, la puissance, la gloire : il a
la joie et le contentement qu'il trouve en lui-même et dans tous les êtres. Son
pouvoir est sa toute-puissance ; sa dignité, l'empire de l'univers, et
l'admiration de toutes les créatures, sa gloire.
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EXPLICATION.
Après
avoir considéré Dieu dans sa nature divine, qui est une, nous devons le
considérer dans la trinité des
personnes ; et, comme les personnes divines se distinguent par les
relations d'origine, l'ordre de notre enseignement exige que nous traitions, en
premier lieu, de l'origine, c'est-à-dire des processions (27) ; en second
lieu, des relations qui naissent des processions (28) ; et, en troisième
lieu, des personnes divines, que nous considérons d'abord absolument, puis relativement :
Absolument et en général. — Qu'est-ce qu'une personne (29). — Il y a trois
personnes en Dieu (3o). — Trinité des personnes dans l'unité d'essence (31). — La
connaissance de ce mystère est due à la foi et non à la raison (32).
Absolument et en particulier. — Du Père (33), — du Fils, Verbe (34), — et
Image (35). — Du Saint-Esprit (36), — Amour (37), — et Don (38).
Relativement. — à l'essence (39) ; — aux relations, qui ne sont autres
que les personnes (4o) ; — aux actes notionnels (41) ; — et à
elles-mêmes ; — pour ce qui est de leur égalité (42), — et de la mission
qu'elles peuvent donner ou recevoir (43).
L'Écriture, en beaucoup d'endroits, emploie des termes qui
indiquent clairement l'existence d'une procession au sein de la Divinité.
Notre-Seigneur lui-même a dit : « Je procède de Dieu. » (Jean,
viii, 42.) Donc il y a une procession en Dieu.
Quelle est la nature de cette procession ? — Ne le
demandons ni à l'hérétique Arius, ni à Sabellius ; car ces deux novateurs
ne reconnaissaient, si l'on examine de près leur doctrine, aucune procession en
Dieu même. Arius disait que le Fils procède du Père comme sa première créature,
et que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils comme créature de l'un et de
l'autre. Sabellius enseignait que le Père s'appelle Fils en tant qu'il a pris chair dans le sein de Marie, et Saint-Esprit en tant qu'il nous
sanctifie. Tout cela ne marquait évidemment qu'une procession hors de Dieu. Il
y a, en effet, des processions de deux sortes : les unes sont dites ad extra, parce que l'action passe hors
de l'agent ; les autres sont appelées ad
intra, parce que l'action reste dans l'agent.
Pour avoir une idée juste des processions qui sont en Dieu
même (processions ad intra),
observons que, la Divinité étant au-dessus de tous les êtres, rien de ce qui
est en elle ne doit être assimilé aux transformations des corps. Il faut donc par
la pensée nous élever aux substances intellectuelles et n'y voir même que des
images défectueuses de ce qui existe en Dieu. Gardons-nous surtout de comparer
la procession des personnes divines à celle qui résulte, dans les créatures
corporelles, du mouvement local ou de l'action d'une cause sur un objet
étranger.
La procession qu'il faut reconnaître en Dieu est analogue à
celle dont les opérations de notre entendement nous offrent un exemple. Tout
homme qui conçoit quelque chose enfante au-dedans de soi une procession, qui
est la pensée même de la chose comprise. Cette pensée ou conception qui émane de
son intelligence et de la connaissance de son intelligence, la parole est
chargée de l'exprimer au dehors ; et on l'appelle le verbe intérieur. En considérant ainsi l'émanation intellectuelle de
notre parole intérieure, vous verrez que, tout en procédant de notre esprit,
elle reste cependant en nous. Ne cherchons point ailleurs une image de la
procession que la foi catholique reconnaît en Dieu.
La procession du Verbe est, en Dieu, une génération ; il
est écrit : « Je vous ai engendré aujourd'hui. » (Ps., ii, 7.)
La génération, pour les êtres vivants, peut se définir ainsi :
l'origine d'un être vivant sortant d'un principe vivant auquel il est uni par
ressemblance de nature. C'est proprement la naissance. Or, le Verbe divin
renferme, dans sa procession, tous les caractères de la vraie génération :
il procède de l'action intellectuelle de Dieu, opération propre à l'être vivant ;
il est uni à son principe par ressemblance de nature, puisque la conception,
qui est le verbe intérieur émanant de
l'intelligence, est l'image de la chose conçue. Il a enfin la nature de l'être
dont il procède ; car l'être et la conception sont en Dieu une même chose.
C'est donc dans toute l'exactitude du mot que la procession du Verbe est
appelée génération, et que le Verbe
lui-même prend le nom de Fils[58].
Nous lisons dans saint Jean que le Saint-Esprit procède du
Père. (xv, 26.) Nous y voyons aussi que le Saint-Esprit est autre que le Fils.
(xiv, 16.) Il existe donc dans la nature divine une autre procession que celle
du Verbe.
Il y a, en effet, deux actions immanentes dans les êtres
spirituels : l'action de l'intelligence et l'action de la volonté. De là
deux processions : celle du Verbe, produite par l'intelligence, et celle
de l'Amour, déterminée par la volonté. Par la procession de l'amour, l'objet
aimé est dans le sujet aimant ; de même que la chose conçue est, par la
conception, dans l'esprit qui la conçoit. Il faut, pour cette raison, outre la
procession du Verbe, admettre, en Dieu, une procession d'Amour[59].
Le Saint-Esprit n'a été ni fait, ni créé, ni engendré par le
Père et le Fils ; mais il en procède. » Ainsi s'exprime le symbole de
saint Athanase.
Que la procession déterminée par l'intelligence suppose une
ressemblance et soit par là même une génération, cela se conçoit : — tout
générateur engendre son semblable. Mais, comme la procession produite par la
volonté ne suppose pas précisément la ressemblance, et qu'elle implique plutôt
un mouvement par lequel on se porte vers quelque chose, elle ne peut être
appelée une génération.
Ce qui procède par l'amour ne procède ni comme engendré, ni
comme fils, mais plutôt comme souffle
ou esprit[60], mot qui décèle une impulsion vitale, un mouvement analogue à
celui qui s'opère dans notre âme lorsque l'amour nous excite et nous pousse
vers quelque chose.
La
procession du Saint-Esprit peut être appelée spiration, du mot spiritus,
d'où vient le nom de Saint-Esprit.
Dans la nature spirituelle, on ne trouve que deux actions
immanentes : comprendre et vouloir ; car la sensation n'est pas de la
nature intellectuelle. Il n'y a donc en Dieu que deux processions possibles :
celle du Verbe et celle de l'Amour, par lesquelles Dieu comprend et aime la
vérité et la bonté de son essence.
On ne
saurait dire qu'il y ait d'autres processions dérivant de celles-là au sein de
la Divinité ; car, Dieu comprenant tout et voulant tout par un seul et
même acte, il ne se forme pas en lui un Verbe d'un autre Verbe, un Amour d'un
autre Amour. Son seul Verbe est parfait, son seul Amour est parfait aussi, et
en cela se révèle la perfection même de sa fécondité.
Si la paternité et la filiation n'étaient pas des réalités en
Dieu, il s'ensuivrait que, comme l'enseignait Sabellius dans son hérésie, Dieu
ne serait pas réellement père ou fils.
On entend par relations réelles certains rapports fondés sur la
nature même des choses, comme, par exemple, lorsque deux êtres, liés par
nature, ont une inclination réciproque l'un pour l'autre : tels sont les
corps pesants et le centre de gravité, un père et son fils. Les relations sont
simplement rationnelles quand elles n'existent que dans notre esprit, comme
lorsque nous comparons l'homme en tant qu'espèce à l'animal comme genre. Or, on
conçoit que, quand un être procède d'un principe en conservant la même nature
que ce principe, il existe entre lui et le principe dont il procède des rapports
fondés sur la nature même des choses, et, dès lors, ces rapports sont réels.
C'est ce qui a lieu dans les processions divines. Ces processions existant dans
une même nature, il faut nécessairement que les relations déterminées par elles
soient des relations réelles.
Les
créatures ne procèdent pas de Dieu avec la même nature : Dieu les produit
par son intelligence et par sa volonté, mais non par la nécessité de son être.
On ne peut donc comparer leurs relations avec le Créateur aux relations divines
qui se déploient dans une même nature au sein de l'essence divine.
Ne croyons pas qu'en Dieu la relation et l'essence soient
différentes : elles sont une seule et même chose. En dehors de l'essence
divine, il n'y a que des créatures. Si la relation qui existe réellement en
Dieu n'était pas l'essence divine, que serait-elle autre chose qu'une créature ?
Dès lors plus d'adoration ; on n'adore pas une créature. L'Église ne
chanterait pas dans la Préface de la messe : « Nous adorons la propriété dans les personnes, l'unité dans l'essence,
l'égalité dans la majesté. »
Gilbert de la Porée a prétendu que les relations en Dieu ne
sont pas identiques avec l'essence[61]. À l'en croire, elles sont simplement assistantes et non
intrinsèques à la Divinité ; en d'autres termes, elles sont accidentelles.
Il s'est trompé. Qu'y a-t-il d'accidentel en Dieu ? Absolument rien. Ce
qui est accidentel dans les créatures, rapporté à Dieu, devient substantiel ;
car, du moment qu'une relation, qui, dans les créatures, est accidentellement
unie à un sujet, existe réellement en Dieu, elle y est substantiellement et ne
fait qu'une seule et même chose avec l'essence divine. Il est donc clair qu'en
Dieu, où tout est essence, la relation ne diffère pas de l'essence elle-même
dans la réalité des choses. Elle en diffère seulement dans notre esprit, qui
conçoit l'essence comme n'affirmant rien de relatif, tandis que la relation
implique rapport à quelque chose.
« La substance divine, dit Boëce, forme l'unité, et la
relation fait la trinité. » — Dire que les relations divines ne sont pas
réellement distinctes, ce serait enseigner qu'il n'y a en Dieu qu'une trinité
rationnelle et non pas une trinité réelle ; ce qui serait souscrire à
l'hérésie de Sabellius. Puisque la relation, qui est le rapport de deux choses
respectivement opposées, est en Dieu une réalité, il y a nécessairement une
opposition réelle dans l'Être divin. Or, qui dit opposition réelle affirme
distinction. Dieu trouve donc une distinction réelle en lui-même, non pas
relativement à son être absolu, qui est l'essence divine, mais dans les
relations mêmes, qui, comme nous l'avons dit, sont réelles.
Quoique
la paternité et la filiation soient réellement identiques avec l'essence
divine, elles présentent entre elles des rapports opposés, et voilà précisément
ce qui les distingue. C'est ainsi que la passion et l'action, pour être
identiques au mouvement, ne sont pas pour cela identiques entre elles, parce
que l'action implique l'idée de mouvement communiqué par le moteur, et la
passion l'idée de mouvement reçu par le mobile.
Il n'y a en Dieu que quatre relations réelles : la
paternité, la filiation, la spiration et la procession.
Les relations de Dieu à la créature, appelées ad extra, n'existant pas réellement au
sein de la Divinité, nous les écartons pour ne considérer que celles qui sont
fondées sur les processions intérieures, dites ad intra. — Or, il n'y a en Dieu que deux processions intérieures.
Par l'une, le Verbe émane de l'action de l'intelligence ; par l'autre,
l'Amour émane de l'action de la volonté, et, dans l'une et dans l'autre, on ne
découvre que deux relations opposées : celle qui existe entre ce qui
procède et son principe ; l'autre entre le principe et son terme.
La procession du Verbe est appelée génération, parce qu'elle
appartient à la procession des êtres vivants ; et chacun sait que, pour ce
qui est des êtres vivants parfaits, tels que l'homme, la relation du principe
générateur s'appelle paternité,
tandis que celle du sujet engendré se nomme filiation.
La procession de l'Amour n'a pas de nom propre. Il en est de
même des relations spéciales qui en dérivent. Quoi qu'il en soit, pour désigner
la relation du principe au terme dans cette procession, on dit spiration, et on réserve le mot procession pour la relation du sujet qui
en procède.
Voilà donc en Dieu quatre relations bien caractérisées :
la paternité, la filiation, la spiration et la procession ; il n'y en a
pas d'autres.
Boëce répondait : « Une personne est une substance individuelle de nature raisonnable. »
Nous acceptons cette définition. En voici l'explication.
L'individualité se trouve proprement dans la substance qui
s'individualise par elle-même, tandis que les accidents ne sont individualisés
que par une substance. De là les substances individuelles ont dû recevoir un
nom spécial qui les met avant les autres ; elles s'appellent hypostases ou substances premières. Or, les individus se trouvant d'une manière
plus spéciale encore dans les substances raisonnables qui ont le domaine de
leurs actes avec la faculté d'agir par elles-mêmes, les individus de nature
raisonnable ont, parmi les substances premières, un nom qui les distingue ;
et ce nom est celui de personne.
Aussi disons-nous, dans notre définition, que la personne est une substance
individuelle, pour désigner le singulier dans le genre de la substance, et nous
ajoutons qu'elle est de nature raisonnable, pour indiquer qu'elle est une
substance individuelle de l'ordre des substances raisonnables.
Le
déterminatif individuel remplit un
rôle important ; il refuse la personnalité à la substance assumée par une
autre substance plus noble. Ainsi, par exemple, le corps humain n'est pas une
personne, parce qu'il est assumé par l'âme, substance plus noble que lui. De
même la nature humaine en Jésus-Christ n'est pas une personne, parce qu'elle
est assumée par un être plus noble, qui est le Verbe de Dieu.
Qui dit hypostase
dit une substance ou suppôt qui soutient des accidents.
Qui dit subsistance
dit un être qui subsiste en lui-même.
Qui dit essence dit
la nature d'une chose, que l'on exprime d'ordinaire par la définition.
Qui dit personne
exprime un suppôt, une subsistance, une substance individuelle de nature
raisonnable. — Ce mot ne convient qu'aux êtres raisonnables ; mais, dans
cette catégorie, il exprime la même idée que les mots hypostase, subsistance, suppôt.
Quoique
le mot hypostase signifie proprement
toute substance individuelle qui soutient des accidents, l'usage a prévalu chez
les Grecs de le donner aux substances particulières de nature raisonnable qui
se distinguent par leur excellence. C'est pourquoi, comme nous disons : il
y a trois personnes ou subsistances en Dieu, ils disent : Il y a trois
hypostases.
Que nous dit le symbole de saint Athanase ? « Autre
est la personne du Père, autre la personne du Fils, autre la personne du
Saint-Esprit. » Le mot personne
convient donc à Dieu.
Ce mot, en effet, désigne ce qu'il y a de plus parfait dans
toute la nature, c'est-à-dire l'être qui subsiste dans la nature raisonnable.
Or, tout ce qui implique perfection doit être attribué à Dieu, car toutes les
perfections sont renfermées dans son essence : il faut donc lui donner le
nom de personne, non pas comme aux
créatures, mais dans un sens plus élevé, ainsi qu'il en est de tous les noms
qu'on prend aux êtres créés pour les prêter au Créateur.
On a dit
que, dans l'Écriture sainte, on ne trouve pas le mot personne appliqué à Dieu ; mais qu'importe, si, dans mille
endroits, on trouve l'équivalent ? N'y voit-on pas, en effet, que Dieu est
l'Être par soi ? N'y voit-on pas qu'il est au suprême degré l'Être
intelligent ? C'en est assez pour autoriser l'emploi du mot personne. Si l'on admettait que l'on ne
peut employer à l'égard de Dieu d'autres expressions que celles de l'Écriture
sainte, on serait réduit à ne parler de la Divinité que dans la langue où ont
été écrits les livres sacrés. — On a dit encore que la définition de la
personne ne paraît pas convenir à Dieu, parce que la raison a des procédés
discursifs ; que Dieu n'est pas une substance individuelle, puisqu'il n'a
rien de matériel ; enfin, que le mot substance ne convient point à celui
qui n'a point d'accidents.
Voici
quelques principes de solution qui pourront servir à réfuter ces objections.
Dieu a une nature raisonnable ; mais cette nature, pour être exempte des
embarras de notre raison discursive, n'en est que plus raisonnable. Il est une substance, puisqu'il existe par lui-même ;
une substance individuelle, par là même
que sa substance est incommunicable.
Si le mot personne
ne signifiait rien autre chose que la substance divine, quand nous disons qu'il
y a trois personnes en Dieu, loin de fermer la bouche aux hérétiques, nous
donnerions prise à leurs calomnies ; ils prétendraient avec raison qu'il y
a trois substances divines, trois essences, et, par conséquent, trois Dieux.
Le mot personne
signifie à la fois la relation et l'essence, mais non pas de la même manière ;
il désigne directement la relation et indirectement l'essence, parce qu'il signifie
la relation subsistante dans la nature divine.
Quand on a entendu saint Athanase dire dans son symbole avec
tant de clarté et de précision : « Autre est la personne du Père,
autre la personne du Fils, autre la personne du Saint-Esprit, » on ne doit
pas hésiter à admettre qu'il y a plusieurs personnes en Dieu. — Nous avons
établi, en effet, que le mot personne,
appliqué à Dieu, signifie une relation subsistante dans la nature divine. Nous
avons fait voir, de plus, qu'il y a en Dieu plusieurs relations réelles et
subsistantes. Il reste conséquemment démontré qu'il existe plusieurs personnes
en Dieu.
Il est écrit: « Ils sont trois qui rendent témoignage
dans le ciel : le Père, le Verbe et le Saint-Esprit. » (Jean, v, 7.)
« À ceux qui demandent : Que sont ces trois ?
on répond : Trois personnes », selon la remarque de saint Augustin. —
Donc il y a trois personnes en Dieu, ni plus, ni moins.
En effet, les personnes, d'après ce qui précède, ne sont autre
chose que plusieurs relations subsistantes et réellement distinguées les unes
des autres. Or, les relations divines se distinguent par l'opposition relative,
de sorte que deux relations opposées appartiennent nécessairement à deux
personnes, au lieu que, s'il se trouve des relations non opposées, elles
n'appartiennent qu'à une seule. La paternité et la filiation, qui forment des
relations opposées, constituent donc deux personnes : — la paternité
subsistante est la personne du Père, et la filiation subsistante est la
personne du Fils.
Les deux autres relations, la spiration et la procession, ne
sont point opposées aux précédentes ; mais, comme elles forment opposition
entre elles, les deux ne conviennent pas à une même personne.
Il faut donc qu'une de ces relations soit dans le Père et dans
le Fils en même temps, ou que l'une d'elles soit dans le Père et l'autre dans
le Fils.
Or, la dernière, que nous avons appelée procession proprement dite, ne peut appartenir, ni au Père et au
fils en même temps, ni à l'un des deux en particulier : car la personne du
Père, qui engendre, et la personne du Fils, qui est engendrée, procéderaient
d'un principe spirant, ce qui contredirait les vérités établies précédemment[62]. Mais, pour ce qui est de la spiration, elle se rapporte tout
ensemble à la personne du Père et à la personne du Fils, parce qu'elle ne
renferme aucune opposition relative ni avec la paternité, ni avec la filiation.
— En conséquence, la procession appartient nécessairement à une autre personne,
à celle du Saint-Esprit, qui procède par voie d'amour.
Reste à dire qu'il n'y a que trois personnes en Dieu : le
Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Il y a
quatre relations en Dieu ; mais la spiration, qui est commune au Père et
au Fils, n'appartenant pas exclusivement à une personne, ne forme pas une
relation personnelle, c'est-à-dire une personne.
Selon quelques docteurs, les termes numériques, appliqués à
Dieu, n'ont qu'un sens négatif ; selon d'autres, ils ont un sens positif.
Pour éclairer cette question, observons que toute pluralité
dérive d'une division, mais que la division est de deux sortes.
Il y a une division matérielle,
qui partage le continu et en énumère les parties. Celle-là ne trouve point son
application en Dieu.
Il y a, de plus, une division appelée formelle, qui s'applique aux formes diverses ou opposées, et qui
convient. proprement aux êtres immatériels. Elle donne lieu à une certaine
multiplicité transcendantale, qui n'est d'aucun genre et d'après laquelle on
peut dire qu'un être est à la fois un et multiple.
L'unité exclut alors l'idée de division sans rien ajouter à
cet être, et la multiplicité indique pareillement l'indivision des choses dont
se compose l'unité.
Dans ces principes, les termes numéraux signifient en Dieu les
choses dont on les affirme et ils y ajoutent une idée de négation, c'est-à-dire
d'indivision. Parlons-nous de l'unité de l'essence divine, d'une personne, ou
de plusieurs personnes divines, nous affirmons tout à la fois l'indivision de
l'essence et l'indivision respective des personnes : puisque toute
multiplicité se compose d'unités.
Dans cette multiplicité transcendantale, l'unité ne nie pas la
pluralité, ni la pluralité l'unité. Le un affirme seulement l'indivision. — En
résumé, les termes numériques signifient positivement ce qu'ils expriment et
portent avec eux l'idée d'indivision.
Comme le dit saint Augustin : « Quand on demande, au
sujet des trois qui rendent témoignage : Que sont ces trois ? on
répond : Trois personnes, parce que le mot personne est commun dans la Trinité. » — Cette communauté
est-elle réelle comme la communauté d'essence ? Non ; autrement il
n'y aurait qu'une personne en Dieu, comme il n'y a qu'une essence. En quoi
consiste donc la communauté du mot personne dans la Trinité ? En ce que
chacune des trois personnes subsiste distinguée des deux autres dans la nature
divine.
Bien que la personne soit incommunicable, le mode d'exister
incommunicablement peut appartenir à plusieurs. — Voilà comment le mot personne est rationnellement commun au
Père, au Fils et au Saint-Esprit.
Le symbole de saint Athanase porte : « On doit
adorer l'unité dans la Trinité, et la Trinité dans l'unité. » — Le mot Trinité, dans la nature divine, sert à
exprimer le nombre des personnes. De même que l'on peut dire qu'il y a en elle
plusieurs personnes, on peut dire aussi qu'il y a en Dieu Trinité de personnes.
Ce que la pluralité signifie d'une manière générale, le mot Trinité, l'exprime dans un sens
déterminé ; il convient donc de l'appliquer à Dieu.
Le mot Trinité veut dire, d'après son
étymologie, une essence dans trois personnes (trium unitas, l'unité des trois) ; mais, suivant la
signification déterminée par l'usage, on l'emploie pour désigner surtout le
nombre des personnes qui existent dans la même nature.
Écoutons l'évêque d'Hippone : « Le Père, le Fils et
le Saint-Esprit ont une seule et même essence dans laquelle le Père n'est pas
un autre être, le Fils un autre être, le Saint-Esprit un autre être ;
quoique, personnellement, le Père soit autre, le Fils autre, le Saint-Esprit
autre. »
Pris au masculin ou au féminin, le mot autre ne signifie qu'une distinction de suppôt. C'est pourquoi nous
pouvons le conserver sans crainte d'erreur et dire que le Fils est autre que le
Père, pour marquer qu'il est un autre suppôt de la Divinité, une autre
hypostase, une autre personne.
Nous ne disons pas que le Fils est différent du Père, ni qu'il
a avec lui quelque dissemblance. Mais, comme la distinction se rapporte aux
personnes et non à l'essence, on dit très-bien que le Père est autre (alius) que le Fils, quoique l'on ne puisse
pas dire qu'il soit un autre être (aliud).
Il est
facile de tomber dans l'erreur par le mauvais emploi des termes : aussi ne
doit-on parler de la Trinité qu'avec la plus grande réserve. « Dans aucune
question, dit saint Augustin, les méprises ne sont plus dangereuses, les
recherches plus difficiles et les découvertes plus profitables. » Il faut
éviter tout à la fois, d'une part, l'erreur d'Arius, qui supposait avec la
Trinité des personnes une Trinité de substances ; de l'autre part,
l'erreur de Sabellius, qui professait l'unité de personne avec l'unité
d'essence. Contre Arius, nous conservons le mot distinction ; mais nous écartons soigneusement les mots différence et diversité, séparation et division, dissemblable et étranger.
Contre Sabellius, nous rejetons toute expression tendant à faire de Dieu un
être singulier et solitaire.
Oui, pourvu qu'elle ne tende point à effacer la distinction
des personnes, ni à faire de Dieu un être solitaire. Ainsi, par exemple, dans
cette phrase : Dieu seul est éternel ;
le mot seul est bien employé, parce
qu'il n'a pour but que d'exclure les autres êtres de la participation aux
attributs divins : il est clair que nul autre être ne saurait revendiquer
le qualificatif éternel. Dieu seul crée
est encore une proposition vraie, pour la même raison.
Non, quand on parle d'un attribut commun aux trois personnes.
On ne dira pas, par exemple : « Le Père seul crée ; » ni :
« Le Père seul est Dieu ». Il faut donc employer le mot seul avec réserve, et l'interpréter
selon la foi quand on le rencontre dans l'Écriture sainte. Il est tel cas où il
peut se rapporter à la Trinité entière, ou à une seule personne sans exclusion
des deux autres qui partagent la même nature. Quand le Sauveur a dit,
s'adressant à son Père : « Ceci est la vie éternelle, qu'ils vous
connaissent, vous, seul vrai Dieu » (Jean, xvii, 3), il parlait de toute
la Trinité, et, s'il paraissait s'adresser spécialement à la première personne,
il n'excluait, vu l'unité de la nature divine, ni la seconde, ni la troisième.
« L'homme, dit saint Hilaire, ne saurait découvrir par son
intelligence le mystère de la génération du Verbe. » — « S'efforce-t-il,
ajoute saint Ambroise, de saisir le secret de cette génération : son
esprit reste sans lumière, et sa bouche sans parole. » — Generationem
ejus quis enarrabit ? » (Matth., xi, 27.)
Prétendre établir la Trinité des personnes divines sur des
arguments tirés de notre raison seule, c'est blesser doublement la foi.
D'abord, c'est la blesser dans sa dignité, car elle a pour objet les choses
invisibles que ne peut atteindre la raison, et c'est ce que l'Apôtre
écrit : « La foi a pour objet ce qui n'apparaît point. » (Hebr.,
xi, 1.) Ensuite, celui qui veut établir la Trinité par le raisonnement éloigne
les autres de la foi. Quand nous appuyons les vérités révélées sur des raisons
qui ne forcent pas l'assentiment de l'esprit, qu'arrive-t-il ? Nous
prêtons matière à la dérision des impies, qui s'imaginent que notre foi repose
sur des fondements sans solidité. A ceux qui admettent l'autorité de la
Révélation, nous ne devons pas chercher à démontrer notre doctrine autrement
que par les preuves d'autorité ; à ceux qui ne l'admettent pas, il faut se
contenter de démontrer que les vérités de la foi ne renferment rien
d'impossible ni de contraire à la raison. « Si l'on ne reconnaît pas les
oracles divins, dit saint Denis, on est loin de notre philosophie ; et,
quand on les reconnaît, nous partons de leur témoignage comme d'une règle
infaillible. »
Il y a deux
sortes de raisonnement : dans l'un, on se propose d'établir radicalement
une vérité ; dans l'autre, on fait voir que la vérité déjà connue
s'accorde très-bien avec certains effets visibles. La Trinité étant admise par
la foi, on peut produire en faveur de ce dogme des raisons de convenance, comme
nous l'avons fait nous-mêmes dans le premier article de ce traité, où nous
avons essayé d'expliquer les processions divines à l'aide de certaines analogies
qui seraient très-insuffisantes pour démontrer le mystère de la sainte Trinité,
si on ne le connaissait pas d'avance. C'est le cas de répéter ce mot de saint
Augustin : « Ce n'est pas la science qui mène à la foi, c'est la foi
qui mène à la science. »
Aucun
philosophe de l'antiquité n'a connu la Trinité par les propriétés des personnes
divines, qui sont : la paternité, la filiation et la procession.
Aristote
parle de la perfection du nombre ternaire ; mais il ne met point ce nombre
dans la nature divine.
On a dit
que l'on trouve dans les livres des Platoniciens : Au commencement
était le Verbe ; mais il faut savoir que ces philosophes entendaient
par ce mot, non pas une personne engendrée dans la nature divine, mais la
raison idéale ou la sagesse par laquelle Dieu a fait toutes choses. Les
Platoniciens n'ont jamais parlé du Saint-Esprit.
Hermès-Trismégiste
ne traite ni de la génération du Fils, ni de la personne du Saint-Esprit. Il
dit seulement que le Dieu un (la Monade) a produit le monde (la Monade)
parce qu'il l'aimait, et qu'ensuite il a ramené son amour en lui-même[63].
Mais,
dira quelqu'un, pourquoi transmettre à l'homme des vérités que notre raison ne
saurait connaître ? — C'est que la connaissance des personnes divines nous
importe doublement. D'abord, elle nous donne une juste idée de la création ;
car, dire que Dieu a tout fait par son Verbe, c'est écarter l'erreur de ceux
qui croient qu'il a produit le monde nécessairement par sa nature même. Et
quand on nous enseigne qu'il y a en Dieu une procession d'amour, nous pouvons
concevoir qu'il a créé le monde par bonté et non par besoin. Ensuite, la
révélation de ce mystère nous était surtout nécessaire pour connaître la
rédemption du genre humain, qui s'est accomplie par l'incarnation du Verbe et
par les dons du Saint-Esprit.
Nous connaissons la distinction des personnes divines par les
trois propriétés de paternité, de filiation et de procession. Donc nous devons
mettre des propriétés et des notions en Dieu[64].
En effet, si nous n'avions pas quelques termes pour
caractériser abstractivement les relations divines, par quoi pourrions-nous
expliquer que le Père, le Fils et le Saint-Esprit forment trois personnes
distinctes ? — Il nous faut évidemment des termes abstraits, tels que paternité,
filiation, procession, — qui désignent des propriétés, — pour
distinguer les personnes entre elles.
Une autre raison pour laquelle on doit employer des termes
abstraits dans la Trinité se tire de la nature diverse des relations. Le Père
se rapporte au Fils et au Saint-Esprit, c'est-à-dire à deux personnes, par un
rapport différent, ce qui forme deux relations. Le Père, cependant, n'est
qu'une seule personne : comment exprimer ces deux relations, sinon par des
termes abstraits que l'on appelle propriétés ou notions ?
Le Père ne procède d'aucune personne, et, sous ce rapport, il
se distingue par la notion d'innascibilité ; mais il fait procéder
deux personnes, et, sous ce point de vue, il se signale par la paternité
vis-à-vis du Fils, et par la spiration commune relativement au
Saint-Esprit.
Le Fils procède du Père par voie de génération, et il a pour
notion la filiation ; puis, il fait procéder le Saint-Esprit et se notifie
avec le Père par la spiration commune.
Le Saint-Esprit, qui procède du Père et du Fils, prend la procession
pour notion caractéristique.
Il y a, comme on le voit, cinq notions dans la Trinité : l'innascibilité,
la paternité, la filiation, la spiration commune et la procession.
De ces
cinq notions, quatre seulement sont des relations, car l'innascibilité, qui ne
se rapporte à aucun terme, n'en est pas une ; quatre également sont des
propriétés, car la spiration n'appartient pas exclusivement à une personne ;
trois seulement sont des notions personnelles, c'est-à-dire constituant des
personnes.
Les vérités sont de foi de deux manières ; d'abord directement,
comme ces dogmes : Il y a trois personnes en Dieu ; — le Fils de Dieu
s'est incarné ; — et d'autres qui nous ont été positivement révélés. Avoir
une opinion fausse à leur égard et la soutenir avec opiniâtreté, c'est encourir
l'hérésie. Il est ensuite des vérités qui appartiennent indirectement à la foi ;
ce sont celles dont la négation implique des conséquences contraires à la
doctrine révélée, comme, par exemple, si l'on disait que Samuel n'était pas
fils d'Helcana, d'où il suivrait que l'Écriture sainte n'est pas véridique.
Ici, cependant, on peut sans hérésie avoir une opinion fausse, lorsqu'on ne
voit pas que l'on contredit la vérité divine, pourvu surtout que l'on ne
s'attache pas obstinément à son propre sentiment. Mais s'il devient évident, et
principalement si l'Église définit qu'une telle doctrine renferme des
conséquences contraires à la foi, on ne peut plus la soutenir sans se rendre
coupable d'hérésie. Voilà pourquoi il est aujourd'hui des propositions
hérétiques qui n'étaient pas telles autrefois, lorsqu'on n'avait pas eu
occasion de remarquer les conséquences qu'elles emportent.
L'Église n'ayant rien défini au sujet des notions, on peut
dans cette question différer d'opinion ; mais, si l'on s'apercevait que
tel sentiment entraîne des conséquences contraires à la foi, on devrait y
renoncer, ou bien l'on tomberait dans l'hérésie.
« Le Père, dit saint Augustin, est le principe de toute
la Divinité. »
Le Père est principe, puisque le Fils et le Saint-Esprit
procèdent de lui.
Les
Grecs appliquent au Père le mot cause et le mot principe ;
mais les Latins n'emploient pas le mot cause, qui leur semble impliquer
davantage diversité de substance et subordination.
Le nom propre est celui qui distingue une personne de toute
autre. Or la première personne divine se distingue des deux autres par la
paternité. Par conséquent, son nom propre est celui-là même qui exprime la
paternité, c'est-à-dire le mot Père.
Le mot
père, appliqué à la créature, désigne simplement une relation de la personne et
non une relation subsistante ; mais, en Dieu, la relation personnelle est
subsistante dans la nature divine, et c'est pour cela qu'elle constitue une
personne. Par où l'on voit que la génération, et par conséquent la paternité,
est plus parfaite en Dieu que dans les créatures. Aussi l'Apôtre a-t-il dit :
« Je fléchis les genoux devant le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
duquel toute paternité tire son nom au ciel et sur la terre. » (Éph., iii,
14.)
Le mot Père se dit
relativement au Fils, avant de se dire de la nature divine à l'égard des
créatures ; car le Fils de Dieu possède la filiation dans toute sa
plénitude, et Dieu le Père a pareillement la plénitude de la paternité à son
égard, au lieu que les créatures, qui n'ont pas la nature divine, n'ont par
rapport à Dieu qu'une filiation par similitude, qui est d'autant plus grande
qu'elle se rapproche davantage de la vraie filiation et de la parfaite
ressemblance. Ainsi Dieu est appelé père des créatures irraisonnables, par
simple ressemblance de vestige[65] ; des créatures raisonnables, par ressemblance d'image[66] ; des hommes qu'il a adoptés pour ses enfants, par
ressemblance de grâce[67] ; des élus, par ressemblance de gloire[68]. Il est donc évident que la paternité à l'égard du Fils passe
avant la paternité de la nature divine par rapport aux créatures. — Dans cette
parole : « Notre Père », que nous adressons à la Trinité,
c'est-à-dire à la nature divine, nous ne parlons qu'en vertu de notre
ressemblance et de notre participation à la filiation du Fils, qui procède du
Père avant tous les siècles.
La notion propre du Père, son caractère distinctif, c'est de
ne procéder d'aucune personne, c'est-à-dire d'être non engendré.
Il y a dans les choses créées des principes premiers et des
principes seconds ; il y a pareillement dans la Trinité un principe sans
principe, le Père, et un principe issu d'un principe, le Fils. Or, dans les
choses créées, le premier principe se révèle de deux manières : d'abord,
comme principe premier, par ses rapports avec ce qui vient de lui ;
ensuite, comme premier principe, qui ne vient d'aucun autre. Il en est ainsi du
Père dans la Trinité : il se notifie d'abord par la paternité et la spiration
commune relativement aux deux personnes qui procèdent de lui ; puis,
principe sans principe, il se révèle sous ce rapport par l'innascibilité ; et c'est ce qu'exprime le qualificatif non engendré, qui lui est propre.
Saint Augustin dit que, dans la Trinité, le Verbe se rapporte à celui dont il est la
parole, comme Fils se rapporte à Père. Le mot Verbe, comme le mot Fils,
désigne donc une relation subsistante, une personne, et non la nature.
Ce mot, appliqué à Dieu, désigne en effet la conception de
l'intelligence. Or, il est dans la nature de toute conception intérieure de
procéder d'un principe, qui est l'intelligence. Le mot Verbe, dit de Dieu, implique ainsi une idée de procession, d'origine,
et par conséquent une notion personnelle, puisque les personnes divines se
distinguent par les relations d'origine.
Le
Verbe, dans le langage humain, a plusieurs acceptions ; mais, dans son
sens propre, il signifie, même en nous, ce que notre esprit conçoit au dedans
de lui-même, et non ce que la voix fait entendre au dehors. « Celui qui
peut comprendre son verbe, dit saint Augustin, non-seulement avant que la voix
ne le fasse retentir, mais avant que la pensée l'ait revêtu d'une image qui le
rend sensible, celui-là perçoit une certaine similitude du véritable Verbe,
dont il est écrit : Au commencement était le Verbe.
« On ne peut donner qu'au Fils, dit saint Augustin, le nom
de Verbe. »
Ce mot entraîne, effectivement, l'idée d'émanation
intellectuelle. Or, la personne qui procède par émanation intellectuelle est le
Fils, et cette procession s'appelle génération,
comme on l'a vu. Le Fils seul reçoit donc proprement le nom de Verbe.
Le mot Verbe exprime
la même propriété que le mot Fils. « La
deuxième Personne, disait saint Augustin, est Verbe, parce qu'elle est
Fils. » Dans l'impuissance où nous sommes d'exprimer par un seul mot la
naissance, qui est sa propriété personnelle, nous employons des noms divers qui
font ressortir ses divines perfections. Aussi nous l'appelons Fils, pour marquer qu'il a la même
nature que le Père ; splendeur,
pour signifier qu'il lui est coéternel ; image, pour faire entendre qu'il lui ressemble parfaitement » Verbe, pour notifier sa génération
spirituelle. Il n'était évidemment aucune expression qui pût rendre à elle
seule tous ces divers attributs.
Saint Augustin parle ainsi : « Qui dit Verbe dit
rapport non-seulement au Père, mais à tout ce que la puissance divine a fait
par le Verbe. »
En effet, Dieu, en se connaissant lui-même, connaît toute
chose par ce seul acte, et le Verbe
est pour lui la représentation de tout ce qu'il perçoit dans l'acte même qui le
produit.
Le Verbe représente donc le Père et toutes les créatures. Et
comme la science divine n'est qu'intuitive pour ce qui est de Dieu même, tandis
qu'elle est intuitive et efficiente pour les créatures, le Verbe est
l'expression pure de ce qui est dans le Père ; mais il est à la fois
l'expression et la cause efficiente des créatures.
Si l'on
dit qu'il y a en Dieu plusieurs idées, quoiqu'il n'y ait qu'un seul Verbe,
c'est que le mot idée se rapporte avant tout aux créatures, aussi s'emploie-t-il
au pluriel et ne désigne-t-il pas une personne, au lieu que le mot Verbe a été
principalement choisi pour signifier d'abord la relation avec son propre
principe, et secondairement la relation de ce principe avec les créatures. Et,
en effet, Dieu connaît toute chose en se connaissant lui-même : telle est la
raison pour laquelle il y a un Verbe unique, qui est une personne.
« Une chose, dit saint Augustin, n'est pas l'image
d'elle-même. »
Ces paroles montrent que le mot image désigne en Dieu une relation et non pas la nature divine. L'image,
en effet, n'est pas la ressemblance quelconque d'un objet. La ressemblance qui
reproduit l'espèce d'un être ne suffit pas même pour la constituer, si l'on n'y
ajoute pas l'idée d'origine. Pourquoi un œuf n'est-il pas l'image d'un autre œuf ?
parce qu'il n'en sort pas. Pour qu'une chose soit vraiment l'image d'une autre,
il faut qu'elle en sorte avec une certaine ressemblance. Or, tout ce qui révèle
origine ou procession, dans la nature divine, appartient aux personnes. Donc le
nom Image forme un nom de personne en
Dieu.
Saint Augustin dit que le Fils seul est l'image du Père. Saint Paul en dit précisément autant. « Le
Fils, selon ce grand apôtre, est l'image du Dieu invisible, le premier né avant
la création. » (Coloss., i, 15.) « Il est la splendeur de sa gloire,
la figure de sa substance. » (Hébr. i, 3.)
Les Grecs enseignent communément que le Saint-Esprit est
l'image du Père et du Fils, mais les Latins n'appliquent ce nom qu'au Fils à
l'égard du Père. L'Écriture elle-même, qui ne donne cette qualification qu'au
Fils, nous justifie en ce point.
De même donc que le Saint-Esprit n'est pas dit né, bien que par sa procession il
reçoive, comme le Fils, la nature du Père, il ne porte pas non plus le nom d'Image, quoiqu'il ait la ressemblance du
Père. La raison de cette différence se trouve dans la diversité des deux
processions, dont l'une s'appelle génération,
et l'autre procession d'amour : la
génération produit mieux la ressemblance spécifique que la procession d'amour.
Saint Jean nous dit : « Il y en a trois qui rendent
témoignage dans le ciel : le Père, le Verbe, et l'Esprit-Saint. (I Jean,
v, 7.) » Or, ainsi que le remarque saint Augustin, quand nous demandons :
« Qu'est-ce que sont ces trois ? » on répond : « Trois
personnes. » Donc Esprit-Saint
est le nom propre d'une personne divine.
Deux raisons de convenance viennent s'offrir en faveur de
cette dénomination, qui, du reste, n'est donnée à la troisième personne qu'à
défaut d'un autre nom exprimant mieux sa notion personnelle. C'est d'abord la
communauté du mot. Car, comme le Saint-Esprit appartient au Père et au Fils, il
convient qu'il prenne pour nom propre ce qu'ils ont de commun : la spiritualité et la sainteté. L'autre raison de convenance se tire de la signification
même du mot Esprit-Saint. Le
substantif Esprit (Spiritus), qui, en
latin, est employé pour désigner le souffle et le vent, emporte l'idée
d'impulsion, de mouvement : et le propre de l'amour est en effet de
pousser, d'entraîner la volonté vers l'objet aimé. Le mot Saint, de son côté, s'applique à toutes les choses qui ont Dieu
pour but ; or, la troisième personne de la sainte Trinité procède de
l'amour par lequel Dieu s'aime. Ces aperçus suffisent pour justifier le nom
Esprit-Saint appliqué à la personne qui résulte de la procession d'amour.
Le symbole de saint Athanase porte : « L'Esprit-Saint
n'est ni fait, ni créé, ni engendré par le Père et le Fils, mais il en procède. »
Il faut donc enseigner que le Saint-Esprit procède du Fils. Et en effet,
comment pourrions-nous sans cela distinguer personnellement l'un de l'autre ?
Les personnes, dans la sainte Trinité, se distinguent, nous
l'avons dit, par l'opposition de leurs relations, et non par les attributs
absolus qui tiennent à l'essence divine. Si donc nous ne voulons pas tomber
dans l'hérésie en détruisant la Trinité, nous devons établir entre le Fils et
le Saint-Esprit des relations opposées, et par conséquent des relations
d'origine, — puisque l'origine seule produit en Dieu des relations opposées. Et
comme l'origine suppose deux choses, un principe et un terme qui en découle,
nous sommes forcés de dire, ou que le Fils procède du Saint-Esprit, ce que
personne n'admet, ou que le Saint-Esprit procède du Fils, et c'est là ce que
nous reconnaissons.
Notre foi est d'ailleurs très-conforme à ce que réclame la
nature de l'une et de l'autre procession. Car le Fils, selon ce qui a été dit,
procède de l'intelligence, comme Verbe, et le Saint-Esprit, de la
volonté, comme Amour. Or, l'amour procède nécessairement du Verbe,
puisque nous n'aimons un objet qu'autant que notre esprit en a la conception. —
Ainsi nous pouvons conclure que le Saint-Esprit procède du Fils.
Les
Grecs admettent que la procession du Saint-Esprit implique certains rapports
avec le Fils ; ils accordent que le Saint-Esprit est l'esprit du Fils et
qu'il dérive du Père par le Fils ; mais ils nient qu'il en procède. — Est-ce
mauvaise foi ou ignorance ? — Ils ne veulent pas considérer que, parmi
tous les termes qui désignent l'origine, celui de procession offre le sens le
plus large en ce qu'il s'applique à toute espèce de descendance, à toute espèce
d'émanation. La ligne, par exemple, procède du point ; le rayon, du soleil ;
le ruisseau, de la source. On pourrait donc prouver, d'après les aveux mêmes
des Grecs, que le Saint-Esprit procède du Fils.
Si
l'Écriture sainte n'enseigne pas ce dogme en propres termes, elle l'enseigne
quant au sens, notamment dans le passage où le Fils dit du Saint-Esprit : « Il
me glorifiera, parce qu'il recevra de ce qui est à moi. » (Jean, xvi,
14.).
Au temps
des premiers conciles, l'erreur n’ayant point encore nié que le Saint-Esprit
procède du Fils, rien n'obligeait de définir ce dogme. Mais quand l'heure fut
arrivée, le souverain Pontife, à la tête d'un concile qu'il avait convoqué en
Occident, proclama la vérité qui nous occupe[69].
Sur ce point, saint Hilaire s'est exprimé avec la plus grande
clarté dans la prière suivante : « 0 mon Dieu, conservez en moi la
pureté de la foi, afin qu'il me soit donné de vous posséder, vous qui êtes mon
Père, d'adorer avec vous votre Fils, d'être digne de l'Esprit-Saint, qui procède
de vous par votre Fils unique. »
Le Fils ayant reçu du Père ce qui fait que le Saint-Esprit
procède de lui, on peut dire que le Père produit le Saint-Esprit par le Fils,
ou, en d'autres termes, que l'Esprit-Saint procède du Père par le Fils.
La vertu
qui produit l'Esprit-Saint est numériquement la même dans le Père et dans le
Fils : elle est unique. Aussi l'Esprit-Saint procède-t-il également du
Père et du Fils. Si l'on dit quelquefois qu'il procède principalement du Père,
c'est parce que le Fils reçoit du Père la vertu de le produire.
« Le Père et le Fils, dit saint Augustin, sont un seul
principe du Saint-Esprit, et non pas deux principes. »
Le Père et le Fils sont un dans toutes les choses où ils ne
sont pas distingués par une opposition relative[70]. Or, dans la production du Saint-Esprit, aucune opposition
relative ne les distingue. Ils sont, conséquemment, un seul principe du
Saint-Esprit, et ce principe, c'est la vertu spirative, qui est unique en eux,
comme la nature divine elle-même.
Le mot amour, appliqué à Dieu, peut s'entendre de la
nature ou de la personne. Dans ce dernier cas, il forme un nom propre de
l'Esprit-Saint, comme le mot Verbe est un nom propre du-Fils. Pour
comprendre cela, il faut se souvenir qu'il y a deux processions dans la Trinité :
la procession de l'intelligence, qui engendre le Verbe, et la procession de la
volonté, qui est la procession d'amour. Pour exprimer celle-ci, on n'a pas
trouvé de termes aussi convenables que pour la procession de l'intelligence,
qui nous est mieux connue ; et nous en sommes réduits à nous servir de
certaines circonlocutions quand il s'agit de désigner la personne qui procède.
Il est certain que, si la connaissance fait naître dans l'esprit la conception
appelée verbe, l'amour produit aussi dans le sujet aimant une impression
par laquelle l'objet aimé est en lui comme la chose connue est dans le
connaissant. Or, pour exprimer les rapports du sujet aimant avec l'objet aimé,
nous avons les mots aimer et chérir, mais nous n'en avons aucun
pour marquer l'impression de l'objet aimé sur le sujet aimant : faute de
termes propres, nous appelons cette impression Amour, à peu près comme
si nous appelions le Verbe une Connaissance engendrée.
C'est pourquoi, quand le terme amour ne sert qu'à
exprimer les rapports du sujet aimant avec l'objet aimé, il s'entend de la
nature divine, mais quand il exprime le rapport de l'être qui procède par amour
avec le principe dont il procède, et réciproquement, il se prend alors pour Amour
procédant et devient le nom de la troisième personne de la sainte Trinité.
Par-là même
que le Père et le Fils s'aiment mutuellement, leur mutuel amour, qui est
l'Esprit-Saint, procède nécessairement de l'un et de l'autre. — Que l'on ne
dise pas que, si l'Esprit-Saint était l'Amour même, il produirait un autre
Amour ; — car, de même que le Fils ne produit pas un autre Verbe, parce
qu'il connaît comme Verbe procédant, le Saint-Esprit ne produit pas non plus un
autre Amour, parce qu'il aime comme Amour procédant, et non comme faisant
procéder l'Amour.
Saint Augustin dit : « Le Père aime le Fils et le
Fils le Père par le Saint-Esprit. »
Ce n'est pas que le Saint-Esprit soit le principe de l'amour
que le Père a pour le Fils et le Fils pour le Père : car le Père et le
Fils s'aiment par leur essence, qui est la bonté divine ; on entend
seulement que le Père et le Fils, en s'aimant, produisent l'Esprit-Saint, comme
on dit que le Père s'exprime par son Verbe, en l'engendrant. Le mot aimer,
dans le sens où il faut l'entendre pour justifier la parole de saint Augustin,
ne signifie rien autre chose que produire l'amour, comme parler est produire un
verbe et fleurir produire des fleurs.
C'est
ainsi que nous disons que l'arbre fleurit par ses fleurs, et que le feu brille
par la brûlure.
Le mot don emporte l'idée d'une chose qui peut être
donnée, et cette chose, à son tour, suppose un rapport avec celui qui donne et
avec celui à qui elle est donnée. Or, une personne divine peut appartenir à
quelqu'un de deux manières : d'abord par l'origine, comme le Fils au Père ;
ensuite par la possession. Il est clair que la créature raisonnable, qui peut
seule s'unir à Dieu, peut seule aussi posséder une personne divine ; elle
y parvient quand elle est tellement rendue participante du Verbe divin et de
l'Esprit d'amour qu'elle connaît Dieu véritablement et l'aime avec droiture.
Mais comme cette possession, qui consiste à jouir librement d'une personne
divine et à user de ses faveurs, ne peut nous venir que d'en haut, il s'ensuit
qu'une personne divine peut être donnée et être conséquemment un don.
Le mot Don, appliqué à une personne divine, forme un nom
propre du Saint-Esprit. Cela se conçoit. Tout don procède de l'amour, et la
première chose que nous donnons est l'amour même par lequel nous désirons le
bien de notre ami. Puis que l'Esprit-Saint procède comme Amour, il
procède avec la nature de premier don. C'est là ce qui fait dire à saint
Augustin : « Les dons qui sont partagés aux membres de Jésus-Christ
leur viennent du Don, qui est l'Esprit-Saint. »
S'il
semble à quelques-uns que le mot Don convient au Fils aussi bien qu'au
Saint-Esprit, qu'ils considèrent que, comme le Fils porte proprement le nom d'Image,
bien que le Saint-Esprit aussi soit semblable au Père, de même, le Saint-Esprit,
parce qu'il procède comme Amour, s'appelle proprement Don, quoique le
Fils nous soit aussi donné ; et, en effet, quand le Fils est donné, c'est
encore l'amour du Père qui nous le donne, suivant cette parole : « Dieu
a aimé le monde jusqu'à donner son Fils unique[71]. » (Jean, iii, 16.)
« La personne du Père, répond saint Augustin, ne
signifie pas autre chose que la substance ou l'essence du Père. »
La simplicité de Dieu exige, en effet, que l'essence soit dans
la Trinité la même chose que la personne. La raison en est que les relations,
qui ne sont autres que les personnes, sont réellement subsistantes dans la
nature divine, et que, tout en établissant, par leur opposition mutuelle, une
distinction réelle entre les personnes, elles ne se distinguent de l'essence
divine que d'une distinction de raison, ce qui n'est pas une distinction
réelle.
Les
relations, dans les êtres créés, sont des accidents, mais en Dieu elles forment
la nature divine elle-même.
Nous lisons dans saint Augustin : « Le mot homousios
(consubstantiel), adopté par le concile de Nicée contre les Ariens, signifie
que les trois personnes divines n'ont qu'une seule essence. »
L'Écriture ne dit pas littéralement que les trois personnes
sont d'une seule essence, mais elle le dit quant au fond, par exemple dans ce
passage : « Moi et le Père nous sommes un. » (Jean, x, 30.) –
« Je suis dans mon Père et mon Père est en moi. » (Id., xiv,10.) On
pourrait citer plusieurs passages semblables.
On peut
se servir de cette locution : Les trois personnes sont d'une seule essence
(unius essentiae), mais on ne pourrait pas dire : Les trois personnes
viennent d'une seule essence (ex eadem essentia), car on ferait entendre que
l'essence diffère de la personne. Pour éviter ces amphibologies, on peut
traduire : Les trois personnes n'ont qu'une seule et même essence. »
Les substantifs, tels que le mot Dieu, qui désignent la nature
divine, se disent des trois personnes, au singulier : ainsi nous dirons
que le Père, le Fils et le SaintEsprit sont un seul Dieu, par la raison que ces
trois personnes ont la même essence divine, et qu'il n'y a qu'une seule
divinité en elles. Mais les adjectifs s'affirment au pluriel des trois
personnes, à cause de la pluralité des suppôts : c'est pourquoi nous
dirons très-bien que les trois personnes sont éternelles, sages, immenses, en
prenant ces mots adjectivement ; au lieu que, si on les prenait
substantivement, il faudrait dire, avec le symbole de saint Athanase, qu'il n'y
a qu'un Éternel, un Incréé, un Immense.
Notre symbole dit que le Fils est Dieu de Dieu. Par où l'on voit que les noms essentiels concrets
peuvent parfois s'appliquer à une personne divine[72].
Les noms essentiels concrets, tels que le mot Dieu et les autres semblables, se
disent, en effet, tantôt de l'essence, comme dans cette énonciation : Dieu crée ; tantôt d'une personne,
comme ici : Dieu engendre ;
tantôt de deux personnes : Dieu
spire ; tantôt enfin de la Trinité tout entière, comme dans ce passage
de saint Paul : A l'immortel Roi des
siècles, à l'Invisible, au seul Dieu. (I Tim., i, 17.) La raison en est
que, pour juger des propriétés des termes, on peut et on doit considérer
nonseulement l'idée qu'ils expriment, mais leur manière de l'exprimer. Tel est
le mot Dieu, qui par lui-même se dit
de la nature existant dans un suppôt. Comme la nature divine est réellement une
et commune, on peut l'appliquer aux personnes avec un déterminatif qui conduise
notre esprit à celle dont il s'agit, comme dans cette phrase : Dieu engendre, où l'acte notionnel
désigne suffisamment la personne du Père. Mais si l'on disait : Dieu n'engendre pas, la proposition
serait fausse, parce que rien n'applique le mot Dieu à la personne du Fils, et
la phrase semble signifier que la génération répugne à la nature divine. Il
faudrait alors ajouter un déterminatif et dire, par exemple : Dieu engendré n'engendre pas. Aussi l'on
dira très-bien : Dieu le Père engendre, mais Dieu le Fils n'engendre pas.
Non. L'on ne dira pas : l'essence engendre l'essence,
quoique l'on dise bien : Dieu engendre Dieu. Il est vrai que le mot Dieu
et le mot essence signifient l'un et l'autre la divinité, mais ils ne la
signifient pas de la même manière. Dieu désigne l'essence divine comme existant
dans un suppôt, et, par cela même, ce mot, à cause de son mode de
signification, peut désigner naturellement une personne ; aussi l'on dit :
Dieu est engendré et Dieu engendre. Mais le mot essence ne peut, par son mode de signification, s'appliquer à la
personne, puisqu'il signifie l'essence comme forme abstraite. Or, il est
évident que les propriétés des personnes, c'est-à-dire les attributs qui distinguent
le Père, le Fils et le Saint-Esprit, ne doivent pas s'attribuer à l'essence :
ce serait porter dans l'essence la distinction qui est dans les personnes.
En
principe, les noms essentiels abstraits ne se disent point de la personne.
Lorsque l'on rencontre des expressions semblables dans les saints Docteurs, on
doit remplacer les noms abstraits par les noms concrets, ou même par les noms
personnels. Si, par exemple, je lis : L'essence de l'essence, la sagesse
de la sagesse, je traduirai ainsi : Le fils, qui est essence et sagesse,
est né du Père qui est essence et sagesse.
Comme les trois personnes sont identiques avec l'essence, on
peut signifier par les noms qui expriment l'essence l'une ou plusieurs d'elles.
On peut dire, par exemple : La nature divine est le Père, le Fils et le
Saint-Esprit. Et le mot Dieu, qui, comme nous l'avons dit, s'emploie de
lui-même pour l'essence, peut figurer seul pour exprimer les personnes ; car
de même que l'on dit : L'essence est trois personnes, on peut dire
pareillement : Dieu est trois personnes.
Les noms essentiels peuvent être appropriés aux personnes de
deux manières : premièrement,
par voie de ressemblance, et c'est de la sorte que l'on approprie au Fils
l'intelligence, parce que, comme Verbe,
il procède de l'entendement ; en
second lieu, par voie de dissemblance, et c'est ainsi que l'on approprie la
puissance au Père, pour faire comprendre qu'il n'est pas comme les pères de la
terre, que l'âge rend ordinairement infirmes.
Ces appropriations, et autres semblables, ont pour but de nous
mieux faire connaître les propriétés des personnes, et de faire ressortir les
vérités de la foi dans tout leur jour. En agissant ainsi, nous ne faisons,
d'ailleurs, qu'imiter l'Apôtre, qui dit : « Nous prêchons
Jésus-Christ, qui est la vertu et la sagesse de Dieu. » (I Cor., i, 23.)
Pour en juger on peut considérer Dieu sous quatre aspects.
Premièrement, d'une manière absolue, comme être. Sous ce point de vue,
saint Hilaire attribue avec raison l'éternité
au Père, qui est un principe sans principe ; la beauté au Fils, à cause de l'intégrité avec laquelle il représente
parfaitement les attributs de Dieu, et de son harmonie comme image fidèle du
Père ; l'usage au Saint-Esprit
considéré comme amour du Père et du Fils, dont il fait les délices, et comme
don par rapport aux créatures.
Secondement, comme être un. Saint Augustin se plaçant à cet autre point
de vue, attribue l'unité au Père,
principe sans principe ; l'égalité,
qui suppose au moins deux êtres, au Fils, principe découlant d'un principe ;
et la connexion, qui ne peut se
trouver que dans un troisième, au Saint-Esprit, parce que le Saint-Esprit est
du Père et du Fils.
Troisièmement, comme cause. Ici la puissance convient au Père, qui renferme
l'idée de principe ; la sagesse au Fils, qui est la conception de la
sagesse éternelle ; la bonté à l'Esprit-Saint, qui est amour.
Quatrièmement, relativement aux effets. Alors le Père est le principe duquel (ex quo) ; le Fils, le
principe par lequel (per quem) ;
le Saint-Esprit, le principe dans lequel
(in quo).
Puisque la relation est une chose réelle en Dieu, elle est
l'essence divine. Or, l'essence divine est identique avec la personne. Donc la
relation et la personne sont identiques.
Quant aux propriétés, elles sont dans les personnes et
constituent les personnes mêmes, tout ainsi que l'essence est en Dieu et
constitue Dieu tout à la fois.
Les
propriétés sont les personnes mêmes : la paternité, propriété personnelle
du Père, est le Père ; la filiation est le Fils, et la procession, le
Saint-Esprit.
Deux choses établissent la distinction dans les personnes
divines : l'origine et la relation. Mais, à y regarder de près, l'origine
n'est pas quelque chose d'intrinsèque à un être ; c'est seulement son
point de départ, et son arrivée à l'existence. Il n'y a donc de réel dans une
personne divine que l'essence et la relation. Or, les trois personnes ne se
distinguent pas par l'essence ; elles se distinguent donc par les relations.
Les propriétés personnelles ne s'ajoutent point aux personnes
divines comme la forme à un sujet préexistant ; elles portent avec elles leurs
hypostases, parce qu'elles sont les personnes mêmes subsistantes : les
hypostases ne restent donc pas lorsqu'on fait abstraction des relations ou
propriétés personnelles. Si vous écartez l'idée de paternité, la personne du
Père ne reste plus comme distincte des autres personnes divines. La personne du
Fils ne reste pas non plus sans la filiation, et on peut raisonner de même à
l'égard de la personne du Saint-Esprit.
Si, comme nous l'avons admis, les propriétés personnelles
caractérisent et constituent les personnes, nous devons répondre par une
distinction ; car l'acte notionnel, qui n'est autre que l'origine, se
prend activement et passivement. Ainsi, dans le Fils et le Saint-Esprit, où
l'origine, en tant que filiation et procession, est passive, l'acte notionnel
précède, pour notre intelligence, les propriétés personnelles. Mais dans le
Père, où l'acte notionnel est actif, la propriété personnelle se conçoit avant l'acte
notionnel, de même que la personne qui agit précède, pour notre esprit, l'acte
qu'elle produit.
« Le propre du Père, dit saint Augustin, est d'avoir engendré
le Fils. » La génération est un acte : on doit, en conséquence,
mettre dans les personnes divines des actes notionnels.
La distinction des personnes divines repose de quelque manière
sur l'origine. Or, l'origine ne se désigne convenablement que par des actes.
Pour marquer l'ordre d'origine dans la Trinité, il a fallu, on le conçoit
encore, attribuer aux personnes des actes notionnels.
Toute
origine se désigne par un acte quelconque. Or les actes qui, d'après l'origine,
marquent l'ordre des processions, s'appellent notionnels, parce que les notions
des personnes sont les rapports mutuels qui les unissent l'une à l'autre.
(Quest. 33. Art. 3.) Les actes notionnels et les relations qui constituent les
personnes sont identiques ; ils ne diffèrent que dans les termes.
Une chose est volontaire de deux manières : d'abord d'une
volonté concomitante ; — je puis dire que je suis homme par ma volonté,
parce que je veux être homme. Le Père, dans ce sens, engendre le Fils par sa
volonté, de la même manière qu'il veut être Dieu par sa volonté.
Une chose, ensuite, est volontaire quand la volonté même en
est le principe libre : le Père, dans ce sens, engendre le Fils par nature
et non par volonté.
Les Ariens, pour établir que le Fils est une pure créature,
disaient que le Père l'avait engendré par sa volonté. De là ces paroles de
saint Hilaire : « Si quelqu'un dit que le Fils a été fait par la
volonté du Père comme une créature, qu'il soit anathème ! »
À l'égard des autres choses, la volonté divine est libre, mais
elle ne l'est pas vis-à-vis de la personne qui procède naturellement d'elle ;
les actes notionnels ne sont volontaires que d'une volonté concomitante.
La
volonté veut naturellement certaines choses : nous cherchons le bonheur
par une sorte d'impulsion naturelle. Dieu, de même, se veut et s'aime
naturellement lui-même, quoiqu'il puisse aimer ou ne pas aimer ce qui n'est pas
lui. Le Saint-Esprit procède comme Amour, en tant que Dieu s'aime lui-même :
il procède naturellement, bien qu'il procède de la volonté.
Saint Augustin dit : « Le Père a engendré de sa
substance le Fils qui lui est égal[73]. »
Le Fils, comme on le voit, est engendré de la substance du
Père, et non pas de rien.
Si le Fils procédait du Père comme venant de rien, il ne
serait pas véritablement Fils, et cependant le Disciple bien-aimé disait :
« Pour que nous soyons en son vrai
Fils « Jésus-Christ. » (I Jean, v, 20.) Ailleurs, le même
disciple appelle le Verbe Fils unique
(Jean, 1, 18), pour marquer qu'il est vraiment fils par nature. La conséquence
qu'il faut tirer de là, c'est que le Fils de Dieu est engendré de l'essence du
Père, mais par une génération qu'il ne faut pas comparer à celle d'un fils dans
la génération humaine. La substance divine étant indivisible, le Père éternel,
en engendrant son Fils, lui transmet toute sa nature ; si bien que
l'essence divine, communiquée par la génération, subsiste tout entière dans le
Fils lui-même. La relation d'origine distingue seule ces deux personnes.
Du moment que l'on admet en Dieu des actes notionnels, il y a
aussi une puissance qui les produit : car le principe de l'acte est la
puissance. — Le Père est le principe de la génération. — Le Père et le Fils
sont le principe de la spiration. — Il faut donc reconnaître dans le Père la
puissance d'engendrer, et, dans le Père et le Fils, la puissance de produire
par spiration.
Comme c'est dans la nature divine que se trouve la
ressemblance du Fils avec le Père, c'est là aussi qu'est le principe de la
génération ou la puissance d'engendrer : ce n'est qu'indirectement qu'on
peut l'attribuer à la paternité, qui constitue, il est vrai, la personne du
Père, mais n'est pas ce par quoi il engendre.
La
paternité ou la personnalité humaine n'est pas non plus le principe par lequel
l'homme engendre : car le principe par lequel se fait la génération se
reproduit toujours, quant à la ressemblance, dans l'objet engendré. Ainsi
l'homme engendre son semblable en nature parce qu'il engendre par sa nature qui
est la nature humaine, mais non son semblable en personnalité, parce qu'il
n'engendre pas sa personnalité. Socrate, par exemple, n'engendre pas Socrate.
De même, si la paternité divine était le principe de la génération du Fils,
elle se reproduirait dans le Fils, et le Fils lui-même serait père. « La
génération, dit saint Jean Damascène, est l'œuvre de la nature qui donne la
vertu d'engendrer. »
S'il pouvait y avoir en Dieu plusieurs personnes engendrées
ou spirées, on pourrait soutenir que les actes notionnels s'étendent à
plusieurs personnes. Mais il n'en saurait être ainsi. Car tout ce qui est
possible en Dieu est réel ; or ce serait une hérésie que d'y admettre
plusieurs fils.
« Il n'y a, dit le symbole de saint Athanase, qu'un Père,
qu'un Fils et qu'un Saint-Esprit.
On démontre par plusieurs raisons qu'il n'en peut être
autrement.
1° Par les relations qui distinguent les personnes. — Ces
relations étant subsistantes, si nous en admettions plusieurs de la même
espèce, il faudrait dire qu'elles sont matériellement distinctes, car les
formes d'une même espèce ne se multiplient que par la matière, et en Dieu il
n'y a pas de matière ; la filiation subsistante dans la nature divine est
une, comme la blancheur serait une si la blancheur était subsistante.
2° Par les processions. — Dieu connaît tout et veut
tout par un acte unique et simple. Il ne peut donc engendrer qu'un Verbe et
produire qu'un Amour.
3° Par la perfection des personnes divines. — Le Fils
étant parfait renferme par cela même toute la filiation divine. On en peut dire
autant des autres personnes.
Nous lisons dans le symbole de saint Athanase : « Les
trois personnes sont coéternelles et égales. »
Les choses qui ne sont ni plus grandes ni plus petites les
unes que les autres sont égales : or rien n'est plus grand ou plus petit
dans les personnes divines. Car si ces personnes étaient plus petites ou plus
grandes, si, en d'autres termes, elles étaient inégales, elles n'auraient pas
la même essence et ne feraient plus un seul Dieu ; ce qui est impossible.
Aucune
des personnes ne précède les autres dans l'éternité, ne les surpasse en
grandeur et ne les domine par la puissance ; voilà ce qui établit entre
elles, non-seulement la ressemblance, mais l'égalité. Le Père et le Fils ont
non-seulement la même nature, mais ils la possèdent avec la même perfection.
Il est dit dans le symbole de saint Athanase : « Les
trois personnes sont coéternelles les unes aux autres. »
- Le Père engendre par sa nature et non par sa volonté. — Sa
nature est parfaite de toute éternité. — Il ne déploie point son action
génératrice successivement. — De ces trois principes il ressort que le Fils a
existé aussitôt que le Père. Il lui est donc coéternel ; et, de même, le
Saint-Esprit l'est à l'un et à l'autre.
Parmi
les créatures, aucune procession ne représente parfaitement la génération
divine. Mais les divers traits de ressemblance qu'elles nous offrent peuvent
par leur réunion nous en donner l'idée, l'une se complétant par l'autre. « La
splendeur, dit le concile d'Éphèse, nous montre que le Fils est
coéternel au Père, le Verbe nous annonce l'impassibilité de sa
naissance, et le nom de Fils nous révèle sa consubstantialité. » La
plus juste de toutes les similitudes, c'est celle de la parole intérieure
procédant de l'entendement dans notre esprit.
La pluralité sans ordre, c'est la confusion. Or, le symbole
cité plus haut déclare qu'il n'y a nulle confusion dans les personnes divines.
Donc il y a un certain ordre entre elles. Et, en effet, l'ordre se trouve dans
le rapport des choses avec un principe. Dans la Trinité, il y a un principe
d'origine sans antériorité ; il y a donc aussi un ordre d'origine, mais un
ordre sans antériorité, un ordre de procession. Si saint Augustin l'appelle ordre
de nature, c'est pour marquer, non pas qu'une personne est antérieure à
l'autre, mais seulement que l'une procède de l'autre, d'après un ordre fondé
sur l'origine naturelle. Il ne suppose pas que cet ordre soit dans la nature
divine considérée en elle-même.
L'Apôtre dit : « Le Fils ne pensa point que ce fût
pour lui une usurpation d'être égal à Dieu. » (Philipp., ii, 6.)
Le Fils, en effet, est nécessairement égal au Père en
grandeur, car il en a toute la perfection par la nature divine.
D'après les lois de la paternité et de la filiation, le Fils
doit avoir la nature du Père dans sa perfection. Sans doute, dans la génération
humaine, l'enfant n'est pas dès le premier jour égal à son père, mais il
acquiert cette égalité par l'accroissement, lorsqu'un vice de génération ne s'y
oppose pas. Or on ne peut pas dire que la vertu du Père, dans la Trinité, soit
sujette à quelque défaut en produisant le Fils, ni que le Fils n'arrive à sa
perfection que par accroissement successif. On est donc forcé de convenir que,
de toute éternité, le Fils a été égal au Père en grandeur.
La
grandeur en Dieu, c'est la perfection de la nature ; elle appartient à
l'essence d'une manière absolue. Dès lors, puisque la même essence, qui est
paternité dans le Père, est filiation dans le Fils, la même dignité, qui est
paternité dans le Père, est filiation dans le Fils : le Père et le Fils
ont donc la même dignité comme ils ont la même essence, bien qu'elle soit dans
le Père comme dans la personne qui donne, et dans le Fils comme dans la
personne qui reçoit.
Lorsque
le Christ disait : « Le Père est plus grand que moi » (Jean,
xiv, 28), cette parole dut être entendue de la nature humaine ; Jésus-Christ
est plus petit que le Père comme homme, mais il lui est égal comme Dieu ; c'est
ce que le symbole de saint Athanase exprime ainsi : « Il est égal au
Père dans la divinité et plus petit dans l'humanité.
Jésus-Christ dit : « Je suis dans le Père et le Père
est en moi. » (Jean, xiv, 10.)
Il y a trois choses à considérer dans le Fils et dans le Père,
l'essence, la relation et l'origine. — Par ces trois choses, le Fils est dans
le Père, et le Père dans le Fils.
D'abord, par
l'essence. Le Père est sa propre essence, et cette essence, il la communique au
Fils : le Père est donc dans le Fils par son essence. Semblablement, le
Fils est sa propre essence : donc, à son tour, il est dans le Père par son
essence.
Ensuite, par les
relations. Il est manifeste que, quand deux termes sont corrélatifs, l'un est
dans l'autre sous un certain rapport ; notre esprit ne les conçoit pas
autrement[74].
Enfin, par
l'origine. La procession du Verbe ne sort pas à l'extérieur, elle reste dans
l'intelligence même, et ce qui est exprimé par le Verbe est aussi dans le
Verbe.
On doit raisonner de même à l'égard du Saint-Esprit.
« Tout ce que le Père fait, le Fils pareillement le fait. »
(Jean, v, 19.)
La puissance suit la perfection de nature : on le voit
dans les créatures, qui ont d'autant plus de force dans leurs opérations que
leur nature est plus parfaite. — Or, le Fils est égal au Père en grandeur,
c'est-à-dire dans la perfection de nature. — Il faut donc dire qu'il lui est
égal en puissance. — Ce raisonnement s'applique également au Saint-Esprit par
rapport au Père et au Fils.
Le Fils
a reçu du Père la puissance, comme il en a reçu l'essence infinie ; de
sorte que le Père et le Fils ont la même puissance, mais sous des rapports
différents : le Père la possède comme donnant, et le Fils comme recevant.
C'est dans ces principes que saint Hilaire a dit : « L'unité de la
nature divine est telle que le Fils fait par lui-même ce qu'il ne fait pas de
lui-même.
Jésus-Christ dit : « Mon Père qui m'a envoyé est
avec moi. » (Jean, viii, 16.)
La mission implique deux choses : le rapport de l'envoyé avec
celui qui envoie, et le rapport de ce même envoyé avec le terme de sa mission.
Le premier rapport suppose une procession quelconque, le
second un commencement d'existence au terme de la mission, soit que l'envoyé
n'y fût point auparavant, soit qu'il commence à y être d'une nouvelle manière.
La mission peut convenir à une personne divine, comme dénotant
une procession d'origine, et comme établissant un nouveau mode d'existence :
c'est ainsi que le Fils a été envoyé par le Père dans le monde, pour y vivre
sous une forme humaine, — bien qu'il y fût déjà selon la nature divine.
La
mission d'une personne divine ne dénonce dans l'envoyé ni infériorité, ni
mouvement, ni séparation ; elle implique seulement une procession
d'origine et de nouveaux rapports.
La mission et la
donation, qui indiquent un terme temporel, sont temporelles. « Lorsque
est venue la plénitude du temps, a dit l'Apôtre, Dieu a envoyé son Fils. »
(Gal., iv, 4.)
Qu'une personne divine, en effet, soit envoyée pour être
quelque part, ou qu'elle soit donnée pour être possédée par telle créature,
cela est temporel et non pas éternel.
La génération
et la spiration sont éternelles ; mais la mission et la donation
tombent nécessairement sous la loi du temps.
La procession
et la sortie sont éternelles et temporelles : éternelles, en tant
que le Fils procède de toute éternité du Père ; temporelles, en tant que
ce même Fils procède dans le temps, — soit par la mission visible qui le fait
homme, soit par la mission invisible qui le fait habiter dans l'homme.
Dieu est dans tous les êtres d'une manière générale par son
essence, par sa puissance et par sa présence, comme la cause est dans les
effets qu'elle a produits. — Il est dans les créatures raisonnables d'une
manière particulière, comme le connu est dans le connaissant et l'objet aimé
dans le sujet aimant : aussi nos Livres saints disent-ils qu'il habite en
elles comme dans son temple. Cette nouvelle manière d'exister dans les êtres
intelligents ne saurait s'expliquer autrement que par le don de la grâce
sanctifiante. Or, en recevant un tel don, on reçoit le Saint-Esprit lui-même,
qui est donné et envoyé pour habiter dans l'homme. C'est ainsi que la mission
invisible d'une personne divine s'accomplit seulement par le don de la grâce
sanctifiante.
Le don
de la grâce sanctifiante perfectionne si bien la créature raisonnable qu'il la
met en état de jouir de la personne divine elle-même. Aussi la mission
invisible emporte-t-elle tout à la fois et le don de la grâce sanctifiante et
le don d'une personne divine : c'est dans ces principes qu'il est dit que
la charité est répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit. La grâce
appelée grâce gratuite peut nous faire connaître le Fils, mais elle ne
le fait pas habiter en nous. Le don des miracles manifeste d'ordinaire la
présence de la grâce sanctifiante, et l'on peut dire que les Apôtres ont reçu
le Saint Esprit pour faire des miracles, dans le sens qu'ils reçurent la grâce sanctifiante
avec le signe qui la manifeste. Que si quelqu'un recevait le signe de la grâce
sans la grâce sanctifiante elle-même, on ne dirait pas simplement que le
Saint-Esprit lui a été donné ; mais, ajoutant un correctif, on dirait
qu'il a reçu l'esprit prophétique ou l'esprit des miracles.
Nous ne lisons nulle part, dans les Écritures, que le Père ait
été envoyé : il se donne lui-même, en se communiquant aux créatures
raisonnables par pure libéralité. Il habite en nous, ainsi que le Fils et le
Saint-Esprit, par le don céleste de la grâce, dont il est la cause ; mais,
comme il ne procède pas, on ne dit point qu'il est envoyé.
La Trinité tout entière habite dans notre âme par la grâce
sanctifiante, comme nous le marque cette parole : « Nous viendrons en
lui et nous y ferons notre demeure. » (Jean, xiv, 23.) Mais une personne
divine est spécialement envoyée à quelqu'un par la grâce invisible quand elle
habite en lui d'une nouvelle manière et qu'elle tire son origine d'une autre
personne. Or, le Fils et le Saint-Esprit habitent dans les créatures
raisonnables par la grâce, et ils ont tous deux un principe d'origine. Ils
peuvent donc l'un et l'autre être envoyés. Que manque-t-il au Fils pour être
envoyé comme le Saint-Esprit ? Comme lui, il procède du Père ; comme
lui aussi, il habite dans l'âme ornée de la grâce sanctifiante. D'après ce qui
a été dit, il ne faut pas d'autres conditions pour la mission invisible. — Pour
le Père, c'est autre chose : il lui convient d'habiter en nous par la
grâce ; mais il n'y est pas envoyé, parce qu'il ne procède pas.
Le Fils,
qui est le Verbe produisant l'Amour
par spiration, est envoyé pour perfectionner l'intelligence, non d'une manière
quelconque, mais d'une perfection qui fait naître l'amour, suivant cette parole
du prophète : « Mon cœur s'est échauffé au dedans de moi, et, durant
ma méditation, un feu s'y est embrasé. » (Ps. xxxviii, 4.) De là, ce que
dit saint Augustin : « Le Fils est envoyé invisiblement quand il est
connu et goûté. »
« La mission invisible, dit saint Augustin, a lieu pour
la sanctification des créatures. » On peut en conclure que les créatures
sanctifiées ont été l'objet d'une mission invisible.
La mission invisible, en effet, consiste en ce que la personne
divine qui est envoyée commence d'être d'une nouvelle manière où elle était
déjà. De là deux choses à considérer dans la créature qui en est le terme :
premièrement, l'habitation de la grâce ; ensuite, le changement opéré par
la grâce. Dans tous les hommes où l'on remarque ces deux choses, la mission
divine existe ; et, dès lors, elle a lieu pour tous ceux qui obtiennent la
grâce sanctifiante.
La
mission invisible des personnes divines s'est accomplie dans les justes de
l'Ancien Testament. Elle s'opère de nos jours, non-seulement dans ceux qui
reçoivent la grâce par les sacrements, mais dans les chrétiens qui s'élèvent à
un nouvel état de la grâce par quelque grand sacrifice. Au ciel même, en
attendant le jugement dernier, elle s'opère de nouveau dans les bienheureux,
lorsque de nouveaux mystères leur sont révélés.
Il est écrit que le Saint-Esprit descendit sur le Seigneur, au
moment de son baptême, sous la forme d'une colombe. (Matth., iii, 16.)
Dieu pourvoit aux besoins des êtres de la manière la plus
conforme à leur nature. Il nous est naturel d'aller des choses visibles aux
choses invisibles. Aussi les secrets du monde invisible ont-ils dû nous être
manifestés par le monde visible. Il était donc convenable que Dieu manifestât
par certaines réalités visibles les invisibles missions des personnes divines.
Mais le Fils ne devait pas être manifesté comme le Saint-Esprit. Celui-ci
procédant comme Amour est le don de sanctification dont le Fils, comme
principe, est l'auteur ; et c'est pour cela que le Fils a été envoyé
visiblement comme auteur, et le Saint-Esprit comme signe de la sanctification.
Il était
convenable que la mission du Fils, auteur de la sanctification, s'opérât dans
une nature intelligente et libre, capable d'agir et d'être elle-même
sanctifiée. Mais le signe de la
sanctification a pu être une créature quelconque. Il n'était pas nécessaire
que cette créature fût unie à la personne du Saint-Esprit, puisqu'elle ne
devait former qu'un symbole, et pour cela même elle a pu disparaître après la
manifestation divine.
Rien
n'exige que la mission invisible soit toujours accompagnée d'un signe
extérieur. — L'Esprit-Saint, qui ne manifeste sa présence par des signes
sensibles que dans l'intérêt de l'Église, pour l'affermissement et la
propagation de la foi, a dû toutefois accomplir la mission visible
non-seulement à l'égard de Jésus-Christ, mais envers les Apôtres, et envers les
saints qui sont comme les fondements de l'Église. Il l'opéra au baptême du
Christ, sous la forme d'une colombe, et dans la Transfiguration sous l'emblème
d'une nuée lumineuse. Il l'accomplit dans les Apôtres, d'abord sous la forme
d'un souffle pour montrer la puissance de leur ministère dans la dispensation
des sacrements, et c'est de là qu'il leur fut dit : « Ceux à qui vous
remettrez les péchés, ils leur seront remis » (Jean, xx, 23) ; ensuite
sous la forme de langues de feu, pour montrer leur charge de Docteurs.
Les savants ne sont pas tous d'accord sur cette question. Les
uns disent que la personne n'est envoyée que par celle dont elle procède
éternellement. Suivant ce sentiment, quand on lit dans Isaïe que le Fils a été
envoyé par le Saint-Esprit (xlviii, 46), il faut entendre qu'il l'a été comme
homme pour prêcher l'Évangile. D'un autre côté, saint Augustin dit que le Fils
est envoyé et par soi et par le Saint-Esprit, que le Saint-Esprit l'est aussi
par soi et par le Fils. Selon cette opinion, toutes les personnes divines
peuvent envoyer, mais les personnes procédantes peuvent seules être envoyées.
Ces deux opinions sont vraies à divers points de vue ; car si on désigne
celui qui envoie comme le principe de la personne envoyée, chaque personne
n'envoie pas ; il n'y a que celle qui est le principe d'une autre. Mais si
on n'a égard qu'au résultat de la mission, on peut dire alors que toute la
Trinité envoie la personne à laquelle on attribue une mission, et, dans ce cas,
il n'est pas nécessaire que la personne envoyée procède de celle qui envoie.
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EXPLICATION.
Ce tableau est le développement du second, auquel il faut se
reporter pour saisir l'enchaînement des matières (page 314).
Après avoir considéré Dieu en lui-même et dans la Trinité des
personnes, nous en venons à examiner comment il est le premier principe des
êtres. Ce sujet se subdivise en trois parties. La première traite de la
production ou création des êtres ; la seconde, de leur distinction ;
la troisième, du gouvernement divin qui les conserve et les dirige.
Quelle est la cause première des êtres (44) ? — De quelle
manière les créatures en procèdent-elles (45) ? — A quelle date remonte
leur première existence (46) ?
De là nous passons à la distinction des êtres en général (47),
— et à leur distinction en particulier, ce qui nous fournit l'occasion de
montrer, en passant, qu'ils ne se distinguent pas en bons et en mauvais. — Quelle
est donc la nature et la cause du mal (48) (49) ?
La distinction des créatures spirituelles et corporelles, qui
donne lieu aux traités des anges, des corps et de l'homme, sera l'objet des tableaux
suivants, ainsi que le gouvernement divin des êtres.
Tout être, quel qu'il soit, est nécessairement créé par Dieu ;
car, pour parler avec l'Apôtre : « Tout est de lui, par lui et en
lui. » (Rom., xi, 36.)
Quand un être n'a pas une propriété par soi, il ne la possède
que par communication, et on peut être assuré qu'elle lui vient de celui qui la
possède essentiellement.
Puisque Dieu est l'être subsistant par soi, et que, comme tel,
il est nécessairement un, ainsi que nous l'avons démontré ailleurs, tout autre
être en a reçu, par emprunt, ce qu'il possède d'être. Voyez, en effet, si les
créatures n'ont pas plus ou moins de perfections en raison de leur ressemblance
avec l'Être souverainement parfait.
Ce n'était pas sur un autre fondement que Platon disait :
« Il faut affirmer l'unité avant la pluralité ; » et Aristote :
« Ce qui est l'être absolu et la vérité par essence, est cause de tout
être et de toute vérité. »
Saint Augustin s'exprime ainsi : « Vous avez fait
deux choses, Seigneur : l'une est près de vous (l'ange), l'autre près du
néant (la matière première). »
Les anciens philosophes, qui n'arrivèrent à la vérité que
successivement, et, pour ainsi dire, pas à pas, n'admettaient d'autres êtres
que les corps sensibles. Loin de croire que la matière fût créée de Dieu, ils
la supposaient incréée, et ils en expliquaient les transformations par des
causes particulières, telles que la Raréfaction et la Condensation,
l'Amitié, la Discorde et l'Intelligence.
Quelques-uns, faisant un pas vers la vérité, donnèrent aux
transmutations de la matière des causes plus générales. Aristote leur assigna
le Cercle oblique ; Platon, les Idées. Ces deux philosophes,
cependant, ne concevant point l'être en général, ne considérèrent encore les
choses qu'au point de vue de l'individualité et de la qualité. Comme leurs
devanciers, ils s'en tinrent aux causes particulières. D'autres s'élevèrent
enfin à l'idée de l'être en tant qu'être, et recherchèrent la cause qui a fait
que les créatures sont des êtres et non pas seulement tels ou tels êtres, cette
chose-ci ou celle-là : il fut dès-lors évident que la cause universelle
des êtres a produit la matière première.
L'artisan, qui donne à la matière des formes déterminées, a
sous les yeux ou dans l'esprit un modèle qu'il veut reproduire. C'est de la
sorte que la détermination de tous les êtres de la nature remonte à
l'intelligence qui en a conçu l'ordre et la distinction. La divine Sagesse
renferme ainsi les raisons de tous les êtres, c'est-à-dire leurs idées, formes
ou exemplaires ; et quoique ces idées se multiplient dans les choses
extérieures, elles ne diffèrent pas en réalité de l'essence divine, dont la
ressemblance est diversement communiquée aux créatures. De cette manière,
l'exemplaire de tout ce qui existe est non-seulement en Dieu, mais est Dieu
même.
Les
créatures ne ressemblent pas à Dieu sous le rapport de la nature et de
l'espèce, mais elles lui ressemblent en ce qu'elles représentent l'idée conçue
dans l'entendement divin : ainsi la maison matérielle ressemble à
l'édifice qui existait dans l'esprit de l'architecte.
« Le Seigneur, dit Salomon, a tout fait pour lui-même. »
(Prov., xvi, 4.)
Que les êtres imparfaits, qui sont actifs et passifs tout à la
fois, se proposent d'acquérir ce qui leur manque, cela se conçoit. Il n'en est
pas ainsi de Dieu, à qui il ne manque absolument rien. Le souverain Être ne
peut avoir d'autre dessein, en agissant, que de manifester ses perfections et
notamment sa bonté. La créature veut aussi atteindre sa perfection propre, qui
consiste dans la similitude de la perfection et de la bonté divine. Voilà
comment la divine bonté est la cause finale ou la fin de toute chose.
Tous les
êtres, en recherchant ce qui est bon par leur appétit intellectuel, sensitif ou
simplement naturel, aspirent vers Dieu comme vers leur fin : car il n'y a
de bon et de digne d'être recherché que ce qui participe à la ressemblance de
Dieu.
Sur ce passage de la Genèse : « Au commencement Dieu
créa le ciel et la terre, » la Glose dit : « Créer, c'est faire
une chose de rien[75].
On appelle création la production de tout un être par
la cause universelle, qui est Dieu. Or, de même que l'être particulier qui
émane d'une cause particulière n'existe pas avant son émanation, un être qui
est produit tout entier par la cause première devient pareillement être
de non-être qu'il était. Et comme le mot rien est synonyme de
non-être, on doit dire que créer, c'est faire quelque chose de rien, pour
marquer un ordre de succession, dont le point de départ est le néant.
Cette
locution faire de rien peut encore équivaloir à ne pas faire de quelque
chose. Dans ces deux acceptions, elle s'applique à la création et exprime tout
à la fois un ordre de succession et la négation de la cause matérielle.
Il est écrit « : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. »
(Gen. I, 1.) Dieu peut donc créer.
Non-seulement il n'est pas impossible que Dieu fasse quelque
chose de rien, mais il est nécessaire de reconnaître que tout a été créé par
lui.
Quand l'homme fait une chose d'une autre, celle dont il se
sert est antérieure à son action, il ne la produit pas ; l'artisan tire
ses ouvrages d'objets existants, tels que le bois, la pierre, l'airain, qui
sont l'œuvre de la nature et non de son opération. Que dis-je ? de la
nature ! la nature n'en produit que les formes, elle présuppose encore la
matière existante. Si Dieu, de même, ne tirait les choses que d'un objet
préexistant, comment serait-il l'auteur de tout ce qui existe ?
Nous avons prouvé, cependant, que l'univers ne renferme rien
qui ne vienne de lui, comme de la cause universelle : il faut donc
reconnaître que non-seulement il lui est possible de faire quelque chose de
rien, mais que, dans le principe, il a tout créé.
L'axiome :
Rien ne se fait de rien, n'est applicable qu'à la région inférieure des
causes particulières.
La création laisse dans l'être créé une relation qui l'unit au
créateur comme au principe de son existence.
La
relation de Dieu à la créature est une relation de raison, mais celle de la
créature à Dieu est très-réelle, comme nous l'avons dit. (Quest. xxiii, art.
7.) Prise passivement, la création est, dans la créature, la créature elle-même.
Prise activement, elle est une action divine.
La création a pour objet spécial les êtres subsistants, simples
ou composés. Car être créé, c'est recevoir l'existence, et on ne dit existant
que ce qui subsiste dans son être, peu importe que ces choses soient simples,
comme les esprits, ou composées, comme les substances matérielles.
Les
formes, les modalités, les qualités accidentelles, qui font seulement exister
leur sujet d'une manière plutôt que d'une autre, n'existant pas en elles-mêmes,
sont concréées plutôt que créées ; car, selon l'expression du Philosophe,
elles sont de l'être et non pas l'être[76].
« Ni les bons ni les mauvais anges, répond saint
Augustin, ne peuvent créer : combien donc les autres créatures en
sont-elles plus incapables encore ! »
Plus un effet est général, plus la cause qu'il réclame doit
être universelle, puissante et primordiale. Or, parmi tous les effets
possibles, il n'en est pas de plus général que la production de l'existence des
êtres. Il faut donc rapporter cet effet à la cause universelle et première, qui
est Dieu même ; de sorte que créer est l'action propre de la Divinité.
Le Philosophe comprenait cette vérité, car nous lisons dans le
livre des Causes : « Nulle âme, nulle intelligence ne saurait
donner l'être que par l'opération divine. »
La cause
inférieure ne participe à l'action d'une cause supérieure qu'en tant que par
une propriété quelconque elle dispose à son effet ; car, si elle n'opérait
rien d'elle-même, on l'emploierait sans aucun avantage, et l'on n'aurait pas
besoin de tel instrument pour produire tel effet. Pourquoi un ouvrier, par
exemple, se sert-il d'une hache pour faire un marche-pied ? C'est que la
hache par son tranchant a la propriété de couper le bois. Or, la création, qui
est l'effet propre de Dieu, produit précisément ce qui est avant tout dans les
choses créées, savoir l'être même, et comme elle ne se fait pas sur une chose
préexistante qui puisse être disposée par une cause instrumentale, aucun être
ne peut servir d'instrument à la vertu créatrice, de sorte que nulle créature
ne saurait créer ni par sa vertu propre, ni comme instrument, ni comme ministre
de la Divinité.
« Saint Denis dit que la création est un acte commun à
toute la Divinité, et cela est vrai.
Créer est proprement causer ou produire l'être des choses. Or,
d'après le principe que l'agent produit quelque chose qui lui ressemble, on
doit reconnaître la cause par l'effet. Créer convient donc à l'être même de
Dieu, qui n'est autre que la nature commune aux trois personnes divines. Cela
étant, la création n'est pas le propre d'une seule personne, elle appartient à
toute la Trinité.
Quoiqu'il
en soit, les personnes divines ont, dans la création des êtres, un mode de
causalité correspondant à la procession ; car, ainsi qu'on l'a vu, Dieu
est la cause des choses par son intelligence et par sa volonté. Dieu le Père
produit les créatures par son Verbe, qui est le Fils, et par son Amour,
qui est le Saint-Esprit. On l'appelle Créateur parce qu'il ne tient pas
d'un autre le pouvoir de créer ; le Fils est nommé Celui par qui tout a
été fait, parce qu'il a le même pouvoir, qu'il tient du Père ; le
Saint-Esprit est dit Souverain Seigneur, parce qu'il gouverne et vivifie
les choses que le Père a créées par le Fils.
Les créatures douées d'intelligence et de volonté représentent
la Trinité par forme d'image, car elles ont en elles un verbe conçu et un amour
procédant.
Les autres créatures offrent des vestiges de la Trinité en ce
que chacune d'elles subsiste en elle-même, présente une forme qui détermine son
espèce, et renferme des rapports qui l'unissent à d'autres êtres. Comme
existant en elle-même, chaque chose représente le Père ; comme ayant une
forme, elle offre le caractère du Fils ; comme liée à d'autres, elle est
une similitude du Saint-Esprit[77].
Saint Augustin observe très-bien qu'il faut distinguer la
reproduction, qui est l'œuvre de la nature, de la création elle-même.
Du moment que les œuvres de la nature et de l'art supposent
une matière préexistante, elles ne sont pas de véritables créations.
Il est écrit : « Glorifiez-moi, mon Père, de la
gloire que j'ai eue en vous avant que le monde fût. » (Jean, xvii, 5.) Et,
ailleurs, la Sagesse dit : « Avant que le Seigneur créât aucune
chose, j'existais. » (Prov., viii, 22.) La Révélation, comme on le voit,
nous atteste la non-éternité du monde.
On peut aussi par la raison établir que rien hors Dieu n'est
nécessairement éternel. Il n'est pas nécessaire, en effet, que Dieu veuille
autre chose que lui-même, et, conséquemment, il n'a pas été dans la nécessité
de vouloir l'éternité du monde. En outre, les choses étant comme il veut
qu'elles soient, il n'est pas nécessaire qu'à l'avenir le monde existe
toujours.
Il suit de là que la raison humaine ne démontrera jamais
l'éternité du monde.
Quand on
demande pourquoi Dieu a voulu que le monde ne fût pas éternel, nous pouvons
demander, à notre tour, pourquoi il aurait voulu qu'il le fût. Un monde qui a
commencé manifeste hautement la puissance du Créateur : en serait-il de
même d'un monde éternel ? Ce qui est éternel a-t-il aussi manifestement
une cause que ce qui n'est pas éternel ? Laissons au premier agent
l'exercice de sa libre volonté, et croyons que si, dans sa sagesse, il n'a pas
donné l'être au monde de toute éternité, il n'en a que mieux démontré qu'il en
est l'auteur. Ne dites pas qu'un monde qui a commencé accuse un changement dans
la volonté divine. De toute éternité Dieu a voulu que le monde parût dans le
temps, et le monde a paru dans le temps ; où est le changement dans la
volonté divine ?
La raison naturelle ne nous démontre pas que l'univers a
commencé. — La non-éternité du monde est une vérité que nous devons admettre
par la foi, comme le mystère de la Sainte-Trinité. — Quand nous disons : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant,
créateur du ciel et de la terre, » nous faisons un acte de foi. Moïse lui-même n'a pas parlé autrement
qu'en homme inspiré de Dieu, quand il a écrit ces mots : « Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre. » (Gen., i, 1.)
Nous admettons que l'on ne trouve la démonstration de la
non-éternité du monde ni dans le monde même, ni dans sa nature, ni dans la
notion de sa cause. Mais la Révélation, suppléant à la raison, nous apprend
qu'il n'est pas éternel. Il est à craindre qu'en voulant démontrer
témérairement les vérités de la foi par des preuves rationnelles, dont nous
n'avons pas besoin, l'on ne donne occasion à la risée des impies, qui
s'imagineraient peut-être que nous croyons sur de tels fondements les dogmes
révélés.
Parmi
les philosophes qui ont cru à l'éternité du monde, les uns ont dit qu'il n'a
pas été fait par Dieu : ceux-là, on les réfute victorieusement. D'autres
ont soutenu qu'il a été fait par Dieu, mais qu'il est éternel, parce que la
création est hors du temps, et ils ont donné cette comparaison : « Si
votre pied avait foulé la poussière de toute éternité, il y aurait imprimé des
traces éternelles dont il serait la cause ; c'est ainsi que le monde a
toujours été, de même que son auteur. » Ces philosophes ne se réfutent pas
aussi facilement que les premiers. D'autres prétendent que les hommes ont tour
à tour habité et délaissé certaines régions du globe, que les arts perdus
maintes fois ont pu être découverts de nouveau et perdus ensuite, que
d'ailleurs il est absurde de s'appuyer sur des changements particuliers pour
démontrer la nouveauté de l'ensemble du monde. Il faut l'avouer, les défenseurs
de l'éternité de l'univers font ainsi plusieurs objections qui paraissent
insolubles. Aussi, comme on vient de le voir, est-il infiniment plus sage de
n'enseigner que par la foi la non-éternité du monde.
Il est écrit : « Dans le principe Dieu créa le ciel
et la terre. » (Gen., i, 1.)
Le mot principe (in principio) a reçu trois
interprétations. Les uns l'ont traduit par ces mots : Au commencement du
temps. Les autres ont dit : Dieu a créé dans le principe, c'est-à-dire dans le Fils, par le Verbe. D'autres :
Dieu a créé le ciel dans le principe,
avant toute chose.
Dans ces trois acceptions, le ciel et la terre ont été créés
simultanément avec le temps, et la création s'est faite au commencement du
temps.
Il est écrit : « Dieu sépara la lumière des ténèbres…
« les eaux d'avec les eaux. » (Gen., i, 4 et 6.) La pluralité et la
distinction des choses viennent donc de Dieu.
Nous ne dirons pas, avec Démocrite, que la variété des êtres
provient du mouvement fortuit de la matière ; avec Anaxagore, qu'elle est
sortie du sein de la matière d'où un être intelligent a su l'extraire ;
avec Avicenne, qu'elle doit être attribuée aux agents secondaires : ce
serait faire de la perfection de l'univers l'œuvre du sort aveugle. Nous
dirons, au contraire, que la distinction et la multiplicité des choses ont leur
principe dans les desseins de Dieu, qui a fait le monde pour manifester sa
bonté et en établir la représentation dans les êtres. Une seule créature étant
impuissante à retracer suffisamment cette divine bonté, il en a créé plusieurs,
de formes diverses, afin que, les unes suppléant ce qui manque aux autres,
l'univers entier reproduisît la bonté suprême mieux que ne l'eût pu faire une
seule créature, si parfaite qu'on veuille la supposer.
La
perfection, qui est une et simple dans le souverain Être, est multiple et
divisée dans les créatures. — La pluralité des choses correspond à la pluralité
des idées divines qui en sont les exemplaires.
La Sagesse divine, qui a ordonné la distinction des êtres, a
établi pareillement leur inégalité, pour la perfection du monde. — Croit-on que
l'univers serait dans des conditions meilleures, si tous les êtres avaient le
même degré de bonté ? — Est-ce que la perfection de l'animal ne serait pas
détruite si tous ses membres avaient la dignité de l'œil ? — Dieu a fait
un monde excellent dans son ensemble, mais les créatures, bonnes en
elles-mêmes, pouvaient et devaient être meilleures les unes que les autres. — Voyez
un édifice. Pourquoi la toiture diffère-t-elle des fondations ? — Est-ce
seulement parce qu'elle est de matière différente ? Non ; l'art
lui-même exige une telle diversité, pour la perfection de l'œuvre : c'est
au point que l'architecte voudrait créer pour elle une matière différente, si
la nature la lui refusait.
Indépendamment donc du mérite des êtres, la diversité devait,
pour la perfection de l'univers, exister au sein de la nature[78].
Saint Jean nous dit : « Le monde a été fait par
Dieu. » (i, 40.) — Cet apôtre met le monde au singulier. Donc le monde est
un.
La preuve de l'unité du monde peut se tirer de l'ordre même
que Dieu fait régner entre toutes les choses qu'il produit ; car tous les
êtres qu'il crée, non-seulement il les enchaîne les uns aux autres, mais il les
coordonne par rapport à lui-même, de sorte qu'ils forment un ensemble
harmonique étroitement uni. Ils appartiennent tous conséquemment à un seul
monde. Ceux-là seuls pourraient soutenir le contraire qui attribueraient la création
de l'univers au hasard, et non à une cause intelligente qui a tout coordonné
avec sagesse : autant vaudrait suivre l'opinion de Démocrite, qui
prétendait que ce monde et une infinité d'autres s'étaient formés du concours
des atomes.
Cette
preuve, que le monde est un, parce que toutes les choses créées sont enchainées
entre elles et par rapport à Dieu, avait frappé Aristote, qui, à la vue de
l'unité d'ordre qu'il remarquait dans la création, en concluait l'unité du Dieu
qui nous gouverne. Platon, de son côté, prouvait l'unité du monde par l'unité
du modèle sur lequel il a été fait[79].
Pour définir le mal, il faut se reporter à l'idée du bien ;
— car les contraires se connaissent par les contraires. La lumière, par
exemple, nous sert à définir les ténèbres.
Le bien, nous l'avons reconnu, est tout ce qui est désirable.
Or, comme les créatures veulent leur être et la perfection de leur être, le
bien consiste dans l'être et la perfection de l'être. En conséquence, le mal
n'est pas un être, une substance, une nature. Qu'est-il donc ? Il est une
certaine absence du bien dans les êtres.
Si l'on
veut y regarder de près, le mal est la privation
du bien que les créatures doivent avoir. Je dis la privation : car
l'absence purement négative du bien n'en offre pas le caractère ; ou il
faudrait dire que les choses qui n'existent pas sont mauvaises. L'homme n'est
pas mauvais parce qu'il n'a ni la vitesse du cerf, ni la force du lion. Le mal
moral existe dans un certain bien, qui, privé d'un autre bien, à savoir de sa
fin légitime, est uni à une fin illégitime. La jouissance des sens, par
exemple, est un bien en soi ; mais l'intempérant, qui la veut hors de
l'ordre exigé par la raison, la prive de sa fin légitime. Il ne se propose pas
cette privation, sans doute ; — car
le mal n'a par lui-même rien qui sollicite les désirs de la volonté ; — mais
il recherche une satisfaction désordonnée.
De même que la perfection de l'univers exige qu'il y ait des
êtres incorruptibles, elle demande aussi qu'il existe des êtres sujets à la
corruption qui puissent perdre et qui perdent parfois leur bonté.
L'idée du mal consistant précisément dans cette défaillance de
la nature et dans cette privation du bien, il est manifeste que le mal se
trouve dans les choses que Dieu a faites, au même titre que la corruptibilité.
La
nature, l'homme et Dieu même font toujours ce qu'il y a de meilleur pour
l'ensemble de leurs œuvres, mais non ce qu'il y a de meilleur pour chaque
partie, si ce n'est en tant que les parties se rapportent au tout. Or,
l'ensemble de l'univers veut que certaines créatures puissent s'écarter du bien
et s'en écartent en effet avec la permission de Dieu, qui ne s'y oppose pas ;
d'abord, parce que sa providence conserve les natures sans les détruire ;
ensuite, parce qu'il est assez puissant pour tirer le bien du mal. S'il ne
souffrait pas quelques maux dans ses ouvrages, il détruirait beaucoup de biens ;
verrait-on, sans l'injustice et la violence, le zèle des magistrats et la
patience des martyrs ?
« Le mal, a dit saint Augustin, n’existe que dans un
bien. »
La privation du bien constitue le mal, comme la privation de
la vue constitue la cécité. Or, le sujet de la privation est l'être même, qui
est un bien. Donc le mal a pour sujet un bien, c'est-à-dire un être qu'il prive
d'un bien.
Est-ce à
dire que le bien soit le mal et que le bon soit mauvais ? Non, sans doute ;
le mal est l'absence du bien que les êtres devraient avoir.
« Le mal, répond saint Augustin, ne peut détruire la
totalité du bien qui lui sert de sujet. »
Il y a trois sortes de bien : l'un est opposé au mal,
l'autre lui sert de sujet, le troisième est l'aptitude du sujet à l'action.
Le bien qui est opposé au mal est une qualité que le mal peut
détruire complètement ; — la cécité détruit la vue, et les ténèbres la
lumière.
Le bien qui sert de sujet au mal, l'être lui-même, n'est ni
détruit ni diminué par le mal.
L'aptitude de l'être à l'action est diminuée par manière de
relâchement, dans le sens que, subjuguée par des forces nombreuses et rebelles,
elle cède la place à des dispositions contraires. — Observons, cependant,
qu'elle n'est jamais complètement anéantie ; car, quelle que soit la
puissance des forces qui l'envahissent, elle existe toujours dans son principe,
qui est la substance même de l'être.
Mettez,
par exemple, une infinité de corps opaques entre l'atmosphère et le soleil,
vous diminuerez au-delà de toute appréciation la lumière qui nous éclaire ;
mais tant que l'atmosphère, qui est diaphane de sa nature, aura l'existence,
elle conservera la capacité de recevoir la lumière. Eh bien, de même, si vous
augmentez le mal indéfiniment, vous diminuez votre aptitude au bien ; mais
vous ne la détruisez pas radicalement, parce qu'elle tient à la nature même de
notre âme.
Oui, pour ce qui est des choses où la volonté intervient,
parce que, le bien étant l'objet exclusif de la volonté, le mal, son contraire,
existe d'une manière particulière dans les créatures raisonnables, qui ont le
libre arbitre.
Il est certain que le mal qui prive un être de sa forme et de
son intégrité, nous offre l'idée de peine quand nous réfléchissons que tout
ici-bas est soumis à la providence et à la justice divine.
Il est également certain que le mal qui enlève à une opération
volontaire la rectitude qu'elle doit avoir, emporte l'idée de faute ; car
on devient coupable du moment où l'on s'écarte de la droiture dans les actions
dont on est maître.
Voilà comment, dans les choses volontaires, le mal est une peine
ou une faute.
La faute est évidemment un plus grand mal que la peine,
puisque Dieu a établi la peine pour prévenir la faute : le sage choisit
toujours un moindre mal pour en éviter un plus grand. D'abord, la faute rend
l'homme mauvais, et il n'en est pas ainsi de la peine. « Être puni, disait
très-bien saint Denis, n'est pas un mal ; mais mériter la peine en est un. »
Ensuite, Dieu n'est jamais l'auteur de la faute, bien qu'il le soit de la
peine. La faute, qui est opposée à l'accomplissement même de sa volonté et à
son amour, s'attaque directement au bien incréé, et non pas seulement à la
participation qui nous en est faite.
Saint Augustin a dit : « Le mal ne provient que d'un
bien. »
Tout mal a nécessairement une cause quelle qu'elle soit ;
car il est la privation d'un bien que les êtres doivent naturellement avoir, et
il ne se peut pas qu'un être soit privé des conditions que sa nature réclame
sans qu'il ait été jeté hors de sa voie par une cause.
D'un autre côté, le bien seul peut être cause, parce que, pour
être cause, il faut exister. Or, tout ce qui existe est un bien en tant qu'être :
donc, selon l'expression de saint Augustin, le mal ne provient que d'un bien.
Le bien est en quelque façon la cause matérielle du mal, comme
il en est le sujet. Ce bien, cette cause et ce sujet, c'est la créature
raisonnable faisant des actions moralement mauvaises, quand elle ne se soumet
pas à la règle du devoir.
Au fond,
le mal n'a ni cause finale ni cause directe ; il a seulement une cause
indirecte, qui n'est autre que la volonté agissant d'une manière déréglée.
Il est évident que le mal, considéré comme résultant des
défauts d'un agent ou des imperfections d'une action, n'a pas sa cause en Dieu,
qui est la perfection par excellence.
Il n'en est pas de même du mal, qui consiste dans la
destruction ou la punition de certains êtres ; — celui-ci peut venir de Dieu, tant
dans le monde physique, que dans les choses humaines.
Dieu se propose avant tout l'ordre universel, qui exige que
certains êtres puissent perdre et perdent quelquefois leur bonté. En assurant
le bien de l'ordre universel, il produit accidentellement la destruction des
choses. Aussi, lisons-nous dans l'Écriture : « C'est le Seigneur qui
ôte et donne la vie. » (I Rois, ii, 6.) De plus, l'ordre universel
renferme l'ordre de la justice, qui demande la punition des pécheurs, et, sous
ce nouveau rapport, Dieu est l'auteur des maux qui punissent le péché ; il
est l'auteur de la peine, mais non de la faute.
Ce qu'il
y a d'être et d'actualité dans une action mauvaise vient de Dieu ; ce
qu'il y a de défectueux vient de la créature. C'est ainsi que le mouvement du
boiteux provient de sa force motrice, et la claudication du défaut de sa jambe[80].
Il n'existe pas de premier principe du mal, comme il existe un
premier principe du bien, car le premier principe de tous les biens est bon par
son essence, et rien ne saurait être mauvais de cette manière. Nous en savons
maintenant la raison : tout être est bon en tant qu'être, et le mal est
dans un bien comme dans son sujet. D'ailleurs, nous l'avons pareillement
reconnu, le mal provient d'une cause bonne en elle-même, qui le produit d'une
manière indirecte.
Ceux qui
ont admis deux principes, l'un du bien, l'autre du mal, n'arrêtaient leurs
regards que sur des effets particuliers. En voyant, par exemple, que certains
êtres nuisent à d'autres, ils en concluaient que la nature de ces êtres est
mauvaise. Mais en cela ils ne raisonnaient pas mieux que celui qui regarderait
le feu comme mauvais de sa nature, parce qu'il a consumé la chaumière d'un
pauvre artisan. Il est clair que, pour juger de la bonté des choses, il faut
les considérer en elles-mêmes, et surtout dans les rapports qu'elles ont avec
l'ordre universel.
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EXPLICATION.
On considérera d'abord la substance des anges en elle-même (50),
— et dans ses rapports avec les corps (51), les lieux (52), le mouvement local (53).
Secondement, leur intelligence (54), — leur moyen de connaître
(55), — l'objet de leur connaissance (56) (57), et le mode (58).
Troisièmement, leur volonté libre (59), — et l'amour naturel
électif par lequel ils aiment Dieu (60).
Quatrièmement, leur création, où l'on verra qu'ils ont été
créés par Dieu (61), non pas bienheureux, mais heureux (62). — Leur chute (63).
— Leur punition (64).
Remarque. — Si l'on
veut connaître parfaitement les anges, il faut joindre à ce Traité l'étude sur
leur puissance et leur opération dans le gouvernement divin. (V. tab. 9. – 2,106
et suiv.)
On lit dans les Psaumes de David : « Dieu a fait ses
anges des esprits. » (ciii, 4.) — Il y a donc des créatures incorporelles,
et il faut, en effet, qu'il y en ait de telles.
Le but principal que Dieu s'est proposé dans la création du
monde, c'est le bien qui consiste dans la ressemblance de son être. Or, la parfaite
ressemblance d'un effet avec sa cause n'est atteinte que quand l'effet imite la
cause dans la vertu même par laquelle il a été produit : ainsi le froid
résulte du froid. Ce principe admis, puisque Dieu produit les êtres par son
intelligence et par sa volonté, la perfection de l'univers exige qu'il y ait
des créatures intelligentes. Et comme la faculté de comprendre ne saurait être
l'acte d'un corps ni d'aucune vertu corporelle, parce qu'un corps n'existe que
dans tel lieu et dans tel temps, il doit nécessairement exister des créatures
incorporelles. D'ailleurs, si notre intelligence est au-dessus des sens, ne
faut-il pas qu'il y ait des êtres spirituels qu'elle seule peut saisir et
connaître ?
Avicebron, dans son livre intitulé : De la Source de
Vie, s'est efforcé de soutenir que les anges sont composés d'une matière et
d'une forme[81]. — C'est une erreur. Les anges sont tout à la fois
incorporels et immatériels. Il est absolument impossible qu'une substance intellectuelle
soit matérielle. La raison, c'est que l'opération d'un être est conforme au
mode de la substance. Comprendre est un acte immatériel, et, par conséquent, la
substance de toute intelligence est pareillement immatérielle.
Il est vrai que notre esprit ne s'élève pas assez haut pour
saisir la substance angélique dans sa réalité, et qu'il la perçoit conformément
à sa nature comme si elle était composée ; mais c'est ainsi qu'il comprend
Dieu lui-même, et l'on sait bien que les choses composées et distinctes dans
l'idée humaine ne le sont point nécessairement dans la réalité.
Il est écrit : « Mille millions le servaient et dix
mille millions étaient devant lui. » (Dan., vii, 10.)
Le nombre des anges, comparé à celui des créatures
matérielles, le dépasse de beaucoup. « Les armées célestes, dit saint
Denis, sont si considérables qu'elles excèdent la supputation de tout calcul
humain. »
Dieu, se proposant la perfection de l'univers, a dû y
multiplier avec abondance les êtres parfaits. Or, on peut juger de l'abondance
des substances incorporelles par le nombre, comme on juge de celle des corps
par la grandeur. Et si nous voyons que les corps célestes, à raison de leur
perfection, surpassent incomparablement en grandeur les corps corruptibles, — notre
globe est, en effet, peu de chose à côté des sphères célestes, — il est très raisonnable
de penser que les substances immatérielles surpassent, au-delà de toute
comparaison, le nombre des substances matérielles.
Il s'est rencontré des philosophes qui ont prétendu que toutes
les substances spirituelles sont de la même espèce.
Cette opinion est insoutenable. Les divers degrés de la nature
angélique forment autant d'espèces différentes. En effet, pour être de la même
espèce et différer numériquement, il faut qu'il y ait matière et forme dans les
choses car alors elles ont la même forme et diffèrent matériellement ; mais
c'est ce qui n'a pas lieu dans les anges, puisqu'ils n'ont pas de corps. Ils
diffèrent d'espèce suivant les divers degrés de leur nature intellective, par
cela même qu'ils se distinguent numériquement les uns des autres.
« Les substances intellectuelles, observe saint Denis, ont
une vie indéfectible ; elles sont totalement exemptes de la corruption, de
la mort et de la génération. »
Un être ne se corrompt qu'autant que sa forme se sépare de sa
matière. Les anges, qui sont immatériels, sont à l'abri de toute corruption par
leur nature même.
Les anges n'ont point de corps qui leur soient naturellement
unis. Comprendre n'est ni l'acte d'un corps ni l'effet d'une vertu corporelle
quelconque. Par conséquent, l'essence de la substance intellectuelle ne réclame
pas l'union avec un corps.
Il peut se faire, il est vrai, qu'une substance intelligente
ait besoin d'être unie à un corps, et telle est l'âme humaine ; mais
celle-ci est imparfaite dans le genre des intelligences, et, dès qu'on trouve,
dans un genre quelconque, des êtres imparfaits, il y a nécessairement dans ce
même genre quelque chose de parfait. Cela seul suffit pour démontrer qu'il se
rencontre dans la nature intellectuelle des substances parfaites qui n'ont pas
de corps, parce qu'elles n'ont nul besoin d'acquérir leurs connaissances par le
moyen des choses sensibles : ce sont celles-là qui portent le nom d'anges.
Il n'est pas impossible que les anges prennent des corps.
Abraham en vit trois sous une forme humaine. Était-ce de la part du saint
Patriarche une vision imaginaire ? Non ; ces anges furent vus,
non-seulement par lui, mais par toute sa famille, par Loth et par les habitants
de Sodome. L'ange qui apparut à Tobie était vu pareillement de tout le monde,
comme on voit un objet corporel qui est devant soi. Donc, puisque les anges ne
sont pas des corps et qu'ils n'ont pas non plus de corps qui leur soient
naturellement unis, nous devons conclure qu'ils en prennent quelquefois, non
par besoin, mais dans le but de nous faire pressentir la société intellectuelle
que nous formerons un jour avec eux.
On sait
qu'autrefois leurs apparitions figuraient l'incarnation du Verbe. Les corps qu'ils prennent ne leur sont unis ni comme la
matière est unie à la forme, ni comme elle l'est à un simple moteur ; mais
ils sont tels qu'ils représentent le moteur qui les a pris : c'est-à-dire
que, par la vertu divine, les anges se forment des corps propres à représenter
sensiblement leurs propriétés intelligibles. A cet effet, ils condensent l’air,
autant qu'il est nécessaire pour lui donner la forme d'un corps.
Ces corps, qui ne vivent pas, sont incapables de se prêter aux
fonctions réelles de la vie. Mais, par leur moyen, les anges font les actes
communs aux êtres animés et inanimés, tels que parler, marcher. Les bons anges
ne blessent certainement pas la vérité quand ils se montrent ce qu'ils ne sont
pas, des hommes vivants ; car ils ne prennent ces formes que pour désigner
leurs propriétés et leurs actions spirituelles par les propriétés et les
actions des hommes.
Quand ils paraissent prendre de la nourriture, ils ne la
convertissent pas en eux-mêmes ; leurs corps sont tels qu'ils ne sauraient
accomplir cette transformation. L'ange Raphaël dit à Tobie : « Lorsque
j'étais avec vous, il vous semblait que je buvais et que je mangeais ;
mais je me nourris d'une viande invisible et je me sers d'un breuvage qui ne
peut être vu des hommes. » (Tob., xii, 19.)
L'ange est dans un lieu, mais non pas à la manière des corps
qui remplissent un espace par leurs dimensions ; il y est par
l'application de sa puissance, c'est-à-dire par la vertu qu'il y exerce. Les
anges, en un mot, ne sont dans un lieu corporel que par le contact de leur
vertu : il ne faut dire ni qu'ils sont mesurés par les lieux, ni qu'ils
occupent une place dans un continu.
La substance immatérielle qui agit par sa vertu sur une chose
corporelle, la contient sans être contenue par elle. L'ange embrasse plutôt un
lieu qu'il n'y est contenu. Il est dans un lieu à peu près comme l'âme est dans
le corps.
La vertu de l'ange étant finie, elle ne s'étend pas à tout, et
dès-lors elle est limitée à quelque chose de déterminé. Or, puisque l'ange
n'est dans un lieu que par l'application de sa vertu, il n'est ni partout, ni
dans plusieurs lieux, mais dans un seul. Il n'est pas nécessaire, toutefois, de
lui déterminer un lieu indivisible, comme s'il était lui-même un point qui a
toujours une situation. Le lieu qu'il occupe est divisible ou indivisible,
grand ou petit, suivant l'application volontaire qu'il fait de sa vertu à un
corps ou à un lieu plus ou moins étendu : l'objet sur lequel il déploie sa
vertu lui correspond comme un seul lieu.
De même qu'il n'y a pas deux âmes dans le même corps, il n'y a
pas deux anges dans le même lieu.
En examinant les divers genres de causes, on trouve qu'il y en
a toujours une qui sert de cause prochaine à l'effet produit. L'ange qui est
dans un lieu par l'application de sa vertu, le remplit et l'embrasse
immédiatement ; aussi un seul y suffit-il. S'il y en a plusieurs, c'est
qu'ils n'ont pas avec ce lieu les mêmes rapports de causalité.
Si les âmes bienheureuses se meuvent, les anges se meuvent
aussi. Or, c'est un article de foi que l'âme de Jésus-Christ descendit aux
enfers. Les anges bienheureux peuvent donc se mouvoir localement. Mais n'allons
pas croire qu'ils se meuvent d'un mouvement semblable à celui des corps, qui
sont contenus et mesurés par les lieux où ils sont. N'étant ni mesurés ni
contenus par les lieux, mais contenant plutôt les lieux où ils sont, ils ne
subissent pas les lois du mouvement corporel et ne reçoivent point la
continuité de leurs mouvements de l'espace parcouru. Comme ils ne sont dans les
lieux que par le contact de leur vertu, leur mouvement se compose simplement
des divers effets qu'ils exercent sur les lieux. Il en résulte que leur
mouvement est continu ou discontinu, puisqu'ils peuvent, à leur gré, quitter
les divers points d'un lieu successivement, ou bien les quitter simultanément
pour appliquer immédiatement leur activité à un autre lieu.
Le mouvement des anges a ses motifs dans nos besoins : « Tous
les anges, nous dit saint Paul, ne sont-ils pas des serviteurs et des ministres
que Dieu envoie aux héritiers du salut ? »(Héb., c, 14.)
Puisque, dans leur mouvement local, ils ne sont pas soumis aux
mêmes lois que les corps, rien ne les empêche de s'affranchir du mouvement
corporel. Il dépend conséquemment d'eux de traverser les lieux intermédiaires
ou de n'y point passer. C'est pourquoi, s'ils exercent une action continuelle,
ou, en d'autres termes, si leur mouvement est continu, ils passent par tous les
milieux ; mais si leur action n'est pas telle, ils ne les parcourent point
nécessairement.
Quelle
impossibilité voit-on à ce que l'ange agisse, à son gré, sur l'orient et
ensuite sur l'occident, sans agir sur les lieux intermédiaires?
Partout où il y a priorité et postériorité, le mouvement
s'opère dans le temps. On ne peut pas dire que les anges sont dans un lieu
pendant un temps et qu'au dernier instant ils sont ailleurs : il faut
nécessairement admettre qu'ils sont dans le lieu précédent pendant un dernier
instant. Or, où se trouvent deux instants successifs, le temps existe.
Les anges se meuvent dans un temps continu quand leur
mouvement est continu, et dans un temps non continu dès que leur mouvement est
discontinu. Mais, dans ces deux cas, le temps qui les concerne n'est pas celui
qui mesure le mouvement du ciel et des corps ; car ils sont au-dessus du
temps qui sert de mesure à la durée des choses corporelles. La succession de
leurs propres actes, voilà ce qui, pour eux, multiplie les instants.
Il ne faut pas confondre la connaissance des anges avec leur
substance ; car dans toutes les créatures l'action diffère de la nature.
Il n'y a que Dieu, acte pur, qui soit à la fois sa substance et son action.
L'être d'un agent existe au-dedans de lui-même, au lieu que
son action intellectuelle pénètre au dehors. Il n'y a que l'être infini de Dieu
qui soit sa connaissance et son vouloir.
Trois choses en eux sont distinctes : la substance, la
faculté et l'opération.
La puissance d'un être créé se rapporte à ses opérations ;
elle ne se confond jamais avec son essence. La puissance intellectuelle des
anges diffère certainement de leur essence.
Que si on les appelle des esprits,
des intelligences, c'est que leur
connaissance est purement intellectuelle, tandis que celle de l'homme est
partie intellectuelle et partie sensitive.
Non ; la science qui existe naturellement dans leur
entendement est loin d'être acquise comme la nôtre. Leur intelligence n'est
jamais à l'état potentiel par rapport aux vérités naturellement comprises dans
sa sphère ; elle connaît actuellement tout ce qu'il lui est donné de
percevoir : car son objet premier, ce sont les choses intelligibles par
elles-mêmes.
Si donc il y a dans l'ange un intellect agent et un intellect
potentiel, ce n'est ni comme en nous, ni dans le même sens. On abuserait des
termes si on leur donnait ce double intellect[82].
« L'homme, observe saint Grégoire, possède la
sensibilité, qui lui est commune avec les animaux, et l'intelligence, qui lui
est commune avec la nature angélique. »
Quelles autres facultés que l'intelligence et la volonté
peuvent exister dans des substances spirituelles qui ne sont pas naturellement
unies à des corps ?
Il convenait, pour l'ordre de l'univers, que les créatures
intelligentes les plus élevées fussent purement intellectuelles, et non pas
seulement en partie, comme notre âme : Cette prérogative explique et
justifie les noms d'intelligences et
d'esprits que nous donnons aux anges.
On peut
leur attribuer, par analogie, l'expérience, l'imagination et la mémoire ; mais
il est certain qu'ils ne doivent leurs
connaissances, ni à des organes qu'ils n'ont point, ni à une âme sensitive,
dont ils sont exempts.
Les anges ne connaissent pas tout par leur propre substance ;
il faudrait pour cela que leur essence renfermât toutes choses en soi, ce qui
est le privilège exclusif de l'essence divine. Disons, avec saint Denis, qu'ils
sont éclairés par les raisons des choses ; c'est-à-dire que, restreinte à
tel genre et à telle espèce en particulier, leur essence, qui ne comprend pas
toutes choses en soi parce qu'elle n'est pas infinie, ne suffisant point à leur
science, leur intellect a besoin de certaines espèces ou images intelligibles,
d'où elle tire sa perfection pour connaître les choses. L'ange connaît les choses
par certaines espèces ou idées, et non pas seulement par sa propre substance,
qui ne lui en donne qu'une notion générale.
Les espèces intelligibles par lesquelles les anges connaissent, ne proviennent
pas des Gl gtuaigs ; elles leur sont
innées.
Que les âmes humaines soient obligées de compléter leur puissance
intellectuelle par des progrès successifs en empruntant aux choses créées des
espèces ou images intelligibles, cela se conçoit ; finies à un corps,
elles doivent recevoir des corps et par les corps leur perfection
intellectuelle.
Mais les esprits supérieurs, les anges, dégagés de tout corps,
affranchis de toute matière, trouvent leur perfection intellectuelle dans leur
constitution même. Ils ont reçu, au moment de leur création, les espèces
intelligibles de toutes les choses qu'ils peuvent connaître par leurs facultés
naturelles.
Dieu, qui possède les types exemplaires de tous les êtres, en
a déposé, dès le principe, les similitudes dans l'intelligence des anges.
Les anges supérieurs connaissent les choses par des espèces
intelligibles plus générales que celles des anges inférieurs.
La supériorité des intelligences existe en raison de ce
qu'elles se rapprochent davantage de Dieu, qui voit tout dans l'unité de sa
propre essence. Si donc les êtres que Dieu connaît par un seul moyen, les
intelligences inférieures les connaissent par plusieurs, il faut que plus un
ange est supérieur, plus il puisse connaître par un petit nombre d'espèces
l'universalité des choses ; il a reçu, conséquemment des formes intelligibles
plus générales pour embrasser un plus grand nombre d'objets.
Nous avons parmi nous un exemple de cette vérité. Il y a des
hommes qui sont plus intelligents que d'autres. D'où leur vient cette
supériorité, sinon de ce que leur entendement saisit un plus grand nombre de
choses par une seule idée ?
« L'ange, répond saint Augustin, se connaît par sa
substance. »
Pour connaître un objet, il suffit que son espèce ou image
soit présente actuellement dans l'intelligence. Qu'importe que la substance
soit inhérente à l'intelligence elle-même, ou qu'elle subsiste en-dehors d'elle ?
L'ange, qui est une substance, une forme intelligible, peut
donc se connaître par sa substance.
Ils se connaissent les uns les autres par les espèces innées
qui représentent tous les êtres dans leur intelligence.
Dès l'origine, ils ont reçu les types de tous les êtres
spirituels ou matériels qui ont été créés, et ils connaissent toutes les choses
par ces espèces mêmes. Si, aujourd'hui, il plaisait à Dieu de créer un nouvel
être, à l'instant même ils recevraient une espèce intelligible qui serait la
représentation de ce nouveau venu.
L'Apôtre a dit des païens : « Ils ont connu ce qui
se peut découvrir de Dieu. » (Rom., i, 49.) Pourquoi les anges, dont
l'intelligence est plus élevée que celle des hommes, ne connaîtraient-ils pas
Dieu par leurs facultés naturelles, lorsque cette connaissance n'a pas même été
refusée aux païens ?
Les anges ont donc quelque connaissance de Dieu par leurs
lumières naturelles. — Mais quelle est cette connaissance ?
Ils ne le connaissent pas naturellement par l'essence divine
elle-même. Aucune créature ne peut naturellement le percevoir de cette manière.
Ils en ont la connaissance par la présence de son image ou de sa similitude qui
est dans leur intelligence, comme l'œil voit la pierre par l'image qui la
représente ; de sorte que c'est par leur propre essence qu'ils le
connaissent. Cela ne veut pas dire qu'ils voient dans leur être l'essence de
Dieu : aucune image créée ne suffit pour la représenter ; mais, au
lieu que nous connaissons Dieu par son image qui se reflète dans la création,
la nature angélique est pour les anges une sorte de miroir qui leur offre
l'image de Dieu[83].
Une puissance supérieure peut sans doute ce que peut la
puissance inférieure : or, l'intelligence humaine connaît les choses
matérielles ; donc les esprits angéliques, qui nous sont supérieurs, les
connaissent encore mieux. — Mais comment les connaissent-ils ?
Les espèces intelligibles qui découlent de Dieu, en qui tout
préexiste suréminemment et d'une manière conforme à sa simplicité, font en
quelque sorte préexister tous les êtres dans leur intelligence : ils
connaissent, par ces espèces, les choses matérielles, comme Dieu les connaît
par son essence ; ou plutôt ils les connaissent par des espèces
intelligibles qui sont gravées dans leur nature, de même que nous les
connaissons nous-mêmes par des espèces rendues intelligibles au moyen de
l'abstraction.
Nul ne peut garder ce qu'il ne connaît pas. Or, selon le
Psalmiste, « Dieu a commandé à ses anges de nous garder dans toutes nos
voies. » (Ps., xci, 4.) Les anges connaissent donc les choses
individuelles.
La foi catholique enseigne qu'ils administrent le monde d'ici-bas.
« Ils sont tous chargés d'un ministère, écrivait l'Apôtre aux Hébreux. (i,
14.) S'ils n'avaient pas la connaissance des choses particulières, comment
pourraient-ils régler et gouverner les affaires de la terre ? De là ces
paroles de l'Ecclésiaste : « Ne dites point devant votre ange : Il
n'y a pas de Providence. » (v, 5.)
Mais comment les anges connaissent-ils les individus ?
Dieu a produit dans leur esprit les espèces intelligibles de tout ce qu'il a
créé. Or, de même qu'il est lui-même la cause et la similitude de toutes les
choses par son essence et qu'il les connaît toutes par elle, les anges les
connaissent par les espèces qu'il a imprimées en eux. Ces espèces sont comme
des représentations multiples de la divine essence, qui est une et simple.
Les événements futurs peuvent être connus de deux manières :
premièrement, dans leur cause ; secondement, par eux-mêmes.
Les événements futurs, disons-nous, peuvent être connus dans
leur cause. Ceux qui en proviennent nécessairement sont prédits, à l'avance, de
science certaine : nous savons, par exemple, que le soleil se lèvera demain.
Ceux qui en proviennent ordinairement, mais non pas toujours, on les connaît
seulement par conjecture, comme le médecin prévoit la guérison de son malade.
Les anges, qui ont, comme nous, ce moyen de connaître l'avenir, nous surpassent
en cela, parce qu'ils ont une connaissance plus claire et plus générale des
causes : plus un médecin est éclairé, plus il voit les causes, et mieux
aussi il pronostique sûrement les phases diverses d'une maladie. Pour ce qui
est des événements qui sortent rarement de leurs causes, personne ne les
connaît d'avance : telles sont les choses fortuites et contingentes.
En second lieu, les événements futurs peuvent être connus en
eux-mêmes. Mais il n'y a que Dieu qui ait cette connaissance : lui seul
les saisit immédiatement dans l'avenir, parce que lui seul voit tout dans son
éternité, qui, par sa simplicité même, correspond à tous les temps et les
enferme. D'un seul de ses regards il embrasse comme présent tout ce qui se fait
dans les siècles, et voit les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes :
ni l'ange, ni l'homme n'ont ce pouvoir.
Les hommes ne connaissent les événements futurs que par leur
cause ou par une révélation de Dieu : les anges les découvrent avec plus
de subtilité que nous.
« Le cœur de l'homme est trompeur et impénétrable qui le
connaîtra ? » (Jér., xvii, 9.)
De même que le médecin aperçoit dans le battement du pouls
certaines affections morales, les anges connaissent nos pensées par les signes
qui les révèlent, et avec une pénétration incomparablement supérieure à la
nôtre ; car ils savent saisir les modifications intimes que les corps
subissent, pour découvrir ce qui est au fond des âmes. Mais il est réservé à
Dieu seul de connaître les pensées en tant qu'elles sont dans l'intelligence,
et les affections en tant qu'elles restent dans la volonté. Aussi saint Paul
nous assure-t-il que « personne ne sait ce qui est dans l'homme, sinon
l'esprit de l'homme qui est en lui. » (1 Cor., ii, 11.) C'est pourquoi,
les choses qui ne dépendent que de la volonté ou qui n'existent que dans
l'intelligence ne sont connues que de Dieu. La raison en est que la volonté de
la créature raisonnable ne relève que du souverain Être, qui seul peut agir
immédiatement sur elle. Il en est de même de l'intelligence. Ces facultés ne
sont soumises ni au corps, ni à l'imagination, ni à l'appétit sensitif ;
elles se servent de diverses manières, au contraire, de ces facultés
subalternes.
Les anges ont une double connaissance : la connaissance
naturelle et la connaissance surnaturelle. Ils ne connaissent pas par leurs
lumières naturelles les mystères de la grâce, qui dépendent seulement de la
volonté de Dieu ; car, ne pouvant pénétrer, comme nous l'avons vu, les
pensées libres d'un autre être, ils peuvent encore moins découvrir les choses
qui relèvent uniquement de la volonté divine. C'est là le raisonnement que fait
saint Paul : « Qui des hommes sait, dit-il, ce qui est de l'homme, si
ce n'est l'esprit de l'homme, qui est en lui ? De même ce qui est de Dieu,
nul ne le sait, que l'esprit de Dieu. » (I Cor., ii, 11.)
Mais les anges ont une autre connaissance qui les rend
bienheureux, et par laquelle ils voient le Verbe et les choses dans le Verbe.
Au moyen de celle-là, ils connaissent les mystères de la grâce ; je ne dis
pas tous les mystères, mais ceux qu'il a plu à Dieu de leur révéler, selon
cette parole : « Dieu nous a révélé ces mystères par son esprit. »
(I Cor., ii, 10.) Ce qui a lieu de telle façon que les anges supérieurs, qui
contemplent avec plus de pénétration la divine Sagesse, connaissent, par cela
même, des mystères plus hauts et plus nombreux, qu'ils révèlent aux anges
inférieurs; en les illuminant. Quelques mystères ont été connus d'eux dès le
principe. D'autres leur ont été révélés plus tard, suivant le temps marqué pour
l'exercice de leurs fonctions ; car, « Serviteurs du Christ, ils sont
envoyés, dit l'Apôtre, en faveur de ceux qui doivent être héritiers du salut. »
(Hébr.,i,14.) C'est ainsi que le mystère de l'Incarnation leur fut révélé d'une
manière générale dès le commencement de leur béatitude, parce qu'il forme comme
le premier objet auquel se rapportent et d'où partent toutes leurs fonctions.
Plus tard, ils apprirent d'en-haut ce qui a été révélé aux Prophètes touchant
ce grand mystère ; ils en ont même connu certaines particularités que les
Prophètes ont pu ignorer, comme le dernier des Prophètes a pu avoir des
lumières que n'avaient pas eues les autres.
L'intelligence peut être en puissance de deux manières :
avant la science, quand elle n'a pas encore trouvé une vérité ; après la
science, dès qu’elle ne considère pas cette vérité[84].
Les anges, dans le premier sens, ne sont jamais en puissance
pour les choses qu'ils connaissent naturellement : leur capacité de
connaître est comblée par leurs espèces innées. Avant d'avoir la science, ils
ne peuvent être en puissance que par rapport aux vérités qu'ils connaissent par
révélation, semblables aux astres qui attendent leur lumière du soleil. De la
seconde manière, l'intelligence angélique peut être en puissance par rapport
aux choses qu'elle connaît naturellement, car elle ne les considère pas
toujours : il n'y a qu'à l'égard du Verbe, qui fait sa béatitude et
qu'elle contemple incessamment, qu'elle n'est jamais en puissance.
Que les anges puissent comprendre beaucoup de choses à la
fois, c'est une vérité dont il est facile de se convaincre en considérant que
les connaissances qu'ils puisent dans le Verbe leur arrivent par l'image de
l'essence divine, c'est-à-dire par une seule espèce intelligible. Nous-mêmes, quand
nous serons dans la Gloire, nous embrasserons d'un coup d'œil tous les objets
de nos connaissances. Toutefois, pour ce qui est de la connaissance qu'ils
tirent des espèces inhérentes à leur propre nature, quoiqu'ils connaissent à la
fois toutes les choses que la même espèce représente, ils ne connaissent que
séparément, et les unes après les autres, celles qui ne sont représentées que
par plusieurs espèces.
L'intelligence humaine acquiert sa perfection en discourant,
c'est-à-dire en allant du connu à l'inconnu ; mais si, dès qu'elle connaît
un principe, elle connaissait en même temps toutes les conséquences qu'il
renferme, elle n'aurait pas besoin de raisonner. Or, c'est précisément ce qui a
lieu dans les anges, qui voient sur-le-champ toutes les vérités particulières
renfermées dans les idées générales dont ils portent l'empreinte dans leur
essence : aussi les appelle-t-on des créatures
intelligentes, tandis que nous recevons le nom de créatures raisonnables, qualificatif qui accuse la faiblesse de
notre esprit, puisque si nous avions la plénitude de la lumière intellectuelle
comme eux, nous comprendrions immédiatement, à la première vue, toutes les
vérités que renferment les principes et toutes les conséquences que la raison
en peut déduire.
Doués d'une intelligence parfaite, étant eux-mêmes un miroir
pur et limpide, ils discernent du même coup d'œil tous les attributs qui conviennent
ou qui répugnent à un sujet, sans avoir besoin d'assembler et de diviser les
idées. Sans doute ils n'ignorent pas la composition et la division de nos
propositions, pas plus que l'art du syllogisme ; mais, pour leur
intelligence, le composé est simple ; le mobile, immuable ; le
matériel, immatériel : ainsi se réfléchissent les choses dans leur
entendement.
Comme notre intelligence ne se trompe point sur la nature
simple des choses, et que, si elle est sujette à l'erreur, ce n'est que dans le
travail de composition et de division, les anges, qui ne procèdent ni par
composition ni par division, ne sont pas conduits à l'erreur directement ;
mais, la nature des êtres n'indiquant pas les modifications qu'ils peuvent subir
sous l'action de la Divinité, il arrive que les mauvais se trompent sur ce qui
a rapport aux faits surnaturels, à l'égard desquels ils nient la puissance de
Dieu.
Par la connaissance matutinale, saint Augustin entend celle
qui voit les choses comme elles sont dans le Verbe, principe primordial de tout
être : et, par la connaissance vespertinale, il désigne celle qui perçoit
les choses telles qu'elles sont dans leur nature propre. L'être des choses, en
effet, découle du Verbe, comme d'un certain principe primordial, par une sorte
de procession qui vient aboutir et se terminer à l'être que les choses ont dans
leur propre nature. Ces deux sortes de connaissance, dont l'une correspond au
matin qui est le principe du jour, l'autre au soir qui en est le terme, se
trouvent dans les bons anges.
Il y a une grande différence entre connaître les choses dans
le Verbe et les connaître dans leur propre nature ; aussi n'est-ce pas
sans raison que l'on compare l'une au matin, l'autre au soir. Pour les bons
anges, il faut convenir que ces deux sortes de connaissances diffèrent assez
peu ; car, par la vue du Verbe, ils connaissent tout à la fois et l'être que
les choses ont en lui et l'être qu'elles ont en elles-mêmes, de même que Dieu,
en voyant son essence, voit ces choses telles qu'elles sont en elles-mêmes.
Mais, quand la connaissance vespertinale a pour terme les choses vues en
elles-mêmes par les espèces innées qui sont naturelles aux anges, elle diffère
essentiellement de la première. Elle ne lui est pas opposée, sans doute ; mais
elle lui est très-inférieure.
Il n'est pas douteux que les anges aient la volonté. Tous les
êtres inclinent au bien selon leur nature : les uns, comme les plantes,
par une inclination purement naturelle qui s'appelle appétit naturel. D'autres y tendent avec une certaine connaissance,
et leur inclination se nomme appétit
sensitif. D'autres enfin aspirent au bien universel même avec la
connaissance propre à l'intelligence, et non plus seulement sous la direction
de quelqu'un ou uniquement par l'attrait d'un bien particulier : leur
inclination porte le nom de volonté.
Puisque les anges connaissent par leur intelligence le bien universel, il est
évident qu'ils ont la volonté.
Il ne faut pas confondre la volonté des anges avec leur
intelligence.
D'abord leur intelligence connaît le bien et le mal, tandis
que la volonté des bons anges n'a pour objet que le bien : ces deux
facultés, chez les anges, diffèrent donc l'une de l'autre.
Ensuite, l'intelligence attire à elle l'objet extérieur ;
la volonté se porte, au contraire, vers lui. Or, la faculté qui reçoit en elle
les choses extérieures est nécessairement autre que la faculté qui sort en
quelque sorte de son être pour se porter vers les objets du dehors. Donc, dans
l'ange, ainsi que dans toute créature, la volonté se distingue de
l'intelligence.
Le libre arbitre fait la dignité de l'homme : les anges
surpassent l'homme en dignité ; donc ils ont le libre arbitre.
Il y a des êtres qui n'ont aucun libre arbitre ; ceux-là
agissent sous l'action et l'impulsion des autres, comme la flèche qui est
conduite à un but par la main de l'archer. Il en est d'autres qui agissent avec
spontanéité, mais non avec liberté : tels sont les animaux irraisonnables.
La brebis fuit le loup par un certain jugement qui le lui montre comme nuisible ;
mais ce jugement n'est pas libre, il est imposé par la nature. Les êtres doués
d'intelligence agissent seuls avec le libre arbitre, car seuls ils connaissent
la nature générale du bien, par laquelle ils peuvent juger que telle chose est
meilleure que telle autre. Le libre arbitre accompagne l'intelligence : il
est, conséquemment, dans les anges, plus excellemment que dans les hommes, dont
l'intelligence est moins parfaite.
La faculté irascible et la faculté concupiscible sont dans la
partie sensitive de l'âme. Les anges n'ont pas cette partie de notre nature ;
ainsi, ils n'ont ni la puissance irascible ni la puissance concupiscible.
L'appétit intellectif dont ils jouissent ne peut se diviser en faculté
irascible ni en faculté concupiscible : l'appétit sensitif souffre seul
cette division. Leur appétit intellectif reste donc indivisé sous le nom de
volonté. On n'attribue la colère et la concupiscence aux démons que dans un
sens figuré. — Les anges n'ont point de passion. La tempérance et la force
signifient, dans les bons, la conformité de leur volonté à la loi divine et
leur fermeté à exécuter les ordres de Dieu. Tout se fait chez eux par la
volonté, et non au moyen de la puissance irascible ou de la puissance
concupiscible.
Tous les êtres ont une certaine inclination que l'on appelle
appétit naturel ou amour ; mais ils possèdent diversement cet amour, selon
leur mode d'existence. Pour la nature intelligente, cette inclination naturelle
est dans la volonté ; pour la nature sensitive, elle est dans les sens ;
pour la nature privée de connaissance, elle est dans le rapport des êtres.
Puisque les anges ont une nature intelligente, ils ont un amour naturel dans
leur volonté même.
L'amour du bien qu'un être veut comme sa fin, est l'amour
naturel. L'amour dérivant de celui-là, par lequel on veut un bien à cause de la
fin, comme moyen d'y parvenir, c'est l'amour électif. De même que la volonté
des hommes se porte naturellement vers le bonheur, les anges se portent vers la
fin dernière ; puis, comme nous, ils se portent vers les biens
particuliers, en vue de la fin, par leur amour d'élection. Les objets bons en
eux-mêmes sont naturellement aimés par eux, et ceux qui ne sont bons que par
leur rapport avec une fin, sont recherchés d'un amour électif. C'est pourquoi
ils ont tout à la fois un amour naturel et un amour électif qui en dérive. Plus
loin nous parlerons de leurs qualités surnaturelles (q. 62) ; nous les
passons sous silence pour le moment.
Il n'y a pas d'être qui ne cherche par inclination naturelle
ce qui lui est bon. L'ange, comme l'homme, recherche son bien, et c'est ce qui
s'appelle s'aimer soi-même. Lorsqu'il désire son bien par l'impulsion de sa
nature, il s'aime d'un amour naturel : désire-t-il tel ou tel bien par
élection, il s'aime d'un amour électif.
Tous les êtres aiment d'amour naturel ce qui est un avec eux
par union de nature, et ils aiment d'une autre manière ce qui est un avec eux
par une autre union. L'homme, qui aime son concitoyen d'un amour patriotique,
aime son frère d'un amour naturel. Or, ce qui est un avec un être par le genre
ou l'espèce est un par union de nature ; aussi tout être aime-t-il
naturellement ce qui est un avec lui dans l'espèce, parce qu'il aime son
espèce. D'après cela, nous devons dire qu'un ange aime les autres anges d'un
amour naturel en tant qu'il est uni avec eux par l'union de nature, mais qu'il
ne les aime pas de ce même amour dans les choses qui forment une autre union ou
qui constituent une différence quelconque entre lui et eux.
Les
mauvais anges aiment naturellement les bons anges en tant qu'ils partagent leur
nature ; mais ils les détestent en tant que la justice et l'injustice
forment entre eux une différence.
Les inclinations naturelles des êtres privés de raison nous
révèlent les inclinations naturelles des êtres intelligents. Or, dans la nature
entière, toutes les choses inclinent vers l'être dont elles dépendent plus que
vers elles-mêmes : — la partie s'expose naturellement pour la conservation
du tout ; — la main reçoit instinctivement le coup pour préserver le corps ;
— le bon citoyen affronte la mort pour sauver son pays. II est évident que,
dans ce qui est pratiqué universellement par les êtres, on doit voir une
inclination naturelle propre à chacun d'eux. Dieu, le souverain bien, contenant
le bien des êtres particuliers, tels que l'ange et l'homme auxquels il a donné
l'être, ceux-ci doivent l'aimer naturellement plus qu'ils ne s'aiment
eux-mêmes. En effet, si on disait que l'ange et l'homme s'aiment eux-mêmes d'un
amour naturel plus que Dieu, il s'ensuivrait que l'amour naturel serait un
amour dépravé que la charité devrait détruire, au lieu de le perfectionner, ce
qui est faux.
En conséquence, les anges, comme tous les êtres, aiment
naturellement Dieu plus qu'eux-mêmes. Ils l'aiment d'un amour naturel comme le
bien suprême d'où dépend tout bien naturel. Ailleurs, nous verrons que les bons
l'aiment d'un amour de charité comme le bien qui confère la béatitude.
Si l'on
dit que les mauvais anges haïssent Dieu, il faut entendre que, comme tous les
êtres, ils l'aiment naturellement plus qu'eux-mêmes en tant qu'il est le
souverain bien des créatures, mais qu'ils détestent certains effets divins qui
contrarient leur volonté.
Tous les anges ont une cause qui leur a donné l'être, et cette
cause, c'est Dieu même. Aussi le Psalmiste, après avoir dit : « Anges,
louez le Seigneur, » (cxxiv, 2, 4) a-t-il ajouté : « Dieu a dit
et tout a été fait. »
De même que tout objet enflammé a participé à l'action du feu,
tout ce qui n'a pas l'être par soi a pour cause l'Être qui existe par essence.
Dieu seul existe par soi ; tous les autres êtres existent par
participation. En conséquence, les anges ont été créés par Dieu.
Quand
l'ont-ils été ? Dans l'opinion de saint Augustin, ils sont désignés par
Moïse sous les mots ciel ou lumière. Mais on peut croire aussi que
Moïse a omis d'en faire mention, de peur d'exposer un peuple grossier à tomber
dans l'idolâtrie, dont il voulait tout particulièrement le détourner.
Il n'y a que Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui
soit éternel. La foi catholique enseigne positivement que Dieu a tiré tous les
êtres du néant, qu'il a tout créé dans le principe, et que les êtres n'étaient
rien avant leur création. La volonté divine n'étant pas nécessitée à l'égard
des anges, ils sont sortis du néant lorsque Dieu l'a voulu.
Il y a deux sentiments sur ce point.
Il est permis de penser, avec saint Grégoire de Nazianze, que
les anges ont été créés avant le monde corporel, et tel est, en effet, le
sentiment des Docteurs grecs. Mais l'opinion contraire paraît plus probable,
savoir, qu'ils l'ont été simultanément avec les êtres corporels. Il est dit
dans la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »
(Gen.,1,1.) Ces paroles seraient-elles vraies, si Dieu eût créé quelque chose
auparavant ? De plus, si les anges font partie de l'univers aussi bien que
les corps, s'ils entrent dans la constitution d'un seul et même monde où les
relations réciproques contribuent au bien et à la perfection de l'ensemble,
est-il à croire que Dieu, dont les œuvres sont parfaites, comme nous l'apprend
le Deutéronome (xxxii, 4), les ait créés séparément et à part, avant les autres
créatures ?
Il paraît convenable que les anges aient été créés dans la
plus haute des sphères : appelez-la ciel empyrée, ciel suprême, ciel de feu ou cieux des cieux, peu importe. En effet, les corps et les esprits ne
formant qu'un seul univers, et les esprits ayant été créés pour être mis en
rapport avec le monde matériel, les anges ont dû être créés dans un lieu élevé,
d'où ils pussent présider à l'ordre inférieur tout entier. Aussi saint Isidore
dit-il que le ciel le plus élevé est celui des anges.
Dieu a créé les anges dans un lieu corporel, pour marquer
qu'ils sont en rapport avec les êtres corporels, et que leur vertu atteint les
corps.
Quand l'ange prévaricateur disait : « Je monterai au
ciel, » il parlait du ciel qu'habite la Sainte-Trinité.
Les anges ont été créés heureux,
mais non pas bienheureux ; car
ils n'ont pas été affermis dans le bien par leur création : la chute de
quelques-uns d'entre eux le prouve suffisamment. La béatitude surnaturelle
était la fin de leur création ; elle ne leur appartenait pas de droit :
aussi ne l'ont-ils pas possédée dès le principe. Ils ne devaient en jouir
qu'après l'avoir méritée. Ils eurent, à la vérité, dès le premier instant de
leur existence, la perfection de leur nature ; mais ils n'eurent pas la
perfection dernière, à laquelle ils devaient parvenir par le bon usage de leur
libre arbitre. Si, aussitôt qu'ils furent créés, ils possédèrent la
connaissance naturelle du Verbe, ils ne reçurent du moins celle qui est l'effet
de la gloire, la connaissance matutinale, qu'après avoir obtenu l'éternelle
félicité en se tournant vers le souverain bien.
Pour se porter vers Dieu considéré comme objet de leur
béatitude, les anges ont eu besoin de la grâce divine ; il n'y a que la
grâce qui conduise à la vie éternelle, comme le marque l'Apôtre dans ces
paroles : « La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle. » (Rom.,
vi, 23.) La vision intuitive ou la béatitude, dépassant, en effet, la portée
naturelle des intelligences créées, il n'en est aucune dont la volonté puisse
l'atteindre sans être aidée par le principe surnaturel que nous appelons la
grâce.
Il y a controverse sur ce point ; mais le sentiment le
plus probable et le plus conforme à l'enseignement des saints Docteurs est
qu'ils ont été créés avec la grâce sanctifiante.
Nous voyons, en effet, que tous les êtres produits par la
divine Providence dans le cours des siècles, les arbres, les animaux et les
autres créatures matérielles, ont d'abord existé dans leurs raisons séminales.
Or, ce que les raisons séminales sont aux effets naturels, la grâce
sanctifiante semble l'être à la béatitude suprême : aussi saint Jean
l'appelle-t-il la semence de Dieu.
Les choses corporelles ayant donc reçu dans leur création les raisons séminales
de tous leurs effets naturels, il est vraisemblable que les anges ont reçu
primitivement aussi la grâce sanctifiante dont ils ont pu, à leur gré, faire un
bon ou un mauvais usage.
Tout être parvient à sa fin dernière par l'opération. Or, une
opération peut être cause efficiente ou cause méritoire : elle est cause
efficiente quand la fin n'est point au-dessus de la vertu qui agit pour
l'atteindre ; elle est cause méritoire quand la fin dépasse la vertu qui
la poursuit, et alors la fin est accordée comme don. La béatitude dernière
dépassant tout à la fois la nature angélique et la nature humaine, les anges,
aussi bien que l'homme, ont dû mériter leur béatitude.
Les théologiens qui admettent que les anges ont été créés dans
la grâce expliquent sans peine leur mérite, dont ils trouvent le principe dans
la vertu divine. Ceux, au contraire, qui prétendent que les anges ont eu la
béatitude avant la grâce rencontrent des difficultés insurmontables.
Pour nous, qui sommes de l'avis des premiers, nous disons que
les anges ont eu, avant d'être bienheureux, la grâce sanctifiante, par laquelle
ils ont mérité la béatitude en s'attachant à Dieu dans la charité.
Nous répondons affirmativement. Les anges ont joui de la
béatitude immédiatement après leur premier acte
de charité. En voici la raison. La grâce
perfectionne les êtres conformément à leur nature. Or, telle est la nature
angélique qu'elle acquiert sa perfection instantanément et non pas successivement.
De même que, dans l'ordre de la nature, les anges sont arrivés immédiatement à
leur perfection naturelle ; de même, dans l'ordre de la grâce, ils ont dû
parvenir à la béatitude immédiatement après l'avoir méritée. Que si l'homme
lui-même peut la mériter par un seul acte de charité, les anges, à plus forte
raison, l'ont pu eux-mêmes. Il suit de ces principes qu'ils ont été bienheureux
dès leur premier acte formé par la charité.
« Les anges qui, dans l'ordre naturel, ont reçu de leur Créateur,
dit le Maître des Sentences[85], une substance plus parfaite, une intelligence plus vive,
plus pénétrante, ont aussi reçu, dans l'ordre surnaturel, des dons de gloire
plus élevés. »
On peut en apporter deux raisons. La première se prend de
Dieu, qui, par sa sagesse, a établi, au moment de la création, différents
degrés dans la nature angélique. Quand on voit un ouvrier tailler et polir une
pierre avec soin, on juge de suite qu'il la destine à une place d'honneur dans
l'édifice qu'il construit : n'est-il pas clair, de même, que Dieu, en
conférant à un ange une nature plus excellente, le destinait aux dons les plus
riches de la grâce et aux plus vives splendeurs de la gloire ? — La
seconde raison se trouve dans l'ange même. Celui qui avait le plus de grandeur
et de perfection dans sa nature a dû se tourner vers Dieu avec plus de force et
d'efficacité : cela se voit aussi dans l'homme, à qui la grâce et la
gloire sont données en proportion de sa conversion. Il est donc rationnel de
dire que plus les anges avaient reçu de perfections naturelles, plus ils ont
reçu de grâce et de gloire.
En principe, tant que la nature subsiste, son opération
subsiste. Or, la béatitude n'enlève pas la nature, puisqu'elle en est la
perfection. Donc elle ne détruit pas la connaissance et l'amour naturels. Cela
se conçoit d'autant plus aisément que la nature, comparée à la béatitude, est
en quelque sorte l'unité comparée au nombre deux ;
car la béatitude s'ajoute à la nature. Comme donc l'unité est renfermée dans
le, nombre deux, ainsi la nature
existe dans la béatitude, et, dès lors, la béatitude en renferme les actes. Qui
empêche, en effet, que l'on ne connaisse une chose par deux moyens à la fois,
par la connaissance naturelle et par la connaissance glorifiée ?
La
connaissance naturelle est, pour les anges, la connaissance de Dieu par leur
propre essence ; la connaissance glorifiée, c'est la connaissance de Dieu
par l'essence infinie elle-même.
Non. La béatitude, c'est la vision de l'essence divine, et
l'essence divine est l'essence même du bien. L'ange qui la voit est à son égard
comme est l'homme sur la terre relativement à l'idée générale du bien. Nous ne
pouvons rien vouloir ni rien faire que dans la vue d'un bien quelconque, ni
nous éloigner du bien en tant que bien. L'ange, dans la béatitude, ne peut
ainsi ni rien faire ni rien vouloir que par rapport à Dieu, et dès lors il ne
peut pécher.
On ne mérite que dans la voie de l'épreuve et du combat. Les
anges sont au terme de la carrière et non plus dans la voie. Donc ils ne
sauraient mériter aucune augmentation de béatitude. En effet, c'est Dieu qui
conduit à la béatitude : or, dans tout mouvement, le moteur porte son
intention sur un point déterminé où il veut conduire le mobile. Lors donc que
la créature raisonnable est parvenue au degré de béatitude déterminé par la
prédestination divine, elle ne peut plus s'élever à un point supérieur.
La
charité parfaite du ciel n'offre plus l'idée du mérite ;.elle présente plutôt
celle de la perfection renfermée dans la récompense. Les joies quelle procure,
par exemple ; celles qui résultent de la conversion des pécheurs par suite
du ministère que remplissent les anges, sont un fruit de la béatitude plutôt
que du mérite.
« Dieu a trouvé la perversité dans ses anges. » (Job.,iv,18.)
La volonté divine est seule exempte de pécher, parce que, ne
se rapportant pas à une fin plus élevée qu'elle, elle est la règle même de ses
actes. Si la main de l'artisan était la règle de l'entaille qu'elle fait, le
bois serait toujours bien coupé. Mais si l'entaille doit être appréciée d'après
une autre règle, elle pourra être, juste ou ne l'être pas, et le bois sera bien
ou mal taillé. Or, comme la volonté des créatures n'est droite que par sa
conformité à la volonté de Dieu et qu'elle n'est pas sa propre règle à
elle-même, toutes les créatures raisonnables sont par leur nature sujettes à
pécher, le péché consistant à s'écarter de la rectitude qu'un acte doit avoir.
La volonté de l'ange, prise dans sa condition naturelle, a donc pu faillir,
comme celle des autres créatures, en ne se conformant pas à la volonté de Dieu,
qui est la fin dernière.
Remarquez
ces mots prise dans sa condition
naturelle, car on vient de voir, question précédente, que les anges qui
contemplent l'essence divine ne peuvent plus pécher. Ils n'ont pas été créés
dans la gloire ; ils ont dû la mériter, et c'est alors qu'ils pouvaient pécher.
Les mauvais péchèrent en recherchant leur bien propre, sans tenir compte de la
volonté de Dieu.
« Le démon, dit saint Augustin, n'est ni fornicateur, ni
ivrogne, ni livré à d'autres vices semblables ; mais il est superbe et
envieux. »
Les anges mauvais peuvent être accusés de toutes sortes de
péchés, puisqu'ils excitent à tous les vices ; mais, au point de vue de
l'affection, ils ne peuvent commettre que les péchés propres aux êtres
spirituels, qui ne sont affectés que par les biens de l'ordre spirituel. Or,
dans l'affection aux biens spirituels, le péché ne se conçoit que par
l'insoumission à la règle du supérieur, dont on ne veut pas reconnaître
l'autorité ; de là l'orgueil.
L'orgueil, voilà donc le premier péché des mauvais anges.
L'orgueil enfante l'envie. Ils s'affligèrent bientôt du bien de l'homme, et
même de la supériorité de Dieu, qui les fit servir à sa gloire. Maintenant
encore ils se réjouissent des péchés qui détruisent notre bonheur.
L'orgueil
et l'envie donnent lieu, dans les démons, à beaucoup d'autres vices. Mais comme
péchés spirituels, ceux-là leur sont propres.
L'ange a péché par le désir d'être comme Dieu ; mais
cette expression présente deux sens : on peut l'entendre de l'égalité ou
de la ressemblance. Croire que le démon a voulu s'égaler à Dieu, ce serait une
erreur. Il savait par ses lumières naturelles que la créature ne saurait être
égale à Dieu. Ce désir, d'ailleurs, eût été contraire à l'inclination naturelle
par laquelle tout être veut sa conservation et non sa transformation en un
autre être.
Satan n'a donc pas voulu être l'égal de Dieu ; mais il a
désiré être comme Dieu, semblable à Dieu, ce qui est bien
différent. Voici, en effet, le langage que le prophète Isaïe lui fait tenir :
« Je monterai au ciel et je serai semblable au Très-Haut. » (xiv,
13.)
On demandera sans doute si c'est un mal que de désirer d'être
semblable à Dieu. Il faut distinguer. Ce désir est un bien dès que l'on veut
tenir cette ressemblance de Dieu même, en se renfermant dans les limites
légitimes ; mais il est un mal quand il est déréglé. Ainsi, par exemple,
vouloir s'arroger la puissance de créer, qui dépasse infiniment les facultés de
toute créature, ce serait un mal ; car la création est le propre de Dieu.
Le démon a voulu être semblable à Dieu, soit que, renonçant à
la béatitude surnaturelle qui lui était offerte, il ait choisi pour sa fin
dernière ce qu'il pouvait obtenir par ses puissances naturelles ; soit
que, désirant comme fin dernière la ressemblance avec Dieu au moyen de la
béatitude, il ait voulu l'obtenir par les forces de sa nature, sans le secours
de la grâce. Ces deux explications disent au fond la même chose : dans
l'une et dans l'autre, le démon voulut conquérir sa béatitude finale par les
seules forces de sa nature. Il voulut aussi ressembler à Dieu par la domination
sur les créatures.
Les démons ne sont pas mauvais par nature, ils le sont devenus
par leur volonté. Rien n'existe sans une tendance quelconque vers le bien. La
nature intellectuelle se rapporte au bien universel, qui est l'objet de la
volonté ; elle veut du moins le percevoir. Ainsi, comme substances
intellectuelles, les démons ne sont pas naturellement mauvais.
De ces paroles de la Genèse : « Dieu vit toutes les
choses qu'il avait faites, et elles étaient bonnes. » (Gen., i, 31), on
peut inférer qu'au moins pendant un instant le démon a été bon. Voici ce que
dit Isaïe, qui l'apostrophe dans la personne du roi de Babylone : « Comment
es-tu tombé des cieux, Lucifer, toi qui brillais le matin ? (xiv,12.) Ces
paroles démontrent que le démon n'a pas été mauvais dès le premier instant de
sa création.
Oui, car saint Jean nous dit que « le diable n'est pas
demeuré dans la vérité. » (viii, 44.) – « Il y a été créé, reprend
saint Augustin, mais il ne s'y est pas tenu. »
Il y a, toutefois, deux sentiments à ce sujet.
Admet-on, avec nous, que le démon a été créé dans la grâce, et
que, dès le premier instant de son existence, il a fait usage
de son libre arbitre, il faut dire qu'il a
péché immédiatement après le premier instant de sa création ; car les
anges parviennent à la béatitude par un seul acte méritoire, et, dans notre
hypothèse, tous les anges, créés dans la grâce, auraient mérité et obtenu la
béatitude par ce seul acte, s'ils n'y avaient mis obstacle en péchant.
Admet-on au contraire, que les anges n'ont pas été créés dans
la grâce, ou que, dans le premier instant de leur existence, ils n'ont pas pu
produire un acte de libre arbitre, rien n'empêche alors de mettre un certain
intervalle entre leur création et leur chute.
Le
premier instant de l'existence des anges fut la perception de leur être par la
connaissance vespertinale ; jusque-là tous furent dans le bien. Après ce
premier acte, les uns se tournèrent vers le Verbe pour lui rapporter la gloire
de leur être et obtinrent la connaissance matutinale. Les autres, enivrés
d'orgueil, restèrent en eux-mêmes et devinrent ténèbres. Telle est
l'explication de saint Augustin.
« L'ange qui a péché le premier commandait, dit saint
Grégoire, à toute la milice céleste, et surpassait tous les autres en lumière. »
Saint Damascène, il est vrai, a pensé que le plus grand de
ceux qui ont péché présidait à l'ordre des choses terrestres, et son opinion
n'est pas contraire à la foi ; mais le sentiment de saint Grégoire, dans
lequel on considère ce qui a fait tomber les anges, c'est-à-dire l'orgueil,
paraît plus probable. L'orgueil fut, en effet, nous l'avons dit, le premier
péché des démons. Par cette raison, nous admettons que l'ange prévaricateur
était le premier de tous, sans condamner l'autre opinion, d'autant plus que le
chef des anges inférieurs a pu avoir des motifs particuliers de prévarication.
Il ne
faut pas objecter que, d'après notre sentiment, Dieu aurait été trompé sur la
plus noble de ses créatures. Les desseins de Dieu ne sont trompés ni dans ceux
qui font le bien, ni dans ceux qui font le mal. Le Très-Haut a vu d'avance tout
ce qui arrive. Le sort des bons et des méchants fait également éclater sa
gloire, soit qu'il sauve les uns dans sa bonté, soit qu’il punisse les autres
dans sa justice. Que les créatures intellectuelles s'écartent de leur fin en péchant,
rien en cela ne répugne à leur nature, quelque élevée qu'elle soit ; toutes
sont ainsi faites qu'elles peuvent, à leur gré, agir en vue de leur fin ou s'en
écarter.
Il est écrit : « Le dragon entraîna la troisième
partie des étoiles du ciel. » (Apoc., xii, 4.) Cela signifie que le
premier ange causa le péché des autres par son exemple, qui fut pour tous une
sorte d'exhortation. Un fait qui en semble la preuve, c'est que tous les démons
lui sont soumis maintenant comme à leur chef, ainsi que nous le voyons dans
cette parole du Seigneur : « Allez, maudits, au feu éternel qui a été
préparé à Satan et à ses anges. » (Matth., xxv, 44.)
Que les mauvais anges, tout orgueilleux qu'ils étaient, aient
pu consentir à se soumettre à l'un d'entre eux plutôt qu'à Dieu, c'est ce que
l'on concevra, si on veut considérer que les orgueilleux se soumettent
volontiers à un inférieur quand ils espèrent trouver plus de puissance sous sa
domination.
La nature obtient son effet, sinon toujours, du moins la
plupart du temps. Or, le péché est contre l'inclination naturelle. Ce qui est
contre la nature n'existant que dans le petit nombre, il ne paraît pas que le
nombre des anges rebelles ait égalé celui des anges fidèles.
Il est vrai que le mal, selon la remarque du Philosophe, se
trouve dans plus d'hommes que le bien, mais c'est par une suite des jouissances
sensuelles qui captivent le grand nombre. Or, les anges, dont la nature est
purement intellectuelle, n'avaient point cette inclination à combattre. Cette
raison ne leur est donc pas applicable.
Les
vides que les anges rebelles ont laissés par leur défection, les hommes sont
appelés à les remplir. — On regarde comme probable qu'il y a eu des déserteurs
dans tous les ordres ; c'est du moins l'opinion de ceux qui admettent que
le premier esprit rebelle commandait à toute la milice céleste.
On connaît la vérité par la lumière naturelle et par la
lumière de la grâce.
La lumière naturelle n'a été ni détruite ni affaiblie dans les
démons : elle est une suite de la nature même
de l'ange, qui est une intelligence, un esprit ;
ils n'ont rien perdu de ce qui tient à leur nature, grâce à la simplicité de
leur substance. « Les mauvais anges, dit saint Denis, ont conservé
intègres les dons naturels qu'ils avaient reçus. »
La lumière de la grâce a été amoindrie dans les démons, mais
non totalement détruite. Les divins mystères, leur sont révélés autant qu'il
est nécessaire, ou par les bons anges, ou par certains effets temporels de la
puissance divine.
Quant à la connaissance affective, qui constitue le don de
sagesse, elle a été totalement détruite, avec la charité ; dans les
esprits rebelles.
A raison de la perfection naturelle de leur intelligence, ils
ont encore une connaissance de Dieu plus grande que la nôtre ; car s'ils
n'ont pas la pureté de la grâce, ils ont l'intégrité de la nature
intellectuelle.
Le
mystère du royaume de Dieu, qui s'est accompli par le Christ, fut connu de
quelque façon par tous les anges dès le commencement de leur existence, mais
non pas parfaitement ni également. Cette connaissance se perfectionna dans la
vision béatifique. Les démons, qui n'y avaient point été admis, ignoraient à
peu près complétement le mystère de l'Incarnation pendant que Jésus-Christ
était sur la terre. Ils ne le connurent que par des effets temporels qui
étaient propres à les faire trembler. « S'ils avaient su, à n'en pouvoir
douter, que le Christ était Fils de Dieu, ils n'auraient pas, à cause des
effets de sa Passion, excité les Juifs à le crucifier. » (I Cor., ii, 8.)
Les mauvais anges connaissent la vérité de trois manières :
d'abord, par la subtilité naturelle de leur intelligence ; ensuite, par la
révélation des saints anges, avec lesquels ils sont encore en rapport à cause
de la similitude de leur nature ; enfin, par leur longue expérience.
Nous devons tenir comme dogme de foi catholique que la volonté
des démons est obstinée dans le mal, et celle des bons anges confirmée dans le
bien.
Quant à la cause de cette obstination, elle est dans la nature
même des intelligences supérieures, et non dans la gravité de la faute. La chute
a été pour les anges ce que la mort est pour l'homme : après cette vie, les
péchés mortels sont irrémissibles et perpétuels.
L'ange, n'allant pas, comme l'homme, d'un point à un autre
pour se déterminer, perçoit les choses d'une manière invariable, et l'adhésion,
qu'il donne est sans retour. Voilà pourquoi les anges qui embrassèrent la
justice y furent confirmés, au lieu que ceux qui adhérèrent au mal restèrent
obstinés dans le péché.
Le
premier péché du démon subsiste dans sa volonté, comme l'homicide subsiste dans
la volonté d'un homme qui, après avoir voulu assassiner son ennemi, sans y être
parvenu, conserve tout à la fois le regret de n'avoir pas commis cet homicide
et le désir de le commettre, s'il le pouvait.
De cette
obstination de la volonté des démons dans le mal il suit qu'en faisant même le
bien ils ne font pas une bonne action ; quand ils disent la vérité, c'est
pour tromper ; quand ils confessent la foi, c'est qu'il y sont forcés par
l'évidence. Leurs actes naturels peuvent être bons en soi ; mais ils en
abusent pour faire le mal.
La crainte, la douleur et la joie, considérées comme passion,
ne se rencontrent pas dans les démons ; mais, envisagées comme actes purs
de la volonté, elles peuvent y exister. Il est même nécessaire de dire que la
douleur se trouve en eux comme acte simple de la volonté ; car, ainsi
comprise, elle n'est autre que la contrariété qu'éprouve la volonté de ce qui
est ou de ce qui n'est pas. Il est clair que les démons voudraient que beaucoup
de choses qui existent n'existassent pas, et que plusieurs qui n'existent pas
existassent : ils voudraient, par exemple, que les élus fussent damnés. Il
faut donc enseigner que la douleur est en eux : d'autant plus que leur
peine répugne à leur volonté. Ils sont exclus de la béatitude qu'ils désirent
par nature, et leur volonté perverse est comprimée dans beaucoup de choses.
« L'air ténébreux, dit saint Augustin, sert comme de
prison aux démons jusqu'au jour du jugement. »
L'homme est porté à la vertu par les bons anges, et éprouvé
par les mauvais. Ceux-ci ont, en conséquence, deux lieux de supplice : l'enfer,
pour le châtiment de leur crime ; l'air, pour l'épreuve des hommes.
Jusqu'au jour du jugement, les bons anges seront envoyés du ciel, et les
mauvais de l'enfer : les premiers pour nous aider dans l'œuvre du salut ;
les autres pour nous tenter. Un grand nombre de démons, cependant, restent dans
l'enfer pour le supplice des damnés, et beaucoup de bons anges règnent dans le
ciel avec les âmes qu'ils ont sauvées. Après le jugement dernier, tous les
démons seront dans l'enfer avec les réprouvés, et tous les bons anges dans le ciel
avec les élus.
Quand
les bons anges sortent du ciel pour venir vers nous, leur bonheur n'est pas
plus diminué que la dignité épiscopale ne souffre d'atteinte lorsque l'évêque
n'est pas sur son trône.
Les
démons, dans l'atmosphère, n'éprouvent, de leur côté, aucun adoucissement à
leurs maux : ils portent leur enfer avec eux partout où ils vont.
-------------------------------------------
EXPLICATION.
Ce tableau, comme le précédent, correspond au quatrième. (V. p.
302.)
Il y a, dans l'œuvre des six jours, trois phases qu'il est essentiel
de distinguer : la création, la distinction et l'ornement.
L'œuvre de création, qui a précédé les sept jours, nous est
marquée dans ce passage de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa
le ciel et la terre » (65).
L'œuvre de distinction, qui commence au premier jour et finit
au troisième, nous est désignée par ces mots : « Dieu sépara la
lumière des ténèbres » (66)…(69).
L'œuvre d'ornement comprend les quatre derniers jours ; elle
est annoncée par ces paroles : « Que des luminaires brillent au
firmament » (70)…(74).
Il est écrit : « Dieu a fait le ciel, la terre, la
mer et tout ce qu'ils renferment. » (Ps. cxiv, 6.)
Quelques
hérétiques ont enseigné que les choses visibles n'ont pas Dieu pour auteur, et
ils ont invoqué, à l'appui de leur opinion, cette expression de l'Apôtre :
« Le Dieu de ce siècle »
(II Cor., iv, 4), parole qui, selon eux, s'applique au mauvais principe.
Leur
doctrine est fausse. Si diverses que soient les choses corporelles ou
spirituelles, elles ont l'être pour point commun, et, sous ce rapport, elles
viennent d'une seule et même cause, qui ne peut être que Dieu même.
L'Apôtre
appelle le diable Dieu de ce siècle,
uniquement à cause de l'empire qu'il exerce sur les hommes qui vivent selon le
siècle.
On a
prétendu aussi que les créatures corporelles ne viennent pas de Dieu, parce
qu'elles sont mauvaises et nous en détournent : comme si l'on devait juger
des choses par l'utilité que l'on en retire ; comme si ce qui est nuisible
à l'un n'était pas utile à l'autre, et parfois au même homme sous un autre
rapport ; comme si les créatures nous détournaient de Dieu par leur
nature, et non par la faute de ceux qui en abusent ; comme si, enfin, le
pouvoir qu'elles ont de détourner de Dieu ne prouvait pas qu'elles viennent de
Dieu même, puisqu'elles ne captivent les insensés qu'en vertu de certains appas
qu'elles tiennent de sa bonté.
« Le Seigneur, disent les Proverbes, a tout fait pour lui-même. »
(xvi, 4.)
L'univers entier se compose de toutes les créatures, comme un
tout est composé de ses différentes parties. Or, quand nous recherchons la fin
d'un tout et de ses parties, nous trouvons d'abord que chaque partie est faite
pour son acte propre, comme l'œil pour voir ; ensuite, que la partie moins
noble est faite pour la plus noble, comme les sens pour l'intelligence, les
poumons pour le cœur ; et enfin, que toutes les parties sont coordonnées
pour la perfection du tout. Semblablement, dans les différentes parties de
l'univers, chaque créature est faite pour son acte propre, et les créatures
moins nobles pour les plus nobles.
Comme l'homme est créé pour une fin très élevée qui consiste
dans la jouissance de Dieu, toutes les créatures inférieures sont faites pour
lui. L'univers entier, à son tour, avec toutes ses parties, se rapporte à Dieu
comme à sa fin, puisque l'image de la bonté divine y est retracée pour
manifester la gloire du Très-Haut. Les créatures raisonnables, toutefois, ont
Dieu pour fin d'une manière encore plus spéciale, parce qu’elles peuvent
s'élever à lui par leurs opérations propres, qui sont la connaissance et
l'amour. Cette explication nous montre comment toutes les choses corporelles
ont pour cause finale la bonté de Dieu.
Moïse, voulant montrer que tous les corps ont été produits,
non par les anges, mais immédiatement par Dieu, a dit : « Au
commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » (Gen., I, 1.)
Plusieurs ont supposé que les créatures procèdent de Dieu par
gradation, de telle sorte que, Dieu ayant produit immédiatement la première,
celle-ci en a produit une autre, et ainsi de suite jusqu'à la créature
corporelle. Cette supposition est inadmissible, puisque, comme nous l'avons
dit, Dieu seul, qui est la cause première, peut créer.
Les
formes corporelles ne dérivent pas de certaines autres formes spirituelles
subsistant par elles-mêmes, comme l'ont prétendu les Platoniciens ; mais
elles peuvent être rapportées à des types intelligibles qui existent, soit dans
l'intellect angélique, dont elles viennent quelquefois par voie d'impulsion,
soit dans l'intellect divin, qui en a déposé le germe dans les choses créées où
elles passent de la puissance à l'acte par l'effet du mouvement.
Les êtres composés et corporels sont les agents immédiats qui les
tirent de la matière où elles sont en puissance. Les anges sont tout au
plus les moteurs qui les font acquérir. Dieu en est toujours la cause première.
Aussi, à l'origine, les produisit-il immédiatement, comme nous l'enseigne
Moïse, qui annonce chaque ordre par ces paroles : « Dieu dit : Que
telle chose soit… » nous marquant clairement que la formation de tous les
êtres a été opérée par le Verbe de Dieu, dont vient, dit très-bien saint
Augustin, la forme, la liaison et l'harmonie de toutes les parties de
l'univers.
Nous lisons dans l'Écriture : « Les œuvres de Dieu
sont parfaites. » (Deut., xxxii, 4.) On peut en inférer que la création de
Dieu ne fut jamais imparfaite.
Saint Augustin a dit que l'état informe de la matière
corporelle n'a pas précédé temporairement la matière formée. Saint Basile et
les autres Pères pensent le contraire. Mais, par l'état informe, Saint Augustin
entend l'absence de toute forme, et, à ce point de vue, il est réellement
impossible que la matière ait existé sans forme ; autant vaudrait dire
qu'elle n'existait pas. Les autres. Pères entendent que la matière a existé à
l'état informe avant d'être revêtue des ornements et de la beauté qui
brillèrent plus tard dans les créatures corporelles. Il manquait, en effet, à
la terre la beauté de la lumière, du sol et des végétaux ; voilà pourquoi
on peut dire qu'elle était informe et vide. On voit que les deux opinions,
quoique contraires en apparence, diffèrent peu l'une de l'autre pour le fond.
La
sagesse divine, qui n'avait pas agi par impuissance, voulait aller de
l'imparfait au parfait. La création, tout informe qu'elle était au début, ne
ressemblait point cependant au chaos des Grecs ; car, avant l'œuvre de
distinction proprement dite, l'Écriture sainte nous signale une distinction entre
le ciel et la terre, — le ciel n'était pas la terre ; une autre entre les
formes des choses, — la terre n'était pas l'eau ; une troisième dans la
situation des éléments, — la terre était sous les eaux.
Les corps célestes et les corps terrestres n'ont pas la même
matière ; les premiers sont exempts de la corruption, à laquelle les corps
inférieurs sont sujets. Il n'est pas possible qu'un corps naturellement
incorruptible soit composé de la même matière qu'un corps corruptible.
Dans ces paroles : « Au commencement, Dieu créa le « ciel
et la terre » (Gen., i,1), le mot ciel, selon Strabus, signifie l'empyrée
ou ciel de feu, et non pas le firmament que nous voyons. Bède et saint
Basile sont du même avis. Le ciel empyrée, selon ces trois auteurs, n'est autre
que le séjour des bienheureux, lequel fut immédiatement peuplé par les anges,
dont les saints doivent partager la béatitude et la gloire. Ce sentiment n'est
pas dénué de fondement ; car, puisque la gloire spirituelle a commencé dès
l'origine dans les anges, il convenait que la gloire corporelle, qui doit
s'appliquer non-seulement au corps humain, mais au renouvellement de tout
l'univers, commençât aussi dès le principe, et qu'il y eût un lieu corporel,
entièrement lucide, pour recevoir les êtres revêtus d'un corps après la
résurrection. Aussi le ciel dont il est question ici se nomme-t-il empyrée,
c'est-à-dire ciel de feu, à raison de sa clarté, et non à cause de sa chaleur.
Ordonné
par rapport à l'état de la gloire, ce ciel n'a peut-être aucune influence sur
les corps inférieurs ; mais on peut croire aussi qu'il exerce une certaine
action sur eux, bien qu'il soit lui-même immobile.
Les Pères reconnaissent que quatre choses ont fait partie de
la première création : le ciel, les anges, la matière informe et le temps.
Saint Augustin n'en admet que deux : l'ange et la matière. Mais, dans le
sentiment unanime des autres, l'informité de la matière ayant précédé
temporairement sa formation et son ornement, il y eut alors une certaine durée
qui ne se conçoit pas sans l'idée du temps.
Le
temps, comme la matière elle-même, fut d'abord informe, pour ainsi parler, puis
formé et mesuré par le jour et la nuit.
En remontant à la première signification du mot lumière,
on trouve qu'il désigne ce qui éclaire l'organe de la vue, et qu'il ne se dit
que figurément des choses spirituelles. Mais, comme l'usage l'applique à tout
ce qui se manifeste à notre esprit, il peut également signifier au propre les
êtres spirituels. « Tout ce qui se manifeste, dit saint Paul, est lumière. »
(Eph., v, 13.)
La lumière n'est pas un corps ; et voici pourquoi :
Premièrement, la lumière
existe simultanément avec l'air dans le même lieu. Or, deux corps ne sont
jamais dans le même lieu en même temps. — Deuxièmement, quand la lumière
se répand de l'orient à l'occident, l'illumination paraît instantanée sur tous
les points : aussitôt, en effet, que le soleil se montre, il éclaire tout
l'hémisphère jusqu'à l'extrémité opposée. — Troisièmement, si la lumière
était un corps, certes il y aurait lieu de demander de quelle matière serait ce
corps qui est assez grand pour remplir chaque jour tout notre hémisphère[86].
La lumière est une qualité active de la substance du soleil et
des autres corps lumineux, comme la chaleur est une qualité du feu[87].
Essentielle au jour, la lumière a dû être produite au premier
des jours.
Pour
saint Augustin, la lumière, dans la Genèse, signifie la nature angélique, dont
la production n'a pas dû être omise dans la cosmogonie de Moïse. Selon lui, la
créature spirituelle, qui est plus noble que la créature corporelle, a dû être
formée la première, et sa formation est exprimée par la production de la
lumière. Les autres Pères estiment que Moïse a réellement omis la création des
anges, et ils expliquent diversement son silence. Les uns disent qu'il prend le
commencement de sa narration à l'origine des choses sensibles, et que les anges
avaient été créés auparavant. Les autres pensent qu'il craignait de porter les
Israélites à l'idolâtrie en leur parlant de substances qu'ils auraient pu
prendre pour des dieux.
Quoiqu'il en soit, l'ordre naturel exigeait que la lumière fût
produite la première. D'abord, les jours ne pouvaient pas exister sans elle ;
en second lieu, elle devait manifester toutes les autres œuvres.
La lumière
primitive était la lumière même du soleil, à l'état informe ; elle devint
ensuite le soleil lui-même avec une puissance spéciale et déterminée pour
produire certains effets. C'est pour cela que la distinction du jour et de la
nuit est simplement mentionnée au premier jour, tandis qu'au quatrième
l'Écrivain sacré nous parle de la diversité des jours, des temps et des années,
à l'occasion des luminaires du firmament. Dans le principe la lumière et les
ténèbres se succédaient en vertu d'un mouvement commun à tout le ciel, et
c'était de ce mouvement général que résultaient le jour et la nuit. La lumière
était dans un hémisphère et l'obscurité dans un autre, ce qui est exprimé par
ces mots : « Dieu appela la lumière jour et les ténèbres nuit. »
Il est dit dans la Genèse : « Que le firmament soit
fait. » (i, 6.) Puis l'Historien sacré ajoute : « Et du soir et
du matin se fit le second jour. » Le firmament a donc été fait le second
jour.
Il est, dans ces matières, deux principes de haute importance.
Il faut, premièrement, croire invariablement à la vérité de l'Écriture sainte.
En second lieu, loin de s'attacher exclusivement à l'interprétation qui paraît
la meilleure, on doit respecter le sentiment que l'on ne partage pas, de peur
d'éloigner les infidèles de la foi, en exposant la sainte Écriture à leurs
dérisions. Il est certain que le texte sacré est susceptible de diverses
interprétations. Ainsi, par exemple, que veut-il signifier ici par le firmament ? parle-t-il du ciel
étoilé, ou simplement de la partie atmosphérique où se condensent les nuages ?
Ce mot, qui par lui-même semble indiquer quelque chose d'épais (firmum),
autorise à croire qu'il s'agit de l'atmosphère : toujours est-il certain
que le firmament a été formé de quelque manière le second jour.
Dieu
donna au firmament, créé le second jour, le nom de ciel, et cependant le ciel a
été créé en premier lieu : comment concilier cela ?
Saint
Jean Chrysostome répond, qu'en disant sommairement « Au commencement, Dieu
créa le ciel et la terre ; » pour descendre ensuite dans le détail,
l'Historien sacré imite le narrateur qui s'exprimerait ainsi : Tel ouvrier
a bâti cette maison. Il en a jeté les fondements, il a ensuite construit les
murs, et il l'a terminée par le toit. De sorte que, quand Moïse dit :
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » ; il ne faut
pas entendre un autre ciel que celui qui est mentionné au second jour. On peut
répondre aussi que le premier ciel n'était pas le même que celui qui fut créé
le second jour ; car, le premier peut signifier, soit la nature angélique,
comme le croit saint Augustin ; soit le ciel empyrée des élus ;
tandis que le firmament, le second ciel, peut s'entendre ou du ciel étoilé ou
du ciel atmosphérique.
Il
résulte de tout cela que la signification du mot firmament n'est pas bien déterminée. On va voir bientôt qu'il en
est de même du mot ciel.
« Dieu, dit la Genèse, sépara les eaux qui étaient au-dessus
du firmament de celles qui étaient au-dessous. » On voit par là qu'il y a
des eaux au-dessus du firmament.
Quelle est la nature de ces eaux ? C'est sur quoi on ne
s'accorde pas. Il faut, en effet, les définir diversement suivant l'opinion que
l'on admet sur la signification du mot firmament.
Quelques interprètes ont pensé que les eaux placées au-dessus
du firmament sont, non pas fluides, mais solidifiées, à peu près comme la glace ;
ce qui fait dire à saint Basile qu'elles y sont pour tempérer la chaleur des
corps célestes. D'autres prétendent qu'elles sont là à un état élémentaire qui
les rend d'une autre nature que les eaux terrestres.
Mais, si le firmament est la partie de l'air où se condensent
les nuages, il faut dire nécessairement que les eaux supérieures sont
vaporisées, et que ce sont elles qui donnent naissance aux pluies.
Il reste à expliquer comment le firmament peut diviser les
eaux d'avec les eaux. Car voici les paroles du texte sacré : « Que le
firmament soit au milieu des eaux et qu'il divise les eaux des eaux. »
(Gen., i, 6.)
Il faut savoir que, sous le terme d'eaux, Moïse, qui parlait pour le commun des hommes, désignait tout
à la fois l'eau, l'air, les vapeurs, la pluie, les nuages, tout ce qui est
diaphane en un mot. C'est pourquoi, soit que par le firmament nous entendions
le ciel étoilé, soit que nous entendions notre atmosphère, c'est avec raison
qu'il est dit que le firmament divise les eaux des eaux, puisque l'eau signifie
les corps transparents. Et, en effet, le ciel étoilé divise les corps inférieurs
diaphanes des corps supérieurs diaphanes, et l'atmosphère, ici-bas, divise la
partie supérieure de l'air d'où viennent les pluies, de la partie inférieure
qui est désignée sous le nom même de l'eau[88].
Le Psalmiste chantait : « Cieux des cieux, louez le
Seigneur. » (cxlviii, 4.)
Le mot ciel a
plusieurs acceptions dans l'Écriture. Il désigne tantôt le séjour des
bienheureux que nous avons appelé l'empyrée, tantôt la voûte éthérée, tantôt
enfin l'atmosphère. On conçoit par là que le Psalmiste a pu s'écrier : « Cieux
des cieux, louez le Seigneur ! » (Ps. cxlviii.) Parfois ce mot est pris métaphoriquement, et c'est
ainsi que l'on appelle ciel la sainte
Trinité, cieux les biens spirituels
destinés à récompenser les élus. D'autres fois encore il désigne les différents
genres de vision surnaturelle, comme dans le ravissement de saint Paul.
Pour ce qui est du sens propre, on peut dire que la terre est
au ciel ce qu'est le centre à la circonférence. Plusieurs cieux sont possibles
autour de notre globe, comme autour d'un centre il peut y avoir plusieurs
circonférences.
Le rassemblement des eaux eut lieu au troisième jour, et la
terre parut : l'autorité de l'Écriture nous suffit.
On ne conçoit rien de plus naturel, ni de mieux fondé en
raison, que l'ordre qui a été suivi jusqu'ici dans la création du monde. Le
ciel, l'eau et la terre existaient d'abord, mais avec trois privations de
forme. Au ciel revenait la privation appelée ténèbres ; à l'eau, la privation appelée abîme ; à la terre, la privation appelée nudité. Le premier jour, par la production de la lumière, la forme
fut donnée au corps le plus élevé, qui est le ciel ; le second, elle fut
donnée au corps intermédiaire, à l'eau ; et le firmament parut au milieu
des eaux. Au troisième, la terre reçut la sienne, lorsque l'eau cessa de la
couvrir. « L'aride, dit l'Écriture, apparut. »
Pour
saint Augustin, qui n'admet ni temps ni durée dans la création, et qui n'y voit
qu'un ordre de perfection, les anges furent créés le premier jour sous le nom
de lumière ; les corps supérieurs, le second, sous le nom de firmament,
et, au troisième, les corps inférieurs furent tirés de leur informité.
La Genèse, après avoir dit : « La terre produisit
une herbe verdoyante, etc., » ajoute : « Et du soir au matin fut
fait le troisième jour. » (i, 11, 12, 13.)
C'est donc avec fondement que la production des plantes est
rapportée au troisième jour. — Alors la double informité de la terre fut
détruite : la première, lorsque les eaux se rassemblèrent et qu'elle-même
se montra ; la seconde, quand l'herbe verdoyante et les végétaux la
couvrirent.
Les
plantes furent-elles produites avec toutes leurs espèces au troisième jour,
ainsi que le veut la généralité des commentateurs ; ou bien, la terre
reçut-elle seulement la vertu de les produire, comme le pense saint Augustin ?
On peut soutenir l'un et l'autre sentiment.
Lorsque Dieu prononça cette parole : « La terre,
maudite dans ton œuvre, te produira des ronces et des épines, » les épines
et les ronces existaient réellement ou virtuellement mais elles n'avaient pas
été produites pour répondre, comme une punition, à la culture de la terre par
l'homme. Aussi est-il dit : « La terre te produira. »
Pourquoi, demandera quelqu'un, Moïse n'a-t-il pas fait mention
des pierres et des métaux dans la formation de la terre ? — Moïse n'a
voulu parler que des choses qui frappent tous les regards. S'il n'a pas
mentionné les minéraux, c'est qu'ils ont leur génération cachée dans les
entrailles de la terre, dont ils ne paraissent pas clairement distingués.
L'Écriture, récapitulant les œuvres de Dieu, parle en ces
termes : « Ainsi furent achevés les cieux, la terre, et tout ce qui
en fait l'ornement. » (Gen., ii, 1.) Dans ces paroles elle embrasse trois
sortes d'œuvres : l'œuvre de création,
qui produisit le ciel et la terre, mais sans forme ; l'œuvre de distinction, qui acheva le ciel et la
terre quant à l'ordre et à la beauté intrinsèques ; l'œuvre d'ornement, qui concerne tout ce qui a quelque
mouvement au ciel et sur la terre.
L'œuvre de création comprend le ciel, l'eau et la terre ;
elle est exprimée par cette parole : « Au commencement, « Dieu
créa le ciel et la terre. »
L'œuvre de distinction fit apparaître ces trois choses, dans
l'espace de trois jours. Le premier jour, le ciel fut distingué ; le
second, les eaux ; le troisième, la terre.
L'œuvre d'ornement suivit le même ordre. Le premier jour, qui
est le quatrième, furent produits les luminaires, pour l'ornement du ciel ;
le second jour, qui est le cinquième, les poissons vinrent orner les eaux, et
les oiseaux les airs ; le troisième jour, qui est le sixième, on vit les
animaux se mouvoir sur la terre pour l'embellir.
Il convenait évidemment que le ciel, qui avait été formé le
premier des trois jours consacrés à l'œuvre de distinction, fut décoré le
premier des trois jours consacrés à l'œuvre d'ornement. C'est donc avec raison
que les luminaires apparurent le quatrième jour.
Si la production des plantes précéda celle des luminaires, ce
fut, dit saint Basile, pour condamner d'avance l'idolâtrie. Dieu voulait
montrer aux plus simples esprits que les astres, qui coopèrent par leurs
mouvements à la production des plantes, de la même façon que le cultivateur,
n'en sont pas la cause suprême. On voit qu'ils ne sont pas des dieux,
puisqu'ils n'ont pas même existé dès le commencement.
La
substance des astres, qui avait été créée au commencement, revêt ici une forme
nouvelle, en recevant une vertu déterminée. La lumière, en effet, fut produite
le premier jour selon sa nature générale ; mais, le quatrième, elle donna
une vertu particulière aux luminaires pour produire certains effets spéciaux. « La
lumière du soleil, auparavant informe, dit saint Denis, fut formée au quatrième
jour. » — Quant à la dimension des deux luminaires qui sont appelés
grands, Moïse a parlé d'après leur efficacité, leur vertu et le rapport des
sens. — Ces paroles : « Il les plaça dans le firmament, »
signifient qu'il les y plaça pour y demeurer comme l'homme dans le Paradis
terrestre, et non pas qu'il les y fixa d'une manière immobile.
Une créature corporelle est faite, ou pour ses fonctions
propres, ou pour une autre créature, ou pour l'univers, ou pour la gloire de
Dieu.
Moïse, qui avait pour principale fin d'éloigner le peuple de
l'idolâtrie, n'a touché que la seule cause de l'utilité des hommes. Aussi
a-t-il commencé par dire : « Lorsque levant les yeux au ciel, tu
verras le soleil, la lune et tous les astres du ciel, garde toi de t'égarer
jusqu'à adorer ou honorer ce que Dieu a créé pour l'utilité de toutes les
nations. » (Deut. iv, 19.) Il a, dans ce but, signalé les luminaires :
d'abord, comme destinés à éclairer le monde et les ouvrages de l'homme ; de
là ces paroles : « Qu'ils luisent dans le firmament et qu'ils
éclairent la terre ; « ensuite, comme devant produire la vicissitude
des temps, qui bannit les ennuis, entretient la santé, et fait naître les
choses nécessaires à la vie : « Qu'ils divisent, dit-il, les temps,
les jours et les années ; » enfin, comme servant à marquer la pluie
ou le beau temps qui conviennent à nos différents travaux : « Qu'ils
servent de signes. » (Gen., i, 14.)
Mais,
dit-on, le soleil et la lune sont des globes supérieurs à la terre : comment
donc ont-ils été créés pour l'éclairer ? — Ils éclairent la terre, il est
vrai ; mais ils l'éclairent pour l'utilité de l'homme qui, par son âme,
est plus noble que tous les astres ensemble.
Il y a eu sur ce point, parmi les philosophes comme chez les
docteurs de la foi, des sentiments divers.
Saint Basile et saint Jean Damascène soutiennent que les corps
célestes sont inanimés. Saint Augustin laisse cette question douteuse. « Si
les corps célestes sont animés, dit-il, leurs âmes font partie de la société
des anges. »
Il est certain, d'abord, que les corps célestes n'ont pas d'âme
nutritive. Qui osera dire qu'ils se nourrissent, qu'ils croissent et qu'ils
engendrent ? De telles opérations ne peuvent appartenir à des corps
incorruptibles de leur nature. Ont-ils une âme sensitive ? Non : ils
manquent de l'organe du toucher, base et moyen de toute sensation.
Comprendre et mouvoir seraient donc les deux seules opérations
de l'âme qui les animerait. Mais si l'intelligence a besoin d'un corps, ce
n'est qu'autant que les sens lui transmettent des images ; or, les corps
célestes n'ont point les opérations de l'âme sensitive. Il s'ensuit qu'une
telle âme ne serait pas unie à ces corps pour exercer son activité
intellectuelle. Reste à dire qu'elle y serait unie seulement pour les mouvoir.
Mais, pour que l'âme meuve un corps, est-il nécessaire qu'elle lui soit unie
comme forme ? Ne suffit-il pas d'un contact virtuel ? Eh bien, nous y
consentons : les corps célestes sont mus par une substance capable
d'appréhension, comme un mobile est mû par un moteur ; mais ils ne sont
point animés à la manière des plantes et des animaux.
On peut
même admettre que, par la vertu de leur moteur, qui est une substance vivante,
ils peuvent produire la vie.
Le cinquième jour, qui, comme on l'a vu, correspond au second,
les poissons et les oiseaux vinrent servir d'ornement à l'élément aqueux, et de
là ces paroles : « Que les eaux produisent des reptiles à âme
vivante, et des volatiles qui vivront sur la terre. » (Gen., i, 20.)
Dans l'œuvre de distinction, le jour du milieu, le second,
avait été consacré à la distinction de l'eau. Il était donc convenable que,
parmi les trois jours consacrés à l'œuvre d'ornement, le jour du milieu, le
cinquième, fût consacré à orner l'eau par la production des poissons et des
oiseaux.
Chacun
comprend aisément que si l'eau eut la vertu de les produire, c'était une
puissance qu'elle tenait de Dieu, dont, maintenant encore, la semence et les
astres reçoivent cette propriété.
Par
l'eau qui produisit les oiseaux, il faut entendre la partie inférieure de
l'atmosphère qui se charge des exhalaisons aqueuses.
De même qu'au cinquième jour, le corps intermédiaire, l'eau,
reçut son ornement ; ainsi, au sixième, le dernier corps qui avait été
distingué le troisième jour, la terre, reçut le sien par la production des
animaux terrestres. Mais, comme la vie la plus parfaite se trouve en nous,
l'homme fut produit immédiatement par Dieu, à l'image et à la ressemblance
duquel il fut fait.
En ce
jour furent produits les animaux domestiques (jumenta), les bêtes sauvages (bestiae),
les reptiles (reptilia), et tous les
autres animaux que l'Écriture désigne sous le nom commun de quadrupèdes.
On a
demandé comment Dieu a pu être l'auteur de certains animaux venimeux et
nuisibles à l'homme. — Voici la réponse de saint Augustin : « Un
ignorant qui entre dans l'atelier d'un ouvrier, y voit plusieurs instruments
dont il ignore l'objet. S'il est d'une ignorance démesurée, il les croit
inutiles. Vient-il à tomber par imprudence dans une fournaise ou à se blesser
avec un outil tranchant, il s'imagine qu'il y a là beaucoup de choses
nuisibles. L'ouvrier rit de sa simplicité. Celui qui blâme dans la création les
êtres dont il n'aperçoit pas l'utilité, ressemble à cet ignorant. Il y a
ici-bas beaucoup de créatures qui, sans être utiles à nos usages, servent
néanmoins à compléter l'univers. Avant le péché, l'homme en faisait un bon
emploi ; rien n'était nuisible pour lui, pas même les animaux venimeux. »
Que l'achèvement des œuvres divines doive être rapporté au
septième jour, c'est ce qui résulte de ce passage de la Genèse : « Le
septième jour, Dieu acheva l'œuvre qu'il avait faite. » (ii, 2.)
Cet achèvement doit s'entendre de la perfection qui consiste pour
l'univers à tendre vers sa fin.
Au septième jour eut donc lieu le complément de la nature,
lorsque Dieu, cessant de produire des créatures nouvelles, commença de
gouverner celles qu'il avait créées en les portant pour cela à leurs opérations
propres.
D'après
une autre interprétation, l'achèvement des œuvres divines se rapporte au
sixième jour. Ce sentiment peut se soutenir ; mais, par cela même que Dieu
cessa le septième jour de produire de nouvelles créatures, on peut dire aussi
qu'il acheva son œuvre.
Rien de
complétement nouveau n'a été fait par Dieu depuis lors : tout est compris
d'une certaine façon dans l'œuvre des six jours. Les individus qui sont
présentement engendrés ont préexisté matériellement ou virtuellement dans les
premiers individus de leur espèce, et voilà pourquoi il est dit dans
l'Ecclésiaste : « Rien n'est nouveau sous le soleil. Ce qui est
aujourd'hui existait déjà dans les œuvres qui ont précédé. » (i, 10.)
La Genèse porte : « Dieu se reposa le septième jour de
toutes les œuvres qu'il avait faites. » (ii, 3.)
Il est dit que Dieu se reposa de ses œuvres en ce jour
d'abord, parce qu'il cessa de produire des créatures nouvelles ; ensuite,
parce qu'il prit son repos en lui-même à la suite de la création de l'univers.
Il est vrai, cependant, que Dieu opère sans relâche, en conservant le monde et
en le gouvernant ; le repos dont il s'agit n'est opposé qu'à la production
de nouvelles créatures.
« Dieu, dit la Genèse, bénit le septième jour et le
sanctifia, parce qu'en ce jour il avait cessé ses œuvres. »
À ce jour convenaient, en effet, la bénédiction et la
sanctification : la bénédiction, pour la multiplication des êtres ; la
sanctification, pour leur repos en Dieu, car on appelle saint ce qui est
consacré à Dieu.
Il est certain que ce n'était ni trop, ni trop peu, que sept
jours pour la création du monde. Il fallait, en effet, en distinguer les
parties, et ensuite les orner. Or, la première partie, le ciel, distinguée le
premier jour, fut ornée le quatrième. La partie intermédiaire, l'eau,
distinguée le second jour, fut ornée le cinquième. La partie inférieure, la
terre, distinguée le troisième jour, fut ornée le quatrième. Le septième jour,
Dieu se reposa en lui-même de ses œuvres, et n'ajouta rien de nouveau à ce qui
avait précédé.
L'œuvre de création proprement dite consista dans la seule
action de Dieu produisant la substance des choses à l'état informe ; elle
se fit dans un instant, avant un jour quelconque. C'est pour cela qu'elle est
placée au commencement comme pour indiquer une œuvre indivisible. Saint
Augustin ne craint pas même de mettre l'œuvre de création en dehors du temps.
Vinrent ensuite les œuvres de distinction et d'ornement, qui consistèrent en un
changement survenu dans la première création, changement mesuré par le temps ;
ce qui fait dire que chaque œuvre de distinction et d'ornement fut faite dans
un jour.
Les jours indiqués, on le voit, sont en nombre suffisant.
Saint Augustin diffère, à ce sujet, des autres commentateurs.
Pour lui, les sept jours ne sont qu'un seul jour, représenté par sept ordres de
choses. Voici le texte sur lequel il s'appuie : « Telle a été
l'origine du ciel et de la terre lorsqu'ils furent créés le jour où le Seigneur fit le ciel et la terre, et tous les
arbustes des champs, quand il n'y en avait pas sur la terre. » (Gen., ii,
4.)
Les autres Pères, appuyés, à leur tour, sur cette autre
expression : « Du soir et du matin fut fait le premier jour, etc., »
pensent, au contraire, que le monde a été créé en sept jours bien réellement
distincts, et non pas en un seul.
Suivant saint Augustin, la succession des jours temporels indique
seulement un ordre naturel connu des anges, à qui il rapporte les mots lumière
et jour.
Selon les autres Pères, il y eut un temps dans lequel la
lumière n'existait pas, un autre temps dans lequel le firmament n'était pas
formé, et ainsi du reste. Dans les deux sentiments, la matière exista, au
moment de la première production des choses, sous les formes substantielles des
éléments ; mais les animaux et les plantes n'y parurent point.
Nous allons répondre aux principaux arguments que l'on a faits
à cet égard :
Obj. — Pourquoi
n'est-il pas fait mention du Verbe de Dieu dans la création du ciel et de la
terre comme dans les autres œuvres, où l'Écrivain sacré s'exprime ainsi : « Dieu
dit ? »
Rép. — Le Verbe y
est indiqué comme principe par ces paroles : « Dans le principe (In
principio), Dieu créa le ciel et la terre. » Telle est la réponse de
saint Augustin. Si l'on admet le sentiment des autres Pères qui supposent que
les éléments ont été d'abord créés sous leurs formes propres, il faut répondre
autrement. Saint Basile voit dans ces mots : « Dieu dit » un
ordre divin. Or la production de la créature qui doit obéir a dû précéder le
commandement divin.
Obj. — L'eau a été
créée par Dieu, et cependant rien ne l'indique dans le texte sacré.
Rép. — Le mot terre
comprend la matière informe de tous les corps. L'Écriture désigne communément
sous ce terme les quatre éléments. « Le ciel et la terre comprennent, dit
saint Basile, tout ce qui est contenu entre ces deux extrêmes. »
Obj. — D'où vient
que Moïse n'a pas prononcé, après la formation du firmament, ces paroles :
« Dieu vit que cela était bon ? »
Rép. — Parce qu'à
la formation du firmament commençait l'œuvre de la distinction des eaux,
laquelle ne fut terminée que le troisième jour.
Obj. —
Convenait-il de dire que l'Esprit de Dieu était porté sur les eaux ?
Rép. — L'Esprit de
Dieu n'était porté ni localement ni matériellement sur les eaux. Il ne faut
voir dans ce texte que la désignation d'une puissance prédominante. « L'Esprit-Saint,
nous dit saint Basile, vivifiait les eaux comme la poule échauffe et vivifie
ses œufs en leur communiquant le principe actif de la vie. » L'eau, en
effet, ne possède-t-elle pas la vertu vitale ? Un grand nombre d'animaux
sont engendrés en elle. La vie spirituelle elle-même est donnée par l'eau du
baptême.
Obj. — Que peuvent
signifier ces expressions : « Du soir et du matin fut fait le premier
jour, le second jour... ?
Rép. — Le soir et
le matin sont placés là comme les limites du jour. On met le soir avant le
matin, observe saint Jean Chrysostome, parce que le jour naturel se termine le
matin et non pas le soir[89].
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EXPLICATION.
II ne suffit pas d'avoir examiné séparément les créatures
spirituelles et les créatures corporelles, il faut maintenant étudier l'homme
qui réunit ces deux substances, l'esprit et le corps. En conséquence, nous
allons considérer l'homme dans sa nature et dans sa création. Mais comme le
théologien voit surtout l'âme de l'homme, et qu'il ne considère le corps que
par rapport à l'âme, nous nous occuperons présentement de l'âme.
Nous la considérons dans son essence, dans ses facultés, dans
son opération.
En premier lieu, quelle est sa nature (75) ? — Comment
elle est unie au corps (76).
Les facultés de l'âme sont d'abord considérées en général (77).
— On marque ensuite leurs différentes espèces (78). — Facultés intellectuelles (79).
— Facultés appétitives en général (80). — L'appétit sensitif en particulier (81).
— L'appétit rationnel ou volonté (82). — Le libre arbitre (83).
L'opération de l'âme unie au corps se manifeste dans la
connaissance des choses matérielles (84) (85) (86). — Dans la connaissance
d'elle-même (87). — Et dans celle des êtres immatériels (88).
On examine, en dernier lieu, quelle est l'opération de l'âme
séparée du corps (89).
L'âme est le premier principe de la vie chez l'être vivant. Ce
qui le prouve, c'est que nous appelons animés
les êtres vivants, et inanimés les
êtres privés de vie. Or, ce premier principe n'est pas un corps, car un corps
ne tient de sa propre nature ni le privilège d'être vivant, ni celui d'être le
premier principe de la vie chez un être vivant : autrement tout corps
serait vivant ou principe de vie, ce qui est faux. Si un corps est vivant ou
principe de vie, ce n'est qu'autant qu'il existe dans des conditions déterminées
qui lui viennent d'un principe étranger à sa nature, et qui en font tel ou tel
corps vivant actuellement. Ce principe, à cause de cela, peut être appelé
l'acte ou l'actualité de ce corps ; mais il n'est pas un corps. L'âme, qui
est le premier principe de la vie, n'est donc point un corps.
L'oeil
est le principe d'une opération vitale ; le cœur, le principe de la vie
animale ; mais le cœur, l'œil, ni aucun instrument corporel, ne sont le
premier principe de la vie dans l'être vivant : voilà pourquoi ils ne
constituent pas une âme.
Le principe de nos opérations intellectuelles, notre esprit,
est nécessairement quelque chose d'incorporel et de subsistant. La preuve de
cette vérité, c'est qu'il juge des diverses natures de tous les corps, ce qu'il
ne saurait faire s'il était de la même nature que l'un d'entre eux. Quand la
langue d'un malade, par exemple, est couverte de bile ou d'une humeur amère,
elle ne peut plus percevoir le doux ; tout lui paraît amer. Notre principe
intellectuel connaît tous les corps : il est impossible, on le voit, qu'il
soit lui-même un corps. Il est pareillement impossible qu'il comprenne au moyen
d'un organe corporel ; car la nature particulière de cet organe
l'empêcherait, pour la même raison, de connaître l'universalité des autres
corps. Mettez sur la rétine de votre œil une couleur particulière, les objets
que vous apercevrez vous paraîtront tous de la même couleur. Le principe
intellectuel, appelé esprit ou intelligence, possède donc une opération
spéciale que rien de corporel ne modifie. D'un autre côté, un être ne peut
produire une opération sans être subsistant par lui-même. Donc, au résumé,
l'âme humaine, qu'on l'appelle esprit ou intelligence, est quelque chose
d'incorporel et de subsistant.
L'action de comprendre est la seule qui soit indépendante de
tout organe corporel ; aussi l'âme raisonnable est-elle la seule qui soit
subsistante par elle-même. Aristote a démontré que l'âme sensitive n'a de soi
aucune opération spéciale et exclusive. N'opérant rien que par le concours du
corps et d'une modification sensible, celle des animaux n'est pas un être
subsistant, puisqu'elle n'a pas d'action propre : toutes ses opérations appartiennent
à l'animal tout entier.
L'âme ne constitue pas l'homme par elle seule. Saint Augustin,
dans la Cité de Dieu, approuve Varron
d'avoir dit que l'homme n'est pas l'âme seule ni le corps seul, mais l'âme et
le corps réunis. Il est visible, en effet, que l'homme est l'être qui exerce
toutes les opérations de l'homme. Or, la sensibilité est une opération de
l'homme, et non pas une opération de l'âme seule. D'où il est manifeste que
l'homme n'est pas l'âme seule, mais bien le composé de l'âme et du corps.
Platon supposait à tort que sentir est le propre de l'âme, quand il définissait
l'homme « une âme qui se sert d'un corps[90]. »
Non. Il est dans sa nature, nous le verrons bientôt, d'être la
forme d'un corps. Or, si elle n'est forme que par une partie d'elle-même, c'est
cette partie seulement que nous devons appeler âme ; l'autre partie, dont
elle est l'acte, ne peut être regardée que comme un premier sujet animé par
elle. On ne doit donc pas dire que l'âme est composée de matière et de forme.
Ceci est plus incontestable encore pour l'âme intelligente. Si la nôtre était composée
de matière et de forme, il en serait de sa puissance intellective comme de ses
facultés sensitives, qui ne perçoivent les choses qu'au moyen d'un organe
corporel : elle ne connaîtrait pas les objets dans leur notion propre et
absolue, elle ne percevrait, comme les sens, que des formes individuelles et
des êtres particuliers.
La
matière dont l'âme serait composée individualiserait les formes, et l'âme
n'aurait plus l'idée d'une pierre comme idée générale. Si notre âme était
matière, elle ne posséderait pas les connaissances universelles qui s'étendent
à une infinité d'objets.
Les âmes humaines, dit saint Denis, ont reçu de la bonté de
Dieu la faveur d'être intelligentes et d'avoir une vie inaccessible à la mort. »
En effet, une chose est sujette à la corruption de deux
manières : par elle-même ou par accident. Il est d'abord impossible qu'un
être subsistant par lui-même soit produit ou détruit accidentellement,
c'est-à-dire par la production ou la destruction d'un autre être. Qu'une chose
qui vient de génération s'en retourne par corruption, cela doit être ;
tels sont les accidents, et les formes matérielles. Mais ce qui subsiste par
soi ne peut être engendré ni corrompu que par soi. Or, il a été dit que les âmes
des bêtes ne sont pas subsistantes par elles-mêmes, et que l'âme humaine est la
seule qui jouisse de cette propriété. Donc, quoique les âmes des bêtes soient
détruites par la corruption du corps, l'âme humaine ne saurait tenir une telle
destruction que d'elle-même. Ceci même est impossible non-seulement pour notre
âme, mais pour toute substance formant un être simple ; car ce qui
convient nécessairement et par soi à une chose en est par là même inséparable :
la substance ne pouvant être séparée d'elle-même, aucune substance simple ne
peut perdre son être. La même vérité ressort encore du désir naturel des êtres
intelligents ; tandis que toutes les créatures veulent conserver
actuellement, (hic et nunc), leur
être, les êtres intelligents désirent naturellement exister toujours. Un désir
naturel ne pouvant pas être vain, les substances intellectuelles sont
incorruptibles.
On lit, il est vrai, dans l'Ecclésiaste, qu'une même mort est
réservée à l'homme et à l'animal, et que l'homme n'a rien de plus que les
animaux (iii, 19) ; mais il faut remarquer qu'en parlant ainsi Salomon
empruntait le langage des insensés, comme nous en prévient le deuxième chapitre
de la Sagesse.
Il est
très-faux de dire que l'homme n'a rien de plus que la bête. L'homme est intelligent,
les animaux ne le sont pas. L'âme des animaux a pour cause une certaine vertu
corporelle, celle de l'homme vient de Dieu. Pour faire sentir cette vérité, la
Genèse, en parlant des animaux, rapporte que Dieu dit : Que la terre produise une âme vivante.
Mais quand il s'agit de l'homme, elle observe que Dieu souffla sur son visage un souffle de vie ; ce que
l'Ecclésiaste exprime pareillement par ces paroles : Que la poussière retourne à la terre d'où elle est sortie, et que
l'esprit revienne à Dieu qui l'a donné. (xii, 7.) Il est vrai que l'homme
et l'animal diffèrent assez peu pour le corps ; mais il est loin d'en être
de même pour l'âme. Si donc notre corps meurt comme celui des animaux, il n'est
point étonnant que notre âme soit immortelle.
7. — L'âme et l'ange sont-ils de la même espèce ?
Les êtres dont les opérations sont naturellement diverses ne
sont pas des êtres de même espèce. Or, les anges sont étrangers à la matière,
au lieu que l'âme, par sa nature, veut être unie à un corps dont elle a besoin
pour ses opérations. Les esprits angéliques ont une vue simple et directe de
Dieu ; les âmes humaines sont réduites à en demander la connaissance aux
choses visibles. Donc l'âme et l'ange n'appartiennent pas à une seule et même
espèce.
Ce qui fait que notre corps est vivant, c'est l'âme. L'âme,
voilà en nous la première cause de toute opération vitale, de la nutrition, de
la sensibilité, du mouvement et de la pensée. La conséquence, n'est-ce pas
qu'elle est l'être ou la forme du corps ? Si quelqu'un prétend que l'âme n'est
pas la forme actuelle de notre corps, il devra nous montrer comment l'action
qui consiste à connaître est l'action propre d'un homme ; car nous sentons
très-bien que nous sommes cet être même qui connaît. — Comment se pourrait-il
faire que l'homme sent et comprend qu'il sent, si le principe intellectuel
n'était pas uni au corps comme forme du corps lui-même ? Le même homme
pourrait-il, sans cela, se rendre compte de son intelligence et de ses
sensations ?
L'âme
humaine communique à la matière corporelle l'être par lequel elle subsiste, en
sorte que de la matière et de l'âme il résulte un tout complet. L'être du
composé demeure en même temps celui de l'âme elle-même, et c'est pour cela que
l'âme persévère dans son être, même après la destruction du corps. Il ne faut
pas s'imaginer que l'âme humaine soit plongée dans la matière corporelle et
totalement embrassée par elle : sa perfection se refuse à cette idée ;
elle a des puissances qui sont indépendantes du corps, bien qu'elle soit la
forme du corps par son être tout entier.
Si Socrate et Platon n'avaient qu'une seule âme, de quelque
manière que l'on entende l'union de l'intelligence avec l'homme, ils ne
formeraient qu'un seul individu. En effet, là où il n'existe qu'un agent qui a
deux instruments à sa disposition, il y a deux actions ; mais on ne parle
que d'un seul agent. Quand je touche deux objets avec mes mains, il y a deux
contacts, mais un seul être qui touche. Et si nous ajoutons que l'intelligence
humaine accomplit une action propre qui consiste à comprendre, il s'ensuivra
que tous les hommes n'auraient qu'une seule et même pensée à l'égard du même
objet, ce qui est une absurdité. C'est donc une chose impossible qu'il n'y ait
pour tous les hommes qu'un seul entendement[92].
L'âme de chaque homme est une et unique, vivifiant le corps
par son union avec lui et se dirigeant elle-même par les lumières de la raison.
L'être animé ne serait pas un, s'il avait plusieurs âmes. Où serait en effet,
le principe qui contiendrait ces âmes diverses, pour les ramener à l'unité ?
Comment l'homme serait-il un, s'il tenait de l'âme végétative sa qualité d'être
vivant, de l'âme sensitive sa qualité d'être animé, de l'âme intelligente sa
qualité d'être raisonnable ? Quel est le sujet qui contiendrait ces âmes ?
Le corps ? Non ; car l'âme contient le corps et en fait un être un,
plutôt que le corps ne contient l'âme. Il n'y a donc dans l'homme qu'une seule
âme, qui est à la fois nutritive, sensitive et intellective[93].
On peut
comparer les diverses âmes à des figures de géométrie dont l'une comprend
l'autre en la dépassant : ainsi la figure tétragone est surabondamment
renfermée dans la figure pentagone. Socrate n'est pas un être animé par une âme
et homme par une autre : il a ces deux qualités à la fois par une seule et
même âme qui renferme virtuellement, suréminemment, toutes les autres, je veux
dire l'âme raisonnable.
Un être ne peut avoir qu'une forme substantielle. Or, telle
est l'âme intelligente dans l'homme : c'est elle qui communique à notre
corps sa raison d'être, puisque c'est par elle que notre corps est un corps
vivant et humain. Il faut donc en revenir à dire qu'il n'y a dans l'homme
aucune forme substantielle autre que l'âme intelligente, qui contient l'âme
sensitive et l'âme nutritive.
L'âme intelligente possède tout à la fois la faculté de
comprendre et la faculté de sentir. Comme la sensation n'a lieu que par le
moyen d'un instrument corporel, il fallait que l'âme fût unie à un corps
capable de sentir, qui, pour cet effet, eût le toucher comme base de tous les
autres sens. Dès lors il devenait nécessaire que l'homme fût placé entre des
choses contraires, comme le chaud et le froid, l'humidité et la sécheresse,
afin que son tact fût plus délicat. Par suite il fallait que le corps auquel
l'âme intelligente est unie fût un corps mixte avec un tempérament qui le
constituât dans un certain milieu entre les choses sensibles. Le nôtre est
pourvu de tous ces avantages.
Les
hommes dont le tact est le plus délié ont généralement plus d'intelligence que
les autres. « Les hommes d'un corps délicat, a dit Aristote, sont les plus
intelligents. »
Si l'âme était unie au corps seulement comme son moteur, il
serait nécessaire qu'il y eût entre elle et le corps certaines dispositions
intermédiaires. Mais, puisqu'elle est unie au corps comme sa forme
substantielle, il est impossible d'imaginer une disposition accidentelle
quelconque entre elle et lui, pas plus qu'entre toute autre forme substantielle
et sa matière.
Encore une fois, si l'âme n'était que le simple moteur du
corps, on pourrait et on devrait chercher quelque corps intermédiaire entre
elle et son mobile ; mais l'âme et le corps ne formant qu'un seul être,
comme nous l'avons démontré, c'est l'âme elle-même qui donne l'existence au
corps et le met en activité.
« On
ne demande pas, dit Aristote, si la figure qui est empreinte sur la cire est
unie à la cire par quelque corps intermédiaire. »
« L'âme, répond saint Augustin, est tout entière dans la
totalité du corps, et tout entière dans chaque partie du corps. »
Il faut nécessairement que l'âme soit dans tout le corps et
dans chacune de ses parties, puisqu'elle est la forme, non accidentelle, mais
substantielle du corps. Une telle forme donne l'être, non-seulement au tout,
mais à chaque partie du tout. Aussi, quand l'âme a disparu, il n'y a plus, à
bien dire, ni animal, ni homme, aucune partie du corps ne possédant plus son
opération propre. L'âme était donc dans tout le corps et dans chaque partie du
corps.
Quoique
l'âme soit tout entière dans le tout et les parties, elle ne s'applique pas
également et de la même manière au tout et à chaque partie. Elle est tout
entière dans chaque partie par sa totalité d'essence ; mais elle n'y est
pas selon sa totalité de vertu, puisque chaque partie n'est pas douée de la
même faculté : l'âme est en quelque sorte dans l'œil pour la vue, dans
l'oreille quant à l'ouïe, et ainsi des autres facultés. Elle est unie au tout
d'abord et par soi comme au sujet propre qu'elle doit animer ; elle est
unie secondairement aux parties, à raison de la relation des parties avec le
tout. Mais il faut savoir aussi qu'elle a des puissances qui dépassent toute la
capacité du corps : telles sont l'intelligence et la volonté ; on ne
saurait dire que de pareilles puissances résident dans une partie du corps.
Il est nécessaire de distinguer la puissance de l'âme de son
essence. En Dieu la puissance est la même chose que l'essence, mais cela ne
saurait avoir lieu ni dans l'âme ni dans les esprits célestes. Si l'essence
même de l'âme était sa puissance, c'est-à-dire le principe immédiat de son
opération, l'âme serait constamment en opération de la même manière qu'elle est
toujours vivante. Les facultés de l'âme ne sont donc pas identiques à son
essence.
Les
facultés de l'âme ne sont ni la substance de l'âme ni de simples accidents de
l'âme ; elles en sont les propriétés naturelles.
Il est nécessaire que l'âme possède plusieurs facultés. En
effet, placée au dernier rang des êtres à qui la béatitude est réservée, elle
doit, pour l'obtenir, développer son être en tous sens : il lui faut pour
cela un grand nombre d'opérations et de vertus, et c'est ce qui la distingue
des esprits célestes.
Une autre raison pour laquelle l'âme humaine doit posséder
plusieurs facultés, c'est qu'étant placée sur la limite du monde des esprits et
du monde des corps, elle participe aux vertus de l'un et de l'autre.
Celui
qui peut obtenir une santé parfaite à l'aide d'un grand nombre de moyens est
mieux doué que celui qui ne peut d'aucune façon arriver à la santé. Pour n'être
pas né dans des conditions aussi heureuses que les anges, l'homme cependant est
plus favorisé que les êtres placés au-dessous de lui, qui ne sauraient obtenir
la perfection universelle et complète de la béatitude.
Les facultés de l'âme se distinguent par leurs actes, qui
diffèrent eux-mêmes selon la nature de leurs objets. La raison, c'est que les
actes, bien que postérieurs aux facultés quant à l'existence, leur sont
néanmoins antérieurs quant à la pensée divine, dans l'ordre rationnel, comme la
fin est antérieure à l'action ; et qu'ensuite les objets sont encore antérieurs
à tout, soit aux facultés, soit aux actes. Ainsi les facultés, qui, comme
telles, sont prédisposées pour leurs actes, doivent nécessairement être
distinguées par les actes et par les objets des actes.
Chaque
faculté de l'âme tire son caractère propre de l'acte auquel elle est destinée,
et l'acte lui-même revêt un caractère propre suivant la nature de son objet.
L'âme est une, et ses puissances sont multiples. Comme la
nature ne va de l'unité à la pluralité que d'après une marche réglée, il y a
nécessairement un ordre à établir entre les facultés de l'âme. Cet ordre se
présente à nous sous trois aspects.
Dans l'ordre de perfection, les facultés: intellectuelles sont supérieures aux facultés sensitives ;
elles les dirigent et leur commandent. Les facultés sensitives, à leur tour, sont
supérieures aux facultés nutritives.
Dans l'ordre de génération ou de formation, les facultés nutritives précèdent les facultés sensitives,
et les facultés sensitives sont avant les facultés intellectuelles ; l'imparfait
précède le parfait sous le rapport du temps.
Dans l'ordre des objets, certaines facultés sensitives, la vue, l'ouïe et l'odorat,
ont aussi une certaine coordination entre elles : la vue est naturellement
la première, l'ouïe vient après, l'odorat en dernier lieu.
L'intelligence et la volonté résident dans l'âme elle-même
comme dans leur sujet ; — mais les facultés qui s'exercent par les organes
existent dans l'être composé d'âme et de corps, je veux dire dans l'homme, et
non dans l'âme exclusivement. La sensibilité, par exemple, n'est le propre ni
de l'âme, ni du corps ; la faculté de sentir réside dans l'homme, qui est
le composé de l'âme et du corps.
Les
facultés appartiennent à l'être qui opère. Toutes sont dans l'âme comme dans le
principe qui communique à l'être composé, à l'homme, le pouvoir d'agir ; mais
elles n'y sont pas toutes comme dans leur sujet : plusieurs sont dans
l'homme même.
Il est certain que toutes les puissances de l'âme, qu'elles
aient pour sujet l'âme elle-même ou l'être composé, émanent de l'essence de
l'âme comme de leur principe. Les unes, en effet, en sont les propriétés
naturelles ; les autres existent dans l’être composé, c'est-à-dire dans
l'homme, qui n'a d'existence et d'actualité que par l'âme.
Les facultés de l'âme sont disposées de telle sorte que les
plus parfaites sont la fin des autres, et que les moins parfaites sont comme le
principe subjectif des plus parfaites. Ainsi, dans l'ordre de perfection, les
sens sont pour l'intelligence, et non l'intelligence pour les sens ; au
lieu que, selon l'ordre de formation, les puissances les moins parfaites, qui
précèdent les autres, leur servent en quelque sorte de principe. L'âme, en tant
que sensitive, est comme le sujet matériel de l'intelligence, car l'être animé
est formé avant l'homme.
L'intelligence et la volonté, qui appartiennent exclusivement
à notre âme, survivent à la destruction du corps ; mais les facultés de la
partie sensitive et nutritive, qui ont pour sujet l'être composé, ne restent
dans l'âme que virtuellement comme dans leur principe et leur cause :
l'être composé détruit, elles n'existent plus en acte, faute de sujet.
Les différentes facultés de l'âme s'établissent d'après leurs
objets. Elles sont au nombre de cinq principales : la faculté végétative ;
la sensibilité ou sensualité ; l'appétit ; la faculté motrice ; l'intelligence.
La faculté végétative a pour objet le corps seul uni à l'âme ;
la sensibilité, tout corps visible ; l'appétit, tout être, quel qu'il soit ;
la faculté motrice, un être extérieur ; l'intelligence, l'objet le plus
universel, l'être sans exception.
De ces cinq facultés, trois sont parfois appelées âmes. On
distingue ces âmes d'après les opérations qui dépassent la nature physique. —
L'âme raisonnable n'a pas besoin des organes du corps pour ses propres
fonctions. — L'âme sensitive requiert l'exercice des sens. — L'âme végétative
agit en vertu même de la qualité corporelle.
Quatre des mêmes facultés sont nommées modes de vie.
Les modes de vie se distinguent par les divers degrés des
êtres vivants. — Les plantes n'ont que le mode végétatif. — Les animaux
immobiles, comme les huîtres, ont le mode sensitif. — Les animaux parfaits ont
la faculté motrice. — Les hommes ont le mode intellectif qui surpasse
infiniment tous les autres.
La faculté végétative, qui a le corps pour objet, prend le nom
de générative, d'augmentative ou de nutritive, selon qu'elle pourvoit à la
génération, à l'accroissement ou à la conservation des corps.
« Il y a, dit le Philosophe, cinq sens, ni plus, ni moins :
« la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le tact. »
Les sens sont des facultés passives propres à être modifiées
par les objets extérieurs ; mais il y a deux sortes de modifications,
l'une physique, l'autre spirituelle, et c'est de la diversité des perceptions
des sens que se prend la raison de leur nombre et de leur distinction. Dans la
modification physique, la forme de l'être qui la produit est reçue
naturellement et physiquement par l'être qui la subit ; dans l'autre, elle
n'est reçue que spirituellement. La modification purement spirituelle n'a lieu
que dans quelques sens ; par exemple, dans la vue. Aussi la vue est-elle
le plus spirituel, le plus étendu et le plus parfait de tous nos sens. Après
elle vient l'ouïe, puis l'odorat, dans lesquels, avec la modification
spirituelle, se trouve aussi la modification corporelle. Les sens les plus
matériels sont le tact et le goût, car la main qui touche un objet chaud est
elle-même échauffée, et notre langue s'humecte de l'humidité des aliments.
Toutefois, pour que les sens entrent en exercice, il ne suffit à aucun d'eux
d'une modification physique ; il leur faut une modification spirituelle et
intime, car si la sensation résultait de la seule modification corporelle, tous
les corps seraient doués de la sensibilité.
Il est rationnel de distinguer, dans l'âme sensitive, quatre
facultés intérieures qui sont : le sens commun, l'imagination, le jugement
et la mémoire.
Le sens commun reçoit toutes les sensations, qui viennent se
réunir en lui comme dans un centre : il les compare, et distingue par ce
moyen les diverses propriétés des corps. Il perçoit en outre les opérations des
sens extérieurs et prend connaissance de leurs actes ; par exemple, quand
quelqu'un perçoit sa propre vision.
L'imagination retient et conserve les formes reçues par les
sens ; elle en est comme le trésor.
Le jugement, combinant et développant ces premières notions,.
apprécie les qualités cachées des objets, ce qui est utile ou nuisible, ce
qu'il faut rechercher ou éviter : si la brebis prend la fuite à l'aspect
du loup, ce n'est pas que le loup ait pour elle quelque chose de repoussant,
mais c'est qu'elle reconnaît en lui son ennemi naturel. Le jugement, qui chez
l'animal n'est que l'instinct, est chez l'homme une sorte de raison inférieure.
La mémoire est pour le jugement ce que l'imagination est pour
les sens extérieurs : elle conserve les appréciations qu'il a formées.
La
mémoire reproduit ces appréciations, tantôt spontanément comme chez l'animal,
tantôt par l'effort de la réflexion comme chez l'homme.
L'intellect ou l'intelligence n'est point la substance de
l'âme, mais bien une faculté déterminée.
Il n'y a qu'en Dieu que l'intelligence et l'être sont la même
chose : dans toute créature intelligente, l'intellect est une faculté[94].
L'intelligence, sous certain rapport, est une faculté passive,
dans le sens que tout être qui passe de la puissance à l'acte, alors même qu'il
se perfectionne, est appelé passif : ainsi, comprendre est pour nous un
état de passivité.
Notre intelligence est en puissance pour les vérités
intelligibles, comme on peut s'en convaincre par le début même de la vie, où,
selon l'expression du Philosophe, elle ressemble à une table rase sur laquelle
rien n'est écrit. Dans les premiers temps de notre existence, en effet, nous
sommes intelligents seulement en puissance ; plus tard, nous devenons
intelligents en acte, mais graduellement. Cela prouve évidemment que
l'intelligence est une faculté passive.
Parce que notre intelligence est quelque chose de passif qui
de l'état de puissance passe à celui d'acte, Aristote lui donne le nom d'intellect
possible[95].
L'intelligence, sous un autre rapport, est une faculté active ;
car, rien ne passant de la puissance à l'acte que par la vertu de quelque chose
déjà en activité, il faut admettre un intellect actif ou agent (intellectus agens) qui réduit à l'acte
l'intellect passif, en rendant intelligibles les objets sensibles au moyen
d'une certaine abstraction.
On verra
un peu plus loin comment l'entendement actif rend intelligibles pour
l'entendement passif les objets du dehors en faisant abstraction des formes
sensibles de la matière.
L'intellect actif est une propriété de notre âme comme
l'intellect passif.
Il est vrai qu'il existe au-dessus de nous un entendement
supérieur qui communique à notre âme la capacité de concevoir les vérités
intelligibles actuellement[96]. Mais, outre cette lumière supérieure, il faut encore
admettre dans l'âme humaine une certaine vertu par laquelle elle se rend à
elle-même les choses intelligibles, en dégageant les formes universelles des
êtres particuliers par le travail de l'abstraction. La vertu qui est en nous le
principe de cette action est une propriété de l'âme, une faculté.
L'intellect
actif ne fait comprendre, ni instantanément, ni perpétuellement, toutes choses ;
car il n'est pas l'objet de l'intellect passif, il est seulement le principe qui
fait arriver les objets à cet intellect, et il a besoin, pour ce travail,
non-seulement de fantômes ou images,
mais des facultés sensitives disposées convenablement et exerçant leurs
fonctions.
Si l'intellect actif est une propriété de l'âme et comme l'une
de ses facultés, il faut de toute nécessité que les intellects actifs se
multiplient avec les âmes elles-mêmes, suivant le nombre des hommes : une
seule et même faculté n'est pas celle de plusieurs sujets.
Que tous les hommes soient d'accord dans les premières
conceptions de l'esprit, ce n'est pas une preuve que les intelligences soient
les mêmes chez tous ; il s'ensuit seulement qu'elles émanent d'une même
cause, et que la connaissance des premiers principes est une action inhérente à
notre nature[97].
Si rien ne pouvait être conservé dans la partie intellective
de l'âme sans être actuellement compris, la mémoire n'existerait d'aucune façon
dans l'intelligence. Mais il est certain que l'intelligence passive a la
propriété de retenir d'une manière forte et durable les idées qu'elle a reçues,
soit qu'elles viennent des objets sensibles, soit qu'elles émanent de plus
haut. En conséquence, si par la mémoire on entend la faculté de conserver les
espèces purement intelligibles, nous dirons que cette faculté existe dans la
partie intellective de l'âme. Mais si la mémoire est considérée comme ayant
pour objet les choses du passé en tant que passées, elle ne fait pas partie de
l'intelligence, elle revient à la sensibilité qui perçoit les choses
particulières ; car le passé, comme passé, impliquant un temps déterminé,
rentre dans la condition des faits particuliers[98].
La mémoire intellective n'est pas une autre faculté que
l'intelligence : il entre dans la nature de l'intellect passif de
conserver les espèces intelligibles aussi bien que de les recevoir. Qu'est-ce,
en effet, que la mémoire, sinon le trésor, le lieu où se conservent les images
spirituelles, c'est-à-dire les idées qui sont propres à enrichir notre âme ?
Puisque la mémoire intellective et l'intelligence ont un même objet, elles ne
forment ensemble qu'une seule et même faculté.
« Ce qui rend l'homme supérieur aux animaux, dit saint Augustin,
c'est la raison : appelez-la esprit, intelligence ou de tout autre nom
qu'il vous plaira. » Toute la différence entre l'intelligence et la
raison, c'est que l'intelligence saisit simplement la vérité, tandis que la
raison, pour atteindre cette même vérité, va d'un objet compris à un autre. Ce
dernier procédé est celui d'un être imparfait, et l'autre celui d'un être parfait ;
mais c'est la même faculté qui nous fait comprendre, et raisonner pour
comprendre, comme dans l'ordre physique, c'est la même force qui fait qu'un
être se meut ou se repose au terme.
« La raison supérieure et la raison inférieure, dit saint
Augustin, ne se distinguent que par leurs fonctions. »
La raison supérieure et la raison inférieure ne sont pas des
facultés diverses ; c'est une même faculté agissant diversement. — Les
vérités éternelles que la raison supérieure a pour objet, qu'elle étudie,
qu'elle consulte pour en faire la règle de ses actions, et les choses
temporelles, dont s'occupe la raison inférieure, se rapportent à notre
intelligence de telle façon que l'une d'elles est un moyen d'arriver à l'autre.
En effet, par voie d'induction, les choses temporelles nous conduisent à la
connaissance des vérités éternelles, selon cette parole de saint Paul : « Les
choses invisibles de Dieu nous ont été rendues intelligibles par celles qu'il a
faites. » (Rom., i, 20) ; et, par voie de déduction, nous jugeons des
choses temporelles par les vérités éternelles, pour en disposer suivant ces
dernières. L'exercice de la raison, dans ce travail, est, on le voit, une sorte
de mouvement d'une chose à une autre. Comme c'est le même mobile qui passe par
le milieu pour arriver à un terme, la raison supérieure et la raison inférieure
sont une seule et même faculté accomplissant deux fonctions, et donnant lieu à
deux habitudes qui constituent, l'une la sagesse, l'autre la science.
Il ne faut pas voir dans l'intelligence une faculté autre que
l'entendement. Seulement l'intelligence désigne parfois aussi, dans son sens
propre, l'acte même de l'intellect qui consiste à comprendre[99].
L'intellect spéculatif et l'intellect pratique ne forment pas
deux facultés distinctes. En effet, l'objet perçu par l'intellect peut être
destiné à l'action ou ne pas y être destiné : ceci est accidentel.
L'intellect pratique connaît la vérité comme l'intellect spéculatif ; mais
il rapporte la connaissance de la vérité à un but pratique.
La syndérèse n'est pas précisément une faculté ; elle est
une habitude naturelle provenant des principes pratiques que la nature a
imprimés en nous aussi fortement que les principes spéculatifs. En effet, si la
raison spéculative raisonne sur les choses spéculatives, la raison pratique
raisonne aussi sur les choses pratiques par une habitude naturelle appelée
conscience morale ou syndérèse. Cette habitude, nous faisant connaître par les
premiers principes, qui sont infaillibles, ce qui est bien et ce qui est mal,
nous porte à approuver l'un et à condamner l'autre. Or, ces premiers principes
pratiques, à l'égard desquels l'erreur est impossible, doivent être attribués à
la raison comme faculté, et à la syndérèse comme habitude naturelle[100].
La conscience est plutôt un acte qu'une faculté ; elle
est l'acte par lequel nous appliquons ce que nous savons à ce que nous faisons.
Le mot conscience, en effet, indique
le rapport d'une chose avec une autre, car il signifie savoir avec (cum alio
scientia). Or, l'application de toute science se fait par un acte. — La
même vérité ressort des attributions de la conscience. Nous disons qu'elle est
un témoin, un frein, un juge : un témoin, selon que nous reconnaissons que
nous avons fait ou omis quelque chose ; un frein, lorsque nous jugeons
qu'une action doit être faite ou n'être pas faite ; un juge, quand nous
excusons ou accusons une chose qui a été bien ou mal faite. Toutes ces
opérations sont évidemment une conséquence de l'application que nous faisons de
notre science à nos actions. La conscience désigne donc proprement un acte de
la syndérèse.
Quoiqu'il en soit, le mot conscience
est quelquefois donné à l'habitude naturelle qui sert de principe à l'acte,
c'est-à-dire à la syndérèse ou connaissance habituelle des premiers principes
moraux. Ainsi, nous voyons saint Jérôme, par exemple, donner à la syndérèse le
nom de conscience, et c'est sur le même fondement que saint Basile appelle la
conscience « un tribunal basé sur les lumières naturelles. »
L'âme humaine ne ressemble pas aux êtres privés d'intelligence
qui n'ont qu'un simple appétit naturel correspondant à leur nature[101] ; elle reçoit les impressions et les idées intelligibles
de toutes les choses : les impressions par les sens, les idées par
l'intelligence. Et comme elle peut désirer ce qu'elle perçoit, il est
nécessaire d'admettre qu'elle possède une puissance appétitive bien supérieure
à celle qui existe communément dans tous les êtres de la nature. L'existence
des facultés appétitives est, ainsi qu'on le voit, une conséquence de la
perception propre aux êtres raisonnables. L'intelligence perçoit les choses
comme sensibles ou intelligibles, et l'appétit nous porte ensuite à les désirer
à raison de leur convenance ou de leur bonté par rapport à nous.
L'appétit rationnel (la volonté) est assurément une faculté
autre que l'appétit sensitif. Le Philosophe le concevait bien quand il disait :
« L'appétit supérieur meut « l'appétit inférieur. » Toute
faculté appétitive, il est vrai, est une faculté passive qui a son moteur dans
les objets perçus, et tout appétit peut être appelé pour cette raison un moteur mû, suivant l'expression du
Stagyrite ; mais il n'en est pas moins vrai que les objets perçus par
l'intelligence diffèrent, pour le genre, de ceux qui affectent les sens. Cela
suffit pour que l'appétit rationnel et l'appétit sensitif appartiennent à des
facultés différentes.
Par
l'appétit intellectif, nous pouvons désirer les biens immatériels ; par
l'appétit sensitif, nous désirons les biens sensibles : ce dernier prend
le nom de sensualité et parfois de sensibilité.
L'appétit sensitif est uniquement une force appétitive qui
s'exerce à la suite de la perception des sens. Il consiste dans le mouvement
sensuel, d'où il a pris le nom de sensualité, et résulte de l'impression reçue
par les sens. Il n'est autre, au fond, que la propension de l'âme vers les
choses qui flattent le corps.
L'appétit sensitif donne lieu à deux facultés, qui sont la
faculté concupiscible et la faculté irascible. Pour éclairer cette question,
observons que tous les êtres de la nature sont portés, par inclination
naturelle, non-seulement à rechercher ce qui leur convient et à fuir ce qui ne
leur convient pas, mais encore à s'élever avec résistance contre ce qui veut
les corrompre ou leur nuire. La flamme, par exemple, tend par nature à s'élever
dans les airs et à quitter les lieux inférieurs ; mais en même temps elle
résiste à ce qui veut la comprimer ou l'éteindre.
On trouve pareillement deux forces dans l'appétit sensitif :
l'une, par laquelle nous nous portons vers ce qui convient à nos sens et nous
nous éloignons de ce qui leur déplaît, — on l'appelle faculté concupiscible ;
— l'autre, dont l'objet est de détruire tous les obstacles qui s'opposent à nos
désirs, — on appelle celle-ci faculté irascible, — et l’on dit en conséquence
qu'elle a le difficile pour objet. Elle tend effectivement à vaincre les
difficultés et à triompher des obstacles qui nous contrarient.
Ces deux facultés ne sauraient être confondues : car, en
suivant l'inclination de l'irascible, nous nous portons, contre l'inclination
du concupiscible, à des actes pénibles pour combattre ce qui nous est contraire :
aussi les passions de l'irascible paraissent-elles opposées à celles du
concupiscible ; et, de fait, on a vu souvent le feu de la concupiscence
amortir la colère, et le feu de la colère arrêter la concupiscence. — La
faculté irascible prend sa source, il est vrai, dans la faculté concupiscible
et y trouve aussi son terme, comme on le voit par les combats des animaux, qui
ont pour principe et pour fin les biens que désire leur appétit concupiscible ;
mais ces deux facultés n'en sont pas moins distinctes. L'appétit irascible est
comme le défenseur et en quelque sorte le rempart du concupiscible ; il le
protège, le défend et le met à couvert dans la recherche du bien[102].
Il est constant que ces deux facultés obéissent à la raison et
à la volonté, c'est-à-dire à la partie supérieure de l'âme.
D'abord, elles obéissent à la raison ; c'est un fait
d'expérience. Certaines considérations ont souvent calmé ou excité la colère,
la crainte et autres sentiments de même nature. Ensuite, elles obéissent à la
volonté, qui donne l'impulsion vers les actes extérieurs. Nous différons des
animaux privés de raison, en qui le mouvement se produit aussitôt que l'appétit
concupiscible ou irascible est excité. Notre appétit inférieur ne suffit pas à
nous mouvoir, à moins que l'appétit supérieur, la volonté, ne nous notifie ses
ordres, ou du moins son consentement ; car, dans les puissances motrices
bien ordonnées, le second moteur ne donne le mouvement que sous l'impulsion du
premier. « La partie supérieure de l'âme, disait Aristote, fait mouvoir la
partie inférieure, comme la sphère supérieure meut la sphère inférieure. »
L'appétit
sensitif obéit à la raison ; mais souvent aussi il la combat. C'est ce que
saint Paul exprime en disant : « Je sens dans mes membres une autre
loi qui combat la loi de mon esprit. » (Rom., vii, 23.) L'âme exerce sur
le corps un pouvoir despotique ; la main, par exemple, lui obéit
sur-le-champ. La raison n'a pas la même autorité sur l'appétit sensitif : ici,
c'est en quelque sorte un gouvernement politique et royal qui s'exerce sur des
hommes libres, lesquels, bien que soumis à l'autorité d'un chef, résistent trop
souvent aux ordres qu'ils en reçoivent. Cette comparaison nous explique
pourquoi la partie irascible et concupiscible résiste à la raison, et les
victoires qu'elle remporte sur elle, surtout lorsque l'imagination vient lui
prêter son secours en lui présentant des choses agréables que la raison défend,
ou des actes pénibles que la raison commande.
Il y a quelque chose que la volonté désire nécessairement,
c'est le bonheur. « Tous les hommes, dit saint Augustin, veulent le
bonheur d'une volonté uniforme. » Si le désir du bonheur n'était que
contingent, il y aurait au moins quelques individus qui ne le rechercheraient
pas.
Il n'est pas contraire au volontaire, remarquons-le bien, que
la volonté veuille nécessairement ce qui est propre à son inclination et à sa
nature, à savoir la fin dernière ou la béatitude. Il y a même nécessité pour
elle de s'y attacher ; car, la fin étant pour les œuvres ce que les
principes sont dans les théories, ce qui convient naturellement et d'une
manière invariable à une puissance doit servir de base à tout le reste.
Mais,
dira quelqu'un, avec ces notions, que deviendra notre liberté ? Ne
sommes-nous pas maîtres de nos actes ? Oui, en ce sens que nous pouvons
choisir une chose ou une autre. Mais l'élection, comme le dit le Philosophe,
portant sur les moyens qui conduisent à la fin, et non sur la fin elle-même, le
désir de la fin dernière n'est pas une propension dont nous soyons les maîtres ;
nous la désirons nécessairement par là même que nous voulons être heureux[103].
Il est notoire que tout ce que veut la volonté, elle ne le
veut pas nécessairement. Le péché et la vertu sont une preuve qu'elle peut se
porter vers des objets opposés. Elle veut nécessairement la fin dernière, comme
l'intellect veut nécessairement les premiers principes ; rien de plus
vrai. Mais il y a assurément des biens particuliers sans lesquels l'homme peut être
heureux, des biens qui n'ont pas une connexion nécessaire avec la béatitude,
comme il est certaines conséquences qui ne découlent pas évidemment des
premiers principes : ce sont ces biens particuliers que la volonté ne veut
pas nécessairement. Lorsqu'un jour nous verrons Dieu, notre volonté s'attachera
à lui aussi nécessairement qu'elle s'attache au bonheur maintenant. Mais, en
attendant que la vision céleste nous montre avec une pleine évidence que Dieu
est le vrai bonheur, nous ne nous attachons nécessairement ni à lui, ni aux
choses divines. Ainsi la volonté ne veut pas nécessairement tout ce qu'elle
veut.
La
raison, pouvant comparer plusieurs objets, peut aussi, par conséquent, agir
diversement sur la volonté ; de là vient que celle-ci ne s'attache pas de
nécessité à un seul objet.
La volonté n'est pas une faculté supérieure à l'intelligence,
si l'on considère ces deux puissances en elles-mêmes ; car l'objet de
l'intelligence est plus simple et plus absolu que celui de la volonté. Mais,
cependant, la volonté l'emporte sur l'intelligence lorsque l'objet où se trouve
le bien qu'elle recherche est plus élevé que l'intelligence et que l'âme
elle-même. C'est ainsi que l'amour de Dieu est supérieur à la connaissance de
Dieu. L'inverse a lieu quand l'objet est inférieur à l'âme ; à l'égard des
choses matérielles, la connaissance vaut mieux que l'amour.
« Nous avons le pouvoir, dit saint Jean Damascène,
d'apprendre un art ou de ne pas l'apprendre. » Il y a donc en nous des
connaissances qui n'y sont que par l'effet de notre volonté, quoique nous
n'apprenions que par l'intelligence.
Une chose en meut une autre par le moyen d'une fin qui
détermine l'agent, et de cette sorte c'est l'intelligence qui meut la volonté,
parce que le bien perçu par elle est l'objet même de la volonté. Mais une chose
en meut aussi une autre comme agent, à la manière du moteur qui donne le
mouvement ; de cette façon, la volonté meut l'intelligence et toutes les
autres puissances de l'âme. Elle est semblable à un roi qui, se proposant le
bien général, fait mouvoir tous les magistrats dans les différentes villes de
son royaume. Son objet étant, en effet, le bien général, tandis que chaque
faculté se propose un bien particulier, elle meut toutes les puissances de
l'âme vers leurs actes propres, à l'exception des puissances végétatives, qui
ne lui sont pas soumises.
La volonté réside dans la partie raisonnable de notre âme, au
lieu que le concupiscible et l'irascible existent dans la partie non
raisonnable. En outre, la volonté a pour objet le bien en général, et toute
puissance qui se propose un objet sous sa notion générale ne doit pas être
divisée pour quelques différences particulières comprises sous cette idée ;
la vue, par exemple, ne se divise pas en autant de facultés visuelles qu'il y a
de couleurs, parce qu'elle a pour objet les choses visibles, sous l'idée
générale de couleur ; l'intelligence ne se divise pas non plus en
plusieurs puissances de perception, bien que, dans la partie sensitive, ces
puissances soient réellement multiples. Pour ces raisons, la volonté ne se
partage pas, comme l'appétit sensitif, en irascible et en concupiscible.
Les mots
amour, concupiscence, désir, et
autres semblables, peuvent être pris en deux sens : ils expriment ordinairement
des passions réelles qui se produisent avec une certaine surexcitation de
l'âme, et ces passions résident alors dans l'appétit inférieur. D'autres fois
ils désignent une simple affection de l'âme sans passion et sans surexcitation.
Ce sont alors des actes de la volonté, qu'on peut attribuer aux anges et à
Dieu. Dans ce dernier sens, ils appartiennent à la volonté elle-même, et non à
des puissances diverses. C'est ainsi que l'on parle de la concupiscence ou
désir de la sagesse, de l'amour de la vertu et de la haine du vice. On dira même
que la charité est dans la puissance concupiscible, et l'espérance dans la
puissance irascible, pour-marquer que ces vertus se trouvent dans la volonté,
selon qu'elle s'applique à des actes divers.
L'homme possède le libre arbitre ? rien n'est plus clair,
par la foi et par la raison. Premièrement, par la foi. « Dieu, dit
l'Esprit-Saint, a constitué l'homme dès le commencement, et l'a laissé entre
les mains de son propre conseil » (Eccl., xv, 14), c'est-à-dire de son
libre arbitre. Secondement, par la raison. Nous demandons, d'abord, ce que
signifieraient les conseils, les exhortations, les préceptes, les défenses, les
récompenses et les châtiments, si nous n'avions pas le libre arbitre. Ensuite,
lorsque l'intelligence juge qu'une chose doit être évitée ou recherchée, nous
sentons que ce jugement provient d'une comparaison où elle a pu choisir entre
des objets opposés, comme on le voit dans les syllogismes de la dialectique et
dans les divers moyens de persuasion enseignés par la rhétorique. Notre
jugement, qui n'est pas déterminé à un seul objet, peut évidemment choisir
entre plusieurs. Nous possédons le libre arbitre, par cela même que nous sommes
des êtres raisonnables.
Les
fatalistes font plusieurs objections contre le libre arbitre. Ils apportent
d'abord ce texte de saint Paul : « Le bien, que je veux, je ne le
fais pas ; et le mal, que je hais, je le fais. » (Rom., vii, 15.) — Nous
n'avons jamais prétendu que l'appétit sensitif ne se révolte pas de temps à
autre contre la raison. Or, le bien que l'homme veut et qu'il ne fait pas,
consiste précisément à ne rien désirer de contraire à la raison.
Ils
citent ensuite ce passage du même Apôtre : « Cela ne dépend ni de celui
qui veut ni de celui qui court » (Rom., ix, 16) ; ce que l'Apôtre n'a
pas dit dans le sens que l'homme ne soit pas libre de vouloir et de courir,
mais bien afin de faire entendre que le libre arbitre ne suffit pas pour
arriver au ciel, s'il n'est mû et secondé par la grâce. Ils allèguent enfin ces
paroles du prophète Jérémie : « La voie de l'homme n'est pas en son
pouvoir, ce n'est pas à lui à diriger ses pas » (x, 23), paroles qui
doivent être entendues de l'exécution d'un dessein, dans laquelle l'homme peut
être arrêté, soit qu'il le veuille, soit qu'il ne le veuille pas ; mais la
liberté du choix est toujours en son pouvoir.
Quoique, dans le sens étymologique, le mot libre arbitre paraisse désigner un acte,
on donne plutôt ce nom, d'après l'usage, à la puissance même par laquelle nous
jugeons avec liberté. Or, cette puissance n'est ni une habitude, ni une force
enchaînée à une habitude ; car, pour les choses soumises à notre libre
arbitre, il n'existe en nous aucune inclination naturelle, la volonté pouvant
se porter également vers le bien ou vers le mal. Par conséquent, le libre
arbitre n'est ni un acte, ni une habitude. Il est une faculté de notre âme.
Bien que le choix qui caractérise le libre arbitre tienne en
même temps de l'intelligence et de l'appétit, il appartient surtout à l'appétit
qui nous fait désirer ce que l'intelligence a jugé meilleur dans le conseil
préalable. Pour cette raison, nous dirons que le libre arbitre prend rang parmi
les facultés appétitives.
« À
la suite de la délibération de la raison, dit saint Jean Damascène, marche
immédiatement le libre arbitre, qui choisit à son gré. »
Entre le libre arbitre et la volonté on trouve le même rapport
qu'entre la raison et l'intelligence. L'intelligence accepte simplement les
premiers principes, et la raison s'applique aux conclusions qui en ressortent.
Pareillement, la volonté veut la fin dernière, et le libre arbitre choisit les
moyens qui y conduisent. La volonté, comme on le voit, est au libre arbitre ce
que l'intelligence est à la raison. Or, comprendre et raisonner sont du ressort
de la même faculté. Donc vouloir et choisir sont aussi du ressort de la même
puissance. Donc encore la volonté et le libre arbitre ne sont pas deux
facultés, mais une seule.
Si notre âme ne connaissait pas les corps par l'intelligence,
il faudrait dire que les sciences physiques qui traitent des corps mobiles,
n'existent point : car toute science réside dans l'intelligence.
Pour établir contre les philosophes anciens la certitude de
nos connaissances au sujet des choses corporelles, qui sont si changeantes,
Platon supposa l'existence de certains êtres séparés de la matière, qu'il
appela espèces ou idées. Selon lui, notre âme perçoit les
espèces immatérielles auxquelles les corps participent, mais non pas
précisément les corps eux-mêmes ; de sorte que, pour arriver à la
connaissance des choses matérielles, il lui faut recourir à des substances qui
en diffèrent sous le rapport de la manière d'exister. Comme si des espèces immatérielles et immobiles pouvaient nous fournir la connaissance de la matière et
du mouvement. Son erreur provenait de ce principe, vrai en soi, que toute
connaissance s'opère au moyen d'une certaine ressemblance. De ce que la forme
de l'objet compris est dans l'intelligence d'une manière universelle,
immatérielle et immuable, il concluait que cet objet devait être tel en soi.
C'était à tort. La forme sensible des choses matérielles elles-mêmes est autre
dans l'objet réel qui existe en dehors de l'âme, et autre dans nos sens, où
elle se trouve dégagée de la matière, lorsque, par exemple, nous percevons la
couleur de l'or sans l'or lui-même. Il ne voyait pas que notre intelligence
reçoit, de même, d'une manière immatérielle et immobile, conformément à sa
nature, les images des corps, qui sont en elles-mêmes matérielles et mobiles,
et que l'âme humaine connaît ainsi les corps par l'intelligence, d'une
connaissance immatérielle, universelle et nécessaire.
L'intelligence,
au moyen des images immatérielles et intelligibles que l'âme possède
essentiellement, perçoit les corps d'une façon plus éminente que les sens ;
elle les connaît à la manière de Dieu et des anges, et de là vient que les sciences
physiques sont immuables, bien qu'elles aient pour objet des choses
changeantes.
Une autre erreur des philosophes anciens est d'avoir supposé
que l'âme connaît les choses corporelles par sa propre essence. Ils le
concluaient des deux principes suivants, dont ils exagéraient la portée : Le semblable est connu par le semblable ;
la forme de l'objet connu est dans le sujet connaissant, telle qu'elle est en
soi ; d'où ils inféraient que, les choses connues étant matérielles,
l'âme l'était aussi. Alors chacun d'eux lui donnait la nature du principe
générateur qu'il regardait comme la cause des choses ; elle était feu, air
et eau, suivant qu'il leur plaisait de prendre l'un de ces éléments pour la
cause universelle ; si bien qu'au dire d'Empédocle, elle était composée
des quatre éléments et de deux moteurs.
Le philosophe de Stagyre fit justice de ces théories
matérialistes et ridicules. Réfutant Empédocle et ses adhérents, il montra
qu'en vain l'on donnait à l'âme la nature de tous les principes pour qu'elle
connût tous les êtres, si on ne lui donnait encore la nature même des êtres et
leur forme, les os, la chair et le reste. « Si l'âme connaît le feu par le
feu, ajoutait-il, d'où vient que le feu qui est hors de l'âme ne connaît pas le
feu ? » Il lui fut aisé de conclure que les objets matériels connus
de l'âme existent en elle spirituellement, et non pas matériellement. Et, en
effet, la connaissance est d'une nature directement opposée à l'essence même de
la matière. Plus le sujet connaissant possède immatériellement la forme de
l'objet connu, plus il en a une connaissance parfaite ; aussi les
intelligences les plus élevées sont précisément les plus spirituelles. Il suit
de là que l'âme ne connaît pas les corps par son essence même.
S'il y a
une intelligence qui connaît toutes choses par son essence, il faut que son
essence possède tout, non matériellement, comme le supposaient les anciens,
mais immatériellement. Or, c'est là le propre de Dieu, dont l'essence est le
type parfait de tout ce qui existe dans l'univers. Lui seul connaît tout par
son essence. L'âme humaine ne connaît rien de cette manière.
Le Philosophe a comparé l'intellect « à une table rase
sur laquelle il n'y a rien d'écrit. » D'accord avec lui, nous ne pensons
pas que l'âme humaine connaisse les choses corporelles par des images
intelligibles naturellement innées. Chacun sait qu'au début, elle est
simplement capable de recevoir les impressions qui produisent la sensation et les
images qui donnent lieu à la connaissance. L'enfant, tant pour les sens que
pour l'intellect, n'a d'abord que la puissance de sentir et de connaître.
Passant ensuite de la puissance à l'acte, il sent sous l'impression des choses
sensibles, et connaît en apprenant des autres, ou en découvrant par lui-même. Selon
Platon, notre âme est naturellement remplie de toutes les espèces
intelligibles, et le corps seul les empêche de se produire. Mais d'où vient que
l'âme, qui, dans son système, a la connaissance naturelle de toutes choses,
oublie si bien une telle science qu'elle ne sait pas même qu'elle en est douée ?
Oublie-t-elle ce qu'elle sait naturellement ; par exemple, cet axiome :
« Le tout est plus grand que la partie ; » et les autres
semblables ? De plus, il lui est naturel d'être unie à un corps ; or,
comment se fait-il qu'un état naturel soit précisément ce qui entrave
totalement un acte naturel ? Pourquoi, d'un autre côté, l'individu qui est
privé d'un sens n'a-t-il nulle connaissance des choses que l'on perçoit
ordinairement par ce sens ? L'aveugle-né a-t-il la notion des couleurs ?
Il n'en serait pas privé, assurément, si les idées de toutes les choses
intelligibles étaient naturellement innées dans son intelligence. N'admettons
donc pas que notre âme connaît les choses corporelles par des idées ou espèces
intelligibles naturellement innées.
Platon le croyait, mais à tort. S'il en était ainsi, quelle
raison satisfaisante pourrait-on assigner à l'union de l'âme avec le corps ?
Pourquoi cette union, si l'âme, d'après les lois de sa nature, devait recevoir
les idées par l'influence de certaines substances séparées, et non pas par
l'intermédiaire des sens ? Ne serait-ce pas en vain qu'elle serait unie au
corps, si elle n'en avait nul besoin pour l'exercice de l'intelligence ?
Puis, s'il était dans sa nature d'acquérir ses connaissances par des espèces
émanées de quelques êtres supérieurs, comment expliquer que l'aveugle-né n'a
point l'idée des couleurs, et que l'homme privé d'un sens n'acquiert jamais la
connaissance des choses que l'on perçoit ordinairement par ce sens ?
Nous ne
prétendons pas que les idées reçues par notre intelligence ne doivent pas être
ramenées à un principe essentiellement intelligible comme à leur première
cause, qui n'est autre que Dieu ; mais nous soutenons qu'elles procèdent
de ce premier principe par l'intermédiaire de la forme des choses sensibles, et
non par le moyen d'un intellect séparé, à moins que cet intellect séparé ne
soit regardé comme cause éloignée.
Aux formes subsistantes par elles-mêmes que Platon avait
imaginées sous le nom d'idées, saint
Augustin, substituant les raisons éternelles qui existent dans la pensée
divine, enseigna que l'âme connaît la vérité dans les raisons ou idées divines.
« Si vous voyez l'un et l'autre que ce que vous affirmez est vrai, dit-il,
et si nous voyons également l'un et l'autre que ce que j'affirme est vrai, où
le voyons nous, je vous prie ? Je ne le vois pas en vous, vous ne le voyez
pas en moi ; mais nous le voyons tous les deux dans l'immuable vérité qui
est au-dessus de nos intelligences. »
Assurément, pendant cette vie, notre âme ne voit pas les
choses dans les raisons éternelles comme on voit dans un miroir les objets dont
l'image y est réfléchie. C'est là le partage des bienheureux, qui voient Dieu
et toutes choses en Dieu. Mais, comme nous disons aussi que nous connaissons
une chose dans une autre lorsque celle-ci est le principe de notre science,
l'âme, en ce sens, voit les choses dans les raisons éternelles, par la
participation desquelles nous avons le moyen de tout connaître. La lumière
intellectuelle qui est en nous, qu'est-ce autre chose, en effet, qu'une
participation et une image de la lumière incréée où sont contenues les raisons éternelles ?
Voilà pourquoi le Psalmiste s'écrie : « Beaucoup disent : Qui
nous a montré les biens ? » Et répondant aussitôt, il ajoute : « La
lumière de votre visage a été imprimée sur nous, Seigneur » (vi, 6) ;
paroles qui équivalent à celles-ci : Tout est dévoilé en nous par le sceau
de la lumière divine.
Quoi qu'il en soit, indépendamment de cette lumière
intellectuelle, notre âme a encore besoin de tirer des choses matérielles
certaines espèces ou images intelligibles qui lui sont indispensables pour
l'actualité de la science. « Les raisons éternelles, dit saint Augustin
lui-même, ne nous apprennent pas quels sont les divers genres d'animaux,
l'origine de chacun d'eux et mille autres particularités que nous devons
demander aux temps et aux lieux. » Ce saint Docteur, comme on le voit,
voulait principalement parler de l'état des bienheureux, en disant que l'âme
aperçoit tout dans les raisons divines.
Démocrite, identifiant l'intelligence avec les sens,
n'assignait d'autre cause à nos connaissances que l'impression toute matérielle
des corps[104]. Pour Platon, qui niait que les objets sensibles eussent
aucune action sur notre âme, l'intelligence était seulement avertie par les
sens d'entrer en exercice.
Aristote prit un terme moyen. Il admit, avec Platon, que
l'entendement diffère essentiellement des sens, et, avec Démocrite, que les
opérations de la partie sensitive de notre âme résultent de l'impression des
sens, faisant ainsi de la sensation l'acte de l'âme et du corps réunis. Il se
détacha de Démocrite en enseignant que l'intelligence possède une opération
propre et indépendante de son union avec le corps. Comme il le dit,
l'impression des choses sensibles ne suffit pas pour l'action intellectuelle ;
il faut quelque chose de plus noble : l'intervention d'un principe actif,
qui est l'intelligence. Il n'entendait pas non plus, comme Platon, que
l'opération intellectuelle soit produite en nous par l'impression unique des
formes supérieures ; il jugea bien que notre intelligence a besoin des
images recueillies par les sens et rendues intelligibles par l'abstraction des
conditions matérielles, ce qui est le fait de l'intellect agent. Nous dirons
avec lui que la connaissance intellectuelle, sous le rapport des images, est
causée par les sens ; mais que, les images ne pouvant modifier par elles
seules l'intellect passif sans l'intellect actif qui les rend elles-mêmes
intelligibles, la perception des sens n'est pas la cause totale et entière de
la connaissance intellectuelle. Elle fournit seulement une matière à la cause
elle-même, c'est-à-dire à l'intelligence, qui sait ensuite s'étendre au-delà[105].
« L'âme, répond le Philosophe, ne connaît rien sans
images. »
Si l'on soutient le contraire, qu'on nous dise pourquoi notre
intelligence, qui est indépendante en soi de tout organe corporel, perd la
connaissance des choses dont la science lui était familière, aussitôt que, par
suite de la lésion d'un organe, l'imagination ne fonctionne plus, comme chez
les frénétiques, ou que la mémoire est paralysée, comme dans la léthargie. Ce
fait ne démontre-t-il pas qu'elle a besoin des sens, de l'imagination et des
autres puissances de la partie sensitive ? — Une autre preuve de cette
vérité, c'est notre propre expérience. Lorsque nous faisons effort pour
comprendre, nous formons dans notre esprit des images, des exemplaires dans
lesquels nous cherchons à voir, pour ainsi parler, ce que nous voulons
comprendre. Pour expliquer une vérité à quelqu'un, nous nous servons encore
d'exemples et de comparaisons qui l'aident à comprendre. La raison en est que
notre intelligence est proportionnée aux objets qu'elle doit connaître. Celle
des anges, qui est dégagée de toute matière, comprend par les seules espèces
intelligibles, parce qu'elle a pour objet propre les substances spirituelles
séparées du corps. L'esprit humain, uni à un corps, a pour objet propre de ses
connaissances la nature des choses visibles ; voilà pourquoi, quand il
s'élève aux choses invisibles, il lui faut constamment recourir aux images.
Nous
n'avons la notion des substances spirituelles que par comparaison avec les
êtres sensibles. Pour concevoir un esprit, il nous faut les images des corps,
bien que les esprits ne puissent être représentés par aucune image[106].
Notre esprit, qui ne comprend rien ici-bas que par comparaison
avec les choses sensibles, ne pouvant parfaitement juger sans l'usage libre des
sens par lesquels il connaît ces choses, il est constant que le jugement de la
raison peut être suspendu par les entraves des sens.
L'imagination,
pendant la captivité des sens, ne produit plus d'images ; ou, si elle en
forme encore quelques-unes, ce sont des images déformées, comme on le voit chez
les personnes atteintes de la fièvre. Aussi, dans nos rêves, les raisonnements
que nous faisons sont-ils toujours défectueux en quelque point.
La fonction propre de l'intelligence est de connaître les formes
individualisées dans la matière, mais seulement en général, et non telles
qu'elles existent dans telle matière particulière. Pour arriver à ce résultat,
lorsque l'objet perçu par l'un de nos sens a déposé dans notre âme une
impression ou image de lui-même, l'intelligence s'empare de cette image ;
elle en abstrait les conditions matérielles, les éléments particuliers, tout ce
que l'image contient d'individuel et de local ; elle dégage ainsi une
espèce intelligible ou idée qui représente les points de vue généraux de
l'objet, sa nature générale. L'espèce intelligible agit ensuite sur l'intellect
passif, le pénètre, l'informe et y détermine un acte qui est la connaissance intellectuelle[107].
Dans l'opinion erronée de certains philosophes, les espèces
intelligibles abstraites des images sont, pour l'intelligence, non un moyen de
connaître, mais les objets mêmes de nos connaissances, de sorte que nos
facultés intellectuelles ne connaîtraient que leurs propres modifications,
c'est-à-dire l'espèce intelligible qu'elles ont reçue, et rien au-delà. Ce
système est faux pour deux raisons. Premièrement, si nous ne connaissions que
les espèces intelligibles qui sont dans notre âme, les sciences n'auraient pas
d'autres objets que ces espèces mêmes ; elles ne porteraient plus sur les
choses elles-mêmes placées hors de l'âme. En second lieu, il fait revivre
l'erreur de ces antiques philosophes qui soutenaient que tout ce que l'on pense
est vrai et que deux propositions contradictoires peuvent être vraies tout à la
fois ; car, si l'intelligence n'a pour objet de son jugement que sa propre
modification, elle ne juge que de son affection même et ne se trompe jamais, ne
pouvant manquer de percevoir son objet tel qu'il est pour elle. Admettez que le
goût, par exemple, ne doit prononcer que d'après sa propre modification ;
l'homme qui jugera que le miel est doux portera un jugement vrai, et celui dont
le palais dépravé trouvera que le miel est amer portera aussi un jugement vrai.
Dès lors toute opinion serait également vraie. En présence de semblables
conséquences, il faut évidemment en revenir à dire que l'espèce intelligible
est un moyen par lequel l'intelligence comprend, et que la chose elle-même dont
elle est la ressemblance est le premier objet connu par notre entendement.
Mais, comme l'esprit humain a le pouvoir de se réfléchir sur lui-même, nous
connaissons par un même acte, d'abord la chose elle-même, et ensuite l'espèce
intelligible qui la représente.
Les sens, qui ont pour objet la perception des êtres
particuliers, se développant en nous avant l'intelligence, la connaissance des
êtres individuels précède par là même en nous celle des choses universelles.
Mais, dans l'esprit humain lui-même, les idées, les plus universelles précèdent
toujours celles qui le sont moins ; car notre intelligence, qui a d'abord
une connaissance vague, confuse et imparfaite des choses, les connaît mieux
lorsqu'elle en distingue les principes et les éléments. Connaître un animal, par
exemple, en tant qu'animal, c'est-à-dire d'une manière vague, est plus naturel
à notre esprit que de le connaître d'une manière distincte, comme étant tel
animal doué ou privé de raison, un homme ou un lion. La même loi se remarque
dans les sens, qui perçoivent aussi les choses en général avant d'en saisir les
particularités. Lorsque j'aperçois un objet dans le lointain, il m'apparaît
comme un simple corps, avant que je puisse juger que c'est un être animé ;
et je reconnais un être animé avant de reconnaître Socrate ou Platon. Les
enfants distinguent un homme d'un autre objet avant de distinguer un homme d'un
autre homme ; et voilà pourquoi ils commencent par donner le nom de père à
tous les hommes indistinctement. On voit par ces aperçus que les choses les
plus vagues, les plus universelles, sont celles qui se présentent les premières
à notre intelligence, et même à nos sens.
Nous
connaissons l'homme d'une manière vague et confuse, avant de pouvoir distinguer
clairement les diverses parties dont il est composé.
« Comprendre,
nous dit le Philosophe, n'embrasse qu'un objet ; mais savoir en embrasse plusieurs. » Notre intelligence peut bien
comprendre plusieurs choses à la fois sous la forme de l'unité, c'est-à-dire
sous une seule espèce intelligible, mais non sous la forme de la multiplicité.
Si donc il est des choses qui puissent être saisies dans une seule idée, elle
pourra les comprendre à la fois ; c'est ainsi que Dieu voit simultanément
toutes les choses par une seule, qui est son essence. Pour celles qui ne se
perçoivent que par des idées ou espèces diverses, il nous est impossible de les
comprendre en même temps.
En
considérant les parties d'un tout comme renfermées dans l'ensemble, je puis les
saisir sous la seule forme du tout et les percevoir à la fois ; mais si je
les considère comme contenues sous plusieurs espèces, il ne m'est plus possible
de les comprendre en même temps.
Une preuve manifeste que notre intelligence comprend par
composition et par division, c'est qu'il y a composition et division dans les
propositions affirmatives ou négatives qui représentent les conceptions de
notre esprit. La nature même de notre intelligence nous en fait une loi ;
car, bien différente de celle de Dieu ou des anges, elle n'a pas, du premier
abord, une connaissance parfaite des choses. Elle commence par en saisir
l'essence ; ensuite elle prend connaissance des propriétés, des accidents,
des habitudes et des autres qualités qui se rattachent à l'essence. Il lui
faut, après cela, rapprocher une chose comprise d'une autre chose, puis les
diviser ; passer encore d'un rapprochement et d'une division à d'autres
opérations semblables, ce qui s'appelle raisonner. C'est donc en composant,
divisant et raisonnant qu'elle acquiert ses connaissances, au lieu que Dieu et
les anges voient immédiatement, par la simple intuition de la nature des êtres,
ce que nous y découvrons par cette triple opération.
La
composition et la division résultent de la ressemblance et de la différence. La
composition consiste dans l'affirmation de l'identité du sujet avec l'attribut ;
la division, dans la négation de cette identité, à cause de la différence que
l'esprit aperçoit entre les deux termes exprimés.
« L'intelligence, selon la remarque d'Aristote, est
toujours vraie en elle-même. » — « L'homme qui se trompe, dit saint
Augustin, ne comprend pas. »
Chaque faculté est vraie dans sa sphère propre ; car,
disposée et ordonnée pour son objet, elle conserve toujours les mêmes relations
avec lui. L'intelligence ayant pour objet la connaissance de la simple nature
des choses, sur ce point elle ne se trompe pas. L'erreur ne s'introduit en elle
que dans la composition et la division des idées, c'est-à-dire dans le
raisonnement. Car, ici, elle peut errer sur les définitions composées ; par
exemple, quand la définition d'une chose est appliquée à une autre, comme celle
du cercle au triangle, ou quand une définition, fausse en soi, unit des
qualités qui s'excluent, comme dans cette proposition : Un être raisonnable
a des ailes. Mais elle ne se trompe jamais dans les idées simples dont la
définition n'admet aucune composition, ni dans les propositions dont la vérité
se manifeste aussitôt que l'on connaît la valeur de leurs termes, ni,
conséquemment, dans les premiers principes et dans les conclusions que les
sciences en tirent logiquement. Si nous sommes en défaut dans ces matières,
c'est que nous n'embrassons pas la totalité de notre objet, comme l'a dit
Aristote[108].
L'expérience de tous les jours est là pour certifier que
certains esprits comprennent mieux que d'autres. — Objectivement, la même
vérité n'est pas mieux comprise par un homme que par un autre ; elle doit
être entendue telle qu'elle est ou bien elle ne serait pas réellement comprise.
Subjectivement, un homme peut la comprendre mieux qu'un autre, parce qu'il est
doué d'une plus grande force intellective : c'est ainsi que, dans les
choses matérielles, un homme distingue un objet mieux qu'un autre, parce qu'il
a la vue plus perçante. Il y a des intelligences plus parfaites les unes que
les autres, comme il y a des corps mieux doués que d'autres. La perfection de
l'intelligence peut provenir des dispositions du corps et des facultés
inférieures de l'âme. Plus le corps est bien disposé, plus est parfaite l'âme
qui lui est unie. Plus les facultés inférieures sont puissantes, plus aussi les
hommes sont propres aux actes de l'intelligence.
Il y a trois sortes d'indivisible. Parle-t-on d'un tout
continu actuellement indivis, mais susceptible d'être divisé ? Ce genre
d'indivisible est compris par nous avant sa division : la connaissance
confuse d'un tout précède la connaissance distincte de ses parties, nous l'avons
vu. Parle-t-on d'un être qui est indivisible dans son espèce ; par
exemple, de la raison humaine ? Cet indivisible nous est encore connu
avant sa division en parties ; il est même l'objet propre de notre
intelligence. Mais si l'on entend le troisième genre d'indivisible, le seul, à
bien dire, qui mérite ce nom, celui qui, comme le point ou l’unité absolue,
n'admet la division ni en acte ni en puissance, celui-là ne nous est connu
qu'après le divisible, par la négation de la division ; et la preuve de
cela, c'est que nous le définissons au moyen d'une négation. Le point, disons-nous,
est ce qui n'a pas de parties. Ainsi l'indivisible absolu n'est compris de
notre esprit qu'après le divisible, au moyen de l'abstraction.
« Non, répond le Philosophe ; l'universel est connu
par l'intelligence, et le particulier par les sens. »
La raison pour laquelle la connaissance directe des choses
individuelles est dérobée à notre intelligence, c'est que, pour connaître les
êtres matériels, nous en tirons par abstraction l'espèce intelligible. Le
produit d'une telle abstraction étant une idée générale, l'intelligence ne
connaît directement que les notions universelles ; elle connaît le
particulier, mais d'une manière indirecte, par un retour qu'elle fait sur les
images sensibles dans lesquelles elle aperçoit les espèces intelligibles. De
cette sorte, les choses particulières ne lui sont connues que d'une manière
indirecte, et ce n'est que par un travail pour ainsi dire de réflexion qu'elle
arrive à former cette proposition ; Socrate est homme.
Notre intelligence est susceptible de connaître des choses
infinies dans ce sens qu'elle est capable de recevoir une notion, puis une
autre, et ainsi de suite, indéfiniment ; mais elle ne peut connaître des
choses infinies en réalité. Premièrement, l'infini ne se trouve pas en réalité
dans les êtres matériels ; il s'y trouve seulement en puissance, en tant
que l'un succède à l'autre. En second lieu, il faudrait en avoir considéré tous
les aspects, énuméré toutes les parties, ce qui est impossible.
Il n'est
question dans cet article que de l'infini matériel, qui est de lui-même
inconnu, parce qu'il n'existe pas. Quant à l'infini formel, qui est Dieu, il
est parfaitement intelligible en soi. La faiblesse seule de notre intelligence
nous empêche de le bien connaître ici-bas ; mais au ciel nous le verrons
en essence.
Il a été dit plus haut que l'intelligence perçoit directement
et par elle-même les idées universelles, et que les sens perçoivent les êtres
particuliers. Nous dirons pareillement ici que les choses contingentes rentrent
indirectement dans son domaine et directement dans celui des sens, mais que
toutes les raisons universelles et nécessaires des choses contingentes lui
reviennent directement. C'est pourquoi, si on considère les raisons
universelles des choses sensibles, toutes les sciences rentrent dans celles de
l'ordre nécessaire qui sont du ressort de l'intelligence. Mais si l'on ne
considère que les choses en elles-mêmes, il y a une science qui s'applique aux
êtres nécessaires, une autre qui embrasse les êtres contingents.
Il n'est
rien de si contingent qui ne renferme en soi quelque chose de nécessaire. Ainsi
cette proposition : Socrate court, énonce une proposition contingente en
elle-même. Eh bien, cependant, le rapport entre courir et se mouvoir est
nécessaire ; car, du moment que Socrate court, nécessairement il se meut.
Les choses à venir peuvent être connues, ou bien en
elles-mêmes, ou bien dans leurs causes. Les connaître en elles-mêmes, c'est le
propre de Dieu, dont le regard éternel embrasse le temps dans son cours entier.
Mais nous pouvons les connaître dans leurs causes ; et si elles ont des
causes dont elles soient la conséquence nécessaire, nous en avons une certitude
scientifique : c'est ainsi que l'astronome prédit d'avance l'éclipse qui
doit arriver. Si elles ne résultent de ces causes que la plupart du temps, nous
les connaissons par une conjecture plus ou moins probable.
Saint
Augustin a exprimé, dans ses Confessions,
l'opinion que l'âme a une certaine force de divination qui lui révèle
naturellement l'avenir, lorsqu'elle s'isole des sens corporels. Mais, comme
cette manière de connaître n'est pas conforme à la nature de notre
intelligence, qui reçoit plutôt ses connaissances par le moyen des sens, nous
disons, nous, que les choses futures ne nous sont connues que par l'impression
de certaines causes supérieures, spirituelles ou matérielles : spirituelles,
c'est-à-dire par les impressions de Dieu, des anges ou des démons, et nous
convenons que l'âme humaine est plus propre à recevoir ces sortes d'impressions
lorsqu'elle s'isole des sens et des inquiétudes du dehors pour se rapprocher
des purs esprits ; matérielles, telle que l'impression des corps célestes ;
et c'est ce qui peut avoir lieu lorsque l'influence de ces corps fait naître
dans notre imagination les signes avant-coureurs des phénomènes qu'ils vont
amener. Les animaux, qui ne suivent que leur instinct, éprouvent surtout cette
impression ; aussi leurs pressentiments sont-ils souvent plus infaillibles
que ceux des hommes.
L'âme humaine se connaît par ses actes, et non par son
essence. Je sais que j'ai une âme intelligente, parce que j'ai conscience de
l'exercice de mon intelligence. Je connais ensuite la nature de mon âme par la
nature des actes de mon intelligence. Mon âme, pour connaître ce qu'elle est,
s'étudie dans ses opérations actuelles, comme on observe les actes d'un homme
présent pour le connaître à fond[109].
Notre âme connaît ses habitudes par leurs actes, et non par
leur essence. Je perçois que j'ai une habitude, lorsque j'en produis les actes.
L'étude réfléchie des actes me conduit à la connaissance des propriétés de
cette habitude. La foi elle-même ne se révèle à notre âme par les actes de
notre cœur ; nous savons que nous avons cette vertu, parce que nous en
produisons les actes.
Saint Augustin formulait ainsi la réponse à cette demande :
« Je vois que je comprends. »
Le premier objet de notre intelligence n'est pas de se
connaître elle-même, c'est de percevoir la nature des choses matérielles.
L'acte par lequel nous percevons ces choses ne vient qu'en second lieu à notre
connaissance, et c'est par lui que l'intelligence se connaît elle-même dans son
état parfait, qui est la connaissance actuelle.
« Je sais ce que je veux, » répondait saint
Augustin.
L'acte de la volonté est d'une manière intelligible dans le
sujet intelligent comme dans son principe, et c'est là ce qui faisait dire au
Philosophe que la volonté est dans la raison. Puisqu'il en est de la sorte,
l'acte de la volonté est nécessairement connu de l'intelligence, d'abord en
tant que l'homme sait qu'il veut, puis en tant qu'il connaît la nature de cet
acte, et, partant, la nature même de son principe, qui n'est autre qu'une
habitude ou une faculté.
Il est
notoire que ce qui est dans la volonté est aussi dans l'intelligence d'une
certaine façon. Il n'en saurait être autrement, puisque ces deux facultés ont
pour sujet la même substance, qui est l'âme, et sont même en quelque sorte le
principe l'une de l'autre.
Dans le système de Platon, les substances immatérielles
seraient nos premières connaissances, les objets propres de notre esprit. Mais
il est certain que, sur cette terre, notre intelligence se rapporte
naturellement aux choses matérielles, et l'expérience, en effet, est là pour
nous prouver qu'elle ne comprend rien qu'à l'aide d'images sensibles. Ne croyons
donc pas que nous puissions percevoir directement et par elles-mêmes les
substances spirituelles, qui ne tombent pas sous les sens, et que notre
imagination ne saurait se représenter telles qu'elles sont.
Néanmoins
saint Augustin a pu dire : « Comme l'esprit acquiert la connaissance
des choses corporelles par les sens, il acquiert de même celle des esprits par
lui-même. La science de l'âme est effectivement le principe d'où il faut partir
pour arriver à la connaissance des esprits ; mais on ne saurait nier que
nous connaissons ce qui est corporel avant ce qui est spirituel.
Notre entendement aura beau abstraire de la matière l'essence
des choses matérielles, il ne parviendra jamais à en faire sortir quelque chose
de semblable à la substance immatérielle. Qu'il s'élève, par ce procédé, à une
certaine notion des substances spirituelles, j'y consens ; mais il n'en acquerra
point une connaissance parfaite. Entre les corps et les esprits il n'y a ni
identité, ni aucun point de rapport : les similitudes fournies par l'ordre
matériel seront toujours très insuffisantes pour nous donner la notion du monde
spirituel.
L'âme
humaine, qui se connaît par son acte, qui se démontre à elle-même sa vertu et
sa nature, ne nous donne pas une idée parfaite des substances angéliques ;
elle n'a pas leurs propriétés.
« Personne, dit saint Jean (i, 48), n'a jamais vu Dieu. »
Si l'intelligence humaine ne perçoit pas les êtres spirituels, elle comprend
encore moins la substance éternelle et incréée. Les premiers objets que nous
connaissons en cette vie, ce sont les créatures matérielles, et par elles nous
arrivons à la connaissance de Dieu, comme nous le marquent ces paroles de saint
Paul : « Les perfections invisibles de Dieu nous sont devenues
intelligibles par les choses qu'il a faites. » (Rom. i, 20.) Puisque nous
ne connaissons Dieu que par les créatures, il n'est pas le premier objet connu
de notre âme.
Il est
vrai que nous connaissons toutes choses dans la lumière de la vérité première,
et que par elle aussi nous jugeons de tout. Il est indubitable encore que Dieu
est la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. — Que faut-il
en conclure ? Que Dieu est le premier objet connu de nous ? — Non,
mais simplement que la lumière divine est le moyen par lequel notre
intelligence connaît.
A la première inspection, on s'explique difficilement que
l'âme humaine, qui, pendant son union avec le corps, ne saurait rien comprendre
sans le secours des images sensibles, puisse cependant, après sa séparation,
comprendre quelque chose lorsqu'elle n'a plus d'images corporelles à sa
disposition. La difficulté disparaît devant ce principe, que le mode
d'opération dans les êtres suit toujours leur mode d'existence. L'âme, séparée
du corps, a un mode d'existence différent de celui qu'elle a pendant son union
avec lui. Elle connaît, dans l'autre vie, en s'appliquant aux choses purement
intelligibles, comme les esprits célestes. Immédiatement après sa séparation,
elle se tourne vers le monde supérieur.
« Le riche vit Lazare dans le sein d'Abraham. »
(Luc, xvi, 28.) L'âme séparée du corps peut donc connaître les autres âmes, et,
par la même raison, les démons et les anges ; avec cette différence
qu'elle a une connaissance parfaite des autres âmes séparées et une
connaissance seulement imparfaite des anges bons ou mauvais. — Une fois séparée
de son corps, l'âme ne connaît plus, comme ici-bas, en s'appliquant aux images ;
elle se tourne vers les choses purement intelligibles pour se connaître par elle-même.
Elle connaît ensuite les autres âmes par comparaison avec elle. — Elle connaît
les anges par des espèces qui lui viennent de la lumière divine ; mais,
comme sa nature est toujours inférieure à la nature angélique, elle n'a qu'une
représentation imparfaite de ces purs esprits. Nous ne parlons toutefois que de
la connaissance naturelle ; celle de la gloire n'est pas assujettie à la
même loi.
Ne croyons pas que l'âme séparée du corps connaisse toutes les
choses naturelles d'une connaissance parfaite, comme les anges ; elle ne
les connaît que d'une manière générale et confuse.
Nous
parlons encore ici de la connaissance naturelle. La révélation divine peut
assurément venir à son secours.
Le mauvais riche dans l'enfer disait: « J'ai cinq frères. »
(Luc, xvi,98.) Les âmes séparées connaissent donc des faits particuliers.
Toutefois, elles connaissent spécialement les choses et les personnes avec
lesquelles une connaissance antérieure, une affection plus grande, une habitude
naturelle ou une volonté spéciale de Dieu les mettent en rapport.
Il n'y a
pas de raison pour qu'elles connaissent également tous les êtres en particulier ;
elles peuvent avoir pour quelques-unes une habitude spéciale qu'elles n'ont pas
pour les autres.
Saint Jérôme, dans une lettre à Paulin, disait : « Apprenons
sur la terre les vérités dont la connaissance nous accompagnera dans l'autre
vie. »
Si, avec certains philosophes, nous admettions que la science,
comme habitude, est dans les facultés sensitives de l'âme, et nullement dans
l'intelligence, nous devrions convenir que les sciences acquises sur la terre
ne survivent pas à la destruction du corps. Mais comme il est incontestable que
l'habitude de la science existe dans l'intelligence passive, qui, selon
l'expression d'Aristote, est le lieu des
espèces intelligibles, nous devons dire que la science ne subsiste pas dans
l'âme séparée quant à la partie qui appartient aux facultés inférieures, mais
qu'elle y persiste néanmoins pour la partie qui réside dans l'intelligence.
Abraham répondit au mauvais riche : « Souviens-toi
que tu as reçu des biens pendant ta vie. » (Luc, xvi, 25.)
On voit par ces paroles que l'âme séparée peut encore faire
usage de la science acquise ici-bas. Et, en effet, grâce aux espèces
intelligibles qu'elle a conservées, elle peut comprendre ce qu'elle comprenait
jadis. Son état a changé, sans doute ; aussi comprend-elle, non plus par
le moyen des images sensibles, mais d'une manière conforme à sa nouvelle vie.
La mémoire qui lui reste est la mémoire intellective, dont l'intelligence est
le siège. Mais, cependant, l'acte de la science acquise ici-bas demeure en
elle, bien que ce soit suivant un mode différent.
« Le mauvais riche levant les yeux, dit l'Évangile, vit
de loin Abraham. » (Luc, xvi, 23.) De ces paroles on peut conclure que la
distance des lieux n'est pas un obstacle à la connaissance des âmes séparées de
leur corps.
Puisque ces âmes connaissent les êtres particuliers par les
images intelligibles que la lumière divine leur communique, qu'importe que ces
êtres soient éloignés ou proches ? La lumière divine les atteint
également.
Question difficile à résoudre. Si, d'un côté, il est dit dans
Job (xiv, 21) : « L'homme ne saura pas si ses enfants sont dans la
gloire ou dans l'ignominie ; »de l'autre, on voit dans la parabole du
mauvais riche que les âmes des morts nous portent intérêt. « J'ai cinq
frères, dit-il ; faites que Lazare aille les avertir. » (Luc, xvi,
28.)
Voici ce qui nous paraît certain. Les âmes des morts ne savent
pas d'une connaissance naturelle, la seule dont il soit ici question, ce qui se
passe ici-bas ; car, par l'ordre de Dieu et le mode de leur existence,
elles sont séparées des vivants et réunies aux substances spirituelles. Toutefois,
il est permis d'excepter les âmes saintes, admises à la béatitude : c'est l'opinion
de saint Grégoire. Il est vraisemblable, en effet, que les âmes des saints qui
voient Dieu, connaissent les choses d'ici-bas, elles qui sont égales aux anges.
Mais, parfaitement unies à la justice divine, elles ne s'attristent point de
nos malheurs, et n'interviennent dans nos affaires que selon les desseins de
Dieu.
Il n'est
pas impossible que les âmes des morts s'intéressent à nous sans connaître notre
état, comme nous nous intéressons à elles en leur appliquant nos suffrages,
tout en ignorant quel est leur sort. Il se peut encore qu'elles apprennent,
soit de celles qui arrivent de la terre, soit des bons anges ou des démons, ou
bien encore par une révélation de l'esprit de Dieu, ce qu'elles ne savent pas
naturellement. — Quand les morts apparaissent aux vivants d'une manière
quelconque, ou bien ces apparitions se font par une permission spéciale de
Dieu, et alors il y a miracle ; ou bien elles sont produites par les anges
bons ou mauvais, même à l'insu des morts, comme il arrive parfois que des personnes
vivantes se montrent en songe, sans le savoir, à d'autres personnes. — Pour ce
qui est de l'apparition de Samuel à Saül, on peut dire qu'elle eut lieu par une
permission divine comme un moyen de révélation, ainsi que le marque cette
parole : « Il s'endormit et fit connaître au roi la fin de sa vie. »
(Eccl., xlvi, 23.)
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EXPLICATION.
Après avoir parlé de l'âme humaine dans le traité précédent,
nous arrivons à la création du premier homme, quant à l'âme (90), — quant au
corps (91), — quant à la femme (92).
Nous examinerons ensuite la fin ou le terme de la création,
qui est la ressemblance avec Dieu (93).
Nous passons de là à l'état primitif de l'homme par rapport à
son âme : intelligence (94), — volonté (95) (96), — par rapport à son
corps : conservation d'Adam (97), — conservation de l'espèce humaine par
la génération (98), — condition des enfants (99) (100) (101), — enfin, par
rapport au lieu où Adam fut placé (102).
Saint Augustin, passant en revue, dans son Traité de l'âme,
les divers systèmes philosophiques qu'il estime infiniment pervers et
directement opposés à la foi, met au premier rang celui qui enseigne que Dieu a
fait l'âme de sa propre substance.
Dire, en effet, que l'âme est de la substance de Dieu, c'est
dire une absurdité. L'âme n'est parfois intelligente qu'en puissance[110] ; elle emprunte ses connaissances aux choses
extérieures; elle a des facultés diverses ; elle ne tient pas son être
d'elle-même ; elle n'existe que par participation. Dieu, au contraire, est
un être toujours en acte qui ne saurait rien recevoir des autres êtres, qui n'a
pas de facultés diverses, tant son être est simple et un, qui est son être à
lui-même, et qui existe, non par participation, mais par soi. Entre deux êtres
doués de facultés si diverses, comment l’identité de nature serait-elle possible ?
Il ne
servirait à rien de nous opposer ce passage de la Genèse : « Dieu
forma l'homme du limon de la terre ; il lui inspira à la face un souffle
de vie, et l'homme fut fait en une âme vivante. » (ii, 7.) Personne ne
s'avisera d'entendre le souffle divin dans le sens matériel : il signifie
la production d'un esprit. Le nôtre, d'ailleurs, n'est pas une portion de notre
substance ; c'est quelque chose d'une nature étrangère.
La Genèse nous dit : « Dieu créa l'homme à son
image. » (i, 27.) Par où ressemblons-nous à Dieu, si ce n'est par notre
âme ? L'âme de l'homme a donc été produite par voie de création. En effet,
comme substance spirituelle, elle n'a pas pu être faite d'une matière
corporelle ; son être, qui est indépendant du corps, dépasse toute la
capacité de la matière. C'est pourquoi il faut nécessairement dire qu'elle
reçoit l'existence par création. De ce qu'elle est l'acte ou la vie du corps,
il ne s'ensuit pas qu'elle soit tirée d'une matière corporelle.
Nous lisons dans la Genèse : « Dieu inspira sur la
face de l'homme un souffle de vie. » (ii, 7.)
On a prétendu que les anges, agissant par la puissance de
Dieu, produisent les âmes raisonnables. Cela est impossible et contraire à la
foi. L'âme raisonnable, avons-nous dit, ne saurait être produite que par voie
de création. Or, Dieu seul peut créer.
Les autres êtres, n'exerçant leur action que sur une matière
préexistante, n'opèrent que des transformations. L'âme humaine ne peut être
produite par la transformation d'une matière quelconque ; il est
nécessaire qu'elle soit produite par Dieu même.
L'âme fait essentiellement partie de la nature humaine. Elle
n'a sa perfection naturelle qu'autant qu'elle est unie à un corps, non comme
simple moteur, mais comme forme. Dieu, qui a établi les premières choses dans
un état parfaitement conforme à leur nature, n'a pas dû la créer sans le corps.
La réponse est dans ces paroles de la Genèse : « Dieu
forma l'homme du limon de la terre. » (ii, 7.)
L'homme est en quelque sorte un composé de tous les êtres :
il touche par son âme aux substances spirituelles, et par son corps aux
substances corporelles. Parmi ces dernières, il réunit en lui les quatre
éléments ; aussi a-t-il été appelé un petit
monde, pour marquer que toutes les créatures du monde sont comme résumées
en lui. Si l'Écrivain sacré nous fait spécialement observer que le corps d'Adam
fut formé du limon de la terre, c'est-à-dire de terre et d'eau, c'est que ces
deux éléments dominent dans le corps humain. Il ne mentionne pas le calorique
et l'air, parce qu'ils y sont en moindre quantité et d'une manière moins
visible pour le commun des hommes.
Il
n'était pas nécessaire que la vertu créatrice se manifestât avec tout l'éclat
possible dans la production du corps humain ; elle apparait assez dans la
création même de la matière dont il a été formé. Comme il fallait qu'il fût
composé de la matière des quatre éléments, il ne convenait pas qu'il fût créé
de rien.
Le corps humain a été produit immédiatement par Dieu même,
comme on peut le voir dans cette parole : « Dieu créa l'homme de la
terre. » (Eccl., xvii, 1.)
À l'origine des choses, il n'existait pas de corps humain qui
pût en produire un autre par voie de génération. Les anges eux-mêmes ne peuvent
pas faire naître un corps sans le secours de certains germes : il n'y a
que Dieu qui puisse créer. Lui seul donc a produit le corps du premier homme.
L'ouvrier donne à son œuvre la disposition la mieux appropriée
à la fin qu'il se propose, et si cette disposition entraîne quelque défaut, il
ne s'en occupe pas. Veut-il faire une scie, il emploie l'acier comme étant
propre à couper, et non pas le verre, qui pourtant est une matière plus belle.
Dieu donne, de même, à toutes les choses naturelles la meilleure disposition
pour la fin qu'il se propose. Le corps humain, qui a pour fin prochaine l'âme
et les opérations de l'âme, a été disposé de la manière la plus convenable pour
une telle forme et pour de telles opérations. Que si sa constitution générale
nous paraît avoir quelque défaut, il faut reconnaître en cela une suite
nécessaire de ses éléments matériels qui ont dû être en harmonie avec notre âme
et nos opérations.
Le tact,
chez nous, étant la base de tous nos autres sens, il a fallu que notre
complexion fût très-tempérée. Sous ce rapport, l'homme l'emporte sur tous les
animaux. Nous l'emportons également par nos puissances sensitives intérieures.
Mais ce qui fait surtout notre supériorité, ce sont : la raison, les mains
et la pose verticale. Par la raison et les mains, nous pouvons nous procurer
des armes, des vêtements et tout ce qui est nécessaire à la vie. La pose
verticale nous permet d'apercevoir les choses sensibles du ciel et de la terre,
ce qui nous élève à la connaissance de la vérité. Elle donne, en outre, à nos
facultés intérieures une plus grande liberté d'action, parce que le cerveau,
qui les perfectionne à certains égards, loin d'être affaissé, domine tout le
reste du corps.
Si
l'homme avait la face tournée vers la terre, ses mains, qui deviendraient ses
pieds de devant, perdraient leur habileté pour toutes sortes de travaux.
Admettez qu'il pût marcher ainsi sur ses mains, il faudrait qu'il prit sa
nourriture avec la bouche, et dès-lors il devrait avoir une bouche allongée,
des lèvres dures et épaisses, une langue rude, afin qu'elle ne fût pas blessée
par les matières étrangères, comme cela se remarque d'ailleurs chez les autres
animaux. Or une telle conformation empêcherait la parole, qui est le signe
distinctif de la raison.
Nous
différons encore plus des plantes que des animaux, malgré ce que nous semblons
avoir de commun avec elles par la stature. Notre partie supérieure, la tête,
est tournée vers la partie supérieure du monde, au lieu que celle des plantes
est tournée vers la partie inférieure, puisque leurs racines leur servent en
quelque sorte de bouche.
Il est évident, par toutes ces considérations, que le corps de
l'homme est dans un parfait rapport avec l'ensemble des choses.
L'autorité des divines Écritures doit nous suffire. Écartons
cependant quelques difficultés. — Dans les autres œuvres, Dieu disait : « Que
telle chose soit. » Pourquoi n'a-t-il pas prononcé les mêmes paroles à la
création de l'homme ?
Nous faisons avec plus d'attention et de soin les œuvres qui
sont l'objet de notre but principal. Or, l'homme, créé à l'image de Dieu,
devait avoir la supériorité sur toutes les créatures visibles. C'est pour cela
que le Créateur, changeant d'expression, prononça ce mot : « Faisons
l'homme, » parole qui indique tout à la fois la pluralité des Personnes
divines, dont nous retraçons l'image, et la grandeur de l'homme, pour lequel
toutes les autres choses ont été faites.
Après avoir dit: « Dieu forma l'homme du limon de la
terre, » l'Écriture ajoute : « Il inspira sur sa face le souffle
de la vie. » Pourquoi cette addition ? L'âme n'est-elle pas dans tout
le corps, et principalement dans le cœur ? — Cette addition nous fait
entendre que Dieu n'a pas créé le corps sans l'âme, ou l'âme sans le corps ;
car le souffle de la vie signifie l'âme elle-même. Il est dit qu'elle fut
inspirée à la face de l'homme, parce que les opérations de la vie se
manifestent spécialement à la face, où tous les sens se trouvent réunis. Cette
parole : « Il inspira sur sa face un souffle de vie, » est en
quelque sorte le couronnement de ce qui précède, et l'on peut y voir une
induction vers cette vérité, que l'âme est la forme du corps.
La création de la femme devait faire partie de la première
institution des choses. Je n'en veux pour preuve que ces paroles de Dieu même :
« Il n'est pas bon que l'homme soit seul ; faisons lui un aide qui
lui ressemble. » (Gen., ii, 18.)
Pourquoi fallait-il un aide à l'homme ? Était-ce pour le
secourir dans ses travaux ? — Non ; car, dans les labeurs ordinaires,
il est plus efficacement aidé par un autre homme que par une femme. Mais cet
aide était nécessaire pour la propagation de la race humaine. La femme, qui
entrait par-là dans le plan de l'univers, dut être créée dès le commencement.
La vie
de l'homme, il est vrai, est coordonnée pour l'œuvre de l'intelligence, qui est
plus noble que celle de la génération. Aussi, dans le but de nous faire
entendre cette vérité, Dieu créa la femme séparément de l'homme, quoiqu'il voulût
que l'homme et la femme se réunissent pour l'œuvre de la génération. — Il avait
prévu que la femme serait pour l'homme une occasion de péché ; mais le
monde serait demeuré imparfait s'il avait supprimé toutes les choses où nous
trouvons de telles occasions. Le bien commun ne doit pas être supprimé pour un
mal particulier. Dieu est assez puissant pour faire servir au bien toute espèce
de mal.
L'Écriture dit formellement : « Dieu créa de l'homme
un aide semblable à l'homme. » (Eccl., xvii, 5.)
Il convenait que la femme fût tirée de l'homme. On en donne
quatre raisons. Premièrement, cette extraction fait ressortir la dignité du
premier homme, qui devient le principe de toute son espèce, selon cette parole
de saint Paul : « Dieu a tiré d'un seul toute la race des hommes. »
(Act., xvii, 26.) — Deuxièmement, Dieu l'a voulu ainsi, afin que l'homme,
sachant que la femme a été tirée de lui, aimât davantage celle qui lui est
inséparablement unie. De là cette parole : « L'homme quittera son
père et sa mère et s'attachera à sa femme. » (Gen., ii, 24.) — Troisièmement,
la femme, sachant, à son tour, qu'elle est tirée de l'homme, le reconnaîtra
plus volontiers pour son chef dans les rapports de la vie domestique. — Quatrièmement,
une telle origine est la figure de la formation de l'Église, qui a son principe
en Jésus-Christ. Pour le faire entendre, l'Apôtre disait « Ce sacrement
est grand, je le dis ; il est grand dans le Christ et dans l'Église. »
(Éph., v, 32.)
« Dieu forma une femme de la côte qu'il avait enlevée à
Adam. » (Gen., ii, 22.)
Il était convenable que la femme fut formée d'une côte de
l'homme, pour marquer qu'il doit régner entre elle et lui une société
véritable. Elle ne fut pas tirée de la tête, parce qu'elle ne doit pas dominer ;
elle ne fut pas tirée des pieds, parce qu'elle n'est pas une esclave. Ce genre
de formation figurait encore les sacrements qui devaient découler du côté du
Christ dormant sur la croix, c'est à dire, le sang et l'eau, sur lesquels
repose L'Église.
Dieu
forma la femme d'une côte de l'homme par cette puissance qui nourrit plus tard
cinq mille personnes avec cinq pains. Adam avait reçu cette côte, non comme
individu, mais comme chef et principe de sa race. La vertu divine put l'enlever
sans douleur.
« Façonner une côte de manière à en faire une femme, disait
saint Augustin, c'est ce qui n'appartenait qu'à Dieu seul. J'ignore si, dans
cet acte, il a employé le ministère des anges ; mais ce qu'il y a de
certain, c'est que les anges, qui n'ont pas formé le corps de l'homme avec le
limon de la terre, n'ont pas non plus formé le corps de la femme avec la côte
de l'homme. »
On lit dans la Genèse : « Faisons l'homme à notre
image et à notre ressemblance. » (i, 26.)
L'image de Dieu se trouve dans l'homme, mais elle n'y est pas
parfaite ; car, dans une image parfaite, rien ne doit manquer de ce qui
est dans le modèle. La complète ressemblance ne pouvant exister qu'avec
l'identité de nature, l'image parfaite de Dieu est dans son Fils propre, comme l'image
du roi est dans le fils du roi ; elle n'est dans l'homme que comme l'image
du roi est sur une pièce de monnaie. Voilà ce que l'Écriture nous fait entendre
par ces mots : « L'homme a été fait à l'image de Dieu, »
locution qui désigne une ressemblance éloignée.
Toutes les créatures ressemblent de quelque manière à leur
Auteur : les unes, simplement en tant qu'êtres ; d'autres, en tant
qu'êtres vivants ; d'autres, comme êtres sages et intelligents. Ces
dernières sont, à bien dire, les seules qui soient à l'image de Dieu. « Ce
qui fait l'excellence de l'homme, dit très-bien saint Augustin, c'est que Dieu,
lui donnant une âme intelligente, l'a créé à son image. » Ainsi l'on ne
saurait dire que l'image de Dieu est dans les créatures irraisonnables.
L'image de Dieu peut être considérée, premièrement, dans ce
qui constitue proprement l'image, à savoir dans la nature intelligente ; et,
sous ce rapport, elle existe dans les anges d'une manière plus parfaite que
dans l'homme, puisque leur intelligence est plus parfaite que la nôtre. L'image
de Dieu peut, ensuite, être considérée d'une manière secondaire, en tant que
l'on découvre dans un être une certaine imitation de Dieu. Or, comme Dieu est
de Dieu, ainsi l'homme est de l'homme ; comme Dieu est tout entier dans le
monde et tout entier dans chaque partie du monde, ainsi l'âme est tout entière
dans le corps et tout entière dans chaque partie du corps. L'image de Dieu,
comprise de la sorte, se trouve plus dans l'homme que dans l'ange. Toutefois,
la ressemblance radicale provenant de la nature intellectuelle, nous devons
dire simplement que l'ange est plus à l'image de Dieu que l'homme.
L'image divine peut être considérée dans les hommes sous trois
aspects : d'abord, en ce qu'ils sont doués d'une aptitude naturelle à
connaître et à aimer Dieu. Or, cette aptitude, qui provient de la nature même
de l'esprit humain, est commune à tous. Sous ce rapport, l'image de Dieu est
dans tous les hommes. Elle peut être considérée, ensuite, en tant que l'homme
connaît et aime Dieu actuellement ou habituellement, quoique d'une manière
imparfaite. Cette image, qui résulte de la grâce, ne se trouve que dans les
âmes justes. Troisièmement, enfin, elle peut être considérée en tant que
l'homme connaît et aime Dieu actuellement et parfaitement : une telle
image est celle des bienheureux dans la gloire. On distingue ainsi une triple
image de Dieu dans les hommes : celle de la création est dans tous sans
exception ; celle de la réconciliation par la grâce se trouve dans les
justes ; celle de la similitude de la gloire réside dans les bienheureux.
L'image de Dieu est dans l'homme, non-seulement quant à la
nature divine, mais quant à la trinité des personnes, par suite de cette vérité
qu'en Dieu une seule nature existe dans trois personnes. Aussi ces paroles :
« Faisons l'homme à notre image, » signifient-elles que la Trinité,
qui est Dieu, fit l'homme à son image, à l'image de la Trinité. « L'homme,
dit saint Hilaire, représente en lui la pluralité des personnes divines, par là
même qu'il a été fait à l'image de Dieu. »
Nous
sommes loin de nier, toutefois, l'extrême différence qui existe entre la
Trinité divine et celle qui est en nous. « Nous voyons celle-ci, dit saint
Augustin, au lieu que nous croyons celle-là. »
La ressemblance de Dieu, qui, partout ailleurs, n'est que trace ou vestige, prend, dans la créature raisonnable, le nom d'image. Or, la créature raisonnable ne
s'élève au-dessus des êtres dénués de raison que par son âme. Par conséquent,
dans l'homme, l'image de Dieu n'appartient qu'à l'âme. Les autres parties de
son être ne contiennent que la ressemblance de vestige, comme les divers corps
dans la structure desquels on aperçoit certaines marques de l'intelligence qui
les a formés : avec cette différence, toutefois, que, bien supérieur au
corps des autres animaux, celui de l'homme fait entrevoir dans son admirable
conformation un reflet extérieur de la divine image que nous portons dans notre
âme.
Le Verbe divin, qui procède du Père comme sa parole, et
l'Amour qui unit ces deux personnes, ne sauraient être bien représentés dans
une âme que par l'exercice actuel de l'intelligence. C'est pourquoi l'image de
la Trinité apparaît, principalement et avant tout, dans les actes de notre âme,
lorsque nous formons notre verbe intérieur au moyen de notre pensée, et que de
là nous passons à l'amour. Mais, comme les habitudes et les facultés sont les
principes des actes, et que chaque chose est virtuellement dans son principe,
il arrive que, secondairement et par voie
de conséquence, l'image de la Trinité existe
virtuellement dans les facultés et surtout dans les habitudes de l'âme humaine,
en tant que les actes eux-mêmes y existent virtuellement.
L'intelligence,
la connaissance et l'amour, voilà ce qui retrace en nous l'image divine.
Les
actes de l'intelligence n'existent pas à tous les instants : par exemple,
pendant le sommeil, où l'âme n'est pas en exercice ; mais ils subsistent
alors dans leurs principes, qui sont les facultés et les habitudes. Comme l'a
dit saint Augustin, « l'âme raisonnable, qui a été faite à l'image de Dieu
en ce qu'elle peut le connaître et le contempler, a porté l'image divine en elle-même
dès le premier moment de son existence.
L'image emporte une ressemblance qui, d'une certaine façon,
représente l'espèce. Il faut donc que l'image de la Trinité soit prise en nous
de ce qui représente spécifiquement, dans les limites du possible, les
personnes divines, qui se distinguent entre elles par la génération du Verbe
venant du Père, et par la procession de l'Amour ; car le Verbe naît de Dieu
dans la connaissance que Dieu a de lui-même, et l'Amour procède de Dieu, parce
que Dieu s'aime lui-même. La diversité des objets connus et aimés diversifiant
en nous l'espèce de la pensée et de l’amour, il est nécessaire que l'image
divine, qui doit représenter en nous les personnes divines sous le rapport de
l'espèce, soit prise de l'élévation de notre esprit vers Dieu et de l'amour qui
en dérive. L'image de Dieu, en d'autres termes, existe dans nos âmes, parce
qu'elles se portent ou sont faites pour se porter vers Dieu. Toutefois, on se
porte vers un objet de deux manières : immédiatement et médiatement. Voilà
pourquoi saint Augustin disait : « Notre esprit, se repliant sur
lui-même, se connaît et s'aime. En voyant cela, nous voyons une trinité, non pas
encore la trinité divine, mais déjà son image. » Il voulait faire entendre
que l'image de la Trinité est dans notre âme, non en tant que l'âme se
considère elle-même, mais en tant qu'elle peut, en partant de là, s'élever à
Dieu par la connaissance et par l'amour.
On voit
pourquoi l'image divine, qui, dans les hommes privés de l'usage de la raison,
est oblitérée et presque nulle, et qui, dans les pécheurs, est obscurcie et
défigurée, brille avec éclat chez les hommes justes.
La ressemblance désigne tantôt une certaine disposition ou
préparation à l'image, et alors elle est plus générale dans sa notion ; d'autres
fois, au contraire, elle marque la perfection de l'image : car, pour
signifier qu'une image est parfaite, nous disons qu'elle est ressemblante. Ces
principes admis, si on prend la ressemblance comme antérieure à l'image et
comme existant dans un plus grand nombre de sujets, il faut dire que
l'intelligence de l'homme a été faite à l'image de Dieu, et que les autres
facultés de l'âme et du corps ont été faites à sa ressemblance. Que si, au
contraire, on entend par ressemblance la perfection de l'image, on doit
attribuer à l'image l'intelligence, le libre arbitre, la spontanéité, et dire
ensuite, avec saint Jean Damascène, que la ressemblance s'entend de la sainteté
possible à l'homme. Dans ce dernier cas, la ressemblance est le complément de
l'image, dont elle indique la perfection, et elle se rattache, comme on voit, à
l'amour de la vertu.
Le premier homme n'a pas vu Dieu dans son essence : s'il
l'avait vu de la sorte, il n'aurait pas plus péché que les saints qui sont au
ciel. L'intelligence de celui qui voit l'essence divine est, par rapport à
elle, comme l'homme est par rapport au bonheur, dont aucun de nous ne se
détourne par sa volonté.
Adam, cependant, connaissait Dieu d'une manière plus élevée
que nous ; il le voyait par certaines images intelligibles plutôt que dans
les effets sensibles et corporels. L'état de droiture où il avait été créé
favorisait en lui la contemplation pure et ferme des plus hautes vérités, qu'il
percevait par irradiation naturelle ou surnaturelle de la première vérité.
C'est ce qui fait dire à saint Augustin : « Dieu parlait à nos
premiers parents, avant leur chute, comme il parle avec les anges, qu'il
illumine des rayons de la vérité suprême. »
L'âme d'Adam était de la même nature que la nôtre ; elle
ne pouvait voir les anges dans leur essence. Sans doute, elle en avait une
connaissance plus parfaite que nous, par la raison même qu'elle connaissait les
choses intelligibles plus clairement et d'une manière plus sûre. Mais, destinée
à régir et à perfectionner le corps, elle ne pouvait échapper aux lois de notre
nature, qui a besoin d'images sensibles pour connaître. Aucune image ne montre
les anges dans leur essence.
Il est écrit que « l'homme imposa lui-même le nom aux
animaux. » (Gen., ii, 20.) Le nom doit convenir à la nature des êtres.
Adam connaissait donc celle de tous les animaux, et, pour la même raison, il
possédait la science de toutes les autres choses.
Les êtres primitivement institués par Dieu devant non-seulement
exister eux-mêmes, mais encore être le principe des autres, il fallait que Dieu
les créât à l'état de perfection. Le premier homme, qui fut établi dans un état
parfait quant au corps, dut aussi recevoir un état parfait quant à l'âme, pour
instruire et gouverner les autres ; car nul ne peut en instruire un autre
s'il n'a lui-même la science. Donc Adam eut la connaissance de toutes les choses
qui doivent êtres sues des hommes d'après les lois de notre nature.
Les
connaissances de notre premier père furent celles qui sont virtuellement
renfermées dans les premiers principes. Mais les connaissances naturelles ne
lui suffisant pas pour diriger sa propre vie et celle des autres, puisqu'il
était destiné à une fin surnaturelle, il dut connaître certaines vérités de la
foi nécessaires à sa conduite dans l'état d'innocence. Pour les autres vérités
supérieures à la lumière naturelle ou inutiles à la direction de la vie
humaine, il ne les connaissait pas. Il ignorait, par exemple, les pensées du cœur
humain, l'avenir, et mille autres choses particulières.
« Prendre le faux pour le vrai, dit saint Augustin, c'est
le châtiment de l'homme déchu. » Et, en effet, si la vérité est le bien de
l'intelligence, la fausseté en est évidemment le mal. Quoique l'intelligence
d'Adam fût privée de certaines connaissances, elle ne pouvait néanmoins renfermer
aucune fausseté, l'intégrité de l'état d'innocence n'admettant le mal ni pour
l'âme, ni pour le corps. La droiture de ce premier état en est une autre
preuve. Tant que l'âme fut soumise à Dieu, les puissances inférieures étaient
soumises à l'âme. Or il a été dit plus haut que l'intelligence est toujours
vraie touchant son objet propre, pourvu qu'elle ne soit pas liée par la partie inférieure
de notre être. Libre de toute entrave, celle d'Adam ne pouvait, dans l'état
d'innocence, être trompée.
Eve
n'aurait pas ajouté foi à la parole du serpent si l'amour de sa propre
excellence et une pensée de présomption n'avaient déjà pénétré dans son âme. La
séduction, qui précéda le péché extérieur, avait été précédée elle-même par le
péché d'orgueil.
Adam a été créé, non dans l'état de pure nature, mais dans
l'état de la grâce. Cette condition paraît en harmonie avec la rectitude de
l'état d'innocence dans lequel Dieu fit
l'homme droit, pour parler avec l'Écriture. (Eccl., vii, 30.) La raison
était soumise à Dieu, les puissances inférieures étaient soumises à la raison
et le corps était soumis à l'âme. La première soumission était la cause de la
seconde et de la troisième. Peut-on facilement supposer que cette dépendance du
corps par rapport à l'âme, des puissances inférieures par rapport à la raison,
de la raison par rapport à Dieu, n'avait pas un autre principe que la nature ?
Pourquoi donc, s'il en était ainsi, cet ordre n'a-t-il pas encore subsisté
après le péché ? Dans les démons eux-mêmes, les dons naturels ont survécu
à leur chute. Soyons assurés que cette première soumission de la raison à Dieu
avait pour principe un don surnaturel de la grâce, et non la nature seule ;
l'effet n'est pas d'un ordre plus relevé que la cause.
« La
violation du précepte étant consommée, dit saint Augustin, la grâce divine se
retira ; alors Adam et Ève rougirent de leur nudité. Ils sentirent se
révolter leur chair devenue insoumise en punition de leur propre désobéissance. »
Cette parole nous fait comprendre que c'était la grâce qui soumettait la partie
inférieure à la raison. Dès qu'elle eut abandonné l'âme, la chair refusa
l'obéissance.
Les passions qui fuient le mal, comme la crainte, la douleur
et autres semblables, n'étaient point dans Adam avant son péché ; car il
n'était ni atteint, ni menacé par le mal. Mais les passions qui se rapportent à
un bien présent, comme la joie et l'amour, ou à un bien futur, comme le désir
et l'espérance, existaient en lui dans l'état d'innocence. Elles ne prévenaient
pas, comme en nous, le jugement de la raison pour y mettre obstacle ;
elles le secondaient, au contraire. L'appétit inférieur obéissant absolument à
la raison, aucune passion n'existait que par un ordre de la raison elle-même.
Dans l'état d'innocence, Adam avait en quelque sorte toutes
les vertus ; on a pu le voir par ce qui précède, puisque sa raison était
soumise à Dieu, et ses facultés inférieures à la raison. Les vertus qui
n'admettent aucune imperfection, comme la charité et la justice, existèrent en
lui absolument. Celles qui supposent quelque imperfection non compatible avec
l'état d'innocence, par exemple, la pénitence, la miséricorde, il les eut en
germe, dans le sens que, l'occasion étant donnée, il les aurait pratiquées.
Les œuvres d'Adam étaient plus efficacement méritoires que les
nôtres, si nous jugeons de la grandeur du mérite par la grandeur de la grâce ;
car, avant le péché, l'homme avait une mesure de grâce d'autant plus grande que
la nature humaine n'y opposait aucun obstacle. Il faut en dire autant si on
considère la valeur absolue des œuvres. Ayant plus de puissance pour le bien,
l'homme aurait fait de plus grandes œuvres. Mais si on considère la valeur
relative des actions, on trouve, après le péché, une plus grande cause de
mérites, à raison de notre infirmité. La veuve qui mit deux petites pièces de
monnaie dans le trésor fit, absolument parlant, une œuvre moindre que ceux qui
y déposèrent de riches offrandes ; mais, relativement à ses modiques
ressources, elle fit plus qu'eux, au jugement du Seigneur.
La Genèse dit, en parlant d'Adam : « Que l'homme commande
aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel et aux animaux de la terre. »
(ii, 28.) Adam, avant son péché, régnait donc sur les animaux. Si, plus tard,
il vit se révolter contre lui des êtres qui lui devaient l'obéissance, ce fut
un châtiment et une suite de sa propre révolte contre Dieu.
L'empire naturel de l'homme sur les animaux se démontre par
trois raisons. Premièrement, dans toute la nature, les êtres moins parfaits
sont à l'usage des plus parfaits. Les plantes se servent de la terre pour
s'alimenter ; les animaux se servent des plantes ; l'homme se sert
des plantes et des animaux. Naturellement donc les animaux sont sous l'empire
de l'homme. — En second lieu, la Providence veut que les êtres supérieurs
dirigent les inférieurs. L'homme, créé seul à l'image de Dieu, est supérieur à
tous les animaux ; il est juste qu'il ait l'empire sur eux. — Troisièmement,
ce droit résulte des propriétés qui distinguent l'homme et les animaux. Ces
derniers ont une sorte de prudence dans l'instinct qui les dirige vers quelques
actes particuliers ; mais l'homme a une prudence universelle dont il peut
faire usage pour toutes ses actions. Or, ce qui n'est qu'une participation
dépend de ce qui existe par essence et d'une manière universelle. Autre preuve
que les animaux sont naturellement sous la dépendance de l'homme.
Adam devait régner sur toutes les créatures de la terre ;
car il est dit dans la Genèse : « Qu'il commande à toute créature. »
(i, 26.) Au-dedans de lui-même, il dominait sur ses facultés sensitives ; au
dehors, sur les animaux et sur les choses inanimées.
« Ce qui vient de Dieu, nous dit l'Apôtre, a été soumis à
un ordre. » (Rom., xiii, 1.) Or, il n'y a pas d'ordre sans inégalité.
L'inégalité, même dans l'état d'innocence, était absolument
nécessaire : premièrement, quant au sexe, condition essentielle de la
génération ; — deuxièmement, quant à l'âge, les uns devant naître des
autres ; — troisièmement, quant à la justice et à la science, en vertu du
libre arbitre ; — quatrièmement, quant au corps, à raison des lois
physiques et de la différence des aliments ; — cinquièmement, quant à la
force, à la taille et à la beauté, conséquence de ce qui précède.
A ces inégalités qui devaient provenir de la nature, Dieu en
aurait ajouté d'autres, pour mieux faire ressortir, parmi les hommes, la beauté
de l'ordre. Divers degrés d'élévation auraient été constitués au sein de la
société.
La domination, qui est une des punitions du péché, n'aurait
pas existé dans l'état d'innocence ; aucun homme ne faisant servir à son
utilité propre les sujets qui lui auraient été soumis, il n'y aurait pas eu
d'esclaves. Mais l'autorité compatible avec la liberté, et par laquelle celui
qui obéit est dirigé pour son propre bien ou pour le bien commun, y aurait été
exercée : d'abord, parce que l'homme est destiné à vivre en société, et
que la vie sociale ne saurait exister sans quelqu'un qui ait la préséance avec la
charge de pourvoir au bien commun ; ensuite, parce que quiconque aurait eu
une supériorité de science ou de justice en aurait usé pour le bien de tous,
conformément à cette parole : « Que chacun répande sur les autres la
grâce qu'il a reçue. » (1 Pier., iv, 10.)
« La mort est entrée dans le monde par le péché, »
nous dit l'Apôtre. (Rom., v, 12.) Avant le péché, l'homme était donc immortel.
Le corps d'Adam n'avait pas en lui-même un principe d'immortalité ; mais
son âme possédait la vertu surnaturelle et divine de le préserver de la
corruption tant qu'elle demeurerait elle-même soumise à son Créateur. Dieu
avait ainsi fait les choses, pour que l'homme pût, à son gré, tomber dans la
mort ou jouir de l'immortalité.
Il
convenait que l'âme qui, comme être raisonnable, dépasse les proportions de la
matière, eût, au commencement, la vertu d'élever le corps au-dessus des lois de
la matière : ce pouvoir, toutefois, ne lui était pas naturel, il était un
don de la grâce.
Il est des impressions et même des passions qui ont pour objet
de perfectionner la nature ; ainsi sentir, dormir, etc. Sous ce rapport,
l'homme innocent était passible dans son âme et dans son corps. Mais,
relativement aux passions qui troublent l'état naturel, il était impassible
aussi bien qu'immortel.
Adam prenait de la nourriture. Il est dit dans la Genèse :
« Vous mangerez du fruit de tous les arbres qui sont dans le Paradis. »
(ii, 16.) — Après la résurrection, doué de la vie spirituelle, l'homme n'aura
plus besoin d'aliments. Les corps seront spiritualisés. Mais, dans l'état
d'innocence, où l'immortalité était l'effet d'une force divine qui résidait
dans l'âme et non un droit naturel, il fallait au corps de la nourriture pour
réparer ce qu'il perdait par les évaporations de la chaleur. Adam aurait péché
en ne prenant pas les aliments nécessaires, comme il a péché en prenant une
nourriture défendue.
Sur ces paroles de la Genèse : « Craignons qu'Adam
n'étende la main sur l'arbre de vie, qu'il n'en mange et ne vive
éternellement. » (Gen. iii,
22), saint Augustin dit : « Le fruit de l'arbre de vie éloignait la corruption,
et l'homme eût pu rester incorruptible, si, après le péché, il avait eu la
permission d'en user. »
Adam avait, dans l'état primitif, deux moyens de remédier aux
défauts de sa nature. Le premier consistait à manger du fruit de tous les
arbres du jardin, pour remédier à la déperdition de l'élément humide, causée
par la chaleur naturelle, comme nous y remédions actuellement nous-mêmes par
les aliments.
Le second devait empêcher la décroissance et la dissolution du
corps que tendent à produire les principes étrangers qui s'assimilent d'abord à
notre puissance native, et finissent par la détruire. Le fruit de l'arbre de
vie avait la propriété de neutraliser leur désastreuse influence, en fortifiant
la vertu de l'espèce humaine contre la débilitation qu'ils produisent. C'est ce
qui fait dire à saint Augustin : « L'homme avait le fruit de l'arbre
de vie contre les infirmités de la vieillesse. Ce fruit était comme un remède
qui empêchait l'humanité de se corrompre. »
N'en concluons pas que l'arbre de vie conférait absolument
l'immortalité. La puissance d'un corps, nécessairement bornée, ne saurait aller
jusqu'à donner une durée infinie. La vertu de son fruit s'étendait à un temps
limité, après lequel l'homme aurait été appelé à la vie spirituelle ou bien aurait
dû en manger de nouveau.
Dieu dit à nos premiers parents : « Croissez,
multipliez et remplissez la terre. » (Gen., i, 28.) Ainsi qu'on le voit,
la génération, qui a pour objet la multiplication du genre humain, aurait eu
lieu alors même qu'Adam n'eût pas péché.
Frappés de ce qu'il y a maintenant de honteux dans la
concupiscence, quelques anciens Docteurs n'ont pas admis, pour l'état primitif,
le mode de génération tel qu'il s'effectue aujourd'hui. Mais l'organisation de
la nature humaine montre assez que, dans l'état d'innocence, la génération
devait avoir lieu par l'union des sexes, sans les désordres, toutefois, de la
concupiscence. Les lumières de la raison auraient toujours dominé sur les
phénomènes de la vie animale. « Le corps, dit saint Augustin, eût obéi à l'impulsion
de la volonté, sans passion et sans l'ignominie de la concupiscence, avec un
calme parfait de l'âme et des sens. »
Les enfants n'auraient pas eu immédiatement après leur
naissance le développement corporel qui se remarque dans l'âge mûr. Ils
n'auraient pas joui non plus, dès ce premier moment, du libre usage de leurs
membres ; mais ils auraient pu faire toutes les actions propres à leur
âge. Leur volonté, toujours droite, n'aurait rien désiré qui ne fût conforme à
leur état. Voilà ce que nous jugeons, d'après les lois de la nature, sur une
question où l'autorité divine n'a pas voulu nous éclairer.
Il y aurait eu, comme maintenant, des enfants de différent
sexe, et vraisemblablement le nombre des hommes aurait égalé celui des femmes.
La perfection de la nature humaine requérait la différence des sexes, comme la
perfection de l'univers demandait la diversité des êtres. La Genèse nous
apprend que Dieu, dans la création, produisit un homme et une femme,
constituant ainsi la nature humaine. On ne voit pas pourquoi la nature humaine
n'aurait point suivi dans la génération les lois que Dieu avait posées en la
créant.
L'homme engendre naturellement son semblable sous le rapport
de l'espèce. Or, qu'était-ce que la justice originelle, sinon un présent que
Dieu avait fait à la nature humaine entière, c'est-à-dire une faveur qui se
rattachait à la nature de l'espèce ? Ce qui le prouve, c'est que le péché
originel, qui est l'opposé de la justice originelle, est appelé un péché de
nature, et c'est pour cela qu'il est transmis aux descendants. Les hommes
seraient donc nés avec la justice, semblables en cela à leurs parents.
Il ne faut pas s'imaginer que les enfants nés dans l'état
d'innocence auraient été affermis dans la justice immédiatement après leur
naissance. Lors même que leurs ancêtres n'auraient pas péché, il pouvait se
faire que les descendants péchassent et devinssent des enfants de colère par le
mauvais usage de leur libre arbitre.
Quant à la science que les enfants auraient eue en arrivant au
monde, on ne peut en parler que d'après les lois de la nature, car l'autorité
divine se tait à cet égard. Comme il est naturel que l'âme acquière ses
connaissances par le moyen des facultés sensitives, il est à croire que les
enfants ne seraient pas nés parfaits sous le rapport de la science. Notre
opinion est qu'ils l'auraient acquise avec le temps, mais facilement, soit par
eux-mêmes, soit par des maîtres. En attendant, ils auraient eu les
connaissances qui conviennent à leur âge, pour se conduire avec justice. Les
principes généraux du droit, que nous connaissons naturellement, il les
auraient possédés mieux que nous.
L'usage de la raison, nous l'avons dit, dépend, à beaucoup
d'égards, des facultés sensitives, qui, à leur tour, sont si bien attachées aux
organes du corps que, ceux-ci ne fonctionnant pas, tout est paralysé, le
sentiment comme la raison. Or, dans les enfants, l'extrême humidité du cerveau
empêche les forces sensitives, et de là vient qu'ils n'ont l'usage, ni de leur
raison, ni de leurs sens. Ils n'auraient donc pas eu, dans l'état d'innocence,
le parfait usage de leur raison aussitôt après leur naissance. Leur
intelligence se serait développée plus tôt qu'elle ne le fait maintenant, mais
toujours d'une manière proportionnée aux actions propres à leur âge : c'est
la remarque que nous avons également faite en parlant de l'usage de leurs
membres.
Dans les
êtres soumis aux lois de la génération, la nature va de l'imparfait au parfait.
Les animaux eux-mêmes n'ont pas, en naissant, toutes les industries
instinctives que, plus tard, nous voyons en eux. Les oiseaux apprennent à leurs
petits la manière de voler, et l'on pourrait citer d'autres faits analogues
chez les différentes espèces d'êtres animés.
« Il y a, dit saint Augustin, trois grandes opinions sur
le paradis terrestre : l'une l'entend dans un sens purement matériel ;
l'autre, dans un sens purement spirituel ; la troisième, dans les deux
sens à la fois. » — Nous préférons celle-ci.
On peut attacher au paradis terrestre un sens spirituel ;
mais il faut se garder d'ébranler la foi à la vérité des faits historiques.
Posez d'abord pour fondement l'exacte réalité des faits ; vous pourrez
vous livrer ensuite aux interprétations spirituelles et mystiques. Le paradis
terrestre était certainement un lieu réel, situé dans une contrée de l'Orient :
son nom, en grec, signifie jardin.
On
ignore aujourd'hui l'emplacement de ce jardin. Il est vraisemblable que les
fleuves dont on nomme les sources coulent quelque part sous la terre, et que le
lieu du paradis est couvert par des montagnes ou des mers.
L'arbre
de vie était un arbre matériel dont les fruits avaient la propriété de
conserver la vie. Il avait cependant aussi une signification spirituelle, et il
en faut dire autant de celui de la science du bien et du mal.
Rien n'était mieux approprié à l'habitation de l'homme que
cette région en quelque sorte divine. « C'était, dit saint Jean Damascène,
une demeure digne en tout de celui qui avait été fait à l'image de Dieu. »
Un air tempéré, une végétation toujours fleurie, des aliments
sains ; tout, dans cet heureux séjour, était propre à prévenir les causes
de corruption. Une telle demeure était en parfaite harmonie avec l'immortalité,
état primitif de l'homme.
« Dieu prit l'homme et le mit dans le paradis, pour y travailler
et le garder, nous dit la Genèse. » (ii, 15.) Ce travail n'avait rien de
pénible ; il était, au contraire, très-agréable, et il aurait donné à
l'homme l'expérience de ses forces naturelles. Adam, en gardant le paradis,
n'avait pas à le défendre contre une agression quelconque : cette
expression signifie qu'il devait s'en assurer la possession par sa fidélité.
« Dieu prit l'homme et le mit dans le paradis terrestre. »
(Gen., ii, 15.)
Adam ne fut pas créé dans le paradis : mais il y fut
placé aussitôt après sa création, pour y passer tout le temps de sa vie
terrestre, jusqu'au moment où, ayant acquis la vie spirituelle, il devait être
transféré au ciel[111].
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EXPLICATION.
Non content d'avoir créé les êtres, Dieu continue son action
sur le monde, qu'il gouverne par des lois générales et particulières. Il nous
reste donc à traiter du Gouvernement divin. Nous le considérerons tout
d'abord en général ; puis nous en examinerons les effets particuliers
relativement à la conservation des créatures et aux changements que Dieu leur
fait subir, soit par son action propre, soit par ses anges, soit par les corps
eux-mêmes, soit par l'homme.
Dieu gouverne le monde (103). — C'est à lui que les créatures
doivent leur conservation (104). — Il agit sur les êtres : d'abord par
lui-même (105) ; — ensuite par les créatures elles-mêmes. Les anges
s'éclairent (106), — se parlent (107) ; — ils sont distingués en trois hiérarchies
(108). — Les mauvais anges ont aussi leurs ordres et leurs chefs (109). — Les
anges ont action sur les corps (110), — et même sur les hommes (111), — quelquefois
en vertu d’une mission (112). — Les bons nous protègent (113), — les mauvais
nous attaquent (114).
Les corps ne sont pas sans activité, notamment les corps
célestes (115). — Le destin n'est autre chose que la Providence (116). — L'homme
a aussi sa part dans le gouvernement divin : il enseigne (117). — propage
sa nature : l'âme existe par création (118) ; — le corps est produit
par le principe générateur (119).
Indépendamment de l'Écriture sainte, dans laquelle nous lisons :
« O Père, vous gouvernez toutes choses par votre providence « (Sag.,
xiv, 3), on peut prouver par deux raisons principales que quelqu'un gouverne le
monde.
La première est prise des choses que nous voyons dans l'ordre
naturel. Tout y arrive pour le mieux toujours, ou presque toujours. Lorsque
nous entrons dans une maison où l'ordre se fait remarquer de toutes parts, nous
jugeons de suite que celui qui la dirige est un être sage.
La seconde raison se tire de la bonté suprême qui a produit le
monde. Il ne convenait pas qu'après avoir créé les êtres, Dieu ne les conduisît
point à leur fin ; car une cause excellente doit produire des effets
excellents, et la dernière perfection de chaque chose consiste à posséder sa
fin. Il appartient donc à la bonté divine, qui a créé les êtres, de les mener à
leur fin, ce qui n'est autre chose que les gouverner.
Comme la
flèche, par son mouvement vers un but déterminé, montre qu'un être intelligent
l'y a dirigée, de même le cours régulier des choses naturelles et physiques
fait voir que le monde est gouverné par une raison supérieure. La nécessité
naturelle, qui n'est que l'impulsion divine dirigeant les êtres vers leur fin,
démontre le gouvernement de la divine Providence.
« Dieu, nous dit l'Écriture, a tout fait pour lui-même. »
(Prov., xvi, 4.) Donc la fin du gouvernement du monde est un bien extérieur au
monde.
La fin particulière d'une chose est un bien particulier ;
mais la fin universelle de toutes les choses est un bien universel. Or,
qu'est-ce que le bien universel, sinon le bien par essence, dont les biens
particuliers sont une participation ? Comme dans l'ensemble des créatures,
il n'y a aucun bien que par participation, la fin de l'univers est
nécessairement un bien en dehors de toutes les créatures.
La fin
du gouvernement de l'univers est un bien supérieur aux choses créées. Chaque
être tend à le posséder ou à lui être assimilé dans les limites de sa nature
propre. Sans doute, l'univers a une fin qui réside en lui-même et à laquelle il
tend. Cette fin, c'est l'ordre même qui règne en lui. Mais l'ordre n'est pas sa
fin dernière ; il s'y rapporte seulement, comme l'ordre qui règne dans une
armée se rapporte au chef.
« Nous confessons, dit saint Paul, un seul Dieu et un seul
Seigneur. » (1 Cor., viii, 6.) Ce texte suffit pour établir que le monde
est gouverné par un seul être.
La raison nous démontre aussi la même vérité. La fin du
gouvernement du monde n'étant autre que le bien par essence, qui est le plus
excellent de tous les biens, il est nécessaire que ce gouvernement soit
excellent. Or, le gouvernement le plus parfait est celui d'un seul. Voici ce
qui le prouve : tout gouvernement se résume dans la direction imprimée aux
êtres gouvernés vers le bien, dont l'unité elle-même fait partie. Tous les
êtres, en effet, désirent l'unité comme un bien sans lequel ils n'existeraient
pas, chacun d'eux n'existant qu'en tant qu'il est un ; aussi voyons-nous
que la division répugne à toutes les créatures, et que leur dissolution provient
toujours de leur imperfection. De là nous pouvons conclure que celui qui
gouverne une multitude doit se proposer l'unité, c'est-à-dire l'union, la paix.
Mais, pour produire une telle unité, il faut qu'il soit un lui-même : il
est évident que plusieurs chefs ne font régner la paix et la concorde dans un
État, où les intérêts sont si divers, qu'autant qu'ils sont eux-mêmes unis
d'une certaine manière. Ce qui est un de soi pouvant être une cause plus
efficace d'unité que plusieurs individus réunis, il en résulte qu'une multitude
est mieux gouvernée par un seul que par plusieurs. Nous sommes ainsi forcés
d'admettre que le gouvernement du monde, qui est très-parfait, ne doit
appartenir qu'à un seul être.
Le gouvernement du monde ayant pour fin le bien essentiel et
absolu auquel tous les êtres tendent à participer ou à ressembler, ses effets
peuvent être entendus de trois manières ; d'abord, quant à la fin
elle-même, et, sous ce rapport, tous les effets se ramènent à un seul, qui est
l'assimilation au souverain bien ; ensuite, quant aux moyens qui rendent
cette assimilation possible, et, sous cet autre rapport, le gouvernement divin
produit deux effets généraux : car une créature peut ressembler à Dieu
parce qu'elle est bonne et parce qu'elle est une source de bonté pour les
autres. Les effets généraux de ce gouvernement sont, comme on le voit, la
conservation des choses dans le bien et leur impulsion vers le bien. On peut,
en troisième lieu, considérer les effets du gouvernement divin dans chaque être
en particulier, et, sous ce dernier rapport, ils sont innombrables pour nous.
Il n'y a pas une créature qui ne soit soumise au gouvernement
divin. « Dieu, dit saint Augustin, prend soin du ciel et de la terre, de
l'homme et de l'ange, du plus chétif insecte, du duvet des oiseaux, de la fleur
des champs et de la feuille des arbres. »
Dieu est le gouverneur des êtres comme il en est le créateur :
or, c'est à celui qui produit un être de lui donner sa perfection en le
gouvernant. Comme rien ne peut exister que par Dieu, il n'est rien qui ne soit
soumis à son gouvernement. C'est ce qui résulte encore de cette autre vérité
que la fin des êtres se trouve dans la bonté divine, et qu'il n'y en a pas un
seul qui ne soit ordonné par rapport à elle.
Dieu
gouverne les êtres suivant la diversité de leur nature ; il gouverne les
êtres libres par l'action intérieure qu'il exerce sur eux et par les préceptes
qu'il leur donne. Les êtres. privés de raison ne sont soumis qu'à l'impulsion
qu'ils reçoivent. Notre volonté et notre intelligence ont besoin d'être
dirigées et perfectionnées par Dieu même.
À considérer l'essence même du gouvernement divin, je veux
dire la providence, Dieu gouverne immédiatement tous les êtres. Mais, si l'on
envisage l'exécution extérieure, il gouverne les créatures les unes par les
autres.
Dieu étant la bonté par essence, nous devons regarder son
gouvernement comme excellent, et lui attribuer ce que nous concevons de plus
parfait. Or, qu'y a-t-il de mieux dans les sciences pratiques, au nombre
desquelles se trouve celle de gouverner, que de connaître les êtres
particuliers qui produisent les actes ? Le plus grand médecin n'est-il pas
celui qui, non content de posséder les principes généraux de son art, connaît
chaque chose en particulier ? Nous sommes ainsi fondés à dire que Dieu
possède la raison première du gouvernement de tous les êtres en particulier,
même des plus petits. Mais, comme la fin de son gouvernement est de conduire
les créatures à leur perfection, il convient qu'il les gouverne aussi de telle
façon que les unes soient la cause des autres ; car il y a certainement
plus de perfection dans un être qui est tout à la fois bon en soi et cause de
bonté pour d'autres. Dieu a voulu ressembler, sur ce point, à un maître qui
rend ses disciples non-seulement instruits, mais capables d'instruire.
Ajoutons
que, dans un État, le nombre et la hiérarchie des ministres rendent la
puissance royale plus éclatante, tout en contribuant à la perfection du
gouvernement. D'ailleurs, si Dieu gouvernait seul et immédiatement tous les
êtres, ceux-ci ne posséderaient pas la perfection à l'état de cause.
« Mon Seigneur et mon Dieu, Roi tout-puissant, disait Mardochée,
tout vous est soumis, rien ne résiste à votre volonté. » (Esther, xiii,
9.)
Lorsqu'il s'agit d'une cause particulière, il peut se produire
certains effets hors de sa sphère. Il n'en est pas ainsi de la cause
universelle ; car si quelque chose arrive en dehors d'une cause
particulière, c'est l'effet d'une autre cause qui est toujours sous sa
dépendance. Lorsque, par exemple, la grossièreté des aliments produit une
indigestion malgré leur vertu nutritive, cette cause accidentelle s'explique
par une autre, et ainsi de suite jusqu'à la cause première et universelle.
Comme Dieu est la cause première et universelle, non d'un seul genre d'êtres,
mais de tous les êtres sans exception, il ne se peut pas qu'une chose arrive en
dehors de son gouvernement. Dès que l'une paraît en sortir par quelque côté, à
ne considérer qu'une cause particulière, elle y rentre par l'action d'une autre
cause.
Une
chose n'est fortuite que par rapport aux causes particulières. Il n'y a rien de
tel pour l'ordre général de la divine Providence.
« Il n'y a rien, dit Boëce, qui veuille ou puisse
s'opposer à l'ordre du bien suprême ; car, selon la parole du Sage, Dieu
dirige tout avec force et dispose tout avec suavité. » (Sag. viii, 1.)
Voici deux preuves de cette vérité. Premièrement, l'ordre du
gouvernement divin tend uniquement au bien ; or, toute chose, dans son
opération et dans ses appétits, tend toujours vers un bien quelconque, aucun
être n'agissant en vue du mal proprement dit. La seconde preuve, c'est que
toute inclination naturelle ou volontaire est, dans les créatures, une certaine
impression du premier moteur, comme la direction de la flèche n'est que
l'impulsion donnée par la main de l'archer. Ce qui agit par nature ou par
volonté parvient donc, en définitive, comme de son mouvement propre, à un but
marqué par la Providence, et c'est en ce sens-là que l'Esprit-Saint a dit :
« Dieu dispose tout avec suavité. »
Les
hommes qui pensent, parlent ou agissent contre Dieu, ne résistent pas à l'ordre
total du gouvernement divin, puisque le pécheur lui-même se propose encore un
certain bien ; mais ils résistent à un bien déterminé qui convient à leur
nature et à leur état : voilà pourquoi ils sont punis de Dieu avec
justice.
La foi et la raison nous obligent à croire que les créatures
ont besoin que Dieu les conserve dans leur être. L'Apôtre, pour exprimer cette
vérité, a dit : « Il soutient tout par le verbe de sa puissance. »
(Hébr., i, 3.)
Une chose en conserve une autre de deux manières :
d'abord indirectement, comme un homme conserve un objet en éloignant ce qui
pourrait le corrompre. Celui qui empêche l'enfant de tomber dans le feu conserve
l'enfant. Dieu, en ce sens, conserve indirectement beaucoup de créatures par
l'éloignement des causes destructives. Ensuite, une chose en conserve une autre
directement, et c'est ce qui a lieu quand la chose conservée dépend si bien de
celle qui la conserve qu'elle ne peut exister sans elle. Telles sont toutes les
créatures par rapport à Dieu. Elles en dépendent tellement que, si son
opération divine ne les soutenait, elles ne subsisteraient pas un instant. « De
même que la lumière du jour s'éteint aussitôt que l'action du soleil ne se fait
plus sentir dans l'air ; de même, dit saint Augustin, les créatures
cesseraient d'exister, si la vertu de Dieu, qui les a produites, cessait de
leur continuer l'être. »
Dieu n'a
pas besoin d'une action nouvelle pour conserver les créatures ; il suffit
qu'il continue celle qui leur a donné l'existence ainsi la continuation de la
lumière dans l'air se fait par l'influence continue du soleil.
Il y a deux manières, avons-nous dit, de conserver une chose
dans son être : d'abord indirectement, ensuite directement. Or, certaines
créatures en conservent d'autres sous ces deux rapports. Dans les choses
matérielles, en effet, il en est beaucoup qui empêchent l'influence des
éléments corrupteurs, et qui, pour cela, sont dites agents de conservation :
ainsi le sel empêche les viandes de se corrompre. On en voit également qui,
quant à leur existence même, dépendent d'un être créé ; car, dès que
plusieurs causes ordonnées entre elles produisent un effet, il arrive que cet
effet dépend primitivement de la cause première, et, secondairement, de toutes
les causes intermédiaires. Dans ce cas, la cause première est, à la vérité,
celle qui a le principal pouvoir de conserver l'effet ; mais ce pouvoir
est partagé, d'une manière secondaire, par les causes moyennes. Dieu conserve
donc certaines choses dans leur être par les causes intermédiaires, et non pas
immédiatement, bien qu'il soit la source première de toute conservation.
Quelques-uns ont prétendu que Dieu a donné l'existence aux
créatures par la nécessité de sa nature, et qu'il ne peut en aucune manière
rien anéantir. Cette doctrine est complètement fausse et tout-à-fait en
opposition avec la foi catholique, qui, d'après cette parole du Psalmiste :
« Le Seigneur a fait ce qu'il a voulu, » (Ps. cxiii, 3), enseigne que
Dieu a créé les êtres volontairement et librement. Il est manifeste qu'il
pourrait ne pas leur conserver l'existence, tout aussi bien qu'il pouvait
s'abstenir de les créer.
Il est écrit : « J'ai appris que toutes les œuvres
du Seigneur demeurent à jamais. » (Eccl., iii, 14.)
Selon le cours naturel des choses, aucun être n'est réduit au
néant ; on le voit par la nature même des créatures qui sont, ou
immatérielles, et alors elles n'ont rien qui tende au non-être, ou corporelles,
et alors elles restent quant à leur matière, qui sert de sujet à la génération
et à la corruption. D'un autre côté, réduire une chose au néant n'est pas
l'objet d'une œuvre miraculeuse, puisque la puissance et la bonté divine se
manifestent beaucoup mieux dans la conservation des êtres que dans leur
anéantissement. Disons donc simplement que rien n'est anéanti.
Les
formes et les accidents ne sont pas des êtres complets, parce qu'ils ne sont
pas des êtres subsistants ; ils ont seulement quelque chose de l'être en
tant que l'on peut appeler être ce par quoi une chose est : or, ceux-ci ne
sont pas même absolument réduits au néant ; ils sont encore possibles dans
la matière qui survit à leur destruction.
« Dieu, dit l'Écriture, forma le corps de l'homme du
limon de la terre. » (Gen., ii, 7.) Dieu peut donc immédiatement donner
une forme à la matière.
Il est très-clair, en effet, que la puissance divine, qui a
sous son pouvoir la matière qu'elle a produite, peut la faire exister sous
telle forme qu'elle voudra.
L'œuvre des six jours ne laisse aucun doute à cet égard.
N'appartient-il pas à celui qui a créé la matière de conduire un corps vers la
forme, et de produire le mouvement qui suit une forme existante ? Quelle
erreur de dire que Dieu ne peut pas produire par lui-même tous les effets
particuliers qui sont attachés à des causes créées ! Il ne touche ni n'est
touché ; mais il peut agir virtuellement sur les créatures et les mouvoir
d'une manière conforme à sa nature.
Celui qui enseigne meut l'intelligence de celui qui apprend. Or,
« Dieu enseigne la science aux hommes. » (Ps. xciii, 10.) Donc il
peut mouvoir l'intelligence humaine.
En effet, il est la première intelligence, et toute vertu
intellectuelle vient de lui ; il est le premier être, et tous les êtres
préexistent en lui comme dans leur première cause. Il contient par là même les
types intelligibles de toutes les choses, et nos intelligences les reçoivent de
lui pour entrer en exercice, aussi bien que pour subsister réellement. Ainsi,
Dieu meut les intelligences créées, soit en leur donnant leur vertu
intellectuelle, naturelle ou surajoutée, soit en leur imprimant les
ressemblances ou espèces intelligibles des êtres.
« C'est Dieu, dit l'Apôtre, qui opère en nous le vouloir
et le faire, » c'est-à-dire la volonté et l'action. (Phil., ii, 13.)
La volonté est mue par son objet, qui est le bien ; mais
elle n'est mue souverainement que par le bien universel, c'est-à-dire par Dieu,
qui seul peut la satisfaire et la mouvoir comme son objet propre. Dieu seul, en
effet, produit, comme créateur, la volonté elle-même, et, comme premier moteur,
notre inclination vers le bien. À lui seul donc il appartient de mouvoir
efficacement la volonté, soit en la produisant comme cause, soit en l'inclinant
intérieurement vers un objet.
Dieu ne
force pas la volonté en la mouvant, mais il lui donne l'inclination à vouloir.
La volonté se meut volontairement elle-même sous l'impulsion divine ; aussi
ses œuvres lui sont-elles imputées à mérite ou à démérite. Se mouvoir de soi et
être mû par un autre ne sont pas des choses incompatibles.
Dieu opère dans tout agent. « Seigneur, vous avez opéré
dans toutes nos œuvres, » disait un jour Isaïe (xxvi, 42).
Il ne faut pas entendre toutefois que les agents soient
dépouillés de leurs opérations propres. Dieu opère dans tous les êtres
finalement, puisque toute œuvre a pour but un bien quelconque : effectivement,
comme la première cause qui a donné la vertu aux causes secondes ; formellement,
en maintenant les agents dans leur être. De cette sorte, il est l'agent le plus
intime dans toutes les opérations possibles, comme il est la cause de ce qu'il
y a de plus profond dans les choses. C'est sur ce fondement que les Livres
saints lui attribuent toutes les opérations de la nature. Mais, encore une
fois, cela ne signifie pas que l'action des agents secondaires soit nulle ou
superflue.
Dieu
n'opère pas dans les agents de manière à ce qu'ils n'opèrent pas eux-mêmes ;
il opère dans tous comme cause finale, effective et formelle, mais sans
empêcher leur action propre. Les philosophes qui ont dit : « Ce n'est
pas le feu qui échauffe, c'est Dieu qui échauffe dans le feu, » sont allés
trop loin ; ce serait retrancher des choses créées les rapports des causes
avec les effets, et accuser le Créateur d'impuissance, comme s'il n'avait pas
pu communiquer à ses créatures une vertu réelle pour opérer.
Dieu n'est pas soumis à l'ordre des causes secondes ; c'est,
au contraire, cet ordre qui dépend de lui, parce qu'il en procède. Dieu, qui
l'a fondé, non par nécessité de nature, mais par un acte libre de sa volonté,
aurait pu en établir un autre ; il peut, conséquemment, agir en dehors de
cet ordre librement constitué, soit en produisant, sans les causes secondes,
les effets de ces mêmes causes, soit en réalisant certains effets auxquels les
causes secondes ne s'étendent pas. Ainsi Dieu peut agir en dehors du cours
accoutumé de la nature.
Vainement
l'on objecterait que, si Dieu faisait quelque chose en dehors de l'ordre
naturel, il serait lui-même assujetti au changement. En imprimant aux créatures
un ordre déterminé, il s'est réservé le droit d'y déroger, lorsqu'il le
jugerait convenable. User de ce droit, ce n'est pas changer.
« Les choses que Dieu fait contre le cours ordinaire et
connu de la nature, répond saint Augustin, nous les appelons merveilleuses ou
miraculeuses. »
Le miracle, comme son nom l'indique, est une œuvre qui nous
frappe d'admiration. Or, ce qui excite l'admiration, c'est toujours un effet
dont on ignore la cause. Le vrai miracle est une œuvre digne d'admiration à
raison de sa cause qui reste cachée, non pas seulement pour quelques personnes,
comme serait une éclipse de soleil, que les uns admirent et qui n'a rien de
surprenant pour les autres, mais cachée absolument et pour tout le monde ;
car une telle cause, c'est Dieu. Il suit de là que nous devons appeler miracles
les choses que Dieu fait en dehors des causes qui nous sont connues,
c'est-à-dire de l'ordre naturel.
La
création des êtres et la justification de l'impie, que Dieu seul peut opérer,
ne sont pas, à proprement parler, des miracles, parce qu'elles ne sont pas de
nature à être produites par d'autres causes. Comme elles ne rentrent pas dans
l'ordre physique, elles ne se produisent pas contre l'ordre naturel.
On
définit parfois le miracle une chose difficile, insolite, surpassant les forces
de la nature et capable d'étonner celui qui en est témoin : difficile, par
cela même qu'elle est au-dessus de la nature ; insolite, puisqu'elle
arrive contre le cours ordinaire des choses ; surpassant les forces de la
nature, soit par sa substance, soit par l'ordre et le mode qui président à son
accomplissement ; capable d'étonner, en tant qu'elle dépasse l'attente
naturelle du spectateur, mais non pas son espérance fondée sur la foi.
Dans
tous les cas, le miracle est une chose qui frappe les sens. Si la science des
Apôtres fut considérée avec raison comme un vrai miracle, c'est qu'elle se
manifestait par des effets sensibles.
Un miracle peut être plus grand qu'un autre, suivant ces
paroles du Sauveur : « Les œuvres que je fais, celui qui croit en moi
les fera, et il en fera même de plus grandes. » (Jean, xiv, 12.)
Pour la puissance divine elle-même, il n'y a pas de miracle.
Un effet, si grand qu'il soit, n'est rien pour elle. « Les nations, dit
Isaïe, sont devant Dieu comme une goutte d'eau dans un grand vase, ou comme un
grain de sable dans une balance. » (Is., xl,15.) Les miracles ne sont tels
que par rapport aux forces de la nature, qu'ils dépassent. Mais aussi plus ils
sont au-dessus de ces forces, plus ils sont grands pour nous.
Une œuvre peut dépasser de trois manières les forces de la
nature. — Premièrement, par la substance même du fait. Le mouvement rétrograde
du soleil, l'existence simultanée de deux corps dans le même lieu, voilà des
miracles du premier ordre, la nature ne pouvant en aucune façon produire de
tels effets. — En second lieu, une chose dépasse les forces de la nature, non
quant au fait lui-même, mais quant au sujet dans lequel elle s'accomplit. La
résurrection des morts, la guérison des aveugles et autres œuvres semblables,
sont des miracles du second ordre, parce que la nature peut produire la vie,
mais non chez les morts ; la vue, mais non chez les aveugles. — Une chose,
en troisième lieu, dépasse les forces de la nature par l'ordre et la manière
dont elle se produit : ainsi, quand quelqu'un est guéri de la fièvre par
la vertu divine, tout à coup et sans remède, ou que l'air, par la même vertu,
se condense en pluie sans l'intervention d'aucune cause naturelle, comme cela
eut lieu à la prière de Samuel et d'Élie, ce sont des miracles du dernier
ordre. Les miracles de chaque ordre peuvent être aussi plus ou moins grands
selon qu'ils dépassent plus ou moins les forces de la nature.
« Les anges de la seconde hiérarchie, dit saint Denis,
sont éclairés par les anges de la première. »
Les anges supérieurs illuminent les inférieurs, premièrement,
en fortifiant leur vertu intellective. De même qu'un corps moins chaud
s'échauffe au contact d'un corps plus chaud, de même la faculté intellective
d'un ange inférieur se trouve fortifiée par la communication avec un ange supérieur.
Les anges supérieurs illuminent, en second lieu, les anges inférieurs en leur
transmettant la similitude des choses connues sous une forme moins générale
qu'ils ne l'ont reçue, afin qu'elle soit à leur portée : c'est ainsi que,
parmi les hommes, les maîtres qui possèdent la synthèse d'une science
proportionnent leur enseignement à la capacité de leurs disciples en
établissant un grand nombre de distinctions.
Les
anges supérieurs n'illuminent pas les inférieurs sur l'essence divine, que
tous, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, voient immédiatement ; il
les éclairent seulement sur les raisons primordiales des choses qui résident en
Dieu comme dans leur cause.
Un ange ne meut pas à son gré la volonté d'un autre ange :
rien ne meut efficacement la volonté, si ce n'est le bien universel, qui est
Dieu même. Mais l'un peut incliner la volonté d'un autre à l'amour de la
créature ou de Dieu, par une sorte de persuasion, à la manière d'un être
aimable qui découvre certains biens. L'ange n'est l'auteur ni de la nature
intellectuelle ni de la volonté, pour en changer l'inclination naturelle. Dieu
seul donnant la faculté de vouloir, aucun d'eux ne peut mouvoir la volonté d'un
autre autrement que par la persuasion.
« Il est, dit saint Denis, une loi divine, fixe et immuable :
c'est que les êtres inférieurs sont ramenés à Dieu par les êtres supérieurs. »
— Conformément à cette loi, les anges supérieurs illuminent les anges
inférieurs ; mais le contraire n'a pas lieu.
Nous voyons, il est vrai, que Dieu, dans les choses humaines,
agit quelquefois en dehors des causes naturelles, d'une manière miraculeuse,
afin de se faire connaître aux hommes ; mais, comme les opérations des
substances spirituelles ne sont pas des œuvres qui nous frappent, il n'agit pas
en dehors de l'ordre des anges. Une dérogation aux lois du monde invisible ne
nous serait d'aucune utilité. C'est pourquoi, dans le monde angélique, où les esprits
les plus rapprochés de Dieu sont à la fois les plus élevés en dignité et les
plus éclairés, les supérieurs ne sont jamais illuminés par les inférieurs.
Dans la
hiérarchie ecclésiastique, qui imite à certains égards la hiérarchie céleste,
quoiqu'elle. n'en soit pas la ressemblance parfaite, les hommes les plus
rapprochés de Dieu par la sainteté se trouvent parfois au plus humble rang sous
le rapport de la science, et des hommes très-savants sur une matière ne le sont
pas toujours dans une autre. Il en résulte que les supérieurs peuvent
quelquefois être éclairés par les inférieurs ; mais cela n'a pas lieu dans
la hiérarchie céleste, où la science est toujours proportionnée à l'élévation et
à la dignité.
« Toute intelligence céleste, dit saint Denis, transmet à
celle qui la suit ce qu'elle a reçu de celle qui la précède. » A quoi
saint Grégoire ajoute : « Dans la céleste patrie, il n'y a pas de
possession exclusive. »
Il est dans la nature du bien de se communiquer en se
propageant. Plus un être participe à la bonté de Dieu, plus il aspire à
transmettre aux autres les perfections dont il est enrichi. Les anges qui
participent avec le plus de plénitude aux trésors de la bonté divine, doivent
nécessairement s'efforcer de communiquer à leurs inférieurs ce qu'ils en
reçoivent. On s'imagine bien, cependant, que ces trésors ne se trouvent jamais
d'une manière aussi éminente dans les inférieurs, et que les anges supérieurs
ont toujours un rang plus élevé et une science plus parfaite. Ainsi, sur la
terre, le professeur comprend ordinairement mieux que son élève les matières
qu'il enseigne.
Il y a donc Saint Paul disait : « Si je parlais les
langues des hommes et des anges. » (1 Cor., xiii, 1.) un certain langage
parmi les anges.
Pour comprendre comment un ange parle à un autre, il faut
considérer que, quand l'âme humaine veut s'appliquer à une chose qu'elle
connaît habituellement, elle se parle à elle-même ; aussi toute conception
de notre esprit est-elle appelée la parole intérieure. Or, par là même qu'un
ange veut transmettre une de ses pensées à un autre, il arrive qu'elle lui est
immédiatement connue. De là vient que les anges parlent entre eux ; car,
parler à un autre n'est rien autre chose que lui manifester les idées que l'on
a dans l'esprit.
Nos pensées
intimes sont renfermées en nous par une double barrière : par notre
volonté, qui ne veut pas les confier à la parole extérieure, et par notre
enveloppe matérielle, qui les environne comme d'un mur. L'ange n'a pas à
vaincre de si grands obstacles : il n'a pas besoin, comme nous, de la
parole extérieure ; il lui suffit de la parole intérieure. Par elle, il se
parle à lui-même, et parle aussi aux autres, lorsqu'il veut leur manifester sa
pensée. Aussitôt qu’il veut transmettre une idée à un autre, celui-ci la connaît.
C'est par métaphore que l'on dit : le
langage des anges. La langue des anges signifie simplement la puissance même
qu'ils ont de manifester leurs pensées.
Saint Denis pense que les anges inférieurs parlaient aux anges
supérieurs dans ces paroles rapportées par David : « Quel est ce Roi
de gloire ? »
L'ange inférieur peut parler à l'ange supérieur, quoiqu'il ne
l'illumine pas. Toute illumination chez les anges est une parole, mais toute
parole n'est pas une illumination. La vraie illumination consiste à manifester
la vérité qui vient de Dieu et non pas précisément une pensée propre en tant
qu'elle vient de soi. Il importe peu à la perfection d'une intelligence de
savoir les idées propres d'une autre ; ce qui lui importe, c'est de
connaître la vérité elle-même. Quand nous disons, par exemple : Je veux
faire ceci, je désire savoir cela ; la manifestation d'une telle pensée
qui se rapporte à notre volonté propre ne saurait être regardée comme une
illumination ; elle reste une simple parole. Voilà pourquoi la
manifestation des pensées qui concernent la volonté des anges peut aller de
l'un à l'autre : sous ce rapport, les inférieurs parlent aux anges
supérieurs, et réciproquement.
Il est écrit : « L'ange répondit à Dieu, et dit :
Seigneur, Dieu des armées, jusqu'à quand n'aurez-vous pas pitié de Jérusalem ? »
(Zach., i, 12.) Les anges parlent donc à Dieu. Ce n'est pas pour lui manifester
quelque chose ; c'est pour connaître sa volonté, qu'ils désirent
accomplir, ou pour admirer sa majesté infinie, qu'ils ne sauraient comprendre.
Les
anges parlent toujours à Dieu par la louange, l'admiration et la bénédiction.
Quant aux œuvres qu'ils doivent accomplir, ils ne lui parlent que pour
l'interroger sur les choses à l'égard desquelles ils désirent être éclairés.
Malgré la distance des lieux, le mauvais riche du fond de
l'enfer parlait à Abraham. À plus forte raison, un ange peut parler à un autre
ange sans que la distance du lieu l'en empêche. La parole angélique consiste
effectivement dans une opération intellectuelle qui est indépendante des temps
et des lieux. Notre intelligence elle-même sait en faire abstraction ; elle
n'en dépend que pour les images perçues, qui n'existent pas chez les anges.
La
distance locale n'empêchant pas un ange d'en voir un autre, elle ne l'empêche
pas non plus de reconnaître en lui une pensée qui lui est adressée. Le cri dont
il est parlé dans Isaïe avait pour cause la grandeur de l'amour, et non la
distance des lieux.
Si deux hommes ont le pouvoir de se parler seul à seul, les
anges, à plus forte raison, peuvent se parler en particulier. Comme c'est par
un acte de volonté qu'ils se manifestent leur pensée, il est clair que leur
volonté peut faire qu'une parole s'adresse à l'un et non pas à l'autre.
Saint Denis distingue trois hiérarchies d'anges, d'après les
trois manières de connaître la raison des choses créées. La première
hiérarchie, qui est en rapport immédiat avec Dieu et comme placée dans ses
vestibules, envisage les créatures en tant qu'elles procèdent du premier
principe universel, qui est Dieu. — La seconde hiérarchie les considère comme
dépendantes des causes universelles créées, qui se multiplient déjà d'une
certaine façon. — La troisième hiérarchie les voit dans leur application
particulière et dans la dépendance où elles sont vis-à-vis de leurs causes
propres.
Ces distinctions s'éclairciront dans la suite, lorsqu'il
s'agira de chaque ordre en particulier.
Les
hiérarchies ne se distinguent pas sous le rapport de la connaissance de Dieu,
que tous les anges voient de la même manière, c'est-à-dire dans son essence.
Elles se distinguent seulement quant aux raisons des choses créées, sur
lesquelles les anges supérieurs illuminent les inférieurs.
On entend par hiérarchie une société obéissant à un
gouvernement. Or, comme dans toute multitude ou société il y a trois ordres,
qui sont : les grands, la bourgeoisie et le peuple, il y a, de même, dans
chaque hiérarchie angélique, trois ordres qui se distinguent par la diversité
de leurs actes et de leurs fonctions : l'ordre supérieur, l'ordre moyen et
l'ordre inférieur.
Il y a, dans l'ordre des Séraphins, plusieurs anges ; car,
selon Isaïe (vi, 3) : « Les Séraphins criaient l'un à l'autre. »
— Il en doit être de même des autres ordres.
Si nous savions parfaitement quelles sont les attributions des
anges et comment ces esprits se distinguent les uns des autres, nous verrions
que chacun d'eux a sa fonction spéciale et son ordre particulier beaucoup plus
encore que chaque étoile du firmament. Mais, ne connaissant qu'imparfaitement
ces choses, nous devons nous contenter de diviser leurs ordres et leurs
fonctions d'une manière générale. Nous dirons donc simplement, avec saint
Denis, qu'il y a plusieurs anges dans un même ordre : les premiers, les
intermédiaires et les derniers.
La distinction des hiérarchies et des ordres vient de la
nature angélique et de la grâce. À considérer la fin naturelle des anges, les
ordres se distinguent par les dons naturels ; mais, si on envisage leur
fin surnaturelle, qui consiste dans la vision de Dieu, à laquelle on n'arrive
que par la grâce, les ordres se distinguent définitivement par les dons
surnaturels, auxquels les dons naturels les avaient disposés, parce que les
dons de la grâce leur furent accordés dans une mesure proportionnée à leur
élévation naturelle. La même chose n'a pas lieu pour les hommes : les
ordres, en ce qui nous concerne, se distinguent par la grâce seulement, et non
par les talents naturels.
Les noms des ordres angéliques se lisent dans l'Écriture
sainte, dont l'autorité doit nous suffire. Saint Grégoire et saint Denis ont
montré la convenance de ces noms par leur harmonie avec les propriétés des
anges.
Voici les ordres angéliques avec l'abrégé des attributions que
ces deux Docteurs assignent à chacun.
i.
Les Séraphins (Isaïe, vi) retracent par leur nom l'amour divin dont ils
sont enflammés, et l'action puissante qu'ils exercent par l'illumination, que
l'on compare à un incendie.
ii.
Les Chérubins (Ezéch,, x) possèdent le privilège de la science, comme les
Séraphins possèdent celui de l'amour.
iii.
Les Trônes (Coloss., i,16)
reçoivent en quelque sorte Dieu en eux-mêmes comme dans une habitation, et sont
toujours ouverts pour le posséder et le transmettre aux autres.
iv.
Les Dominations (Eph., i, 21) signifient un gouvernement fort, mais sans
oppression tyrannique.
v.
Les Vertus (Eph., i) désignent une participation à la puissance divine
et caractérisent la force.
vi.
Les Puissances (Eph., i) emportent l'idée d'un certain ordre à établir dans
les choses que les inférieurs doivent exécuter.
vii.
Les
Principautés (Eph., i) nous marquent l'action de diriger
l'exécution des ordres divins.
viii.
Les Archanges (S. Jude) sont ainsi nommés parce qu'ils sont princes dans
l'ordre des anges et qu'ils annoncent les grands mystères.
ix.
Les Anges (passim) tirent leur nom de la mission d'annoncer les choses
divines : ange veut dire messager.
Les degrés des ordres sont convenablement assignés par saint
Denis et par saint Grégoire. En effet, d'après ce qui a été dit plus haut, la
première hiérarchie envisage les choses en Dieu même ; la seconde, dans
les causes universelles ; et la troisième, dans leur application aux faits
particuliers. Saint Denis, sur ce fondement, met dans la première hiérarchie
les Séraphins, les Chérubins et les Trônes, dont les noms indiquent un rapport immédiat avec Dieu. Il
compare les Séraphins aux grands
dignitaires d'un roi, qui accompagnent leur souverain partout où il va, comme
lui étant intimement unis ; les Chérubins,
aux ministres qui connaissent tous les secrets de la cour ; les Trônes, à des sujets revêtus d'une
dignité qui leur permet de s'approcher familièrement du roi et de le recevoir
chez eux. — Il place dans la seconde hiérarchie les ordres qui, par leur
dénomination, impliquent l'idée de gouvernement, à savoir les Dominations, les Vertus et les Puissances.
Les Dominations prescrivent les œuvres
dont l'exécution doit avoir lieu ; les Vertus
fournissent les moyens nécessaires pour les accomplir ; les Puissances établissent de quelle manière
on devra les réaliser. — Enfin, dans la troisième et dernière hiérarchie il
range les ordres dont les noms indiquent l'exécution même des ordres divins ;
ce sont les Principautés, les Archanges et les Anges. Les Principautés
commandent l'action, les Archanges exécutent
les œuvres importantes, les Anges se
livrent aux fonctions moindres. Ce qui montre surtout la convenance de cette
gradation dans les ordres angéliques, c'est que, d'abord, l'ordre le plus élevé
de tous, celui des Séraphins, a une
certaine affinité avec le Saint-Esprit, qui est l'Amour procédant, et qu'ensuite le dernier ordre de chaque hiérarchie
supérieure a également de l'affinité avec le plus élevé de la hiérarchie
inférieure. Les Trônes, en effet, en
ont avec les Dominations, et les Puissances avec les Principautés.
Saint
Grégoire ne diffère de saint Denis que sur un point. Il met les Vertus à la place des Principautés, et réciproquement.
L'attribut est à peu près le même, le nom seul diffère. Les Vertus, d'après lui, commandent à la
nature corporelle et produisent les miracles. La classification de saint Denis
est prise de l'Épître aux Éphésiens (i, 21) ; celle de saint Grégoire, de
l'Épître aux Colossiens (i, 16).
Il y a deux choses à considérer dans les ordres angéliques :
la distinction des degrés et l'exercice des fonctions.
La distinction des degrés, qui, comme on l'a dit, vient de la
nature et de la grâce, subsistera toujours.
L'exercice des fonctions ne subsistera qu'en partie. Il
cessera, en tant que ces fonctions ont pour objet de conduire les hommes au
salut ; mais, en tant qu'elles regardent la possession de la fin dernière,
il survivra : ainsi les fonctions des ordres militaires sont autres dans
le combat, autres dans le triomphe.
Notre-Seigneur a dit des saints : « Ils seront comme
les anges de Dieu dans le ciel. » (Matth., xxii, 30.) La distinction des
natures subsistera toujours, il est vrai ; mais il ne faut pas en conclure
que les hommes ne peuvent en aucune manière devenir égaux aux anges ; ce
serait contredire cette parole du Sauveur : « Les enfants de la
résurrection seront égaux aux anges dans les cieux. » (Luc, xx, 36.) Pouvant
certainement, avec la grâce, mériter une gloire qui nous égalera à eux dans
leurs divers degrés, nous sommes appelés à faire partie de leurs ordres. « Il
n'y aura point deux sociétés, dit l'évêque d'Hippone, l'une des hommes, l'autre
des anges, mais une seule société. La raison en est que le bonheur de tous,
anges ou hommes, consiste dans l'union avec Dieu seul. »
L'Apôtre enseigne que, parmi les démons, il y a différents
ordres : « Nous avons, dit-il, à combattre contre les princes, contre
les puissances et contre les chefs ténébreux de ce monde. » (Éph., vi,12.)
Et, en effet, puisque les ordres angéliques reposent sur la nature et sur la
grâce, les démons ont encore entre eux des ordres ; en perdant les dons de
la grâce par lesquels ils pouvaient mériter, ils n'ont pas perdu pour cela les
dons naturels.
« Tant que durera le monde, dit la Glose attribuée à
saint Augustin, les anges commanderont aux anges, les hommes aux hommes, les
démons aux démons. » Les démons n'étant pas égaux en nature, il est
nécessaire que les inférieurs soient soumis, dans leurs actions, aux
supérieurs, et qu'il y ait entre eux prééminence et subordination. Rien,
d'ailleurs, n'est plus conforme à la divine Sagesse, qui ne laisse aucune chose
dans l'univers sans la renfermer dans un ordre.
La
supériorité des démons n'a pas leur justice pour base, elle repose sur la
justice de Dieu. Leur concorde, loin de provenir de l'amitié qu'ils se portent,
résulte de leur commune malice, par laquelle ils haïssent tout à la fois les
hommes et la justice de Dieu. On voit, de même, les impies s'unir, parmi nous,
aux plus puissants d'entre eux, pour accomplir leurs coupables desseins. Chez
les démons, la soumission des inférieurs ne fait qu'aggraver la misère des
supérieurs. Si on est malheureux en faisant le mal, on l'est doublement quand
on le commande et qu'on y préside.
Illuminer, c'est éclairer, purifier et perfectionner. Or,
demande le Saint-Esprit, « comment celui qui est impur pourra-t-il
purifier ? » (Eccl., xxxiv, 4.)
Les démons, il est vrai, se communiquent leurs pensées ;
mais il y a loin de là à l'illumination, qui a toujours pour objet de porter
vers Dieu. Leur perversité est telle qu'au lieu de chercher à ramener à Dieu,
ils tendent à en détourner : il n'y a pas d'illumination véritable parmi
eux.
Il est indubitable que, l'origine de toute domination et de
toute prééminence résidant en Dieu, les créatures les plus rapprochées de la
Divinité par leur perfection sont appelées à exercer de l'influence sur les
autres. Or, quelle plus grande perfection imaginera-t-on que celle des saints
anges qui jouissent de Dieu ? Puisque les démons sont privés de cette
perfection, il est juste que les bons anges aient sur eux la prééminence et
l'autorité.
Dès que
la divine Justice juge à propos de se servir des démons pour la punition des
méchants ou pour l'épreuve des bons, les saints anges leur révèlent plusieurs
choses sur les mystères de la grâce : ainsi, dans les choses humaines, les
assesseurs des juges communiquent les sentences de la justice aux bourreaux
chargés de l'exécution. Si les bons anges, qui sont supérieurs aux démons, ne
les empêchent pas entièrement de nous nuire, c'est que Dieu veut permettre
certains maux à cause du bien qu'il en tire.
« Dans ce monde visible, dit saint Grégoire, rien n'est
disposé sans l'intervention d'une créature invisible. »
Dans les choses humaines comme dans les choses physiques, il
arrive généralement que la puissance particulière est régie par la puissance
universelle ; ainsi la puissance du bailli est gouvernée par l'autorité
royale. La force d'un corps étant moins universelle que celle d'une substance
spirituelle, les êtres corporels sont régis par les anges : tel est le
sentiment non-seulement des saints Docteurs, mais encore des philosophes qui
ont reconnu l'existence des êtres spirituels.
Les
Pères de l'Église ont admis, comme les Platoniciens, que divers esprits sont
préposés aux différentes classes des êtres matériels. Saint Augustin va jusqu'à
dire qu'il n'est nulle chose visible qui ne soit sous la présidence d'une
puissance angélique. Suivant saint Jean Damascène, le diable était une des
Vertus angéliques préposées à l'ordre terrestre. On peut croire, avec Origène,
que des anges régissent les bêtes et président à la naissance des animaux, à
l'accroissement des arbustes, des plantes et des autres choses. Comme, dans
l'opinion de saint Grégoire, tous les anges qui ont proprement pouvoir sur les
démons appartiennent à l'ordre des Puissances, ceux qui président aux choses
corporelles sont apparemment de l'ordre des Vertus ; car des miracles
s'opèrent de temps en temps par leur ministère.
La matière corporelle n'obéit pas en tout à la volonté des
bons anges, et elle obéit encore moins à celle des anges pervers. « Il ne
faut pas s'imaginer, disait très-bien saint Augustin, que la matière de ce
monde visible obéisse au gré des anges rebelles. » Toutes ses
transformations, en effet, viennent immédiatement, non pas des anges, mais de
Dieu même, ou de quelque agent corporel.
Notre
âme étant unie à notre corps comme sa forme, il n'est pas surprenant qu'elle
lui fasse subir quelque modification au moyen de l'appétit sensitif qui est
sous l'empire de la raison. Les anges n'ont pas le même avantage. Qu'ils
puissent changer la matière d'une façon plus excellente que les agents
corporels, en mettant en mouvement ces agents eux-mêmes, nous l'accordons. Rien
n'empêche même que leur puissance n'arrive à produire dans l'ordre naturel,
certains effets que les agents corporels ne produisent point par eux-mêmes ;
mais il ne suit pas de là que la matière leur obéisse à volonté. Le cuisinier
opère par le feu, à l'aide de certains procédés de son art, des effets que le
feu ne produirait pas seul ; on ne dit point cependant que la matière lui
obéisse à volonté.
La Sagesse-divine, selon la parole de saint Denis, a si bien
enchaîné les êtres, qu'ils se tiennent tous par quelque extrémité ; car,
en y regardant de près, on voit qu'une nature inférieure touche toujours par sa
partie la plus élevée à la nature qui lui est immédiatement supérieure. Or, le
mouvement local est ce qu'il y a de plus parfait dans la nature corporelle :
c'est par là qu'elle se rapproche le plus de la nature spirituelle. Aussi
est-elle disposée pour être mue immédiatement par cette dernière : nous en
avons la preuve dans notre âme même, qui communique principalement et par soi
le mouvement local à notre corps. Par cette raison, quoique la matière n’obéisse
pas aux anges à volonté, on doit demeurer d'accord qu’elle leur obéit pour le
mouvement local.
« Dieu seul, dit le Psalmiste, opère les grandes
merveilles, » c'est-à-dire les miracles. (Ps. cxxxv, 4.)
On appelle proprement miracle une œuvre produite en dehors de
l'ordre de toute la nature créée. Or, comme tout ce que fait l'ange par sa
propre vertu, il l'opère selon l'ordre de la nature créée, il ne fait pas de
vrais miracles. Dieu seul peut faire des miracles ainsi conçus.
On dit
parfois que les anges opèrent des miracles ; mais cette expression
signifie simplement, ou que Dieu, par condescendance à leurs désirs, fait
lui-même ces miracles, ou qu'ils remplissent un ministère quelconque dans les
miracles qui se font. Après tout, lorsqu'une puissance créée, inconnue de nous,
produit quelque chose en dehors de l'ordre naturel à nous connu, nous pouvons
dire qu'il y a miracle par rapport à nous, qui ne connaissons pas toute la
vertu de la nature créée. C'est ainsi que les démons produisent, par leur
puissance naturelle des œuvres que l'on appelle miracles, et que les magiciens,
agissant par leur intermédiaire, font aussi des œuvres miraculeuses pour nous.
Nous disons, dans ce dernier cas, que ceux-ci agissent en vertu d'un contrat
privé, parce que la justice divine répandue dans tout l'univers ressemble à la
justice publique d'un État, tandis que la vertu particulière d'une puissance
quelconque représente simplement l'autorité d'une personne privée. De là vient
que, quand les saints font des miracles, ils les font par la justice générale ;
au lieu que les méchants font leurs œuvres miraculeuses par une autorité
privée, qui est la puissance même du démon. Aussi les magiciens n'emploient
uniquement que les symboles de la justice générale ; par exemple,
l'invocation extérieure du nom de Jésus, ou certaines cérémonies sacrées.
D'après l'ordre établi par la divine Providence, les êtres
inférieurs sont soumis à l'action des êtres supérieurs. De même que les anges
inférieurs sont éclairés par les anges supérieurs, de même les hommes le sont
par les anges. Dans ce but, ils nous proposent la vérité sous des images
sensibles ; car, selon la remarque de saint Denis, « les rayons de la
lumière divine ne peuvent briller à notre esprit qu'à travers une multitude de
voiles sacrés. » L'intelligence humaine, en outre, est fortifiée par
l'action de l'intelligence angélique. Sous ce double rapport, les anges
éclairent l'homme.
Les
anges éclairent les hommes sur les vérités à croire et sur les choses à faire.
Cette illumination se produit à notre insu.
Changer les volontés est le propre de Dieu. « Le cœur des
rois, dit la sainte Écriture, est dans la main du Seigneur, qui le tourne comme
il veut. » (Prov., xxi,1.) Rien de plus légitime que cet empire sur une
faculté dont il est lui-même l'objet. Les anges meuvent aussi les volontés,
mais seulement par voie de persuasion, en agissant sur les intelligences. Ils
ont encore un autre moyen de mouvoir la nôtre. Les hommes se laissent souvent
entraîner par les passions de l'appétit sensitif. Or les anges, en tant qu'ils
ont le pouvoir d'exciter ces passions, font mouvoir la volonté humaine, bien
que ce ne soit pas avec nécessité : l'homme est libre de consentir ou de
résister à la passion.
Les
mauvais anges s'efforcent par la persuasion ou l'excitation des passions de
nous porter à des pensées mauvaises ou à des actes criminels. Les bons anges,
au contraire, cherchent à détruire nos vices et à nous enflammer d'ardeur pour
la vertu ; c'est par leur ministère que Dieu nous envoie les bonnes
pensées.
Les anges, bons ou mauvais, peuvent, par leur puissance
naturelle, modifier l'imagination des hommes. Ne voit-on pas, par celui qui
apparut à saint Joseph, que les bons révèlent certaines choses pendant le
sommeil ?
Nous disions plus haut que tous ont la puissance naturelle de
mouvoir les corps. On a pu en conclure que tout ce qui est l'effet d'un
mouvement local est sous leur puissance naturelle : or, les apparitions
imaginaires sont souvent-causées en nous par le changement local des esprits
vitaux et des humeurs ; c'est de là que viennent les rêves et les visions
chez ceux qui dorment. L'ébranlement des esprits et des humeurs peut être
tellement puissant, que des apparitions aient lieu même pendant la veille,
comme cela se voit dans les frénétiques et autres. De telles perturbations des
humeurs pouvant être causées par les anges bons ou mauvais, soit avec
aliénation des sens, soit sans aliénation, il en résulte que les anges ont la
puissance de modifier l'imagination de l'homme.
Les Sodomites, frappés d'aveuglement par les anges qui
détruisirent leur ville, sont une preuve du pouvoir des anges sur les sens de
l'homme.
Les anges peuvent, effectivement, par leur vertu naturelle,
modifier nos sens de deux manières : d'abord, en les affectant à l'aide
des corps qu'ils prennent ; ensuite, en troublant intérieurement les
humeurs et les esprits vitaux.
Il est écrit : « J'enverrai mon ange qui vous
précédera. » (Exode, xxiii, 20.)
Il a été dit précédemment que les anges administrent les
créatures corporelles. Il est évident que, quand une chose est faite par eux,
leur vertu est appliquée à une créature corporelle d'une nouvelle manière.
Comme cet effet émane des ordres divins, les deux conditions d'une vraie
mission se trouvent remplies : il y a un changement dans leur existence,
et leur action procède de Dieu comme de son premier principe ; il y a, de
plus, fonction d'un ministre, puisqu'après avoir accompli la mission dans
laquelle ils ont servi d'instruments intelligents, ils retournent à Dieu. Les
anges, on le voit, sont envoyés pour remplir un ministère.
Leur
dignité n'est point altérée par cette mission : il en est d'eux comme du
roi qui n'est point assis sur son trône. Ils n'en sont pas moins supérieurs à
nous. Leur bonheur n'est pas non plus diminué ; ils ne sont point privés
des joies de la contemplation ; ils servent Dieu avant tout, et ensuite
les hommes, dans lesquels ils voient l'image de Dieu ; mais, en servant
les hommes, c'est Dieu même qu'ils servent.
« Les bataillons supérieurs, dit saint Grégoire, ne sont pas
occupés à des ministères extérieurs. »
Il n'est pas, en effet, de ministère si grand qui ne puisse
être exercé par les ordres inférieurs. Les archanges annoncent les plus grandes
choses, comme on le voit par l'archange Gabriel qui fut envoyé à Marie. « Quel
ministère fut jamais plus grand que celui-là ? » demande saint
Grégoire. Il faut donc dire simplement que les anges supérieurs ne sont jamais
envoyés pour remplir un ministère.
Quand
saint Paul enseigne que tous les anges sont envoyés (Hébr., i, 14), cette
parole doit s'entendre de la mission invisible. — Le Séraphin qui fut envoyé
pour purifier les lèvres d'Isaïe était un des anges inférieurs appelé
figurément Séraphin, c'est-à-dire brûlant. Comme il agissait au nom d'un
Séraphin, il pouvait en porter la dénomination.
Tous les anges voient immédiatement l'essence divine, et, sous
ce rapport, tous sont assistants. Ces paroles de l'ange à Tobie (xii, 15) :
« Je suis l'ange Raphaël, l'un des sept qui nous tenons devant Dieu, »
se rapportent à ce premier mode d'assistance. Mais ceux qui composent les
premières hiérarchies méritent proprement ce nom ; car, à vrai dire, les
anges envoyés pour un ministère n'assistent pas. Les véritables assistants sont
ceux qui ont la prérogative d'être immédiatement illuminés de Dieu et
d'illuminer les autres ; c'est par eux que les anges inférieurs
connaissent les mystères divins.
On n'aperçoit rien dans le mot Dominations qui indique l'exécution d'un commandement ; on y
voit, au contraire, l'action de transmettre des lois. Mais les noms des ordres
qui viennent après les Dominations impliquent tous l'accomplissement d'un ordre
reçu. Ainsi, les mots Vertus, Puissances, Principautés, Archanges, Anges, ont évidemment trait à des
opérations extérieures. C'est donc aux cinq derniers ordres qu'il appartient
d'être envoyés pour accomplir un ministère, et non aux quatre ordres
supérieurs.
Les
Dominations, que l'on range quelquefois dans la classe des anges qui peuvent
être envoyés, ressemblent aux architectes qui, sans être employés à l'œuvre même,
disposent les choses et assignent le travail à chaque ouvrier.
On
ignore si le nombre des anges qui assistent surpasse le nombre de ceux qui sont
envoyés. D'un côté, il est écrit: « Mille milliers d'anges le servaient ; »
de l'autre, il est dit: « Mille millions d'anges l'assistaient. »
(Dan., vii, 10.) Ce qu'il y a de certain, c'est qu'en réalité le nombre des
anges est supérieur à celui des êtres corporels.
Il est écrit : « Il a donné ordre à ses anges de
vous garder dans toutes vos voies. » (Ps. xc, 11.) Il y a donc des anges
qui gardent les hommes.
Il est évident que, dans le cours de la vie, notre
intelligence et notre volonté peuvent beaucoup varier et s'écarter par là même
du bien. C'est pour cela qu'il a été nécessaire que les hommes fussent confiés
à la garde des anges.
Nous
repoussons souvent l'impulsion des bons anges qui nous illuminent
intérieurement. Les hommes qui périssent doivent imputer leur perte à leur
propre malice, et non à la négligence des anges.
« Telle est la dignité de nos âmes, dit saint Grégoire,
que chacune d'elles a, dès le premier instant de son existence, un ange préposé
à sa garde. » Il est certain que la divine Providence prend un soin tout
spécial des êtres qui doivent durer toujours. Elle a fait pour les hommes, dont
l'âme est immortelle, ce qu'elle fait pour les genres et les espèces des choses
corruptibles ; elle leur a donné un ange particulier.
La garde de chaque homme en particulier n'appartient qu'aux
anges, c'est-à-dire aux esprits célestes du dernier ordre ; mais la garde
générale des hommes est confiée à d'autres : celle du genre humain
appartient à l'ordre des Principautés, ou peut-être à celui des Archanges. Les
Vertus sont chargées du soin de toutes les choses corporelles.
Tous les hommes ont un ange gardien pendant tout le cours de
leur voyage vers la patrie céleste, à cause des dangers, soit intérieurs, soit
extérieurs, dont le chemin de la vie est rempli, comme le marquent ces paroles :
« Mes ennemis ont tendu des pièges dans la voie où je marchais. »
(Ps. cli, 4.) C'est ainsi que l'on donne des guides aux voyageurs qui doivent
suivre une voie périlleuse. Parvenus au dernier terme de cette vie, les hommes
cessent d'avoir un ange pour les garder ; mais ils retrouvent au ciel les
anges pour compagnons de gloire, ou, dans l'enfer, les démons pour les punir.
Même
avant son péché, Adam avait un ange gardien pour le défendre contre l'attaque
des démons.
Les
infidèles eux-mêmes ne sont pas privés de la garde des anges.
Saint Jérôme dit expressément : « Toute âme, dès le
premier instant de la vie, a un ange préposé à sa garde. » C'est, en effet, à
la naissance, et non au baptême, que nous recevons notre ange gardien. Au
baptême, nous recevons les bienfaits divins à titre de chrétien ; mais, à
la naissance, nous sommes confiés à la garde d'un ange, à titre de créature
raisonnable.
Il est écrit : « Le diable, votre ennemi, semblable
à un lion rugissant, tourne sans cesse autour de vous, pour vous dévorer comme
une proie. » (1 Pier., v,
8.) Donc les bons anges, à plus forte raison, nous gardent sans cesse.
La garde exercée par les anges n'étant que l'exécution du plan
de la divine Providence, qui ne délaisse jamais entièrement l'homme, on peut
dire que notre ange gardien ne nous abandonne jamais totalement, quoiqu'il nous
laisse parfois à nous-mêmes, selon les secrets jugements de Dieu, en
n'empêchant ni certaines tribulations, ni le péché. On ne doit pas entendre
autrement les paroles que nous lisons dans le prophète Jérémie (li, 9) : « Nous
avons pris soin de Babylone, et elle n'est pas guérie : abandonnons-la. »
Elles signifient que les anges n'éloignèrent pas les tribulations qui tombèrent
sur cette ville.
« Au ciel, ainsi que nous l'apprend saint Jean, il n'y a
ni mort, ni tristesse, ni cri, ni douleur. » (Apoc., xxi, 4.) Donc nos
péchés et nos malheurs ne sauraient attrister les anges. Rien n'arrivant dans
le monde sans être voulu ou permis par la justice divine, on peut dire que ce
qui se fait ici-bas n'est contraire ni à leur volonté, ni à celle des
bienheureux. Sans doute, absolument et généralement parlant, ils ne veulent ni
les péchés, ni les peines des hommes ; mais, du moment que Dieu nous
éprouve par la douleur et nous laisse commettre le péché, ils s'y conforment.
Toutes
les expressions de l'Écriture qui semblent attribuer la douleur aux anges sont
des expressions figurées ; elles signifient simplement que les anges
veulent le salut des hommes.
Cette question se présente au sujet de ces paroles que le
prophète Daniel met dans la bouche de l'ange Gabriel : « Le prince du
royaume des Perses m'a résisté vingt et un jours. » (x, 13.) Ce prince, au
sentiment de saint Grégoire, n'était autre que le bon ange auquel la garde du
royaume des Perses était confiée. Voici en quel sens les bons anges peuvent se
résister les uns aux autres. Les jugements de Dieu sur les empires et sur les
hommes sont exécutés par eux. Mais comme il arrive parfois que certains empires
et certains hommes méritent d'être élevés, tandis que d'autres doivent être
abaissés, les anges, à cet égard, ont besoin d'une révélation divine. Lors donc
qu'ils consultent la volonté de Dieu sur des mérites qui se repoussent, on dit
qu'il y a lutte entre eux, quoiqu'ils s'accordent toujours pour vouloir que la
volonté de Dieu soit observée.
Écoutons saint Paul : « Nous avons à combattre,
dit-il, non-seulement contre la chair et le sang, mais contre les principautés
et les puissances, contre les maîtres de ce monde de ténèbres, contre les
esprits de malice répandus dans l'air. » (Éph., vi, 42.) Il est donc clair
que les démons nous attaquent. Ils le font par envie, pour troubler notre
bonheur, et par orgueil, pour simuler la puissance divine. Ils déterminent le
choix de ceux d'entre eux qui doivent nous combattre, comme Dieu détermine le
choix des anges pour les différents ministères ; mais les conditions du
combat sont fixées par Dieu lui-même, qui sait se servir du mal pour en tirer
un bien.
Les démons nous livrent deux sortes de combats. Tantôt ils
nous excitent au péché ; sous ce rapport, Dieu, qui permet quelquefois
l'attaque par un juste jugement, n'envoie pas le tentateur. Tantôt ils nous
combattent pour nous châtier, et alors ils sont envoyés par Dieu même, ainsi
que l'ange fut député pour punir Achab. (III Reg., ult.)
Pour
l'égalité de la lutte, nous recevons, comme supplément de force : d'abord,
la grâce de Dieu, et, secondairement le concours des bons anges. Aussi Élisée
disait-il à son serviteur : « Ne craignez point, il y en a plus pour
nous que contre nous. » (IV Rois., vi, 16.)
Eu égard
à notre infirmité, les épreuves de la chair et du monde suffiraient à l'épreuve
de la vertu ; elles ne suffisent pas à la malice des démons, qui emploient
contre nous ce double moyen, mais dont les manœuvres tournent, toutefois, à la
gloire des élus.
Par ces paroles de saint Paul : « De peur que vous
n'ayez été tentés par le tentateur (1, Thes., iii, 5), il est aisé de juger que
l'office propre du démon est de tenter.
Tenter, c'est proprement essayer d'obtenir une connaissance,
que l'on dirige à une fin bonne ou mauvaise bonne, si on veut le progrès d'une
personne dans la science ou dans la vertu ; mauvaise, si l'on a pour but
de la tromper ou de la corrompre.
Il arrive parfois que celui qui tente se propose uniquement de
savoir quelque chose: tenter Dieu est un péché, parce que l'on veut éprouver sa
puissance comme si on en doutait.
D'autres fois celui qui tente se propose d'être utile, ou de
nuire.
Or le démon n'a jamais que ce dernier dessein, en nous
excitant au péché ; et voilà pourquoi l'on doit dire qu'il lui est propre
de tenter. L'homme qui tente dans le même but devient son ministre.
Cette
expression : « Dieu nous tente signifie que Dieu veut savoir, ou
faire savoir, que nous l'aimons. (Deut.xiii,10.) La chair et le monde sont
comme les instruments matériels qui font connaître ce qu'est un homme : en
montrant s'il suit ou repousse les désirs de la chair et comment il supporte les
prospérités ou les calamités du monde ; le démon les met en jeu pour nous
tenter. Il sonde nos dispositions intérieures, dont Dieu est le véritable
appréciateur, afin de nous incliner au vice pour lequel nous avons le plus de
penchant.
Le démon est la cause indirecte de tous les péchés, en ce sens
qu'il a été l'instigateur du premier péché, d'où est née, dans tout le genre
humain, l'inclination au mal. Mais on ne saurait dire qu'il est la cause directe
de tous les péchés ; car plusieurs sont produits par le libre arbitre et
par la corruption de la nature, sans son intervention. « Lors même que le
démon n'existerait pas, a fort bien dit Origène, les hommes éprouveraient les
attraits de la bonne chair, de la volupté, et autres semblables. » Or, il
y a là une grande source de désordres, surtout dans l'état de corruption où
nous sommes tombés, à moins que la raison ne vienne réprimer nos penchants, ce
qui dépend de notre libre arbitre. Il se peut, par conséquent, que tous nos
péchés ne proviennent pas de la tentation des démons. Saint Isidore dit que,
quand les hommes succombent à leurs instigations, ils sont séduits par des
flatteries semblables à celles qui firent tomber nos premiers parents.
Dans les
péchés commis sans leurs tentations, les hommes méritent encore le nom
d'enfants du démon : ils prennent pour leur modèle le premier de tous les
pêcheurs.
Les démons n'opèrent pas de miracles proprement dits, si on
prend ce mot dans sa signification rigoureuse ; ce pouvoir est réservé à
Dieu. Mais si l'on entend par miracle tout ce qui dépasse la puissance humaine,
ils peuvent, pour séduire les hommes, faire des miracles, c'est-à-dire produire
des phénomènes qui nous étonnent, à cause de l'impossibilité où nous sommes de
les accomplir et de les comprendre. Quoique leurs prodiges ne s'élèvent pas à
la hauteur du véritable miracle, ils sont quelquefois, néanmoins, des choses réelles.
Les magiciens de Pharaon produisirent de vrais serpents et de vraies
grenouilles. Le feu qui tomba sur la maison de Job était un feu réel.
Les
démons, impuissants à changer la nature des corps, emploient les germes qui se
rencontrent dans les éléments. C'est ainsi que certaines choses, au moyen de
ces germes, ont pu être transformées par leurs opérations en serpents et en
grenouilles. Mais ils ne changeront pas le corps d'un homme en celui d'une bête ;
ils ne feront pas non plus qu'un cadavre reprenne la vie. Leurs miracles de ce
genre ne sont que des apparences trompeuses, qui résultent de l'illusion des
sens ou d'une forme quelconque empruntée par eux.
« Les
magiciens, dit saint Augustin, font des miracles souvent semblables à ceux des
serviteurs de Dieu ; mais ils les font dans un autre but et d'une autre
manière : ils cherchent leur propre gloire, les saints cherchent la gloire
de Dieu ; ils agissent par des moyens secrets, les saints accomplissent
leurs œuvres publiquement et par l'ordre de Dieu. »
Le démon vaincu est mis hors de combat pour un temps, mais non
pour toujours. Il est mis hors de combat pour un temps, car il est écrit :
« Tous les moyens de tentation étant épuisés, le diable s'éloigna du
Christ. » (Luc, iv, 43.) Dieu permet certaines tentations ; mais,
dans sa bonté, il y met des bornes, à cause de notre faiblesse ; le
diable, de son côté, ne veut pas subir coup sur coup plusieurs défaites. Il
n'est pas mis hors de combat pour toujours, suivant ces paroles : « Je
retournerai dans ma maison d'où je suis sorti. » (Matth., xii, 44.) Il
revient plus tard attaquer l'homme dont il s'était éloigné.
Nous ne saurions partager l'avis de certains philosophes qui
prétendent que l'activité des corps vient d'une puissance spirituelle dont ils
sont pénétrés. Nous admettons qu'il y a des corps actifs par eux-mêmes. Est-ce
que le feu ne déploie pas une grande activité à l'égard des objets qu'on lui
présente ?
Saint Augustin dit : « Les raisons séminales de
toutes les choses corporelles qui naissent et se produisent devant nos yeux,
sont cachées dans les éléments matériels de ce monde. » Il appelle raisons
séminales les vertus actives et passives qui servent de principes à la
propagation et aux transformations des êtres matériels. Ces principes, germes
ou vertus, sont d'abord dans le Verbe, qui est la pensée de Dieu, comme dans
leur type primordial ; ils sont ensuite dans les éléments de ce monde
comme dans leurs causes universelles ; ils sont enfin dans les choses
successivement produites et dans les semences elles-mêmes, comme dans leurs
causes particulières.
Ces
vertus sont appelées raisons, parce
qu'elles émanent des raisons typiques renfermées dans la pensée de Dieu, et non
pas parce qu'elles se trouvent dans la matière corporelle, où elles existent de
différentes manières. Ce sont ces principes qui servent parfois aux démons pour
produire certains effets extraordinaires. — Les vrais miracles ont lieu en
dehors des raisons séminales.
Les corps célestes peuvent être regardés comme la cause des
mouvements variés et multiformes des corps inférieurs. Tout ce qui engendre
dans ce monde inférieur leur sert en quelque sorte d'instrument. « La
lumière du soleil, dit saint Denis, contribue à la génération des choses
sensibles, et même à la vie ; elle nourrit, elle fait croître, elle
perfectionne. » Cela faisait dire au Stagirite que l'homme engendre
l'homme avec le concours du soleil.
Ceux qui
prenaient les corps célestes pour des dieux, les regardaient comme la cause
première de la génération et de la corruption des corps inférieurs. Ils ne sont
la cause première de rien. Leurs influences se modifient diversement dans les
corps inférieurs selon les diverses dispositions qu'elles y rencontrent.
Si l'intelligence et la volonté de l'homme étaient entièrement
dépendantes des organes corporels, les corps célestes seraient la cause de nos
actes. Conduits par l'instinct, comme les animaux, nous n'aurions point le
libre arbitre, et nos actions seraient déterminées de la même manière que
toutes les choses naturelles. — Il n'en est rien. — Mais il faut reconnaître
néanmoins que les corps célestes peuvent avoir sur notre intelligence et sur notre
volonté une action indirecte et accidentelle, en tant que ces deux facultés
reçoivent les impressions des puissances inférieures, qui sont attachées aux
organes extérieurs.
L'influence
des corps célestes est plus sensible sur l'intelligence que sur la volonté. Un
homme, par l'effet seul de l'atmosphère, peut perdre la faculté de penser, à
cause de la relation nécessaire de l'intelligence avec les puissances
inférieures qui lui fournissent ses images. La volonté, qui est la cause
prochaine des actes, ne subit pas la même nécessité du côté de l'appétit
sensitif ; elle a toujours le pouvoir d'en suivre les impressions ou d'y
résister. Aussi les astrologues eux-mêmes disent : « Le sage domine
les astres, » en dominant ses propres passions.
Quelques auteurs ayant remarqué que les démons tourmentent
selon les phases de la lune certains hommes, auxquels, pour cela même, on a
donné le nom de lunatiques, en ont conclu que les démons eux-mêmes subissent
l'influence des corps célestes. Cette opinion est fausse. Les démons sont des
substances intellectuelles qui, exemptes de matière, ne sont soumises à
l'action des corps célestes ni directement, ni indirectement.
Si ces
esprits de malice tourmentent les hommes selon les diverses phases de la lune,
c'est ou pour outrager dans cet astre l'œuvre de Dieu, ou parce qu'ils
trouvent, à ces époques, le cerveau plus disposé à recevoir leur action. Pour
des raisons semblables, ils obéissent à l'appel des nécromanciens, qui les
invoquent sous certaines constellations. S'ils sont attirés par certains genres
de pierres, de plantés, de bois, d'animaux, de chants et de rites, c'est que
les hommes entendent leur rendre par ces signes les honneurs divins dont ils
sont très-jaloux.
Quoique l'influence des corps célestes produise certaines
inclinations dans les natures corporelles, elle n'entraîne pas nécessairement
la volonté humaine, avons-nous dit. Rien n'empêche, conséquemment, que l'action
de notre volonté n'en arrête les effets non-seulement en nous-mêmes, mais
encore dans toutes les choses auxquelles la volonté de l'homme peut s'étendre.
Pour ce qui est des choses naturelles, il n'est pas vrai non
plus qu'une cause quelconque étant posée, l'effet suive nécessairement. Il est
telle cause qui doit produire le plus souvent son effet, mais non pas toujours,
ni d'une manière nécessaire, certains accidents pouvant arrêter son action. — Il
en est ainsi des corps célestes. Leur vertu, qui n'est pas infinie, exige
certaines conditions dans la matière, soit pour la distance, soit par rapport à
d'autres choses soumises à des accidents divers. Il en résulte qu'ils
n'imposent pas toujours la nécessité aux corps naturellement soumis à leur
influence.
Il y a un destin, si l'on entend par là que ce qui arrive
ici-bas est soumis à la divine Providence, qui a tout réglé et tout préparé
d'avance. « Le destin, dit Boëce, est une disposition inhérente aux choses
mobiles, par laquelle la Providence les soumet à ses desseins. Donc le destin
est quelque chose.
En effet, les événements qui semblent provenir de la fortune
ou du hasard n'en sont pas moins l'objet d'une intention spéciale dans la cause
supérieure. La rencontre de deux serviteurs envoyés au même lieu par un maître
qui n'a pas fait connaître à l'un la mission de l'autre, est fortuite pour eux ;
elle ne l'est pas pour le maître lui-même, qui a tout ordonné. De même, ce qui
arrive ici-bas par accident, soit dans le monde physique, soit dans le monde
moral, doit être rapporté à une cause supérieure qui prédispose tout,
c'est-à-dire à la Providence. En ce sens nous pouvons admettre le destin,
quoique les Pères de l'Église n'aient pas jugé à propos d'employer ce mot, à
cause de ceux qui l'ont appliqué à l'influence des astres. « Si quelqu'un,
disait saint Augustin, attribue les choses humaines au destin, parce qu'il
appelle de ce nom la volonté et la puissance de Dieu, qu'il retienne son
sentiment, mais qu'il corrige son expression. »
Le destin, qui, selon la définition citée plus haut, est une
certaine disposition inhérente aux choses mobiles, est en Dieu, en tant que
cette disposition se nomme la Providence ; puis il est dans les choses, en
tant que cette même disposition constitue l'enchaînement des causes coordonnées
par Dieu.
Considéré dans les causes secondes, le destin n'est pas
immuable ; car l'enchaînement des causes et des effets n'est pas
absolument nécessaire, d'après ce que nous avons dit.
Considéré par rapport à la divine Providence, le destin est
immuable d'une nécessité non absolue, mais conditionnelle, dans le sens que, si
Dieu a prévu qu'une chose doit être, elle sera.
Tout ce qui est soumis aux causes secondes est également
soumis au destin ; mais les choses qui, comme la création du monde, la
glorification des substances spirituelles et autres de même nature, sont
l'œuvre immédiate de Dieu, lui échappent, parce qu'elles n'entrent pas dans la
série des causes secondes.
Saint Paul dit : « C'est pour enseigner que j'ai ai
été établi prédicateur et apôtre, docteur des nations dans la foi et la vérité. »
(1 Tim., ii, 7.) Donc un homme peut en enseigner un autre.
On peut comparer l'acquisition de la science dans
l'intelligence à l'acquisition de la santé dans le corps. Un homme recouvre
quelquefois la santé par l'art du médecin, et quelquefois par les seules forces
de la nature, qui décompose, maîtrise ou repousse la matière d'où provient la
maladie. Les médecins, on le juge bien, ne font que seconder la nature, en lui
fournissant les instruments et les secours dont elle a besoin pour obtenir
l'effet désiré. Leur art opère, non pas comme agent principal, mais comme
auxiliaire d'un agent principal, qui est la nature elle-même. — Il en est ainsi
dans les sciences. Elles s'acquièrent, tantôt au moyen du seul principe
intellectuel, comme on le voit par celui qui les découvre ; tantôt par un
secours extérieur, comme cela a lieu dans celui qui les apprend. Il y a,
effectivement, chez chacun de nous, un intellect agent par lequel nous
connaissons naturellement et de prime-abord certains principes universels, qui
sont la base de toutes les sciences. Quelqu'un les applique-t-il à des choses
particulières dont les sens lui apportent le souvenir ou l'impression, il
acquiert par lui-même la science de ce qu'il ignorait, allant du connu à
l'inconnu. Le maître s'appuie aussi sur les choses que son disciple connaît
pour le conduire à la science de celles qu'il ignore, suivant cette parole du
Philosophe : « Toute doctrine ou toute science vient d'une notion
antérieure. » Or, pour faire passer son disciple du connu à l'inconnu, il
se sert d'un double moyen. D'abord, il fournit à son intelligence les secours
et les instruments dont elle doit se servir pour s'approprier une science :
il lui offre, par exemple, des propositions particulières faciles à entendre,
des exemples sensibles, des comparaisons, des contrastes, et l'amène ainsi à
saisir ce qu'elle ne comprenait pas. Il fortifie ensuite l'intelligence même de
son élève, non à la manière d'une nature supérieure, mais en lui faisant sentir
le rapport des principes aux conclusions ; car il peut arriver que
l'esprit du disciple, abandonné à lui-même, n'ait pas la force suffisante pour
tirer les conséquences de leurs principes. Voilà d'où vient que le Philosophe
appelait la démonstration un syllogisme
qui fait savoir. Cette explication nous montre à la fois qu'un homme peut
en enseigner un autre, et par quelle méthode celui qui enseigne rend son
auditeur savant.
L'homme
qui enseigne ne fournit qu'un secours extérieur, comme le médecin qui guérit.
De même que la nature intérieure est la cause principale de la guérison, la
lumière intérieure de l'intelligence est la principale cause de la science :
le maitre excite seulement le disciple à se former des conceptions claires par
la force de son intelligence propre.
Les anges inférieurs, comme nous l'avons vu, parlent aux anges
supérieurs pour leur manifester leurs pensées, quoiqu'ils ne les éclairent pas
sur les choses divines. Pareillement, comme les hommes, suivant cette parole « Parmi
les enfants des hommes, il n'en a pas paru de plus grand que Jean-Baptiste,
mais celui qui est le plus petit dans le royaume des cieux est plus grand que
lui » (Matth., xi, 11), sont toujours subordonnés aux derniers des anges,
de la même manière que ceux-ci le sont aux anges supérieurs, ils n'éclairent
jamais ces esprits célestes sur les choses divines, quoiqu'ils puissent leur
manifester leurs pensées par une sorte de parole.
Lorsque
les mystères du Christ et de l'Église s'accomplissaient par le ministère des
Apôtres, les anges connurent des vérités qu'ils ignoraient. Il en résulte
seulement qu'ils découvrent les mystères divins, non-seulement en Dieu même,
mais encore lorsque la pensée divine se réalise et se manifeste au dehors.
La matière corporelle ne peut être changée, quant à sa forme,
que par un agent composé de matière et de forme, ou par Dieu même. Les anges
n'ont la puissance naturelle de la transformer qu'en appliquant des agents
corporels aux effets qu'ils veulent produire ; à plus forte raison, l'âme
humaine ne le peut-elle qu'avec l'intermédiaire de certains corps.
Quand
les saints font des miracles qui transforment la matière corporelle, ils les
font, non par la puissance de leur âme, mais par la puissance de la grâce. La
fascination qui s'exerce par les yeux ne prouve pas que la matière corporelle
obéit à l'âme d'une manière absolue ; elle s’explique par l'action d'une
imagination puissante dont l'effet est de modifier les esprits vitaux du corps,
modification qui se produit surtout dans les yeux où se portent les esprits les
plus subtils. Les yeux, à leur tour, imprègnent l'air jusqu'à une certaine
distance, de manière à agir sur les êtres faibles. La malignité des démons peut
aussi coopérer à de tels effets avec la permission de Dieu, et, dans quelques
sortilèges, par suite d'un pacte secret.
Pour modifier les corps étrangers, les appréhensions ou
perceptions de l'âme ne suffisent pas, si elles ne sont point accompagnées
d'une modification quelconque produite par l'âme elle-même sur son propre
corps.
Il est certain que l'âme, après la mort, ne peut, par sa vertu
naturelle, mouvoir aucun corps. La preuve de cela, c'est que, sur la terre,
elle ne meut que celui dont elle est la vie ; aussi, quand un membre est
mort, il ne lui obéit plus pour le mouvement local. Après la mort, elle ne
vivifie aucun corps. Aucun corps ne doit donc lui obéir quant au mouvement
local. Dieu, toutefois, peut lui accorder un pouvoir qui dépasse sa vertu
naturelle.
L'âme sensitive des animaux n'est point une substance qui
possède de soi l'être et l'opération ; ce qui le prouve, c'est qu'elle
périt quand on détruit leur corps. Elle existe à la manière des autres formes
corporelles, qui n'ont pas l'être par elles-mêmes, et qui ne sont dites
existantes qu'autant que certains êtres composés sont subsistants par elles.
Aussi est-ce aux êtres composés eux-mêmes qu'il convient d'être faits ou
produits. Et comme le générateur est semblable à l'être engendré, il en résulte
que, dans la génération des animaux ou des plantes, les âmes sont produites par
une certaine vertu qui est transmise au sang ou à la semence génératrice.
« Les âmes raisonnables, répond très-bien saint Augustin,
ne sont pas produites par les vertus séminales. »
Il est impossible que la matière, si grande que soit sa vertu
active, produise un principe immatériel et intelligent, qui a des opérations
indépendantes du corps. Que la substance génératrice emprunte sa vertu à l'âme
humaine qui met en activité le corps dont elle se sert, nous le voulons ;
mais comme le corps ne participe pas aux opérations de l'intellect, le principe
intellectif, considéré comme tel, ne peut pas provenir de la vertu séminale. De
là ce mot d'Aristote : « L'intellect vient du dehors. » Faut-il
ajouter que l'âme intelligente, qui a sa vie et son opération sans le corps,
est subsistante et qu'elle a droit à une production conforme à sa substance
immatérielle ; que, conséquemment, elle doit recevoir son être, non par
voie de génération, mais par une création divine ? Admettre qu'elle est
produite par le principe générateur, c'est supposer qu'elle n'est pas
subsistante et que, par suite, elle se corrompt avec le corps.
Pour conclusion, dire que l'âme intellective est le produit du
sang serait une véritable hérésie.
Il y en
a qui ont prétendu que les opérations vitales du fétus ne proviennent pas de
son âme. — Ils se sont trompés. Les opérations vitales, telles que sentir, se
nourrir, se développer, ne sauraient avoir pour cause un principe extérieur.
Une âme préexiste dans l'embryon : d'abord une âme nutritive ; puis
une âme sensitive, et enfin une âme intellective. La génération d'un être
n'ayant jamais lieu sans l'altération d'un autre, il faut nécessairement
reconnaître que dans l'homme aussi bien que dans les animaux l'avènement d'une
forme plus parfaite signale la destruction d'une forme antérieure, de telle
sorte néanmoins que la dernière conserve les propriétés de l'autre, et au-delà.
C'est ainsi que, par une série de générations et d'altérations, l'être arrive à
sa dernière forme substantielle : ceci s'applique également à l'homme et
aux animaux. Disons, en conséquence, que Dieu, au dernier instant de la
génération humaine, crée une âme à la fois intellective, sensitive et
nutritive, qui, se substituant aux formes préexistantes, vient s'unir à la
matière que le principe générateur lui a préparée.
Dieu n'a pas commencé son œuvre par des choses imparfaites ;
ce qu'il eût fait, s'il avait créé, avec les anges, dès le commencement du
monde, toutes les âmes à la fois. En effet, il est naturel à l'âme d'être unie
à un corps ; si elle eût été privée d'un corps dans le principe, elle
aurait manqué de la perfection propre à sa nature. Pourquoi celui qui n'a pas
fait l'homme privé d'une main ou d'un pied, aurait-il produit l'âme sans lui
donner un corps ? Il faut dire absolument que les âmes ne sont pas créées
avant les corps, mais qu'elles le sont successivement en même temps que les
corps qu'elles animent.
Si
l'âme, après la vie, subsiste sans le corps, c'est une conséquence du péché. Il
ne convenait pas qu'il en fût ainsi à l'origine des choses. « Dieu, dit la
Sagesse, n'a pas fait la mort ; les impies seuls l'ont appelée par leurs œuvres. »
(Sag., i, 13.)
Notre âme peut abandonner la matière qu'elle affecte :
autrement le corps ne serait pas sujet à la corruption. Elle peut donc
s'attacher à une autre matière, ou, ce qui est la même chose, une autre matière
peut être réellement changée en la nature humaine. En effet, dans la nutrition,
où le corps s'assimile les aliments non-seulement pour son accroissement et son
développement, mais pour réparer la déperdition causée par la chaleur naturelle
et pour restaurer ses forces, une partie des aliments passe dans nos muscles et
entre dans nos os et nos organes, qui appartiennent réellement à notre nature.
Si au
bois qui se consume dans le foyer on substitue graduellement d'autre bois, ce
sera toujours le même feu qui subsistera, parce que le bois ajouté se
transforme constamment en la substance du feu préexistant. Ainsi faut-il
raisonner du corps humain, dans lequel la nutrition restaure continuellement ce
qui est consumé par la chaleur naturelle.
Cum semen sit illud quod generatur ex alimento, antequam
convertatur in substantiam membrorum, recte dicitur semen esse de superfluo
alimenti, seu de parte alimenti non necessaria ad alendum.
FIN
DE
LA
PREMIÈRE
PARTIE.
DEUXIEME
PARTIE.
SECTION I.
PROLOGUE.
Après avoir parlé de Dieu et des différents êtres que, par sa
puissance et sa volonté, il a fait sortir du néant, il nous reste à traiter de
l'homme considéré comme être intelligent, libre et maître de ses actions ;
car c'est sous ce rapport que nous sommes créés à l'image de Dieu.
Nous avons vu le Modèle ; voyons à présent l'image.
(Saint Thomas.)
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EXPLICATION.
Pour traiter du mouvement de la créature raisonnable vers
Dieu, objet des deux sections de la seconde partie, nous parlons, en premier
lieu, de la fin dernière de l'homme (1).
Nous passons ensuite à la béatitude qui la constitue, et nous
faisons voir qu'elle n'est ni dans les richesses, ni dans les honneurs, ni dans
la gloire, ni dans la puissance, ni dans les biens corporels, ni dans la
volupté, ni dans les biens de l'âme, ni enfin dans aucun bien créé (2).
Arrivés à ce point, nous en approfondissons la nature (3), et
nous en marquons les conditions (4). Enfin, nous faisons connaître les moyens
d'y parvenir (5).
Ces moyens étant les actes humains, nous les considérerons en général dans cette première section,
où nous les examinerons successivement dans leur nature et dans leur principe,
comme on le verra par les tableaux suivants, à commencer par celui des actes
humains eux-mêmes.
Les actes humains, considérés en particulier, feront l'objet de la seconde section.
Il y a chez l'homme deux sortes d'actes. — Les actes dont il est le maître et qu'il produit
par son libre arbitre, faculté qui tient tout à la fois de la raison et de la
volonté, sont appelés actes humains :
on ne donne ce nom qu'aux actions qui sont faites avec connaissance,
délibération et liberté. — Les autres actes, qui ne procèdent pas de l'homme
considéré comme être raisonnable, conservent le nom d'actes de l'homme. — Il est incontestable que, dans les actions
volontaires, appelées actes humains,
il convient que l'homme agisse pour une fin. De telles actions, en effet,
procèdent, après délibération, de la volonté, qui a pour objet la fin et le
bien. Une faculté agissant toujours d'une manière conforme à son objet, il est
même nécessaire que toutes les actions humaines, dans lesquelles l'homme agit
en tant qu'homme, soient faites pour une fin.
Si la
fin est la chose que l'on obtient en dernier lieu dans l'exécution, elle est du
moins la première dans l'intention : aussi est-elle une cause qui fait
agir.
Non, sans doute ; tout agent opère aussi pour une fin.
Nous en avons la preuve par le monde, où la matière elle-même accomplit un
dessein marqué. Mais, entre l'homme et les êtres privés de raison, voici la
différence : ceux-ci, véritables instruments entre les mains d'un maître
invisible qui assigne à chacun son rôle et son emploi, arrivent à leur fin en
vertu d'une inclination naturelle ; au lieu que l'homme, doué de raison et
de volonté, se porte de lui-même à la sienne par son libre arbitre.
La fin est d'une telle importance dans nos actes, que c'est
elle qui, par la nature propre et particulière qu'elle leur confère, en fait
précisément des actes humains, c'est-à-dire volontaires ou moraux. Principe et
terme de toutes nos actions libres, elle leur donne ainsi une espèce déterminée ;
comme, au sein de la nature, le générateur confère la forme spécifique à l'être
engendré.
On nous
dira peut-être que la fin, qui est une chose extrinsèque aux actes humains, ne
saurait les spécifier. — La fin n'est pas absolument extrinsèque à nos actes.
Comme principe et comme terme, elle entre, au contraire, dans leur nature même ;
aussi des actes physiquement identiques peuvent avoir, en morale, un caractère
opposé, suivant la fin qu'on se propose.
Dire que la vie humaine n'a pas de fin dernière et qu'elle va
de fins en fins par un mouvement perpétuel et indéfini, c'est dire une
absurdité. En quelque genre que ce soit, il est impossible qu'il y ait une
série infinie de fins qui se coordonnent et s'enchaînent sans une fin dernière,
comme il est impossible qu'il y ait une série infinie de moteurs sans premier moteur.
C'est pourquoi, de même que, sans premier moteur, il n'y aurait pas de
mouvement ; de même, sans un dernier terme pour l'intention et pour
l'exécution, il n'y aurait ni action, ni désir. Il faut admettre pour la vie
humaine une fin dernière et un dernier terme ; sans quoi, incapables de
tout mouvement comme de tout désir, nous resterions indéfiniment sans rien
commencer, ni rien finir.
Dieu a
voulu que le souverain bien fût la fin dernière des êtres. Avant qu'ils y
arrivent, il dispose de ses dons envers eux, non pas d'une manière infinie,
mais « avec nombre, poids et mesure. » (Sag., xi, 21.)
« Nul ne peut servir deux maîtres, » a dit le
Sauveur, pour signifier qu'on ne saurait avoir deux fins dernières.
La fin dernière, pour tous les êtres, c'est le bien parfait
qui doit compléter leur nature en comblant tellement leurs désirs, qu'ils
n'aient rien à souhaiter au-delà, précisément parce qu'en dehors d'un tel bien
il n'y a rien qui soit nécessaire à la perfection vers laquelle ils tendent.
Cela étant, il est évident que l'homme ne peut pas se porter vers deux objets,
comme s'ils étaient, au même titre, la plénitude de son être[112].
Que
quelques philosophes aient fait consister la fin dernière en plusieurs choses,
ce n'est pas une preuve qu'il y ait plusieurs fins dernières. D'ailleurs, pour
eux, la réunion des divers biens qu'ils, désignaient constituait un bien unique
et parfait, qui était la fin dernière.
À bien y réfléchir, la fin dernière est au fond de toutes les
actions et de tous les désirs des hommes. Tous les biens qu'ils souhaitent, il
les veulent toujours pour une dernière fin. S'ils n'y voient pas le bien
suprême, ils y entrevoient un moyen d'y parvenir. Or, de même que toute chose
commencée tend à son achèvement, de même aussi tout commencement de bien tend
au bien parfait, c'est-à-dire à la fin dernière, qui, pour nous servir d'une
comparaison, est à la volonté ce que le premier moteur est aux causes secondes ;
car si les causes secondes ne meuvent qu'autant qu'elles sont mues par le
premier moteur, les fins secondaires aussi ne meuvent l'appétit qu'autant
qu'elles se rapportent au premier objet désirable, qui est la fin dernière[113].
Les
plaisirs, les délassements, les ris et les jeux, qui ont pour but de récréer
l'esprit ; l'étude elle-même des sciences, qu'est-ce autre chose que des
biens particuliers compris sous la fin dernière ?
L'homme,
il est vrai, ne pense pas à cette fin dans tout ce qu'il fait ; mais cela
n'est point nécessaire. La vertu de la première intention demeure dans chaque
mouvement de l'appétit, bien que la fin dernière ne soit pas toujours
actuellement présente à l'esprit. Le voyageur ne songe point, à chaque pas, au
terme de sa course.
« Il est un point où tous les hommes sont d'accord, nous
dit très-bien saint Augustin, c'est sur le désir de la fin dernière, qui
consiste dans le bonheur parfait. »
On peut dire, en effet, que tous les hommes veulent la même fin dernière, parce que tous désirent la perfection de
leur être, qui est comprise dans la béatitude, comme on l'a vu précédemment.
Mais leur accord cesse dès qu'ils viennent à considérer la nature de cette fin :
les uns voient le souverain bien dans les richesses, les autres dans la
volupté, d'autres ailleurs. C'est ainsi que la douceur convient a tout le
monde. Mais les uns préfèrent la douceur du vin, quelques-uns la douceur du
miel, d'autres la douceur d'une autre substance. Il est clair, toutefois, que
l'on doit regarder comme le plus parfait de tous les biens celui que les hommes
dont les affections sont le mieux disposées choisissent pour fin suprême ;
de même que l'on préfère, comme supérieure, la douceur qui plaît davantage à
l'homme qui a le meilleur goût.
Les
pécheurs s'écartent de la fin dernière en la cherchant où elle n'est pas. Ils y
tendent par leur nature ; ils s'en éloignent par le péché. — Le péché,
comme on le verra, est opposé à notre nature raisonnable.
La fin dernière de l'homme, c'est la béatitude. Les êtres
dépourvus de raison ne sont pas destinés à ce bonheur ; ils n'ont donc pas
notre fin dernière. Mais, pour l'intelligence de cette vérité, nous devons dire
que cette expression se prend en deux sens ; car le mot fin signifie à la
fois l'objet même que l'on veut obtenir et la jouissance de cet objet. Si l'on
parle de la fin dernière considérée en elle-même, tous les êtres ont la même
fin, parce que Dieu, en ce sens-là, est la fin dernière de l'homme et de tout
ce qui existe. Mais si l'on parle de la fin dernière relativement à la manière
d'y arriver et d'en jouir, il n'y a rien de commun entre nous et les créatures
privées de raison. Nous parvenons à la nôtre par la connaissance et l'amour ;
elles arrivent à la leur par une certaine ressemblance avec Dieu, qu'elles
tiennent seulement de leur nature, de leur vie, ou même de leur connaissance.
« Le bien de l'homme, répond Boëce, consiste à conserver
la béatitude plutôt qu'à la sacrifier : or, les richesses qu'on répand brillent
mieux que les richesses entassées. L'avarice est odieuse ; la générosité
nous illustre. »
Il y a deux sortes de richesses : les unes, que l'on
appelle naturelles : la
nourriture, la boisson, les vêtements, les maisons, les voitures, etc., ne sont
qu'un soutien pour l'infirmité des hommes ; or, des choses qui, selon
l'expression de David, « ont été mises sous les pieds de l'homme » ne
sont pas notre fin dernière. Les autres, comme l'or et l'argent, que l'on nomme
richesses artificielles ou conventionnelles, inventées pour
faciliter les échanges et les transactions, ne sont un objet de cupidité qu'en
vue des richesses naturelles, et, par suite, sont encore plus éloignées de
l'essence même de la fin dernière. La béatitude de l'homme ne consiste donc pas
dans les richesses.
Cette
vérité ne sera goûtée ni de l'avare, ni de cette foule d'insensés qui s'en vont
répétant que tout obéit à l'argent, et qu'avec de l'argent on achète tout ce
qui est vénal. — Oui, tout ce qui est matériel obéit à l'argent, et avec de
l'argent on acquiert tout ce qui se vend. — Mais avec de l'argent achète-t-on
les biens spirituels ? « Que vous sert, insensés, d'avoir des
richesses, puisque la sagesse ne s'achète point ? » (Prov. xvii, 16.)
— Après tout, doit-on juger du suprême bonheur d'après l'opinion des insensés
et des avares ? Il faut bien plutôt s'en rapporter à l'avis des sages,
comme on juge des saveurs d'après les hommes qui ont le goût le plus sûr.
Le désir
des richesses, dira quelqu'un, est infini, comme celui du souverain bien. « L'argent
ne satisfait jamais l'avare. » (Eccl. v, 9.)
Nous
convenons que le désir des richesses devient une concupiscence effrénée ; mais
il ne faut pas croire que ce désir soit infini de la même manière que celui du
souverain bien. Plus on possède le bien parfait, plus on l'aime ; plus on
l'aime, plus on sent de mépris pour tout le reste. La raison en est que plus on
avance, mieux on le connaît, et tel est le sens de ces paroles : « Ceux
qui se nourrissent de moi auront encore faim. » (Eccl. xxiv, 29.) Au
contraire, quand on possède les richesses ou les biens temporels en général, on
les méprise, et, à la vue de leur insuffisance, on désire d'autres biens. « Celui
qui boit de cette eau aura toujours soif » (Jean vi, 13) ; paroles
divines qui s'appliquent parfaitement aux biens de ce monde, pour en montrer
l'imperfection.
L'honneur n'est point dans celui qui est honoré. L'honneur,
qu'est-ce autre chose que le signe par lequel on reconnaît l'excellence de nos
mérites ? Ce n'est point un tel signe qui élève l'homme au rang qu'il
occupe ; l'honneur se mesure, au contraire, sur les biens particuliers qui
contribuent à la béatitude. Il est une conséquence du bonheur suprême, il n'est
pas la béatitude elle-même.
L'homme
vertueux, tout en agissant pour le bonheur suprême, véritable récompense de la
vertu, reçoit cependant l'honneur ici-bas, à titre de récompense, de la part de
ses semblables, qui n'ont rien de plus grand à lui donner ; mais il sait
que, s'il travaillait pour l'honneur, il ne serait qu'un ambitieux.
Non, et pour la même raison ; qu'est-ce que la gloire
humaine ? « La gloire, répond saint Ambroise, est la brillante
renommée dont le public entoure notre nom. » Cette renommée suppose notre
perfection, sans la produire.
Il n'en est pas de la gloire qui vient des hommes comme de
celle qui vient de Dieu. La connaissance divine étant, en général, la cause de
l'objet connu, le parfait bonheur de l'homme, que l'on appelle la béatitude, en
dépend comme de la cause qui le produit. Voilà pourquoi la gloire qui provient
de Dieu rend l'homme souverainement heureux, comme le marquent ces paroles du
Psalmiste : « Je le sauverai, je le couvrirai de gloire, je le comblerai
de jours, je lui ferai voir le salut que je lui destine » (Ps. xc, 45 et
46) ; ce que l'Apôtre confirme admirablement en disant : « Les
souffrances de ce siècle ne sont pas dignes de la gloire future qui se révélera
en nous. » (Rom. viii, 48.) — Pour la gloire qui vient des hommes, il n'en
est pas ainsi ; car c'est l'objet connu qui produit la connaissance parmi
nous, et non plus, comme tout-à-l’heure, la connaissance qui donne l'existence
à l'objet. Il en faut inférer que la gloire humaine ne produit pas le parfait
bonheur de l'homme, qui est la béatitude, mais que plutôt elle le suppose
commencé ou consommé.
Considérez, en outre, que la connaissance humaine est fort
souvent en défaut. La gloire que Dieu donne est toujours véritable, parce que,
comme il ne se trompe jamais, « celui à qui il rend témoignage a été,
suivant l'expression de saint Paul, certainement éprouvé » (II Cor. x,18) ;
et c'est ce que le Fils de l'homme confessera dans la gloire de son Père, en
présence de ses anges. Mais combien n'est-il pas d'hommes dont le vulgaire a
faussement glorifié les noms, et qui ont été forcés de rougir des éloges
immérités qu'ils en avaient reçus ! Y a-t-il rien de plus honteux qu'une
gloire usurpée ? La nôtre ne le fût-elle pas, où est l'homme assez insensé
pour faire consister sa béatitude dans un bien qui a d'ailleurs si peu de
stabilité ?
« La puissance humaine, dit à merveille Boëce, ne chasse
ni l'amertume des soucis, ni les angoisses de la crainte ; et, ensuite,
regarderez-vous comme un homme puissant celui qui, escorté de satellites,
redoute ceux qu'il fait trembler ? »
La puissance est un principe de bien et de mal. Si vous voulez
qu'elle constitue le parfait bonheur, dites alors que la béatitude est dans le
bon usage de la puissance, c'est-à-dire dans la vertu, et non dans la puissance
même ; car le bien suprême ou notre fin dernière est incompatible avec le
mal. De plus, quand on possède la béatitude, on ne manque de rien, et, avec la
puissance, on peut manquer de la santé et de la sagesse ; quelquefois même
la puissance fait le malheur de celui qui en est revêtu. Ajouterai-je que les
richesses, les honneurs, la gloire, la puissance sont des biens extérieurs
incapables de constituer le souverain bonheur, par cela même qu'ils sont soumis
aux caprices de la fortune ?
Les biens du corps ne peuvent nous donner le parfait bonheur.
Il y a une foule d'animaux qui, sous ce rapport, l'emportent sur nous :
l'éléphant vit plus longtemps ; le lion est plus fort ; le cerf est
plus agile.
D'abord, il ne se peut pas que la conservation d'un bien qui
doit nous conduire à un autre bien soit une fin dernière. Est-ce que le
navigateur, dont la mission est de traverser l'Océan, ne serait pas insensé de ne
se proposer pour fin dernière que la conservation du vaisseau qui lui est confié ?
Or, notre corps est un navire que nous devons diriger par notre raison et par
notre volonté. Nous ne sommes pas à nous-mêmes notre propre fin ; c'est
pourquoi nous n'avons pas pour fin dernière la conservation de notre corps.
En second lieu, en supposant même que l'homme n'eût d'autre
fin que la conservation de sa propre vie, on ne pourrait pas encore dire que
les biens corporels sont sa fin suprême. Notre être, en effet, se compose du
corps et de l'âme, et, quoique l'existence du corps dépende de l'âme, néanmoins
la vie de l'âme ne dépend point du corps : aussi le corps existe-t-il pour
l'âme, comme la matière pour la forme, comme l'outil pour l'artisan. Les biens
du corps se rapportant aux biens de l'âme comme à leur fin, il est évident
qu'ils ne sont pas notre fin dernière.
« Quiconque, nous dit Boëce, s'est livré à la volupté, doit
savoir qu'elle a toujours une triste fin. Si elle conférait la souveraine
félicité, pourquoi n'appellerait-on pas bienheureux les animaux eux-mêmes ? »
Un bien qui appartient au corps et qui est saisi par les sens
ne saurait être le bien suprême de l'homme ; car si l'âme humaine est
incomparablement supérieure à la matière corporelle, l'intelligence, qui est
indépendante des organes, l'emporte infiniment aussi, non-seulement sur le
corps, mais sur toutes les autres facultés inférieures de notre âme plus ou
moins liées aux organes. Il suit évidemment de là que le bien qui convient au
corps, alors même que le corps est l'instrument de l'âme, n'est pas le bien
parfait de l'homme. Il est même fort peu important, si on le compare aux biens
de l'âme, ainsi que nous l'enseigne cette parole de l'Écriture : « Tout
l'or du monde n'est qu'un grain de sable en comparaison de la sagesse. »
(Sag., vii, 9.) Par conséquent, la volupté corporelle n'est pas le souverain
bien de l'homme.
Que si
le désir des délectations sensibles est plus vif que tout autre chez la plupart
des hommes, cela vient de ce que nous percevons mieux les impressions des sens
qui donnent lieu à nos premières connaissances.
Le bonheur suprême étant, comme nous l'avons dit, la
perfection même de l'âme, doit nécessairement être un bien inhérent à l'âme ;
mais l'objet qui donne la béatitude est en dehors de l'âme. En effet, ou il
s'agit de l'objet que nous voulons acquérir, ou il s'agit de l'usage de cet
objet. Si nous parlons de l'objet même que nous désirons comme fin dernière, il
est impossible que l'homme ait pour fin suprême son âme ou ce qui en fait
partie. Le bien, qui est sa fin dernière, satisfait tous ses désirs ; ce
que ne saurait faire aucun bien particulier. Si nous entendons, au contraire,
par le bonheur suprême l'usage de l'objet désiré, on peut dire en ce sens qu'il
consiste dans un bien de l'âme, puisque c'est par son âme que l'homme possède
la béatitude. Nous admettons, par conséquent, que la béatitude ou le bonheur
suprême est dans l'âme, et que l'objet qui constitue la béatitude est en dehors
de l'âme.
Le bien universel est l'objet de notre volonté, tout comme le
vrai universel est l'objet de notre intelligence. Rien, d'ailleurs, ne saurait satisfaire
nos désirs, si ce n'est le bien universel qui est en Dieu seul, toute créature
n'ayant qu'un bien participé. Dieu seul, par conséquent, peut combler nos
désirs et remplir notre volonté, conformément à cette parole du Psalmiste :
« Il remplit tous vos désirs, en vous comblant de ses biens. » (Ps. cii,
5.) La béatitude de l'homme, on le voit, ne peut se trouver dans un bien créé.
L'objet
universel de la béatitude, c'est le bien infini et parfait, source de tous les
biens particuliers. « Dieu est la vie béatifique de l'âme, dit saint
Augustin, comme l'âme est la vie naturelle du corps. » Voilà ce qui
faisait dire au Prophète : « Heureux le peuple qui a le Seigneur pour
son Dieu[114] ! »
(Ps. cxliii, 15.)
Les explications précédentes nous ayant montré que Dieu est
notre fin dernière, puisque seul, par sa bonté infinie, il peut nous rendre
heureux, il est clair que la fin dernière, considérée dans sa cause ou dans son
objet, est quelque chose d'incréé, quoique, considérée comme acquisition, possession ou jouissance
de l'objet qu'on désire, elle soit quelque chose de créé. Sous ce dernier
rapport, les hommes sont heureux par participation, en puisant à la source même
du bonheur. Si donc on considère la béatitude de l'homme dans l'objet qui la produit, elle est
quelque chose d'incréé ; si on la considère dans son essence, elle est un
bien créé.
« Le bonheur, disait Aristote, consiste dans une
opération accomplie avec une vertu parfaite. » — Cette vérité doit nous
faire entendre que la béatitude, considérée comme une chose créée, sera, dans
le ciel, une opération. Qu'est-ce, en effet, que la béatitude, si ce n'est la
dernière perfection de l'homme ? Or, un être n'est parfait qu'autant qu'il
est en acte. La béatitude de l'homme consistera donc dans un acte suprême et
parfait ; en d'autres termes, elle sera nécessairement une certaine
opération.
Ceci se
voit clairement par ces paroles : « La vie éternelle consiste à vous
connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu » (Jean xvii, 3) ; car le
mot vie, qui désigne notre fin dernière, doit s'entendre de l'opération même
par laquelle le principe de la vie est réduit à l'acte.
En Dieu,
la béatitude existe essentiellement, puisque son être est son opération. Dans
les anges, elle emporte l'idée d'une certaine opération par laquelle ils
s'unissent à Dieu. Chez l'homme, ici-bas, elle est aussi dans une opération qui
consiste à s'unir à Dieu. Au ciel, cette opération sera une, continuelle et
perpétuelle. Ne voyons-nous pas que plus l'opération qui, sur cette terre, nous
unit à Dieu est une et prolongée, plus nous sommes heureux[115] ?
Ne croyez pas que la béatitude consiste dans les opérations
sensitives ; car, comme on l'a vu, le bonheur de l'homme est dans l'union
avec Dieu : comment se pourrait-il que cette union s'opérât par les sens ?
Nous avons, d'ailleurs, suffisamment démontré que le bonheur parfait n'est pas
dans les biens matériels. Donc, l'opération sensitive n'appartient pas
essentiellement à la béatitude. Il est vrai, cependant, qu'elle la précède et
la suit. Elle la précède dans cette vie, où l'exercice de l'intelligence a
besoin des sens ; mais ceci n'a rapport qu'au bonheur imparfait. Elle la
suit dans l'autre vie ; car, après la résurrection, l'âme se reflétant sur
le corps et sur les organes pour en perfectionner les opérations, l'homme sera
perfectionné dans tout son être par le souverain bonheur qui lui est réservé,
de telle façon que l'opération sensitive en sera comme une conséquence, bien
que l'âme, dans l'opération qui l'unira à Dieu, ne dépende point des sens.
En méditant ces paroles du Sauveur : « La vie éternelle
consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, » on trouve
que le bonheur souverain consiste essentiellement dans une opération de
l'intelligence.
La volonté fait deux choses : elle désire sa fin, quand
elle ne la possède pas ; elle en ressent du plaisir, quand elle la
possède. Or, à proprement parler, ni le désir, ni le plaisir ne constituent la
possession de la fin dernière, s'il ne s'y joint un autre acte qui est celui de
l'intelligence ; car cette fin, que nous voulons dès le principe, nous ne
la possédons qu'autant que l'intelligence nous la rend présente, et c'est quand
elle est présente que la volonté jouit en se reposant dans sa possession. De
cette manière, l'essence de la béatitude est dans l'acte de l'intellect, et la
joie de la volonté en est la consommation.
Le
bonheur, dit-on, est le premier objet de la volonté. — Oui ; mais il
s'ensuit précisément qu'il ne lui appartient pas comme son acte.
L'amour
de Dieu est supérieur à la connaissance de Dieu. — Oui encore ; mais la
connaissance précède l'amour, car on n'aime point ce qu'on ne connaît pas.
L'intelligence percevant donc la fin dernière avant le mouvement de la volonté,
on n'a pas tort de lui rapporter essentiellement la béatitude et d'attribuer à
la volonté la jouissance que procure une telle possession.
La béatitude, qui est l'opération la plus éminente dont
l'homme soit capable, est évidemment une opération de l'intellect spéculatif
plutôt que de l'intellect pratique ; car la faculté la plus élevée que
nous possédions, c'est l'intellect spéculatif, qui a pour objet le bien infini,
c'est-à-dire la contemplation de Dieu et de ses divines perfections. Aussi la
béatitude consiste-t-elle, non pas dans la vie active qui appartient à
l'intellect pratique, mais dans la contemplation des choses divines. N'est-ce
pas par la vie contemplative que l'homme communique avec Dieu et avec les anges ?
Il s'élève évidemment par elle bien au-dessus de la vie active et qui lui est
tant soit peu commune avec les animaux. C'est pourquoi, nous dirons que la
dernière et suprême béatitude qui nous est promise dans la vie future consiste
entièrement dans la contemplation, et que la béatitude imparfaite de la terre
consiste aussi principalement et avant tout dans la contemplation, puis
secondairement dans l'opération de l'intellect pratique qui dirige nos actions
et nos passions.
Quand le prophète Jérémie (ix, 24) disait au sage : « Ne
vous glorifiez pas de votre sagesse, il parlait précisément de la connaissance
de ces sortes de sciences. Conséquemment, elles ne donnent pas la souveraine
béatitude.
La béatitude parfaite s'élève à la source même du bonheur,
tandis que les sciences spéculatives ne sauraient dépasser le terme où peut
nous conduire la connaissance des choses sensibles, dont elles reçoivent leurs
premiers principes. Qu'elles soient un reflet du bonheur véritable et parfait,
nous y consentons ; mais, n'élevant pas notre entendement à son acte
complet et dernier, elles ne constituent pas essentiellement la béatitude. Bien
plus, n'avons-nous pas démontré ailleurs que l'intellect humain ne peut pas
même parvenir, par le moyen des objets sensibles, à la connaissance des esprits ?
Évidemment, il s'ensuit que la souveraine béatitude n'est pas dans la
connaissance des sciences spéculatives. Ces sciences ne nous en confèrent
qu'une certaine participation.
Non, mais dans la connaissance de Dieu. « Que celui qui
se glorifie, dit le Seigneur par la bouche de Jérémie « (ix, 14), se glorifie
dans ma science et dans ma connaissance. »
Principe créateur et illuminateur de notre âme, Dieu en est la
perfection dernière, puisque, seul, il est l'être et la vérité par essence. Les
anges, qui nous éclairent comme ses ministres, nous aident à arriver au
souverain bonheur ; mais ils n'en sont pas l'objet.
L'objet de la béatitude n'est autre que Dieu même. « Quand
il apparaîtra, nous dit saint Jean (1 Ép. iii, 2), nous serons semblables à
lui, et nous le verrons tel qu'il est, » c'est-à-dire dans son essence.
Pour que nous soyons parfaitement et souverainement heureux,
il ne nous faut rien moins que la vision de l'essence divine : autrement
il nous resterait toujours quelque chose à désirer et à chercher. En
voulez-vous savoir la raison ? La voici. L'intelligence humaine a pour
objet ce qui est, ou l'essence des choses. Or, percevoir une cause par son
effet, savoir ainsi qu'elle existe, ce n'est pas la connaître absolument ;
il reste le désir de la considérer en elle-même. Lorsque, par exemple, vous
avez été témoin d'une éclipse de soleil, l'admiration vous a conduit à en
rechercher la cause, et le travail de votre esprit n'a pas cessé que vous ne
soyez parvenu à la découvrir. De même, notre entendement aurait beau connaître
l'essence des créatures et l'existence de Dieu, il lui resterait toujours le
désir naturel de contempler la cause suprême elle-même ; tant qu'il ne
sera pas assez parfait pour en avoir la vue, il ne sera point parfaitement
heureux. Nous voyons par-là que la béatitude doit nous donner la vision de
l'essence même de la cause première. Alors, mais seulement alors, notre bonheur
sera parfait, parce que nous serons unis à Dieu, unique objet de notre
béatitude.
Saint Augustin a dit : « La béatitude est la joie
qu'inspire la vérité. »
Nous aussi, nous enseignons que la délectation est une
condition nécessaire de la béatitude, de la même manière que la chaleur est une
condition nécessaire du feu, à savoir comme chose concomitante. Toutes les
fois, en effet, que l'appétit se repose dans le bien obtenu, il y a
délectation. La béatitude, qui est la possession du souverain bien, est
nécessairement accompagnée du plaisir que produit la vue de Dieu.
Ne
craignez pas que cette délectation entrave l'action de l'intelligence ;
bien différente de la délectation sensuelle qui est contraire à la raison,
celle-là est plutôt un secours pour l'intelligence ; car ce qui plaît se
fait avec plus d'ardeur et de continuité.
On ne doit pas hésiter à dire que la béatitude consiste encore
plus dans la vision que dans la délectation. Quand on demande la raison de
cette assertion, il faut faire observer que, la cause étant supérieure à
l'effet, la vue de Dieu, dans la béatitude, est un bien plus fondamental que la
délectation qui l'accompagne. Et, en effet, lorsque la volonté trouve son repos
et, par suite, sa délectation dans une opération de l'intelligence, telle que
la vision, c'est à cause de la bonté même de cette opération. Il en résulte que
l'opération qui satisfait la volonté est son bien principal, et non son repos
même.
L'Esprit
divin, en donnant ses lois aux créatures, a mis les jouissances en rapport avec
les opérations. Aux animaux, dont la perception sensitive s'arrête au bien
particulier, il a permis de rechercher l'opération pour le plaisir ; mais
il n'a pas voulu que l'homme qui, par son intelligence, s'élève à la raison universelle
du bien, dont la délectation est la conséquence, se proposât le plaisir avant le
bien. La charité elle-même ne cherche pas le bien qu'elle aime à cause du
plaisir, quoique le plaisir suive la possession de ce bien : elle se
propose pour fin spéciale, non pas la délectation, mais la vision qui rend la
fin dernière présente[116].
À propos de ces paroles que nous lisons dans saint Paul :
« Courez pour comprendre, » on a demandé si la compréhension est
incluse dans la béatitude. — Comprendre a deux acceptions. Si, par ce mot, on
entend que l'objet compris est embrassé par le sujet qui le saisit, il est hors
de doute qu'un esprit fini ne comprend pas Dieu, qui est infini ; tout ce
qu'embrasse l'être fini est fini. Mais comme, dans un autre sens, le même mot
signifie percevoir un objet déjà présent, il est indubitable que la
compréhension fait partie de la béatitude ; car l'homme tend à sa fin
dernière par son intelligence et par sa volonté, et dès-lors trois conditions
doivent concourir à sa béatitude : la vision,
qui est la connaissance parfaite de la fin dernière ; la compréhension, qui implique la présence
de cette fin ; et la délectation,
qui est le repos du sujet aimant dans l'objet aimé.
Quand un
homme en atteint un autre, on dit qu'il le tient ou le saisit (comprehendit) : c'est ce genre de
compréhension qui est requis pour la béatitude.
« Bienheureux, dit le Sauveur, ceux qui ont le cœur pur;
parce qu'ils verront Dieu ! » (Matth. v, 8.) Et saint Paul écrit aux
Hébreux (xii, 14) : « Faites en sorte d'avoir la paix avec tout le
monde et de conserver la sainteté, sans laquelle personne ne verra Dieu. »
Point donc de béatitude sans une volonté droite.
La rectitude de la-volonté est, effectivement, nécessaire à la
béatitude d'une manière antécédente
et concomitante : antécédente,
comme étant une disposition requise pour la fin dernière, à laquelle nul
n'arrive sans elle : concomitante, parce que celui qui voit l'essence
divine aime nécessairement tout ce qu'il aime par rapport à Dieu, ce qui
maintient sa volonté dans la droiture.
Il y a des auteurs qui ont prétendu que l'âme ne saurait jouir de la
béatitude sans être réunie à son corps.
On les réfute victorieusement : d'abord, par l'autorité
de saint Paul, qui, dans une de ses Épîtres, enseigne que la claire vue de Dieu
est le partage des âmes justes, aussitôt qu'elles sont sorties de la prison du
corps (ii Cor. v 6) ; car, du moment que les âmes ont la claire vue de
Dieu, elles jouissent de la béatitude. De là ces paroles de l'Apocalypse (xiv,
13) : « Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur. »
On leur oppose ensuite la raison elle-même. Pourquoi le corps
serait-il essentiellement nécessaire à la béatitude qui, comme nous l'avons vu,
consiste dans la vision de l'essence divine ? Serait-ce que l'essence
divine se verrait par des images sensibles ? Tout le monde sait qu'il n'en
est pas ainsi. Ne confondons pas la béatitude, avec le bonheur imparfait de la
terre, où notre intelligence n'agit point sans organe corporel. Il est certain
que, pour contempler l'essence divine, l'âme n'a aucun besoin du corps, et, dès-lors,
rien ne s'oppose à son bonheur parfait dans l'autre vie avant la résurrection
de la chair.
Le corps
n'est pas absolument nécessaire à la béatitude de l'âme ; voilà ce qui est
incontestable. Mais, quand on considère, d'une part, que l'âme séparée du
corps, bien qu'elle subsiste dans son être et puisse avoir ainsi une opération
parfaite, n'a pas cependant la perfection naturelle d'après laquelle elle est
faite pour être la forme du corps, et, d'un autre côté, que le corps, en se
réunissant à elle, améliore, par conséquent, sa manière d'être, on conçoit
aisément qu'elle sera plus heureuse après sa réunion au corps. Elle aura alors
un accroissement de bonheur par extension, puisqu'elle aura une opération plus
parfaite, étant elle-même plus parfaite dans sa nature. Tant qu'elle est
séparée du corps, elle ne jouit pas complétement, comme elle le désire, du bien
suprême qu'elle possède tout en se reposant en Dieu, elle voudrait que son
corps fût associé à sa jouissance.
« Vous verrez, dit Isaïe (lxvi, 44), et votre cœur se
réjouira, et vos os germeront comme l'herbe. » Ces paroles nous montrent
que Dieu promet aux saints pour récompense trois choses : la vision, la joie et la bonne disposition
du corps.
Il est naturel à l'âme d'être unie à son corps. Or, il ne se
peut pas qu'elle en répudie la perfection naturelle ; d'autant plus que
les biens du corps peuvent certainement contribuer à l'éclat et à la perfection
de la béatitude.
Présentement le corps l'appesantit ; mais il n'en sera
plus de même lorsque, de corps animal, il sera devenu un corps spirituel
parfaitement soumis. Loin d'être pour elle un fardeau, il lui deviendra une
source de gloire. La plénitude du bonheur de l'âme rejaillira sur lui pour le
rendre incorruptible, et, au lieu de gêner l'élévation de l'esprit, il la
secondera plutôt. Il entrera lui-même en possession du bonheur suprême par le
moyen de l'âme, qui fera refluer sur lui sa propre béatitude.
« Qu'y a-t-il pour moi dans le ciel, s'écrie le
Psalmiste, et que désiré-je sur la terre, sinon vous, ô mon Dieu ? »
(Ps. lxxii, 25.) N'est-ce pas comme s'il disait : M'attacher à Dieu, voilà
l'unique objet digne de mon envie ? Donc, aucun autre bien que Dieu n'est
requis pour la béatitude.
à la béatitude imparfaite d'ici-bas appartiennent les biens
extérieurs, parce que l'homme a besoin de ce qui est nécessaire au corps pour
accomplir les devoirs de la vertu, non-seulement dans la vie active, mais
encore dans la vie contemplative. Pour la béatitude parfaite, qui consiste à
voir Dieu, ils ne sont nullement nécessaires, La raison en est que tous ces
biens extérieurs n'ont rapport, en définitive, qu'au soutien du corps animal ou
à des opérations exercées par le corps animal, au lieu que la béatitude
parfaite existe ou dans l'âme séparée du corps, ou bien dans l'âme réunie à son
corps devenu spirituel. Ainsi les biens extérieurs, qui sont destinés à la vie animale,
ne conviennent nullement à la vie éternelle, où nous jouirons de la vue de
Dieu. Ne voyons-nous pas, dès maintenant, que la vie contemplative, qui est la
plus parfaite, parce qu'elle a une plus grande ressemblance avec Dieu, est
moins dépendante que toute autre de ces sortes de biens ?.
L'Écriture,
dira-t-on, promet aux saints des biens extérieurs. Ainsi, nous lisons dans
saint Luc (xxii, 30) : « Je vous prépare le royaume céleste, afin que
vous mangiez et que vous buviez à ma table ; et dans saint Matthieu (vi,
20) : « Amassez-vous des trésors pour le ciel. » — Il faudrait
être bien insensé pour prendre à la lettre des expressions qui ne doivent
s'entendre que métaphoriquement. Qui ne sait que les saintes Écritures, pour
nous porter à désirer les biens spirituels avec plus d'ardeur, les désignent
d'ordinaire sous des emblèmes empruntés aux choses sensibles ?
La
béatitude, dira cet autre, est un état parfait qui résulte de la réunion de
tous les biens, et, conséquemment, elle contient des biens extérieurs. — Dire
que la béatitude est la réunion de tous les biens, c'est dire, non pas qu'elle
contient des biens extérieurs, mais que tout ce qu'il y a de bon dans les êtres
se rencontre dans celui qui en est l'auteur par excellence, et que tout ce que
les biens extérieurs renferment de réellement bon sera possédé dans la source
même de toute bonté.
La société des amis n'est pas essentiellement nécessaire à la
béatitude, puisque l'homme trouve en Dieu la plénitude de sa perfection.
Cependant, ce n'est pas une chose indifférente pour les bienheureux de se voir
les uns les autres et de jouir des charmes d'une société mutuelle. Cette
société, seul secours extérieur qu'ils puissent recevoir, concourt au
perfectionnement et à l'achèvement de leur béatitude.
Quand il
n'y aurait qu'une seule âme au ciel, elle serait heureuse, quoiqu'elle n'eût
pas de prochain ; mais, le prochain existant, l'amitié est une conséquence
de l'amour de Dieu, et c'est ainsi qu'elle accompagne la béatitude parfaite.
Un être qui comprend par son intelligence le bien universel et
parfait, qui le désire par sa volonté, est certainement capable de le recevoir
et de le posséder : tel est l'homme. La même vérité ressort de ce qui a
été démontré dans la première partie de cet ouvrage (Q. xii, a. 4), où nous
avons vu que nous pouvons parvenir à la vision de l'essence divine, en quoi
consiste la béatitude.
On dira
peut-être qu'il est dans notre nature de connaitre la vérité intelligible par
des images sensibles. — Dans le cours de la vie présente, cela est vrai ;
mais, dans l'état futur, il nous sera tout aussi naturel de la connaître d'une
autre manière : ce sera la béatitude.
La béatitude renferme deux choses : la fin dernière, qui
est le souverain bien, et la jouissance de ce bien. Quant au bien lui-même,
objet et cause de la béatitude, il n'y a qu'un seul souverain bien, qui est
Dieu, et, sous ce rapport, une béatitude n'est pas supérieure à une autre ;
mais, relativement à la jouissance de ce bien, il arrive que celui qui est
mieux disposé jouit de Dieu plus parfaitement, et alors il y a inégalité dans
la béatitude.
Il est
écrit en saint Jean (xiv) : « Il y a beaucoup de demeures dans la
maison de mon Père ; » et en saint Matthieu (xx, 9) : « Tous
ceux qui avaient travaillé à la vigne reçurent chacun un denier. » — Le
moyen d'accorder ces deux textes des saints Évangiles, le voici : L'unité
du denier indique l'unité objective de la béatitude, et la diversité des
demeures marque les divers degrés de jouissance dans la béatitude, où les rangs
sont gradués d'après nos mérites.
Aucun
bienheureux ne manque du bien qu'il désire ; tous possèdent le bien
infini, qui est le bien par excellence : mais un saint est plus heureux
qu'un autre, parce que tous ne participent pas à ce bien suprême selon un même
degré de jouissance.
La vraie béatitude n'existe point en ce monde ; car,
premièrement, elle exclut tous les maux, comble tous les désirs, suffit à tout.
Or, pour nous servir des paroles de Job (xiv, 1) : « L'homme né
de la femme vit peu de temps, et sa vie est
remplie de misères. » Qu'on nous montre, en effet, une personne absolument
exempte de maux. À combien de misères la vie n'est-elle pas sujette !
Ignorance de l'esprit, affections déréglées de la volonté, souffrances du
corps, tout cela nous atteste que l'homme ne peut être heureux ici-bas. Et
puis, qui comblera, sur cette terre, le désir du bonheur que nous trouvons en
nous ! Nous voulons de la stabilité et de la permanence dans les biens que
nous possédons, et tous ceux d'ici-bas sont passagers. Nous avons horreur de la
mort, nous voudrions vivre toujours, et cependant la vie s'écoule avec
rapidité. En second lieu, la vraie béatitude consiste dans la vision de
l'essence divine, dont on ne jouit jamais en cette vie. Conséquemment, on ne
peut posséder ici-bas qu'une certaine participation, une image, un reflet de la
béatitude véritable.
Certains
hommes, ici-bas, sont appelés bien heureux tant à cause de l'espérance qu'ils
ont d'obtenir la béatitude dans la vie future, ce que nous marquent ces paroles
(Rom. viii, 24) : « C'est par l'espérance que nous sommes sauvés, »
qu'à raison d'une sorte de participation à la vraie béatitude, qui leur donne
un avant-goût du bien suprême. De là ce que chantait le Psalmiste : « Bienheureux
ceux qui restent sans tache dans la voie, et qui marchent avec fidélité dans la
loi du Seigneur. » (cxviii, 1.)
Nous lisons dans saint Matthieu (xxv, 46) : « Les
justes iront à la vie éternelle. » Ce qui est éternel ne pouvant finir,
l'homme qui possède la béatitude des saints ne saurait la perdre.
L'opinion d'Origène, qui a supposé qu'après être arrivé à la
souveraine béatitude, l'homme pouvait redevenir malheureux, est complètement
fausse. La béatitude, comme bien parfaitement suffisant, calme tous les désirs,
exclut tous les maux. Or, on désire naturellement garder le bien que l'on
possède ; chacun veut même avoir l'assurance de le conserver toujours :
autrement la crainte, et plus encore la certitude de le perdre, est une source
de tristesse. La véritable béatitude exige, conséquemment, que l'homme ait la
pleine conviction qu'il ne perdra jamais le bien qui fait son bonheur, et c'est
une preuve qu'il ne le perdra pas : car si cette conviction est fondée,
son bonheur est assuré ; si elle ne l'est pas, il a une opinion erronée
qui est un mal pour son intelligence, et, dès-lors, il n'y a pas de véritable
béatitude pour lui, puisque sa fausse opinion est chez lui un mal. De plus, la
béatitude consiste dans la vision de l'essence divine : or, il n'est pas
possible que celui qui voit l'essence divine veuille cesser de la voir ;
car, dès qu'on veut renoncer au bien que l'on possède, c'est ou parce qu'il est
insuffisant, afin de lui en substituer un meilleur, ou parce qu'il est devenu à
charge par les inconvénients qu'il présente. Mais la vision de l'essence divine
remplit l'âme de tous les biens, en l'unissant à la source de toute bonté. De
là cette exclamation du Psalmiste : « Je me rassasierai quand votre
gloire m'aura apparu. » (xvi, 15.) Il est bien permis de lui appliquer ce
qui est dit de la Sagesse (vii, 11) : « Tous les biens me sont venus
avec elle. » — « Sa conversation n'a rien d'amer et sa compagnie rien
d'ennuyeux. » (viii, 16.) On voit que celui qui est admis à la béatitude
ne la quittera pas par sa volonté. Dieu ne peut pas non plus la lui retirer :
ce serait le punir. Dieu, qui est un juge plein d'équité, ne punit quelqu'un
que pour des fautes commises ; et les fautes sont impossibles dans celui
qui voit l'essence divine, la droiture de la volonté étant une conséquence de
cette vision. Quel autre agent pourrait porter atteinte à la béatitude d'une
âme qui, par son union avec Dieu, est élevée au-dessus de la nature ? Il
est clair, par toutes ces raisons, que nulle vicissitude ne fera passer l'homme
de la béatitude à un état inférieur.
« L'œil n'a pas vu, dit saint Paul ; l'oreille n'a
pas entendu, et le cœur de l'homme n'a pas compris ce que Dieu a préparé pour
ceux qui l'aiment. » (1 Cor. ii, 9.) Ces paroles nous enseignent avec
clarté que la béatitude promise aux élus surpasse la portée de notre
intelligence et les forces de notre volonté.
La vision de l'essence divine, qui la constitue, n'est pas
seulement au-dessus de la nature de l'homme, elle est au-dessus de toute nature
créée. Une simple observation va le faire comprendre. Toute intelligence
connaît suivant le mode de sa substance : or, toute connaissance acquise
selon le mode d'une substance créée, est évidemment incapable de donner la
vision d'une essence qui surpasse toutes les créatures. Il n'y a pas à
s'étonner, on le voit, que ni l'homme, ni aucune créature, ne puisse parvenir à
la béatitude par ses forces naturelles.
Quoi !
demandera quelqu'un, la nature a-t-elle jamais fait défaut dans les choses
nécessaires ? Et qu'y a-t-il de plus nécessaire à l'homme que les moyens
d'arriver à la fin dernière ? — Nous demandons, à notre tour, si la nature
nous a fait défaut dans les choses nécessaires, quand elle ne nous a donné ni
armes, ni vêtements, comme aux autres animaux. — Non, nous répond-on,
puisqu'elle nous a donné la raison et les bras pour nous procurer toutes ces
choses. — De même, quoiqu'elle n'ait pas donné à l'homme un principe capable de
le faire arriver de lui-même à la béatitude, elle ne lui a cependant pas fait
défaut en ce qui lui est nécessaire ; car elle lui a donné le libre
arbitre par lequel il peut se tourner vers Dieu comme vers un ami, pour
implorer son secours. Ce que nous pouvons par un ami, nous le pouvons en
quelque sorte par nous-mêmes.
Toutes les fois qu'il nous faut faire une chose qui est
au-dessus de la nature, il est nécessaire que le suprême agent intervienne et
qu'il agisse immédiatement par lui-même. La béatitude étant un bien qui
surpasse la nature créée, nous la tenons de Dieu, et non pas d'une créature
quelle qu'elle soit. « Celui qui donne la grâce et la béatitude, c'est
Dieu seul. » (PS. lxxxiii,
42.)
Les anges
nous aident à parvenir à notre fin dernière en nous y disposant et en nous en
préparant les voies ; mais, en réalité, nous n'y arrivons que par la grâce
divine.
Certaines œuvres sont indispensables pour arriver à la
béatitude, ainsi que nous le marquent ces paroles de l'apôtre saint Jean (xiii,
47) : « Si vous savez ces choses et que vous les accomplissiez, vous
serez bienheureux. »
Que la droiture de la volonté soit nécessaire à la fin
dernière comme la bonne disposition de la matière est nécessaire à la forme,
cela ne prouve pas rigoureusement, nous en convenons, qu'une opération de
l'homme doive nécessairement précéder sa propre béatitude ; car Dieu, qui
produit quelquefois en même temps la matière et la forme de ses créatures,
aurait pu mettre la volonté humaine dans un rapport immédiat avec la fin
dernière. La divine Sagesse n'a pas voulu qu'il en fût ainsi. Dieu possède par
nature le bien parfait : lui seul n'a pas besoin d'y parvenir par une œuvre
quelconque. Mais la béatitude surpassant les natures créées, il ne convenait
pas qu'aucune l'obtînt sans faire un effort. Les anges y sont parvenus par un
seul acte, par un seul mouvement de leur volonté ; tel a été l'ordre de la
Sagesse divine. Les hommes n'y arrivent que par plusieurs œuvres ou opérations
auxquelles on donne le nom de mérites. Le Philosophe lui-même disait : « La
béatitude est la récompense des actes vertueux. »
La
puissance divine, sans doute, pouvait béatifier l'homme au moment de la
création, sans exiger aucune action humaine. C'est ce qui a eu lieu pour le Christ,
dont l'âme a été bienheureuse dès le commencement de sa conception, sans
qu'elle ait fait antérieurement aucune action méritoire ; mais ce
privilège, fondé sur la loi générale en vertu de laquelle Dieu produisit à
l'état parfait les premières créatures qu'il chargeait de perpétuer leur nature
en la transmettant à d'autres, ne pouvait appartenir qu'à celui qui devait
transmettre aux autres hommes la béatitude, « en introduisant après lui
une foule d'enfants dans la gloire. » (Héh. ii, 10.) — Les enfants
baptisés ont eux-mêmes des mérites qui précèdent la béatitude, à savoir les
mérites de Jésus-Christ, dont ils deviennent les membres par le baptême.
Tous les hommes désirent la béatitude en tant que, considérée
dans sa nature générale, elle est un bien parfait qui donne une complète
satisfaction à la volonté ; car tout le monde veut voir sa volonté
pleinement satisfaite. Si, au théâtre, un acteur disait : « Vous
voulez tous être heureux et vous ne voulez pas être malheureux, il dirait une
chose dont tout le monde conviendrait ; » c'est la remarque que fait
saint Augustin, pour prouver que tous les hommes veulent être heureux. Tous, en
effet, désirent naturellement le bien parfait et universel qui est l'essence de
la béatitude en général.
Mais viennent-ils à considérer la béatitude dans sa nature spéciale,
dans l'objet qui la constitue, c'est alors qu'ils se divisent et ne veulent pas
tous la vraie béatitude, qu'ils ne connaissent pas. Ne sachant pas à quel objet
il convient d'appliquer l'idée générale qu'ils en ont, les uns la cherchent
dans les plaisirs du corps, les autres dans la vertu de l'âme, d'autres
ailleurs. De là il résulte que la volonté ne se porte pas nécessairement vers
celle qui consiste dans la vision surnaturelle de l'essence divine.
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EXPLICATION.
Puisqu'il est indispensable d'accomplir certains actes pour
parvenir à la béatitude, portons notre attention sur les actes humains, afin de
distinguer ceux qui conduisent à Dieu de ceux qui en éloignent. Il faut
étudier, premièrement, le volontaire et l'involontaire en général ;
secondement, les actes volontaires qui sont produits immédiatement par la
volonté et ceux qui sont commandés par elle aux autres facultés ; troisièmement,
la moralité de ces mêmes actes.
Il y a des actes volontaires ou humains, c'est-à-dire qui
procèdent d'un principe interne agissant avec connaissance de la fin (6).
Les actes humains sont accompagnés de sept circonstances que
le théologien doit connaître (7).
La volonté, dans ses actes intérieurs, se porte vers une fin
et vers des moyens. Par rapport à la fin, elle a pour objet le bien (8).
Elle a un moteur intérieur et un moteur extérieur (9).
Malgré cela, elle n'est pas mue nécessairement, elle est libre
(10).
Elle a pour acte interne la jouissance (11) ;
Et l'intention (12).
Par rapport aux moyens qui conduisent à la fin, elle a pour
acte l'élection (13). L'élection est précédée d'une recherche qui est le
conseil (14).
Le consentement de la volonté suit le conseil (15).
Enfin, la volonté, faisant usage de ses forces, produit des
actes élicites et des actes commandés (16).
Quels sont les actes commandés par la volonté (17).
La bonté et la malice des actions humaines se prennent de
l'objet, de la fin et des circonstances (18)
Dans les actes intérieurs, la bonté dépend de l'objet présenté
par la raison (19).
Si les actes extérieurs sont mauvais en eux-mêmes, la fin ne
les justifie pas (20).
La bonté et la malice de nos actes donnent lieu à des
conséquences de la plus haute importance : ils sont vertueux ou vicieux,
louables ou blâmables, méritoires ou punissables (21).
Le volontaire, qui consiste à connaître une fin et à s'y
porter par un principe intérieur, existe tout particulièrement dans ceux de nos
actes que l'on appelle humains ; car, en les accomplissant, nous
connaissons la fin de notre opération, et nous nous y portons de nous-mêmes par
un mouvement propre de notre volonté.
Le
volontaire procède d'un principe intérieur. Mais ce principe, qui n'est pas
nécessairement un principe premier, peut être produit ou mû par un principe
extérieur. Dieu, comme on le verra, est le premier moteur de la volonté. « Sans
moi, a-t-il dit, vous ne pouvez rien faire. » (Jean, xv, 5.)
Les animaux ont le volontaire imparfait, puisque, par un
principe intérieur, ils se meuvent vers une fin avec une certaine connaissance ;
mais ils n'ont pas le volontaire parfait, parce que, ne connaissant ni la
nature des objets, ni le rapport de leurs actes avec la fin, ils ne délibèrent
ni sur la fin, ni sur les moyens.
Que le volontaire direct puisse exister sans aucun acte
extérieur, on ne saurait le nier ; je puis vouloir ne pas agir. Le
volontaire indirect se conçoit même sans un acte intérieur, lorsque, par
exemple, on néglige d'accomplir une œuvre.
Toutefois,
un homme n'est responsable des suites de son inaction qu'autant qu'il a pu et
dû vouloir agir. On n'impute pas le naufrage d'un vaisseau au pilote qui n'a
pas pu tenir le gouvernail, ou qui, au moment de la tempête, n'était pas chargé
de le tenir.
Il y a deux sortes d'actes volontaires : les uns, appelés
actes élicites, sont le fait immédiat de la volonté, comme vouloir ou ne
pas vouloir ; les autres sont simplement commandés par elle, et c'est une
autre faculté qui les exécute. Marcher, parler, se mouvoir ; voilà des
actes que la volonté commande, mais qui sont confiés à la force motrice.
Il est indubitable que, dans les actes commandés, la volonté
souffre violence : on peut enchaîner les membres du corps pour les
empêcher de lui obéir. Mais la violence ne saurait atteindre la volonté elle-même.
Volontaire et violenté sont deux choses incompatibles, et voici pourquoi :
dans le volontaire, la volonté s'incline d'elle-même avec connaissance d'un
but. Or, si vous supposez qu'elle est violentée, vous supposez qu'elle ne
s'incline pas d'elle-même : dès-lors son acte n'est pas volontaire ;
du moment que le mouvement est contraint, il ne procède pas d'une inclination
propre à la volonté.
Dieu a
le pouvoir de mouvoir la volonté ; mais, s'il en disposait par violence,
la volonté n'agirait pas volontairement.
Il faut nécessairement reconnaître que la violence produit
l'involontaire. « Certains actes, dit le Philosophe, sont involontaires
par suite de la violence. » Saint Jean Damascène s'est exprimé dans les
mêmes termes.
La violence étant directement opposée
au volontaire, ce qu'elle produit existe contre
la volonté. Si elle n'atteint pas la volonté elle-même dans ses actes élicites,
comme il a été dit plus haut, elle peut toutefois arrêter les actes commandés,
et c'est en cela qu'elle produit l'involontaire, suivant ce principe que ce qui
est contre la volonté n'est pas volontaire.
Il faut
savoir, toutefois, qu'une chose est volontaire de deux manières : d'abord,
dans un sens actif ; par exemple, lorsqu'on veut faire une chose ; ensuite,
dans un sens passif, comme lorsque l'on veut bien supporter un mauvais
traitement de la part de quelqu'un. On ne saurait dire, dans cette dernière
hypothèse, que l'acte est involontaire : souffrir ainsi une action, c'est
y prendre part.
Saint Grégoire de Nysse et le Philosophe lui-même disent que
les actes qui se font sous l'influence de la crainte sont plus volontaires
qu'involontaires. Ces sortes d'actes sont, en effet, volontaires en eux-mêmes,
et involontaires seulement à quelques égards. Jeter, par exemple, ses marchandises
à la mer est une action volontaire au moment de la tempête, vu la crainte du
danger. Une telle action est simplement volontaire, puisqu'elle provient du
principe intérieur qui caractérise le volontaire ; mais, sous d'autres
rapports, elle est involontaire, parce qu'en dehors de la réalité présente,
elle répugnerait à la volonté.
L'acte
fait par crainte est plus volontaire que celui qui est le résultat de la
violence : dans l'acte violenté, il y a tout à la fois défaut de
consentement et résistance absolue de la volonté ; dans l'acte accompli
par crainte, la volonté se porte vers cet acte pour écarter un mal imminent.
Celui-ci est volontaire, puisqu'il est produit par un principe intérieur et en
vue d'une fin.
La concupiscence ne cause pas l'involontaire ; elle rend,
au contraire, une action plus volontaire. Les actes volontaires sont ceux
auxquels la volonté se porte. Or, par la concupiscence, la volonté est inclinée
à rechercher ce qu'elle désire. Donc la concupiscence a plus d'influence pour
rendre les actes volontaires que pour les rendre involontaires[117].
L'ignorance qui prive de la connaissance nécessaire à un acte
humain cause l'involontaire ; mais toute ignorance ne prive pas de cette
connaissance. Pour éclairer cette question, distinguons trois espèces
d'ignorance, que nous nommerons : l'une concomitante, l'autre conséquente,
la troisième antécédente.
L'ignorance concomitante est celle qui nous empêche de
savoir ce que nous faisons, mais de telle façon toutefois que, quand nous le
saurions, nous ne nous abstiendrions pas de notre acte. Celle-là, n'influant en
rien sur la volonté, ne cause pas l'involontaire. Un homme qui désire tuer son
ennemi, le tue réellement en croyant tirer sur un cerf ; voilà un meurtre
qui n'est ni volontaire ni involontaire, car on ne saurait vouloir ou ne pas
vouloir ce que l'on ignore.
L'ignorance que l'on appelle conséquente, parce qu'elle
est la conséquence d'un acte de la volonté, est volontaire de deux manières.
D'abord, par un acte positif de la volonté, comme dans celui qui veut ignorer
pour avoir une excuse à son péché, ou pour n'y pas renoncer, selon cette parole :
« Nous ne voulons pas la science de vos voies. » (Job. xxi,14.) C'est
l'ignorance affectée. Ensuite, lorsque, par passion, par habitude prise,
ou par pure négligence, on ne se met pas en peine d'acquérir des connaissances
que l'on est tenu d'avoir ; et c'est l'ignorance de mauvaise élection.
L'ignorance volontaire de l'une de ces manières ne cause pas l'involontaire, à
proprement parler ; elle le produit seulement, sous quelque rapport, en ce
sens que, précédant le mouvement de la volonté, elle fait faire à quelqu'un ce
qu'il ne ferait pas, s'il était mieux instruit.
L'ignorance qui cause proprement l'involontaire est
l'ignorance complètement involontaire en elle-même, et que l'on appelle antécédente :
c'est celle d'un homme qui, après avoir pris toutes les précautions
convenables, ne sachant pas qu'une personne passe par le chemin, lance une
flèche et la tue.
Les corps étant ce que nous connaissons le mieux, nous leur
avons pris le mot circonstance, que
nous appliquons aux actes humains. Comme ceux qui en environnent un autre sont
placés en dehors de lui de manière à le toucher, du moins localement ;
ainsi toutes les conditions qui sont en dehors de la substance d'un acte
humain, mais qui pourtant l'atteignent par quelqu'endroit, reçoivent le nom de circonstances. Ce qui appartient à un
sujet, tout en restant en dehors de sa substance, n'étant autre qu'un accident,
on doit dire que les circonstances des actes humains en sont les accidents.
Prenons
pour exemple le discours oratoire. On y expose d'abord la substance de l'acte ;
on arrive ensuite à ses accidents. Cet homme, dira un orateur, mérite d'être
poursuivi : premièrement, parce qu'il a commis un homicide, — substance de l'acte ; — secondement,
parce qu'il a commis cet homicide avec préméditation, pour un salaire convenu,
dans le lieu saint, etc., — circonstances
qui augmentent la faute.
Les théologiens doivent s'occuper des circonstances ;
trois raisons leur en font un devoir.
D'abord, les actes humains conduisent l'homme à la béatitude.
Or, il est hors de doute que les circonstances contribuent, du moins dans une
certaine mesure, à proportionner les actions à leur fin.
Ensuite, il est du devoir du théologien d'étudier les actes
humains dans leurs divers degrés de bonté ou de milice, de perfection ou de
défaut ; et les circonstances, comme on le verra dans la suite, produisent
cette diversité.
Enfin, il est clair que les circonstances, suivant qu'on les
ignore ou qu'on les connaît, peuvent rendre un acte volontaire ou involontaire,
excusable ou criminel. Le théologien, qui étudie nos actions au point de vue du
mérite et du démérite, doit donc évidemment en tenir compte.
Aristote, dans son traité de l'Éthique, et Cicéron, dans sa Rhétorique,
observent avec raison qu'il y a sept circonstances, qui se résument par le vers
suivant :
Quis, quid,
ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando.
Quis ? |
Qui ? — quelle est la personne qui
agit ? de quel caractère est-elle revêtue[118] ? |
Quid ? |
Quoi ? — quelle est l'importance de la
chose[119] ? |
Ubi ? |
Où ? — en quel lieu l'action
s'est-elle opérée[120] ? |
Quibus auxiliis ? |
Par quels secours ou moyens[121] ? |
Cur ? |
Pourquoi ? — pour quelle fin[122] ? |
Quomodo ? |
Comment ? — de quelle manière[123] ? |
Quando ? |
Quand ? — en quel temps[124] ? |
La première de toutes les circonstances est celle qui atteint
l'acte du côté de la fin, c'est-à-dire le motif qui fait agir. (Cur ?) — La seconde est celle qui
touche à la substance des actes, c'est-à-dire celle qui tend à constituer
l'espèce de l'action (Quid fecit ?)[125] — Les autres tirent leur importance de leur rapport avec
celles-là.
« Le mal est en dehors de la volonté, a dit saint Denis ;
« tous les êtres veulent le bien. » La volonté est un appétit
rationnel, c'est-à-dire l'inclination d'un être vers une chose qui lui paraît
avoir avec lui des rapports de convenance et de similitude. Or, les choses,
quelles qu'elles soient, constituant, comme substance ou être, un certain bien,
toute inclination a nécessairement un bien pour objet. — « Le bien, dit
Aristote, tous les êtres le désirent. »
Tous les
êtres veulent le bien ; mais ils ne veulent pas tous le bien qu'ils
doivent vouloir. Celui vers lequel se porte la volonté est le bien perçu par
l'intelligence, qui peut se tromper ; il n'est souvent qu'un bien apparent
et sans réalité pour l'être qui le recherche. — « La fin de la volonté,
dit le Philosophe, est le bien, mais le bien réel ou le bien apparent. »
Il est constant que la volonté, considérée comme faculté,
s'étend à la fin et aux choses qui y conduisent. En effet, le bien qu'elle a
pour objet peut se rencontrer dans les moyens comme dans la fin. Mais si on
nous parle de la volonté comme produisant un acte, elle n'a proprement que la
fin pour objet, car la fin est bonne par elle-même, au lieu que les moyens,
n'étant un bien que par leur rapport avec la fin, ne sont ni bons de soi, ni
voulus pour eux-mêmes. La volonté, en se portant vers eux, se propose toujours
une fin, et elle ne veut en eux que cette fin même.
La volonté se porte vers une fin de deux manières : d'abord
directement, en considérant la fin absolument et en elle-même, et alors elle
peut vouloir la fin considérée comme fin, sans se porter vers les moyens qui y
conduisent ; ensuite indirectement, en tant que la fin est impliquée dans
les moyens qui s'y rapportent, ce qui arrive lorsque la fin est, au fond, la
raison qui porte à vouloir ces moyens : Dans ce dernier cas, la volonté se
porte, par un même acte, vers la fin et vers les moyens. Mais l'acte par lequel
la volonté veut la fin d'une manière absolue, est un acte distinct, qui a
parfois une priorité de temps sur l'acte qui veut les moyens. Un malade, par
exemple, veut sa guérison ; voilà la fin d'abord. Cherchant ensuite
comment il pourra l'obtenir, il veut appeler un médecin ; voilà le moyen
après la fin. Ainsi la volonté peut vouloir la fin sans les moyens ; mais
elle ne peut vouloir les moyens sans la fin elle-même.
Pour nous servir d'une comparaison : notre intelligence
saisit quelquefois les principes sans les conséquences ; mais, dans les
conséquences auxquelles elle donne son assentiment à cause des principes, elle
embrasse les principes eux-mêmes.
Le Philosophe a dit : « L'objet appétible que
perçoit l'intelligence est un moteur non mû ; mais la volonté est un
moteur mû. » Toute faculté de l'âme, en effet, a besoin d'un double moteur :
l'un, pour la mettre en exercice, car tantôt elle agit et tantôt elle n'agit
pas ; l'autre, pour spécifier et déterminer les actes qu'elle doit
produire. Ce dernier moteur, en ce qui est de la volonté, n'est autre que la
fin qu'on se propose. Mais comme le bien en général, considéré comme fin, est
l'objet propre de notre volonté, sous ce rapport la volonté fait mouvoir toutes
les autres facultés, qui n'ont pour fin que des biens particuliers ; car
nous nous servons de nos facultés quand nous voulons. La volonté est un général
d'armée, qui, devant pourvoir au bien commun, donne ses ordres aux commandants
chargés d'un seul bataillon. À son tour, elle est mue par l'intelligence qui,
en lui présentant chaque objet final comme bon et digne d'être recherché,
spécifie et détermine ses actes particuliers, sans la nécessiter.
La
volonté meut l'intelligence pour la mettre en exercice, et l'intelligence meut
la volonté par un objet final qui détermine tel acte plutôt que tel autre.
L'intelligence, toutefois, ne meut pas nécessairement la volonté.
« Chacun, dit saint Jacques (Ep. 1, 14), est tenté par sa
concupiscence qui le séduit et l'entraîne. » La concupiscence est dans
l'appétit sensitif : donc cet appétit meut la volonté, sous quelque
rapport.
Nous l'avons dit, ce qui se présente à l'intelligence comme
bon et désirable, meut la volonté sous forme d'objet final. Ajoutons que, quand
une chose nous paraît bonne et désirable, cela peut provenir de deux causes :
de ses qualités et de nos dispositions présentes. Or, il est évident que les
passions de l'appétit sensitif font varier nos dispositions. L'homme qui est en
colère, par exemple, ne trouve-t-il pas bonne une action qu'il juge autrement
dès qu'il est apaisé ? Voilà pourquoi le Philosophe disait : « Tels
nous sommes, telle nous paraît une fin. » De cette manière, l'appétit
sensitif meut indirectement la volonté.
La
volonté peut néanmoins lui résister. Elle résiste parfois ; mais souvent
elle succombe.
La volonté est maîtresse de vouloir
et de ne pas vouloir : donc elle se meut
elle-même. L'intelligence qui perçoit un principe, passe d'elle-même à la
connaissance des conclusions. Il en est de même de la volonté. Par cela même
qu'elle veut une fin, elle se porte de soi à vouloir les moyens.
La
volonté, direz-vous, a donc deux moteurs immédiats : l'intelligence et
elle-même ? — Oui, sans doute ; mais ces deux moteurs n'agissent pas
sur elle de la même façon. L'intelligence la meut par le moyen des objets ;
elle se meut elle-même pour entrer en exercice, à raison de la fin.
La volonté peut très-bien être mue par quelque chose
d'externe, puisqu'elle l'est par son objet ; mais il faut nécessairement
admettre qu'elle reçoit, en outre, le mouvement d'un principe extérieur pour
l'exercice de ses premiers actes. Qu'elle se meuve elle-même lorsque, voulant
une fin, elle se porte aux moyens qui y mènent, nous l'accordons ; mais cela
ne se fait pas sans quelque délibération intermédiaire. Désireux, par exemple,
d'être guéri, j'en cherche les moyens, et, après avoir réfléchi, je veux un
médecin. Comme je n'ai pas toujours voulu en acte ma guérison, j'ai dû être
conduit à la vouloir par quelque moteur ; car, si ma volonté s'y fût
portée d'elle-même, c'eût été après une délibération qui supposerait encore un
acte antérieur de volonté, et on ne saurait remonter indéfiniment de
délibération en délibération. Nous sommes ainsi forcés de reconnaître que la
volonté, dans son premier mouvement, dépend d'un principe extérieur qui la meut
instinctivement.
Si le
mouvement de la volonté est volontaire, quoiqu'il procède d'un premier principe
extérieur, c'est qu'il suffit au volontaire que son principe prochain soit
intérieur, et qu'il n'est pas nécessaire que ce principe ne reçoive point le
mouvement d'un autre. Lorsque la volonté est mue par un principe extérieur,
c'est toujours elle qui veut, quoique mue par un autre. Dans certains actes,
elle se meut suffisamment elle-même comme cause prochaine ; mais elle ne
le peut pas dans tous.
Les corps célestes ne sauraient affecter directement ni l'intelligence,
ni la volonté, puissances indépendantes de nos organes ; nul corps ne peut
agir directement sur les substances indépendantes de tout organe corporel. Pour
les facultés sensitives qui actualisent les organes et qui ne sont que les
organes en activité, les corps célestes peuvent leur imprimer un mouvement, au
moyen de ces organes mêmes. Or, comme la volonté est mue d'une certaine manière
par l'appétit sensitif, les mouvements des corps célestes peuvent agir
indirectement sur elle, à l'aide des passions qu'ils surexcitent dans la partie
sensitive de notre être.
L'influence
des corps célestes peut disposer certains hommes à la colère, à la
concupiscence ou à toute autre passion. « Le sage, toutefois, domine les
astres, » comme disait Ptolomée ; ce qui signifie qu'en résistant aux
passions, la volonté reste libre. Par ce moyen, tout homme vertueux se
soustrait à l'influence des astres[126].
« C'est Dieu, dit l'Apôtre, qui nous fait vouloir et
accomplir. » (Phil. ii, 13.)
Si le mouvement naturel à une chose ne peut provenir que de
l'auteur même de sa nature, le mouvement volontaire, qui vient d'un principe
intérieur, comme le mouvement naturel, ne saurait non plus être produit par un
principe extérieur autre que la cause même de la volonté. Or, Dieu seul est la
cause de cette faculté : car, premièrement, elle est une puissance de
l'âme raisonnable, que lui seul produit par voie de création ; secondement,
elle se rapporte au bien universel, et une cause particulière ne peut donner
une inclination universelle. Dieu est donc le seul être qui meuve la volonté,
comme principe extérieur.
Les
autres êtres, l'ange lui-même, ne la meuvent que par le moyen d'un objet
extérieur, qu'ils lui présentent pour l'éclairer. Dieu, comme moteur universel,
la meut vers son objet universel qui est le bien. Sans cette impulsion
générale, l'homme ne pourrait rien vouloir.
On dira
peut-être que si Dieu est le seul principe extérieur qui meut directement la
volonté, il n'y a plus aucun moyen de s'expliquer l'existence du mal. Mais il
est aisé de répondre que Dieu, qui meut la volonté, en général, vers son objet
universel ou le bien, laisse ensuite la raison de l'homme se déterminer vers
tel bien réel ou apparent ; c'est là que le mal se produit. Cependant, on
verra plus loin (Q. 109 et 114) que Dieu, par sa grâce, porte certaines
personnes à vouloir des biens déterminés[127].
La volonté tend naturellement vers le bien en général, comme
chaque puissance tend vers son objet propre. La fin dernière est à la volonté
ce que les premiers principes sont à l'intelligence; elle se fait accepter
nécessairement.
La volonté embrasse, de plus, tous les biens particuliers qui conviennent
à la nature humaine : ainsi l'être, la vie et tous les autres attributs de
notre existence, ce qui est propre à chaque faculté, la connaissance du vrai,
tout cela est compris dans son objet comme autant de biens particuliers. Elle
se porte donc naturellement vers quelque chose.
1° La volonté, quant à l'exercice de son acte, n'est pas mue
nécessairement : il est toujours en notre pouvoir de ne pas penser à un
bien quel qu'il soit, et, par suite, de ne pas le vouloir actuellement.
2° La volonté, quand elle veut quelque chose, est mue
nécessairement par le bien universel, qui est la béatitude ; car, le bien
étant son objet, elle veut de nécessité ce qui est bon universellement et sous
tous les rapports.
3° La volonté ne veut pas nécessairement les biens
particuliers ; elle les rejette ou les embrasse à son gré.
La fin
dernière, qui est le bien parfait, meut nécessairement la volonté. Il en est de
même des biens, qui, comme l'être, la vie et autres semblables, se rapportent
tellement à la fin dernière que, sans eux, on ne pourrait l'atteindre. Mais les
autres biens sans lesquels la fin dernière peut être atteinte, la volonté ne
les veut pas nécessairement : en tant que puissance rationnelle, elle peut
accomplir, par des vues différentes, des actes opposés les uns aux autres.
Il est écrit : « Au-dessous de toi sera ton appétit,
et tu le domineras. » (Gen. iv, 7.) Donc la volonté humaine n'est pas
nécessairement soumise à l'appétit inférieur.
De deux choses l'une : ou bien la passion de l'appétit
inférieur lie entièrement la raison, comme il arrive à ceux qui, dans la violence de la colère, de la concupiscence et de toute autre perturbation
corporelle, deviennent fous ou furieux ; la raison absente, il n'y a plus
de volonté. Ou bien la raison n'est pas tellement absorbée par la passion,
qu'elle ne jouisse encore d'une certaine liberté de jugement ; dans ce
cas, il reste quelque chose du volontaire, en tant que la raison demeure libre.
La volonté, alors, n'est pas mue nécessairement par l'appétit inférieur ; elle
peut résister à la passion.
Entre
l'état d'un homme vertueux chez lequel la partie sensitive est complétement
soumise à la raison, et celui d'un autre homme en qui la raison est
complètement absorbée par la passion, il est un état mitoyen dans lequel il
reste encore à la raison, obscurcie par les passions, une certaine mesure de
liberté.
Ce n'est pas nécessairement que Dieu meut la volonté. « Il
a fait l'homme dès le commencement, a dit l'Esprit-Saint, et il l'a laissé dans
la main de son conseil. » (Eccl. xv, 14.)
La Providence divine, qui, selon la remarque de saint Denis,
doit conserver la nature des êtres, et non l'altérer, sait tirer des causes
nécessaires des effets nécessaires, et des causes libres des effets
contingents. Aussi Dieu a-t-il soin de mouvoir la volonté des hommes de telle
façon que leurs actes soient contingents et libres, à l'exception de ceux qui
se font sous l'impulsion de la nature.
La
volonté divine fait plus que d'obtenir des êtres certains effets ; elle
les obtient suivant la manière qui convient à leur nature. Il lui répugnerait
beaucoup plus de mouvoir nécessairement la volonté humaine contre la nature de
cette faculté, que de la faire mouvoir librement.
Le mot jouir (en latin frui), ainsi que le mot jouissance
(fruitio), sont pris des fruits matériels, dernière production que l'on
attend d'un arbre, que l'on cueille avec satisfaction. Jouir signifie l'amour
ou le plaisir que fait éprouver la dernière chose que l'on attend, je veux dire
la fin qu'on se proposait ; or comme la puissance appétitive ou la volonté
a précisément pour objet la fin et le bien, la jouissance lui appartient.
La
béatitude, comme vision de Dieu, est un acte de l'intelligence ; comme
bien et comme fin, elle est l'acte de la volonté qui en jouit. Il y a deux
choses, en effet, dans la délectation : la perception d'un bien qui
convient, et la complaisance dans ce bien ; cette dernière appartient à la
volonté. « Jouir, dit saint Augustin, c'est s'attacher à une chose et
l'aimer à cause d'elle-même. »
La connaissance complète de la fin et du bien universel
n'appartenant qu'aux créatures raisonnables, la jouissance leur convient
proprement et parfaitement. Elle convient imparfaitement aux animaux qui
connaissent certains biens et certaines fins en particulier, qu'ils obtiennent
en vertu d'un instinct naturel. Elle ne convient nullement aux autres
créatures.
« On ne jouit pas, a dit saint Augustin, si la volonté se
porte vers un but en vue d'une autre fin. » La véritable jouissance n'est
que dans la fin dernière, laquelle est recherchée, non dans une autre vue, mais
pour elle-même. Avant ce dernier terme, aucune jouissance n'est entière.
Tant que
la volonté attend quelque chose, elle n'a pas un repos complet. On peut la
comparer à un mobile qui ne se repose qu'au terme final, bien que chaque point
intermédiaire puisse être regardé comme un point de départ et comme un terme particulier.
« Jouir, d'après saint Augustin, c'est s'attacher à une
chose pour elle-même ;or on peut s'attacher ainsi à un bien que l'on ne
possède pas encore. »
La fin dernière peut être possédée parfaitement et
imparfaitement : parfaitement, quand on la possède en réalité ; imparfaitement,
quand on ne la possède que dans l'intention. Par suite de cette distinction,
nous dirons que la jouissance parfaite a pour objet la fin dernière réellement
possédée, et la jouissance imparfaite, cette même fin possédée, non en réalité,
mais dans l'intention.
La jouissance d'une autre chose que la fin dernière, n'est
ainsi nommée que d'une manière impropre ; elle n'a pas le caractère de la
véritable jouissance.
L'intention, qui, par son étymologie, signifie tendre à un
but, appartient principalement à la puissance qui porte vers la fin. (Q. ix, a.
1.) Or, on a vu plus haut que la volonté meut toutes les forces de l'âme vers
leur fin : c'est donc à elle que revient l'intention.
L'intention
présuppose un acte de l'intelligence proposant à la volonté la fin vers
laquelle on se porte. Aussi est-elle désignée par l'œil dans ce passage de l'évangile : « Si votre œil est
simple, tout votre corps sera éclairé. » (Matth. vi, 22.) L'œil, en effet,
nous marque d'avance l'endroit où notre corps doit se transporter. La raison
établit d'abord le rapport d'un objet avec une fin, et la volonté, qui ne
coordonne pas, tend, par l'intention, vers cet objet, en suivant l'ordre
indiqué par la raison.
L'intention
est un acte que la volonté accomplit pour une fin : on ne dit de quelqu'un
qu'il a l'intention de recouvrer la
santé, que lorsqu'il prend les moyens nécessaires pour l'obtenir.
Quoique l'intention porte nécessairement sur une fin, elle ne
porte pas toujours sur la fin dernière : autrement les hommes n'auraient
pas diverses intentions. Elle regarde une fin comme terme d'un mouvement de la
volonté. Or, il y a deux sortes de termes : l'un extrême, où cesse toute opération ;
l'autre intermédiaire, qui est tout à la fois le principe d'un nouveau
mouvement et la fin d'un autre. L'intention peut s'appliquer à l'un de ces deux
termes, et voilà pourquoi elle ne regarde pas toujours la fin dernière,
quoiqu'elle ait toujours une fin pour objet.
L'intention
emporte un mouvement vers une fin et non vers le repos : en cela elle
diffère de la jouissance.
La nature sait tirer deux utilités d'un seul instrument :
la langue nous sert à goûter les choses et à parler. L'art, ou la raison, peut,
de même, rapporter une seule chose à deux fins différentes, ce qui revient à
avoir plusieurs intentions en même temps. Rien n'est plus simple, lorsque
plusieurs objets sont coordonnés entre eux. Il n'est pas rare que l'on se
propose une fin prochaine et une fin ultérieure ; par exemple, la
préparation d'un médicament et la santé. Quand les objets ne sont pas
coordonnés entre eux, on peut encore en embrasser plusieurs dans son intention :
c'est ce qui a lieu lorsqu'on choisit un meilleur bien, de préférence à un
autre, car ce qui rend une chose meilleure provient parfois de ce qu'elle est
propre à un plus grand nombre d'usages. On se propose alors plusieurs fins à la
fois.
Il faut remarquer
que ce qui n'est pas un en réalité peut néanmoins devenir un aux yeux de la
raison, qui coordonne les objets et les fait servir les uns aux autres. Aussi
plusieurs objets distincts en réalité peuvent être considérés comme un seul
terme pour l'intention : premièrement, lorsqu'ils concourent à une seule
et même fin, par exemple à produire la santé ; ensuite, lorsqu'ils sont
renfermés dans un autre plus général que l'on se propose d'obtenir. L'acquisition
d'une quantité de vin et d'étoffe est renfermée, par exemple, dans l'idée de
gain, comme dans une idée générale, et rien n'empêche que celui qui a
l'intention de réaliser un gain ne se propose en même temps l'acquisition de
ces deux objets. Ainsi, on peut avoir plusieurs intentions à la fois, en tant
qu'elles sont ramenées à une certaine unité. C'est ce que nous disions, dans la
première partie, au sujet de l'intelligence qui comprend plusieurs choses en
même temps, sous une idée générale. (P. 1. Q. 85, a. 5.)
Si la volonté se porte à une fin et à ce qui y mène, comme à
deux objets absolument distincts en eux-mêmes, il y a, dans ce cas, deux
intentions. Mais, lorsqu'elle se porte vers ce qui mène à une fin en vue de la
fin elle-même, elle embrasse dans un même acte la fin et les moyens. Quand je
dis, par exemple : je veux prendre cette potion pour recouvrer ma santé,
je n'émets qu'un seul acte de volonté, parce que la fin est le motif qui me
fait vouloir le moyen, et alors le même acte tombe sur l'objet et sur la raison
de l'objet. Il en est de la volonté comme de l'intelligence : si celle-ci
considère séparément un principe et une conclusion, il y a deux actes
distincts. Mais si elle accepte la conclusion à cause du principe, il n'y a
qu'un seul acte.
L'intention, qui, comme je l'ai dit, est l'acte par lequel on
tend vers une fin, peut appartenir à l'être qui meut et à celui qui est mû.
L'attribuez-vous à l'être qui est mû par une autre vers une fin, alors vous
pouvez l'appliquer à tous les êtres de la nature, que Dieu fait mouvoir vers
leur fin, comme l'archer meut la flèche ; les animaux, dans ce sens,
veulent une fin, puisqu'un instinct naturel les porte vers certaines choses.
Appliquez-vous l'intention au moteur même qui dirige un mouvement, soit le sien
propre, soit celui d'un autre, vers une fin, celle-là n'appartient qu'à l'être
raisonnable ; elle ne convient pas aux animaux.
L'élection tient tout à la fois de la raison et de la volonté :
elle a, pour ainsi parler, une âme et un corps, comme l'être animé, et elle
résulte de ces deux éléments.
Il est évident que la raison précède de quelque façon la
volonté et prépare son acte, en lui présentant un objet comme bon : l'élection,
de cette manière, appartient formellement à la raison qui coordonne à une fin.
Mais, comme elle se consomme par un mouvement de l'âme vers un bien choisi,
elle appartient matériellement et substantiellement à la volonté, qui, comme
puissance supérieure, détermine ce mouvement.
L'élection
implique la perception de certains rapports ; mais elle n'est pas cette
perception, elle vient après.
Il y a cette différence entre l'appétit sensitif et la volonté
que la nature a donné à l'appétit sensitif des objets complètement déterminés,
tandis que la volonté est indéterminée par rapport aux biens particuliers,
quoiqu'elle ait reçu une détermination pour le bien en général. Il s'ensuit
qu'il appartient à la volonté de choisir, et non à l'appétit sensitif, qui
existe seul dans les animaux. Pour cette raison, l'élection, qui appartient à
l'homme, ne leur convient pas.
Les
animaux prennent une chose de préférence à une autre ; mais ils la
prennent sans élection. La sagacité ou la prudence que l'on attribue à
quelques-uns d'entre eux résulte d'une inclination naturelle qui prouve la
sagesse de leur Auteur ; mais tous ceux qui appartiennent à la même espèce
opèrent toujours de la même manière, ce qui prouve qu'ils n'ont ni la raison,
ni l'élection.
Le Philosophe a dit : « La volonté porte sur la fin,
et l'élection sur les moyens. » Effectivement, la fin, considérée comme
fin, n'est pas l'objet d'une élection ; elle sert, au contraire, de
principe à une sorte de démonstration pratique, dont l'élection est la dernière
conséquence. — Toutefois, comme ce qui joue le rôle de fin dans une opération
peut être coordonné à une fin ultérieure, la fin qui sert de principe devient
parfois l'objet d'une élection dans d'autres actions. Pour le médecin, par
exemple, la santé n'est pas un objet d'élection ; elle est la fin qu'il
doit prendre pour point de départ. Mais, la santé du corps étant subordonnée au
bien de l'âme, celui qui ne veille qu'au salut de l'âme peut choisir entre la
maladie et la santé, suivant ce texte de l'Apôtre : « Quand je suis
infirme, je suis puissant. » (ii Cor. xii, 10.)[128] — Quant à la fin dernière, elle n'est d'aucune manière
l'objet de l'élection.
L'élection a seulement pour objet les actes humains ; car
ce qui conduit à une fin est ou une action que nous faisons nous-mêmes, ou une
chose extérieure dans laquelle nous devons intervenir, soit pour la rapporter à
un but, soit pour en jouir.
Quand un
homme préfère une chose à une autre, il y a toujours, dans son choix, une
opération quelconque.
Nos élections, se rapportant toujours à nos propres actions,
n'ont jamais pour objet une chose impossible. Nous choisissons un moyen pour
arriver à une fin : or, ce qui est impossible ne peut servir en rien à nos
desseins. Il n'est pas un homme qui ne retourne en arrière lorsqu'il s'aperçoit
que le moyen qu'il a choisi est impraticable ; nul ne veut l'impossible.
Si saint
Benoit, dans sa Règle, dit que, quand
un prélat ordonne l'impossible, il faut néanmoins essayer ; il veut faire
entendre qu'il n'appartient pas à l'inférieur de déterminer la possibilité
d'une chose, mais qu'il doit en tout se soumettre au jugement de son supérieur.
Le Philosophe a résolu cette question par ces mots :
« L'élection est l'œuvre d'un être raisonnable qui peut se porter vers des
biens opposés. » L'élection n'est pas nécessitée : je puis, à mon
gré, choisir ou ne pas choisir ; je puis vouloir ou ne pas vouloir ;
je puis agir ou ne pas agir, vouloir ceci et non cela. La nature de mon esprit
explique cette double puissance. Ma volonté peut se porter vers tout ce que ma
raison saisit comme un bien : or, ma raison peut saisir comme un bien
non-seulement que je veuille et que j'agisse, mais encore que je ne veuille pas
et que je n'agisse pas. Pour ce qui est des biens particuliers, je puis, en
considérant ce qu'ils ont ou ce qui leur manque, les percevoir comme devant
être choisis ou rejetés. Il suit évidemment de là que nous choisissons
librement.
Le bien
universel et parfait est le seul que la raison ne puisse pas trouver défectueux
par quelque endroit : aussi le choisit-elle nécessairement. Tout le monde
veut être heureux ; il n'y a pas d'élection à cet égard. L'élection ne
porte que sur les biens particuliers. Si l'on propose à quelqu'un deux objets
égaux, il peut considérer l'un sous une face qui le rend, à ses yeux, supérieur
à l'autre, et sa volonté peut choisir celui-là de préférence à celui-ci.
« Le conseil, dit saint Grégoire de Nysse, est une
question ; mais toute question n'est pas le conseil. » Dans les choses
douteuses, la raison ne porte pas de jugement sur ce qu'il faut choisir sans se
livrer à une recherche préalable qui reçoit le nom de conseil.
La fin, dans les actions, est un principe. On ne met pas les
principes en question. Dans tout conseil, la fin est supposée. Toutefois, ce
qui est fin dans une recherche peut être considéré comme moyen dans un autre,
et devenir, à ce nouveau titre, l'objet du conseil.
« Le conseil, dit saint Grégoire de Nysse, ne porte que
sur ce qui dépend de nous et sur ce que nous pouvons exécuter nous-mêmes. »
Nous ne nous livrons, en effet, à la recherche du conseil qu'à
cause de l'utilité que nous devons en retirer dans les actions que nous faisons
ou que nous pouvons faire en vue d'une fin : nous consultons sur nos
affaires particulières qui sont contingentes, mais non pas sur les choses
universelles et nécessaires. Conséquemment, il faut dire que le conseil a
seulement pour objet nos propres actions.
Les
actions des autres ne sont l'objet de notre conseil qu'autant que des liens
d'affection ou d'utilité nous unissent à eux. Nous prenons conseil sur ce qui
regarde nos amis et nos serviteurs ; mais, au fond, le conseil se rapporte
toujours à nos actions.
Non, il a seulement pour objet les choses sur lesquelles nous
avons des doutes : la raison ne cherche pas dans celles qui sont évidentes ;
elle juge immédiatement. On ne consulte pas dans les deux cas suivants : premièrement,
lorsque, par des procédés déterminés, on arrive à des fins déterminées ;
par exemple, dans les arts, où l'exécution est fixée d'avance ; l'écrivain
ne cherche pas comment il va former les lettres ; — secondement, lorsqu'il
est peu important que la chose se fasse de telle manière plutôt que de telle
autre pour la fin que l'on se propose : les choses de peu d'importance
sont regardées comme nulles par notre raison.
Pour ce
qui est des arts, il faut excepter ceux qui procèdent par conjecture, comme le
commerce, la médecine, etc.
« Celui qui prend conseil, a dit le Philosophe, paraît chercher
et résoudre. » La recherche du conseil part effectivement de la fin à
venir, pour arriver à une conclusion pratique. La raison, dans ce but, fait la
revue des opérations qui peuvent aider à l'acquisition de la fin. Qu'est-ce
autre chose que suivre le procédé analytique ou résolutif, afin de décider ce
que l'on doit faire présentement ?
Personne ne consulterait, s'il fallait se livrer à des recherches
sans fin. Le conseil est limité : d'abord, du côté de son principe, qui
est une fin qu'il n'a pas même pour objet ; ensuite, du côté de son terme,
qui consiste à découvrir ce qui est possible et convenable dans le moment
présent.
Le consentement, qui marque l'application des facultés
sensitives à un objet, appartient à la volonté plutôt qu'à l'intelligence ;
il est un acte de la puissance appétitive expérimentant en quelque sorte
certaines impressions par l'adhésion qu'elle leur donne et la complaisance
qu'elle prend en elles.
Il y a
cette différence entre l'assentiment et le consentement que l'assentiment se
donne à un objet éloigné, et le consentement à un objet présent qui
impressionne. L'assentiment appartient plus spécialement à l'intelligence, et
le consentement à la volonté.
Les animaux ne font point l'application de leurs facultés
appétitives à leurs actes ; ils agissent par instinct, et ne consentent
pas. Ce qui le prouve, c'est qu'ils ne sont pas maîtres de leur mouvement appétitif
pour en disposer à leur gré.
L'application du mouvement appétitif à la fin est moins un
consentement qu'une simple volonté. On veut la fin, et on consent aux moyens en
vue de la fin ; car ce qui forme proprement le consentement, c’est
l'application de notre mouvement appétitif à ce que le conseil a décidé. Le
conseil ne portant que sur les moyens, le consentement doit également porter
sur ces choses seules.
Nous
consentons à ce qui mène à la fin, à cause de la fin elle-même, qui est
l'objet, non pas du consentement, mais de la volonté.
L'intempérant,
par exemple, veut le plaisir, et, pour le plaisir, il consent à l'action ;
il se propose le plaisir plutôt que l'action à laquelle il consent.
Le consentement à l'acte n'appartient qu'à la raison supérieure,
ainsi appelée parce qu'elle renferme la volonté et se règle sur les lois
divines. Nous lisons dans saint Augustin : « Tant que notre esprit,
qui seul a le pouvoir de donner l'impulsion aux membres du corps ou d'en
arrêter les mouvements, ne cède ni ne consent à une mauvaise action, on ne peut
pas affirmer que le péché a été réellement commis. » En effet, aucun
jugement de la raison inférieure ne peut être regardé comme définitif tant que
la raison supérieure, qui se règle sur la loi divine pour juger des biens
sensibles et des actions humaines, n'a pas encore porté sa sentence en donnant
ou en refusant son consentement.
Il en
faut dire autant du consentement au plaisir de l'action ; il appartient à
la raison supérieure, au même titre que le consentement à l'action. — La raison
supérieure consent non-seulement en excitant à l'action, mais encore en ne la
désapprouvant pas suivant la loi divine.
La volonté applique à nos opérations non-seulement les
facultés de notre âme et les organes de notre corps, mais encore les objets
extérieurs eux-mêmes, comme le bâton pour frapper. Elle applique ces choses au
moyen, soit des facultés intérieures, soit des habitudes, soit des membres du
corps ; mais c'est toujours elle qui en fait usage. De même que la
construction d'un édifice s'attribue à l'ouvrier qui l'a opérée et non aux
instruments dont il s'est servi, c'est à cette faculté de notre âme que l'usage
doit être attribué.
La
volonté meut toutes les puissances de l'âme vers leurs actes, ce qui n'est rien
autre chose que les appliquer à une opération comme instruments. L'usage lui
appartient ; mais il appartient aussi à la raison qui la dirige elle-même,
et, d'une manière plus éloignée, aux puissances exécutrices.
Les animaux exécutent certaines actions à l'aide de leurs
membres : ils se servent de leurs pieds pour marcher, de leurs cornes pour
frapper ; mais, comme ils font ces choses en vertu d'un instinct naturel,
et qu'ils n'appliquent pas véritablement leurs membres à leurs actions, l'usage
ne leur convient pas.
« On n'use pas de Dieu, dit saint Augustin, mais on en
jouit. » L'usage, qui emporte l'application d'une chose à une autre, n'a
rigoureusement pour objet que ce qui mène à un but. Toutefois, la fin dernière
se prenant tantôt pour la béatitude elle-même, tantôt pour la possession de la
béatitude, on peut parler de son usage pour désigner, dans un sens impropre, la
jouissance que l'on trouve en elle ; la paix qu'elle fait goûter peut être
envisagée comme une sorte d'usage.
L'usage, si on le définit l'acte par lequel la volonté se sert
des facultés exécutrices en leur imprimant le mouvement, suit évidemment
l'élection. Mais, comme la volonté meut, d'une certaine façon, la raison et se
sert d'elle, l'usage, en ce dernier sens, précède l'élection pour tout ce que
la raison rapporte d'avance à une fin[129].
Le commandement est essentiellement un acte de la raison et de
la volonté. D'abord, il est essentiellement un acte de la raison. En effet,
celui qui commande établit un rapport entre le sujet commandé et un objet
déterminé : or, c'est à la raison qu'il appartient d'établir un tel
rapport. Aussi le commandement est-il quelquefois exprimé sous la forme
indicative, lorsque, par exemple, on dit à quelqu'un : Vous avez à faire
ceci. En second lieu, le commandement est un acte de la volonté ; car il
s'exprime, plus souvent encore à l'impératif, comme dans ce mot : Faites
ceci. La raison n'intime un tel ordre que par la vertu de la volonté, premier
moteur des facultés de l'âme. Un second moteur ne mouvant qu'en vertu du
premier, l'impulsion donnée par la raison dans le commandement procède
virtuellement de la volonté même. Ainsi, c'est à la raison de commander, mais
avec le concours de la volonté, qui donne l'impulsion.
Commander est un acte de la raison qui met quelqu'un en
rapport avec quelque chose en lui communiquant une certaine impulsion : les
animaux sont dépourvus de raison ; le commandement ne leur convient pas[130].
L'usage ne précède pas le commandement ; c'est, au
contraire, le commandement qui précède l'usage, par la raison simple que le
commandement précède naturellement son exécution. Voici l'ordre psychologique
de ces faits : après le conseil, vient l'élection ; après l'élection,
le commandement de la raison ; après le commandement de la raison, la
volonté commence son œuvre pour exécuter le commandement.
Rien n'empêche que certains objets soient un sous un rapport
et multiples à un autre point de vue. Ainsi, dans l'ordre physique, un tout est
composé d'une matière et d'une forme, sans cesser d'être un, malgré la
multiplicité de ses parties. La même chose a lieu dans les actes humains.
Lorsque l'acte d'une puissance inférieure peut être considéré comme la matière
sur laquelle s'exerce une puissance supérieure, celle-ci lui sert pour ainsi
dire de forme, et de deux actes il n'en résulte qu'un seul. Le commandement, et
l'acte commandé sont, de cette manière, un seul et même acte humain, parce que
l'acte du premier moteur devient comme la forme des actes de son instrument.
Mais, pour être un à la façon d'un tout, ils n'en sont pas moins multiples en
eux-mêmes.
Lorsqu'une
puissance en meut une autre, leurs actes sont un seul et même acte, du moins
d'une certaine manière ; car l'acte du moteur et du mobile est le même.
Que le commandement et l'acte commandé puissent être séparés, soit ; mais
il s'ensuit seulement qu'ils sont distincts comme parties. Les diverses parties
de l'homme peuvent aussi être séparées les unes des autres, quoiqu'elles soient
un seul être dans leur ensemble.
Les actes de la volonté peuvent être commandés par nous,
puisque, comme actes volontaires, ils sont en notre pouvoir. Il est évident que
la raison coordonne ces actes, et, qu'en vertu de son commandement, nous sommes
portés à vouloir. — « Quand notre âme se commande parfaitement à elle-même
de vouloir, dit saint Augustin, elle veut ; quand elle se commande et ne
veut pas, elle ne doit s'en prendre qu'à l'imperfection de son commandement.
L'homme,
en tant qu'être intelligent et voulant, se commande à lui-même les actes de sa
volonté. Il faut excepter, cependant, le premier acte de la volonté ;
celui-ci provient, non de la raison, mais de l'instinct naturel ou d'une cause
supérieure.
« L'homme, dit saint Jean Damascène, s'enquiert, scrute,
juge, dispose par son libre arbitre. » Ce que nous faisons par notre libre
arbitre est fait à notre commandement. Donc les actes de la raison peuvent être
commandés. La raison, en se repliant sur elle-même, dispose de ses actes
propres, comme de ceux des autres facultés.
Il faut observer, toutefois, que ses actes peuvent être
envisagés de deux manières : d'abord, dans l'exercice même de cette
faculté, et, en ce sens, son acte peut toujours être commandé, comme on le
voit, par quelqu'un à qui l'on ordonne d'être attentif et de faire usage de sa
raison. On peut les envisager ensuite dans leur objet, et ici nous nous
trouvons en présence de deux sortes d'actes. Le premier consiste à saisir une
vérité ; il n'est pas en notre pouvoir. Un tel acte résulte d'une lumière
naturelle ou surnaturelle ; nous ne le commandons pas. L'autre consiste
dans l'assentiment que nous donnons à la vérité perçue. Or, si les vérités sont
telles que l'intelligence humaine les admet naturellement, comme sont les
premiers principes, il n'est pas au pouvoir de la raison de refuser son
assentiment ; ces actes sont soumis au commandement de la nature. Mais il
y a d'autres vérités qui ne forcent pas l'intelligence, et auxquelles nous
pouvons donner, refuser ou différer notre assentiment : à l'égard de
celles-là, l'assentiment, qui est notre pouvoir, devient l'objet d'un
commandement.
L'acte de l'appétit sensitif est soumis au commandement de la
raison, mais non pas complètement ; il dépend en partie de la disposition
du corps et des organes. — « La raison, a dit le Philosophe, commande à
l'irascible et au concupiscible, c'est-à-dire à l'appétit sensitif, non avec le
pouvoir absolu du maître sur l'esclave, mais avec l'autorité d'un roi sur des
sujets libres qui jouissent de quelques droits. »
L'Apôtre,
en disant : « Je vois dans mes membres une loi opposée à celle de mon
intelligence, (Rom. vii, 23) ne nous marque-t-il pas aussi que l'appétit
sensitif, siège de la concupiscence, n'est pas entièrement soumis à la raison ?
Cette insoumission est sensible surtout dans certains mouvements qui suivent
subitement les idées de l'imagination et les impressions sensibles : ces
mouvements échappent à l'empire de la raison, qui aurait pu, parfois, les
comprimer, si elle les avait prévus.
L'acte de la puissance végétative procède uniquement de la
nature ; il n'est nullement soumis à notre commandement.
Le vice
et la vertu, la louange et le blâme se rapportent aux actes de la faculté
sensitive : par exemple, aux plaisirs de la table ou de la chair, dont on
fait un usage légitime ou illégitime ; mais non aux actes proprement dits
des puissances nutritives ou génératives, tels que la digestion ou
l'accroissement du corps humain.
« L'âme, dit saint Augustin, commande à la main de se
mouvoir, et celle-ci obéit avec une telle promptitude que l'on distingue à
peine le commandement de son exécution. »
Les membres du corps, qui servent d'organes aux puissances de
l'âme, obéissent à la raison de la même manière que ces puissances elles-mêmes.
C'est pourquoi, les facultés sensitives étant soumises à la raison, tandis que
les forces naturelles lui échappent, les membres qui dépendent des puissances
sensitives agissent sous son impulsion, tandis que les mouvements qui résultent
des forces naturelles ne lui obéissent pas.
La
chair, dans ses moments de rébellion, n'obéit pas à la raison. D'après saint
Augustin, cette insoumission est une suite du péché originel. C'est ainsi que,
dans la désobéissance même du principe qui transmet la faute originelle,
l'homme est puni de sa désobéissance à Dieu. Mais, comme nous le-dirons plus
loin (Q. 85), la nature, par la faute de notre premier père, ayant été
abandonnée à elle-même, après avoir été privée du don de la grâce surnaturelle
dont Dieu l'avait enrichie, il est permis d'assigner une cause naturelle à
cette révolte des sens contre la raison ; le Philosophe l'a essayé avec
succès.
« Celui qui fait le mal, dit le Sauveur, hait la lumière. »
(Jean iii, 20.) Quelques actions humaines sont donc mauvaises.
Il en est du bien et du mal dans les actions, comme du bien et
du mal dans les choses. — Pour qu'une chose soit absolument bonne, il faut
qu'elle possède la plénitude de l'être qui convient à sa nature sous tous les
rapports autant elle a d'être, autant elle a de bonté. Manque-t-elle de l'un
des éléments exigés par sa nature, elle a un défaut qui prend le nom de mal. Un
aveugle, par exemple, a la bonté que donne la vie ; mais il a le mal que
cause la privation de la vue. Pareillement, toute action humaine a autant de
bonté qu'elle a d'être ; mais autant elle s'éloigne de la plénitude d'être
qu'elle doit avoir, autant elle manque de bonté, et elle devient par là même
mauvaise : c'est ce qui arrive lorsqu'elle est privée de l'une des
conditions exigées par sa nature, soit pour la quantité, soit pour le lieu,
soit pour toute autre cause semblable.
Sans un
bien quelconque, l'action n'existerait pas. Le mal est un bien défectueux, qui
produit, par suite, une action défectueuse. L'action mauvaise produit un effet
à proportion de ce qu'elle a d'être et de bonté, mais non en tant qu'elle
déroge à l'ordre voulu par la raison ; sous ce dernier rapport, l'effet
est défectueux. L'adultère produit la naissance d'un enfant par la puissance
naturelle à la génération, et non en tant qu'il déroge à la raison.
Il est écrit : « Ils sont devenus abominables comme
les choses qu'ils ont aimées. » (Osée ix, 10.) L'homme devient abominable
devant Dieu par la malice de ses actions. Donc, la malice de nos actes résulte
des objets que nous aimons, et il en est de même de leur bonté.
Nos actions, en effet, sont bonnes, comme toutes les autres
choses, par la plénitude de leur être, et mauvaises par défaut de plénitude. De
plus, ce qui contribue avant tout à la plénitude d'un être, c'est ce qui lui
donne son espèce. Or, si les choses naturelles tirent leur espèce de leur forme
substantielle, l'action reçoit la sienne de son objet. C'est pourquoi, comme la
première bonté d'une chose naturelle provient de la forme qui constitue son
espèce, ainsi la première bonté d'un acte humain lui vient d'un objet conforme
à la raison, et c'est ce qui le fait appeler bon dans son genre ; par exemple, user de son propre bien. De même aussi que le premier mal, dans les
choses naturelles, consiste en ce que l'être engendré n'atteint pas la forme de
son espèce, comme il arrive lorsqu'au lieu d'engendrer un homme on produit une autre
chose à sa place ; de même, le premier mal, dans les actes moraux,
provient d'un objet qui n'est pas ce qu'il doit être : ainsi, prendre le bien d'autrui est une action
mauvaise dans son genre.
Quoique
les choses extérieures soient bonnes en elles-mêmes, elles ne sont pas toujours
dans le rapport voulu par la raison pour telles ou telles actions : aussi
cessent-elles d'être bonnes quand on les considère comme objet de ces actions.
Les êtres de la nature tirent leur perfection non-seulement de
la substance qui les spécifie, mais encore de leurs accidents. Dans l'homme,
par exemple, les proportions de la figure, la beauté des couleurs et les autres
qualités semblables, ne sont-elles pas d'une telle importance que, si elles
manquent, il en résulte un mal ? Nos actions tirent, de même, la plénitude
de leur bonté, non-seulement de l'objet qui les spécifie, mais encore de leurs
circonstances ; et c'est à tel point que si l'une de celles qui sont
nécessaires fait défaut, elles sont mauvaises.
Puisqu'il en est de la bonté des actes humains comme de la
bonté des choses en général, nos actions doivent être envisagées dans leurs
rapports avec la fin que nous nous proposons. En effet, tout être qui dépend
d'un autre doit être jugé non-seulement en lui-même, mais d'après ses rapports
avec celui dont il dépend. C'est ainsi que nos actions, outre leur bonté propre,
tirent une autre bonté de leur fin. Pour qu'une action soit complètement bonne,
il faut, comme on le voit, qu'elle réunisse tout à la fois la bonté spécifique
de l'objet, la bonté des circonstances et la bonté de la fin.
Dès
qu'elle manque de l'une de ces conditions, elle est mauvaise. « Le bien,
dit saint Denis, résulte d'une cause intègre, et le mal provient d'un seul
défaut. »
Nous avons vu que les actions sont spécifiées par leur objet.
Or, cet objet, selon qu'il est conforme ou non à la raison, change totalement
d'espèce : il en résulte qu'il y a des actions qui sont bonnes ou
mauvaises par leur espèce même.
Le
devoir conjugal et l'adultère diffèrent autant d'espèce qu'un corps vivant
diffère d'un cadavre : c'est une suite de ce principe, que le bien et le
mal diversifient les espèces des actes moraux. Nos actions changent d'espèce
par leur conformité ou leur opposition à la raison, comme les choses naturelles
elles-mêmes se diversifient par le bien et le mal, c'est-à-dire par ce qui est
conforme ou contraire à la nature.
L'acte volontaire se compose de deux actes, l'un intérieur,
l'autre extérieur, qui ont chacun leur objet propre. La fin, qui est l'objet de
l'acte intérieur et qui le spécifie, donne à l'acte extérieur ou matériel une
forme et une moralité, et parce que nos membres sont les instruments de notre
volonté, et parce que les actes extérieurs ne sont moraux qu'autant qu'ils sont
volontaires. Dans ces principes, les actes humains se spécifient formellement
par leur fin, et matériellement par l'acte extérieur. Voilà ce qui faisait dire
au Philosophe : « Celui qui vole pour commettre un adultère est,
formellement parlant, plutôt adultère que voleur. »
La bonté qui vient de la fin n'est pas comprise sous celle de
l'acte extérieur comme sous un genre. C'est plutôt la bonté spécifique contenue
dans l'acte extérieur qui est subordonnée à celle de la fin comme à un genre,
et ceci a nécessairement lieu quand une action conduit directement à la fin,
comme bien combattre et vouloir vaincre. Mais, lorsque l'acte extérieur ne se
rapporte qu'indirectement à la fin, ce qui arrive souvent, puisque des actions
de même espèce peuvent être rapportées à une infinité de fins, l'espèce de
bonté ou de malice qui vient de la fin et celle qui vient de l'action
extérieure sont différentes : l'homme qui vole pour se livrer à la
fornication commet, dans un seul acte, deux péchés d'espèce différente.
Il y a des actions indifférentes en elles-mêmes : telles
sont celles qui ne renferment rien de contraire à l'ordre rationnel ; par
exemple, lever une paille, aller aux champs. Ces actions, et autres semblables,
ne sont bonnes ou mauvaises que par le but que l'on se propose en agissant.
Si vous parlez des actions qui ne rentrent pas dans la classe
des actes volontaires ou humains, de celles qui sont le résultat pur et simple
de l'imagination ou de l'organisation, comme remuer les pieds ou les mains sans
songer à rien, il y a évidemment, en pratique, des actions indifférentes ;
mais, pour ce qui est des actes véritablement humains, qui procèdent de la
réflexion, il n'y en a point qui soient indifférents. Tous contiennent quelque
circonstance, notamment celle de la fin, qui les fait sortir de leur nature, si
indifférents qu'ils soient en eux-mêmes. La raison, en effet, ayant pour objet
de rapporter les choses à leur fin, les actes faits avec délibération lui
répugnent dès qu'ils ne sont pas rapportés à une fin convenable, au lieu
qu'elle approuve comme bons tous ceux que nous rapportons à la fin voulue. Tout
acte individuel, fait avec délibération, étant donc conforme ou non à une fin
raisonnable, est nécessairement bon ou mauvais.
Les
autres actes, faits sans délibération, ne rentrant pas dans la classe des actes
moraux, peuvent être indifférents ; mais la fin qu’un homme se propose,
après avoir délibéré, est en rapport avec une vertu ou avec un vice. Lorsque,
par exemple, je rapporte une action au soutien ou au repos de mon corps, je fais
un acte vertueux, si je ne fais servir mon corps qu'à la vertu : ce
principe est fécond en applications pratiques.
Le lieu est une circonstance qui spécifie parfois la malice
d'un acte moral. Voler dans le lieu saint est un sacrilège. Les circonstances
peuvent donc changer l'espèce des actes moraux. Et, en effet, ce qui, dans les
actes, est ordinairement une circonstance surajoutée à l'objet qui les
spécifie, peut parfois être considéré par la raison comme le caractère
principal de cet objet et lui donner, à ce titre, une moralité d'une espèce
nouvelle. Prendre le bien d'autrui,
voilà un acte qui se range dans l'espèce du vol par la nature du bien dérobé.
Si vous considérez ensuite le lieu et le temps, vous l'envisagerez dans ses
circonstances. Or, comme la raison embrasse dans ses lois le lieu, le temps et
les autres accidents, il peut se faire que la nature du lieu, par rapport à un
acte, soit contraire à une loi spéciale de la raison, à celle qui ordonne, par
exemple, de ne pas violer le lieu saint. Prendre le bien d'autrui dans le lieu
saint imprimera dès-lors au vol une opposition spéciale avec la raison, et le
lieu, regardé ailleurs comme une simple circonstance, deviendra la notion
principale de l'objet. Ainsi, toutes les fois qu'une circonstance est conforme
ou contraire à un précepte particulier de la raison, elle change l'espèce des
actes moraux et leur donne un caractère spécial de bonté ou de malice.
Une
circonstance, comme telle, ne spécifie pas un acte ; mais elle le spécifie
comme devenant son élément principal, c'est-à-dire l'idée sous laquelle la
raison le considère spécialement.
Il y en a assurément ; ce sont celles qui n'ont avec la
raison un rapport de bien ou de mal qu'en vertu d'une autre circonstance
présupposée qui confère déjà à l'acte moral son espèce de bonté ou de malice :
dans le vol, par exemple, la condition présupposée qui rend l'acte mauvais est
que l'objet dérobé appartient à autrui ; c'est pourquoi, enlever une
petite ou une grande somme d'argent, ne fait pas changer l'espèce du péché.
En
principe, dans les choses susceptibles d'augmentation et de diminution, le plus
et le moins ne diversifient pas l'espèce, quoique le péché en soit aggravé ou
diminué.
La bonté et la malice de notre volonté proviennent des objets
que nous voulons. En effet, le bien et le mal donnent à nos actes une espèce
différente, et nous avons vu que ce qui spécifie les actes moraux, ce sont
précisément les objets. Il n'y a pas d'exception pour la volonté : la
bonté ou la malice de ses actes provient des choses qu'elle veut.
Veut-elle
un bien véritable, elle est bonne ; veut-elle un bien apparent et sans
réalité, elle peut être mauvaise. — Toutes les fois que la raison, après avoir
jugé et approuvé un bien, le présente à notre volonté, ce bien, qui est entré
par là même dans l'ordre moral, communique à cette faculté sa bonté spécifique.
La bonté de la volonté dépend seulement des objets qu'elle
veut. Nous avons dit, en effet, que les circonstances, comme telles, ne
spécifient pas les actes. C'est pourquoi, la bonté de la volonté ne dépend que
de l'objet tel qu'il est apprécié par la raison, et non des circonstances qui
sont, par rapport aux actes, de simples accidents.
La bonté
qui vient de l'objet, dans l'acte intérieur de la volonté, n'est pas autre que
celle qui vient de la fin ; car nous avons dit ailleurs que la fin est
l'objet même de la volonté. — Si vous supposez que la volonté veut le bien, il
n'y a pas de circonstance qui puisse la rendre mauvaise ; car il faut
considérer que vouloir faire une chose que l'on ne doit pas faire, ce n'est pas
vouloir le bien.
« La volonté, dit saint Hilaire, s'attache à ses
résolutions avec une opiniâtreté immodérée, dès qu'elle n'est pas soumise à la
raison. » La bonté de la volonté consistant précisément à n'être pas
immodérée, notre volonté, pour être bonne, doit évidemment être soumise à la
raison. Sa bonté en dépend par la même qu'elle dépend de l'objet voulu ;
car c'est la raison elle-même qui lui présente cet objet, après l'avoir jugé et
approuvé.
La bonté de la volonté dépend de la loi divine, puisque, selon
la définition de saint Augustin, le péché est « une parole, une action, ou
un désir contraire à la loi éternelle. »
Dans un enchaînement de causes coordonnées entre elles, comme
la seconde n'agit qu'en vertu de la première, l'effet dépend encore plus de la
première que de la seconde. Or, si la raison humaine est la règle et la mesure
des actes humains, elle tient cette propriété de la loi éternelle, qui est la
raison divine. On le voit clairement dans ces paroles du Psalmiste (iv) : « Plusieurs
disent : Qui nous a fait voir ces biens ? Seigneur, la lumière de
votre visage n'est-elle pas empreinte sur nous ? » Paroles qui
doivent nous faire comprendre que notre raison ne nous montre le bien et ne règle
notre volonté qu'autant que sa lumière émane de la lumière divine. Donc, la
bonté de la volonté dépend de la loi éternelle plus que de la raison.
Là où la
raison humaine fait défaut, on doit recourir à la raison divine. — La loi
éternelle nous est connue de deux manières : par la raison naturelle, qui
dérive d'elle comme son image ; et par la révélation, qui vient s'ajouter
à la raison naturelle.
La volonté qui s'écarte de la raison erronée est mauvaise ;
car « tout ce qui ne vient pas de la foi, dit saint Paul, est péché. »
(Rom. xiv, 23.) La foi, dans la pensée de l'Apôtre, signifie la conscience. — La
volonté, effectivement, ayant pour objet ce que la raison lui propose, sa bonté
dépend moins des objets pris en eux-mêmes que des objets appréciés par la
raison : aussi les actions bonnes en elles-mêmes peuvent devenir mauvaises
pour elle, si la raison les juge telles. L'homme ne doit jamais se mettre en
opposition avec sa raison ; il est obligé de la suivre.
La foi
en Jésus, pour citer un exemple, est bonne et nécessaire au salut. Eh bien !
cependant, si, par impossible, la raison la présentait comme mauvaise, la
volonté serait coupable en l'embrassant. De même, lorsque, par erreur, la
raison croit voir un ordre de Dieu, le mépriser, c'est mépriser Dieu lui-même.
La fausse conscience n'excuse pas toujours. La volonté de ceux
qui faisaient mourir les Apôtres était conforme à leur conscience erronée, à en
juger par ces paroles de saint Jean (xvi, 2) : « Le temps va venir où
quiconque vous fera mourir, croira faire un sacrifice agréable à Dieu ; »
et, malgré cela, ces hommes étaient coupables. Faut-il d'autres preuves pour
démontrer que la vérité qui s'accorde avec la raison erronée peut être mauvaise ?
— N'avons-nous pas vu précédemment que si l'ignorance est volontaire de quelque
manière, soit directement, soit indirectement, elle ne cause pas l'involontaire ?
Lors donc que la conscience se trompe volontairement, soit directement, parce
qu'elle veut se tromper ; soit indirectement, parce qu'elle ne veut pas
apprendre ce qu'elle est obligée de savoir, ses écarts n'excusent pas la
volonté qui suit ses prescriptions. L'homme, alors, doit sortir au plus tôt de
son ignorance vincible et volontaire. L'ignorance absolument involontaire est
la seule qui excuse les erreurs de la raison et les actes qu'elles amènent dans
la volonté.
Lorsque l'intention constitue seule la bonté d'un acte par le
rapport qu'elle établit entre lui et une fin légitime, elle rend la volonté
bonne : ainsi jeûner en l'honneur de Dieu est un acte qui tire sa bonté de
la fin qu'on se propose.
Si la
fin est mauvaise, l'acte n'est jamais bon ; et une fin, si bonne qu'elle
soit, ne justifie pas un acte mauvais en soi : la volonté, pour être
absolument bonne, doit vouloir un bien en vue d'un autre bien.
Puisque l'intention, comme on vient de le voir, peut être
bonne et l'acte de la volonté mauvais, la bonté de l'intention peut, par la
même raison, être plus grande que celle des actes de la volonté. — Pour ce qui
est de l'acte extérieur, il est patent qu'un objet n'est pas toujours en
proportion avec la fin à laquelle on le rapporte. Avec dix francs, on ne
s'acquitte pas d'une dette de cent francs que l'on a l'intention de payer. Il
peut, en outre, survenir dans l'acte extérieur des obstacles insurmontables. Si
j'ai l'intention d'aller à Rome, il n'est pas sûr que des empêchements ne
m'arrêteront pas. — Dans l'acte intérieur lui-même, la volonté peut se porter
vers un moyen qui n'est pas en proportion avec la fin qu'elle veut obtenir, et,
sous ce rapport, son acte n'est pas aussi bon que l'intention. — L'intention,
suivant ses degrés, influe, toutefois, sur l'acte intérieur et extérieur de la
volonté, et nous gagnons toujours quelque chose à nous proposer un grand bien. Dieu
regarde surtout nos bonnes intentions, qui ressemblent à un trésor dans notre cœur.
Pour ce
qui est des péchés, les fautes sont toujours en proportion de l'intention.
Cette différence provient de ce que l'intention suffit à produire la malice de
la volonté, tandis qu'elle n'en constitue pas à elle seule la bonté.
Le Sauveur disait: « Mon Père, qu'il me soit fait comme
vous voulez, et non comme je veux ? » (Matth. xxvi, 39.) — La volonté
humaine a pour objet le souverain bien, qui est Dieu ; et, pour être
bonne, il faut qu'elle lui soit rapportée. Or, le souverain bien est l'objet
propre de la volonté divine elle-même. Comme ce qui est le premier dans un
genre est la règle de ce qui vient ensuite, la volonté divine est la règle de
toutes les volontés, et, conséquemment, la nôtre doit lui être conforme.
Un objet pouvant être bon sous un rapport et mauvais sous un
autre, deux volontés qui le cherchent ou le repoussent à ces différents points
de vue, peuvent être également bonnes. Le juge qui, selon l'ordre de la
justice, veut la mort d'un malfaiteur, et le fils de ce malfaiteur qui, par
pitié filiale, cherche à le soustraire au supplice, ont l'un et l'autre une
bonne volonté. Pareillement, lorsque Dieu veut une chose au point de vue de sa
bonté, l'homme qui ne la veut pas à un point de vue particulier, n'a pas
toujours une volonté mauvaise en elle-même. Mais, comme la volonté qui se porte
vers des biens particuliers n'est bonne qu'autant qu'elle les rapporte au bien
général, la nôtre est tenue de se conformer à la volonté divine, non
matériellement, en s'abdiquant elle-même ; mais formellement, en se
soumettant aux décrets divins et à l'ordre de la nature. En suivant ainsi
l'inclination naturelle que Dieu lui a donnée, elle n'en est pas moins conforme
à la volonté divine : d'un côté, elle veut ce que Dieu la porte lui-même à
vouloir ; de l'autre, elle se résigne formellement à sa volonté suprême.
La
charité va plus loin dans la conformité formelle ; elle porte à vouloir
les choses comme Dieu lui-même les veut.
« C'est par la volonté, dit saint Augustin, que l'on est
pécheur ou vertueux. » Donc, au jugement de ce grand Docteur, le bien et
le mal moral est avant tout dans l'acte de la volonté.
La fin étant l'objet propre de notre volonté, il est clair
que, quand un acte extérieur tire sa bonté ou sa malice de son rapport avec une
fin, cette bonté ou cette malice est d'abord dans l'acte de la volonté, d'où
elle découle ensuite dans l'acte extérieur : faire l'aumône par vaine
gloire est une mauvaise action. Il n'en est pas ainsi lorsque la bonté ou la
malice de l'acte extérieur dérive de son espèce même et de ses circonstances ;
car ici, sa valeur morale émane de la raison plus que de la volonté. C'est
pourquoi, si on considère la bonté d'un acte extérieur comme déterminée et
conçue par la raison, elle est antérieure à celle des actes de la volonté ;
mais, envisagée dans l'exécution d'une œuvre, elle suit la bonté de la volonté,
qui est son principe.
L'acte
extérieur est l'objet de la volonté, en tant qu'il lui est proposé par la
raison ; aussi, sous ce rapport, sa bonté précède l'acte de la volonté.
Mais, en tant qu'il consiste dans l'exécution d'une œuvre, il suit la volonté,
cause efficiente et formelle de son existence.
Saint Augustin a dit : « Il y a des actions qui ne
peuvent se justifier ni par la bonté de la fin, ni par celle de la volonté. »
— Le mal résulte d'un seul défaut ; le bien, pour être absolument bien,
exige une bonté complète. Lorsque la volonté est bonne dans son objet et dans
sa fin, l'acte extérieur est bon. Mais, pour cela, il ne suffit pas que
l'intention de la volonté soit bonne, il faut, en outre, que l'acte voulu soit
conforme à la raison.
La
volonté pèche non-seulement en se proposant une mauvaise fin, mais en se
portant à un acte mauvais.
Quand la bonté ou la malice de l'acte extérieur ne provient
que de la fin, elle est identique dans l'acte intérieur et dans l'acte
extérieur. Mais, lorsque l'acte extérieur est bon ou mauvais en lui-même,
c'est-à-dire dans sa matière ou dans ses circonstances, autre est
la bonté de l'acte extérieur, autre est celle
de la volonté, qui se tire de la fin. La bonté de la fin rejaillit, toutefois,
sur l'acte extérieur, et la bonté de la matière et des circonstances n'est pas
non plus sans influence sur l'acte intérieur, comme nous l'avons déjà dit.
Si l'acte extérieur n'ajoutait rien à la bonté ou à la malice
de l'acte intérieur, l'homme s'efforcerait vainement de joindre les œuvres à
ses bonnes intentions.
Parle-t-on de la bonté ou de la malice qu'un acte extérieur,
indifférent en lui-même, tire uniquement de la fin qu'on se propose ? Un
tel acte n'ajoute rien à la volonté, à moins qu'il ne contribue à l'affermir
dans le bien ou à la rendre plus obstinée dans le mal ; et ceci, du reste,
peut arriver de plusieurs façons : car, 1° l'intention répétée est un
double bien ou un double mal ; 2° l'intention qui persévère longtemps est
meilleure dans le bien et est pire dans le mal ; 3° l'intention devient
souvent plus énergique ou plus faible en se portant à des actes agréables ou
pénibles.
Veut-on parler de la bonté que l'acte extérieur possède par
lui-même ? Cet acte, qui devient alors pour la volonté même une sorte de
fin et de terme, ajoute certainement à la bonté de cette faculté. Toute
inclination, comme tout mouvement, obtient sa perfection en arrivant à sa fin
et en atteignant son terme : aussi la volonté n'est parfaite qu'autant
qu'elle est disposée à agir en temps opportun. Mais si elle ne peut opérer par
suite d'un obstacle insurmontable, ce défaut de perfection, qui est
involontaire, n'ôte rien à la bonté ou à la malice de son acte intérieur.
L'événement subséquent a été prévu, ou il ne l'a pas été. S'il
a été prévu, il ajoute évidemment à la bonté ou à la malice de l'acte
extérieur. Lorsque quelqu'un songe qu'il peut résulter de son action une
multitude de maux et que cette pensée ne l'arrête pas, sa volonté est par cela
même plus déréglée. — Si l'événement n'a pas été prévu, il faut faire une
nouvelle distinction. Résulte-t-il naturellement de tel acte et arrive-t-il le
plus souvent ? Il ajoute alors à la bonté et à la malice de cet acte :
plus une action peut produire de biens ou de maux, plus elle est douée de bonté
ou entachée de malice. N'en résulte-t-il que rarement et indirectement ?
Il n'ajoute pas à la bonté ou à la malice de l'acte ; on juge les choses
d'après ce qu'elles sont par elles-mêmes, et non d'après ce qu'elles sont par
accident.
Si, par l'unité d'acte, on entend l'unité morale, il ne se
peut pas que le même acte soit bon et mauvais ; mais si l'on entend
l'unité naturelle ou physique, cela est possible. Une promenade, qui n'est
qu'un seul acte naturel, peut donner lieu à plusieurs actes moraux ; par
exemple, lorsque celui qui se promène change d'intention.
Nous l'avons reconnu, la bonté de l'acte humain dépend principalement
de la loi éternelle ; conséquemment, sa malice consiste à s'en écarter.
C'est en cela que consiste le péché ; car, selon la définition de saint
Augustin, « le péché est une parole, une action ou un désir contraire à la
loi éternelle. » Or, dans les actes volontaires, la règle prochaine est la
raison humaine, et la règle suprême la loi éternelle. Lors donc qu'une action
est rapportée à une fin conformément à l'ordre voulu par la raison et par la
loi éternelle, elle est droite ; toutes les fois qu'elle s'écarte de cette
double règle, elle devient péché.
Un acte ne mérite la louange ou le blâme qu'autant qu'il est
imputable à son auteur ; car louer ou blâmer n'est autre chose que
rapporter à quelqu'un la bonté ou la malice de ses actes. Les actes volontaires
ou humains sont, conséquemment, les seuls qui soient susceptibles de louange ou
de blâme.
L'acte humain, selon qu'il est bon ou mauvais, emporte mérite
ou démérite, conformément à ces paroles d'Isaïe (iii, 10) : « Dites
au juste qu'il a bien fait et qu'il recueillera le fruit de ses œuvres. Malheur
à l'impie plongé dans le mal ! Il subira la peine de ses péchés. »
Tout homme vivant dans une société en est membre et partie :
c'est pourquoi, lui faire du bien ou du mal, c'est en faire à la société
elle-même, tout ainsi que quiconque blesse la main d'un homme blesse l'homme
lui-même. Il s'ensuit que celui qui fait du bien ou du mal, à une personne
vivant en société, acquiert un double mérite ou encourt un double démérite. Il
lui est dû, en effet, une récompense ou une punition : d'abord, de la part
de la personne favorisée ou blessée, et, ensuite, de la part de la société tout
entière. Pour la même raison, faire du bien ou du mal à la société elle-même,
c'est mériter une double rétribution ou une double punition : d'abord, de
la société tout entière, et, en second lieu, de chaque membre de la société.
Par une dernière conséquence, lorsqu'un individu se fait du bien ou du mal à
lui-même, il lui est encore dû quelque chose, puisque, faisant partie d'une
communauté, ce bien ou ce mal qu'il se fait rejaillit sur la communauté même.
« Dieu, dit l'Écrivain sacré, soumet à son jugement tout ce
qui se fait sur la terre, soit le bien, soit le mal. » (Eccl. xii, 44.) Le
jugement de Dieu implique une rétribution ; or, la rétribution suppose
mérite ou démérite. Par conséquent, tout acte humain, bon ou mauvais, est
méritoire ou déméritoire devant Dieu.
Nous le disions tout-à-l’heure, nos actes méritent une
rétribution ou un châtiment, tant de la part de celui auquel ils se rapportent
que de la communauté dont il fait partie. Ils sont méritoires ou déméritoires
devant Dieu, de cette double manière. En effet, Dieu est notre fin dernière, et
toutes nos actions doivent lui être rapportées en faire de mauvaises, c'est ne
pas l'honorer comme nous le devons, lui qui est notre fin dernière. Nos actes
ont, en outre, une responsabilité vis-à-vis de la communauté universelle, et
conséquemment encore devant Dieu, qui, comme roi et comme gouverneur de
l'univers, doit veiller au bien commun de tous les êtres, et particulièrement à
celui de la créature raisonnable. Il lui appartient, dès lors, de récompenser
le bien et de punir le mal dont la société est l'objet.
Les actes humains emportent donc mérite ou démérite devant
Dieu ; sans quoi il faudrait dire qu'il n'en prend aucun soin.
Le bien
et le mal, dira quelqu'un, ne causent aucun dommage ni aucun profit à Dieu,
comme on le voit par ces paroles de Job (xxxv, 6) : « Si vous péchez,
quel dommage lui causerez-vous ? Si vous suivez la justice, que lui
apporterez-vous ? » Ne s'ensuit-il pas que les actes bons ou mauvais
n'ont à ses yeux ni mérite ni démérite ? — Point du tout ; il est
vrai que nos actes n'enlèvent rien à Dieu et ne lui donnent rien, absolument
parlant. Mais l'homme lui donne néanmoins ou lui ravit quelque chose, autant qu'il
est en lui, en observant on en violant l'ordre même que Dieu a établi.
Quoi donc ! direz-vous, l'homme, dans ses actes, est-il
autre chose qu'un instrument de la puissance divine ? Que peut mériter
l'instrument vis-à-vis de celui qui le met en mouvement ? — L'homme est mû
par Dieu comme un instrument, nous en convenons ; mais il est mû de telle
sorte qu'il se meut aussi lui-même par son libre arbitre, et voilà pourquoi ses
actes ont un mérite ou un démérite devant Dieu.
Peut-être insistera-t-on en disant que, si l'acte humain
n'emporte mérite ou démérite qu'autant qu'il se rapporte à autrui, tous nos
actes, ne se rapportant pas à Dieu, ne sont pas tous méritoires ou déméritoires
à ses yeux. — Nous répondons qu'en ce qui est de la société politique, à
laquelle l'homme n'appartient pas par tout son être et par tous ses biens, il
n'est pas nécessaire que tous ses actes soient réputés méritoires ou
déméritoires ; mais que, vis-à-vis de Dieu, à qui nous devons rapporter
tout notre être, toutes nos facultés et tous nos biens, nos actes, bons ou
mauvais, portent, selon que le permet leur nature, le caractère du mérite ou du
démérite.
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EXPLICATION.
Nous considérerons les passions : d'abord en général,
puis en particulier. — Relativement aux passions, en général, il y a quatre
points à voir : le sujet des passions (22), leur différence (23), leur
moralité (24), leur ordre respectif (25). — À l'égard des passions
particulières, on traitera des passions de la puissance concupiscible, qui sont
au nombre de six, et des passions de la puissance irascible, qui en composent
cinq.
Passions du concupiscible. L'amour ; sa nature
(26) ; — ses causes (27) ; — ses effets (28). — La haine (29). — Le
désir et l'aversion (30). — La joie ; sa nature (31) ; — ses causes (32) ;
— ses effets (33) ; sa moralité (34). — La douleur ; sa nature (35) ;
— ses causes (36) ; — ses effets (37) ; — ses remèdes (38) ; — sa
moralité (39).
Passions de l'irascible. L'espérance et le désespoir (40). — La
crainte ; sa nature (41) ; — son objet (42) ; — ses causes (43) ;
— ses effets (44). — L'audace (45). — La colère ; sa nature (46) ; — ses
causes et ses remèdes (47) ; — ses effets (48).
N. B. Nous avons emprunté à l'excellent ouvrage du docteur
Belouino sur les Passions, les notes
qui, dans ce traité, sont distinguées par des guillemets.
Les mots passivité
et passion, dérivés de pâtir, peuvent être entendus en divers
sens. Tout être qui reçoit quelque chose est passif, alors même que, sans rien perdre,
il acquiert une perfection. L'âme est passive quand elle sent ou comprend une
chose, parce que, dans ce cas, il y a réception. On entend proprement par
passion la modification que subit celui qui est entraîné vers un agent, en
perdant ce qui convient à sa nature. Mais, aucune passion dans l'âme ne pouvant
être accompagnée de déperdition que par rapport aux modifications du corps, il
faut enseigner que les passions proprement dites ne conviennent à l'âme humaine
qu'indirectement, c'est-à-dire en tant que l'être composé d'une âme et d'un
corps les éprouve ; et l'on doit ajouter que la modification qui amène un
état pire a beaucoup plus encore le caractère
de la passion que celle d'où résulte un état
plus heureux : la tristesse est appelée passion avec plus de vérité que la
joie.
Les
passions, on le voit, conviennent à l'âme accidentellement, et à l'être
composé, à l'homme, absolument parlant[131].
Les passions résident dans l'appétit sensitif plutôt que dans
la perception des sens. Par l'appétit, en effet, l'âme se met en rapport avec
les objets extérieurs et se laisse modifier par eux en se conformant à leur
nature, au lieu que, par ses perceptions, elle reçoit les objets sensibles
seulement selon sa manière d'être.
L'idée
de passion se rencontre dans les actes de l'appétit purement sensitif plutôt
que dans ceux de la partie cognitive de cet appétit, bien que les uns et les
autres proviennent d'un organe corporel.
Là où existe principalement la modification sensible, là sont
les passions. Or, la volonté, qui ne dépend pas essentiellement des organes du
corps, n'en subit pas nécessairement les modifications. L'appétit sensitif est
donc le sujet des passions plutôt que l'appétit rationnel appelé volonté.
Quand
l'amour, la joie et d'autres passions semblables sont attribuées à Dieu ou aux
anges, ces mots n'expriment que des actes simples de volonté, qui n'ont avec
les passions qu'une certaine ressemblance à raison des effets.
Si des puissances diverses ont des objets divers, il en est
nécessairement de même des passions qui affectent ces puissances. Par
conséquent, ces passions diffèrent d'espèce entre elles ; car il faut une
plus grande différence dans les objets pour spécifier les puissances que pour
spécifier les passions et les actes. — Pour établir maintenant quelles sont
celles qui appartiennent au concupiscible et quelles sont celles de
l'irascible, il faut se reporter à la notion que nous avons donnée de l'une et
de l'autre de ces deux puissances dans la première partie de cet ouvrage (Q.
81), où nous avons montré que l'objet de la puissance concupiscible est le bien
ou le mal, c'est-à-dire l'agréable et le douloureux, pris absolument ; tandis
que celui de la puissance irascible est le bien et le mal considérés comme choses
difficiles. Cela étant, toutes les passions qui regardent le bien ou le mal
d'une manière absolue appartiennent à la puissance concupiscible : ainsi
la joie, la tristesse, l'amour, la haine, et les autres. Celles qui regardent
le bien et le mal du côté de la difficulté que présentent, soit l'acquisition
de l'un, soit la fuite de l'autre, reviennent à la puissance irascible : telles
sont la crainte, l'espérance, et les autres semblables.
Il existe deux sortes d'opposition dans les passions de l'âme.
L'une vient des objets, c'est-à-dire du bien et du mal ; l'autre résulte
de ce que tantôt l'on s'approche et tantôt l'on s'éloigne d'un même terme. La
première existe seulement dans les passions du concupiscible ; mais elles
se trouvent toutes deux dans les passions de l'irascible. Voici la raison de
cette différence :l'objet du concupiscible, c'est, comme nous l'avons dit
plus haut, le bien et le mal pris dans le sens absolu. Or, le bien, comme tel,
n'est pas un terme dont on s'éloigne ; et le mal, comme tel, n'est pas un
terme dont on s'approche : tous les êtres désirent le bien et fuient le
mal. De là vient que toute passion de l'appétit concupiscible tend au bien,
ainsi l'amour, le désir, la joie ; ou fuit le mal, ainsi la haine,
l'aversion et la tristesse. Ces passions n'ont pas entre elles l'opposition du
rapprochement et de l'éloignement par rapport à un même objet. Mais cette
dernière opposition existe dans les passions de l'irascible, qui sont produites
par le bien et le mal considérés comme difficiles ; car un bien difficile
à obtenir présente, en tant que bien, un motif de le rechercher, et, en tant
que difficile, un motif de le fuir : de là, d'un côté, l'espérance ; de
l'autre, le désespoir. Pareillement, le mal difficile à éviter offre, comme
mal, un motif de le fuir, ce qui produit la crainte ; mais il offre aussi,
par sa difficulté même, un motif de le poursuivre et d'en triompher pour
échapper à son empire, et cela appartient à l'audace. Il y a, on le voit, dans
les passions de l'irascible, une opposition qui résulte de la contrariété du
bien et du mal, par exemple, celle de l'espérance et de la crainte, et, de
plus, une autre opposition provenant de ce qu'on s'approche ou de ce qu'on
s'éloigne du même terme : telle est celle de l'audace et de la crainte.
Il y a une passion qui a cela de particulier, qu'elle n'a
point son contraire, ni selon l'opposition du rapprochement et de l'éloignement
vis-à-vis du même terme, ni selon la contrariété du bien et du mal objectifs.
Cette passion, c'est la colère, qui est causée par un mal à la fois difficile
et présent ; car, ou l'appétit succombe sous le poids du mal qui
l'accable, et c'est la tristesse, passion du concupiscible ; ou il s'élève
contre le mal, et c'est alors la colère elle-même qui éclate.
Le bien, qui a une force attractive, détermine dans le
concupiscible une inclination, ensuite un mouvement, puis un repos ; de là
l'amour, le désir et la joie, passions différentes d'espèce, mais non contraires.
Le mal, qui possède une force répulsive, y produit des effets analogues, en
sens inverse ; d'où la haine, l'aversion et la douleur, passions également
différentes d'espèce, sans être contraires l'une à l'autre. Dans les passions
de l'irascible, l'inclination à poursuivre le bien et à fuir le mal est
supposée de la part du concupiscible ; nous y trouvons l'espérance et le
désespoir à l'égard du bien qu'on ne possède pas encore ; la crainte et
l'audace, à l'égard du mal non encore arrivé ; et enfin la colère, qui n'a
point son contraire. Sur ces fondements, nous devons admettre dans la puissance
concupiscible trois sortes de passions, qui ont chacune leur contraire : l'amour
et la haine, le désir et l'aversion, la joie et la douleur. On en distingue pareillement
trois dans l'irascible : l'espérance et le désespoir, la crainte et
l'audace, puis enfin la colère. Voilà en tout onze passions différentes
d'espèce : six dans le concupiscible, cinq dans l'irascible ; à
celles-là reviennent toutes les autres passions de notre âme.
Les passions de l'âme, considérées en elles-mêmes comme de simples
mouvements de l'appétit irraisonnable, ne présentent ni bien, ni mal moral. Il
en est autrement lorsqu'elles dépendent de la raison et de la volonté. Les
mouvements des membres de notre corps sont moralement bons ou mauvais, en tant
qu'ils sont volontaires : à plus forte raison en est-il ainsi de ceux de
l'appétit sensitif, qui est plus rapproché de la raison et de la volonté que ne
le sont nos membres extérieurs. Donc les passions, qui peuvent être appelées
volontaires non-seulement lorsque la volonté les commande, mais encore
lorsqu'elle ne les prohibe pas, sont, en morale, bonnes ou mauvaises, en tant
qu'elles dépendent de la volonté.
Aux yeux des Stoïciens, toutes les passions étaient mauvaises ;
ils appelaient ainsi tout mouvement de l'âme qui sort des limites de la raison.
Cicéron les qualifiait de maladies de l'âme. Mais les Péripatéticiens, qui
appelaient passion tout mouvement de l'appétit sensitif, disaient, avec plus de
vérité, que les passions sont bonnes si elles sont dirigées par la raison,
mauvaises si elles se dérobent à ses lois. Et, en effet, il n'est pas dans la
nature d'une passion d'être toujours en opposition avec la raison. Celles qui
sont déréglées inclinent au péché ; mais celles que la raison dirige
appartiennent à la vertu[132].
Si, comme les Stoïciens, nous n'appelions passions de l'âme
que les mouvements désordonnés de l'appétit sensitif, nous devrions reconnaître
que toute passion diminue la bonté d'un acte ; mais, comme nous donnons ce nom à tous
les mouvements de l'appétit sensitif, nous enseignons que notre perfection est
de les soumettre à la raison.
Que si notre bien consiste à suivre la raison, il est évident
que nous serons d'autant plus parfaits que cette puissance dominera davantage
sur les diverses parties de notre être. Or, de même qu'il importe à notre
perfection morale que la raison dirige les actions même extérieures de notre
corps, il est aussi de notre perfection morale que notre appétit sensitif lui
soit soumis et que nos passions soient réglées par elle de telle sorte que nous
soyons portés au bien non-seulement quant à la volonté, mais encore quant à
notre appétit sensitif, conformément à ces paroles : « Mon cœur et ma
chair ont tressailli dans le Dieu vivant. » (Ps. LXXXIII, 2.)
Les
passions, dira-t-on, faisant obstacle au jugement de la raison, diminuent la
bonté des actes moraux. — Les passions qui préviennent le jugement de la raison
diminuent, nous en convenons, la bonté morale des actes, puisque la raison, qu'elles
obscurcissent, est la source de cette bonté. Mais il en est qui résultent du
jugement même de la raison, tantôt par manière de surabondance, lorsque la
partie supérieure de l'âme, fortement impressionnée, révèle au dehors la force
de la volonté, manifestant par là même la bonté d'un acte moral ; tantôt
par manière de choix, par exemple, quand on excite en soi une passion pour
accomplir une œuvre avec plus d'ardeur en s'aidant de l'appétit sensitif :
ces passions ajoutent alors à la bonté d'une action.
Celles
qui tendent au mal atténuent le péché quand elles précèdent le jugement de la
raison ; mais elles l'augmentent ou témoignent de sa grandeur quand elles
le suivent de l'une des deux manières que nous venons d'indiquer.
Il en est des passions comme des actions : l'espèce en
peut être considérée à deux points de vue. Dans leur nature matérielle, elles
n'ont, en morale, ni bonté ni malice ; mais, comme actes volontaires ou
humains, c'est-à-dire en tant qu'elles participent de la volonté et de la
raison, elles appartiennent par leur espèce au bien ou au mal moral ; car
leur objet, ainsi compris, est une chose conforme ou contraire à la raison. La
pudeur, par exemple, cette crainte de ce qui est honteux, est une bonne
passion, parce qu'elle est inspirée à la raison ; au lieu que l'envie, qui
est une tristesse causée par le bien d'autrui, est blâmable : elles
empruntent, l'une et l'autre, leur espèce à l'acte extérieur.
Les
bonnes passions tendent au bien non pas seulement apparent, mais au bien réel,
dont les mauvaises s'éloignent.
Les passions de la faculté irascible ne sont pas antérieures à
celles du concupiscible ; elles les ont, au contraire, pour principe et
pour fin. — D'abord, les passions du concupiscible ont pour objet le bien
absolu, tandis que celles de l'irascible ne se rapportent qu'à un bien qui est
difficile, à un bien restreint, et conséquemment postérieur au bien absolu.
Ensuite, il est évident que les passions de l'irascible cherchent le repos dans
le bien, ce qui est avant tout le but du concupiscible.
On doit observer néanmoins que, dans l'ordre d'exécution, les
passions de l'irascible précèdent parfois celles du concupiscible, par la
raison même que le repos, qui est en premier lieu dans l'intention, n'arrive
que le dernier comme fin d'un mouvement : ainsi l'espérance précède la
joie.
Saint Augustin dit : « Toutes les passions émanent
de l'amour ; le désir est l'amour à la poursuite de son objet ; la
joie n'est autre que l'amour en possession de son objet. » — Le
concupiscible, il est vrai, se rapporte au bien et au mal ; mais, le bien
précédant naturellement le mal, puisque le mal est la privation du bien, les
passions qui, dans le concupiscible, ont le bien pour objet, doivent
naturellement passer avant celles dont l'objet est le mal, la fuite du mal
suppose la recherche du bien[133]. — Cela posé, pour comprendre que l'amour est la première de
toutes les passions du concupiscible, il suffit de considérer que le bien est
une fin, et que tout être qui tend à une fin doit avoir en lui-même, et avant
tout, une sorte d'aptitude et d'inclination pour elle. Or, cette aptitude ou
inclination n'est autre que l'amour ; le mouvement vers le bien, c'est le
désir ; et le repos dans le bien, c'est la joie. L'amour occupe donc la
première place dans les passions du concupiscible[134].
L'espérance est la première passion de l'irascible. En effet,
elle est la plus rapprochée de l'amour, qui est la première de toutes les
passions. Ensuite, de toutes les passions de l'irascible, elle est celle qui se
propose le bien d'une manière plus directe et plus parfaite. Elle passe avant
le désespoir, car elle se rapporte à un bien dont le désespoir s'éloigne ;
elle passe avant la crainte et l'audace, puisque la crainte provient du
désespoir, et l'audace de l'espérance même de la victoire ; elle passe
enfin avant la colère, qui est une conséquence de l'audace, nul ne poursuivant
une vengeance avec colère, s'il n'a l'audace de l'obtenir.
Au point où nous sommes parvenus, il est facile d'établir
l'ordre respectif des passions par voie de génération. Au premier rang se
présentent l'amour et la haine, au second le désir et l'aversion, au troisième
l'espérance et le désespoir, au quatrième la crainte et l'audace, au cinquième
la colère, au sixième enfin la joie et la tristesse qui sont le dernier terme
de toutes les passions. Il faut bien entendre que l'amour passe avant la haine,
le désir avant l'aversion, l'espérance avant le désespoir, la crainte avant
l'audace, et la joie avant la tristesse.
Assez généralement on nomme principales les quatre passions
suivantes : la joie, la tristesse, l'espérance et la crainte ; parce
que les deux premières, la joie et la tristesse, ont pour objet les biens et
les maux présents ; les deux autres, l'espérance et la crainte, les biens
et les maux futurs.
« L'amour, dit Aristote, est dans le concupiscible. »
L'amour appartient, en général, aux puissances appétitives, qui ont, comme lui,
le bien pour objet. — L'amour naturel est dans l'appétit naturel ; il est
une sorte de sympathie secrète, qui dans les corps graves, s'appelle affinité
et attraction. — L'amour sensitif est dans l'appétit sensitif ; c'est une
sorte de complaisance qui vient à la suite d'une perception. — L'amour
intellectuel ou raisonnable est dans l'appétit rationnel, que l'on nomme la
volonté. — Quant à l'amour sensitif, il appartient à la partie concupiscible de
l'appétit sensitif, parce qu'il a rapport au bien pur et simple, et non pas au
bien ardu qui est l'objet de l'irascible.
L'amour
naturel n'est pas seulement dans les forces végétatives, il est aussi dans
toutes les puissances de l'âme, dans toutes les parties du corps, et
généralement dans toutes les choses. « Tous les êtres, dit saint Denis,
éprouvent l'attrait du bon, puisque tous, par une affinité naturelle, tendent
vers ce qui leur convient. »
Les passions sont des impressions produites par un agent
extérieur sur un être passif. Les agents physiques, dans la gravitation,
communiquent aux corps qu'ils attirent une sorte d'inclination suivie d'un
mouvement ; l'objet aimé donne, de même, à l'appétit une certaine
propension au moyen de laquelle, s'identifiant avec lui, il y éveille la
complaisance et y fait naître le désir, qui est bientôt suivi d'une tendance
réelle vers lui. Cette première modification de l'appétit prend le nom d'amour ;
elle n'est rien autre chose qu'une complaisance dans le bien, de laquelle
provient le mouvement du désir, et en dernier lieu le repos, qui est la joie.
Que si l'amour consiste dans une certaine modification de l'appétit par le bien,
il est manifestement une passion : une passion véritable, quand il a son
siège dans la partie concupiscible ; une passion improprement dite, dès
qu'il n'appartient qu'à la volonté.
L'appétit,
dans l'amour, se porte avec complaisance vers l'objet aimé et s'y attache comme
à lui-même ou à une partie de lui-même. L'amour n'est pas précisément l'union ;
il en est le principe. Il est, dit saint Denis, une vertu unitive. »
Vérité que le Philosophe exprimait dans cette parole : « L'union est
l'ouvrage de l'amour. » — L'amour n'est pas, on le voit, une simple
relation, comme quelques-uns l'ont dit ; il est une passion véritable[135].
La dilection ajoute à l'amour, comme le mot l'indique, une
élection préalable ; elle est plutôt dans la volonté et dans la raison, au
lieu que l'amour est dans le concupiscible.
Quoi qu'il en soit, le mot amour
est regardé par plusieurs Pères comme plus divin que celui de dilection,
précisément parce qu'il implique une passion que Dieu produit en nous,
lorsqu'il nous attire à lui[136].
Oui ; ce sont là deux choses bien différentes. L'amour,
en effet, présente une double tendance : l'une, vers le bien que l'on veut
à quelqu'un, à soi-même ou à autrui ; l'autre, vers la personne elle-même
à qui l'on veut du bien. Aimer le bien pour soi-même ou pour un autre, voilà
l'amour de concupiscence, amour relatif. Aimer la personne à laquelle on veut
du bien, c'est l'amour d'amitié. Ce qu'on aime d'un amour d'amitié, on l'aime
pour lui-même ; ce qu'on aime d'un amour de concupiscence, on l'aime pour
un autre objet. L'amour d'amitié est le seul qui mérite absolument le nom
d'amour ; l'amour de concupiscence n'est qu'un amour restreint.
Nous ne
donnons absolument le nom d'ami qu'à la personne à qui nous voulons du bien ;
ce que nous voulons pour nous-mêmes, nous le voulons d'un amour de
concupiscence. — Dans une amitié utile et agréable, on peut assurément vouloir
du bien à son ami, et, sous ce rapport, on a une amitié véritable ; mais,
chez celui, qui rapporte ce bien à son plaisir même ou à son utilité propre,
une telle amitié se transforme en amour de concupiscence et perd sa nature
première[137].
L'amour a pour cause son objet même, qui n'est autre que le
bien. La passion de l'amour implique, en effet, comme nous l'avons vu, une
certaine convenance entre le sujet aimant et l'objet aimé : or, cette
convenance, qui se traduit par la complaisance du sujet dans l'objet de son
amour, c'est le bien même des êtres, qui veulent tous ce qui leur est naturel
et proportionné. Le bien, voilà donc la cause propre de l'amour.
Le mal
n'est aimé qu'à raison du bien qui lui est adjoint, ou parce qu'on le prend
faussement pour le bien : or, tout amour qui ne tend pas au véritable bien
est mauvais. Le Psalmiste a pu dire en ce sens-là : « Celui qui aime
l'iniquité hait son âme. (x, 6.) » L'iniquité procure certains biens, tels
que les plaisirs, l'argent et autres.
« Nul, selon la remarque de saint Augustin, ne peut « aimer
ce qu'il ne connaît pas. »
L'amour exige, en effet, la perception du bien que l'on aime. La
vision corporelle est le principe de l'amour sensitif ; la contemplation,
le principe de l'amour spirituel. — La connaissance est la cause de l'amour,
par cela même que le bien qui en est l'objet ne saurait être aimé sans être
perçu.
On nous
objectera, peut-être, que l'on s'applique par amour à certaines sciences sans
les connaître. — Celui qui aime une science ne l'ignore pas entièrement ;
il la connaît déjà en général, soit par ses effets, soit par les éloges qu'on
lui donne. Faisons observer, à cette occasion, que la perfection de la
connaissance, qui appartient à la raison, requiert des choses que n'exige pas
la perfection de l'amour : on peut aimer parfaitement ce que l'on ne
connaît qu'imparfaitement. Cette remarque est applicable à l'amour de Dieu.
La ressemblance en vertu de laquelle deux êtres possèdent
actuellement et réellement la même chose produit l'amour d'amitié ou de
bienveillance. « Tout animal aime son semblable. » (Eccl. xiii,19.) La
raison de cette amitié est que, ces deux êtres n'en faisant pour ainsi dire
qu'un seul sous la même forme, l'affection de l'un se porte vers l'autre pour
lui vouloir le même bien qu'à lui-même, comme s'il n'était réellement qu'un
avec lui. — La ressemblance qui ne repose que sur la puissance d'acquérir ce
qu'un autre être possède, produit l'amour de concupiscence. Tous les êtres
s'aimant eux-mêmes plus qu'ils n'aiment les autres, aussitôt que l'un d'eux
s'aperçoit que la ressemblance qu'il a avec un autre l'empêche d'atteindre le
bien qu'il désire, il prend à dégoût cet autre être, non parce qu'il lui
ressemble, mais parce qu'il l'empêche d'obtenir son bien propre : de là
les inimitiés entre les gens d'un même état, qui se nuisent mutuellement dans
leurs profits ; de là surtout les querelles des orgueilleux, qui
s'empêchent les uns les autres d'obtenir la supériorité qu'ils ambitionnent.
Un bon
chanteur aime un bon écrivain par similitude de proportion, en ce qu'ils ont
l'un et l'autre ce qui convient à leur art. — L'homme qui aime ce dont il a
besoin ressemble à ce qu'il aime, comme la puissance ressemble à l'acte. — Si
les avares aiment les hommes généreux, et un impie les hommes vertueux, c'est
qu'ayant en eux les principes primordiaux de la vertu, ils admirent ceux qui,
par conformité à la raison naturelle, les mettent en pratique.
Toutes les passions impliquent un mouvement vers un objet, en
vertu d'une certaine harmonie qui, au fond, appartient à l'amour : cela
est vrai même de la haine, qui suppose l'amour. Ce serait donc en vain que l'on
voudrait trouver quelque passion qui fût la cause totale et universelle de
l'amour lui-même. Si l'on me dit qu'une passion est la cause particulière d'un
certain amour, je ne m'y opposerai pas : un bien est la cause d'un autre
bien ; en ce sens-là, l'espérance produit ou augmente l'amour, soit par le
plaisir qu'elle donne, soit par le désir qu'elle excite, quoiqu'elle suppose
elle-même un bien préalablement aimé.
« L'amour, dit saint Denis, est une force unitive. »
Le sujet aimant s'unit à l'objet aimé de deux manières
réellement, quand cet objet est présentement en sa possession ; affectivement,
quand l'objet aimé est absent. Ce double effet se produit, soit que, par
l'amour de concupiscence, nous aimions une chose qui doit contribuer à notre
bien-être ; soit que, par l'amour d'amitié, on veuille à un ami le même
bien qu'à soi, parce qu'on le regarde comme un autre soi-même. C'était dans ces
principes que saint Augustin disait : « L'amour est comme un lien qui
unit ou tend à unir deux êtres, celui qui aime et celui qui est aimé. »
D'où il suit que l'union est un effet de l'amour.
L'union
se rapporte à l'amour d'une triple manière : d'abord comme cause, et alors
elle est fondée ou sur l'identité de nature, comme dans l'amour que quelqu'un
se porte à soi-même, ou sur la ressemblance, s'il s'agit de l'amour que l'on a
pour quelqu’autre chose ; ensuite, comme constituant l'amour lui-même par
une harmonie d'affection ; enfin, comme effet, à raison de la liaison
réelle que le cœur établit entre lui et l'objet aimé. — L'amour est beaucoup
plus unitif que la connaissance.
Il est écrit : « Celui qui demeure dans la charité
demeure en Dieu, et Dieu en lui. » (Jean iv, 16.) Nous devons donc
signaler comme effet de l'amour l'inhérence mutuelle qui fait que l'objet aimé
est dans le sujet aimant, et le sujet aimant dans l'objet aimé. Cette inhérence
peut être envisagée dans la faculté perceptive et dans la faculté appétitive. —
Quant à la faculté perceptive, l'objet aimé est dans le sujet aimant, en tant
qu'il reste dans sa pensée, selon cette parole de l'Apôtre aux Philippiens (i,
7) : « Je vous porte dans mon cœur ! » Le sujet aimant
pénètre, à son tour, dans l'objet aimé, lorsque, non content d'en prendre une
connaissance superficielle, il l'étudie et l'approfondit dans chacune de ses
parties. Aussi est-il écrit du Saint-Esprit, qui est l'amour par excellence :
« Il scrute tout, même les profondeurs de Dieu. » (I Cor. ii, 10.) — Quant
à la faculté appétitive, l'objet aimé est dans le sujet aimant, en vertu d'une
complaisance délicieuse pour celui-ci, qui se réjouit de sa présence et de ses
amabilités, ou qui porte ses désirs vers lui, soit par l'amour de
concupiscence, soit par l'amour d'amitié, pourvu que tout cela s'opère au moyen
d'un principe intérieur agissant sous le charme même de l'objet aimé.
Réciproquement, l'aimant est dans l'objet aimé par l'amour de concupiscence et
par l'amour d'amitié, mais non de la même manière. L'amour de concupiscence,
peu content d'une possession extérieure ou d'une jouissance superficielle,
cherche toujours à enserrer l'objet qu'il aime pour jouir de tout ce qu'il a de
plus intime, au lieu que l'amour d'amitié procède autrement. Aimer avec amitié,
c'est s'identifier avec son ami, vouloir ce qu'il veut, se réjouir de ce qui
lui plaît, souffrir de ce qu'il souffre.
L'amour
d'amitié donne encore lieu à un autre mode d'inhérence mutuelle lorsque deux
amis, s'aimant réciproquement, se veulent et se font du bien l'un à l'autre.
L'extase, qui consiste à être transporté hors de soi, se
produit tantôt dans l'intelligence, tantôt dans la puissance appétitive. Dans
l'intelligence, l'amour la produit indirectement, en concentrant l'esprit sur
l'objet aimé ; celui qui applique fortement sa pensée à une chose, la
sépare par là même des autres. Dans la puissance appétitive, l'amour produit
directement l'extase, et cela, d'une manière absolue, par l'amour d'amitié ;
d'une façon restreinte, par l'amour de concupiscence : car, dans l'amour
de concupiscence, on sort de soi, il est vrai, mais non pas entièrement ;
tandis que, dans l'amour d'amitié, l'affection sort totalement de celui qui
aime, pour se porter sans réserve au bonheur de l'objet aimé.
Le zèle, de quelque manière qu’on l'envisage, résulte de
l'intensité de l'amour. Il est évident, en effet, que plus une puissance tend
avec force vers un objet, plus elle repousse violemment tout ce qui lui fait obstacle.
L'amour, qui est un principe de mouvement, s'efforce ainsi d'écarter, quand il est
intense, tout ce qui l'arrête dans sa voie.
Toutefois, autre est l'effort de l'amour de concupiscence,
autre est celui de l'amour d'amitié. — L'amour de concupiscence désire vivement
une chose dont on veut jouir tranquillement soi-même, et il s'élève avec ardeur
contre tout ce qui empêche de l'obtenir et de la posséder sans partage : ainsi
les hommes se sentent fortement animés contre celui qui cherche à leur disputer
le cœur de leur femme. Ainsi encore les ambitieux attaquent sans ménagement
celui qui refuse de leur céder la première place ; et voilà le zèle de
l'envie, dont le Psalmiste parlait quand il disait : « Ne portez pas
envie aux méchants ; n'ayez pas le zèle de ceux qui commettent l'iniquité. »
(xxxvi, 1.) — L'amour d'amitié ne cherche que le bien de l'objet aimé : aussi,
plus il est ardent, plus il porte un homme à s'élever contre ce qui nuit, non à
lui, mais à l'ami dont il défend les intérêts. Si quelqu'un, par exemple, est
épris de l'amour de Dieu, il est zélé pour sa gloire, et il éloigne, autant
qu'il peut, ce qui blesse la volonté divine ; il met tout en œuvre pour
empêcher le mal, et il gémit de n'y pouvoir réussir. Tel est le sens de ces
paroles : « J'ai été zélé pour le Seigneur des armées » (III
Rois, xix,10) ; et de ces autres : « Le zèle de votre maison me
dévore. » (Jean, ii, 17.)
Non ; l'amour est plutôt une passion conservatrice, un
principe de perfection. « Tous les êtres, nous dit saint Denis, s'aiment
eux-mêmes d'un amour qui les conserve. » L'amour est l'union de la faculté
appétitive avec un bien. Or, un être ne souffre pas en s'unissant avec un bien
conforme à sa nature : il y a plus, un tel bien est pour lui une cause de
perfectionnement et d'amélioration. Ce qui blesse et détériore les êtres, c'est
le bien qui leur est contraire. — Il suit de là que si l'amour du vice les
blesse et les dégrade, comme le marque cette parole du prophète Osée (ix, 10) :
« Ils sont devenus abominables comme les choses qu'ils ont aimées, »
l'amour de Dieu, loin de produire un tel effet, les perfectionne et les
améliore. Nous parlons, on le conçoit, de la partie formelle de l'amour,
laquelle appartient à la puissance appétitive ; mais non pas de la partie
matérielle, qui consiste dans la modification des organes. Sous ce dernier
rapport, la passion de l'amour nous blesse souvent par les modifications
excessives qu'elle fait subir à notre corps[138].
« Tous les êtres, dit saint Denis, agissent par l'amour de
quelque bien. » Tout agent, en effet, poursuit une fin quelle qu'elle
soit : or, qu'est-ce qu'une fin, sinon un bien général ou particulier
qu'on désire et qu'on aime ? L'agent, dans tout ce qu'il fait, est donc mû
par quelque amour.
Nous ne
prétendons pas que l'on agit toujours d'après l'amour qui est une passion de
l'appétit sensitif. Nous parlons de l'amour en général, amour intellectuel,
raisonnable, animal ou naturel, n'importe ; et nous soutenons que toute
action provient de l'amour comme de sa première cause, alors même qu'elle
procède d'une passion quelconque. N'avons-nous pas vu plus haut que le désir,
la tristesse, le plaisir, toutes les passions en un mot, naissent de l'amour ?
La haine elle-même, comme on va le voir, ne fait pas exception.
Tous les êtres, doués d'attrait et de sympathie pour ce qui
convient à leur nature, ont aussi de l'éloignement et de la répulsion pour tout
ce qui lui est contraire ; de là deux phénomènes qui se traduisent, l'un
par l'amour, l'autre par la haine. Suivant cette loi universelle, l'amour
résulte de l'harmonie qui s'établit entre l'appétit même et un objet qui lui
paraît convenable ; la haine, au contraire, provient de l’antipathie de
l'appétit pour tout ce qui lui paraît nuisible. — Puisque tout ce qui convient
présente, sous ce rapport, la nature d'un bien, et que tout ce qui répugne
offre, par cela même, la nature d'un mal, le mal est la cause et l'objet de la
haine, comme le bien est la cause et l'objet de l'amour[139].
« Toutes les affections de l'âme, dit saint Augustin, ont
leur cause dans l'amour. » — En effet, on ne hait que ce qui est contraire
à un bien que l'on aime. Comme l'amour est, au fond, la cause de l'aversion
qu'on ressent pour ce qui est opposé aux biens aimés, toute haine, en réalité,
est produite par l'amour.
Du
moment que l'on aime une chose, on hait par là même la chose opposée : c'est
ainsi que l'amour du bien enfante la haine du mal contraire.
L'effet ne peut être plus fort que sa cause. La haine, qui est
l'effet de l'amour, n'est pas plus forte que l'amour même ; celui-ci, au
contraire, est plus fort que la haine. En nous éloignant d'un mal, nous avons
pour but d'arriver à un bien : or, nous tendons avec plus de force vers la
fin que vers les moyens. Ainsi notre volonté a plus d'énergie dans son amour
pour le bien que dans sa haine pour le mal. Si la haine semble quelquefois plus
forte que l'amour, cela provient, premièrement, de ce qu'elle agit plus
ostensiblement, et, en second lieu, de ce qu'on la compare souvent à un amour
qui ne lui correspond pas.
On pourrait le croire en voyant beaucoup d'hommes aimer
l'iniquité, et quelques-uns se donner la mort. Cependant l'Apôtre nous assure
le contraire : « Personne, dit-il, n'a jamais haï sa propre chair. »
(Eph. v, 29.)
Tout être désire naturellement son bien. Or, vouloir du bien à
quelqu'un, c'est l'aimer : donc il est nécessaire qu'on s'aime soi-même ;
partant, il est impossible qu'on se haïsse directement et d'une manière
absolue. Mais, indirectement, cela est possible de deux manières. Premièrement,
du côté du bien que l'on se veut, si ce bien, quoique relatif, est mauvais
absolument, de telle sorte que, par le fait, on se veut du mal, ce qui est se
haïr. Secondement, par rapport à notre propre personne ; car, ce qu'il y a
de plus élevé dans les hommes, c'est l'âme qui les représente, comme le roi
personnifie la cité. Lorsque quelques-uns estiment avant tout leur corps et
leurs sens, il arrive que, s'aimant de la façon qu'ils s'estiment, ils haïssent
ce qu'ils sont véritablement. C'est ainsi que celui qui aime l'iniquité se hait
lui-même, en recherchant ce qui est contraire à la partie raisonnable de son
être.
On ne se
veut et on ne se fait du mal qu'en vue d'un bien : celui-là même qui se
suicide considère la mort comme un avantage, en ce sens qu'il y voit le terme
de ses maux et de ses douleurs.
Il le paraît, d'après saint Paul, qui écrit aux Galates (iv,
16) : « Je me suis fait votre ennemi en vous disant « la vérité. »
On ne hait pas la vérité en général, elle plaît par elle-même ;
mais on hait une vérité particulière qui contrarie. L'homme voudrait parfois
que ce qui est vrai ne le fût pas, parce que la vérité le gêne dans ses
penchants ou dans ses vices ; d'autres fois, il voudrait ignorer la vérité
pour pécher plus librement, à la façon des impies qui disaient : « Nous
ne voulons pas connaître vos voies. » (Job, xxi, 14.) Souvent aussi, il
est fâché que la vérité qui le concerne soit manifestée. Ces raisons nous
expliquent ce que nous dit saint Augustin : « Les hommes aiment la
vérité qui les éclaire ; mais ils haïssent la vérité qui les condamne. »
Le Philosophe a répondu : « La haine peut avoir pour
objet certains êtres en général ; on hait le voleur et le calomniateur. »
La brebis, en effet, hait non-seulement tel loup, mais le loup en général. De
savoir comment la haine qui réside dans la partie sensitive peut se rapporter à
des choses générales, cela s'explique par la considération que les puissances
sensitives peuvent rencontrer dans les êtres une propriété commune qui leur est
contraire, sans être restreintes à la détester dans tel être en particulier.
Pour la haine qui réside dans la raison, elle s'attache encore
mieux à une idée générale ; elle suit les perceptions universelles de
l'esprit.
La concupiscence est le désir de la délectation. Or, il y a,
deux sortes de délectation ; l'une se rapporte au bien intelligible, et
elle appartient, par cela même, exclusivement à l'âme. Aussi le désir de la sagesse
et des biens spirituels reçoit quelquefois le nom de concupiscence dans un sens
métaphorique. L'autre a rapport au bien sensible ; elle est ressentie par
l'âme et par le corps tout la fois, le bien des sens appartenant à l'homme. Comme
la concupiscence est, à proprement parler, le désir de la délectation sensible,
on doit dire qu'elle est dans l'appétit sensitif, et surtout dans l'appétit
concupiscible, auquel elle a donné son nom[140].
La concupiscence est distincte de l'amour, qui est sa cause,
et de la délectation, qui est son terme ; elle est donc une passion
spéciale qui diffère de l’amour et de la délectation. Elle a pour objet le bien
sensible ; non, comme l’amour et la délectation, le bien présent, mais le
bien absent[141].
On appelle concupiscences naturelles celles qui conviennent à
la nature animale, comme la nourriture, la boisson et les autres semblables ;
elles sont nécessaires : l'homme et la brute les éprouvent également. Les
autres, qui s'exercent en dehors des besoins de la nature animale, sont propres
à l'homme ; on les nomme concupiscences non naturelles, pour indiquer
qu’elles sont surajoutées aux premières. On pourrait les appeler concupiscences
supranaturelles ou raisonnables ; car, perçues intellectuellement par la raison,
elles relèvent de la raison elle-même, qui ne doit les suivre qu'après
délibération.
Ces
dernières sont supérieures à la nature, parce qu'elles nous portent vers les
biens qui résident dans la raison ou qui sont au-dessus de la raison elle-même.
On les appelle non naturelles, parce qu'elles sont en dehors de la nature
animale qui est commune à l'homme et à la brute. Bien qu'elles soient les
compagnes de la raison, l'homme peut en abuser comme des autres, en se livrant
à la cupidité.
On vient de voir qu'il y a une concupiscence naturelle et une
concupiscence supra-naturelle.
La concupiscence naturelle, qui a pour objet ce que la nature
requiert, et qui se rapporte toujours à quelque chose de fini et de déterminé,
ne peut pas être infinie en acte : un homme ne désire pas une nourriture
infinie, une boisson infinie. Mais elle peut être infinie dans la succession de
ses mouvements, en ce sens qu'après avoir obtenu de la nourriture, nous en
désirons encore dans la suite, et que les désirs de tous les biens exigés par
la nature sont sans cesse renaissants. Ainsi le Sauveur disait à la Samaritaine :
« Celui qui aura bu de cette eau aura encore soif. » (Jean, iv, 13.) —
Quant à la concupiscence qui est supra-naturelle, c'est-à-dire qui ne ressort
pas nécessairement de la nature, elle peut être infinie sous tous les rapports,
parce qu'elle marche à la suite de la raison, à laquelle il est donné de
s'étendre à l'infini. L'homme qui désire les richesses peut les désirer sans
bornes, en voulant, par exemple, devenir aussi riche que possible.
Nous avons appelé passion tout mouvement de l'appétit
sensitif. Au nombre de ces mouvements, il faut nécessairement compter toutes les
affections qui procèdent de la perception des sens. Or, telle est la
délectation, que le Philosophe a très-bien définie : « un mouvement
de notre âme par lequel nous sommes constitués complètement et sensiblement dans
l'état qui convient à notre nature. » Un tel mouvement, qui se produit
dans l'appétit animal à la suite d'une perception des sens, est évidemment une
passion.
On dit
parfois que la délectation est une opération ; mais alors on la définit
par sa cause même. Qu'est-elle, en effet, sinon le sentiment de notre propre
perfectionnement provenant d'une opération conforme à notre nature ? Nous
avons vu ailleurs que l'on donne souvent le nom de passion à certaines
impressions qui se rapportent au bien, quoique, le plus souvent, ce mot
caractérise les impressions qui exercent sur nous une influence fâcheuse.
« La délectation, dit le Philosophe, ne
se mesure pas par le temps. » Rien n'est plus vrai, si on la considère en
elle-même : de sa nature, elle n'offre pas l'idée de succession ; elle
consiste dans la possession d'un bien acquis, qui est comme le terme d'un
mouvement. Sans doute, si le bien acquis est sujet à varier, la délectation
sera successive par accident ; mais, s'il n'est pas sujet au changement,
elle ne le sera d'aucune manière.
Vous remarquerez d'abord qu'en parlant des animaux, nous
n'employons jamais le mot joie, tandis que nous nous servons du mot
délectation. La délectation et la joie ne sont donc pas complètement
identiques.
Et, en effet, de même qu'il y a des concupiscences qui dérivent de la nature et d'autres qui proviennent de la raison, il y a
aussi des plaisirs du corps et des plaisirs de l'esprit, selon que les
délectations suivent la nature animale ou la raison. Le mot joie n'est employé
par nous que pour exprimer la délectation rationnelle, et de là vient que nous
ne l'appliquons pas aux animaux. Nous pouvons avoir de la joie au sujet de
toutes nos délectations, mais cela n'arrive pas toujours ; souvent le
corps en ressent que la raison ne partage pas, et cela prouve que la délectation
diffère de la joie, — elle est plus générale.
Outre le
mot joie, nous avons, d'autres
expressions qui ont été créées pour signifier les divers effets de la délectation dans les êtres doués de raison,
et qui, toutes, se rapportent aux plaisirs de l'esprit. Ce sont : la
réjouissance (lætitia), l'allégresse (exultatio), la jubilation (jucunditas).
La délectation
n’est pas renfermée tout entière dans l'appétit sensitif ; elle peut être
aussi dans l’appétit rationnel qui est la volonté. — Effectivement, nous venons
de voir qu'il y a une délectation qui suit la perception de la raison. Or, la
perception de la raison porte non-seulement l'appétit sensitif' à s'attacher au
bien particulier qui lui est propre, mais elle fait mouvoir encore l'appétit
rationnel. Aussi y a-t-il dans la volonté une délectation appelée joie qu’il ne
faut pas confondre avec la délectation corporelle qui appartient à l'appétit
sensible. — « La joie, dit fort bien le grand évêque d'Hippone, est la
volonté se reposant dans la possession du bien recherché »
« La
délectation prend sa source non-seulement dans les sens, mais dans
l'intelligence et dans la contemplation ; » ce sont les paroles mêmes
du Philosophe, qui, ailleurs, a défini la délectation un mouvement sensible.
Toutefois, la délectation qui se renferme dans l'appétit intellectif n'est pas
une passion proprement dite, elle est un mouvement simple que Dieu et les anges
peuvent éprouver comme nous.
Les délectations de l'esprit, qui élèvent notre nature jusqu'à
celle des anges, sont très-supérieures aux délectations des sens. La preuve de
cette vérité se voit clairement dans ce passage du Psalmiste (xxxvi, 4) : « Seigneur,
le miel le plus doux est moins agréable à ma bouche que vos paroles. » Le
Stagirite dit aussi que les plus grandes jouissances nous viennent de la vertu. »
D'abord, l'homme est plus flatté de connaître les choses par
l'intelligence que de les connaître par les sens. Il aime mieux aussi la
lumière de son intelligence que celle de son corps. Où est l'homme qui, pour
conserver la lumière de l'esprit et ne pas devenir semblable à la brute et à
l'idiot, ne sacrifierait pas la vue corporelle ? Ensuite, les biens
spirituels sont en eux-mêmes supérieurs aux biens matériels. Ne voit-on pas
souvent les hommes, pour ne pas perdre leur honneur, qui est un bien spirituel,
s'abstenir des plaisirs sensuels ? En troisième lieu, l'intelligence
n'est-elle pas une faculté plus élevée, plus active, plus pénétrante que la
partie de notre être où s'exerce la sensation ? L'union qui se forme entre
elle et un bien spirituel n'est-elle pas aussi plus intime, plus complète et
plus durable que celle de notre corps avec les biens matériels, corruptibles et
éphémères ?
Quelqu'un
dira sans doute que les plaisirs sensuels nous impressionnent plus vivement que
les joies de l'âme. — Nous en convenons ; les délectations sensuelles
sont, chez nous, plus vives que les autres, pour trois raisons. Premièrement,
les biens sensibles nous sont mieux connus que les biens spirituels. En second
lieu, les plaisirs des sens sont accompagnés d'une modification corporelle qui
n'a lieu dans les autres que quand la joie de l'âme déborde en quelque sorte
sur le corps. Enfin, les biens du corps réparent des maux, guérissent des
blessures et soulagent des douleurs, tandis que les biens spirituels ne
répondent pas de cette sorte à nos sujets de tristesse. Mais il ne faut pas en
conclure que les délectations corporelles sont supérieures en elles-mêmes à
celles de l'esprit.
Si le
grand nombre des hommes suit la volupté des sens, cela vient de ce que les
plaisirs sensibles leur sont mieux connus que les plaisirs spirituels, et que
la plupart ne sauraient s'élever à ces derniers, qui sont le prix de la vertu.
Privés des jouissances intérieures, ils se tournent vers les choses matérielles
et renoncent aux délectations spirituelles, qui sont d'elles-mêmes sobres et
modérées comme la raison qu'elles ont pour règle.
Si nous parlons des délectations sensibles sous le rapport de
la connaissance qu'elles apportent à l'âme, celles de la vue sont supérieures à
celles des autres sens ; mais s'il s'agit des délectations qui ont
l'utilité pour principe et pour base, les plus grandes sont celles du toucher,
auquel se rapporte tout ce qui concourt à la conservation de la nature animale.
En comparant l'une à l'autre ces deux espèces de délectations,
on trouve que celles du toucher, parmi lesquelles il faut ranger les plaisirs
de la table, de la chair et autres semblables, sont, sous le rapport sensible,
absolument plus grandes, en ce qu'elles résument toutes les convoitises de la
nature ; mais que les jouissances de la vue, considérées dans leur rapport
avec notre intelligence, sont néanmoins préférables, par la raison que les
plaisirs intellectuels l'emportent sur les voluptés sensibles.
Il peut arriver que ce qui est contraire à la nature de
l'homme pour l'âme et pour le corps devienne comme naturel à tel homme en
particulier, par la dépravation de certains éléments qui constituent son être.
Cette dépravation peut affecter le corps et l'âme : — le corps, par une
maladie, comme chez les fiévreux qui trouvent doux ce qui est amer et amer ce
qui est doux ; par un vice de constitution, comme chez l'homme qui mange
avec délices le charbon, la terre et autres choses pareilles ; — l'âme,
par une habitude dépravée, comme chez celui qui trouve son plaisir dans
l'anthropophagie, dans la bestialité, dans la sodomie, et dans les autres
crimes qui ne sont pas de la nature humaine. Voilà en quel sens il y a des
délectations contraires à la nature.
La délectation est à l’âme ce que le repos est à un
corps ; elle s’accomplit dans un objet convenable et en quelque sorte
naturel. Comme les repos des corps sont contraires quand ils ont lieu dans des
termes opposés, par exemple, en haut et en bas ; ainsi il y a opposition
entre les plaisirs de la vertu et ceux du vice.
La délectation implique l’acquisition d’un bien qui convient
et la connaissance de cette acquisition. Or, ces deux choses sont deux
opérations. D'ailleurs, l'opération propre à chaque être est par elle-même un
bien convenable. Ainsi toute délectation a sa source et sa cause dans
l'opération.
Une
chose ne nous est agréable qu'autant qu'elle nous est unie, soit par la
connaissance seule, soit par la connaissance jointe à l'acquisition. Les
richesses, les dignités ne plaisent qu'autant qu'on en est le possesseur et
qu'on le sait. On aime à penser que l'on se sert ou qu'on peut se servir de
tels biens, ce qui suppose toujours une opération quelconque. Une œuvre que
l'on médite ne cause du plaisir qu'autant que l'on en considère l'accomplissement,
et cela nous ramène encore à un usage ou à une opération. Ajoutons seulement
que l'opération, pour être agréable, doit être proportionnée à la nature de
l'agent ; que, du moment où elle la dépasse, elle devient pénible, et
qu'alors elle appelle le repos ou les jeux, qui enlèvent les tristesses causées
par la fatigue.
Un bien convenable, l'union avec ce bien, la connaissance de
cette union : voilà trois choses essentielles à la délectation. Or le
mouvement concourt à la produire sous ce triple rapport. — D'abord, notre
nature n'est point immuable : le bien qui nous convient dans un temps ne
nous convient pas dans un autre. En été nous évitons le feu, que nous
recherchons en hiver. Ensuite, tout agent qui continue son action augmente par
là même son effet. Notre union avec un bien dépasse-t-elle notre capacité
naturelle, nous voyons ce bien s'éloigner avec plaisir. — Enfin, sous le
rapport de la connaissance de notre union avec le bien, le mouvement a aussi
son agrément ; certaines choses ne peuvent se connaître que
successivement, parce qu'on ne peut les embrasser entièrement à la fois. Nous aimons
à les voir varier, afin que, leurs divers aspects tombant successivement sous
nos sens, nous arrivions par-là à les connaître aussi parfaitement que
possible. — Toutefois, pour un être immuable dont la nature ne pourrait être
dépassée par la jouissance la plus prolongée et qui embrasserait les objets
dans toute leur étendue, le changement n'aurait aucun charme. Plus les
créatures se rapprochent de ce type, plus leurs délectations peuvent être
prolongées[142].
Saint Paul a dit : « Réjouissez-vous dans
l'espérance » (Rom. xii, 12) ; et le Psalmiste : « Me
souvenant de Dieu, je me suis délecté. » (Ps. LXXVI, 4.) Par l'espérance,
en effet, nous jouissons non-seulement de la perception d'un bien, mais encore
de la possibilité de l'obtenir ; et, par la mémoire, nous percevons un
bien qui s'unit à nous.
L'amour
et le désir sont, comme l'espérance, des causes de délectation. Le bien que
l'on aime cause du plaisir par les rapports intimes qui s'établissent entre lui
et le cœur aimant. Le bien que l'on désire cause aussi du plaisir ; on ne
souhaite que ce qui plait. Mais l'espérance, en tant qu'elle renferme
l'assurance de posséder un jour le bien qui convient, compte au nombre des
causes de la délectation plus que l'amour, le désir et le souvenir, qui n'ont
pas la même certitude.
La tristesse présente est une cause de délectation en tant
qu'elle rappelle une chose aimée dont l'absence afflige, mais dont la seule
idée réjouit. — La tristesse passée, en rappelant la délivrance des maux
endurés, nous apporte aussi du plaisir. « Souvent, dit saint Augustin,
nous nous rappelons nos tristesses avec joie, nos souffrances avec plaisir, et
ce souvenir augmente notre bonheur et notre reconnaissance. Plus les dangers du
combat ont été grands, plus est grande aussi la joie dans la victoire. »
Les actions d'autrui peuvent nous être une cause de
délectation dans trois cas. — Premièrement, dès qu'elles nous procurent un bien :
celles des personnes qui nous rendent service nous sont agréables. — Deuxièmement,
lorsqu'elles nous font connaître ou estimer notre propre bien. Si les hommes
aiment les louanges et les honneurs, c'est que ces témoignages extérieurs leur
paraissent une preuve du bien qui est en eux ; et s'ils trouvent de la
joie surtout dans les éloges des gens de bien et des sages, c'est qu'ils voient
là une plus juste appréciation de leur mérite. La satisfaction qu'ils éprouvent
d'être aimés et admirés par les autres vient encore de ce que, l'amour ayant
pour objet ce qui est bon, et l'admiration ce qui est grand, les témoignages
d'amour et d'admiration font naître en eux l'opinion de leur bonté et de leur grandeur.
— Troisièmement, les bonnes actions nous sont agréables chez nos amis, que nous
regardons comme d'autres nous-mêmes, et les mauvaises chez nos ennemis, à cause
de la haine qui nous rend contents de leurs maux.
Les actes de bienfaisance sont une cause de délectation de
trois manières. Premièrement, par leur effet ; en vertu de l'amour qui
nous fait regarder comme nôtre le bien de ceux que nous aimons. En second lieu,
par leur fin : en faisant du bien à autrui, nous attendons une récompense
de Dieu ou des hommes ; or, l'espérance est une cause de joie. Enfin, par
leurs principes, qui sont : la faculté même de faire du bien, laquelle
suppose chez nous des biens surabondants ; l'habitude, qui nous rend la
bienfaisance pour ainsi dire naturelle ; le motif, où l'amour de quelqu'un
joue le rôle principal, car tout ce que nous faisons ou souffrons pour un ami
nous est agréable.
Les
actions qui nuisent au prochain ne nous causent du plaisir que par l'idée du
bien qui nous en revient.
La ressemblance produit la délectation, dès qu'elle est une
cause d'amour ; l'homme est agréable à l'homme, les jeunes gens se
plaisent avec les jeunes gens. Mais, du moment que, par notre ressemblance avec
un autre, nous paraissons porter atteinte à son bien, nous lui devenons un
sujet de haine ou de tristesse.
L'admiration est signalée par Aristote comme une cause de
délectation. Elle en est une, en effet, lorsqu'elle est accompagnée de l'espoir
de connaître la cause de l'effet dont on est témoin. Le merveilleux nous plaît
comme une chose rare ; nous aimons à rapprocher l'effet de sa cause et à
obtenir par là même une connaissance nouvelle.
« Vous verrez Dieu, disait Isaïe, vous l'admirerez, et
votre cœur se dilatera. » (Lx, 5.) L'âme, en percevant son union avec un
objet qui lui convient, y donne son assentiment, et alors le cœur paraît s'ouvrir,
s'élargir, pour le recevoir et le conserver : cela fait dire que la joie
produit la dilatation du cœur[143].
La délectation produit indirectement le désir ou la soif
d'elle-même ; et cela peut venir, soit de l'objet possédé, soit du sujet
possédant. Il est des biens qui, comme objets de jouissance, n'existent pas
tout entiers à la fois, mais que nous recevons par parties et d'une manière
successive ; alors le plaisir que nous fait éprouver ce que nous en avons,
éveille en nous le désir d'obtenir ce que nous n'avons pas. Telles sont presque
toutes les jouissances corporelles, ainsi qu'on le voit dans l'usage des
aliments. C'était le sens de ces paroles du Sauveur : « Celui qui
boira de cette eau aura encore soif. » (Jean, iv, 13.) Il est ensuite des
biens parfaits qui existent simultanément dans la plénitude de leur perfection,
mais que le sujet qui les reçoit ne peut cependant posséder qu'imparfaitement
dès le principe, parce qu'il ne doit les acquérir que par degrés. Ici encore,
le plaisir qu'on ressent excite le désir d'une possession plus vraie et plus
intime ; celui qui trouve du bonheur dans la connaissance incomplète de la
bonté divine veut la connaître parfaitement. « Ceux qui me boiront, a dit
la Sagesse, auront encore soif. » (Eccl. xxiv, 29.)
Il y a, toutefois, cette différence entre les délectations
corporelles et les délectations spirituelles, que quand les premières
s'augmentent ou se prolongent au-delà d'une certaine mesure proportionnée à
notre capacité naturelle, elles nous deviennent importunes et fastidieuses, au
lieu que les délectations spirituelles, n'excédant jamais notre capacité
naturelle, perfectionnent toujours notre nature, à moins que certains exercices
des facultés corporelles ne nous causent de la fatigue. Sommes-nous parvenus à
l'épuisement d'une jouissance sensuelle, nous la rejetons avec dégoût pour
passer à d'autres ; mais plus nous épuisons les jouissances spirituelles,
plus nous y trouvons de charmes. Voilà comment la délectation produit
indirectement le désir ou la soif d'elle-même. — Si nous considérons la
délectation comme existant, non pas actuellement, mais dans la mémoire, il faut
dire qu'elle produit naturellement le désir d'elle-même chez l'homme qui se
place dans les dispositions où il était lorsqu'il l'a goûtée.
Les délectations qui viennent de la raison même ; par
exemple, celles qui ont leur cause dans la contemplation ou dans le raisonnement,
favorisent l'exercice de cette faculté, loin de lui nuire : ce que l'on
fait avec plaisir se fait avec plus d'attention. — Nous n'en dirons pas autant des
satisfactions du corps. Celles-ci mettent des entraves à l'exercice de la
raison : d'abord, en concentrant sur elles les facultés de notre âme,
elles gênent notre intelligence, et parfois même lui interdisent tout exercice ;
ensuite, plusieurs d'entre elles, les mauvaises, corrompent, par une sorte de
contrariété, le jugement de la sagesse pratique, quoiqu'elles ne détruisent pas
celui de la sagesse spéculative, car l'homme saura toujours juger que les trois
angles d'un triangle sont égaux à deux angles droits ; enfin, elles
produisent dans notre organisation une perturbation plus profonde que les
autres passions, car les objets présents font une plus vive impression sur nos
sens que les objets éloignés. Les troubles et les désordres qu'elles amènent
peuvent être tels qu'ils paralysent les fonctions de la raison, comme cela se
voit dans les hommes ivres.
Le plaisir perfectionne nos actions : premièrement, comme
une fin qui, en les complétant, fait reposer notre volonté dans un objet
présent que nous avons désiré ; en second lieu, comme agissant sur la
cause efficiente, parce que l'homme qui travaille avec joie apporte à ses
opérations plus de soin et de courage.
La
délectation corporelle qui n'a pas son principe dans la raison même, en
paralyse l'usage. Toutes les délectations ne sont pas de ce genre. Il y en a de
spirituelles qui favorisent, au contraire, les actes de l'intelligence, loin de
les entraver.
Le Psalmiste nous dit : « Délectez-vous dans le
Seigneur. » (xxxiv, 4.) L'autorité divine ne saurait nous recommander le
mal ; donc toute délectation n'est pas mauvaise.
Certains philosophes de l'antiquité ont dit que toutes les
délectations sont mauvaises, et que, partant, l'homme qui aspire à la vertu
doit s'abstenir de tous les plaisirs. Un pareil système aboutirait à fomenter
toutes les mauvaises passions. Personne ne pouvant vivre sans quelques
jouissances des sens, si l'on enseigne qu'elles sont toutes illicites, on s'y
livrera avec plus d'ardeur en voyant ceux-là mêmes qui les défendent s'en
permettre plusieurs[144] (1). Qui ne le sait ? les exemples, en ce qui est des
actions et des passions, ont mille fois plus d'autorité que les discours.
Pour nous, nous disons que, parmi les délectations, il en est
qui sont bonnes et d'autres qui sont mauvaises. N'avons-nous pas vu qu'une
chose est bonne ou mauvaise par sa conformité ou sa non-conformité avec la
raison ? La délectation, c'est le repos de la volonté dans un bien aimé,
repos qui vient à la suite d'une opération. Par conséquent, la délectation est
bonne, si l'appétit supérieur ou l'appétit inférieur se repose dans un objet
conforme à la raison ; elle est mauvaise, quand il se repose dans un objet
contraire à la raison et à la loi de Dieu[145].
Nous ne dirons pas, avec les Épicuriens, que toutes les
délectations sont bonnes par elles-mêmes, et que toutes celles que l'homme peut
s'accorder sont légitimes ; ce système est pernicieux pour la morale et
formellement contraire à ces paroles de l'Esprit-Saint : « Les
méchants se réjouissent dans le mal ; les choses les plus criminelles les
font tressaillir de joie. » (Prov. ii, 14.) Ce qui paraît avoir conduit l'école
d'Épicure à cette erreur, c'est que, ne distinguant point entre le bon absolu
et le bon relatif, elle ne voulait pas comprendre que ce qui est bon absolument
est bon en soi ; mais que ce qui n'est pas bon en soi peut être bon pour
un homme en particulier dans deux cas : d'abord, lorsque cet homme a une
disposition contraire à la nature, comme il arrive dans certaines maladies,
telles que la lèpre, où l'on prend des poisons qui sont, absolument parlant,
contraires à la complexion humaine ; ensuite, lorsque quelqu'un, par suite
des passions qui l'aveuglent, estime convenable et bon ce qui ne l'est pas.
Cela étant, la délectation, qui est le repos de l'appétit dans le bien, est
absolument bonne, lorsque l'objet dans lequel la volonté se complaît est absolument
bon ; mais elle n'a qu'une bonté relative ou apparente dès que cet objet
n'a pas une bonté absolue et véritable.
Il était aisé de voir par là que tout ce qui délecte n'est pas
bon de la bonté morale dont la raison est la règle. Les biens que l'on désire
n'étant pas toujours des biens véritables, toute délectation n'est pas
absolument bonne.
La béatitude, qui n'est autre que le repos de l'appétit dans
le bien suprême, est pour nous le souverain bien. Écoutons le Prophète-Roi :
« Vous me comblerez de joie par la vue de votre visage, et les délices que
je goûterai à votre droite seront éternelles. » (xv, 11) Il y a, on le
voit, une délectation qui est pour l'homme le souverain bien.
Platon, qui ne pensait pas, comme les Stoïciens, que toutes
les délectations soient mauvaises, ni, comme les Épicuriens, qu'elles soient
toutes bonnes, enseignait que les unes sont bonnes et les autres mauvaises ;
mais il disait qu'aucune d'elles ne saurait constituer pour nous le bien
suprême ou le meilleur des biens. Il se trompait premièrement, parce qu'il ne
considérait que les délectations corporelles, et, sous ce rapport, il était
dans le vrai ; mais tout le monde sait qu'il y en a d'autres que celles-là.
Ensuite, il entendait par le souverain bien le bien absolu, qui est Dieu même ;
tandis que nous parlons de la jouissance de ce bien, telle qu'elle peut exister
dans l'homme : et voilà pourquoi nous disons que, parmi les biens dont
l'homme peut jouir, il y a une délectation qui est le souverain bien.
« La délectation, dit le Philosophe, est une fin
principale d'après laquelle on juge le bien et le mal moral. »
Nous l'avons reconnu, la bonté et la malice morale résident
avant tout dans la volonté ; or, la volonté est bonne ou mauvaise par sa
fin. Mais la fin, qu'est-ce autre chose que l'objet où elle veut se reposer
pour sa délectation ? Il suit de là que c'est surtout par les plaisirs
dans lesquels les hommes se complaisent que l'on doit juger de leur bonté ou de
leur malice. L'homme de bien, trouve son plaisir dans les œuvres de la vertu ;
le méchant, dans celles du vice. — Ce principe, toutefois, ne convient pas aux
délectations sensibles : celles-ci ne sont pas la règle de la bonté ou de
la malice morale ; les aliments causent une égale sensation à l'homme
vertueux et à l'homme vicieux, — mais l'un en use selon les conseils de la
raison, dont l'autre ne s'inquiète pas.
Saint Augustin met avec raison la douleur au nombre des
passions de l'âme, quand il cite un vers de Virgile dont le sens est : « De
là leurs craintes et leurs désirs, leurs joies et leurs douleurs. »
De même que la délectation requiert deux choses, l'union avec
un bien, et la connaissance de cette union ; ainsi la douleur implique à
la fois l'union d'un être avec un mal, et la connaissance de cette union. Or,
puisque la douleur, comme la délectation, suppose dans le même sujet sensation
et connaissance, elle doit appartenir à l'appétit intellectif ou à l'appétit
sensitif. Les mouvements de l'appétit sensitif étant des passions, surtout
quand ils impliquent une défaillance, il est clair que la douleur, en tant
qu'elle existe dans cet appétit, mérite d'être appelée une passion de l'âme,
tandis que la douleur corporelle se nomme une maladie du corps.
Dans
l'un et l'autre cas, la douleur est dans l'âme, sans laquelle le corps
n'éprouverait aucune sensation ; la douleur corporelle est ainsi appelée,
parce qu'elle a sa source dans le corps.
Douleur et tristesse sont deux mots à peu près synonymes,
comme on le voit par ce passage de saint Paul : « Je suis saisi d'une
grande tristesse et mon cœur est pressé d'une douleur profonde. » (Rom. ix,
2.)
Quoi qu'il en soit, de même que la délectation causée par la
perception interne s'appelle seule la joie;
ainsi la douleur produite par la perception interne se nomme plus proprement la
tristesse, au lieu que celle qui
résulte de la perception externe conserve mieux le nom de douleur. La tristesse forme une espèce dans le genre de la douleur.
Le mot douleur, suivant le vocabulaire,
convient surtout à la douleur corporelle, qui nous est mieux connue que la
douleur spirituelle. — La tristesse embrasse le présent, le passé et le futur ;
la douleur corporelle n'a rapport qu'au présent[146].
« Dans la joie, dit saint Augustin, la volonté donne son
consentement ; dans la tristesse, elle le refuse. » Donc la tristesse
et la joie sont contraires. La tristesse, en effet, provient d'un mal présent,
et la délectation d'un bien également présent. Les objets de ces deux
affections étant contraires, elles le sont elles-mêmes.
La
tristesse, néanmoins, peut produire accidentellement la joie de deux manières ;
premièrement, lorsqu'elle porte à la rechercher avec plus d'ardeur, pour
remédier à la présence du mal ou à l'absence du bien ; ainsi, le voyageur
altéré cherche l'eau pour étancher sa soif. En second lieu, la tristesse
actuelle nous conduit aux consolations de la vie future, comme on le voit par
cette parole : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront
consolés. » (Matth., v. 4.) Aussi l'espoir des biens éternels nous fait-il
supporter les maux de cette vie, pleurer sur nos péchés et gémir sur notre exil ;
car nous savons que la gloire du ciel sera le prix de nos travaux et de nos
peines. — La douleur elle-même peut avoir ses charmes,
soit qu'elle s'unisse à l'admiration, comme dans les représentations théâtrales ;
soit qu'elle réveille le souvenir d'un objet aimé dont l'absence fait languir
d'amour ; soit enfin qu'elle porte à aimer les personnages malheureux que
les acteurs représentent.
La tristesse et la délectation ont-elles rapport au même
objet, elles sont contraires spécifiquement l'une à l'autre. Se
rapportent-elles à des objets différents qui, pour être dissemblables, ne sont
pas opposés, comme s'affliger de la mort d'un ami et se réjouir dans la
contemplation, elles sont elles-mêmes disparates sans être contraires.
Ont-elles, enfin, des objets diamétralement opposés, comme s'affliger du mal et
se réjouir du bien, loin d'être contraires, elles ont entre elles de la
convenance et de l'affinité.
Il est écrit de la Sagesse : « Sa conversation n'a
point d'amertume, sa société n'a point d'ennui ; on ne trouve en elle que
plaisir et joie. » (viii, 16.) — Comme c'est par la contemplation que l'on converse avec la
Sagesse, il n'y a pas de tristesse contraire à la joie de la contemplation. — Toutefois,
le mot joie de la contemplation nous
offre une double signification. Cette expression peut marquer que la
contemplation est la cause, mais non l'objet de la joie. Dans ce cas, rien
n'empêche que la tristesse ne se mêle à cet exercice ; on peut contempler
des vérités nuisibles et contristantes aussi bien que des vérités pleines de
douceur. Mais si l'on entend que la contemplation est tout à la fois la cause
et l'objet de la joie, en ce sens que l'on se réjouit de la contemplation elle-même,
qui est une opération parfaite, la joie qu'elle cause ne saurait être mêlée
d'aucune tristesse, si ce n'est indirectement par la fatigue qu'elle entraîne
après elle dans les facultés sensitives et dans les membres du corps.
Le désir du plaisir est plus puissant en nous que la fuite de
la tristesse, par la raison même que le bien est plus fort que le mal. — Quelle est, effectivement, la cause de la
délectation ? Un bien qui convient. — Quelle est celle de la tristesse ? Un mal qui répugne. Or,
un bien peut convenir à tous égards ; au lieu que le mal, renfermant
toujours quelque bien, ne répugne jamais de tout point. De plus, le bien est
recherché pour lui-même, et le mal n'est évité qu'à cause du bien dont il
prive. Ce qui existe par soi l'emportant sur ce qui n'est que par un autre, le
bien a nécessairement une force supérieure à celle du mal. Cela nous explique
pourquoi la volonté, semblable aux corps dont le mouvement naturel est plus fort
et plus rapide en approchant du terme qui convient à leur nature qu'il ne l'est
en quittant le point pour lequel ils ont de la répugnance, a plus d'inclination
pour la joie, qui est son terme, qu'elle n'a d'éloignement pour la douleur. — Accidentellement, cependant, le contraire se
présente dans trois cas : premièrement, quand la douleur réveille l'amour
d'un objet aimé dont elle fait sentir le besoin ; secondement, dès que la
cause qui la produit attaque un bien préféré à celui que donne la délectation ;
car, aimant mieux, par exemple, l'intégrité de notre corps que les plaisirs de
la table, nous sacrifions ces derniers pour éviter les blessures ou les coups ;
troisièmement, lorsque la tristesse menace d'engloutir tout notre bonheur, et
non pas seulement quelques-unes de nos joies.
« La tristesse du cœur, nous dit l'Esprit-Saint, est une
plaie universelle. » (Eccl. xxv, 17.)
Quoique ces deux sortes de douleur répugnent à l'âme, ce qui
cause la douleur corporelle ne lui répugne qu'indirectement, et, sous ce
rapport, la douleur de l'âme l'emporte sur la souffrance du corps. Les
perceptions de l'imagination et de la raison sont, en outre, d'un rang plus
élevé et plus étendu que la sensation du toucher. À cet autre point de vue, la
douleur de l'âme l'emporte encore sur celle du corps. Nous voyons les hommes se
soumettre volontairement à des souffrances corporelles pour éviter les douleurs
de l'âme. Lorsque ces souffrances ne répugnent point à la volonté, elles
deviennent même une cause de bonheur et de jouissance. Mais elles peuvent aussi
être accompagnées de la douleur de l'âme, et alors elles contribuent à
l'augmenter, car celle-ci est non-seulement plus forte que la souffrance du
corps, mais elle est plus générale ; elle embrasse à la fois tout ce que
le corps, les sens, l'imagination et la raison peuvent percevoir : et
voilà pourquoi l'Écriture l'appelle, dans le texte cité plus haut, « une
plaie universelle. »
Il y a quatre espèces de tristesse : l'abattement,
l'anxiété, la compassion et l'envie.
La tristesse est-elle conçue au sujet du bien d'autrui, que
nous considérons comme notre propre mal, elle prend le nom d'envie.
La tristesse est-elle conçue au sujet du mal d'autrui, que
nous considérons comme le nôtre propre, elle s'appelle la compassion.
La tristesse pèse-t-elle sur notre âme à la vue d'un mal
auquel il nous paraît impossible d'échapper, elle se traduit par l'anxiété ou l'angoisse.
La tristesse nous accable-t-elle au point que nos membres
extérieurs en deviennent paralysés, c'est l'abattement.
Si notre esprit percevait les choses comme elles sont en
réalité, cette question n'offrirait aucune importance le mal étant la privation
d'un bien, s'affliger de sa présence c'est s'affliger de la perte d'un bien.
Mais, comme notre esprit personnifie cette privation et fait
du mal un être de raison, le mal éprouvé présentement produit plus efficacement
la douleur que la pensée du bien qu'on a perdu : il agit sur notre
puissance appétitive à la manière d'un contraire, dont on s'éloigne.
De même
donc que la joie a pour objet propre le bien acquis, la tristesse a pour cause
principale le mal survenu, quoique l'amour, qui produit la joie et la
tristesse, regarde le bien plutôt que le mal.
Considérée en elle-même, la concupiscence ou le désir est une
cause de douleur ; nous nous attristons du retard ou de la perte du bien
que nous désirons. Elle n'en est pas toutefois la cause universelle. Nous
versons plus de larmes sur la perte d'un bien présent qui nous convient, que
sur la perte d'un bien futur dont nous avons le désir.
Saint Augustin répond : « La douleur que les animaux
éprouvent les porte à des mouvements qui montrent assez combien ils tiennent à
l'unité de leurs corps ; car qu'est-ce que la douleur, sinon ce sentiment
qui repousse la division ou la corruption ? »
Le bien des êtres consistant dans une certaine intégrité
constitutive de leur perfection, chacun d'eux veut naturellement son unité
individuelle comme il veut son bien. L'amour de notre unité personnelle est une
cause de la douleur au même titre que l'amour ou la recherche du bien.
« Ce qui produit la douleur dans l'âme, dit encore saint
Augustin, c'est la résistance de la volonté à une puissance supérieure ; et
ce qui la produit dans le corps, c'est la résistance des sens à un objet plus
énergique. » Cela signifie que la force supérieure à laquelle on ne peut
résister est une cause de douleur, quand elle agit contre l'inclination de la
volonté. — Il est
remarquable que si la puissance supérieure est assez forte pour anéantir ou
transformer en son inclination propre celle de notre volonté et de notre corps,
il n'y a plus alors de tristesse, faute de répugnance dans la volonté : ainsi
un corps qu'un autre corps plus puissant attire en haut, perd sa pesanteur et
s'élève naturellement dans l'air. La volonté qui cède spontanément éprouve la
joie et non la douleur.
Si la douleur est assez intense pour attirer à elle toute
l'attention de notre esprit, elle nous rend incapables d'apprendre quoi que ce
soit, et même, dans ses accès les plus violents, de nous rappeler ce que nous
savons.
Contenue
dans une certaine mesure, elle peut néanmoins, en empêchant l'excès des
plaisirs, favoriser l'exercice des facultés intellectuelles. Celle-là seule
nous enlève la faculté d'apprendre, qui est tellement profonde qu'elle subjugue
toute attention. Un tel effet résulte principalement de la douleur corporelle.
Tant que l'espoir d'échapper au mal présent, qui attriste,
n'est pas perdu, notre esprit conserve encore la force de se mouvoir et
d'opposer une résistance. Mais, aussitôt que l'espoir de la délivrance est
ravi, le mouvement de la volonté s'arrête, et l'esprit, dans cette détresse,
devient immobile par une sorte d'appesantissement ; les membres du corps
eux-mêmes sont parfois dans l'impossibilité de se remuer, et alors l'homme
paraît comme hébété et paralysé.
La
tristesse qui est selon Dieu, renfermant l'espérance, peut très-bien produire
un effet tout opposé. « Considérez, disait saint Paul aux Corinthiens,
combien la tristesse que vous avez éprouvée selon Dieu, a produit en vous de
vigilance, de soin et de sainte indignation. » (II Cor. vii, 11.)
La douleur, on vient de le voir, n'en arrive pas toujours à
détruire en nous tout mouvement, soit intérieur, soit extérieur ; au
contraire, certaines actions en sont l'effet. Si elle provient de quelque
opération, elle la ralentit, il est vrai : ce qui est fait avec tristesse
et à contrecœur se fait avec moins d'effort. Mais elle est parfois aussi le
principe des actions, et alors elle donne de la force et de l'énergie : plus
un mal nous attriste, plus nous redoublons de force pour nous en affranchir, à
moins que, faute d'espérance, le chagrin ne nous interdise tout mouvement et
toute opération.
« La joie de l'esprit, nous dit la sainte Écriture, rend le
corps plein de vigueur ; mais la tristesse dessèche les os. » (Prov.
xvii, 22.) — « Comme le ver mange le vêtement, ainsi le chagrin ronge
le cœur et hâte la mort. » (Eccl. xxxviii, 19.)
Il y a des passions qui sont, dans leur espèce, un secours
utile au corps, auquel elles ne nuisent que par leur excès. Telle n'est pas la
tristesse. Portant l'âme à se resserrer, elle est contraire au mouvement vital
du cœur, non-seulement par ce qu'elle a d'excessif, mais par sa nature même.
Cette passion est certainement plus nuisible au corps que toutes les autres.
L'amour,
la joie, le désir produisent dans le corps humain des modifications conformes
au mouvement vital. La tristesse y en amène de tout opposées. On peut voir, par
la mélancolie et par la manie, qu'elle agit jusque sur la raison.
« Le plaisir, quel qu'il soit, a dit Aristote, bannit la
tristesse, quand il est très-vif. » Cela est-vrai. Puisque la délectation
est le repos de l'âme dans un bien qui convient, tandis que la tristesse a pour
cause ce qui répugne, on peut dire que toute délectation est à la tristesse ce
que le repos du corps est à la fatigue. — Saint Augustin nous raconte, dans ses Confessions, que, quand il eut été ramené peu à peu à ses anciennes
habitudes de plaisir, la douleur qu'il ressentait de la mort de son ami céda à
la joie qui renaissait dans son cœur[147].
Saint Augustin lui-même conseille les larmes et les
gémissements comme un adoucissement à la douleur et un remède à la tristesse. « Quand
je pleurais la mort de mon ami, dit-il, je ne trouvais un peu de repos que dans
les gémissements et dans les larmes. »
Le mal qu'on renferme au dedans de soi afflige davantage, en
concentrant l'attention de l'esprit. Se répand-il au dehors, l'attention se
disperse et la douleur diminue peu à peu : voilà pourquoi les affligés
sentent leur tristesse s'adoucir et se calmer, quand ils la manifestent
extérieurement par des larmes, par des gémissements ou par la parole. Une autre
raison, c'est que les actes qui conviennent aux dispositions de l'âme donnent
de la joie. Toute délectation, adoucissant la douleur, les gémissements et les
larmes qui conviennent à l'affligé, lui apportent un soulagement.
« Dans la tristesse, dit très-bien le Philosophe, un ami compatissant
est une consolation. » Cela se conçoit. La tristesse est une sorte de
poids qui appesantit l'âme et que nous nous efforçons d'alléger. Aussitôt que
nous voyons nos amis compatir, à celle qui nous oppresse, il nous semble que,
partageant avec nous ce fardeau, ils en diminuent la pesanteur. D'un autre
côté, en s'attristant de nos peines, ils montrent qu'ils nous aiment, et ce
témoignage d'affection contribue à nous consoler ; tout plaisir est un
soulagement dans la tristesse.
Pour adoucir la douleur, la contemplation de la vérité est
d'un grand secours. « Il me paraissait, dit le grand Docteur cité plus
haut, que si l'éclat de la vérité se découvrait à mon esprit, je n'éprouverais
plus la même douleur, ou que, du moins, je la compterais pour rien. »
Nous avons vu que la contemplation de la vérité donne lieu aux
plus grandes jouissances. Comme toute délectation adoucit la douleur, il faut
bien que la contemplation ait cet avantage : son effet est d'autant plus
sensible que l'on a plus d'amour pour la Sagesse. La méditation des perfections
divines et du bonheur de la céleste patrie peut rendre douces les plus grandes
tribulations, comme on le voit par ces paroles de saint Jacques : « Mes
frères, considérez vos afflictions comme le sujet d'une grande joie. »
(Épit. i, 2.) Il y a plus, la contemplation de la suprême vérité fait trouver
des charmes et des délices au milieu même des supplices les plus horribles. Le
martyr Tiburce, marchant pieds nus sur des charbons ardents, ne disait-il pas à
ses bourreaux : « Il me semble que je marche, au nom de Jésus-Christ,
sur des fleurs et des roses ? »
Le rétablissement du mouvement vital qui s'opère par ces deux
moyens replace le corps dans son état normal ; de là un plaisir. Tout
plaisir modérant la tristesse, ces remèdes corporels apportent du soulagement
aux âmes affligées.
Saint Augustin, parlant de la douleur qu'il ressentit à la
mort de sa sainte mère, s'exprime ainsi : « Je pris un bain, ayant
entendu dire que les bains tirent leur nom de la propriété qu'ils ont de bannir
le chagrin. » Puis il ajoute : « Je m'endormis, et, à mon
réveil, je trouvai que ma douleur était moins violente. » Il cite, à cette
occasion, ces paroles d'une hymne de saint Ambroise : « Dans les
douceurs du sommeil, nos membres fatigués reprennent leur vigueur ; notre
âme abattue se relève, et nos chagrins s'évanouissent. »
Quoique la tristesse, considérée absolument, soit mauvaise en
tant qu'elle empêche la volonté humaine de se reposer dans le bien, elle est
cependant bonne hypothétiquement, dans la supposition de la présence d'un mal
attristant ou douloureux, comme la honte est convenable dans l'hypothèse d'une
action qui doit faire rougir. Si l'homme ne souffrait pas ou ne s'affligeait
pas d'un malheur présent, cela ne pourrait venir que de ce qu'il ne le
sentirait pas ou de ce qu'il ne le regarderait pas comme un mal, et cette
insensibilité ou ce jugement accuserait également une mauvaise nature. Il est
donc manifeste que la tristesse ou la douleur est un bien dans la supposition
d'un mal présent. Au moral comme au physique, le sentiment qu'on en éprouve et
la résistance qu'on lui oppose attestent la bonté de la nature humaine.
La tristesse est parfois non-seulement un bien, mais un bien
honnête.
Il faut qu'il en soit ainsi, puisque le Sauveur a dit : « Bienheureux
ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés » (Matth. v, 5) ; paroles
qui promettent à la tristesse et aux larmes les récompenses de la vie
éternelle.
Nous disions tout-à-l'heure que la douleur est un bien, quand
on sent le mal et qu'on le repousse. Qu'est-ce que cette répudiation du mal
dans la douleur corporelle, sinon la preuve d'une bonne nature ? — Dans la
douleur intérieure, la connaissance du mal peut aussi provenir de la rectitude
de la raison, et la résistance au mal, des bonnes dispositions de la volonté ?
Le bien honnête a précisément pour principe la rectitude de la raison et la
droiture de la volonté ; la tristesse peut donc en avoir le caractère.
On lit dans la sainte Écriture : « Le cœur des sages
se trouve où est la tristesse, et le cœur des insensés où est la joie. »
(Eccl. vii, 5.)
La tristesse est utile : — premièrement, quand elle a
pour cause ce que l'on doit fuir ; par exemple, le péché, dont on conçoit
de la douleur. « Je me réjouis, écrivait saint Paul aux Corinthiens (II
Cor. vi, 9), non de ce que vous avez eu de la tristesse, mais de ce que votre
tristesse vous a portés à la pénitence. » — Secondement, lorsqu'elle nous
préserve de l'attachement déréglé aux biens temporels, qui occasionne tant de
maux. « Il vaut mieux, nous dit le Saint-Esprit, aller à la maison du
deuil qu'à celle du festin ; car, dans la première, on est averti de la fin
de tous les hommes. » (Eccl.vii, 3.) — Pour conclusion, la tristesse que
tout mal à éviter traîne à sa suite est utile ; nous repoussons alors,
avec une double force, tout à la fois le mal lui-même et la douleur que tout le
monde fuit.
Au
témoignage même de l'Esprit-Saint, dira quelqu'un, « la tristesse en a tué
plusieurs et n'est utile à rien. » (Eccl. xxx, 25.) Mais l'Ecclésiastique
parle, en cet endroit, de la douleur excessive qui absorbe l'âme. Celle-là, en
effet, n'est utile à rien, parce que, paralysant nos facultés, elle nous rend
impossible la fuite du mal.
Il faut se garder de croire que la douleur, notamment celle du
corps, soit le souverain mal de l'homme. Le péché, dont elle est le châtiment,
constitue certainement un plus grand mal. — Aucune tristesse ou douleur ne
saurait constituer le mal souverain. En effet, nous attristons-nous d'un mal
véritable ? Il n'y a pas en cela de souverain mal ; nous serions plus
à plaindre, si nous ne nous en attristions pas. Nous attristons-nous d'un bien
réel, qui nous paraît un mal ? Il n'y a pas encore ici de souverain mal ;
il serait pis pour nous d'être écarté du véritable bien. Donc la tristesse ou
la douleur n'est pas le souverain mal de l'homme.
Dans
toute hypothèse, la douleur est mélangée d'un bien, dont l'absence rendrait le
mal pire ; la répugnance de la volonté pour le mal est toujours un bien.
L'espérance diffère du désir par son sujet et par son objet.
Elle a pour sujet la force irascible, tandis que le désir existe dans la
faculté concupiscible. Elle a pour objet : 1° un bien, et en cela elle
diffère de la crainte qui se rapporte au mal ; 2° un bien futur, et par là
elle se distingue de la joie, qui résulte d'un bien présent ; 3° un bien
difficile à obtenir, et voilà précisément pourquoi elle n'est pas le désir ou
la cupidité qui tend absolument au bien futur ; 4° un bien possible à
obtenir, et c'est ce qui la sépare du désespoir. L'espérance, on le voit,
diffère du désir de la même manière que les passions de l'irascible se
distinguent de celles du concupiscible.
Elle a
pour objet, non pas seulement, comme le désir, un bien futur, mais un bien
futur possible à obtenir[148].
L'espérance, impliquant une certaine extension de l'appétit
vers le bien, appartient évidemment à la puissance appétitive de notre âme.
Mais, comme les facultés perceptives font mouvoir cette puissance par le moyen
des objets qu'elles lui présentent, on peut définir l'espérance, comme passion,
un mouvement par lequel l'appétit tend vers un bien futur, ardu et possible,
présenté par les puissances de perception.
Lorsque
le bien espéré n'est possible que par le secours d'une puissance étrangère,
l'espérance prend le nom d'attente. — Quand on est assuré d'obtenir un bien,
elle reçoit celui de confiance.
Il y a dans les animaux une certaine espérance, à en juger par
leurs mouvements extérieurs. Le chien et l'épervier ne se précipitent pas à la
poursuite de leur proie lorsqu'ils n'ont pas l'espoir de l'atteindre ; tandis
que vous les voyez s'élancer sur elle aussitôt qu'ils croient pouvoir là
saisir. Il est aisé d'apercevoir dans cet instinct, qui provient de l'Auteur
même de la nature, une sorte d'espérance et de désespoir.
Le contraire de l'espérance, c'est le désespoir. On ne trouve
pas, il est vrai, entre ces deux passions, une contrariété résultant de deux
termes opposés comme entre l'amour et la haine ; mais le désespoir est
contraire à l'espérance de cette autre opposition propre aux passions de
l'irascible, d'après laquelle on s'approche ou on s'éloigne d'un même objet. En
effet, l'objet de l'espérance, en tant que bien possible à obtenir malgré sa
difficulté, attire vers lui, et l'espérance s'en approche. Mais ce même objet
nous apparaît-il comme impossible, il produit en nous une répulsion qui se
traduit par le désespoir, mouvement contraire à l'espérance[149].
Si l'espérance a pour objet un bien futur, difficile mais possible,
on doit regarder comme l'une de ses causes tout ce qui augmente la puissance de
l'homme, les richesses, la force et l'expérience elle-même, avantages qui
facilitent les opérations, et d'où naît, par suite, l'espoir de réussir : nul
ne craint de faire ce qu'il a bien appris. De plus; tout ce qui nous persuade
qu'une chose nous est possible contribue aussi à nous donner de l'espérance.
Or, non-seulement la science et la conviction, mais encore l'expérience,
peuvent nous montrer que ce qui nous paraissait impossible auparavant nous est
possible et même facile. Il faut convenir, cependant, que l'expérience est,
parfois aussi, une cause de désespoir ; car si elle nous montre la
possibilité de réussir dans certaines entreprises, elle peut très-bien nous
dévoiler aussi l'impossibilité du succès. Mais, comme elle enfante l'espérance
de deux manières et qu'elle ne produit le désespoir que d'une seule, nous
devons la regarder comme une cause d'espérance.
Les jeunes gens, qui ont beaucoup d'avenir et peu de passé, ne
s'occupent guère de leurs souvenirs et vivent beaucoup dans l'avenir. Pleins
d'ardeur et d'activité, ils ont un cœur grand, généreux, disposé à entreprendre
les œuvres les plus difficiles, et ils croient d'autant plus à la possibilité
du succès, qu'ils n'ont point encore subi d'échec : tout cela fait naître
en eux de magnifiques espérances[150]. Les hommes ivres, échauffés et comme multipliés par le vin,
ne considérant ni les périls, ni leur faiblesse, ni les ressources dont ils
manquent, sont prêts aussi à tout tenter. Véritables insensés qui n'examinent
pas les choses avec réflexion, ils se livrent aux plus folles espérances, parce
qu'ils ne voient rien au-dessus de leurs forces.
La foi, dit la Glose, engendre l'espérance, et l'espérance
engendre la charité. »
Entre l'espérance et l'amour il existe certains rapports qu'il
est bon de connaître. Le bien que l'espérance désire étant tout ensemble ardu
et possible, nous ne pouvons pas toujours l'obtenir par nous-mêmes. C'est
pourquoi l'espérance se rapporte comme à deux objets : au bien qu'elle
désire, et à l’être qui doit la mettre en possession de ce bien. Sous le
premier rapport, elle est l'effet de l'amour ; on n'espère que les biens
désirés et aimés. Sous le second, elle produit elle-même l'amour. Quand nous
espérons qu'une personne nous fera obtenir quelque chose, nous nous portons
vers elle comme vers notre bien propre, et nous commençons à l'aimer.
« Que celui qui cultive, nous dit saint Paul, agisse dans
l’espérance de recueillir le fruit de son travail. » (I Cor. ix, 10.)
L'espérance aide et fortifie l'opération d'une double manière :
d'abord, par son objet, qui est le bien ardu et possible ; car la difficulté
d'une entreprise excite l'attention, la possibilité du succès soutient
l'effort. L'espérance produit ensuite la joie, qui, comme nous l'avons dit, est
une cause d'application et de perfectionnement. Nous devons donc dire que
l'espérance est utile à nos opérations.
Que si,
sur un champ de bataille, le désespoir est dangereux pour l'ennemi, ce n'est
encore qu'en vertu de l'espérance qui subsiste au fond des cœurs : le
soldat qui désespère de trouver son salut dans la fuite, conçoit l'espérance de
faire payer chèrement sa vie ; la force lui vient de son espérance même[151].
La crainte est, de tous les mouvements de l'âme, à l'exception
de la tristesse, celui qui réunit au plus haut point toutes les conditions
d'une passion. En effet, elle est évidemment un mouvement de l'appétit
sensitif, comme le démontre la contraction organique dont elle est accompagnée.
Ce mouvement se rapporte, en outre, à quelque chose de nuisible, c'est-à-dire
au mal, selon que le mal triomphe du bien et produit un état pire[152].
La crainte est une passion spéciale, distincte et séparée des
autres : elle a un objet particulier, tout aussi bien que l'espérance ;
si celle-ci poursuit un bien futur, difficile et possible, la crainte est
excitée par un mal futur, difficile et auquel on ne peut résister.
À parler en toute rigueur, il n'y a pas de crainte qui soit
purement naturelle. Ce qui est absolument naturel se produit tout entier sous
l'action de la nature sans l'intervention de la connaissance ; c'est ainsi
qu'il est naturel au feu de s'élever, aux animaux et aux plantes de prendre de
l'accroissement. Mais comme, dans un sens large, on appelle mouvement naturel
celui qui, étant préparé par la nature, s'accomplit avec le concours de la
faculté perceptive, on peut dire qu'il y a une crainte naturelle ; c'est
celle du mal destructif, que tout être fuit par un instinct de conservation.
Saint Jean Damascène en a signalé avec raison six espèces, qui
sont : la lâcheté, la pudeur, la honte, l'étonnement, la stupeur et l'angoisse.
— La lâcheté, par crainte de la fatigue, refuse le travail. — La pudeur craint
de blesser l'opinion par un acte inconvenant. — La honte a pour objet des actes
inconvenants déjà commis. — L'étonnement considère un grand mal sans découvrir
le moyen de l'éviter. — La stupeur provient d'un malheur inouï dont
l'imagination est extraordinairement frappée. — L'angoisse réduit un homme à
l'extrémité, par la difficulté de conjurer un mal
La crainte implique la fuite ; or, tout mouvement de ce
genre a le mal pour cause. La crainte a pour objet le mal futur. Elle a
cependant aussi pour objet le bien, et de deux manières : car,
premièrement, on craint de perdre le bien qu'on aime, et une chose est réputée
un mal du moment qu'elle l'enlève. En second lieu, on craint le bien qui peut,
par sa vertu, porter préjudice à ce que l'on aime. C'est ainsi que l'on craint
Dieu, un homme puissant, et généralement toute supériorité.
La
crainte, on le voit, peut concerner deux objets : le mal, qu'elle fuit ;
et le bien, qui peut nuire par sa vertu propre.
« Le plus terrible de tous les maux, dit très-bien le
Philosophe, c'est la mort, qui est un mal naturel. »
La crainte, en effet, comme il l'explique lui-même, est
produite par l'idée d'un mal futur, destructif ou contristant. Il est évident
que le mal destructif, qui contrarie la nature comme le mal contristant
contrarie la volonté, est pour nous un objet de crainte. Or, c'est là
précisément le mal naturel, ou mal de la nature. Il provient quelque fois d'une
cause naturelle, et alors il est appelé mal de la nature à un double titre :
et parce qu'il attaque la nature, et parce qu'il en est l'effet ; ainsi,
la mort naturelle et les autres maux semblables. D'autres fois, il résulte
d'une cause non naturelle : par exemple, lorsque quelqu'un reçoit
violemment la mort de la main d'un persécuteur. — Remarquons-le, cependant, ce
mal n'est pas toujours un objet d'appréhension ; car, la crainte venant de
ce que l'on regarde un mal comme futur, ce qui écarte une telle idée écarte
aussi la peur. Or, deux choses peuvent empêcher de regarder un mal comme futur :
— d'abord, l'éloignement. Un malheur nous apparaît-il dans un avenir lointain,
nous nous imaginons qu'il n'arrivera pas, et nous ne le craignons point ou nous
le craignons peu. Les hommes savent qu'ils mourront ; mais, leur mort
n'étant pas prochaine, ils n'en ont point de souci. — Ensuite la nécessité.
Est-on forcé de regarder un mal comme présent et non plus comme futur, la
crainte, qui suppose toujours quelque espoir de salut, fait place à un autre
sentiment : le malheureux que l'on va immédiatement décapiter ne l'éprouve
plus.
On
s'afflige des maux présents, on craint les maux futurs que l'on a quelque
espoir d'éviter.
La crainte se rapporte à un mal futur qu'on ne peut éviter
sans de grands efforts. Le mal moral, ou mal du péché, qui a sa cause dans la
volonté de l'homme, n'en est pas, absolument parlant, l'objet. Mais, comme la
volonté peut être inclinée à un tel mal par certaines causes externes, on peut
craindre le péché, en tant que les choses extérieures exercent une grande
influence sur l'âme : ainsi l'homme de bien craint la société des
méchants.
La crainte dépend tout à la fois d'une cause étrangère et de
notre volonté. Sous le premier rapport, on peut craindre la crainte ; c'est-à-dire,
on peut craindre d'être réduit à redouter un mal supérieur à ses propres
forces. Quant à la crainte qui dépend de la volonté, on ne la craint pas.
Oui, et en voici la raison. Deux causes concourent à augmenter
la crainte : la grandeur du mal et la faiblesse de l'homme. Or, d'un côté,
l'apparition soudaine du mal le fait paraître plus grand qu'il n'est en réalité ;
de l'autre, l'imprévu ajoute à notre faiblesse en nous ôtant le temps de la
réflexion.
La crainte est augmentée non-seulement par la grandeur du mal,
mais encore par sa durée : si c'est un mal d'éprouver une peine pendant un
temps donné, c'est un double mal que de la souffrir un temps moitié plus long.
La souffrir un temps indéfini ou perpétuel augmente le mal indéfiniment. Pour
cette raison, les maux irrémédiables ou très-difficiles à guérir, qui sont en
quelque sorte des maux perpétuels ou très-durables, sont plus redoutables que
les autres.
« Que craignons-nous, répond saint Augustin, si ce n'est
de perdre ou de ne pas obtenir ce que nous aimons ? » Il est constant
que celui qui aime un bien quelconque regarde comme un mal les choses qui en
peuvent causer la destruction. De cette manière, l'amour produit le sentiment de
la crainte ; il en est la cause dispositive.
La crainte a deux sortes de causes : l'une est dans le
sujet qui craint ; l'autre, dans l'objet que l'on craint. Sous le premier
rapport, l'impuissance la produit naturellement ; sous le second, c'est,
au contraire, la puissance qui la fait naître, car plus un mal possède
d'énergie, plus il est difficile d'en détourner les effets. — Il y a,
toutefois, une exception, c'est le cas où quelqu'un, par injustice, par
vengeance ou de peur d'être attaqué, veut nous nuire ; sa faiblesse même
peut inspirer de la crainte.
La crainte, causant en nous le sentiment de notre propre
faiblesse, force les esprits vitaux de se concentrer à l'intérieur, et il en
résulte une contraction organique : ainsi, dans le mourant, le sang se
retire au dedans à mesure que sa force s'affaiblit ; ainsi encore, dans
une ville assiégée, les citoyens, frappés d'effroi, se rassemblent dans la
citadelle.
L'extinction
de la voix, la pâleur, le tremblement sont une suite de cette contraction ;
nous allons en parler.
Il est remarquable que la crainte est parfois une cause de bon
conseil, et, sous ce rapport, elle est utile à l'homme, non pas sans doute
qu'elle lui confère la facilité de bien juger : — comme passion, elle
s'oppose plutôt à la rectitude du jugement ; — mais elle éveille la
sollicitude et porte indirectement à la prudence. Ceci doit s'entendre, on le
comprend, de la crainte modérée.
Cicéron a dit : « Le tremblement, la pâleur et le
claquement des dents sont les effets de la crainte. » — Cette passion
ramène les fluides vitaux du dehors au dedans, et, par cette concentration
intérieure, glace les membres du corps ; de là un tremblement, car la
chaleur naturelle est comme un instrument dont l'âme se sert pour mouvoir le corps.
L'effet
de la crainte peut être si grand qu'il en résulte une émission de toutes les
superfluités du corps. — La chaleur naturelle, dans son mouvement de haut en
bas, délaisse le cœur et tous les membres qui, par la poitrine, sont en rapport
avec cet organe. De là le tremblement de la voix, des lèvres, de la mâchoire
inférieure, des dents, des bras, des mains, et même des genoux ; ce qui
faisait dire au prophète Isaïe : « Fortifiez les mains languissantes
et soutenez les genoux tremblants. » (xxxv, 3.)
Il résulte de tout ce qui précède que si la crainte excessive
empêche l'action, celle qui est modérée est néanmoins utile à l'action
elle-même ; elle éveille, comme nous l'avons dit, la sollicitude, porte à
prendre conseil et fait agir avec prudence. Voilà pourquoi l'Apôtre écrit aux
Philippiens (ii, 12) : « Opérez votre salut avec crainte et
tremblement. » Il ne parlerait pas ainsi, si la crainte empêchait les
bonnes actions.
La crainte et l'audace sont évidemment contraires l'une à
l'autre. Tandis que la crainte fuit un mal qu'elle croit supérieur à ses
forces, l'audace l'affronte, dans l'espoir de le vaincre. Cette contrariété provient,
comme on le voit, d'une opposition de mouvement : par l'audace on
s'approche, par la crainte on s'éloigne[153].
« Ceux qui sont remplis d'espoir, a dit le Philosophe,
sont audacieux. » L'audace est, effectivement, une suite de l'espérance.
On ne braverait pas le danger, si l'on n'avait pas la vive espérance d'en
sortir avec avantage.
L'audace résulte de l'espérance, et elle est contraire à la
crainte. Par conséquent, tout ce qui est propre à produire l'espérance et à
bannir la crainte conduit à cette passion. Or, si vous remontez aux causes de
l'espérance, vous trouverez la puissance, la force, l'expérience, les
richesses, les amis, les auxiliaires de toute nature, et par-dessus tout la
confiance en Dieu. Il n'y a rien dans toutes ces choses qui implique
nécessairement des défauts. L'absence de la crainte n'en suppose pas davantage ;
la sécurité peut provenir, soit de l'idée que l'on n'a pas d'ennemis, parce que
l'on n'a nui à personne, soit de la persuasion où l'on est que, dans telle
circonstance, aucun péril n'est à craindre. Les défauts, ne pouvant ni
provoquer l'espérance ni bannir directement la crainte, ne causent pas l'audace
par eux-mêmes ; s'ils la produisent quelquefois, ce n'est
qu'indirectement.
Dans
toutes ces questions, les mots audace et audacieux se traduiraient assez bien,
croyons-nous, par bravoure, brave ; vaillance, vaillant. L'audace, partout
ici, se prend en bonne part, pour la hardiesse extrême.
« Les audacieux, a dit le Philosophe, volent au-devant du
danger ; mais, dans le péril même, ils reculent. »
Comme passion de l'appétit sensitif, l'audace suit la
perception des sens, qui portent subitement leur jugement sans avoir ni examiné
ni pesé les difficultés. Les audacieux, rencontrant plus d'obstacles qu'ils
n'en ont pressenti, commencent bientôt à défaillir quand ils sont engagés dans
la lutte. L'homme fort qui s'avance de sang-froid et d'une manière raisonnée
est beaucoup plus persévérant : au cœur du danger, rien n'est imprévu pour
lui ; souvent même il rencontre moins de difficultés qu'il n'en attendait.
La colère est une passion générale, si on la considère comme
produite par le concours de plusieurs autres ; car elle n'apparaît qu'à la
suite d'une tristesse dont on a le désir et l'espoir de tirer vengeance. Mais
elle n'est pas une passion générale qui produise elle-même d'autres passions.
Il n'y a que l'amour qui soit une passion de ce genre. La colère est une
passion particulière comme les autres.
Si la
faculté irascible lui a emprunté son nom (ira),
ce n'est pas que tous les mouvements de l'irascible soient des actes de colère,
mais c'est qu'ils se terminent dans la colère, passion qui se produit au dehors
avec plus d'éclat que les autres.
Quiconque voudra considérer que tout homme qui s'irrite veut
se venger de quelqu'un, n'aura pas de peine à concevoir que la passion de la
colère a deux termes : la vengeance, qui se présente comme un bien, et un
adversaire qu'elle veut punir, parce qu'il est nuisible. La colère se rapporte
ainsi à une chose qu'elle regarde comme un bien, et à un obstacle qu'elle
envisage comme un mal ; d'où il faut reconnaître qu'elle a tout à la fois
pour objet un bien et un mal[154].
On sait que les passions du concupiscible se rapportent au bien
et au mal absolus, tandis que celles de l'irascible ont pour objet le bien et
le mal considérés comme difficiles. La colère, qui se rapporte à la vengeance
qu'elle désire et à la personne dont elle cherche à se venger, suppose, à ce
double point de vue, une certaine difficulté ; car elle ne s'élève
qu'autant que ces deux objets ont de l'importance et de la valeur. Elle
appartient, conséquemment, à l'irascible, auquel elle a donné son nom, et non
pas au concupiscible.
Le Philosophe a dit : « La colère, jusqu'à un
certain point, est une suite de la raison. »
Nous avons vu, en effet, qu'elle contient le désir de la
vengeance, qui implique la nécessité de mettre en rapport l'offense reçue et la
peine à infliger. Le raisonnement a-t-il prouvé par ce rapprochement qu'il faut
s'élever avec force contre l'auteur de l'outrage, la colère apparaît
immédiatement. Comparer et conclure, qu'est-ce autre chose qu'un acte de la
raison ? Donc la colère est compatible d'une certaine manière avec la
raison.
Sans
doute elle ne l'écoute pas toujours, et la vengeance est trop souvent déréglée ;
mais que faut-il en conclure ? Qu'il y a en elle tout à la fois un acte de
la raison et un obstacle à l'exercice de cette faculté. On verra, en traitant
de ses effets, qu'il n'est aucune passion qui, lorsqu'elle est portée à
l'excès, écoute moins la raison.
Pour savoir si une passion est plus ou moins naturelle qu'une
autre, il faut les examiner dans leur cause propre, c'est-à-dire dans l'objet
qui les constitue et dans le sujet qu'elles affectent. Envisagez-vous, dans
leur cause objective, la colère et la concupiscence ? L'avantage reste à
la concupiscence, et surtout à celle des aliments et des plaisirs charnels, qui
tiennent de plus près à la nature que la vengeance, objet de la colère. Considérez-vous
ces deux passions dans leur cause subjective ? La colère est, dans un
sens, plus naturelle que la concupiscence, et, dans un autre sens, la
concupiscence est, au contraire, plus naturelle. Du côté de la partie
inférieure de notre être, la concupiscence l'emporte ; car tout homme
désire naturellement la conservation de son espèce et de son corps. Mais à
prendre l'homme, en tant qu'homme, c'est-à-dire comme être raisonnable, la
colère est plus naturelle que la concupiscence, parce qu'elle existe mieux avec
la raison. Pour certains tempéraments en particulier, la colère est aussi
beaucoup plus naturelle que la concupiscence ; la bile est un fluide
subtil qui s'enflamme plus vite que les autres humeurs[155].
Saint Augustin disait : « La colère est un fétu, et
la haine une poutre. »
La colère est, effectivement, moins grave que la haine. Ces deux passions désirent, il est vrai, le mal d'un
adversaire ; mais la haine veut absolument le mal d'un ennemi, au lieu que
la colère voit dans ce mal un bien, et pense, en se vengeant, faire un acte de
justice. Vouloir, au point de vue de la justice, le mal de quelqu'un, n'est pas
aussi grave que le vouloir purement et simplement.
La haine
est insatiable, comme le marque cette parole : « Si votre ennemi
trouve occasion, il sera insatiable de votre sang. » (Eccl. xii, 16.) — La
colère sait compatir aux maux qu'elle a faits, lorsqu'elle en aperçoit l'excès,
bien que, sous le rapport de l'intensité, elle exclut elle-même la pitié plus que
la haine, tant ses mouvements sont impétueux. Il est écrit : « La
colère n'a point de miséricorde ; elle éclate avec fureur. Qui pourra
soutenir la violence d'un homme emporté ? » (Prov. xxviii, 4.) — La
haine, à son tour, est plus inguérissable, la cause dont elle provient étant
plus permanente ; elle résulte d'une disposition habituelle par laquelle
un homme regarde son ennemi comme contraire et nuisible, tandis que la colère
s'élève à l'occasion d'une injure transitoire.
La colère, suivant ce qui précède, désire le mal d'un
agresseur comme une juste vengeance ; elle se rapporte, par conséquent,
aux individus que concernent la justice et l'injustice. La vengeance, en effet,
appartient à la justice, et les injures reviennent à l'injustice. C'est
pourquoi, du côté de sa cause, qui est l'injustice, et du côté de la vengeance,
qu'elle désire, elle a le même objet que la justice et l'injustice.
Si les
animaux ont la colère, c'est que leur instinct naturel les porte à des actes qui
ressemblent aux œuvres de la raison. Dans l'homme lui-même, cette passion peut
provenir de l'imagination seule et s'élever contre des choses inanimées ;
mais, quand elle résulte de la raison, elle ne s'élève que contre les êtres
capables de faire injure et de sentir la vengeance.
Saint Jean Damascène a distingué avec raison trois espèces de
colère, en se fondant sur les choses qui accroissent cette passion.
La première cause de la colère étant la vivacité même de son
mouvement, il nomme fiel la colère qui résulte de l'inflammation de la bile.
— La tristesse étant une autre cause de la colère en ce qu'elle maintient le
souvenir des injures reçues, il appelle manie (mania) ou animosité
la colère qui dure longtemps (manet). — La vengeance qu'un homme irrité
désire peut constituer une colère qui, jusqu'à ce que le coupable soit puni, ne
laisse point de repos ; il donne à celle-là le nom de fureur. — Ces
trois espèces de colère correspondent aux trois classes d'hommes qu'Aristote
appelait les violents, les amers et les implacables.
Saint
Grégoire distingue aussi trois sortes de colère : la colère silencieuse,
qui est désignée, selon lui, par ces paroles du Sauveur : « Celui qui
se fâche contre son frère ; » la colère accompagnée de la voix, mais
sans articulation claire, marquée par ces mots : « Celui qui aura dit
à son frère : Racha ; » et enfin la colère qui se manifeste par
des expressions bien articulées, comme ici : « Celui qui aura dit à
son frère : Fou. » On le voit, il caractérise la colère d'après ses
effets.
La colère, selon notre définition, est le désir de punir
quelqu'un par une juste vengeance. Toute vengeance doit être précédée d'une
offense qui nous concerne. Il s'ensuit que la colère a toujours pour cause une
action faite contre celui qui s'irrite.
Pourquoi
donc est-il écrit que Dieu s'irrite contre les pécheurs, qui ne sauraient lui
nuire ? C'est que les pécheurs agissent contre Dieu en méprisant sa loi,
et nuisent à ceux qui sont sous sa protection.
Si nous
nous irritons contre ceux qui nuisent aux autres, c'est que nous sommes unis à
ces derniers, soit par affinité, soit par amitié, soit, au moins, par
communauté de nature.
Le silence, direz-vous, produit parfois la colère. — Le
silence alors indique un mépris : or témoigner du mépris est un certain acte.
Il est facile de démontrer, par deux raisons, que toutes les
causes de la colère se résument dans le mépris.
D'abord, pourquoi nous irritons-nous davantage contre ceux qui
nous offensent à dessein et de sang-froid, sinon parce que nous jugeons qu'ils
n'ont pas d'autre cause de leur attaque que le mépris ? Que quelqu'un nous
paraisse céder à l'ignorance, à une passion, aux emportements de la colère,
nous nous fâchons beaucoup moins ; l'absence du mépris nous porte à
l'indulgence.
En second lieu, le mépris semble protester contre notre
mérite, suivant le principe que l'on méprise ce qui n'a nulle importance. Et
comme tous les biens que nous possédons sont pour nous un moyen de rehausser
notre excellence, les attaques qu'on leur livre nous paraissent dirigées contre
notre dignité : là encore nous voyons des preuves de mépris.
L'oubli,
le manque d'égards, l'annonce d'une nouvelle qui contriste, la joie en présence
de nos malheurs, l'opposition, ne provoquent notre colère qu'à cause du peu
d'estime dont ces procédés sont le signe évident.
La colère, dans celui-là même qui s'irrite, provient de deux
causes opposées : de sa supériorité et de sa faiblesse.
De sa supériorité. — Le mépris est la cause propre de la
colère : or plus une personne est éminente, plus il est injuste de
mépriser ses qualités. Les hommes qui excellent en quelque point sont, pour
cette raison, très-portés à s'indigner lorsqu'on les méprise.
De sa faiblesse. — Nos défectuosités nous excitent à la colère :
les infirmes, les indigents, tous ceux qui sont soumis à des privations
s'irritent facilement ; ils sont déjà préparés au mécontentement.
L'homme
qui se sent à l'abri des attaques n'éprouve, il est vrai, ni tristesse ni
colère, quand il est méprisé dans une qualité qu'il possède suréminemment ;
mais le mépris qu'on lui témoigne est injuste, et, sous cet autre point de vue,
il est porté à s'irriter, surtout s'il voit qu'on déprécie son mérite par
mépris, et non par ignorance ou par quelque autre motif.
Quand l'infériorité contribue à rendre le mépris plus injuste,
elle provoque à la colère : c'est ce qui explique l'irritation du noble
contre le roturier, du sage contre l'insensé, du maître contre le serviteur.
Mais, lorsqu'un abaissement quelconque ôte à l'indignité du mépris, la colère
est diminuée : l'aveu d'une injure, la reconnaissance d'une injustice,
l'humiliation, la prière, fléchissent l'homme courroucé. « La parole
douce, dit le Sage, calme à la colère. » (Prov. xv, 1.) C'est qu'un
abaissement volontaire, loin d'accuser du mépris, est une preuve de haute
estime.
Le
dédain de nos amis nous parait souverainement injuste ; quand ils nous
méprisent, soit en nous nuisant, soit en ne nous aidant pas, nous nous irritons
contre eux autant que s'ils étaient nos inférieurs.
Le Philosophe cite comme un Proverbe : « La colère
est plus douce que le miel dans le cœur des hommes. »
Plus la soif est ardente, plus le breuvage paraît doux ;
de même, plus une injure a rempli le cœur de douleur, plus le châtiment qui en
tire vengeance donne de joie. La vengeance est-elle réellement accomplie, elle
cause une satisfaction qui ôte la tristesse et apaise la colère. Si elle ne
l'est pas encore, l'homme irrité se plaît à y penser, et, en roulant dans son
esprit ses projets de vengeance, il éprouve une joie à laquelle il met le
comble par leur accomplissement[156].
La colère, expansive comme la chaleur, enflamme le sang et les
esprits vitaux dans la région du cœur. De là dans le cœur lui-même une
très-grande effervescence, et, dans les organes extérieurs, une perturbation
excessive : « Le cœur palpite, dit saint Grégoire, le corps tremble,
la langue s'embarrasse, la figure devient de feu, l'œil s'égare, on ne
reconnaît plus ses amis, la bouche profère des sons inintelligibles. »
Quoique la raison ne se serve, dans l'acte qui lui est propre,
d'aucun organe du corps, elle a besoin néanmoins des facultés sensitives, que
les désordres du corps peuvent enchaîner, comme on le voit par l'ivresse. La
colère, en portant la perturbation dans toutes les parties du corps par
l'effervescence du cœur, empêche, plus que toute autre passion, l'usage de la
raison. C'est ce qui faisait dire au Psalmiste : « Mon œil est
troublé par la colère. » (xxx, 10.)
La
colère, nous l'avons vu, a son principe dans la raison ; mais, loin de la
suivre toujours, elle en trouble souvent le jugement par le désordre qu'elle
produit dans le corps et dans les facultés sensitives.
La colère cause la taciturnité de deux manières. Est-elle
accompagnée de la raison, elle empêche de parler à contretemps. « La
colère, dit saint Grégoire, porte au silence, si la raison l'exige. »
Arrive-t-elle à son suprême degré, elle porte dans l'âme un tel trouble que la
langue ne peut plus parler ; de là un autre genre de taciturnité. Mais,
ainsi comprimée, elle n'en bouillonne que plus violemment dans le cœur ;
c'est là son paroxisme[157] (1).
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EXPLICATION.
Nous entrons dans l'examen des principes internes des actes
humains, qui sont, outre les facultés de l'âme, dont nous avons suffisamment
parlé dans la première partie, les habitudes, que nous allons faire connaître
en général.
Nature ou définition de l'habitude (49). — Sujet des habitudes
(50). — Comment elles se forment (51). — De leur accroissement (52). — De leur
affaiblissement (53). D'après quelle règle on peut les distinguer (54),
Dans les deux traités suivants, nous parlerons des habitudes
en particulier, c'est-à-dire des vertus et des vices.
L'habitude, mot dérivé du verbe habere, est une qualité par laquelle un être est bien ou mal
disposé dans sa propre nature ou par rapport à quelqu'autre chose. Le
Philosophe la définit : « une disposition qui rend, un être bon ou
mauvais en lui-même, ou relativement à une autre chose. » Les habitudes
désignent les qualités bonnes ou mauvaises des êtres, leur état habituel :
tel est le sens dans lequel nous allons en parler.
La
science, la vertu ; voilà des habitudes : imparfaites, si elles sont
à leur commencement ; parfaites, si elles ont atteint leur mesure propre.
— La santé elle-même est une sorte d'habitude. — L'habitude ressemble à un vêtement,
à un habit, dont se sert la personne qui le porte comme sa propriété.
Qui dit habitude, dit un mode accidentel de la nature humaine,
mode qui se distingue de la simple disposition en ce qu'étant très-inhérent à
son sujet, il ne change pas facilement. — S'il est conforme à la nature,
l'habitude est bonne ; s'il lui est contraire, elle est mauvaise. — Comme
la nature est à considérer avant tout dans les êtres, les habitudes sont
manifestement des qualités du premier ordre.
« Une habitude, disait saint Augustin, est un principe
d'action, dont on se sert au besoin. » Les habitudes se rapportent à nos
actes d'une double manière : par elles-mêmes et par leur sujet.
Par elles-mêmes. Il leur est essentiel
de convenir à la nature des êtres ou de ne pas
lui convenir. Or la nature des êtres soumis aux lois de la génération est
toujours ordonnée à une fin ultérieure, qui n'est autre que leurs opérations :
une chose à laquelle ils parviennent par des opérations. Il s'ensuit que les
habitudes ont des rapports non-seulement avec leur nature, mais encore avec les
actes qu'elle a naturellement pour fin et avec les opérations qui la conduisent
à sa fin. Le Philosophe a indiqué ces rapports, en disant : l'habitude
est une disposition qui rend un être bon ou mauvais lui-même, c'est-à-dire
dans sa nature, ou relativement à une autre chose, que sa nature a pour
fin. — Par leur sujet même il y a certaines habitudes qui se rapportent tout
spécialement aux actions. Car si, comme nous l'avons dit, les habitudes sont en
rapport intime avec la nature des sujets où elles résident, elles impliquent
primordialement aussi un rapport avec tous les actes dont ces sujets sont les
principes naturels ; et, par une conséquence nécessaire, toute habitude
qui a pour sujet l'une de nos facultés a des rapports avec nos actes.
Quand un sujet est susceptible d'une bonne ou d'une mauvaise
disposition dans sa nature, dans ses actes et dans sa fin, à cause de plusieurs
principes qu'il peut combiner diversement, il a besoin que des habitudes lui
donnent une disposition convenable : telle est l'âme humaine. Capable
d'opérer de diverses manières, elle doit avoir des habitudes qui la fixent dans
le bien, elle et ses facultés. Les habitudes, pour cette raison, sont
nécessaires.
Comme disposition d'un sujet à l'opération, l'habitude ne
réside pas principalement dans le corps humain. Les opérations du corps
appartenant d'abord à l'âme, les habitudes qui y disposent sont principalement
dans l'âme elle-même ; elles ne sont dans le corps que secondairement, en
tant qu'elles donnent aux organes l'aptitude et l'inclination nécessaires pour
exécuter promptement les ordres de l'âme. — Comme disposition relative à la
nature, l'habitude peut exister dans le corps : ainsi, la santé, la beauté
et les autres qualités pareilles sont des dispositions habituelles, bien qu'elles
ne soient pas de véritables habitudes, leurs causes étant très-mobiles.
Aristote, qui donne sans réserve le nom d'habitude aux
qualités de l'âme, a dit que la santé est comme une habitude, sans
affirmer qu'elle en soit véritablement une.
Nous l'avons vu, les habitudes se rapportent à la nature des
êtres ou à leur opération. Considérées par rapport à la nature, elles ne
peuvent être dans l'essence même de l'âme humaine. L'essence de l'âme n'est pas
un sujet qui doive être disposé par rapport à notre nature ; sous ce point
de vue, les habitudes sont plutôt dans le corps. Il n'y a qu'un cas où elles
résident dans l'essence même de l'âme : c'est lorsqu'il s'agit de participer
à une nature supérieure, conformément à ces paroles de saint Pierre (II Ép. i,
4) : « Afin que nous devenions participants de la nature divine. »
Rien n'empêche alors que l'âme n'ait dans son essence, comme on le verra, une
qualité habituelle qui est la grâce.
Si nous envisageons les habitudes du côté de l'opération,
elles sont assurément dans l'âme, non pas immédiatement dans l'essence même,
mais dans l'âme par les facultés ; car notre âme opère par ses puissances,
et non par son essence.
Les puissances sensitives agissent par l'instinct de la nature
ou sous les ordres de la raison. En tant qu'elles agissent instinctivement,
elles sont ordonnées à une seule chose comme la nature elle-même, et alors
elles ne peuvent avoir aucune habitude, pas plus que les puissances naturelles.
Selon qu'elles agissent par l'ordre de la raison, elles sont bien ou mal
disposées, et, partant, elles ont des habitudes. Les puissances nutritives n'en
ont point ; elles ne sont pas assujetties par la nature à l'empire de la
raison. Les facultés sensitives en contractent, parce que, devant obéir à la
raison, elles sont susceptibles d'être dirigées en sens divers.
Il y a dans l'intelligence certaines habitudes, comme la
science, la sagesse, la connaissance des principes, celles, en un mot, que l'on
a coutume d'appeler habitudes
intellectuelles. N'est-ce pas, en effet, notre entendement, ou, comme
aurait parlé le Philosophe, notre intellect
possible qui renferme l'habitude de la science, par laquelle nous pouvons
comprendre et réfléchir alors même que nous ne comprenons ni ne réfléchissons ?
Que les habitudes intellectuelles existent secondairement dans les facultés
sensitives, telles que l'imagination et les autres de même genre, dont
l'intelligence ne laisse pas que de s'aider pour comprendre, nous y consentons ;
mais elles existent principalement dans l'entendement lui-même. Elles
appartiennent à la faculté qui agit : or, connaître et réfléchir sont les
actes propres de l'entendement ; donc l'habitude par laquelle on réfléchit
et on comprend réside proprement dans l'entendement.
Il ne faut pas perdre de vue que toute faculté capable de
prendre des déterminations bonnes ou mauvaises a besoin qu'une habitude la
dirige convenablement. La volonté, comme puissance raisonnable, étant
évidemment de ce genre, il lui faut une habitude qui la dirige dans son
exercice. Elle s'incline par nature vers le bien que lui prescrit la raison ;
mais, comme ce bien se diversifie, se divise à l'infini, et qu'au milieu de
cette diversité, la fin de l'homme exige que la volonté se porte vers certains
objets qu'elle ne recherche pas par nature, il est nécessaire que des qualités
viennent lui conférer une inclination sûre et prompte. Ce sont précisément ces
qualités qu'on appelle habitudes[158].
Il y a des auteurs qui ont supposé que les anges n'ont aucune
espèce d'habitude ; c'est une erreur. Ils n'en ont pas pour constituer
leur être naturel, qui est immatériel ; mais, comme ils n'existent pas par
eux-mêmes et qu'ils ont besoin d'une participation extérieure à la sagesse et à
la bonté divines, il faut à leur intellect et à leur volonté des qualités
habituelles qui les disposent à s'élever à Dieu, et que, pour cette raison,
saint Denis a nommées habitudes déiformes.
En premier lieu, si l'on considère les habitudes comme des dispositions
relatives à la nature, il y en a qui sont comme une loi de la nature humaine et
qui se trouvent, à ce titre, dans tous les hommes sans exception : ainsi
il est naturel à tous de rire et de marcher verticalement. Mais, remarquons le,
ces dispositions naturelles, susceptibles d'une certaine latitude, se trouvent
en nous à différents degrés, et proviennent parfois entièrement de la nature,
parfois en partie de la nature et en partie d'un principe extérieur. La santé
parfaite, par exemple, peut venir de la nature seule, ou d'un principe
extérieur qui a secondé la nature.
En second lieu, comme disposition aux actes, aucune habitude
ne vient entièrement de la nature. Toutes, si naturelles qu'elles soient, sont
dues à la nature et à un principe extérieur. C'est de la sorte que la
connaissance des premiers principes est une habitude naturelle. Quand notre âme
a conçu l'idée de la partie et l'idée du tout, elle juge immédiatement que le
tout est plus grand que la partie. Mais où a-t-elle puisé l'idée du tout et de
la partie, sinon dans les espèces intelligibles qu'elle tire des images
sensibles ? Cela faisait dire à Aristote que la connaissance des principes
nous vient des sens.
Enfin, par rapport à la nature de l'individu, il y a aussi des
habitudes dont le principe est naturel. Certains hommes sont plus aptes que
d'autres à acquérir des connaissances ; et cette aptitude, ils la doivent
souvent à leurs facultés sensitives, dont l'intelligence se sert dans ses
opérations. Il y a aussi, du côté du corps, des habitudes appétitives dont
l'origine est naturelle. Tel homme est disposé par sa complexion à la chasteté,
à la douceur et à d'autres vertus semblables.
Le Philosophe a dit : « Les habitudes vertueuses et
les habitudes vicieuses proviennent de nos actes. »
Les hommes ont un principe actif et un principe passif de
leurs actes. — La volonté est mue par l'intelligence, les facultés sensitives
par la volonté, et les facultés intellectuelles ont pour principe moteur les
vérités évidentes. — Tout ce qui est passif et mû par un agent, contractant la
disposition même de l'agent, les actes qui se renouvellent et se multiplient,
engendrent, dans la faculté passive et mue, une qualité bonne ou mauvaise, que
l'on nomme habitude. En vertu de cette loi, les habitudes des vertus morales se
forment dans les facultés appétitives mues par la raison, et les habitudes des
sciences se développent dans l'intelligence éclairée par les propositions
premières.
L'agent mû reçoit quelque chose de son moteur ; c'est
ainsi que se produit une habitude.
Pour la formation d'une habitude, un principe actif doit
totalement subjuguer, une puissance passive. Or, de même que le feu n'enflamme
pas le bois dès la première atteinte, mais en écarte peu à peu les dispositions
contraires qu'il y rencontre avant de se l'assimiler, de même la raison, qui
est le premier principe actif dans l'homme, ne triomphe pas par un seul effort
de la puissance appétitive, dont les tendances sont très-variées. Elle juge
facilement par un seul acte que, dans telles circonstances et sous tels
rapports, un bien doit être recherché ; mais l'appétit, pour avoir cédé
une fois, n'est pas vaincu jusqu'au point de s'incliner constamment vers le
même objet par un mouvement à peu près naturel qui mérite le nom d'habitude :
une telle propension appartient aux vertus. Ces habitudes sont donc produites
par plusieurs actes, et non par un seul[159].
Dans les sciences, une seule proposition évidente peut forcer
l'assentiment de l'intelligence et y déterminer une habitude intellectuelle. La
proposition probable n'a pas ce pouvoir. Les choses d'opinion, et celles qui
appartiennent aux puissances inférieures telles que l'imagination et la
mémoire, ne forment les habitudes qu'à l'aide d'exercices réitérés.
Les habitudes corporelles peuvent se contracter par un seul
acte, sous l'influence d'un principe très énergique : une seule médecine
ramène parfois immédiatement la santé.
Toutes les habitudes ne sont pas le produit de nos actes ;
il y en a que Dieu nous donne par l'infusion de sa grâce, comme le marquent ces
paroles de l'Ecclésiastique : « Le Seigneur l'a rempli de l'esprit de
sagesse et d'intelligence. » (xv, 5.)
L'existence de ces habitudes se démontre et s'explique par une
double raison. Premièrement, la béatitude dernière est supérieure aux forces de
la nature humaine. Les habitudes qui nous y disposent dépassent de toute
nécessité nos facultés naturelles ; c'est pourquoi elles doivent provenir
d'une infusion divine, ainsi que toutes les vertus gratuites. — Secondement,
Dieu peut produire les effets des pauses secondes sans l'intervention de ces
causes. Pour faire éclater sa puissance, il infuse parfois dans les hommes des
habitudes qui auraient pu être l'effet d'une cause naturelle, comme il rend
parfois aussi la santé aux malades sans recourir aux causes naturelles. Il
donna aux Apôtres la science des Écritures et des langues, que l'on acquiert,
quoi qu'avec moins de perfection, par l'étude et par l'usage[160].
La foi est une certaine habitude. Or les Apôtres disaient :
« Seigneur, augmentez notre foi. » (Luc xvii, 5.) Donc les habitudes
sont susceptibles d'augmentation.
Les habitudes peuvent être considérées à deux points de vue :
en elles-mêmes et dans l'homme. Sous ces deux aspects, elles admettent le plus
et le moins sans changer d'espèce. La santé, par exemple, est toujours la
santé, quoiqu'elle varie en bien ou en mal entre certaines limites. Il en est
des habitudes comme du mouvement qui reste toujours spécifiquement le même à
cause du terme qu'il doit atteindre, bien qu'il soit plus ou moins rapide, plus
ou moins intense. De savoir comment les vertus s'augmentent, c'est ce que nous
verrons plus loin.
Les
habitudes ne consistent pas dans un point indivisible qui implique toujours la
mesure la plus parfaite ; elles sont, comme la santé, plus grandes ou plus
faibles, pourvu qu'elles aient leur condition fondamentale.
Les habitudes augmentent par la participation plus ou moins
parfaite à une même qualité, et non par l'addition d'une qualité à une autre.
C'est ainsi que le feu rend un objet plus chaud, non en produisant une chaleur
d'une nouvelle espèce, mais en lui communiquant plus fortement la sienne. La
science est la seule habitude qui s'augmente par une certaine addition ; par
exemple, chez l'homme qui apprend un grand nombre de vérités géométriques. Mais
elle s'augmente aussi par la participation plus parfaite à une qualité déjà
existante, en ce sens que l'on acquiert, en avançant, plus de promptitude et de
facilité à bien saisir les démonstrations scientifiques.
Aristote disait : « Certaines actions diminuent
l'habitude qui les produit. »
Tout acte fait avec une énergie en proportion avec une
habitude, l'augmente ou du moins la dispose à l'augmentation. Nous disons la dispose, parce qu'on doit parler de
l'augmentation des habitudes comme de l'accroissement des êtres animés. Toutes
les fois qu'un animal prend de la nourriture, il ne donne pas l'accroissement à
son corps ; mais il prépare cet accroissement. Ce qui le donne, c'est
l'alimentation continuée. Les actes font croître l'habitude en se répétant,
comme la goutte d'eau creuse la pierre par sa multiplication.
Les actes, au contraire, dont l'énergie ne correspond pas à
l'intensité des habitudes, les disposent à la diminution, loin de les
augmenter. Tels sont tous ceux que l'on fait avec négligence.
Toute habitude qui n'a pas de contraire, et qui existe dans un
sujet impérissable, ne saurait être détruite ni directement, ni indirectement ;
telle est, dans notre intelligence, celle des premiers principes. Mais toute
habitude qui a un contraire ou qui existe dans un sujet périssable peut être
détruite directement par son contraire, et indirectement par la destruction de
son sujet. La science, par exemple, est sujette à périr ; elle a un
contraire dans les faux raisonnements et dans l'oubli. Les vertus
intellectuelles ont aussi un contraire dans les jugements de la raison, sujette
à l'erreur. Les vertus morales subissent pareillement la destruction, dès que,
soit par ignorance, soit par passion, soit par détermination délibérée, la
raison, qui les imprime dans nos facultés appétitives, venant à changer ses ordres,
donne à notre appétit une direction opposée. Il en faut dire autant des vices
en sens inverse.
Si les causes qui produisent les habitudes servent à les
fortifier, les causes qui les détruisent sont aussi celles qui les diminuent :
la diminution est l'acheminement à leur destruction, comme leur production
ouvre la voie à leur augmentation.
Le Philosophe observe très-bien que ce qui anéantit la
science, ce n'est pas seulement l'erreur, c'est aussi l'oubli. Il pose la même
loi à l'égard des habitudes vertueuses : « Le défaut de relations,
dit-il, a détruit maintes amitiés. »
Nous disions plus haut que les habitudes se détruisent ou
s'affaiblissent par l'action d'un agent contraire. Le temps fait surgir contre
elles des ennemis nombreux dont elles doivent arrêter l'invasion. Les habitudes
morales périssent bientôt sous leurs efforts, si elles ne se soutiennent
elles-mêmes par des actes réitérés. L'homme vertueux cesse-t-il de régler ses
penchants et ses actions conformément à la raison, il se voit assailli par une
foule de passions qui s'enfantent dans son appétit sensitif sous l'influence
des objets extérieurs, et sa vertu périt ou s'affaiblit faute d'exercice. Les
habitudes intellectuelles subissent la même loi. Lorsque le savant néglige de
cultiver ses connaissances et de consulter la lumière qui le fait juger
sainement des images et des idées fournies par l'imagination, la rectitude de
son jugement se trouve bientôt en défaut, et il finit par embrasser l'erreur.
On voit par là que les habitudes morales et intellectuelles
sont affaiblies et même détruites par la cessation des actes.
« L'entendement, dit Aristote, est une seule puissance
qui renferme les habitudes des diverses sciences. »
Pour celles qui disposent l'homme à l'égard de sa nature, il
est évident que plusieurs peuvent exister dans une seule et même puissance. Il
y a, en effet, dans un même sujet certaines parties qui, prises à part, ont des
dispositions que l'on appelle parfois habitudes. Considère-t-on, par exemple,
les humeurs du corps humain ? Leurs qualités constituent l'habitude de la
santé. Envisage-t-on les os, les nerfs, la chair ? Leur disposition
relativement à la nature donne la maigreur ou l'embonpoint. Fixe-t-on ses
regards sur les membres, comme les pieds, les mains et les autres choses
pareilles ? Leur heureuse harmonie dans l'ordre de la nature est la
beauté. C'est de la sorte que plusieurs habitudes, comme disposition à l'égard
de la nature, peuvent se trouver dans la même puissance. — Pour les habitudes
relatives aux opérations, évidemment encore plusieurs peuvent résider dans une
même puissance passive, que plusieurs objets mettent en exercice et qui, par là
même, devient le sujet d'actions et de perfections différentes d'espèce. La
diversité spécifique des habitudes y est une suite naturelle de celle des
actes.
Il est clair que si, comme nous l'avons vu, les objets
établissent une différence d'espèce dans les actes humains, ils en produisent
pareillement une dans les habitudes.
Trois choses peuvent servir à distinguer les habitudes :
d'abord, les principes actifs qui les produisent ; ensuite, la nature[161] à laquelle elles se rapportent ; enfin, les objets de
différente espèce qu'elles ont pour fin[162].
Du côté de la nature à laquelle elles disposent, les habitudes
se distinguent d'abord par leur harmonie ou leur désaccord avec la nature
propre des êtres. Celles qui disposent un agent à des actes convenables à sa
nature sont bonnes, et celles qui le disposent à des actes opposés à sa nature
sont mauvaises. C'est ainsi que les habitudes vertueuses se distinguent des
habitudes vicieuses : conformes à la raison, elles conviennent à la nature
humaine, à laquelle les vicieuses sont opposées. À ce point de vue, les
habitudes se distinguent d'après le bien et le mal. — Elles se distinguent, en
second lieu, d'après cette autre règle, que les unes disposent à des actes
convenables à une nature inférieure, les autres à des actes propres à une
nature supérieure ; et de là vient la distinction des vertus humaines, qui
appartiennent à une nature inférieure, et des vertus divines ou héroïques, qui
sont propres à une nature supérieure.
Les habitudes sont des formes simples qui ne se composent pas
de plusieurs autres. De même que les puissances perfectionnées par elles
s'étendent à plusieurs objets renfermés dans un seul qui les embrasse sous une
raison générale, elles s'étendent aussi à plusieurs choses qu'elles
comprennent, soit dans une raison générale, soit sous une même nature, soit par
un principe unique. À considérer leurs objets, nous y trouverons une certaine
multiplicité ; mais, cette multiplicité étant renfermée sous la fin
principale de chacune d'elles, nous devons admettre que, tout en s'étendant à
plusieurs choses, elles forment des qualités simples.
La
formation successive d'une habitude ne prouve pas que plusieurs parties
naissent les unes après les autres ; elle montre seulement que le sujet
n'a pas, dès le principe, cette disposition ferme et constante qui change
difficilement. Imparfaite tout d'abord, l'habitude se fortifie peu à peu, comme
toutes les qualités. Celui qui est parvenu, par voie de démonstration, à
certaines vérités d'une science, possède l'habitude de cette science. Vient-il
à résoudre d'autres problèmes, il ne produit pas en lui une nouvelle habitude ;
il rend seulement la sienne plus parfaite.
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EXPLICATION.
Après avoir examiné les habitudes en général, il nous faut les
considérer en particulier ; et comme elles se distinguent par leur bonté
et par leur malice, nous devons parler d'abord des bonnes habitudes,
c'est-à-dire des vertus et de ce qui les accompagne.
Qu'est-ce que la vertu (55) ? — Quel en est le sujet (56) ?
Les vertus se divisent en vertus intellectuelles (57), en
vertus morales et en vertus théologales. — En quoi les vertus morales se
distinguent des vertus intellectuelles (58). — En quoi elles diffèrent des
passions (59). — Comment elles se distinguent entre elles (60). — Qu'appelle-t-on
vertus cardinales (61) ? — Qu'est-ce que les vertus théologales (62) ?
Quelle est la cause des vertus (63) ?
Quant aux propriétés des vertus, on traite de leur milieu (64)
— de leur connexion (65), — de leur égalité (66), — de leur durée (67).
Ce qui accompagne les vertus, ce sont les dons (68), — les
béatitudes (69), — et les fruits de l'Esprit-Saint (70).
Aristote pose en principe que la vertu est une habitude.
Le mot vertu, en effet, désigne le perfectionnement des
puissances de notre âme. Or, ces puissances reçoivent leur perfection de la
détermination à leurs actes propres. Les forces naturelles la tiennent de leur
nature même, et c'est pour cette raison qu'on les appelle parfois des vertus.
Mais les puissances raisonnables, qui sont propres à l'homme, se rapportent
indifféremment à plusieurs choses ; et, comme nous l'avons vu, c'est aux
habitudes qu'il appartient de les déterminer à leurs actes : en ce sens,
la vertu humaine est une habitude.
La vertu
se rapporte au bon usage du libre arbitre comme à son acte propre ; de là
saint Augustin a pu dire qu'elle n'est autre que ce bon usage même. Son objet
est de diriger l'amour dans nos cœurs.
« La vertu d'un être, disait le Philosophe, est ce qui
rend son opération bonne. »
Destinée à diriger les facultés propres à notre âme et non pas
précisément les forces naturelles, la vertu est essentiellement un principe
d'opération qui, en coordonnant nos facultés elles-mêmes, soit entre elles,
soit avec les objets extérieurs, donne à leurs actes l'ordre et la disposition
convenables : elle est une habitude opérative.
Si
quelquefois on la compare à la santé et à la beauté, ce n'est pas qu'elle ne
soit point un principe d'opération ; c'est que, coordonnant les puissances
de l'âme, tant entre elles qu'avec les objets extérieurs, elle donne à l'âme
elle-même des dispositions heureuses. Ne soyons pas surpris qu'elle soit une
habitude opérative. La substance de Dieu étant son opération même, notre plus grande
ressemblance avec la divinité doit s'établir par une certaine opération.
N'avons-nous pas dit précédemment que la félicité suprême de l'homme, la béatitude,
consiste dans une opération ?
Le Philosophe dit : « C'est la vertu qui rend
l'homme bon, lui et ses actions. » — « Personne ne doit l'ignorer, ajoute
saint Augustin, la vertu donne à notre âme sa plus haute excellence. »
Puisque la vertu implique le perfectionnement des facultés de
l'âme, elle est évidemment une bonne habitude. Qu'est-ce que la perfection
d'une puissance, sinon sa bonté ? Le mal renferme toujours quelque défaut
ou quelque privation. « Tout mal, selon la remarque de saint Denis, est
une infirmité. » La vertu d'un être, en quelque genre que ce soit, se
rapporte nécessairement au bien. Par conséquent, la vertu humaine est une bonne
habitude, qui opère le bien.
Saint Augustin a dit : « La vertu est une bonne
qualité de nos âmes, par laquelle nous vivons dans la droiture, dont personne
ne peut abuser, et que Dieu produit parfois en nous sans nous. »
Remplaçons le mot qualité par le mot habitude, et cette définition sera
parfaite. — La vertu est une habitude :
genre prochain ; une bonne habitude :
différence spécifique ; de nos âmes :
sujet ; par laquelle nous vivons
dans la droiture : ce qui la distingue plus spécialement du vice ;
dont personne ne peut abuser : à
la différence des autres habitudes qui, comme l'opinion, portent tantôt au
bien, tantôt au mal ; que Dieu
produit quelquefois en nous, sans nous : parce que la vertu est
parfois infuse. Ce dernier membre de la définition supprimé, le reste est
commun aux vertus infuses et aux vertus acquises[163].
Trois raisons nous démontrent que la vertu humaine réside dans
les facultés de notre âme, et non dans son essence même. — D'abord, la vertu
perfectionne les facultés : le perfectionnement est évidemment dans la
puissance perfectionnée. — Ensuite, la vertu est une habitude qui porte à
l'action : toute action appartient à l'âme par une puissance. — Enfin, la
vertu dispose au bien parfait, que nous obtenons par les opérations de nos
facultés.
Comme la
couleur s'attache aux corps par les surfaces, ainsi la vertu humaine tient à
l'essence de l'âme par les facultés.
La différence des facultés entraînant la différence des
habitudes, la même vertu ne peut exister également dans plusieurs facultés ;
mais elle peut y exister inégalement, de telle sorte qu'elle soit principalement
dans l'une, et secondairement dans les autres, par manière de communication ou
de disposition ; car les facultés sont mues l'une par l'autre.
Les
vertus morales, qui existent essentiellement dans la volonté, supposent dans
l'entendement une certaine science, puisqu'elles doivent agir selon la droite
raison. — La prudence, qui réside réellement dans la raison, existe aussi dans
la volonté, dont elle requiert la droiture.
Nous l'avons dit, la vertu est une habitude ; or, les
habitudes se rapportent de deux manières à nos actes. Quelques-unes nous
donnent seulement la faculté de bien agir ; la connaissance de la
grammaire, par exemple, confère le moyen de parler correctement, quoiqu'elle
n'empêche pas le grammairien de faire des barbarismes et des solécismes.
D'autres, non-seulement nous procurent la faculté de bien agir, mais nous font
bien agir en réalité. La justice donne plus que la faculté d'observer ses
préceptes, elle porte à les garder réellement. Le mot vertu désignant ce qui
rend bon l'homme et ses actes, les habitudes de cette dernière espèce ont
seules droit au titre de vertus. Les
premières, qui rendent une action bonne uniquement sous le rapport de la
facilité d'exécution, c'est-à-dire d'une façon restreinte, ne méritent pas
rigoureusement un tel nom. Un homme n'est pas vertueux parce qu'il est savant
ou adroit ; mais, cependant, il a une bonté relative, qui peut le faire
appeler un bon grammairien ou un bon forgeron. Sur ce fondement, on divise le
plus souvent les sciences et les arts par opposition aux vertus, bien que, quelquefois
aussi, on les qualifie du nom de vertu, et alors le sujet de ces sortes de
vertus est tantôt l'entendement pratique, tantôt l'entendement spéculatif,
indépendamment de tout rapport avec la volonté : dans ce sens Aristote
appelle vertus intellectuelles la science, la sagesse, l'intelligence des
principes et les arts eux-mêmes. Mais les vertus proprement dites ont toujours
pour sujet la volonté ou une puissance mue par la volonté. S'il est vrai, en
effet, que la volonté seule a le pouvoir de mettre en exercice toutes les
autres facultés plus ou moins raisonnables de notre âme, toutes nos bonnes
actions proviennent de sa bonté même, et, dès-lors, les vertus qui font bien
agir en réalité existent en elle ou dans une faculté mue par elle.
L'entendement, en tant qu'il est mû par la volonté, peut ainsi devenir le sujet
de la vertu prise dans le sens absolu. C'est de la sorte qu'il forme le suppôt
de la foi, lorsque la volonté le détermine à donner son assentiment aux vérités
divines, puisque chacun ne croit qu'autant qu'il le veut. L'entendement
pratique est de même le sujet de la prudence, qui suppose toujours la droiture
de la volonté à l'égard des fins que l'on doit se proposer.
La puissance concupiscible et la puissance irascible peuvent
être envisagées en elles-mêmes, comme parties de l'appétit sensitif, et ensuite
dans leurs rapports avec la raison, à laquelle elles participent et dont elles
doivent suivre les ordres. — En elles-mêmes, comme parties de l'appétit
sensitif, elles ne sauraient être le sujet d'aucune vertu. Comme participant à
la raison, elles nous sont propres et elles peuvent servir de sujet à la vertu ;
car, par leur alliance avec la raison, elles sont le principe d'un acte humain,
et il est dès-lors nécessaire qu'elles aient des vertus. Ce qui prouve cette
nécessité, c'est que, quand un acte procède d'une puissance mue par une autre,
il n'obtient sa perfection que dans le cas où ces deux puissances sont bien
disposées pour le produire. Voulez-vous qu'un artisan vous fasse un ouvrage
parfait, disposez-le lui-même à bien travailler, puis donnez-lui de bons
instruments. — La conformité habituelle de l'irascible et du concupiscible avec
la raison, qui les fait mouvoir ; voilà ce qui constitue la vertu de ces
deux puissances.
De même
que la chair, qui n'a pas, par elle-même le mérite de la vertu, devient
néanmoins l'instrument des actes vertueux, lorsque la raison fait servir les
membres du corps aux œuvres de justice. Les facultés de l'appétit sensitif
deviennent pareillement capables du mérite de la vertu morale dès que, malgré
le foyer de concupiscence qu'elles portent en elles, elles se conforment à la
raison et lui obéissent fidèlement, ce qui n'a pas lieu sans des vertus qui les
disposent à une telle soumission.
Les facultés sensitives de la perception interne, comme
l'imagination et la mémoire, sont le siège de certaines habitudes ; mais
elles ne sont pas le sujet de la vertu elle-même. Qu'elles soient le siège de
certaines habitudes, cela est évident ; car, à force de nous rappeler une
chose à la suite d'une autre, il se forme en nous une habitude qui est comme
une seconde nature. Qu'elles ne soient pas le sujet de la vertu elle-même, cela
n'est pas moins certain. La vertu, comme habitude parfaite qui ne saurait faire
que le bien, existe dans les puissances où s'accomplit le dernier complément
d’une bonne œuvre. Or, les facultés, dont nous parlons ne font que servir
d'auxiliaires à l'entendement par lequel on connaît le vrai et où se consomme la
connaissance. Il s'ensuit que les vertus relatives à la connaissance existent
dans l'entendement lui-même.
On
demandera peut-être comment l'appétit sensitif est le sujet de la vertu, tandis
que les facultés sensitives de la perception interne ne le sont pas. — La
raison de cette différence, c'est que l'appétit sensitif est mû par la volonté
qui achève en lui son œuvre ; au lieu que les facultés sensitives de la
perception intérieure sont plutôt les motrices que les mobiles de
l'entendement, auquel elles se rapportent comme les couleurs à la vue. L’œuvre
de la connaissance se termine alors dans l'entendement, et voilà pourquoi
l'entendement lui-même, la raison, est le sujet des vertus qui la concernent.
Le moteur a besoin de plus grandes perfections que le mobile
dont il dispose ; pour cette raison, la volonté est nécessairement plus
capable de vertus que l'irascible et le concupiscible.
Toutes les fois que nos facultés ne peuvent accomplir
d'elles-mêmes une bonne action, elles doivent être perfectionnées par une
vertu. Que la volonté se suffise à elle-même pour atteindre le bien rationnel
qui lui est proportionné, c'est une suite de ce principe que toutes nos
facultés ont des forces en rapport avec leur objet propre ; mais, du
moment que l'homme devra se porter à un bien qui dépasse ses forces natives,
par exemple, au bien divin, supérieur à toute la nature humaine, ou au bien du
prochain que les individus ne recherchent pas naturellement, il sera nécessaire
que des vertus viennent prêter leur secours à sa volonté. C'est pourquoi, les
vertus qui dirigent nos affections vers Dieu et vers le prochain, la charité,
la justice et les autres, sont dans notre volonté comme dans leur sujet.
Les habitudes intellectuelles spéculatives ou qualités de
l'intelligence ne perfectionnent pas la volonté. Si elles peuvent être appelées
vertus, c'est dans le sens qu'elles donnent la faculté de bien agir ou de
contempler la vérité, et non dans la signification propre du mot ; elles
ne déterminent, le bon usage ni des talents ni de la science.
Ce qui
rend méritoires les actes de ces habitudes, ce sont les vertus de charité ou de
justice qui perfectionnent la volonté. Saint Grégoire parlait de la charité quand
il disait que « la vie contemplative a plus de mérite que la vie active. »
Il y a trois vertus ou habitudes intellectuelles spéculatives,
à savoir : l'intelligence, la sagesse et la science.
L'intelligence ou
habitude des premiers principes fait percevoir immédiatement les vérités
évidentes par elles-mêmes.
La sagesse considère
en général les causes les plus élevées, qui nous sont connues les dernières,
bien qu'elles soient en elles-mêmes les premières et les plus évidentes.
La science perçoit
ce qu'il y a de plus élevé dans telle ou telle branche, des connaissances
humaines.
La sagesse juge et prononce sur toutes
choses, parce qu'elle remonte aux causes premières sans lesquelles on ne
saurait former un jugement absolument parfait ; elle est une vertu
supérieure à la science. Non contente
de prouver les conséquences par les principes, elle juge les principes
eux-mêmes.
L'art, comme habitude intellectuelle, donne la faculté
d'exécuter des œuvres dont la bonté dépend de leurs qualités intrinsèques et
non des dispositions morales de leur auteur : dans un artiste, considéré
comme tel, on loue le talent indépendamment de la droiture de la volonté. Il
n'importe pas que le géomètre soit juste ou injuste, triste ou gai, pourvu que
ses démonstrations portent le caractère de l'évidence. L'art est donc une vertu
de la même manière que les habitudes spéculatives, en tant qu'il donne le moyen
de produire des œuvres bonnes. Mais il n'est pas une vertu proprement dite,
parce que, ne perfectionnant pas la volonté, il n'atteint pas la hauteur des œuvres
moralement bonnes.
Aristote disait très-bien : « Il y a la vertu de
l'art », désignant ainsi la vertu morale qui porte l'artiste à faire un
bon usage de ses talents.
Notons-le
en passant, on appelle arts libéraux
ceux qui s'adressent à l'esprit ; arts
serviles, arts mécaniques, ou
simplement métiers, ceux qu'exerce le
corps.
Différente de l'art, où l'on ne considère que la bonté des oeuvres
extérieures sans avoir égard aux dispositions morales des artistes, la prudence
suppose la droiture de la volonté et par suite la vertu morale qui la donne.
Conséquemment, elle est une vertu distincte de l'art.
L'Écriture met la prudence au nombre des vertus nécessaires à
l'homme, en disant que : « la Sagesse enseigne la tempérance, la
prudence, la justice, la force, vertus indispensables à l'homme dans cette vie. »
(Sag. viii, 7.)
En toutes choses, le choix des moyens demande le bon usage de
la raison. La prudence, étant précisément ce qui perfectionne la raison dans le
choix des moyens relatifs à notre fin, est chez nous une vertu d'absolue
nécessité pour bien vivre.
La prudence, dont la principale fonction est le commandement,
s'adjoint, comme vertus secondaires, le bon
conseil, la science du droit et
le jugement. — Le bon conseil
consiste dans une certaine délibération. — La science du droit regarde les lois
positives et communes. — Le jugement prend pour base la loi naturelle et
supplée au défaut des lois positives.
La mémoire,
l'intelligence, la prévoyance, la précaution, la docilité et les autres
qualités semblables ne sont pas des vertus différentes de la prudence ; elles
en sont les parties intégrales. Il y a aussi dans cette vertu des parties
subjectives. Nous reviendrons sur ce sujet. (2. 2, Q. 51.)
« Quand il s'agit des mœurs, observe très-bien le
Philosophe, nous disons que tel homme est doux ou tempérant, et non pas qu'il
est intelligent. » L'intelligence est une vertu. Toutes les vertus ne sont
donc pas des vertus morales.
L'expression latine mos,
d'où les vertus morales tirent leur nom, signifie tout à la fois coutume et
penchant naturel ou presque naturel à une chose, deux acceptions qui se
rapprochent beaucoup : car la coutume fait naître des inclinations en
quelque sorte naturelles. Or, l'inclination à un acte revient de droit à la
force appétitive, à la volonté, qui meut toutes les puissances à l'action. Il
faut en conclure qu'il n'y a de vertus morales que celles qui résident dans les
puissances appétitives.
Le premier principe de toutes les œuvres humaines est la
raison, à laquelle obéissent de près ou de loin, mais de différentes manières,
tous les autres principes des actes humains. Si toutes les parties de notre
être lui étaient soumises comme les membres du corps qui, lorsqu'ils sont dans
leur état naturel, se meuvent à son gré, les vertus intellectuelles nous
suffiraient pour bien agir.
Il n'en est pas ainsi. Nos facultés appétitives ne se
soumettent pas sans contradiction à ses ordres. « L'intelligence, disait
saint Augustin, marche en avant ; mais la volonté ne suit pas toujours. »
Les passions et les habitudes de la force appétitive vont parfois jusqu'à
empêcher l'usage de la raison. Pour que l'homme agisse bien, il faut donc
non-seulement que sa raison soit bien disposée par des vertus intellectuelles,
mais que ses puissances appétitives soient perfectionnées par l'habitude des
vertus morales.
Concluons de là que, comme l'appétit diffère de la raison,
ainsi les vertus morales sont distinctes des vertus intellectuelles.
Les actes volontaires ou humains n'ont que deux principes en
nous : la raison et la volonté. La vertu doit nécessairement perfectionner
l'une ou l'autre de ces facultés. Perfectionne-t-elle la raison, elle est une
vertu intellectuelle. Perfectionne-t-elle la volonté, elle est une vertu
morale. Donc toute vertu est intellectuelle ou morale ; cette distinction
divise suffisamment la vertu.
La prudence,
par sa nature, prend rang dans les vertus intellectuelles ; mais, par les
choses dont elle s'occupe, elle se place parmi les vertus morales. Quant aux
vertus théologales, qui sont au-dessus des vertus humaines, elles n'entrent pas
dans notre division.
Quoique les vertus morales puissent exister sans la sagesse, la science et l'art, elles
ne sauraient du moins se séparer de la prudence
et de l'intelligence des principes.
D'abord, il n'y a point de vertu morale sans la prudence. « La
vertu qui n'agit pas avec prudence, dit saint Grégoire, n'est point une vraie
vertu. » La vertu morale, en effet, nous porte vers une fin légitime et
vers des moyens convenables : comment y réussira-t-elle, si elle n'est pas
accompagnée de la prudence, qui prend conseil, juge et commande ?
En second lieu, il n'y a point de vertu morale sans
l'intelligence des principes. Cette dernière habitude intellectuelle n'a-t-elle
pas pour objet de saisir, soit dans la spéculation, soit dans la pratique, les
principes évidents de la lumière naturelle ? Où serait, sans elle, la
droite raison, qui, dans les recherches spéculatives, doit procéder des
principes naturellement connus ? Où serait la prudence, qui n'est autre
que la droite raison appliquée aux actions ?
Il y a,
direz-vous, des hommes peu intelligents, qui sont néanmoins très-vertueux. Il
n'est pas indispensable que, dans l'homme de bien, la raison brille sous tous
les rapports ; il suffit qu'elle l'éclaire sur les bonnes actions qu'il
doit accomplir. Une telle lumière est dans tous les hommes vertueux. Aussi
ceux-là mêmes qui, pour n'avoir pas l'habileté du siècle, paraissent d'une grande
simplicité, peuvent cependant avoir en partage la prudence que Notre-Seigneur a
recommandée dans cette parole : « Soyez prudents comme des serpents
et simples comme des colombes. » (Matth. x, 16.)
À quoi
bon les vertus intellectuelles ? dira cet autre ; le penchant naturel
ne porte-t-il pas au bien avant le jugement de la raison ? — L'inclination
naturelle au bien est un commencement de vertu, mais elle n'est pas la vertu
parfaite. Plus elle est forte, plus elle est dangereuse chez l'homme que la
droite raison ne dirige pas dans le choix des moyens qu'il faut prendre pour
arriver à une bonne fin. Plus la course d'un cheval aveugle est rapide, plus il
se blesse en se heurtant contre un obstacle.
Les vertus intellectuelles peuvent exister sans les vertus
morales : il n'y a d'exception que pour la prudence.
La prudence est la droite raison appliquée à nos actes
particuliers. Or dans les cas spéciaux, les passions faussent les principes
généraux de la raison et de la science : l'homme, dominé par la concupiscence,
juge bon l'objet de ses désirs, bien qu'il le sache contraire au jugement
général de la raison. Preuve que nous avons besoin d'être disposés
convenablement par rapport aux principes particuliers de nos opérations, si
nous voulons porter un jugement en quelque sorte naturel, sur les fins que nous
devons nous proposer ; et c'est ce que fait la vertu morale, car l'homme
vertueux est le seul qui juge bien des fins de la vertu, suivant ce principe :
« Tel est un homme, telle lui paraît une fin. » Conséquemment la
prudence, qui règle nos actes, non-seulement en général, mais en particulier,
exige la vertu morale, sans laquelle les autres vertus intellectuelles peuvent
exister.
Puisque
la prudence juge et commande, la vertu morale doit être avec elle, comme une
sentinelle vigilante pour prévenir les passions qui fausseraient ses jugements
et ses ordres.
La vertu morale n'est pas le mouvement de l'appétit
sensitif ; elle est, au contraire, comme habitude, le principe de ce
mouvement. Elle ne se rapporte qu'au bien, et la passion, par sa nature,
n'étant ni bonne ni mauvaise, tend au bien ou au mal. Donc elle n'est pas une
passion.
Les Stoïciens prétendaient que les passions de l'âme ne se
trouvent point dans le sage. Les Péripatéticiens, dont Aristote est le chef,
soutenaient, au contraire, que soumises à la règle de la raison, elles peuvent
exister avec la vertu. Cette controverse ne portait au fond que sur les mots ;
les uns et les autres ne donnaient pas la même définition des passions. Les
Stoïciens entendaient par-là les affections désordonnées de l'âme, et ils avaient
raison de les condamner. Les Péripatéticiens entendaient par le même
mot tous les mouvements de l'appétit sensitif, et ils devaient, à leur tour, approuver
les passions réglées par la raison. Pour nous, nous disons que la vertu morale
n'exclut point les passions, et nous aimons à citer ce passage de saint
Augustin : « Tout dépend ici de la volonté : si elle est
perverse, les passions le sont aussi ; si elle est droite, les passions
sont irréprochables et dignes d'éloges. »
Les
passions favorisent l'exécution des ordres de la raison, lors que, commandées
par la raison elle-même, elles en suivent le jugement. « La vertu, disait
le Philosophe, n'est ni impassible ni insensible. »
Le Christ, qui avait la vertu la plus parfaite, eut cependant
de la tristesse, puisqu'il s'écria : « Mon âme est triste jusqu'à la
mort. » (Matth. xxvi, 38.) La tristesse est compatible avec la vertu.
Voici le raisonnement des Stoiciens : « La tristesse
provient toujours de quelque mal ; or, aucun mal ne saurait atteindre le
Sage. La vertu est son unique bien ; tous les maux matériels soit nuls à
ses yeux : le péché seul est un mal ; mais le péché n'est pas dans
l'homme vertueux. De quoi donc le Sage pourrait-il s'attrister ? »
Ils ne considéraient pas que, l'homme étant composé d'une âme et d'un corps, ce
qui est utile à la conservation du corps est un certain bien, et que le mal
opposé, se rencontrant dans le Sage, peut lui causer une tristesse modérée. De
plus, ils supposaient que l'homme vertueux est sans péché, et c'est là une
erreur. Qu'il n'ait point de péché grave à se reprocher, soit ; mais aucun
homme ne passe sa vie sans quelques fautes, ainsi que le marquent ces paroles
de saint Jean (1 Ép. i, 8) « Si nous disons que nous n'avons pas péché,
nous nous faisons illusion. » L'homme vertueux, n'eût-il sur la conscience
aucun péché récent, en a peut-être commis naguère ; juste sujet
d'affliction, suivant cette parole de saint Paul : « La tristesse qui
est selon Dieu, opère pour le salut une pénitence durable. » (2 Cor. viii,
10) Enfin, le Sage peut raisonnablement s'attrister des péchés d'un autre
homme.
Mais, reprenaient les Stoïciens, il est contraire à la raison
que le mal ébranle le courage d'un homme vertueux jusqu'au point de
l'attrister. Cette objection n'était pas plus fondée que la précédente. Nous
venons de voir qu'il existe pour le juste un certain mal que la raison
réprouve. Que fait l'appétit sensitif, quand il s'en attriste modérément ?
Il suit le mouvement de répulsion qu'éprouve la raison. Qu'est-ce que cette
conformité de l'appétit sensitif avec la raison, sinon un acte de vertu ?
Le Sage, en s'attristant avec modération des choses dont il doit s'attrister,
fait donc un acte de vertu. Ajoutons que la tristesse est souvent utile pour
porter à la fuite du mal. De même que la joie nous anime à la poursuite du
bien, ainsi la tristesse nous fait repousser le mal avec plus de vigilance et
d'énergie.
La conclusion de tout cela, c'est que la tristesse modérée,
dans les choses qui répugnent à la raison, est compatible avec la vertu morale.
« La justice, qui est une vertu morale, dit très-bien le
Philosophe, ne dirige point les passions. »
La vertu morale embrasse tout ce qui tombe sous le domaine de
la raison : or, la raison ne règle pas seulement les passions de l'appétit
sensitif, elle dirige aussi les actes de la volonté, qui ne renferme aucune
passion. Les vertus morales n'ont donc pas toutes pour objet les passions de
l'âme. Plusieurs concernent les opérations.
« Il n'est pas un juste, a dit Aristote, qui ne se
réjouisse d'une œuvre de justice. »
On dirait, à la première inspection, que la vertu peut se
soutenir sans passion ; mais un examen plus sérieux démontre que l'homme
fait le bien avec passion, comme il le fait avec son corps. Si par passions
nous devions nécessairement entendre les affections déréglées, il serait clair
que la vertu peut et doit exister sans elles. Mais si nous avons raison
d'entendre par cette expression tous les mouvements de l'appétit sensitif, il
est évident que les vertus morales, qui ont pour objet de les régler, existent
avec eux. Il n'est pas de la vertu de paralyser l'appétit sensitif, pas plus
qu'il ne lui appartient de priver de son acte propre aucune faculté soumise à
la raison. La vertu doit vouloir, au contraire, que toutes les facultés
exécutent les ordres de leur souveraine ; comme elle détermine les membres
du corps aux actes externes qui leur sont propres, elle dispose aussi l'appétit
sensitif à ses mouvements légitimes.
Les vertus qui règlent, non les passions, mais les opérations
de la volonté, existent quelquefois sans passion. Telle est la justice.
Cependant, la justice elle-même, dans l'accomplissement de ses actes, nous fait
éprouver de la joie. Tant que cette joie se tient dans la volonté, elle n'est
point une passion ; mais en se répandant sur l'appétit sensitif elle y
produit une impression qui, de proche en proche, porte le bonheur dans tout
notre être, à mesure que notre justice devient plus parfaite.
Surmonter
les passions désordonnées, produire les passions modérées ; voilà la
vertu.
Nous l'avons vu, les habitudes ne sauraient exister dans
plusieurs puissances à la fois, et elles diffèrent d'espèce par les objets
auxquels elles se rapportent ; il en résulte que les vertus morales,
habitudes de notre partie appétitive qui se divise en plusieurs puissances,
sont multiples. L'action de la raison qui leur donne naissance se compare assez
bien à celle du soleil produisant dans la matière des effets divers, selon la
diversité des proportions qu'il y rencontre. L'appétit, qui est raisonnable par
participation et non par essence, en reçoit diverses impressions, suivant les
différents rapports que ses objets ont avec elle : de là vient qu'il y a
diverses vertus morales, et non pas une seule.
À ne voir que les effets, toutes les vertus morales produisent
des opérations, et causent le plaisir ou la tristesse, qui sont des passions.
Mais à considérer leurs objets, les unes président aux opérations, les autres
aux passions. Cela se conçoit. Certaines opérations, les achats, les ventes,
les contrats, en un mot toutes celles où l'on n'envisage que le droit d'autrui,
se jugeant indépendamment des dispositions intérieures de l'agent, il doit
exister une vertu qui les règle et les dirige en elles-mêmes. Cette vertu,
c'est la justice. Il est ensuite d'autres opérations qui sont bonnes ou
mauvaises d'après leurs rapports avec nos dispositions intérieures dont elles
tiennent leurs qualités. Il faut, dès-lors, que certaines vertus règlent aussi
nos affections intérieures, appelées passions, et telle est la fonction que
remplissent la tempérance, la force et les autres vertus semblables. Observons
que les opérations relatives au prochain sont souvent viciées par quelques
passions intérieures, et que, dans ce cas, plusieurs vertus peuvent être
offensées. Celui qui, par colère, frappe injustement quelqu'un, blesse tout à
la lois la justice et la douceur.
Quoique toutes les vertus morales qui concernent les
opérations relatives à autrui se résument dans la justice, elles sont néanmoins
distinctes par l'idée spéciale qui caractérise la nature de nos devoirs. Le dû
n'est pas le même partout et toujours : on doit autrement à un égal,
autrement à un supérieur, autrement à un inférieur, autrement par convention,
autrement par simple promesse, autrement par reconnaissance. Ces divers
caractères que revêt le dû constituent des vertus diverses : la religion,
par exemple, rend à Dieu ce qui lui est dû ; la reconnaissance rend aux
bienfaiteurs ce qui leur est dû ; la piété filiale rend aux parents ce qui
leur est dû, et ainsi de suite. Nous reviendrons sur ce sujet, en traitant des
différentes sortes de justice.
Diverses vertus morales président au gouvernement des
passions, qui appartiennent : les unes, à la faculté concupiscible ;
les autres, à la faculté irascible. Mais, plusieurs passions étant opposées par
la loi des contraires, et plusieurs aussi blessant la raison de la même
manière, il arrive que la même vertu en peut diriger plusieurs. Toutes celles
du concupiscible, en effet, tendent au même but et se suivent dans un certain
ordre : l'amour engendre le désir, et le désir la joie ; la haine
produit l'aversion, et l'aversion la douleur. Il n'en est pas ainsi des
passions de la faculté irascible. Celles-ci tendent à des buts divers. La
crainte et l'audace regardent les grands périls ; l'espérance et le
désespoir, le bien difficile ; la colère, un mal préjudiciable dont il
faut tirer vengeance. Par conséquent, si une seule vertu, la tempérance, suffit
à la direction des passions du concupiscible, il en faut plusieurs à celles de
l'irascible : la force modère la crainte et l'audace ; la
magnanimité, l'espérance et le désespoir ; la douceur, la colère.
Les vertus morales sont diverses, suivant les différents
rapports des passions avec la raison ; en d'autres termes, les diverses
affections de l'âme réclament diverses vertus, en se rapportant différemment à
la raison. Sur ce fondement, Aristote a distingué, pour le gouvernement des
passions, dix vertus morales, qui sont :
1° La tempérance ;
2° La force ;
3° La libéralité ;
4° La magnificence ;
5° La magnanimité ;
6° L'honneur ;
7° La douceur ;
8° L'affabilité ;
9° La vérité ;
10° La gaîté honnête.
En ajoutant la justice, qui se rapporte aux opérations, nous
aurons en totalité onze vertus morales[164].
Les vertus morales impliquent la droiture de la volonté, et
l'emportent ainsi sur les vertus intellectuelles qui donnent seulement la
faculté de bien agir sans produire les actions moralement bonnes. Il convient,
pour cette raison, de prendre les vertus principales ou cardinales dans les
vertus morales.
Les
vertus théologales sont des vertus surhumaines ou divines ; nous n'en
parlons pas ici.
« Il y a, dit saint Grégoire, quatre vertus cardinales, sur
lesquelles s'élève tout l'édifice des bonnes œuvres. »
Ce sont : la prudence, la justice, la tempérance et la force.
La prudence perfectionne la raison ; — la justice, la
volonté ; — la tempérance, la faculté concupiscible ; — et la force,
l'irascible. — A ces quatre vertus morales se ramènent toutes les autres.
On doit appeler principales
ou cardinales les vertus auxquelles
toutes les autres sont subordonnées. Or, toute vertu qui fait le bien, en
prenant pour règle la droite raison, appartient à la prudence. Toute vertu qui,
dans les opérations, rend ce qui est dû et fait ce qui est équitable, est comprise
sous la justice. Toute vertu qui comprime les passions revient à la tempérance.
Toute vertu qui soutient et fortifie l'esprit contre les passions relève de la
force. Voilà comment les philosophes et les saints Pères ont envisagé nos
quatre vertus.
Voulez-vous les considérer ensuite relativement aux matières
qu'elles embrassent ? Sous ce rapport encore elles sont principales, parce
qu'elles touchent à tout ce qu'il y a de plus important dans la vie humaine.
Quelle vertu l'emporte en étendue sur la prudence, qui commande ; sur la
justice, qui règle nos actes à l'égard de nos égaux ; sur la tempérance,
qui réprime les voluptés sensuelles ; sur la force enfin, qui nous
affermit contre les périls de mort ? Si d'autres leur sont supérieures à
quelques égards, celles-ci ont, du moins, une primauté spéciale du côté
objectif.
Plusieurs ne voient dans les vertus cardinales que des qualités
communes à toutes les vertus ; car, disent-ils, toutes les vertus
possèdent, dans une certaine mesure, la prudence, la tempérance, la justice et
la force. D'autres regardent avec plus de raison ces quatre vertus comme
véritablement distinctes par leur matière. Et, en effet, chacune d'elles
n'a-t-elle pas un domaine où elle déploie principalement la propriété générale
qui, comme nous venons de l'expliquer, motive sa dénomination ? Donc ces
quatre vertus se distinguent les unes des autres par la diversité de leurs
objets.
Cette division, émise par Macrobe d'après Plotin, s'explique
de la manière suivante :
Nous devons imiter un modèle dans l'œuvre des vertus : ce
modèle, c'est Dieu. Or les exemplaires des vertus humaines sont en Dieu, de
même que les types de toutes choses. La prudence est son intelligence divine ;
la tempérance, sa raison se repliant sur elle-même ; la force, son
immutabilité ; la justice, l'observation de la loi éternelle dans ses œuvres.
Voilà en quel sens les vertus cardinales sont exemplaires ou divines.
Nous sommes nés pour la société. Les lois qui régissent notre
être nous prescrivent des vertus sous la direction desquelles il nous faut vivre
parmi nos semblables : de là les vertus civiles.
Nous devons, d'après cette parole : « Soyez parfaits
comme votre Père céleste est parfait, » nous élever à Dieu, et pour cela
il nous faut d'abord des vertus qui nous servent d'intermédiaires entre les
vertus exemplaires ou divines et les vertus civiles ou humaines ; ce sont
les vertus purifiantes. Ici se
placent : la prudence, qui détourne nos regards des mondanités pour les
porter vers le ciel ; la tempérance, qui néglige, autant que la nature le
permet, ce qu'exigent les usages du corps ; la force, qui soutient notre
âme contre la crainte de quitter le corps et d'entrer dans l'autre monde ;
la justice, qui attache notre volonté aux lois du devoir.
Sommes-nous parvenus à la ressemblance divine, c'est alors que
se présentent les vertus purifiées,
qui sont celles des bienheureux et des âmes les plus parfaites de ce monde.
Alors, la prudence ne voit plus que les choses célestes, la tempérance ignore
les convoitises terrestres, la force ne connaît plus les passions, et la
justice fait une alliance perpétuelle avec l'Esprit divin.
La loi divine ne prescrit sans doute que des actes de vertu.
Or, elle renferme des préceptes sur la foi, l'espérance et la charité ;
car il est écrit : « Vous qui craignez le Seigneur, croyez en lui,
espérez en lui, aimez-le. » (Eccl. ii, 8.) La foi, l'espérance et la
charité sont donc des vertus qui nous mettent en rapport avec Dieu, et, par-là
même des vertus théologales.
Il est pour l'homme deux sortes de béatitude ou de félicité.
L'une nous est proportionnée ; nous pouvons l'obtenir par nos facultés
naturelles. — L'autre est la
béatitude surnaturelle à laquelle nous parvenons par une certaine participation
de la nature divine, conformément à cette parole de saint Pierre : « Par
Jésus-Christ nous devenons participants de la nature divine. » (II Ep. i,
4.) Cette béatitude surhumaine dépassant les proportions de notre nature, nous
ne pouvons la conquérir par nos propres forces : il faut alors que Dieu
dépose en nous certains principes qui nous mettent en rapport avec elle, de
même que les principes naturels, aidés de l'assistance divine, nous mettent en
rapport avec notre fin naturelle. Ces principes, reçus d'en haut, s'appellent
vertus théologales. Le nom de
théologales leur a été donné, soit parce que, nous unissant directement à Dieu,
ces vertus ont Dieu même pour objet, soit parce que Dieu seul peut les produire
dans nos âmes, soit enfin parce qu'elles nous ont été révélées de Dieu lui-même
dans la sainte Écriture.
Connaître
et aimer Dieu comme auteur et fin de la nature est une chose possible et
naturelle à l'âme humaine ; mais le connaître et l'aimer par ses seules
forces comme objet de la béatitude, voilà ce qu'elle ne saurait faire[165].
Il est clair que ce qui est au-dessus de la nature humaine se
distingue de ce qui ne la dépasse pas. Or, les vertus théologales sont
supérieures à notre nature, au lieu que les vertus intellectuelles et les
vertus morales n'en excédent point les proportions. Il s'ensuit qu'elles se distinguent
réciproquement les unes des autres. En effet, l'objet des vertus théologales,
c'est Dieu même, en tant qu'il surpasse notre connaissance. Celui des vertus
intellectuelles et des vertus morales peut, au contraire, être compris par
notre esprit. Cela seul suffit pour établir une distinction essentielle entre
ces vertus.
Les unes nous perfectionnent surnaturellement, les autres
naturellement. La philosophie, par exemple, nous apprend à considérer les choses
divines du côté où elles tombent sous les investigations de la raison, tandis
que la foi les embrasse par le côté où elles se dérobent à la lumière
naturelle.
La charité, dira quelqu'un, est un amour, soit, mais tout amour
n'est pas la charité.
L'Apôtre écrivait : « Maintenant subsistent trois
choses : la foi, l'espérance et la charité. » (I Cor. ii,.13.)
Ces trois vertus sont à juste titre appelées théologales,
parce qu'elles nous mettent en rapport avec la béatitude surnaturelle, comme
nos facultés propres nous mettent en rapport avec notre fin naturelle.
Notre intelligence et notre volonté tendent d'elles-mêmes au
bien rationnel ; mais elles ne peuvent se mettre en rapport avec la
béatitude surnaturelle, ainsi que le marquent ces paroles : « L'œil
de l'homme n'a pas vu, son oreille n'a pas entendu, son cœur n'a pas compris ce
que Dieu réserve à ceux qu'il aime. » (I Cor. iv, 9.) Il faut donc que ces
deux facultés, pour s'élever à une telle fin, reçoivent d'en haut un surcroît
de forces.
Dieu, dans ce dessein, surajoute d'abord à l'intelligence
humaine certains principes surnaturels qui se perçoivent à l'aide de la lumière
divine, et ces principes révélés forment l'objet de la foi. Il met ensuite
notre volonté en rapport avec notre fin surnaturelle en l'élevant vers la
béatitude comme vers un objet qu'il lui est possible d'atteindre ; de là
l'espérance. Puis enfin il communique à cette même faculté une sorte d'union
spirituelle qui la transforme, pour ainsi dire, en cette fin elle-même ;
c'est l'effet de la charité.
Par où l'on voit que la foi, l'espérance et la charité, qui
mettent l'homme en rapport avec la béatitude surnaturelle, sont trois vertus
théologales.
Dans l'ordre de la génération, où l'imparfait précède le
parfait, la foi précède l'espérance, et l'espérance la charité, si l'on
considère les actes de ces vertus ; car les habitudes sont infuses
simultanément. Pour espérer et pour aimer une chose, il faut l'avoir perçue par
les sens ou par l'intelligence : or, l'intelligence perçoit par la foi ce
qu'espère et aime la volonté ; la foi précède donc tout à la fois
l'espérance et la charité. L'espérance précède aussi la charité ; si nous
espérons recevoir un bienfait d'une personne, nous la regardons comme notre
bien et nous l'aimons : nous aimons, parce que nous espérons.
Dans l'ordre de la perfection, le contraire a lieu : la
charité passe avant l'espérance et la foi, parce que, mère et racine de toutes
les vertus, elle donne à la foi et à l'espérance leur véritable forme, en les
élevant à la perfection de la vraie vertu. La suite nous le fera comprendre.
L'espérance
a deux objets : d'abord, un objet principal qui est le bien espéré ; sous
ce rapport, elle est précédée de l'amour ; on n'espère un bien qu'autant
qu'on le désire et qu'on l'aime. Elle a ensuite pour objet secondaire la
personne dont on espère un bien : ici, elle produit l'amour, et ensuite
l'amour la produit à son tour.
Ce que nous avons par nature est dans tous les hommes, et le
péché ne le détruit pas ; les biens naturels sont restés dans les démons
eux-mêmes. Puisque la vertu est détruite par le péché, l'homme ne l'a pas par
nature. La nature nous donne l'aptitude à acquérir la vertu ; mais elle ne
nous donne pas la vertu dans sa perfection. Si l'on pouvait dire que la vertu
est en nous par nature, ce serait uniquement dans le sens que la raison de
chaque homme possède naturellement certains germes qui sont comme les semences
des vertus morales et des vertus intellectuelles : d'abord, les premiers
principes que nous connaissons par la lumière naturelle ; puis, une
inclination qui porte notre volonté à embrasser les biens conformes à la
raison. Voilà pour ce qui concerne notre âme raisonnable. Nous avons, en outre,
dans notre nature, chacun en particulier, des inclinations favorables ou
contraires aux habitudes vertueuses : les uns ont plus de dispositions
naturelles pour la science, les autres pour la force d'âme, d'autres pour la
tempérance ; qualités attachées le plus souvent à notre constitution
physique, qui favorise ou entrave les puissances sensitives, et, par là même,
les actes des facultés rationnelles, au service desquelles sont ces puissances.
Ainsi les vertus intellectuelles et les vertus morales nous sont innées quant à
l'aptitude et au germe, mais non à l'état de perfection. Il faut, toutefois,
excepter les vertus théologales, qui viennent tout entières d'un principe
extrinsèque.
« Le bien, dit saint Denis, a plus de force que le mal. Puisque
les mauvaises actions produisent le vice, les bonnes actions doivent produire
la vertu. » Faisons néanmoins une distinction essentielle. Les vertus qui
se rapportent au bien réglé par la raison humaine, peuvent être produites par
les actes humains ; mais celles qui se rapportent au bien réglé par la loi
divine sont uniquement dues à l'opération divine.
Les
vertus infuses sont produites par la grâce ; elles ne se concilient point,
surtout si on les envisage dans leur perfection, avec le péché mortel. La vertu
humainement acquise souffre, au contraire, l'acte du péché mortel ; elle
ne cède qu'à l'habitude opposée, qui ne résulte pas d'une seule action. Quoique
les hommes ne puissent pas, sans la grâce, éviter le péché mortel de manière à
n'en commettre jamais un seul, ils peuvent néanmoins contracter l'habitude
d'une vertu et se préserver par elle de beaucoup de mauvaises actions,
notamment de celles qui sont le plus contraires à la raison. Les péchés mortels
qu'ils n'éviteront pas sans la grâce, ce sont les péchés directement opposés
aux vertus théologales que la grâce elle-même produit en nous.
Faisons
observer, en passant, que les actes qui procèdent d'une cause supérieure à la
raison, c'est-à-dire de la grâce, produisent très-bien les vertus humaines.
Lorsque Dieu surajoute, dans nos âmes, aux principes naturels
les vertus théologales par lesquelles nous sommes mis en rapport avec notre fin
suprême, il doit nécessairement y produire aussi d'autres qualités de l'ordre
surnaturel qui soient à ces vertus ce que les vertus humaines sont aux premiers
principes naturels.
Certaines vertus morales et même intellectuelles peuvent être
produites par nos actes, mais ces vertus ne correspondent pas, faute de
proportion, aux vertus théologales. Il faut donc que Dieu lui-même en produise
d'autres qui leur soient proportionnées.
Les
vertus théologales elles-mêmes, tout en commençant nos rapports immédiats avec
Dieu, ne nous mettent pas en communication avec toutes les choses divines ;
ce soin est réservé, non aux vertus purement humaines, qui ne dépassent pas les
bornes de la nature, mais aux autres vertus morales infuses[166].
Les vertus acquises par les actes ne sont pas de la même espèce
que les vertus infuses, puisque, pour définir ces dernières, on dit que Dieu
les produit en nous, sans nous ; ce que l'on ne dit pas des vertus
acquises. Autres sont les vertus des enfants de Dieu, autres sont celles des
enfants des hommes : les unes ont pour règle la loi divine, les autres la
raison humaine. La tempérance acquise, par exemple, prescrit seulement à
l'homme de ne nuire ni à sa santé, ni à l'exercice des facultés
intellectuelles, au lieu que la tempérance infuse veut qu'il châtie son corps
et le réduise en servitude. Il en faut dire autant de toutes les autres vertus.
Si, selon la remarque d'Aristote, les vertus des citoyens sont diverses sous
les différents gouvernements de la terre, se pourrait-il que les vertus des
serviteurs de Dieu, concitoyens des saints, fussent de la même espèce que
celles qui rendent un homme habile dans les choses du siècle ?
Aristote a dit : « La vertu morale est une habitude qui choisit un
certain milieu. » — En effet, la partie appétitive de notre âme a pour
règle et pour mesure la raison, à laquelle elle doit être conforme. La bonté
d'une chose réglée et mesurée, consistant à atteindre sa règle sans la dépasser
ni rester en-deçà, il est manifeste que le bien des vertus morales se trouve
dans la conformité avec la raison même. Or, cette conformité ou égalité,
qu'est-ce autre chose qu'un milieu entre un excès et un défaut ? Donc les
vertus morales sont dans un milieu.
La
magnificence avec ses grandes dépenses, la magnanimité avec ses grands
honneurs, ont elles-mêmes un milieu. Ces vertus, prenant pour règle la raison,
choisissent ce qu'il faut, où il faut et comme il faut. « L'homme
magnanime, disait le Philosophe, reste dans un milieu, entre l'excès et le
défaut, parce qu'il suit la raison. » Il en est de même de la virginité et
de la pauvreté, qui, pour une bonne fin, dans la vue du ciel, renoncent, l’une
aux plaisirs sensuels, l'autre aux richesses. Accomplir de tels sacrifices par
superstition ou par vaine gloire, est une œuvre superflue ; les omettre
quand ils sont nécessaires, est un vice par défaut.
« La vérité morale, répond le Philosophe, consiste dans
un milieu que la raison nous détermine. » Nous venons de voir
effectivement que la vertu, par sa conformité avec la raison, est dans un
milieu.
Parfois le milieu de la raison est aussi celui des choses, et
alors le milieu des vertus se prend des choses mêmes, comme il arrive dans la
justice. D'autres fois il n'est pas celui des choses, et, dans ce cas, la
raison le détermine relativement à nous ; c'est ce qui a lieu dans toutes
les vertus morales autres que la justice. Voici la raison de cette différence.
La justice s'exerce par des opérations extérieures dont la rectitude consiste à
donner ce qui est dû, ni plus ni moins ; alors, le milieu rationnel se
confond avec le milieu réel. Mais, dans les autres vertus morales, qui
gouvernent les passions intérieures dont nous sommes diversement affectés, la
raison ne saurait fixer le devoir par une règle uniforme ; elle le
détermine par rapport à nous, en tenant compte des impressions diverses que les
passions nous font ressentir.
Les vertus intellectuelles ont une règle, et conséquemment un
milieu. Cette règle, c'est le vrai : le vrai absolu, pour la vertu
spéculative ; le vrai relatif à la volonté droite, pour la vertu pratique.
Le vrai absolu étant mesuré par la réalité des choses, le milieu de la vertu
intellectuelle spéculative consiste dans la conformité avec les choses mêmes :
l'excès se trouve dans la fausse affirmation de ce qui n'est pas ; le
défaut, dans la négation de ce qui est. Le milieu de la vertu pratique est la
droiture de la raison, c'est-à-dire la prudence.
Considérées en elles-mêmes, les vertus théologales ne sont pas
dans un milieu. Relativement à Dieu qui en est l'objet, on ne peut pas pécher
par excès : plus la foi, l'espérance et la charité sont grandes, plus
elles nous approchent de la souveraine perfection. Mais, eu égard à nous qui
devons régler nos vertus sur notre condition, on peut y découvrir
accidentellement un milieu et des extrêmes.
L'espérance
tient le milieu entre la présomption et le désespoir. Celui-là pèche par excès
qui espère des biens supérieurs à sa condition ; au lieu que tel autre
pèche par défaut en n'espérant pas ce que sa condition l'autorise à espérer.
La foi garde un milieu dans l'homme, parce qu'elle se tient
entre des opinions contraires.
Cicéron, dans ses Tusculanes, s'exprime ainsi : « Si,
de votre aveu, il vous manque une seule vertu, vous n'en avez aucune. »
Les vertus morales sont parfaites ou imparfaites. Les
imparfaites ne sont autre chose qu'une inclination naturelle ou acquise, qui
nous porte au bien dans un certain ordre de choses. Prises en ce sens, les
vertus morales n'ont pas de connexion nécessaire. Tel qui a du penchant pour la
libéralité par sa complexion naturelle ou par une habitude acquise, n'en a pas
nécessairement pour la chasteté. Les vertus morales parfaites sont celles qui
nous portent au bien en tout et partout ; celles-ci ont une étroite
connexité entre elles, au sentiment de presque tous les Docteurs, qui en
donnent deux raisons, selon la double manière de distinguer les vertus
cardinales. Ceux qui, avec saint Grégoire, fondent les vertus cardinales sur
les propriétés générales de toutes les vertus disent avec raison que la force,
privée de modération, de droiture et de prudence, n'est pas une vraie force ;
que la prudence, séparée de la justice, de la tempérance et de la force, n'est
pas une véritable prudence. Les autres qui, comme Aristote, distinguent les
vertus cardinales d'après leurs matières propres disent très-bien aussi que le
propre de la vertu morale est de faire un bon choix, puisqu'elle est une
habitude élective ; et que, pour un tel choix, il faut non-seulement être
incliné vers une fin légitime, mais bien discerner les moyens, ce qui
appartient à la prudence, dont le propre est de conseiller, de juger et de
commander les choses relatives à une fin ; que la prudence, à son tour, ne
peut exister sans les vertus morales, parce que, n'étant autre que la droite
raison appliquée aux actions, elle adopte comme principes certaines fins
pratiques auxquelles les vertus morales nous disposent. Il suit évidemment de
tout cela que les vraies vertus morales sont unies les unes aux autres.
Il y a certaines vertus morales qui nous perfectionnent à
l'égard de tout ce que nous devons faire dans le cours ordinaire de la vie :
en s'exerçant, par la pratique du bien, aux matières qu'elles embrassent, on
acquiert toutes les autres vertus morales. Mais si l'on ne cultive qu'une seule
vertu, il est certain, qu'on ne l'obtiendra pas dans sa perfection : elle
manquera de la prudence. Quant à celles qui, comme la magnificence et la
magnanimité, ne se pratiquent que dans certains états éminents, on les possède
en germe quand on a acquis l'ensemble des autres : quiconque a exercé la libéralité
par des dons modiques dans une humble condition, pratiquera sans peine la
magnificence au-sein d'une grande fortune.
De ces paroles de saint Jean : « Celui qui n'aime
pas demeure dans la mort » (1 Ep. iii, 14), il faut conclure que les
vertus morales n'existent pas sans la charité. Que celles qui opèrent un bien
proportionné à nos facultés naturelles, et que l'on acquiert par des actes
humains, n'en soient pas toujours accompagnées, à la bonne heure ; elles
ont existé effectivement chez les Gentils. Mais les vertus morales infuses, qui
produisent un bien surnaturel en rapport avec notre fin dernière, et qui nous
sont communiquées par un don de Dieu, la présupposent. Dans l'ordre surnaturel,
en effet, il n'y a point de vraie vertu sans la prudence infuse qui se règle
sur la fin dernière. Or, une telle prudence requiert elle-même la charité qui
met les hommes en bons rapports avec la fin dernière, dont on doit partir comme
d'un premier principe. Il en est de même des autres vertus morales ; elles
ne sauraient exister sans la prudence, et, par suite, sans la charité.
« Celui qui aime le prochain a rempli toute la loi. »
(Rom. xiii, 8.) Ces paroles de saint Paul nous font entendre que toutes les
vertus morales infuses accompagnent la charité. On n'accomplirait pas toute la
loi, si l'on n'avait pas toutes les vertus. Saint Augustin ajoute : « La
charité renferme en elle toutes les vertus cardinales. »
Dieu n'opère pas avec moins de perfection dans les œuvres de
la grâce que dans celles de la nature, où l'on ne rencontre jamais le principe
de quelques actes sans y trouver en même temps tout ce qui est nécessaire pour
les accomplir. Si la charité élève l'homme à sa fin dernière, elle est
évidemment le principe de toutes les actions qui s'y rapportent. C'est une
preuve que, conjointement avec elle, l'homme doit recevoir toutes les vertus
morales qui le perfectionnent dans chaque genre de bonnes œuvres. Cela étant,
il est indubitable que toutes les vertus morales infuses sont liées les unes
aux autres, non seulement par la prudence, mais encore par la charité ;
aussi quiconque perd la charité par un péché mortel perd-il toutes les vertus
morales infuses.
Pour que
l'homme agisse comme il le doit, il faut non-seulement que la charité le
dispose vis-à-vis de la fin dernière, mais que les autres vertus morales lui
donnent les dispositions convenables à l'égard des moyens d'y arriver : voilà
pourquoi les vertus morales infuses accompagnent la charité. Si ces vertus rencontrent
quelquefois des difficultés dans les bonnes œuvres, c'est qu'elles ont à lutter
contre certaines dispositions contraires qui proviennent d'actes antérieurs ;
ce qui n'a pas lieu dans les vertus morales acquises, parce que les actes, en
les engendrant, ont détruit les dispositions opposées. Voilà ce qui fait dire
que tels saints n'ont pas telles vertus, quoiqu'ils en aient avec la charité le
principe habituel.
Il y a le commencement de la foi, et la foi perfectionnée ;
le commencement de l'espérance, et l'espérance perfectionnée. La foi et
l'espérance peuvent commencer d'exister sans la charité ; mais, tant que
la charité ne les anime pas, elles ne sont point des vertus parfaites.
La foi, qui implique l'assentiment de la volonté, ne produit
aucun acte parfait si la volonté n'est point dans l'état où elle doit être. Il
faut en dire autant de l'espérance, dont l'acte consiste à attendre de Dieu la
vie éternelle : un tel acte n'est parfait qu'autant qu'on le produit
d'après des mérites acquis déjà par la charité.
Ainsi la foi et l'espérance peuvent exister sans la charité,
mais alors elles ne sont pas des vertus proprement dites : « Il ne
suffit pas à la vertu de faire le bien, disait Aristote, elle doit le bien
faire. »
« Sans la foi, dit saint Paul, il est impossible de
plaire à Dieu. » (Héb. xi, 6.) Donc la charité ne peut pas exister sans la
foi. Elle n'existe pas davantage sans l'espérance ; car l'espérance
conduit à la charité, comme nous l'avons vu. (Q. 62, a. 4.) Qui dit charité,
dit non-seulement amour, mais amitié et affection réciproques, comme le
marquent ces paroles : « Celui qui demeure dans la charité demeure en
Dieu, et Dieu en lui. » (1 Jean iv, 16.) Comment aurait-on pour Dieu cette
amitié, qui est la charité, si l'on ne croyait pas à la possibilité de s'unir à
lui, et si l'on n'espérait pas avoir part à sa société et à sa familiarité ?
La charité, comme on le voit, ne saurait exister sans la foi, ni sans
l'espérance.
Cette question présente deux sens. S'agit-il de vertus
d'espèce différente ? Une vertu est plus grande qu'une autre. La prudence,
parmi les vertus morales, tient le premier rang, et les autres se placent après
elle suivant leur degré de participation à la raison ; la justice passe
avant la force, la force avant la tempérance. S'agit-il d'une vertu en
particulier ? La question revient à celle de l'intensité des habitudes.
Chaque vertu peut être plus ou moins grande, non par sa nature qui s'étend
toujours aux mêmes objets, mais dans les sujets où elle se rencontre ;
soit dans le même homme, à des époques différentes ; soit dans divers
individus. Pour atteindre le milieu de la vertu, conformément à la droite
raison, il est certain que les uns sont mieux disposés que les autres. Cette
disposition, ils la doivent tantôt à leurs efforts, tantôt à une meilleure
nature, tantôt à des grâces plus abondantes.
Les
Stoïciens étaient dans l'erreur quand ils s'imaginaient qu'on ne devait appeler
aucun homme vertueux, à moins qu'il n'eût la disposition la plus parfaite à
l'égard de la vertu. Il n'est pas nécessaire à l'essence des vertus que l'on
soit dans le juste milieu de la raison comme dans un point indivisible ;
il suffit qu'on s'en approche ainsi que l'enseigne le Philosophe. D'ailleurs,
le milieu des vertus fût-il un point indivisible, il serait encore vrai de dire
qu'un homme l'atteint plus facilement et de plus près qu'un autre, comme
lorsque plusieurs chasseurs dirigent leur coup vers un même but.
Les vertus d'un même homme peuvent être considérées dans leur
nature propre et dans la communication qui lui en est faite. Envisagées dans
leur nature spécifique, elles sont plus grandes les unes que les autres :
la charité est supérieure à la foi et à l'espérance. Considérées dans la
communication qui lui en est faite, toutes les vertus parfaites sont égales en
nous d'une égalité proportionnelle ; car elles croissent toutes également
en lui, semblables aux doigts de la main qui, tout inégaux qu'ils sont en
grandeur, augmentent avec leurs proportions respectives. Cette égalité se
conçoit dans les mêmes principes que leur connexion. Les vertus morales
parfaites, avons-nous dit, sont unies par la prudence et par la charité, mais
non par les inclinations de leur sujet. Il s'ensuit que l'égalité des vertus
morales acquises peut se prendre de la prudence et celle des vertus infuses, de
la charité, pour tout ce que les unes et les autres ont de formel. La droite
raison, restant, en effet, identique dans le même homme, fixe nécessairement,
avec des rapports de proportion, le milieu de chaque vertu dans les matières
qui la concerne. Observons le bien, cependant, si l'on considère les vertus
morales par leur côté matériel, qui est l'inclination à en produire les actes,
un homme, soit par nature, soit par habitude, soit même par un don de la grâce,
accomplit plus facilement les actes de l'une que ceux d'une autre.
Cette
parole de l'Apôtre (1 Cor. vii, 7) : « Chacun a de Dieu un don
propre, l'un ceci, l'autre cela ; » ne prouve point que les vertus
infuses ne sont pas égales dans le même homme ; elle doit être entendue
des grâces gratuites, qui ne sont accordées dans un degré égal ni à tous les
hommes, ni au même homme. On peut dire aussi que ce texte se rapporte à la
mesure de la grâce sanctifiante qui comble de toutes les vertus un homme plus
qu'un autre, en lui communiquant une plus grande prudence, ou même une plus
grande charité, dans laquelle sont unies toutes les vertus infuses.
On
objectera peut-être encore que, si les vertus étaient également intenses dans
un seul et même homme, celui qui surpasserait quelqu'un dans l'une le
surpasserait pareillement dans toutes les autres ; ce qui n'est pas,
puisque les saints sont loués, les uns pour une vertu, les autres pour une
autre, Abraham pour sa foi ; Moïse, pour sa douceur ; Job, pour sa
patience. — Que tel saint soit principalement loué pour une vertu, tel autre
pour une autre, il en résulte seulement qu'ils avaient pour les actes d'une
vertu plus de facilité et d'aptitude que pour ceux d'une autre.
La vertu la plus noble, absolument parlant, est celle qui a le
plus noble objet. À ce point de vue, les vertus intellectuelles, qui
perfectionnent la raison, sont supérieures aux vertus morales, qui
perfectionnent la volonté. Mais, sous le rapport des actes, les vertus morales
l'emportent sur les vertus intellectuelles, par cela même qu'elles
perfectionnent la volonté, qui fait mouvoir toutes les autres puissances.
L'idée de vertu leur convient mieux aussi qu'aux vertus intellectuelles ; car
qui dit vertu, dit un principe d'action par la perfection d'une puissance.
Les
vertus morales, quoique moins nobles, absolument parlant, que les vertus
intellectuelles, sont cependant plus nécessaires pour notre conduite. On peut même
dire qu'elles sont plus dignes à certains égards. Un homme est appelé
absolument bon à cause d'elles, et non d'après ses vertus intellectuelles.
Le Philosophe disait : « La justice est la plus
brillante des vertus. » Si l'on vient à comparer les vertus morales entre
elles, on trouve, en effet, que la justice l'emporte sur toutes les autres,
d'abord par son sujet, c'est-à-dire par la volonté ou appétit raisonnable, qui
touche de près à la raison ; ensuite par son objet, qui établit l'homme
dans ses vrais rapports, non-seulement avec lui-même, mais encore avec les
autres êtres.
Quant aux autres vertus morales, qui regardent les passions,
le bien brille davantage en chacune d'elles selon que l'appétit est soumis à la
raison dans des choses plus élevées. Or, dans les biens humains, ce qu'il y a
de plus grand, c'est la vie, de laquelle tout le reste dépend : c'est
pourquoi la force, qui regarde la vie et la mort, tient le premier rang parmi
ces vertus ; nous avons raison d'honorer principalement les hommes justes
et courageux[167].
Vient ensuite la tempérance, qui soumet l'appétit à la raison
relativement aux biens desquels dépend immédiatement la vie, soit de
l'individu, soit de l'espèce, c'est-à-dire, en ce qui est des aliments et des plaisirs
charnels. Joignez à ces trois vertus la prudence, vous aurez les quatre
principales vertus morales, bien que d'autres, par l'appui ou l'ornement
qu'elles prêtent à celles-ci, puissent être plus grandes que l'une d'elles à
quelques égards : la substance est, absolument parlant, plus noble que
l'accident ; et cependant il y a des accidents qui, pour perfectionner la
substance dans certains modes accessoires, l'emportent sur elle en dignité.
La
libéralité l'emporterait sur la justice, si elle ne supposait pas elle-même la
justice, pour distinguer ce qui nous appartient de ce qui n'est pas à nous.
Elle en est l'ornement et le complément, et cependant elle lui est inférieure.
La justice peut exister sans elle, lui sert de base et a plus d'étendue. — La même
remarque est applicable à la-patience et à la magnanimité, qui sont en quelque
sorte une parure de la force, dont elles font partie[168].
« La sagesse, disait le Philosophe, est comme la tête des
vertus intellectuelles. » — La grandeur spécifique des vertus s'appréciant
par leur objet, la sagesse surpasse en excellence toutes les autres ; car
elle considère la cause la plus élevée, qui est Dieu. Du moment que l'on juge
des effets par les causes, et des causes inférieures par la cause supérieure,
elle a le jugement de toutes les autres vertus intellectuelles. Elle les ordonne
et leur assigne leur place, comme un architecte.
La
prudence, relative aux choses humaines, est évidemment inférieure à la sagesse ;
l'homme qu'elle dirige n'est pas le plus grand des êtres. La sagesse lui
commande, et elle ne commande pas à la sagesse. « L'homme spirituel,
écrivait saint Paul, juge toutes choses et n'est jugé par personne. » (1
Cor. ii, 15.) La prudence, en effet, n'a pas à s'occuper des vérités
supérieures. Elle nous conduit à la sagesse comme le ministre conduit auprès du
roi. Celle-ci s'élève à la source même de la souveraine félicité, tandis que la
prudence concerne simplement les moyens d'y arriver. Les actes de la sagesse
sont un certain commencement de la béatitude : si elle pouvait contempler
parfaitement son objet, qui est Dieu, la suprême félicité se trouverait en elle ;
ainsi cette vertu est plus rapprochée de la béatitude que la prudence. L'homme
qui lui préférerait les sciences humaines, sous prétexte que les mystères
divins sont insaisissables, serait insensé. « Il vaut mieux, a très-bien
dit le Philosophe, connaître peu de vérités sur un sujet très-élevé, que de
savoir à fond des choses frivoles. » La connaissance de Dieu, si limitée
qu'elle soit pour nous en cette vie, ne le cède à aucune autre.
« Maintenant, dit saint Paul, la foi, l'espérance et la
charité sont trois vertus ; mais la charité est la plus excellente des
trois. » (1 Cor. xiii, 13.)
Pour rendre cette vérité sensible, nous n'invoquerons pas ce
principe, que la grandeur d'une vertu se tire de son objet ; les trois vertus
théologales ont Dieu pour objet, et, sous ce rapport, l'une n'est pas plus
grande que l'autre. Mais nous dirons que la charité regarde cet objet de plus
près, et qu'ainsi elle est la plus grande des vertus théologales. En effet, les
deux autres impliquent un certain éloignement de Dieu : la foi se rapporte
à des vérités que l'on ne voit pas, et l'espérance à des biens que l'on ne
possède pas ; au lieu que la charité s'attache l'objet qu'elle possède
déjà, l'objet aimé étant d'une certaine manière dans le sujet qui aime, et le
sujet qui aime s'unissant à l'objet aimé. Aussi est-il écrit que « celui
qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui. » (1 Jean IV,
16.)
« La justice est perpétuelle et immortelle. » (Sag. i,
15.)
Saint Augustin établit, contre Cicéron, que les quatre vertus
cardinales existeront dans le ciel, mais d'une autre manière que sur la terre. Il
y a, effectivement, dans ces vertus une partie formelle et une autre en quelque
sorte matérielle. Quant à cette dernière partie, elles ne subsisteront pas dans
la vie future, où il n'y aura plus ni concupiscence, ni plaisirs sensuels, ni
périls de mort, ni échanges, ni aucun des besoins de la vie présente. Mais pour
ce qu'elles ont de formel, elles y subsisteront de la manière la plus parfaite.
La raison des élus sera très-droite en tout ce qui concernera leur nouvel état,
et la faculté appétitive ne la contredira point. « La prudence, dit notre
saint Docteur, sera affranchie de toute erreur ; la force n'aura plus de
dangers à affronter, la tempérance plus de passions à combattre. De cette
sorte, la prudence n'aura rien à préférer ni rien à égaler à Dieu ; la
force nous attachera à lui avec fermeté, et la tempérance ne sera sujette à
aucun défaut. » La justice, qui, dès maintenant, exige que nous soyons
soumis à nos supérieurs, consistera dans la soumission à Dieu. C'est ainsi que
les vertus morales demeurent après cette vie.
Par ces paroles qu'Abraham adressa au mauvais riche :
« Souvenez-vous que vous avez reçu des biens dans votre vie » (Luc
xvi, 25), on voit que l'homme conserve dans l'éternité la connaissance des
choses particulières et contingentes que, sur la terre, il a faites ou subies.
Donc, et à plus forte raison, il garde la connaissance infiniment plus stable
des vérités universelles et nécessaires. Il est vrai que, les images sensibles
n'existant plus, ce qu'il y a de matériel, si l'on peut ainsi parler, dans les
vertus intellectuelles, ne survit pas au corps ; mais les espèces intelligibles, les idées, qui
en sont la partie formelle, n'en subsistent pas moins.
Quand
l'Apôtre disait : « La science sera détruite, » il entendait
l'élément matériel de la science et le mode actuel de notre conception.
Pour démontrer par l'Écriture que la foi ne subsiste pas dans
la gloire éternelle, il suffit de citer ces paroles de l'Apôtre : « Pendant
que nous habitons dans ce corps, nous sommes éloignés du Seigneur, marchant
vers lui par la foi et non par la claire vue. » (2 Cor v, 6.) Les saints
ne sont pas loin de Dieu ; ils sont en sa présence : donc la foi
n'existe pas dans le ciel. — Observons-le bien, l'imperfection de la connaissance
fait essentiellement partie de cette vertu. « La foi, d'après saint Paul,
est le fondement des choses qu'on doit espérer et la preuve de celles qu'on ne
voit pas. » (Heb. xi, 1.) — Or, qu'est-ce qu'une connaissance qui a pour
objet ce que l'on ne voit pas, sinon une connaissance imparfaite ? Que si
l'imperfection de la connaissance est de l'essence de la foi, la connaissance
parfaite n'est plus la foi. Il est même tout-à-fait impossible que la foi
subsiste dans un être en même temps que la béatitude parfaite. Elle implique
d'elle-même dans l'homme une imperfection qui consiste à ne pas voir ce que
l'on croit ; la béatitude suppose la perfection chez ceux qui contemplent
Dieu.
« Qui est-ce qui espère, dit l'Apôtre, ce qu'il voit déjà ? »
(Rom. viii, 24.) De même que, quand une chose est devenue blanche, on ne la
blanchit plus ; du moment que l'on jouit de Dieu, il n'y a plus à espérer
ce que l'on possède.
L'espérance est totalement détruite ; mais la foi, sans rester
numériquement ni spécifiquement la même, subsiste cependant en partie dans la
connaissance, qui était d'abord énigmatique et qui devient ensuite la claire
vision : les voiles déchirés, elle reste génériquement la même ; la
connaissance, comme telle, appartient au même genre que la vision.
« La charité, nous dit saint Paul, ne sera jamais
détruite. » (1 Cor. xiii, 8.) En principe, si une chose n'est pas
essentiellement imparfaite par sa nature, il peut arriver qu'elle passe de
l'imperfection à la perfection, tout en restant dans la même espèce : ainsi
l'homme se perfectionne en grandissant ; ainsi la blancheur devient plus
éclatante. La charité, qui peut avoir pour objet ce qu'on possède et ce qu'on
ne possède pas, ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas, n'implique de sa nature
aucune imperfection. Elle n'est pas détruite au ciel par la perfection de la
gloire ; elle y subsiste numériquement la même, bien qu'elle ait gagné en
intensité.
On aime
Dieu d'autant mieux qu'on le connaît plus parfaitement.
Saint Grégoire distingue les sept dons du Saint-Esprit des
trois vertus théologales et des quatre vertus cardinales. — De savoir ce qui
constitue cette distinction, c'est sur quoi les Docteurs ne s'accordent pas.
Quelques-uns disent que les dons se confondent avec les vertus ; d'autres,
que les dons perfectionnent le libre arbitre, comme puissance de la raison, et
que les vertus le perfectionnent comme puissance de la volonté ; d'autres,
que les dons aident à résister aux tentations, et les vertus à bien agir ;
d'autres, que les dons produisent en nous la ressemblance du Christ, tandis que
les vertus engendrent les bonnes œuvres. — Pour découvrir la vérité au milieu
de cette diversité d'opinions, observons d'abord que, dans l'Écriture-Sainte,
les dons sont appelés esprits : « L'esprit
du Seigneur, disait Isaïe, se reposera sur lui : l'esprit de sagesse et
d'intelligence. » (xi, 2.) De telles expressions ne marquent-elles pas que
les sept dons, énumérés par le Prophète, proviennent en nous de l'inspiration
divine, qui est un mouvement imprimé du dehors ? Je dis un mouvement
imprimé du dehors, car il y a dans l'homme deux principes moteurs : l'un
intérieur, qui est la raison ; l'autre extérieur, qui est Dieu. Or, plus
les moteurs sont élevés, plus il convient que les dispositions des mobiles
soient parfaites : un disciple doit être mieux préparé pour recevoir d'un
grand docteur un enseignement supérieur. L'homme, destiné à être mû par la
raison dans ses actes intérieurs et extérieurs, est, sous ce rapport,
perfectionné par les vertus humaines. Mais, pour correspondre à l'impulsion
divine, il a besoin de perfections plus élevées. Ces perfections, on les
appelle des dons, non-seulement parce qu'elles nous sont infusées d'en haut,
mais encore parce qu'elles nous disposent à suivre promptement les inspirations
divines, selon cette parole d'Isaïe : « Le Seigneur m'a ouvert
l'oreille ; je ne le contredis pas, et je ne me suis point retiré en
arrière. » (L, 5.)
Le Philosophe lui-même a fort bien remarqué que les hommes qui
sont mus par l'action divine doivent suivre son impulsion, sans prendre conseil
de la raison humaine, puisqu'ils sont dirigés par un principe meilleur.
Quelques auteurs expriment ces vérités en disant que les dons nous
perfectionnent pour des actes supérieurs à ceux des vertus humaines.
Les dons
sont parfois appelés des vertus ;mais
ils ajoutent cependant quelque chose de supérieur à l'idée que le vulgaire
attache à ce mot : ils sont des vertus divines qui nous préparent à la
motion divine. Le Philosophe, sur ces principes, plaçait au-dessus de la vertu
ordinaire la vertu héroïque ou divine, qui fait appeler quelqu'un un homme
divin. — Le don, si on veut le distinguer des vertus infuses, peut se définir :
« un bienfait que Dieu nous accorde pour que nous suivions avec
promptitude les mouvements de sa grâce. »
Le plus grand des dons est la sagesse ; le plus petit, la
crainte. Or l'un et l'autre sont nécessaires au salut. Il est écrit : « Dieu
n'aime que celui qui habite avec la sagesse » (Sag. vii, 28) ; et sur
la crainte : « Celui qui est sans crainte ne pourra être justifié. »
(Eccl. I, 28.) Il s'ensuit que les autres dons intermédiaires sont pareillement
nécessaires pour le salut. Et, en effet, s'ils sont tous, comme nous l'avons
vu, des perfections qui disposent les hommes à suivre fidèlement les
inspirations divines, un don nous est nécessaire toutes les fois que le Saint-Esprit
doit subvenir à l'insuffisance de notre raison. Or la raison humaine reçoit
deux sortes de perfection : l'une naturelle, par les lumières de
l'intelligence ; l'autre surnaturelle, par les vertus théologales. La
perfection naturelle, nous la possédons avec plein pouvoir d'agir par
nous-mêmes, sans exclusion de l'opération divine. Mais, dans l'ordre
surnaturel, notre raison, ne possédant qu'imparfaitement les vertus
théologales, n'atteint la fin dernière qu'à l'aide de la motion du Saint-Esprit,
selon cette parole : « Tous ceux qui sont mus par l'Esprit de Dieu,
ce sont ceux-là qui sont ses enfants et ses héritiers » (Rom. viii, 14 et
17) ; et encore : « C'est votre esprit qui me conduira dans la
terre des justes. » (Ps. CXLII, 10.) La raison humaine est semblable, dans
l'ordre naturel, au soleil, qui, parfaitement lumineux, peut éclairer par
lui-même ; mais, dans l'ordre naturel, elle ressemble à la lune, qui
n'éclaire qu'autant qu'elle est éclairée. Là, c'est un médecin qui, possédant
complètement l'art de guérir, peut traiter les maladies de lui-même. Ici, c'est
le disciple qui, n'étant pas suffisamment instruit, ne peut agir que sous la
direction de son maître. Si donc pour parvenir au ciel, l'homme doit être mû et
conduit par l'Esprit de Dieu, il est clair que les dons du Saint-Esprit sont
nécessaires au salut.
Il ne faut pas comparer les dons aux conseils : ceux-ci
surpassent la perfection des préceptes en produisant des œuvres d'un genre
particulier, au lieu que les dons surpassent la perfection commune des vertus
dans la manière d'agir, où l'homme est mû par un principe plus élevé. Les
vertus théologales et les vertus morales ne donnent pas à l'homme une telle
perfection que, pour atteindre la fin dernière, il puisse se passer de
l'impulsion supérieure du Saint-Esprit.
Le Seigneur disait à ses disciples, en parlant du Saint-Esprit :
« Il demeurera avec vous et il sera en vous. » (Jean, xiv, 17.) Le
Saint-Esprit n'est pas dans les hommes sans ses dons. Par conséquent, les dons
sont des habitudes permanentes, et non pas des actes transitoires. Ils sont des
habitudes qui perfectionnent l'homme pour qu'il obéisse fidèlement à l'Esprit-Saint,
comme les vertus morales sont des habitudes qui disposent les puissances appétitives
à suivre avec docilité la raison.
Les dons du Saint-Esprit ont été très-bien énumérés par Isaïe,
dans l'ordre suivant : le don de sagesse,
d'intelligence, de conseil, de force, de science, de piété et de crainte. (xi, 2.)
Pour apprécier la convenance de cette énumération, il est bon
de rappeler que les dons sont des habitudes qui nous disposent à suivre avec
docilité l'impulsion de l'Esprit-Saint, comme les vertus morales perfectionnent
la volonté pour qu'elle obéisse à la raison. Toutes les facultés humaines,
naturellement destinées à recevoir les ordres de la raison, sont aussi appelées
à être mues par l'impulsion du Saint-Esprit. Les dons existent conséquemment
dans la raison et dans la volonté. Quatre d'entre eux perfectionnent la raison
même : La sagesse et l'intelligence dirigent la raison
spéculative ; le conseil et la science, la raison pratique. Trois
perfectionnent la volonté. Ce sont la piété,
pour les devoirs qui se rapportent à Dieu, père de tous les hommes, à nos
propres parents et à la patrie ; la force,
pour nos devoirs dans les dangers ; et la crainte, pour la lutte contre les plaisirs mauvais. Les dons
célestes s'étendent ainsi à autant d'objets que les vertus intellectuelles et
les vertus morales.
On
demande pourquoi l'on n'admet pas des dons relatifs aux vertus théologales ?
— L'esprit humain n'est mû par l'Esprit-Saint qu'autant qu'il lui est uni d'une
certaine manière, comme l'instrument n'est mû par l'artisan qu'autant qu'il est
en contact avec lui. La première union avec l'Esprit-Saint s'opère par la foi,
l'espérance et la charité. Les dons présupposent ces vertus pour racine, et ils
leur appartiennent comme leurs ramifications.
Saint Grégoire, comparant les enfants de Job aux dons du
Saint-Esprit, dit : « Ce qui est à remarquer dans leurs festins,
c'est qu'ils se nourrissaient réciproquement. » — Semblables aux enfants
de Job, les dons du Saint-Esprit se soutiennent et s'appellent les uns les
autres. On explique leur union de la même manière que celle des vertus morales.
L'Esprit-Saint habitant en nous par la charité, ainsi que le marquent ces
paroles : « La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par
l'Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rom. v, 5), ils sont unis entre eux
dans la charité, comme les vertus morales le sont dans la prudence ; celui
qui a la charité les possède tous, et, sans la charité, on n'en peut avoir
aucun.
Mais,
dira-t-on, tous les fidèles ont-ils le don de science ? — Tous les fidèles n'ont pas cette science,
gratuitement donnée, qui défend la vérité contre les impies ; mais tous
savent au moins ce qu'il faut croire pour arriver au ciel.
Les dons, quant à leur essence, existeront parfaitement dans
le ciel ; ils perfectionnent notre esprit pour qu'il suive les mouvements
de l'Esprit-Saint, ce qui aura lieu principalement dans l'état de la gloire, où
Dieu sera tout en tous. Mais, par rapport à leur matière, ils concernent, dans
cette vie, des objets qui ne seront plus après la glorification. Nous avons dit
la même chose des vertus cardinales.
Si l'on considère les dons d'une manière absolue, on peut en
raisonner comme des vertus ; car ils perfectionnent les mêmes facultés, et
relativement aux mêmes actes. Les vertus intellectuelles l'emportant sur les
vertus morales, et les vertus intellectuelles contemplatives sur les vertus
actives, les dons de sagesse, d'intelligence, de science et de conseil
sont supérieurs à ceux de piété, de force et de crainte : la sagesse
l'emporte sur l'intelligence ; l'intelligence, sur la science ; la science, sur le conseil ;
la piété, sur la force ; la force,
sur la crainte. Mais quand on
envisage ces mêmes dons relativement à leur matière, la force et le conseil, dont
l'objet est ardu et difficile, l'emportent sur la science et la piété, qui
se rapportent simplement au bien. C'est pourquoi, la dignité des dons
correspond à l'énumération d'Isaïe (art. 4), à la condition qu'on les considérera
en partie d'une manière absolue ; car, à ce point de vue, la sagesse et l'intelligence l'emportent sur les autres, en partie relativement à
leur matière, et c'est ainsi que le conseil
et la force sont placés par ce
prophète avant la science et la piété.
Distinguons trois genres de vertus : les vertus
théologales, les vertus intellectuelles et les vertus morales.
Les vertus théologales, par lesquelles l'homme est uni à
l'Esprit-Saint, l'emportent sur les dons comme les vertus intellectuelles
l'emportent sur les vertus morales ; elles en sont les directrices. Aussi
saint Grégoire fait-il observer que les sept fils de Job (et il entend par là
les sept dons), ne parviennent à la perfection du nombre dix qu'autant qu'ils font toutes leurs actions dans la foi,
l'espérance et la charité. Mais l'avantage reste aux dons, si nous les
comparons aux vertus intellectuelles et aux vertus morales ; ils nous
perfectionnent à l'égard du Saint-Esprit, qui nous donne le mouvement ; tandis
que ces vertus perfectionnent ou notre raison elle-même, ou les autres
puissances dans leurs rapports avec la raison. Plus le moteur est élevé, plus
les dispositions du mobile doivent être parfaites ; pour-cela même les
dons sont supérieurs à ces vertus.
Certaines béatitudes, telles que la pauvreté, les pleurs et la
paix, ne prennent rang ni parmi les dons, ni parmi les vertus. Donc les
béatitudes diffèrent des vertus et des dons. — La vraie béatitude est la fin
dernière de la vie humaine. Or il n'est pas sans exemple que l'on regarde
quelqu'un comme déjà en possession de sa fin, à raison de l'espérance qu'il a
de l'obtenir. « Les enfants, selon la remarque d'Aristote, sont appelés
heureux à cause de l'espérance qu'ils font concevoir ; » et l'Apôtre
dit également : « C'est l'espérance qui sauve. » (Rom. viii, 24.)
Du moment que l'espérance d'arriver à la fin dernière provient des actes des
vertus et surtout des dons, les béatitudes se distinguent des vertus
elles-mêmes et des dons, non comme les habitudes se distinguent entre elles,
mais comme les actes se distinguent des habitudes.
La vie
humaine a pour règle la raison et la loi éternelle : les vertus la
perfectionnent à l'égard de la raison ; les dons, par rapport à la loi
éternelle. Les béatitudes sont les actes des vertus, et principalement des dons.
Saint Ambroise estime que ces récompenses appartiennent à la
vie future. Saint Augustin les rattache à la vie présente. Saint Chrysostome
rapporte les unes à la vie présente, les autres à la vie future. — Observons
que l'espérance de la béatitude peut se trouver en nous dans deux cas : premièrement,
lorsque nous sommes préparés à la béatitude par nos mérites ; secondement,
lorsque la sainteté nous en fait goûter les prémices en cette vie. Autre est
l'espérance que fait concevoir un arbre dont les branches commencent à verdir,
autre est celle qu'il donne quand les fruits apparaissent. Ces principes admis,
la partie des béatitudes qui se présente sous l'idée de mérite est une
disposition à la béatitude ou parfaite ou commencée. Les choses qui sont
offertes comme des récompenses sont, ou la béatitude parfaite, et alors elles
appartiennent à la vie future ; ou le commencement de la béatitude, que
possèdent les saints, ce qui regarde la vie présente.
Les
récompenses promises aux béatitudes auront leur parfait accomplissement dans la
gloire éternelle. En attendant, elles commencent à se réaliser ici-bas d'une
certaine manière, ainsi que l'expriment ces paroles du Sauveur : « Vous
recevrez le centuple, même dans cette vie. » (Marc, x, 30.) L'homme
vertueux ne reçoit pas toujours ici-bas des récompenses matérielles, mais il
n'est jamais privé des récompenses spirituelles ; tandis que le cœur
déréglé est à lui-même son propre châtiment, les justes sont rassasiés, dans la
vie présente, des dons et des consolations de la grâce.
Les hommes avaient distingué trois espèces de béatitude.
Plusieurs plaçaient la suprême félicité dans la vie voluptueuse ;
d'autres, dans la vie active ; d'autres, dans la vie contemplative.
Ces trois sortes de félicité sont bien différentes. Celle de
la vie voluptueuse est un obstacle à la vie future ; celle de la vie
active, une disposition au vrai bonheur ; celle de la vie contemplative,
la béatitude elle-même ou son commencement.
Le Sauveur a condamné d'abord la félicité voluptueuse, en
disant : « Bienheureux ceux qui sont pauvres d'esprit ; bienheureux
ceux qui sont doux ; bienheureux ceux qui pleurent. »
La pauvreté d'esprit concerne les richesses et les honneurs,
dont on se détache par la vertu d'humilité. La douceur nous fait surmonter les
passions de l'irascible et renoncer aux plaisirs qu'elles causent. Les pleurs
ont pour but de nous apprendre à résister au dérèglement des passions du
concupiscible.
La vie active consiste surtout dans ce que nous accordons au
prochain, soit comme dette, soit comme bienfait. Rendre à chacun son droit et
remplir avec zèle toutes les œuvres de la justice ; voilà la quatrième
béatitude. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice. »
Exercer la libéralité, et par-dessus tout la miséricorde, en donnant
gratuitement, et en vue de Dieu, à ceux qui sont dans la nécessité ; c'est
la cinquième. « Bienheureux les miséricordieux. »
La vie contemplative comprend ou la béatitude finale elle-même
ou son commencement, ce que le Sauveur a dû énoncer comme des récompenses et
non comme des mérites, tout en présentant sous l'idée de mérites les actes de
la vie active qui nous disposent à la vie contemplative. Or ces actes, en ce
qui est des vertus et des dons qui perfectionnent l'homme en lui-même pour le
préparer à la vie contemplative, se ramènent à la pureté du cœur ; d'où la
sixième béatitude : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, »
laquelle a pour but d'exclure les souillures des passions ; et, quant aux
vertus et aux dons qui perfectionnent l'homme dans sa conduite envers le
prochain, ils se résument dans la paix et la concorde, selon cette parole
d'Isaïe : « La paix est l'œuvre de la justice ; » (xxii,
17) ; de là la septième béatitude : « Bienheureux les
pacifiques. »
De
toutes les autres béatitudes mentionnées dans l'Écriture, il n'en est aucune
qui ne se rattache à celles-là, soit du côté des mérites, soit pour les
récompenses. Celle-ci par exemple : « Bienheureux l'homme que Dieu
corrige, » revient à la béatitude des pleurs. Cette autre : Bienheureux
celui qui n'est point entré dans le conseil des méchants, appartient à la
pureté (lu ceeur. Cette autre encore : « Bienheureux celui qui, a trouvé
la sagesse, » se rapporte à l'amour de la paix.
La
huitième béatitude, dont parle saint Matthieu, est comme la preuve et la
confirmation des sept premières. Si quelqu'un est bien affermi dans l'esprit de
pauvreté, dans la douceur et dans les autres béatitudes, il est clair qu'aucune
persécution ne lui fera abandonner Dieu.
Saint
Luc (vi) n'énumère que quatre
béatitudes ; mais il faut savoir qu'il rapporte le discours que
Notre-Seigneur adressa à la foule, qui ne connaît que la béatitude voluptueuse,
temporelle et terrestre. Voilà pourquoi il ne cite que les quatre béatitudes
qui repoussent le bonheur terrestre : « Bienheureux ceux qui sont
pauvres. — Bienheureux, vous qui avez faim. — Bienheureux, vous qui pleurez. — Vous
serez bienheureux, si les hommes vous haïssent. »
Les récompenses des béatitudes sont très-bien énumérées dans
saint Matthieu (v). Outre que
l'autorité du Seigneur qui les a proposées nous en est un sûr garant, on voit
aisément qu'elles correspondent aux trois sortes de félicité que l'on convoite
ici-bas pour la béatitude terrestre.
Que cherchent les hommes dans les richesses et les honneurs de
ce monde, sinon l'excellence et l'abondance ? — Le Seigneur promet aux
pauvres en esprit le royaume des cieux, où il y aura excellence et abondance.
Que cherchent les hommes méchants et cruels dans les procès et
les guerres, sinon la sécurité ? — Le Seigneur promet à ceux qui sont doux
la possession sûre et tranquille de la terre des vivants, désignant ainsi la
stabilité des biens éternels.
Que cherchent les hommes dans les convoitises et dans les
plaisirs de ce monde, sinon des consolations contre les maux de la vie présente ?
— Le Seigneur promet ces consolations à ceux qui pleurent.
Les quatrième et cinquième béatitudes, qui regardent les œuvres
de la vie active, assurent le bonheur à ceux qui ont faim de la justice, et
promettent aux miséricordieux le pardon qui les délivrera de tous maux. Elles
ont pour but, comme on le voit, d'empêcher l'injustice dans l'acquisition des
biens temporels, et la dureté des hommes qui, pour ne point partager
l'infortune des malheureux, s'éloignent des œuvres de miséricorde. Notre
Sauveur y promet le rassasiement à ceux qui ont faim et soif de la justice, et
la délivrance de toute misère aux miséricordieux.
Les deux béatitudes suivantes, la sixième et la septième,
appartenant à la félicité de la vie contemplative, leurs récompenses sont en
rapport avec les dispositions qu'elles signalent comme des mérites. Le Sauveur
y promet la vision de Dieu à ceux qui ont le cœur pur, et aux pacifiques, la gloire
de la filiation divine ou l'union parfaite avec Dieu, comme fruit d'une sagesse
consommée.
Toutes
ces récompenses sont, en réalité, une seule et même béatitude, que la faiblesse
de notre esprit ne saurait concevoir, et que, pour cette raison, le Sauveur a dû
décrire à l'aide des divers biens que nous connaissons. — Il est à remarquer
qu'elles s'enchaînent l'une à l'autre par une sorte d'addition. Posséder le
royaume des cieux ; le posséder fermement ; y être rempli de
consolation, rassasié au-delà de tout désir ; y voir Dieu face à face ;
être son fils : en voilà la gradation. La plus haute dignité, dans le
palais des rois, n'est-ce pas d'être le fils même du roi ?
Quant à
la huitième béatitude, qui est la confirmation de toutes les autres, elle en
mérite toutes les récompenses. Le royaume des cieux lui est attribué, comme à
la première, pour nous faire entendre qu'elle les renferme toutes.
« L'arbre se connaît par ses fruits, » dit
l'Évangile. (Matth. xii, 33.) Cela ne signifie-t-il pas que l'homme est connu
par ses œuvres ou par ses actes ? Les actes humains peuvent,
conséquemment, être appelés des fruits.
Le mot fruit a été
pris du monde des corps. De même qu'un fruit matériel peut être rapporté à
l'arbre qui le produit et à l'homme qui le cueille, de même les fruits de
l'homme, spirituellement parlant, peuvent signifier ce que l'homme produit et
ce qu'il recueille comme dernière fin de ses travaux et de son espérance.
Puisqu'on peut appeler fruit ce que l'homme produit, les actes
humains sont dits des fruits de la raison,
s'ils procèdent de nos facultés intellectuelles ; ils sont nommés des fruits de l'Esprit-Saint, dès qu'ils
dérivent d'une vertu surnaturelle, c'est-à-dire de la grâce, qui est une
semence divine, ainsi que le marque cette parole : « Quiconque est né
de Dieu ne fait point le péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui. »
(1 Jean, vi, 9.)
Dès-lors les fruits du Saint-Esprit, tels que les énumère
saint Paul, sont des actes. Les œuvres de l'homme, envisagées comme des effets
de l'Esprit-Saint agissant dans nos âmes, se présentent sous la nature de
fruits. Considérées dans leurs rapports avec la vie éternelle, elles s'offrent
sous la forme de fleurs, conformément à ceci : Mes fleurs produisent des
fruits de gloire et d'honneur. » (Ecc. xxiv, 23.)
Les fruits sont des actes vertueux et agréables ; les
béatitudes désignent des actes parfaits et excellents. Les béatitudes peuvent
recevoir le nom de fruits ; mais
tous les fruits ne sont pas des béatitudes. On n'appelle ainsi que les œuvres
parfaites, qui reviennent aux dons plutôt qu'aux vertus.
Les actes
de vertu méritent d'autant mieux le nom de fruits, qu'ils remplissent l'âme
d'une délectation pure et sainte.
Saint Paul, dans son épître aux Galates (v), énumère douze
fruits, d'après les fins diverses que l'Esprit-Saint se propose en se donnant à
nous, lesquelles sont de bien ordonner l'âme humaine en elle-même, à l'égard du
prochain et relativement ce qui est au-dessous d'elle. Au premier rang se place
la charité, par laquelle ce divin Esprit, qui est l'amour même, communique à
nos âmes sa propre ressemblance : la charité produit ensuite, comme amour
de Dieu, la joie et la paix, la patience et la résignation. À l'égard du
prochain, le Saint-Esprit produit en nous la bonté, la bienfaisance, la douceur
et la fidélité. Relativement aux choses qui sont au-dessous de l'âme, les
fruits de l'Esprit-Saint sont la modestie pour les actes extérieurs, la
continence et la chasteté dans les désirs intérieurs de la concupiscence.
Les fruits de l'Esprit-Saint sont, en général, contraires aux œuvres
de la chair. L'Apôtre disait : « La chair a des désirs contraires à
l'esprit ; l'esprit en a de contraires à la chair. » (Gal. v, 17.) Il
en est ainsi, parce que l'Esprit-Saint nous porte à ce qui est conforme ou
plutôt à ce qui est supérieur à la raison, tandis que la concupiscence nous
entraîne vers les biens sensibles, qui nous sont inférieurs. Mais, quand on
envisage séparément chacun des fruits du Saint-Esprit et chacune des œuvres de
la chair, dont parle l'Apôtre, on ne voit pas que l'un soit nécessairement
opposé à l'autre : et, de fait, saint Paul n'a pas eu l'intention d'énumérer
toutes les œuvres spirituelles ni toutes les œuvres charnelles.
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EXPLICATION.
Il s'agit des mauvaises habitudes, que l'on nomme vices et
péchés.
Quelle est la nature des vices et des péchés (71) ? — Comment
se distinguent-ils (72) ? — Leur rapport et leur gravité respective (73).
— Leur sujet (74).
De la cause des péchés en général (75).
De la cause particulière des péchés. Cause intérieure, l'ignorance
(76) ; — les passions (77) ; — la malice (78).
Cause extérieure : Dieu en est-il la cause (79) ? — Le
démon (80) ? — L'homme par le péché originel (81), (82), (83) ?
Le péché, cause du péché, ou les péchés capitaux (84)
Effets du péché sur notre nature (85), — sur notre âme (86). —
Peine réservée au péché mortel et au péché véniel (87), (88), (89).
« Le vice, a dit saint Augustin, rend l'âme humaine
mauvaise, au lieu que la vertu la rend bonne. » Donc le vice est contraire
à la vertu. — Il y a, effectivement, trois choses dans la vertu : d'abord,
une disposition qui convient à la nature de l'homme ; ensuite, une
certaine bonté qui ressort de cette disposition ; troisièmement, un objet qui
n'est autre qu'un acte bon à produire. C'est pourquoi, la vertu a trois sortes
de contraires. Du côté des actes qu'elle est appelée à réaliser, elle a pour
contraire le péché, acte désordonné ; tandis que les actes de vertu sont
bien réglés. Par rapport à la bonté qu'elle communique à l'âme, elle a pour
contraire la malice de l'âme, résultat du vice. Mais si on l'envisage en
elle-même, dans son essence propre, elle trouve son contraire le plus direct
dans le vice, ce mot servant à désigner une mauvaise disposition des êtres par
rapport à ce qui convient à leur nature. « Appelez vice, disait très-bien
le grand Docteur cité plus haut, tout ce qui fait défaut à la perfection de la
nature. »
Ainsi
qu'on le voit, le péché, la malice et le vice sont contraires à la vertu, mais
non sous le même aspect : le péché lui est contraire en tant qu'elle opère
le bien ; la malice, en tant qu'elle constitue une certaine bonté ;
le vice, précisément en tant qu'elle est vertu ; car l'homme, pour faire
le bien, a besoin d'une bonne disposition, que le vice enlève.
« Tout vice, dit saint Augustin, par cela seul qu'il est
vice, est contre la nature. » En effet, si la vertu est une disposition
conforme à la nature, le vice, opposé à la vertu, est nécessairement contraire
à la nature elle-même ; aussi le blâmons-nous partout où il se trouve. La
nature d'un être lui venant spécialement de la substance qui le spécifie, ce
qui constitue l'espèce humaine, c'est l'âme raisonnable ; car qu'est-ce
qui nous confère la qualité d'homme, sinon notre âme raisonnable ? Par
conséquent, ce qui est contre l'ordre rationnel est contre la nature de
l'homme, considéré comme homme. Tel est le vice, qui déroge à l'ordre de la
raison.
Il y a
en nous une double nature : la nature raisonnable et la nature sensitive.
Les vices et les péchés proviennent de ce que les hommes s'abandonnent aux
inclinations de leur nature sensitive contre l'ordre de la raison.
On dirait, au premier aperçu, que l'habitude mauvaise est plus
coupable que l'acte vicieux, et cependant c'est une erreur. On punit avec
justice quelqu'un pour un acte vicieux; on ne punit personne pour une habitude
vicieuse qui ne se traduit pas en acte : preuve que l'acte vicieux, le
péché, est pire que l'habitude vicieuse appelée vice.
L'habitude emprunte aux actes sa bonté ou sa malice, et elle
n'est bonne ou mauvaise que par les actes auxquels elle incline. On peut en
conclure que l'acte vicieux renferme plus de malice que l'habitude vicieuse ;
ce qui communique une qualité possède cette qualité plus éminemment que ce qui
la reçoit.
Dans le
bien comme dans le mal, les actes l'emportent sur les habitudes, quoique
celles-ci l'emportent quant à la durée.
Un acte ne détruisant ni ne produisant une habitude, un péché
unique ne détruit pas une vertu acquise.
Toutefois, si le péché tombe sur la cause même des vertus, il
peut se faire qu'un seul en détruise plusieurs. Tel est le péché mortel à
l'égard de toutes les vertus infuses : un seul, détruisant la charité,
anéantit par là même toutes ces vertus, considérées comme vertus. Je dis
considérées comme vertus, parce que la foi et l'espérance, séparées de la
charité, ne sont pas de vraies vertus. — Le péché véniel, non contraire à la
charité, ne la bannit pas du cœur des hommes ; il ne fait pas non plus
périr les autres vertus.
De là cette conclusion : un seul péché, quel qu'il soit,
ne détruit pas les vertus acquises ; un seul péché mortel détruit les
vertus infuses ; le péché véniel peut exister avec toutes les vertus, soit
acquises, soit infuses. Le péché est le contraire de l'acte d'une vertu, il
n'est pas le contraire de la vertu elle-même : il est incompatible avec
l'acte, il ne l'est pas avec l'habitude.
Le vice est directement le contraire de la vertu, comme le
péché est le contraire de l'acte vertueux.
« Qui sait
le bien qu'il doit faire et ne le fait pas, nous a dit saint Jacques, celui-là
pèche. » (Ép. iv, 17.) Ne pas faire le bien n'est pas un acte. Le péché
peut donc exister sans acte.
Sur cette question du péché d'omission, il y a néanmoins deux
opinions. L'omission, s'y l'on y comprend les causes qui l'amènent, renferme de
toute nécessité un acte quelconque. Elle ne constitue un péché qu'autant
qu'elle est volontaire, et, pour qu'elle le soit, elle doit être accompagnée ou
précédée d'un acte de la volonté, avec lequel elle se trouve actuellement en
rapport ; sans quoi elle ne serait nullement coupable. Mais, comme on juge
les choses en elles-mêmes et non par leurs accessoires, on peut admettre que
certains péchés d'omission existent sans acte, accompli présentement. Faire ce
que l'on ne doit pas ; ne pas faire ce que l'on doit : voilà le
péché. Ne pas vouloir est une chose qui peut être dite volontaire, par cela
seul qu'il est au pouvoir d'un homme de vouloir ou de ne pas vouloir. Le péché
d'omission n'a lieu que quand un précepte affirmatif commande d'agir.
Cette définition a été donnée par saint Augustin. L'autorité
d'un tel Docteur doit nous suffire.
Nous l'avons dit, le péché est un acte tout à la fois humain
et mauvais : humain, c'est-à-dire volontaire, soit que la volonté le
produise immédiatement, comme vouloir et choisir ; soit qu'elle le
commande, comme les actes extérieurs, la parole ou les œuvres ; — mauvais,
par défaut de conformité avec sa règle. Et il y a, on le sait, pour la volonté
humaine, deux règles ou mesures : l'une prochaine et de même nature
qu'elle, la raison humaine ; l'autre, supérieure à elle, la loi éternelle,
la raison en quelque sorte de Dieu même.
La partie qui constitue un acte humain et constitue comme la
matière du péché, saint Augustin la fait figurer dans ces mots : Parole, action, désir. La partie
formelle du péché, celle qui implique l'idée du mal moral, est renfermée dans
cette locution : Contre la loi
éternelle.
Dire une
parole ou ne pas la dire, faire une action ou ne pas la faire, revenant à un
même genre, comme affirmer ou nier quelque chose, le péché d'omission est
compris dans cette définition.
La loi
éternelle ou divine avant pour premier et principal but de diriger les hommes
vers leur fin, et par conséquent de leur faire prendre les moyens d'y arriver,
ces mots : « Contre la loi éternelle », indiquent tout à la fois
l'éloignement de la fin et les autres désordres relatifs aux moyens[169].
Mais,
dira quelqu'un, pourquoi cette expression : « Contre la loi
éternelle, » de préférence à celle-ci : Contre la raison? — C'est que
si le moraliste voit dans le péché l'opposition à la raison, le théologien doit
y signaler ayant tout l'offense de Dieu, d'autant plus que la loi divine est
notre règle dans beaucoup de choses qui dépassent la raison, par exemple dans
les matières de foi[170].
Les péchés suivent, dans leur distinction spécifique, la
nature des actes volontaires plutôt que le désordre de ces actes, qui n'entre
qu'indirectement dans l'intention du pécheur ; car, comme le disait saint
Denis, « nul n'agit dans la vue du mal. » Chaque chose tirant son
espèce de ses propriétés essentielles, et non de ses accidents, les péchés se
distinguent spécifiquement d'après leurs objets, comme les actes volontaires
eux-mêmes se spécifient par les fins qu'on s'y propose.
Dire que
les péchés prennent leur distinction spécifique de leurs objets, ou des fins
des actes volontaires, ou de la nature des actes humains ; tout cela
revient au même. On peut également les distinguer d'après les vertus auxquelles
ils sont contraires, puisque les vertus se diversifient selon leurs propres
objets[171].
« Des sept péchés capitaux, dit saint Grégoire, cinq sont
spirituels et deux sont charnels. »
Comme il y a deux sortes de délectation, l'une de l'âme,
l'autre du corps, on distingue les péchés de l'esprit, qui poursuivent une
jouissance spirituelle, des péchés de la chair, qui, comme la gourmandise et la
luxure, se consomment dans les plaisirs sensuels. L'Apôtre insinue cette
distinction, quand il dit : « Purifiez-nous de toute souillure de la
chair et de l'esprit. » (2 Cor. vii, 4.)
Quoique les péchés charnels contiennent tous un acte
spirituel, l'acte de la raison, qui donne son consentement ; ils n'en ont
pas moins pour fin la délectation charnelle, dont ils prennent leur
dénomination.
Si les péchés se distinguaient spécifiquement d'après leur
cause, ils seraient tous de la même espèce ; car il est écrit : « L'orgueil
est le commencement de tout péché. » (Eccl. x, 15) ; et encore :
« La cupidité est la racine de tous les maux. » (1 Tim. vi, 10.)
Les péchés se distinguent d'après leur cause finale ; car
la fin est l'objet que se propose la volonté, et les actes volontaires sont
déterminés dans leur espèce par l'intention. Mais on ne saurait dire qu'ils se
distinguent spécifiquement d'après les causes actives ou motrices qui les font
commettre : une mauvaise crainte peut être également la cause du vol, de
l'homicide et de l'abandon d'un troupeau dont on est chargé ; l'amour peut
amener les mêmes fautes.
Les principes actifs des actes humains ne suffisent pas à
produire ces actes, à moins que la volonté ne les dirige vers un but. La fin
que se propose la volonté, voilà ce qui donne au péché le dire et l'espèce.
Nous sommes assujettis à trois sortes d'ordres : à
l'ordre rationnel, à l'ordre divin et à l'ordre social.
L'ordre divin contient l'ordre rationnel et le dépasse en ce
qui est de la foi, et généralement pour tout ce qui regarde le culte de Dieu.
Pécher contre cet ordre, c'est pécher contre Dieu ; comme les hérétiques,
les sacrilèges et les blasphémateurs.
L'ordre de la raison contient l'ordre social et le dépasse ;
car, dans certains cas, la raison, qui doit nous diriger en toute circonstance,
nous règle par rapport à nous-mêmes, sans nous rien prescrire envers le
prochain. Manquer à cet ordre, c'est pécher contre soi-même ; comme font
le gourmand, le luxurieux et le prodigue.
L'ordre social détermine nos relations avec nos semblables. Lorsque
nous péchons contre cet ordre, nous manquons au prochain, comme le voleur et
l'homicide.
Ces trois ordres nécessitent une diversité d'espèces dans les
péchés ; car ils déterminent des devoirs très-différents. Les vertus
elles-mêmes, auxquelles les péchés sont contraires, se distinguent
spécifiquement d'après ces ordres mêmes ; Ainsi les vertus théologales
nous élèvent à Dieu ; la tempérance et la force règlent nos devoirs envers
nous-mêmes, et la justice préside à nos rapports avec le prochain.
Pécher
contre Dieu est une chose commune à tout péché ; mais pécher contre Dieu
selon que l'ordre divin surpasse l'ordre rationnel et l'ordre social, est un
péché d'un genre spécial. Quand on veut établir une distinction entre deux
choses renfermées l'une dans l'autre, la distinction doit porter, non sur ce
qu'elles ont de commun, mais sur ce qui donne la supériorité à l'une d'elles.
La peine, qui est en-dehors de l'intention du pécheur, ne se
rapporte qu'accidentellement à un péché, encore bien qu'elle y soit rapportée
par la justice du juge, lequel inflige des peines diverses à des péchés divers.
Elle est une conséquence de l'espèce du péché ; elle ne la constitue pas.
C'est pourquoi, la distinction du péché mortel et du péché véniel, ou toute
autre divergence prise de la peine, ne saurait établir une différence
spécifique ; ce qui est accidentel ne produit pas l'espèce. La vraie
différence entre le péché mortel, et le péché véniel provient de la diversité
du désordre qui détermine la nature de l'un et de l'autre. Toute faute qui
sépare notre âme de sa fin dernière, de Dieu, auquel nous sommes unis par la
charité, reçoit le nom de péché mortel, pour faire entendre qu'autant que le
comporte sa nature, elle est irréparable et mérite une peine éternelle. Toute
faute qui ne va pas jusqu'à nous séparer de Dieu porte le nom de péché véniel,
parce que, le principe étant sauvé, elle est réparable de sa nature. Le premier
désastre est figuré par la mort corporelle ; le second, par la maladie :
là, le principe vital est détruit, les forces de la nature ne sauraient le
réparer ; ici, le principe vital est sauvé, le désordre peut être réparé
par ce principe même.
Le péché
mortel et le péché véniel diffèrent infiniment, pour ce qui est de
l'éloignement de Dieu ; mais ils ne diffèrent pas de cette manière, quand
on les considère dans leurs rapports avec les choses d'où chaque péché tire son
espèce. Ils peuvent se trouver dans la même espèce, puisque l'espèce des péchés
se prend des objets. Le mouvement premier, relativement à l'adultère, peut n'être
qu'un péché véniel ; et une parole oiseuse, qui la plupart du temps est
une faute vénielle, peut devenir mortelle.
Dans les péchés, il y a deux sortes de différences :
l'une matérielle, qui découle de l'espèce physique des actes ; l'autre
formelle, qui se prend du rapport des actes avec la fin. De là vient que des
actes matériellement différents appartiennent parfois à la même espèce de
péché, parce qu'ils ont la même fin. La strangulation et l'assassinat sont des
actes qui rentrent dans l'homicide, quoique, physiquement, ils soient d'espèce
différente. C'est pourquoi les péchés d'omission et d'action ne diffèrent pas
d'espèce quand, se rapportant à la même fin, ils procèdent du même principe :
l'avare prend le bien d'autrui et ne paie pas ses dettes ; le gourmand
mange avec excès et n'observe pas les jeûnes. On peut en dire autant des autres
vices, par une suite de ce principe que toute négation repose sur une
affirmation, qui en est en quelque sorte la cause. Ainsi, quoique les péchés
d'omission et d'action puissent différer d'espèce sous le rapport matériel, il
n'en est pas de même au point de vue formel.
« Nous péchons, dit saint Jérôme, par pensée, par parole et
par action. »
Les péchés se divisent en péchés du cœur, de la bouche et de
l'œuvre ; mais on aurait tort de voir dans cette division autant d'espèces
complètes. On y indique plutôt les trois degrés dont le même péché est
susceptible dans son espèce. Le premier degré est dans le cœur, le second dans
la parole, le troisième dans l'action qui le consomme. Ces trois degrés,
procédant du même motif, appartiennent à la même espèce de péché. En effet,
l'homme qui entre en colère est d'abord troublé dans son cœur ; il éclate
ensuite en paroles injurieuses, et passe de là aux actes de violence. La luxure
et les autres péchés suivent la même voie.
Les
péchés de pensée et de parole ne se distinguent des péchés d'action que quand
ils en sont séparés.
Partout où vous rencontrerez divers motifs qui portent
l'intention au mal, il y a différentes espèces de péchés. Or il est clair que
le motif qui porte à pécher par excès est autre que celui qui fait pécher par
défaut. Ce sont même des motifs contraires : celui de l'intempérant est l'amour
des plaisirs corporels ; celui de l'homme insensible, l'horreur de ces
mêmes plaisirs. L'intempérance et l'insensibilité, on le voit, ne sont pas
seulement différentes d'espèce, mais elles sont contraires l'une à l'autre.
Pour la même raison, l'avarice et la prodigalité sont deux péchés d'espèce
différente. Pour conclure, l'excès et le défaut changent l'espèce des péchés,
en tant qu'ils émanent de motifs divers.
Les circonstances diversifient parfois l'espèce des péchés, et
d'autres fois elles ne la changent pas. Elles ne la diversifient pas lorsque,
malgré elles, le motif reste le même ; elles la distinguent quand elles
impliquent des motifs divers, puisque le motif est la fin et l'objet du péché.
Par exemple, elles ne changent pas l'espèce du péché, lorsque l'avare, par le
désir déréglé d'amasser de l'or, reçoit au moment où il ne faut pas, dans un
lieu où il ne doit pas recevoir, obéissant au même motif. Mais il arrive
d'autres fois que les vices des circonstances proviennent de motifs divers :
comme lorsque quelqu'un mange avant l'heure, par suite de la prompte absorption
de l'élément humide, prend une nourriture abondante, parce que son estomac
demande beaucoup ; recherche des mets délicats, à cause des jouissances du
goût : l'espèce du péché varie avec l'abus de ces circonstances, les
motifs qui font agir étant différents.
En
principe, les circonstances changent l'espèce du péché quand elles introduisent
des motifs autres que le premier.
Les vertus, se réunissant dans la droite raison pratique, dans
la prudence, ont entre elles de la connexion. Mais l'intention du pécheur se
porte vers des biens divers, qui n'ont aucune connexion entre eux et parfois
même sont contraires. Que si les péchés tirent leur espèce de l'objet auquel il
se rapportent, il est évident qu'ils n'ont point de connexion nécessaire entre
eux pour ce qui constitue leur espèce même.
Quelqu'un
dira : Si les péchés n'ont pas entre eux de connexion nécessaire, d'où
vient que saint Jacques (Ép. II, 10) nous enseigne que « celui qui viole
la loi en un point est coupable de toute la loi ? » — Cet apôtre a
voulu nous faire entendre que les préceptes de la loi émanent tous également de
Dieu, et que, conséquemment, c'est le même Dieu qu'on méprise en les
transgressant.
Notre-Seigneur disait à Pilate : « Celui qui m'a
livré à vous a commis un plus grand péché. » (Jean, xix, 11). Pilate a
péché lui-même. Donc il y a des péchés plus graves que d'autres.
Les Stoïciens, que Cicéron combat dans ses Paradoxes, disaient que tous les péchés
sont égaux ; de là naquit l'erreur de certains hérétiques qui, plus tard,
soutinrent l'égalité des peines de l'enfer. Les Stoïciens avaient été conduits
à professer l'égalité des péchés en les considérant comme une privation de la
raison. Mais, s'il est une privation pure et simple qui consiste en quelque
façon dans la destruction, il en est une aussi qui consiste plutôt dans
l'altération des choses que dans leur anéantissement complet ; telle est
celle qui laisse subsister quelque chose de l'habitude opposée. Il est
très-vrai que le péché trouble l'ordre rationnel ; mais il ne le détruit
pas totalement. S'il n'en restait rien, les actes volontaires et les affections
de l'homme ne pourraient exister. Il importe beaucoup, pour juger de la gravité
d'un péché, de savoir à quel degré il nous écarte de la droiture de la raison ;
ainsi tous les péchés sont loin d'être égaux.
Les objets, c'est-à-dire les fins que nous nous proposons,
étant ce qui donne l'espèce aux péchés, leur confèrent aussi leur première et
principale gravité. Semblables aux maladies qui sont plus importantes à
proportion du principe attaqué dans la nature animale, les péchés ont plus de
gravité suivant qu'ils attaquent un objet qui tient un rang plus élevé dans
l'ordre rationnel.
Les choses extérieures se rapportant à l'homme, qui a Dieu
pour fin, les péchés contre l'homme, tels que l'homicide, sont plus graves que
les péchés contre les choses extérieures : que le vol, par exemple ;
et les péchés contre Dieu, tels que l'infidélité, le blasphème et autres, sont
plus graves que les péchés contre l'homme. Dans l'un de ces trois ordres, ils
renferment aussi plus ou moins de gravité selon que les choses qu'ils
concernent sont plus ou moins importantes.
« Oui, répond le Philosophe ; car ce qu'il y a de
pire est contraire à ce qu'il y a de meilleur. »
La haine de Dieu est le plus grave des péchés, parce que la
charité est la plus grande des vertus. Mais, dans un autre sens, on peut dire
aussi que la plus petite faute est opposée à la plus grande vertu. Plus une
vertu est grande, plus elle prévient et réprime les péchés légers.
« Les péchés charnels, répondait saint Grégoire, sont
moins coupables et cependant plus honteux que les péchés spirituels. »
Les péchés de la chair ont, en effet, moins de gravité que
ceux de l'esprit : non pas que tout péché charnel soit moins grand que
tout péché spirituel ; mais, toutes choses égales d'ailleurs, ceux de
l'esprit sont plus griefs. On en donne trois raisons. La première se tire du
sujet. Les péchés spirituels appartiennent à l'esprit, dont le propre est de
s'élever à Dieu ou de s'en éloigner. Les péchés
de la chair se consomment dans l'appétit
sensuel, auquel il appartient de se tourner vers les biens corporels. Ceux-ci
ont pour cause le rapprochement vers les créatures, auxquelles les penchants de
notre nature nous portent si puissamment. Ceux-là tiennent davantage de
l'éloignement de Dieu, c'est-à-dire de l'aversion qui constitue la nature même
du péché. — La seconde raison se prend de l'objet. Les péchés charnels, considérés
comme tels, se commettent contre le corps. Or le corps, dans l'ordre de la
charité, doit être moins aimé que Dieu et que le prochain, qui sont offensés
dans les péchés spirituels. — La troisième raison se déduit de la cause. Plus
est puissante l'impulsion qui porte à pécher, moins on pèche. Or les péchés
charnels ont pour cause la concupiscence de la chair, que chaque homme apporte
en naissant ; dernière preuve que les péchés spirituels sont plus graves
que les autres.
On
objecte que l'adultère, péché charnel, est plus coupable que le vol ; que
le démon se réjouit surtout du péché de luxure ; et que, généralement, les
péchés de la chair inspirent plus de honte que les péchés spirituels. Tout cela
est vrai ; mais il n'en résulte pas que ces péchés sont, par leur nature,
plus graves que les autres. L'adultère est plus grave que le vol, parce qu'il
renferme, non-seulement un péché de luxure, mais encore un péché d'injustice ;
l'homme tient plus à sa femme qu'à ses biens. Le démon se réjouit surtout des
péchés de luxure ; pourquoi ? Parce que les hommes s'y attachent avec
ardeur et les quittent difficilement. « Le désir de ces jouissances, dit
très-bien Aristote, est insatiable. » Les péchés charnels sont plus
honteux que les autres, sans doute ; mais c'est précisément parce que les
actes de la concupiscence participent moins de la raison. Le Philosophe disait
à ce propos : « Il est plus honteux de s'abandonner à la
concupiscence qu'à la colère ; car les péchés de l'homme intempérant ont
pour objet les jouissances qui nous sont communes avec les brutes. » Et
voilà pourquoi ils le couvrent d'opprobre. En s'y livrant, on se rapproche
effectivement des animaux, et l'on devient en quelque façon une brute comme
eux.
Il y a pour le péché deux sortes de causes :d'abord, une
cause propre et directe, qui est la volonté même ; puis des causes
extérieures et éloignées. La volonté étant au péché ce que l'arbre est au
fruit, on pèche d'autant plus qu'elle se porte au mal avec plus de fermeté.
Les causes extérieures et éloignées comprennent tout ce qui
porte la volonté au péché : elles se divisent en deux classes. — Les unes
l'y induisent conformément à sa nature, en obtenant son consentement, et pour
cela elles s'offrent à elle comme une fin, car la fin est l'objet même de cette
faculté. Plus la fin est mauvaise, plus le péché est grief. — Les autres la
portent au mal contre sa nature et ses ordres, vu qu'elle doit se mouvoir
librement elle-même avec conformité au jugement de la raison : c'est
pourquoi celles qui diminuent le jugement de la raison, comme l'ignorance ;
ou qui affaiblissent la volonté, comme la maladie, la violence, la crainte, et
les autres, atténuent le péché dans la même mesure qu'elles amoindrissent le
volontaire. Si bien que, lorsqu'une action est entièrement involontaire, le
péché n'existe pas.
Si l'on veut y réfléchir, on verra que le péché est toujours
causé par l'inobservation de quelque circonstance de temps, de lieu, de
position ou de personnes. Il est par là même évident que les circonstances
peuvent l'aggraver. Cette aggravation se produit de trois manières. D'abord,
lorsqu'elles le transportent dans un autre genre ; l'adultère est pire que
la simple fornication. Elles l'aggravent ensuite, non en changeant son espèce,
mais en l'étendant à un plus grand nombre d'objets, comme lorsque le prodigue
donne, non-seulement quand il ne doit pas, mais à qui il ne doit pas donner.
C'est la maladie gagnant un plus grand nombre de parties dans le corps. Enfin,
elles l'aggravent en augmentant la difformité d'une circonstance précédente ;
par exemple, dans l'homme qui, dérobant le bien d'autrui, prend une somme plus
considérable.
Quelquefois le dommage est prévu et voulu ; dans ce cas,
il augmente directement, en proportion de sa grandeur, la gravité du péché,
dont il forme l'objet par lui-même. D'autres fois, il est prévu, mais non
directement voulu ; par exemple, lorsqu'un fornicateur, passant dans un
champ ensemencé pour abréger sa route, porte sciemment, mais sans l'intention
directe de nuire, préjudice au propriétaire. Le dommage, alors, aggrave
indirectement la faute, suivant son étendue, à cause de la passion violente qui
doit se développer dans la volonté du fornicateur, laquelle fait qu'il ne
craint pas de porter à autrui un dommage qu'il eût évité dans une autre
circonstance. D'autres fois, enfin, le dommage n'a été ni prévu ni voulu. Alors
s'il ne provient qu'accidentellement du péché, il n'en augmente pas directement
la gravité ; bien qu'on puisse l'imputer au pécheur comme une punition de
sa négligence à calculer les suites de sa mauvaise action. Mais il aggrave
directement le péché, comme identifié avec lui, dès qu'il en est une
conséquence naturelle et nécessaire : lorsqu'un libertin commet
publiquement un acte honteux, le scandale qui s'ensuit, en supposant même qu'il
ne soit ni prévu ni voulu, augmente directement son péché.
L'Écriture reprend tout spécialement les péchés commis contre
les serviteurs de Dieu (iii Rois,
xix, 14), contre les parents (Michée,
vii, 6), et contre les personnes
constituées en dignité. (Job, xxxiv, 18.) C'est qu'en effet, la personne
contre laquelle on pèche est en quelque manière l'objet du péché.
D'abord, l'outrage fait à une personne unie à Dieu par la
vertu ou par une consécration spéciale rejaillit sur Dieu lui-même
proportionnellement à cette union, comme il l'a déclaré dans cette parole :
« Celui qui vous touche me touche à la prunelle de l'œil. » (Zach.
ii, 8.) Ensuite, nous péchons plus grièvement contre nous-mêmes dès que la
personne que nous offensons nous est unie par les liens du sang, de la
reconnaissance ou d'une autre manière. « Celui qui est méchant pour
lui-même, nous dit l'Esprit-Saint, pour qui sera-t-il bon ? » (Eccl.
xiv, 5.) Enfin, on pèche d'autant plus grièvement que l'on blesse un plus grand
nombre d'individus. C'est pourquoi le péché contre les personnes publiques ;
par exemple, contre un souverain qui représente tout un peuple, a une gravité
spéciale, comme le marquent ces paroles : « Vous ne maudirez pas le
prince de votre nation. » (Exod. xxii, 28.)
Saint Isidore aurait répondu : « Plus celui qui
pèche est estimé grand, plus son péché est jugé grave. »
Les péchés de surprise sont d'autant moins imputables à
l'homme vertueux, qu'il ne néglige rien pour les prévenir : seulement la
fragilité humaine ne lui permet pas de les éviter tous. Mais les péchés commis
de propos délibéré sont imputables à leur auteur en proportion de la dignité
dont il est revêtu, et cela pour quatre raisons. En premier lieu, les grands,
c'est-à-dire ceux qui l'emportent en science ou en vertu, peuvent résister plus
facilement au péché. — Ensuite, s'ils pèchent, ils sont plus ingrats à cause de
leur élévation, qui est un don de Dieu. De là ce qui est écrit : « Les
puissants seront puissamment tourmentés dans l'autre vie. » (Sag. vi, 7.)
— En troisième lieu, le péché a souvent une opposition spéciale avec la
grandeur. Quand un prince viole les lois de la justice dont il est le gardien,
ou qu'un prêtre, qui a fait vœu de chasteté, déshonore son caractère, il est
évident qu'ils pèchent plus grièvement que les autres hommes. — Enfin, le
scandale donné par les grands est beaucoup plus grave que celui des simples
particuliers. « Le péché de ceux qui sont honorés à cause de leur dignité,
disait saint Grégoire, porte au loin la contagion du mauvais exemple ; il
s'étend avec plus de rapidité, et il arrive à la connaissance d'un plus grand
nombre de personnes : aussi excite-t-il plus de blâme et plus
d'indignation. »
« On n'en saurait douter, répond saint Augustin ; « c'est
par la volonté que l'on fait le bien ou que l'on pèche. »
Le péché n'est pas un acte qui passe à une matière extérieure,
comme brûler et couper ; il est un acte qui, comme désirer et connaître, a
pour sujet la faculté agissante : tels sont, du reste, tous les actes
moraux bons ou mauvais, ceux des vertus aussi bien que ceux des péchés. Si donc
les péchés émanent de la volonté, il s'ensuit qu'ils sont dans la volonté comme
dans leur sujet.
Saint
Denis a dit que le mal est en dehors de la volonté et de l'intention ; mais
c'est en ce sens que la volonté ne cherche pas le mal comme mal. Il n'a pas
prétendu qu'elle ne le poursuit point sous la fausse apparence du bien dont il
se revêt ; or, c'est de cette manière qu'il se trouve dans cette faculté.
Il est vrai que si nous recherchons les faux biens plutôt que les biens réels,
il y a en nous défaut d'intelligence ; nais si ce défaut n'était nullement
imputable à la volonté, le péché n'existerait ni dans la volonté ni dans
l'intelligence : ce serait le cas de l'erreur invincible. Du moment que cette
erreur de jugement dépend en partie de la volonté, il y a péché dans la volonté
même.
De même qu'il y a d'autres facultés qui sont avec la volonté
le sujet des vertus, il y en a d'autres aussi qui sont le sujet des péchés. Les
actes volontaires étant non-seulement ceux qui émanent immédiatement de la
volonté, mais encore tous ceux qui sont commandés par elle, on peut poser comme
certain que le sujet des péchés, c'est d'abord la volonté elle-même, ensuite
toutes les facultés qu'elle meut, soit en les excitant, soit en les arrêtant.
Ces facultés sont, effectivement, le sujet d'habitudes bonnes ou mauvaises.
Saint Paul écrivait aux Romains : « Je ne fais pas
le bien que je veux, et je fais le mal que je hais. » (vi, 19.) Ce mal,
selon saint Augustin, est le mal de la concupiscence, c'est-à-dire un certain
mouvement de la sensualité ou appétit sensitif. Le péché, en effet, comme acte
volontaire et désordonné, peut se trouver dans toute puissance capable de
produire des actes volontaires et désordonnés. Tel est l'appétit sensitif que
Dieu a créé pour recevoir l'impulsion de la volonté.
On nous
dira que la sensualité, la partie sensitive de notre être, nous est commune
avec les animaux, tandis que le péché nous est propre. — Nous répondrons que
l'appétit sensitif, quoique commun entre nous et les animaux, n'en revêt pas
moins chez nous une certaine supériorité par son alliance avec la raison, à
laquelle il doit obéir : c'est de la sorte qu'il peut être le principe
d'un acte volontaire, et, partant, le sujet du péché.
« Les impressions déréglées de la concupiscence, dit « très-bien
saint Augustin, peuvent se rencontrer dans ceux qui ont la grâce sanctifiante. »
Donc le mouvement désordonné de la sensualité n'est pas, par lui seul, un péché
mortel.
La raison, et non l'appétit sensitif, peut seule établir
l'ordre qui nous met en rapport avec Dieu, et dont le péché mortel nous sépare.
Renverser un ordre supposant le pouvoir de l'établir, le péché mortel est dans
la raison et non dans l'appétit sensitif. Les actes de la sensualité y
concourent, sans aucun doute ; mais le péché est mortel comme appartenant
à la raison, et non comme péché de l'appétit sensitif.
« Le péché, dit saint Augustin, est dans la raison
supérieure et dans la raison inférieure. »
La raison remplit une double fonction : elle accomplit
quelques-uns de ses actes en elle-même sur son objet propre qui est la
connaissance du vrai. Elle accomplit les autres sur les facultés qu'elle dirige
par son commandement. Aussi le péché est en elle dans deux cas : d'abord,
lorsque, par l'ignorance des choses qu'elle peut et doit savoir, elle erre dans
la connaissance du vrai ; ensuite, lorsqu'elle commande aux facultés
inférieures d'accomplir des actes désordonnés, ou que, après délibération, elle
ne les empêche pas de se porter à de tels actes.
La raison doit diriger non-seulement nos actes extérieurs,
mais encore nos affections intérieures. Elle pèche dans la direction des
affections intérieures de deux manières : premièrement, quand elle
commande les actes des passions illicites ; par exemple, lorsqu'un homme
excite en lui-même, après délibération, les mouvements de la colère ou de la
concupiscence ; ensuite, quand elle ne réprime pas les actes de ces mêmes
passions, comme, lorsqu'après avoir jugé qu'une émotion est désordonnée,
quelqu'un s'y complaît et ne la combat point : c'est la délectation morose ;
ainsi appelée, non parce qu'elle dure plus ou moins longtemps, mais parce que
la raison, agissant avec réflexion, s'y arrête avec complaisance, au lieu de la
rejeter. De cette façon, le péché de la délectation morose est dans la raison.
« Lorsque l'esprit, dit excellemment saint Augustin, consent
à faire un usage illicite des choses perçues par les sens, et décide que, s'il
en a le pouvoir, il consommera le péché à l'aide du corps, la femme a présenté le
fruit défendu à son mari, c'est-à-dire à la raison supérieure. » — C'est
effectivement à la raison supérieure de consentir à l'acte d'un péché. Le
consentement suppose un jugement quelconque : or, dans tout jugement, il
est nécessaire qu'un tribunal suprême prononce en dernier ressort. Ce tribunal,
pour les actes humains, n'est autre que la raison supérieure, qui se règle, non
sur des motifs pris des choses créées, comme la raison inférieure, mais sur les
lois divines, infiniment plus élevées que la règle ordinaire des jugements
naturels. De même que, lorsqu'il y a plusieurs choses à décider, le tribunal
suprême porte ses arrêts sur les plus importantes, laissant à la juridiction
inférieure le soin de juger les questions préjudicielles, il convient aussi que
la raison supérieure ait seule le droit de prononcer sur le consentement à
l'acte du péché, tandis que la raison inférieure peut juger, en première
instance, de la délectation qui le précède. On comprend bien, toutefois, que la
raison supérieure juge aussi de la délectation, quoique la raison inférieure ne
juge pas du consentement à l'acte du péché : tout ce qui est dans la
juridiction du juge inférieur ressortit au tribunal du juge supérieur, mais
sans réciprocité.
Consentir, dira quelqu'un, est l'acte de la volonté. — Le
consentement n'est pas l'acte de la volonté seul ; il est aussi celui de
la raison : il commence dès que la raison délibère et juge ; il se
termine quand la volonté se porte à ce qui est jugé par la raison.
Observons
que, toutes les fois que la raison supérieure ne dirige pas les actes d'un
homme d'après la loi divine, elle consent par cela même au péché ; car, si
elle pense à la loi divine, il y a mépris ; si elle n'y pense pas, il y a
négligence et omission. Ainsi, de toutes manières, le consentement au péché lui
revient. « Tant que l'esprit, disait le grand Docteur cité plus haut, ne
cède ni se prête à une mauvaise
action, le péché n'est pas efficacement résolu. » C'est à elle aussi qu'il
appartient de diriger ou de réprimer la délectation intérieure, que la raison
inférieure accepte souvent par des motifs tirés de l'ordre temporel. Elle est
responsable des péchés dont elle n'écarte pas l'homme, lorsqu'elle a eu le
temps de délibérer[172].
Le consentement à la délectation qui résulte de la pensée
seule d'une mauvaise action ; par exemple, de la pensée de la fornication,
n'est pas un péché mortel : une telle pensée est un péché véniel, si l'on
s'y arrête sans utilité, et elle ne constitue aucun péché, si elle est utile
pour la prédication ou pour l'enseignement. Il n'en est plus de même du
consentement à la délectation qui provient de la faute mortelle elle-même à
laquelle on pense ; celui-ci est un péché mortel, cette délectation ne
provenant que d'une inclination de la volonté pour cette mauvaise action :
nous ne devons pas vouloir avec délibération que notre cœur s'attache à des
actes mortellement coupables.
Les actes désordonnés auxquels notre raison supérieure consent
ne nous détournent pas toujours de Dieu, qui est notre fin dernière. Ils ne
sont pas tous contre les préceptes divins ; il y en a qui sont en dehors,
et tels sont les péchés véniels. Lors donc que la raison supérieure consent aux
actes de cette nature, elle pèche véniellement et non mortellement ; elle
ne se sépare pas des lois éternelles.
La
raison supérieure, direz-vous, est le principe de la vie spirituelle, comme le cœur
est celui de la vie corporelle. Les maladies du cœur sont mortelles. Les péchés
de la raison supérieure doivent l'être aussi. — Nous répondrons que les
maladies du cœur sont de deux sortes : les unes en attaquent la substance
même et la vicient ; celles-là sont mortelles. Les autres en dérangent les
mouvements ou bien affectent les organes qui l'entourent ; celles-ci ne
sont pas toujours mortelles. Il en faut dire autant des péchés de la raison
supérieure. Ceux qui brisent totalement les rapports de cette raison avec la
raison divine sont mortels, tandis que ceux qui dérangent seulement ces
rapports, sans les détruire, sont véniels. — Remarquez-le, le consentement
délibéré à un péché ne renferme pas toujours le mépris de la loi divine ;
il ne le renferme que quand le péché est contre cette loi.
La raison supérieure, dans sa sphère propre où elle considère
les vérités éternelles, peut pécher véniellement sur la foi par un mouvement de
surprise ; mais elle pèche toujours mortellement quand elle a le temps de
penser que la loi divine prescrit de croire la vérité qu'elle n'admet pas.
Ce qui
rend véniel un péché qui est mortel de son genre, c'est l'imperfection des
actes subits. Quoique l'incroyance soit un péché mortel de son genre, le
mouvement subit d'incroyance est un péché véniel. Mais, si le mouvement
d'incroyance subsiste après la délibération de la raison, le péché devient
mortel par consentement délibéré.
« Sur cette terre, répond Job, rien n'arrive sans cause. »
(Job, v, 6.)
En tant qu'acte le péché a une cause directe, comme tout autre
acte humain : en tant qu'acte désordonné, il a une cause indirecte, comme
toute privation ou absence d'une propriété que l'on doit naturellement avoir.
La volonté recherchant un bien périssable sans prendre pour règle la raison et
la loi divine, voilà la vraie cause du péché. Cette faculté produit l'acte
directement, et le désordre de l'acte indirectement ; de sorte que le
défaut d'ordre dans l'acte provient du défaut de règle dans la volonté.
« La volonté, dit saint Augustin, est la cause intérieure
du péché. »
Le péché a deux sortes de causes intérieures : l'une,
immédiate ou prochaine, est dans la raison et dans la volonté ; l'autre,
médiate ou éloignée, se trouve dans l'imagination et l'appétit sensitif, qui
entraînent quelquefois, comme nous le verrons plus tard, la raison et la
volonté.
La
raison, sollicitée par l'appétit sensitif, cesse quelquefois de considérer la
règle légitime ; c'est alors que la volonté consomme l'acte du péché.
Pour nous convaincre que le péché a une cause extérieure,
écoutons ce que disait Moïse aux chefs de l'armée des Hébreux : « Ne
sont-ce pas elles (les femmes) qui, par les conseils de Balaam, ont séduit les
enfants d'Israël et les ont portés à violer la loi du Seigneur, par le péché
commis à Phogor ? » (Nomb. xxxi, 16.)
Le péché a deux sortes de causes extérieures : les unes,
l'homme et le démon, déterminent la raison au mal par la persuasion ; les
autres, les objets matériels, y inclinent l'appétit sensitif. Mais la
persuasion extérieure n'a pas une influence irrésistible sur notre raison.
L'appétit sensitif ne meut pas non plus avec nécessité la raison et la volonté.
Par conséquent, les causes extérieures ne produisent pas le péché par
elles-mêmes. La seule cause efficace qui l'accomplit, c'est la volonté.
« Le péché qui n'est pas aussitôt effacé par la pénitence,
nous dit saint Grégoire, est une cause de péché. »
Premièrement, le péché peut être la cause efficiente ou
motrice d'un autre péché, et cela directement et indirectement : indirectement,
en ce que, privant de la grâce, de la charité, et parfois de la honte ou de
tout autre motif, il éloigne ainsi ce qui empêchait de pécher, et fait tomber
par là même dans des fautes nouvelles ; directement, en ce sens qu'une
première faute nous dispose à en commettre plus facilement une autre, les actes
produisant les habitudes.
Secondement, le péché est la cause matérielle du péché lorsque
l'un prépare la matière à l'autre, comme on le voit par l'avarice, qui dispose
l'âme aux chicanes dont les biens amassés sont l'objet ordinaire.
Troisièmement, le péché est la cause finale du péché. Il
suffit pour cela qu'on en commette un pour arriver à un autre : la
simonie, en vue de l'ambition ; la fornication, dans l'espoir du vol.
Quatrièmement, le péché est la cause formelle du péché,
puisque la fin donne la forme ou l'espèce aux actes moraux. Dans l'exemple que
nous venons de citer, la fornication est comme l'élément matériel, et le vol comme
la cause formelle.
« Il est des hommes, dit saint Augustin, qui pèchent par
ignorance. »
L'ignorance est la cause accidentelle du péché, en ce qu'elle
est la privation de la science qui, par la direction qu'elle donnerait à nos
actions, y mettrait un obstacle. Sous ce rapport, elle est la cause des péchés
que commet la raison, soit qu'elle l'empêche de considérer les principes
universels, soit qu'elle s'oppose à leur application particulière. L'homme, par
exemple, est éloigné du parricide par le principe universel qui défend de tuer
son père, et par la connaissance que tel ou tel est son père : l'ignorance
de l'une de ces deux choses, c'est-à-dire du principe général ou de la circonstance
particulière, peut causer le parricide.
L'Apôtre nous dit : « Si quelqu'un ignore, il sera
ignoré lui-même. » (1 Cor. xiv, 38.) On n'est puni que pour des actes
coupables. Donc l'ignorance est un péché.
Ne confondons pas l'ignorance avec le non-savoir ; elle y
ajoute la privation d'une connaissance qui nous convient. Or, parmi les choses
qu'il convient de connaître, il en est qui sont nécessaires pour bien vivre :
tous les hommes sont obligés de savoir, en général, les vérités de la foi, les
préceptes universels du droit et les devoirs de leur profession. Il en est
d'autres que l'on n'est pas tenu de connaître : tels sont les théorèmes de
la géométrie, et, sauf certains cas, les contingents particuliers. Quiconque
néglige d'apprendre ce qu'il est obligé de savoir ou de pratiquer, pèche par
omission. Mais on ne doit accuser quelqu'un de négligence qu'autant qu'il peut
connaître les choses qu'il ignore. L'ignorance que l'on ne saurait surmonter
par l'étude, et qui prend le nom d'invincible par cela même que l'on n'a pas le
pouvoir d'en sortir, n'est pas un péché. L'ignorance vincible en est un, mais
seulement quand elle porte sur des matières que l'on est obligé de savoir[173].
L'ignorance qui produit l'involontaire d'une manière absolue
excuse totalement du péché. Mais celle qui laisse subsister quelque chose du
volontaire ne disculpe pas entièrement ; ce qui a lieu dans deux cas.
Premièrement, du côté de la chose ignorée : il peut arriver que l'homme
sache qu'il commet une faute, bien qu'il en ignore certaines particularités qui
l'en détourneraient, s'il les connaissait. Secondement, du côté de l'ignorance
elle-même, qui peut être volontaire directement ou indirectement :
directement, dès que, pour pécher plus librement, on veut ignorer certaines
choses ; indirectement, quand, à cause de la peine, ou de ses occupations,
on néglige d'apprendre ce qui éloignerait du péché. La négligence volontaire
étant coupable du moment qu'elle porte sur des choses que l'on peut et que l'on
doit connaître, l'ignorance qui en résulte ne disculpe pas entièrement du
péché. L'ignorance invincible et celle qui concerne des matières que l'on n'est
pas obligé de savoir, voilà ce qui excuse de toute faute morale.
Ces paroles de l'Apôtre : « J'ai obtenu miséricorde,
parce que j'ai agi dans l'ignorance » (1 Tim. i, 13), montrent que l'ignorance
est un motif de pardon ; donc elle diminue le péché.
Nous venons de voir que celle qui détruit totalement le
volontaire excuse de toute faute. Une seule sorte d'ignorance peut
conséquemment diminuer le péché : celle qui le cause sans l'excuser entièrement.
Or il arrive parfois qu'une telle ignorance est elle-même directement
volontaire ; par exemple, lorsqu'on ne veut pas savoir certaines vérités
pour pécher avec plus de licence : celle-là semble augmenter le volontaire
et le péché ; car la résolution d'en subir les conséquences, afin
d'obtenir la liberté du mal, suppose dans la volonté un très-grand dérèglement.
D'autres fois, l'ignorance qui cause le péché n'est qu'indirectement
volontaire, comme dans celui qui, ne voulant pas étudier, reste ignorant, ou
qui, buvant sans modération, tombe dans l'ivresse, et de là dans l'indiscrétion :
celle-ci diminue le volontaire, et, partant, le péché. Un acte fait sans
connaissance du péché est moins coupable ; il renferme-moins de mépris.
On lit dans Daniel : « La concupiscence a perverti
ton cœur. » (xiii, 50.)
Dieu seul peut mouvoir directement la volonté ; mais
l'appétit sensitif l'entraîne indirectement de deux manières. D'abord par
distraction. Toutes les facultés de l'âme, ayant leurs racines dans l'essence
même de l'âme, se relâchent ou cessent totalement d'agir dès que l'une d'elles
s'applique fortement à son acte propre ; de là vient que si l'appétit
sensitif est subjugué par une passion, la volonté perd de son énergie ou cesse
toute action propre. Ensuite par l'objet de la volonté, c'est-à-dire par le
bien perçu intellectuellement. L'exemple des aliénés démontre que
l'imagination, qui suit les passions de l'appétit sensitif, comme le goût suit
la disposition de la langue, trouble et paralyse le jugement de la raison ;
aussi voyons-nous que les hommes dominés par une passion ne détournent pas
facilement leur imagination des choses qui en sont l'objet. Si donc la raison
se conforme la plupart du temps aux passions de l'appétit sensitif, la volonté,
qui est faite pour suivre toujours le mouvement de la raison, est mue également
par ces passions.
La raison peut être entraînée par une passion contre sa propre
science. Cette puissance des passions sur elle, l'Apôtre l'a signalée en disant :
« Je vois dans mes membres une autre loi qui contrarie la loi de mon
esprit et me captive sous la loi du péché. » (Rom. viii, 23.)
Nous pouvons avoir une connaissance générale ; savoir,
par exemple, qu'une chose est illicite, et ne pas songer que telle action en
particulier est un péché de la même nature. Nous pouvons, de plus, avoir une
connaissance à laquelle nous ne faisons pas attention actuellement, et agir
contre des principes qui nous sont connus, soit que nous ne voulions pas les
considérer, soit que nous ne le puissions pas par suite d'une préoccupation ou
d'une infirmité corporelle. Cela étant, les passions peuvent ravir aux hommes,
dans certains cas particuliers, la vue d'un principe général parfaitement
connu, et les faire agir contre leur science : tantôt par une sorte de
distraction, comme il a été dit dans l'article précédent ; tantôt par une opposition
directe, en inclinant à des actes contraires à une maxime générale ;
tantôt, enfin, par des modifications corporelles qui ôtent à la raison sa
liberté d'action : tout cela se voit dans la colère et dans l'amour.
« Le
syllogisme de l'incontinent, dit Aristote, a quatre propositions : deux
générales et deux particulières. Des deux propositions générales, l'une est
dictée par la raison ; c'est celle-ci : il faut fuir la fornication. L'autre est suggérée par la passion ;
la voici : il faut suivre le plaisir.
La passion désordonnée qui le subjugue empêchant sa raison de poser la première
et d'en déduire la conséquence, il pose la seconde et conclut. »
Celui
qui est sous le joug d'une forte passion, tout en disant qu'il faut éviter
telle action, pense, au fond de son cœur, qu'il faut la faire. Il ne s'attache
pas à la maxime générale qu'il possède, pour la suivre jusque dans ses
conséquences ; il en prend une autre que son mauvais penchant lui suggère.
Cicéron, dans ses Tusculanes,
appelle les passions les maladies de notre âme ; maladie est synonyme
d'infirmité.
L'âme, en effet, a des infirmités analogues à celles du corps.
Si le corps humain est malade quand le dérangement de ses parties empêche les
membres d'obéir à la force qui les régit, l'âme pareillement est infirme
lorsque le désordre de ses puissances l'empêche d'accomplir ses opérations, ce
qui arrive toutes les fois que les mauvaises passions assiègent les facultés
inférieures. De là, dès qu'une passion quelconque affecte, contrairement à la
raison, ou le concupiscible, ou l'irascible, de manière à entraver l'action de
l'âme, on dit que l'homme pèche par infirmité. Dans ces principes, le
Philosophe assimilait l'incontinent à un épileptique qui voit les diverses
parties de lui-même se mouvoir dans un sens opposé à ses desseins.
Plus la
passion est violente, plus l'infirmité de l'âme est grande. La volonté conserve
le pouvoir de consentir ou de ne pas consentir aux entrainements des passions ;
mais son assentiment ou son dissentiment est néanmoins entravé.
« L'amour de soi, dit saint Augustin, élève la cité de
Babylone jusqu'au mépris de Dieu. » — Tout péché provient d'un désir
déréglé des biens d'ici-bas : on ne recherche ces biens d'une manière
désordonnée que par un amour déréglé de soi-même ; donc l'amour désordonné
de soi est le principe de tout péché.
L'amour
bien ordonné de soi est légitime et naturel ; nous pouvons rechercher les
biens qui conviennent à notre nature. Mais l'amour désordonné de soi, qui
conduit au mépris de Dieu, voilà la cause des péchés.
« Tout ce qui est dans le monde, nous dit saint Jean, est
ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie. »
(1 Jean, ii, 16.)
La concupiscence de la chair comprend les choses qui
entretiennent la vie humaine, soit dans chaque individu, comme le boire et le
manger, soit dans la race humaine, comme les plaisirs sensuels.
La concupiscence des yeux concerne la convoitise des objets
qui exercent leurs charmes par l'imagination et par les idées de l'opinion ;
en un mot, les choses que l'on voit soi-même ou qui sont vues par les autres,
comme l'argent, les habits, les ornements.
L'orgueil de la vie est l'appétit désordonné de la grandeur,
de l'élévation, et généralement de tous les biens rares et difficiles.
Toutes les causes du péché peuvent se ramener à ces trois
genres de la concupiscence, qui comprennent toutes les passions du concupiscible
et de l'irascible.
Les passions qui précédent l'acte du libre arbitre diminuent
nécessairement le péché ; l'acte est moins volontaire. Sous ce rapport,
elles en diminuent la gravité dans la même mesure qu'elles affaiblissent le
volontaire. Plus la tentation est violente, moins le péché est grave.
Quant aux passions qui sont une suite du péché et qui sont
excitées par la volonté elle-même, elles en augmentent la gravité ; elles
montrent avec quelle force la volonté se porte au mal. En ce dernier sens, plus
on pèche avec passion, plus on pèche grièvement.
Saint Paul, dans l'épître aux Romains, parle des « passions
des péchés » (vii, 5) ; c'est-à-dire des passions qui produisent les
péchés. Les passions n'excusent donc pas totalement du péché.
Un acte mauvais dans son genre peut être excusé de tout péché,
mais dans un seul cas, lorsqu'il est involontaire à tous égards. Une passion rend-elle
complètement involontaire les actions qui la suivent, elle les excuse
entièrement ; sinon, non. Sur quoi il faut établir les principes suivants :
la passion qui, par sa violence, enlève totalement l'usage de la raison, comme
lorsque l'amour ou la colère produit l'aliénation mentale, excuse de tout
péché, du moment qu'elle est le résultat d'une cause naturelle ; je fais
cette restriction, parce que si elle a été volontaire dans sa cause, ses actes
peuvent lui être imputés à péché, ainsi que nous l'avons dit de l'ivresse. La
passion qui ne va pas jusqu'à suspendre l'usage de la raison n'excuse pas
entièrement du péché ; la raison peut alors la repousser, en détournant
l'esprit vers d'autres pensées ; ou du moins, en empêchant les membres,
dont elle est maîtresse, d'en accomplir les effets.
« Les passions, écrivait saint Paul, opérant dans nos
membres, y produisent des fruits de mort. » (Rom. vii, 5.) Donc les péchés
causés par les passions peuvent être mortels.
Dans les mouvements subits d'une passion, où la raison n'est
pas appelée à délibérer, il n'y a point de péchés graves. Mais, quand un homme
passe de ces premiers mouvements aux actes extérieurs ou au consentement
délibéré, cela ne se faisant pas subitement, la raison a le temps d'intervenir
pour rejeter la passion ou pour en empêcher les effets. Quand elle n'intervient
pas, il y a péché mortel ; beaucoup d'homicides et d'adultères se
commettent par passion.
La passion n'enlève pas toujours entièrement l'usage de la
raison ; alors le libre arbitre qui subsiste, peut se tourner vers Dieu.
Si l'usage de la raison n'existait en aucune façon, il n'y aurait ni péché
mortel, ni péché véniel.
Pécher par malice réfléchie, c'est pécher de propos délibéré.
Or il est écrit : « Ils se sont retirés de Dieu par un dessein formé. »
(Job, xxxiv, 27.) On pèche donc par pure malice.
Le péché, en effet, se produit dans les actes humains par la
faute de la raison, de l'appétit sensitif ou de la volonté. Dans le premier
cas, on pèche par ignorance ; dans le second, par passion ; dans le
troisième, par malice.
La faute ou le dérèglement de la volonté consiste à aimer un
moindre bien plus qu'un bien supérieur ; par exemple, les plaisirs ou les
honneurs plus qu'un bien spirituel comme la conformité à la raison ou à la loi
divine, ou plus que l'amitié de Dieu ; de telle sorte que l'on soit
disposé à perdre les biens spirituels pour jouir des biens temporels. Le mal
étant la privation d'un bien, il arrive que l'on veut sciemment un mal
spirituel, du moment que l'on se prive volontiers des biens spirituels pour
jouir d'un bien temporel. Tomber dans ce désordre, c'est choisir le mal par
malice réfléchie ou de dessein formé, et c'est là ce qui est appelé péché de
malice.
Nul ne
veut le mal pour le mal ; mais on peut le vouloir pour éviter un autre mal
ou pour obtenir un bien. Le débauché voudrait jouir de ses plaisirs sans
offenser Dieu ; forcé de choisir, il aime mieux offenser Dieu que d'y
renoncer.
Pécher par malice, c'est-à-dire en choisissant le mal de dessein
formé, peut s'entendre de la malice habituelle et de la malice actuelle. Dans
le premier cas, c'est pécher par l'inclination de l'habitude ; dans le
second, c'est pécher par élection actuelle du mal, ce qui peut provenir d'un
autre péché antérieur, par exemple, de l'envie.
Avoir l'habitude de pécher ou pécher par habitude, ce n'est
pas la même chose. Les habitudes n'obligent pas à les suivre ; elles
laissent à la volonté le pouvoir de leur résister. Nous les avons définies
nous-même : « des dispositions dont on fait usage quand on veut. »
Cela étant, quelqu'un peut avoir une habitude vicieuse, et cependant faire un
acte de vertu, ou agir, soit par passion, soit par ignorance. Mais toutes les
fois que l'on se sert sciemment et à dessein d'une habitude vicieuse, on pèche
assurément par malice délibérée. Les habitudes, en effet, nous portent à aimer
et à choisir ce qu'elles nous rendent convenable et en quelque sorte naturel.
Or ce qui convient aux habitudes vicieuses, ce sont précisément les choses qui
excluent le bien spirituel. Que si les hommes, en agissant d'après elles,
choisissent donc un mal spirituel, qu'est-ce autre chose que pécher par malice ?
En ce sens, on pèche par pure malice en péchant par habitude.
L'homme
qui pèche de la sorte se réjouit toujours de ses fautes. Sans doute, sa raison
n'étant pas entièrement corrompue, il a le pouvoir de résister à son habitude,
comme aussi de déplorer les fautes
qu'elle lui a fait commettre ; mais, en pareil cas, il s'en repent, à
cause des dommages qu'il éprouve, plutôt que par une vraie détestation des
péchés eux-mêmes.
Le péché de malice existe lorsque la volonté se porte
d'elle-même au mal. Deux causes amènent ce désordre. — La première est une
inclination dépravée provenant, tantôt d'une habitude acquise par la coutume,
tantôt d'une lésion des organes du corps, dans lesquels une maladie peut avoir
engendré des penchants pour certains péchés. — La seconde cause qui fait tendre
la volonté spontanément vers le péché, c'est l'éloignement des obstacles qui
l'en écartaient ; par exemple, la perte de l'espérance du ciel ou l'anéantissement
de la crainte des peines de l'enfer, chez un homme qui n'avait que ces raisons
pour s'en abstenir : dans ces conditions, on peut pécher immédiatement par
malice et sans frein. Ainsi, quoique le péché de malice délibérée suppose
nécessairement une mauvaise disposition de la volonté, il n'est pas toujours un
péché d'habitude.
L'habitude,
ajoutée au péché de malice, conduit l'homme à faire le mal avec joie. On ne
tombe pas subitement, il est vrai, dans le péché de malice ; mais les
dispositions qui y conduisent ne sont pas toujours des habitudes ; elles
peuvent être d'un autre genre.
Job disait : « Dieu traitera comme des impies ceux
qui s'éloignent de lui par un dessein formé ; il les frappera à la vue de
tout le peuple. » (xxxiv, 26.)
Le péché de malice tient plus de la volonté que le péché commis
par passion : il a plus de persévérance et de durée ; il porte plus
directement sur les fins qui servent de principe aux actions. Pour ces trois
raisons, il est plus grief.
Nous lisons dans la Sagesse : « Seigneur, vous ne
haïssez rien de ce que vous avez fait. » (ii, 25.) — Dieu hait le péché,
puisqu'on trouve un peu plus loin : « Dieu hait l'impie et son
impiété. » Dieu n'est donc pas la cause du péché.
Il n'en est pas la cause directe ; rien de plus évident.
Tout péché éloigne de l'ordre qui tend vers lui ; Dieu ne se contredit
pas. Il est pareillement impossible de supposer qu'il en soit la cause
indirecte. S'il refuse à quelques hommes la grâce avec laquelle ils ne
pécheraient pas, il agit selon les desseins de sa sagesse et de sa justice, car
il est la justice et la sagesse même. Dès-lors, le péché des créatures ne lui
est pas imputable comme s'il en était l'auteur : le pilote n'est pas la
cause de la perte du vaisseau par cela seul qu'il ne le gouverne pas ; il
faut qu'il en ait abandonné la conduite, lorsqu'il pouvait et devait le
diriger. Dieu, comme on le voit, n'est la cause ni directe ni indirecte du
péché.
Quand un
serviteur agit contre l'ordre de son maitre, ce qu'il fait ne revient pas au
maître comme à sa cause. Les péchés que les hommes commettent par leur libre
arbitre contre l'ordre de Dieu ne sauraient, pour la même raison, être
attribués à Dieu comme à leur auteur.
L'acte du péché est un mouvement du libre arbitre, et Dieu,
ainsi que l'enseigne saint Augustin, est la cause de tous les mouvements. Par
conséquent, la volonté divine est la cause de l'acte du péché.
Le péché, en effet, est un acte défectueux qui, en ce qu'il a
d'être, vient de Dieu ; son défaut vient de l'homme qui s'écarte de la loi
divine. La claudication, par exemple, a sa cause dans la jambe courbe du
boiteux, et non dans la force motrice qui donne le mouvement. C'est ainsi que
Dieu est la cause de l'acte, et non de la défectuosité de l'acte.
L'acte
du péché, comme acte, vient de Dieu ; comme défaut, il vient de l'homme
qui refuse l'obéissance. Dieu est l'auteur de l'acte, sans être l'auteur du
péché qui l'accompagne.
On n'en saurait douter quand on connaît ces paroles d'Isaïe :
« Aveuglez le cœur de ce peuple, appesantissez ses oreilles ; »
(vi, 10) ; et ces autres de saint Paul « Dieu a pitié de qui il veut,
et il endurcit qui il veut. (Rom. ix, 18.)
Il y a dans l'aveuglement et l'endurcissement de l'âme humaine
deux choses : d'abord, le mouvement même de l'âme s'attachant au péché et
se détournant de la lumière divine. Sous ce rapport, Dieu, qui n'est pas
la cause du péché, ne produit pas l'aveuglement
et l'endurcissement. Il y a ensuite la soustraction de la grâce qui n'éclaire
plus l'âme et ne la touche plus pour la conduire dans les sentiers du bien. En
ce dernier sens, Dieu est la cause de. l'aveuglement et de l'endurcissement du cœur.
— Il est, en effet, la cause universelle de l'illumination des âmes, comme le
soleil est la cause générale de l'illumination des corps ; avec cette
différence, toutefois, qu'il répand sa lumière, à sa volonté, selon l'ordre de
sa sagesse. Que le soleil ne soit pas la cause de l'obscurité qu'il laisse dans
l'appartement dont les fenêtres sont fermées, cela se conçoit : il envoie
ses rayons par la nécessité de sa nature, et, en ne dissipant pas cette
obscurité, il n'agit point à dessein. La vraie cause des ténèbres, c'est
l'homme qui a fermé les volets. Il n'en est pas ainsi de Dieu, lorsque, par son
propre jugement, il cesse d'éclairer les âmes qui lui résistent. Les
soustractions de sa grâce ont leur cause, non-seulement dans l'indignité des
hommes, mais encore en lui-même, qui cesse de l'accorder. Voilà comment Dieu
est la cause de l'aveuglement de l'esprit, de l'appesantissement des oreilles
et de l'endurcissement du cœur.
L'aveuglement
et l'endurcissement sont une punition que Dieu inflige, comme tous ses autres
châtiments, à ceux qui l'ont méritée par une méchanceté dont il n'a pas été
cause.
L'aveuglement est un acheminement au péché et à la damnation ;
c'est pour cela qu'on le dit un effet de la réprobation. Mais, Dieu permettant
parfois le péché, afin que l'homme, reconnaissant sa faute, s'humilie et se
convertisse, il y a tel aveuglement temporaire que la miséricorde divine
emploie comme un traitement médicinal pour procurer le salut d'un homme, de
sorte que l'aveuglement a lieu pour le salut des uns et pour la damnation des
autres.
De tous
les maux que Dieu fait ou laisse faire, il n'en est aucun qui ne se rapporte à
quelque bien. Ils ne sont pas tous à l'avantage de l'homme qui les subit, nous
devons en convenir ; mais alors ils ont pour fin le bien d'un autre ou le
bien général. La cruauté des tyrans a donné la palme aux martyrs ; les châtiments
des damnés manifestent la gloire de la justice divine. Dieu fait-il servir
l'aveuglement de l'esprit au salut des hommes ? c'est un acte de
miséricorde ; à leur damnation ? c'est un acte de justice.
L'acception des personnes n'a lieu ni dans l'un ni dans l'autre cas.
Tous nos péchés ont leur cause dans notre volonté même. Le
démon peut y contribuer indirectement, en persuadant notre esprit ou en nous
montrant des biens extérieurs capables de séduire nos sens ; mais il n'en
est ni la cause directe, ni la cause nécessitante.
Privé de toute action directe sur notre volonté et sur notre
raison, l'Esprit tentateur concentre ses forces sur notre appétit sensitif, afin
d'obtenir notre assentiment au péché ; de là de fausses lumières, des
formes représentatives, des images, et même des passions, qu'il met en jeu,
pendant notre état de veille aussi bien que pendant notre sommeil, pour frapper
notre imagination, afin d'arriver par cette voie jusqu'au jugement de notre
esprit : il peut de la sorte nous induire au péché par des tentations
intérieures.
Il est écrit : « Votre adversaire, le démon, tourne
sans cesse autour de vous comme un lion rugissant pour vous dévorer ; résistez-lui
par votre fermeté dans la foi. » (1 Pier. v, 8.) Et encore : « Soyez
soumis à Dieu ; résistez à Satan, et il s'enfuira de vous. » (Jac. iv,
7.) Quel serait le sens de ces paroles, si l'ange pervers nous livrait des
attaques irrésistibles ?
Le démon peut nécessiter à des actes qui sont des péchés dans
leur genre ; mais il ne nécessite jamais à pécher. Supposez-vous qu'il
enchaîne la raison en agissant sur l'imagination et sur l'appétit sensitif ?
Alors rien n'est imputable à l'homme. Supposez-vous que la raison, non
complètement enchaînée, conserve sa liberté sous quelque rapport ? Dans ce
cas, l'homme peut résister au péché dans la mesure de la liberté qui lui reste.
Donc le diable ne peut, d'aucune manière, nous imposer la nécessité de pécher.
Le démon, en provoquant la faute primitive, a été occasionnellement
et indirectement la cause de tous nos péchés, puisque le premier homme, en
viciant notre nature, a produit le penchant au mal ; mais il n'est pas
directement la cause de tous nos péchés dans ce sens qu'il les occasionne tous
par ses suggestions. « Quand il n'existerait pas, dit Origène, l'homme
éprouverait les attraits de la bonne chère et des autres plaisirs sensuels. »
Or ces attraits pourraient être désordonnés au gré de notre libre arbitre.
« Le péché, nous dit l'Apôtre, est entré dans le monde
par un seul homme. » (Rom. v, 12) — La foi catholique oblige à croire que
le premier péché du premier homme passe originellement à ses descendants. C'est
pour cela que l'on baptise les enfants aussitôt après leur naissance. La
doctrine contraire est une hérésie pélagienne. Avec la nature de notre premier
père, qui nous est communiquée par la génération, la faute héréditaire dont
elle est entachée nous est transmise ; nous sommes des enfants qui partageons
l'ignominie imprimée à notre race par l'un de nos ancêtres.
Les
Théologiens ont expliqué diversement la transmission du péché originel. Les uns
ont dit que, l'âme se transmettant avec le principe vital, il se peut qu'une
âme souillée sorte d'une âme souillée. Les autres, rejetant cette doctrine
comme erronée, vu que l'âme ne se transmet pas par la génération, se sont
efforcés de montrer que la transmission du péché originel s'opère dans les âmes
par le moyen des corps, de même que les défauts corporels passent des parents
aux enfants, lorsqu'un lépreux engendre un lépreux et qu'un podagre engendre un
podagre. « Les défauts de l'âme, disent-ils, suivent la transmission du
sang, à cause des rapports de similitude et de convenance qui existent entre notre
âme et notre corps. » Mais quand nous admettrions que certains défauts du
corps se transmettent des parents aux enfants, quand nous supposerions même que
certains défauts de l'âme suivent les défauts du corps dans la génération,
comme lorsqu'un idiot engendre un idiot, toujours faudrait-il convenir que les
défauts de la naissance excluent l'idée d'une faute volontaire : on ne
blâme pas un aveugle-né, on le plaint. Ces explications étant insuffisantes,
nous devons en donner une autre. Tous les hommes qui naissent d'Adam peuvent être
considérés comme un seul homme, en tant qu'ils reçoivent de leur premier père
la même nature. Ne voyons-nous pas que, dans l'état social, tous les membres
d'une communauté sont réputés un seul corps et une seule personne ? Tous
les hommes sont dans Adam comme les membres d'un seul corps. Or l'acte d'un
membre ; par exemple, l'acte de la main, est volontaire de la volonté de
l'âme qui est son moteur, et non de la volonté de la main elle-même.
Semblablement, le désordre qui se trouve dans tel homme issu d'Adam est
volontaire, non de la volonté même de cet homme, mais de la volonté de ce
premier père qui meut, par voie de génération, tous ceux qui tirent de lui leur
origine, comme la volonté de notre âme meut tous nos membres vers l'action. De
là ces dénominations de péché originel, pour désigner le péché qui passe du
premier homme à ses descendants ; et de péché actuel, pour marquer le péché qui passe de la volonté de
l'âme aux membres du corps. De là encore ces autres expressions : péché de l'homme, le péché actuel
n'étant le péché d'un membre de notre corps qu'autant que ce membre fait partie
de l'homme ; et péché de nature,
le péché originel n'étant le péché d'une personne qu'autant qu'elle tire sa
nature de notre premier père, conformément à cette parole : « Nous
étions, par nature, enfants de colère. » (eph. ii, 3.)
Le désordre causé à notre nature par le chef de notre race se
propage à travers les siècles ; mais les autres péchés actuels, soit de
lui, soit de nos pères immédiats, qui tiennent seulement à la personne parce
qu'ils résultent d'actes personnels, ne corrompant point la nature humaine dans
ce qui est de la nature même, ne peuvent se transmettre par la génération. Les
enfants ne sont jamais punis d'une peine spirituelle pour les péchés d'autrui,
à moins qu'ils n'y aient participé, quoiqu'ils le soient quelquefois d'une
peine corporelle, par le jugement des hommes ou par celui de Dieu.
« La mort, dit saint Paul, a passé dans tous les hommes
par celui en qui tous ont péché. » (Rom. v, 12.)
Si tous les hommes issus d'Adam ne contractaient pas le péché
originel, tous n'auraient pas besoin de la rédemption opérée par le Fils de
Dieu, ce qui est une erreur[174].
Le péché originel n'atteint que ceux qui descendent d'Adam par
la génération ; cela se conclut aisément des principes précédents ;
l'homme formé miraculeusement ne le contracterait pas.
L'Apôtre dit : « Le péché est entré dans le monde
par un seul homme » (Rom. v, 12) : par un seul homme, et non par deux ;
par un seul homme, et non par une femme. Nous avons vu que le premier père
transmet le péché originel en imprimant le mouvement de la génération dans le
cours des siècles, et que ce n'est pas par la chair seule qu'il le communique. Les
philosophes confirment ce sentiment ; car, selon eux, le père fournit le
principe actif dans la génération de l'homme, et la mère le principe matériel
et passif. Conséquemment, c'est le père et non pas la mère qui transmet le
péché originel à l'enfant. Si donc, Ève péchant, Adam fût resté fidèle, leurs
enfants n'auraient pas contracté le péché originel, bien qu'ils l'eussent
contracté, si Adam seul eût péché.
Le péché
originel, dira quelqu'un, se transmet par la mère, puisque l'Esprit Saint
descendit d'avance dans la sainte Vierge, de laquelle Jésus-Christ devait
naître ; donc, par la seule prévarication d'Ève, les hommes auraient
contracté ce péché. Rigoureusement parlant, il n'était pas nécessaire que la sainte
Vierge fût préservée ni même purifiée du péché originel pour que le Verbe fait
chair ne contractât pas le péché originel ; mais la Mère de Dieu devait
briller de la plus grande pureté pour être un sanctuaire très-digne de la
divinité, comme le marque cette parole : « La sainteté, Seigneur,
convient à votre maison. » (Ps. xcii, 5.)
Le péché originel n'est pas une habitude comme la science et
la vertu ; mais il en est une à la manière des maladies corporelles qui,
en détruisant l'équilibre nécessaire à notre santé, produisent en nous une
disposition anormale. Il a troublé la belle harmonie dans laquelle consistait
la justice originelle, et, depuis ce moment, notre nature a été languissante :
aussi appelle-t-on ce péché une langueur de nature.
Il existe un texte où l'unité du péché originel est
parfaitement exprimée ; c'est celui-ci : « Voici l'Agneau de
Dieu ; voici celui qui efface le péché du monde. » (Jean, i, 29.) Le
péché, au singulier, marque évidemment que le péché du monde, le péché originel
est unique. N'avons-nous pas dit, en effet, que le premier péché du premier
homme est le seul qui ait passé à sa postérité ? Donc, bien que multiplié
numériquement, le péché originel est un dans son espèce ; il est la
privation de la justice primitive.
Le
Psalmiste gémissait d'avoir été conçu par sa mère dans les iniquités et les
péchés (Ps. L, 6) ; mais on sait que les saintes Écritures emploient
fréquemment le singulier pour le pluriel. D'ailleurs, le péché originel a
souillé plusieurs facultés de l'âme humaine, et il contient virtuellement
lui-même des péchés de plus d'une sorte : l'orgueil, la désobéissance, la
gourmandise et autres. Il n'y a qu'un seul péché originel dans le même homme,
comme il n'y a, dans le même malade, qu'une seule fièvre qui atteint toutes les
parties de son corps.
Saint Augustin disait : « La concupiscence est la punition
du péché originel. »
Par la justice primitive, la volonté humaine, qui doit porter
toutes les autres facultés vers leur fin, était soumise à Dieu. Au moment où
elle s'en détourna, il se produisit un immense désordre dans toutes les
puissances de l'homme ; celles-ci se portèrent d'une manière déréglée vers
les biens changeants. C'est ce désordre qui prend le nom de concupiscence ; il est comme la
partie matérielle du péché originel, tandis que la privation même de la justice
primordiale qui soumettait la volonté de l'homme à celle de Dieu en est la
partie formelle. Le péché originel, en conséquence, consiste matériellement
dans la concupiscence, et formellement dans la perte de la justice primitive.
Il existe également dans tous, comme la nature humaine
elle-même. Il n'est pas susceptible de plus et de moins, parce que, dans les
privations absolues et complètes, telles que la mort, le plus et le moins
n'existent pas. Celle de la justice originelle a été une privation de ce genre.
Lorsque
le péché eut rompu le lien qui maintenait dans l'ordre les diverses parties de
l'âme humaine, nos facultés se portèrent avec d'autant plus de violence à leur
objet propre qu'elles avaient plus d'énergie. Qu'un homme soit maintenant plus
enclin qu'un autre à la concupiscence, cela provient des parties inférieures de
l'âme qui ont été livrées à elles-mêmes dans tous les individus, et non du
péché originel. Le lien de la justice primitive a été également brisé pour
tous.
Le péché originel, emportant l'idée de faute, ne peut avoir
pour sujet que l'âme, qui seule est le sujet de la vertu et du vice ; la
chair n'a pas d'elle-même ce qu'il faut pour remplir cette fonction. Il a
préexisté dans Adam, comme dans sa cause première, conformément à cette parole :
« En qui tous ont péché. » (Rom. v, 12) ; — il est dans le sang,
comme dans sa cause instrumentale ; — dans notre âme, comme dans son
sujet. Ce qui revient à la chair implique la notion de peine, et non celle de
faute ; c'est pourquoi le péché originel est dans l'âme, plus que dans la
chair, qui est seulement le sujet de la peine.
L'âme
tire néanmoins sa souillure de son alliance avec le corps, et non de sa propre
création. On a dit : L'homme sage met-il une liqueur précieuse dans un
vase souillé où il sait qu'elle doit se corrompre ? Le bien général
l'emportant sur le bien particulier, Dieu n'est pas tenu de suspendre les lois
de l'ordre universel, qui demandent l'union de l'esprit avec la matière, pour
éviter la souillure particulière d'une âme, surtout quand cette âme ne peut
avoir d'existence que dans un corps, qu'il est meilleur pour elle d'y être
unie, à cause de sa nature, que de ne pas exister, et que par la grâce, notons
ceci, elle peut éviter la damnation.
L'origine atteint d'abord, comme terme de la génération, l'âme
elle-même, en tant que l'âme constitue la forme du corps ; et comme c'est
par son essence, ainsi qu'il a été dit ailleurs, que l'âme est la forme du
corps, elle est le premier sujet du péché originel par son essence même.
La
justice originelle appartenait aussi primordialement à l'essence de l'âme, car
elle était un don fait à la nature humaine.
De toutes les puissances de l'âme, la volonté est celle qui
subit les plus fortes atteintes du péché originel. La justice primitive se rapportait
si bien à elle que saint Anselme la définissait : « la rectitude de
la volonté. » Il n'est donc pas surprenant que le péché originel s'attaque
d'abord à cette faculté. Après tout, il y a deux choses à considérer dans ce
péché : son inhérence à son sujet, et, sous ce rapport, il s'attache avant
tout à l'essence de l'âme ; l'inclination qu'il donne pour le mal, et, à
ce point de vue, il souille les puissances de l'âme et affecte tout
particulièrement la volonté, qui, comme nous l'avons vu, est la faculté la plus
portée à pécher.
La corruption du péché originel se transmettant par l'acte de
la génération, les facultés qui concourent à cet acte sont indubitablement les
plus attaquées. Or l'acte de la génération s'accomplit par la faculté
génératrice : — il renferme la délectation du tact, et cette délectation
est le principal objet de l'appétit concupiscible. Donc ces trois puissances
sont plus infectées que toutes les autres par le péché originel.
Le péché
originel, considéré sous le rapport de l'inclination qu'il imprime vers les
péchés actuels, affecte principalement la volonté ; mais, envisagé comme
se transmettant de génération en génération, il appartient prochainement aux
trois puissances que nous venons de nommer, tandis qu'il n'atteint la volonté
que d'une manière moins immédiate.
« La racine de tous les maux, c'est la cupidité, »
dit saint Paul. (1 Tim. vi, 10.) L'Apôtre parle en cet endroit contre ceux qui,
voulant devenir riches, tombent dans les tentations et les pièges du démon. En
disant que la cupidité ou le désir des richesses est la racine des péchés, il
s'exprime par analogie à la racine qui nourrit l'arbre tout entier. Il est
manifeste que les richesses donnent aux hommes la faculté de commettre toute
espèce de péchés ou, du moins, d'en concevoir le désir, en leur procurant les
biens temporels, comme le marque cette parole de l'Esprit-Saint : « Tout
obéit à l'argent. » (Eccl. x, 19.) Ainsi la cupidité, considérée comme
amour des richesses, est la racine de tous les péchés.
En
morale, comme dans les choses de la nature, on recherche ce qui arrive
ordinairement et non ce qui arrive toujours, parce que la volonté n'agit pas
nécessairement. Quand on dit que l'avarice est la racine de tous les péchés, on
entend que tous les péchés en dérivent le plus souvent.
Le Sage dit : « L'orgueil est le commencement de
tout péché. » (Eccl. x, 15.) Il entend évidemment par l'orgueil le désir
déréglé de notre propre excellence ; on le voit par toute la suite du
chapitre, et spécialement par ces paroles : « Dieu a renversé les sièges
des chefs superbes. » Nous devons l'admettre ; l'orgueil, considéré
même comme un péché spécial, est le commencement de tout péché. Il faut
remarquer, en effet, que, dans les actes volontaires, tels que sont tous les
péchés, il y a deux sortes d'ordres : celui de l'intention et celui de
l'exécution. Dans l'ordre de l'intention, la fin tient lieu de principe ; nous
l'avons dit ailleurs. Or, quelle est la fin que se propose l'homme dans
l'acquisition des biens temporels, sinon d'obtenir une perfection et une
supériorité particulières ? Sous ce rapport, l'orgueil, ou le désir de
notre prééminence, est très-bien marqué comme le commencement de tout péché.
Quant à l'ordre d'exécution, ce qu'il y a de premier, ce sont les richesses,
qui donnent, à la manière d'une racine, le moyen d'exécuter les mauvais désirs
que l'on conçoit. De là vient que, si la cupidité est la racine de tous les
maux, l'orgueil est le commencement de tout péché.
Saint Grégoire énumère, outre l'orgueil et l'avarice, certains
péchés qu'il appelle aussi péchés capitaux.
Le mot capital vient de caput
(tête). Cette simple étymologie doit nous faire comprendre que les vices ou
péchés capitaux sont ceux qui servent de chefs et, pour ainsi parler, de
directeurs à d'autres. Nous savons bien qu'en prenant le mot caput (tête) dans son sens propre, on
appellerait péché capital celui qui emporte la peine de mort[175] ; mais tel n'est pas le sens que nous devons attacher aux
péchés capitaux. Ce sont des vices qui en font naître et qui en dirigent en
quelque sorte plusieurs autres, auxquels ils donnent l'origine formelle comme
cause finale. Ainsi un vice ou péché capital est tout à la fois le principe
d'autres vices, leur directeur et leur guide ; car l'habitude à laquelle
revient une fin est celle-là même qui régit et commande tous les moyens qui s'y
rapportent. C'était dans ces principes que saint Grégoire comparait les vices
capitaux aux chefs d'une armée.
Nous appelons vices ou péchés capitaux, non-seulement les
vices qui sont l'origine première de tous les maux, comme l'orgueil et
l'avarice ; mais encore ceux qui font naître prochainement plusieurs
autres péchés.
Si l'on observe les fins que les différents vices se
proposent, on voit qu'elles s'enchaînent si bien, que la plupart du temps un
péché sort d'un autre. Il y a donc possibilité de reconnaître les vices qui
meuvent l'appétit par des fins premières et principales.
Il y a pour l'homme trois sortes de biens. Premièrement, les
biens de l'âme qui, comme les louanges et les honneurs, n'excitent nos désirs
que par le jugement de notre esprit : ce sont ceux-là que l'orgueil convoite d'une manière
désordonnée. Secondement, les biens du corps, soit ceux qui se rapportent à la
conservation de l'individu, comme le boire et le manger : de là la gourmandise ; soit ceux qui
concourent à la conservation de l'espèce, comme les plaisirs charnels que
recherche la luxure. Troisièmement,
les biens extérieurs, les richesses ; et tel est l'objet de l'avarice. — Il y a, après cela, deux
autres biens que l'homme fuit à cause du mal qui les accompagne : en
premier lieu, il abandonne parfois son bien propre par paresse, en s'attristant du bien spirituel à cause d'une peine
corporelle ; ensuite, il peut repousser aussi le bien du prochain, tantôt
avec calme et froidement, par le péché de l'envie,
en s'attristant du bien d'autrui où il voit un obstacle à son excellence propre ;
tantôt par un violent effort qui tend à la vengeance, et alors c'est la colère. On distingue de la sorte sept
vices ou péchés capitaux : l'orgueil ou la vaine gloire, l'avarice, la
luxure, l'envie, la gourmandise, la colère et la paresse.
On peut
très-bien aussi, à l'égard des quatre premiers péchés capitaux, donner
l'explication suivante. Le bonheur que tous les hommes désirent par nature
comprend trois choses : la perfection, l'abondance et la délectation. La
perfection, l'orgueil la recherche dans l'élévation et les distinctions.
L'abondance, l'avarice la demande aux richesses. La délectation, la gourmandise
et la luxure la poursuivent dans les plaisirs des sens. — Quant à l'orgueil, il
a une sorte de primauté sur tous les autres vices capitaux ; il en est
comme le souverain.
Bien que nos péchés dérivent le plus souvent des vices
capitaux, rien n'empêche qu'ils ne soient dus aussi à d'autres causes, par
exemple à l'ignorance. Mais, dans ce cas même, ils reviennent à la paresse.
Quant aux péchés commis dans une bonne intention, il semble que l'on doit
encore les attribuer à l'ignorance, et conséquemment à la paresse, puisque leur
auteur ignore qu'il ne faut pas faire le mal pour produire le bien.
On entend par le bien de la nature humaine, premièrement, ses
principes constitutifs, comme ses facultés et ses autres propriétés
essentielles ; secondement, l'inclination naturelle à la vertu ; troisièmement,
le don de la justice primitive accordée à Adam.
Le premier de ces biens n'est ni détruit ni diminué par le
péché. Le troisième a été complètement anéanti par le péché originel. Le
second, qui est l'inclination naturelle à la vertu, est diminué par le péché.
Les actes humains, en effet, produisent l'inclination à reproduire les mêmes
actes, et diminuent l'inclination aux actes contraires. Le péché étant opposé à
la vertu, l'homme, en le commettant, diminue son inclination à la vertu
elle-même.
L'homme possède l'inclination à la vertu par le fait seul qu'il
est raisonnable ; car suivre la raison, c'est agir selon la vertu. Le
péché ne fait pas que l'homme ne soit plus un être raisonnable, parce qu'alors
il lui ravirait la capacité même de pécher. Il ne détruit donc pas complètement
l'inclination à la vertu. Toutefois, cette inclination est intermédiaire entre
deux choses ; elle réside dans la nature raisonnable comme dans sa racine,
puis elle tend au bien moral comme vers son terme et sa fin. Cela étant, on
peut envisager sa diminution du côté de sa racine et du côté de son terme. Du
côté de sa racine, le péché, qui n'amoindrit pas la nature elle-même, ne la
diminue pas non plus ; car, s'il entamait une telle racine, la nature
raisonnable finirait par disparaître. Mais, du côté de son terme, il la diminue
en amassant les obstacles qui entravent sa tendance vers son but : sous ce
rapport, il peut même la diminuer indéfiniment ; car, l'homme, ayant le
pouvoir d'ajouter péchés sur péchés sans limites, les obstacles peuvent se multiplier à l'infini. Cette vérité devient sensible par
l'exemple d'un corps diaphane qui a toujours la propriété de recevoir la
lumière par là même qu'il est diaphane : vous affaiblissez indéfiniment
cette disposition en accumulant des nuages autour de lui, mais vous ne la
détruisez pas radicalement.
Par le péché originel toutes les puissances de l'âme ont été
privées de l'ordre qui les mettait naturellement en rapport avec la vertu. On a
nommé cette privation la blessure de la
nature. Or il y a dans l'âme quatre puissances qui peuvent servir de sujet
à la vertu : la raison, où se trouve la prudence ; la volonté, où est
le siège de la justice ; la faculté irascible, où est la force ; et
la faculté concupiscible, où réside la tempérance. Par le péché, la raison a
été frappée d'ignorance ; la
volonté a été en proie à la malice ;
l'irascible est devenu infirme ;
le concupiscible a été tyrannisé par la concupiscence.
De là quatre blessures faites à la nature humaine : l'infirmité,
l'ignorance, la malice et la concupiscence. Ces blessures sont maintenant
encore une suite de nos péchés actuels. Ceux-ci obscurcissent pareillement la
raison, endurcissent la volonté, rendent la vertu moins facile, et allument de
plus en plus la concupiscence.
On a vu, dans la première partie de cet ouvrage (Q. 5, 5), que
le mode, l'espèce et l'ordre sont l'attribut de tout bien créé et de tout être,
puisque tous les biens et tous les êtres ont une forme qui leur donne l'espèce,
une mesure qui constitue leur mode, un ordre qui les met en rapport avec
d'autres. Il est un certain bien qui appartient à la substance même des êtres,
et qui a son mode, son espèce et son ordre ; celui-là, le péché ne
l'atteint pas. Il est un bien résultant de l'inclination naturelle à la vertu,
qui a aussi son mode, son espèce et son ordre ; il est affaibli, mais non
totalement anéanti par le péché. Il est un bien formé par la vertu et par la
grâce, qui a pareillement son mode, son espèce et son ordre ; il est
complètement détruit par le péché mortel. Enfin, il est un bien consistant dans
la bonté de nos actes, qui ont aussi leur mode, leur espèce et leur ordre ;
son absence est ce qui constitue l'essence même du péché. On voit par ces
distinctions de quelle manière le péché détruit ou diminue le mode, l'espèce et
l'ordre.
L'Apôtre a dit : « Par un seul homme le péché est
entré dans le monde, et, par le péché, la mort. » (Rom. v, 12.)
Le péché est la cause indirecte de tous les maux, en ce qu'il
a enlevé la justice primordiale qui les empêchait de se produire. C'est ainsi
que celui qui ébranle une colonne fait accidentellement tomber les pierres
qu'elle soutient. La justice primitive maintenait les facultés inférieures sous
l'empire de la raison, et le corps sous celui de l'âme. Lorsque le péché l'a
détruite, la nature humaine a été blessée dans l'âme par le dérèglement de ses
puissances, et le corps est devenu corruptible. La soustraction de la justice
primordiale offre l'idée de peine, ainsi que la soustraction de la grâce ;
on peut en inférer que la mort et les infirmités corporelles sont des punitions
du péché originel. Adam ne voulait pas attirer ses maux sur le monde ;
mais Dieu, dans sa justice, les a ordonnés pour le punir.
Si les
infirmités du corps sont les suites du seul péché originel, demandera
quelqu'un, pourquoi, la cause étant égale, ces infirmités sont-elles inégales ?
— L'égalité dans la cause directe amène, il est vrai, l'égalité dans les
effets. Mais il n'en est pas ainsi de la cause indirecte qui écarte un obstacle :
renversez deux colonnes par un effort égal, les pierres qu'elles soutiennent ne
tombent pas toutes avec la même violence ; l'obstacle enlevé, la
gravitation naturelle suit ses lois propres. De même, depuis que la justice
primitive a été détruite, notre nature corporelle réclamant ses droits, et les constitutions
physiques variant avec les individus, les uns ont des corps plus forts, les
autres des corps plus faibles, quoique la faute héréditaire soit égale dans
tous.
Il est écrit : « Dieu n'a pas fait la mort. »
(Sag.1,13.) Donc la mort n'est pas naturelle à l'homme.
L'âme raisonnable est de soi incorruptible ; sous ce
rapport, l'homme possède plus naturellement l'incorruptibilité que les autres
êtres de la nature. La matière qui entre dans la composition du corps humain
est composée d'éléments contraires ; sous cet autre rapport, l'homme est
sujet à la corruption. L'âme, par son incorruptibilité, est proportionnée à sa
fin, qui est la béatitude éternelle ; mais le corps, qui existe pour l'âme
comme la matière pour la forme, lui est proportionné sous un rapport et non sous
un autre. Dans toute matière, il y a deux conditions à distinguer : l'une,
choisie par l'agent ; l'autre, conforme à la nature de la matière, mais
que l'agent ne choisit pas. Lorsqu'un ouvrier veut faire un objet de
coutellerie, il choisit l'acier, tout à la fois dur et malléable. Si l'acier
est susceptible de se casser et de se rouiller, c'est un accident qui résulte
de sa composition naturelle. L'ouvrier l'a si peu choisi pour cette propriété,
qu'il la lui enlèverait s'il le pouvait ; elle ne répond ni à son
intention, ni au but de son art. Semblablement, la nature a choisi le corps
humain pour l'âme comme une matière propre, par sa complexion tempérée, à être
l'organe du tact et des autres puissances sensitives ou motrices. Sa
corruptibilité est une propriété qui lui vient de ses conditions matérielles.
La nature ne l'a pas choisi à ce titre ; si elle le pouvait, elle
prendrait une matière incorruptible. — Dieu, qui est le maître de la nature
entière, suppléa, dans la création primitive, à l'impuissance de la nature ;
il donna au corps une certaine incorruptibilité par la justice primordiale, et
c'est pour cela qu'il est dit que Dieu « n'a pas fait la mort. » Elle
est la peine du péché.
L'Esprit-Saint, en s'adressant à Salomon, lui dit : « Vous
avez imprimé une tache à votre gloire. » (Eccl. xlvii, 22.) Saint Paul
écrivait, dans le même sens : « Afin que l'Église paraisse devant
Dieu pleine de gloire, sans tache ni ride. » (2 Eph. v, 27) Il s'agit,
dans ces deux passages, de la tache du péché. Donc le péché imprime une tache à
l'âme.
Dans l'ordre physique, on dit qu'un objet est taché quand un
autre corps mis en contact avec lui a terni son éclat : ainsi les habits,
l'or et l'argent se tachent. Dans l'ordre spirituel, on se sert de la même
expression par analogie. Lorsque notre âme, à laquelle il est donné de
resplendir tout à la fois de la lumière de la-raison naturelle qui dirige ses
actes et de la lumière divine par laquelle les œuvres humaines sont
perfectionnées, s'attache par le péché à certains objets contraires aux
lumières de la raison et de la loi divine, il se produit en elle un certain
obscurcissement, que l'on appelle figurément une tache.
Il n'en
est pas de la volonté comme de l'intelligence. Celle-ci reçoit les choses
intelligibles selon son mode d'être, c'est-à-dire intellectuellement ; la
connaissance qu'elle en prend l'infecte moins qu'elle ne la perfectionne. La
volonté, au contraire, se porte vers les choses elles-mêmes, en sorte que
l'objet aimé s'empare de l'âme par une adhésion si intime qu'elle en est comme
imprégnée. Si elle s'y attache volontairement et d'une manière déréglée, elle
en contracte une souillure que le Prophète a désignée dans cette parole : « Ils
sont devenus abominables comme les choses qu'ils ont aimées. » (Osée, ix,
10.) La tache n'est ni quelque chose de positif, ni une simple privation ;
c'est une sorte d'ombre qui provient du péché, à peu près comme l'ombre
naturelle résulte de l'interposition d'un corps. Les taches varient selon les
divers péchés, comme les ombres changent avec les corps interposés.
Nous lisons dans le livre de Josué : « N'est-ce pas
assez que vous ayez péché à Béelphégor, et que la tache de votre crime ne soit
point effacée en vous jusqu'à ce jour. » (Jos., xxii, 17.)
Si la tache est un certain défaut d'éclat résultant de ce que
l'homme s'est écarté de la raison et de la loi divine, on doit bien concevoir
que, prête à disparaître aussitôt qu'avec le secours de la grâce il revient à
la lumière de la raison et de la loi divine, elle subsiste en lui autant de
temps. qu'il est éloigné de la lumière divine. Or le pécheur n'est pas replacé
à son point de départ par cela seul qu'il cesse le péché qui l'avait éloigné de
la lumière naturelle ou surnaturelle ; il faut que sa volonté produise un
mouvement contraire au premier. Quand on s'est éloigné d'une personne, il ne
suffit pas de s'arrêter pour être auprès d'elle, il est nécessaire de revenir
sur ses pas.
Après
l'acte du péché, il reste dans l'âme, comme chose positive, une disposition ou
une habitude, et, comme chose privative, le défaut d'union avec la lumière
divine. La cessation du péché ne suffit pas pour lui rendre sa beauté première,
il lui faut revenir vers la lumière.
« L'affliction et le désespoir, nous dit l'Apôtre,
accableront l'âme de tout homme qui fait le mal. » (Rom. ii, 9.)
C'est une loi générale que tout être qui s'élève contre un
ordre soit réprimé par cet ordre même et par celui qui en est le chef : cette
répression est une peine. — La volonté humaine doit soumission à trois sortes
d'ordres : à la raison, à la société et à Dieu. Le péché pouvant blesser
chacun de ces trois ordres, puisqu'il va et contre la raison, et contre la loi
humaine, et contre la loi divine, il encourt ainsi trois sortes de peines qui
lui sont infligées : l'une, par le remords de la conscience ;
l'autre, par la société ; la troisième, par Dieu.
Le
remords est la punition de l'infraction de l'ordre rationnel ; le péché
mérite d'autres peines, par là même qu'il trouble l'ordre de la loi divine et
de la loi humaine.
Saint Grégoire a fait observer que le péché est la peine du
péché. Il n'a pas voulu dire qu'il en soit la peine directe ; car tout
péché procède de la volonté, à laquelle une peine est contraire par sa nature
même. Il a entendu qu'un péché peut être la peine d'un autre péché comme cause
indirecte, et cela est vrai. Premièrement, il prive du secours de la grâce
divine, qui réprime les mauvaises passions, les tentations et les choses
pareilles. La soustraction de la grâce étant une punition que Dieu inflige à
l'homme, les péchés qui la suivent reçoivent à juste titre le nom de peine.
C'est ainsi que l'Apôtre disait : « Dieu les a livrés aux désirs de
leurs cœurs » (Rom. i, 24), c'est-à-dire à leurs passions. Les hommes que
la grâce abandonne sont bientôt vaincus par leurs penchants mauvais. En second
lieu, le péché peut être la peine du péché par ses actes mêmes, en causant de
l'affliction, soit intérieurement, comme dans la colère et l'envie ; soit
extérieurement, comme chez ceux qui éprouvent des fatigues et des dommages pour
l'exécution de leurs desseins criminels ; ce que l'on voit par cette
parole : « Nous nous sommes lassés dans la voie de l'iniquité. »
(Sag. v, 7.) Enfin, le péché est la peine du péché par ses effets, quand il
produit des suites funestes. — Des deux dernières manières, le péché est
non-seulement la peine d'un péché antérieur, mais encore de lui-même.
L'Écriture est formelle à cet égard ; on y lit : « Ceux-ci
iront au supplice éternel. » (Matth. xxv, 46.)
Le péché, disions-nous, mérite une peine à raison de l'ordre
qu'il trouble. Un effet demeurant autant de temps que subsiste sa cause, le
pécheur reste nécessairement sujet à la peine, tant que dure la perturbation de
l'ordre. — On trouble un ordre, tantôt d'une manière réparable, tantôt d'une
manière irréparable : le mal, par exemple, qui détruit radicalement le
principe vital d'un être, est sans remède ; celui qui conserve ce
principe, est réparable par la vertu du principe lui-même. Je suppose qu'un
accident frappe mon œil ; personne, autre que Dieu, ne pourra me rendre la
vue, si le principe visuel est anéanti ; au lieu que, le principe restant,
les obstacles qui en empêchent l'exercice peuvent être surmontés par la nature
ou par l'art. Pareillement, lorsqu'un péché détruit le principe de l'ordre qui
soumet la volonté de l'homme à Dieu, il en résulte un désordre, que la
puissance divine peut réparer sans doute, mais qui, par lui-même, est
irréparable. Ce principe n'étant autre que la fin dernière, à laquelle l'homme
s'attache par la charité, il s'ensuit que tous les péchés qui nous séparent de
Dieu, en détruisant la charité, appellent, autant qu'il est en eux, une peine
éternelle.
Mais on
dira : la peine doit être égale à la faute ; or le péché est temporel :
donc il ne mérite pas une peine éternelle. Saint Augustin reprend : « Dans
quel tribunal, dans quel jugement mesure-t-on la durée de la peine sur celle de
la faute ? Un homicide et un adultère sont des crimes d'un instant ; prétendra-t-on
que ces crimes doivent être punis par une peine d'un moment ? La prison,
l'exil, la mort, sont-ce là des peines d'un instant ? La mort surtout, qui
retranche à jamais un coupable de la société, est-elle une peine d'un moment ?
» — Saint Grégoire ajoute : « Il est juste que celui qui a péché dans
son éternité contre Dieu soit puni dans l'éternité de Dieu. Celui dont la vie
entière s'est écoulée dans la même faute, qui a mis sa fin dernière dans le
péché, qui a eu le désir de vivre toujours pour pécher sans fin, n'a-t-il pas péché en quelque sorte
dans son éternité ? »
Il ne
faut pas oublier que les peines éternelles qui sont infligées aux pécheurs sont
salutaires à d'autres qu'elles détournent du mal par la crainte qu'elles
inspirent. On le voit par ces paroles de l'Esprit-Saint : « Le
châtiment de l'homme corrompu rend l'insensé plus sage. » (Prov. xix, 25.)
— « Seigneur, disait David, vous avez donné un signal à ceux qui vous
craignent, afin qu'ils fuient devant l'arc de votre colère, et que vos
bien-aimés soient sauvés. » (Ps. lix, 8.).
Le péché mortel mérite une peine infinie en durée, mais non
une peine infinie en grandeur ou en intensité. Si la peine de tous les péchés
mortels était infinie en intensité, il s'ensuivrait que tous les péchés mortels
encourraient des peines égales, ce qui est très-faux. Il y a, dans le péché
mortel, deux choses : l'une qui éloigne du bien infini, et, de ce côté, il
est infini ; l'autre qui porte vers les biens changeants, et, sous ce
rapport, il est fini comme les créatures elles-mêmes. Aussi la peine du dam, qui correspond à l'éloignement de
Dieu, est infinie; et la peine du sens,
qui correspond au mouvement vers les créatures, est limitée.
Rien
n'est plus conforme à ce que nous avons enseigné précédemment. Une faute
irréparable porte en elle-même un principe d'éternelle durée, mais comme cette
faute, quelle qu'elle soit, n'est pas infinie du côté de l'objet auquel se
porte l'âme, elle ne mérite pas une peine d'une intensité infinie.
Le péché qui trouble d'une manière irréparable l'ordre de la
justice divine, en détournant du principe de cet ordre qui est la fin dernière,
mérite une peine éternelle. Mais il est manifeste qu'il y a, dans certains
péchés, un dérèglement qui, sauvegardant l'ordre de la fin dernière, se
rapporte seulement à certains moyens que l'on emploie plus ou moins
convenablement pour y parvenir ; par exemple, lorsqu'un homme, un peu trop
attaché à une chose temporelle, ne veut pas néanmoins offenser Dieu pour elle
par la violation d'un précepte[176]. Ces péchés méritent seulement une peine temporelle.
L'Écriture rapporte que, quand David eut dit à Nathan :
« J'ai péché contre le Seigneur, » Nathan lui répondit : « Le
Seigneur a transféré votre péché ; vous ne mourrez point... Mais, pour avoir
été cause par votre péché que les ennemis du Seigneur ont blasphémé, le fils
qui vous est né va perdre la vie. » (2 Rois, xii, 13.) Il se peut, on le
voit, qu'un homme soit puni, même après que Dieu lui a pardonné son péché.
Dans le péché, il faut considérer l'acte et la tache. L'acte
consommé, il est clair qu'on mérite la peine que l'on a encourue par la
transgression des ordres de la justice divine, à l'égard de laquelle on ne
rétablit l'égalité que par une peine prise ou reçue : ainsi nous voyons, parmi
nous, celui qui en a offensé un autre lui offrir une compensation. N'est-il pas
juste que celui qui s'est insurgé contre la volonté divine en faisant sa propre
volonté, souffre volontairement ou malgré lui quelque peine, selon la justice
divine, en compensation de sa faute ? Le péché ayant cessé, il reste donc
la dette d'une peine.
En est-il de même quand on a effacé la tache ? Pas
entièrement. La tache du péché ne s'efface que par l'union de l'âme avec Dieu,
et l'homme s'unit à Dieu par sa volonté. Pour effacer la tache, il faut qu'il
s'impose volontairement une peine en compensation de sa faute, ou qu'il subisse
avec patience celle que Dieu lui envoie. Dans l'un et l'autre cas, la peine
revêt la nature de la satisfaction, qui, volontaire à certains égards, n'offre
pas pleinement l'idée de la peine. La peine proprement dite est, de sa nature,
contraire à la volonté. La tache effacée, l'homme ne reste donc pas soumis à la
peine pure et simple, bien qu'il puisse être sujet à une peine satisfactoire.
La justice
et le bon exemple font de la satisfaction une loi véritable. Quoique la tache
soit effacée et que la blessure de la volonté n'existe plus, les autres
puissances de l'âme, que le péché a déréglées, n'en doivent pas moins subir une
peine destinée à les guérir par les contraires. La vertu elle-même exige que le
pécheur satisfasse à Dieu et au prochain. L'exemple de David nous prouve, de son
côté, que ceux qui ont été scandalisés par la faute doivent être édifiés par la
peine.
Il y a des peines pures et des peines satisfactoires. La peine
satisfactoire étant volontaire sous un rapport, il peut arriver qu'un homme qui
n'a pas péché supporte, par amour, celle qu'un autre a méritée. Tous les jours
on voit des personnes charitables se charger des dettes de leur prochain. Le
Christ lui-même a souffert pour nos péchés une peine de ce genre. — La peine
proprement dite est toujours infligée pour un péché personnel. Elle a parfois
pour objet de punir nos péchés actuels ; mais parfois aussi elle est une
suite du péché originel, soit comme peine principale, soit comme suite de la
peine principale, c'est-à-dire de la privation de la justice originelle, d'où
sont résultés tous les maux de l'humanité.
Gardons-nous, toutefois, de prendre pour un châtiment ce qui,
absolument parlant, n'en est pas un. Les biens de l'homme sont de trois sortes :
ceux de l'âme, ceux du corps, et les biens extérieurs. Supporter une perte dans
un bien inférieur pour obtenir un avantage dans un bien plus élevé, perdre son
argent pour recouvrer la santé du corps, souffrir dans sa fortune ou dans son
corps pour le salut de son âme ou pour la gloire de Dieu, est-ce là un mal
absolu ? Non ; c'est un mal relatif qui, loin de constituer une peine
pure et simple, ressemble bien plutôt à une médecine. Les médecins, pour
rappeler un malade à la santé, ne lui prescrivent-ils pas des potions amères ?
De tels maux n'ont pour cause le péché qu'en ce sens que le péché originel les
a rendus nécessaires comme des peines médicinales ; l'homme innocent n'en
aurait pas eu besoin pour croître en vertu.
Les
défauts de naissance, aussi bien que les maladies, sont les effets et la peine
du péché originel. La divine Providence les fait servir au salut des hommes,
tantôt comme moyen de mériter, tantôt comme avertissement. Les infirmités
humaines sont destinées aussi à procurer la gloire de Dieu dans certaines
circonstances. Peut-être viendra-t-il à la pensée de quelqu'un que si toute
peine était un châtiment du péché, on ne verrait pas les justes dans
l'affliction, et les méchants comblés de jouissances, d'honneurs et de
richesses. — Il faut songer que, les biens temporels et corporels étant peu
importants en comparaison des biens éternels et spirituels, la justice suprême
doit donner ces derniers aux hommes vertueux, et leur distribuer ensuite,
autant qu'il est nécessaire pour la vertu même, les biens ou les maux temporels.
« Il ne lui appartient pas, disait excellemment saint Denis, d'amollir
l'âme des bons par les biens matériels. » Les biens de cette sorte,
qu'elle accorde aux méchants, tournent pour eux à la perte des biens
spirituels, comme le marque cette parole du Psalmiste : « L'orgueil
les enivre. » (Ps. LXXII, 6.)
On le dirait, en lisant ces paroles : « Je suis un
Dieu jaloux qui venge l'iniquité des pères sur leurs enfants, jusqu'à la
troisième et à la quatrième génération, dans ceux qui me haïssent. »
(Exod. xx, 5.) Mais le prophète Ezéchiel nous assure positivement que « le
fils ne portera pas l'iniquité du père. » (xviii, 20.)
S'agit-il de la peine satisfactoire que l'on assume
volontairement sur soi, on peut porter celle d'un autre. Parle-t-on de la peine
infligée à titre de châtiment, les hommes ne sont punis que pour leurs péchés
personnels. S'il est question, enfin, des peines médicinales, l'un peut être
puni pour les péchés d'un autre ; car si la perte des biens corporels, et
même de la vie, a pour but le salut de l'âme, Dieu ou les hommes peuvent
imposer ces peines à l'occasion des péchés d'autrui. Ainsi les enfants sont
punis pour leurs parents, les serviteurs pour leurs maîtres. S'ils ont
participé au péché des coupables, la peine frappe, à titre de châtiment, sur
les uns et sur les autres, sur le fils et sur le père, sur le serviteur et sur
le maître. Quand ils n'y ont pas participé, la peine est un châtiment pour les
véritables coupables, et, pour eux, c'est une peine uniquement médicinale qui,
s'ils veulent la supporter avec patience, leur est envoyée dans l'intérêt de
leur âme. Pour les peines spirituelles, elles ne sont jamais médicinales. Les
biens de l'âme ne sont pas subordonnés à des biens plus grands ; on ne les
perd que par une faute personnelle. Comme le remarque saint Augustin, le fils
n'est jamais puni d'une peine spirituelle pour le péché de son père, parce que
le fils n'est pas partie essentielle du père quant à l'âme. « Toutes les
âmes sont à moi, » dit le Seigneur, par la bouche de son prophète. (Ezéch.
xviii, 4.)
Dans le
passage de l'Exode cité plus haut, il faut entendre que les enfants ont imité
leurs ancêtres. La preuve de cela, c'est que Dieu ajoute : dans ceux qui me haïssent. S'il est fait
mention de la troisième et de la quatrième génération, c'est qu'à la
quatrième génération, les enfants peuvent encore être témoins des fautes de
leurs pères pour les imiter, et que les pères voient aussi les peines de leurs
enfants pour les déplorer.
Un péché est appelé mortel par analogie avec les maladies qui,
lorsqu'elles détruisent le principe nécessaire à la vie naturelle, produisent un
mal irréparable. Le principe de la vie spirituelle, dont la vertu est la règle,
consiste dans le rapport de l'homme avec sa fin dernière. Quand ce rapport est
détruit, il ne peut être rétabli par aucun principe intrinsèque à l'homme
lui-même. Il n'y a que la vertu divine qui soit capable de le reproduire. Si
les désordres relatifs aux moyens se rectifient par la fin, comme l'erreur sur
les conclusions se redresse par la vérité des principes, le défaut de rapport
avec la fin dernière ne saurait se réparer par quelque chose de plus élevé, non
plus que l'erreur qui porte sur les principes mêmes. On dit alors que le péché
est mortel, dans le sens qu'il est irréparable. Les péchés, au contraire, qui
sauvegardent la fin dernière, tout en impliquant un certain désordre dans ce
qui la concerne, sont appelés véniels, parée qu'ils sont réparables au moyen de
la fin elle-même. On conçoit, dès lors, que le péché mortel est opposé au péché
véniel, comme l'irréparable est opposé au réparable. Cela s'entend du principe interne,
car Dieu peut guérir toutes les maladies de l'âme, aussi bien que celles du
corps. Il convient, on le voit, de distinguer, par opposition, le péché mortel
du péché véniel.
La
division du péché en mortel et en véniel n'est pas une de ces divisions où les
espèces empruntent également la nature d'un genre ; elle indique seulement
des espèces analogues qui se disent d'un même genre, comme le parfait et
l'imparfait. Aussi la définition donnée par saint Augustin (Q. 71, a. 6)
convient-elle au péché mortel, qui réunit en soi la nature complète du péché.
Le péché véniel n'est appelé péché que dans un sens imparfait et relativement
au péché mortel, comme on appelle improprement êtres les accidents d'une
substance ; il n'est pas contre la loi. Celui qui pèche véniellement ne
fait pas ce que la loi défend, et n'omet pas non plus ce qu'elle rend
obligatoire par un précepte ; mais il agit en dehors de la loi, en ce
qu'il n'en observe pas raisonnablement le mode intentionnel[177].
Saint Augustin énumère différents genres de péchés véniels et
de péchés mortels. Tel péché, en effet, est véniel de son genre, et tel autre
mortel. La volonté veut-elle un objet contraire à la charité, par laquelle nous
sommes en rapport avec la fin dernière ? Le péché est mortel par son objet
même, et, partant, dans son genre : ainsi le blasphème, le parjure, péchés
contraires à l'amour de Dieu ; l'homicide, l'adultère, péchés contraires à
l'amour du prochain, sont mortels de leur genre. La volonté se porte-t-elle
vers un objet qui, non contraire à l'amour de Dieu ou du prochain, renferme
néanmoins un certain désordre, comme une parole oiseuse, un rire superflu ?
Le péché est véniel de son genre. Toutefois, comme nos actes tirent leur malice
et leur bonté, non-seulement de leur objet, mais encore de nos dispositions, un
péché véniel de son genre, à raison de son objet, devient parfois mortel pour
nous. C'est ce qui a lieu dans l'homme qui met en lui sa fin dernière, ou qui
le rapporte à une fin mortellement coupable. Réciproquement, le péché mortel de
son genre devient parfois véniel pour nous, à cause de l'imperfection d'un acte
qui n'a pas été suffisamment délibéré par la raison, principe propre des actes
mauvais.
Du
moment que quelqu'un choisit un objet contraire à la charité et le préfère à
Dieu, il l'aime plus que Dieu même : ainsi les péchés qui sont par
eux-mêmes opposés à la charité sont mortels dans leur genre[178].
Il est écrit : « Celui qui méprise les petites
choses tombera peu à peu. » (Eccl. xix, 4.)
Le péché véniel prépare au mortel en agissant sur les
dispositions de notre âme. En effet, l'habitude croissant par les actes des
fautes légères, un homme en arrive à mettre sa fin dernière dans le péché
véniel. Celui qui contracte une habitude veut la satisfaire, et, à force de
pécher véniellement, il se trouve disposé un jour ou l'autre à pécher
mortellement. En outre, en commettant un péché véniel, on néglige un ordre
quelconque : or s'habituer à ne pas se soumettre à l'ordre légitime dans
les petites choses, c'est préparer par là même sa volonté à ne pas se soumettre
à l'ordre de la fin dernière elle-même et à consentir aux actions qui sont des
péchés mortels dans leur genre.
Le péché véniel, restant numériquement un, ne devient pas un
péché mortel, de véniel qu'il était ; car, si la volonté, dans l'opération
de laquelle consiste principalement le péché, ne change pas, il ne se peut
point que de vénielle la faute devienne mortelle ; et, si la volonté
change, il y a deux actes moraux et non pas un seul. Ensuite, tous les péchés
véniels du monde ne constituent pas un péché mortel. Si nombreux qu'ils soient,
ils ne méritent jamais la peine d'un péché mortel, ni quant à la durée du supplice, ni par rapport à la
peine du dam, ni pour la peine du sens. Mais le péché véniel peut devenir
mortel, soit que le pécheur mette sa fin dans l'objet qui le constitue, soit
qu'il le rapporte à une fin mortelle, soit que la réitération des péchés
véniels dispose au mortel.
C'est en
ce dernier sens que saint Augustin disait : « Les fautes légères, que
l'on néglige, tuent l'âme. » Il entendait que les péchés véniels
conduisent au mortel d'une manière dispositive.
Les circonstances, considérées comme telles, sont des
accessoires de l'acte moral ; elles ne sauraient avoir plus de gravité que
l'acte n'en a dans son genre : la substance l'emporte toujours sur les
accidents. Lors donc que l'acte est un péché véniel de son genre, il ne peut
devenir mortel par les circonstances proprement dites. Mais, comme il y a des
cas où les circonstances produisent sur l'acte moral un changement d'espèce, ce
qui arrive lorsque, n'offrant plus l'idée de circonstances, elles y
introduisent une difformité d'un autre genre, le péché véniel peut ainsi être
changé en péché mortel.
La
durée, la fréquence, la répétition multipliée, ne changent pas par elles-mêmes
l'espèce des actes, quand il ne survient pas quelqu'autre chose à leur
occasion, comme la désobéissance, le mépris du législateur, le scandale, ou un
assentiment de la raison qui ramène à la nature de son genre une faute que
l'imperfection de l'acte rendait vénielle. L'ivresse, par exemple, est dans son
genre un péché mortel, qui devient véniel par ignorance ou par faiblesse,
lorsque, trompé par la force du vin ou par la disposition de son tempérament,
quelqu'un s'enivre ; mais, si ce désordre se reproduit fréquemment, on
montre que l'on aime mieux s'enivrer que de renoncer à l'excès du vin ; et,
dans ce cas, le péché retourne à sa nature.
Un péché mortel dans son genre peut n'être que véniel à cause
de l'imperfection de l'acte, ce qui a lieu lorsqu'une action, subite et
irréfléchie, ne réalise pas complètement la nature d'un acte humain. Il y a,
dans cette circonstance, une certaine soustraction qui change l'espèce de
l'œuvre ; car la délibération de la raison constitue nos actes moraux dans
leur espèce même.
Ce qui
est mauvais de soi ne devient jamais bon, quelle que soit la fin que l'on se
propose. Voulant prouver le contraire, on citera peut-être l'homicide, qui,
dira-t-on, devient un acte de justice dans le juge qui fait mettre le voleur à
mort. « L'homicide, répondait saint Augustin, consiste à tuer un innocent.
Le juge qui condamne le voleur à mort n'est pas un homicide[179].
Il y a deux sortes de beauté dans les corps : l'une émane
de la disposition des organes et de leur coloris ; l'autre provient, comme
par surcroît, d'une clarté extérieure. Il y a de même dans nos âmes une beauté
habituelle et pour ainsi dire intrinsèque, puis une clarté actuelle qui en est
comme l'éclat extérieur. Le péché véniel ternit la clarté actuelle ; mais
comme il ne détruit ni même ne diminue l'habitude de la charité et des autres
vertus, dont il entrave seulement les actes, ainsi qu'on le verra (2. 2, q. 24,
a. 10), il ne s'oppose pas à la beauté habituelle. Du moment que la tache
désigne une chose immanente dans le sujet qu'elle affecte, elle revient plutôt
à la perte de la beauté habituelle qu'à celle de la clarté extérieure. Que si
parfois on dit que le péché véniel en produit une, c'est uniquement dans le
sens qu'il ternit l'éclat que jettent sur l'âme les actes de vertus.
L'Apôtre, en disant : « Celui qui élève un édifice
de bois, de foin et de paille sera sauvé par le feu » (1 Cor. iii, 12), a
évidemment désigné par ces trois objets les péchés véniels : or cette
assimilation ne manque ni de convenance, ni de justesse. Le bois, le foin et la
paille s'entassent dans un appartement sans faire partie de sa substance ;
on peut les détruire, l'édifice demeurant sain et sauf ainsi les péchés véniels
se multiplient dans une âme sans ruiner l'édifice spirituel ; l'homme
souffre le feu pour eux, le feu des tribulations temporelles de ce monde ou
celui du purgatoire dans l'autre vie ; mais il obtient toutefois le salut
éternel.
Saint
Paul ne dit pas que tous ceux qui bâtissent avec le bois, le foin et la paille
seront sauvés par le feu ; il parle uniquement de ceux qui élèvent leur
édifice sur un fondement solide, sur la foi perfectionnée par la charité, comme
il le donne suffisamment à entendre par ces mots : « Enracinés et
fondés dans la charité. (Éph. iii, 17.) L'homme qui meurt avec un péché mortel
et des péchés véniels emporte bien avec lui du bois, du foin et de la paille ;
mais, comme il n'a pas construit son édifice sur le fondement spirituel, il ne
sera pas sauvé. — Ces trois objets, le bois, le foin et la paille, représentent
tous les degrés des péchés véniels. Le bois, en effet, dure longtemps dans le
feu ; la paille s'y consume rapidement ; le foin tient le milieu
entre le bois et la paille. Ces similitudes nous marquent que les péchés
véniels sont effacés plus ou moins facilement par le feu, suivant leur gravité
ou leur adhérence à l'âme.
On enseigne communément qu'il ne le pouvait pas. Premièrement,
tout péché mérite une peine, et, dans l'état d'innocence, il n'en existait
aucune. En second lieu, il paraît évident qu'Adam n'a pas pu commettre un péché
véniel de son genre, avant que, par le péché mortel, il n'eût perdu l'intégrité
de son état primitif. Nous péchons véniellement de deux manières : à cause
de l'imperfection de l'acte, quand il s'agit de péchés mortels dans leur genre ;
à cause du dérèglement qui porte sur les moyens, en sauvegardant l'ordre de la
fin dernière. Or ces deux sortes de fautes vénielles proviennent d'un défaut d'ordre
et de soumission, soit du corps, soit des sens, soit de la raison elle-même
trop prompte à juger. Dans l'état d'innocence, cette insubordination n'existait
pas. Tant que la raison fut soumise à Dieu, les puissances inférieures
l'étaient aux puissances supérieures, et les moyens étaient coordonnés à la fin
d'une manière infaillible. Aucun désordre n'était possible dans l'homme que par
la révolte de sa raison contre Dieu, ce qui se fit par le péché mortel. Jusqu'à
ce moment, l'homme, dans l'état d'innocence, ne pouvait pécher véniellement.
L'orgueil,
qui se glissa insensiblement dans le cœur d'Adam, fut son premier péché mortel.
Cette pensée d'orgueil précéda l'acte extérieur ; elle fut suivie du désir
d'éprouver la vérité des paroles du Seigneur.
Les bons anges, confirmés dans la grâce, ont une perfection de
beaucoup supérieure à celle du premier homme ; ils ne peuvent pécher
d'aucune manière. Leur entendement n'étant pas discursif, ils ne choisissent un
moyen qu'autant qu'il est contenu sous leur fin légitime, qui est Dieu. Tous
leurs actes sont des actes de charité.
Les mauvais anges, qui n'ont pas d'autre but que la satisfaction
de leur orgueil, pèchent mortellement dans tout ce qu'ils font, à raison de la
fin qu'ils se proposent. Il en est autrement quand ils suivent leur amour
naturel du bien : en cela ils ne pèchent pas.
Donc le péché véniel ne saurait exister ni dans les bons ni
dans les mauvais anges.
On ne conçoit pas que l'on ait pu soutenir que, dans les
infidèles, les premiers mouvements de la sensibilité soient des fautes
mortelles. Pourquoi Dieu leur imputerait-il ce qu'il n'impute pas même aux
chrétiens ? La sensibilité n'est pas par elle-même le sujet du péché
mortel ; et, d'ailleurs, les fautes des infidèles sont plus excusables que
les nôtres, à cause de leur ignorance. Saint Paul disait lui-même : « J'ai
obtenu miséricorde, parce que j'ai fait ces choses par ignorance, n'ayant pas
la foi. » (1 Tim. I, 13.) Il est certain que la grâce des sacrements rend
nos péchés plus graves que ceux des infidèles. « De quel supplice ne sera
pas jugé digne, s'écriait le grand Apôtre, le fidèle qui aura profané le sang
de l'alliance par lequel il avait été sanctifié ? » (Héb. ix, 29.)
Ainsi, les premiers mouvements de la chair ne sont pas des péchés mortels chez
les infidèles qui n'y consentent pas.
C'est à
tort que de ce passage du même Apôtre : « Pour ceux qui sont en
Jésus-Christ et qui ne marchent point selon la chair, il n'y a pas de damnation »
(Rom. xiii, 1), on a conclu que, pour les autres, il y a damnation sous tous
les rapports. Saint Paul a voulu simplement annoncer que la grâce du Christ a
détruit la condamnation qui provenait du péché originel, et que dès lors, chez les
chrétiens, la concupiscence n'est plus, comme dans les infidèles, le signe de
la damnation attachée au péché d'origine.
Il faut répondre qu'il est impossible que le péché véniel se
rencontre dans quelqu'un avec le péché originel sans un péché mortel. Les
hommes sont punis pour le péché originel dans les Limbes, où la peine du sens
n'existe point, comme on le verra plus tard. Ils sont précipités dans l'enfer
pour le péché mortel. Donc il n'existe pas de lieu où pût être puni l'homme qui
n'aurait que des péchés véniels avec le péché originel.
Jusqu'à ce que l'enfant ait atteint les années de discrétion,
le défaut d'âge, qui empêche l'usage de la raison, l'excuse du péché mortel,
et, à plus forte raison, du péché véniel, s'il fait une action qui en soit un
dans son genre. Commence-t-il à jouir de sa raison, il n'est plus entièrement
excusé du péché véniel ni du péché mortel ; mais alors la première chose à
laquelle il doit penser est de prendre une détermination à l'égard de lui-même[180]. Se tourne-t-il vers sa fin légitime, il obtient par la grâce
la rémission du péché originel ; ne s'y tourne-t-il pas, alors que l'âge
le rend capable de discernement, il pèche mortellement en ne faisant pas ce qui
est en son pouvoir. Voilà pourquoi le péché véniel n'est pas dans l'homme
seulement avec le péché originel, sans y être accompagné du péché mortel.
L'homme ne peut avoir sur la conscience le péché véniel sans le péché mortel
qu'après qu'il a obtenu par la grâce la rémission du péché originel et du péché
mortel.
On
objecte que le péché véniel est une disposition au mortel, et qu'ainsi il peut
le précéder dans l'infidèle qui n'a pas obtenu la rémission du péché originel.
— Le péché véniel, il est vrai, est une disposition accidentelle au mortel,
mais non pas une disposition nécessaire.
On
objecte encore que l'on peut déterminer le temps où l'enfant est capable du
péché actuel, et que, parvenu à cet âge, il peut, au moins pendant quelques
instants, s'abstenir du péché mortel, puisque les hommes les plus scélérats
s'en abstiennent souvent eux-mêmes. Or, pendant ce temps, si court qu'il soit,
a-t-on ajouté, l'enfant peut pécher véniellement. Donc le péché véniel peut
être dans l'homme avec le péché originel seulement, sans le péché mortel. — Que
l'enfant parvenu à l'usage de raison puisse s'abstenir pendant quelque temps
des autres péchés mortels, soit ; mais il est certain qu'il n'échappe au
péché d'omission dont nous avons parlé qu'en se tournant vers Dieu aussitôt
qu'il le peut. La première pensée que fait naître dans un homme le discernement
est relative à lui-même ; il s'agit alors de savoir à qui il doit tout
rapporter, puisque la fin est la première chose dans l'intention. Tel est le
moment où il est lié par ce précepte affirmatif du Seigneur : « Tournez-vous
vers moi, et je me tournerai vers vous. » (Zach. i, 3.) Nous maintenons
qu'il est impossible que le péché véniel se trouve dans l'homme seulement avec
le péché originel, sans être accompagné du péché mortel.
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EXPLICATION.
Les habitudes bonnes et mauvaises, les vertus et les vices,
nous ayant fait connaître les principes internes des actes humains, nous devons
traiter des principes externes de ces mêmes actes. Ce sont la loi, qui nous
dirige ; et la grâce, qui nous aide.
Ainsi qu'on le voit à la première inspection de ce tableau, nous
traiterons d'abord des lois en général, — de leur nature (90) — de leurs
différentes sortes (91), — de leurs effets (92).
Descendant ensuite dans l'examen des lois en particulier, nous
parlerons de la loi éternelle (93), — de la loi naturelle (94) — de la loi
humaine (95), (96), (97), — de la loi ancienne considérée dans sa nature (98),
— dans ses préceptes moraux, cérémoniels et judiciaires (99)…(105).
Enfin, nous dirons un mot de la nature de la loi nouvelle (106).
— Nous la comparerons avec la loi ancienne (107), — et nous en ferons connaître
la substance (108).
Posons comme une vérité incontestable que toute loi doit
émaner de la raison. Une loi, en effet, ordonne ou défend. Or nous avons vu que
le commandement appartient à la raison. Donc c'est à la raison de dicter des
lois. La loi, qu'est-ce autre chose qu'une règle et une mesure qui nous oblige
à faire une chose ou à nous en abstenir ? Son étymologie même (ligare, lier) ne nous en donne pas une
autre notion. Comme c'est la raison qui mesure, règle et met en rapport avec
une fin, il est de toute évidence que la loi est une œuvre qui lui revient de
droit.
La
raison pratique possède certaines propositions universelles qui, mises en
rapport avec les actions, sont des lois. — On a dit que la volonté, plutôt que
la raison, est le principe des lois. On s'est trompé. Pour que l'acte de la
volonté ait la nature d'une loi, il faut qu'il soit fondé sur la raison : autrement
il est une iniquité plutôt qu'une loi. Ce n'est pas dans un autre sens qu'il
faut entendre cet axiome du Droit : « La volonté du prince a force de
loi. »
« Une loi, dit saint Isidore, est faite pour le bien
public et non dans un intérêt privé. »
La loi, qui est une règle et une mesure, appartient,
avons-nous dit, au principe des actes moraux, c'est-à-dire à la raison. Si donc
la raison elle-même a un premier principe dans la direction de nos actes, la
loi doit l'admettre et s'y rapporter avant tout. Or ce principe existe ;
c'est la fin dernière, c'est-à-dire le bonheur, la béatitude, comme nous
l'avons vu en son lieu. En conséquence, la loi doit considérer principalement
la béatitude qui est un bien commun pour tous les hommes. Sous ce rapport, elle
a évidemment pour fin le bien commun. D'un autre côté, puisque la partie se
rapporte au tout, comme l'imparfait au parfait, et que les individus sont une
partie de la société entière, il est encore nécessaire, à ce nouveau point de vue, que la loi se propose
le bonheur commun. Tel est le propre de toute loi. Les préceptes particuliers
ne sont des lois qu'autant qu'ils se rapportent au bien général.
Il y a
dans les lois, direz-vous, des préceptes qui concernent certains biens
particuliers. Les lois n'ont donc pas toujours le bien général pour fin. — Il
est vrai que certains préceptes appliquent les lois à des cas particuliers ;
il s'ensuit uniquement que le bien général est applicable à des fins spéciales,
qui, à leur tour, contribuent à le produire.
Le droit canon porte : « La loi est une constitution
par laquelle le peuple, représenté par les anciens et par d'autres citoyens
pris dans son sein, a sanctionné quelque chose. » Chaque homme n'a donc
pas le droit de faire des lois.
Nous disions plus haut, en effet, que les lois se rapportent
primordialement et principalement au bien commun. A qui convient-il de régler
une chose pour le bien général, si ce n'est à la société ou à celui qui la
remplace ? Le peuple ou le chef qui représente le peuple ont donc seuls le
droit de dicter des lois.
Un
simple particulier peut donner des conseils aux autres ; mais, privé de la
force coactive qui porte efficacement au bien, il n'a pas le pouvoir de faire
des lois. A la société seule, ou à son représentant, appartient un tel droit.
Le chef qui gouverne une famille peut commander et établir des règlements ;
il ne fait pas de loi proprement dite.
On lit dans le droit canon : « Les lois sont
établies quand elles sont promulguées. »
Pour que les lois soient obligatoires, — caractère qui leur
est essentiel, — il est de nécessité qu'elles soient imposées aux hommes dont
elles doivent régler les actes. Or comment s'imposent une règle et une mesure,
si ce n'est par l'application qui en est faite à ce qui doit être réglé et
mesuré ? L'application d'une loi ne saurait évidemment se faire que par la
promulgation qui en donne connaissance. Sans promulgation, point de loi
obligatoire.
De ces quatre articles ressort cette définition : La loi
est une prescription raisonnable se rapportant au bien général, promulguée par
le chef d'un Etat.
Mais,
dira-t-on, la loi naturelle n'a pas eu de promulgation, et cependant elle est
une véritable loi. — La promulgation de la loi naturelle existe par cela même
que Dieu a placé cette loi dans le cœur des hommes, dont elle est naturellement
connue.
Les lois
obligent ceux qui n'ont pas assisté à leur promulgation, à proportion de la
connaissance qu'ils en ont ou peuvent en avoir par les autres. La promulgation
s'étend à l'avenir au moyen de l'Écriture[181].
Puisque le monde est sous la direction de la Providence
suprême, on doit appeler loi la raison du gouvernement divin des choses qui
réside en Dieu, chef et roi de l'univers. Cette loi prend le nom
de loi
éternelle, parce que la raison divine, dont les conceptions sont
éternelles, n'emprunte absolument rien du temps. Il y a, conséquemment, une loi
éternelle. Le concept de la loi divine dont Dieu, de toute éternité, a fait
l'application au gouvernement des êtres qu'il a connus et réglés à l'avance,
voilà la loi éternelle.
Cette
loi a eu, de toute éternité, sa promulgation par la parole dans le Verbe divin,
et par une sorte d'écriture dans le Livre de vie ; mais, relativement à la
créature qui écoute et qui lit, la promulgation éternelle a été impossible ;
elle n'a eu lieu que dans le temps. La loi éternelle n'est pas différente de
Dieu même.
S'il n'y avait point de loi naturelle, on ne s'expliquerait
pas ces paroles de l'Apôtre : « Les Gentils, qui n'ont pas la loi,
font naturellement ce que la loi commande. » (Rom. ii, 14.) — « S'ils
n'ont pas la loi écrite, dit la Glose, ils ont la loi naturelle qui fait
comprendre à chacun d'eux ce qui est bien et ce qui est mal. »
Tous les êtres participent d'une certaine manière à la loi
éternelle, en tant qu'ils en reçoivent une sorte d'impression qui les incline vers
leurs actes et vers leurs fins propres. La créature raisonnable est sous
l'empire de la divine Providence d'une façon plus parfaite que les autres.
Associée au gouvernement divin, elle est chargée, non-seulement de sa propre
conduite, mais encore de la direction de plusieurs autres êtres. À ce titre,
elle participe plus parfaitement que tout autre à la raison éternelle, qui la
porte aux actes et aux fins convenables à sa nature. Or cette participation à
la loi éternelle chez la créature raisonnable, c'est la loi naturelle ; car la lumière de notre raison par laquelle nous
discernons le bien et le mal, ce qui est le propre de la loi naturelle, n'est
que l'impression même de la lumière divine dans notre âme, comme le marquent
ces paroles du Psalmiste : « La lumière de votre visage, Seigneur, est
empreinte sur nous. » (Ps. iv, 7.) Il est évident par là qu'il y a une loi
naturelle, qui est, dans la créature raisonnable, une communication de la loi
éternelle.
Lorsque la raison, partant des préceptes de la loi naturelle
comme de principes universels et indémontrables, en tire des prescriptions
moins générales qu'elle applique à des actes particuliers, ces dispositions
spéciales reçoivent le nom de lois
humaines, quand elles réunissent toutes les conditions essentielles à une
loi. Cicéron a pu dire en ce sens que le commencement du droit vient de la
nature.
Notre
raison participe à la loi éternelle pour certains principes universels, mais
non pas pour toutes les conclusions particulières renfermées dans cette loi ;
de là la nécessité des lois humaines. — Quoique la raison ne soit pas par
elle-même la règle des choses, les principes généraux qu'elle tient de la
nature doivent néanmoins servir de règle aux actes humains.
La nécessité d'une loi positivement divine ou révélée se
démontre par les quatre raisons suivantes :
Les hommes sont appelés à la béatitude, qui surpasse les
forces de leurs facultés. Donc, outre la loi naturelle et les lois humaines, il
a fallu une autre loi qui les mît en rapport avec la béatitude surnaturelle.
Les hommes, dont les jugements sont pleins d'incertitude, ont
porté sur les actes humains des lois différentes et souvent contradictoires :
une loi, dont l'origine céleste garantit l'infaillibilité, devait nous montrer
le sentier de la vertu.
Les lois humaines ne sauraient porter que sur le dehors des
choses ; elles n'atteignent pas les mouvements intérieurs de l'âme. Une
loi divine a dû suppléer à leur insuffisance, pour comprimer et pour diriger
nos actes intérieurs.
La loi humaine ne pourrait ni empêcher, ni punir tout le mal
qui se fait, sans nuire au bien général. La loi divine a dû intervenir pour
empêcher, ou du moins pour défendre, toute espèce de fautes, afin que toutes
les mauvaises actions soient proscrites ou punies.
Ces quatre causes de la loi divine paraissent indiquées dans
ces paroles du Psalmiste : « La
loi du Seigneur est sans tache, » elle ne permet aucune faute ; « elle convertit les âmes, » elle
dirige les actes intérieurs ; « elle
est le témoignage fidèle du Seigneur, » elle est droite et vraie ;
« elle donne la sagesse aux enfants, »
en mettant l'homme en rapport avec la béatitude. (xviii, 8.)
Par la
loi naturelle, l'homme participe à la loi éternelle suivant les proportions de
la nature humaine ; mais, pour parvenir à sa fin surnaturelle, il lui faut
de plus grandes lumières, une direction plus élevée : voilà pourquoi Dieu
a promulgué sa loi sainte, qui nous donne une participation plus grande de la
loi éternelle.
« Le sacerdoce ayant été changé, nous dit saint Paul, « il
a fallu que la loi le fût aussi. » (Héb. vii, 12.) L'Apôtre parle du
sacerdoce de Lévi et du sacerdoce du Christ. S'il y a deux sacerdoces, il y a
nécessairement deux lois divines : la loi ancienne et la loi nouvelle.
Ces deux lois se distinguent entre elles comme l'imparfait et
le parfait, comme l'enfant et l'homme mûr. — La loi ancienne proposait surtout
le bien terrestre ; la loi nouvelle a pour objet principal le bien
céleste. — La première réglait surtout les actes extérieurs ; la seconde
s'occupe principalement des actes intérieurs. — La loi ancienne, pour porter à
la justice, recourait à la crainte des châtiments ; la loi nouvelle se
sert de l'amour, que la grâce répand dans les cœurs. — La loi ancienne était
une loi de crainte ; la loi nouvelle est une loi d'amour. Amour et crainte ;
voilà, selon saint Augustin, la différence entre l'Évangile et la loi.
Si un
père de famille doit donner à ses enfants en bas âge des ordres différents de
ceux qu'il donne aux adultes, Dieu, qui est le roi unique des hommes, a pu
prescrire une première loi à des gens imparfaits, et ensuite une loi plus
excellente à ceux que la première avait rendus plus capables de recevoir des
dons nouveaux. Mais, au fond, de même que l'enfant, parvenu à l'âge mûr, n'est
pas différent de lui-même, la loi ancienne et la loi nouvelle ne forment qu'une
seule et même loi divine, qui sont entre elles comme l'imparfait et le parfait.
Le salut des hommes ne pouvant s'accomplir que par le Christ, comme le marque
cette parole : « Aucun autre nom n'a été donné aux hommes par lequel
nous devions être sauvés, » la loi qui conduit parfaitement au salut ne
devait recevoir sa promulgation qu'après l'avènement de Jésus-Christ. Mais le
peuple dont le divin Sauveur devait naître, dut auparavant recevoir une loi
qui, pour lui préparer les voies, contenait une ébauche de la justice
salutaire.
Il le faut bien, car saint Paul disait : « Je vois
dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit. » (Rom.
vii, 23.)
Le législateur impose une loi à ses sujets de deux manières :
directement, lorsqu'il commande des actes divers, et c'est ainsi que les lois
militaires sont autres que les lois commerciales ; indirectement, lorsque,
privant un sujet de quelque dignité, il le fait passer dans un autre ordre et
sous une autre loi : tel on voit un militaire dégradé tomber sous les lois
rurales. Sous le souverain Législateur, les créatures diverses ont des lois
différentes, et la loi de l'une est quelquefois contraire à celle de l'autre ;
le chien, animal porté à la fureur, semble régi par une loi qui n'est pas celle
de l'agneau, remarquable par sa douceur naturelle. Pour nous, la véritable loi,
que nous avons reçue de Dieu et qui est très-conforme à notre nature, nous
prescrit d'agir selon la raison. Elle avait tant d'empire dans l'état
d'innocence, que l'homme ne faisait rien ni contre la raison, ni en dehors des préceptes
de la raison. L'homme s'éloigna de Dieu ; il se vit aussitôt livré aux
entrainements de la sensualité. Maintenant encore il est emporté par ce torrent
avec d'autant plus de force qu'il s'écarte davantage de la raison ; l'impétuosité
des passions charnelles le rend en quelque façon semblable aux animaux. C'est ce
qu'enseigne le Prophète-Roi dans cette parole : « L'homme, au milieu
de sa grandeur, n'a pas compris sa dignité ; il s'est fait semblable aux
bêtes dépourvues de raison. » (Ps. xlviii, 21.) Que, dans les animaux,
l'inclination sensuelle, nommée la concupiscence,
soit une loi, nous ne le nions pas ; elle dérive de la loi qui les régit.
Dans l'homme, elle est loin d'avoir une telle nature ; elle est, au
contraire, une déviation des lois de la raison. Mais, comme la justice divine a
dépouillé l'homme de la justice originelle et la raison humaine de sa vigueur
primitive, la concupiscence est une loi, quand on l'envisage comme une punition
que la loi divine a infligée à l'homme déchu de sa propre dignité.
« La volonté de tout législateur, disait Aristote, est de
rendre les hommes bons. »
Il appartient aux lois, en effet, de rendre les hommes
vertueux ; que sont-elles autre chose que des prescriptions de la raison
par lesquelles un chef gouverne des sujets ? De plus, la vertu propre de
tout sujet est de bien obéir à celui qui le gouverne ; est-il une loi qui
ne tende d'abord à entretenir cette obéissance ? Le propre des lois est
donc de donner aux sujets la vertu qui leur est particulière : à ce point
de vue, elles ont pour résultat assuré de rendre bons ceux auxquels elles
s'adressent. Elles les rendent bons sous tous les rapports, quand le
législateur se propose le vrai bien, c'est-à-dire le bien public réglé par la
justice divine. Dans le cas où le législateur recherche son avantage, ses
plaisirs, et non le bien général, la loi ne donne pas aux citoyens la bonté
absolue ; elle la confère encore moins, si, par elle, il contredit la loi
divine. Tout le bien que peut produire une telle loi se réduit à une certaine
bonté des sujets relativement à l'ordre établi ; bonté qui se rencontre
dans des individus mauvais par eux-mêmes : car on appelle un bon voleur l'homme qui emploie les
meilleurs moyens pour s'emparer du bien d'autrui.
Le jurisconsulte Papinien fait très-bien observer que
commander, défendre, permettre et punir sont les quatre fonctions de la loi.
Les actes humains, qui sont l'objet des lois, se divisent,
comme on sait, en trois classes. Il y en a de bons dans leur genre ; la
loi les commande. Il y en a de vicieux ; la loi les défend. Il y en a
d'indifférents, parmi lesquels on range tous ceux qui ont peu de bonté ou peu
de malice ; ici, la loi permet. Pour se faire obéir, la loi emploie la
crainte du châtiment ; on dit alors qu'elle punit.
Les
conseils ne sont pas propres à la loi : l'homme privé, qui n'a pas le
pouvoir de la faire, peut en donner. La récompense ne se range pas non plus
parmi les fonctions de la loi ; tout le monde peut récompenser[182] (1).
« La loi éternelle, pour parler avec saint Augustin, est
la souveraine raison de Dieu, à laquelle est due l'obéissance partout et
toujours. »
Dans l'esprit d'un ouvrier qui va confectionner un objet
d'art, préexiste une forme, un type de l'œuvre qu'il doit réaliser. Dans
l'esprit du prince qui gouverne, préexiste l'idée de ce qu'il doit prescrire à
ses sujets. De même, en Dieu, la sagesse divine, qui nous offre comme créatrice
la notion d'art, d'exemplaire ou d'idée, est une loi, en tant qu'elle conduit
les créatures à leur fin. De cette sorte, la loi éternelle est la souveraine
raison de Dieu ou la sagesse divine, qui dirige tous les actes et tous les
mouvements.
Saint Augustin a répondu : « La notion de cette loi
est imprimée en nous. »
Percevoir la loi éternelle en elle-même, c'est le partage de
Dieu et des bienheureux ; la connaître dans ses effets, comme on connaît
le soleil par son irradiation, quand on ne le voit pas lui-même, cela
appartient à toutes les créatures raisonnables qui participent à la connaissance
de la vérité. Il n'y a pas d'homme au monde qui n'ait quelque notion de la loi
éternelle par les principes généraux de la loi naturelle ; au-delà de ces
principes, chacun en a une connaissance plus ou moins étendue, suivant ses
lumières, par les perceptions mêmes de la vérité, qui en sont un certain
rayonnement.
« Ce
qu'il y a d'invisible en Dieu, nous le connaissons, dit saint Paul, au moyen
des choses qu'il a faites. » (Rom. 1, 20.)
« Par moi, dit l'Esprit-Saint, règnent les rois ;
par moi les législateurs ordonnent ce qui est juste. » (Prov. viii, 15.)
Toutes les lois véritables émanent donc de la divine sagesse.
De même que, dans une suite de moteurs bien ordonnés, la force
du second dérive du premier ; que, dans un État, la raison du gouvernement
descend du premier chef au second, pour parvenir ainsi du souverain aux
officiers subalternes ; que, dans les œuvres d'art, les plans arrivent de l’architecte
aux ouvriers qui exécutent les travaux manuels : de même aussi, de la loi
éternelle, qui est la raison du gouvernement dans le chef suprême, découlent
toutes les raisons de gouvernement dans les chefs subordonnés. Ces raisons, ce
sont les lois qui émanent de la loi éternelle, en tant qu'elles participent de
la droite raison. Aussi saint Augustin a dit : « Il n'y a rien de
juste et de légitime dans la loi temporelle qui n'ait été emprunté à la loi
éternelle. »
La loi
humaine est une loi, par sa conformité à la droite raison ; et, sous ce rapport,
elle dérive de la loi éternelle. Autant elle s'écarte de la droite raison,
autant elle est inique. Perdant, sous ce rapport, son caractère, elle est un
acte de violence plutôt qu'une loi. Néanmoins, une telle loi a encore quelque
relation avec la loi éternelle ; elle en est une image, à raison de
l'autorité dont est revêtu celui qui la dicte. « Toute puissance, selon
saint Paul, vient de Dieu. »
Quelqu'un
dira : La loi humaine permet beaucoup de choses que punit la loi divine ;
donc elle n'en dérive point. — La loi humaine permet ces choses, sans toutefois
les approuver, parce qu'elle ne saurait les diriger. Cela prouve qu'elle
n'égale pas la loi éternelle, mais non point qu'elle n'en dérive pas. La cause
supérieure, embrasse dans sa sphère plus d'objets que la cause inférieure.
La loi éternelle étant la raison même du gouvernement divin,
toutes les choses accidentelles ou nécessaires qui existent dans le sein de la création
et qui en font partie sont régies par elle. Celles qui tiennent à l'essence
divine lui échappent ; elles sont, dans la réalité, la loi éternelle
elle-même.
« J'existais, dit la Sagesse, quand Dieu renfermait la mer
dans ses limites, et qu'il imposait aux eaux des bornes infranchissables. »
(Prov. viii, 29.) — Quel autre que Dieu imprime aux êtres créés le principe de
leurs actes propres ? Quel autre commande à toute la nature ? « Il
a donné ses ordres, disait le Psalmiste, et ils s'accompliront. » (Ps. cxlviii,
15.) — Il faut conclure de là que les mouvements et les actes de la nature
entière sont sous l'empire de la loi éternelle. Elle soumet les créatures
irraisonnables à l'action de la providence, et dirige les êtres doués de raison
par l'intelligence des préceptes divins.
Si les
désordres qu'on signale dans le monde physique échappent à l'ordre des causes
particulières, ils ne sont pas pour cela en-dehors des causes universelles, et
surtout de la cause première, qui est Dieu.
« Rien, dit saint Augustin, ne se soustrait aux lois du
suprême Créateur et Ordonnateur, qui maintient, par son gouvernement,
l'harmonie et la paix de l'univers entier. »
Les créatures raisonnables sont sous la dépendance de la loi
éternelle d'une double manière : elles en ont la notion, et elles
inclinent naturellement, comme tous les autres êtres, vers ce qui est conforme
à cette loi, par cela seul qu'elles sont portées aux vertus, pour lesquelles
elles sont faites. — Cette double soumission est imparfaite chez les méchants,
dans lesquels l'inclination naturelle à la vertu est corrompue par l'habitude
du vice, et la connaissance du bien obscurcie par les passions et par le péché.
Dans les bons, au contraire, elle reçoit une nouvelle perfection ; ils
unissent les lumières de la foi et de la sagesse à la connaissance naturelle de
la vérité, et à l'inclination qui les porte naturellement au bien vient
s'adjoindre l'impulsion intérieure de la grâce et des vertus. Ainsi les justes
sont parfaitement soumis à la loi éternelle, dont ils suivent fidèlement les
préceptes. Les méchants n'y sont soumis qu'imparfaitement, tant pour la
connaissance que pour les actes. Mais le bien qui leur manque, ils le suppléent
par les châtiments qu'elle leur impose, en punition de leur désobéissance.
On
mérite le bonheur suprême ou les supplices éternels d'après la loi éternelle ;
c'est elle qui retient les damnés en enfer et conserve les justes dans le ciel.
Les bienheureux et les damnés sont également sous son empire.
Dans l'acception la plus rigoureuse du mot, la loi naturelle
n'est point une habitude. L'habitude est un principe dont on se sert pour agir ;
la loi de la nature n'est pas cela. Cependant, comme souvent on appelle
habitude ce que l'on possède habituellement, la loi naturelle, dont les
préceptes sont parfois considérés actuellement par notre raison et parfois
aussi ne sont en nous que d'une manière habituelle, est une habitude à la façon
des principes indémontrables des sciences que nous possédons habituellement,
mais que, soit par l'effet du sommeil, soit par le défaut de notre âge, soit
pour quelqu'autre motif, nous ne considérons pas toujours actuellement.
Les préceptes de la loi naturelle sont à la raison pratique, à
la conscience, ce que les axiomes sont à l'intelligence ; ils sont
évidents par eux-mêmes. Mais une proposition évidente en soi n'est pas
nécessairement évidente pour tous les esprits ; il en est qui ne sont
telles que pour les savants. De plus, dans les choses qui tombent sous notre
connaissance, il règne un certain ordre. Par exemple, ce que notre esprit
perçoit avant tout, c'est l'être dont l'idée se retrouve au fond de toutes nos
conceptions ; de là, pour l'intelligence humaine, ce premier principe
indémontrable : « Une même chose ne peut pas être et n'être pas en
même temps. » Pareillement, la première conception de la raison pratique
qui dirige les actes humains, c'est l'idée du bien ; car tout agent agit
pour une fin qui se présente comme un bien. Voici, en conséquence, le premier
précepte de la loi naturelle : « Il faut rechercher le bien et éviter
le mal. » Ce précepte a pour conséquence immédiate cet autre : « Ce
que la raison pratique perçoit comme un bien, on doit le rechercher. »
C'est pourquoi, notre raison percevant comme naturellement bonnes, et par suite
comme devant être faites, toutes les choses pour lesquelles nous avons une
inclination naturelle, au lieu qu'elle regarde les autres comme mauvaises, et
partant comme devant être évitées on peut poser en principe que, dans la loi
naturelle, l'ordre des préceptes est conforme à celui de nos inclinations
naturelles. — La première de ces inclinations nous est commune avec toutes les
créatures : c'est le désir de conserver notre être. La seconde comprend la
propagation de l'espèce, l'éducation des enfants, et généralement tout ce que
la nature enseigne aux êtres animés. La troisième nous porte au bien qui nous
est propre en tant que nous sommes des êtres raisonnables, à connaître Dieu et
à vivre en société ; dans cette sphère, la loi naturelle prescrit la
culture de l'esprit et défend les actes qui peuvent nuire aux hommes avec
lesquels on vit.
Ces divers préceptes ne forment qu'une seule loi, parce qu'ils
se rapportent tous à ce principe unique : « Faites le bien, évitez le
mal. » Quoique multiples en eux-mêmes, ils sortent tous d'une racine
commune.
Si on considère les actes des vertus dans ce qui les rend
vertueux, ils appartiennent tous à la loi naturelle ; la nature enseigne à
chacun qu'il faut être vertueux, c'est-à-dire prendre la raison pour guide.
Mais, si on vient à les regarder en eux-mêmes, dans leur propre espèce, on ne
voit pas que tous appartiennent à la loi naturelle ; il y a beaucoup
d'actions excellentes auxquelles la nature ne nous incline pas d'abord, mais
que les hommes, après de sérieuses réflexions, ont jugées utiles à la vie
morale.
À l'égard des principes généraux, la loi naturelle est une
pour tous les hommes. Mais elle n'est pas toujours la même, ni toujours
également connue dans les conclusions particulières que la raison pratique
déduit de ces principes. Une maxime vraie, pour la plupart des circonstances,
peut n'être pas applicable dans certains cas exceptionnels. Ainsi cette
proposition : « Il faut agir selon la raison, » est une maxime
universellement juste et vraie, qui n'a point d'exception ; au lieu que
cette autre : « Il faut rendre un dépôt, » n'est vraie que pour
la plupart des circonstances. Le cas peut échoir où elle serait nuisible et,
par conséquent, contraire à la raison ; ce qui arriverait, si on réclamait
ce dépôt pour attaquer la patrie. Les exceptions et les incertitudes se
multiplient d'autant plus qu'on descend davantage dans le particulier, comme
lorsqu'on stipule diverses conditions sur la reddition d'un dépôt. Ajoutons que
les passions et les coutumes vicieuses peuvent égarer et dépraver la raison
dans quelques hommes. Chez les Germains, au rapport de César, le vol,
expressément défendu par la loi naturelle, n'était pas regardé comme une
injustice. Pour conclusion, la loi naturelle est la même chez tous les hommes
pour les principes généraux, que l'on appelle les notions communes ; il
n'en est pas toujours de même dans les applications particulières de ces
principes, faute de connaissances, ou de droiture.
Les
dispositions contenues dans la loi mosaïque et dans l'Évangile n'appartiennent
pas toutes à la loi de nature ; plusieurs vont au-delà. Mais tout ce que
la loi naturelle embrasse y est renfermé. Aussi Gratien, après avoir dit que le
droit naturel est ce qui est renfermé dans la loi et dans l'Évangile, ajoute :
« Car on y lit : Faites aux autres ce que vous voulez qu'ils vous
fassent, et ne leur faites point ce que vous ne voulez pas qu'ils vous fassent. »
Le mot changer signifie-t-il qu'on ajoute quelque chose
à la loi naturelle ? Sous ce rapport, cette loi peut changer ; la loi
divine et même les lois humaines y ajoutent beaucoup de choses utiles à la vie.
— Signifie-t-il qu'on en peut retrancher quelque chose, de sorte que ce qui en
faisait partie cesse de lui appartenir ? La loi naturelle est absolument
immuable quant aux premiers principes. Les préceptes secondaires, qui sont
comme les conséquences propres et prochaines des premiers principes, sont
pareillement invariables dans la plupart des cas, bien qu'ils puissent subir
des modifications à raison de certaines circonstances spéciales qui n'en
permettent pas l'observation.
On dira :
si la loi naturelle ne change pas, pourquoi donc la loi écrite a-t-elle été
donnée dans le but de la réformer ? — La loi écrite a été donnée comme un
supplément à la loi naturelle et comme un remède à la dépravation, mais non
pour réformer la loi de la nature. Elle a suppléé seulement à ce qui lui
manquait, et elle a écarté les fausses interprétations qui la défiguraient.
On dira peut-être
encore que Dieu changea la loi naturelle quand il commanda à Abraham d'immoler
son fils unique, et aux Hébreux d'emporter les vases des Égyptiens. — Dieu
commanda, il est vrai, à Abraham d'immoler Isaac ; mais Abraham comprit
très-bien que Celui qui lui donnait cet ordre, maître de la vie et de la mort,
peut faire mourir les innocents comme les coupables. Les Israélites, en prenant
les vases des Égyptiens, savaient aussi que le Seigneur, qui les y avait
autorisés, est le maître de tous les biens.
Quant à
la liberté naturelle et à la possession commune des biens, choses qui semblent
de droit naturel, parce que la nature n'a établi ni servitude, ni distinction
de propriétés, on doit dire que la raison, venant au secours de la nature pour
l'utilité du genre humain, n'a pas changé la loi naturelle, mais y a seulement
ajouté quelque chose par addition ; c'est ainsi que la nature ne nous
ayant pas donné de vêtements, l'art nous en a fourni.
Saint Augustin dit dans ses Confessions : « Il
est une loi si bien gravée dans le cœur des hommes, qu'aucune iniquité ne
saurait l'effacer. »
La loi naturelle, en effet, ne peut être entièrement effacée
du cœur humain pour les principes primordiaux, connus de tous ; bien
qu'elle puisse être méconnue dans certains cas particuliers où la concupiscence
et les autres passions empêchent d'appliquer ces principes aux actions. — Les
préceptes secondaires peuvent être effacés des cœurs par une fausse éducation,
par des coutumes vicieuses, par des habitudes dépravées ; saint Paul nous
apprend qu'il y a eu des hommes qui ne condamnaient ni le vol, ni les vices
contre nature.
Il s'est
rencontré des législateurs qui ont violé les principes secondaires de la loi
naturelle par des décrets injustes.
« Les lois, répond saint Isidore, ont été faites pour
comprimer l'audace des hommes, pour protéger l'innocence contre l'injustice, et
pour arrêter par la crainte du supplice les desseins criminels des méchants. »
Nous convenons volontiers que la nature donne à l'homme
l'aptitude pour la vertu ; mais il est notoire que la vertu n'arrive à sa
perfection que par des règles particulières ; c'est ainsi que la raison et
les mains nous ont été données par la nature, mais que, cependant, nous avons
besoin d'une certaine industrie pour nous procurer les choses nécessaires à la
vie. Or l'homme ne se suffit pas pour se tracer à lui-même les règles de sa
conduite. La vertu consistant principalement dans la fuite de certains plaisirs
illicites auxquels sont enclins tous les hommes, et surtout les jeunes gens, il
est nécessaire que nous soyons dirigés dans la voie du bien par d'autres que
par nous-mêmes. Admettons que, pour ceux qu'une heureuse nature ou encore mieux
les dons de la grâce portent à la vertu, il suffise de la direction qui
s'exerce par les avertissements ; il faut convenir, du moins, que les
caractères pervers, enclins à toutes sortes de vices, insensibles aux conseils,
doivent être réprimés par la force ou par la crainte, afin que, s'abstenant du
mal, ils ne troublent pas la tranquillité des autres, et. que, prenant
l'habitude de faire volontairement ce qu'ils font d'abord par crainte, ils
deviennent, ensuite vertueux eux-mêmes. Pour faire régner la paix et la vertu
parmi les hommes, les lois étaient donc nécessaires ; d'autant plus que, selon
la remarque du Philosophe : « Si l'homme perfectionné par la vertu
est le meilleur des animaux, séparé de la loi et de la justice, il devient le
pire de tous, » il a effectivement ce que n'ont pas les animaux, les armes
de l'intelligence pour satisfaire leurs désirs et leur cruauté.
Ne dites
pas qu'il fallait laisser à la conscience des juges l'application de la justice
plutôt que de la formuler dans les lois. Il est plus facile de trouver un petit
nombre de sages qui fassent de bonnes lois qu'un grand nombre d'hommes capables
de juger sainement toutes les affaires. Le juge qui prononce sur des intérêts
présents n'est pas exempt des influences de l'amour, de la haine ou de la
cupidité, autant que le législateur qui statue avec réflexion sur des matières
générales et futures. Bien plus, il est bon de n'abandonner que fort peu de
choses au libre arbitre des juges ; ils ne personnifient pas toujours la
justice vivante.
Autant un précepte renferme de justice, autant il a force de
loi. Or les choses sont justes par leur conformité avec la raison, dont la
première règle est de suivre la loi naturelle. Une loi n'est loi qu'autant
qu'elle dérive du droit naturel ; celle qui s'en écarte est une corruption
de la loi. Mais une chose peut dériver de la loi naturelle d'une double manière :
comme conclusion de ses principes et comme détermination d'une idée générale. « Tu
ne tueras point » découle, par voie de conséquence, de ce principe : « Ne
fais de mal à personne. » — « Le coupable subira telle ou telle peine ; »
voilà une détermination spéciale de cette maxime : « Le coupable doit
être puni. » Ces deux modes se trouvent dans la loi humaine. Les
prescriptions qui émanent du procédé de déduction y sont non-seulement comme
établies par elle, mais comme tenant de la loi naturelle une partie de leur
force ; les autres, qui procèdent par voie de détermination, tirent leur vigueur
uniquement de la loi humaine.
La
diversité des lois positives, chez les peuples, provient de ce que, à cause de
la variété des choses humaines, les principes généraux de la loi naturelle ne
sauraient être appliqués partout et toujours de la même manière.
Saint Isidore établit convenablement les qualités des lois
humaines, quand il dit : « La loi doit être honnête, juste, possible
à la nature, conforme aux coutumes du pays, appropriée au temps et au lieu,
nécessaire, utile, claire, faite pour l'utilité commune. » — L'autorité de
ce saint Docteur est un sûr garant de l'exactitude de ses paroles. Il a réduit
lui-même toutes ces conditions ou qualités aux trois suivantes : « La loi, a-t-il dit, doit être conforme à la religion, » par son harmonie avec la
loi divine ; « propre à
discipliner les hommes, » par sa conformité avec la loi naturelle ;
« favorable au salut, » par
ses rapports avec l'utilité commune. « Conforme à la religion, »
comprend le mot honnête. « Propre
à discipliner les hommes, » résume les mots juste, possible à la nature,
conforme aux coutumes du pays, appropriée au temps et au lieu. « Favorable
au salut, » renferme les autres qualités : nécessaire, utile, claire, faite pour l'utilité commune.
On va en juger par l'exposition de la division qu'il a proposée.
— La première idée contenue dans la loi humaine, c'est sa dérivation de la loi
naturelle. En conséquence, il divise le droit positif en droit des gens et en droit
civil, selon les deux modes dont les lois humaines dérivent de la loi
naturelle. Le droit des gens embrasse
ce qui sort de cette loi comme les conséquences d'un principe ; telles
sont les règles des achats, des ventes et des transactions pareilles. Le droit civil en découle par manière de
détermination spéciale, chaque État appropriant le droit à ses besoins. — La
seconde idée qu'implique la loi humaine, c'est le bien général. À ce point de
vue, la loi humaine peut se diviser d'après les diverses classes qui, dans la
société, se consacrent spécialement au bien public, comme les prêtres, les
magistrats, les soldats. Des lois particulières doivent régler les droits et
les devoirs de ces différentes corporations, et leur emprunter leur
dénomination particulière. — La troisième idée présentée par la loi, c'est
qu'elle est faite par le chef de l'État. Ici, les lois se distinguent d'après
les différentes espèces de gouvernement. Sous la monarchie, elles s'appellent constitutions des princes ; sous
l'aristocratie, sénatus-consultes ;
sous l'oligarchie, droit prétorien ;
sous la démocratie, plébiscites. Le
gouvernement tyrannique, gouvernement injuste, corrompu, est impuissant à faire
des lois. Dans le gouvernement mixte, composé de tous les autres et le
meilleur, la loi est faite par les Anciens, avec les délégués du peuple. — Enfin,
la quatrième idée que nous offre la loi humaine, c'est qu'elle est la règle des
actes humains. À cet égard, les lois prennent quelquefois le nom de leur
auteur, et se distinguent d'après les objets dont elles s'occupent. Ainsi on
dira : la loi Julienne sur les
adultères ; la loi Cornélie sur
les sicaires ; et de même de beaucoup d'autres, où la distinction se tire
de la matière et non du législateur.
« On doit porter des lois sur ce qui arrive souvent,
disent les jurisconsultes, et non sur ce qui ne se présente que rarement et
comme par hasard. »
Si les lois doivent être en rapport avec le bien général
qu'elles ont mission de produire, il est nécessaire qu'elles contiennent des
prescriptions générales relativement aux personnes, aux affaires et aux temps.
Un État se compose d'un grand nombre d'individus, des actions desquels résulte
son bien ; et, d'ailleurs, il est établi pour se perpétuer par la
succession des générations, et non pour durer quelques années seulement. De
plus, les lois, comme règles directrices, s'appliquent nécessairement à
plusieurs objets. Si les règles et les mesures étaient aussi nombreuses que les
objets à régler ou à mesurer, elles perdraient leur utilité, qui consiste à
faire connaître plusieurs choses par une seule. Tout cela prouve que les lois
doivent se rapporter aux choses générales plutôt qu'aux choses particulières.
Le droit
légal ou droit positif contient d'abord des règlements généraux, qui sont les
lois communes. Il contient ensuite des règlements généraux sous un rapport, et
particuliers sous un autre ; ce sont les privilèges (privatæ leges). Enfin, il contient des décisions dites légales, qui appliquent les lois à
certains faits particuliers ; ce sont les arrêts de la .jurisprudence, que
l'on appelle quelquefois les sentences
judiciaires.
« Il me semble, disait saint Augustin, que la loi, faite
pour régir le peuple, permet avec raison des choses dont la divine Providence
tire vengeance. » Saint Isidore nous enseignait aussi tout à l'heure que
la loi doit être possible à la nature et conforme aux coutumes du pays. La même
chose n'étant pas également possible à l'homme qui n'a pas l'habitude de la
vertu et à celui qui est accoutumé à en suivre les règles, la loi humaine,
appelée à régir des hommes imparfaits, à la faiblesse desquels il est
nécessaire qu'elle se proportionne, doit, sans vouloir empêcher tous les vices
que les gens vertueux évitent, se borner à proscrire les plus graves péchés,
dans lesquels la majorité du peuple peut ne pas tomber, et spécialement les
crimes préjudiciables à la société : le vol, l'homicide et les autres
pareils.
Le Sage
a dit : « Celui qui mouche trop fort fait sortir le sang »
(Prov. xxx, 33) ; et Notre-Seigneur : « On ne met pas le vin
nouveau dans de vieilles outres, ou bien elles se brisent et le vin se répand. »
(Matth. ix, 17.) Cela signifie qu'il ne faut pas imposer les préceptes de la
vie parfaite aux hommes imparfaits, qui seraient exposés à les mépriser et à
passer du mépris à des maux plus graves. La loi humaine n'égale ni la loi
éternelle, ni la loi naturelle ; elle ne peut défendre ni empêcher tout ce
que défend la loi de la nature[183]
Comme il n'y a pas d'actes vertueux qui ne puissent se
rapporter médiatement ou immédiatement au bien général, il n'y a aucune vertu
dont les lois humaines ne puissent commander les actes pour la conservation de
l'État, et pour le bien public dont elles se préoccupent. Elles n'ont pas
cependant pour mission de prescrire les actes vertueux quels qu'ils soient ;
elles ne les commandent qu'en raison du bien commun. Elles ordonnent, par
exemple, le courage, la tempérance, la douceur, lorsque les actes de ces vertus
intéressent le bien de la société.
L'Apôtre écrivait aux Romains : « Soyez soumis, non
pas seulement par la crainte du châtiment, mais aussi par un principe de
conscience. » (xiii, 5.)
Les lois sont justes ou injustes. — Les lois justes tirent de
la loi éternelle, dont elles dérivent, la puissance d'obliger dans le for de la
conscience, d'après cette parole : « C'est par moi que les rois
règnent et que les législateurs portent de justes décrets. » (Prov. viii,
14.) On juge de la justice d'une loi par sa fin, par son auteur et par sa
substance : par sa fin, qui est le bien public ; par son auteur, qui
n'excède pas ses pouvoirs ; par sa substance, qui répartit, avec une
équitable proportion, les charges d'un État dans l'intérêt du bien public[184].
Les lois injustes sont de deux sortes : les unes sont
contraires au bien humain ; les autres, au bien divin. Les lois contraires
au bien humain sont mauvaises de trois manières : par leur fin, lorsque le
chef d'un État impose à ses sujets des lois onéreuses qui ont pour but sa
cupidité ou sa propre gloire, plutôt que le bien général ; par leur
auteur, dès qu'il outrepasse ses pouvoirs ; par leur substance, quand les
charges ne sont pas réparties avec équité. Ces lois ressemblent plus à des
actes de violence qu'à des lois. « Il n'y a pas de loi, dit saint Augustin,
où il n'y a pas de justice. » De telles lois n'obligent pas dans le for de
la conscience, si ce n'est peut-être pour éviter le scandale et le désordre,
circonstances dans lesquelles on doit céder son droit, suivant ces paroles de
l'Évangile : « Si quelqu'un veut vous contraindre de faire mille pas,
faites-en deux mille ; et s'il veut vous enlever votre tunique, donnez
encore votre manteau. » (Matth. v, 40.) — Les lois contraires au bien
divin contredisent la loi de Dieu, comme les décrets des tyrans qui prescrivent
l'idolâtrie ou toute autre transgression des préceptes divins. Il n'est jamais
permis de les observer. « Il vaut mieux, disaient les Apôtres, obéir à
Dieu qu'aux hommes. » (Act. iv, 19.)
Quand
saint Paul disait : « Tout pouvoir vient de Dieu, » d'où il
tirait cette conséquence : « Celui qui résiste au pouvoir résiste à
l'ordre de Dieu » (Rom. xiii, 2), il parlait du pouvoir exercé dans les
limites de sa juridiction : celui-là oblige la conscience. Mais il n’en
est plus ainsi lorsque le législateur contredit les commandements de Dieu ou
dépasse les bornes de sa puissance. On n'est pas tenu d'observer les lois
oppressives qui imposent des charges injustes aux sujets ; il est permis
de s'en affranchir, si on le peut sans produire le scandale ou des maux plus
grands.
Quelques-uns, par une fausse interprétation de ces paroles :
« La loi n'a pas été faite pour le juste » (1 Tim. i, 9), on dit que
les fidèles ne sont pas assujettis aux lois humaines. Leur sentiment est
formellement condamné par l'Apôtre lui-même, qui « recommande à tout le
monde la soumission aux puissances supérieures. » (Rom. xiii, 1.)
Il est évident que ceux qui sont les sujets d'un État doivent
obéir aux lois qu'il établit. Or il n'y a que les deux cas suivants où l'on
n'est pas soumis à une puissance : premièrement, lorsqu'on n'est pas sous
sa juridiction ; en second lieu, lorsqu'on est sous la dépendance d'une
puissance supérieure qui dispense de la soumission à une autorité inférieure.
Quiconque est sous un proconsul doit obéir aux ordres du proconsul ; mais,
si l'empereur l'en dispense, l'obligation d'obéir au proconsul n'existe plus.
C'est assez dire que celui qui est soumis à une loi reste libre dans les choses
où il se trouve sous la direction d'une loi supérieure. Il y a, après tout, deux
manières d'être soumis aux lois. Les méchants y sont assujettis comme à une force
qui les domine ; leur soumission est l'effet de la contrainte. Les bons
leur obéissent comme à une règle qui les dirige ; leur soumission provient
de leur volonté toujours conforme aux prescriptions de la loi. — Voilà ce qui a
fait dire à saint Paul que les justes ne sont pas sous la loi. Ils n'y sont pas
assujettis par la contrainte, comme les méchants.
Les lois
humaines n'ont pas de force coactive à déployer contre les bons, qui, portant
écrites dans leurs cœurs les œuvres mêmes de toute loi humaine, sont leur loi à
eux-mêmes. L'Apôtre a pu dire en ce sens que la loi n'a pas été faite pour eux.
Conduits par la loi de l'Esprit-Saint, ils n'obéissent pas à ce qui la
contredit ; mais cette divine loi leur enseigne elle-même l'obéissance aux
lois humaines, comme on le voit par ces paroles de saint Pierre : « Soyez
soumis à toutes sortes de personnes, à cause de Dieu. » (1 Pier. ii, 13.)
Le prince lui-même doit se soumettre par sa propre volonté aux décrets qu'il
impose. Les empereurs Théodose et Valentinien écrivaient au préfet Volusien :
« Une parole digne de la majesté de celui qui règne, c'est de déclarer
qu'il est soumis aux lois ; car toute notre autorité dépend de la force du
droit. »
« On doit, dit saint Hilaire, puiser l'intelligence des paroles
dans les causes qui les ont fait prononcer ; les mots dépendent des choses,
les choses ne dépendent pas des mots. » Cela étant, il convient de
considérer le motif qui a déterminé le législateur de préférence aux termes
mêmes de la loi.
Il est possible qu'une loi, utile au bien public la plupart du
temps, lui soit nuisible dans quelque conjoncture particulière. Le législateur
porte sa loi pour les circonstances ordinaires. Le concours des événements
amène-t-il une situation où la loi devient nuisible au public, on ne doit pas
l'observer. Il a été défendu par une loi, je suppose, d'ouvrir les portes de la
ville : cette mesure est utile au bien commun ; mais voilà que les
assiégeants poursuivent des citoyens qui sont le salut même de la cité :
on doit ouvrir les portes à ces derniers, malgré le texte de la loi, pour le
salut même de la ville que le législateur s'est proposé. Toutefois, comme il
n'appartient pas à chaque citoyen de déterminer ce qui est utile ou nuisible au
bien public, on doit, quand le péril n'est pas soudain, recourir aux chefs qui
ont le pouvoir de dispenser ; mais la nécessité apporte la dispense avec
elle.
Celui qui,
dans le cas de nécessité, agit contre les termes de la loi, ne juge pas la loi
elle-même ; il juge seulement que, dans le cas particulier où il se
trouve, elle ne doit pas être observée littéralement. Considérant l'intention
du législateur, il voit avec évidence que tel n'a pas été le but qu'il s'est
proposé. Nous disons avec évidence ; car, dans le doute, on doit agir
selon la lettre de la loi, ou consulter un supérieur. — Le législateur, si
grande que soit sa sagesse, ne saurait saisir toutes les conjonctures
particulières. Lui fût-il donné de les prévoir, il devrait encore, pour éviter
la confusion, les passer sous silence, et établir sa loi d'après ce qui arrive
ordinairement.
« La loi temporelle, si juste qu'elle soit, dit saint
Augustin, peut subir avec le temps de légitimes modifications. »
Il est naturel à la raison humaine de passer progressivement
de l'imparfait au parfait. Les institutions des premiers législateurs,
comparées à celles qui sont venues après, sont très-défectueuses. Beaucoup de
modifications utiles ont été apportées à toutes les législations dans la suite
des âges. Il est utile que les lois changent. L'état des sociétés varie, et à
des situations différentes il faut des lois diverses. « Un peuple, par
exemple, est calme, sérieux, dévoué au bien public ; confiez-lui
l'élection des magistrats, vous le pouvez sans danger. Vient-il à se dépraver et
à livrer le pouvoir à des sujets indignes, à des scélérats et à des brigands ;
retirez-lui le droit d'élection, pour le confier à des hommes de bien. »
Ainsi raisonnait le grand évêque d'Hippône ; d'où il inférait à bon droit
que la loi des hommes est sujette à des modifications.
Le changement considéré en lui-même est contraire au bien
public. La coutume contribue si puissamment à faire observer les lois, que les
choses, mêmes légères, auxquelles on n'est pas habitué, paraissent pénibles de
leur nature ; on ne peut changer les lois sans en affaiblir la force, par
là même que l'on déroge à la coutume. C'est pourquoi il n'est bon de les
modifier que quand des avantages certains compensent les inconvénients du
changement lui-même.
« Pour
s'éloigner du droit qui a paru longtemps équitable, a dit le jurisconsulte
Ulpien, il faut une nécessité pressante, ou du moins une très-grande utilité.
La compensation existe lorsque la nouvelle loi est évidemment très-utile ;
à plus forte raison, si elle est réclamée par une impérieuse nécessité. La
compensation existe encore lorsque la loi ancienne est manifestement injuste ou
que son observation est très-nuisible.
La raison et la volonté des hommes se manifestent par les
faits aussi bien que par la parole : car il y a toute apparence que l'on
choisit comme bonnes les œuvres que l'on accomplit. Si la parole, en tant
qu'elle révèle la volonté des législateurs et le concept de leur raison, abolit
une loi ou l'explique, pourquoi des actes n'auraient-ils pas aussi la puissance
de l'abroger, de l'interpréter ou d'en établir une autre ? Est-ce que des
faits réitérés n'accusent pas, de la manière
la plus efficace, la volonté et les conceptions
de l'esprit humain ? Est-ce que des actes, assez répétés pour former une
coutume, ne semblent pas le fruit des délibérations de la raison ? Dans
ces principes, la coutume interprète les lois, les abroge, et obtient elle-même
force de loi.
On a dit
que les hommes ne peuvent changer ni la loi naturelle, ni la loi de Dieu. — Nous
ne prétendons pas que la volonté humaine puisse prévaloir sur la volonté
divine. Nous ne voulons pas davantage soutenir que toutes les coutumes sont
bonnes, ni que les lois et la raison ne doivent triompher d'aucune. « La
loi et la raison, dit saint Isidore, doivent l'emporter sur les mauvais usages. »
Mais,
objectera quelqu'un, le premier qui agit contre la loi commet une faute ;
or, en multipliant les mêmes actes, comment se peut-il que l'on produise
quelque chose de bien ? — Les lois humaines étant défectueuses sur
certains points, il est possible qu'un acte qui les contredit ne soit point
mauvais. Lorsque ces points deviennent nombreux par quelques changements dans
le corps social, la coutume peut démontrer que la loi est désormais inutile, comme le
manifesterait la promulgation d'une loi contraire. Mais si, malgré ces
changements, la première conserve sa raison d'être, elle doit l'emporter, à
moins que la coutume qui a prévalu ne l'ait rendue impossible et ne l'ait par
là-même dépouillée de sa conformité aux habitudes du pays, condition
essentielle à toute loi humaine. Il est très-difficile de changer les usages
d'une société.
Les
personnes privées, dira cet autre, n'ont pas le pouvoir de faire la loi ;
donc la coutume qui s'introduit par elles ne peut pas se substituer à la loi. —
Le peuple où s'établit une coutume est dépendant ou libre. S'il jouit de son
entière liberté, il a le droit de se faire des lois ; et, dans ce cas, son
consentement général, manifesté par une coutume, donne plus de force à sa loi
que l'autorité de ses représentants. Si un peuple ne possède pas le droit ni de
se dicter des lois ni de repousser celles qui lui sont imposées par un pouvoir
supérieur, la coutume obtient encore chez lui force de loi, dès que le silence
de ses chefs semble l'approuver[185].
« La dispensation, disait saint Paul, m'a été confiée. »
(1 Cor. ix, 17.)
Dispenser, c'est, à proprement parler, faire à chacun la part
d'un bien commun. Un père qui distribue, avec une juste mesure, les travaux et
la nourriture à sa famille, en est le dispensateur. Dans la société, on dit
pareillement que quelqu'un dispense, lorsqu'il trace à chaque membre du corps
social la manière d'observer un précepte général. Comme il se peut qu'un
précepte, établi dans l'intérêt du plus grand nombre, ne soit pas convenable
pour telle personne ou dans telles circonstances, soit qu'il empêche un plus
grand bien, soit qu'il produise quelque mal ; que, d'un autre côté, il
serait dangereux, hors les périls évidents et inopinés, de laisser les
individus seuls juges des inconvénients, il faut que les chefs qui sont à la tête
d'une société puissent dispenser de la loi humaine, fondée sur leur autorité.
Ils ne peuvent pas toutefois, user de ce droit sans motifs. On connaît ce mot
du Sauveur : « Où est le dispensateur sage et prudent que le maître a
établi sur sa famille ? » (Luc, xii, 42.)
La
dispense ne doit pas porter atteinte au bien public ; elle s'accorde, au
contraire, dans la vue de le procurer. Ne dites pas qu'en donnant des dispenses,
on fait acception de personnes. Ce n'est pas une injuste préférence que de ne
pas observer l'égalité à l'égard des individus qui ne sont pas dans les mêmes
conditions.
La loi
naturelle n'admet pas de dispense pour ses préceptes généraux, mais on peut
quelquefois être dispensé des préceptes secondaires qui sont comme les
conclusions des premiers principes ; par exemple, de la reddition d'un
dépôt à celui qui doit s'en servir pour trahir la patrie.
Pour la
loi divine, Dieu seul peut donner une dispense, ou celui à qui il en confierait
spécialement le pouvoir.
Écoutons saint Paul : « La loi est véritablement
sainte ; son commandement est saint, juste et bon. » (Rom. vii, 12.)
On juge de la bonté d'une loi par sa conformité avec la
raison. La loi mosaïque avait, sans contredit, cette conformité ; car elle
réprimait la concupiscence et défendait tous les péchés que condamne la loi
naturelle. De là ce que disait l'Apôtre : « Je me plais dans la loi
de Dieu, selon l'homme intérieur ; » et encore : « Je
consens à la loi, parce qu'elle est bonne. » (Rom. vii, 16.) — Est-ce à
dire qu'elle était parfaite ? Non, sans doute. Il y a un bien parfait et
un bien imparfait. Une médecine parfaitement bonne guérit le malade ; une
médecine imparfaite le soulage sans le guérir. La loi mosaïque, ne pouvant
conférer la grâce, privilège réservé au Christ, était imparfaite. « La loi
fut donnée par Moïse, a dit saint Jean ; mais la grâce et la vérité nous sont
venues par Jésus-Christ. » (i, 17.) En conséquence, pour parler avec saint
Paul, « la loi n'a conduit par elle-même rien à la perfection » (Héb.
vii, 19), et cependant elle était bonne.
En
pratiquant les rites judaïques, on se reconnaissait pécheur ; c'était un
bien : si la loi donna lieu à l'abondance du péché, ce fut par la faute
des hommes.
Notre-Seigneur, parlant aux Juifs, auxquels la loi ancienne
fut donnée, disait : « Pourquoi avez-vous détruit, par vos
traditions, le commandement de Dieu, qui a dit : Honore ton père et ta
mère. » (Matth. xv, 3.) Ce commandement est tiré de la loi ancienne. Donc
cette loi venait de Dieu.
Une autre preuve de la divine origine de cette loi, c'est
qu'elle rendait témoignage au Christ, comme l'atteste le Sauveur lui-même,
quand il dit: « Il fallait que tout ce qui a été écrit de moi dans la loi,
dans les Psaumes et dans les Prophètes, eût son accomplissement » (Luc,
xxiv, 44) ; et ailleurs : « Si vous croyiez Moïse, peut-être me croiriez-vous
aussi ; car il a écrit de moi. » (Jean, v, 46.) La loi ancienne faisait
plus que rendre témoignage au Rédempteur, elle disposait les hommes à sa venue ;
en les éloignant de l'idolâtrie, elle les attachait au culte du vrai Dieu, qui
devait sauver le genre humain par son Fils. L'Apôtre des nations écrivait aux
Galates : « Avant l’avènement de la foi, nous étions sous la garde de
la loi ; elle nous tenait attachés au culte du vrai Dieu, pour nous
disposer à embrasser la foi qui devait être révélée. » (iii, 23) Comment
le démon aurait-il pu donner une loi qui conduisait les hommes au Christ, par
lequel il devait être chassé ? « Si Satan chasse Satan, a dit le
Sauveur, son royaume est divisé. » (Matth. XII, 26.)
Toutes ces raisons prouvent que Dieu, qui a sauvé le monde par
la grâce du Christ, donna lui-même aux Juifs la loi ancienne.
Les œuvres
de Dieu, a-t-on dit, sont parfaites, et la loi ancienne était imparfaite. Les œuvres
de Dieu durent éternellement, tandis que la loi ancienne a été abrogée. Dieu
veut que tous les hommes soient sauvés, et cette loi ne suffisait pas au salut.
Un mot
de réponse à chacune de ces difficultés. — La loi ancienne, sans être parfaite
en elle-même, était du moins parfaite relativement au temps. Les lois imposées
à un enfant ont la perfection que réclame son âge, bien qu'elles n'aient point
celle que demande l'âge mûr. — La loi ancienne a été abrogée par le règne de la
grâce, non pas comme mauvaise, mais comme inutile et trop faible : elle
n'avait pas été faite pour durer toujours. — Cette loi, il est vrai, était
insuffisante pour sauver les hommes ; mais Dieu avait donné un autre moyen
d'arriver au salut éternel. Ce moyen, c'était la foi dans le Médiateur. La foi
justifiait les patriarches comme elle nous justifie nous-mêmes : Dieu n'a
jamais laissé l'homme dans l'impuissance de parvenir au salut.
« Vous avez reçu la loi par le ministère des anges, »
disait le premier des martyrs. (Act. vii, 53.) « La loi a été donnée par
le ministère des anges et par l'entremise d'un Médiateur, » écrivait
l'Apôtre des nations. (Gal. iii, 19.) Donc la loi fut donnée par le ministère
des anges.
Les choses du ciel arrivent d'ordinaire sur la terre par des
messagers célestes. Ici il y avait une raison particulière pour qu'il en fût de
la sorte : la loi ancienne, tout imparfaite qu'elle était, disposait les
hommes à la loi parfaite que devait nous apporter Jésus-Christ ; or, dans
tous les pouvoirs hiérarchiques comme dans toutes les œuvres d'art, le chef
accomplit par lui-même l'acte principal qui consomme l'œuvre. Un constructeur
de navire assemble de ses propres mains les pièces que des ouvriers ont
préparées sous ses ordres. Il convenait, pour une raison semblable, que la loi
parfaite de la nouvelle alliance fût donnée par le Dieu fait homme ; et la
loi imparfaite de l'ancienne alliance, par ses ministres qui sont les anges.
C'était sur ce fondement que saint Paul démontrait la prééminence de la loi
nouvelle : « Dans le Nouveau Testament, disait-il, Dieu nous a parlé
par son Fils ; dans l'Ancien, il nous a parlé par ses anges. »(Héb. i,
1.)
Mais,
direz-vous, pourquoi l'ange qui parlait à Moïse reçut-il le nom de Seigneur ? — Parce qu'il
représentait le Seigneur même, au nom duquel il parlait. Moïse dit à Dieu :
« Montrez-moi votre gloire. » Cette demande suffirait seule pour
montrer qu'il ne voyait pas l'essence divine. Et s'il est écrit que Dieu lui
parlait face à face, cela doit s'entendre d'une contemplation sublime et
familière, mais inférieure à la vision de l'essence adorable. Comme un prince
établit une loi de son autorité propre et la fait promulguer par d'autres,
ainsi Dieu a constitué la loi ancienne de sa propre autorité et l'a promulguée
par ses anges.
L'Apôtre s'écrie : « Quel est donc l'avantage des
Juifs ?... Il est grand, cet avantage, en toutes manières, mais principalement
en ce que les oracles de Dieu leur ont été confiés. » (Rom. iii, 1.) Le
Psalmiste chantait aussi : « Il n'a point agi ainsi pour toutes les
nations ; il ne leur a pas manifesté ses jugements. » (Ps. clvii, 9.)
Peut-être s'imagine-t-on que si la loi fut donnée au peuple
juif de préférence aux autres nations, ce fut parce qu'il était fidèle au culte
du vrai Dieu, pendant que les nations, livrées à l'idolâtrie, étaient indignes
de la recevoir. Il n'en est rien. Les Juifs tombèrent eux-mêmes dans
l'idolâtrie, et cela après avoir reçu la loi, ce qui était plus grave. Moïse,
leur parlant un jour, disait : « Sachez que le Seigneur vous a donné
cette terre, non point à cause de votre justice, mais pour accomplir ce qu'il a
promis avec serment à vos pères Abraham, Isaac et Jacob. » (Deut. ix, 6.) On
voit par-là que si le Tout-Puissant a confié sa loi au peuple juif seul, c'est
parce qu'il avait promis à ses pères que le Christ naîtrait de leur race ;
il convenait que le peuple qui devait donner naissance au Messie eût une
sainteté particulière, comme le marque cette parole : « Soyez saints,
parce que je suis saint. » Du côté de Dieu, l'élection et la vocation
furent purement gratuites ; les mérites d'Abraham n'en furent pas même la
cause. « Le Seigneur, disait Moïse aux Juifs, vous a instruits, et vous
avez ouï ses paroles au milieu des flammes, parce qu'il a aimé vos pères et
choisi leur race après eux. » (Deut. iv, 36.) Si l'on nous demandait d'où
vient que le peuple hébreu, et non pas un autre, a été choisi, nous citerions
ce mot de saint Augustin : « Pourquoi Dieu attire-t-il celui-ci et
n'attire-t-il pas celui-là ? Ne décidez point cette question, si vous
voulez éviter l'erreur. »
Quoique
le salut qui devait s'opérer par Jésus-Christ fût destiné à tous les peuples,
il n'en fallait pas moins que ce divin Sauveur naquit d'un seul, auquel, pour
cela même, des prérogatives particulières étaient réservées ; c'est ce que
l'Apôtre nous apprend en disant : « Aux Israélites appartiennent
l'adoption des enfants, la gloire, l'alliance, la loi, les promesses, et les
patriarches desquels est sorti, selon la chair, Jésus-Christ même. » (Rom.
ix, 4.) Dieu, qui ne doit strictement rien aux hommes, ne fait pas acception de
personnes en accordant ses libéralités aux uns plutôt qu'aux autres. « Ceux
qu'il instruit, dit saint Augustin, il les éclaire par miséricorde ; ceux
qu'il n'instruit pas, il les laisse dans les ténèbres par justice, à cause de
la condamnation du genre humain pour le péché du premier homme. »
Il y avait dans la loi ancienne deux genres de préceptes :
ceux de la loi naturelle, et certains préceptes particuliers surajoutés à la
loi de la nature. Les premiers obligeaient tous les hommes, non parce qu'ils
étaient dans la loi, mais comme appartenant au droit naturel. Les autres ne
liaient que les Juifs. En effet, le but de la loi mosaïque était d'élever les
Israélites à une grande sainteté, par respect pour Jésus-Christ, qui devait
naître de ce peuple : or les préceptes relatifs à la sanctification
spéciale de quelques hommes n'obligent pas les autres ; les lois
canoniques soumettent les clercs à des obligations qui n'atteignent pas les
laïques ; la vie religieuse impose des œuvres de perfection que les
séculiers ne sont pas obligés d'accomplir. Un roi qui porte une loi générale
oblige tous ses sujets ; mais, s'il donne une loi particulière aux
ministres de sa maison, les autres citoyens n'y sont pas astreints : ainsi
le peuple juif avait des préceptes élevés qui n'obligeaient pas les autres
peuples. C'est pour cela que Moïse lui disait : « Vous serez parfait
et sans tache devant le Seigneur votre Dieu. » (Deut. xviii; 13.) Les
Israélites faisaient même une sorte de profession qui commençait par ces mots :
« Je professe aujourd'hui devant Dieu... » (Deut. xxvi, 3.)
Les
Gentils opéraient mieux et plus sûrement leur salut avec les observances de la
loi que par la loi naturelle seule ; voilà pourquoi on les admettait aux
rites du judaïsme : les laïques entrent aussi, de nos jours, dans la
cléricature, et les séculiers dans la vie religieuse, bien qu'on se sauve dans
tous les états.
Une loi s'impose à deux sortes d'hommes : aux superbes,
pour réprimer leur orgueil ; aux bons, pour les aider dans le bien qu'ils
désirent. A ce double point de vue, il convenait que la loi ancienne fût donnée
au temps de Moïse. — Les superbes, enorgueillis de leur science et de leur
force, croyaient que la raison naturelle leur suffisait pour arriver au salut.
Pour confondre une telle présomption, Dieu les laissa à eux-mêmes sans le
secours de la loi écrite. Vers le temps d'Abraham, l'idolâtrie et les vices les
plus dégradants montrèrent l'insuffisance des lumières naturelles. Il était temps,
après cette expérience, que la loi écrite, remédiant à l'ignorance humaine, fit
connaître le péché. Instruits par la loi, les hommes, qui virent de nouveau
leur impuissance à faire le bien qu'ils connaissaient, purent se convaincre que
leur orgueil n’était que faiblesse. Eh bien, « ce que la loi elle-même,
affaiblie par les passions de la chair, ne put pas faire, Dieu le fit plus
tard, dit saint Paul, en envoyant son Fils, afin que la-justice de la loi
s'accomplit en nous. » (Rom. viii, 3.) — Les bons durent recevoir le
secours de la loi au moment où le débordement des péchés commençait à obscurcir
les lumières naturelles ; la loi mosaïque leur fut accordée à propos pour
les amener à la perfection. De toutes manières, la loi ancienne a été
convenablement donnée entre la loi de nature et la loi de grâce.
À quelle
autre époque aurait-elle dû être promulguée ? Aussitôt après le péché
originel ? — L'homme, plein de confiance en sa raison, n'en sentait pas le
besoin, et la lumière de la loi naturelle n'était pas encore obscurcie par
l'habitude du péché. — Au temps d'Abraham ? — Une loi, qui est un précepte
général, ne se donne qu'à un peuple. Des prescriptions particulières et pour
ainsi dire familières, voilà ce qui convenait du temps d'Abraham. Quand les descendants
de ce patriarche, affranchis de la servitude, formèrent une nation, alors
seulement la loi put leur être donnée. — Fallait-il attendre le règne de David ?
— Non ; il suffisait que les Juifs fussent réunis : or, avant David,
ils portaient le signe de la circoncision, qui, selon l'Apôtre, était le sceau
de la promesse divine faite à Abraham et librement acceptée. Ainsi nul autre
temps ne convenait mieux pour la promulgation de la loi ancienne que celui de
Moïse.
L'Apôtre nous dit : « Jésus a aboli par ses décrets la
loi chargée de préceptes. » (Eph. ii, 15.) Il parlait de la loi ancienne ;
donc elle contenait plusieurs préceptes.
Un précepte se rapporte essentiellement à une fin ; il
ordonne les moyens nécessaires ou utiles pour l'obtenir. Or il arrive souvent
que, pour atteindre une fin unique, plusieurs choses sont nécessaires ou
utiles, de telle façon que des préceptes divers peuvent très-bien se rapporter
à une seule et même fin : c'est ce qui avait lieu dans la loi
ancienne ; elle en renfermait une multitude qui concouraient tous au même
but.
L'architecture,
une dans sa fin, qui est la construction des édifices, n'en renferme pas moins
plusieurs règles sur les moyens de bâtir. — « La fin de tous les
préceptes, dit saint Paul, est la charité. » (1 Tim. i, 5.) Toutes les lois n'ont effectivement d'autre
but que de constituer l'amitié : l'amitié de l'homme pour l'homme, et l'amitié
de l'homme pour Dieu. Selon le même ; aussi ce seul précepte : « Vous
aimerez le prochain comme vous-même, » (Matth. xix, 19)(ou Rom. xiii, 9) contient-il
finalement tous les autres, car l'amour du prochain, quand on aime le prochain
pour Dieu, renferme l'amour de Dieu même. Saint Paul, sur ce fondement, réduit
à ce seul précepte les deux commandements de l'amour de Dieu et du prochain,
dont le Seigneur disait : « Dans ces deux commandements sont
renfermés la loi et les prophètes. » (Matth. xxii, 40.) — Cette autre
règle : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu'ils vous fissent »
(Matth. vii 12), n'est rien autre chose que l'explication du même précepte.
Il est écrit : « Dieu leur a donné des préceptes, et
il les a enrichis d'une loi de vie. » (Eccl. xvii, 9.)
La loi ancienne renfermait des préceptes moraux, tels que
ceux-ci : « Tu ne tueras point. » — « Tu ne voleras point. »
(Exod. xx, 13.) — Cela devait être. Tandis que la loi humaine a pour principal
but l'amour du prochain, la loi divine a pour fin essentielle l'amour de Dieu.
Comme l'amour est fondé sur la ressemblance, suivant cette parole de l'Écriture :
« Tout être animé aime son semblable » (Eccl. xiii, 19), il est
impossible que les hommes aiment Dieu, qui est le meilleur des êtres, s'ils ne
deviennent bons. Aussi Dieu lui-même disait : « Soyez saints, parce
que je suis saint. » (Lev. xix, 2.) Ce qui rend l'homme bon, c'est la
vertu morale ; par conséquent, la loi ancienne devait en prescrire les
actes, c'est-à-dire donner des préceptes moraux.
De même
que la grâce suppose la nature, ainsi la loi ancienne supposait la loi
naturelle à laquelle elle s'adjoignait, non pas absolument comme une étrangère,
mais comme apportant un secours à l'homme, et pour les vérités que la raison
humaine ne saurait atteindre, et pour toutes celles où l'homme est exposé à des
incertitudes. Quoique la raison ne pût errer, en général, sur les préceptes moraux
les plus communs de la loi naturelle, l'habitude du péché l'avait obscurcie
relativement aux actes particuliers. Pour ce qui était des conséquences de ces
premiers principes, il n'était pas rare que les hommes donnassent dans des
écarts tels, que plusieurs croyaient licites des actions mauvaises de leur
nature. L'autorité de la loi divine dut secourir la raison sous ce double
rapport. Maintenant encore on propose à notre foi, non-seulement les vérités
qui sont au-dessus de notre esprit, par exemple la trinité des Personnes
divines, mais encore celles que notre raison peut connaître par elle-même,
comme l'unité de Dieu, afin que nous soyons préservés des égarements où
beaucoup d'hommes sont tombés.
Moise adressait aux Israélites les paroles suivantes :
« Le Seigneur vous fit connaître les dix commandements qu'il écrivit sur
deux tables de pierre, et il m'ordonna en même temps de vous apprendre les cérémonies et les ordonnances que vous
devez observer. » (Deut. iv, 13.) Les dix commandements sont des préceptes
moraux. Donc, outre les préceptes moraux, la loi ancienne contenait des
préceptes cérémoniels.
Nous devons adorer Dieu, non-seulement par les actes
intérieurs de la foi, de l'espérance et de la charité, mais encore par des
actes extérieurs propres à manifester notre dépendance vis-à-vis du Créateur.
La loi divine, dont le principal objet est de régler les rapports de l'homme avec
Dieu, devait évidemment s'occuper de ces actes extérieurs qui contribuent au
culte divin, et que les Latins ont appelé cérémonies,
soit du nom de Cérès, déesse des moissons, parce que les premières offrandes
faites à Dieu étaient des fruits de la terre, soit du nom de la ville de Céré, près de Rome, où, lors de
l'invasion des Gaulois, les Romains transportèrent leurs divinités pour les y
honorer. Toujours est-il que les préceptes qui, dans la loi, concernent le
culte divin s'appellent préceptes
cérémoniels.
Pourquoi,
demandera quelqu'un, distinguer les préceptes cérémoniels des préceptes moraux ?
Est-ce que le culte divin n'est pas l'acte d'une vertu morale, de la religion,
qui, comme le disait Cicéron, rend un culte à la divinité et l'honore par des
cérémonies ? — Le culte divin constitue, il est vrai, l'acte d'une vertu
morale, et tombe, comme tel, sous un précepte moral ; mais la
détermination de ce précepte, les prescriptions qui ordonnent d'honorer Dieu par
tels ou tels sacrifices, par une offrande ou par une autre, voilà les préceptes
cérémoniels qui se distinguent des préceptes moraux. Nous verrons bientôt que
la plupart des cérémonies de l'ancienne loi représentaient les choses divines
sous des emblèmes sensibles.
« Voici, disait Moïse aux Hébreux, les préceptes, les cérémonies
et les jugements que le Seigneur m'a ordonné de vous enseigner. » (Deut.
vi, 1.) Les jugements, ce sont les préceptes judiciaires. La loi ancienne
renfermait donc des préceptes de cet ordre ; régler les rapports des
hommes avec leurs semblables et avec Dieu, tel est le double but de la loi
divine. Sans doute la loi naturelle, à laquelle appartiennent les préceptes
moraux, embrasse aussi ce double objet, mais ses principes, en matière pratique
comme en matière spéculative, sont si généraux qu'ils ont besoin d'être
précisés par la loi divine ou par la loi humaine. C'est pourquoi, de même que
le précepte général du culte divin fut développé par les préceptes cérémoniels,
ainsi le précepte général de la justice sociale dut être spécifié par des
préceptes judiciaires. — Il y avait conséquemment, trois sortes de préceptes dans
la loi : les préceptes moraux, qui appartiennent à la loi naturelle ;
les préceptes cérémoniels, qui réglaient la forme du culte, et les préceptes
judiciaires, qui regardaient les relations civiles. Aussi l'Apôtre, après avoir
dit que la loi est sainte, ajoutait : « Le commandement en est juste,
bon et saint : » (Rom. vii, 12) juste, dans les préceptes judiciaires ; bon, dans les
préceptes moraux ; saint, dans
les préceptes cérémoniels.
Les
actes de la justice appartiennent généralement aux préceptes moraux ;
mais, appliqués à des cas particuliers, ils entrent dans les préceptes
judiciaires.
On lit en tête de la loi : « Voici les préceptes,
les cérémonies et les jugements que le Seigneur m'a commandé de vous enseigner. »
(Deut. vi, 4.) Donc toute la loi se résume dans ces trois choses.
Il faut savoir que les préceptes et les motifs y sont
exprimés. Sous le rapport des motifs, elle fait ressortir l'autorité de Dieu
par des paroles que l'on appelle les témoignages (testimonia), comme ici : « Écoutez, Israël ; le
Seigneur votre Dieu est le seul Dieu ; » puis, présentant des
récompenses pour les bons et des châtiments pour les méchants, elle appelle
justifications (justificationes) les
actes par lesquels Dieu punit ou récompense. — Quant aux préceptes, elle donne
les uns comme d'obligation rigoureuse ; de là les préceptes proprement
dits (prœcepta). Ensuite, par des
mandements ou recommandations (mandala),
elle engage d'une manière persuasive à observer les autres devoirs moraux, pour
un plus grand bien. « La justice, dit saint Jérôme, est dans les
préceptes, la charité dans les recommandations. » — On peut encore établir
une distinction entre les ordonnances (mandata)
et les préceptes (prœcepta) : un
précepte est ce que Dieu a ordonné par lui-même ; une ordonnance est ce
qu'il a mandé par les autres (mandata).
Ces choses se rapportaient à l'observation des trois sortes de préceptes
moraux, judiciaires et cérémoniels ; elles n'étaient pas, à proprement
parler, des préceptes.
Le prophète Isaïe disait, de la part de Dieu, au peuple juif :
Si vous m'écoutez, vous serez rassasiés des biens de la terre ; si vous ne
m'écoutez pas, le glaive vous dévorera. » (Is, i, 19.)
Un sage législateur doit chercher un mobile dans les
affections et dans les sentiments des hommes qu'il veut déterminer à
l'observation de ses lois : ainsi l'on gagne un enfant par de petits
présents.
L'homme parfait méprise les biens temporels pour s'attacher
aux biens spirituels ; l'homme imparfait les désire en les rapportant à
Dieu ; les méchants y placent leur fin. L'ancienne loi, qui s'adressait à
des gens imparfaits, pouvait certainement les proposer aux Juifs, dans le but
de les conduire à Dieu par l'objet même de leurs affections.
La
convoitise, qui place la fin de l'homme dans les biens temporels, est un venin
qui tue la charité ; mais les biens temporels que l'on désire en les
rapportant à Dieu servent à conduire l'homme imparfait à la charité elle-même,
et c'est ainsi que la loi divine a pu avoir pour sanction les peines et les
récompenses temporelles que distribue la main de Dieu. Si quelques
particuliers, malgré leur fidélité à la loi ancienne, tombèrent dans
l'infortune, c'est ou que Dieu voulait éprouver leur vertu, parce qu'ils
étaient déjà spirituels ; ou qu'il voulait les punir, parce que, malgré
les apparences, ils étaient trop attachés aux biens matériels.
Si quelqu'un prétendait que les préceptes moraux de l'ancienne
loi n'appartiennent point à la loi de la nature, il devrait tout d'abord nous
expliquer ce texte de saint Paul : « Les nations qui n'ont pas la loi
font naturellement ce que la loi commande. » (Rom. ii, 14.)
Il est certain que les préceptes moraux contenus dans la loi
ancienne appartiennent tous à la loi naturelle, mais de diverses manières. — Il
y en a que la conscience, au moyen des premiers principes, approuve
immédiatement ; tels sont ceux-ci : « Honore ton père et ta
mère. » — « Tu ne tueras point. » — Il y en a d'autres qui demandent
une raison supérieure pour être appréciés, et à l'égard desquels les ignorants
doivent être instruits par les esprits sages ; de ce nombre est celui-ci :
« Lève-toi devant un homme à cheveux blancs, et honore la personne des
vieillards. » Il y en a d'autres enfin qui ne peuvent être bien connus par
la raison humaine sans l'enseignement divin ; tel est celui-ci : « Tu
ne prendras pas le nom de ton Dieu en vain. »
La loi humaine, dont l'objet est de régir la société civile
pour unir les hommes entre eux, ne prescrit que la justice : si elle étend
ses préceptes aux actes des autres vertus, elle ne le fait qu'autant que ces
actes sont compris sous l'idée du droit. La loi divine va plus loin :
comme il lui appartient de mettre les hommes en communication avec Dieu, soit
dans la vie présente, soit dans la vie future, elle étend ses prescriptions à
toutes les choses propres à bien régler la raison et la volonté, c'est-à-dire à
toutes les vertus, de manière, toutefois, que les actes nécessaires à l'essence
même d'une vertu, elle les commande sous l'obligation du précepte ; tandis
que ceux qui ont pour but la perfection des vertus, elle les recommande par des
avertissements et des conseils.
Tous les préceptes moraux reviennent aux dix commandements de
Dieu, comme les parties se rapportent au tout. Vous remarquerez, toutefois, que
le Décalogue n'exprime ni les premiers principes généraux de la loi naturelle ;
par exemple, celui-ci : « Il ne faut nuire à personne, » ni ceux
dont l'évidence morale ne se montre qu'aux sages, chargés de les transmettre au
peuple par leurs enseignements : les préceptes qui forment les premières
notions générales y sont seulement renfermés comme le principe dans la
conséquence prochaine, et ceux que l’enseignement des sages fait connaître y
sont contenus comme les conséquences dans un principe.
Les deux
principaux préceptes, auxquels tous les autres se rapportent : « Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu, » et « Tu aimeras le prochain, » y
sont contenus comme les principes sous les conséquences. La sanctification du
sabbat est comptée parmi les préceptes moraux, non pour la détermination du
temps, ce qui revient aux préceptes cérémoniels ; mais parce que l'homme
doit vaquer aux choses divines à certains moments, conformément à cette parole :
Reposez-vous et considérez que je suis Dieu. » (Ps. xiv,11.)
Saint Augustin, dans son Commentaire sur l'Exode, distingue
trois préceptes à l'égard de Dieu, et sept à l'égard du prochain.
Les préceptes du Décalogue ont été distingués différemment par
divers auteurs. Origène partage le premier en deux, de sorte que le troisième
serait : « Tu ne prendras point en vain le nom du Seigneur », et
le quatrième : « Souviens-toi de sanctifier le sabbat. » Saint
Augustin, avec beaucoup plus de raison, réunit en un seul précepte ces deux
paroles : « Vous n'aurez point de dieux étrangers, » et « Vous
ne ferez point d'image taillée. » Dieu, en disant : Je suis le Seigneur ton Dieu; tu n'auras
point de dieux étrangers ; tu ne feras point d'images taillées pour les
adorer, exprime évidemment la même idée ; car il n'a point défendu
généralement de faire des tableaux ou des statues, mais seulement de tailler
des idoles pour les adorer comme des dieux : il ordonna lui-même de mettre
dans le tabernacle la représentation de deux chérubins. C'est aussi à bon droit
que saint Augustin a distingué deux sortes de convoitises : l'une qui a
pour objet la femme d'autrui, ce qui revient à la concupiscence de la chair ;
l'autre qui appartient à la concupiscence des yeux, et qui renferme les divers désirs
de la cupidité. Sur ce fondement, il faut admettre trois préceptes à l'égard de
Dieu, et sept à l'égard du prochain. Cette division est la meilleure.
Il y a dix commandements ; on le voit par cette parole de
Moïse : « Dieu vous a fait connaître son alliance, qu'il vous ordonna
d'observer, et les dix paroles qu'il écrivit sur deux tables de pierre. »
(Deut. iv, 13.)
La loi divine règle les rapports des hommes dans une société
qui a Dieu pour chef ; elle renferme, conséquemment, des préceptes pour
déterminer nos obligations envers Dieu et envers nos semblables. Or, on doit au
chef de toute société dont on est membre trois choses : la fidélité, le
respect et le service ; la fidélité, pour ne pas déférer à un autre
l'honneur du commandement, de là le premier précepte : « Vous n'aurez
pas de dieux étrangers ; » le respect, qui ordonne de ne faire rien
d'outrageant pour son souverain, d'où le second précepte : « Vous ne
prendrez point en vain le nom du Seigneur votre Dieu ; » le service,
en retour des bienfaits reçus, et tel est l'objet du troisième précepte, qui
ordonne la sanctification du sabbat, en mémoire de la création. Pour ce qui est
de nos obligations à l'égard du prochain, les devoirs envers les personnes dont
nous sommes débiteurs sont les premiers ; ici se présente le quatrième
précepte : « Honore ton père et ta mère. » à un point de vue plus général,
certains devoirs nous obligent envers tous les hommes. Ils nous défendent de
nuire au prochain dans son existence : « Tu ne tueras point ; »de
l'outrager dans la personne qu'il s'est unie pour la propagation de son être :
« Tu ne commettras point d'adultère ; » de lui porter préjudice
dans ses biens : « Tu ne voleras point ; » de lui faire
tort par parole ou par désir : « Tu ne porteras point de faux
témoignage. » — « Tu ne désireras pas la femme de ton prochain. »
— « Tu ne convoiteras point le bien d'autrui. » On voit, par cette
énumération, que les dix préceptes du Décalogue sont en nombre convenable.
Le
Décalogue n'a dû rien prescrire sur l'amour de soi-même : la loi naturelle
avait gardé sur ce point toute sa vigueur, et, d'ailleurs, cet amour est
contenu dans l'amour de Dieu et du prochain. L'homme qui aime Dieu et le prochain
s'aime véritablement. — Si Dieu n'ordonne pas aux parents d'aimer leurs
enfants, c'est par la raison qu'il n'ordonne pas de s'aimer soi-même. Le
Décalogue ne devait exprimer que les grands principes de la loi naturelle, et
principalement ceux de la justice, afin que le peuple n'eût aucune peine à le
comprendre. Les obligations des enfants envers les parents sont si manifestes
que personne ne peut les nier ; celles des parents ne sont pas d'une
évidence aussi saisissante, et, après tout, le père aime naturellement son
enfant comme une partie de lui-même. — L'homicide et la fausseté n'inspirent en
général que le dégoût ; il n'était pas nécessaire d'en défendre le désir,
il suffisait d'interdire l'action. — La volupté, au contraire, et les
richesses, qui produisent l'idée du délectable et de l'utile, appellent
d'elles-mêmes le désir : il fallait défendre, à leur égard, le désir et
l'œuvre.
« Ce qui vient de Dieu, dit saint Paul, a été bien
ordonné. » (Rom. xiii, 1.)
L'insubordination contre le Chef suprême étant évidemment ce
qu'il y a de plus grave, le premier précepte devait prescrire à l'homme d'être
soumis à Dieu et de lui garder fidélité ; le deuxième, de ne point blesser
le respect qu'on lui doit ; le troisième, de le servir. C'est ainsi que, dans
une armée, entretenir des intelligences avec l'ennemi est un crime plus grave
que de manquer de respect au général ; et outrager le général, un crime
plus grand que de lui désobéir en quelque point. Par rapport au prochain, le
péché le plus grave, c'est de manquer à ses devoirs envers les personnes à qui
on doit davantage ; voilà pourquoi le précepte qui ordonne le respect des
parents figure au premier rang. Les préceptes suivants sont aussi classés par
ordre de gravité. Les péchés d'action sont, en effet, plus grands que les
péchés de parole, et les péchés de parole plus griefs que ceux de désir. Parmi
les péchés d'action, l'homicide, par lequel on ravit la vie à l'homme existant,
est pire que l'adultère, qui rend incertaine l'origine d'un enfant ; l'adultère,
à son tour, est plus grave que le vol, qui se rapporte aux biens extérieurs.
L'amour
de Dieu étant la raison de l'amour du prochain, les préceptes qui concernent la
divinité devaient être placés avant ceux du prochain. Pour une raison
semblable, les droits du père, qui est, sous un rapport, le principe de l'être
à l'égard de son fils, comme Dieu est la cause universelle de l'être dans
toutes les choses, devaient précéder tous les autres préceptes relatifs au
prochain.
« Dieu, nous dit le Sage, a tout fait avec nombre, poids
et mesure. » (Sag. xi, 21.) à
plus forte raison, il a exprimé d'une manière convenable les préceptes de sa
loi, qui renferment la plus éminente sagesse, et dont Moïse disait aux Juifs :
« Ils feront paraître votre intelligence à la face des nations. »
(Deut. iv, 6.)
On
demandera peut-être pourquoi certains préceptes sont exprimés sous la forme
négative et d'autres sous la forme affirmative. — Il est deux bienfaiteurs,
Dieu et l'auteur de nos jours, auxquels nous devons le respect et la
reconnaissance, sans pouvoir nous acquitter jamais à leur égard. De là vient
que deux préceptes seulement sont affirmatifs : celui qui commande le
respect envers les parents, et celui qui ordonne la sanctification du sabbat,
en mémoire de la création. — Pourquoi apporte-t-on au premier commandement la
raison qui lui sert de fondement, et ne la donne-t-on pas dans les autres ?
— Parce que les prescriptions particulières qui sont renfermées dans ce
commandement ne sont pas d'une évidence aussi manifeste que les préceptes
purement moraux. — Mais le Décalogue promet des récompenses aux observateurs du
premier et du quatrième précepte ; ne devait-il pas en promettre également
à ceux qui accomplissent les autres ? — Des récompenses spéciales sont
promises à l'accomplissement du premier précepte, parce que les Juifs,
très-enclins à l'idolâtrie, espéraient trouver de grands secours en invoquant
les démons ; et à l'accomplissement du quatrième, pour encourager les
enfants à honorer leurs parents âgés ou infirmes.
Le
premier et le deuxième contiennent des menaces, pour opposer une digue à
l'inclination des Juifs, portés surtout à l'idolâtrie et au parjure.
Le mot Souvenez-vous, au troisième, a pour but
la commémoration d'un bienfait.
Une dispense a lieu dans un cas particulier où l'observation
littérale de la loi serait contraire à l'intention du législateur. Or
l'intention de tout législateur est d'abord de procurer le bien général, et
ensuite de respecter la justice et la vertu qui conservent ce bien et le
produisent. Si donc un précepte implique la conservation même du bien général,
c'est-à-dire la justice et la vertu, il renferme l'intention du législateur, et
la dispense n'est pas possible à son égard. Supposons que l'on porte cette loi :
« Personne ne trahira l'État, ne livrera la ville à l'ennemi, et ne
commettra ni l'injustice ni le mal ; » nul ne pourrait en dispenser.
Mais si l'on donnait d'autres préceptes pour en déterminer les applications
particulières, on pourrait les suspendre ensuite, à la condition de ne porter
aucune atteinte à la loi elle-même, qui contient l'intention du législateur.
Voici que, pour le salut de l'État, par exemple, on ordonne, dans une ville assiégée,
que les citoyens de chaque quartier feront la garde ; on pourra en
exempter quelques-uns pour les employer à des ouvrages plus utiles à la cause
publique.
Les préceptes du Décalogue expriment l'intention même du
souverain Législateur. Ceux de la première Table, relatifs à Dieu, contiennent
notre union avec le bien commun et final, qui n'est autre que Dieu même ;
ceux de la seconde Table nous tracent les règles de la justice qui doit être
observée parmi les hommes, laquelle consiste à rendre à chacun ce qui lui est
dû. Par conséquent, tous les préceptes du Décalogue repoussent la dispense.
« Dieu,
nous dit l'Apôtre, demeure fidèle et ne peut se nier lui-même. » (2 Tim. ii,
13.) Or il se nierait lui-même, s'il détruisait les ordres de sa justice ;
car il est la justice par essence. Il ne peut nous dispenser ni de nos devoirs
envers notre Créateur, ni des règles de l'équité envers nos semblables. Il faut
cependant remarquer que, si les préceptes eux-mêmes du Décalogue sont immuables
dans les principes fondamentaux de la justice, leur application aux cas
particuliers peut varier suivant certaines conditions déterminatives, d'où il
résulte, par exemple, que tel acte n'est pas un homicide, un adultère ou un
vol. Ces conditions dépendent tantôt de Dieu seul, ce qui a lieu dans les
choses qu'il a seul instituées, comme le mariage ; tantôt des hommes
eux-mêmes, pour les choses commises à leur juridiction.
Le mode de la vertu comprend le discernement, l'intention et
l'habitude. La loi divine et la loi humaine tiennent compte du discernement
avec lequel on agit ; elles absolvent ou condamnent d'après cette condition.
— Quant à l'intention, la loi divine en est juge ; elle dirige la volonté.
« Dieu, nous dit la Sainte-Écriture, sonde les cœurs et les reins. »
(Ps. vii, 11.) La loi humaine ne prononce ni sur la volonté, ni sur l'intention ;
elle ne punit point celui qui voudrait tuer et ne tue pas. « Les hommes ne
voient que ce qui paraît au dehors. » (1 Rois, xvi, 7.) — La troisième
qualité impliquée dans le mode de la vertu, l'habitude, condition qui revient à
dire que l'acte vertueux doit procéder d'une disposition enracinée dans l'âme,
ne tombe ni sous le précepte de la loi divine, ni sous celui de la loi humaine :
le fils qui honore ses parents n'est puni ni de Dieu, ni des hommes, comme
transgresseur du quatrième précepte, pour n'avoir pas l'habitude qui, dans la
piété filiale, donne la facilité et la joie.
Chaque
précepte n'ordonne pas d'agir par l'habitude de la vertu dont il prescrit un
acte ; le législateur, voulant établir une vertu, ordonne les actes qui
peuvent y conduire.
On ne saurait admettre que l'homme qui n'a pas la charité
pèche mortellement dans toutes ses actions, même les meilleures, et c'est
pourtant ce qui arriverait si le mode de la charité tombait sous chacun des
préceptes de la loi divine.
Comme formant une loi particulière, la charité est ordonnée
par la loi divine ; il existe un précepte ainsi conçu : « Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu et tu aimeras « ton prochain. » Mais
chaque commandement particulier ne nous oblige pas de telle sorte que quiconque
n'agit pas par charité, en l'observant, soit coupable d'un péché. Le précepte :
« Honore tes parents, » n'ordonne pas de les honorer par charité ;
il commande seulement de les honorer. Le fils qui honore son père ne transgresse
pas le quatrième précepte pour n'avoir pas la charité, quoiqu'il puisse très-bien
violer le commandement de la charité elle-même et mériter une peine pour cette
infraction.
Notre-Seigneur
n'a pas dit ; « Si vous voulez entrer dans la vie éternelle, gardez
un commandement ; » il a dit : « Gardez tous les
commandements. » Or, parmi les commandements, se trouvent ceux de l'amour
de Dieu et du prochain. Celui de la charité ordonne d'aimer Dieu de tout son cœur,
et par conséquent de lui tout rapporter. Mais, ces deux préceptes : Honore les parents, aime Dieu de tout ton cœur,
étant des préceptes affirmatifs qui peuvent obliger chacun dans des temps
différents, l'enfant qui accomplit, sans la charité, le précepte-relatif aux
parents, peut ne pas violer le précepte de la charité elle-même.
Il y a trois classes de préceptes moraux. — La première
comprend les préceptes les plus généraux de la morale, qui, à raison de leur
évidence, n'avaient pas besoin de promulgation : ils sont la fin des
autres ; tels sont ceux de l'amour de Dieu et du prochain. — La seconde
classe renferme les préceptes plus spéciaux sur l'interprétation desquels
l'esprit humain, malgré leur évidence, n'est pas à l'abri de toute erreur.
Ceux-là avaient besoin d'une promulgation spéciale ; ils forment le
Décalogue. — La troisième classe contient les préceptes dont la raison n'est
pas très-bien saisie par les ignorants, quoiqu'elle soit comprise avec évidence
par les esprits sages : Dieu les fit ajouter au Décalogue par le ministère
de Moïse et d'Aaron. Comme les principes très-évidents servent à faire
comprendre ceux qui le sont moins, ces préceptes se ramènent à ceux du
Décalogue par mode d'adjonction. C'est de la sorte que l'on doit rattacher :
au premier commandement, la défense des pratiques superstitieuses (Deut. xviii,
10) ; — au second, le parjure, le blasphème (Lév. xix, 12), les fausses
doctrines (Deut. xiii) ; — au troisième, toutes les prescriptions
cérémonielles ; — au quatrième, le respect dû aux supérieurs et aux
vieillards (Lév. xix, 32), la bienfaisance envers les égaux et les inférieurs ;
— au cinquième, la haine et les mauvais traitements (Lév. xix, 16 et 17) ;
— au sixième, la fornication (Deut. xxiii, 17) et les vices contre nature (Lév.
xviii, 22) ; — au septième, l'usure (Deut. xxiii, 19), les fraudes (Deut.
xxv, 13), la calomnie et la rapine ; — au huitième, les faux jugements
(Exod. xxiii, 2), le mensonge (Id. 7), la détraction (Lév. xix, 16).
Le neuvième précepte et le dixième n'en renferment aucun autre
qui les complète ; ils défendent par eux-mêmes tous les mauvais désirs.
La véritable justice ne peut venir que de Dieu même, qui en
est l'auteur par sa grâce. Aucun acte moral, aucun précepte ne produisait de
lui-même la justification qui rend saint devant Dieu. Cependant, comme les
préceptes moraux renferment ce qui est juste en soi et qu'on est obligé de les
observer sous peine de n'être pas compté au nombre des saints, si l'on entend
par justification l'accomplissement des œuvres de justice, les préceptes de la
loi justifiaient de cette manière. Dans un autre sens, également impropre, en
prenant le signe pour la chose, on peut dire qu'ils justifiaient, en tant
qu'ils disposaient à la grâce justifiante du Sauveur, qu'ils figuraient ;
car toute la vie du peuple juif prophétisait et figurait Jésus-Christ ; mais,
au fond, ils ne possédaient point la vertu de produire la justice.
Les-préceptes cérémoniels déterminaient les préceptes moraux
par rapport à Dieu, comme les préceptes judiciaires les déterminaient par
rapport au prochain. Les rapports de l'homme avec Dieu s'exprimant par le
culte, les préceptes cérémoniels sont ceux qui se rapportent au culte de Dieu.
Nous avons vu, dans une autre question, ce qui leur a fait donner le nom de cérémoniels[186]. Ils concernaient les sacrifices, les fêtes, la préparation
du service religieux, les vêtements des ministres, leur nourriture, et mille
autres choses relatives au culte divin.
« Que personne, écrivait saint Paul, ne vous condamne au
sujet des jours de fêtes, des néoménies et des sabbats, qui sont l'ombre des
choses futures. » (Colos. ii, 16.) — Dans la vie actuelle, il est
nécessaire que des figures sensibles représentent à nos yeux l'ineffable vérité
qu'il ne nous est pas donné de contempler en elle-même ; elles doivent
même varier suivant l'état des connaissances humaines. Sous l'ancienne loi,
non-seulement la vérité divine n'était pas clairement dévoilée, comme au ciel ;
mais la voie pour y parvenir n'était pas encore ouverte aux hommes : double
raison pour que le culte extérieur fût figuratif. Il fallait qu'il représentât
à la fois la vérité future qui doit nous être dévoilée dans le ciel, et Jésus-Christ
qui est la voie pour y arriver. « La loi, nous dit saint Paul, possédait
l'ombre des biens futurs, mais non l'image même des choses. » (Héb, x, 1.)
L'image appartient à la loi nouvelle ; l'ombre, à la loi ancienne.
Admirons
ici la sagesse divine qui a fait connaître aux Juifs, peuple ignorant et
grossier, les mystères divins sous le voile des figures, et qui leur en a
donné, par les symboles de leur culte, une connaissance implicite, sans les
exposer à mépriser ce qu'ils ne pouvaient concevoir.
La multitude des préceptes cérémoniels était utile, et à tout
le peuple juif, pour le retirer de l'idolâtrie en le rattachant de mille
manières au culte du vrai Dieu, et aux âmes justes en particulier, qu'elle
élevait sans cesse vers la divinité. Leur variété avait aussi pour fin de figurer
les divers mystères du Christ, et de représenter les innombrables bienfaits
spirituels dont l'incarnation nous a comblés. Il fallait évidemment, pour
arriver à un tel but, un grand nombre de cérémonies pieuses.
Les cérémonies de l'ancienne loi se divisent très-bien en sacrifices, sacrements, choses sacrées et
observances. Il est dit des sacrifices : « Ils offriront un veau
avec l'oblation de la farine, comme le prescrivent les cérémonies » (Nomb.
xv, 24) ; — des sacrements : « Telle est l'onction d'Aaron et de
ses fils dans les cérémonies du Seigneur » (Lév. vii, 35) ; — des
choses sacrées : « Voilà tous les instruments de l'Arche d'alliance
que Moïse a énumérés dans les cérémonies des lévites » (Exod. xxxviii, 24) ;
— des observances : « Si vous n'observez pas les cérémonies que je
vous ai prescrites… » (3 Reg. ix, 6.)
Le culte renferme trois choses : le culte même, les
personnes qui le rendent, et les instruments dont on se sert. Le culte même
était renfermé dans les sacrifices.
Les instruments dont on se servait, le tabernacle, les vases, se désignaient
sous le nom de choses sacrées. Les sacrements vouaient le peuple ou les
prêtres au service de Dieu. Les observances
concernaient la nourriture, les vêtements, et en général la manière de vivre ;
elles servaient à distinguer les Juifs des infidèles.
Il est écrit : « Les préceptes du Seigneur éclairent
les yeux ; ils sont pleins de lumière. » (Ps. xviii, 9.)
Les préceptes cérémoniels avaient une fin dont on peut partir
pour leur assigner des causes raisonnables. L'Écrivain sacré ne dit-il pas à
leur sujet : « Ils seront votre sagesse et votre intelligence devant
le peuple ? » (Deut. iv, 6.)
Les
observances de la loi n'avaient point leur raison en elles-mêmes ; la nature
d'un vêtement n'exigeait pas qu'il fût de laine ou de lin. Mais, envisagées par
rapport à leur fin, qui était de figurer les mystères du Christ ou d'écarter
certaines superstitions, elles avaient une cause bien fondée.
Ces préceptes, outre le sens figuratif, qu'on ne saurait
révoquer en doute, puisque saint Paul nous assure que « tout chez les
Juifs arrivait en figure » (1 Cor. x, 11), avaient aussi un sens littéral.
Ceci, du reste, ne leur était pas particulier : les faits historiques
eux-mêmes, indépendamment du sens mystique, avaient d'abord le sens littéral ;
les prophéties, qui regardaient l'avenir, n'en concernaient pas moins les temps
présents. Éloigner les Juifs de l'idolâtrie, rappeler à la mémoire les
bienfaits de Dieu, donner une haute idée de la majesté divine, diriger les cœurs
dans l'adoration due à Dieu ; voilà les raisons littérales des préceptes
cérémoniels. Voici leurs causes figuratives : représenter le Christ et son
Église, sens allégorique ; — préluder
aux mœurs des chrétiens, sens moral ;
— faire entrevoir la gloire du ciel où doit nous introduire Jésus-Christ, sens anagogique.
Les sacrifices avaient des causes profondes. — D'abord, les
Juifs reconnaissaient, en les offrant, que Dieu est le premier principe et la
fin dernière de toute 'la création ; ils semblaient lui dire : « Tout
est à vous, Seigneur, et nous vous rendons ce que nous avons reçu de votre
main. » (1 Paral. xxix, 14.) — En second lieu, comme il était défendu de
sacrifier à aucun autre qu'à Dieu, les sacrifices de la loi éloignaient les
Juifs des sacrifices idolâtriques ; aussi ne furent-ils ordonnés qu'après
l'adoration du veau d'or. — Troisièmement, le plus grand de tous les sacrifices
étant évidemment celui par lequel Jésus-Christ « s'est offert en hostie de
suave odeur » (Éph. v, 2), tous ceux de l'ancienne loi étaient offerts en
figure de ce sacrifice unique et suréminent, comme on représente ce qui est
parfait par des choses imparfaites. « Les prêtres de l'ancienne loi, dit
saint Paul, offraient plusieurs fois les mêmes hosties qui ne pouvaient ôter
les péchés, au lieu que le Christ n'en a offert qu'une seule pour toujours. »
(Héb. x, 11.)
À propos
des sacrifices anciens, on peut demander des explications sans nombre. Nous
allons répondre brièvement à diverses questions. — 1° Pourquoi offrait-on de préférence
des animaux et des pains ? Croyait-on que Dieu eût besoin de la chair des
taureaux et du sang des boucs ? — Dieu n'avait pas besoin pour lui-même
des victimes qui lui étaient offertes ; mais leur immolation avait pour
but d'éloigner du polythéisme, d'élever l'âme vers la divinité, et de figurer
la rédemption du monde. — 2° Pourquoi offrait-on certains animaux plutôt que
d'autres ? — On offrait seulement certaines espèces d'animaux, parce que
les Gentils offraient les autres aux idoles ou s'en servaient dans des
maléfices. Moïse, par l'ordre de Dieu, fit offrir précisément les animaux dont
le meurtre était regardé par les idolâtres comme un crime abominable. Les mêmes
prescriptions avaient de plus une raison mystique : le veau représentait
Jésus-Christ dans la vertu de sa croix ; l'agneau le figurait dans son
innocence ; le bélier, dans sa force ; le bouc, dans la chair du
péché qu'il a revêtue. — 3° Pourquoi les poissons étaient-ils exclus des
sacrifices ? — Les poissons étaient exclus, parce qu'il fallait présenter
des animaux vivants ; les poissons, une fois sortis de leur élément, ne
tardent pas à périr. — 4° Pourquoi offrait-on des animaux tués plutôt que des
animaux vivants ? Pourquoi des animaux sans tache ? — On offrait des
animaux tués plutôt que des animaux vivants, en signe de la rédemption qui
devait s'opérer par le sacrifice sanglant du Sauveur ; on indiquait aussi par-là
que les hommes méritent la mort par leurs crimes ; on sacrifiait ces
animaux à leur place pour signifier l'expiation des péchés. Si les animaux
devaient être sans défauts, c'est que, généralement, on n'attache pas beaucoup
de prix à ceux qui en ont. — 5° Pourquoi des épis, de la farine, du pain, du
vin, etc. ? — Les épis, la farine, le pain, le vin, étaient des figures de
nos mystères, et spécialement de l'Eucharistie. — 6° Pourquoi, enfin, tant
d'espèces de sacrifices et de cérémonies diverses ? — Il y avait trois
sortes de sacrifices : l'holocauste,
le sacrifice pour le péché, et l'hostie pacifique. — L'holocauste, où
l'on brûlait entièrement la victime, s'offrait à Dieu par respect pour sa
majesté suprême et par amour pour sa bonté ; il convenait à l'état des
parfaits. — Le sacrifice pour le péché, dans lequel la moitié de la victime
revenait aux prêtres, à moins qu'ils n'offrissent le sacrifice pour leurs
propres péchés, convenait à l'état des pénitents. — L'hostie pacifique était
offerte en actions de grâces pour un bienfait reçu ou espéré. On y faisait
trois parts : la première était brûlée en l'honneur de Dieu ; la
deuxième servait à l'entretien des prêtres ; la troisième appartenait à
ceux qui avaient fait l'offrande. L'hostie pacifique était propre à l'homme qui
progresse. — Lorsqu'on demande à quoi étaient utiles les diverses prescriptions
qui concernaient l'offrande de ces sacrifices, on peut répondre qu'elles
avaient pour but, les unes de détourner de l'idolâtrie, les autres de moraliser
le peuple, d'autres d'inspirer le respect de la divinité, toutes, dans leur
ensemble, de figurer l'effusion du sang divin sur le calvaire et de représenter
la charité avec laquelle Jésus-Christ s'est offert pour nous.
« Ceux qui font des offrandes selon la loi rendent un
culte figuratif du monde céleste, selon cette parole qui fut dite à Moïse quand
il dressait le tabernacle : Voyez et faites selon le modèle qui vous a été
montré. » (Héb. viii, 5.) Voilà ce que disait saint Paul : or il est
évident que ce qui représente le monde céleste renferme une haute raison.
L'esprit de l'homme est ainsi fait, qu'il a peu d'estime pour
les choses communes et ordinaires, tandis qu'il admire et révère celles qui se
distinguent par une certaine grandeur. Pourquoi les rois et les princes se
couvrent-ils d'habits et d'ornements précieux ; pourquoi habitent-ils dans
de vastes et magnifiques palais, sinon parce qu'ils ont compris que c'était un
moyen de s'attirer la considération des peuples ? Par une raison
semblable, la loi ancienne dut consacrer au culte extérieur, destiné à imprimer
le respect de la divinité, certains jours particuliers, un tabernacle
particulier, des vases particuliers, et des ministres revêtus d'une dignité
spéciale. En outre, les institutions de cette loi devant figurer les mystères
du Christ, il fallait aussi, pour que la figure eût de la ressemblance avec la
réalité, des cérémonies particulières. Donc, dans le culte de Dieu, chez les
Juifs, on dut observer certaines cérémonies déterminées, auxquelles on peut
assigner des causes raisonnables.
Les
esprits peu éclairés demandent à quoi pouvait servir le tabernacle. Le Maître
du ciel et de la terre, disent-ils, peut-il se renfermer dans des édifices
construits par la main des hommes ? D'où vient, disent-ils encore, que
l'on changea plus tard le tabernacle en un temple magnifique ? Pourquoi ne
voyait-on pas chez les Juifs plusieurs temples comme sous la loi nouvelle ?
À quoi bon ces voiles qui divisaient le tabernacle, et, plus tard, le temple ?
Pourquoi ces chérubins, cette arche, ce propitiatoire, ce chandelier, cette
table de proposition ? Pourquoi une consécration du tabernacle et des
vases ? — Un mot de réponse à chacune de ces questions.
Sans
doute; Dieu n'est renfermé dans aucun lieu, et ce n'est pas à cause de lui
qu'il fallut construire un tabernacle ou un temple. Mais les hommes qui
l'honorent ayant un corps, il fallait un temple ou un tabernacle consacré au
culte, et cela pour deux raisons : d'abord, afin que, venant en ce lieu
avec la pensée qu'il était dédié à Dieu, ils en approchassent avec un plus
grand respect ; ensuite, pour qu'à l'aide de la disposition même du lieu
saint, on pût figurer la majesté suprême et l'humanité du Christ par des actes
et par des paroles, et qu'ainsi la piété des cœurs rendit les prières plus
dignes d'être exaucées.
Si le
temple ne fut pas construit plus tôt, la raison littorale en est que, le peuple
juif n'étant pas réuni sous un seul roi, chaque tribu aurait pu vouloir l'obtenir
en partage. La raison figurative, c'est que le tabernacle représentait par sa
mobilité l'état de la vie présente, et particulièrement celui de l'ancienne loi ;
le temple devait signifier l'état de la vie future, et spécialement celui de la
nouvelle loi.
S'il n'y
eut qu'un tabernacle d'abord et ensuite un seul temple, c'était pour mieux
marquer l'unité de Dieu et de l'Église. On sait que les Juifs, outre le temple,
avaient leurs synagogues où ils se réunissaient pour la prière, comme nous nous
réunissons dans nos églises.
Le
tabernacle, dans son ensemble, avait pour but de porter à l'adoration de Dieu
et de figurer la mort du Christ ; voilà pourquoi, dans les sacrifices si
nombreux que l'on y offrait à Dieu, on devait avoir le visage tourné vers le
couchant.
La
partie la plus intérieure, appelée le saint
des saints, où étaient les chérubins et l'arche d'alliance, figurait le
monde des substances spirituelles, et la partie nommée le saint représentait le monde corporel. — Le saint était séparé du saint
des saints par un voile qui réunissait quatre couleurs, pour désigner les
quatre éléments qui cachent à nos yeux le monde spirituel. On peut aussi donner
des raisons figuratives de toutes ces choses. Le saint désignait l'ancienne loi ; le saint des saints, la loi nouvelle ; le voile marquait par ses
quatre couleurs que des mystères spirituels étaient cachés dans les immolations
sanglantes. — L'arche contenait trois choses : les tables de la loi, qui
représentaient la sagesse ; la verge d'Aaron, qui était le symbole du
pouvoir ; et la manne, qui désignait la vie. On peut dire aussi que ces
emblèmes marquaient trois attributs de Dieu ; la sagesse, la puissance et
la bonté. — L'autel des parfums, la table de proposition, le candélabre, étaient d'autres symboles
qui avaient une signification mystique. — Mais, pour bien connaître la raison
figurative de tous les rites religieux, il faut la chercher dans la
représentation de Jésus-Christ, qui est tout à la fois le saint des saints, la véritable
arche d'alliance, la victime de
propitiation, la lumière qui éclaire
le monde, le pain de vie, l'autel des holocaustes et des parfums. —
Il y avait dans l'ancienne alliance sept solennités périodiques, qui toutes
avaient une cause commémorative, morale ou figurative. Le Sabbat se célébrait en mémoire de la création ; la Néomonie rappelait le gouvernement de la
Providence ; la Pâque, la sortie
d'Égypte ; la Pentecôte, les
bienfaits de la loi ; la Fête des
trompettes figurait la prédication des apôtres ; celle de l'expiation, la rémission des péchés ;
la Fête des tabernacles, le pèlerinage
de la vie ; celle des collectes
indiquait la réunion des Juifs dans la terre promise et dans le royaume
céleste.
On appelle sacrements
les rites que l'on employait pour la consécration des personnes qui se
dédiaient au culte de Dieu. Ils se rapportaient, les uns à tout le peuple en
général ; les autres, spécialement aux prêtres et aux lévites. — Pour le peuple
et pour les prêtres, trois choses étaient nécessaires : d'abord,
l'aptitude au culte, conférée généralement à tous par la circoncision et
spécialement aux prêtres par la consécration sacerdotale ; ensuite,
l'usage des choses consacrées au culte : pour les fidèles, la manducation
de l'agneau pascal, et, pour les prêtres, la consommation des pains de
proposition et des offrandes ; enfin, l'éloignement des impuretés légales
qui s'opposaient au culte ; de là la purification des souillures
extérieures et les expiations des péchés. Toutes ces pratiques religieuses qui
constituaient les sacrements, avaient des causes fondées en raison : littéralement,
elles se rapportaient au culte de ce temps-là ; figurativement, elles
représentaient Jésus-Christ. Un coup-d’œil sur chacune d'elles va nous en
convaincre.
La
circoncision avait été instituée comme une profession de foi sur l'unité de
Dieu. Abraham la reçut le premier, parce qu'il fut le premier qui se sépara des
infidèles en sortant de la maison de son père et de sa parenté. Elle avait
aussi pour but d'affaiblir la concupiscence, et de flétrir les mystères de
Priape et de Vénus, où l'on vénérait ce qui est voilé par la pudeur. La raison
figurative de cette pratique était la représentation de la circoncision spirituelle
que le Christ nous a fait connaître, et la délivrance de notre corruption par
la résurrection des corps au huitième âge du monde.
Le
festin pascal avait pour raison littérale le souvenir de la sortie d'Égypte, et
pour cause figurative l'immolation du Christ, conformément à cette parole :
« Notre pâque est le Christ immolé pour nous. » (1 Cor. 5.) Les
cérémonies que l'on y pratiquait étaient une figure des dispositions que l'on
doit apporter à la sainte communion.
Plusieurs
sacrements correspondaient aux nôtres : la circoncision répondait au
Baptême, la manducation de l'agneau pascal à l'eucharistie, les purifications à
la Pénitence, etc.
Les
purifications et les expiations, établies pour imprimer le respect du culte,
concernaient l'esprit et le corps. — Les impuretés légales, qu'elles
enlevaient, avaient leur raison figurative dans les divers péchés dont elles
étaient le symbole. — Les immondicités corporelles ou spirituelles s'expiaient
aussi par des sacrifices que l'on explique de la même manière. Celui de la
vache rousse et celui des deux boucs, dont l'un était immolé, l'autre envoyé
dans le désert, n'étaient pas sans signification mystique ; comme toutes
les cérémonies de la loi, ils avaient leur raison littérale et figurative. Il
n'est pas jusqu'aux ornements du grand-prêtre et aux habits des lévites dont on
ne puisse découvrir une raison littérale ou mystique.
Les observances cérémonielles, qui concernaient la manière de
vivre, s'expliquent aussi par des raisons de convenance tirées du culte de Dieu
et par des raisons mystiques prises de la représentation de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Saint Paul a écrit « que toutes les choses qui arrivaient
chez le peuple juif étaient des figures. » (1 Cor. x, 11.)
S'il était défendu de manger certaines viandes, c'était tantôt
par une raison hygiénique, tantôt en haine de l'idolâtrie, tantôt par
tempérance, tantôt par horreur pour les vices que représentent certains
animaux, tantôt enfin pour inspirer de la compassion au peuple : aussi
cette même loi qui interdisait la chair d'un grand nombre d'animaux, permettait
l'usage de tous les fruits. En considérant, les unes après les autres, les
observances légales, on voit sans peine, à l'aide de ces principes, que la
distinction des animaux purs et impurs était fondée sur une haute sagesse.
La loi
défendait dans l'alimentation : 1° les bêtes qui habitent sous terre, telles
que la taupe, la souris, dont l'odeur est fétide ; 2° les animaux qui ont
des soles ou sabots (pied non fendu), comme le cheval. L'expérience avait
prouvé que les animaux réputés immondes par les lois rituelles, sans excepter
le lièvre et le porc, n'étaient pas propres, dans la Palestine, à la
nourriture.
Avant la loi mosaïque, il y eut des oblations, des sacrifices,
des holocaustes, en un mot des cérémonies établies par les patriarches, pour
rendre à Dieu le culte qui lui est dû. Abel offrait des sacrifices, Noé fit un
holocauste, Abraham éleva un autel et pratiqua la circoncision. Melchisédech
était prêtre du Très-haut. Dès le temps du déluge, on connaissait la
distinction des animaux purs et impurs. Dieu dit à Noé : « Prenez
sept paires de tous les animaux purs et deux paires des animaux impurs. »
(Gen. vii, 2). Mais, avant la législation de Moïse, ces cérémonies n'étaient
pas légales. Elles n'avaient point été établies par un législateur. De même
qu'il y avait, dans les jours anciens, des règles judiciaires fondées, non sur
la loi divine, mais sur la raison humaine, les cérémonies dont nous parlons
avaient trouvé leur origine dans la volonté et dans la dévotion des adorateurs
du vrai Dieu, mais non dans l'autorité d'une loi positive.
Il est
vraisemblable que, dans les premiers âges du monde, de saints personnages,
doués de l'esprit prophétique, avaient déterminé, sous les inspirations de leur
piété, des cérémonies religieuses qui, tout en répondant au culte intérieur,
figuraient les mystères du Christ que les anciens patriarches représentaient
jusque dans leurs actes, suivant cette parole de l'Apôtre : « Toutes
les choses qui leur arrivaient étaient des figures. » (1 Cor. x, 11.)
« Si les Juifs, disait saint Paul, avaient reçu une loi
capable de justifier, le Christ serait mort en vain. » (Gal. ii, 21.)
La loi distinguait deux sortes d'impuretés : l'impureté
spirituelle, qui souille l'âme par le péché ; et l'impureté corporelle,
espèce d'irrégularité qui rendait impropre au culte divin ; par exemple,
celle qu'imprimait la lèpre ou le contact d'un corps mort.
Les cérémonies de l'ancienne loi avaient la vertu de purifier
des souillures corporelles et des irrégularités établies par la loi elle-même ;
mais elles n'avaient pas la puissance d'enlever la tache spirituelle que le
péché imprime à l'âme et qui ne peut être effacée que par le Christ. »
(Jean, i, 29.) Ne contenant pas réellement en elles-mêmes la grâce qui découle
du Christ incarné et mort sur la croix, elles ne pouvaient pas, comme les
sacrements de la loi nouvelle, purifier du péché. « Il est impossible, dit
saint Paul, que les péchés soient ôtés par le sang des boucs et des taureaux »
(Héb. x, 4) : aussi cet Apôtre appelle-t-il ces cérémonies des « éléments
vides et impuissants. » (Gal. iv, 9.)
Quoi qu'il en soit, l'âme fidèle pouvait s'unir par la foi au
Christ incarné et souffrant ; dès-lors elle obtenait la justification par
la foi en Jésus-Christ. Comme les cérémonies légales renfermaient la figure du
Christ, leur observation formait une certaine profession de la vraie foi.
C'était dans ce but que l'on offrait des sacrifices pour les péchés. Ces
sacrifices n'avaient pas la vertu propre de purifier du péché, mais ils
constituaient une protestation de la foi qui l'effaçait. La loi l'insinuait, en
disant : « Dans l'oblation des hosties pour le péché, le prêtre
priera pour lui, et sa faute lui sera pardonnée. » (Lév. iv et v.) Les
péchés étaient remis, non par les sacrifices eux-mêmes, mais par la foi et la
dévotion de ceux qui les offraient.
Notre-Seigneur, en appelant sa loi une alliance nouvelle,
montrait que la première se passait et vieillissait ; ce qui se passe et
vieillit est près de sa fin.
Nul doute que le culte extérieur, qui correspond au culte
intérieur, ne doive subir des modifications et des changements, lorsque le
culte intérieur lui-même change et se modifie. Or on peut distinguer pour le
culte intérieur trois états. Dans le premier, la foi et l'espérance
embrassaient comme futurs les biens célestes et les moyens de les acquérir :
c'était la condition des Juifs. Dans le deuxième, la foi et l'espérance
embrassent encore comme futurs les biens célestes ; mais les moyens de s'en
mettre en possession sont présents ou passés : c'est la condition des
chrétiens. Dans le troisième, enfin, on possède comme présents les biens et les
moyens : c'est la condition des bienheureux ; au ciel, plus de
figures, mais des actions de grâces et des cantiques de louange. « Plus de
temple ; « le Seigneur est le temple et l'Agneau. » (Apoc. xxi,
22.) Conséquemment, les cérémonies qui, sous le premier état, figuraient le
nôtre, ont dû commencer à prendre fin à la venue du Christ ; car les
bienfaits de Dieu qui font arriver au ciel étaient présents. Le mystère de la
rédemption s'étant accompli au moment où le Sauveur mourant s'écria :
« Tout est consommé, » les cérémonies légales cessèrent alors ;
et voilà pourquoi le voile du temple se déchira.
Avant la
Passion, pendant que le Sauveur prêchait et opérait des miracles, la loi et
l'Évangile existaient simultanément : le mystère du Christ était commencé
et non consommé ; on le voit par l'ordre que le Seigneur donna au lépreux
d'observer les cérémonies légales.
Quoique notre foi au Christ soit la même que celle des anciens
patriarches, nous ne devons pas employer les mêmes formules, puisqu'ils ont
précédé le Rédempteur, que nous suivons. Ils disaient, au futur : « Voilà
qu'une Vierge concevra et enfantera un Fils ; » au lieu que nous
devons dire, au passé : « Une Vierge a conçu et enfanté un Fils. »
Les cérémonies de la loi marquaient que le Christ naîtrait et souffrirait ;
nos sacrements, qui les remplacent, annoncent que le Christ est né, qu'il a
souffert, qu'il est ressuscité. — Comme on pécherait mortellement si on disait
aujourd'hui, dans une profession de foi, que le Messie naîtra, ce que les
patriarches disaient avec piété et vérité ; de même, on commettrait un
péché mortel si on observait, de nos jours, les cérémonies légales. Le Christ n'est
plus promis comme devant naître et mourir ; il est né, il est mort, et il
est ressuscité.
Voici, à cet égard, la doctrine de saint Augustin. Avant la
Passion, les observances légales n'étaient ni mortelles, ni mortes. — Entre la
Passion et la promulgation de l'Évangile, elles étaient mortes, mais non
mortelles ; les Juifs, devenus chrétiens, pouvaient les observer
licitement, pourvu qu'ils n'y missent pas toute leur espérance. On ne devait
pas non plus les observer trop scrupuleusement, comme faisait saint Pierre,
repris par saint Paul. Les Gentils qui embrassaient l'Évangile n'avaient aucune
raison de les observer. Pour ces motifs, saint Paul circoncit Timothée, dont la
mère était juive ; mais il ne circoncit pas Tite, dont les parents étaient
Gentils. Le Saint-Esprit ne voulut pas que, dès le principe, on interdit aux
Juifs qui se convertissaient les cérémonies légales, comme on défendait aux
païens les pratiques idolâtriques : on voyait par-là la différence des
deux religions. — Depuis la promulgation de l'Évangile, les cérémonies
mosaïques sont mortes et mortelles.
Les préceptes judiciaires réglaient les rapports des hommes
entre eux, comme les préceptes cérémoniels réglaient les rapports de l'homme
avec Dieu. On les nomme judiciaires,
parce que les jugements relatifs aux relations mutuelles des hommes sont
généralement rendus au nom du prince, dont le pouvoir s'étend à toutes les
questions litigieuses qui s'élèvent dans la société politique ou civile.
Un précepte est figuratif de deux manières : il l'est
directement, quand il a été principalement établi pour représenter un mystère ;
tels étaient les préceptes cérémoniels. Il l'est indirectement, par voie de
conséquence. Les préceptes judiciaires étaient de ce dernier genre. Ils avaient
été établis pour régler l'état social des Juifs selon la justice, et non pour
figurer quelque chose. Mais comme le peuple juif avait une constitution sociale
totalement figurative, ainsi que le marque cette parole de saint Paul :
« Tout leur arrivait en figure » (1 Cor. x, 11), ces préceptes
étaient indirectement figuratifs.
Non ; car ils ont été abrogés par l'avènement du Christ. « Le
sacerdoce ayant été transféré, disait saint Paul, il faut que la loi le soit
aussi. » (Héb. vii, 11) Toutefois, tandis que les préceptes cérémoniels
seraient maintenant un péché pour quiconque les observerait, les préceptes
judiciaires ne sont pas une cause de mort. Un prince qui les établirait dans
ses États ne serait point coupable. La raison de cette différence, c'est que les
préceptes cérémoniels, établis pour figurer directement et par eux-mêmes les
mystères futurs du Christ, seraient de nos jours une atteinte à la foi, au lieu
que les préceptes judiciaires n'avaient pas pour but essentiel de figurer
positivement l'avenir. Il était naturel, sans doute, qu'à l'avènement du Christ
ils cessassent d'obliger, l'état social du peuple auquel ils convenaient étant
lui-même changé ; mais leur observation actuelle ne contredit pas la vraie
foi. Cela n'aurait lieu que dans le cas où on les observerait comme
obligatoires en vertu de l'ancienne loi ; ce qui serait professer que
l'état ancien est toujours subsistant et que le Christ n'est pas venu.
Il existe dans toute nation quatre espèces de rapports :
les rapports des princes à l'égard des sujets ; les rapports des sujets
entre eux ; les rapports des citoyens envers les étrangers ; enfin
les rapports domestiques, du père à l'égard des enfants, de la femme à l'égard
du mari, du maître à l'égard du serviteur. Les préceptes judiciaires de l'ancienne
loi peuvent se distinguer d'après ces quatre rapports. Les uns regardaient les
chefs, leurs devoirs et le respect qui leur est dû ; les autres
concernaient les relations des citoyens, les achats, les ventes, les jugements,
les peines ; d'autres étaient relatifs aux nations étrangères, aux
guerres, à l'hospitalité ; d'autres enfin réglaient la vie domestique, et
traitaient des esclaves, des femmes et des enfants.
Il est certain que le gouvernement d'Israël se faisait
remarquer par la beauté de son organisation ; c'est à lui que s'appliquent
ces paroles : « Qu'ils sont beaux tes tabernacles, ô Jacob ! Que
tes tentes sont belles, ô Israël ! » (Num. xxrv, 5.)
La meilleure constitution pour une nation est celle où un chef
suprême gouverne selon la justice, assisté par des ministres subalternes,
vertueux comme lui ; de telle sorte que le pouvoir appartienne à tous les
citoyens de quelque manière, non-seulement parce que tous peuvent y être
élevés, mais encore parce que tous ont le droit d'élection. C'est l'unique
moyen de tenir le peuple en paix et de lui faire aimer et défendre sa
constitution. Or, pour arriver à ce résultat, il faut un pouvoir mixte qui
réunisse tout à la fois la royauté, où il n'y a qu'un chef ;
l'aristocratie, où il y en a plusieurs ; et la démocratie, où tous les
citoyens sont électeurs et éligibles. Tel fut le gouvernement établi par la loi
divine. Moïse dirigeait la nation en qualité de chef unique, auquel tout
obéissait ; voilà la royauté. On élisait soixante-dix vieillards choisis
pour leur vertu ; c'était l'élément aristocratique. Les chefs étaient pris
dans tous les rangs du peuple ; là se trouvait le principe démocratique.
(Deut. i, 15.) Nous devons en conclure que l'organisation du pouvoir des
princes chez les Juifs était la plus parfaite qui se puisse concevoir.
Si
l'élection du souverain n'y est pas déterminée, il ne faut point s'en étonner :
Dieu, voulant gouverner le peuple juif avec un soin tout spécial, se l'était
réservée. Nous lisons dans le Deutéronome (xvii, 15) : « Vous
établirez roi celui que le Seigneur votre Dieu aura choisi. » Josué fut
investi du pouvoir par l'ordre de Dieu. Il en fut de même de tous les juges qui
commandèrent après lui. Il est écrit de chacun d'eux : « Dieu suscita
un sauveur à son peuple. » — La royauté ne fut établie que plus tard. Elle
est le meilleur des gouvernements, quand elle ne se corrompt pas ; mais l'étendue
du pouvoir accordé au roi la fait aisément dégénérer en tyrannie. Il faut une
vertu parfaite pour bien porter la bonne fortune. Une telle vertu était
très-rare chez les Juifs, enclins à la cruauté et à l'avarice, deux vices d'où
naît bientôt l'abus du pouvoir. Pour cette raison, Dieu ne leur donna pas un
roi dès le commencement. Quoiqu'il eut réglé d'avance ce qui concerne la
puissance royale, il n'en accorda l'exercice qu'à la demande du peuple et avec
une sorte d'indignation, comme on le voit par ce qu'il dit au prophète Samuel :
« C'est moi, et non pas vous, qu'ils ont rejeté, pour que je ne règne pas
sur eux. » (1 Rois, viii, 17.) Il eut soin de faire annoncer d'avance les
droits iniques que s'arrogeraient les tyrans sur leurs sujets.
Les rapports mutuels des citoyens étaient réglés avec la même
sagesse ; bienfait particulier qui ravissait le Psalmiste d'admiration,
quand il s'écriait : « Il n'en a pas fait autant à toutes les nations,
et il ne leur a pas manifesté ses jugements. » (Ps. clvii, 20.)
Les relations des citoyens entre eux sont de deux espèces :
les unes ressortent de l'autorité des princes, les autres dépendent de la
volonté des simples particuliers.
La loi avait sagement réglé ces deux sortes de rapports. Elle
avait établi aux portes des villes des juges et des magistrats, auxquels elle
ordonnait de rendre la justice aux étrangers comme aux citoyens, sans
distinction de personnes. (Deut. xvi,18.). Défense leur était faite d'accepter
des présents. (Exod. xxiii, 8.) Ils savaient d'avance les peines qu'ils
devaient infliger aux divers délits[187]. Les rapports qui reposent sur la volonté des individus
concernent les propriétés et leurs mutations, les ventes, les achats, les
donations et les autres transactions semblables. L'irrégularité des possessions
étant trop souvent la ruine des États, la loi statuait que le partage des
terres conquises se ferait par parts égales proportionnellement au nombre des
hommes ; mais, afin que le partage primitif ne fût point détruit, elle
régla que les propriétés immobilières ne seraient point aliénées pour toujours.
Les terres devaient, après un certain temps, retourner à leurs anciens maîtres[188]. Pour éviter la confusion des lots, les parents les plus
proches succédaient aux morts : le fils au premier degré, la fille au
second, les frères au troisième, les oncles au quatrième, et tous les autres
parents au cinquième. Pour sauvegarder mieux encore la propriété primitive, la
loi obligeait les femmes qui avaient hérité à se marier dans leur propre tribu.
Elle voulait aussi que l'usage des propriétés fût commun sous certains rapports :
premièrement, en ce qui était de la surveillance et du soin ; en second
lieu, quant aux fruits, notamment la septième année, où tout le monde était
également maître des produits de la terre. (Exod. xxiii, 11.) Tous les trois
ans, le lévite, l'étranger, l'orphelin et la veuve percevaient une dîme
particulière. (Deut. xiv, 28.) Les ventes, les achats, les locations, les
prêts, les emprunts et les dépôts, tout avait son article de loi. Il est donc
avéré que la loi, dans ses préceptes judiciaires, avait très-sagement réglé les
relations des hommes. Ces préceptes avaient tous pour but de porter les
citoyens à s'aimer les uns les autres, à se faire mutuellement part de leurs
biens, et à se prêter volontiers un mutuel secours dans leurs nécessités.
À l'égard des étrangers, la loi ancienne pouvait encore revendiquer
ces paroles de la Sagesse : « Mes paroles sont pleines d'équité. »
(Prov. viii, 8.) Elle ordonnait de traiter avec bienveillance ceux qui
n'étaient pas ennemis. Les voyageurs qui passaient, ou qui voulaient séjourner
chez les Juifs, y trouvaient une loi toute de miséricorde. « Vous ne
contristerez pas l'étranger, disait Moïse ; vous n'opprimerez pas le
pèlerin. » (Exod. xxii, 21.) Il était enjoint de faire la guerre aux
ennemis de la nation avec justice, courage et confiance en Dieu. La loi
prescrivait de ne point abuser de la victoire et d'épargner les femmes et les
enfants ; elle défendait même de couper les arbres fruitiers du territoire
envahi.
Les
étrangers étaient généralement admis au culte de Dieu ; mais on ne leur
permettait pas immédiatement de prendre part aux affaires publiques, par
crainte de dangers pour l'État. Plusieurs ne pouvaient point se faire
naturaliser ; par exemple, ceux qui avaient commis des hostilités. La loi,
toutefois, n'en excluait aucun du culte de Dieu ni des choses qui tiennent au
salut de l'âme.
« Les jugements du Seigneur sont équitables ; ils se
justifient par eux-mêmes. » (Ps. xviii, 10.)
Dans la vie domestique, il y a trois sortes de rapports sur
lesquels la loi renfermait des préceptes pleins de sagesse : ceux du
maître et du serviteur, ceux du mari et de la femme, ceux du père et de
l'enfant.
Les serviteurs devaient être traités avec humanité, punis avec
modération. Les esclaves, rendus à la liberté la septième année, emportaient
leurs vêtements et des aliments pour le voyage.
Les femmes devaient, afin que les partages primitifs ne se
confondissent pas, se marier dans leur propre tribu. Pour éloigner le danger
des séductions, les hommes ne pouvaient épouser aucune femme étrangère, à moins
qu'elle ne renonçât à son culte idolâtrique pour adopter celui des Hébreux ;
mais, dans ce cas, le mariage était permis, comme le prouve l'exemple de Ruth,
épousée par Booz. Le frère devait épouser
la femme de son frère mort sans enfants, afin
que le défunt eût du moins des héritiers par adoption, et que sa mémoire ne fût
pas entièrement anéantie.
Les enfants devaient être instruits dans la foi et formés à la
vertu[189].
D'après le Philosophe, une chose est ce qu'il y a en elle de
prédominant. Or ce qui est prédominant dans la loi du Nouveau Testament, c'est
la grâce de l'Esprit-Saint communiquée par la foi en Jésus-Christ. Par
conséquent, la loi nouvelle est la grâce même de l'Esprit-Saint donnée aux
fidèles serviteurs du Christ. Cette vérité ressort aussi de ces paroles de
saint Paul : « La loi qui donne la vie spirituelle en Jésus-Christ
m'a affranchi de la loi du péché. » (Rom. viii, 2.) Mais, comme la loi
nouvelle renferme, tant à l'égard des vérités à croire que pour les œuvres à
pratiquer, des choses qui préparent à la grâce ou qui sont relatives à son
usage, et dont il fallait que les chrétiens fussent instruits oralement ou par
écrit, elle est, sous ce rapport, une loi écrite. Ainsi la loi nouvelle ou
évangélique est principalement une loi infuse, et secondairement une loi
écrite.
Le texte
évangélique renferme deux choses : la préparation à la grâce et la manière
d'en faire usage. Il prépare hotte intelligence à la grâce, en nous manifestant
la divinité et l'humanité du Christ ; notre volonté, en nous apprenant à
mépriser le monde. L'usage de la grâce, qu'il nous enseigne, consiste à pratiquer
les vertus. Mais la loi nouvelle, surajoutée à la nature humaine par un don de
la grâce, ne nous montre pas seulement ce que nous devons faire ; elle
nous aide à l'accomplir, et c'est ainsi qu'elle est infuse en nous.
Comme on vient de le voir, la loi nouvelle renferme deux
éléments : d'abord la grâce de l'Esprit-Saint, élément principal, qui nous
est communiquée intérieurement ; et, sous ce rapport, elle justifie ;
puis les enseignements de la foi et les préceptes de la vertu, élément
secondaire, qui sont donnés extérieurement ; et, sous cet autre rapport,
elle ne justifie pas. Cette distinction nous explique ce texte de l'Apôtre :
« La lettre tue, mais l'esprit vivifie. » (2 Cor. iii, 6.) La lettre,
selon saint Augustin, signifie toute l'Écriture, même les préceptes moraux de
l'Évangile. La lettre de l'Évangile tuerait, en effet, si la grâce qui vient de
la foi n'était pas en nous pour nous sauver de la mort.
Nous répondons négativement, pour trois raisons :
Premièrement, la loi nouvelle consiste principalement dans la
grâce de l'Esprit-Saint. Pour que cette grâce nous fût donnée avec abondance,
il fallait que la rédemption du Christ eût détruit l'obstacle du péché ; de
là cette parole de saint Jean : « L'Esprit n'avait pas encore été
donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié. » (Jean, vii, 39.)
Deuxièmement, rien n'atteint tout d'un coup la perfection :
chaque chose a, dans le temps, son progrès successif ; on est enfant avant
d'être homme. La loi était un premier maître qui devait nous conduire à
Jésus-Christ.
Troisièmement, la loi nouvelle est une loi de grâce. Or, afin
que l'homme comprît la faiblesse de sa nature et le besoin qu'il avait de la
grâce, il a fallu que, abandonné à lui-même sous l'ancienne loi, il apprit par
ses chutes quelle est son impuissance ; c'est ce que saint Paul insinue
par ces paroles : « La loi est venue et le péché a abondé ; mais
où le péché a abondé, la grâce a surabondé. » (Rom. v, 20.)
Il n'y a
eu aucune injustice dans le retard de la grâce ; le genre humain avait
mérité d'en être privé. Si elle est refusée à quelques-uns, c'est par justice ;
si elle est donnée à d'autres, c'est une faveur. Il y a eu, toutefois, dans
tous les temps, des hommes qui appartenaient à la nouvelle alliance[190].
Dans cette parole du Seigneur : « Je vous le dis,
cette génération ne passera pas que toutes ces choses ne soient accomplies »
(Matth. xxiv, 34), le mot génération,
selon saint Chrysostome, désigne les fidèles du Christ ; il en résulte que
l'état des chrétiens durera jusqu'à la consommation des siècles.
La loi nouvelle a succédé à l'ancienne comme apportant un état
plus parfait : or, dans la vie présente, aucun état nouveau ne saurait
être plus parfait que l'état évangélique. Rien, en effet, n'est plus près de la
fin dernière que ce qui nous y introduit immédiatement, comme le fait la loi
nouvelle. « Nous avons, par le sang de Jésus Christ, dit l'Apôtre, la
liberté d'entrer dans le sanctuaire, en suivant la nouvelle voie qu'il nous a
tracée... ; approchons-nous de lui. » Il est clair qu'une loi qui
nous met dans un tel rapport avec notre fin dernière ne peut pas être remplacée
ici-bas par un état plus parfait. Ce n'est pas à dire que les hommes
n'observeront pas l'Évangile avec plus ou moins de perfection, et que, sous ce
rapport, l'état du monde ne changera pas. La loi ancienne elle-même a été
tantôt très-bien observée, tantôt complètement violée ; l'état, de la loi
nouvelle peut également varier selon les lieux, les temps et les individus.
Nous soutenons seulement que, dans aucun âge, l'humanité n'aura la grâce du
Saint-Esprit d'une manière plus parfaite qu'elle ne l'a eue jusqu'à ce jour, et
surtout que ne la possédèrent les Apôtres, qui en reçurent les prémices.
L'humanité
a été destinée à vivre dans trois états. Celui de la loi ancienne était
figuratif et imparfait par rapport au nôtre ; le nôtre, figuratif et
imparfait par rapport à l'état de la gloire, sera détruit à l'avènement de ce
dernier, comme le marque cette parole : « Maintenant nous voyons Dieu
dans un miroir ; mais alors nous le verrons face à face. » (1 Cor. xiii,
12.)
Montan
et Priscille prétendirent que la promesse qu'avait faite le Seigneur d'envoyer
le Saint-Esprit ne s'était pas accomplie dans les Apôtres, mais en eux. Les
Manichéens voulaient que cette promesse se fût réalisée dans Manès, qui était
pour eux le Paraclet. Les uns et les autres, on le conçoit, rejetèrent le livre
des Actes des Apôtres, où il est
rapporté que, conformément à cette parole du Seigneur : « Sous peu de
jours vous serez baptisés par l'Esprit Saint. » (Act. i, 5), cette
promesse a été véritablement accomplie dans les Apôtres. (Act. ii.) Pour
réfuter leurs vaines prétentions, il suffit, d'ailleurs, de rappeler cette
parole de saint Jean : « L'Esprit n'avait pas encore été donné, parce
que Jésus n'avait pas encore été glorifié » (Jean, vii, 30) ; de
laquelle on est en droit de conclure que l'Esprit-Saint fut donné immédiatement
après que le Christ eut été glorifié par sa résurrection, et par son ascension.
Elles
sont donc folles les utopies de ceux qui attendent une ère nouvelle, qu'ils
appellent l'Ère de l'Esprit-Saint ;
comme si l'Esprit-Saint n'avait pas enseigné aux Apôtres tout ce qu'il est
nécessaire de croire et de pratiquer pour être sauvé ; comme si la loi
évangélique n'était pas, selon l'expression de saint Paul, « l'esprit de
vie en Jésus-Christ. » (Rom. viii, 2.)
« Le sacerdoce, dit saint Paul, ayant été transféré, il
est nécessaire que la loi le soit aussi. » (Héb. vii, 12.)
Les lois diffèrent de deux manières : d'abord, en tendant
à une fin différente ; ensuite, par les moyens qu'elles emploient pour
arriver à la fin qui leur est commune. Dans le premier sens, la loi nouvelle
n'est pas autre que la loi ancienne ; l'une et l'autre ont la même fin,
qui est la soumission de l'homme à Dieu. Le même Dieu est le Dieu de l'Ancien
et du Nouveau Testament, selon cette parole de l'Apôtre : « Il n'y a
qu'un seul Dieu qui justifie par la foi les circoncis et les incirconcis. »
(Rom. iii, 30.) — Dans le second sens, la loi nouvelle est autre que la loi
ancienne : celle-ci, selon l'expression de saint Paul, était comme le
maître à l'égard des enfants ; la loi nouvelle est une loi de perfection,
elle est la loi de la charité.
La
différence entre la nouvelle et l'ancienne loi est la différence du parfait à
l'imparfait. Les hommes imparfaits ne sont pas conduits à la vertu de la même
manière que les parfaits. Il faut, pour les y porter, des motifs pris en-dehors
de la vertu même, tels que la menace des châtiments ou la promesse de certaines
récompenses temporelles, les richesses ou d'autres avantages semblables ;
de là le nom de loi de crainte
appliqué à la loi ancienne qui convenait à l'homme imparfait, c'est-à-dire à
l'homme encore étranger à la grâce spirituelle. La loi nouvelle, consistant
principalement dans l'infusion de la grâce, est appelée loi d'amour, parce que, possédant les promesses spirituelles et
éternelles qui sont l'objet de la charité, elle nous attire à Dieu sans
recourir à des biens pris en dehors d'elle-même : aussi est-il dit qu'elle
domine le cœur. Il existait, sous
l'Ancien Testament, des hommes qui avaient la grâce et la charité, des saints
qui attendaient les biens spirituels et éternels, comme il y a, sous le
Nouveau, des hommes charnels qu'il faut exciter à la vertu par la crainte des
châtiments éternels et par des menaces temporelles ; ils appartenaient à
la loi nouvelle ; car, quoique l'ancienne loi eût des préceptes de
charité, elle n'avait pas le privilège de donner le Saint-Esprit, « qui
répand la charité dans les cœurs. » (Rom., v, 5.)
Jésus-Christ a dit lui-même : « Je ne suis pas venu
détruire la loi, mais l'accomplir ; » et il ajoute aussitôt : « Il
ne manquera ni un iôta ni un trait à l'accomplissement. » (Matth. v, 17.)
Dans la loi ancienne, on peut considérer la fin et les
préceptes. Quant à la fin, elle se proposait la justification des hommes ;
mais, ne pouvant l'opérer, elle se contentait de la figurer par ses cérémonies
et de la promettre par ses oracles. La loi évangélique est venue l'accomplir en
justifiant les hommes par la vertu de la passion du Rédempteur ; c'est de
là que l'Apôtre a dit : « Ce que la loi ne pouvait faire, Dieu l'a
fait, lorsque, ayant envoyé son propre Fils revêtu d'une chair semblable à la
chair du péché, il a condamné le péché dans la chair, afin que la justice de la
loi soit accomplie en nous. » (Rom. viii, 3.) Alors les promesses de la
loi mosaïque, ainsi que ses figures, ont été réalisées. Au témoignage du même
Apôtre, toutes les promesses de Dieu ont, dans le Christ, leur vérité » (2
Cor. i, 20), et toutes les cérémonies de la loi étaient l'ombre d'un corps, qui
est Jésus-Christ. » (Colos. ii, 17.) Voilà pourquoi la loi nouvelle est
appelée « loi de vérité, » et la loi ancienne « l'ombre des
choses futures. »
Quant aux préceptes de la loi ancienne, le Sauveur les a
accomplis par ses œuvres et par sa doctrine. N'a-t-il pas voulu être circoncis ?
N'a-t-il pas pratiqué toutes les observances qui étaient obligatoires à cette
époque ? « Ne s'est-il pas, comme le dit saint Paul, assujetti à la
loi ? » (Gal. iv, 4.) Dans sa doctrine aussi, il en a donné le vrai
sens : en formulant de nouveau certains préceptes, qu'a-t-il fait autre
chose que de mieux assurer l'observation de cette loi, en la dégageant de la
fausse interprétation des Pharisiens pour la rendre à son sens primitif ?
S'il ajoute des conseils de perfection, c'est pour qu'elle soit mieux
accomplie. Il n'a détruit que les observances, devenues superflues du moment
que ce qu'elles signifiaient était réalisé.
En
défendant, au mari, par exemple, de renvoyer sa femme, il ne va pas contre les
prescriptions de la loi ; car la loi ne voulait pas, en réalité, que la
femme fut renvoyée, et c'est pour cela qu'elle établissait un délai.
Le Nouveau Testament est à l'Ancien ce que le parfait est à
l'imparfait, car, au sujet de ces paroles que nous lisons dans saint Marc (iv,
28) : « La terre produit d'elle-même l'herbe d’abord, ensuite l'épi,
puis le grain formé dans l'épi, » saint Chrysostome observe très-bien que
l'herbe a paru sous la loi de nature, les épis sous la loi mosaïque, et le
grain tout formé sous l'Évangile. La loi nouvelle est renfermée dans l'ancienne
comme le grain dans l'épi, l'arbre dans la semence, le complet dans
l'incomplet, l'effet dans sa cause.
Tout ce qui
est ouvertement et explicitement proposé à notre foi dans le Nouveau Testament,
l'Ancien le proposait aussi, mais implicitement et sous le voile des figures. —
Tous les préceptes de la loi nouvelle sont contenus, quant à leur substance,
dans l'ancienne. La nouvelle les formule d'une manière plus explicite, et c'est
de là qu'il est dit qu'ils sont plus grands. Saint Augustin le fait observer :
« Presque tous les avertissements et les préceptes, dit-il que le Seigneur
a donnés en se servant de cette expression : Et moi je vous dis, se trouvent dans l'Ancien Testament ; mais
comme l'on n'entendait par l'homicide que le meurtre, il a montré qu'il fallait
adjoindre à ce genre de péché tous les autres qui ont pour but de nuire à la
personne du prochain. » Après tout, rien n'empêche qu'une chose plus
grande soit contenue virtuellement dans une autre moins grande, comme l'arbre
est contenu dans sa semence.
Saint Hilaire, commentant ces paroles de Jésus-Christ : « Venez
à moi, vous tous qui travaillez et qui êtes surchargés » (Matth. xi, 28), fait
observer que le Seigneur appelle tous ceux qui sont fatigués des difficultés de
la loi ; ensuite il insiste sur ces mots : « Mon joug est doux
et mon fardeau est léger. » La conclusion qu'il en tire, c'est que la loi
nouvelle est plus douce que l'ancienne.
Néanmoins, il faut considérer que, dans les actes vertueux qui
font l'objet des préceptes, il y a deux sortes de difficultés. L'une provient
de l'opération extérieure qui, par elle-même, ne laisse pas que d'offrir
quelque chose de gênant. Sous ce rapport, la loi ancienne, par les cérémonies multipliées
auxquelles elle obligeait, était incontestablement plus onéreuse que la loi
nouvelle, laquelle, considérée dans la doctrine du Christ et des Apôtres,
n'ajoute qu'un petit nombre d'actes extérieurs aux préceptes de la loi
naturelle. Les saints Pères en ont établi d'autres dans la suite ; mais
saint Augustin recommande une sage modération sur ce point, de peur qu'on ne
rende l'observation de la loi trop pénible. « Dieu a voulu dans sa
miséricorde, dit ce grand Docteur, que notre religion fût une religion de
liberté, et, pour cela, il l'a réduite à un petit nombre de pratiques
extérieures de la plus grande simplicité. Que ceux qui veulent la surcharger de
lourds fardeaux prennent garde que les fidèles n'en soient réduits à envier la
condition des Juifs, laquelle, du moins, ne dépendait pas de la présomption des
hommes. »
L'autre difficulté a rapport à l'opération intérieure. À cet
égard, on ne saurait se dissimuler que les préceptes de l'Évangile sont
difficiles pour celui qui n'a pas l'habitude de la vertu, et qu'ils sont même
plus onéreux que ceux de la loi ancienne. Cela vient de ce que l'Évangile,
s'occupant des mouvements intérieurs de l'âme, en défend plusieurs dont la loi
ancienne ne parlait pas expressément, ou du moins à l'égard desquels elle
n'avait pas établi de sanction ; car c'est là ce qu'il y a de plus difficile
pour celui qui n'est pas vertueux. « Il est facile, dit Aristote, de faire
ce que fait le juste ; mais ce qui n'est pas aisé, c'est de le faire comme
il le fait, avec promptitude et avec plaisir. » Saint Augustin, expliquant
ces paroles de saint Jean : « Les préceptes du Christ ne sont pas
pénibles » (1 Jean, v, 3), dit à merveille : « Ils ne sont pas
pénibles pour celui qui aime ; mais ils le sont pour celui qui n'aime pas. »
Comme la
loi nouvelle donne cet amour, on peut dire qu'elle est moins onéreuse que la
loi judaïque ; suivant la remarque du même Docteur, « l'amour rend
faciles et presque nulles les choses dures et cruelles. » — Ce qui a été
ajouté aux préceptes moraux de l'ancienne loi ayant pour but d'en rendre
l'accomplissement plus aisé. La loi nouvelle, loin d'être plus onéreuse que
l'ancienne, est, au contraire, plus facile à observer.
La loi nouvelle consiste principalement dans la grâce de
l'Esprit-Saint, laquelle découle sur nous par l'humanité du Fils de Dieu fait
homme. Saint Jean dit en effet : « Le Verbe s'est fait chair, et nous
avons tous reçu de sa plénitude. » (Jean, i, 14.) Puisque la grâce
provient du Verbe incarné, il convenait qu'elle nous fût communiquée par des
moyens sensibles. D'un autre côté, la grâce intérieure, qui soumet la chair à
l'esprit, se manifeste nécessairement au dehors par des œuvres également
visibles. Il résulte de là que les œuvres extérieures peuvent se rapporter de
deux manières à la grâce : d'abord, comme des moyens qui nous la
communiquent ; tels sont le Baptême, l'Eucharistie, et les autres
sacrements ; — ensuite, comme des actes que nous produisons sous
l'impulsion de la grâce elle-même.
Sous ce dernier rapport, il y a une différence essentielle
entre les œuvres extérieures. Les unes sont conformes à la grâce, les autres
lui sont opposées, d'autres lui sont indifférentes. La loi nouvelle prescrit
les premières et interdit les secondes ; c'est ainsi qu'il est
formellement ordonné de confesser la foi, et expressément défendu de la renier.
(Matth. x, 13.) Quant à celles qui ne sont essentiellement ni conformes, ni
contraires à la foi et à la charité, Jésus-Christ ne les a primitivement ni commandées,
ni défendues ; il les a laissées à l'appréciation des hommes chargés de
procurer le bien des autres. À cet égard, c'est à chacun de déterminer pour
lui-même ce qui lui convient, et aux supérieurs de régler la conduite de leurs
subordonnés. La loi évangélique est en cela une loi de liberté.
Quoique
le royaume de Dieu soit au-dedans de nous (Luc, xvii, 21), et qu'il consiste
dans la paix et la joie que donne l'Esprit-Saint plutôt que dans le boire et le
manger (Rom. xiv, 17), il embrasse cependant tout ce qui est indispensable aux
actes intérieurs, à la paix, à la joie, à la justice, et il repousse
nécessairement les actes qui leur répugnent.
La loi
nouvelle est une loi de liberté : premièrement, parce qu'elle ne nous
oblige à faire ou à éviter que les œuvres qui sont d'elles-mêmes ou nécessaires
ou contraires au salut ; secondement, parce qu'au moyen de la grâce, elle
nous fait observer librement ses préceptes ou ses défenses.
Si un habile architecte n'oublie rien de ce qui est nécessaire
dans un édifice, le divin Sauveur a nécessairement établi comme il faut les
véritables bases de notre salut. Aussi s'est-il ainsi exprimé lui-même : « Quiconque
entend ce que je dis et le met en pratique, on peut le comparer à un homme qui
a bâti sa maison sur le roc. » (Matth. vii, 24.)
La loi nouvelle n'a dû commander ou défendre que deux sortes
d'actes : ceux qui nous conduisent à la grâce, et ceux qui appartiennent
nécessairement au bon usage de la grâce. Comme nous ne saurions acquérir la
grâce par nos propres forces, le Christ a dû établir par lui-même les
sacrements qui nous la communiquent ; aussi a-t-il institué le Baptême,
l'Eucharistie, l'Ordre, la Confirmation, la Pénitence, le Mariage et
l'Extrême-Onction.
Quant au légitime usage de la grâce, qui s'accomplit par la
charité, les préceptes moraux ordonnent les œuvres essentielles à cette vertu.
Sous ce rapport, la loi nouvelle n'a rien ajouté à l'ancienne pour les actes
extérieurs ; elle a laissé à chaque fidèle le soin de choisir ce qui lui
est plus utile, et aux chefs temporels et spirituels celui de pourvoir au bien
général. Comme il n'est pas essentiel à la grâce intérieure, qui constitue
cette loi, que certaines œuvres extérieures existent de telle-manière ou de
telle autre, Notre-Seigneur n'a voulu déterminer que les sacrements et les
préceptes moraux dont l'accomplissement est nécessaire à la vertu, comme
ceux-ci : On ne doit pas tuer ;
on ne doit pas voler ; et les autres.
Pour la partie
dogmatique, nous avons des vérités nouvelles à croire ; par exemple,
celles que contient la foi à la très-sainte Trinité ; mais il n'y a pour
la morale aucun nouveau précepte à pratiquer. Les vérités de foi sont
enseignées par la révélation ; elles ont dû être plus explicites sous une
loi où la grâce était donnée avec plus d'abondance. Les préceptes moraux, au
contraire, relèvent de la raison, qui en est la règle et la directrice ;
il n'était pas nécessaire d'en ajouter d'autres.
Ce que
rapporte l'Évangile au sujet de la première mission des Apôtres, qui durent
partir sans argent (Matth. x, 9), ne doit pas faire supposer que de nouvelles
observances ont été promulguées. Notre-Seigneur, selon saint Augustin,
accordait seulement à ses disciples la permission de partir sans provisions,
parce que, comme il le disait lui-même, l'ouvrier
est digne de sa nourriture. Il abolit, du reste, ces prescriptions avant sa
Passion, en disant : Maintenant, que celui qui a un sac ou une bourse les
prenne. » (Luc, xxii, 36.)
Comme
les préceptes judiciaires ne touchent d'une manière nécessaire à la vertu que
par la justice proprement dite, leur institution a été confiée, dans la loi
nouvelle, aux hommes qui, soit dans l'ordre spirituel, soit dans l'ordre
temporel, gouvernent les autres[191].
Dans le sermon sur la montagne, qui renferme la plus haute
perfection de la vie chrétienne, les actes intérieurs sont parfaitement réglés.
Après avoir fait connaître la fin de l'homme, qui consiste
dans la béatitude, et relevé la dignité de l'apostolat, le Sauveur en vient aux
mouvements intérieurs par rapport à nous-mêmes et par rapport au prochain. — Par
rapport à nous-mêmes, il règle notre volonté conformément aux divers préceptes
de la loi ; il veut que l'on s'abstienne non-seulement des actes
extérieurs qui sont mauvais par eux-mêmes, mais des actes intérieurs et des occasions
du péché ; il nous apprend à diriger notre intention, et il nous
recommande de ne rechercher, dans le bien que nous faisons, ni la gloire
humaine ni les richesses temporelles, ce qui serait thésauriser sur la terre. —
Par rapport au prochain, il règle nos mouvements intérieurs et défend de le
juger témérairement, ou avec injustice, ou avec présomption ; mais il ne
veut pas que l'on pèche par faiblesse à l'égard des autres, en les admettant à
la participation des choses saintes quand ils en sont indignes.
Vers la fin de son discours, il nous conseille d'implorer le
secours de la grâce pour accomplir la doctrine évangélique, de nous efforcer
d'entrer par la porte étroite de la perfection, et de prendre les précautions
nécessaires pour nous garantir de toute séduction. Il déclare que la vertu
n'existe point sans l'observation des commandements, et que ce n'est pas assez de
professer la foi, de faire des miracles ou d'écouter la parole de Dieu.
Notre-Seigneur
insiste sur l'homicide, l'adultère, le parjure, la colère, la concupiscence, le
serment, la vengeance, la haine, la cupidité, l'usure, la sollicitude des biens
temporels, parce que toutes ces choses avaient été mal comprises ou défigurées
par les Scribes et les Pharisiens. Il montre, par exemple, que la défense de
l'homicide et de l'adultère, loin de ne regarder que les actes extérieurs,
comme l'enseignaient les Docteurs de la loi, concerne aussi les désirs et les
mouvements du cœur, et ainsi du reste ; il passe en revue tous les points
dénaturés, pour les rendre à leur véritable signification.
Que Jésus-Christ, dans la loi nouvelle, ait dû proposer des
conseils, c'est un point très-certain : rien n'est plus avantageux que les
conseils d'un ami sage. « Si l'huile de senteur et les parfums, disent les
Proverbes, réjouissent le cœur, combien plus les bons conseils d'un ami
sont-ils les délices de l'âme ! » (xxvii, 9.)
Placé entre les biens éternels et les biens temporels, l'homme
s'éloigne des uns en s'approchant des autres. S'attache-t-il aux biens de ce
monde jusqu'au point d'y mettre sa fin et d'en faire la raison et la règle de
ses actions, il se prive des biens spirituels ; voilà le désordre que les
préceptes veulent prévenir en nous prescrivant ce que nous devons
nécessairement accomplir pour arriver au ciel. Mais comme il n'est pas
absolument nécessaire, pour être sauvé, de renoncer aux biens de ce monde, et
que pourtant on parvient plus sûrement au ciel en les quittant, c'est au
renoncement à de tels biens que se rapportent les conseils. Or ces biens
consistent dans les richesses, qui donnent lieu à la concupiscence des yeux ; dans les plaisirs du corps, qui
produisent la concupiscence de la chair ;
et dans les honneurs, qui engendrent l'orgueil
de la vie. C'est pourquoi tout ordre
religieux qui professe l'état de perfection a pour base le renoncement aux
richesses par la pauvreté, aux
plaisirs de la chair par la chasteté
perpétuelle, et à l'orgueil par l'obéissance.
La pratique pure et simple de ce triple renoncement appartient absolument aux
conseils, et la pratique de chacune de ces choses dans une circonstance
particulière est l'observation d'un conseil donné pour ce cas même. Faire
l'aumône sans y être tenu, s'abstenir des plaisirs du corps pendant un temps
pour vaquer à l'oraison, ne pas faire sa volonté dans un cas où l'on pourrait
licitement la faire, pardonner une offense dont on pourrait tirer une juste
vengeance, faire du bien à ses ennemis sans y être obligé, c'est suivre un
conseil relativement à ces actions ; de sorte que tous les conseils
particuliers reviennent aux conseils généraux, qui contiennent la perfection
chrétienne.
Quoique
ces trois grands conseils soient en eux-mêmes salutaires pour tout le monde, il
peut se faire qu'il ne soit pas bon que certaines personnes, faibles ou mal
disposées, veuillent les mettre en pratique. Aussi le Sauveur, en les
proposant, a-t-il fait mention de l'aptitude des hommes à les suivre.
Conseille-t-il, par exemple, la pauvreté perpétuelle ? Il commence par
dire : « Si vous voulez être parfait ; » ensuite il ajoute :
« Allez, vendez tout ce que vous avez. » (Matth. xix, 20.)
Conseille-t-il la chasteté perpétuelle ? Après avoir dit : « Il
y en a qui se sont mutilés pour le royaume des cieux, » il reprend
aussitôt : « Que celui qui peut comprendre comprenne. » Saint
Paul imite le divin Maître, lorsqu'après avoir donné le conseil de la
virginité, il prévient des dispositions que cette vertu exige, en ajoutant :
« Je vous dis ceci pour votre bien, et nullement pour vous tendre un
piège. » (1 Cor., vii, 35.)
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EXPLICATION.
La grâce est, avec les lois, le principe extérieur de nos
actes volontaires. Nous allons la considérer en elle-même, dans sa cause et
dans ses effets.
La grâce est nécessaire pour tout ce qui concerne le salut (109).
— Elle est en nous une qualité distincte de la vertu, qui s'identifie avec
l'essence de notre âme (110). — Elle se divise : en grâce sanctifiante et
en grâce gratuitement donnée ; en grâce opérante et en grâce coopérante ;
en grâce prévenante et en grâce subséquente (111).
La cause de la grâce est en Dieu, et non dans nos propres
efforts (112).
L'effet de la grâce opérante est la justification de l'impie,
qui s'opère par une infusion de la grâce avec le concours du libre arbitre
(113). — L'effet de la grâce coopérante est le mérite de condignité (ex condigno), ou simplement celui de
convenance (ex congruo) (114).
La connaissance de la vérité suppose l'exercice de l'intelligence :
or, dans cet exercice, il y a une sorte de mouvement qui se réfère au premier
moteur, c'est-à-dire à Dieu ; car, quelque parfaite que soit une nature
corporelle ou spirituelle, elle ne saurait agir si elle ne reçoit du premier
moteur une impulsion, qui lui est donnée selon les desseins de la divine Providence.
Et il faut ajouter que Dieu n'est pas seulement comme premier moteur, la cause
de tous les mouvements, mais qu'il est encore, comme être infiniment parfait,
le principe de toute perfection. Cela étant, l'action de l'intelligence et de
tout être créé en dépend sous un double rapport : d'abord, parce que toute
créature tient de lui la puissance d'agir ; ensuite, parce qu'elle en
reçoit le mouvement vers l'action.
Quoi qu'il en soit, la nature que Dieu donne à chaque créature
étant capable d'un acte déterminé qu'elle accomplit d'elle-même par sa propre
vertu, sans pouvoir étendre au delà son action que par une force surajoutée,
l'intellect humain possède une certaine vertu naturelle, qui est la lumière
intellectuelle même, et cela lui suffit pour connaître les vérités dont il peut
acquérir la connaissance au moyen des objets sensibles. Pour le reste, nous
avons besoin d'une lumière plus parfaite, de celle de la foi ou de la prophétie,
que l'on nomme lumière de grâce,
parce qu'elle est surajoutée à notre nature. Ainsi, pour connaître une vérité
quelconque, il faut toujours le secours divin qui met l'intelligence en
exercice ; mais, pour la connaissance des vérités de l'ordre naturel, la
lumière surnaturelle n'est pas nécessaire ; elle l'est seulement dans ce
qui dépasse la raison naturelle.
Parfois, cependant, Dieu éclaire miraculeusement certains
hommes par sa grâce sur des matières que la raison naturelle peut connaître,
tout ainsi qu'il opère quelquefois, par miracle, des effets que la nature peut
produire.
Le mot
de saint Paul : « Nul ne peut dire : Seigneur Jésus, si ce n'est
dans l'Esprit-Saint » (1 Cor, xii, 3), signifie que, même en dehors de la
grâce sanctifiante et des dons habituels surajoutés à la nature, principalement
dans les choses de la foi, dont parlait l'Apôtre, toute vérité naturelle ou
surnaturelle vient du Saint-Esprit, qui donne, outre la lumière naturelle, le mouvement
aux intelligences pour connaître et énoncer une vérité quelconque. — Comme le
soleil du monde visible nous éclaire au dehors, ainsi le soleil des
intelligences nous éclaire au dedans : la lumière naturelle inhérente à
notre âme, qu'est-ce autre chose que la lumière divine par laquelle Dieu nous
montre les vérités de l'ordre naturel ? — Cette autre parole : « Nous
ne sommes pas capables de former nous-mêmes une pensée, comme de nous-mêmes »
(2 Cor. iii, 5), marque le besoin continuel que nous avons du secours de Dieu,
qui imprime le mouvement à notre intelligence.
Saint Augustin, expliquant ce passage de saint Paul :
« Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu,
qui fait miséricorde » (Rom. ix, 16), s'exprime ainsi : « Sans
la grâce, les hommes ne font aucun bien, ni par la pensée, ni par la volonté,
ni par l'amour, ni par l'action. » Cela est rigoureusement vrai ; la
nature humaine a besoin d'un secours divin pour faire et pour vouloir un bien
quelconque, puisqu'elle a besoin d'un premier moteur. Il en était ainsi même
dans l'état d'innocence. Constatons toutefois une différence notable entre cet
état et le nôtre. Avant le péché, l'homme, par ses propres forces, pouvait
vouloir et opérer le bien proportionné à sa nature, quoiqu'il ne pût pas
accomplir le bien qui lui était supérieur. Il pratiquait par lui-même le bien
des vertus acquises et non celui des vertus infuses ; au lieu que, dans
l'état de nature déchue, il n'est plus capable d'opérer par lui-même le bien
que comporte la nature humaine.
La nature humaine, toutefois, n'ayant pas été corrompue par le
péché au point de perdre tout ce qu'elle avait de bon, l'homme peut encore,
dans cet état de dégradation, opérer certains biens particuliers par sa force naturelle ;
par exemple, avoir des amis, bâtir des maisons, planter des vignes et se livrer
à d'autres opérations du même genre ; mais accomplir tout le bien conforme
à sa nature sans défaillir en aucun point, voilà ce qu'il ne saurait faire. Il
est semblable à un malade qui a encore de lui-même quelques mouvements, mais qui,
pour se mouvoir pleinement comme dans l'état de santé, a besoin d'être guéri
par les secours de la médecine.
D'après cela, l'homme qui, dans l'état d'innocence, n'avait
besoin de la grâce que pour vouloir et opérer le bien surnaturel, en a un
double besoin maintenant : pour être guéri d'abord, et pour opérer ensuite
le bien de l'ordre surnaturel, le bien méritoire[192].
Aimer Dieu par-dessus toutes choses est conforme à la nature
de l'homme, et même à la nature de toute créature raisonnable ou irraisonnable,
animée ou inanimée, selon le mode d'amour qui convient à chacune d'elles. La
raison en est que tout être recherche et aime les choses pour lesquelles il a
reçu une aptitude naturelle. Le bien de la partie étant coordonné au bien du
tout, chaque être particulier aime son bien propre par un appétit ou amour
naturel qui se rapporte au bien commun et total, lequel n'est autre que Dieu.
Aussi, dans l'état d'innocence, l'homme rapportait l'amour de soi à l'amour de
Dieu comme à sa véritable fin, et il en était, de même de l'amour qu'il avait
pour toutes les créatures : alors il aimait Dieu plus que lui-même et
par-dessus toutes choses. Dans l'état de la nature déchue, cet ordre n'existe
plus. Notre appétit raisonnable, la volonté, par suite de la corruption même de
notre nature, s'attache à son bien propre, dès qu'elle n'est pas guérie par la
grâce de Dieu. Il en résulte que, dans l'état primitif, l'homme pouvait aimer
Dieu par-dessus toutes choses, sans aucun don spécial surajouté à ses forces
naturelles, quoiqu'il eût besoin pour cela de l'impulsion divine ; mais,
dans l'état de nature corrompue, il faut que la grâce divine guérisse sa
nature.
Lorsqu'il
s'agit d'aimer Dieu par la charité, comme source et objet de notre béatitude,
la grâce est encore plus nécessaire que pour l'acte d'amour naturel par lequel
on l'aime simplement comme le principe et la fin du bien commun : la
charité établit entre l'homme et Dieu une certaine société spirituelle, en même
temps qu'elle ajoute à notre amour naturel une sorte de promptitude et de
délectation.
« On tomberait dans l'erreur pélagienne, disait saint
Augustin, si l'on croyait que, sans la grâce, il est possible d'observer tous
les préceptes divins. »
Il y a deux manières d'accomplir les préceptes : on les
accomplit, d'abord, quant à la substance des œuvres prescrites ; on les
accomplit, en second lieu, par la charité. — Quant à la substance même des œuvres,
Adam pouvait, avant son péché, observer tous les préceptes de Dieu ; mais,
dans l'état de la nature déchue, l'homme ne le peut pas sans le secours de la
grâce qui guérit la nature. — Pour ce qui est d'accomplir ces préceptes par la
charité, la grâce a toujours été absolument nécessaire, avant et après le
péché. — Ajoutons que, dans l'un et l'autre état, l'homme a besoin de
l'impulsion divine pour se porter à l'accomplissement des préceptes.
Il est
écrit que « les infidèles font naturellement ce que la loi prescrit. »
(Rom. ii, 14.) — « Mais, reprend saint Augustin, à qui le doivent-ils,
sinon au Saint-Esprit qui, par sa grâce, répare en eux l'image de Dieu
primitivement imprimée en notre être? »
Ne
suit-il point de notre enseignement que Dieu impose à l'homme des préceptes
impossibles à remplir ? — Non ; ce que nous pouvons avec le secours
de Dieu nous est possible[193].
Saint Paul s'exprimait ainsi : « La grâce de Dieu
est la vie éternelle » (Rom. vi, 23) ; paroles qui nous donnent à
entendre que Dieu nous conduit à la vie éternelle par sa miséricorde.
Puisque, comme on l'a vu, la vie éternelle est une fin
supérieure à la nature humaine, l'homme ne saurait y parvenir par ses moyens
naturels : il lui faut de toute nécessité, dès qu'il veut accomplir des
œuvres proportionnées à une telle fin, une vertu plus haute, la vertu même de
la grâce. Je puis, sans la grâce, faire des œuvres qui produisent un certain
bien conforme à ma nature, labourer mes champs, boire, manger, avoir des amis
et autres choses du même genre. Mais mériter par mes propres forces la vie
éternelle, je ne le puis pas. Si je fais quelques œuvres qui soient méritoires
pour le ciel, Dieu même a disposé ma volonté.
Doués
d'une nature plus noble que celle des êtres corporels, nous avons été destinés
à une fin supérieure, à laquelle nous parvenons avec le secours de la grâce, et
que n'atteindront jamais les créatures inférieures à nous. Nous sommes
évidemment mieux partagés que celles-ci. L'homme qui peut parvenir à une santé
parfaite avec les secours de la médecine est, sans contredit, dans des
conditions meilleures que celui qui ne le peut d'aucune manière.
Si l'homme pouvait se préparer de lui-même à la grâce, il
n'aurait pas besoin d'être attiré de Dieu ; et pourtant le Seigneur a dit :
« Nul ne vient à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire. »
(Jean, vi, 44.) Il est manifeste que, pour nous disposer à recevoir la grâce
habituelle, nous avons besoin, non pas sans doute d'une autre grâce habituelle,
car on irait de la sorte à l'infini, mais d'un secours gratuit de Dieu, d'une
impulsion secrète qui fait mouvoir notre âme en lui imprimant une sainte
résolution. Tel qu'on voit un général d'armée conduire à la victoire, par son
mouvement propre, les soldats qui, cependant, se rangent à la suite d'une
enseigne particulière sous l'impulsion de chefs inférieurs ; tel le
premier moteur de l'univers porte vers leur fin dernière toutes les créatures,
que des moteurs secondaires font mouvoir vers des fins prochaines. Ce premier
moteur, c'est Dieu même, vers qui tous les êtres convergent, parce qu'il leur a
donné la notion générale du bien et le désir de lui être assimilé selon le mode
de leur nature. C'est ce qui faisait dire à saint Denis que « Dieu
convertit tout à lui. » Mais cette impulsion commune à toutes les
créatures, il l'imprime d'une façon spéciale aux hommes qu'il appelle à la
justification. Il les tourne vers lui comme vers une fin qu'ils désirent et
dans laquelle ils voient leur bien, conformément à cette parole : « Pour
moi, m'attacher à Dieu est mon bonheur. » (Ps. lxxii, 28.) Aucun homme ne
se tourne ainsi vers Dieu que par l'action même de Dieu. Or, se préparer à la
grâce, n'est-ce pas en quelque sorte se tourner ou se convertir vers Dieu,
comme un homme se prépare à recevoir la lumière du soleil en tournant les yeux
vers le soleil ? Concluons que l'homme ne saurait se préparer à recevoir
la lumière de la grâce que par un secours gratuit de Dieu, qui le meut
intérieurement.
L'homme
se prépare néanmoins à la grâce par son libre arbitre, et c'est pour cette
raison qu'il est dit dans l'Écriture : « Convertissez-vous à moi, et
je me convertirai à vous. » (Zach. i, 3.) Mais le libre arbitre ne se
tourne lui-même vers Dieu que par l'impulsion qu'il en reçoit, et voilà
pourquoi il est pareillement écrit : « Convertissez-moi, et je me
convertirai. » (Jér. xxxi, 18.) L'homme ne peut rien faire que par le
mouvement qu'il reçoit de Dieu : « Sans moi, a dit le Sauveur, vous
ne pouvez rien. » (Jean, xv, 5.) — « C'est à l'homme, direz-vous, de
préparer son âme. » (Prov. xvi, 1,) — Sans doute, c'est à l'homme de
préparer son âme, puisqu'il la prépare par son libre arbitre ; mais il ne
la prépare pas sans le secours de Dieu[194].
Saint Paul écrivait aux Galates : « Si la justice
s'acquiert par la loi, en vain le Christ est mort. » (ii, 21) Nous dirons
de même : Si l'homme possède une nature qui puisse le justifier, c'est
vainement, sans cause et sans but, que le Christ est mort pour lui. Cette
doctrine répugne ; donc il ne se peut pas que l'homme se justifie sans le
secours de la grâce.
Sortir du péché, ce n'est pas seulement cesser de pécher,
c'est recouvrer les biens perdus par le péché. Or l'homme, en péchant
mortellement, éprouve un triple dommage : la tache, le désordre et la
damnation. Lequel de ces trois maux peut être réparé sans l'intervention de
Dieu ? — Est-ce la tache ? — Mais si la tache provient de la
privation de la grâce qui embellissait l'âme par l'éclat de sa lumière, la
beauté ne peut être rendue à l'âme, qu'autant que Dieu l'éclaire de nouveau par
un don habituel, qui n'est autre que la lumière de la grâce. — Sera-ce le
désordre ? — Nous avons vu plus haut que la volonté de l'homme ne peut se
retourner vers Dieu, à moins que Dieu lui-même ne l'attire à lui : l'ordre
légitime ne peut donc être rétabli que par Dieu. — Serait-ce la peine éternelle
encourue par le péché ? — Encore moins : qui peut remettre une telle
peine, si ce n'est Dieu même, juge de tous les hommes, contre lequel l'homme a
péché ?
Par conséquent, pour que l'homme sorte du péché, il lui faut
de toute nécessité le secours de la grâce, et pour le don habituel, et pour le
mouvement intérieur.
Dieu
demande et exige le concours du libre arbitre ; car il est écrit : « Levez-vous,
et le Christ vous éclairera. » (Eph. v, 14.) Mais, lorsque l'homme, au
moyen de son libre arbitre mû par Dieu, s'efforce de sortir du péché, il reçoit
bientôt la lumière de la grâce justifiante.
L'homme
ne saurait par lui-même se réintégrer dans la vie spirituelle ; — il a
besoin que la lumière de la grâce lui soit donnée de nouveau, comme un corps
mort ne peut se ressusciter si l'âme ne revient à lui.
Voici la réponse de saint Augustin : « Si quelqu'un
nie que nous devons prier pour ne pas succomber à la tentation, — c'est le
nier, en effet, que de prétendre que l'homme n'a pas besoin de la grâce pour
éviter le péché et qu'il lui suffit de sa propre volonté, — celui-là mérite, je
n'hésite pas à le dire, la répulsion et l'anathème. »
Qu'Adam, dans l'état primitif, ait pu éviter tous les péchés
mortels ou véniels sans le secours particulier de la grâce habituelle, on
l'admet ; il lui suffisait alors du secours général par lequel Dieu
conserve sa créature dans le bien. Mais, dans l'état de nature corrompue,
l'homme a besoin, pour s'abstenir absolument du péché, de la grâce habituelle,
qui guérit la nature. Et comme cette guérison, qui commence par l'esprit, ne
rétablit pas entièrement l'appétit charnel dans l'ordre, puisque l'Apôtre lui-même
disait : « Je suis soumis d'esprit à la loi de Dieu ; mais, par
la chair, j'appartiens encore à la loi du péché « (Rom. vii, 25), on peut,
avec la grâce sanctifiante, s'abstenir de tout péché mortel, parce que le péché
mortel réside dans la partie raisonnable de l'âme ; mais on ne peut pas
s'abstenir de tout péché véniel, à cause de la corruption de l'appétit
inférieur qui n'est pas parfaitement rétabli. La raison peut, à la vérité,
réprimer chacun des mouvements de cet appétit, en tant qu'ils sont volontaires ;
mais, assaillie de plusieurs côtés à la fois, elle ne peut pas les réprimer
tous.
Pareillement, avant que la raison humaine soit réparée et
rétablie dans la grâce justifiante, elle peut éviter chaque péché mortel en
particulier, et cela pendant un certain temps ; il n'est pas nécessaire
qu'elle pèche sans cesse ; nais ne comptez pas qu'elle s'en préservera
bien longtemps. « Tout péché qui n'est pas promptement effacé par la
Pénitence, dit saint Grégoire, entraîne, par son poids, à d'autres péchés. »
En effet, si l'appétit inférieur doit être soumis à la raison, la raison doit
elle-même être soumise à Dieu, et placer en lui la fin de sa volonté dans la
direction des actes humains : or, de même que, quand l'appétit inférieur
n'est pas entièrement soumis à la raison, il est sujet à des mouvements désordonnés ;
de même aussi la raison, dès qu'elle manque de soumission à Dieu, se laisse
aller à beaucoup de désordres dans ses actes propres. Donnez-nous un homme dont
le cœur ne soit pas affermi en Dieu au point de ne vouloir s'en séparer, ni par
l'espérance d'aucun bien, ni par la crainte d'aucun mal, il subira
infailliblement l'influence d'une infinité d'objets qui, soit en l'attirant,
soit en le repoussant, l'éloigneront des préceptes de Dieu et le feront pécher
mortellement. C'est ce qui arrivera surtout dans les circonstances imprévues,
où les hommes agissent conformément à leurs habitudes. Sans doute, par l'acte
réfléchi de la raison, on peut agir contrairement à une fin préconçue et en
dehors d'une inclination habituelle ; mais, comme il est impossible que
l'on soit toujours dans cet état de réflexion, on en revient bientôt à suivre
les désirs de la volonté désordonnée et séparée de Dieu, que la grâce n'a pas
promptement rétablie dans l'ordre dont elle s'est éloignée.
Vous
nous direz peut-être que si l'homme qui est en état de péché ne peut éviter le
péché, il est par là même excusé. — Comme c'est par sa faute que l'homme ne se
dispose pas à sortir du péché et à rentrer en grâce avec Dieu, le péché qu'il
ne saurait éviter sans la grâce lui est imputable.
« De même que l'œil du corps, quoique parfaitement sain,
ne saurait voir sans le secours de la lumière ; ainsi l'homme, quoique
parfaitement justifié, ne saurait bien vivre s'il n'est aidé d'en-haut par la
lumière éternelle. » Ces paroles de saint Augustin signifient que, pour
faire le bien et s'abstenir du péché, l'homme qui a obtenu la grâce habituelle
a besoin d'un autre secours surnaturel. — Conséquemment, pour bien vivre, nous
avons besoin d'un double secours de Dieu : d'un secours habituel qui
guérit notre nature et la dispose aux œuvres méritoires de la vie éternelle ;
puis d'un secours actuel par lequel Dieu nous porte à agir. Ce n'est pas qu'une
nouvelle habitude infuse soit nécessaire pour faire le bien ; mais l'homme
a besoin que Dieu le meuve : d'abord pour une raison générale, aucune
créature ne peut produire un acte quelconque sans une impulsion divine ;
ensuite pour une raison spéciale ; — notre nature, quoique guérie quant à
l'esprit, conserve encore dans la chair une corruption « qui la captive
sous la loi du péché. » (Rom. vii, 25.) Il reste aussi dans notre
entendement une certaine ignorance qui nous empêche de savoir ce que nous
devons demander à Dieu et comment il faut le demander pour bien prier. Et en
effet, selon cette parole de la Sagesse (ix, 14) : « Les pensées des
mortels sont timides et leurs prévoyances incertaines, » nous ne savons
jamais bien, ce qui nous convient ; dès-lors nous avons besoin d'être
dirigés et secourus par un Dieu qui sait tout et qui peut tout. Aussi tous ceux
qui ont pris une nouvelle naissance et à qui la grâce a donné le titre
d'enfants de Dieu sont-ils encore obligés de dire : « Ne nous laissez
pas succomber à la tentation ; que votre volonté soit faite sur la terre
comme au ciel, » et les autres paroles de l'Oraison dominicale.
Pour conclusion, le don de la grâce habituelle reçu, il nous
faut encore le secours de Dieu ; l'opération du Saint-Esprit qui nous meut
et nous protège, ne se borne pas au premier bienfait.
La persévérance
désigne tantôt la fermeté d'âme par laquelle on demeure inébranlable dans le
devoir nonobstant les tristesses et les chagrins qui surviennent, tantôt la
résolution habituelle où se trouve quelqu'un de persévérer dans la vertu
jusqu'au dernier soupir : dans ces deux acceptions, la persévérance est
communiquée, comme la continence et les autres vertus, en même temps que la grâce.
On entend encore par persévérance, la continuation même dans le bien et dans la
justice jusqu'à la fin de la vie ; or, pour une telle persévérance,
l'homme qui est en état de grâce a besoin, ainsi qu'on l'a vu dans l'article
précédent, non d'une autre grâce habituelle, mais d'un secours divin qui le
dirige et le protège contre les tentations. Aussi l'homme justifié par la grâce
doit-il encore demander à Dieu la persévérance, afin d'être préservé du mal
jusqu'à la fin de sa vie ; beaucoup de ceux auxquels l'état de grâce est
donné ne persévèrent pas.
Le
premier homme avait reçu primitivement un don par lequel il pouvait persévérer,
mais il n'avait pas reçu la persévérance même ; au lieu que, maintenant,
beaucoup reçoivent et l'état de grâce et la persévérance réelle : nous
avons en cela une preuve de la victoire de la grâce de Jésus-Christ sur le
péché d'Adam[195].
Dans le langage ordinaire, le mot grâce signifie trois choses : l'amour qu'on nous porte ; le
don que l'on nous fait ; la reconnaissance d'un bienfait reçu. De là ces
trois locutions : Ce soldat a les
grâces du roi ; je vous fais cette grâce ; je vous rends grâce. Il
y a dans ces trois sens un enchaînement naturel ; l'amour pour une
personne porte à lui donner gratuitement, et l'action de grâce résulte des
bienfaits reçus. Suivant les deux dernières acceptions, il est manifeste que la
grâce met quelque chose dans celui qui la reçoit, savoir : le don
gratuitement donné et la reconnaissance de ce don. Dans le premier sens, il
faut remarquer une différence entre la grâce de Dieu et la grâce de l'homme.
Toute bonté dans la créature provenant de la volonté divine, l'amour par lequel
Dieu veut du bien à une âme y produit ce bien même. L'amour de l'homme, au
contraire, suppose, dans l'objet aimé, une bonté qu'il ne donne pas
entièrement. Nous devons donc dire que tout amour de Dieu pour une créature y
produit un bien. Or on distingue en Dieu deux sortes d'amour : un amour
général par lequel « il aime tout ce qui est, » selon l'expression de
la Sagesse (xi, 25) ; puis un amour spécial, l'amour proprement dit, par
lequel il élève la créature raisonnable au-dessus de sa condition naturelle pour
la faire participer au bien divin, et alors, quand on dit que quelqu'un a la
grâce, on désigne un bien surnaturel que Dieu lui-même produit dans l'homme. Par
conséquent, la grâce qui nous est accordée met toujours quelque chose dans
notre âme.
L'âme a sa beauté comme le corps ; celle qui-lui vient de
la grâce est pour elle une véritable qualité.
Il existe deux sortes de secours gratuits que donne à l'homme
la volonté de Dieu : par l'un, l'âme humaine est portée à connaître, à
vouloir ou à agir ; c'est une simple impulsion. L'autre est un don
habituel et permanent. On ne concevrait pas que le Créateur prît moins de soin
des hommes qu'il aime au point de les élever à un bien surnaturel, que des
êtres qu'il aime uniquement dans l'ordre du bien naturel ? Or il donne à
ceux-ci, non-seulement le mouvement vers leurs actes naturels, mais encore
certaines qualités ou vertus par lesquelles ils s'y inclinent d'eux-mêmes
naturellement et avec facilité, suivant cette parole de la Sagesse : « Dieu
dispose tout avec suavité. » (viii, 1) Donc, et à plus forte raison, il
communique aux créatures qu'il fait mouvoir vers le bien surnaturel et éternel
certaines vertus ou qualités surnaturelles dont il se sert pour les porter,
avec autant de suavité que de force, à la conquête de la béatitude. En ce sens,
la grâce est une qualité, par laquelle notre âme participe à la bonté divine,
qui s'imprime en elle[196].
Quelques-uns ont prétendu que la grâce est la même chose que
la vertu ; leur opinion n'est pas fondée.
Si la grâce était la vertu, elle serait apparemment une des
trois vertus théologales. Or, elle n'est ni la foi ni l'espérance, vertus qui
peuvent exister sans la grâce sanctifiante : elle n'est pas non plus la
charité, puisque, comme le dit saint Augustin, elle prévient la charité.
Qui dit vertu, dit une disposition conforme à une nature
préexistante. Les vertus acquises par les actes humains mettent l'homme dans
l'ordre exigé par la nature humaine. Mais les vertus infuses le perfectionnent
dans un ordre supérieur ; elles le dirigent vers une fin plus élevée et,
par conséquent, elles ont rapport à une nature plus noble, à une nature qui
participe de la nature divine, suivant cette parole du prince des Apôtres :
« Il vous a communiqué les dons les plus grands et les plus précieux, afin
que par-là vous deveniez participants de la nature divine » (2 Pier. i, 4) ;
aussi en recevant cette nouvelle nature sommes-nous appelés enfants de Dieu, à
cause de notre régénération. II s'ensuit que la lumière de la grâce, qui est
une communication de la nature divine, diffère des vertus infuses qui
proviennent de cette lumière et qui s'y rapportent ; de même que la
lumière naturelle de notre esprit se distingue des vertus acquises, que l'on
caractérise par leurs relations avec cette lumière même. Voilà ce qui faisait
dire à l'Apôtre : « Vous étiez autrefois ténèbres, maintenant vous
êtes lumière en Notre-Seigneur ; marchez donc en enfants de lumière. »
(Eph. v, 8.) Et en effet, si les vertus acquises perfectionnent l'homme
conformément à la lumière naturelle, les vertus infuses le perfectionnent pour
qu'il suive fidèlement la lumière de la grâce.
La grâce
habituelle est le principe et la source des vertus infuses.
Si la grâce ne différait point des vertus, on pourrait croire
qu'elle réside, comme elles, dans les facultés de l'âme humaine et non dans son
essence. Mais, du moment qu'elle est distincte des vertus qui perfectionnent
les puissances et qu'elle leur est antérieure, elle doit avoir un sujet
antérieur aux puissances elles-mêmes, et ce sujet, c'est l'essence même de
l'âme. De la sorte, si notre intelligence participe à la science divine par la
vertu de foi et notre volonté à l'amour divin par la vertu de charité, notre
âme participe, en quelque sorte par sa nature même, à la nature divine, ce qui
a lieu dans sa régénération, que l'on peut assimiler à une seconde création.
L'Apôtre a dit : « Les choses qui viennent de Dieu
sont soumises à l'ordre. » (Rom. xiii, 4.) Or, .tel est l'ordre des
créatures que les unes sont ramenées à Dieu par les autres. La grâce, ayant
précisément pour but de rattacher les hommes à Dieu, se produit d'après cet
ordre même, c'est-à-dire de telle façon que les uns soient conduits à Dieu par
les autres. Il suit de là qu'il existe deux sortes de grâce : l'une, qui unit
l'homme lui-même à Dieu et appelée grâce sanctifiante (gratia gratum faciens) ; l'autre, spécialement nommée grâce
gratuite ou gratuitement donnée (gratia
gratis data), laquelle est accordée non pour sanctifier celui qui la reçoit,
mais pour qu'il coopère à la justification des autres en travaillant à les
ramener à Dieu. C'est de celle-ci que parle l'Apôtre, quand il dit : « La
manifestation du Saint-Esprit est donnée pour l'utilité de l'Église. » (1
Cor. xii, 7.)
Sans
doute la grâce sanctifiante elle-même nous est gratuitement donnée de Dieu,
comme le marque cette parole : « Nous avons été gratuitement
justifiés par sa grâce « (Rom. iii, 24) ; mais elle ajoute à l'idée
de grâce gratuitement donnée la propriété même de justifier celui qui la
reçoit.
« Dieu perfectionne en nous, par sa coopération, dit
saint Augustin, ce qu'il a commencé par son opération : en commençant, il
opère pour que nous voulions ; en achevant, il coopère avec ceux qui
veulent. »
La grâce, ainsi qu'on l'a vu, peut être entendue de deux
manières : comme un secours divin qui nous excite à vouloir et à faire le
bien : comme un don habituel que Dieu répand en nous. La considère-t-on
comme un secours gratuit par lequel Dieu nous porte à accomplir un bien
méritoire ; on la divise avec raison en grâce opérante, selon qu'elle fait
mouvoir par elle seule notre âme, surtout dans les actes intérieurs où la
volonté cesse de vouloir le mal pour embrasser le bien : et en grâce
coopérante, selon qu'elle aide notre libre arbitre en secondant notre volonté
dans l'accomplissement du bien. La considère-t-on comme un don habituel, elle
se divise encore en grâce opérante, en tant qu'elle guérit et justifie notre
âme : et en grâce coopérante, en tant qu'elle est le principe des œuvres
méritoires qui procèdent du libre arbitre.
La grâce
opérante et la grâce coopérante ne se distinguent que par leurs effets ; au
fond, elles sont une même grâce[197].
Cette division, nous est indiquée par le Psalmiste, qui a dit :
« Sa miséricorde me préviendra » (lviii, 11) ; et ailleurs :
« Sa miséricorde me suivra. » (xxii, 6.)
Cette distinction ne s'applique pas à l'essence même de la
grâce ; elle est uniquement tirée de ses effets, qui, tantôt antérieurs,
tantôt postérieurs les uns par rapport aux autres sont au nombre de cinq.
Premièrement, elle guérit l'âme ; secondement, elle inspire le désir du
bien ; troisièmement, elle le fait opérer ; quatrièmement, elle donne
la persévérance ; cinquièmement, elle conduit à la vie éternelle.
Comme produisant le premier effet, la grâce est appelée
prévenante, par rapport au second ; comme produisant le second, elle est
subséquente, par rapport au premier, et ainsi de suite. » La grâce nous
prévient, dit saint Augustin, pour que nous soyons guéris ; elle nous
suit, pour qu'étant guéris nous agissions. Prévenante, elle nous appelle ;
subséquente, elle agit pour que nous soyons glorifiés. »
La grâce gratuite ou gratuitement donnée est convenablement
divisée par saint Paul dans l'Épître aux Corinthiens. « L'un, y est-il
dit, reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse ; l'autre reçoit
du même Esprit le don de parler avec science. Un autre reçoit le don de la foi
par le même Esprit, un autre la grâce de guérir les maladies, un autre le don
de faire des miracles, un autre le don de prophétie, un autre le discernement
des esprits, un autre le don des langues, un autre le don d'interpréter les
discours. » (1 Cor. xii, 8.)
Trois choses sont nécessaires à un homme pour ramener les
autres à Dieu : une grande connaissance des vérités divines qui dépassent
la raison ; un moyen de les confirmer et de les prouver ; la faculté de les énoncer.
D'abord, à la connaissance des vérités divines correspond la foi, qui en donne la certitude ; la
sagesse, qui n'est autre que leur
connaissance même ; la science,
qui tire des choses humaines des exemples et des comparaisons propres à les
expliquer, suivant ce mot : « Ce qui est invisible en Dieu devient
visible par ce qui a été fait. » (Rom. 1, 20.)
En second lieu, la vérité d'une doctrine, dans ce qui est
accessible à la raison, se confirme par des arguments ; mais, pour ce qui
est au-dessus de notre intelligence et qui nous vient de Dieu par la
révélation, la confirmation ne s'en peut faire que par les signes propres du
pouvoir divin, par des miracles et par des prophéties. À cela se rapportent les
guérisons, les miracles de tous genres, et le discernement
des esprits.
Troisièmement, pour transmettre d'une manière convenable à des
auditeurs la doctrine qu'on leur annonce, il faut d'abord connaître l'idiome
dans lequel on doit se faire comprendre, et c'est ce que l'on entend par le don des langues ; il faut, en outre,
pénétrer la valeur des mots, et c'est ce que signifie l'interprétation des discours.
La
dénomination de grâce gratuite convient uniquement aux bienfaits qui excèdent
les proportions de notre nature. Qu'un simple pécheur, par exemple, soit tout à
coup rempli de l'esprit de science et de sagesse, voilà une grâce gratuite. — Si
la grâce d'opérer des guérisons est distinguée du pouvoir de faire des
miracles, c'est qu'elle a une efficacité spéciale pour convertir les âmes. — La
sagesse et la science, que l'on range ailleurs parmi les dons du Saint-Esprit,
sont énumérées parmi les grâces gratuites en tant qu'elles donnent une certaine
abondance de science et de sagesse, qui communique à l'homme, non seulement le
moyen de goûter les choses divines, mais encore d'en instruire les autres et de
réfuter les contradicteurs.
Le grand Apôtre, après son énumération des grâces gratuitement
données, ajoute : « Je dois encore vous montrer une voie plus
parfaite » (1 Cor. xii, 31) ; puis il parle de la charité, qui
appartient à la grâce sanctifiante. Donc la grâce sanctifiante est supérieure à
la grâce gratuite.
Une vertu est d'autant plus excellente qu'elle a pour fin un
bien plus élevé. Or la grâce sanctifiante nous met immédiatement en union avec
notre fin dernière, tandis que les grâces gratuites, comme les prophéties, les
miracles et les autres, ne font que disposer l'homme à se mettre en rapport
avec cette même fin : il s'ensuit que la grâce sanctifiante l'emporte sur
la grâce gratuitement donnée.
C'est le Seigneur, dit le Psalmiste, qui nous donnera la grâce
et la gloire. » (Ps. lxxxiii, 12.)
La grâce, qui confère une certaine participation de la nature
divine, dépasse la vertu de toute nature créée. Donc aucune créature ne saurait
la produire. Dieu seul, peut déifier les êtres en les associant à sa propre
nature, comme le feu seul peut mettre un corps en ignition.
Pour
prouver que Dieu seul n'est pas la cause de la grâce, on a objecté ce passage
de saint Jean : « La grâce et la vérité nous sont venues par
Jésus-Christ. » (Jean, i, 17.) Le nom de Jésus-Christ, a-t-on dit, désigne
non-seulement la nature divine, mais encore la nature créée unie à la nature
divine. — Je réponds que l'humanité du Christ, qui est, selon l'expression de
saint Jean Damascène, une sorte d'organe de sa divinité, produit la grâce par
la vertu même de la divinité à laquelle elle est adjointe, et non par sa propre
puissance. — Les sacrements de la loi nouvelle ne sont aussi que des
instruments dans la production de la grâce ; la cause principale de leur
vertu n'est autre que l'Esprit-Saint qui opère en eux. Aussi est-il écrit :
« Si l'homme ne renaît de l'eau et de l'Esprit-Saint, il ne peut entrer
dans le royaume de Dieu. » (Jean, iii, 5.)
Le prophète Amos s'écriait : « O Israélites,
préparez-vous à aller au-devant du Seigneur. » (iv, 12.) On lit aussi dans
le premier livre des Rois : « Préparez vos cœurs au Seigneur. »
(vii, 3.)
La grâce peut être entendue comme don habituel et comme
secours actuel. Le don habituel exige en nous une préparation, parce que toute
forme ou qualité veut un sujet disposé pour elle. Le secours actuel n'en
demande aucune nécessairement antérieure à lui ; car tout le bon mouvement
du libre arbitre par lequel on se prépare à recevoir la grâce sanctifiante est
dû lui-même à l'impulsion divine, et ce n'est pas dans un autre sens qu'il faut
entendre cette parole des Proverbes : Il appartient à l'homme de préparer
son âme. » (xvi, 1.) Aussi l'Écrivain sacré ajoute-t-il : « Dieu
lui-même dirige ses pas. »
Il y a
une préparation à la grâce qui existe en même temps que l'infusion même de la grâce ;
elle mérite, non pas sans doute la grâce déjà reçue, mais la gloire éternelle,
qui en sera plus tard la récompense. Il y a une autre préparation imparfaite
qui précède quelquefois le don de la grâce sanctifiante, et qui provient
néanmoins d'une impulsion divine ; celle-ci ne mérite pas rigoureusement
la grâce sanctifiante, qui, comme on le verra, est nécessaire elle-même pour le
mérite de condignité. — Il n'importe point à l'état de grâce qu'on l'obtienne
subitement ou par degrés. Le Saint-Esprit a dit : « Il est facile à
Dieu d'enrichir tout-à-coup le pauvre. » (Eccl. xi, 23.) Aussi arrive-t-il
parfois que Dieu porte l'homme vers un bien qui n'est pas encore parfait, et
c'est là la préparation qui précède la grâce ; tandis que parfois aussi il
le fait mouvoir subitement vers un bien parfait, de telle sorte que l'homme
reçoit tout-à-coup l'état de grâce, selon ce qui est écrit dans l'Évangile :
« Quiconque entend la parole de mon Père et reçoit sa doctrine vient à moi.
(Jean, vi, 45.) L'Apôtre saint Paul en est un exemple. Pendant qu'il marchait
dans la voie du péché, Dieu fit mouvoir son cœur d'une manière subite et
parfaite : il entendit, il apprit, il vint ; en un mot, il obtint
subitement la grâce.
Il faut observer que la préparation se présente sous un double
aspect : d'abord, comme provenant du libre arbitre, et, à ce point de vue,
elle n'a aucune connexion nécessaire avec l'infusion de la grâce, qui dépasse
la portée de toute vertu humaine ; puis, comme provenant de l'impulsion
divine, et, dans ce dernier cas, elle parvient sans contrainte, mais d'une manière
infaillible, au terme que Dieu lui a marqué ; si bien que saint Augustin disait :
« Tels sont les bienfaits de Dieu, que les hommes qu'ils délivrent le sont
d'une manière certaine[198]. » C'est pourquoi, lorsque l'intention de Dieu, en
imprimant un mouvement au cœur de l'homme, est que cet homme obtienne l'état de
grâce, il l'obtient, et alors se réalise infailliblement cette parole que nous
lisons dans l'Évangile : « Quiconque entend la voix de mon père et sait
comprendre, vient à moi. » (Jean, vi, 45.)
On peut
dire que Dieu reçoit toujours celui qui se réfugie dans son sein. Si un homme
s'élève à lui par l'acte méritoire de son libre arbitre, ce qui suppose déjà la
grâce sanctifiante, Dieu irait contre la justice qu'il a lui-même établie, s'il
ne le recevait pas. Si on parle du mouvement du libre arbitre qui précède la
grâce sanctifiante et que l'on entende que ce mouvement provient de l'impulsion
divine excitant l'homme à chercher un refuge en Dieu, il est juste qu'une telle
impulsion ne soit pas frustrée de son effet.
La cause
première de la perte de la grâce est en nous ; la cause première de sa
collation est en Dieu. De là cette parole : « Ta perdition vient de
toi-même, ô Israël ! ton secours est en moi seul. » (Osée, xiii, 19.)
Il est clairement énoncé par saint Paul que tous les hommes ne
reçoivent pas une grâce égale : « La grâce, dit-il, a été donnée à
chacun selon la mesure des dons de Jésus-Christ. » (Eph. iv, 7.)
Une habitude peut avoir deux sortes de grandeur : l'une
tirée de sa fin, comme on dit qu'une vertu est supérieure à une autre quand
elle a pour objet un plus grand bien ; l'autre prise de son sujet, dans
lequel les habitudes existent à différents degrés. Sous le premier rapport, la
grâce, qui, par son essence, a pour fin d'unir l'homme au souverain bien, n'est
pas plus ou moins grande en elle-même. Sous le second, elle est susceptible de
plus ou de moins ; sa lumière divine peut éclairer un homme mieux qu'un
autre.
Cette différence provient en partie de la préparation que l'on
apporte à la grâce : celui qui s'y prépare très-bien la reçoit avec plus
d'abondance. Mais la première raison de cette diversité doit se prendre de plus
haut. Si vous voulez la découvrir, il faut que vous remontiez jusqu'à Dieu même
qui dispense les dons de sa grâce avec une admirable variété, afin que l'Église,
dans tous les degrés de sa hiérarchie, apparaisse brillante de beauté et de
perfection. Aussi, après ces mots : « La grâce a été donnée à chacun
selon la mesure du don du Christ, » l'Apôtre, énumérant les différentes
sortes de grâces, ajoute que cette diversité existe pour « la complète
édification du corps de Jésus-Christ. » (Eph. vi, 12).
« Personne, nous dit l'Ecclésiaste, ne sait s'il est
digne d'amour ou de haine. » (ix,1.) — Observons néanmoins qu'une vérité peut
être connue de plusieurs manières : premièrement, par une révélation de
Dieu, qui fait connaître à quelques hommes privilégiés qu'ils ont la grâce,
afin qu'ils supportent avec plus de courage les maux de cette vie et qu'ils
poursuivent de grandes œuvres avec plus de confiance et de générosité. C'est
ainsi qu'il dit à saint Paul : « Ma grâce te suffit. » (2 Cor.
xii, 9.) Secondement, on connaît une vérité par la raison, et cela d'une
certitude rationnelle. De cette façon, personne ne peut savoir s'il a la grâce ;
car, pour la certitude rationnelle d'une chose, il faut pouvoir en juger par
son principe : or Dieu, qui est le principe de la grâce, échappe, par son
excellence même, aux lumières de notre raison, selon ces paroles de Job : « Dieu
est grand, et voilà qu'il triomphe de notre science. » (xxxvi; 26.) « S'il
vient à moi, je ne le verrai point ; s'il se retire, je ne m'en apercevrai
pas. » (ix, 11.) L'homme ne peut donc savoir de science certaine s'il
possède la grâce ; voilà ce qui fait dire à saint Paul. « Je ne me
juge pas moi-même ; celui qui me juge, c'est le Seigneur. » (1 Cor.
iv, 3.) Enfin, une vérité se connaît par certains signes. Un homme peut, de
cette manière, conjecturer qu'il a la grâce, lorsqu'il trouve, par exemple, son
bonheur en Dieu, qu'il méprise les biens du monde et qu'il n'a sur la
conscience aucun péché mortel. Celui qui possède la grâce goûte une douceur
inconnue à l'homme qui ne l'a point, selon cette parole de l'Apocalypse : « Je
donnerai au vainqueur une manne cachée que nul ne connaît, excepté celui qui la
reçoit. » Cette connaissance toutefois est imparfaite. « Bien que ma
conscience ne me reproche rien, disait l'Apôtre, cela ne me justifie pas. »
(1 Cor. iv, 3.) « Qui peut connaître toutes ses fautes ? s'écriait le
Psalmiste ; purifiez-moi, Seigneur, de celles qui se dérobent à ma vue. »
(Ps. xviii, 13.)
L'idée de justice impliquant l'idée d'ordre, la justice peut
être entendue comme produisant l'ordre dans les actes mêmes de l'homme
vis-à-vis de ses semblables, et, dans ce sens, elle est une vertu spéciale ;
puis comme faisant régner l'ordre dans nos dispositions intérieures par la
soumission de la raison à Dieu et de l'appétit sensitif à la raison. Cette
dernière justice peut se produire chez l'homme, tantôt par une simple
production, comme dans Adam ; tantôt par une sorte de mouvement allant
d'un contraire à l'autre, et alors elle implique le passage de l'état
d'injustice à l'état de justice. C'est dans ce dernier sens que nous parlons de
la justification de l'impie. Une telle transformation, dans laquelle s'opère la
rémission des péchés lorsque l'homme passe de l'état du péché à l'état de la
grâce, prend son nom de justification du terme où elle aboutit.
Oui ; saint Paul le déclare en disant : « Nous
avons été gratuitement justifiés par la grâce. » (Rom. iii, 24.)
L'homme qui pèche offense Dieu : or une offense n'est
pardonnée qu'autant que l'offensé est apaisé ; de là nous disons que nos
péchés nous sont remis quand Dieu est en paix avec nous, paix qui consiste dans
l'affection qu'il nous porte. L'amour de Dieu, comme acte divin, est éternel et
immuable ; mais, pour les effets qu'il produit dans nos âmes, il subit des
interruptions, parce que tantôt nous le perdons et tantôt nous le recouvrons.
Eh bien, l'effet de l'amour divin, effet que le péché détruit, n'est autre que
la grâce même qui nous rend dignes de la vie éternelle, dont le péché mortel
nous sépare. Dans ces principes, la rémission des péchés ne se conçoit pas sans
la réinfusion de la grâce.
L'amour
que Dieu porte à l'homme auquel il remet les péchés consiste dans le don de la
grâce sanctifiante, qui les efface. L'offensé qui pardonne fait preuve d'une
bienveillance spéciale, Dieu manifeste surtout la sienne par l'infusion de sa
grâce.
Les paroles déjà citées : « Quiconque entend la voix
de mon Père et sait comprendre, vient à moi » (Jean, vi, 45), suffiraient
à elles seules pour montrer que nul ne vient à Dieu par la grâce sanctifiante
sans un mouvement du libre arbitre.
La justification de l'impie provient de l'impulsion que Dieu
lui donne vers la justice ; car c'est Dieu qui justifie. (Rom. iii.) Or
Dieu, qui conduit tous les êtres selon la nature de chacun, porte l'homme au
bien d'une manière conforme à la nature humaine. Le libre arbitre étant une de
nos facultés, l'impulsion divine vers la justice ne s'accomplit qu'avec notre
consentement ; Dieu communique-t-il la grâce sanctifiante à un homme, il
fait mouvoir son libre arbitre pour qu'il en accepte le don. Cela a lieu dans
tous ceux qui sont capables d'un tel mouvement[199].
Aux
enfants et aux aliénés qui n'ont jamais eu l'usage de leur libre arbitre, la grâce
peut être donnée par le Christ au moyen d'un sacrement, sans leur concours. — Les
adultes qui ont joui de leur raison ne reçoivent la grâce des sacrements
qu'autant qu'ils en ont eu préalablement le désir.
« Ayant été justifiés par la foi, disait saint Paul, ayons
la paix avec Dieu. » (Rom. v, 4.)
La justification demande le concours du libre arbitre, que
Dieu lui-même obtient en tournant l'âme vers lui. Or, le premier mouvement de
l'âme vers Dieu s'opère par la foi, selon cette parole : « Celui qui
s'approche de Dieu doit avant tout croire qu'il existe. » (Héb. — xi, 6.)
Par conséquent, la foi est requise pour la justification de l'impie.
La foi
n'étant parfaite que par son union avec la charité, la justification de l'impie
suppose en même temps la foi et la charité. La connaissance naturelle que les
hommes ont de Dieu ne suffit pas ; il faut le connaître comme objet de la
béatitude et cause de la justification : l'homme doit croire que Dieu seul
justifie les pécheurs par les mystères du Christ[200] (i).
Tous les actes précédents seraient insuffisants sans le
mouvement du libre arbitre contre le péché. « J'ai dit, s'écrie le
Psalmiste : Je confesserai moi-même mon injustice devant le Seigneur, et
vous avez effacé l’iniquité de ma faute. » (xxxi, 5.)
Si la justification est un mouvement que Dieu imprime à l'âme
humaine pour la faire passer de l'état de péché à l'état de grâce, le libre
arbitre de l'âme est par rapport à ces deux extrêmes comme est un corps en
mouvement par rapport à deux points opposés. À mesure que l'âme s'éloigne du
péché par un mouvement volontaire, elle s'approche de la justice : or,
qu'est-ce que cet éloignement et ce rapprochement pour une âme douée du libre
arbitre, si ce n'est la détestation et le désir ? « Les mouvements de
notre âme, dit très-bien saint-Augustin, ce sont nos affections ; vous
avancez quand vous désirez, vous reculez quand vous craignez. » Il faut
donc admettre, dans la justification de l'impie, un double mouvement du libre
arbitre, qui tend vers la justice de Dieu par le désir et s'éloigne du péché
par la détestation.
Dans le
temps qui précède la justification, il faut que l'homme déteste chacun des
péchés qu'il a commis, et dont il se souvient ; cette considération le
conduit à détester généralement tous ses péchés sans exception, et par
conséquent les péchés oubliés, dont il se repentirait en particulier s'ils se
présentaient à sa mémoire.
En énumérant les principes constitutifs d'une chose, on ne
saurait omettre sa fin, condition très-importante : or, dans la
justification de l'impie, la rémission des péchés est la fin. Isaïe disait :
« Le fruit de tous ses maux sera la rémission de son péché. » (xxvii,
9.)
Quatre choses sont requises pour la justification de l'impie :
l'infusion de la grâce, le mouvement du libre arbitre vers Dieu par la foi, le
mouvement du libre arbitre contre le péché par la détestation, et enfin la
rémission des péchés. Je dis la rémission des péchés, car la justification est
un mouvement par lequel Dieu fait passer l'âme de l'état de péché à l'état de
justice ; or, dans tout mouvement, il y a trois choses nécessaires : l'impulsion
du moteur, le mouvement du mobile et la consommation du mouvement arrivé à son
terme. L'impulsion du moteur, dans la justification de l'impie, c'est
l'infusion de la grâce ; le mouvement du mobile, c'est celui du libre
arbitre allant du point de départ au point d'arrivée ; la consommation,
c'est l'arrivée du mouvement à son terme, la rémission même du péché, où vient
aboutir la justification.
On voit par l'Écriture que le Saint-Esprit descendit
subitement sur les Apôtres assemblés. « Il se fit tout-à-coup un bruit qui
venait du ciel, comme celui d'un grand vent. » (Act. ii, 2.)
Considérée dans sa cause, la justification est l'infusion même
de la grâce qui meut le libre arbitre et remet la faute : or l'infusion de
la grâce n'est ni graduelle ni successive ; Dieu, pour accorder cette
faveur à l'âme, n'exige rigoureusement aucune autre disposition que celle dont
il est lui-même l'auteur. Il produit, à la vérité, cette disposition, tantôt
d'une manière instantanée, tantôt par une opération graduelle et successive.
Mais comme sa puissance infinie peut instantanément disposer le libre arbitre
de l'homme, dont le mouvement aussi est quelque chose d'instantané, il n'est
pas nécessaire que la justification de l'impie s'accomplisse par degrés
successifs ; l'infusion de la grâce se produit toujours dans un seul
instant.
Le libre
arbitre qui concourt à la justification peut par un seul et même acte s'élever
vers Dieu et détester le péché : cet acte instantané est quelquefois
précédé d'une certaine délibération ; mais cette délibération n'appartient
pas à la substance de la justification, elle est la voie qui y conduit.
Puisque la justification n'est pas successive, les quatre choses
qui lui sont nécessaires existent en même temps ; mais, logiquement, l'une
est antérieure à l'autre. La première est l'infusion de la grâce ; la
seconde, le mouvement du libre arbitre vers Dieu ; la troisième, le
mouvement du libre arbitre contre le péché ; la quatrième, la rémission
même du péché. La raison en est que, dans tous les mouvements, la chose qui se
présente naturellement la première est l'impression même du moteur : cette
impression, dans la justification, c'est l'infusion de la grâce.
Quand le
soleil chasse les ténèbres par sa clarté, la production de la lumière est, de
sa part, le premier effet, et la fuite des ténèbres le second ; tandis que,
de la part de l'air qui est illuminé par le soleil, la première chose est d'être
délivré des ténèbres, et la seconde, de recevoir la lumière. De même, quand
nous donnons l'antériorité à l'infusion de la grâce, nous considérons la
justification du côté de Dieu ; si nous l'envisagions dans le pécheur, il
faudrait dire que la rémission des péchés est antérieure à la réception de la
grâce. Mais, après tout, ces deux choses sont simultanées.
De cette parole du Psalmiste : « Les miséricordes du
Seigneur sont au-dessus de toutes ses œuvres » (Ps. cxl1v, 9), unie à cette
oraison que l'Église fait réciter par ses ministres : « O Dieu, qui
manifestez surtout votre puissance en épargnant le pécheur et en lui faisant
miséricorde, » on peut inférer que la justification de l'impie est la plus
grande œuvre de Dieu.
Il faut considérer une œuvre dans sa production et dans son
effet, pour en apprécier la grandeur : sous le premier aspect, la
création, par laquelle une chose est faite de rien, est l'œuvre la plus grande ;
sous le second, la justification de l'impie, qui a pour terme le bien éternel
auquel Dieu nous fait participer, est une œuvre supérieure à celle de la
création, dont le terme est un bien mobile et passager. Saint Augustin disait à
ce propos : « Si un impie devient juste, c'est une œuvre plus grande
que la création du ciel et de la terre ; » et il en donnait ainsi la
raison : « Le ciel et la terre passeront, le salut des prédestinés et
leur justification demeureront à jamais. »
Si l'on voulait comparer la justification avec la
glorification, il faudrait dire qu'à considérer les choses absolument, le don
de la gloire est plus grand que celui de la justification ; mais que,
relativement à l'homme, le don de la grâce qui justifie l'impie l'emporte sur
celui de la gloire qui béatifie le juste. Il surpasse, en effet, beaucoup plus
l'indignité de l'impie, qui méritait un châtiment, que le don de la gloire ne
surpasse la dignité du juste, qui, par sa justification même, mérite la gloire.
De là, ce mot de saint Augustin : « Il est difficile de décider si
c'est une plus grande œuvre de créer les anges dans la justice que de justifier
les impies ; certes, si la puissance est égale dans les deux cas, la
miséricorde, du moins, apparaît plus grande dans la justification de l'impie. »
Dans les œuvres miraculeuses, il y a trois choses à remarquer.
— La première, c'est que la puissance divine peut seule les opérer, aussi
sont-elles admirables à raison même de leur cause qui se dérobe à nos regards ;
à ce point de vue, on pourrait appeler œuvre miraculeuse, non-seulement la
justification de l'impie, mais la création du monde et, en général, toutes les œuvres
que Dieu seul peut faire. — La seconde chose à considérer, c'est que, dans
quelques-unes de ces œuvres, la forme dépasse la vertu naturelle de la matière
à laquelle elle est appliquée dans la résurrection d'un mort, par exemple, la
vie dépasse évidemment la puissance du corps qui reprend. La justification de
l'impie n'est pas encore, à cet autre point de vue, une œuvre miraculeuse,
parce que l'âme, qui a été l'aile à l'image de Dieu, est capable par sa nature
de recevoir la grâce et de participer ainsi à la nature divine. — Troisièmement,
il y a dans les œuvres miraculeuses une dérogation à la manière ordinaire de
produire un effet : qu'un malade recouvre tout à coup une santé parfaite,
voilà un phénomène qui sort de la marche ordinaire des guérisons produites par
la nature ou par l'art. À cet égard, la justification de l'impie est tantôt
miraculeuse, et tantôt elle ne l'est pas. Ordinairement Dieu excite
intérieurement une âme, et cette âme se tourne vers lui par une conversion
imparfaite, pour arriver ensuite à une conversion parfaite ; car, selon
l'expression de saint Augustin, « la charité commencée mérite de
s'accroître, et, une fois accrue, elle mérite d'être perfectionnée. »
D'autres fois, Dieu ébranle si puissamment une âme qu'elle parvient
immédiatement à une sorte de justice parfaite, ainsi que cela eut lieu dans la
conversion de saint Paul, célébrée par l'Église comme un événement miraculeux.
Nous lisons dans Jérémie : « Il y a une récompense pour
vos œuvres. » (xxxi, 16.) La récompense s'accorde au mérite : il
semble donc que l'homme peut mériter quelque chose de Dieu.
Entre Dieu et l'homme, séparés par l'infini, règne la plus
grande inégalité ; tous nos biens viennent de Dieu même. De l'homme à Dieu
la justice n'est donc pas absolue ; il y a seulement une justice de
proportion d'après laquelle deux êtres doivent opérer selon leur nature propre.
De plus, comme le mode et la mesure de la vertu humaine viennent de Dieu,
l'homme ne mérite que d'après un ordre préalablement établi par la Sagesse
infinie, de telle sorte qu'il obtient de Dieu, comme récompense, les biens que
Dieu même lui a donné la force de gagner. Mais, à la différence des autres
êtres, qui arrivent aussi par leurs opérations au but que Dieu leur a marqué,
nous nous portons à l'action par notre libre arbitre, et de là vient que nos œuvres
emportent l'idée de mérite.
Nos
actions n'impliquant l'idée de mérite qu'en vertu de l'ordre préalablement
établi par la divine Sagesse, Dieu n'est pas, à parler rigoureusement, notre
débiteur ; il l'est plutôt à l'égard de lui-même, dans le sens qu'il doit
observer ce qu'il a établi.
« La grâce de Dieu, dit saint Paul, est la vie éternelle. »
(Rom. vi, 23.)
La vie éternelle étant un bien qui surpasse la portée de toute
nature créée, comme on le voit par ces paroles « L'œil de l'homme n'a pas
vu, son oreille n'a pas entendu, et son cœur n'a pas conçu ce que Dieu réserve
à ceux qui l'aiment » (1 Cor. ii, 9), il est manifeste que, sans le don
surnaturel que nous appelons la grâce, aucun homme n'est capable de produire un
acte qui en soit méritoire : une telle vie dépasse notre connaissance et
nos désirs. Adam, avant sa chute, ne pouvait pas la mériter par ses seules
forces ; à plus forte raison, l'homme soumis au joug du péché en est-il
incapable, puisque, comme offense de Dieu, le péché, jusqu'à ce qu'il soit
remis par la grâce, nous exclut de la vie éternelle. « La solde du péché,
dit l'Apôtre, c'est la mort » (Rom. v1, 23), et non pas la vie éternelle.
Dieu, en
proposant à la nature humaine la vie éternelle pour fin, a voulu aussi que nous
ne puissions l'acquérir que par la grâce, qui donne le mérite à nos œuvres.
Il le peut ; les paroles suivantes le démontrent : « Maintenant
la couronne de justice m'est réservée ; le Seigneur me la donnera, lui qui
sera, en ce jour, un juge plein d'équité. » (2 Tim. iv, 8.) Saint Paul,
dans ce passage, enseigne que Dieu nous accorde la vie éternelle d'après un
juste jugement ; donc nous la méritons ex
condigno[201]
Les œuvres méritoires de l'homme doivent être envisagées à
deux points de vue : comme procédant du libre arbitre, et comme procédant
de la grâce du Saint-Esprit.
Si on les considère en tant qu'elles proviennent du libre
arbitre, elles n'ont pas un mérite de condignité, car elles ne sont pas en
rapport avec la récompense ; mais elles ont un mérite de convenance, à
cause d'une certaine égalité proportionnelle : il convient que Dieu
récompense d'une manière conforme à sa grandeur l'homme qui travaille selon
l'étendue de ses forces. — Si l'on considère les œuvres méritoires en tant
qu'elles procèdent de la grâce de l'Esprit-Saint, elles méritent rigoureusement
la vie éternelle (ex condigno). Le
mérite s'évalue alors par la puissance du Saint-Esprit, qui nous fait mouvoir vers
la vie éternelle, ainsi que l'indique cette parole de l'Évangile : « Il
y aura en lui une source d'eau qui jaillira jusqu'à la vie éternelle »
(Jean, iv, 14) ; et par la dignité de la grâce, qui associe l'homme à la
nature divine. Dieu, nous adoptant pour ses enfants, nous donne droit à
l'héritage éternel. « Si nous sommes ses enfants, dit l'Apôtre, nous
devons être ses héritiers. » (Rom. viii, 17.)
La grâce
de l'Esprit-Saint, telle que nous la possédons en cette vie, pour ne pas égaler
en acte la gloire éternelle, l'égale cependant en puissance, comme la graine
d'un arbre renferme en puissance l'arbre tout entier : l'Esprit-Saint, qui
habite en nous par sa grâce, peut y produire la vie éternelle ; de là
vient que l'Apôtre appelle ce divin Esprit « le gage de notre héritage[202] (1). (Eph. i, 14.)
Il est indubitable que la grâce produit le mérite, principalement
par la charité. « Si quelqu'un m'aime, a dit le Sauveur, il sera aimé de
mon Père, et moi-même je l'aimerai et je me manifesterai à lui. » (Jean,
xiv, 21.)
L'acte humain tire son mérite et de l'ordre préalablement
établi par Dieu, et du concours du libre arbitre qui place l'homme au-dessus
des autres êtres. Sous ces deux rapports, le mérite consiste principalement
dans la charité. Le mouvement de l'âme humaine vers la jouissance du souverain
bien qui constitue la vie éternelle, n'est-il pas l'acte propre de la charité ?
N'est-ce pas la charité qui rapporte à cette vertu suprême tous les actes des
autres vertus ? C'est donc à la charité qu'il appartient avant tout de
mériter la vie éternelle. Les actions faites par l'amour de charité sont
éminemment volontaires ; sous ce second rapport, le mérite doit encore
être attribué principalement à cette vertu.
Dans le
but de prouver que la charité n'est pas plus que les autres vertus un principe
de mérite, on citera peut-être les actes de foi, de patience et de force que
les martyrs ont accomplis si généreusement, en face de la mort, dans leurs
combats pour la religion. — L'acte de foi n'est méritoire qu'autant qu'il est
inspiré par la charité. Il en est de même des actes de patience et de courage.
Il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler ces paroles de l'Apôtre : « Quand
je livrerais mon corps pour être dévoré par les flammes, cela ne me servira de
rien, si je n'ai pas la charité[203]. »
(1 Cor. xiii, 3.)
La grâce n'est pas la récompense des œuvres. « La
récompense que l'on donne à quelqu'un pour ses œuvres, dit saint Paul, est
accordée comme une dette et non comme une grâce. » (Rom. iv, 4.) — Il est
clair, en effet, que si l'on considère la grâce comme un don gratuit, elle
repousse l'idée de mérite. « Si c'est une grâce, disait le même Apôtre,
elle ne saurait venir des œuvres. » (Rom. xi, 6.) Voulez-vous envisager la
grâce en elle-même, sous ce rapport encore elle ne saurait être méritée par
celui qui n'est pas en état de grâce ; elle dépasse la portée de notre
nature, et, en outre, l'homme qui n'est pas juste devant Dieu trouve dans son
péché même un obstacle à la mériter.
Saint-Augustin,
qui, comme il l'avoue lui-même, avait cru que le commencement de la foi vient
de nous et que la consommation nous est donnée de Dieu, rétracta, plus tard,
cette erreur, et enseigna, ainsi que la vérité catholique l'exige, que le
commencement de la foi vient de Dieu, et que l'acte de foi, qui est lui-même
une grâce, ne saurait nous mériter la première grâce[204].
Moïse et Samuel avaient un grand crédit auprès de Dieu, et
cependant le prophète Jérémie fait dire au Seigneur : « Lors même que
Moïse et Samuel se présenteraient devant moi, mon cœur ne serait pas avec un
tel peuple. » (xv, 1.)
Faut-il répéter que nos œuvres tirent leur mérite d'un double
principe : de la motion divine, qui fait mériter rigoureusement (ex condigno) ; et du libre arbitre,
qui donne lieu au mérite de convenance (meritum
congrui) ? Il n'y a évidemment que le Christ qui puisse mériter ex condigno, pour un autre, la première
grâce ; mais on peut très-bien la mériter ex congruo ; car, en vertu d'une sorte de droit inhérent à
l'amitié, il convient que Dieu accorde aux prières de celui qu'il aime le salut
d'un autre homme, qui ne met point d'obstacle insurmontable à sa justification.
Il est
certain qu'en priant on obtient de la divine Miséricorde ce qu'on ne mérite pas
à titre de justice. Daniel nous fournit un modèle en ce genre, quand il dit à
Dieu : « Ce n'est point en nous confiant dans notre propre justice
que, prosternés devant vous, nous vous offrons nos prières ; c'est au nom
de vos miséricordes infinies. » (Dan ? ix, 18.)
Que personne ne puisse mériter d'avance de sortir du péché où
il sera tombé, c'est ce qui est clairement exprimé par Ézéchiel : « Si
quelqu'un, dit ce prophète, déchoit de sa justice et commet l'iniquité, aucune
des œuvres de justice qu'il aura faites ne sera rappelée devant Dieu. »
(xviii, 24.)
Donc un homme ne peut pas mériter d'avance sa réintégration
future. Il ne le peut, ni du mérite de condignité (ex condigno), qui dépend essentiellement de l'impulsion que donne
la grâce, impulsion arrêtée par le péché survenu ; ni du mérite de
convenance (ex congruo) : car si
on peut ainsi mériter la première grâce pour un autre, ce dernier y peut mettre
obstacle par son péché, et, à plus forte raison, l'efficacité d'un tel mérite
est-elle empêchée quand il y a obstacle tout à la fois de la part de celui qui
doit mériter et de la part de celui pour lequel il mérite. Par conséquent, il
ne se peut en aucune façon que l'homme mérite pour lui-même la grâce de se
relever de sa chute.
Mais,
dira quelqu'un, ne doit-on pas demander à Dieu la grâce de sortir du péché où
l'on est tombé ? — Oui, sans doute ; mais ce n'est pas à dire que
l'on ait un droit quelconque de l'obtenir ; la prière s'adresse à la
miséricorde et non à la justice. On ne mérite pas d'être réintégré dans la
grâce, mais on peut l'espérer de la miséricorde de Dieu[205].
Déjà nous avons rapporté ces paroles de saint Augustin :
« La charité mérite d'être accrue, et, quand elle est accrue, elle mérite
d'être perfectionnée. » L'illustre Docteur entendait donc que
l'accroissement de la grâce ou de la charité est l'objet du mérite.
Le mérite de condignité embrasse, effectivement, toutes les
choses auxquelles s'étendent les opérations de la grâce. Or l'action d'un
moteur ne pousse pas seulement le mobile vers le dernier terme, elle lui
communique aussi l'accélération même. Le terme du mouvement de la grâce, c'est
la vie éternelle ; tandis que l'accélération de ce mouvement, sa
progression, représente l'augmentation de la charité ou de la grâce
sanctifiante, comme le marquent ces paroles : « La voie du juste est
comme la lumière du soleil, qui s'avance et croît jusqu'au milieu du jour. »
(Prov. iv, 18.) Conséquemment, l'accroissement de la grâce ou de la charité
tombe sous le mérite de condignité.
Par tout
acte méritoire, nous méritons une augmentation de grâce, comme nous méritons la
consommation de la grâce elle-même, qui est la vie éternelle. Mais, de même que
la vie éternelle nous est donnée en son temps et non immédiatement, de même la grâce
ne reçoit pas son accroissement d'une manière immédiate ; elle la reçoit
seulement dans son temps, lorsque le sujet est suffisamment disposé pour cela.
La persévérance ici-bas n'est pas l'objet du mérite de
condignité ; Dieu la donne gratuitement à qui il veut.
L'homme ayant naturellement le libre arbitre par lequel il
peut se porter au bien ou au mal, il y a pour lui deux manières d'obtenir de
Dieu la persévérance dans le bien : c'est, en premier lieu, lorsque son
libre arbitre y est fixé par la grâce consommée, ce qui aura lieu dans la
gloire ; c'est, en second lieu, lorsque l'impulsion divine le porte au
bien jusqu'à la fin. La persévérance d'ici-bas dépendant uniquement de la
motion divine, qui est le principe de tout mérite, elle ne tombe pas sous le
mérite même ; elle est un don gratuit que Dieu fait à qui il veut[206].
Mais il faut remarquer, à cet égard, que nous pouvons obtenir
par la prière ce que nous ne saurions mériter. Dieu exauce même les pécheurs
qui lui demandent le pardon de leurs fautes, bien qu'ils ne le méritent pas.
Sans cela le Publicain aurait dit inutilement : « Mon Dieu, soyez-moi
propice, à moi pécheur. » (Luc, xviii, 13.) Il en est de même du don de la
persévérance ; en le demandant à Dieu pour soi ou pour un autre, on
l'obtient, sans pouvoir néanmoins le mériter. »
On ne le
mérite pas du mérite de condignité (ex
condigno), puisque Dieu ne l'a point promis ; mais en correspondant à
la grâce, on peut le mériter du mérite de convenance (ex congruo.)
Si l'on considère les biens temporels au point de vue de leur
rapport avec les bonnes œuvres qui conduisent au ciel, ils sont l'objet du
mérite, comme l'accroissement de la grâce et les autres secours avec lesquels,
après la première grâce, nous obtenons la béatitude ; car Dieu donne aux
âmes justes la quantité de biens temporels, et même de maux, qu'il leur est
utile d'avoir pour la vie éternelle. Envisagés sous cet aspect, les biens
temporels sont de véritables biens, et c'est ce qui a fait dire au Psalmiste :
« Ceux qui craignent le Seigneur sont dans l'abondance de tous les biens. »
(Ps. xxxiii, 11.) Et encore : « Je n'ai pas vu le juste abandonné sur
la terre. » (Ps. xxxvi, 25.) Mais si on considère les biens temporels en
eux-mêmes, comme ils ne sont des biens pour nous qu'à quelques égards, ils ne
tombent aussi sous le mérite que d'une manière restreinte, en tant que les
hommes sont quelquefois mus par Dieu vers certaines œuvres dans lesquelles,
moyennant le secours divin, ils réalisent leurs propres projets. De même que la
vie éternelle est le prix des œuvres de justice qui proviennent de la grâce
sanctifiante, ainsi que nous l'avons dit plus haut ; de même les biens
temporels, considérés en eux-mêmes, sont une sorte de récompense que Dieu
accorde aux hommes, eu égard à la motion divine qui porte leur volonté à les
rechercher, quoique parfois leur intention manque de droiture.
Ceci
nous explique pourquoi Dieu récompense quelquefois, par des biens temporels,
certaines actions répréhensibles, comme l'Écriture le rapporte des sages-femmes
d'Égypte, dont il bénit les maisons, malgré le mensonge qu'elles avaient fait
(Exod. i, 21) ; et du roi de Babylone, qui fit le siège de Tyr, non pour
servir le Seigneur, mais pour usurper à son profit la souveraine puissance.
(Ezéch. xxix, 18.) Ces récompenses sont attribuées à Dieu par rapport à la
motion divine ; elles ne sont pas le prix de la malice des hommes.
Les maux
temporels sont un châtiment pour les méchants, qui n'en profitent pas pour
gagner le ciel ; pour les justes, qui en profitent, ils sont des remèdes
salutaires. L'Ecclésiaste nous dit : « Toutes choses arrivent
également au juste et à l'impie, au bon et au méchant, à celui qui est pur et à
celui qui est souillé. » (Eccl. ix, 2.) Ces paroles sont vraies, à
considérer les biens et les maux dans leur propre nature ; mais il n'en
est pas de même pour ce qui est des desseins de la Providence et du dernier
résultat ; les bons s'en servent pour parvenir au salut ; tandis que
les méchants en abusent pour leur malheur[207] (1).
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EXPLICATION.
Ce tableau indique sommairement toutes les divisions de cette
seconde section de la deuxième partie, où l'on traitera, comme on le voit, des
vertus qui regardent tous les hommes et des choses qui concernent certains
états de perfection. Chaque traité, à commencer par celui de la foi, aura son
tableau particulier.
Après avoir parlé en général des vertus, des vices et de tout
ce qui regarde la morale, nous allons considérer ces divers sujets en
particulier.
Pour ne pas nous exposer à des redites, nous envisagerons
successivement dans chaque traité une vertu, le don naturel qui lui correspond,
les vices qui lui sont opposés et les préceptes qui la concernent. Nous
réduisons l'étude entière de la morale à l'examen de sept vertus, qui sont les
trois vertus théologales et les quatre vertus appelées cardinales.
Quant aux vertus intellectuelles, l'une, la prudence, prend rang parmi les vertus
cardinales ; les autres, telles que la sagesse,
l'intelligence et la science, portant le même nom que
certains dons du Saint-Esprit, nous en parlerons à l'occasion des dons qui
correspondent aux sept vertus principales.
Il n'y a pas de vertu morale qui ne rentre de quelque manière
dans les quatre vertus cardinales, qui contiennent les obligations communes à
toutes les conditions de la société. — Nous traiterons, en dernier lieu, des
obligations propres à certains états de perfection.
Occupons-nous d'abord de la foi.
(Saint Thomas.)
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EXPLICATION.
La foi doit être envisagée dans sa nature, dans les dons qui
lui correspondent, dans les vices qui lui sont opposés, et dans ses préceptes.
Pour en faire connaître la nature, nous la considérerons dans
son objet (1), — dans son acte (2), (3), — et dans son habitude même (4), (5),
(6), (7).
Nous traiterons ensuite des dons d'intelligence et de science
qui lui correspondent (8), (9). — Nous passerons aux vices contraires à la foi,
qui sont l'infidélité (10), (11), (12) — et le blasphème (13), (14) ; — puis
aux vices opposés aux dons (15).
Nous terminerons par l'examen des préceptes relatifs à la foi (16).
« La foi, répondait saint Denis, repose sur la vérité
simple et toujours vivante. »
Toute habitude intellectuelle comprend deux choses : l'objet
matériel que l'on connait, et la raison formelle qui le fait connaître. La science de la géométrie,
par exemple, a pour objet matériel les conclusions, et pour objet formel les
démonstrations. Il en est de même pour la foi, telle que nous l'envisageons. Ne
donnant son assentiment à une vérité qu'autant que Dieu l'a révélée, elle a
pour objet formel la vérité suprême, son moyen de démonstration ; et pour
objet matériel, non-seulement cette vérité première, c'est-à-dire Dieu même,
mais encore beaucoup d'autres vérités qui, en nous faisant connaître certaines œuvres
de la divinité, concernent toujours Dieu et notre béatitude en Dieu. Aussi,
même sous ce dernier rapport, la vérité suprême est encore son objet, comme la
santé est celui de la médecine, parce que la médecine n'embrasse que ce qui se
rapporte à la santé.
Les
vérités qui concernent l'humanité du Christ, les sacrements, ou certaines
créatures, tombent sous la foi pour deux motifs : premièrement, parce
qu'elles nous mènent à Dieu ; secondement, parce que nous les croyons à
cause de Dieu, qui les a révélées. Il en faut dire autant de toutes celles que
contient la sainte Écriture.
Notre intelligence est ainsi faite que ce qui est simple de
soi ne lui arrive que dans une condition de complexité. Il en résulte que
l'objet de la foi, simple en lui-même, est, par rapport au croyant, quelque
chose de complexe, que l'on peut énoncer par des propositions.
La
vision de la patrie céleste consistera dans un acte pur et simple de notre
intelligence ; sur la terre, nous ne percevons pas par la foi la vérité
première telle qu'elle est en elle-même.
La foi est une vertu qui a pour effet de perfectionner l'intelligence,
et non pas de l'égarer. Rien n'entrant dans son domaine que par la première et
infaillible vérité, elle ne saurait comporter aucune fausseté ; la vérité
suprême n'est pas moins incompatible avec l'erreur que l'être avec le néant, le
bien avec le mal.
Ce sujet
a donné lieu à des objections dont voici la solution
À
considérer les choses en elles-mêmes et en dehors de la prescience divine, Dieu
pouvait ne pas s'incarner, même après le temps d'Abraham ; mais, posé le fait
de la prescience divine, l'incarnation était une chose nécessaire et
infaillible : or c'était en ce sens qu'elle était crue par Abraham, dont
Notre-Seigneur disait : « Abraham, votre père, a désiré de voir mon
jour ; il l'a vu et il a été comblé de joie. » (Jean, viii, .56). Par
conséquent, l'incarnation, en tant qu'objet de la foi, n'a jamais pu être une
chose fausse.
La foi
des fidèles, sous la loi nouvelle, consiste à croire que le corps de
Jésus-Christ, lorsque le pain a été validement consacré, est réellement présent
dans la sainte Eucharistie ; elle ne se rapporte pas à telle ou telle
espèce de pain. Si, par défaut de validité dans la consécration, le corps de
Jésus-Christ n'est pas présent, la foi n'en est pas moins vraie en elle-même.
La foi est, selon saint Paul, « l'argument de ce qui ne
se voit pas. » (Héb. xi, 1).
La foi est un assentiment de notre intelligence aux vérités
que nous croyons. Or, l'assentiment à une vérité a lieu de deux manières :
tantôt, l'intelligence est subjuguée et nécessairement entraînée par l'évidence
d'un objet, comme il arrive dans la perception des premiers principes et de
leurs conséquences prochaines que les sciences font connaître ; tantôt,
l'intelligence, à défaut d'un objet qui suffise à l'entraîner, procède par une
sorte de choix, en se portant volontairement d'un côté plutôt que d'un autre.
Dans ce dernier cas, quand le choix volontaire qu'elle fait n'exclut pas
entièrement le doute et la crainte de se tromper, elle a simplement, une
opinion ; mais, lorsque son élection s'accomplit avec certitude et sans
hésitation, c'est la foi. Il résulte de ces notions que l'objet de la foi,
comme celui de l'opinion, n'est pas une chose que l'on voit ; car les
choses que nous voyons frappent les yeux
de notre esprit où de notre corps, et
nécessitent par elles-mêmes notre assentiment.
Que le
Seigneur ait dit à saint Thomas : « Vous avez cru, Thomas, parce que
vous avez vu » (Jean, xx, 29), ces paroles ne prouvent pas que la vision
et la foi ont le même objet. Thomas vit une chose, et il en crut une autre ;
il vit un homme, et, croyant à sa divinité, il confessa sa foi en disant :
« Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu. »
Les
vérités de la foi ne sont pas vues en elles-mêmes ; notre esprit ne les
perçoit que d'une manière générale, comme méritant d'être crues, soit à cause
des miracles, soit pour d'autres motifs qui en établissent la certitude : on
ne les croirait pas, si on ne voyait pas qu'elles doivent être crues.
La science s'obtient à l'aide de principes que l'on voit d'une
certaine manière. Puisque, d'après ce qui précède, il est impossible que la
même chose tombe sous la vue et sous la foi d'un même homme, il l'est pareillement
qu'elle soit en même temps pour lui un objet de science et de foi ; car on
voit de quelque façon ce que l'on sait.
Sans doute quelqu'un peut croire ce que d'autres savent ou
voient. Nous espérons nous-mêmes voir un jour ce que nous croyons de la
Trinité. « Nous voyons Dieu dans un miroir et en énigme, disait saint Paul ;
mais, au ciel, nous le verrons face à face. » (1 Cor. xiii, 12.) Les anges
voient actuellement ce que nous croyons. Que, même ici-bas, ce qui est à l'état
de science ou de vision chez quelques individus soit pour d'autres un objet de
foi, nous n'avons garde de le contester ; mais il est sûr que les vérités
généralement proposées à la foi de tous les hommes ne sont point du domaine
ordinaire de la science. La science et la foi ont des objets différents.
Les
raisonnements des saints Pères pour prouver par la raison les vérités de foi
sont des inductions destinées à montrer que ces vérités sont possibles. De tels
arguments ne sont de vraies démonstrations que quand, appuyés sur les principes
mêmes de la foi et sur l'autorité des livres saints, ils sont adressés aux
fidèles ; on s'appuie sur les principes de la foi pour prouver aux
chrétiens une vérité de foi, comme on s'appuie sur les principes naturels pour
prouver à tout le monde quelque autre vérité ; et voilà pourquoi, ainsi
que nous l'avons dit dès le commencement de cet ouvrage, la théologie est une
science.
Si l'on
range parmi les articles de foi certaines vérités que la raison naturelle peut
démontrer, ce n'est pas qu'elles soient des vérités de foi purement et
simplement pour tout le monde ; c'est qu'elles sont un préliminaire
indispensable à la foi, et qu'il faut que les hommes qui n'en ont pas la
démonstration rationnelle les admettent du moins par la foi.
« Un article, selon saint Isidore, contient une
perception de la vérité divine, perception qui nous élève vers cette vérité
même. »
Ce qui est un en Dieu étant multiple dans notre esprit, nous
ne concevons la vérité divine qu'à l'aide de certaines distinctions ; la
faiblesse de notre intelligence nous force ainsi à diviser les vérités de la
foi.
Le mot article,
dérivé du grec, signifie, comme le mot articulation,
une liaison existant entre des parties distinctes. Nous l'employons dans les
matières de foi, pour indiquer que les dogmes que nous énonçons, malgré leur
division en parties distinctes, sont liés les uns aux autres.
La foi ayant pour objet les vérités divines que nous ne voyons
pas, un article particulier doit être consacré à celles qui ne se voient pas à
cause d'une difficulté spéciale ; au lieu que ce que l'on voit ou ce que
l'on ne voit pas pour une même raison ne doit pas constituer plusieurs
articles. La passion et la résurrection du Sauveur, par exemple, forment deux
articles distincts, parce que la difficulté que nous avons à comprendre que
Dieu a souffert est autre que celle qui nous empêche de voir comment il a pu
revenir d'entre les morts. Mais que le divin Sauveur ait souffert, qu'il soit
mort, qu'il ait été enseveli ; voilà trois faits qui ne présentent qu'une
même difficulté. L'un étant admis, il est facile d'admettre les deux autres ;
il suffit d'un seul article pour les exprimer.
On a
objecté que nous sommes obligés de croire toutes les vérités renfermées dans l'Écriture
sainte, et que ces vérités, à raison de leur multitude, ne pouvant être
réduites à un nombre déterminé, il est superflu de vouloir les diviser par
articles. — On répond que, parmi ces vérités, les unes sont de foi par
elles-mêmes, et les autres par rapport à celles-là. La foi ayant principalement
pour objet les choses que nous espérons voir dans notre véritable patrie comme
le marque cette parole de l'Apôtre : « La foi est le fondement des
choses que nous devons espérer » (Héb. ii, 1), les vérités qui nous
mettent en rapport direct avec la vie éternelle sont seules de foi par elles-mêmes :
tels sont le mystère d'un Dieu en trois personnes, celui de l'Incarnation et
autres semblables ; et voilà l'objet des articles de foi. Les autres
choses que l'Écriture nous propose doivent être crues ; mais elles ne sont
pas de foi par elles-mêmes. Comme elles ne sont là que pour attester la
puissance de Dieu ou pour manifester l'Incarnation du Christ, on ne doit pas
les distinguer par articles.
« La science des Patriarches, dit saint Grégoire, s'est accrue
par la succession des temps ; ceux qui ont été plus près de la venue du
Rédempteur ont mieux connu les mystères du salut. »
On peut comparer les articles de foi aux premiers principes
naturels, qui ont entre eux une telle connexité que quelques-uns sont
implicitement contenus dans les autres. Tous les articles de foi sont renfermés
implicitement dans quelques vérités premières qui sont tout d'abord l'objet de
notre croyance, à savoir dans la foi à l'existence de Dieu et à la providence
divine par rapport au salut des hommes, selon ces paroles de l'Apôtre : « Il
faut que celui qui s'approche de Dieu croie qu'il existe et qu'il récompense
ceux qui le cherchent. » (Héb. xi; 6). C'est pourquoi la foi n'a reçu,
quant à sa substance, aucun accroissement dans la marche des siècles. Les
dogmes enseignés aux derniers âges étaient implicitement compris dans la foi
des générations précédentes. — Cependant le nombre des articles destinés à
l'explication de ces vérités a augmenté ; les générations postérieures ont
connu explicitement des choses que les générations précédentes ne connaissaient
pas de la même manière. De là ces paroles que le Seigneur adressait un jour à
Moïse : « Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de
Jacob. Mon nom est Adonaï ; mais je ne le leur ai point fait connaître »
(Exod. vi, 2) ; et ces autres de David : « J'ai mieux compris
que les anciens » (Ps. cxviii, 100) ; et ces autres encore de
l'Apôtre : « Les autres générations n'ont point connu le mystère du
Christ tel qu'il a été révélé de nos jours aux saints Apôtres et aux Prophètes. »
(Eph. iii, 5).
Quoique
un maitre ait la connaissance parfaite de son art, il ne la communique pas à
son élève dès le premier jour ; il se conforme à la capacité de son
disciple, et il l'instruit graduellement. C'est de cette manière que les hommes
ont progressé avec le temps dans la connaissance de la foi. Aussi l'Apôtre
compare-t-il l'état du genre humain sous l'Ancien Testament à l'enfance d'un
homme. Le Christ a opéré la parfaite consommation de la grâce ; et voilà
pourquoi le temps de sa venue est appelé le temps de la plénitude.
L!Eglise, par sa seule autorité, justifie son énumération.
La foi n'embrassant, comme son objet propre, ainsi qu'il a été
dit, que les choses dont nous aurons la vision dans la vie éternelle et celles
qui nous y conduisent, ses dogmes se rapportent les uns à la majesté divine,
les autres aux mystères de l'humanité du Christ, selon cette parole du Seigneur
lui-même : « La vie éternelle consiste à vous connaître, vous, le
vrai Dieu, et celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ. » (Jean, xvii, 3.)
— Touchant la majesté divine, trois vérités sont proposées à notre foi :
d'abord l'unité de Dieu, et c'est le premier article ; en second lieu, la
trinité des personnes, exprimée dans trois articles consacrés séparément aux
personnes divines ; enfin, les œuvres propres de la divinité : la
création ; la sanctification du genre humain par la grâce, comprise dans
un seul article ; et la glorification, exprimée aussi dans un seul article
où il s'agit de la résurrection de la chair et de la vie éternelle. Il y a
conséquemment sept articles se rapportant à la divinité. — Touchant l'humanité
du Christ, il y a également sept articles. Le premier est relatif à son
incarnation et à sa conception ; le second, à sa naissance ; le
troisième, à sa passion, à sa mort et à sa sépulture ; le quatrième, à sa
descente aux enfers ; le cinquième, à sa résurrection ; le sixième, à
son ascension ; le septième, à son dernier avènement.
Plusieurs Théologiens ne distinguent cependant que douze
articles dans le symbole : six pour la divinité, six pour l'humanité du
Christ. Ils ne considèrent que comme un seul les trois articles sur la Trinité,
et ils font deux articles distincts de la glorification, l'un pour la
résurrection de la chair, l'autre pour la vie éternelle. Ils ne font aussi
qu'un seul article de la conception et de la nativité du Sauveur[208].
Le symbole est l'œuvre de l'Église universelle, qui, toujours
assistée du Saint-Esprit, ne saurait errer : donc il était convenable de
le dresser comme règle de foi ; donc encore il ne contient rien que de
convenable.
L'Apôtre l'a proclamé : « Pour arriver à Dieu, il
faut croire. » (Héb, xi, 6.) Nul ne pouvant croire à moins qu'on ne lui
propose quelque chose pour objet de sa foi, il a été nécessaire de réunir en un
seul corps les dogmes de la vraie foi, pour qu'ils pussent plus facilement être
offerts à la croyance de tous les hommes, et qu'ainsi l'ignorance ne fût point
une cause d'infidélité. Le symbole
contient précisément l'ensemble des vérités de la foi. Il convenait évidemment
de le rédiger.
La
sainte Écriture, dira quelqu'un, n'est-elle pas la règle de la foi ? Que
peut-on y ajouter ou en retrancher ? — Nous répondons que les vérités de
la foi contenues dans l'Écriture sainte y sont éparses çà et là, exprimées sous
des formes diverses; quelquefois même obscures, et que, pour les en extraire,
il faut non-seulement une longue étude, mais une expérience à laquelle ne
sauraient parvenir tous ceux qui doivent les connaître, la plupart d'entre eux
ne pouvant pas même étudier, à raison de leurs travaux d'un autre genre. On
conçoit dès-lors qu'il était indispensable de résumer ces vérités dans un
sommaire clair qui pût être proposé à la foi des fidèles. Le symbole, ainsi
compris, est un extrait de la sainte Écriture, et non une addition[209].
Tous les
symboles enseignent la même foi ; mais, aux époques d'hérésie, le peuple
doit être instruit avec plus de soin de certaines vérités attaquées par
l'erreur. De là plusieurs symboles qui ne diffèrent qu'en ceci, que l'un
explique d'une manière plus complète ce que l'autre renferme implicitement. Un
symbole qui vient après un autre n'abolit rien de ce qui est contenu dans le
premier. Les Pères du concile de Nicée n'ont point parlé de la descente du
Sauveur aux enfers, parce que, cette vérité n'ayant été de la part des
hérétiques l'objet d'aucune erreur, il suffisait qu'elle fût consignée dans le
symbole des Apôtres.
Le
symbole de Nicée, développement du symbole des Apôtres, fut composé à une
époque où la foi était manifestée au monde et où l'Église jouissait de la paix :
de là vient l'usage de le chanter publiquement à la messe ; au lieu que le
symbole des Apôtres, qui fut composé dans le temps de la persécution et lorsque
la foi n'était pas encore publiée, se dit en particulier, à Prime et à Complies, comme destiné à nous préserver des erreurs ténébreuses du
passé et de l'avenir.
La promulgation d'un nouveau symbole a eu lieu dans un concile
général[210]. Mais comme, d'après le droit canonique, le Souverain-Pontife
a seul le droit d'assembler un tel concile, la publication d'un nouveau symbole
est subordonnée à son autorité.
On a pu conclure de l'article précédent qu'il est nécessaire
de publier une nouvelle profession de foi quand il s'agit d'éviter de nouvelles
erreurs. Or, à quelle autorité peut revenir cette publication, si ce n'est à
celle qui a le droit de déterminer finalement les vérités que les fidèles
doivent croire d'une foi inébranlable ?
Telle est l'autorité du Souverain-Pontife, à laquelle, ainsi
qu'il est écrit dans le droit, sont référées les questions les plus graves et
les plus difficiles qui s'élèvent dans l'Église. Aussi le Seigneur, établissant
saint Pierre souverain Pontife, lui dit : « J'ai prié pour vous,
Pierre, afin que votre foi ne défaille point ; lorsque vous aurez été
converti, affermissez vos frères dans la foi. » (Luc, xxii, 32.)
Veut-on savoir la raison d'une telle prérogative ? Il ne
doit y avoir qu'une seule et même foi dans toute l'Église, selon cette parole
de l'Apôtre : « Il faut que vous disiez tous la même chose, et qu'il
n'y ait aucun schisme parmi vous. » (1 Cor, i, 10). Il est clair qu'une
telle unité ne pourrait subsister, si celui qui est à la tête de toute l'Église
ne décidait pas, par une sentence que l'Église entière doit inébranlablement
soutenir, les questions nouvelles en matière de foi. Ces raisons doivent nous persuader
que le Souverain-Pontife seul a le pouvoir de publier un nouveau symbole, comme
il peut seul aussi réunir des conciles, confirmer leurs décisions et prendre
d'autres mesures qui intéressent le bien général de l'Église.
Le
concile général d'Éphèse a défendu, il est vrai, de composer une profession de
foi autre que celle qu'il a publiée ; mais ce décret ne s'adresse qu'aux
personnes privées. Saint Athanase lui-même n'a pas composé son exposition de la
foi par mode de symbole ; celui qui porte son nom n'est devenu règle de
foi que par l'approbation des Souverains-Pontifes[211].
Si l'on prenait le mot penser
dans son acception la plus large, comme signifiant tout exercice actuel de
l'esprit, il ne rendrait pas proprement l'opération particulière de notre
intelligence dans l'acte de foi ; car tout homme qui considère ce qu'il
sait ou ce qu'il comprend pense avec assentiment. Mais, comme le mot penser peut se prendre, dans une
signification moins étendue, pour l'opération de notre esprit qui, après une
certaine recherche, choisit une chose sans en avoir la vision pleine et
entière, il peut servir à exprimer l'acte de foi, qui est l'adhésion ferme à un
sentiment ; et c'est ce que l'homme qui croit a de commun avec celui qui
sait et qui comprend. Toutefois, comme celui qui croit n'a pas la connaissance
parfaite de l'évidence, il a aussi cela de commun avec celui qui doute, avec
celui qui soupçonne et avec celui qui a une opinion. Le propre du croyant est
donc de penser avec assentiment ; c'est là ce qui distingue l'acte de foi
de tous les autres actes de l'intelligence[212].
Cette distinction nous est donnée par saint Augustin. Croire à Dieu marque l'objet formel de la
foi, le motif pour lequel on adhère aux vérités que l'on croit. — Croire Dieu désigne l'objet matériel de
la foi, toutes les vérités de la foi se rattachant à Dieu de quelque manière. —
Croire en Dieu désigne l'intervention
de la volonté dans l'acte de foi ; car la vérité souveraine est, comme fin
dernière, l'objet de la volonté.
« Sans la foi, nous dit l'Apôtre, il est impossible de plaire
à Dieu. » (Héb. xi, 6.)
Notre perfection consiste non-seulement dans ce qui nous
convient d'après notre nature, mais encore dans ce qui nous est accordé par
suite de notre participation surnaturelle à la bonté divine : aussi
avons-nous dit ailleurs que notre béatitude dernière est dans la vision
surnaturelle de Dieu, à laquelle nous ne pouvons parvenir que par une science
reçue de Dieu même, comme nous l'insinue cette parole : « Quiconque a
écouté mon Père et a appris de lui qui je suis, celui-là vient à moi. »
(Jean, vi, 45). Or cette science, nous l'acquérons, non pas tout-à-coup, mais
par degrés, conformément à notre nature. S'il est nécessaire, pour arriver à la
plénitude de la science, que tout homme qui étudie un sujet commence par croire
à la parole de celui qui l'enseigne, selon ce mot du Philosophe : « Il
faut que le disciple croie à son maître, » il ne l'est pas moins que, pour
parvenir à la parfaite vision de la béatitude, l'homme croie à Dieu ; comme
le disciple, au maître qui l'instruit.
Notre
nature étant subordonnée à une nature supérieure, la connaissance de la lumière
naturelle ne suffit pas à notre perfection ; il nous faut une certaine
connaissance surnaturelle, car la foi pénètre plus avant dans les secrets
invisibles de Dieu que la raison naturelle. « Beaucoup de vérités qui sont
supérieures à l'esprit de l'homme, a dit l'Écrivain sacré, vous ont été
révélées. » (Eccl. iii, 25.)
Il est nécessaire de recevoir par la foi non-seulement ce que
la raison naturelle ne découvre pas, mais encore certaines vérités qu'elle peut
démontrer, et cela pour trois motifs : d'abord, pour arriver plus
promptement à la connaissance de Dieu et de ses divins attributs ; ensuite,
pour que, cette connaissance étant plus universelle, aucune intelligence,
malgré les nécessités de la vie matérielle, malgré l'insouciance la plus
profonde, n'en soit privée ; enfin, pour que cette connaissance soit plus
certaine, car notre raison est souvent en défaut dans les choses qui regardent
la divinité, comme on le voit par les erreurs et les contradictions des anciens
philosophes.
L'homme est tenu, d'après saint Paul, à croire quelque chose
d'une manière explicite. « Pour s'approcher de Dieu, il faut croire qu'il
existe et qu'il récompense ceux qui le cherchent. » (Héb. xi, 6.)
En ce qui est des premières vérités de la foi, qui ne sont
autres que les articles du symbole, l'homme est tenu de les croire
explicitement, comme il est tenu d'avoir la foi. Quant aux vérités secondaires,
il lui suffit de les croire implicitement ; il n’est obligé de les croire
explicitement qu'au fur et à mesure qu'il lui est démontré qu'elles sont
contenues dans l'enseignement de la foi.
Que l'on
ne dise point que la croyance explicite des articles de la foi n'est pas
toujours au pouvoir de l'homme. Nous sommes tenus à beaucoup de devoirs qu'il
nous est impossible de remplir sans la grâce réparatrice ; par exemple, à
l'amour de Dieu et du prochain. L'accomplissement de tous nos devoirs nous est
possible avec le secours de la grâce, que Dieu nous accorde à tous par l'effet
de sa miséricorde, et qu'il ne refuse à personne que par un acte de sa justice.
Tel est l'ordre établi de Dieu que les vérités de la foi
parviennent aux inférieurs par l'intermédiaire des supérieurs : les anges
supérieurs les communiquent aux anges inférieurs, qui les transmettent aux
hommes ; les hommes supérieurs, à leur tour, les expliquent aux hommes
inférieurs. De même que les anges supérieurs ont une connaissance plus parfaite
des mystères divins, les hommes supérieurs qui instruisent leurs frères doivent
avoir aussi une connaissance plus parfaite des vérités de la foi, c'est-à-dire
une foi plus explicite.
Il est
indubitable que ceux qui ont mission d'instruire les autres sont tenus d'avoir
une foi plus explicite que les simples fidèles. On ne doit pas interroger les
ignorants sur les subtilités de la foi, à moins qu'on n'ait lieu de penser
qu'ils ont été égarés par les hérétiques.
« Aucun homme, jeune ou vieux, dit saint Augustin, n'est
délivré de la contagion de la mort et des liens du péché que par le Médiateur
unique de Dieu et des hommes, Jésus-Christ. » En effet, la voie qui
conduit à la béatitude n'est autre que le mystère de l'Incarnation et de la passion
du Christ. « Aucun autre nom, disait l'apôtre saint Pierre, n'a été donné
aux hommes par lequel nous devions être sauvés. » (Act. iv, 12.)
Il a donc fallu, en tout temps, que le mystère de
l'Incarnation fût cru par tous les hommes d'une certaine manière ; seulement
le mode de cette croyance a pu varier, selon les temps et selon les personnes. —
Il est vraisemblable que, même dans l'état d'innocence, l'homme eut la foi
explicite à ce mystère, et qu'il le regarda, non comme un moyen d'être délivré
du péché par la passion et la résurrection du Sauveur, mais comme un moyen
d'arriver à la consommation de la gloire. Ce qui nous le persuade, c'est qu'il
est écrit dans la Genèse (ii, 24) : « L'homme quittera son père et sa
mère pour s'attacher à sa femme ; » sur quoi l'Apôtre disait : « Ceci
est un grand sacrement dans le Christ et dans l'Église. » (Eph. v, 32). Il
n'est pas à croire que le premier homme, avant sa chute, ait ignoré cette
signification symbolique de son mariage. — Après le péché, le mystère de
l'Incarnation fut cru explicitement, non-seulement quant à l'incarnation même,
mais quant à la passion et à la résurrection du Christ, qui devaient délivrer
le genre humain du péché même et de la mort ; autrement, les hommes
n'auraient pas figuré d'avance la passion du Sauveur par certains sacrifices
avant la loi et sous la loi, sacrifices dont les hommes instruits connaissaient
seuls la signification, mais qui donnaient néanmoins aux plus simples une
connaissance implicite de la venue du Christ. — Depuis la loi de grâce, les
simples fidèles, comme les hommes instruits, sont tenus de croire explicitement
les mystères du Christ, notamment ceux qui sont l'objet des solennités
générales de l'Église et qui sont proposés à la croyance de tous, comme les
articles sur l'Incarnation, dont nous avons parlé. Quant aux autres vérités
plus subtiles, chacun est tenu à une foi plus ou moins explicite, selon son
état et son emploi.
Le
Christ a été révélé à un grand nombre de Gentils ; on le voit par les
prédictions qu'ils ont faites. Job disait : « Je sais que mon
Rédempteur est vivant (xix, 25) ; » et la Sibylle elle-même, d'après
saint Augustin, a prophétisé le Christ. Si des Gentils ont été sauvés sans la
révélation, ils ne l'ont pas été sans la foi au Médiateur : à défaut de la
foi explicite, ils en ont eu du moins la foi implicite en croyant à la
Providence divine, qui délivre les hommes par les moyens qu'elle veut choisir
et de la manière qu'il lui plaît.
La sainte Trinité fut révélée dès le commencement du monde ;
on la voit déjà paraître dans ces paroles : « Faisons l'homme à notre
image et à notre ressemblance. » (Gen. i, 26.) Plus tard, sous l'Ancien
Testament, elle fut exprimée de plusieurs manières, ce qui suppose que, dès
l'origine, il importait au salut d'y croire. Aussi bien la foi explicite à l'Incarnation
du Christ l'implique de toute nécessité ; car, dans le mystère de
l'Incarnation, est contenu ceci : que le Fils de Dieu a pris un corps ;
qu'il a régénéré le monde par la grâce de l'Esprit Saint et qu'il a été
lui-même conçu du Saint-Esprit. Nous pouvons en inférer que la foi à la
Trinité, avant la venue du Sauveur, a été, comme la foi à l'Incarnation,
explicite chez les hommes supérieurs, et implicite seulement chez ceux qui
étaient moins éclairés. Nous pouvons en déduire encore que tous les hommes,
sous la loi de grâce, sont tenus de croire explicitement au mystère de la
sainte Trinité. Tous ceux, en effet, qui renaissent dans le Christ obtiennent
un tel bienfait par l'invocation des trois Personnes divines, conformément à
ces paroles : « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au
nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. » (Matth. xxviii 19.)
Il a
toujours été nécessaire pour le salut de croire explicitement que Dieu existe
et qu'il récompense ceux qui le cherchent ; mais cela ne suffit pas pour
tous les temps et pour tous les individus. Si, avant la venue du Christ, la foi
à la Trinité était le partage des hommes supérieurs, il n'en doit plus être de même
après qu’elle a été manifestée au monde par le Christ et par les Apôtres[213].
Nous lisons dans saint Paul que « les saints ont obtenu
par la foi l'effet des promesses. » (Héb. xi, 33.) Cela ne serait pas,
s'ils n'eussent mérité en croyant. Que faut-il pour que nos actes soient
méritoires ? Le libre arbitre et la grâce. Or, par l'acte de foi, notre
esprit adhère à la vérité divine avec liberté et sous l'influence de la grâce.
Cet acte est donc méritoire.
Ni la
nature ni la foi ne peuvent produire, sans la charité, un acte méritoire ;
mais, dès que la charité survient, elle confère le mérite à l'acte de foi, à
l'acte de la nature et à l'acte naturel du libre arbitre.
Dans les
sciences, l'assentiment à une vérité n'est pas soumis au libre arbitre ; il
est le résultat forcé d'une démonstration, et, sous ce rapport, il n'est pas
méritoire. Tout le mérite, en matière scientifique, consiste à appliquer
librement notre esprit à un objet que nous rapportons à la gloire de Dieu ou du
prochain ; au lieu que, dans le domaine de la foi, l'assentiment à une
vérité et l'application de l'esprit à cette vérité étant deux choses également
libres, l'acte de foi est doublement méritoire.
Le fidèle
a toujours, dans l'enseignement divin confirmé par les miracles, et surtout
dans l'inspiration secrète de Dieu, un motif suffisant pour croire. Sa foi ne
provient pas de la légèreté ; par conséquent, rien ne l'empêche d'être
méritoire.
Si la raison, en prêtant son secours à la foi, devait toujours
en affaiblir le mérite, saint Pierre n'aurait pas écrit : « Soyez
toujours prêts à répondre à celui qui vous demandera raison de l'espérance qui
est en vous. » (1 Pet. iii, 15)
Le raisonnement, en matière de foi, peut se rapporter de deux
manières à notre volonté : d'abord, d'une manière antécédente ; par exemple, lorsque quelqu'un ne croirait pas
une vérité de foi, ou ne la croirait pas aussi fermement sans cet appui. Les
raisons qui viendraient ainsi à l'aide de la foi en diminueraient le mérite ;
la vérité révélée doit être admise, non en considération de la raison
naturelle, mais à cause de l'autorité divine qui la propose. En second lieu, le
raisonnement peut se rapporter à notre volonté d'une manière subséquente. Un homme, parfaitement
disposé par rapport à la foi, cherche dans son esprit les raisons qui
favorisent sa conviction, et, lorsqu'il en trouve quelques-unes, il les saisit
et s'y attache. Cette conduite, loin d'exclure le mérite de la foi, révèle, au
contraire, un mérite plus grand ; elle est le signe et la preuve d'une
volonté meilleure. C'est le cas de ceux qui disaient à la Samaritaine : « Ce
n'est plus sur vos paroles que nous croyons. » (Jean, iv, 42.) La
Samaritaine, c'est la raison humaine.
La confession des vérités de la foi se rapporte évidemment à
la foi elle-même comme à sa fin, ainsi que le marquent ces paroles de l'Apôtre :
« Ayant le même esprit de foi, nous croyons, et c'est pour cela que nous
parlons. » (2 Cor. iv, 13.) La parole extérieure n'a-t-elle pas pour but
d'exprimer la pensée du cœur ? De même que l'assentiment intérieur est un
acte de foi, la confession extérieure est pareillement un acte propre à la foi,
qui, selon l'expression de saint Paul, « se manifeste par les œuvres. »
(2 Thes. i, 11.)
On connaît ce passage de l'Épitre aux Romains : « Il
faut croire de cœur pour être justifié ; et, pour être sauvé, il faut
confesser sa foi par la parole. »(x, 10) — Toutefois, le précepte de
confesser sa foi est un précepte affirmatif, et ces préceptes, quoiqu'ils
soient toujours obligatoires, n'obligent pas à tout instant. La confession de la foi n'est pas de nécessité de
salut en tout temps et en tout lieu ; elle l'est seulement lorsque son
omission priverait Dieu de l'honneur qui lui est dû, ou le prochain d'un
secours auquel il a droit. Un homme qui, par exemple, interrogé sur la foi,
donnerait à croire, en ne répondant point, ou qu'il n'a pas la foi ou que la
foi n'est pas vraie, serait dans la nécessité de confesser sa foi. Il en serait
de même de celui qui devrait causer par son silence l'apostasie de quelqu'un.
Quand la
gloire de Dieu ou l'intérêt du prochain l'exigent, nous ne devons pas nous
contenter d'être unis à la vérité divine, nous devons confesser extérieurement
la foi. — La foi elle-même est en danger. — Il ne serait pas bon de la
confesser publiquement dans le cas où, sans aucun avantage pour elle ou pour
les fidèles, on produirait des troubles parmi les infidèles. Notre-Seigneur a
dit : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas
vos perles devant les pourceaux, de peur que, se retournant contre vous, ils ne
vous déchirent. » (Matth. vii, 6.) Mais, lorsqu'il y a nécessité ou
utilité, on doit confesser sa foi ouvertement, sans s'inquiéter du trouble des
infidèles.
« La foi, nous dit saint Paul, est la substance des
choses que nous devons espérer et l'argument de celles que nous ne voyons
point. » (Héb, xi, 1.)
Par ces paroles : « La foi est la substance des
choses que nous devons espérer, » l'Apôtre nous veut marquer que le
premier commencement de ces choses a lieu en nous par l'assentiment même de la
foi. Dans ces autres : « l'argument des choses que nous ne voyons
pas, » l'expression argument
désigne l'effet de la foi, qui consiste dans une adhésion ferme de notre esprit
à des vérités qu'il ne nous est pas donné de voir : aussi d'autres
versions portent-elles conviction au
lieu d'argument. Quand nous disons argument, conviction, nous distinguons la foi de l'opinion, du soupçon et du
doute, qui ne supposent pas l'adhésion ferme de l'esprit à une vérité. Quand
nous ajoutons « des choses que nous ne voyons point, » nous la
distinguons de la science. Et, en disant qu’elle est « la substance des choses
que nous devons espérer, » nous la séparons, comme vertu, de toute autre
croyance qui ne se rapporte pas à la béatitude que nous espérons. Les autres
définitions de la foi ne sont que des commentaires de celle-là.
Pour ramener les paroles de saint Paul à la forme ordinaire
d'une définition, on peut s'exprimer ainsi : La foi est une habitude de
notre esprit, qui, commençant en nous la vie éternelle, fait adhérer notre
intelligence à des choses que nous ne voyons pas.
Lorsqu'un acte émane de deux facultés, il faut, pour qu'il
soit parfait, que les deux facultés qui concourent à le produire soient
perfectionnées par une habitude préexistante. C'est ainsi que, pour bien
diviser une pièce de bois, il faut un bon ouvrier et une bonne scie. Nous avons
dit que croire est l'acte de l'intelligence, mue par la volonté à donner son
assentiment ; cet acte procède, en conséquence, de l'intelligence et de la
volonté. Dès-lors, pour que l'acte de foi soit parfait, il faut qu'il y ait
habitude vertueuse dans la volonté et dans l'intelligence. Mais, puisque croire
est l'acte immédiat de l'intelligence elle-même, on peut dire absolument que la
vertu de la foi réside dans l'intelligence comme dans son sujet.
La charité est la forme de la foi, en ce sens qu'elle donne à
la vertu de la foi sa forme dernière ; l'acte de la foi est effectivement
formé et perfectionné par elle.
Il est des Théologiens qui ont prétendu qu'autre est l'habitude
de la foi formée, autre l'habitude de la foi informe. Il n'en est pas ainsi ;
car, d'abord, il ne parait pas convenable que la grâce, en se communiquant à
l'âme, lui enlève un don de Dieu, tel que celui de la foi informe ; et il
ne convient pas d'avantage que Dieu réinfuse, comme un autre don, la foi
informe dans l'âme qui pèche mortellement. Il n'est pas plus admissible que ces
deux habitudes puissent exister en même temps dans le même sujet. Il faut donc
dire que l'habitude de la foi formée n'est pas autre que celle de la foi
informe, et que la foi informe devient la foi formée sans cesser d'être
elle-même, comme l'enfant devient homme sans cesser d'être lui-même, comme
l'être imparfait devient parfait sans cesser d'être numériquement le même être.
Dans cette transmutation de la foi, ce qui change, ce n'est pas la foi
elle-même, c'est le sujet de la foi, l'âme humaine, qui la possède, tantôt sans
la charité, tantôt avec la charité.
La loi formée est une vertu ; la foi informe n'en est pas
une. — La foi formée est une vertu, parce que la charité, qui lui donne sa
forme, fait que notre volonté se porte infailliblement vers une bonne fin. — La
foi informe n'en est pas une ; car, bien que, du côté de l'intelligence,
elle soit parfaite, elle n'a pas la même perfection de la part de la volonté.
L'Apôtre a dit : « Un seul Seigneur, une seule foi. »
(Eph, iv, 5.) Ces paroles nous marquent assez que la foi est une. Voyons en
quel sens il faut entendre cette unité.
La foi est une sous le rapport de son objet formel, qui est la
vérité suprême, dans laquelle est contenu tout ce que nous croyons ; mais
elle est divisée par les sujets où elle existe. Spécifiquement une, si on la
prend comme habitude qui fait que nous croyons, elle est numériquement diverse
dans divers individus.
Les vertus théologales, dont l'objet est la fin dernière, ont
la priorité sur toutes les autres vertus. Or la fin dernière est dans
l'intelligence avant d'être dans la volonté, celle-ci ne recherchant que des
objets perçus par l'intelligence. Par conséquent, puisque la fin dernière
existe dans la volonté par l'espérance et par la charité, tandis qu'elle existe
dans l'intelligence par la foi, il faut que la foi soit la première des vertus :
parce que la connaissance naturelle ne peut s'élever jusqu'à Dieu, considéré
comme objet de la béatitude.
Ce n'est
pas à dire, on le conçoit, qu'avant la foi il ne puisse pas exister en nous
certaines vertus qui, comme la force, l'humilité et d'autres, écartent ce qui
nous empêcherait de croire. — Mais ces
vertus ne sont de véritables vertus qu'autant qu'elles présupposent la foi,
fondement de l'édifice spirituel.
La foi l'emporte en certitude sur la science et sur les autres
vertus intellectuelles. L'Apôtre en touche quelque chose en disant : « Ayant
ouï la parole de Dieu que nous prêchons, vous l'avez reçue, non comme la parole
des hommes, mais comme étant, ce qu'elle est véritablement, la parole de Dieu. »
(1 Thés. ii, 13.)
Parmi les vertus intellectuelles, la prudence et l'art ont pour
objet des choses contingentes ; la foi, qui a pour objet les choses
éternelles, que l'on ne peut supposer autrement qu'elles ne sont, l'emporte
évidemment en certitude sur ces deux vertus par la nature de son objet. Les
trois autres vertus intellectuelles, la sagesse, la science et l'intelligence
des principes, bien qu'elles aient, comme la foi, des choses nécessaires pour
objet, sont cependant aussi moins certaines qu'elle, en ce qui est de leur
cause ; car leur certitude ne repose que sur la raison humaine, au lieu
que celle de la foi est fondée sur la vérité suprême. Il est vrai que si l'on
considère la certitude relativement au sujet qui la possède, point de vue sous
lequel on appelle plus certain ce que l'on voit avec plus d'évidence, la foi,
qui a pour objet des vérités supérieures à la raison humaine, cède le pas aux
trois vertus dont nous parlons ; mais comme, pour apprécier une chose, on
la juge absolument par sa nature et seulement d'une manière relative par le
sujet où on la rencontre, il est indubitable que la vertu de la foi est plus
certaine en soi, quoique les autres vertus le soient d'avantage sous certain
rapport, c'est-à-dire eu égard à nous.
Quelqu'un
dira que le croyant peut éprouver des hésitations et des doutes, ce qui
n'arrive pas dans la science et dans les autres vertus intellectuelles. Cela ne
prouve pas que la foi soit moins certaine en elle-même que les vertus
intellectuelles. Ces hésitations et ces doutes proviennent de notre
intelligence, qui ne perçoit pas avec évidence les vérités de la foi, et non
pas de la cause même de la foi. — On est plus certain de ce que l'on voit, dira
cet autre, que de ce que l'on entend. — Nous convenons que, toutes choses
égales, la certitude de la vue est supérieure à celle de l'ouïe ; mais si,
néanmoins, la personne que l'on entend à une connaissance supérieure, l'ouïe présente
plus de certitude que la vision. L'homme peu instruit a plus de certitude sur
la vérité qu'il tient d'un savant distingué que sur ce qu'il voit par sa
raison. L'homme est pareillement beaucoup plus certain de ce qu'il croit sur la
parole de Dieu, qui est infaillible, que de ce qu'il voit par sa propre raison,
sujette à l'erreur.
Les anges, avant leur confirmation en grâce, et l'homme, avant
le péché, n'avaient pas la claire vue qui supprime la foi. Si donc ils
n'avaient pas eu la foi, ce ne pourrait être que parce qu'ils auraient complètement
ignoré ce qu'elle enseigne, et cela ne se peut admettre. Créés dans l'état de
grâce, et non dans l'état de pure nature, ils reçurent par là même, dès le
premier instant de leur existence, le commencement du bonheur suprême, qu'ils devaient
posséder plus tard ; car la béatitude, ainsi que nous l'avons dit plus
haut, commence, dans la volonté, par l'espérance et la charité, et, dans
l'intelligence, par la foi. Nous devons admettre, sur ce fondement, que l'ange,
avant sa confirmation en grâce, et l'homme, avant le péché, ont eu la foi ;
mais ils ont pu avoir une vue manifeste de quelques-uns des mystères divins,
que la foi seule nous fait connaître maintenant.
L'Apôtre saint Jacques répond : « Les démons croient
et tremblent » (ii, 19). Forcés par l'évidence des preuves, ils croient
que l'enseignement de l'Église est divin : leur foi est une suite de leur
pénétration naturelle, mais non un don Dieu.
Autant le péché mortel détruit la charité, autant la négation
d'un seul article de foi détruit la vertu de la foi. L'objet formel de la foi
est la vérité suprême manifestée par les saintes Écritures et par la doctrine
de l'Église qui procède de la vérité suprême elle-même. C'est pourquoi,
quiconque ne s'attache pas, comme à une règle infaillible et divine, à
l'enseignement de l'Église, dont l'autorité émane de la vérité première
manifestée dans l'Écriture sainte, celui-là n'a pas la foi ; s'il croit
quelques vérités appartenant à la foi, il les admet d'une autre manière que par
la foi. Faire choix parmi les vérités que l'Église enseigne, embrasser les
unes, rejeter les autres, selon son bon plaisir, c'est adhérer à sa propre
volonté, mais non pas à la doctrine de l'Église, règle infaillible de la foi.
L'hérétique qui nie obstinément un article de foi, n'est pas disposé à suivre
en tout l'enseignement de l'Église, et, dès-lors, il n'a pas la foi à l'égard
des autres articles ; il a seulement une opinion conforme à sa volonté.
Le Seigneur a dit à Pierre : « Homme de peu de foi,
pourquoi avez-vous douté ? » (Matth. xiv, 31) Et, ailleurs, à une femme :
« Femme, votre foi est grande. » (Matt. xv, 28) Donc la foi est plus
grande dans certaines personnes que dans d'autres. En effet, outre qu'un
individu peut croire explicitement plus de vérités qu'un autre, la foi peut
être plus grande chez quelques-uns, tant du côté de leur intelligence, qui a
plus de conviction et de certitude, que du côté de leur volonté, mieux disposée
à croire, parce qu'elle a plus de dévotion. La foi est un don de Dieu ; ce
don peut très-bien n'être pas égal dans tous les fidèles.
La foi existe en nous par infusion. Saint Paul, parlant aux
Éphésiens, leur disait : « Par la grâce de Dieu vous êtes sauvés au
moyen de la foi ; et cela ne vient pas de vous, de peur que quelqu'un ne
s'en glorifie : c'est un don de Dieu. » (Eph. ii, 8.)
Pour croire, il faut deux conditions : premièrement, des
vérités proposées à notre esprit ; secondement, notre assentiment. Sous le
rapport des vérités proposées à notre esprit, la foi vient nécessairement de
Dieu ; celles qu'elle enseigne sont si supérieures à la raison humaine,
que nous n'en aurions nulle idée sans la révélation divine. Dieu les révèle à
certains hommes d'une manière immédiate, comme aux Apôtres et aux Prophètes, et
il les fait enseigner aux autres par les prédicateurs qu’il leur envoie. — Sous
le rapport de l'assentiment à ces vérités, la foi a des causes extérieures,
telles que la vue d'un miracle ou la parole des hommes. Mais ni les miracles ni
la parole ne suffisent à la produire sans la grâce intérieure.
Ce qui le prouve, c'est que les hommes qui voient le même
miracle ou qui écoutent la même prédication ne sont pas tous également touchés :
les uns croient, les autres ne croient pas. Il y a donc une cause intérieure,
invisible, qui nous détermine à donner notre assentiment aux vérités que Dieu
nous a révélées. Les Pélagiens la faisaient consister uniquement dans le libre
arbitre. Ils avaient tort. Puisque nous nous élevons par cet assentiment
au-dessus de notre nature, il faut nécessairement que ce mouvement procède de
quelque principe surnaturel qui agit sur notre âme ; et ce principe, c'est
Dieu même, aidant par sa grâce notre volonté. Donc, de toutes manières, la foi
est principalement en nous l'œuvre de Dieu, qui nous l'infuse par sa grâce.
La foi informe est l'œuvre de Dieu, comme la foi formée.
L'informité est une privation ; or les privations ne changent pas toujours
la nature des choses, elles n'en sont parfois que les accidents. Qu'un corps
diaphane de sa nature soit privé momentanément de se transparence, sa nature
n'en est pas autre ; car ce qui fait que ce corps est diaphane n'est pas
la cause de son opacité actuelle. Il en est ainsi de la foi. L'informité ne
tient pas à son essence ; elle n'est que l'absence d'une certaine qualité
qui n'est pas essentielle à sa nature même. La foi, privée de sa forme qui est
la charité, n'arrive pas, il est vrai, à la hauteur d'une vertu ; mais
elle est cependant un don que Dieu fait à certains hommes.
La foi produit la crainte de Dieu : la crainte servile,
lorsque, nous faisant percevoir certains maux que la justice divine inflige
comme châtiment, elle nous porte à craindre les punitions de Dieu ; la
crainte filiale, lorsque, par un respect profond pour la grandeur et pour la
bonté divine, nous craignons d'être séparés de Dieu ou de nous comparer à lui.
La crainte servile a pour cause la foi informe ; la crainte filiale est le
fruit de la foi formée qui fait que l'homme adhère à Dieu par la charité et lui
est soumis.
Saint Pierre signale cet effet en disant aux Juifs :
« Dieu ayant purifié leur cœur par la foi… » (Act. xv, 9.)
L'être raisonnable, le plus noble de toute la nature, contracte
une impureté toutes les fois qu'il s'allie par l'amour aux créatures éphémères
et corporelles. Pour se purifier de cette souillure, il faut que, par un
mouvement contraire, il se porte vers l'être le plus élevé de tous, c'est-à-dire
vers Dieu. Or la foi est le premier principe de ce mouvement ; car, comme
le dit l'Apôtre, « il faut croire, pour s’approcher de Dieu. » (Héb.
xi, 6.) La foi, par conséquent, est le premier principe de la purification du cœur ;
elle le purifie tout d'abord de la souillure de l'erreur ; elle opère
ensuite une purification parfaite, lorsqu'elle est elle-même perfectionnée par
la charité.
Isaïe nous marque que l'intelligence est un don du
Saint-Esprit, en disant : « L'esprit du Seigneur, l'esprit de
sagesse, l'esprit d'intelligence reposeront sur le juste. » (xi, 2.) — Notre
intelligence est une faculté qui s'attache au fond des choses pour les pénétrer
dans ce qu'elles ont de plus intime. La substance cachée sous les accidents,
l'idée signifiée par la parole, la vérité renfermée dans la figure, la cause
contenue sous l'effet, l'intelligible déguisé sous le sensible ; voilà son
objet. Mais, quelle que soit sa pénétration, elle est limitée dans sa vertu, et
ses forces ne dépassent point certaines bornes. Pour parvenir à la connaissance
des vérités révélées, qui sont au-dessus de sa portée, elle a nécessairement
besoin d'une lumière surnaturelle : or cette lumière surnaturelle, donnée
d'en haut, s'appelle don d'intelligence.
Le don d'intelligence peut se concilier avec la foi de la
manière que l'indiquent ces paroles de l'Évangile : « Le Seigneur
ouvrit l'intelligence de ses disciples, pour qu'ils comprissent les Écritures. »
(Luc, xxiv, 45.) Saint Grégoire nous fait comprendre cette union, en disant que
le don d'intelligence éclaire notre esprit sur ce que notre oreille entend. Il
y a dans les divins enseignements des vérités qui sont directement et par
elles-mêmes l'objet de la foi, telles que la trinité des Personnes divines dans
l'unité de nature, l'incarnation du Verbe et autres de même genre qui
surpassent tellement notre raison que nous ne pouvons les percevoir tant que
dure l'état de foi. Mais il y a aussi des choses secondaires qui se rapportent
à ces vérités, et que nous trouvons çà et là dans l'Écriture sainte : celles-là,
nous pouvons, avec le don d'intelligence, les saisir et les comprendre. Quant
aux premières, que nous ne connaissons qu'imparfaitement, le don d'intelligence
sert uniquement à nous montrer que ce qui paraît les contredire ne leur est pas
opposé réellement, et que les objections que l'on fait valoir contre elles ne
sont pas un motif de les rejeter ; il les met ainsi à l'abri de l'erreur,
tout en laissant subsister en nous l'état de foi.
Si ce don n'était que spéculatif, on ne comprendrait pas ces
paroles de David : « L'intelligence est le partage de ceux qui
agissent selon Dieu. » (Ps. cx, 10.) — Les bonnes actions ont des rapports avec la foi, qui, pour
parler comme l'Apôtre, « opère par l'amour. » (Gal. v, 6.) Par cela même
le don d'intelligence, qui se rapporte à tout ce qui concerne la foi, s'étend
aussi aux actions humaines, en tant que la raison supérieure, à laquelle il
s'ajoute en la perfectionnant, s'attache, dans la conduite de la vie, à méditer
et à prendre pour règle les vérités de l'ordre éternel.
« Celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres. »
(Jean, viii, 12.) Ces paroles du Sauveur signifient manifestement que celui qui
a la grâce a aussi le don d'intelligence. — L'homme qui a la grâce sanctifiante a la droiture de la
volonté. Or la volonté, si droite qu'elle soit, ne peut pas se porter au bien
sans une certaine connaissance de la vérité, parce que l'objet de la volonté
est le bien que nous connaissons. En même temps donc que, par le don de la
charité, l'Esprit-Saint dispose notre volonté à se porter vers les biens
surnaturels, il éclaire aussi, par le don d'intelligence, notre esprit, et lui
fait connaître la vérité surnaturelle vers laquelle toute volonté droite doit
se porter. Il suit de là que tous ceux qui ont la grâce sanctifiante ont par là
même le don d'intelligence.
Plusieurs
de ceux qui sont dans l'état de grâce ne laissent pas d'avoir un esprit borné.
Quelques-uns ne saisissent en aucune façon les vérités que la foi leur propose
à croire. Cependant, l'Esprit-Saint les instruit suffisamment sur les choses
qui sont de nécessité de salut. Tous comprennent qu'ils sont obligés de croire
les vérités divines et qu'ils ne peuvent s'en écarter. Observons que, pour ce
qui est des choses non nécessaires au salut, le don d'intelligence est parfois
retiré même aux plus grands saints, afin que, ne comprenant pas tout clairement,
ils n'aient pas sujet de s'enorgueillir.
Celui qui possède le don d'intelligence vient au Christ ;
le Seigneur lui-même a dit : « Quiconque a écouté le Père et a appris
de lui qui je suis, vient à moi. » (Jean, vi, 45.) On ne vient au Christ
qu'avec la grâce sanctifiante, par conséquent le don d'intelligence la suppose
nécessairement. — Nous
n'avons le don d'intelligence que du moment où nous concevons une juste idée de
notre fin dernière. Or celui-là seul envisage cette fin comme il faut qui, non
content de ne point errer à son égard, s'y attache fortement comme au bien suprême,
et c'est là le propre de l'homme qui a la grâce sanctifiante. Le don
d'intelligence n'est donc pas dans ceux qui n'ont point cette grâce.
Il se distingue des dons de piété, de force et de crainte, en
ce qu'il appartient à la puissance intellectuelle ; au lieu que ceux-là
appartiennent à la puissance appétitive. Il se distingue ensuite des dons de
sagesse, de science et de conseil, parce qu'il nous fait pénétrer ou saisir les
vérités de la foi ; tandis que la sagesse nous porte à juger sainement les
choses divines et à nous y attacher, que la science nous donne une connaissance
vraie des créatures, et que le conseil nous enseigne à appliquer ce que nous
croyons à chacune de nos œuvres.
« L'intelligence, dit saint Augustin, convient à ceux qui
ont le cœur pur ; un œil purifié aperçoit ce que ne voit point celui qui
ne l'est pas. »
La sixième béatitude, comme toutes les autres, renferme deux
choses : la pureté du cœur, par forme de mérite ; la vision de Dieu,
par mode de récompense. L'une et l'autre appartiennent d'une certaine façon au
don d'intelligence. — Quant à la pureté, ce don ne produit pas précisément celle qui
purifie la volonté des affections désordonnées, ceci appartient aux dons que
reçoit la puissance appétitive ; mais il produit cette autre pureté qui,
complément de celle-là pour la vision de Dieu, dégage notre imagination de tout
vain fantôme et de toute fausse idée sur la nature divine. — Quant à la vision,
s'il ne nous donne point ici-bas la vision parfaite de l'état de gloire, il
nous confère du moins la vision imparfaite par laquelle, sans voir Dieu tel
qu'il est, nous voyons parfaitement qu'il surpasse toutes nos conceptions :
il consommera dans le ciel l'œuvre qu'il commence sur la terre.
Ce qui correspond, comme fruit, au don d'intelligence, c'est
la foi, c'est-à-dire la certitude de la foi ; et en dernier lieu la joie,
qui appartient à la volonté.
Isaïe énumère la science parmi les sept dons.
Deux conditions sont nécessaires pour notre adhésion parfaite
aux vérités de la foi : la première est de saisir exactement ce qui est
proposé à notre croyance, et c'est là l'effet propre du don d'intelligence. La
seconde est de porter sur les vérités de la foi un jugement sûr et droit, en
discernant ce qu'il faut croire de ce qu'il faut rejeter ; à cela se
rapporte le don de science.
Il y a
deux sortes de science : l'une, par laquelle un homme sait ce qu'il doit
croire et discerne suffisamment les vérités qui sont de foi de celles qui ne le
sont pas : elle est un don commun à tous les saints ; l'autre, par
laquelle un fidèle sait non-seulement ce qu'il doit croire, mais sait encore
prouver sa foi, convertir les infidèles et réfuter un contradicteur :
celle-là n'est accordée qu'à quelques-uns. Aussi saint Augustin, après avoir
dit lui-même que « beaucoup de fidèles qui sont admirables par leur foi
n'excellent cependant pas dans la science, » ajoute : « Autre
chose est de savoir seulement ce que l'on doit croire, et autre chose est de
savoir comment on peut persuader à d'autres les vérités que l'on croit et de
quelle manière on doit les défendre contre les impies. »
La connaissance des choses divines est appelée sagesse, et la
connaissance des choses créées prend le nom de science. C'est pourquoi
connaître Dieu au moyen des créatures est une opération qui ressort du don de
science ; tandis que, si l'on juge les créatures d'après Dieu, ce jugement
appartient à la sagesse plutôt qu'à la science. De là ce que nous dit saint
Augustin dans son Traité de la Trinité :
« On distingue par le nom de sagesse la connaissance des choses divines,
et par le nom de science la connaissance des choses humaines, ou simplement des
choses créées. »
Le don de science, comme le don d'intelligence, se rapporte à
la certitude de la foi. Or la foi consiste, avant tout, dans la spéculation,
c'est-à-dire dans l'adhésion de l'esprit humain à la vérité première. Mais,
comme la vérité première n'est autre que la fin dernière pour laquelle nous
agissons, la foi s'étend par cela même à nos actions, selon cette parole :
« La foi opère par l'amour. » (Gal, v, 6.) Pour la même raison, le
don de science se rapporte principalement à la spéculation, puisque nous
connaissons par lui les vérités qu'il faut croire ; mais il s'étend aussi
à nos actions, dans le sens que nous devons régler notre conduite sur ces mêmes
vérités.
C'est de
la sorte que le don de science sert à diriger la piété. Ceux-là seulement le
possèdent qui portent, en vertu de la grâce sanctifiante qu'ils ont, un
jugement tellement droit sur ce qu'ils doivent croire et pratiquer qu'ils ne
s'écartent eux-mêmes en rien de la justice, car telle est la science dont la
Sagesse a dit : « Le Seigneur a conduit le juste par des voies
droites, et il lui a donné la science des saints. » (Sag. x, 10.)
« La science, disait saint Augustin, convient à ceux qui
pleurent pour avoir appris de quelles funestes chaines les ont chargés les
choses qu'ils ont aimées comme des biens. »
Les créatures, cause occasionnelle de notre éloignement de
Dieu, sont, selon les expressions de l'Écriture, « un filet tendu devant
les pieds des insensés. » (Sag. xiv, 11.) Les hommes qui, par un faux
jugement, font consister en elles le bonheur parfait, pèchent et perdent les
biens véritables. Or ce malheur, le don de science nous le dévoile, en nous
faisant porter un jugement droit sur les choses créées ; voilà pourquoi
l'on dit que la béatitude des pleurs répond à ce don.
Si les
biens créés nous causent quelque joie spirituelle, ce n'est qu'autant qu'ils
sont rapportés, par le don de sagesse, au bien divin. Mais le chagrin que
l'homme éprouve de ses égarements et la consolation même qu'il ressent lorsque
la grâce vient rectifier son jugement, voilà ce qui appartient
au don de science. Le mérite est dans les
larmes, la consolation dans la récompense. La consolation, commencée dans cette
vie, sera pleine et entière dans l'autre.
La foi est une vertu. — L'infidélité lui est opposée. — Donc l'infidélité est un péché.
Il y a deux sortes d'infidélité. L'une, purement négative,
provient uniquement de l'absence de la foi. L'autre, positive, implique
résistance à la foi, comme dans celui qui en combat les enseignements ou qui la
méprise ; et c'est en cela précisément que consiste essentiellement
l'infidélité. Prise en ce dernier sens, l'infidélité est certainement un péché.
Mais l'infidélité purement négative, qui est celle de ceux qui n'ont point
entendu parler des vérités de la foi, est une peine sans être un péché ; dans
ce cas, l'ignorance des vérités de la foi est la suite du péché de notre
premier père. Ceux qui sont infidèles de cette manière subissent la damnation
pour d'autres péchés dont la rémission est impossible sans la foi ; ils ne
la subissent pas comme coupables du péché d'infidélité. Aussi Notre-Seigneur
a-t-il dit : « Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point
parlé, ils n'auraient pas de péché. » (Jean, xv, 22.) Il indiquait par là
le péché d'infidélité positive dont les Juifs s'étaient déjà rendus coupables
en ne croyant pas à sa divinité.
La foi, qui a pour contraire l'infidélité, existe dans
l'intelligence comme dans son sujet ; l'infidélité y existe donc
également. En effet, le refus de croire, ce qui est proprement l'infidélité,
est un acte de l'intelligence mue par la volonté, comme l'assentiment même que
nous donnons à la foi. La volonté est la cause motrice de l'infidélité ; mais
l'infidélité elle-même est dans l'intelligence, qui en est le principe le plus
prochain.
Saint Augustin, expliquant ces paroles de saint Jean :
« Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils
n'auraient pas de péché » (Jean, xv, 22), dit que le péché d'infidélité
résume tous les autres. — Les péchés sont d'autant plus graves qu'ils séparent davantage
l'homme de Dieu. Par l'infidélité, l'homme est aussi éloigné de Dieu qu'il
puisse l'être ; il ne le connaît pas véritablement, et la fausse notion
qu'il en a, loin de l'en rapprocher, l'en éloigne plutôt. Est-il possible de
connaître Dieu sous quelque vrai rapport, lorsque de la fausse opinion qu'on
s'en fait il résulte nécessairement qu'il n'est pas ce que l'on croit ?
Cela seul prouve que l'infidélité est le plus grand des péchés que puisse engendrer
la perversité des mœurs. Nous verrons, toutefois, que, dans le même genre de
péchés opposés aux vertus théologales, il en est encore d'autres non moins
griefs.
Les infidèles, qui ne sont pas en état de grâce, ne peuvent
faire les œuvres méritoires pour le ciel ; mais, le péché mortel ne
détruisant pas totalement ce qu'il y a de bon dans la nature humaine, ils
peuvent faire les autres bonnes œuvres auxquelles le bien de la nature suffit.
Leurs actions ne sont donc pas nécessairement des péchés, bien qu'ils pèchent
toutes les fois qu'ils donnent pour fin ou pour principe à leurs actes
l'infidélité positive.
5. — Y a-t-il plusieurs espèces d'infidélité ?
Quand on considère l'infidélité par rapport à la vertu de la
foi, on trouve qu'elle se divise en plusieurs espèces, numériquement
déterminées.
Le péché d'infidélité consiste dans la résistance à la foi. Or
cette résistance peut se produire dans deux conditions : ou bien l'on
résiste à la foi avant de l'avoir acceptée, c'est l'infidélité des païens et
des Gentils ; ou bien l'on résiste à la foi après l'avoir déjà reçue, soit
en figure, c'est l'infidélité des Juifs ; soit en réalité, c'est
l'infidélité des hérétiques. Lorsque l’on veut ensuite déterminer diverses
espèces d'infidélité, suivant la différence des erreurs sur les vérités de la
foi, on s'aperçoit bientôt que ces espèces d'infidélité sont infinies, par la
raison que mille et mille formes ont servi d'enveloppe à l'erreur.
Il est un passage de l'Écriture qui semble résoudre cette question ;
c'est celui où saint Pierre, en parlant des Juifs, s'exprime ainsi ; « Il
leur eût été meilleur de ne point connaître la voie de la justice, que de
retourner en arrière après l'avoir connue. » (2 Pet. ii, 21.) N'en
résulte-t-il pas que les Gentils, qui n'ont point connu la voie de la justice,
sont moins coupables que les Juifs et que les hérétiques, qui l'ont abandonnée
après l'avoir connue ? — Il y a deux choses à considérer dans l'infidélité :
d'abord son opposition à la vertu de la foi, et, dans ce sens, celui qui, après
avoir reçu la foi, en combat les enseignements, pèche plus grièvement que celui
qui résiste à la foi avant de l'avoir reçue ; comme l'on fait un plus
grand péché en n'accomplissant pas ce que l'on a promis qu'en négligeant de
faire ce qui n'a été l'objet d'aucune promesse. D'après ces principes,
l'infidélité des hérétiques, qui professent la foi de l'Évangile, mais qui la
combattent en la faussant, est un péché plus grave en elle-même que celle des
Juifs, qui ne l'ont point reçue. Et, parce que ceux-ci en ont reçu sous
l'ancienne loi la figure, qu'ils altèrent par de fausses interprétations, leur
infidélité, sous ce rapport, est plus grande que celles des Gentils, qui n'ont
reçu la foi évangélique d'aucune manière, Ensuite, on peut considérer, dans
l'infidélité, l'altération des vérités de la foi. Dans ce sens, l'infidélité
des Gentils est plus grave que celle des Juifs, et celle des Juifs plus grave
que celle des hérétiques, puisque les Gentils errent sur un plus grand nombre
d'articles que les Juifs, et ceux-ci sur un plus grand nombre que les
hérétiques. Toutefois, la première gravité l'emporte sur la seconde pour la
culpabilité morale, parce que, nous l'avons dit, le péché d'infidélité se prend
plus de la résistance à la foi que de l'absence même de la foi, qui tient, nous
l'avons dit aussi, du châtiment plutôt que de la faute. Tout cela prouve que
l'infidélité des Gentils n'est pas plus coupable que celle des autres, et que
celle des hérétiques est la pire de toutes.
Deux circonstances sont à considérer dans toute discussion sur
la foi : la première regarde celui qui discute ; la seconde, les
auditeurs.
Dans celui qui discute, il faut voir l'intention : discute-t-il
par suite d'un doute, voulant soumettre les enseignements de la foi aux
épreuves de l'argumentation dans le but de s'assurer de leur vérité, il pèche
incontestablement, comme chancelant dans sa croyance ; car déjà il est
infidèle. Discute-t-il, au contraire, pour réfuter des erreurs qu'il condamne
ou pour exercer son esprit à l'argumentation, il n'est que louable en cela.
Dans les auditeurs, on doit observer si ceux qui assistent à
la discussion sont instruits et fermes dans la foi, ou si, au contraire, ils
sont simples et chancelants. En présence d'hommes instruits et fermes dans la
foi, la discussion n'offre pas de dangers ; mais, pour l'engager devant
les simples, il y a une distinction essentielle à faire : ou bien ils sont
sollicités et poussés par les infidèles, juifs, hérétiques ou païens, qui
s'efforcent de pervertir leur foi ; ou bien, vivant dans un pays où la foi
n'a pas d'ennemis, ils ne sont nullement inquiétés au sujet de leur croyance.
Dans le premier cas, la discussion publique est une nécessité ; mais il
faut, pour l'entreprendre, des hommes éclairés qui puissent réfuter
victorieusement l'erreur ; les simples alors s'affermiront dans la foi, et
l'on ôtera aux infidèles le moyen de les tromper. Ne serait-il pas à craindre
que le silence de ceux qui sont chargés de défendre la vérité contre les
ennemis de la foi ne servît à confirmer l'hérésie ? Comme l'observe saint
Grégoire, une parole imprudente peut jeter dans l'erreur, et un silence
intempestif y laisser parfois ensevelis ceux que l'instruction en aurait fait
sortir. Dans l'hypothèse qui suppose que la foi des fidèles n'est pas attaquée,
tenez pour certain qu'il est dangereux de discuter publiquement devant les gens
simples, dont la foi est d'autant plus ferme qu'ils n'ont jamais rien entendu
qui la contredise. Nous demandons à quoi leur servirait d'entendre retentir à
leurs oreilles les paroles d'un infidèle discutant contre la foi.
Lorsque
saint Paul a dit : « Ne vous livrez pas à des disputes de paroles ;
elles ne sont bonnes qu'à pervertir ceux qui les entendent » (2 Tim. ii,
14), il n'a prétendu défendre que les discussions déplacées. L'affermissement de
la foi demande que l'on discute quelquefois avec les incrédules. Saint Pierre
nous recommande « d'être toujours prêts à satisfaire ceux qui nous
demandent compte de notre foi. » (1 Pet. iii, 15.) Saint Paul lui-même
exige que « l'Évêque soit capable de convaincre ceux qui contredisent la
saine doctrine. » (Tit. i, 9,)
La foi dépend de la volonté, et, en conséquence, les infidèles
qui ne l'ont jamais acceptée, tels que les Gentils et les Juifs, ne doivent
être contraints d'aucune manière à l'embrasser. Cependant les fidèles, quand
ils sont assez puissants, doivent s'opposer aux blasphèmes, aux discours impies
et à la persécution déclarée de leurs ennemis. Tel est le but des guerres que
les chrétiens soutiennent contre les infidèles ; ils n'ont pas la
prétention de les forcer à embrasser la foi : ce qui le prouve, c'est que,
si le sort des armes les fait tomber entre leurs mains, ils leur laissent la
liberté de croire ou de ne pas croire ; ils veulent les empêcher d'arrêter
les progrès de la foi chrétienne. Quant aux autres infidèles qui, pendant un certain
temps, ont professé la foi ou qui n'y ont pas encore renoncé totalement, comme
les apostats et les hérétiques, la question change de face. Chacun est libre de
faire un vœu ou de ne pas le faire ; mais, une fois fait, on est tenu de
le remplir, et on peut même y être contraint par certains moyens coercitifs[214].
Observons qu'en général on nous défend d'avoir des rapports
avec un individu, tantôt parce qu'il est coupable et qu'on veut, pour le punir,
l'isoler de nous, tantôt de peur que nous ne nous laissions corrompre par ses
exemples. « Il ne faut, dit saint Paul, qu'un peu de ferment pour
corrompre toute la masse. » (1 Cor. v, 6.) — L'Église ne se reconnaît pas
le droit de porter un jugement spirituel sur ceux qui n'ont pas jusqu'ici reçu
la foi ; elle n'a jamais pour but de punir les païens et les Juifs. Elle
ne peut avoir cette intention qu'à l'égard des chrétiens infidèles qui
s'écartent de la foi après l'avoir acceptée, soit qu'ils l'altèrent, comme les
hérétiques, soit qu'ils l'abjurent totalement, comme les apostats. Que
fait-elle alors ? Elle lance l'excommunication avec l'intention d'infliger
un châtiment pour quelque crime, et, dans ce cas, elle joint à
l'excommunication la défense de communiquer avec le coupable. — La seconde
espèce de défense a pour but la sûreté spirituelle des âmes. Elle est
subordonnée à la condition des personnes, aux affaires que l'on traite et au
temps où l'on vit. Donnez-nous un chrétien bien affermi dans la foi ; on
ne lui interdira point la communication avec un infidèle, surtout si les
rapports qu'il doit avoir avec lui sont justifiés par la nécessité, mieux
encore s'il y a apparence qu'ils détermineront la conversion de cet homme, juif
ou païen. Mais s'il s'agit d'une personne simple, facile à tromper, faible dans
la foi, on lui défendra de fréquenter les infidèles, principalement par des
rapports familiers qui pourraient faire redouter pour elle la subversion.
Lorsque l'on demande si les infidèles peuvent avoir autorité
ou juridiction sur les fidèles, il faut citer ces paroles de l'Apôtre : « Comment
se trouve-t-il quelqu'un parmi vous qui, ayant un différend avec son frère, ose
l'appeler en jugement devant les méchants (c'est-à-dire les infidèles), et non
devant les saints ? » (1 Cor. vi, 1.) Il faut ensuite envisager la
question à deux points de vue. Premièrement, suppose-t-on qu'une institution
naissante place, pour la première fois, des chefs à la tête d'un État, en les
investissant de toutes les charges publiques ? Ce serait une conduite insensée
que d'y appeler des infidèles. Une telle institution serait évidemment un
scandale et un danger pour la foi. Il n'y a qu'une grande vertu qui puisse
tenir contre l'influence d'un pareil régime. Personne n'osera blâmer l'Église
de repousser autant qu'elle le peut la domination des infidèles sur ses
enfants. — Secondement, s'agit-il, non d'un gouvernement nouveau, mais d'un
pouvoir préalablement établi ? Alors on raisonnera autrement ; car,
ici, le droit humain se trouve en présence du droit divin, et le droit divin,
dont le principe est dans la grâce, ne détruit pas le droit humain, fondé sur
la raison naturelle. On ne doit pas enseigner que la seule distinction des
fidèles et des infidèles fait perdre à ceux-ci leur autorité et leur
juridiction. Mais l'Église, qui tient son autorité de Dieu, peut déclarer que
quelques-uns, par leurs méfaits, ont mérité de la perdre. Elle a quelquefois
usé de ce pouvoir dans l'intérêt de la liberté des peuples, lorsque, par
exemple, elle a décrété que tout esclave appartenant à un Juif est
immédiatement affranchi sans rançon, du moment qu'il se fait chrétien. Quant
aux autres infidèles, l'Église n'a point usé de son droit ; elle a imité
en cela le divin Sauveur, qui pouvant s'exempter de payer le tribut, ordonna
néanmoins de se conformer à la loi du prince, afin d'éviter le scandale.
Les gouvernements de la terre doivent imiter le gouvernement
divin, dont ils sont une dérivation. Puisque Dieu, malgré sa toute puissance et
son infinie bonté, laisse subsister dans le monde certains maux dont la
suppression empêcherait des biens plus grands ou produirait des maux pires
encore, il faut aussi que, dans les gouvernements humains, le souverain sache
tolérer quelques maux, pour ne pas empêcher certains biens ou pour ne pas
occasionner des maux encore plus grands. « Faites disparaître les
courtisanes, disait saint Augustin lui-même, et bientôt les passions vont jeter
le trouble partout. » Quelquefois donc on tolère avec sagesse les rites
des infidèles, à raison du bien que l'on en peut retirer ou du mal que l'on
évite par cette tolérance. Lorsque les Juifs, par exemple, observent sous nos
yeux les cérémonies qui figuraient anciennement les vérités de notre foi,
n'avons-nous pas, dans nos ennemis mêmes, un témoignage de la vérité de la
religion ? Oui sans doute, puisque ce que nous croyons, nous le voyons
représenté par des symboles. Pour cette raison, il est bon de tolérer les rites
judaïques. Quant aux pratiques religieuses des autres infidèles, lesquelles ne
nous offrent ni vérité ni utilité, on les tolère parfois pour éviter un plus
grand mal, soit le scandale, soit une division, ou pour ne point mettre
d'obstacle au salut des infidèles eux-mêmes qui, se voyant ainsi ménagés,
finiront peut-être par se convertir à la vraie foi. Primitivement, lorsque les
infidèles étaient très-nombreux, l'Église a toléré certains rites des
hérétiques et des païens[215].
L'Église n'a jamais été dans l'usage de baptiser les enfants
des Juifs malgré leurs parents. Et pourtant, si nous remontons les siècles,
nous trouvons que beaucoup de princes catholiques très-puissants avaient pour
amis de très-saints évêques ; Constantin était étroitement lié avec saint
Sylvestre, Théodose avec saint Ambroise. Ces prélats, si éminents par leur
sainteté, n'auraient certainement pas manqué de demander cette liberté, si la
chose leur eût paru conforme à la raison. Ce serait une innovation dangereuse
de vouloir, contrairement à la coutume constante de l'Église, que les enfants
des Juifs et des autres infidèles soient baptisés malgré leurs parents.
Premièrement, la foi elle-même en pourrait souffrir ; car les enfants qui
auraient reçu le baptême avant l'usage de raison pourraient, sortis de
l'enfance, être facilement ramenés par leurs parents à abandonner ce qu'ils
auraient embrassé sans connaissance ; ce qui, évidemment, tournerait au
détriment de la foi. Secondement, cela répugne au droit naturel, en vertu
duquel l'enfant appartient à son père jusqu’à ce qu'il ait l'usage de son libre
arbitre. La tutèle des parents est alors une sorte de gestation spirituelle. Il
serait contraire à l'équité naturelle qu'un enfant, encore privé de raison, fût
soustrait à leurs soins, ou qu'on en disposât sans leur consentement. Mais, une
fois qu'il a l'usage de son libre arbitre, il s'appartient, et alors, en vertu
du droit divin et du droit naturel, il peut pourvoir à son salut. Amenez-le à
la foi, non par la contrainte, mais par la persuasion, et, s'il y consent,
baptisez-le malgré ses parents, mais non pas avant l'âge de raison.
De même
qu'il n'est point permis d'arracher une personne à la mort naturelle en allant
contre le droit civil qui l'a condamnée par une sentence juridique, il n'est
pas permis non plus de délivrer un enfant de la mort éternelle en allant contre
le droit naturel, qui le place sous la garde de son père. Les parents qui
laissent périr leurs enfants sans leur procurer les sacrements du salut seront
seuls responsables devant Dieu[216].
On peut s'écarter de la doctrine chrétienne de deux manières :
premièrement, en refusant de croire à la parole du Christ lui-même, ce qui est
l'infidélité des païens et des Juifs ; secondement, en donnant son
adhésion au Christ, mais de telle sorte que l'on choisisse ce qu'on a produit
soi-même dans son esprit, et non les vérités qu'il nous a véritablement transmises :
c'est ainsi que l'hérésie est une espèce de l'infidélité dans ceux qui
professent la foi du Christ, mais qui en altèrent les dogmes.
L'hérésie,
mot qui signifie élection, consiste à
donner son consentement à une opinion fausse que l'on a conçue en suivant une
idée propre. Elle a sa cause dans l'orgueil, dans la convoitise et dans les illusions
de l'imagination. Saint Paul l'attribue avec raison aux œuvres de la chair.
« Ceux-là sont hérétiques, dit saint Augustin, qui,
professant dans l'Église de Jésus-Christ des opinions corruptrices et
dépravées, persistent à les défendre après avoir été avertis de revenir à la
saine et véritable doctrine. »
L'hérésie ne résulte pas d'une fausse opinion sur des choses
qui ne sont pas de foi, sur des propositions géométriques, par exemple, ou sur
des matières étrangères à la religion ; elle ne saurait être attribuée
qu'à celui qui professe une opinion fausse sur les vérités mêmes de la foi.
Mais comme une vérité peut appartenir à la foi de deux façons : directement
et principalement, comme les articles mêmes du symbole ; indirectement et
secondairement, comme les choses dont la négation entraînerait celle de quelque
article de foi, l'hérésie peut avoir pour objet les vérités principales de la
foi ou les vérités secondaires.
On peut
tomber dans l'hérésie par la fausse interprétation des Écritures et par des
discours contre les vérités qui appartiennent à la foi. Toutefois, on ne doit
pas compter parmi les hérétiques l'homme qui défend sans obstination une
opinion fausse et même dangereuse, si de bonne foi il cherche la vérité, étant
d'ailleurs disposé à l'embrasser du moment qu'il l'aura trouvée. Cet homme ne
prétend pas contredire la doctrine de l'Église. C'est de cette manière qu'il
peut y avoir dissentiment entre les Docteurs jusqu'à ce que l'Église ait parlé.
Mais, une fois que l'Église universelle s'est prononcée, on doit tenir pour
hérétique celui qui refuse obstinément de se soumettre à son autorité. Cette
autorité de l'Église réside principalement dans le Souverain-Pontife. « Je
pense, écrivait Innocent 1er, que, quand une question de foi est
agitée, tous nos frères et tous nos collègues dans l'épiscopat ne doivent s'en
rapporter qu'à Pierre, c'est-à-dire à celui qui a succédé à son nom et à sa
dignité. » Ni saint Augustin, ni aucun docteur catholique, n'ont défendu
leur sentiment contre une telle autorité. Saint Jérôme écrivait au pape Damase :
« …Tel est, très-saint Père, ce que nous avons appris de l'Église
catholique. Si, dans mon exposition, il se trouvait quelque chose d'inexact ou
de peu sûr, je vous prie de le corriger, vous qui avez hérité de la foi et du siège
de Pierre. Si ma confession reçoit l'approbation de votre jugement apostolique,
quiconque voudra m'accuser prouvera qu'il est ignorant ou malveillant ; mais
il ne prouvera pas que je suis hérétique »[217].
Qu'on se souvienne d'abord de ces paroles de l'Apôtre: « Fuyez
l'hérétique après l'avoir repris une fois ou deux ; celui qui en est là
est perverti. » (Tit. iii, 10.)
Corrompre la foi des fidèles, la vie de leur âme, est un crime
plus grand que d'altérer l'argent qui sert aux besoins de la vie corporelle. Ce
principe admis, il est évident que si les princes de la terre peuvent, sans
blesser la justice, mettre à mort ceux qui falsifient la monnaie, l'Église peut
aussi, non-seulement retrancher de son sein par l'excommunication, mais livrer
aux juges séculiers les hérétiques obstinés qu'elle a repris une première et
une seconde fois avec la modération recommandée par l'Apôtre, et dont elle n'a
pas lieu d'espérer la conversion. « Il faut, dit saint Jérôme, retrancher
les chairs gangrenées et chasser loin du bercail la brebis galeuse, dans la crainte
que tout le troupeau, envahi par la contagion, ne meure. Arius ne fut qu'une
étincelle dans Alexandrie ; « mais cette étincelle ravagea l'univers
entier. »
L'Église étend sa charité à ses amis et à ses ennemis ;
elle fait du bien à tous, même à ses persécuteurs. Mais il y a deux sortes de
bien : le bien spirituel et le bien temporel. La charité ne nous oblige à
vouloir à quelqu'un ce dernier que relativement à son salut et à celui de nos
frères. Or, si l'Église réintégrait toujours dans leurs avantages temporels les
hérétiques qui reviennent à la foi, il pourrait en résulter un préjudice pour
les autres, qu'une telle impunité encouragerait à se laisser facilement aller à
l'hérésie. C'est pourquoi, la première fois qu'ils reconnaissent leur erreur,
elle les reçoit à la pénitence, en leur ouvrant les voies du salut, et leur
rend quelquefois les dignités ecclésiastiques qu'ils possédaient : l'histoire
nous en fournit des exemples. Mais si, après avoir été reçus une première fois,
ils retombent de nouveau, montrant ainsi leur inconstance dans la foi, l'Église,
quoiqu'elle les admette encore à la pénitence, ne les soustrait point à la
justice humaine.
L'Église
préfère de beaucoup la conversion d'un infidèle embrassant la foi chrétienne
qu'il n'avait jamais reçue, à la pénitence des hérétiques relaps ; celui-là
du moins n'a encore donné aucune preuve de versatilité.
Par ces paroles : « Beaucoup de disciples
s'éloignèrent du Sauveur » (Jean, vi, 67), c'est-à-dire apostasièrent, on
peut voir que l'apostasie revient à l'infidélité ; car le Sauveur avait
dit d'eux : « Il y en a parmi vous qui ne croient pas. »
Apostasier, c'est rompre avec Dieu, et cette rupture se produit
suivant les diverses manières dont nous lui sommes unis. L'homme est uni à Dieu
par la foi, par la soumission à ses commandements, et par certains engagements
spéciaux, tels que le vœu de religion ou les ordres sacrés : de là
différentes sortes d'apostasie. On apostasie en quittant un ordre religieux
dans lequel on a fait profession, ou en renonçant à un ordre sacré qu'on a reçu ;
c'est ce qu'on appelle l'apostasie
d'ordre ou de religion. On apostasie par la révolte de l'esprit contre les
préceptes divins. Mais, après ces diverses apostasies, l'homme peut encore être
uni à Dieu par la foi. La rupture complète ne s'établit que par l'abandon de la
foi elle-même, et c'est là ce que l'on appelle proprement l'apostasie. Celle-ci consiste à renoncer
à la foi. Voilà en quel sens l'apostasie est une espèce de l'infidélité.
Comme la
foi est le premier fondement des choses
que nous devons espérer, et que, sans
elle, il est impossible de plaire à Dieu, l'apostat, du moment qu'il la
perd, n'a plus rien qui puisse le rattacher au salut éternel. Son âme, privée
de la vie de la foi, éprouve un désastre qui se fait sentir dans toutes les
parties de lui-même. Son corps, sa bouche, ses yeux, ses pieds, tout, chez lui,
tend au mal. Il sème partout la discorde et cherche à éloigner les autres de la
foi, qu'il a lui-même abandonnée. « L'apostat, nous dit l'Esprit-Saint,
est un homme inutile ; ses paroles sont pleines de perversité ; il
fait des signes avec ses yeux, frappe du pied, parle avec ses doigts, médite le
mal dans la corruption de son cœur, et sème partout des querelles. »
(Prov. vi, 12.)
L'infidélité, avons-nous dit, n'est pas incompatible par
elle-même avec la puissance établie par le droit des nations, qui est un droit
humain ; car le droit divin, sur lequel repose la distinction des fidèles
et des infidèles, ne détruit pas le droit humain. Mais nous avons ajouté que
quelqu'un qui tombe dans l'infidélité peut être soumis à un jugement qui le
dépouille du droit d'exercer sa puissance, comme cela peut arriver aussi pour
des fautes d'une autre espèce. Il n'appartient pas à l'Église de punir
l'infidélité dans ceux qui n'ont jamais reçu la foi. L'Apôtre a dit : « Pourquoi
entreprendrai-je de juger ceux qui sont en dehors de l'Église ? (1 Cor. v,
12.) Mais quand un prince, qui a d'abord professé la foi, devient cet apostat
dont nous parlions plus haut, méditant le mal dans la dépravation de son cœur,
semant des querelles et cherchant à éloigner les autres de la religion,
l'Église peut le punir juridiquement de son infidélité, en lui ôtant le moyen
de pervertir les enfants de la foi ; et, du moment qu'il est déclaré, par
une sentence juridique, excommunié pour apostasie, ses sujets sont déliés du
serment de fidélité[218].
Le blasphème est un péché opposé à la confession de la foi,
et, par ce côté, il rentre dans l'infidélité. — Pour comprendre cela, il faut
considérer que le mot blasphème
implique une atteinte portée à une bonté excellente, et spécialement à la bonté
divine, qui est la bonté par essence. Refuser à Dieu ce qui lui convient ou lui
attribuer ce qui ne lui convient pas, qu'est-ce autre chose qu'attaquer la
bonté de la nature ? Ce péché peut se produire de deux manières : par
la seule pensée de l'esprit et par la parole unie à la pensée. Reste-t-il caché
dans l'âme, il est un blasphème du cœur ; se produit-il à l'extérieur par
la parole, c'est le blasphème de bouche opposé à la confession de la foi.
Blesser
la bonté divine en parlant contre elle avec l'intention d'outrager Dieu, voilà
le blasphème complet, qui atteste en même temps la perversité de l'intelligence
et de la volonté. — Observons que le blasphème contre les saints ne laisse pas
que de retomber sur Dieu, auteur de leur sainteté. — Attribuer aux créatures ce
qui n'appartient qu'à Dieu est encore une parole de blasphème, qui semble
marquer que Dieu est la même chose que la créature.
Le blasphème est, dans son genre, un péché mortel. Il est aisé
de le prouver, d'abord, par l'ancienne loi, où il était dit : « Celui
qui blasphème le nom du Seigneur sera puni de mort. » (Lév. xxiv, 16.) La
peine de mort n'est infligée que pour un péché mortel. — La même vérité se démontre
par cette autre raison, que tout acte qui répugne à la charité est un péché
mortel. Le blasphème tend à détruire la bonté divine, objet de la charité :
donc il répugne à la charité ; donc il est, de sa nature, un péché mortel[219].
Il est
défendu, comme l'infidélité, par ces paroles du premier commandement : Je suis le Seigneur votre Dieu, etc. ;
et par ces autres du second : Vous
ne prendrez point le nom de votre Dieu en vain.
Blasphémer
dans un emportement, sans délibération, par des paroles à la signification
desquelles on ne songe point, est un péché véniel : cet acte ne constitue
pas précisément le péché de blasphème.
Il en
est autrement dès qu'on profère avec advertance des paroles blasphématoires
dont on connait la portée : on n'est pas plus excusé de péché mortel que
celui qui, dans un mouvement subit de colère, tue quelqu'un assis près de lui.
Comme contraire à la confession de la foi, le blasphème a par
lui-même la gravité de l'infidélité. Il y en ajoute une autre, s'il est
accompagné de haine dans la volonté ; une autre encore, s'il se produit
extérieurement par la parole. L'infidélité étant le plus grand des péchés dans
son genre, il en partage l'énormité ; et il l'augmente.
Il est écrit : « Les hommes, dévorés par une chaleur
excessive, blasphémeront le nom du Seigneur. » (Apoc. xvi, 9). — Les
damnés ne cessent point d'aimer les péchés pour lesquels ils sont punis. Ils
voudraient les commettre encore s'ils le pouvaient, quoiqu'ils abhorrent les
châtiments que ces péchés ont attirés sur eux. S'ils vont jusqu'à les déplorer,
ce n'est pas qu'ils les détestent comme péchés ; c'est à cause des peines
endurées. La perversité de leur volonté déteste intérieurement la justice de
Dieu par le blasphème du cœur. Après la résurrection, ils blasphémeront
probablement en paroles pendant que les saints chanteront les louanges de Dieu.
Pour saint Athanase, saint Hilaire, saint Ambroise et autres
anciens Pères de l'Église, le péché contre l'Esprit-Saint consiste à prononcer
des paroles blasphématoires contre l’Esprit-Saint. Les Juifs, qui avaient
d’abord blasphémer contre le Fils de l’Homme, en disant qu’il était un homme de
bonne chère, aimant à boire, ami des publicains et des pécheurs, blasphémèrent
ensuite contre l'Esprit-Saint, en attribuant au prince des démons les œuvres
que le Christ opérait par la vertu de sa divinité et par l'opération du
Saint-Esprit. — Pour saint Augustin, le blasphème ou péché contre
l'Esprit-Saint n'est autre que l'impénitence finale, par laquelle un homme
persévère jusqu'à la mort dans le péché mortel. Le Seigneur ne dit pas aux
Juifs qu'ils avaient péché contre le Saint-Esprit, parce qu'en effet ils n'étaient
pas encore finalement impénitents ; mais il les avertit de prendre garde
qu'en parlant comme ils faisaient, ils n'en vinssent à pécher contre le
Saint-Esprit. — Pour d'autres enfin, et pour nous en particulier, le péché
contre le Saint-Esprit est le même que le péché qu'on commet par une malice
affectée, en choisissant le mal, non par faiblesse ou par ignorance, mais avec
malignité. Ainsi pèche tout homme qui repousse avec mépris les choses qui
l'empêcheraient de choisir le péché. Celui, par exemple, qui substitue avec
calcul le désespoir à l'espérance, la présomption à la crainte de Dieu, tombe dans
cette faute : car tous les moyens que nous avons de ne pas choisir le mal
sont des effets du Saint-Esprit, qui agit en nous; et, par conséquent, pécher
ainsi par malice réfléchie, c'est offenser l'Esprit-Saint.
En prenant le péché contre le Saint-Esprit dans le sens de la
troisième opinion, qui le fait consister dans le mépris de ce qui empêche de
choisir le mal, on en distingue avec raison six espèces. Car trois choses
principales nous empêchent de donner la préférence au péché sur les actes de
vertu : les jugements de Dieu, ses dons, et la turpitude du péché.
En effet la pensée des jugements de Dieu, où la miséricorde
s'unit à la justice, nous fournit deux secours : l'espérance et la
crainte, qui sont détruites par le désespoir
et par la présomption. — Les dons de Dieu, qui sont la connaissance de
la vérité et la grâce intérieure, sont pour nous de nouveaux secours,
qu'anéantissent l'attaque de la vérité
connue et l'envie que l'on porte à
ses frères touchant les grâces dont ils profitent. — La considération de la
turpitude du péché est un autre secours d'où naît le repentir. Ce secours est
annulé par la résolution de ne pas se repentir et par l'affermissement dans
cette résolution, c'est-à-dire par l'impénitence
et par l'obstination. On voit par ces
aperçus qu'il y a six péchés contre le Saint-Esprit : le désespoir et la
présomption, l'attaque de la vérité connue et l'envie au sujet du progrès des
autres dans le bien, l'esprit d'impénitence et l'obstination.
Il est écrit : « Si quelqu'un parle contre
l'Esprit-Saint, son péché ne lui sera pardonné, ni en ce siècle, ni dans le
siècle futur. » (Matth. xii, 32.) — « Pourquoi ? » reprend
saint Augustin. « Parce que telle est la noirceur de ce péché, qu'elle ne
peut se concilier avec l'humilité de la prière. » Le péché contre le
Saint-Esprit est donc irrémissible. Cette irrémissibilité, toutefois,
s'explique de différentes manières, suivant les différentes significations
qu'on donne à ce péché. — Entendez-vous par le péché contre le Saint-Esprit
l'impénitence finale ? Dites, sans aucune restriction, qu'il est
irrémissible. Le péché mortel dans lequel un homme persévère jusqu'à la mort
n'est pas remis par la pénitence en cette vie, et il ne le sera pas dans
l'autre. — Entendez-vous
ce péché dans l'une des autres acceptions ? Dites encore qu'il est irrémissible,
non dans le sens qu'il ne puisse être remis d'aucune manière, mais parce
qu'autant qu'il est en lui, il mérite d'être sans rémission, pour une double
raison. Un homme qui pèche avec une malice affectée n'a pas l'excuse de la
faiblesse ou de l'ignorance pour réclamer une diminution de la peine due à sa
faute. De plus, il rejette les moyens par lesquels on obtient la rémission des
péchés. — Ne prétendons
pas cependant limiter la toute-puissance et la miséricorde de Dieu, qui guérit
quelquefois, comme par miracle, les maladies spirituelles : il ne faut
désespérer du salut de personne en cette vie.
Le fait est possible. Car si, comme nous l'avons dit, celui-là
pèche contre le Saint-Esprit qui repousse avec mépris les secours que Dieu nous
a donnés pour nous éloigner du mal, il peut se faire que quelqu'un pèche contre
le Saint-Esprit par un premier acte, soit parce qu'il a le libre arbitre ;
soit à raison de plusieurs dispositions antérieures, soit par suite d'un
violent penchant au mal et d'un faible attrait pour le bien. Quoi qu'il en
soit, il arrive bien rarement que les justes tombent tout d'abord dans le péché
contre le Saint-Esprit. Le plus souvent, pour ne pas dire toujours, ce péché en
suppose d'autres.
Si,
d'après le sentiment de saint Augustin, on entend par le péché contre le
Saint-Esprit l'impénitence finale, la question est résolue d'avance, puisque
cette impénitence implique par elle-même la persévérance dans le mal jusqu'au
dernier soupir.
Il y a en nous un triple principe de lumière intellectuelle. —
Nous avons, en premier lieu, la lumière de la raison naturelle qui appartient
essentiellement à notre âme raisonnable. Nous n'en sommes jamais privés
radicalement, quoique le désordre de nos puissances inférieures, nécessaires
pour comprendre, empêche quelquefois notre esprit d'entrer en exercice, comme
il arrive dans les insensés, dans les fous et dans ceux qui dorment. Un tel
aveuglement, quand il est le résultat d'une cause naturelle, est toujours
excusé de péché. — Nous
avons une autre lumière habituelle surajoutée à la raison, celle de la grâce.
Notre esprit en est quelquefois privé par punition, selon cette parole du Sage :
« Leur malice a été cause de leur aveuglement. » (Sag. ii, 21.) Il y
a là un châtiment. — Nous avons enfin, pour troisième principe de lumière intellectuelle,
les vérités par lesquelles Dieu nous éclaire, et auxquelles notre esprit est
libre de s'appliquer ou de ne pas s'appliquer. Or il arrive de deux manières
qu'il ne s'y applique pas, ou parce qu'il veut s'en détourner avec intention,
comme l'indique le Psalmiste dans le passage suivant : « Il n'a pas
voulu comprendre, de peur de bien agir » (Ps. xxxv, 4) ; ou parce
qu'il s'occupe d'autres objets qu'il aime davantage, et qui, le captivant, le
détournent de la vérité, suivant ces autres paroles : « Le feu de la
concupiscence est tombé sur eux ; ils n'ont pas vu le soleil. » (Ps.
lxviii, 9.) Dans ces deux cas, l'aveuglement de l'esprit est un péché.
L'hébétation ou stupidité du sens, que saint Grégoire attribue
à la gourmandise, consiste dans une certaine faiblesse d'esprit touchant la
contemplation des biens spirituels ; au lieu que l'aveuglement de
l'esprit, effet propre de la luxure, implique la privation totale de leur connaissance.
Elle est un péché, au même titre que l'aveuglement de l'esprit, en tant qu'elle
est volontaire. Ces deux vices sont opposés au don d'intelligence.
L'aveuglement de l'esprit et l'hébétation du sens proviennent
de la luxure et de la gourmandise, vices charnels qui, absorbant l'intelligence
dans les choses matérielles, la rendent peu disposée à s'occuper du monde
intelligible. Les plaisirs impurs agissant encore plus violemment sur l'âme que
ceux de la bonne chère, l'aveuglement, qui ôte entièrement la connaissance des
biens spirituels, est leur effet propre ; tandis que l'hébétation du sens,
par laquelle un homme devient moins apte à les connaître, a pour .cause la
gourmandise. Par une raison contraire, l'abstinence et la chasteté sont
très-favorables aux opérations intellectuelles. « Dieu donne à ses
enfants, nous dit l'Esprit-Saint, la science de tous les livres et de toute la
sagesse. » (Dan. i, 17.)
Les
hommes esclaves des vices charnels s'élèvent parfois à des considérations
subtiles sur les choses intellectuelles, à raison des dispositions naturelles
de leur esprit ou d'une habitude acquise ; il est impossible néanmoins que
les plaisirs de la chair n'éloignent pas très-souvent leur esprit des hautes
régions de la pensée.
Les préceptes d'une loi présupposent que le sujet auquel ils
sont donnés est soumis au souverain qui les impose. Or la première sujétion de
l'homme à l'égard de Dieu s'établit par la foi ; car, comme le dit saint
Paul : « Il faut que celui qui s'approche de Dieu croie d'abord que
Dieu existe. » (Héb. xi, 6.) Par conséquent, dans les préceptes de la loi
ancienne, la foi a dû être supposée. Nous en avons la preuve dans l'Exode même,
où l'objet de la foi précède les commandements. N'est-ce pas après ces paroles :
« Je suis le Seigneur votre Dieu, qui vous ai tirés de la terre d'Égypte ; »
et après ces autres encore : « Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu
est un, » que viennent les préceptes de la loi ? En outre, sous
l'Ancien Testament, les mystères de la foi
ne devaient pas être expliqués au peuple. La
foi en un seul Dieu étant supposée, il n'y avait pas lieu à promulguer d'autres
préceptes touchant la vertu de la foi elle-même.
L'ancienne
loi avait des préceptes relatifs à l'infidélité, de peur que la foi en l'unité
de Dieu ne fût altérée par les vices ; elle en avait pareillement sur la
confession et sur l'enseignement de la foi. Elle en avait aussi à l'égard des
biens que Dieu promet à ceux qui l'aiment ; mais, pour ce qui concerne la
foi elle-même, elle n'en avait point. — On nous dira que la foi est nécessaire.
— Sans doute ; mais l'acceptation de la loi la supposait. — On dira encore
qu'il y a dans le Nouveau Testament des préceptes sur la foi ; par exemple
celui-ci : « Vous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi. »
Dans ce passage même, le Sauveur suppose une vérité de foi ; savoir :
la croyance en Dieu. Le précepte qu'il donne ensuite de la foi-au mystère de
l'Incarnation, par lequel une même personne est Dieu et homme, appartient à la
foi du Nouveau Testament ; aussi ajoute-t-il : « Croyez en moi. »
À l'égard de ces dons, il faut considérer l'acquisition, l'usage
et la conservation. — Leur acquisition
s'opère en enseignant et en écoutant. La loi prescrivait ces deux points. On y
lit : « Les commandements que je vous donne seront gravés dans votre cœur. »
(Deut. vi, 6.) Voilà pour le disciple qui apprend en écoutant ; il doit
s'attacher de cœur à ce qu'il entend. Il est dit, en second lieu : « Vous
en instruirez vos enfants. » Voilà la fonction du maître. — On fait usage de la science et de
l'intelligence en méditant ce que l'on sait et ce que l'on perçoit ; de là
ces paroles : « Assis dans votre maison, vous méditerez ces
préceptes. » — La conservation de ces dons est le fruit de la mémoire ;
et de là cette autre recommandation : « Vous lierez ces préceptes
comme un signe dans votre main ; « vous les aurez comme un tableau
devant vos yeux ; vous les écrirez sur le seuil et sur l'entrée de votre
maison : » recommandation qui marquait le souvenir continuel que l'on
doit garder des commandements de Dieu, et que l'on retrouve dans le Nouveau
Testament, tant dans les Évangiles que dans la doctrine des Apôtres, avec des
développements plus nombreux.
On voit par cet exposé que les préceptes de l'ancienne loi
touchant la science et l'intelligence, étaient ce qu'ils devaient être. Ils
justifient ces paroles : « Tous ceux qui les entendront diront :
Voilà un peuple sage et intelligent. » (Deut. iv, 6.)
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EXPLICATION.
L'espérance doit être envisagée en elle-même, ce qui donne
lieu à deux questions : sa nature (17) ; — son sujet (18).
Vient ensuite le don de crainte qui lui correspond (19).
Les vices opposés à l'espérance sont : le désespoir (20) ;
— la présomption (21).
Nous étudierons, en dernier lieu, les préceptes qui concernent
cette vertu (22).
La vertu étant ce qui donne la bonté à un homme et à ses
actions, tous les actes humains correspondent à une vertu, du moment qu'ils
sont bons ; et ils le sont par la conformité à la mesure qui leur est
propre, soit à la raison, leur règle très-prochaine ; soit à Dieu, leur
règle suprême. Telle est l'espérance dont on va parler. L'homme qui espère
atteint Dieu même, sur le secours duquel il compte pour obtenir un bien qu'il
ne saurait acquérir par ses propres forces. Cette élévation vers Dieu et cette
conformité à la règle principale de nos actes produisent un acte bon ; et,
dès-lors, l'espérance est une vertu.
« Nous avons, a dit saint Paul, une espérance qui pénètre
jusqu'au dedans du voile » (Héb. vi, 19), c'est-à-dire qui nous élève à la
béatitude éternelle. — Si l'espérance s'élève à Dieu et s'appuie sur sa grâce pour
obtenir le bien que l'on espère, il faut, — les effets devant être proportionnés à leur cause, — que le
bien propre et principal que l'on espère de Dieu soit le bien infini, qui seul
est en proportion avec la grâce divine ; car le propre d'une puissance
infinie est de conduire à un bien infini. La béatitude éternelle, la possession
même de Dieu ; voilà donc l'objet de l'espérance. Les autres biens
spirituels ou temporels qui s'y rapportent, et que nous pouvons demander dans
nos prières, n'en sont que l'objet secondaire.
L'espérance se rapporte directement aux biens propres à celui
qui les espère, et non aux biens d'un autre. Toutefois, si l'on présuppose
l'union que la charité établit entre deux personnes, l'une d'elles, pouvant
alors espérer quelque chose pour l'autre comme pour elle-même, peut aussi
espérer pour cette autre la béatitude éternelle.
De même qu'il n'est pas permis d'espérer, comme fin principale
et dernière, un autre bien que la béatitude, et qu'on ne peut espérer les biens
secondaires que par rapport à elle ; de même aussi il n'est pas permis
d'espérer dans l'homme ou dans quelqu'autre créature, comme dans la cause
principale qui élève à la béatitude. C'est en ce sens que parlait Jérémie,
quand il disait : « Maudit soit l'homme qui met sa confiance dans son
semblable. »(Jér. xvii, 5.) Mais il est permis d'espérer dans l'homme ou
dans une autre créature, comme dans un agent secondaire et instrumental qui
peut aider à obtenir les biens que l'on rapporte à la béatitude. « Les
prières des saints, dit saint Grégoire, aident à la prédestination. » Nous
demandons tous les jours certains secours aux hommes. Jérémie lui-même blâmait
ceux dont on ne peut attendre aucun appui. (Jér. ix, 4.)
L'espérance est une vertu théologale, puisque saint Paul la
range entre la foi et la charité. — Pour voir qu'elle doit être classée parmi
ces vertus, il suffit de considérer qu'elle s'appuie sur le secours de Dieu
pour arriver à la béatitude, et que son objet principal est conséquemment Dieu
lui-même.
On dit qu'une vertu est théologale par là même que Dieu est
l'objet auquel elle s'attache. Mais on peut s'attacher à quelqu'un, ou pour
lui-même, ou pour arriver par lui à une autre fin. Par la charité, nous nous
attachons à Dieu pour lui-même, nous unissant à lui d'un amour affectueux ;
tandis que, par la foi et par l'espérance, nous nous y attachons comme à un
principe d'où nous viennent certains biens. Par la foi, nous nous attachons à
Dieu comme au principe qui nous fait connaître la vérité, croyant fermement
tout ce qu'il nous révèle. Par l'espérance, nous nous y attachons comme au
principe qui met les hommes en possession d'une bonté parfaite, nous appuyant
sur la grâce divine pour obtenir la béatitude. On voit par-là que l'espérance
se distingue des deux autres vertus théologales.
L'espérance
nous fait tendre vers Dieu comme vers un bien final à acquérir et vers un auxiliaire
qui prête un secours efficace.
Un homme ne saurait espérer, si l'objet de son espérance ne
lui est proposé comme possible. Or c'est la foi qui nous apprend que nous
pouvons parvenir à la vie éternelle à l'aide d'un secours divin préparé à cet
effet. On connaît cette parole de l'Apôtre : « Celui qui s'approche
de Dieu doit croire qu'il existe, et qu'il récompense ceux qui le cherchent. »
(Héb. xi, 6.) Il est évident par là que la foi précède l'espérance.
Il y a deux sortes d'ordres : celui de la génération, où
l'imparfait précède le parfait ; et celui de la perfection, où le parfait
est naturellement avant l'imparfait. — Dans l'ordre de la génération, l'espérance précède la charité.
Elle dérive, il est vrai, d'un certain amour, comme on l'a vu dans le Traité
des passions ; mais il y a un amour parfait et un amour imparfait. L'amour
que suppose l'espérance est l'amour imparfait, puisque l'homme qui espère a le
désir d'obtenir quelque chose pour soi, et que l'amour parfait, qui n'est autre
que la charité, s'attache à Dieu pour lui-même. C'est pourquoi l'espérance,
dans l'ordre de la génération, est antérieure à la charité ; elle en est
le commencement, en tant que l'espoir d'être récompensé de Dieu nous excite à
l'aimer et à observer sa loi. — Dans l'ordre de la perfection, la charité est
naturellement antérieure à l'espérance. Aussi, du moment qu'elle survient,
l'espérance s'accroît ; on espère surtout de ses amis. En ce sens, saint
Ambroise a pu dire que l'espérance vient de la charité.
L'espérance est un mouvement appétitif. Or il y a dans l'homme
deux sortes d'appétit : l'appétit sensitif, qui se divise en irascible et
en concupiscible ; puis l'appétit intellectif, que l'on appelle volonté.
(Part. 1, q. 82, a. 5.) L'espérance n'appartient pas à l'appétit sensitif,
puisqu'elle a pour objet principal le bien divin, et non le bien sensible :
elle existe donc dans l'appétit supérieur, qu'on appelle la volonté.
« Ce que l'on voit, dit saint Paul, comment pourrait-on
l'espérer ? » (Rom. viii, 24.) Les bienheureux jouissent de la vision
de Dieu ; il n'y a plus lieu pour eux de l'espérer : on n'espère un
bien qu'autant qu'il est à venir. L'espérance, comme la foi, sera détruite dans
la patrie céleste.
Les
saints qui participent à l'éternité divine ont la possession absolue de la
béatitude : il n'est pas d'avenir pour eux ; ils sont au-dessus du
temps. S'ils espèrent la béatitude pour les autres hommes, c'est moins par la
vertu d'espérance que par l'amour que produit en eux la charité. — Quant à la gloire du corps, elle n'est plus
une chose difficile à obtenir pour celui qui a déjà la gloire de l'âme ;
elle est peu de chose, si on la compare à celle-là, et elle existe d'avance
dans le bienheureux par sa cause même.
L'espérance n'existe que dans les hommes qui voyagent ;
elle produit la joie, et il n'y a pas de joie pour les réprouvés. La perpétuité
étant attachée à leur peine, c'est une nécessité ressortant de leur malheur
même qu'ils sachent l'impossibilité où ils sont de parvenir à la béatitude. De
là cette parole de Job : « Ils ne croient pas pouvoir retourner des
ténèbres à la lumière. (Job, xv, 22.)
Notre espérance est certaine, comme le marquent ces paroles de
saint Paul : « Je sais à qui je me suis confié, et je suis assuré
qu'il est assez puissant pour conserver mon dépôt. » (2 Tim. 4, 12.) De
même que la nature opère avec certitude, mue par l'intelligence divine, — car
chaque être tend infailliblement vers la fin qui lui est propre ; — de
même aussi l'espérance tend avec certitude vers sa fin, appuyée sur la foi.
On dira
peut-être que nous ne pouvons pas être assurés d'avoir la grâce. Nous
répondrons que l'espérance repose tellement sur la toute-puissance de Dieu et
sur sa miséricorde, que celui qui n'a pas la grâce peut l'obtenir de la bonté
divine, de manière à parvenir au ciel. Or, avec la foi, on est assuré de la
toute-puissance de Dieu et de la miséricorde divine. — On nous dira encore que nul ne saurait être certain qu'il ne péchera pas.
Ceci n'infirme en rien la certitude de l'espérance ; car si ceux qui ont
l'espérance n'arrivent pas tous à la béatitude, c'est la faute du libre arbitre
qui y met obstacle par le péché : ce n'est nullement celle de la puissance
ou de la miséricorde divine, appui principal de la vertu d'espérance.
« Qui ne vous craindra, ô Roi des nations ? »
s'écriait Jérémie (x, 7.). Malachie (1, 6), parlant au nom de Dieu, disait
aussi : « Si je suis le Seigneur, où est la crainte que vous me devez ? »
— La crainte peut avoir un double objet : le mal, que les hommes fuient ;
et ce qui peut être la cause d'un mal. Dieu, qui est la bonté même, ne saurait
être l'objet de la crainte, dans le premier sens. Il peut l'être dans le
second, parce qu'il est des maux qui viennent directement de lui, et d'autres
que nous pouvons éprouver à son occasion. Les maux dont Dieu peut être la cause
directe, ce sont les châtiments que sa justice nous inflige ; ceux que nous
pouvons éprouver à son occasion, ce sont les péchés qui nous en séparent. Sous
ces deux derniers rapports, on peut et on doit craindre Dieu.
Le Maître des sentences établit cette division ; il est
facile de la justifier. — L'homme s'éloigne-t-il de Dieu par la crainte de
certains maux ? C'est la crainte mondaine. — Se tourne-t-il vers Dieu,
parce qu'il craint la peine ? C'est la crainte servile. — S'y tourne-t-il,
parce qu'il craint le péché ? C'est la crainte filiale : le propre
des enfants est de craindre d'offenser leur père. — Craint-il tout à la fois et
le mal de la peine et le mal du péché ? C'est alors la crainte initiale,
.qui tient le milieu entre les deux précédentes.
La crainte mondaine ou humaine est défendue par ces paroles :
« Ne craignez pas ceux qui tuent le corps. » (Matth. x, 28.) Dieu la
défendrait-il, si elle n'était pas mauvaise ? — La crainte mondaine ou
humaine étant celle qui procède de l'amour par lequel on s'attache au monde
comme à une fin dernière est toujours mauvaise, à raison de l'amour même dont
elle procède.
On peut
révérer et craindre les hommes de deux manières : premièrement, à cause de
ce qu'il y a en eux de divin, comme les grâces, les vertus, ou du moins l'image
de Dieu ; et, dans ce sens, celui qui ne respecte pas ses semblables est
répréhensible. Secondement, on peut révérer et craindre les hommes, selon
qu'ils sont les ennemis de Dieu ; à ce point de vue, on est louable de ne
pas les craindre. L'Écriture loue Elie et Elisée de n'avoir pas redouté le
prince pendant leur vie. (Eccl. lviii, 13.) « Il y a, dit le Philosophe,
des actions auxquelles l'homme ne doit consentir par aucune crainte, parce que
c'est un plus grand mal de les commettre que de-souffrir une peine quelconque. »
La crainte servile, si on la bornait à la servilité, serait
mauvaise, comme opposée à la charité à cause de l'idée même d'esclavage qu'elle
renferme : il est essentiellement contraire à la servitude ou servilité
que l'amour de Dieu soit le principe des actes qu'elle produit. Mais, comme la
servilité n'est pas essentielle à la crainte servile, et que celle-ci consiste
seulement à redouter une peine, soit que l'on aime comme sa fin dernière le
bien auquel cette peine est opposée, soit que l'on rapporte ce bien à Dieu lui-même,
dont on fait sa fin, de telle sorte que l'on ne craint pas la peine comme le
mal principal, la crainte servile est bonne dans sa substance.
La crainte servile, si bonne qu'elle soit, n'est cependant pas
substantiellement la même que la crainte filiale ; ces deux craintes
diffèrent d'espèce par leur objet. L'une redoute le châtiment, l'autre le
péché, deux maux bien différents.
La crainte servile vient du Saint-Esprit, dont les bienfaits ne
sont pas détruits par la présence de la charité.
La crainte de la peine peut exister avec la charité au même
titre que l'amour de soi, puisque c'est en vertu du même principe que nous
désirons notre propre bien et que nous craignons de le perdre. Par conséquent,
elle est renfermée dans la charité, quand nous redoutons la séparation de Dieu
comme le plus grand des maux, ce qui est le propre de la crainte filiale. Elle
existe encore avec la charité, lorsque, craignant le châtiment, non parce qu'il
nous sépare de Dieu, mais parce qu'il nuit à notre bien propre, nous
n'établissons pas néanmoins notre fin dans ce bien propre et nous ne redoutons
pas le châtiment comme le plus grand des maux. Ce qui est incompatible avec la
charité, c'est la crainte de servilité qui redoute comme un mal souverain la
privation d'un bien particulier que l'on aime comme sa fin dernière.
Le Saint-Esprit lui-même a dit : « La crainte est le
commencement de la sagesse. » (Ps. cx, 10.)
La sagesse, envisagée dans son essence, a son commencement
dans les premiers principes de la foi ; mais, pour les premières
opérations par lesquelles elle se révèle en nous, elle commence par la crainte,
soit servile, soit initiale. La crainte servile, toutefois, n'en est pas le
commencement de la même façon que la crainte filiale. Elle est une sorte de
principe extrinsèque qui nous éloigne du péché et nous rend par là même propres
à l'amour de la sagesse, selon cette parole de l'Ecclésiastique : « La
crainte du Seigneur chasse le péché, » (1, 27) : au lieu que la
crainte filiale est le commencement réel et effectif de la sagesse elle-même.
En effet, si la sagesse règle la vie humaine d'après les lois divines, elle
doit commencer en nous par un sentiment de respect et de soumission à l'égard
de Dieu.
Ce
qu'est la racine à l'arbre, la crainte de Dieu l'est à la sagesse. Comme
l'arbre est virtuellement dans sa racine ; ainsi la sagesse est dans la
crainte de Dieu. De là cette parole : « La crainte du Seigneur est la
racine de la sagesse. » (Eccl. 1, 25.) Et cette autre encore : « La
crainte de Dieu est la sagesse même. » (Job, xxviii, 28.)
Qui dit crainte initiale dit une crainte qui commence. Par
cette expression, on ne veut pas distinguer la crainte initiale de la crainte
servile ni de la crainte filiale, qui peuvent être, chacune à leur manière, le
commencement de la sagesse ; on désigne seulement l'état des commençants
chez lesquels une crainte quelconque se manifeste par un commencement de
charité, mais en qui la crainte filiale n'est pas parfaite, leur charité ne
l'étant pas elle-même. La crainte initiale est à la crainte filiale ce qu'est
la charité imparfaite à la charité parfaite. La charité parfaite et la charité
imparfaite, quoique différentes quant à l'état, ne diffèrent pas quant à
l'essence. La crainte initiale, telle que nous l'entendons, ne diffère pas non
plus substantiellement de la crainte filiale.
Elles ne
diffèrent qu'à raison de l'imperfection et de la perfection de la charité. La
crainte que l'Écriture nous marque comme le commencement de l'amour est la
crainte servile qui introduit la charité, comme l'aiguille introduit le fil.
L'Écriture énumère la crainte parmi les sept dons de
l'Esprit-Saint. (Isaïe, xi, 3.) — Cette crainte n'est pas la crainte humaine,
qui porta saint Pierre à renier le Christ. Elle n'est pas non plus la crainte
servile, qui, pour venir du Saint-Esprit, n'exclut pas néanmoins la volonté de
pécher ; car les dons de l'Esprit-Saint ne sauraient exister qu'avec la
grâce sanctifiante. Conséquemment, la crainte de Dieu, énumérée parmi les sept
dons, est la crainte filiale ou chaste. Les dons produisent en nous une grande
docilité par rapport aux mouvements de l'Esprit divin ; or tel est l'effet
de la crainte filiale qui nous fait révérer Dieu et craindre de nous en
séparer. Aussi cette crainte tient, parmi les sept dons du Saint-Esprit, le
premier rang dans l'ordre ascendant.
La
crainte filiale n'est pas opposée à la vertu de l'espérance : elle ne nous
porte pas à désespérer de la grâce de Dieu ; elle nous fait craindre
seulement de nous soustraire nous-mêmes par le péché au secours divin. La
crainte filiale et l'espérance marchent ensemble et se perfectionnent
mutuellement.
Il y a deux sortes de crainte : la crainte filiale, par
laquelle le fils a peur d'offenser son père ou d'en être séparé ; et la
crainte servile, qui redoute le châtiment. — La crainte filiale augmente avec la
charité ; plus on aime quelqu'un, plus on craint de l'offenser et de s'en
séparer. — La crainte servile est, quant à la servilité, totalement détruite,
lorsque la charité arrive ; mais la crainte de la peine reste en
substance, comme il a été dit plus haut. La crainte de la peine elle-même
diminue avec l'augmentation de la charité ; plus on aime Dieu, moins on
craint ses châtiments ; et cela, pour deux raisons : on songe moins à
son bien propre auquel la peine est contraire, et on espère davantage que l'on
sera récompensé de Dieu même.
« La crainte du Seigneur est sainte, dit le Psalmiste ;
elle subsiste dans tous les siècles. » (xviii, 10.)
La crainte servile ou crainte du châtiment, incompatible avec
la sécurité de la béatitude éternelle, n'existe en aucune façon dans la patrie
céleste. Mais la crainte filiale, qui augmente avec la charité, sera parfaite
quand la charité le sera elle-même. Évidemment, son acte ne sera pas
entièrement le même qu'ici-bas, où, vu l'instabilité de notre libre arbitre, il
nous est toujours possible de renoncer à la soumission aux ordres de Dieu ;
tandis qu'au ciel, la crainte de ce mal n'existe pas. Aussi, quand les Esprits
célestes tremblent à la vue de la majesté incompréhensible de Dieu, ce n'est
pas d'une crainte pénible, mais d'admiration. Saint Augustin, ne voulant pas se
prononcer sur l'existence de la crainte dans le ciel, a dit : « Si la
crainte chaste, qui, selon l'Écriture, subsiste dans tous les siècles, doit exister
au céleste séjour, elle sera celle qui affermit dans le bien qu'on ne peut
perdre, et non la crainte qui redoute le mal. Ou bien, s'il ne peut absolument
exister aucune espèce de crainte dans le ciel, celle qui, selon l'Écriture,
subsiste dans les siècles des siècles, exprime peut-être l'éternelle récompense
où la crainte chaste nous conduit[220]. »
« La crainte du Seigneur, remarque saint Augustin, convient
aux hommes humbles, dont il est dit : « Bienheureux les pauvres
d'esprit. »
Puisque la crainte filiale témoigne à Dieu le respect et la
soumission, tout ce qui est la conséquence d'une telle soumission se rapporte
au don de crainte. Or un homme qui se soumet à Dieu cesse de chercher sa gloire
en lui-même ou en toute autre chose qu'en Dieu. L'entière soumission que nous
supposons l'y force. « Ceux-ci se confient dans leurs chars, disait le
Psalmiste, ceux-là dans leurs chevaux ; mais nous, nous invoquons le nom
du Seigneur. » (xix, 8.) Par conséquent, quiconque craint Dieu
parfaitement ne met sa gloire, ni en lui-même par l'orgueil, ni dans les biens
extérieurs ; deux dispositions qui appartiennent à la pauvreté d'esprit,
que l'on peut entendre, avec saint Augustin, de l'absence de l'orgueil, et,
avec saint Ambroise, du mépris des biens temporels.
Ce qui porte les hommes à divers péchés est non-seulement un
péché, mais un principe de péché. Tel est le désespoir, dont saint Paul,
parlant de certains hommes, a dit : « Le désespoir les a livrés à
l'impudicité, à l'avarice et à toutes sortes de corruption. » (Eph. iv, 19.)
Si tout mouvement de l'âme conforme à une idée vraie est bon
en lui-même, tout mouvement conforme à une idée fausse est mauvais en soi et
constitue un péché. Or notre esprit est dans le vrai quand il pense que Dieu,
auteur du salut des hommes, accorde le pardon aux pécheurs repentants, selon
cette parole : « Je ne veux pas la mort du pécheur, mais je veux qu’il
se convertisse et qu'il vive. » (Ezéch. xviii, 23.) Notre esprit est, au
contraire, dans le faux, quand il juge que Dieu refuse le pardon au pécheur
pénitent ou qu'il n'attire pas les pécheurs par la grâce justifiante. De même
que l'acte de l'espérance, conforme à un jugement vrai, est louable et vertueux ;
ainsi l'acte du désespoir, conforme à une idée fausse, est vicieux et coupable.
Le désespoir est donc un péché.
Le désespoir n'est pas toujours accompagné de l'infidélité.
L'espérance est postérieure à la foi ; la foi peut survivre à sa
destruction. En ôtant ce qui suit, on n'ôte pas ce qui précède. Sans doute
celui-là serait infidèle qui croirait que la miséricorde de Dieu n'est pas
infinie. Mais un homme, en conservant sur la miséricorde divine et sur la
rémission des péchés une croyance conforme à la foi, peut s'imaginer que, dans
l'état où il est, il ne doit pas espérer en Dieu. Comme cette erreur
particulière ne détruit pas absolument la foi, le désespoir peut exister sans
l'infidélité.
Les péchés opposés aux vertus théologales sont en eux-mêmes
plus graves que les autres, parce qu'ils impliquent directement l'éloignement
de Dieu. L'infidélité, le désespoir et la haine de Dieu, qui sont des péchés
opposés aux vertus théologales, sont en conséquence plus graves que les autres
péchés mortels. Toutefois, la haine de Dieu et l'infidélité sont en soi plus
graves que le désespoir ; car l'infidélité ne croit pas à la vérité
divine, et la haine de Dieu met la volonté de l'homme en opposition avec la
souveraine bonté ; au lieu que le désespoir consiste seulement à ne plus
attendre la participation à cette divine bonté. Ne pas croire à Dieu ou le haïr
est assurément un plus grand péché que de ne pas espérer obtenir de lui la
béatitude. — Quoi qu'il en soit, si l'on compare le désespoir à ces deux péchés
par rapport à nous, il nous est plus funeste. L'espérance nous retire du mal et
nous anime à la poursuite du bien : on voit ceux qui l'ont perdue
s'abandonner bientôt à tous les vices et s'éloigner de toutes les bonnes œuvres.
« Faire un crime, nous dit saint Isidore, c'est la mort de l'âme ;
désespérer, c'est descendre en enfer. »
Le désespoir provient de deux causes : de la luxure et de
la paresse. Lorsque quelqu'un ne goûte pas les biens spirituels comme des biens
réels ou qu'il ne les estime pas d'un grand prix, d'où croyez-vous que provient
en lui cette disposition ? Elle est le résultat des jouissances
corporelles, et notamment de la volupté. Du moment où l'homme s'attache aux
plaisirs impurs, il prend à dégoût les biens spirituels. La paresse, de son
côté, le conduit à ne pas croire qu'il lui soit possible d'obtenir les biens spirituels,
ni par lui-même, ni par autrui ; elle produit un excès de découragement,
qui, s'emparant de sa volonté, lui persuade qu'il est désormais incapable de
s'élever à aucun bien tant soit peu difficile à pratiquer ou à obtenir.
Tandis
que l'homme heureux sent grandir son espérance, celui qui vit dans la tristesse
tombe facilement dans le désespoir, selon cette parole de l'Apôtre :
« De peur qu'il ne soit accablé par une tristesse excessive. » (2
Cor. ii, 7.) Tant qu'il ne sort pas de son état par un violent effort, il ne
peut s'élever à des choses grandes et agréables. Abimé dans sa douleur, il ne
pense pas même aux bienfaits de Dieu. De là un abattement qui déprime l'âme. Le
dégoût vient à la suite.
L'espérance excessive que l'on a, soit en sa propre vertu,
soit en la vertu de Dieu, est de la présomption. — L'espérance en notre propre
vertu est de la présomption, lorsque nous croyons pouvoir acquérir par
nous-mêmes un bien qui dépasse nos facultés. De là cette parole de Judith :
« Vous humiliez ceux qui présument d'eux-mêmes. » (vi, 15) — L'espérance
en la puissance de Dieu devient de la présomption, dès que l'on attend un bien
qui, quoique possible en soi à obtenir avec le secours de la puissance et de la
miséricorde divine, ne l'est cependant pas dans les conditions et les bornes
que l'on met à son espérance ; c'est le cas d'un pécheur qui espère
obtenir le pardon sans repentir ou la gloire sans mérites.
Il est faux que Dieu pardonne à ceux qui persévèrent dans le
péché ou qu'il glorifie ceux qui ne font pas de bonnes œuvres, comme le
voudraient croire les présomptueux. La présomption, qui résulte de cette idée
erronée, est un péché, bien qu'elle soit un moindre péché que le désespoir. Il
convient mieux à Dieu de faire miséricorde et de pardonner que de punir : il
est dans sa nature d'user de clémence ; le châtiment ne lui appartient
qu'à raison de nos péchés.
Pécher
avec l'espérance d'obtenir un jour le pardon de sa faute, moyennant le repentir
et le ferme propos, n'est pas de la présomption. Au contraire, cette
disposition diminue le péché, en ce qu'elle suppose une volonté moins attachée
au mal.
La présomption, sans doute, est opposée à la crainte, et
surtout à la crainte servile, qui a pour objet les châtiments divins, dont le
présomptueux espère la remise. Mais la fausse ressemblance qu'elle a avec
l'espérance montre qu'elle est plus directement opposée à cette dernière vertu,
dont elle implique le dérèglement : il y a opposition plus directe entre
les choses d'un même genre qu'entre celles qui sont d'un genre différent.
Il y a deux sortes de présomptueux : les uns, pleins de
confiance en leur propre vertu, entreprennent comme possible ce qui la dépasse ;
leur présomption provient de la vaine gloire. Tourmentés du désir de gloire,
ils recherchent surtout ce qui excite l'admiration par la nouveauté. « La
présomption des nouveautés, dit saint Grégoire, est fille de la vaine gloire. »
— Les autres, s'appuyant d'une manière déréglée sur la puissance ou sur la
miséricorde de Dieu, espèrent la gloire sans mérites et le pardon sans
repentir. Cette confiance présomptueuse paraît provenir directement de
l'orgueil. Les hommes de cette espèce ont une idée si avantageuse d'eux-mêmes
qu'ils se persuadent que Dieu ne les punira pas ou ne les exclura pas du ciel
pour leurs péchés.
Il convenait que des préceptes fussent établis à l'égard de l'espérance.
La preuve en est que l'Écriture sainte en contient un grand nombre. « Combien,
disait saint Augustin, n'avons-nous pas de préceptes sur la foi ! combien
sur l'espérance ! » — Parmi les préceptes contenus dans l'Écriture
sainte, les uns appartiennent à la substance même de la loi, les autres en sont
les fondements ; et, au nombre de ces derniers, il faut compter ceux qui
regardent la foi et l'espérance ; car, par la foi, l'homme reconnaît
l'auteur de la loi pour son maitre, et, par l'espérance, il est excité à
observer ce que la loi prescrit.
Les préceptes qui appartiennent à la substance même de la loi
et qui ont pour but la bonne direction de la vie soient exprimés dans le
Décalogue sous forme de commandement, et cela se conçoit ; ils sont adressés
à des hommes déjà soumis et disposés à obéir. Il n'en devait pas être de même
de ceux de l'espérance et de la foi. Si ces deux vertus n'existaient pas dans
le cœur d'un homme, en vain on lui donnerait une loi. De même que le précepte
de la foi ne dut être exprimé dans le Décalogue que par forme de déclaration ou
de mémorial, celui de l'espérance n'y dut figurer aussi que par manière de
promesse. — Le Décalogue une fois promulgué, il appartenait aux hommes remplis
de l'esprit de Dieu de porter leurs frères, non-seulement à en accomplir les
préceptes, mais surtout à en garder les bases : aussi trouve-t-on dans
l'Écriture sainte, après la promulgation de la loi, une multitude de passages
qui excitent les hommes à la vertu de l'espérance, non plus seulement par forme
de promesse, comme dans le premier et le quatrième précepte du Décalogue, mais
par forme d'admonition et de commandement, ce que l'on voit par ce texte et par
beaucoup d'autres : « Espérez au Seigneur, vous tous qui composez
l'assemblée de son peuple. » (Ps, Lx1, 9.)
La
nature nous excite suffisamment à espérer le bien qui nous est proportionné,
mais non pas le bien surnaturel. L'autorité de Dieu seul pouvait nous porter,
par promesses, par avertissements ou par préceptes, à l'espérance des biens
surnaturels.
Il est écrit : « Maintenant, Israël, qu'est-ce que
le Seigneur demande de vous, sinon que vous craigniez le « Seigneur votre
Dieu. » (Deut. x, 12.) Donc la crainte de Dieu est l'objet d'un précepte.
Le Décalogue ne devait pas renfermer de précepte formel sur la
crainte servile ; c'était par des menaces qu'il fallait inspirer ce
sentiment salutaire. Mais, plus tard, les sages et les prophètes ont fait à
l'égard de la crainte servile ce qu'ils avaient fait pour l'espérance ; ils
ont promulgué des préceptes formels. — Quant à la crainte filiale, elle est
ordonnée dans la loi ancienne, comme la charité elle-même, l'une et l'autre
conduisant aux actes extérieurs prescrits par le Décalogue. Elle forme en
quelque sorte la conclusion du Décalogue lui-même dans les paroles du
Deutéronome que nous venons de citer, et dans le reste du même chapitre où il
est ordonné à l'homme de craindre Dieu, de marcher dans ses voies en
l'honorant, et de s'attacher à lui par l'amour.
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EXPLICATION.
Nous envisageons d'abord la charité dans son essence (23), (24)
— , ensuite dans son objet (25), (26). — Passant de là à ses actes ou effets,
nous parlons de son acte principal, qui est l'amour (27), — et des actes plus particuliers,
tant intérieurs : — la joie (28) — la paix (29) — la miséricorde, (30) — qu'extérieurs :
la bienfaisance (31) — l'aumône (32) — et la correction fraternelle (33).
Les vices contraires à la charité sont : la haine (34), —
le dégoût (35), — l'envie (36), — la discorde (37), — la contention (38), — le
schisme (39), — la guerre (40), — les querelles (41), — la sédition (42), — et
le scandale (43).
Nous montrons la convenance du double précepte de la charité (44),
— et nous terminons par l'explication du don de sagesse qui correspond à cette
vertu (45), (46).
Le Christ, s'adressant à ses Apôtres, disait : « Je
ne vous appellerai plus mes serviteurs, je vous appellerai mes amis. »
(Jean, xv, 15.) Il parlait ainsi en vertu de la charité. Donc la charité est
une amitié.
L'amitié suppose la bienveillance, la réciprocité d'affection,
et une communication quelconque. Aimons-nous une personne, nous voulons la
réciprocité d'amitié, et notre bienveillance mutuelle a pour base un bien
communiqué. Or Dieu nous fait participer à sa béatitude ; et, sur cette
communication, dont parle l'Apôtre, quand il dit : « Dieu, qui vous a
appelés à la société de Jésus-Christ, son Fils, est fidèle » (1 Cor. i,
9), se fonde un certain amour d'amitié, qui prend le nom de charité. La charité, ainsi comprise, est une amitié spéciale
de l'homme avec Dieu.
Mais,
dira quelqu'un, la charité a pour objet nos ennemis eux-mêmes, d'après cette
parole : « Aimez vos ennemis. » Où est alors la réciprocité
d'affection sans laquelle l'amitié n'existe pas. — On aime quelqu'un de deux
manières : d'abord à cause de lui-même, et, dans ce sens, nous n'aimons
que nos amis ; ensuite, à cause d'une autre personne. Or l'amitié que nous
portons à un ami peut être si grande qu'à cause de lui nous aimions ceux qui
lui sont unis par quelque lien : ses enfants, ses serviteurs, etc., alors
même qu'ils nous offensent ou qu'ils nous haïssent. Voilà comment l'amitié de
la charité s'étend à nos ennemis. Nous les aimons à cause de Dieu, objet
principal de la charité.
Saint Augustin disait : « J'appelle charité le
mouvement de l'âme qui veut jouir de Dieu à cause de Dieu même. » Le
mouvement de l'âme est créé. La charité est donc quelque chose de créé dans
l'âme.
Le Maître des sentences, qui s'est longuement étendu sur cette
question, pensait que la charité était l'Esprit Saint lui-même habitant dans
nos âmes. Il n'entendait pas que le mouvement d'amour par lequel nous aimons
Dieu fût l'Esprit-Saint : il voulait dire que ce mouvement provient de
l'Esprit-Saint sans l'intermédiaire d'aucune habitude. Son but était de rehausser
l'excellence de la charité ; mais sa doctrine, au contraire, tournerait au
détriment de cette vertu, puisqu'il faudrait admettre que l'âme humaine, dans
l'acte de la charité que l'Esprit-Saint lui imprime, est mue à la façon d'un
corps sous l'action d'un moteur externe, sans être elle-même d'aucune manière
le principe de son mouvement : ce qui serait nier le volontaire, dont la
cause doit résider dans l'agent même ; nier l'amour lui-même, dont l'acte
procède essentiellement de la volonté ; nier enfin le mérite, dont l'amour
de charité est le fondement. Lorsque notre volonté est portée par
l'Esprit-Saint à un acte d'amour, il est nécessaire que l'impulsion lui soit
donnée de telle manière que, libre d'agir ou de ne pas agir, elle soit aussi elle-même
le principe efficient de cet acte. Or, aucune de nos facultés ne produit
parfaitement les actes qui ne lui sont pas rendus comme naturels par une
habitude quelconque. D'un autre côté, l'acte de la charité, en particulier,
surpasse manifestement nos puissances naturelles. Qu'arriverait-il, si une
qualité habituelle quelconque n'était pas surajoutée à notre volonté pour la
porter à aimer ? L'acte de charité, moins parfait que les actes naturels,
ne serait ni facile, ni agréable. Il est loin pourtant d'en être ainsi. Aucune
vertu n'a autant d'inclination à ses actes que la charité, et aucune n'opère
avec autant de contentement. Il suit de là que la charité veut, comme condition
nécessaire, une qualité habituelle, créée dans notre âme et surajoutée à notre
puissance naturelle, pour produire ses actes promptement et avec plaisir.
La
charité est unie à l'âme, comme l'âme au corps ; elle est la vie de l'âme,
comme l'âme est la vie du corps. Mais elle est en nous une habitude créée,
habitude qui est une participation de la divine charité.
« La charité, dit saint Augustin, est une vertu qui nous
unit à Dieu. » — Il y a, on l'a vu, deux règles pour les actes humains :
la raison humaine et Dieu. De même que la conformité avec la droite raison constitue
la vertu morale ; de même la conformité avec Dieu constitue aussi des
vertus d'un autre ordre, comme nous l'avons dit au sujet de la foi et de
l'espérance. La charité est une vertu, puisque, suivant l'expression de saint
Augustin, elle nous unit à Dieu même.
On peut se convaincre par ces paroles de saint Paul :
« Maintenant ces trois vertus, la foi, l'espérance et la charité,
subsistent » (1 Cor. xiii, 13), que la charité, énumérée avec la foi et
l'espérance, est une vertu spéciale.
L'objet propre de l'amour est le bien, et là où il y a un bien
d'une nature particulière, il y a aussi un amour spécial. Le bien divin, objet
de la béatitude, a une nature particulière. L'amour de la charité, qui a ce
bien pour objet, est conséquemment un amour spécial, et, par suite, la charité
est aussi une vertu spéciale.
La charité est une, à cause de l'unité de la bonté divine ;
comme la foi est une, à cause de l'unité de la vérité divine. Elle est une dans
sa fin, qui est la bonté de Dieu ; une dans la communication de la
béatitude, sur laquelle repose l'amitié qui sert à sa définition ; bref,
elle est une dans son espèce.
On dira peut-être
qu'elle a pour objet Dieu et le prochain. — Cela est vrai ; mais Dieu est
toujours son principal objet, le prochain n'étant aimé qu'à cause de Dieu.
L'Apôtre, parlant des trois vertus théologales, ajoute : « La
plus grande de ces vertus est la charité. » (1 Cor. xiii, 13.) — Dieu
étant la première règle à laquelle la raison humaine doit se conformer, les
vertus théologales sont supérieures aux vertus morales et aux vertus intellectuelles,
qui consistent seulement à se conformer à la raison humaine ; et parmi les
vertus théologales, celle qui atteint Dieu de plus près doit, pour le même
motif, l'emporter sur les autres. Or, tandis que la foi et l'espérance
s'approchent de Dieu pour en retirer la connaissance de la vérité ou la
possession d'un bien, la charité nous y unit absolument, pour que nous nous
reposions en lui, et non pour que nous en recevions quelque chose. La charité,
on le voit, est plus excellente que la foi, que l'espérance et que toutes les
autres vertus.
Écoutons l'Apôtre : « Quand j'aurai distribué tout
mon bien pour nourrir les pauvres et que j'aurai livré mon corps pour être
brûlé, tout cela ne me servira de rien, si je n'ai pas la charité. » (1
Cor. xiii, 3.) — Comme le bien principal de l'homme est dans la possession de
Dieu, selon cette parole : « Mon bien est d'être uni à Dieu, »
toute vertu véritable doit tendre vers la fin dernière. Les choses ainsi comprises,
il n'y a pas de vraie vertu sans la charité qui nous met en rapport avec Dieu.
Que si l'on entend par vertu une qualité habituelle qui se rapporte à une fin
secondaire, on peut admettre qu'il y a plusieurs vertus en dehors de la charité ;
avec cette restriction, toutefois, que l'on ne donnera pas ce nom aux habitudes
qui, n'embrassant qu'un bien apparent, ne sont que les simulacres de la vertu ;
car, comme le dit saint Augustin : « Il n'y a point de vertu dans la
prudence de l'avare, qui lui fait découvrir divers moyens de s'enrichir ; dans
sa justice, qui ne craint pas de blesser les droits d'autrui pour éviter une
perte ; dans sa tempérance, qui ne met un frein aux désirs de la luxure
que par crainte de la dépense ; ni même dans sa force, qui fuit la
pauvreté, selon l'expression du poète latin, à travers les mers, les
rochers et les flammes. » Mais quand le bien particulier que l'on veut
est un bien réel ; par exemple, le salut d'un État ou tout autre
semblable, il y a alors une vertu vraie, mais imparfaite ; à moins qu'on
ne la rapporte au bien final et parfait, à la béatitude. Par conséquent, il n'y
a pas de vertu absolument vraie sans la charité.
Un homme
qui n'a pas la charité peut agir en vertu de quelque don de Dieu : de la
foi, de l'espérance, ou d'une qualité naturelle. En ce sens-là, il y a des
actes bons sans la charité ; mais ces actes ne sont pas parfaitement bons,
parce qu'ils ne se rapportent pas comme il conviendrait à la fin dernière,
quelle que soit, d'ailleurs, la droiture de celui qui les fait. Il en est de
même des vertus de justice et de chasteté ; elles ne sont de vraies vertus
que par la charité qui les rapporte à leur fin légitime.
Ce qui donne à un acte la fin qui lui convient lui donnant par
là même sa forme, saint Ambroise a eu raison d'appeler la charité la forme des
vertus. C'est elle, en effet, qui confère la forme aux actes de toutes les
autres vertus en les rapportant à la fin dernière. Elle est conséquemment la
forme des vertus elles-mêmes ; car les vertus ne sont telles qu'à cause de
leurs actes formés.
La
charité est la forme des vertus comme cause efficace, en leur imposant leur
fin. — Elle en est le fondement et la racine, en les soutenant et
en les nourrissant. — Elle en est la mère, en enfantant leurs actes pour
la fin dernière.
La charité, dont l'objet est le bien intelligible et divin que
notre esprit seul peut percevoir, a pour siège en nous l'appétit intellectif,
qu'on appelle la volonté, et non pas l'appétit sensitif, qui se rapporte au
bien perçu par les sens.
La
faculté concupiscible, laquelle fait partie de l'appétit sensitif, ne s'étend
pas au-delà des biens sensibles. L'appétit intellectif seul peut atteindre le
bien divin, qui est un bien intelligible. — La charité réside aussi dans la
raison, à cause de l'affinité de la volonté avec l'intelligence ; mais la
raison n’en est pas la règle. « La charité de Jésus-Christ, disait
l'Apôtre, surpasse toute science. » (Eph. iii, 19.)
« La charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par
l'Esprit-Saint, qui nous a été donné. » (Rom. v, 5.)
La communication de la béatitude, sur laquelle est fondée
l'amitié de charité, est dans l'ordre des dons surnaturels, comme on le voit
par ce mot de l'Apôtre : « La vie éternelle est une grâce de
Dieu. » (Rom. vi, 23.) Il s'ensuit que la charité, dépassant toute
puissance naturelle, ne peut être en nous, ni comme produit de la nature, ni
comme acquisition de nos facultés naturelles. Elle nous est infuse par l'Esprit
Saint, qui est l'amour du Père et du Fils, amour dont la participation est pour
nous la charité créée elle-même.
Quoique
l'amour de Dieu fondé sur la communication des biens naturels existe naturellement
chez tous les hommes, il n'en est pas de même de la charité fondée sur la
communication de la béatitude. On a dit que, Dieu étant souverainement aimable,
tant en lui-même que comme objet de la béatitude, nous n'avons pas besoin d'une
habitude infuse pour l'aimer. Mais Dieu peut être souverainement aimable en
lui-même sans être tel pour nous, à raison de notre penchant à aimer les biens
sensibles. Pour l'aimer par-dessus toutes choses comme objet de notre
béatitude, il est nécessaire que la charité nous soit infuse surnaturellement.
La pureté du cœur, la droiture de la conscience, la sincérité de la foi, lui servent
de préliminaires ; mais elles ne la produisent pas.
« L'Esprit souffle où il veut. » (Jean, iii, 8.) —
« …Un seul et même esprit opère toutes ces choses ; il distribue ses
dons comme il lui plaît. » (1 Cor. xii, 11.)
Puisque la charité dépasse les forces de la nature et que la
grâce de l'Esprit-Saint peut seule la produire en nous, sa quantité ne dépend
ni de nos capacités, ni même de nos vertus naturelles ; elle dépend
uniquement de l'Esprit-Saint. « La grâce, a dit saint Paul, est donnée
selon la mesure des dons du Christ. » (Eph., iv, 17.)
Dans
cette parole : « Le maître donna à chacun selon sa propre vertu »
(Matth. xxv, 15), il faut entendre que Dieu répand ses dons sur chacun des
hommes en proportion de leurs dispositions, c'est-à-dire de leurs efforts pour
s'en rendre dignes ; car tel est le sens du mot vertu. Mais ces efforts
proviennent toujours d'une impulsion du Saint-Esprit, qui, selon sa volonté,
agit plus ou moins sur notre esprit. Aussi l'Apôtre disait-il : « Dieu
nous a rendus dignes, en nous éclairant, de participer à l'héritage des saints. »
(Colos. 1, 12.)
Nous sommes appelés voyageurs, parce que nous tendons vers
Dieu, dernier terme de notre béatitude. Plus nous nous en approchons, plus nous
avançons. Or, comme, selon l'expression de saint Augustin, on s'approche de
Dieu par les affections du cœur et non par les mouvements du corps, la charité,
qui unit les âmes à Dieu, doit opérer ce rapprochement. Par conséquent, il est
dans son essence de pouvoir augmenter, tant que nous sommes sur la terre ;
du moment où elle ne le pourrait plus, notre voyage serait à son terme.
La charité s'accroît en devenant plus intense dans un homme
qui, par une plus grande participation avec elle, est plus disposé à en
produire les actes. C'est ce qu'il faut entendre quand on dit qu'elle s'accroît
dans son essence. Son accroissement ne provient nullement de l'addition d'une
charité à une autre ; la plus faible embrasse autant d'objets que la plus
grande.
L'accroissement de la charité ressemble, sous plus d'un
rapport, à l'accroissement du corps. Notre corps ne croît pas par un mouvement
continu, de telle sorte, par exemple, que, s'il a pris tel développement dans
un temps donné, il a nécessairement grandi proportionnellement pendant toute la
durée de ce temps. La nature prépare la croissance sans la réaliser ; elle
produit ensuite l'effet qu'elle avait préparé, en donnant l'accroissement réel.
La charité, de même, n'est pas immédiatement augmentée par chacun de ses actes,
quoique chaque acte prépare son accroissement, en ce sens qu'il nous rend plus
disposés à en produire d'autres semblables. Cette disposition augmentant, nous
produisons des actes plus fervents, par lesquels nous nous efforçons de
progresser dans cette vertu, et c'est alors que notre charité est réellement augmentée.
Tout
acte de charité mérite un accroissement de la grâce sanctifiante ; mais
l'accroissement réel n'en est pas un effet immédiat. Il ne se réalise que quand
un homme s'efforce d'agrandir la charité en lui-même. La répétition des actes
peut se comparer à une multitude de gouttes d'eau qui finissent par creuser une
pierre. Chacun d'eux concourt, comme disposition, à l'augmentation de la grâce,
et le dernier, qui est le plus parfait, agissant en vertu de tous les autres,
la réduit en acte. Toutefois, remarquons-le, on progresse dans les voies de
Dieu, non-seulement quand la charité s'accroît actuellement, mais aussi pendant
qu'elle prépare son accroissement.
« Ce n'est pas, dit l'Apôtre, que j'aie reçu tous les
dons de Dieu, ou que je sois parfait ; mais je poursuis ma course en
m'efforçant d'atteindre à la perfection. » (Phil. iii, 12.) « Qu'aucun
fidèle, reprend la glose, ne dise : « C'est assez ; parler
ainsi, c'est quitter la voie avant d'être au terme. » — La charité n'a
rien dans sa nature qui impose une limite à son accroissement ; elle est
une participation de la charité infinie, qui est l'Esprit-Saint lui-même. La
cause qui la produit est d'une vertu infinie ; cette cause est Dieu même.
Du côté de son sujet, elle n'a pas de limites ; à mesure qu'elle grandit,
l'âme humaine reçoit une plus grande capacité pour aimer. Dès-lors on ne peut,
dans cette vie, assigner aucun terme à son accroissement.
L'accroissement
de la charité a pour but final la vie éternelle, et non la vie présente. — La
capacité de la créature raisonnable devient plus grande à mesure que la charité
augmente, comme le marque cette parole : « Mon cœur s'est dilaté. »
(2 Cor. vi, 11.) — Ne comparons point la charité du ciel, qui n'augmente point,
à la charité d'ici-bas ; celle-ci résulte de la connaissance de la foi,
tandis que celle du ciel est en rapport avec la vision manifeste.
« La charité qui se fortifie, dit saint Augustin, se
perfectionne ; et, quand elle est parfaite, elle s'écrie : Je désire
être dégagée des liens du corps et être avec Jésus-Christ. » — La charité
est parfaite par rapport à l'être aimé, quand on l'aime autant qu’il est
aimable. Dieu étant infiniment aimable, il n'y a, sous ce rapport, que la
charité par laquelle il s'aime lui-même qui soit parfaite ; aucune
créature ne peut l'aimer infiniment. — La charité est parfaite dans le sujet
aimant, quand il aime autant qu'il lui est possible d'aimer. Elle est parfaite
d'abord, lorsque le cœur humain tout entier est toujours et incessamment élevé
vers Dieu ; cette perfection, propre au ciel, n'est pas possible sur la
terre, où, à raison de notre faiblesse et des nécessités de la vie, nous ne
pouvons penser sans cesse à Dieu, ni lui attacher toujours actuellement notre cœur.
— La charité, en second lieu, est parfaite quand un homme, se dévouant tout
entier à Dieu, se consacre aux choses divines et néglige tout le reste, autant
que le permet la vie présente ; cette perfection est possible en ce monde,
quoiqu'elle ne soit pas dans tous ceux qui possèdent la charité. — En troisième
lieu, la charité est parfaite chez celui dont le cœur est habituellement
attaché à Dieu, de telle sorte qu'il ne pense ni ne veut aucune chose contraire
à l'amour divin ; c'est la perfection commune à tous ceux qui ont la
charité.
Les
péchés véniels sont contraires aux actes, mais non à l'habitude même de la
charité. Ils répugnent à la perfection du ciel, et non à celle d'ici-bas ;
car, comme l'enseigne saint Jean : « Si nous disons que nous n'avons
point de péché, nous nous abusons. »(1 Jean, i, 8.) La perfection de la
charité dans ce monde n'est pas une perfection absolue, et, pour cela même,
elle est toujours susceptible d'accroissement[221].
« Quand la charité est née, dit saint Augustin, on
l'alimente ; quand elle est alimentée, on la fortifie ; quand elle
est fortifiée, on la perfectionne. » — L'homme doit commencer par
s'occuper de fuir le péché et de résister aux attraits de la concupiscence ;
voilà pour les commençants. Vient ensuite le travail qui consiste à s'appliquer
d'une manière spéciale aux progrès dans le bien ; c'est le soin de ceux
qui progressent. Enfin l'homme aspire à l'union avec Dieu, dont il veut jouir ;
ceci est l'œuvre des parfaits, qui désirent être délivrés de leurs corps pour
vivre avec Jésus-Christ.
Les
commençants progressent ; mais ce qui les occupe principalement, c'est la
fuite du péché. — Plus tard, ils travaillent avec plus de sécurité à leur
progrès dans les vertus. Ils ne laissent pas toutefois de tenir l'épée d'une
main, pendant qu'ils élèvent, de l'autre, l'édifice de leur perfection, comme
ceux qui construisaient Jérusalem. — Les parfaits progressent aussi ; mais
ce qui les préoccupe par-dessus tout, c'est l'union avec Dieu.
La charité n'est susceptible ni de diminution, ni
d'augmentation dans son objet. Mais, comme elle s'accroît dans son sujet, c'est
sous ce rapport qu'il faut examiner si elle peut y être diminuée.
La diminution, si elle avait lieu, ne pourrait provenir que
d'une action ou d'une cessation d'action. Que la cessation des actes suffise
pour diminuer et même anéantir les vertus acquises, dont la cause est dans les
actes humains eux-mêmes, nous le voulons. Il n'en est point ainsi dans la
charité, qui a sa cause en Dieu seul, et non pas dans nos propres actions ;
elle n'est ni anéantie, ni diminuée, tant que la cessation de nos actes ne
constitue pas un péché. Reste donc que sa diminution proviendrait de Dieu ou du
péché. Or, dès que Dieu nous prive d'une perfection, c'est toujours par
punition, comme quand il nous retire sa grâce à cause de nos offenses. Le péché
seul méritant d'être puni, la diminution de la charité ne saurait avoir pour
cause que le péché mortel ou le péché véniel. Tout le monde sait que le péché
mortel, au lieu de diminuer la charité, la détruit complètement, et comme cause
efficiente par l'opposition qu'il a avec elle, et comme cause méritoire de la
privation de la grâce. Quant au péché véniel, il n'est ni la cause efficiente,
ni la cause méritoire de la diminution de la charité. Il n'en est pas la cause
efficiente ; la charité nous unit à la fin dernière, tandis que le péché
véniel n'introduit qu'un certain désordre dans les moyens. Or l'amour d'une fin
n'en est pas moins grande parce que l'on commet un dérèglement à l'égard des
moyens qui s'y rapportent ; on en a la preuve dans certains malades qui
désirent beaucoup la santé, quoiqu'ils n'observent pas le régime propre à la
recouvrer ; et dans les sciences elles-mêmes, où les erreurs sur les
conséquences ne diminuent en rien la certitude des principes. Direz-vous que le
péché véniel est la cause méritoire .de la diminution de la charité ?
Quand on ne pèche que sur un bien secondaire, on ne mérite pas d'être puni dans
un bien majeur ; Dieu ne se détourne pas plus de l'homme que l'homme ne se
détourne de lui. Si ce principe est vrai, le péché véniel, qui ne porte que sur
les moyens préordonnés à la fin, ne nous fait pas subir une perte dans la
charité, par laquelle nous sommes unis à la fin dernière. La conclusion de tout
cela, c'est que la charité ne peut être diminuée directement d'aucune manière.
Cependant, comme on appelle parfois diminution de la charité l'acheminement à
sa ruine, on peut dire que le péché véniel l'affaiblit indirectement, parce
qu'il en prépare la destruction[222] (1).
Il est écrit : « J'ai un reproche à vous faire ;
vous avez perdu votre première charité. » (Apoc. ii, 4.)
La charité est inamissible dans la céleste patrie, où le
souverain Bien qui convient à l'âme est vu par essence ; mais on peut la
perdre ici-bas, où nous ne voyons pas Dieu de la même manière. Au ciel, elle
absorbe toute la capacité de l'âme raisonnable ; tandis qu'ici-bas, où
elle n'a pas la même puissance, l'âme ne se porte pas toujours actuellement
vers Dieu. Dans les intervalles, il peut se présenter une cause de ruine pour
la charité.
Un seul péché mortel mérite la mort éternelle, suivant ce mot
de l'Apôtre : « La solde du péché, c'est la mort. » (Rom. vi,
23.) La charité, au contraire, mérite la vie éternelle, selon ces autres
paroles du Sauveur : « Si quelqu'un m'aime, il sera aimé de mon Père,
et je l'aimerai et je me manifesterai à lui. » (Jean, xiv, 21.) Personne
n'est en même temps digne de la vie éternelle et de la mort éternelle ; donc
on perd la charité par un seul péché mortel. — La charité, en effet, consiste à
aimer Dieu souverainement et à lui soumettre entièrement notre volonté par
l'observation de ses commandements, que nous devons prendre pour règle de
conduite. Ce qui est contraire à un seul commandement de Dieu, l'est aussi à la
charité et suffit à sa perte. Si la charité était une vertu acquise, qui
dépendît de son sujet, elle ne serait pas détruite par un seul acte contraire ;
mais, comme habitude infuse, elle dépend de Dieu, qui la répand dans nos âmes
par une action assez semblable à celle du soleil dans la nature. De même que le
soleil n'éclairerait pas le monde, si l'on interceptait ses rayons ; la
charité fait pareillement défaut dans les âmes qui lui opposent l'obstacle du
péché mortel, lorsque, par la transgression d'un précepte divin, elles
renoncent, de propos délibéré, à l'amitié de Dieu.
« Nous avons reçu de Dieu ce commandement, nous dit saint
Jean, que celui qui aime Dieu doit aussi aimer son frère. » (1 Jean, iv,
21.) — Les habitudes ne se diversifiant que dans le cas où les actes changent
d'espèce, la charité reste une même vertu dans l'amour de Dieu et du prochain.
En effet, Dieu est toujours la raison formelle de notre amour pour le prochain,
puisque nous n'aimons dans nos semblables que ce qui est de lui. La charité
embrasse ainsi Dieu et le prochain tout à la fois.
On peut
aimer le prochain à cause de ses qualités personnelles, et, dans ce sens,
l'amour de l'homme est distinct de l'amour de Dieu. Mais, quand on aime le
prochain pour ce qu'il reflète de Dieu, l'amour qu'on lui porte n'est pas autre
que l'amour de Dieu même.
La charité est un amour : or l'amour tire de la faculté
qui le produit le pouvoir de se replier sur lui-même ; par cela seul que
l'on aime, on aime l'acte de son amour. Mais la charité n'est pas seulement un
amour, elle est une amitié. Or on aime un être par amitié de deux manières :
d'abord, comme un ami dont on veut le bien ; ensuite, comme le bien qu'on
veut à un ami. C'est dans ce dernier sens que l'on aime la charité en vertu de
la charité. Elle est un bien que nous voulons à tous ceux qu'elle nous fait aimer.
En aimant Dieu et le prochain par la charité, nous voulons que
Dieu soit aimé de nous et du prochain ; ce n'est rien autre chose qu'aimer
la charité elle-même.
La charité ne s'étend qu'à Dieu et au prochain. La créature
irraisonnable ne peut pas être comprise sous le prochain. Ajoutez que la
charité est une amitié fondée sur la communication de la béatitude éternelle,
dont les êtres dépourvus de raison ne sont pas susceptibles. Malgré cela, nous
aimons les créatures irraisonnables par la charité, comme on aime un bien pour
son ami ; car nous devons vouloir leur conservation pour la gloire de Dieu
et l'utilité des hommes. Dans ce sens, Dieu lui-même a pour elles un amour de
charité.
La loi divine porte : « Vous aimerez votre ami comme
vous-même. » (Lév. xix, 18.) Nous aimons un ami d'un amour de charité ;
nous nous devons le même amour. Nous l'avons dit, la charité est une amitié de
l'homme avec Dieu. Elle aime, par conséquent, tout ce qui est de Dieu, sans
excepter l'homme lui-même où elle se trouve. On doit donc s'aimer soi-même par
la charité comme appartenant à Dieu.
Que l'on
ne dise pas que l'amour de soi est blâmable. Il l'est quand un homme s'aime
selon la nature sensitive dont il subit l'empire ; il ne l'est pas quand
on se veut les biens qui perfectionnent la nature raisonnable, et c'est en quoi
consiste l'autour de soi-même par la charité.
Le corps humain peut être considéré dans sa nature et dans sa
corruption, qui est l'effet du péché et des peines du péché. — Notre corps a
été créé, non par le mauvais principe, comme le prétendaient les Manichéens,
mais par Dieu même. Nous pouvons conséquemment l'employer au service de Dieu,
selon cette parole de l'Apôtre : « Consacrez à Dieu les membres de
votre corps, afin qu'ils deviennent des armes de justice. » (Rom. vi, 13.)
Nous devons, sous ce rapport, aimer notre corps de cet amour de charité par
lequel nous aimons Dieu lui-même. Mais nous ne devons pas aimer en lui la
corruption, qui est l'effet du péché et des peines du péché. La charité doit,
au contraire, nous porter à désirer l'éloignement de ces maux.
Notre
corps nous fait participer à la béatitude par les œuvres que nous opérons :
il doit lui-même y participer d'une certaine manière ; nous devons l'aimer
d'un amour de charité.
Dans ce précepte : « Vous aimerez votre prochain, »
il faut comprendre tous les hommes, et, partant, les pécheurs qui, malgré leurs
péchés, n'ont pas cessé d'être hommes.
On peut envisager dans les pécheurs la nature humaine et le
péché. La nature humaine, qu'ils tiennent de Dieu, les rend capables de la
béatitude, dont la communication donne lieu à la charité. On doit, sous ce
rapport, les aimer d'un amour de charité. Mais, relativement aux fautes par
lesquelles ils sont en opposition avec Dieu et avec la béatitude, on doit les
haïr tous, même son père, sa mère et ses proches, ainsi que le déclare le
Sauveur dans saint Luc. (xiv, 26.) En un mot, nous devons haïr dans les
pécheurs ce qui les fait pécheurs, et aimer ce qui les rend capables de la
béatitude, la nature humaine : c'est là les aimer véritablement par la
charité à cause de Dieu.
Quand
David écrivait : « Je hais les méchants » (Ps. cxviii, 113) ;
et, ailleurs : « Je les haïssais d'une haine parfaite » (Ps.
cxxxviii, 22), il voulait dire qu'il les haïssait en tant que méchants, parce
qu'il détestait leur iniquité, qui faisait leur mal : au fond, c'était les
aimer par charité ; car haïr le mal d'une personne, c'est aimer son bien.
— Quant aux imprécations qu'il faisait contre les pécheurs, on peut les
entendre de trois manières : d'abord, comme une prédiction, et non comme
un souhait, de telle sorte que ces paroles : « Qu'ils soient
précipités dans l'enfer, » (Ps. ix, 18), signifient qu'ils y seront précipités ;
ensuite, comme un vœu se rapportant à la manifestation de la justice divine,
conformément à cette parole : « Le juste se réjouira en voyant la
vengeance du Seigneur » (Ps. lvii, 10) ; enfin, comme un désir de la
cessation du péché.
« Celui qui aime l'iniquité, dit le Psalmiste, hait son
âme. » (Ps. x, 6.)
Les méchants, qui font consister leur être dans la nature
sensitive et corporelle, que saint Paul appelle l'homme extérieur, aiment ainsi
ce qu'ils prennent pour eux-mêmes ; mais, comme ils ne veulent pas
considérer que l'homme intérieur, l'âme raisonnable, est ce qu'il y a de
principal en nous, et que le reste n'est que secondaire, ils ne s'aiment pas en
réalité. Ils s'aiment selon la nature sensitive et la corruption de l'homme
extérieur ; au lieu que les bons s'aiment véritablement en voulant
l'intégrité et la perfection de l'homme intérieur, avec lequel ils se plaisent
comme avec un ami, et auquel ils veulent procurer les biens spirituels.
« Aimez vos ennemis, » dit Jésus-Christ. (Matth. v;
44.)
L'amour des ennemis peut être compris de trois manières. — On
peut d'abord entendre que les ennemis soient aimés comme tels : cela
serait mauvais et contraire à la charité ; on aimerait le mal d'autrui. — On
peut entendre ensuite que les ennemis soient aimés quant à la nature humaine :
cet amour est exigé par la charité ; l'homme qui aime Dieu et le prochain
ne doit pas excepter ses ennemis de l'amour universel qu'il porte à ses
semblables. — On peut envisager enfin l'amour des ennemis comme un mouvement
particulier d'affection qui nous porterait vers l'un d'eux en particulier :
cet acte n'est pas essentiel à la charité ; il n'est ni nécessaire ni même
possible que nous ressentions une affection particulière pour chacun des
hommes. Ce que la charité exige de nous, c'est que, pour les dispositions du cœur,
nous soyons prêts à aimer un ennemi en particulier, dans un cas de nécessité.
Témoigner, par des actes d'amour, hors le cas de nécessité, que l'on aime son
ennemi à cause de Dieu, c'est la perfection de la charité. Et, en effet, plus
nous aimons Dieu, plus notre amour se montre envers le prochain sans être
arrêté par aucune inimitié. Êtes-vous très-attaché à un ami, votre grande
amitié vous portera à témoigner de l'affection à ses enfants, alors même qu'ils
seront vos ennemis.
Il n'est
aucun être qui ne haïsse ce qui lui est contraire, en tant que contraire. Nos
ennemis nous étant contraires en tant qu'ennemis, nous devons les haïr comme
tels ; leur inimitié est un mal qui doit nous déplaire. Mais ils ne nous
sont contraires ni comme hommes ni comme capables de la béatitude ; sous
ce rapport, nous devons les aimer.
Au sujet de ces paroles de l'Évangile : « Faites du
bien à ceux qui vous haïssent » (Matth. v, 44.), la glose ajoute : « Faire
du bien à ses ennemis, c'est le comble de la perfection. » Ce qui
appartient à la perfection de la charité n'est pas une obligation. — Il y a
certaines marques de bienveillance qui se donnent au prochain en général, comme
lorsque nous prions pour tous les fidèles et pour une population entière, ou
que nous accordons une faveur à toute une communauté ; dans de tels cas,
c'est un devoir pour nous de faire participer nos ennemis à ces bienfaits et à
ces témoignages d'amour. Les exclure, ce serait la vengeance défendue par ces
paroles de l'Écriture : « Vous ne chercherez pas à vous venger, et
vous ne vous rappellerez pas l'injure de vos concitoyens. » (Lév. xix, 18.)
Il y a d'autres bienfaits et d'autres marques d'affection qui ne s'accordent
particulièrement qu'à certaines personnes. Ces faveurs, ces témoignages d'amour
sont d'obligation à l'égard des ennemis quant aux dispositions intérieures de
l'âme ; car nous devons être prêts à les secourir en cas de nécessité,
conformément à ces paroles de l'Écriture : « Si votre ennemi a faim,
donnez-lui à manger ; s'il a soif, donnez-lui à boire » (Prov. xxv,
21) ; pour ce qui est de les produire en faveur d'un ennemi qui n'est pas
dans la nécessité, cette conduite, nous l'avons déjà dit, appartient à la
perfection de la charité, laquelle nous porte non-seulement à nous garder
d'être vaincus par le mal, ce qui est de précepte rigoureux, mais à vaincre le
mal par le bien. L'homme parfait s'applique à changer les dispositions de son
ennemi en lui faisant du bien, loin de se laisser aller à la haine.
Ainsi
s'expliquent tous les textes qui regardent l'amour des ennemis, tels que
ceux-ci : « N'aimons pas en paroles et de bouche seulement ;
aimons par les œuvres et en réalité. » (1 Jean, iii, 18.) — « Faites
du bien à vos ennemis. » (Matth. v, 44.)
Le précepte qui nous ordonne d'aimer notre prochain comprend
aussi les anges dont nous recevons plusieurs bons offices. En effet, l'amitié
de la charité est fondée sur la communication de la béatitude éternelle, à
laquelle ils participent avec nous. « A la résurrection, dit l'Évangile,
nous serons comme les anges dans le ciel. » (Matth, xxii, 30.) Alors nous
communiquerons avec eux d'une manière parfaite. En attendant, nous devons les
aimer de l'amour de charité.
Nous avons dit que nous devons aimer dans les pécheurs la
nature humaine et haïr le péché. Le mot démon signifiant une nature déformée
par le péché, nous ne devons pas aimer les démons par la charité. Mais si, sans
s'arrêter aux mots, on rapporte la question aux Esprits mêmes que l'on appelle
de ce nom, nous dirons qu'on peut les aimer par la charité comme les créatures
irraisonnables, en tant que nous voulons qu'ils restent dans leur nature pour
la gloire de Dieu.
« Il y a quatre choses que nous devons aimer en vertu de
la charité, répond saint Augustin : une qui est au-dessus de nous, »
Dieu ; « une qui nous est identique, » nous-mêmes ; « une
qui est près de nous, » le prochain ; « et une qui est
au-dessous de nous, » notre propre corps.
L'amitié de la charité est fondée sur la communication de la
béatitude : tel est le principe d'où il faut toujours partir. Nous devons
aimer Dieu comme la source de la béatitude ; nous-mêmes,
comme participant directement à la béatitude et comme étant du nombre des êtres
que Dieu aime ; notre corps, parce qu'il doit participer à la
béatitude par une sorte de rejaillissement ; et enfin le prochain,
associé à la participation de notre béatitude.
Partout où il y a un principe, il y a un ordre. La charité, se
portant vers Dieu comme vers le principe de la béatitude, renferme
nécessairement un certain ordre, à raison des rapports divers des choses avec
Dieu.
Celui-là doit être aimé davantage pour lequel on doit parfois
haïr tout le reste. Or on doit, à cause de Dieu, haïr le prochain qui cherche à
nous éloigner du salut. « Si quelqu'un vient à moi, a dit le Sauveur, et
qu'il ne haïsse pas son père et sa mère, son épouse et ses enfants, ses frères
et ses sœurs, il ne peut pas être mon disciple. » (Luc, xiv, 26.) On doit
donc aimer Dieu par la charité plus que le prochain.
La charité étant fondée sur la communication de la béatitude,
qui est en Dieu, comme dans son premier principe, d'où elle se répand sur tous
les êtres capables de la posséder, Dieu doit être aimé principalement et
par-dessus tout ; nous l'aimons comme la cause de la béatitude, au lieu
que le prochain n'est aimé que parce qu'il participe avec nous à cette
béatitude.
Dieu,
possédant essentiellement ce qui n'est dans les autres êtres que par
participation, est incomparablement meilleur et plus aimable que le prochain.
La partie aime naturellement le bien général du tout plus que
son bien propre. On le voit par tous les êtres de la nature, qui, chacun à leur
manière, concourent avant tout au bien général. On retrouve cette loi dans les
vertus civiles et politiques, qui portent quelquefois les citoyens d'un État à
faire le sacrifice de leur fortune et même de leur vie au bien commun. S'il en
est ainsi de l'amour naturel, à plus forte raison en est-il de même de l'amitié
de la charité fondée sur la communication des dons de la grâce. Dieu est le
bien commun de tous les êtres, et la béatitude est en lui comme dans une source
universelle, d'où elle se répand sur tous ceux qui peuvent y participer. Par
conséquent, nous devons aimer Dieu par la charité plus que nous-mêmes.
Par ces paroles : « Vous aimerez votre prochain comme
vous-mêmes » (Matth. xxii, .39), il est clair que l'amour de soi est en
quelque sorte le modèle de l'amour du prochain. Ne s'ensuit-il pas qu'en vertu de
la charité on doit s'aimer soi-même plus que le prochain ? Le modèle doit
évidemment l'emporter sur la copie.
S'aimer véritablement soi-même, c'est s'aimer dans sa nature
spirituelle, et, à ce point de vue, l'homme doit s'aimer lui-même, après Dieu,
plus que tout autre. Le motif de la charité donne la raison de cette préférence
que l'homme se doit à lui-même. Nous aimons Dieu comme principe de la béatitude ;
nous-mêmes, comme participant à ce bien suprême ; et le prochain, comme
nous étant associé dans cette participation. L'unité l'emportant sur l'union,
la charité pour nous-mêmes passe avant l'amour des autres. Aussi ne doit-on
jamais commettre un péché pour sauver la vie à son prochain, ni pour le
préserver du péché.
Supporter
pour son ami une perte temporelle, c'est encore s'aimer soi-même plus que son
ami sous le rapport spirituel, puisqu'un tel sacrifice tient à la perfection de
la vertu, qui est le bien de l'âme.
« La
charité, direz-vous avec saint Paul, ne cherche pas son propre avantage. »
(1 Cor. xiii, 5.) — L'Apôtre a voulu nous enseigner que la charité préfère le
bien général au bien particulier. Nous avons dit nous-mêmes que, pour tous les
êtres, le bien commun est naturellement plus aimable que le bien propre :
la partie aime naturellement le bien du tout plus que le bien partiel qui lui
est propre.
L'association du prochain avec nous dans la participation
pleine et entière de la béatitude, association d'où se prend le motif que nous
avons d'aimer nos semblables, offre une raison plus puissante d'amour que la
participation indirecte de notre corps à cette même béatitude, participation
sur laquelle est fondé l'amour de notre propre corps. Il faut en conclure que
nous devons aimer le prochain, relativement au salut de son âme, plus que notre
propre corps.
Comme
tout homme est chargé du soin de son propre corps et qu'il n'est chargé du
salut spirituel du prochain que dans certaines circonstances, la charité ne
nous fait un devoir d'exposer notre corps pour le salut du prochain que dans le
cas où il y a obligation pour nous d'y pourvoir. Sacrifier volontiers sa vie
hors ces cas, c'est la perfection de la charité.
L'amour, ayant pour double principe Dieu et le sujet aimant,
doit être plus grand à proportion que la personne qui en est l'objet est plus
rapprochée de Dieu ou de nous.
Nous
aimons également tous les hommes par la charité, sous le rapport du bien que
nous leur désirons ; nous souhaitons à tous la béatitude éternelle. Mais,
pour l'intensité de l'amour, il n'est pas nécessaire d'aimer tous les individus
également.
« Si quelqu'un, dit l'Apôtre, n'a pas soin des siens, et
principalement de ses serviteurs, il a apostasié la foi, et il est pire qu'un
infidèle. » (1 Tim. v, 8.) Ce texte prouve que nous devons avoir plus de
charité pour nos proches que pour les autres personnes. — Du côté de Dieu, d'où
se prend la raison d'aimer le prochain, la charité désire essentiellement que
la béatitude soit accordée dans un degré supérieur aux personnes plus
vertueuses ; elle veut que la justice de Dieu soit observée. Mais, du côté
de l'homme lui-même, d'où se prend l'intensité de l'amour, nous aimons
davantage nos proches, et chacun peut leur désirer un degré de béatitude plus
élevé qu'aux étrangers. Cela est d'autant plus légitime que, parmi eux,
plusieurs nous sont unis par les liens indissolubles du sang, au lieu que les
personnes plus vertueuses qu'eux peuvent s'éloigner de Dieu ou s'en rapprocher,
leur vertu pouvant augmenter ou diminuer. Nous aimons aussi nos proches sous un
plus grand nombre de rapports. Nous n'avons à l'égard des étrangers que
l'amitié de la charité ; nous avons, en outre, vis-à-vis d'eux, la
parenté, les alliances, la communauté de patrie, et tous les autres liens
honnêtes.
Nous devons aimer spécialement ceux qui nous sont plus
étroitement unis par les liens du sang. Le Décalogue nous l'ordonne. (Exod. xx,
12.) — Cependant, l'intensité de l'amour se prenant de l'union de l'objet aimé
avec le sujet aimant, l'amour lui-même doit être mesuré d'après la diversité
des unions. C'est pourquoi nous devons, dans les choses qui regardent la
nature, aimer davantage nos parents ; dans celles qui regardent le bien de
l'État, nos concitoyens ; dans la guerre, nos compagnons d'armes. Mais
comme, de toutes ces unions, la première et la plus impérissable est celle de
la nature et du sang, qui tient à la substance de notre être, l'amour des
parents est le premier et le plus stable de tous les amours.
Il est
permis d'aimer plus que ses parents un ami avec lequel on s'entend mieux ;
mais l'amitié à l'égard des parents l'emporte toujours sur toutes les autres en
ce qui concerne la nature. Nous sommes tenus de pourvoir à leurs nécessités
plutôt qu'à celles des autres personnes. — Si le soldat obéit à son chef plutôt
qu'à son père, il ne s'ensuit pas qu'il a moins d'amour pour son père que pour
son chef ; il ne préfère celui-ci que relativement à la guerre.
« On doit aimer Dieu d'abord, disait saint
Ambroise ; ensuite ses parents, puis ses enfants, et enfin ses serviteurs. »
Le degré de l'amour s'apprécie d'après l'objet aimé et d'après
le sujet aimant. — Le père, qui, comme principe, ressemble davantage à Dieu,
doit, sous ce rapport, être aimé plus que le fils ; il a le droit d'être
honoré par ses enfants. — Le fils, plus étroitement uni au père que le père ne
l'est au fils, doit être aimé d'un amour plus intense. Les parents aiment dans
leurs enfants une partie d'eux-mêmes, et leur amour est d'autant plus fort que
celui des enfants, qu'il est plus ancien.
Les
enfants doivent surtout honorer leurs parents, et les parents pourvoir aux
besoins de leurs enfants. Les enfants sont obligés, à leur tour, de secourir
leurs parents dans la nécessité.
« Après Dieu, qui est notre père, dit saint Jérôme, le
fils doit aimer son père, puis sa mère. »
Dans ces sortes de questions, on considère les choses en
elles-mêmes, faisant abstraction des circonstances qui peuvent les modifier ;
car, saint Ambroise l'enseigne, « on doit préférer de bons serviteurs à de
mauvais fils. » — Absolument parlant, on doit aimer son père plus que sa
mère. Le père est le principe de l'origine d'une manière plus éminente que la
mère. Celle-ci aimant davantage ses enfants, il semble, il est vrai, que les
enfants doivent aussi l'aimer davantage ; mais ceci se rapporte à un autre
genre d'amour d'après lequel nous aimons ceux qui nous aiment, au lieu qu'il ne
s'agit, en ce moment, que de l'amour des parents sous le rapport de la
génération.
Les parents, aimés comme principes, appartiennent à un ordre
supérieur, et, sous ce rapport, l'homme doit les aimer plus que son épouse ;
mais, l'amour se prenant aussi de l'union de l'objet aimé avec le sujet aimant,
l'épouse, à cet autre point de vue, doit avoir la préférence, comme unie à
l'homme dans une même chair, selon cette parole : « Ils ne sont plus
deux, ils sont une même chair. » (Matth. xix, 6.) Suivant ces principes,
l'homme doit à son épouse un amour plus intense, et à ses parents un amour plus
respectueux.
Ces
paroles : « L'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à
son épouse, » ne sont pas dites absolument ; elles doivent s'entendre
de l'union conjugale et de la cohabitation. Il y a des circonstances où l’on
doit aider ses parents plus que son épouse.
« Les bienfaiteurs, dit le Philosophe, paraissent aimer
leurs protégés plus qu'ils n'en sont aimés. » — Nous aimons une personne
plus qu'une autre, ou parce qu'elle est meilleure, ou parce qu'elle nous est
plus unie. Or le bienfaiteur, comme principe d'un bienfait pour son protégé, se
rattache à un ordre supérieur ; il doit être aimé davantage sous ce
rapport. Mais, au point de vue de l'union, c'est le protégé que, naturellement,
on aime le plus. Le Philosophe en donne plusieurs raisons. Le protégé est
l'œuvre du bienfaiteur. Aussi dit-ou parfois : c'est la créature d'un tel ;
chacun aime naturellement son ouvrage. — Le bienfaiteur voit dans son protégé
un bien qui l'honore lui-même ; nous aimons mieux penser au bien qui nous
honore qu'aux services qui nous ont été rendus. — Aimer et faire du bien est
aussi quelque chose de plus noble que d'être aimé et de recevoir. — Nous avons,
en outre, plus d'amour et d'estime pour ce qui nous a coûté beaucoup de peines
et de travaux.
L'amour
du bienfaiteur envers son protégé est plus spontané, plus noble et plus fort. —
Dieu nous aime plus que nous ne saurions l'aimer. — Les parents aiment leurs
enfants plus qu'ils n'en sont aimés.
Quoi
qu'il en soit, Dieu et nos parents, à qui nous sommes redevables du plus grand
des biens, doivent être plus aimés de nous que nos protégés, auxquels nous
faisons un bien moindre.
La gloire du ciel perfectionne la nature ; elle ne la
détruit pas. L'ordre de la charité, tel que nous l'avons exposé, y subsistera. —
Dieu sera aimé par-dessus toutes choses. — Les bienheureux le seront en
proportion de leur excellence ; nous voudrons que ce qui leur est dû, en
vertu de la justice de Dieu, leur soit rendu. — Les motifs de l'amour honnête
continuant d'agir sur notre âme, nous aurons plus d'amour pour ceux qui nous
auront été unis sur la terre par des liens plus étroits et plus nombreux. — Mais
la raison tirée de la proximité de Dieu l'emportera de beaucoup sur tous ces
points secondaires.
La charité consiste à aimer : être aimé n'est pas son
acte. On loue un ami parce qu'il aime, plutôt que parce qu'il est aimé. Une
personne est-elle aimée sans aimer, on la blâme. Voyez si les mères, dont
l'amour est le plus tendre, ne cherchent pas plus à aimer qu'à être aimées. En
un mot, il est plus essentiel à la charité d'aimer que d'être aimé.
L'amour de la charité comprend la bienveillance ; mais il
y ajoute une union affectueuse avec l'objet aimé.
Examinez les causes d'après lesquelles on peut aimer une chose
pour une autre, vous verrez que Dieu doit être aimé pour lui-même. — Dieu se
rapporte-t-il à une cause finale ? Non ; il est, au contraire, la fin
dernière de tous les êtres. Donc il ne doit pas être aimé pour une autre fin
que lui-même. — A-t-il une cause formelle qui lui donne sa perfection ?
Non ; il ne doit son excellence qu'à lui-même : tous les autres êtres
tiennent leur bonté de la sienne. Donc il doit être aimé à cause de sa bonté
même, qui le rend infiniment aimable. — A-t-il une cause efficiente qui lui ait
donné l'existence ? Non ; il est lui-même sa raison d'être. Donc
encore on doit l'aimer pour lui-même. — Quant à la cause dispositive, qui se
résout dans la cause matérielle, Dieu peut-être aimé pour une autre chose que
pour lui-même, dans le sens que certaines choses nous portent à l'aimer
davantage ; par exemple, les bienfaits que nous avons en reçus, ceux que
nous en attendons, et même les châtiments que nous voulons éviter en nous
attachant à lui. Ces choses n'empêchent pas de l'aimer pour lui-même : quand
nous avons commencé à aimer un ami, nous l'aimons pour sa vertu, et non plus
pour ses bienfaits.
L'espérance
et la crainte conduisent à la charité par manière de disposition.
La connaissance de Dieu est appelée énigmatique ici-bas, parce
qu'elle est médiate : aussi sera-t-elle remplacée par la vision intuitive.
Mais la charité, qui ne sera pas détruite, atteint Dieu directement. Bien
différente de la connaissance de Dieu, elle se porte immédiatement à Dieu même,
et elle aime les créatures par son intermédiaire.
La
connaissance part des créatures pour arriver à Dieu ; la charité part de
Dieu pour arriver aux créatures.
Cette question présente trois sens. Le mot totalement se
rapporte-t-il à Dieu même ? Dans ce cas, Dieu doit être aimé totalement ;
nous devons aimer tout ce qu'il est. — Se rapporte-t-il au sujet aimant ?
Dans ce sens encore, nous devons aimer Dieu totalement, c'est-à-dire de tout
notre cœur, et lui rapporter tout ce que nous possédons. — Signifie-t-il que la
mesure de l'amour doit égaler la bonté de l'objet aimé ? Dieu est
infiniment aimable ; nulle créature ne peut aimer infiniment.
Saint Bernard disait : « Le motif d'aimer Dieu,
c'est Dieu lui-même ; la mesure de notre amour, c'est de l'aimer sans
mesure. » — Jamais on ne se conforme trop à la règle qui conduit à la fin
que l'on se propose, et jamais on n'atteint trop bien la fin qu'on doit avoir
en vue. Or la règle de toutes nos actions et de toutes nos affections, c'est
l'amour de Dieu, qui nous conduit à notre fin dernière. Plus on aime Dieu, plus
l'amour est parfait.
Un moine
écrivait à saint Augustin : « Dites-moi, je vous prie, quelle est la
mesure de l'amour ; je crains d'être enflammé pour mon Dieu plus ou moins
qu'il ne faut. » Le saint Docteur répondit : « La mesure de
l'amour de Dieu, c'est d'aimer Dieu de tout votre cœur. »
On peut envisager l'amour de deux manières : par rapport
au prochain que l'on aime, et du côté de la raison qui le fait aimer. L'amour des
amis l'emporte, dans le premier sens, sur l'amour des ennemis, les amis étant
un objet qui convient mieux à l'amour ; il est plus odieux de détester un
ami que de haïr un ennemi. Du côté de la raison qui fait aimer le prochain,
l'amour d'un ennemi est plus méritoire, pour deux raisons : Dieu est
l'unique motif d'aimer un ennemi, tandis que l'amour d'un ami peut venir d'une
autre cause ; et, en supposant que ce soit pour Dieu que l'on aime l'un et
l'autre, l'amour de Dieu apparaît mieux lorsqu'il nous porte à aimer nos
ennemis.
On ne
mérite point de récompense quand on aime ses amis uniquement parce qu'ils sont
tels. De là cette parole du Sauveur : « Si vous aimez vos amis parce
qu'ils vous aiment, quelle récompense aurez-vous ? » (Matth. v, 46.)
Mais l'amour des amis est méritoire quand on les aime pour Dieu.
En considérant séparément l'amour de Dieu et l'amour du
prochain, l'amour de Dieu est, sans contredit, plus méritoire que celui du
prochain ; car il obtient par lui-même la souveraine récompense, promise
par ces paroles à celui qui aime Dieu : « Si quelqu'un m'aime, il
sera aimé de mon Père, et je me manifesterai à lui. » (Jean, xiv, 21.)
Mais si vous envisagez l'amour de Dieu avec exclusion de l'amour du prochain,
et que vous supposiez, d'un autre côté, que le prochain soit aimé pour Dieu,
l'amour du prochain l'emportera sur l'amour de Dieu, qui est, dans cette
hypothèse, imparfait et insuffisant, d'après cette parole de saint Jean : « Nous
avons reçu ce commandement, que celui qui aime Dieu doit aussi aimer son frère. »
(1 Jean, iv, 21.)
On dira
peut-être que l'Apôtre a préféré l'amour du prochain à l'amour de Dieu, lorsqu'il
a dit : « Je désirais être anathématisé par le Christ pour mes frères. »
(Rom. ix, 3.) — On apporte deux réponses à cette difficulté : la première,
que l'Apôtre parle du temps où il était encore infidèle, et qu'il n'est pas à
imiter en cela ; la seconde, que cette parole prouve seulement qu'il
aimait Dieu plus que lui-même, et non pas qu'il aimât le prochain plus que
Dieu. En effet, afin que Dieu fût glorifié dans le prochain (voilà l'amour de
Dieu), il consentait à être privé momentanément de la béatitude.
Nous avons vu, dans le Traité des passions, que l'amour
produit la joie et la tristesse : la joie, dès que le bien qu'on aime est
présent ; la tristesse, quand ce bien est absent. Or la charité fait
habiter Dieu en nous, selon cette parole : « Celui qui demeure dans
la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. » (1 Jean, iv, 16.) Pour cette
raison elle produit une joie spirituelle.
La charité produit en nous deux sortes de joie : l'une, principale,
par laquelle nous nous réjouissons du bien divin considéré en lui-même.
Celle-là n'est mêlée d'aucune tristesse, pas plus que le bien qui la cause ne peut
être mélangé d'un mal quelconque. Aussi l'Apôtre disait-il : « Réjouissez-vous
toujours dans le Seigneur. » (Phil. iv, 4.) L'autre, secondaire, est celle
par laquelle nous nous réjouissons du bien divin, en tant que nous y
participons. Celle-ci peut être unie à la tristesse, et c'est ce qui a lieu
lorsque l'on s'afflige des obstacles qui empêchent, pour soi ou pour le
prochain, la participation à la béatitude.
Nos
péchés passés, ceux du prochain, les misères de cette vie ; voilà les
obstacles qui empêchent notre participation immédiate et parfaite au bien
divin.
Un jour le Seigneur, parlant à ses disciples, disait :
« Afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit pleine. »
(Jean, xv, 11.)
Tant que nous sommes dans ce monde, nous ne cessons pas de
désirer quelque chose, parce qu'il nous reste toujours à nous approcher
davantage de Dieu par la grâce. Notre joie n'est jamais pleine et entière
ici-bas. Mais, parvenus à la béatitude parfaite, nous jouirons pleinement de
Dieu, et, dans cette jouissance, nous trouverons tous les autres biens, suivant
cette parole du Psalmiste : « Dieu remplira votre désir en vous
comblant de ses biens. » (Ps. cii, 5.) Alors, mais seulement alors, notre
joie sera parfaitement pleine ; elle sera même surabondante. Comme le dit
l’Apôtre : « Le cœur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a
préparé pour ceux qui l'aiment » (1 Cor. ii, 9) ; ce que le divin
Maître exprime en ces termes : « On versera dans votre sein une mesure
qui débordera. » (Luc, vi, 38.) Toutefois, aucune créature n'étant
susceptible d'une joie adéquate à celle de Dieu, cette joie pleine et entière
n'est pas contenue dans l'homme ; l'homme pénètre plutôt en elle, suivant
cette parole de l'Évangile : « Entrez dans la joie de votre Seigneur. »
(Matth. xxv, 21.)
La joie ne prend rang ni parmi les vertus théologales, ni
parmi les vertus morales, ni parmi les vertus intellectuelles. Il s'ensuit
qu'elle n'est pas une vertu. Elle est simplement un acte ou effet de la charité ;
ce que saint Paul appelle un fruit. (Gal. v, 22.)
Il peut y avoir concorde pour un mauvais dessein entre les
méchants, et cependant il est écrit : « Il n'y a point de paix pour
les impies. » La paix, par conséquent, est autre que la concorde. Elle
implique la concorde ; mais elle suppose, en outre, l'accord de chaque
homme avec lui-même, en ce qui est de ses appétits.
De ce
qu'un individu est en parfait accord avec quelqu'un, il ne s'ensuit pas qu'il
soit bien d'accord avec lui-même ; la paix exige que tous nos mouvements
appétitifs s'accordent entre eux.
« Tous les êtres, dit saint Augustin, tendent vers la
paix. ». En effet, ceux qui désirent un objet souhaitent l'absence des
obstacles, et veulent par là même la paix.
Ceux-là
mêmes qui cherchent les guerres et les divisions veulent en cela la paix qu'ils
ne croient pas avoir, ou une paix plus parfaite que celle qu'ils ont. Remarquons
que la véritable paix ne saurait exister que dans les bons, et relativement au
bien. Celle qui a pour cause le mal est une paix fausse, malgré les apparences,
comme le marque cette parole : « Ensevelis dans une ignorance aussi
funeste que la plus terrible guerre, ils appellent paix des maux si nombreux et
si grands. » (Sag. xiv, 22.) La paix parfaite est au ciel, où l'on possède
le bien véritable d'une manière parfaite.
La charité produit deux sortes d'union : l'union des
désirs, en tant qu'elle nous fait aimer Dieu de tout notre cœur ; l'union
des volontés, en nous faisant aimer le prochain comme nous-mêmes. Il est aisé
d'en induire que la paix est son effet propre.
La paix n'est pas une vertu ; elle est, comme la joie, un
produit ou, si l'on veut, un acte de la charité. Aussi est-elle l'objet de ce
précepte : « Ayez la paix entre vous. » (Marc, xix, 49.) — Comme
acte méritoire, elle prend rang parmi les béatitudes, qui sont les actes d'une
vertu parfaite ; elle se place aussi parmi les fruits, comme un bien
final.
Saint Augustin définit la miséricorde : « Une
sympathie du cœur qui nous porte à soulager la souffrance d'autrui de tout
notre pouvoir. »
Le mot miséricorde, par son étymologie même (cor miserum),
signifie un cœur affligé de la misère d’autrui. — Nous sommes touchés des maux
qui, contrariant l'inclination naturelle des êtres, menacent leur existence ou
les contristent. Ces maux sont-ils contraires à la volonté d'élection ; arrivent-ils,
par exemple, à quelqu'un qui attendait un bien, nous en sommes frappés
davantage. Ils nous affectent au plus haut degré, dès qu'ils sont absolument
immérités, comme dans celui qui a toujours fait le bien et qui n'a pour partage
que des peines. « Le malheur d'un homme qui souffre sans l'avoir mérité,
disait le Philosophe, est ce qui excite par-dessus tout notre commisération. »
Dans tous ces cas, la miséricorde a pour cause le mal d'autrui.
La misère de nos semblables ne nous afflige qu'autant que nous
la regardons comme la nôtre. Ce sentiment résulte, en premier lieu, de l'union
que produit l'amour. Celui qui aime voit dans son ami un autre lui-même, et il
gémit de son mal comme du sien. De là cette parole de l'Apôtre : « Pleurez
avec ceux qui pleurent. » (Rom., xii, 15.) La même émotion résulte, en
second lieu, d'une union réelle, comme quand le mal des autres est près de nous
envahir. « Les hommes, disait le Philosophe, sont compatissants envers les
malheureux qui leur sont unis ; car ils pensent qu'ils peuvent éprouver le
même sort. » Les vieillards et les sages, les faibles et les timides, plus
préoccupés que les autres des maux qui peuvent leur arriver, sont pour cela
même plus accessibles au sentiment de la pitié. On peut ainsi trouver une cause
de la miséricorde dans ce qui manque aux hommes, soit qu'en vertu de l'union
produite par l'amour, ils s'identifient avec ceux qui souffrent ; soit
qu'ils se croient exposés à éprouver eux-mêmes les maux dont ils sont témoins.
Dieu est
miséricordieux en vertu de son amour ; il nous aime comme si nous étions
quelque chose de lui-même. — Dans la colère, les hommes s'imaginent que le mal
ne saurait les atteindre ; de là cette parole : « La colère est
sans pitié, ainsi que la fureur qui éclate. » (Prov. xxvii, 4.) — Les
orgueilleux sont, par un motif semblable, étrangers à la miséricorde ; à
leurs yeux, les malheureux ne souffrent que ce qu'ils méritent.
La miséricorde est une douleur que l'on éprouve en présence de
la misère d'autrui. Cette douleur est parfois une émotion de la sensibilité ;
dans ce cas, la miséricorde est une passion, et non une vertu. D'autres fois,
elle est un mouvement de la volonté, qui voit avec déplaisir le mal d'une
personne. Susceptible d'être réglé par la raison, ce mouvement peut régler à
son tour les affections de l'appétit inférieur. Sur ce fondement, saint
Augustin disait très bien : « La miséricorde prête son ministère à la
raison, lorsque, sans blesser les droits de la justice, elle secourt l'indigent
ou pardonne au repentir. » La vertu humaine consistant essentiellement
dans cette conformité de nos sentiments avec la raison, la miséricorde prend
nécessairement rang parmi les vertus.
L'Apôtre, après avoir dit : « Revêtez-vous, comme
les bien-aimés de Dieu, des entrailles de la miséricorde, » ajoute : « Mais
surtout ayez la charité. » (Col. iii, 12 et 14.) La miséricorde n'est donc
pas absolument la plus grande de toutes les vertus.
Une vertu est appelée très-grande, soit en elle-même, soit par
rapport au sujet qui la possède. — En elle-même, la miséricorde est une
très-grande vertu ; car il lui appartient de donner et de suppléer ainsi
aux besoins des autres, ce qui est le propre d'un être supérieur. Aussi
est-elle en Dieu un attribut, à cause duquel il manifeste surtout sa puissance
infinie. — Relativement au sujet qui la possède, elle n'est la plus grande des
vertus que dans le plus grand des êtres. Quiconque a un supérieur doit s'unir à
lui avant de suppléer ce qui manque à son inférieur. L'homme, qui a Dieu
au-dessus de soi, a pour vertu principale la charité, par laquelle il s'unit à
son Auteur, et non la miséricorde, qui secourt le prochain. — Mais, de toutes
les vertus qui ont le prochain pour objet, la miséricorde est la plus
excellente, par la raison qu'il appartient à un être supérieur et parfait de
suppléer ce qui manque aux autres. De là cette parole : « Soyez
miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux. » (Luc, vi,
36.)
« Souvenez-vous, disait saint Paul, de faire part de vos
biens aux autres ; on se rend Dieu favorable par de telles hosties. »
(Héb. xiii, 16.) — La religion chrétienne, pour les œuvres extérieures, consiste
sommairement dans la miséricorde. — L'amour intérieur de la charité, qui nous
unit à Dieu, l'emporte sur l'amour et la miséricorde que nous avons pour le
prochain ; si la miséricorde nous assimile à Dieu pour les œuvres, la
charité nous y assimile encore mieux par l'union d'amour.
La charité est une amitié. Or, parmi les actes de l'amitié, il
en est un qui consiste à se montrer bienfaisant envers ses amis. La
bienfaisance rentre ainsi dans la charité. Elle découle, en effet, de la
dilection et de la bienveillance, dont elle est la réalisation extérieure.
Cependant, quand on envisage sous un aspect particulier le
bien que l'on fait à quelqu'un, la bienfaisance, prenant un caractère spécial,
peut alors se ranger dans le domaine d'une autre vertu.
La
charité envisage le bienfait sous sa notion générale de bien. La justice y voit
une dette à acquitter ; la miséricorde, le soulagement d'une misère.
« Tandis que nous en avons le temps, disait saint Paul, faisons
le bien à l'égard de tous. » (Gal. ult., 9.)
La bienfaisance doit s'étendre à tous nos semblables, suivant
les circonstances de temps et de lieu, comme la charité elle-même.
La
charité ne demande pas que nous fassions du bien à tous les hommes en
particulier d'une manière actuelle ; mais elle veut que nous soyons
disposés à leur en faire, le cas échéant. Il est un bien général que nous
pouvons faire à tous, c'est de prier pour eux, sans distinction de fidèles ou
d'infidèles.
« Ne pouvant pas être utiles à tous, répond saint
Augustin, vous devez faire du bien principalement à ceux que les temps, les
lieux et les autres relations vous ont unis plus étroitement. »
Si Dieu répand ses dons d'une manière plus directe et plus
abondante sur les êtres les plus rapprochés de lui, notre charité, dans sa
manifestation par la bienfaisance, doit aussi s'exercer principalement sur les
hommes qui nous sont le plus unis. Disons seulement qu'il y a différentes
sortes d'unions parmi nous, suivant les différents rapports qui nous lient les
uns aux autres. Dans l'ordre naturel, se trouvent les parents ; dans
l'ordre politique et civil, les concitoyens ; dans l'ordre spirituel, les
fidèles ; et ainsi du reste. L'exercice de la bienfaisance doit évidemment
tenir compte de cette diversité de liaisons ; car nos bienfaits, suivant
leur nature, doivent s'appliquer de préférence à ceux de nos semblables qui
nous sont particulièrement unis dans le genre de rapport auquel ils conviennent.
Cette règle peut varier cependant avec les temps, les lieux et autres relations
de la vie. Il est tel cas où l'on doit venir en aide à un étranger plutôt qu'à
son propre père ; lorsque, par exemple, l'étranger se trouve dans
l'extrême nécessité, tandis que le père n'est pas dans une nécessité semblable.
Nous
devons faire plus de bien à ceux qui nous sont plus unis ; voilà la règle
générale. Mais de savoir lequel on doit secourir le premier de deux hommes dont
l'un nous touche de plus près, tandis que l'autre est plus indigent, c'est une
question que l'on ne saurait résoudre par un principe général, à cause des
divers degrés d'indigence et de proximité qui varient à l'infini. On doit, dans
le doute, s'en rapporter au jugement d'un homme sage.
L'acte extérieur et l'acte intérieur pouvant appartenir à la
même vertu, la bienfaisance ne se distingue pas de la charité. L'une et l'autre
envisagent leur objet sous le même rapport, en se proposant le bien du prochain ;
la bienfaisance est seulement un acte spécial de la charité.
« Si un homme qui a les biens de ce monde, voyant son frère
dans la détresse, lui ferme son cœur, comment aurait-il l'amour de Dieu ? »
(1 Jean, iii, 17.)
On définit assez communément l'aumône : « Une action
qui consiste à donner quelque chose à un indigent par compassion et pour
Dieu. » Cette définition fait voir que l'aumône appartient à la vertu de
la miséricorde. La miséricorde appartenant elle-même à la charité, comme son
effet, il s'ensuit que l'aumône est un acte que la charité produit par
l'intermédiaire de la miséricorde.
On peut
faire l'aumône sans avoir la charité, dira quelqu'un. L'aumône n'est donc pas
un acte de cette vertu. — L'acte d'une vertu peut s'entendre matériellement et
formellement ; faire une chose juste est un acte matériel qui peut exister
sans la vertu de justice. Ceux qui ne possèdent pas la vertu de justice font
des actions justes par raison, par crainte ou dans l'espoir du gain. Mais faire
des actions justes, comme un homme juste les fait, avec facilité et plaisir ;
voilà ce qui n'existe jamais sans la vertu elle-même. Pareillement, donner
l'aumône matériellement est un acte qui ne suppose pas la charité ; mais
donner l'aumône d'une manière formelle, en vue de Dieu, avec plaisir, promptement
et en observant toutes les autres conditions requises, cela est impossible sans
la charité.
Il convient de distinguer sept aumônes corporelles et sept aumônes
spirituelles, qui répondent à autant d'infirmités du corps ou de l'âme.
Quant au corps, il y a des infirmités générales que tous les
hommes peuvent éprouver, parce qu'elles tiennent à ce qui est nécessaire à tous ;
ce sont : la faim, la soif, la nudité, le manque d'asile. Il y a aussi des
besoins spéciaux et accidentels, comme la maladie, la captivité, et, après la
mort, la sépulture.
De là sept espèces d'aumônes corporelles : donner à
manger à ceux qui ont faim ; — donner à boire à ceux qui ont soif ; —
vêtir ceux qui sont nus ; — exercer l'hospitalité ; — visiter les
infirmes ; — racheter les captifs ; — ensevelir les morts.
Quant à l'âme, on éclaire l'intelligence spéculative par
l'instruction, et l'intelligence pratique par les conseils. On soulage la
douleur par les consolations ; on redresse les inclinations déréglées par
la correction fraternelle ; on enlève les offenses par le pardon ; on
remédie aux défauts par la patience qui les supporte ; on est utile à
toutes les infirmités en général par la prière.
De là sept espèces d'aumônes spirituelles : enseigner les
ignorants ; — donner des conseils ; — consoler les affligés ; — reprendre
les pécheurs ; — pardonner les offenses ; — supporter les faiblesses
d'autrui ; — prier pour les autres[223].
Absolument parlant, l'aumône spirituelle est supérieure à
l'aumône corporelle. Le don qu'elle fait est plus noble en lui-même ; un
bien spirituel est préférable à un bien corporel. L'esprit l'emporte sur le
corps ; on doit pourvoir aux besoins de l'âme plutôt qu'à ceux du corps. —
Les actes spirituels sont d'un ordre plus élevé que les autres.
Cependant, dans un cas particulier, l'aumône corporelle peut
l'emporter sur l'aumône spirituelle. Si, par exemple, un homme devait périr de
faim, il faudrait l'alimenter, avant de l'instruire.
« L'aumône de l'homme, a dit le Saint-Esprit, est devant
Dieu comme un sceau ; il gardera le bienfait de l'homme comme la prunelle
de l'œil. » (Eccl. xvii, 17.)
L'aumône corporelle, considérée dans sa substance, n'a qu'un
effet matériel, qui est de soulager dans le prochain les souffrances du corps.
Mais si vous l'envisagez dans sa cause et dans ses effets, elle produit
très-certainement des fruits spirituels. Elle en a d'abord un par sa cause
même, en tant que quelqu'un la donne par amour de Dieu et du prochain.
L'Esprit-Saint nous dit : « Sacrifiez votre argent pour votre frère ;
placez votre trésor dans la loi du Très-Haut, et il vous sera plus utile que
l'or. » (Eccl. xxix, 13 et 14.) Elle produit un autre fruit spirituel par
ses effets lorsque le prochain secouru est porté à prier pour son bienfaiteur ;
aussi l'Ecrivain sacré ajoute : « Cachez votre aumône dans le sein du
pauvre ; elle priera pour que vous soyez préservé de tout mal. »
Il y a des hommes qui sont punis des peines éternelles pour
avoir omis de faire l'aumône ; on le voit dans l'Évangile. (Matth. xxv.)
L'aumône est donc de précepte. Et, en effet, l'amour du prochain exige
non-seulement que nous voulions du bien à nos semblables, mais encore que nous
leur en fassions, comme le marque ce texte : « N'aimons pas en
paroles et de bouche, aimons en œuvres et en vérité. » (1 Jean, iii, 18.)
Pour vouloir le bien du prochain et l'opérer efficacement, il est clair qu'il
faut lui venir en aide dans la nécessité, par le moyen de l'aumône.
Toutefois, les préceptes affirmatifs n'ayant jamais pour objet
que des actes vertueux, l'aumône n'est obligatoire que comme acte de vertu. Dès-lors
elle est soumise aux conditions requises par la droite raison, qui veut que
l'on considère celui qui donne et celui qui reçoit. — Celui qui donne doit
faire l'aumône avec son superflu, selon cette parole : « Faites
l'aumône de votre surplus. » (Luc, xi, 41.) Mais qu'est-ce que le surplus
ou superflu ? Faut-il entendre tout ce qui n'est pas nécessaire au riche,
considéré comme simple individu ? Non, mais ce qui n'est nécessaire ni à
lui ni aux personnes qui sont à sa charge, c'est-à-dire ce qui, suivant les
exigences de sa dignité, dépasse le nécessaire de sa maison ; car il faut
qu'il pourvoie d'abord à lui et à ceux dont il est chargé, avant de subvenir,
avec ce qui lui reste, aux nécessités des autres. — Celui qui reçoit doit être
dans la nécessité ; autrement il n'y aurait pas de raison pour lui faire
l'aumône. De plus, comme il est impossible qu'un seul homme secoure tous les
pauvres, une nécessité quelconque n'impose pas une obligation rigoureuse de
donner l'aumône. Le précepte a pour objet le cas de nécessité extrême où un indigent
est dans l'impossibilité de pourvoir à sa subsistance. À ce cas seulement
s'appliquent ces paroles de saint Ambroise : « Donnez de la nourriture
à celui qui va mourir de faim ; si vous ne l'alimentez pas, vous le tuez. »
Ainsi donc, donner l'aumône avec son superflu, et la donner à celui qui est
dans l'extrême nécessité ; voilà le précepte. Les autres aumônes sont de
conseil.
Il est
une circonstance où l'on commet un péché mortel, si on refuse de donner
l'aumône : c'est lorsque, d'un côté, un indigent, dans l'extrême nécessité
n'a personne pour le secourir, et que, de l'autre, il se trouve un homme ayant
un superflu qui ne sera pas nécessaire à son état présent, selon les
probabilités les plus raisonnables.
Le nécessaire s'entend de deux manières. — Une chose est
nécessaire, d'abord, lorsque sans elle on ne pourrait pas exister ; on ne
doit pas en faire l'aumône. Un homme qui n'aurait strictement que ce qu'il lui
faut pour se sustenter, lui, ses enfants et les personnes dont il est chargé,
ne pourrait pas faire l'aumône avec ce nécessaire ; ce serait ôter la vie
à lui et aux siens. J'excepte le cas où il s'agirait de conserver la vie à une
personne utile à l'Église ou à l'État ; car, le bien général devant être
préféré au bien particulier, il est louable de s'exposer soi-même ou d'exposer
les siens, pour procurer le bien public. — En second lieu, une chose est
nécessaire lorsque sans elle on ne saurait, avec les personnes dont on est
chargé, vivre convenablement suivant sa condition. La limite d'un tel
nécessaire n'est pas un point indivisible ; on peut y ajouter beaucoup
sans la dépasser, ou en retrancher beaucoup sans se mettre hors des convenances
de son état. Faire l'aumône en prenant sur ce nécessaire est une action digne
d'éloges ; mais c'est un conseil et non un précepte. Ce serait un désordre
de diminuer tellement ses biens pour faire des aumônes, qu'il fût désormais
impossible de vivre convenablement selon sa condition et de faire face à ses
affaires ordinaires ; chacun, dans la vie, a des convenances à garder. Il
faut pourtant excepter trois circonstances. La première, c'est lorsque, voulant
embrasser l'état religieux, on donne ses biens aux pauvres pour l'amour de
Jésus-Christ : le changement d'état fait de cet acte une œuvre de
religion. La seconde a lieu quand on peut facilement se racheter d'un
sacrifice, de telle sorte qu'il n'en résulte pas pour soi un très-grave
inconvénient. La troisième est le cas d'une extrême nécessité dans un indigent
ou d'une grande calamité au sein de la république. Il est louable, dans de
telles circonstances, de sacrifier, pour venir au secours des autres, ce que
semble exiger la dignité de notre condition.
Il y a des biens illicitement acquis qui sont dus à leur
maître sans que l'acquéreur puisse jamais les retenir ; c'est le cas de la
rapine, du vol et de l'usure : l'aumône ne se fait pas avec de tels biens ;
on est tenu de les restituer. — Il y a des biens illicitement acquis que le
possesseur ne peut point garder, quoiqu'il ne doive pas les rendre à celui dont
il les tient, l'un et l'autre ayant agi contre la justice ; par exemple,
dans la simonie, où celui qui donne et celui qui reçoit transgressent la loi
divine. Ces biens doivent être employés en aumônes. — Il y a des biens
illicitement acquis, non que l'acquisition elle-même ait été injuste, mais parce
que le moyen dont on s'est servi est mauvais, comme lorsqu'une femme obtient un
bien par la prostitution, et c'est ce qu'on appelle proprement le gain honteux.
Cette femme a péché contre la loi de Dieu en se livrant au crime ; mais en
recevant ce qu'on lui a donné, elle n'a point commis d'injustice : elle
peut retenir ce qu'elle a acquis illicitement, et l'employer en aumônes.
Toutes
choses étant communes dans l'extrême nécessité, on peut donner l'aumône avec le
bien d'autrui à un homme qui va mourir, si l'on n'a pas d'autre moyen de lui
sauver la vie. On doit obtenir la permission du maitre, quand on le peut sans
péril.
L'homme qui dépend d'un autre ne doit user des choses pour
lesquelles il dépend que selon la permission de son supérieur. Il lui est
interdit d'en faire l'aumône, à moins que celui-ci ne l'en ait chargé. Mais
s'il possède quelque bien qui ne soit pas soumis à la puissance du supérieur,
il a le pouvoir d'en disposer en faveur des pauvres.
Un moine
ne peut faire l'aumône que dans les limites tracées par son supérieur. Hors la
permission expresse ou la volonté raisonnablement présumée de son supérieur, il
ne peut rien donner. — Si une femme, outre sa dot, possède d'autres biens
provenant de son travail ou de toute autre source légitime, elle peut en faire
l'aumône sans le consentement de son mari, mais avec modération et sagesse. — Les
fils de famille et les serviteurs n'ont le droit de faire que quelques aumônes
peu considérables, qu'ils présument être agréables à leur père ou à leur maitre.
« Ceux qui nous sont naturellement unis, dit saint Augustin,
nous sont en quelque sorte offerts par la Providence pour que nous sachions
pourvoir à leurs besoins. » Il y a pourtant à leur sujet un certain discernement
à garder. Nous devons faire l'aumône à quelqu'un beaucoup plus saint, à celui
qui se trouve dans une plus grande indigence ou qui est plus utile au bien
général, de préférence à un proche, lorsque l'union qui existe entre ce dernier
et nous n'est pas si étroite que nous devions en prendre un soin spécial. Mais,
toutes choses égales, nous devons plutôt venir au secours des nôtres. « C'est
une libéralité digne d'éloges, écrivait saint Ambroise, que celle qui vous fait
secourir vos proches, quand vous connaissez leur indigence. »
« Si vous avez beaucoup, disait Tobie à son fils, donnez
beaucoup. » (iv, 3.)
Chez celui qui donne beaucoup en raison de ses moyens,
l'aumône est abondante : en ce sens, c'est une chose louable de faire
l'aumône avec abondance. Le Seigneur fit remarquer une pauvre veuve qui, dans
son indigence même, avait donné tout ce qu'elle avait. Il faut se rappeler,
toutefois, les principes émis plus haut au sujet du nécessaire. — Chez celui
qui reçoit, l'aumône est abondante de deux manières : d'abord, quand elle
supplée suffisamment à son indigence ; en second lieu, lorsqu'elle crée
chez lui un superflu, et, dans ce cas, elle est blâmable : en la répandant
sur plusieurs indigents, on la rendrait plus utile.
On doit
donner à l'indigent de quoi vivre, mais non pas de quoi vivre avec luxe. Il
convient pourtant de faire la part des diverses conditions ; car il est des
hommes qui, ayant été élevés avec plus de délicatesse, ont besoin d'aliments
meilleurs et d'habits plus commodes. C'est là ce qui fait dire à saint Ambroise ;
« Il faut considérer dans l'aumône l'âge et la faiblesse de la personne
qui reçoit, parfois aussi la honte qui trahit une origine plus élevée. »
La correction fraternelle est ou un acte de charité ou un acte
de justice, suivant les circonstances où elle s'accomplit. A-t-elle pour but de
remédier à un péché nuisible à son auteur, elle est un acte de charité à plus
juste titre que l'action par laquelle on épargne à quelqu'un une perte
extérieure ou une souffrance corporelle. A-t-elle pour fin de remédier à un
péché qui porte préjudice à quelqu'un, et surtout à la société, elle appartient
à la justice, dont le devoir est de maintenir l'équité parmi les hommes.
Saint Augustin a dit : « Si vous négligez de
corriger le pécheur, vous devenez pire que lui. » Mais il importe
d'observer que la correction fraternelle est un précepte affirmatif qui
n'oblige pas en tout temps et en tout lieu. Les actes des vertus doivent être
accomplis en lieu convenable, en temps opportun, et d'une manière appropriée à
la fin qu'on se propose. Tel est le précepte de la correction fraternelle.
Comme il a pour but de ramener nos frères dans la voie du bien, il n'oblige que
suivant la mesure propre à les corriger.
L'omission
de la correction fraternelle est méritoire, lorsque, par un sentiment de
charité, on la reporte à un temps plus favorable, de peur que le pécheur n'en
devienne pire ou n'empêche les faibles de s'initier aux pratiques de la piété.
— Elle est un péché mortel, lorsque, par crainte de l'opinion publique,
des peines corporelles ou de la mort, on néglige celle qui est d'obligation. —
Elle est un péché véniel, quand la crainte ou la cupidité rendent
seulement un homme plus lent à l'accomplir.
Nous ne
sommes point obligés de rechercher les occasions de reprendre nos frères ;
il suffit des circonstances qui se présentent naturellement. Autrement, nous
agirions contrairement à cette parole de l'Esprit-Saint : « Ne
cherchez pas l'impiété dans la maison du juste, et n'allez pas détruire son
repos. » (Prov. xxiv, 15.)
La correction dont l'amélioration du pécheur est le but,
appartient à tous ceux qui ont la charité, qu'ils soient supérieurs ou
inférieurs ; tout homme doué d'un jugement sain et d'une raison droite
possède, sous ce rapport, une sorte de supériorité qui lui donne le droit de
reprendre ses frères. La correction qui a pour fin le bien public et qui
s'exerce quelquefois par la punition du coupable pour détourner les autres
hommes du même péché, n'appartient évidemment qu'aux supérieurs.
Saint Augustin dit dans l'une de ses règles : « Ayez
compassion non-seulement de vos égaux, mais encore de votre supérieur, qui se
trouve exposé à des dangers d'autant plus grands que son poste est plus élevé. »
Pour la correction de justice, les inférieurs ne peuvent pas
l'exercer vis-à-vis de leurs supérieurs ; mais ils doivent accomplir celle
de charité. Ils se souviendront, toutefois, qu'ils ont des mesures à garder, et
ils mettront en pratique cette parole de l'Apôtre : « Ne reprenez pas
un vieillard avec dureté ; priez-le comme un père. » (1 Tim. v, 1,)
Le même
Apôtre recommande à des inférieurs de corriger leur supérieur, quand il écrit :
« Dites à Archippe (c'était leur évêque) de remplir son ministère. »
(Colos., ult., 17.) S'il y avait péril pour la foi, les inférieurs devraient
reprendre publiquement leurs supérieurs, comme saint Paul en donna l'exemple à
l'égard de saint Pierre, qui était son chef. « Saint Pierre, dit saint
Augustin, enseigna, par son exemple, aux hommes chargés de gouverner les autres
à ne pas dédaigner les avertissements de leurs inférieurs. »
Le droit de corriger le pécheur appartient à tout homme qui
possède la lumière d'une raison droite et saine. Mais les péchés dont on est
soi-même coupable sont un grand obstacle à l'effet de la correction ; ils
rendent indigne de remplir un semblable ministère. Ne songeant pas à se sauver
lui-même, le pécheur donne à juger, dans la correction, qu'il agit par
ostentation et non par la charité. De là ce que dit saint Augustin : « Il
n'appartient qu'aux hommes bons et vertueux de reprendre les vices ; chez
les méchants, c'est un rôle usurpé. » Cette usurpation, toutefois, n'est
pas un péché, dès que la correction est faite avec humilité.
La sainte Écriture nous dit : « Ne reprenez point
celui qui se moque, de peur qu'il ne vous haïsse. » (Prov. ix, 8.)
Parle-t-on de la correction qui est réservée aux supérieurs et
qui emploie la force coercitive pour procurer le bien commun ? On ne doit
pas l'omettre par la crainte de troubler ou d'indisposer les coupables. Il est
juste de recourir aux châtiments pour arrêter les désordres de ceux qui ne
veulent pas se corriger d'eux-mêmes : si on ne les corrige pas, on
pourvoit du moins au bien commun, en donnant une sanction à la justice et en
effrayant par une punition exemplaire les mauvaises passions. — S'agit-il de la
correction qui a proprement pour but l'amendement du pécheur ? Celle-ci
doit être omise lorsqu'il est probable que le pécheur la repoussera et tombera
par là dans un état pire. Ce qui n'est qu'un moyen pour arriver à une fin est
subordonné à la fin elle-même.
Quand les péchés sont publics, ils doivent être repris publiquement,
selon cette parole de l'Apôtre : « Reprenez les pécheurs devant tout
le monde, afin d'inspirer aux autres une frayeur salutaire. » (1 Tim. v,
20.) Si les péchés sont cachés, il faut faire une distinction. Quelques-uns
nuisent au bien spirituel ou temporel de la société ; par exemple,
lorsqu'un homme médite des trames clandestines pour livrer une ville aux
ennemis, ou qu'un hérétique cherche en secret à pervertir la foi des fidèles :
on doit alors procéder immédiatement à la dénonciation publique, à moins que
l'on n'ait la certitude d'arrêter le mal aussi vite par une admonition secrète.
Pour ce qui est des péchés qui ne nuisent qu'à leur auteur et à nous, semblable
au médecin du corps qui rend la santé au malade sans rien amputer, et qui, dans
la nécessité, retranche le membre le moins indispensable, celui qui se propose
l'amendement de son frère doit, autant que possible, le corriger par des moyens
secrets et sauvegarder son honneur.
La bonne
réputation est utile au pécheur, tant dans l'ordre temporel, où l'homme perd
tout avec elle, que dans l'ordre spirituel, où souvent la crainte du déshonneur
le préserve des péchés auxquels, s'il était diffamé, il se livrerait sans
frein. Sa réputation doit encore être ménagée lorsque son déshonneur peut
rejaillir sur autrui. « Parmi ceux qui portent le nom d'une profession
sainte, disait saint Augustin, si un homme est accusé d'un crime à tort ou à
raison, on voit les méchants se remuer, intriguer de toute manière pour faire croire
qu'il en est de même de tous les autres membres du même corps. » Ajoutez
que faire connaitre le péché de quelqu'un, c'est porter les autres hommes à
l'imiter.
La production des témoins est prescrite ainsi par le Sauveur :
« Prenez avec vous un ou deux témoins, afin que toute l'affaire, etc… »
(Matth. xviii, 16.)
Le Seigneur veut que le frère corrige son frère en secret,
seul à seul ; voilà le premier terme, le principe. Il veut aussi que le
coupable soit corrigé publiquement par la dénonciation à l'Église ; voilà
l'autre extrémité, le dernier terme. Entre ces deux extrêmes, il convient de
placer l'appellation des témoins. Là, le péché n'est connu que de quelques
personnes, qui concourent à l'amendement du coupable ; et on épargne à
celui-ci l'infamie de la publicité.
David disait : « L'orgueil de ceux qui vous haïssent
monte de plus en plus. » (Ps. lxxiii, 23.) Et on lit dans l'Évangile :
« Maintenant qu'ils m'ont vu, ils me haïssent et haïssent mon Père. »
(Jean, xv, 24.) Il est donc possible de haïr Dieu.
Dieu est, par essence, la bonté même, que nul ne peut haïr ;
aussi la haine de Dieu est impossible dans le ciel. Mais, ici-bas, certains
individus dont la volonté est dépravée peuvent le haïr, en tant qu'ils le
considèrent comme l'auteur des châtiments que méritent leurs crimes.
La haine de Dieu est opposée à l'amour de Dieu, qui est le
bien suprême de l'homme : donc elle est le pire de tous les péchés.
La volonté humaine s'éloigne par elle -même de ce qu'elle
hait, comme elle s'attache par elle-même à ce qu'elle aime. Ainsi, dans la
haine de Dieu, elle s'éloigne volontairement et par soi de Dieu même ; au
lieu que dans les autres péchés, dans la fornication, par exemple, elle ne s'en
éloigne que par voie de conséquence, en désirant une jouissance déréglée. Pour
cette raison, la haine de Dieu ne le cède en gravité à aucun autre péché.
Elle
constitue au plus haut degré un péché contre le Saint-Esprit. Si nous ne
l'avons pas rangée parmi les six espèces énumérées plus haut, c'est qu'elle se
trouve généralement dans chacune de ces espèces. L'infidélité volontaire lui
emprunte elle-même sa culpabilité ; elle vient de la haine contre la
vérité proposée.
« Celui qui hait son frère, dit saint Jean, est dans les
ténèbres. » (1 Jean, ii, 9.) — Il est permis de haïr le péché et tout ce
qui tient au défaut de justice, mais non la nature humaine et la grâce. Haïr
dans un homme ses péchés et ses défauts, c'est l'aimer lui-même. Donc, à parler
dans la rigueur des termes, la haine du prochain est toujours un péché.
Par là
se trouvent expliquées ces paroles du Sauveur : « Si quelqu'un vient
à moi et qu'il ne haïsse pas son père et sa mère, il ne peut être mon disciple. »
(Luc, xiv, 26.) Nous devons aimer nos parents à cause de leur nature, et les
haïr en tant qu'ils mettent obstacle à notre perfection dans les voies de Dieu.
— Il est écrit : « Les détracteurs sont haïs de Dieu. » (Rom. i, 30.)
— Dieu hait dans les détracteurs le péché, mais non la nature. Nous pouvons les
haïr de la même manière. Il en est ainsi de nos ennemis. Ils ne nous sont pas
contraires par les biens qu'ils tiennent de Dieu ; sous ce rapport, nous
devons les aimer. Mais ils nous sont contraires par les inimitiés qu'ils
exercent contre nous, et c'est là leur péché ; à ce point de vue, ils
doivent être haïs, puisque nous devons haïr en eux le péché par lequel ils sont
nos ennemis.
Tout péché contre le prochain tire
sa gravité du dérèglement de celui qui pèche et
du dommage causé à celui contre qui il pèche. — Sous le premier rapport, il y a
plus de péché dans la haine que dans les actes extérieurs. Ce qui le prouve,
c'est que la haine porte le désordre dans la volonté même de l'homme, laquelle
est la source du péché. Les actes extérieurs, malgré leur dérèglement, ne
seraient pas coupables, si la volonté n'était pas déréglée : cela se voit
dans l'homme qui en tue un autre sans le savoir, ou par amour de la justice.
S'il y a quelque culpabilité dans les péchés extérieurs contre le prochain,
elle vient entièrement de la haine intérieure. — Sous le rapport du dommage
causé au prochain, certains péchés extérieurs sont pires que la haine
intérieure.
Aimer le bien, principalement le bien divin et le bien du
prochain, est ce qu'il y a de plus naturel à l'homme. Notre nature ne se
laissant corrompre que graduellement par les vices qui lui sont contraires, la
haine de ces biens n'arrive qu'en dernier lieu dans la ruine de la vertu. Pour
cette raison, la haine n'est point un vice capital.
La haine
est la preuve d'une corruption consommée ; elle est un terme plutôt qu'un
principe[224].
Saint Grégoire a dit avec raison : « La haine prend
sa source dans l'envie. »
La tristesse engendre la haine, comme le plaisir produit
l'amour ; autant nous sommes portés à aimer les choses qui nous
réjouissent, parce que nous les tenons pour bonnes, autant nous le sommes à
haïr celles qui nous attristent, parce qu'elles nous semblent mauvaises. Par
conséquent, puisque l'envie est une tristesse que l'on ressent du bien du prochain,
elle nous rend ce bien odieux ; de cette façon, la haine vient de l'envie.
Le dégoût est défendu dans l'Écriture sainte, où on lit :
« Ne vous fatiguez pas des liens de la sagesse. » (Eccl. vi, 26.)
Le dégoût est une tristesse qui abat tellement le courage que
l'on ne prend plus de plaisir à faire quoi que ce soit. Plusieurs le
définissent : « Une torpeur de l'âme qui empêche de commencer le
bien. » Cet état est mauvais en lui-même et dans ses effets : en lui-même,
car il implique l'ennui du bien spirituel, qui est un vrai bien ; dans ses
effets, parce qu'il fait abandonner les bonnes œuvres.
Le dégoût n'offrirait pas l'idée d'un vice spécial, si on
l'entendait, en général, de toute tristesse touchant le bien spirituel renfermé
dans les actes de chaque vertu ; il n'est pas de vice qui ne repousse le
bien spirituel d'une vertu, et, de la sorte, le dégoût est commun à tous les
vices. Mais, comme tous les biens spirituels ont leur centre dans le bien divin
qui est l'objet de la charité, vertu spéciale, c'est le propre d'un vice
spécial aussi de faire ressentir une tristesse au sujet du bien divin, dont la
charité se réjouit. Ce vice s'appelle le dégoût.
« La tristesse du siècle, a dit saint Paul, opère la
mort. » (2 Cor. vii, 10.) La tristesse du siècle, c'est le dégoût.
Un péché est mortel dans son genre lorsque, de lui-même et
selon sa nature propre, il est contraire à la charité. Tel est le dégoût. La
charité ayant pour effet propre la joie que l'on trouve en Dieu, le dégoût, qui
est une tristesse ressentie au sujet des choses divines, est évidemment un
péché mortel dans son genre. Observons, toutefois, que, parmi les péchés
mortels de leur genre, il n'y a de vraiment mortels, en pratique, que ceux qui
sont produits avec un parfait consentement de la raison, et que si un péché
existe seulement dans la partie sensitive de notre âme, sans obtenir le
consentement de la raison, il n'est pas mortel, à cause de l'imperfection de
l'acte. Dans ces principes, le dégoût n'est un péché mortel que dans le cas où
la raison consent à repousser, à détester et à fuir le bien divin.
Ce péché
consiste dans l'éloignement du bien divin auquel l'âme doit s'attacher, et non
pas dans l'éloignement de tout bien spirituel. Lorsqu'une personne s'attriste
de ce qu'on l'oblige à des actes de vertu qu'elle n'est pas tenue d'accomplir,
elle ne pèche point par dégoût ; on ne tombe dans ce péché que quand on
s'attriste volontairement des choses qu'on est obligé de faire pour la gloire
de Dieu : il se rencontre même dans les saints quelques mouvements
imparfaits de dégoût.
Les hommes, qui entreprennent beaucoup d'œuvres à cause du
plaisir, se donnent aussi beaucoup de soins à cause de la tristesse, soit qu'ils
veuillent l'éviter, soit qu'ils se laissent entraîner par elle. Comme le dégoût
est une tristesse d'un certain genre, il est rangé, avec raison, parmi les
vices capitaux[225].
Il
engendre, suivant saint Grégoire, la malice, la rancune, la pusillanimité, la
lâcheté, le désespoir et la dissipation d'esprit. À quoi saint Isidore ajoute :
l'oisiveté, la somnolence, la curiosité, la loquacité, l'agitation du corps et
l'instabilité.
« L'envie, dit saint Jean Damascène, est une tristesse
que l'on ressent du bien qui arrive au prochain. » Ne nous méprenons pas
sur la nature de cette tristesse. Être fâché du bien d'autrui, en tant que l'on
y voit un danger imminent de dommage pour soi ; nous affliger, par
exemple, de l'élévation d'un ennemi qui peut nous nuire, c'est moins de l'envie
que de la crainte. L'envie consiste proprement dans la tristesse que nous fait
éprouver le bien des autres, lorsque, le regardant comme notre propre mal, nous
songeons qu'il diminue notre gloire ou notre excellence ; aussi ce qui
l'excite singulièrement, ce sont les biens où il y a de la gloire et pour
lesquels on se plaît à être estimé et honoré.
Nous
portons envie aux hommes que nous voulons égaler ou surpasser en gloire, et non
à ceux qui sont très-éloignés de nous pour la distance, les temps ou la
condition. Il n'y a qu'un insensé qui cherche à égaler ou à surpasser ceux qui
sont beaucoup au-dessus de lui. Un homme du peuple ne cherche pas à le disputer
à un roi, et, réciproquement, un roi ne se mesure pas avec un homme du peuple.
D'un autre côté, nous ne portons envie qu'à ceux que nous croyons supérieurs à
nous sous quelque rapport. Deux sortes de gens sont très envieux : les
ambitieux et les pusillanimes ; les ambitieux, parce que toute gloire leur
fait ombrage ; les pusillanimes, parce qu'ils se croient surpassés par les
moindres avantages d'autrui.
L'envie est un péché, puisque l'Apôtre écrivait aux Galates :
« Ne devenons point désireux de la vaine gloire, nous provoquant
mutuellement et nous portant envie les uns aux autres. » (v, 26.)
Encore une fois, l'envie n'est pas toute espèce de chagrin que
l'on ressent au sujet du bien du prochain. — S'attrister du bien d'autrui,
parce que l'on craint un dommage pour soi ou pour d'autres personnes, nous
l'avons dit, ce n'est pas l'envie ; un tel chagrin peut exister sans
péché. — S'attrister du bien d'autrui, non parce qu'un autre possède ce bien,
mais parce que l'on voudrait le posséder soi-même, ce n'est pas non plus
l'envie ; ce zèle est louable, quand il a pour objet les biens spirituels.
— S'attrister des biens temporels d'une personne que l'on juge indigne de les
posséder, ce n'est pas encore l'envie, quoique cette tristesse soit condamnée
dans ces paroles de l'Écriture sainte : « Gardez-vous de porter envie
au bonheur des méchants, » (Ps. xxxvi, 1.) — L'envie consiste proprement à
être fâché de ce qu'un autre a plus de biens que nous. Or, ce sentiment est un
péché ; on s'afflige d'un bien dont on devrait se réjouir, du bien du
prochain.
La charité se réjouit du bien du prochain ; l'envie s'en
afflige : donc l'envie est, de sa nature, un péché mortel. Mais il faut se
souvenir que, dans tous les péchés appelés mortels de leur genre ou de leur
nature, il y a des mouvements imparfaits qui ne sont pas des péchés
mortels. Touchant l'envie en particulier, on trouve quelquefois, même chez les
hommes parfaits, certains mouvements premiers qui sont des péchés véniels.
Saint Grégoire a rangé avec raison l'envie parmi les péchés
capitaux.
Nous disions plus haut que le dégoût est un vice capital,
parce qu'il porte à certains péchés, soit pour éviter la tristesse, soit pour
la satisfaire ; l'envie, qui est une tristesse causée par le bien du
prochain, est, pour la même raison, un vice capital.
Le
murmure, la détraction, la joie dans l'adversité du prochain, l'affliction dans
sa prospérité, la haine ; voilà ses enfants.
Saint Paul a placé la discorde ou la dissension au nombre des œuvres
de la chair, dont il a dit : « Ceux qui s'en rendent coupables ne
parviendront point au royaume de Dieu. » (Gal. v, 21.) Le péché mortel
seul exclut du royaume de Dieu. Donc la discorde est un péché mortel.
Elle est, en effet, contraire à la concorde, que produit la
charité. Il faut cependant savoir qu'elle détruit la concorde de deux manières :
directement et indirectement, c'est-à-dire avec intention ou sans intention. Celle
qui la détruit directement, en résistant sciemment et avec intention, soit au
bien divin, soit au bien du prochain, est un péché mortel dans son genre, à
cause de son opposition à la charité, bien que ses premiers mouvements ne
soient que des péchés véniels, par l'imperfection de l'acte. — Celle qui la
détruit indirectement, lorsque plusieurs personnes, voulant opérer un bien pour
la gloire de Dieu ou l'utilité du prochain, différent d'opinion, l'une estimant
une chose comme bonne, l'autre pensant le contraire, n'est point un péché, tant
qu'elle n'est pas accompagnée d'erreur sur les choses nécessaires au salut, ni
jointe à une injuste opiniâtreté. La concorde, fruit de la charité; est l'union
des volontés, et non des opinions. — Ajoutons que la discorde est tantôt le
péché d'un seul, et c'est ce qui a lieu lorsque quelqu'un repousse sciemment le
bien que veut une autre personne ; tantôt le péché de deux ensemble,
lorsque deux hommes, opposés l'un à l'autre, n'aiment que leur bien propre.
Quel mal
y a-t-il, demandera quelqu'un, à être en opposition avec la volonté d'un autre,
c'est-à-dire à être en discorde ? La volonté du prochain est-elle donc la
règle de la nôtre ? — La volonté d'un homme devient la règle de la volonté
d'un autre par sa conformité à la volonté de Dieu, dont il n'est jamais permis
de s'écarter. Quand la volonté de quelqu'un est en opposition avec celle de
Dieu, elle n'est qu'une fausse règle qu'il n'est pas permis de suivre. Aussi,
bien qu'il soit écrit au livre des Proverbes : « Il y a six choses
que le Seigneur hait, et son âme déteste la septième, à savoir : le semeur
de discorde, » (vi, 16), saint Paul fit une action louable en jetant la
discorde parmi certains hommes qu'un dessein pervers avait unis.
Quand un homme s'attache à son sentiment propre, il préfère ce
qui lui appartient à ce qui appartient aux autres. Si cet attachement est
désordonné, il procède évidemment de l'orgueil ou de la vaine gloire. La
discorde par laquelle on se fixe avec opiniâtreté à son sentiment propre est
donc fille de la vaine gloire ou de l'amour propre, bien que souvent aussi elle
naisse de l'envie.
Dans l'épître aux Galates, la contention est placée au nombre
des œuvres de la chair qui empêchent d'obtenir le royaume de Dieu. (Gal. v, 21.)
Elle est donc un péché mortel. Il faut bien entendre toutefois en quoi elle
consiste. Qui dit contention, dit opposition dans les discours. Mais
l'opposition dans les discours peut s'envisager de deux manières : quant à
l'intention et quant au mode. Disputer avec l'intention de combattre la vérité
est une chose répréhensible, au lieu que si l'on a l'intention de combattre
l'erreur, c'est un acte louable: De plus, si le mode de la dispute est
inconvenant à raison des personnes ou des choses, la contention est blâmable ;
tandis qu'elle est digne d'éloges, si ce mode est convenable et pour les
personnes et pour les choses. Contredit-on la vérité avec un mode déréglé, la
contention est un péché mortel. Défend-on la vérité avec un mode convenable, la
contention est méritoire. Celle qui combat l'erreur avec un mode déréglé est un
péché véniel.
Un acte
de contention consiste à combattre sciemment une doctrine vraie. Tel n'est
point le cas des catholiques disputant contre l'hérésie. Une certaine vivacité
de langage n'est pas une faute mortelle. On peut toutefois pécher véniellement
en défendant la vérité, et même causer quelque scandale. C'est ce qui faisait
dire à l'Apôtre : « Ne vous livrez point à des disputes de paroles ;
elles ne sont bonnes qu'à pervertir ceux qui les entendent. » (2 Tim. ii,
14.)
Si la discorde est fille de la vaine gloire, parce que ceux
qui sont en désaccord s'attachent à leur propre sens, il en doit être de même
des disputes, où chacun défend son propre sentiment.
La charité unit non-seulement une personne à une autre par le
lien spirituel de l'amour, mais encore toute l'Église dans un même esprit.
L'unité qu'elle produit au sein de l'Église est la principale de toutes les
unités. L'union des fidèles s'y rapporte, comme la connexion de nos membres se
rapporte à l'unité de notre corps. Y porter atteinte par cette scission
que l'on nomme schisme, c'est évidemment un péché spécial. Mais comme l'unité
de l'Église se compose tout à la fois de la connexion de ses membres entre eux
et de leur union avec un seul et même chef, qui est Jésus-Christ, représenté
par le Souverain-Pontife, on appelle proprement schismatiques les hommes qui,
refusant de se soumettre au Souverain-Pontife, ne veulent point rester unis
avec les membres de l'Église soumis à sa juridiction. Par conséquent, se
séparer volontairement, avec intention, de l'unité de l'Église, et spécialement
du Pape ; voilà le péché du schismatique, péché spécial que condamnait
l'Apôtre par ces paroles : « Vainement enflé de sa prudence
charnelle, il ne demeure pas uni au chef, dont le corps entier reçoit l'influence
par les vaisseaux qui en joignent et qui en relient toutes les parties. »
(Colos. II, 18 et 19.)
L'hérésie
est directement opposée à la foi ; le schisme, à l'unité de l'Église. Il
n'y a pas de schisme, du reste, qui n'aboutisse à l'hérésie.
L'infidélité est un péché contre Dieu, considéré comme la
vérité première ; le schisme est seulement opposé à l'unité de l'Église,
qui est un bien particulier et moindre que Dieu lui-même. Il s'ensuit que l'infidélité
est, dans son genre, un péché plus grave que le schisme. Il peut arriver
cependant que le schismatique pèche plus grièvement que l'infidèle, soit à
cause d'un plus grand mépris, soit par les suites de son péché, soit pour
d'autres motifs[226].
Contraire
au bien spirituel de la société, le schisme ne le cède en gravité à aucun des
péchés contre le prochain.
Il y a un double pouvoir spirituel : un pouvoir
sacramentel et un pouvoir de juridiction. Le pouvoir sacramentel demeure, quant
à son essence, dans l'homme qui l'a reçu par la consécration, alors même que
cet homme devient schismatique ou hérétique ; toutes les consécrations
faites par l'Église sont permanentes. Mais la puissance inférieure ne devant se
porter à l'action que sous la motion de la puissance supérieure, le schisme et
l'hérésie font perdre l'usage légitime de ce pouvoir. Les schismatiques et les hérétiques ne peuvent pas s'en servir licitement, quoique, exercé
illicitement, il produise son effet dans les sacrements, où l'homme n'agit que
comme instrument de la divinité. — Le pouvoir de juridiction, qui est conféré
par la simple volonté de l'homme, n'est point immuable ; il ne survit ni
au schisme, ni à l'hérésie. Les schismatiques et les hérétiques ne peuvent ni
absoudre, ni excommunier, ni accorder aucune indulgence.
Dans ces principes, lorsque l'on dit que les schismatiques et
les hérétiques n'ont pas de pouvoir spirituel, on doit comprendre qu'ils n'ont
pas le pouvoir de juridiction ; et, si on veut parler du pouvoir
sacramentel, il faut entendre seulement qu'ils n'en ont pas l'exercice
légitime.
« Un homme doit être puni, dit la Sagesse, par où il a
péché. (xi, 17.) » Le schismatique se sépare de la communion des membres
de l'Église, et, sous ce rapport, il convient de l'excommunier, pour le punir. Il
est écrit : « Éloignez-vous de la tente des impies, et gardez-vous de
toucher à rien de ce qui leur appartient, de peur que vous ne soyez enveloppés
dans leurs péchés ? » (Nomb, xvi, 26.)
« Si la religion chrétienne, dit saint Augustin, condamnait
absolument la guerre, elle conseillerait aux soldats de quitter les armes et de
se dérober complètement au joug de la milice. Or voici uniquement ce que l'Évangile
leur recommande : N'usez de fraude envers personne ; contentez-vous
de votre solde. » Ordonner à des militaires de se contenter de leur solde,
ce n'est pas leur défendre de combattre.
Mais la guerre, pour être juste, exige plusieurs conditions. —
Il faut, en premier lieu, qu'elle soit déclarée par le chef auquel sont confiés
les intérêts généraux de la cité, de la province ou du royaume. De même qu'il
est permis aux princes de frapper du glaive les malfaiteurs qui troublent le
repos à l'intérieur, suivant cette parole de l'Apôtre : « Ce n'est pas
en vain que le prince porte le glaive, il est le ministre de Dieu contre celui
qui fait le mal « (Rom. xiii, 4) ; de même il leur appartient de défendre
l'État par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. Aussi le
Psalmiste leur dit-il : « Délivrez le pauvre, arrachez l'indigent de
la main du pécheur. » (lxxxi, 4.) — Il faut, en second lieu, une cause
juste, de telle sorte que ceux qui sont attaqués l'aient mérité par quelque
faute. « Les guerres justes, dit saint Augustin, sont celles qui vengent
les injures ; par exemple, quand il s'agit de châtier une nation ou une
ville qui a refusé de punir un crime commis par les siens, ou de rendre un bien
injustement enlevé. » — La troisième condition, c'est la droiture d'intention
dans les combattants, qui doivent se proposer ou de procurer un bien ou de
repousser un mal. « Les véritables serviteurs de Dieu, ajoute le même Docteur,
estiment justes et nécessaires les guerres qui sont faites, non par ambition ou
par cruauté, mais par amour de la paix, pour réprimer les méchants et secourir
les bons. »
On le voit, il peut arriver qu'une guerre déclarée par
l'autorité légitime, et pour une cause juste, devienne néanmoins illicite par
la mauvaise intention des combattants. Aussi saint Augustin ajoutait-il : « Le
désir de nuire, la vengeance cruelle, un cœur implacable, la férocité,
l'ambition, et les autres excès semblables, sont choses justement condamnées
dans la guerre. »
On cite
contre la guerre ces paroles du Sauveur : « Celui qui aura pris le
glaive périra par le glaive. » (Matth. xxvi, 52) ; et ces autres :
Je vous dis de ne point résister au méchant. » (Matth. v, 19.) Saint
Augustin répond : « Celui-là prend le glaive qui, sans ordre ni
permission de l'autorité supérieure, fait usage du glaive ; mais celui qui
est armé par l'autorité des princes ou des juges pour défendre la justice au
nom de Dieu, reçoit le glaive plutôt qu'il ne le prend. » Les princes eux-mêmes
le reçoivent, lorsqu'ils soutiennent une cause juste, par l'autorité de Dieu.
L'ordre de ne point résister au méchant s'applique à la disposition intérieure
pour le cas où la résistance n'est point utile. Mais le bien public, et le bien
des méchants eux-mêmes, demandent parfois qu'il en soit autrement. « Ôter
à un ennemi le pouvoir de faire le mal, a dit saint Augustin, c'est le vaincre
pour son bien. La félicité des pécheurs est ce qu'il y a pour eux de plus
funeste ; elle nourrit dans leur cœur l'impunité, et leur volonté, comme
un ennemi domestique s'affermit dans le mal de plus en plus. »
Le Seigneur a dit à Pierre : « Remettez votre épée
dans le fourreau. » (Matth. xxvi, 52.) Cette parole s'applique aux évêques
et aux clercs.
Les exercices de la guerre sont incompatibles avec les devoirs
des évêques et du clergé : d'abord, pour une raison générale ; ils
entraînent des sollicitudes qui empêchent l'esprit de méditer les vérités
divines, de louer Dieu et de prier pour le peuple. « Que celui qui est
enrôlé dans la milice du Seigneur, dit saint Paul, ne s'embarrasse point dans
les affaires du siècle. » (2 Tim. ii, 4.) Ensuite, pour une raison
spéciale. Tous les ordres sacrés se rapportent au sacrifice de l'autel, où la
passion du Christ est représentée sacramentellement, suivant cette parole :
« Chaque fois que vous mangerez ce pain et que vous boirez ce calice, vous
annoncerez la mort du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. » (1 Cor. xi, 26 )
Il n'est pas convenable que le ministre d'un tel sacrifice répande le sang ;
il doit être bien plutôt disposé à verser le sien, à l'exemple de son divin
Maître. « Les armes de notre milice, dit encore saint Paul, ne sont point
des armes charnelles ; elles ont toute leur puissance en Dieu. » (2
Cor, x, 4.) Ces considérations ont déterminé l'Église à établir que les clercs
qui répandent le sang, même sans péché, tombent dans l'irrégularité. Aucun
homme, chargé d'un ministère, ne saurait faire licitement ce qui le rend
inhabile à le remplir.
Quoiqu'il
ne soit point permis aux clercs de faire la guerre, ils peuvent y assister pour
porter les secours spirituels aux combattants. Ils peuvent même exhorter
ceux-ci et les disposer à soutenir une guerre juste ; s'il ne leur est pas
permis d'y prendre part, ce n'est pas parce que la guerre est un péché, c'est
que les exercices qu'elle exige ne conviennent point à leur état.
« Dans une guerre légitime, répondait saint Augustin, il
n'importe point à la justice que l'on combatte ouvertement ou en dressant des
embûches. » Il le prouve par l'autorité de Dieu même, qui ordonna à Josué
de tendre des embûches aux habitants de la ville de Haï. (Jos. viii.)
Les embûches ont pour but de tromper l'ennemi. — Or, on trompe
les hommes de deux manières : en premier lieu, quand on dit des faussetés
ou que l'on manque à sa promesse, ce qui n'est jamais permis, même à la guerre ;
car il y a des droits et des conventions que l'on doit observer entre ennemis.
— En second lieu, on trompe les hommes en ne leur découvrant pas ses projets et
ses pensées. La discrétion étant une des règles élémentaires de l'art
militaire, on doit se garder de faire connaître aux ennemis les plans que l'on
médite contre eux ; et, dès-lors, les embûches, qui consistent
essentiellement dans des desseins secrets, sont permises dans une guerre juste.
De telles embûches, qui ne répugnent ni à la justice ni à la droiture des intentions,
ne sont pas proprement des fraudes ; ce serait être déraisonnable que de
vouloir connaître tous les secrets d'autrui
Il est écrit au sujet des Machabées : « Ils prirent
alors une louable résolution, disant : Qui que ce soit qui nous attaquera le jour du sabbat,
combattons contre lui. » (1 Mach. ii, 41.)
L'observation des jours de fête n'interdit pas ce qui est
nécessaire au salut corporel de l'homme. Le Seigneur ne disait-il pas aux Juifs :
« Vous avez tort de vous indigner contre moi, parce que j'ai guéri un
homme le jour du sabbat ? » (Jean, vii, 23.) Les médecins peuvent
traiter les malades un jour de fête : à plus forte raison est-il permis de
sauver l'État ; car, en le sauvant, on empêche la mort de plusieurs, et
l'on prévient une foule de maux temporels et spirituels. Il est donc permis, si
la nécessité l'exige, de livrer combat les jours de fête. Ce serait tenter Dieu
que de vouloir, sous l'empire de la nécessité, s'abstenir de combattre.
L'Apôtre énumère les querelles parmi les œuvres qui excluent
du royaume de Dieu. (Gal. v, 20.)
La querelle (rixa) est une espèce de guerre
particulière entre personnes privées. — Chez l'agresseur injuste, elle est un
péché mortel ; on ne peut, sans péché grave, nuire à son prochain par des
voies de fait. — Dans celui qui repousse l'injure dont il est l'objet, il n'y a
pas de péché ; la querelle, à proprement parler, n'existe pas de son côté.
Toutefois, s'il se défend avec un sentiment de vengeance, de haine, ou sans la
modération convenable, il pèche ; véniellement, lorsque le mouvement de
haine, ou de vengeance est léger, et que les limites de la modération sont peu
dépassées ; mortellement, si, de dessein bien arrêté, il se précipite sur
son agresseur pour le tuer ou le blesser grièvement.
La querelle vient de la colère, comme le déclarent les Proverbes
dans ce texte : « L'homme en colère provoque les querelles. » (xx,
18.)
Un individu peut vouloir en blesser un autre de deux manières :
d'abord en se proposant absolument de lui nuire, ce qui appartient à la haine ;
ensuite, en se proposant de le blesser de manière qu'il le sache et malgré sa
résistance. Tel est le sens qu'il faut attacher au mot querelle ; or cette
intention appartient proprement à la colère, qui est le désir de la vengeance.
C'est peu pour un homme irrité de nuire secrètement ; il veut faire sentir
que le mal qu'il fait a pour but de venger l'injure reçue. Voilà dans quel sens
la querelle est fille de la colère.
Ce n'est
pas que la concupiscence, l'orgueil, la vaine gloire, les discours insensés, la
haine et l'envie n'en soient aussi des causes occasionnelles ; mais la colère
la produit plus directement.
L'Apôtre distingue la sédition des autres péchés. (2 Cor. xii,
20.)
La sédition est un péché spécial, qui a quelque chose de
commun avec la guerre et avec la querelle, mais qui en diffère sur deux points.
Ce qu'elle a de commun consiste en ce qu'elle implique, comme elles, une
certaine contradiction. Le premier point où elle en diffère, c'est que la guerre
et la querelle sont une lutte mutuelle en action, tandis qu'elle peut exister
dans la préparation seule de la lutte. « La sédition, dit la glose, est un
tumulte qui dispose au combat. Le second point, c'est que la guerre se fait
proprement contre les ennemis du dehors, pour ainsi dire de peuple à peuple ;
que la querelle est le combat d'un homme contre un homme ou d'un petit nombre
d'hommes contre un petit nombre ; au lieu que la sédition se produit entre
les parties divisées d'un même peuple. Et c'est pour cela qu'elle est un péché
spécial, en tant qu'elle est opposée à un bien spécial, c'est-à-dire à l'unité
et à la paix de la multitude.
Le
schisme est opposé à l'unité spirituelle de la multitude ; la sédition, à
l'unité temporelle.
L'Apôtre met la sédition au rang des péchés mortels. (2 Cor.
xii, 20.) — Contraire, en effet, à l'unité d'un peuple, d'une cité ou d'un
royaume, elle est nécessairement un péché grave. « Un peuple, dit saint
Augustin, ce n'est pas une association quelconque, mais une association fondée
sur la sanction du droit et sur des intérêts communs. » L'unité à laquelle
la sédition est opposée est donc l'unité du droit et de l'intérêt public. Il en
résulte que la sédition, opposée à la justice et au bien commun, est un péché
mortel dans son genre ; péché qui l'emporte en gravité sur la querelle,
autant que le bien général l'emporte sur le bien particulier. — Les chefs de la
révolte pèchent très-grièvement, et ceux qui les suivent pèchent aussi,
puisqu'ils portent atteinte au bien général. Quant aux hommes qui défendent le
bien public, on ne doit pas les appeler des séditieux.
Le trouble que l'on excite contre un gouvernement tyrannique,
qui ne tend qu'au bien particulier de celui qui gouverne, n'a le caractère
d'une sédition que dans le cas où le peuple, en provoquant ce trouble, donne
occasion à des désordres si graves qu'il en a plus à souffrir que de l'empire
du tyran.
Lorsqu'un homme rencontre un objet qui l'expose à tomber, cet
obstacle porte, en grec, le nom de scandale. De même, lorsque, dans la
voie spirituelle, nous nous trouvons exposés à tomber par l'effet d'une parole
ou d'une action d'autrui, cette parole ou cette action s'appelle un scandale.
Comme rien n'expose à la ruine spirituelle que ce qui manque de quelque
droiture, le scandale peut très-bien se définir : « une parole ou une
action moins droite qui donne aux autres une occasion de ruine
spirituelle. »
Moins droite, c'est-à-dire mauvaise en soi ou en apparence ; l'Apôtre nous dit :
« Abstenez-vous de toute apparence mauvaise. » (1 Thes.v, 22.) — Observons
que l'on ne se sert pas du mot cause, mais du mot occasion. — Quand
l'occasion est donnée en-dehors de notre intention et de la nature de l'acte,
elle est purement accidentelle, et le scandale, s'il a lieu, est passif,
c'est-à-dire pris. — Le scandale est actif sans être passif, lorsque l'on y
résiste et qu'il ne produit pas son effet.
Il y a deux sortes de scandale : le scandale passif, dans
celui qui se scandalise en péchant ; et le scandale actif, dans celui qui
scandalise les autres en leur donnant une occasion de péché. — Le scandale
passif est toujours un péché dans celui qui est scandalisé ; on ne l'est
qu'autant qu'on fait une chute spirituelle. — Le scandale actif est pareillement
toujours un péché dans celui qui scandalise ; car, ou l'action qu'il fait
est un péché, ou elle en a simplement l'apparence, et, dans ce dernier cas, il
doit s'en abstenir par charité. Ainsi le scandale, soit actif, soit passif, est
toujours un péché.
Cette
parole : « Il est nécessaire qu'il y ait des scandales » (Matth.
xviii, 7), peut s'entendre de plusieurs manières : d'abord, d'une
nécessité conditionnelle, car ce que Dieu prévoit arrive infailliblement ;
ensuite, d'une nécessité finale, pour la manifestation de ceux qui sont
éprouvés ; enfin, d'une nécessité morale, eu égard à la condition humaine,
qui ne se tient pas assez sur ses gardes. En ce dernier sens, « il est
nécessaire, » c'est-à-dire infaillible, « qu'il arrive des scandales ; »
comme si un médecin disait : avec un pareil régime, il est nécessaire que
ces gens-là soient malades.
Le scandale passif n'est pas un péché spécial ; à
l'occasion d'une parole ou d'une action, on peut tomber dans tout genre de
péché. — Le scandale indirectement actif, qui, donné par accident, c'est-à-dire
sans intention, comme quand une personne, par action ou par parole, occasionne
un péché sans autre dessein que de satisfaire sa volonté, n'est pas non plus un
péché spécial ; ce qui n'est qu'accidentel ne constitue pas l'espèce d'un
péché. — Mais le scandale directement actif, qui existe quand quelqu'un, par
une parole ou par une action déréglée, a l'intention d'entraîner une autre
personne au mal, est un péché spécial, par là même que l'on se propose une fin
particulière. Ce péché est opposé à la correction fraternelle.
Le scandale passif est véniel, lorsqu'il ne consiste pour
ainsi dire que dans un simple bronchement qui ne fait que ralentir notre
marche. Il est mortel, lorsqu'une faute grave se substitue au bronchement. — Le
scandale actif donné sans intention, lorsque quelqu'un fait avec une certaine
légèreté et indiscrétion un péché véniel ou un acte qui n'a que l'apparence du
mal, est un péché ordinairement véniel ; bien qu'il soit mortel parfois,
soit parce que l'on commet un péché mortel, soit parce que l'on méprise à tel
point le salut du prochain qu'on ne veut pas s'abstenir de certaines actions,
pour ne le point scandaliser. — Le scandale actif, donné avec l'intention
d'induire quelqu'un à pécher mortellement, est, à plus forte raison, un péché
mortel. Il en est un encore, si l'on se propose d'induire le prochain à un
péché véniel par un acte de péché mortel ; mais il est véniel seulement,
si l'on a l'intention de le porter à un péché véniel par un acte de péché
véniel.
Saint Jérôme, commentant ces paroles du Sauveur : « Celui
qui aura scandalisé un de ces petits enfants » (Matt. xviii, 6), fait
observer avec raison que celui qui se scandalise est un petit enfant.
Comme les parfaits ne recherchent que Dieu, dont la bonté est
immuable, et ne s'attachent à leurs supérieurs qu'autant que ceux-ci sont unis
eux-mêmes à Jésus-Christ, suivant ces paroles de l'Apôtre : « Soyez
mes imitateurs comme je le suis du Christ » (1 Cor. iv, 16), quel que soit
le dérèglement des paroles qu'ils entendent ou des actions qu'ils voient, ils
ne s'écartent pas de leur droit chemin. « Ceux qui se confient dans le
Seigneur sont inébranlables comme la montagne de Sion, chantait le Psalmiste ;
celui qui demeure dans Jérusalem ne sera point ébranlé. » (Ps. cxxiv, 1.)
Pour cette raison, le scandale ne se rencontre point chez les hommes
parfaitement unis à Dieu par l'amour ; aussi le Psalmiste disait-il encore :
« Une grande paix est le partage de ceux qui aiment votre loi, et ils sont
à l'abri du scandale. » (Ps. cxviii, 16.)
D'après ce texte de l'Apôtre : « Que tout se fasse
avec honnêteté et avec ordre (1 Cor. xiv. 40), il appartient aux parfaits de
prendre la raison pour règle et de mettre de l'ordre dans ce qu'ils font. Ils
ont cette précaution non-seulement dans les choses où ils pourraient pécher,
mais dans celles où ils seraient pour les autres un sujet de péché. Si, dans
leurs paroles ou leurs actions publiques, ils s'écartent un peu de cette règle,
cela tient à la fragilité humaine, et cet écart n'est point assez important
pour que les autres en puissent prendre raisonnablement une occasion de pécher.
Il y a
des gens qui, comme les Pharisiens, se scandalisent sans sujet. On a dit qu'il
n'y a pas de scandale passif sans un scandale actif. Cela est vrai ; mais
on peut se scandaliser soi-même.
Parmi les biens spirituels, il y en a qui sont de nécessité de
salut. La charité voulant que l'on préfère son salut à celui du prochain, ce
qui est de stricte obligation ne doit pas être omis à cause du scandale : il
n'est jamais permis de pécher, même véniellement. Quant aux bonnes œuvres qui
ne sont point d'obligation pour le salut, nous ne devons pas omettre celles que
les méchants, au moyen de certains scandales qu'ils excitent eux-mêmes,
voudraient empêcher par pure malice. Jésus-Christ, dans l'Évangile, nous
apprend à mépriser le scandale des Pharisiens. (Matth. xv.) Il n'en est pas de
même du scandale des faibles, ainsi appelé parce qu'il vient de la
faiblesse ou de l'ignorance ; on doit, jusqu'à ce que l'on en ait levé la
cause en donnant raison de sa conduite, faire en secret ou différer certaines
actions bonnes en elles-mêmes, quand il n'y a aucun danger à agir de la sorte.
Mais si, après les explications nécessaires, ce scandale persévère, il paraît
être le fruit de la malice, et l'on ne doit plus, à cause de lui, négliger les
biens spirituels.
Saint Thomas de Cantorbéry réclama les biens ecclésiastiques
malgré le scandale du roi.
Ou ces biens ont été confiés à notre garde, ou ils sont à
nous. — Les biens qui nous ont été confiés par l'Église, par l'État, ou même
par un simple particulier, ne doivent pas être abandonnés à cause du scandale ;
leur conservation constitue un devoir rigoureux. — Quant aux biens temporels
qui sont à nous, et que nous pouvons sacrifier, soit en les donnant si nous les
avons, soit en ne les réclamant pas s'ils sont entre les mains d'autrui,
quelquefois nous devons y renoncer, mais quelquefois aussi nous ne le devons pas.
Lorsque le scandale provient de l'ignorance ou de la faiblesse, ce que nous
avons appelé le scandale des faibles, on doit abandonner ces sortes de biens ou
donner quelque explication qui fasse voir qu'en les exigeant on use de son
droit. Si le scandale est pharisaïque, c'est-à-dire le fait de la malice,
renoncer aux biens temporels, pour l'empêcher, serait une faiblesse
préjudiciable au bien commun. En fournissant ainsi l'occasion de prendre ou de
retenir le bien d'autrui, on nuirait au ravisseur lui-même, qui, faute de
restitution, croupirait dans son péché. « S'il y a des injustices que nous
devons tolérer, nous dit saint Grégoire, il en est d'autres aussi que nous
devons arrêter en toute justice, non-seulement pour que les voleurs ne nous
prennent pas ce qui nous appartient, mais encore de peur qu'après avoir ravi ce
qui n'est pas à eux, ils ne se perdent eux-mêmes. »
Le
précepte de Notre-Seigneur : « Si quelqu'un veut plaider contre vous
pour prendre votre tunique, abandonnez-lui votre manteau » (Matth. v, 40),
doit s'entendre, comme l'enseigne saint Augustin, de la disposition du cœur, en
ce sens qu'il faut être prêt à souffrir, dans le cas où cela est convenable,
une injure ou une injustice, plutôt que d'entrer en procès ; mais il peut
arriver que cela ne soit pas à propos.
La fin de la vie spirituelle n'est autre que d'unir l'homme à
Dieu par la charité. De là vient que l'Apôtre écrivait : « La fin des
commandements, c'est la charité qui naît d'un cœur pur, d'une bonne conscience
et d'une foi sincère. » (1 Tim. i, 5.) Le plus grand précepte, en
conséquence, est celui qui prescrit la charité.
Tous les
préceptes du Décalogue ont pour fin l'amour de Dieu et du prochain ; c'est
pour cela même que ceux de la charité n'y figurent pas : ils sont
renfermés dans chacun d'eux.
Dans la pratique de la vie, où les préceptes divins doivent
nous diriger, la fin nous sert de principe. Cette fin, c'est l'amour de Dieu,
auquel se rapporte l'amour du prochain. Quoique ces deux amours soient
renfermés l'un dans l'autre, il n'a pas suffi d'établir le premier ; il a
fallu poser celui de l'amour du prochain, dans l'intérêt des hommes moins intelligents
qui n'auraient pas facilement vu que ce précepte est supposé dans l'autre. De
là ce que nous lisons dans saint Jean : « Nous avons reçu de Dieu ce
commandement, que celui qui aime Dieu aime aussi son prochain. » (1 Jean,
iv, 21.)
Quoique
la charité soit une vertu une, elle se traduit par deux actes, dont l'un se
rapporte à l'autre. On aime Dieu dans le prochain, comme la fin dans le moyen
qui conduit à la fin. Réciproquement, le moyen tire de sa liaison avec la fin
son caractère de bonté.
Oui ; car « ces deux préceptes, le Sauveur l'a
déclaré, renferment toute la loi et les prophètes. » (Matth. xxii, 40.)
L'un nous porte à aimer Dieu comme notre fin dernière ; l'autre, le
prochain pour Dieu, c'est-à-dire à cause de notre fin.
Il n'est
pas un acte de charité qui ne découle de l'un de ces deux amours. Mais, pour
stimuler les âmes paresseuses, des préceptes explicites sur la joie, la paix,
la bienfaisance, et contre les vices opposés à la charité, sont néanmoins
consignés dans l'Écriture. Nous y lisons, sur la joie : « Réjouissez-vous
toujours dans le Seigneur » (Phil. iv, 4 ) ; — sur la paix : « Gardez
la paix avec tout le monde » (Héb, xii, 14) ; — sur la bienfaisance :
« Pendant que nous avons le temps, faisons du bien à tous nos semblables »
(Gal. ult. 10) ; — contre les vices opposés à la charité : « Ne
haïssez pas votre frère dans votre cœur. » (Lév. xix, 17.) « Ne vous
dégoûtez point des liens de la sagesse. » (Eccl. vi, 26.) « Ne soyons
pas désireux de la
vaine gloire, et ne nous livrons pas à de mutuelles jalousies. » (Gal. v,
26.) « Ayez tous le même langage, et qu'il n'y ait point de schisme parmi
vous. » (1 Cor. i, 10.) « Ne mettez point d'obstacles devant votre
frère. » (Rom. xiv, 13.)
Dieu doit être aimé comme la fin dernière, à laquelle il faut
tout rapporter. Pour cette raison, le précepte de l'amour de Dieu a dû désigner
une totalité quelconque. De là ces paroles : « Vous aimerez Dieu de
tout votre cœur. »
On aime
Dieu de tout son cœur de deux manières : premièrement, d'un amour actuel,
de telle sorte que le cœur soit toujours présentement et tout entier porté vers
Dieu : cet amour est la perfection du ciel ; en second lieu, d'un
amour habituel, de façon que le cœur tout entier, se portant habituellement vers
Dieu, n'accepte rien de contraire à l'amour divin : cet amour est la
perfection de la terre, à laquelle le péché véniel n'est pas contraire. Quant à
la perfection que les conseils ont pour but, elle tient le milieu entre ces
deux perfections ; elle consiste à se détacher, autant que possible, des
choses temporelles, mène permises, qui, préoccupant l'esprit, l'empêchent de
s'élever actuellement vers Dieu.
Observons d'abord que le précepte qui nous occupe est exprimé
diversement en divers endroits de l’Écriture. Le Deutéronome porte : « de
tout votre cœur, de toute votre âme et de toute votre force. » (Deut. vi,
5) ; saint Matthieu : « de tout votre cœur et de tout votre
esprit » (Matth. xxii, 37) ; saint Marc : « de tout votre cœur,
de toute votre âme, de tout votre esprit et de toute votre vertu » (Marc,
xii, 30) ; saint Luc : « de tout votre cœur, de toute votre âme,
de tout votre esprit et de toutes vos forces. » Il faut expliquer le sens
de ces quatre dernières locutions ; car, s'il y en a quelques-unes
d'omises dans l'un de ces textes, c'est qu'elles y sont supposées par celles
qui s'y trouvent.
L'amour est l'acte de la volonté désignée par le cœur.
Or la volonté est le principe de tous nos actes spirituels, en tant qu'elle se
propose la fin dernière, qui est l'objet de la charité. De plus, trois
principes d'action sont mis en exercice par la charité : l'intelligence ou
l'esprit (mens) ; la puissance appétitive intérieure exprimée par
l'âme (anima) ; et la puissance exécutive extérieure désignée par
la force (fortitudo), par la vertu (virtus), et par les forces (vires).
En conséquence, il nous est ordonné de diriger vers Dieu toutes nos intentions,
ce qui est l'aimer de tout notre cœur ; de lui soumettre toute
notre intelligence, ce qui est l'aimer de tout notre esprit ; de
régler selon ses vues tous nos appétits, ce qui est l'aimer de toute notre
âme ; et de faire toutes nos actions extérieures selon sa volonté, ce
qui est l'aimer de toute notre force, de toute notre vertu et de
toutes nos forces.
Il y a deux manières d'accomplir un précepte. Si un général
ordonne à son armée de combattre, les soldats qui triomphent de l'ennemi, selon
le désir de leur chef, accomplissent parfaitement son précepte ; tandis
que ceux qui ne voient point la victoire couronner leurs efforts et qui
n'omettent rien de la discipline militaire, l'accomplissent encore, mais
imparfaitement. Semblablement, Dieu se propose, dans le précepte de la charité,
de s'unir entièrement l'homme ; mais ce précepte ne sera parfaitement
accompli que dans le ciel, où, selon l'expression de l'Apôtre, « Dieu sera
tout en tous. » (1 Cor. xv, 28.) Il est accompli sur la terre, mais d'une
manière imparfaite, quoique les uns le remplissent d'une manière plus parfaite
que les autres, en s'approchant davantage de la perfection céleste.
Nous
sommes dans le cas du soldat qui combat légitimement sans remporter la
victoire. Est-il coupable ? Non. Mérite-t-il une punition ? Non. Une
récompense, au contraire, lui est due. « Pourquoi, demande saint Augustin,
ne ferait-on pas à l'homme un précepte de cette perfection, à laquelle cependant
personne ne parvient en ce monde ? Est-ce que l'on court dans le droit
chemin, si l'on ignore le terme de sa course ; et comment le connaitre, si
aucun précepte ne le faisait voir ? »
Ce précepte, ainsi conçu : « Vous aimerez le
prochain comme vous-même, » est convenable, en ce qu'il montre tout à la
fois le motif et la règle de l'amour. — Il en montre le motif dans le mot prochain ;
car le vrai motif que nous avons d'aimer les autres d'un amour de charité,
c'est qu'ils sont nos proches sous le double rapport de l'image naturelle de
Dieu et de leur vocation à la gloire éternelle. — Il en montre la règle dans
cette parole : comme vous-même, qui signifie que l'on doit aimer le
prochain, non autant que soi, mais d'un amour semblable à celui que l'on doit
avoir pour soi, c'est-à-dire d'un amour saint, juste et vrai ; saint,
car on doit s'aimer soi-même à cause de Dieu ; juste, parce qu'en
condescendant aux désirs du prochain on veut le bien ; vrai, puisque nous
devons aimer le prochain pour lui-même et non pas pour nous.
Le mode spécial qui rentre dans l'essence même d'un acte
vertueux tombe sous le précepte qui ordonne cet acte. Or l'ordre de la charité
appartient à l'essence même de cette vertu ; car il dérive, par
proportion, de l'objet même de l'amour[227]. Il s'ensuit qu'il tombe sous le précepte.
L'ordre
des quatre choses que nous devons aimer .par la charité est exprimé dans l'Écriture
sainte. Le précepte d'aimer Dieu de tout notre cœur nous fait comprendre que
nous devons aimer Dieu par-dessus tout. Celui qui nous ordonne d'aimer notre
prochain comme nous-mêmes marque bien que l'amour de soi a la priorité
sur l'amour du prochain. De même aussi, quand saint Jean nous dit :
« Nous devons donner notre vie pour nos frères » (1 Jean, iii, 16),
on conçoit aisément que nous devons aimer notre prochain plus que notre propre
corps. Lorsque Saint Paul ajoute : « Faisons du bien principalement
aux serviteurs de la foi » (Gal. vi, 10), et que nous l'entendons blâmer
celui qui n'a pas soin des siens et surtout de ceux qui composent sa maison (1
Tim. v, 8), il est clair que nous devons aimer davantage ceux qui sont
meilleurs et ceux qui nous sont plus proches.
Isaïe a rangé la sagesse parmi les dons de l'Esprit-Saint,
comme on le voit par ces paroles : « Sur lui reposera l'esprit du
Seigneur, l'esprit de sagesse, etc. » (xi, 2.)
On appelle sages, dans un genre quelconque, les hommes qui
s'élèvent à la cause la plus élevée de ce genre ; et on donne absolument
ce nom à celui qui, remontant à Dieu même, la plus haute de toutes les causes,
juge avec certitude toutes les autres causes et ordonne toutes choses d'après
les règles divines. Or c'est de l'Esprit-Saint que l'homme reçoit un tel
jugement, suivant ces paroles : « L'homme spirituel juge tout, parce
que l'esprit pénètre tout, même les secrets de Dieu. » (1 Cor.ii, 15.)
Voilà pourquoi la sagesse est un don de l'Esprit-Saint.
La
sagesse, qui est un don de l'Esprit-Saint, n'est pas la vertu intellectuelle
que l'on acquiert par l'étude. — Elle diffère aussi de la foi, qu'elle
présuppose. — Elle a pour principale manifestation la piété et la crainte de
Dieu, par lesquelles un homme prouve qu'il juge sainement des choses divines.
La rectitude du jugement fondée sur les vérités divines
résulte tantôt du bon usage de notre raison, tantôt d'une certaine conformité
de nature avec les matières qui doivent être jugées. — Or, s'il appartient à la
sagesse, comme vertu intellectuelle, de porter un jugement droit sur les choses
divines d'après les lumières de la raison, il est réservé à la sagesse, comme don
du Saint-Esprit, d'en bien juger par la conformité de nature avec elles. C'est
de là que saint Denis disait : « Hiérothée est devenu parfait dans
les choses de Dieu, non pas seulement en les étudiant, mais en les ressentant. »
Cette sorte de passivité ou de conformité pour ainsi dire naturelle avec les
choses divines est le fruit de la charité, qui nous unit à Dieu suivant cette
parole : « Celui qui s'attache à Dieu ne fait qu'un esprit avec lui. »
(1 Cor.vi,17.) Par conséquent, la sagesse, comme don, a sa cause dans la
volonté, à savoir, la charité ; mais elle a son essence dans
l'intelligence, dont l'acte propre est de bien juger.
L'intellect
a deux actes : percevoir et juger. Le don d'intelligence se rapporte à la
perception ; le don de sagesse, au jugement.
La sagesse, comme don, n'est pas seulement spéculative, elle
est encore pratique. L'Apôtre n'écrit-il pas aux Colossiens : « Conduisez-vous
avec sagesse envers ceux qui sont hors de l'Église ? » (Colos. iv,
5.)
Saint Augustin remarque très-bien que le don de sagesse est
dans la partie supérieure de la raison, et le don de science dans la partie
inférieure. Or la raison supérieure s'élève aux raisons divines, soit pour les
considérer, soit pour les consulter : pour les considérer, par la
contemplation ; pour les consulter, afin de juger par elles les actes
humains, et de les diriger selon les règles divines. Ainsi la sagesse, en tant
que don, n'est pas seulement spéculative, elle est encore pratique.
La
sagesse comme don, est supérieure à la sagesse comme vertu intellectuelle ;
elle met notre âme dans un rapport plus intime avec Dieu : voilà pourquoi
elle doit diriger l'homme, non-seulement dans la contemplation, mais dans
l'action ; les choses éternelles et nécessaires sont la règle des actes
humains.
Non ; il est écrit : « La sagesse n'entrera pas
dans une âme méchante ; elle n'habitera pas dans un corps soumis au péché. »
(Sag. i, 4.)
Suivant ce qui précède, la sagesse, don du Saint-Esprit, fait
porter un jugement sain sur les choses divines en vertu d'une certaine
conformité de nature avec elles, conformité qui provient de la charité. La
sagesse dont nous parlons présuppose par conséquent la charité, qui n'est pas
compatible avec le péché mortel. Dès-lors, elle ne peut pas exister dans une
âme avec le péché mortel.
La
connaissance des choses divines acquise par l'étude et par les lumières de la
raison ne peut coexister avec le péché mortel ; mais il n'en est pas ainsi
de la sagesse considérée comme don de l'Esprit-Saint.
« Dieu, dit l'Écriture, n'aime que celui qui habite avec
la sagesse. » (Sag. vii, 28.) Dieu est l'ami de tous ceux qui sont état de
grâce. Ceux-ci ont donc la sagesse.
Quelques-uns la reçoivent, soit pour la contemplation, soit
pour la bonne direction de leurs affaires, dans le degré simplement nécessaire
au salut. Ainsi comprise, elle ne fait défaut à aucun de ceux qui ont la
charité. Les autres la reçoivent à un degré plus élevé, soit pour contempler
les mystères divins et les expliquer aux autres, soit pour se diriger eux-mêmes
ou pour diriger les autres conformément aux lois divines. Ce degré supérieur de
sagesse n'est pas le partage de tous ceux qui ont la grâce sanctifiante : il
appartient principalement aux grâces gratuitement données que l'Esprit-Saint
distribue comme il lui plait. (1 Cor. xii, 18.)
Les
aliénés qui ont reçu le baptême, et les petits enfants, ont l'habitude de la
sagesse considérée comme un don du Saint-Esprit ; mais ils n'en ont point
l'acte, par suite de l'empêchement corporel qui leur interdit l'usage de leur raison.
La septième béatitude : « Bienheureux les
pacifiques, » répond parfaitement au don de sagesse.
Les pacifiques sont ainsi appelés parce qu'ils établissent la
paix en eux-mêmes et dans les autres. Comme il appartient à la sagesse
d'établir l'ordre, c'est avec raison qu'on lui attribue le pouvoir de pacifier.
La récompense qui vient ensuite : « Ils seront appelés les enfants de
Dieu, » convient également au don de sagesse, puisque l'on appelle enfants
de Dieu ceux qui participent à la ressemblance du Fils unique de Dieu, qui est
la Sagesse engendrée ; en participant au don de sagesse, l'homme arrive à
la filiation divine.
La sagesse est l'état d'un homme qui possède un jugement
subtil et pénétrant ; elle a pour contraire la folie, qui dénote un cœur
émoussé et un sens hébété.
Lorsque la folie est la suite d'une maladie naturelle, comme
chez les aliénés, elle n'est point un péché ; mais celle qui provient des
jouissances matérielles où l'on ensevelit ses sens, et dont parle l'Apôtre,
quand il dit : « L'homme animal ne perçoit pas ce qui est de Dieu »
(1 Cor. ii, 14), en est certainement un. On se rend par une telle conduite
incapable de percevoir les choses divines, et l'on devient semblable à un homme
dont le goût, gâté par une humeur mauvaise, ne trouve plus de saveur aux mets
les plus doux.
On nous
dira que personne ne veut directement encourir la folie ; nous ne le nions
point. Mais on veut ce qui l'amène, et cela suffit. Le luxurieux lui-même
veut-il directement le péché ? Non ; mais il veut le plaisir dont le
péché est nécessairement inséparable : il est néanmoins coupable du péché
de luxure. — La folie est opposée aux préceptes qui nous prescrivent de
contempler la vérité.
Parlant de la fille de débauche, les Proverbes disent :
« L'insensé la suit, et, dans sa folie, il ne comprend pas qu'il court au-devant
de ses chaînes. » (vii, 22.)
Rien ne conduit plus promptement à l'extinction du sens
spirituel, c'est-à-dire à la folie, que la luxure, qui, livrant l'âme à des
plaisirs très-sensibles, l'absorbe complètement dans la matière. La folie en
vient tout particulièrement ; elle est sa fille.
Le propre de la folie est d'inspirer le dégoût de Dieu et de
ses dons, la haine même de Dieu et le désespoir à l'égard des biens futurs,
vices que saint Grégoire range parmi les enfants de la luxure.
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EXPLICATION.
Des vertus théologales nous arrivons aux vertus morales ou
cardinales, à la tête desquelles se place la prudence, dont nous allons faire connaître
la nature (47) ; — ensuite les parties, que nous examinerons en général(48)
— et en particulier quant à ses parties intégrales (49), — subjectives (50) — et
potentielles (51)
Le don qui correspond à la prudence est le don de conseil (52).
Il y a des vices qui sont manifestement opposés à la prudence ;
ce sont : l'imprudence (53), — la négligence (54), — et des vices qui lui
sont opposés avec une certaine ressemblance (55).
Enfin, nous disons un mot des préceptes qui concernent cette
vertu (56).
La prudence, suivant la définition de saint Augustin, est « la
connaissance des choses que l'on doit rechercher ou fuir. » — Conséquemment,
la prudence appartient à la puissance intellective de notre âme et non à la
puissance appétitive.
« L'homme prudent, dit à son tour saint Isidore, voit de
loin ; doué de perspicacité, il prévoit les éventualités des choses. »
Voir n'est pas dans la nature des facultés appétitives. Prévoir n'est pas
davantage dans celle des facultés sensitives, qui connaissent seulement les
objets présents. Pressentir l'avenir au moyen du présent et du passé étant un
acte qui exige un certain travail de comparaison, la prudence a son siège dans
la raison même.
On a dit
qu'elle a pour fonction de choisir avec discernement, et que l'élection est un
acte de la puissance appétitive. — Il faut observer qu'avant l'élection il y a
le conseil de la raison, qui appartient en propre à la prudence. L'élection
elle-même lui revient aussi, mais seulement par voie de conséquence, en tant
qu'elle dirige la volonté par ses conseils.
Le
mérite de l'homme prudent consiste dans la mise en œuvre, qui est la fin de la
raison pratique, et non pas dans la seule considération des choses. À la
différence d'un art qui ne réside que dans la raison, la prudence applique
notre volonté à l'action.
« La prudence, dit Aristote, est la droite raison
appliquée à ce que l'on doit faire. »
Il est du ressort de la prudence de prendre conseil, et
l'objet du conseil est de déterminer les meilleurs moyens pour arriver à une
fin. Or la faculté qui s'occupe des moyens d'atteindre un but n'est autre que
la raison pratique ; la prudence lui revient de droit.
La
prudence est la sagesse dans les choses humaines. Elle applique la droite
raison à ce qui est du domaine du conseil, c'est-à-dire aux choses où l'on ne
procède pas, comme dans les arts, par des voies fixes et déterminées. Il n'y a
pas de prudence spéculative.
La prudence doit appliquer les principes aux actions ; or
nul ne saurait faire l'application convenable d'un moyen à une fin, s'il ne
connaît pas tout à la fois ce qu'il doit appliquer et ce à quoi il doit
l'appliquer. L'homme prudent doit, de toute nécessité, connaître, non-seulement
les principes généraux de la raison, mais les choses particulières qui sont
l'objet des opérations humaines.
Les
choses particulières sont infinies, et nos prévisions incertaines ; mais
l'expérience ramène les infinis particuliers à quelques finis qui arrivent le
plus souvent : cette connaissance suffit à la prudence humaine.
« La prudence, la tempérance, la justice et la force, dit
saint Grégoire, forment quatre vertus. »
La vertu est ce qui rend bon celui qui la possède et les œuvres
qu'il fait. — Les habitudes qui règlent les opérations de la raison sans
s'occuper de la droiture de la volonté sont des vertus imparfaites. — Celles
qui perfectionnent la volonté sont des vertus parfaites. — La prudence est une
habitude de ce dernier genre. Comme elle applique la droite raison à l'œuvre,
ce qui n'est possible qu'autant que la volonté elle-même est bien réglée, elle
n'est pas seulement une vertu intellectuelle, elle est aussi une vertu morale.
La prudence se distingue d'abord des autres vertus
intellectuelles : elle s'occupe des objets matériels et contingents. La
sagesse, la science et l'intelligence, vertus intellectuelles, ont pour objet
les vérités nécessaires. L'art, que l'on range ordinairement parmi les vertus
intellectuelles, se rapporte comme elle aux choses contingentes ; mais il
a pour objet ce que l'on façonne avec une matière extérieure : une maison,
un couteau ; tandis qu'elle se rapporte aux actes intérieurs de l'agent
lui-même. La prudence se distingue, ensuite, des vertus morales ; elle a
son siège dans la raison, et les autres vertus morales résident dans les
facultés appétitives. Ainsi nous devons maintenir que la prudence est une vertu
spéciale, distincte de toutes les autres vertus.
Qu'elle
vienne en aide à toutes les vertus, nous en demeurons d'accord ; mais cela
ne suffit pas pour démontrer qu'elle n'est point une vertu spéciale. Rien
n'empêche qu'il n'y ait dans un genre une espèce qui opère d'une certaine
manière sur toutes les espèces du même genre, comme le soleil influe de quelque
façon sur tous les corps.
Les vertus morales ayant pour mission de produire le bien
humain qui résulte de la conformité de notre âme avec notre raison, il est
nécessaire que leurs fins existent dans notre raison même. Elles y sont, en
effet, sous la forme de certains principes généraux connus naturellement de
nous. Il appartient à la prudence, non pas de les déterminer, mais bien d'en déduire
les conséquences pratiques et de disposer les moyens qui doivent nous conduire
aux vertus elles-mêmes.
Ce qui
prédétermine aux vertus morales leur fin, c'est notre raison naturelle, la
conscience morale ; la prudence leur ouvre seulement la voie par la
disposition des moyens.
La raison naturelle nous prescrit d'agir en tout d'une manière
raisonnable. Or, dans la pratique, à qui est-ce d'indiquer et de disposer les
mesures à prendre pour atteindre ce sage milieu prescrit par la raison ? À
la prudence ; car ce n'est que par la bonne disposition des moyens que
l'on y parvient.
Si la prudence est la droite raison appliquée à nos actions,
son principal acte est le même que celui de la raison dans les choses
pratiques. Or cet acte, c'est le commandement, qui met en œuvre les moyens
fournis par le conseil et approuvés par le jugement.
Il est écrit : « Soyez prudents, et veillez dans la
prière. » (1 Pier. iv, 7.) La vigilance et la sollicitude sont synonymes.
Donc la sollicitude fait partie de la prudence.
Le mot sollicitude semble venir de solers-citus (habile et prompt), parce que les hommes habiles sont
prompts à réaliser ce qu'ils doivent faire. Tel est le propre de la prudence,
dont les principaux actes sont de prescrire, pour la pratique, ce que le
conseil a résolu. « Il faut exécuter promptement une résolution, disait le
Philosophe, mais être lent à la prendre. » La sollicitude, ainsi entendue,
appartient manifestement à la prudence. Sur ce fondement, Saint Augustin fait
observer que la prudence est une sentinelle qui déploie en nous la plus grande
vigilance pour accomplir ce que nous avons à faire, dans la crainte que, par
l'effet d'un mauvais conseil qui pourrait se glisser insensiblement dans notre
esprit, nous ne tombions dans quelques égarements[228].
Au dire de certains philosophes, la prudence se borne au bien
de l'individu. Mais ce sentiment répugne à la charité, qui, d'après saint Paul,
« ne cherche point ses propres intérêts. » (1 Cor. xiii, 5.) Il
répugne aussi à la droite raison qui nous enseigne que le bien commun l'emporte
sur le bien d'un seul. Puisque c'est à la prudence de conseiller, de juger et
de prescrire les moyens d'arriver à une fin légitime, elle a pour objet,
non-seulement le bien particulier d'un homme, mais encore le bien général des
sociétés. Elle s'étend donc au gouvernement de la multitude.
La prudence qui se rapporte au bien commun prend le nom de
prudence politique. — Rechercher le bien général, ce n'est pas s'éloigner de
son propre bien. « Les anciens Romains, dit Valère-Maxime, aimaient mieux
être pauvres dans un empire riche, que riches dans un empire pauvre. » Le
bien des particuliers est lié à celui de la famille, de la cité ou de l'état.
L'homme fait toujours partie d'une maison ou d'une cité ; or toute partie
qui ne s'harmonise pas avec le tout est entachée d'une difformité.
Les habitudes changent d'espèce lorsqu’elles se rapportent à
des fins diverses. Comme il y a diversité de fin dans le bien propre, dans le
bien de la famille, dans le bien d'une ville ou d'un royaume, la prudence
change nécessairement d'espèce, selon qu'elle se rapporte à l'un ou à l'autre
de ces biens. Ainsi il y a la prudence proprement dite, qui a pour objet les
intérêts de l'individu ; la prudence économique, qui se rapporte au
gouvernement d'une maison ou d'une famille ; et la prudence politique, qui
concerne le bien général d'une cité ou d'un royaume.
Tout homme, en qualité d'être raisonnable, devant avoir une
prudence relative à la position qu'il occupe dans l'État, la vertu de prudence
doit exister, non-seulement dans les princes, mais encore dans les sujets :
elle est dans les princes, comme l'art dans l'architecte ; dans les
sujets, comme l'art dans les ouvriers.
Par la prudence, l'homme ne commande pas seulement aux autres ;
il se commande à lui-même, en ce qui est de ses puissances inférieures.
Il y a une prudence fausse, qui consiste à trouver les moyens
de parvenir habilement à une mauvaise fin, comme quand on dit : cet homme
est un habile fripon, un prudent voleur ; elle est le partage exclusif des
pécheurs. Saint Paul l'appelle « la prudence de la chair » (Rom.
viii, 6.) On lui donne communément le nom d'astuce. Il y a ensuite une prudence
vraie, mais imparfaite, qui, ne se proposant pas la véritable fin de l'homme,
tend néanmoins à un but légitime ; elle est commune aux bons et aux
méchants. C'est la prudence du pilote ou du négociant ; c'est même,
jusqu'à un certain point, celle de l'homme qui donne de bons conseils sur
l'ensemble de la vie humaine dont il fait une juste appréciation, mais qui
manque dans l'acte principal de la prudence par défaut d'un commandement
efficace. — Il y a enfin une prudence vraie et parfaite, qui conseille, juge et
commande très-bien ce qui se rapporte à la fin légitime de la vie entière.
Celle-là, la seule qui mérite absolument le nom de prudence, ne se trouve pas dans
les pécheurs.
Quoique les pécheurs donnent parfois de bons conseils, ils ne
comptent pas parmi les hommes vraiment prudents, parce qu'ils ne pratiquent pas
ce qu'ils conseillent.
Quiconque a la grâce est un homme vertueux. Or, pour être
vertueux, il faut la prudence ; car saint Grégoire dit très-bien : « Les
vertus qui ne tendent pas à leur but avec prudence ne sont pas vraies. »
Tous ceux qui ont la grâce ont donc la prudence.
Nous l'avons dit, les vraies vertus sont tellement unies que
celui qui en possède une les a toutes. Avons-nous la grâce, nous avons la
charité ; et, avec la charité, les autres vertus, dont la prudence fait
partie.
La
prudence, direz-vous, exige une certaine science que l'on ne rencontre pas dans
plusieurs qui ont la grâce. De plus, l'homme prudent est un bon conseiller, et,
parmi ceux qui ont la grâce, il en est beaucoup qui ont plutôt besoin de
recevoir eux-mêmes des conseils Combien de jeunes gens ne sont point prudents,
quoiqu'ils aient la grâce ! — Nous répondons que tous ceux qui ont la
grâce ont toujours la science suffisante pour ce qui est de nécessité de salut ;
que ceux qui, pour leur conduite, ont besoin de conseils, ont du moins la
prudence d'en demander et de discerner les bons des mauvais dans l'affaire du
salut ; qu'enfin les jeunes gens, dans l'état de grâce, ont, pour tout ce
qui est nécessaire au salut, la prudence surnaturelle, bien qu'ils n'aient pas
la prudence acquise, qui, produite par la répétition des mêmes actes, exige de
l'expérience et du temps.
La prudence, qui fait l'application des principes universels
aux choses particulières, n'est pas en nous par nature. Sans doute, les
premiers principes généraux nous sont naturellement connus ; mais on n'en
saurait dire autant des conséquences qui en découlent : celles-ci, nous
les tenons de l'expérience ou de l'éducation. On peut avoir une inclination
naturelle pour les fins légitimes que la vie humaine doit atteindre et qui sont
déterminées à l'avance ; nous avons vu que plusieurs hommes sont enclins à
certaines vertus par leur nature même. Ils ont conséquemment reçu de la nature
le don de porter un jugement droit sur ces fins. Mais, comme les moyens dont
s'occupe spécialement la prudence, sont variés à l'infini à cause de la
diversité des personnes et des affaires, la nature, qui se rapporte toujours à
quelque chose de déterminé, ne nous en donne pas la connaissance ; et, dès
lors, on ne saurait dire que la prudence est dans les hommes un produit de la
nature, bien que les uns soient naturellement plus aptes que les autres à faire
un bon choix des moyens[229].
L'oubli atteint nos connaissances : on peut oublier
totalement un art, et même les sciences. Mais la prudence ne consiste pas
seulement à connaître les choses, elle réside encore dans nos appétits, puisque
son principal acte est de commander, c'est-à-dire d'appliquer nos connaissances
à nos désirs et à nos actions ; aussi n'est-elle pas détruite directement
par l'oubli ; elle est plutôt viciée par les passions, selon cette parole de
Daniel : « La beauté t'a séduit et la passion t'a corrompu le cœur. »
(xiii, 56.) ; et cette autre de la loi mosaïque : « Ne reçois
pas de présents ; ils aveuglent même les hommes prudents. » (Exod.
xxiii, 8.) L'oubli, toutefois, peut lui nuire ; dans les actes qu'elle
commande, elle part de certaines connaissances qu'il peut faire perdre.
Il convient de distinguer dans la prudence trois parties :
les parties intégrantes, les parties subjectives et les parties potentielles.
On appelle parties intégrantes d'une vertu celles qui doivent
nécessairement concourir à son exercice parfait ; ainsi les fondations,
les murs et le toit entrent dans la construction d'un édifice. Pour la
prudence, ce sont : la mémoire, l'intelligence, le raisonnement, la
docilité, l'habileté, la prévoyance, la circonspection et la précaution.
On appelle parties subjectives les différentes espèces que
contient une vertu ; ainsi le bœuf et le lion font partie du règne animal.
Les parties subjectives de la prudence sont : la prudence par laquelle on
se régit soi-même, et celle par laquelle on dirige une multitude. Cette
dernière se subdivise en plusieurs espèces, selon la société que l'on doit
diriger ; il y a, pour l'armée, la prudence militaire ; pour la maison, la prudence économique ; dans l'État, la prudence gouvernementale chez les princes, et la prudence simplement politique chez les sujets.
On appelle parties potentielles les vertus adjointes qui, se
rapportant à des actes ou à des matières secondaires, n'ont pas toute la
puissance de la vertu principale. Dans la prudence, ce sont l'eubulie[230] (1) ou le bon conseil, le discernement et le jugement.
Il est certain que la mémoire fait partie de la prudence »
car, ne pouvant pas toujours nous diriger par des principes absolus et
nécessaires dans les actions contingentes qui sont l'objet de cette vertu, nous
devons nous en tenir à ce qui arrive le plus souvent, et, à cet égard,
l'expérience et le temps sont nos maîtres. L'expérience n'étant que le résultat
de plusieurs souvenirs, la prudence exige la mémoire.
La
mémoire ne vient pas uniquement de la nature, elle doit beaucoup à l'art et à
l'industrie. Il y a quatre moyens qui servent à la développer : le premier,
c'est de se représenter par des images les choses que l'on veut retenir et de
les rattacher à quelque chose d'insolite ; le second est de se classer
avec ordre ces choses dans l'esprit, afin que l'une conduise naturellement à
l'autre ; le troisième consiste à s'appliquer avec affection aux choses
que l'on veut se rappeler ; le quatrième est d'y penser souvent.
Énumérant les parties de la prudence, Cicéron signale, sous le
nom d'intelligence, l'appréciation droite et vraie des grands principes que
l'on admet comme évidents dans les choses pratiques. Nos déductions
rationnelles, en effet, procédant de principes acceptés sans discussion et
posés comme des principes premiers, tout acte de la raison dérive de
l'intelligence. Dès-lors la prudence, qui n'est autre que la droite raison
appliquée aux actions, revendique l'intelligence elle-même pour l'une de ses
parties intégrantes.
Les
principes pratiques, appelés derniers principes, sont le résultat d'un principe
universel, appliqué à une action contingente. Ces principes, qui forment en
quelque sorte la mineure d'un syllogisme, comprennent nos fins particulières.
Le propre de la docilité est de profiter des enseignements
d'autrui. On la range avec raison au nombre des parties de la prudence. — Il
n'est pas possible qu'un seul homme connaisse tout ce qui peut compliquer les
choses humaines dans la pratique : un simple coup-d’œil de l'intelligence
ne suffit pas ; il faut du temps et des années. C'est pourquoi, dans tout
ce qui touche à la prudence, nous avons besoin d'être instruits par les autres,
et principalement par les vieillards, qui tiennent leurs principes pratiques de
l'expérience même. Le Philosophe n'a pas tort de conseiller aux jeunes gens de
prendre en considération les assertions des hommes expérimentés et les
opinions-des personnes d'âge comme si elles étaient des propositions
démontrées. Nous lisons dans l'Écriture : « Ne vous appuyez pas sur
votre propre prudence ? » (Prov. iii, 5.) — Tenez-vous debout dans
l'assemblée des vieillards, et unissez-vous de cœur à leur sagesse. » (Eccl.
vi, 35.)
La
docilité est tellement nécessaire à la prudence que les vieillards eux-mêmes,
malgré leur expérience, en ont encore besoin : nul ne put avoir la
présomption de se suffire à soi-même.
De même que la docilité nous dispose à recevoir des autres la
justesse d'opinion, l'habileté nous met en état de l'obtenir par nous-mêmes.
Elle n'est au fond qu'une certaine sagacité qui aide à découvrir facilement et
promptement le meilleur parti à prendre dans la circonstance présente : la
prudence en a besoin, surtout lorsqu'il faut agir avec résolution et sans
retard.
L'habileté
est une vue soudaine de ce qui convient dans le moment actuel.
C'est à juste titre que le raisonnement est considéré comme
une partie essentielle de la prudence. On conçoit que, pour être prudent, nous
devons en faire un bon usage.
Le
raisonnement supplée au défaut de l'intelligence : il n'a point
d'application là où la vérité est perçue par intuition. Mais la prudence exige
que l'homme en fasse un bon usage lorsqu'il s'agit d'appliquer les principes
universels aux choses particulières, qui sont si variées par elles-mêmes et si
incertaines.
La prudence, ayant pour office propre de diriger les moyens
vers la fin, a pour partie principale la providence
humaine ou la prévoyance par laquelle nous rapportons à une fin les futurs
contingents soumis à notre action. Ils sont, d'ailleurs, les seuls qui, à
proprement parler, échappent à la nécessité. Les choses passées et les choses
présentes elles-mêmes tombent sous la loi du nécessaire : les choses
passées, puisqu'il est impossible que ce qui a été ne soit pas ; les
choses présentes, dans le sens qu'il est nécessaire, par exemple, qu'un homme
soit assis quand il l'est actuellement. Les futurs contingents qui peuvent être
rapportés par nous à la fin de la vie humaine, voilà donc ce qui appartient en
propre à la prudence. Or, cette double condition est impliquée dans la providence et la prévoyance, qui marquent un rapport entre ce qui est éloigné et ce
qui doit être ordonné dans le présent. Ainsi la prévoyance est une partie
essentielle de la prudence.
La prudence a principalement pour objet la coordination des
moyens par rapport à la fin. — Or il peut arriver qu'un moyen, bon en lui-même
et convenable à une fin, soit rendu mauvais ou inutile par certaines
circonstances. Témoigner, par exemple, de l'affection à un homme, c'est en soi
un acte très-propre à nous concilier son cœur ; mais ce moyen ne sera plus
approprié à la même fin, s'il fait naître l'orgueil dans celui qui en est
l'objet, où s'il lui occasionne le soupçon de flatterie. La circonspection, par
laquelle on juge d'après les circonstances ce que l'on destine à une fin, est,
comme on le voit, nécessaire à la prudence.
La
prévoyance signale d'avance les moyens qui, de soi, peuvent conduire à la fin ;
la circonspection juge ces moyens d'après les circonstances présentes.
« Marchez avec précaution, » nous dit l'Apôtre. (Eph.
v, 15.)
Dans nos actions, le vrai et le faux, le bien et le mal étant
souvent mêlés ensemble, il arrive que le bien est souvent empêché par le mal,
et que le mal revêt souvent aussi l'apparence du bien. Dans cette occurrence,
la prudence a besoin de précaution, pour discerner la manière dont elle peut
faire le bien et éviter le mal.
La
précaution nous est nécessaire dans les actes moraux ; elle nous met en
garde contre ce qui fait obstacle aux vertus, nous garantit de beaucoup de maux
que la raison peut prévoir dans la vie, et nous dispose à recevoir, avec le
moins de dommage possible, les assauts de la fortune.
Il est manifeste que, pour un chef qui n'a pas seulement à se
diriger lui-même, mais qui doit encore régir l'ensemble d'une cité ou d'un
royaume, il existe un genre particulier de prudence. Toute direction, en effet,
est d'autant plus élevée qu'elle est plus générale, soit par les objets qu'elle
embrasse, soit par le but qu'elle se propose. De là le souverain, qui a pour
mission de bien diriger la cité où l'État, a besoin d'une prudence spéciale et
très-parfaite, appelée par Aristote prudence royale ou gouvernementale, qui se
fait apercevoir surtout dans les lois.
Les serviteurs sont mus par les ordres du maître et les sujets
par ceux du prince, non comme les choses inanimées le sont par leurs moteurs,
mais de telle sorte qu'ils se meuvent aussi eux-mêmes par leur volonté propre.
Il leur faut conséquemment une certaine rectitude de direction dans
l'obéissance qu'ils doivent à leurs supérieurs en vue du bien public ; et
c'est là ce que nous appelons la prudence politique.
La
prudence politique ou civile est à la prudence gouvernementale ce que l'art de
l'ouvrier est à l'art de l'architecte. — Par la prudence proprement dite,
l'homme se dirige lui-même dans l'ordre de son bien personnel. — Par la
prudence politique, il envisage le bien commun.
« Parmi les différentes espèces de prudence qui se
rapportent à la direction de la multitude, dit le Philosophe, l'une est
économique, l'autre politique, l'autre législative. »
La famille est une partie de la cité ou du royaume, comme
l'individu est une partie de la famille. La prudence qui dirige l'individu
étant autre que la prudence politique, il faut pareillement que la prudence
économique qui préside au foyer domestique se distingue de l'une et de l'autre.
La
prudence économique a pour fin de faire vivre honnêtement la famille ; les
richesses sont pour elle une sorte d'instrument, et non pas une fin dernière.
Il est écrit au livre des Proverbes « L'habileté conduit
la guerre ; le salut est dans le conseil. » (xxiv, 6.) On peut en
induire qu'une espèce particulière de prudence est nécessaire dans la guerre.
La nature, que l'art et la raison doivent imiter, tend à un
double but : à régler chaque créature en elle-même et à repousser les
ennemis extérieurs ; de là, dans les êtres animés, outre la faculté
concupiscible, la faculté irascible. De même, dans la société, tandis que la
prudence politique dispose ce qui regarde le bien général, il faut une prudence
militaire pour repousser les attaques des ennemis.
Dans l'art
militaire, qui a pour but de protéger les intérêts généraux d'un État, le
courage, en ce qui est de l'exécution, occupe la première place ; mais la
bonne direction, surtout dans le chef de l'armée, vient de la prudence.
Que l'eubulie soit une vertu humaine, c'est ce qui résulte de
son étymologie même (ευ, bon...ουλια, conseil), et de la
définition de la vertu. L'essence de la vertu, n'est-ce pas de rendre bons les
actes de l'homme ? L'eubulie, qui n'est autre, comme son nom l'indique,
que le bon conseil dans les choses pratiques, lesquelles constituent la vie
humaine, est nécessairement une vertu.
L'eubulie
nous fait découvrir les moyens les plus propres pour arriver à une fin, et principalement
à la fin dernière.
La prudence commande, l'eubulie conseille ; ce sont deux
vertus distinctes, et parfois séparées. Mais, le conseil se rapportant au
commandement, l'eubulie appartient à la prudence, comme une vertu secondaire à
une vertu principale : elle ne serait pas une vraie vertu sans elle ;
les vertus morales n'existent pas plus sans la prudence, que les vertus
surnaturelles sans la charité.
Tel qui est très-éclairé dans le conseil manque quelquefois de
bon sens dans la pratique : ainsi vous rencontrez dans les sciences des hommes
d'une grande capacité intellectuelle, qui n'ont pas cependant le jugement
très-sûr. Le bon conseil ne suffit donc pas sans ce sens droit qui fait dire de
quelqu'un : C'est un homme de bon sens. L'eubulie est une vertu ; donc,
à plus forte raison, le bon sens en est une.
Certaines actions doivent être accomplies en dehors des règles
ordinaires. Quand un ennemi de la patrie, par exemple, redemande un dépôt, on
est parfois dispensé de le rendre. On pourrait citer d'autres cas analogues,
par lesquels on verrait que, dans des circonstances exceptionnelles, notre
jugement doit se régler sur des principes supérieurs aux règles communes du bon
sens. À l'égard de tels principes, il nous faut une vertu qui implique une
grande perspicacité de jugement, et que l’on nomme le jugement supérieur.
Le conseil doit être rangé parmi les dons du Saint-Esprit.
L'Écriture le déclare en termes formels : « Sur lui (sur le Christ)
se reposera l'esprit de conseil. » (Is. xi, 2.)
Dieu meut tous les êtres de la manière qui convient à leur
nature. Le propre de la créature raisonnable étant d'être mue vers l'action par
les recherches de la raison (ce que nous appelons conseil), on s'exprime
convenablement en disant que l'Esprit-Saint nous meut par forme de conseil :
c'est ainsi que le conseil est compté au nombre de ses dons.
Par ce
don l'homme est dirigé comme si le Saint-Esprit lui-même devenait son conseil ;
tel est le partage des enfants de Dieu.
Le don de conseil a pour objet ce que l'on doit faire en vue
d'une fin ; tel est aussi l'objet de la prudence : dès-lors ce don et
cette vertu se correspondent mutuellement.
La raison éternelle étant la règle suprême de tout ce qui est
droit dans l'homme, la prudence, dont la nature emporte l'idée d'une raison
droite, reçoit son perfectionnement de l'impulsion et de la direction que lui
communique l'Esprit-Saint, ce qui a lieu par le don de conseil. Ainsi ce don
correspond à la prudence, comme secours et comme perfectionnement.
Le don
de conseil correspond directement à la prudence ; il a avec elle un même
objet. — Dirigée par le Saint-Esprit, notre raison devient capable de se
diriger elle-même et de diriger les autres.
Le don de conseil demeure dans les bienheureux en tant que
Dieu leur continue la connaissance des choses qu'ils savent, et que,
relativement aux œuvres qu'ils doivent accomplir dans le gouvernement du monde,
il leur en apprend d'autres.
« Le moyen d'échapper aux maux de cette vie, dit saint
Augustin, c'est de pardonner et de donner. »
Le conseil ayant pour objet les moyens qui nous conduisent à
notre fin, ce qui est le plus utile pour la fin de la vie humaine lui
correspond plus directement. Or rien ne nous est plus nécessaire que la
miséricorde, selon cette parole : « La piété est utile à tout. »
(1 Tim. iv, 8.) Pour cette raison, au don de conseil répond spécialement la
béatitude de la miséricorde ; non pas qu'il la produise d'une manière
immédiate, mais parce qu'il en dirige les actes.
Il est écrit : « Un trésor précieux et une huile
abondante se trouvent dans la maison du juste ; mais l'homme imprudent
dissipe tous ces biens. » (Prov. xxi, 20.) Il n'y a que le péché qui
puisse nous enlever le trésor de la grâce, dont parle l'Esprit-Saint en cet
endroit. L'imprudence est donc un péché.
L'imprudence purement négative,
qui accuse seulement un certain défaut naturel, peut exister sans aucun péché.
— L'imprudence privative, ainsi
appelée parce qu'elle prive quelqu'un de la prudence que, naturellement et par
devoir, il devrait posséder, est seule coupable. Sa gravité se mesure sur la négligence
à acquérir la prudence. Considérée dans les actes contraires à cette vertu,
elle peut aller jusqu'au péché mortel, ce qui arrive lorsque la légèreté avec
laquelle on agit doit être regardée comme un mépris des enseignements divins
eux-mêmes. Mais elle est seulement une faute vénielle, si, exempte d'un tel
mépris, elle n'enfreint pas ce qui est de nécessité de salut.
L'imprudence est évidemment un péché spécial, puisqu'elle est
le contraire de la prudence, vertu spéciale. Ce n'est pas qu'elle ne soit aussi
un péché général, à d'autres points de vue ; elle est renfermée dans tout
péché, et elle comprend en elle plusieurs espèces, comme on va le voir par les
articles suivants.
Quand un homme, emporté par l'impétuosité de sa volonté ou de
ses passions, se jette immédiatement à l'action sans tenir compte du passé, du
présent ou de l'avenir, sans raisonner, sans songer aux principes posés par les
sages, il y a précipitation par défaut de conseil. Une telle conduite
appartenant à l'imprudence, il est évident que la précipitation est comprise
dans le vice de l'imprudence.
Il est écrit : « Que vos yeux regardent droit devant
vous, et que leur lumière précède vos pas. » (Prov. iv, 25.) Cela concerne
la prudence. L'inconsidération, qui fait tout le contraire, est manifestement
un péché spécial, compris dans l'imprudence.
L'inconstance consiste à se désister des bonnes résolutions
que l'on a prises, lorsque la raison, cédant à l'attrait d'un plaisir déréglé,
renonce à commander ce qu'elle avait trouvé bon. Le commandement et toute
rectitude de la raison appartenant à la prudence, l'inconstance, qui accuse un
défaut dans la raison elle-même, et tout spécialement dans le commandement, est
visiblement comprise dans l'imprudence.
Au sentiment du Philosophe lui-même, rien n'obscurcit autant
le jugement de la prudence ou la raison pratique que les plaisirs des sens, et
surtout la luxure, qui absorbe l'âme entière dans les jouissances charnelles.
Puisque les vices précédents tiennent tous à un défaut de prudence et de raison
pratique, il est indubitable qu'ils ont leur source principale dans la luxure.
Être négligent, c'est manquer de la vigilance que l'on doit
avoir ; conséquemment la négligence est réellement un péché. Et comme la
sollicitude ou la vigilance est un acte spécial de vertu, la négligence, par
une raison contraire, est aussi un péché spécial.
La
négligence a proprement pour matière le bien qu'on est tenu d'accomplir, soit
que l'on omette entièrement par défaut de soin un acte d'obligation, soit que
l'on omette quelque circonstance nécessaire à cet acte.
La négligence est opposée, d'une manière directe, à la
sollicitude ou à la vigilance, qui fait partie de la prudence : elle est
donc opposée à la prudence elle-même.
On lit dans l'Écriture : « Celui qui néglige sa voie
tombera dans la mort. » (Prov. xix, 16.)
La négligence peut être un péché mortel : d'abord, du
côté de ce que l'on omet, quand cette chose est de nécessité de salut ;
puis, du côté de la cause, dès que la volonté est si faible et si languissante
qu'elle manque totalement de charité. — Toutefois, lorsque la négligence
consiste dans l'omission d'un acte non nécessaire au salut et qu'elle constitue
seulement un défaut de ferveur qui n'éteint pas la charité divine, elle ne
dépasse pas le péché véniel.
Saint Paul a dit : « La prudence de la chair est
ennemie de Dieu. » (Rom. viii, 7.) Une telle prudence est donc un péché.
Rien n'est, plus évident ; on appelle ainsi la fausse prudence qui conduit
les hommes à mettre leur fin dernière dans les biens matériels.
La chair
existe pour l'âme, comme la matière pour la forme et l'instrument pour l'agent ;
elle n'est licitement aimée qu'autant qu'on la rapporte à l’âme, qui est sa
fin.
La prudence de la chair, qui a pour résultat de nous faire
mettre notre fin dans les choses sensibles, est notoirement un péché mortel. — Mais
il arrive parfois qu'un homme, sans se détourner de Dieu par le péché mortel,
s'attache cependant d'une manière déréglée à quelques biens sensibles ; dans
ce cas, la prudence de la chair est seulement un péché véniel. — Observons que si
on rapporte à une fin honnête le soin de son corps ; quand on prend, par
exemple, de la nourriture pour soutenir ses forces, ce n'est pas là ce qu'on
nomme prudence de la chair. Le soin donné au corps dans ces conditions est un moyen
d'arriver à une fin supérieure.
On pèche contre la prudence, soit que l'on veuille atteindre
une fin qui a l'apparence de la bonté sans en avoir la réalité, ce qui est la
prudence de la chair ; soit que l'on poursuive une fin bonne ou mauvaise,
par des chemins détournés et trompeurs, au lieu de marcher par la voie droite ;
et c'est en quoi consiste le péché de l'astuce. L'homme astucieux se voile le cœur
par la fourberie, dissimule sa pensée par le mensonge, montre comme vrai ce qui
est faux et comme faux ce qui est vrai. L'astuce, qui laisse ainsi le droit
chemin pour s'engager dans des sentiers faux, est un péché opposé à la prudence
et distinct de la prudence de la chair.
Le dol ou la tromperie revient à l'astuce ; mais il en
diffère comme l'acte diffère de la pensée : il en est la réalisation
extérieure.
La fraude revient pareillement à l'astuce. Elle consiste,
comme la tromperie, dans la réalisation extérieure des pensées astucieuses ;
mais elle regarde plus spécialement leur réalisation par les actes, tandis que
le dol ou la tromperie s'exerce, soit par les actes, soit par les paroles.
« Ne dites pas avec sollicitude : Que
mangerons-nous, que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous ? »
(Matth, vi, 31.) Ces paroles montrent que la sollicitude pour les choses
temporelles est mauvaise. — Elle l'est, en effet, de trois manières : premièrement,
lorsqu'on fait sa fin dernière des biens terrestres, qui ne doivent pas être le
but suprême des efforts de l'homme ; secondement, lorsque, par l'effet du
soin excessif que l'on met à les acquérir, on oublie les biens spirituels,
écueil contre lequel l'Évangile nous prémunit en nous avertissant que « la
sollicitude du siècle étouffe la parole de Dieu » (Matth. xiii, 22) ;
troisièmement, enfin, lorsque l'on a une crainte exagérée de manquer du
nécessaire. — Le Seigneur nous a donné trois motifs capables de bannir une
semblable crainte. D'abord, Dieu n'a-t-il pas accordé à l'homme l'âme et le
corps, bienfait qui dépasse et prévient toute notre sollicitude. Ensuite, ne
prend-il pas soin des animaux et des plantes, indépendamment du travail humain ?
Enfin, nous devons avoir confiance en la divine Providence et ne point imiter
les païens ignorants, dont les pensées et les soins se portaient principalement
vers les choses de ce monde. — Cherchons avant tout les biens spirituels, et
soyons assurés qu'en accomplissant nos devoirs, nous ne manquerons pas des
biens temporels absolument nécessaires.
Nous
pouvons user des biens temporels pour les nécessités de nos corps ; mais
nous ne devons pas y mettre notre fin, ni nous en préoccuper à l'excès. La
sollicitude de celui qui gagne son pain par un travail corporel sans livrer son
esprit à des inquiétudes vaines, n'a rien d'excessif. « Il faut
travailler, dit saint Jérôme, mais bannir les inquiétudes. »
« Ne vous livrez point à des inquiétudes pour le lendemain. »
(Matth. vi, 34.) Le lendemain, c'est l'avenir.
Nos actions ne sont vertueuses qu'autant qu'elles réunissent
les conditions voulues. L'une de ces conditions, c'est la convenance du temps,
selon ce mot : « Toute affaire a son temps et son opportunité »
(Eccl. viii, 6), mot qui s'applique non-seulement aux actions extérieures, mais
à la sollicitude de l'esprit. Chaque temps, en effet, a sa sollicitude propre.
Durant l'été, nous nous occupons de la moisson ; pendant l'automne, nous
faisons les vendanges. Se préoccuper des vendanges durant l'été, ce serait
anticiper sur la sollicitude d'un autre temps, ce que condamne cette parole :
« Ne vous livrez point à des inquiétudes pour le lendemain ; » à
laquelle le Sauveur ajoute : « Le lendemain se mettra en peine pour lui-même, »
c'est-à-dire aura sa sollicitude propre, qui suffit pour affliger l'esprit.
Aussi dit-il encore : « à
chaque jour suffit sa malice. »
L'exemple
de la fourmi est proposé à notre imitation, parce qu'elle nous montre une
sollicitude conforme au temps où elle travaille. — Une prévoyance convenable à
l'égard des choses futures rentre dans la prudence ; mais ce serait une
prévoyance désordonnée que de ne s'occuper que des biens matériels, en
recherchant des choses superflues et inutiles à la vie présente ou en
anticipant sur la sollicitude d'un autre temps.
« Quoi
qu'il en soit, dit saint Augustin, lorsque nous voyons quelque serviteur de
Dieu prendre des mesures pour ne point manquer du nécessaire, ne jugeons point
qu'il soit coupable de la sollicitude du lendemain. Le Seigneur lui-même a
voulu, pour nous donner l'exemple, avoir quelques réserves ; et nous
lisons dans les Actes des Apôtres que les fidèles se procuraient d'avance les
choses nécessaires à la vie. Le Seigneur ne désapprouve donc pas la prévoyance
naturelle ; ce qu'il condamne, c'est l'abandon du service de Dieu pour les
biens matériels. »
« La fraude, dit saint Grégoire, est fille de l'avarice. »
Si la prudence de la chair, l'astuce, la fraude, ont quelque
similitude avec la prudence, elles la doivent à l'intervention de la raison,
dont elles abusent. Or, parmi les autres vertus morales, la justice manifeste
surtout la droite raison ; et, par contre, l'abus de la raison apparaît
principalement dans les injustices que fait commettre l'avarice. De là vient
que tous les vices qui précèdent ont leur source principale dans l'avarice
elle-même.
On nous
dira peut-être que ces vices proviennent plus spécialement de la luxure, et
l'on citera ce mot du Philosophe : « Vénus est trompeuse. » Mais
l'avarice admettant un certain exercice de la raison, tandis que la luxure,
personnifiée par Vénus, « ravit, selon l'expression du Philosophe lui-même,
l'intelligence à l'homme le plus sage, » nous maintenons que les vices
dont nous parlons naissent plus directement de l'avarice.
On ne voit dans le Décalogue aucun commandement à l'égard de
la prudence ; cela suffit pour conclure qu'il ne devait pas la prescrire.
Les préceptes qui composent le Décalogue devaient tous
appartenir à la raison naturelle et être reconnus immédiatement comme tels. Or,
ce qui est surtout enseigné par la raison naturelle, ce sont les fins de la vie
humaine, qui sont pour les choses pratiques ce que les axiomes sont dans les
sciences spéculatives. Dès-lors la prudence, qui a seulement pour objet les
moyens d'arriver à nos fins, ne devait pas figurer dans le Décalogue, bien que
tous les préceptes qui y sont contenus aient des rapports avec elle, en tant
qu'elle dirige tous les actes vertueux.
La
prudence, dira quelqu'un, est la première de toutes les vertus morales ; le
Décalogue devait la prescrire. — La prudence, il est vrai, est, absolument
parlant, la première des vertus morales ; mais la justice renferme
néanmoins d'une manière plus essentielle l'idée de dette, nécessaire à tout
précepte. Par cela même, les principaux préceptes de la loi, ceux du Décalogue,
devaient ordonner la justice plutôt que la prudence. — La doctrine évangélique,
enseignement parfait qui instruit l'homme sur tout ce qui tient à la droiture
de la vie, sur les fins et sur les moyens, a dû commander la prudence ;
aussi Notre-Seigneur disait-il : « Soyez prudents comme des serpents. »
(Matth. x, 16.) — Il convenait aussi que, dans les autres instructions de
l'Ancien Testament, qui se rapportent au Décalogue comme à leur fin, les hommes
fussent instruits de ce qui regarde la vertu de la prudence, puisque cette
vertu s'applique aux moyens d'arriver à une fin. De là ces paroles :
« Ne vous appuyez pas sur votre prudence. » (Prov. iii, 5.) « Ayez
soin que vos yeux précèdent vos pas. » (Prov. iv, 25.)
Par cela seul que, dans la loi ancienne, il existait des
préceptes prohibitifs concernant les vices opposées à la prudence, par exemple
ceux-ci : « Vous ne ferez pas de calomnie contre votre prochain »
(Lév. xix, 13) ; « Vous ne garderez pas secrètement divers poids,
l'un plus petit, l'autre plus grand » (Deut. xxv, 13), ces vices devaient
y être défendus. — L'astuce est un vice qui, quant à l'exécution matérielle, s'exerce
surtout contre la justice. Il convenait évidemment que la loi contint à son
sujet des préceptes prohibitifs, et c'est ce qu'elle fit en proscrivant les
ruses et les fraudes dont on use pour calomnier le prochain ou pour lui dérober
ses biens.
On
demandera peut-être pourquoi l'astuce est défendue dans la loi ancienne, plutôt
que les autres vices opposés directement à la prudence. — La raison en est que
les vices opposés directement à la prudence ne touchent pas d'aussi près à
l'injustice que la fraude, le vol et la calomnie, dont l'astuce est le
principe.
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EXPLICATION.
Nous considérons la justice en elle-même, dans ses parties,
dans le don qui lui correspond et dans les préceptes qui la concernent. Ce
tableau, après nous avoir indiqué les questions qui regardent la justice en
elle-même, met sous nos yeux tout ce qui se rapporte aux parties subjectives et
intégrantes de cette vertu.
Notions sur le droit (57), sur la justice (58), sur
l'injustice (59). sur les jugements (60) ; voilà pour la justice
considérée en elle-même. — Les parties subjectives sont : la justice
distributive et la justice commutative, qui obligent à restituer, si l'on a
fait tort (61), (62). — Le vice opposé à la justice distributive est
l'acception de personnes (63). — Les vices opposés à la justice commutative
sont : contre la personne du prochain, l'homicide (64), et la mutilation (65) ;
contre ses biens, le vol (66). — On blesse ensuite la justice commutative dans
les jugements (67)... (71) ; — et hors des jugements (72)... (76). — Enfin,
la justice réprouve la fraude (77), et l'usure (78). — De là, nous passons aux
parties intégrantes (79), — et aux vertus unies à la Justice (80).
Voir, pour le reste, les tableaux suivants.
Le mot latin jus, que nous traduisons par le mot droit,
est dérivé de justum, qui signifie le juste. Or le juste est
l'objet de la vertu de la justice. Le Philosophe dit très-bien : « Tous
les hommes appellent justice l'habitude qui nous porte à opérer des
choses justes. »
Tandis que les autres vertus nous perfectionnent en ce qui
nous est propre, la vertu de la justice a pour fonction de nous mettre dans un
bon rapport avec les autres hommes. Comme son nom même le donne à entendre, elle
consiste dans cette sorte d'égalité qui nous fait dire communément que deux
choses sont justes quand elles sont bien égalisées, car ce qui est appelé juste
dans nos actions répond par une sorte d'égalité au droit d'un autre ; ce qui
a lieu, par exemple, quand on donne la récompense due pour un travail accompli.
Aussi la rectitude des actes de justice se prend-elle d'un autre être, et non
des dispositions de l'agent. Tout cela prouve que la justice, de préférence aux
autres vertus, a pour objet le juste, c'est-à-dire le droit.
Le droit ou le juste consiste dans l'égalité d'une chose avec
une autre. — Parfois la nature elle-même détermine cette égalité, comme quand
on donne autant que l'on reçoit ; et c'est ce qu'on appelle le droit
naturel. — D'autres fois cette
égalité résulte, soit d'une convention particulière entre personnes privées qui
se déclarent satisfaites moyennant telle condition ; soit d'une convention
publique, lorsque le peuple ou le souverain qui le personnifie consent à tenir
telle chose pour égale à telle autre ; c'est alors le droit positif ou
légal. — Il convient
donc de diviser le droit en droit naturel et en droit positif.
Le droit
positif ne saurait contredire le droit naturel. La volonté humaine ne rend
jamais juste ce qui lui répugne.
Le droit
divin est celui qui est promulgué par l'autorité même de Dieu. II se compose,
en partie, des choses naturellement justes, mais dont la justice échappe aux
hommes ; et, en partie, de celles qui deviennent justes par l'institution
divine. On peut aussi le diviser en droit naturel et en droit positif, comme le
droit humain lui-même ; car s'il y a, dans la loi divine, des choses
commandées, parce qu'elles sont bonnes ; et des choses défendues, parce
qu'elles sont mauvaises, il y en a pareillement qui sont bonnes, parce qu'elles
sont commandées ; et d'autres qui sont mauvaises, parce qu'elles sont
défendues.
Il y a une différence entre le droit des gens et le droit naturel.
Le droit naturel, fondé sur le rapport absolu des êtres, par exemple, sur le
rapport du père et de l'enfant, nous est commun avec tous les êtres animés. Le
droit des gens s'en distingue en ce qu'il considère les choses au point de vue
des conséquences qui ressortent de leur nature. Tel champ, par exemple,
considéré absolument, n'a rien en soi qui le détermina à appartenir à tel homme
plutôt qu'à tel autre ; mais, si on l'envisage relativement aux soins
qu'exige sa nature et à la jouissance pacifique que l'on en doit avoir pour le
cultiver, il y a une raison pour qu'il soit à l'un plutôt qu'à l'autre. Or la
raison, qui est propre à l'homme, est nécessaire pour juger les conséquences de
la nature des choses. De là vient que le droit appelé droit des gens nous est
propre, à l'exclusion des animaux. « Ce que la raison naturelle a établi
entre tous les hommes, disait le jurisconsulte Caïus, ce qui est observé par
toutes les nations, constitue le droit des gens. »
Les
nations n'ont pas eu besoin de s'assembler pour établir ce droit d'un commun
accord, la raison naturelle a suffi pour l'enseigner.
Le juste ou le droit se dit d'une chose qui se mesure sur autrui.
Mais si le mot autrui suppose parfois, d'une manière simple et absolue,
deux personnes indépendantes l'une de l'autre, il peut désigner aussi deux
individualités qui font en quelque sorte partie l'une de l'autre ; par
exemple, un père et son fils, ou d’un serviteur par rapport à son maître.
Lorsque l'on parle du père et du fils, du maître et du serviteur, on ne désigne
plus deux personnes simplement distinctes ; c'est pourquoi le droit qui existe
entre eux n'est pas le droit proprement dit, mais un certain droit appelé droit
paternel et droit du maître. Ce sont là deux sortes de droit qu'il convient de
distinguer.
Bien que
la femme soit quelque chose du mari, elle en est cependant plus distincte que
le fils ne l'est du père ou le serviteur du maître ; car le mariage est
une sorte de vie sociale. Il résulte de là qu'entre l'homme et la femme, le
juste proprement dit règne d'une manière plus stricte qu'entre le père et
l'enfant, le maître et le serviteur. Immédiatement unis pour la communauté
domestique, l'un et l'autre sont réglés dans leurs rapports par un droit que le
Philosophe appelle le droit économique.
Quand on
parle du droit militaire, du droit de la magistrature, du droit sacerdotal,
etc., on veut faire entendre qu'il est dû quelque chose à la condition des
personnes, suivant leurs emplois divers dans la société.
Cette définition est bonne, si on l'entend bien. En effet, ces
paroles : « Rendre à chacun ce qui lui est dû, » désignent
l'acte qui se rapporte à l'objet propre de la justice. De plus, pour qu'un acte
soit vertueux, il doit procéder d'une volonté habituelle et constante. C'est
pour cela que, dans cette définition, figurent la volonté, la perpétuité et la
constance. Nous pouvons donc nous exprimer ainsi : La justice est une
volonté habituelle, constante et perpétuelle de rendre à chacun son droit.
La justice, exigeant nécessairement diversité de sujets, ne
saurait exister proprement que d'un être à l'autre. Cependant, comme, par une
sorte d'analogie, on distingue dans un seul et même homme plusieurs facultés ou
principes d'action, qui sont, pour ainsi parler, des agents divers ; par
exemple, la raison, la faculté irascible et la faculté concupiscible, on peut
admettre que la justice existe dans un homme par rapport à lui-même, en tant
que la raison a le droit de commander à l'irascible et au concupiscible, ces
deux puissances lui devant l'obéissance ; ou encore, en tant que chacune
de nos facultés reçoit les attributions qui lui conviennent. C'est ainsi que,
métaphoriquement, nous pouvons exercer la justice envers nous-mêmes.
La
justice que produit la foi dans la justification de l'impie, consiste
précisément dans la coordination légitime des diverses parties de l'âme.
« L'édifice entier de nos bonnes œuvres, dit saint
Grégoire, s'élève sur ces quatre vertus : la tempérance, la prudence, la
force et la justice. »
Une vertu est ce qui rend bons et nous-mêmes et nos actes. Or
la justice nous rend évidemment bons, puisqu'elle rend nos actes droits. Selon
la remarque de Cicéron, elle donne son nom à l'homme de bien, parce qu'en elle
brille la plus grande splendeur de la vertu.
« La justice, dit saint Anselme, est la droiture de la volonté. »
Toute vertu a pour sujet la puissance dont elle doit rectifier
les actes. Or la justice n'a pas pour mission de diriger notre intelligence ;
nous ne sommes pas appelés justes à raison de l'exactitude de nos
connaissances. Le principe immédiat de nos actions n'étant autre que la
puissance appétitive, la justice réside nécessairement soit dans l'appétit
intellectif, qui est la volonté, soit dans l'appétit sensitif. Rendre à chacun
ce qui lui est dû étant un acte qui ne saurait procéder de l'appétit sensitif,
puisque la perception des sens est incapable de saisir le rapport d'un être à
un autre, il faut admettre que la justice réside dans la volonté.
Réglant nos rapports avec nos semblables, considérés
non-seulement comme individus, mais comme membres de la société, la justice
nous prescrit de contribuer au bien commun ; à ce point de vue, elle peut
commander toutes les vertus, car les membres d'une société sont les parties
d'un tout, et le bien de chacun appartient à la société comme la partie au
tout. Dès lors, le bien d'une vertu peut toujours être rapporté au bien commun,
qui est l'objet de la justice, et rentrer ainsi dans la justice elle-même. Il
en résulte que la justice est une vertu générale. Mais, comme il appartient aux
lois de tout coordonner par rapport au bien commun, cette même justice, appelée
générale, s'appelle aussi justice légale, par la raison qu'en la pratiquant on
se conforme aux lois qui dirigent vers le bien public les actes de toutes les
vertus.
« La vertu de l'homme privé, a dit le Philosophe, n'est
pas celle du bon citoyen. »
De même que la charité, qui a le bien divin pour objet propre,
est en elle-même une vertu spéciale, quoiqu'elle puisse être appelée une vertu
générale en tant qu'elle met les actes des autres vertus en rapport avec le
bien divin ; de même la justice légale, vertu générale en tant qu'elle
rapporte à sa propre fin les autres vertus, est aussi une vertu spéciale, dont
l'objet est le bien public. Elle donne, il est vrai, l'impulsion à toutes les
autres vertus en les commandant ; mais elle s'en distingue cependant
essentiellement. Une cause générale n'est pas nécessairement de la même nature
que ses effets ; la vertu du soleil est autre que les corps qu'il éclaire
ou qu'il échauffe.
Indépendamment de la justice générale ou légale, qui ordonne
les hommes par rapport au bien commun, il faut nécessairement admettre une
justice particulière dont l'objet est de régler nos rapports avec les individus ;
car autre est la nature du bien commun, autre est la nature du bien
particulier.
« La justice particulière, répond le Philosophe, porte
principalement sur les rapports mutuels de la vie. »
Tout ce qui peut être rectifié, par la raison est la matière
d'une vertu morale. Or la raison peut régler et les passions intérieures, et
les actions extérieures, et les choses sensibles qui sont à l'usage de l'homme.
Mais, dans les passions intérieures, elle considère seulement la bonne
disposition de l'homme en lui-même ; au lieu que, dans les actes
extérieurs et l'usage des choses sensibles, elle s'occupe des rapports mutuels
des hommes. Comme la justice ne concerne que nos rapports avec le prochain,
elle n'embrasse pas toute la matière des vertus morales. Les actions et les
choses extérieures envisagées dans les rapports qui s'établissent par les
actions entre les hommes, voilà sa matière propre.
Non : c'est aux autres vertus que ce soin est confié ;
par exemple, à la tempérance et à la force. La justice embrasse uniquement ce
qui se rapporte à autrui : or nous ne sommes pas immédiatement en relation
avec le prochain par nos passions intérieures.
La vertu de justice a pour objet de mettre dans la proportion
voulue vis-à-vis du prochain nos opérations extérieures et les choses dont nous
faisons usage. Son milieu consiste dans une sorte d'égalité proportionnelle
entre un objet extérieur et le prochain, égalité qui implique un milieu réel
entre l'excès et le défaut. Il en résulte que le milieu propre à la justice est
celui des choses, c'est-à-dire le milieu réel, et non pas, comme dans les
autres vertus morales, le milieu rationnel.
Il suit de ce qui précède que la matière de la justice est
l'opération extérieure, selon que cette opération ou la chose sur laquelle elle
s'exerce est proportionnée à une autre personne mise en rapport avec nous. Or
ce qui est dû à une personne selon l'équité lui appartient. L'acte propre de la
justice est donc de rendre à chacun son droit ou ce qui lui appartient.
« La plus grande splendeur de la vertu, dit Cicéron, se
trouve dans la justice, de laquelle les hommes de bien tirent leur nom. »
La justice générale ou légale est manifestement la plus noble
des vertus morales, puisque le bien commun l'emporte sur le bien individuel. — La
justice particulière l'emporte aussi sur les autres vertus morales. Elle a son siège
dans la volonté, faculté très-noble de l'âme ; tandis que les autres
vertus morales résident dans l'appétit sensitif, auquel appartiennent les
passions qu'elles régissent. Les autres vertus constituent seulement le bien de
l'homme vertueux ; mais la justice, nous rendant bons vis-à-vis du
prochain, est un bien que nos semblables partagent avec nous. « Nos plus
grandes vertus, disait très-bien le Philosophe, sont celles qui sont les plus
utiles aux autres, car la vertu est la puissance du bien. Pourquoi honore-t-on
surtout les hommes forts et les hommes justes ? Parce que le courage est
utile dans la guerre ; et la justice, dans la paix et dans la guerre. »
L'injustice illégale, vice spécial en tant qu'elle a pour
objet le mépris du bien commun, est un vice général dans le sens que le mépris
du bien public peut servir d'acheminement vers toutes sortes de péchés. — L'injustice
qui consiste dans une certaine disproportion entre soi et une autre personne,
comme lorsqu'on veut avoir une part trop grande dans les biens et une part trop
faible dans les travaux, est un vice particulier, opposé à la justice
particulière.
On ne mérite pas ce nom lorsque, sans intention, par ignorance
et dans la bonne foi, on fait un acte injuste que l'on ne croit pas tel : il
n'y a point, dans ce cas, d'injustice formelle. — On ne le mérite pas quand on
commet une injustice par colère ou par concupiscence, l'habitude de l'injustice
n'étant pas le principe de cet acte. — Mais quiconque fait une injustice avec
intention, de propos délibéré, le mérite incontestablement ; une telle
manière d'agir ne peut venir que de l'habitude même de l'injustice.
On n'est formellement passif d'une injustice qu'en ne la voulant
pas. L'homme qui veut ce qu'il souffre est lui-même principe de ses
souffrances, et, comme tel, il est agent plutôt que patient. Cependant, d'une
manière indirecte et matérielle, on peut subir volontairement une chose injuste
en elle-même ; par exemple, en donnant à quelqu'un plus qu'on ne lui doit.
Commettre une injustice, c'est violer un précepte de la loi de
Dieu par une action qui revient au vol, à l'adultère, à l'homicide, ou à
quelqu'autre crime semblable. Donc quiconque commet une injustice pèche
mortellement. Et, en effet, causer du dommage au prochain est un acte contraire
à la charité, qui nous porte à lui vouloir du bien. L'injustice consistant
toujours à nuire au prochain, il est clair qu'elle est de sa nature un péché
grave.
Est-ce à
dire que tout homme qui blesse la justice commet un péché mortel ? Non :
faire une injustice en matière légère, prendre un fruit, par exemple, ou
quelqu'autre chose de peu de valeur, est une action qui ne réunit pas tous les
caractères de l'injustice proprement dite, parce qu'il est vraisemblable que le
maître n'en sera ni lésé, ni offensé.
Le jugement désigne proprement l'acte d'un juge exerçant ses
fonctions ; il consiste à déterminer le juste ou le droit. Or une bonne
définition à l'égard des actes vertueux est l'effet propre de l'habitude de la
vertu : ainsi l'homme chaste détermine parfaitement ce qui appartient à la
chasteté. En ce sens-là, le jugement, qui implique la notion exacte de ce qui
est juste, revient proprement à la vertu de justice ; et ce n'était pas
pour une autre raison que le Philosophe disait : « Les hommes ont
recours au juge comme à la justice vivante. »
Il faut,
pour la rectitude du jugement, deux choses : la raison et la disposition à
bien juger. Sous ce dernier rapport, le jugement procède de la justice[231].
Le jugement est licite moyennant trois conditions : il
faut qu'il soit inspiré par l'amour de la justice ; qu'il provienne d'une
autorité légitime ; qu'il soit porté avec droiture et prudence. Si l'une
de ces conditions manque, il est vicieux et illicite. — Est-il prononcé contre
la droiture de la justice, il est injuste et pervers. Porte-t-il sur des matières
qui ne sont pas dans la compétence d'un juge, il est usurpé. Manque-t-il de
certitude, il est téméraire.
Le
Seigneur, en disant : « Ne jugez pas, pour que vous ne soyez pas jugé »
(Matth. vii, 1), nous défend le jugement téméraire qui porte sur les intentions
d'autrui ou sur des faits incertains ; il défend aussi les jugements qui,
dépourvus de bienveillance, sont dictés par le ressentiment.
Le juge
est le ministre de Dieu ; aussi l'Écriture, après ces paroles :
« Jugez selon la justice, » ajoute : « C'est le jugement de
Dieu que vous rendez. » (Deut. i, 16.)
Le soupçon implique une mauvaise opinion des autres sur de
légers indices. Trois causes le font naître. — Il provient, en premier lieu; de
ce que le méchant, par la conscience qu'il a de sa propre malice, croit
facilement le mal chez les autres : « L'insensé, dit l'Écriture,
croit que tous sont insensés, parce qu'il est lui-même insensé. » (Eccl.
x, 3.) — Il provient ensuite d'une mauvaise disposition à l'égard de quelqu'un.
Méprisons-nous une personne, la haïssons-nous, avons-nous contre elle de
l'irritation ou de l'envie, nous en concevons une opinion défavorable pour les
moindres motifs ; nous croyons très facilement ce que nous désirons. — Il
provient, en troisième lieu, de l'expérience par laquelle, en avançant en âge,
on connaît mieux les défauts d'autrui. Les vieillards sont plus soupçonneux que
les autres. — Les deux premières causes accusent toujours un vice ; elles
tiennent à la dépravation de la volonté. Mais l'expérience affaiblit le soupçon
dans sa nature même, en tant qu'elle conduit à la certitude, qui lui est
contraire. Ainsi le soupçon est toujours mauvais d'une certaine manière, et il
l'est d'autant plus qu'il est plus grand. On y distingue trois degrés. — Au
premier, on commence à douter de la bonté de quelqu'un sur de légères
apparences ; cette faute, qui appartient aux tentations de cette vie, dont
personne n'est exempt, est légère et vénielle. — Au second degré, on tient pour
certaine la malice d'autrui, toujours sur de faibles apparences ; s'il
s'agit de choses graves, cette sentence définitive est un péché mortel, en tant
qu'elle implique le mépris du prochain. — Le troisième degré est celui où un
juge condamne un accusé sur un soupçon ; il y a là une injustice directe,
et par conséquent un péché mortel.
Avoir sur quelqu'un une mauvaise opinion insuffisamment
motivée, c'est lui faire injure et le mépriser. Or, sans des raisons qui nous y
autorisent, nous n'avons pas le droit de mépriser notre prochain, ni de lui
causer quelque dommage. Nous devons donc le considérer comme bon, et
interpréter favorablement ce qui est douteux, tant que nous n'avons aucune preuve
évidente de sa méchanceté.
Sans
doute, il pourra arriver fréquemment que celui qui interprète ainsi les actions
d'autrui soit dans l'erreur. Mais il vaut mieux se tromper souvent en supposant
vertueux un homme qui ne l'est pas, que de se tromper quelquefois en condamnant
un homme de bien. Dans le premier cas, on ne fait injure à personne ; il
n'en est pas de même dans le second. Ne croyons pas que l'erreur où nous
tombons en pensant bien d'une personne mauvaise, fasse tort à notre jugement ;
elle témoigne plutôt en faveur de la bonté de notre cœur.
Un jugement est la définition ou la détermination de ce qui
est juste. Or une chose est juste de deux manières : par sa nature même,
de droit naturel ; et par une sorte de convention, qui prend le nom de
droit positif. Les lois écrites formulent ces deux sortes de droit. Elles contiennent
le droit naturel, sans l'établir ; il tient sa force de la nature. Pour le
droit positif, elles le contiennent et l'établissent tout à la fois. Il est
nécessaire, en conséquence, que les jugements soient rendus d'après elles ;
autrement, ils s'écarteraient de la justice naturelle ou de la justice
positive.
Les lois
écrites, dira-t-on, sont quelquefois injustes ou défectueuses ; il est des
circonstances où le législateur, s'il était présent, jugerait contre le texte
de sa loi. On ne doit donc pas toujours juger d'après les lois écrites. — Nous
ne parlons pas des lois injustes. Si la loi écrite est contraire au droit
naturel, elle est une altération de la loi, et non une loi ; on ne doit
pas y conformer ses jugements. Nous convenons, en outre, que les lois justes
elles-mêmes peuvent être défectueuses en quelques points, et qu'en s'y
conformant on irait contre le droit naturel. Dans ces circonstances, on doit
s'écarter de la lettre, pour en revenir à l'équité, que le législateur a en vue[232].
« Qui êtes-vous, disait l'Apôtre, pour juger un serviteur
qui n'est pas le vôtre ? » (Rom. xiv, 4.)
Comme il serait injuste de contraindre un homme à
l'observation d'une loi que l'autorité publique n'a pas sanctionnée, il l'est
également de le forcer à subir un jugement usurpé, où cette autorité fait
défaut.
« La justice, dit le Philosophe, se divise en deux parties :
l'une dirige les distributions, l'autre les commutations. » — La justice
commutative a pour fonction de régler les rapports réciproques d'individu à
individu. — La justice distributive dirige la répartition proportionnelle de ce
qui est commun aux membres d'une même société. — Cette division, on le voit,
est très-légitime.
« Dans la justice distributive, dit encore le Philosophe,
le milieu se prend d'une proportion géométrique ; « dans la justice
commutative, d'une proportion arithmétique. »
Cela signifie que la justice distributive répartit le bien commun en raison de
l'importance des personnes dans la société et d'après une proportion
géométrique, telle que celle-ci : six est à quatre comme trois est à deux ;
de manière qu'il y ait le même rapport entre les choses accordées aux personnes
qu'entre la dignité relative de ces personnes, laquelle se détermine par la
vertu, dans une aristocratie ; par la fortune, dans une oligarchie ; au
point de vue de la liberté, dans une démocratie. — La justice commutative, au
contraire, donne un objet égal en valeur à celui que l'on reçoit. L'égalité
alors s'établit par le milieu arithmétique. Supposons que deux individus aient
chacun cinq unités, et que l'un en ravisse une à l'autre, la justice
commutative consistera à en ôter une à celui qui en a six et à la donner à
celui qui n'en a que quatre. L'un et l'autre en auront cinq, ce qui est le
milieu.
Ainsi
donc l'égalité est commune à la justice distributive et à la justice
commutative ; mais elle est calculée dans l'une selon le rapport géométrique,
et dans l'autre selon le rapport arithmétique.
À ne voir que les choses sur lesquelles opèrent la justice
distributive et la justice commutative, ces deux sortes de justice ont une même
matière. Les distributions et les commutations ont toujours pour objet l'usage
des choses, des personnes ou de certains travaux. Mais, au point de vue des
actions principales que l'on exerce sur les choses, les personnes et les
travaux, la matière n'est plus la même : la justice distributive préside
aux répartitions du bien commun, et la justice commutative aux transactions de
la vie civile.
La contrepassion (contrapassum), ou réciprocité
d'action, qui consiste à endurer soi-même ce que l'on a fait souffrir à autrui,
fait partie de la justice commutative. Elle était approuvée dans la loi
ancienne, qui disait : « Âme pour âme, dent pour dent, œil pour œil. »
Elle l'est aussi dans la loi nouvelle, où nous lisons : « On se
servira envers vous de la mesure dont vous vous serez servi envers les autres. »
(Matth. vii, 2.) Ainsi celui qui a frappé, mérite d'être frappé ; celui
qui a fait tort, mérite de subir un tort pareil. Il convient que l'action faite
et l'action soufferte soient égales entre elles. Mais on comprend que, si un
homme n'avait jamais à supporter que ce qu'il fait souffrir à un autre, il n'y
aurait pas toujours égalité. Quand un inférieur injurie un supérieur, son
action l'emporte sur la souffrance du même genre qui lui serait infligée. C'est
pourquoi celui qui a frappé un prince, au lieu d'être frappé de la même
manière, subit une punition beaucoup plus grave. De même, qu'arriverait-il si
l'on se contentait de ne reprendre à un ravisseur que ce qu'il a dérobé ?
Dans la réalité, il n'aurait rien perdu, et la société ne serait pas vengée. On
doit donc exiger qu'il rende davantage. Tout cela montre que la simple réciprocité
d'action, appelée parfois contrepassion, admissible dans la justice
commutative, ne l'est pas dans la justice distributive, où les choses sont
appréciées d'après la dignité des personnes.
Restituer, c'est rétablir quelqu'un dans son droit. Il est
clair que c'est là un acte de la justice commutative, dans laquelle l'équité se
prend de l'égalité d'une chose avec une autre. La restitution est commandée par
cette justice, soit que l'on possède le bien du prochain avec son consentement,
comme dans le prêt et le dépôt ; soit qu'on le possède contre sa volonté,
comme dans le vol et la rapine.
La
restitution, dans la justice distributive a pour base la justice commutative ;
elle résulte de la comparaison entre le mérite d'une personne et la chose qu'on
lui a donnée : ce qu'on lui rend doit être d’autant plus considérable
qu'elle a d'abord moins reçu.
« Si l'on veut réellement faire pénitence, répond saint
Augustin, qu'on sache que le péché n'est pas remis à moins que l'on ne restitue
ce qu'on a volé, quand on peut le restituer. » — Pour être sauvé, il est
nécessaire d'observer la justice ; conséquemment, il faut rendre ce que
l'on a dérobé.
Si l'on
ne peut rendre l'équivalent de ce qu'on a enlevé ; par exemple, quand on a
mutilé quelqu'un d'un membre, on doit réparer de son mieux le dommage causé, en
offrant une compensation d'argent ou d'honneur selon la condition des
personnes, et conformément au jugement d'un homme sage.
L'enlèvement du bien d'autrui implique deux idées : l'inégalité
qui résulte du vol, et l'injure faite au prochain. La restitution rétablit
l'égalité ; elle ne répare pas l'injure. Quant à celle-ci, il appartient
au juge de la punir ; le ravisseur n'est pas tenu, avant la sentence
juridique, de rendre au-delà de ce qu'il a pris. La sentence prononcée, il doit
s'y conformer, en payant l'amende à laquelle il est condamné.
Causer du dommage à quelqu'un, c'est comme si on lui enlevait
la valeur de ce qu'on lui fait perdre. On est tenu de réparer ce dommage par la
restitution. Or il faut observer qu'un homme peut supporter un dommage de deux
manières : premièrement, quand on détruit ce qu'il possède en réalité, et
alors on est tenu de réparer ce dommage par une compensation exactement équivalente ;
secondement, lorsqu'on l'empêche d'avoir une chose qu'il est en voie
d'acquérir, et, dans ce cas, la réparation petit rester en deçà de l'exacte
égalité, la simple espérance n'équivalant pas à une possession actuelle. On
doit, dans toute occurrence, une compensation proportionnée à la condition des
personnes et à l'importance des choses.
Un homme
qui détruirait la semence d'un champ ne serait pas obligé de restituer toute la
moisson. — Le débiteur qui a retenu, au-delà du terme fixé, l'argent de son
créancier, n'est pas obligé de restituer tout ce que celui-ci pouvait espérer
de ses capitaux. — Les éventualités doivent être mises en ligne-de compte.
« Rendez à chacun ce qui lui est dû, dit l'Apôtre, le
tribut à qui le tribut est dû, les impôts à qui sont dus les impôts. »
(Rom. xiii, 7.)
La justice doit rétablir l'égalité ; donc on doit
restituer à celui à qui on a fait tort.
Si la
chose qu'il faut restituer paraît devoir être très-nuisible à celui à qui elle
sera rendue ou à une autre personne, on ne doit pas la rendre en ce moment ;
la restitution a évidemment pour but l'utilité de celui à qui elle est due.
Pour les
biens donnés et reçus d'une manière illégitime, comme dans la simonie, la
restitution ne doit pas s'en faire à celui qui, en les donnant, a mérité de les
perdre ; on doit en employer la valeur en œuvres pieuses. — Si un don,
licite en lui-même, a été fait en vue d'une action mauvaise, telle que le
libertinage, on a le droit de le garder, si on ne l'a pas extorqué par fraude
ou par vol. — Lorsque la restitution doit être faite à une personne inconnue
que l'on n'a pu découvrir, on la convertit en aumônes à son intention. — Si celui
à qui elle est due vient à mourir, on doit restituer à l'héritier qui le
représente.
Au sujet de celui qui accepte la chose d'autrui, il faut
considérer et la chose même qu'il reçoit et la manière dont il la reçoit.
Du côté de la chose même, il y a obligation de la restituer,
tant qu'on l'a en son pouvoir : la justice commutative, dans ce cas, veut
que l'on retranche à celui qui a plus, pour donner à celui qui a moins.
Quant à la réception de la chose, il est nécessaire d'observer
qu'elle a lieu de trois manières. — Parfois elle est injuste, c'est-à-dire
contraire à la volonté du maître, comme dans le vol. On est tenu de restituer
ce que l'on a reçu, à raison de la chose elle-même
et à raison de l'injustice renfermée dans
l'acceptation ; cette obligation subsiste, alors même que l'on n'a plus la
chose en sa possession. Car, de même que celui qui frappe quelqu'un est tenu de
réparer son injustice, dont il n'a cependant retiré aucun profit ; de même
aussi, dans le vol, on doit non-seulement réparer le dommage dont on n'a rien
retiré, mais subir un châtiment ultérieur pour l'injure faite au prochain. — D'autres
fois, on reçoit la chose d'autrui pour s'en servir, avec le consentement du maître,
comme dans le prêt. On est tenu alors de la rendre, et à cause de la chose
elle-même, et à cause de la manière dont elle a été reçue. Si on la perd, on
doit en restituer la valeur, pour reconnaître la bienveillance de celui qui
l'avait prêtée. — D'autres fois, enfin, on reçoit la chose d'autrui sans injustice
et sans intention de s'en servir, ce qui arrive dans les dépôts. Celui qui la
reçoit ainsi ne contracte aucune obligation en raison d'une telle acceptation,
qui a seulement pour but d'obliger son prochain ; mais il est tenu de la
rendre, à raison de la chose elle-même. Si elle lui est enlevée sans qu'il y
ait de sa faute, il n'est pas obligé à la restitution ; il en serait tout
autrement, s'il y avait faute grave de sa part.
L'Apôtre écrivait aux Romains : « Ceux qui font ces
actions méritent la mort ; non-seulement ceux qui les font, mais ceux qui
y consentent. » (Rom. i, 32.) Pour une raison semblable, ceux qui
consentent au vol sont parfois tenus à la restitution.
L'obligation de restituer provenant non-seulement de la
détention du bien d'autrui, mais encore de l'acceptation injuste à laquelle on
a consenti, quiconque est la cause d'un vol est obligé à la restitution. Cette
obligation se contracte de deux manières : directement ou indirectement.
Directement, quand on porte efficacement une personne à dérober quelque chose,
soit en lui donnant des ordres, des conseils, des approbations ou des louanges,
soit en lui fournissant un refuge ou des secours, soit en partageant avec elle
le butin, comme complice du vol. Indirectement, lorsqu'on ne s'oppose pas à une
injustice que l'on peut et que l'on doit empêcher ; par exemple, en
omettant de donner un ordre qui préviendrait le vol, en refusant un conseil
efficace, en ne révélant pas l’injustice commise.
Ces coopérations diverses sont renfermées dans ces deux vers :
Jussio, consilium, consensus, palpo,
recursus,
Participans, mutus, non obstans, non manifestans.
Cinq de ces cas obligent absolument à la restitution ; à
savoir : l'ordre (jussio), car
celui qui ordonne est le moteur principal ; le consentement (consensus), lorsque l'injustice n'aurait
pas eu lieu sans lui ; la protection (recursus),
pour le cas où l'on a recélé les voleurs, en les patronnant ; la
participation (participans), dès
qu'on participe au crime du voleur et au fruit de son vol ; le défaut
d'opposition (non obstans), quand on
est tenu par devoir d'empêcher le dommage. — Dans les autres coopérations, on
n'est pas toujours obligé à la restitution. Le conseil, la flatterie et les
autres choses pareilles ne sont pas, en toutes circonstances, une cause
efficace du vol. Toutefois, celui qui a conseillé ou flatté y est obligé,
lorsqu'il doit juger que l'injustice a été la conséquence de ses paroles.
La
principale obligation de restituer incombe au coupable qui a commandé
l'injustice ; celui qui l'a exécutée vient en second lieu ; puis les
autres, à proportion de leur participation à cette injustice.
En retenant la chose d'autrui, on prive le maître de l'usage
qu'il en pourrait faire : or c'est là un péché d'injustice. Il est
manifeste qu'on ne doit pas, même pour un peu de temps, demeurer dans l'état du
péché, et qu'il faut en sortir immédiatement, ainsi que le marque cette parole :
« Fuyez le péché comme l'aspect du serpent. » (Eccl. xxi, 2.) La
conséquence à tirer de là, c'est qu'on est tenu de restituer immédiatement, si
on le peut ; ou de demander un délai à celui qui peut l'accorder.
L'impuissance
de restituer présentement dispense de la restitution immédiate. On est dispensé
de toute restitution, si cette impuissance est absolue. Mais on doit néanmoins
demander, par soi ou par un intermédiaire, la remise de la dette, ou le délai
de la restitution. Sauf le cas d'impuissance, on est obligé de restituer sans
retard, ou bien on retient injustement le bien du prochain.
Moïse, parlant au nom de Dieu, disait aux Juifs : « Vous
ne ferez point acception de personnes. » (Deut. 1, 17.)
L'acception de personnes est contraire à la justice
distributive, qui proportionne la part des biens communs au mérite et à la
dignité de chacun. Conférer un grade à un homme, non parce qu'il en est digne,
mais parce qu'il s'appelle Pierre ou Martin ; l'élever aux dignités
civiles ou ecclésiastiques sans une raison fondée sur son mérite ou sur le bien
public, mais uniquement parce qu'il est riche ou votre parent, voilà en quoi
elle consiste ; elle est évidemment un péché.
L'acception
de personnes n'a pas d'application dans les dons de pure libéralité ;
chacun est libre de faire des largesses à qui il veut et dans la mesure qu'il
veut, sans qu'on puisse l'accuser d'injustice, selon cette parole : « Ne
m'est-il pas permis de faire ce que je veux ? Prends ce qui t'est dû et
retire-toi. » (Matth. xx, 14.) Dieu ne fait jamais acception de personnes ;
il est maître de ses grâces.
Saint Augustin, sur ce texte de saint Jacques : « Vous
qui croyez en la gloire de Jésus-Christ, ne faites point acception de personnes »
(Jac. ii, 1), disait : « Qui n'est indigné de voir un riche occuper
un siège d'honneur dans l'Église au mépris d'un pauvre plus instruit et plus
saint ? » — Les biens spirituels étant supérieurs aux biens
matériels, on pèche plus grièvement, dans l'acception de personnes, lorsqu'on
les distribue que quand il s'agit des biens temporels. Mais il faut remarquer
que, pour le mérite et la dignité, les personnes s'apprécient, non-seulement en
elles-mêmes par les dons spirituels de la grâce, mais encore relativement au
bien public Il peut arriver qu'un homme, avec moins de science et de sainteté,
soit plus utile qu'un autre au bien général, par sa puissance, par son habileté
ou pour toute autre cause. La dispensation des choses spirituelles ayant
surtout pour objet l'utilité commune, suivant cette parole : « Les dons
visibles de l'Esprit-Saint sont accordés pour l'utilité de tous » (1 Cor.
xii, 7), certains sujets peuvent être préférés, sans acception de personnes, à
ceux qui, absolument parlant, leur sont supérieurs. Dieu lui-même accorde
parfois à des hommes de beaucoup inférieurs à d'autres les grâces que nous
avons appelées gratuitement données ?
Dans une
élection, il est nécessaire d'arrêter son choix sur les sujets les plus dignes,
soit absolument, soit par rapport au bien général. À égalité de mérite, un
prélat peut donner la préférence à ses parents, par la raison qu'il pourra
compter davantage sur eux pour l'accord et l'uniformité des affaires de
l'Église. Mais s'ils étaient tout à la fois en eux-mêmes et relativement au
bien commun moins dignes que d'autres, il ne pourrait pas les préférer, sans
faire acception de personnes.
La vertu seule mérite le respect et l'honneur. Mais on peut
honorer les hommes pour leur vertu propre, ou à cause de la vertu d'un autre ;
nous devons des hommages aux princes séculiers et aux supérieurs
ecclésiastiques lors même qu'ils ne sont pas vertueux, parce qu'ils sont, par
leur dignité, les représentants de Dieu ou de la société ; nous en devons
à nos parents et à nos maîtres, qui participent à la majesté de Dieu, le Père
et le Maître de toutes les créatures ; on honore les vieillards, en tant
que la vieillesse est le signe de la vertu ; et les riches, à cause de
leur rang et de leur influence dans la société. Honorer quelqu'un uniquement à
cause de ses richesses, ou pour quelques autres causes qui ne rendent pas digne
d'honneur, c'est tomber dans le péché de l'acception de personnes.
« Il n'est pas bon, nous dit l'Esprit-Saint, de faire
acception de personnes dans les jugements. » (Prov. xviii, 5.) Le jugement
est un acte de justice par lequel on ramène à l'égalité voulue ce qui s'en
était écarté. L'acception de personnes implique, au contraire, une certaine
inégalité ; elle consiste à donner à un homme un bien qui excède son
mérite. Les jugements, on le voit, sont faussés par l'acception de personnes.
Tout
jugement peut donner lieu à ce péché ; car le juge détermine également et
la manière dont le bien commun doit être réparti et celle dont un individu doit
restituer le bien d'un autre.
« Ces paroles : Vous ne tuerez point, dit saint
Augustin, ne doivent être étendues ni aux végétaux ni aux animaux, qui ne nous
sont pas associés par la raison ; elles s'appliquent uniquement à l'homme. »
Nul ne pèche en faisant servir les créatures à la fin pour
laquelle Dieu les a créées. En portant nos regards sur la nature, nous voyons
que les êtres moins parfaits existent pour les êtres plus parfaits : les
plantes pour les animaux, les animaux pour l'homme. On en infère à bon droit
qu'il est licite de détruire les plantes pour l'usage des animaux, et les
animaux pour l'usage de l'homme. La permission de Dieu est d'ailleurs formelle
à cet égard. Il est écrit dans la Genèse : « Voilà que je vous ai
donné toutes les plantes et tous les arbres fruitiers pour servir à votre nourriture
ainsi qu'à celle de tous les animaux de la terre. » (Gen. i, 29.) « Tout
ce qui se meut et vit vous servira de nourriture. »(Gen. ix, 3.)
Il est écrit : « Vous ne laisserez pas vivre les malfaiteurs. »
(Exod. xxii, 18.)
Quand l'amputation d'un membre gangrené devient nécessaire
pour le salut du corps, le médecin n'hésite pas à la pratiquer ;
pareillement, lorsque les hommes, qui sont dans la société les parties d'un
tout et les membres d'un corps entier, deviennent dangereux pour la société elle-même,
c'est une mesure louable et salutaire que de les frapper de mort : on
pourvoit par là à la conservation du bien commun ; car, ainsi que
s'exprime l'Apôtre : « Il suffit d'un léger ferment pour corrompre
toute la masse. » (1 Cor. v, 6.)
Le
Seigneur défendit, il est vrai, d'arracher l'ivraie ; mais dans quel but ?
Pour ménager le froment. Or nous supposons que la mort des malfaiteurs
s'opérera sans que les gens de bien en reçoivent aucune atteinte, et que, loin
d'être un danger pour eux, elle sera leur sauvegarde. — Dieu, qui a dit à son
Prophète : « Est-ce que je veux la mort du pécheur ? Je veux
qu'il se convertisse et qu'il vive » (Ezéch. xviii, 23), frappe cependant
certains coupables, afin de délivrer les bons ; tandis qu'il laisse à
d'autres le temps de faire pénitence. La justice humaine imite en ce point la
sagesse divine ; elle condamne à mort les méchants dont les crimes sont
funestes à la société, et elle donne aux autres le temps de revenir à la vertu.
— Tuer un homme, dira quelqu'un, est une chose mauvaise de soi. — Nous
convenons que tuer un homme qui se maintient dans sa dignité d'homme, est une
chose mauvaise de soi ; mais tuer celui qui s'est mis, par ses crimes, au
rang des animaux privés de raison et qui est devenu pire qu'une bête féroce,
c'est un bien. On en dispose alors pour l'utilité des autres, selon cette
parole : « L'insensé servira au sage. » (Prov. xi, 29.)
Tuer un malfaiteur n'étant une mesure licite qu'autant qu'elle
se rapporte au salut de la société, ce droit n'appartient qu'au chef chargé du
soin général de la communauté ; comme il n'appartient qu'au médecin, à qui
est confié le salut du corps entier, de retrancher un membre gangréné. En
conséquence, les princes investis de l'autorité publique peuvent seuls frapper
de mort les malfaiteurs. Les particuliers n'ont pas ce droit.
Moïse,
direz-vous, prescrivit aux Israélites, à l'occasion de l'adoration du Veau
d'or, de tuer leurs amis et leurs proches. (Deut. xxxii, 27) — Saint Augustin
répond : « Celui qui exécute l'ordre d'un chef auquel il doit
l'obéissance n'est pas moralement homicide ; il est comme le glaive entre
les mains de celui qui s'en sert. » Les israélites agissaient d'après
l'autorité de Dieu : ainsi le soldat frappe l'ennemi par l'autorité du
prince ; ainsi le bourreau exécute un criminel par l'autorité du juge.
Il est
permis aux simples particuliers de faire, pour le bien commun, une action qui
ne nuit à personne. Mais, lorsqu'il s'agit de causer un dommage, il est
nécessaire que l'autorité compétente décide ce qu'il convient d'enlever à la
partie pour le salut du tout, ou prononce par un jugement public que le bien de
la communauté exige la mort même du malfaiteur.
Les clercs, choisis pour le ministère des autels où ils représentent
la passion et la mort du Christ, « qui était frappé, mais qui ne frappait
pas, » comme s'exprime le prince des Apôtres (1 Pier. ii, 23), sont
obligés de marcher sur les traces de leur Maître. « Tel est le juge du
peuple, tels doivent être ses ministres. » (Eccl. x, 2.) De plus, ils sont
investis du ministère de la loi nouvelle, qui ne prescrit pour châtiment ni la
mort ni la mutilation. Pour ces deux motifs, ils doivent s'abstenir de donner
la mort.
Il est écrit : « Tu ne tueras point. » — « Ni
un autre, ni toi-même, reprend saint Augustin ; car celui qui se tue est
le meurtrier d'un homme. »
Trois raisons principales démontrent que le suicide est une
action absolument illicite. — Premièrement; tout être s'aime naturellement
lui-même et repousse celui qui veut lui ravir l'existence. Se suicider, c'est
agir contre cette loi de la nature, c'est-à-dire contre l'amour naturel que
chaque être se porte. — En second lieu, l'homme, appartenant à la société comme
la partie appartient au tout, se rend coupable d'injustice envers ses
semblables en se donnant la mort. — Troisièmement, la vie est un prêt qui reste
soumis au pouvoir du souverain Arbitre de l'existence des créatures. Celui qui
se la ravit pèche contre Dieu, tout comme le meurtrier d'un serviteur pèche
contre le maître même de ce serviteur. Dieu seul a le droit de prononcer sur la
vie et sur la mort des hommes, selon cette parole : « Je ferai mourir
et je vivifierai. » (Deut. xxxii, 39.)
On a dit
que l'homme, en se suicidant, se soustrait quelquefois à un mal plus grand que
la mort. — C'est une erreur : la dernière et la plus terrible misère de
cette vie, c'est la mort elle-même. Se suicider pour échapper aux maux de la
vie, c'est évidemment tomber dans un mal plus grand, pour échapper à un mal
moindre. La honte du péché commis et la crainte du déshonneur sont loin
d'autoriser un pareil acte. En se tuant soi-même pour un péché qu'on a commis,
on se prive du temps nécessaire à la pénitence. En se tuant pour éviter le
déshonneur, on commet sur soi un crime plus grand que ne serait la fornication
ou l'adultère, qui ne sont pas même des crimes pour une femme à laquelle on
fait violence, pourvu qu'elle refuse son consentement : « Le corps
n'est souillé que du consentement de l'âme, » comme s'exprimait la
courageuse Lucie. Se suicider dans la crainte de consentir au péché, c'est
faire un mal pour en éviter un autre qui est moins certain, puisque, dans une
tentation quelconque, la grâce divine peut nous préserver du péché. — Samson,
s'ensevelissant avec les Philistins sous les ruines d'un temple, ne saurait
être regardé comme exempt de faute, à moins que l'on ne suppose qu'il fut
poussé à cette action par une inspiration secrète de l'Esprit-Saint, qui lui
faisait opérer tant de merveilles. Saint Augustin excuse ainsi plusieurs
saintes qui, dans les temps de persécution, se sont donné la mort. — Ajoutons
qu'il ne faut pas croire, comme Rasias, dont il est parlé dans le second Livre
des Machabées, que le suicide soit une action noble et courageuse. Il est
plutôt une véritable faiblesse de l'âme, qui se laisse abattre par la vue des
maux à souffrir.
Il n'est licite, dans aucun cas, de tuer un innocent. La défense
en est consignée dans l'Écriture : « Vous ne tuerez pas l'homme
innocent et juste. » (Exod. xxiii, 7.)
À considérer l'homme en lui-même, il n'est jamais permis de le
tuer ; car dans tout homme, sans excepter le pécheur, nous devons aimer la
nature humaine, qui vient de Dieu, et que le meurtre atteint. Si l'on peut
mettre à mort un malfaiteur, ce n'est, comme nous l'avons dit, qu'eu égard au
bien commun, auquel il nuit par ses crimes. Or la vie des justes conserve, au
contraire, et accroit le bien général ; ils sont la partie la plus importante
de la société. Aucune raison ne peut donc autoriser à tuer un
innocent.
Abraham,
dit-on, est loué d'avoir voulu tuer son fils innocent. — Abraham agissait par
l'ordre de Dieu, maître souverain de la vie et de la mort.
Rien n'étant plus naturel que de défendre sa propre vie, on
peut, d'après toutes les lois divines et humaines, repousser la force par la
force, en mesurant la défense à l'attaque. Il n'est pas de nécessité de salut
que, de peur de tuer un agresseur, nous négligions de défendre notre vie :
nous sommes tenus de la conserver plutôt que celle du prochain. User d'une
violence sans proportion avec la fin qu'on se propose, ce serait sans doute un
acte illicite ; mais repousser l'attaque avec une juste modération, c'est
une défense très-légitime. Toutefois, comme il n'est permis de tuer un homme
que par autorité publique et pour le bien général, on doit se proposer la
conservation de sa propre vie et non le meurtre de l'agresseur, à moins que
l'on ne soit investi soi-même d'une autorité qui émane de la société, et qu'en
tuant un homme pour sa propre défense on ne contribue au bien général, comme le
soldat qui combat contre les ennemis de la patrie ou l'agent judiciaire qui
lutte contre des voleurs.
L'accident, qui arrive en dehors de notre intention, n'est ni
voulu, ni consenti. Tout péché étant volontaire, les accidents, comme tels, ne
sont point imputables. Cependant, un accident peut être volontaire
indirectement. Ne pas prévenir les causes d'un meurtre quand on y est tenu par
devoir, c'est rendre, à certains égards, ce meurtre volontaire. En droit, un
homme n'échappe pas au reproche d'homicide lorsque, se livrant à des actes
illicites ou même à des occupations permises, sans prendre les précautions
convenables, il donne la mort à quelqu'un. Il en est autrement de celui qui
fait une action licite avec les mesures nécessaires pour prévenir tout danger.
Frapper,
par exemple, une femme enceinte, est une action illicite qui fait accuser un
homme d'homicide, lorsque la mort de la femme ou de l'enfant en résulte. — S'il
est dit, dans la Genèse, que Lamech fut coupable d'homicide pour avoir donné la
mort à un homme en voulant tuer un animal, c'est qu'il n'avait pas pris les
précautions propres à éviter ce malheur.
L'ancienne loi disait : « (Œil pour œil, dent pour
dent, main pour main, pied pour pied. » (Exod. xxi, 24.) Donc il est
permis de mutiler quelqu'un d'un membre.
L'autorité judiciaire, ayant le droit d'ôter la vie à un homme
pour des crimes majeurs, peut aussi le mutiler d’un membre pour des fautes
moins graves. — Aucune personne, dans la vie privée, ne peut licitement mutiler
un homme sain. Celui-ci y donnât-il son consentement, la mutilation serait une
injustice envers la société, à laquelle appartient chaque individu avec toutes
les facultés qui constituent son être. Mais, si un membre gâté menace le corps,
on est en droit de l'amputer avec le consentement du malade, afin de pourvoir
au salut du corps entier ; chacun est chargé de sa propre conservation.
Pareillement, celui qui doit veiller à la vie d'un autre peut autoriser
l'amputation d'un membre gâté. Mutiler un homme dans d'autres cas, c'est une
action absolument illicite.
Il n'est
pas permis de se mutiler pour se soustraire au danger de pécher. Le salut
spirituel peut toujours être obtenu par d'autres moyens ; tout péché
dépend de notre volonté. La mutilation, d'ailleurs, ne détruit pas la
concupiscence ; elle la rend au contraire plus gênante. Le remède le plus
efficace contre les tentations, c'est de mettre un frein aux pensées de
l'esprit.
Nous lisons dans l'Écriture : « Celui qui épargne la
verge hait son fils. » (Prov. xiii, 24.) — « Ne refusez pas la
discipline à votre enfant : si vous le frappez avec la verge, il ne mourra
point, et vous délivrerez son âme de l'enfer. » (Prov. xxiii, 13.) — « Des
tortures et des fers à l'esclave mal intentionné. » (Eccl. xxxiii, 28)
Moins nuisible au corps que la mutilation, la correction
manuelle ne saurait appartenir, cependant, qu'à celui qui a autorité sur un
autre. Les pères et les maîtres, qui ont autorité, les uns sur leurs enfants,
les autres sur leurs serviteurs, peuvent l'infliger dans un but de correction
et d'instruction.
Lorsque
saint Paul recommande aux parents de ne point pousser leurs enfants à la
colère, et aux maîtres de ne point user de menaces envers leurs serviteurs, il
ne leur défend pas de les frapper ou do les menacer dans la vue de les corriger ;
il défend seulement de les frapper ou de les menacer sans discernement ni
réserve, la modération devant présider à toute discipline. (Eph. vi, 4.) — Remarquons
ici que le pouvoir du père et du maître ne s'étend pas au-delà de la correction
manuelle ; une correction plus forte implique une puissance plus grande
que celle dont ils sont investis.
Incarcérer un homme ou le retenir captif d'une manière
quelconque est une action illicite, à moins que cela n'ait lieu d'après un
ordre de la justice, comme châtiment ou comme mise en prévention.
Abuser
par le péché de la liberté de nos membres, c'est mériter d'en être privé par
l'incarcération. — Il est nécessaire, toutefois, que la puissance publique
intervienne ; car par là on met un homme dans l'impossibilité, non pas
seulement de faire le mal, mais de faire le bien.
Plus sont nombreuses les personnes sur qui rejaillit une
injure, plus, toutes choses égales d'ailleurs, le péché est grave. Pourquoi
commet-on un péché plus grief en frappant un prince qu'en frappant une autre
personne ? Parce que l'injure retombe sur la société entière. L'injure faite
à une personne qu'un lien quelconque unit à une autre en frappe deux à la fois,
et le péché est par cela même plus grand ; bien que, à d'autres égards, le
péché commis envers une personne qui n'est liée à aucune autre puisse
l'emporter parfois, soit à raison de la dignité dont cette personne est
revêtue, soit à cause du mal qui lui est fait.
Il est écrit au sujet de l'homme : « Vous avez tout
mis à ses pieds. » (Ps. viii, 8.)
Les choses créées ne sont pas soumises à l'homme dans leur
nature même ; sous ce rapport, elles ne relèvent que de Dieu, à qui en
appartient le principal domaine, selon cette parole : « La terre est
au Seigneur. » (Ps. xxxiii, 1.) Mais, quant à l'usage que l'on peut en
faire, nous avons un domaine naturel sur elles ; car, par notre raison et
notre volonté, nous pouvons en user pour notre bien propre, comme de choses
faites pour nous, d'après le principe que les êtres imparfaits existent pour
les parfaits. Ce domaine naturel, qui nous appartient parce que nous sommes des
êtres raisonnables créés à l'image de Dieu, nous fut donné dès la création du
premier homme, lorsque Dieu prononça ces paroles ; « Faisons l'homme
à notre image et à notre ressemblance, afin qu'il règne sur les poissons de la
mer, sur les oiseaux du ciel, etc. » (Gen. i, 26.)
Deux sortes de droits conviennent à l'homme : la
propriété et l'usage. — Le droit de propriété, ou le pouvoir d'acquérir et de
disposer, est nécessaire à la vie humaine, pour trois raisons. D'abord, on
cultive ses propres biens avec plus de soin que le bien commun ; chacun,
évitant le travail, renvoie aux autres le soin de ce dernier, comme on le voit
là où il se rencontre un grand nombre de serviteurs. Ensuite, il règne un ordre
plus parfait dans les choses humaines, lorsque l'administration de chacune
d'elles en particulier est confiée aux individus. Si tous s'occupaient de tout,
il en résulterait une immense confusion. Enfin, la paix est mieux assurée quand
chacun doit être content de ce qui lui revient. Il est d'expérience que les querelles
sont très-ordinaires chez les hommes qui possèdent des biens indivis. — Quant à
l'usage des choses de ce monde, les hommes doivent faire régner entre eux une
sorte de communauté, de telle façon que chacun soit disposé à faire part de ses
biens à ceux qui sont dans le besoin. L'Apôtre écrivait à son disciple : « Commandez
aux riches de donner avec facilité ; prescrivez-leur de faire part de
leurs biens aux pauvres. » (1 Tim., vi, 17.)
Les
riches ne doivent pas prendre pour eux ce qui est destiné à l'usage de tous.
Celui qui arrive le premier à un théâtre n'a pas le droit d'en refuser l'entrée
aux autres : son devoir, au contraire, est de leur en préparer la voie.
Prendre injustement le bien d'autrui et le prendre
secrètement, voilà ce qui caractérise l'essence du vol. On peut le définir :
« l'enlèvement furtif du bien d'autrui. »
Le vol et la rapine sont des péchés qui diffèrent d'espèce.
Ils ont cela de commun que, prenant une chose contre la volonté du maitre, ils
blessent l'un et l'autre la justice ; mais le vol procède par la ruse, et
la rapine par la violence : ils diffèrent ainsi d'espèce par leur cause.
Le vol
est une manœuvre artificieuse ; la rapine, un acte de confiance en sa
propre puissance.
Le Décalogue est formel à ce sujet : « Vous ne
commettrez pas de vol. » (Exod. xx, 15.)
On trouve dans le vol un double caractère de péché : son
opposition avec la justice qui rend à chacun son droit, et la fraude qu'il
emploie pour s'emparer insidieusement de ce qui est à autrui.
Que l'on
ne nous objecte pas l'action des Hébreux emportant les vases égyptiens. Il est
permis de prendre ouvertement ou en secret les biens qui sont adjugés par
l'autorité compétente. Les Hébreux n'emportèrent les dépouilles des Égyptiens
que sur l'ordre de Dieu, comme une compensation des travaux injustes dont ils
avaient été accablés : cet enlèvement n'était pas un vol.
Les
objets trouvés qui n'ont jamais appartenu à personne, comme les diamants et les
perles que l'on rencontre sur les bords de la mer, appartiennent au premier
occupant. Les trésors depuis longtemps enfouis dans la terre sont accordés par
la loi civile, moitié à celui qui les trouve, moitié au maître du champ. Les
choses trouvées qui ont eu récemment un possesseur, mais .qui sont abandonnées
en réalité, peuvent être gardées sans injustice par celui qui les rencontre. On
ne doit prendre les autres que dans l'intention de les remettre au maître qui
n'en a pas fait l'abandon.
« Voici la malédiction qui sera répandue sur la terre :
Tout voleur sera jugé d'après ce qui est écrit. » (Zach. v, 3.)
Le péché mortel est celui qui est contraire à la vie spirituelle
de notre âme, c'est-à-dire à la charité. Or, si la charité consiste
principalement dans l'amour de Dieu, elle implique aussi l'amour du prochain,
dont le devoir est de vouloir du bien à nos semblables et de leur en faire. Par
le vol, on porte préjudice au prochain dans ses biens extérieurs. Si les hommes
se volaient réciproquement, la société humaine ne serait pas possible. Le vol,
à cause de son opposition avec la charité, est donc un péché mortel.
L'Écriture
dit quelque part que le vol n'est pas une grande faute (Prov, vi, 30) ; mais
elle parle du vol par comparaison avec l'adultère.
Les
lois, dira quelqu'un, ne prononcent pas la peine de mort contre tous les
voleurs. — C'est que la justice de la vie présente n'inflige pas une telle
peine pour tout péché mortel. La loi humaine, réservant au jugement de Dieu le
châtiment proportionné à la faute, ne frappe que les péchés qui causent au
prochain un préjudice irréparable, ou qui présentent une affreuse difformité.
Mais,
dit-on, ne répugne-t-il pas qu'un homme soit puni de la mort éternelle pour le
vol d'une chose minime ; par exemple, d'une aiguille ou d'une seule
plume ? — La raison humaine comptant pour rien ce qui est minime, les
hommes, dans les choses de ce genre, n'estiment pas qu'on leur fait tort. Celui
qui les prend furtivement peut donc croire que son action n'est pas contraire à
la volonté du maître, et être, pour ce motif, excusé de péché mortel. Ce n'est
pas à dire, toutefois, qu'avec l'intention de voler et de porter préjudice au
prochain, on ne puisse pas, même en dérobant des objets minimes, se rendre
mortellement coupable : il suffit, pour un péché mortel, d'une mauvaise
pensée à laquelle on consent.
Suivant l'ordre établi par la divine Providence, les biens de
ce monde sont destinés à subvenir aux nécessités des hommes. Le droit humain ne
pouvant déroger ni au droit naturel ni au droit divin, la division des biens et
leur appropriation n'enlèvent pas le droit de les employer à secourir un homme
qui est dans le besoin. Aussi le superflu que possèdent certaines personnes,
est-il destiné de droit naturel à la nourriture des pauvres. C'était sur un tel
fondement que saint Ambroise disait ces paroles reproduites par le droit canon :
« Le pain que tu détiens, c'est celui des affamés ; le vêtement que
tu renfermes, c'est celui des nus ; tu enfouis dans la terre le rachat des
captifs et le soulagement du malheureux. » Seulement, comme le nombre des
nécessiteux est très-grand, et que chaque riche ne peut les secourir tous,
chacun est libre de distribuer, comme il lui plaît, les biens dont il doit
disposer en leur faveur. Mais s'il se présente une nécessité évidente et d'une
urgence telle que l'on doive secourir quelqu'un à l'aide de ce qui tombe sous
la main ; par exemple, une personne qui va périr, à laquelle on ne peut
sauver la vie qu'avec le bien d'autrui, il est permis alors de prendre ce bien
ouvertement ou en secret. Il n'y a en cela ni vol, ni rapine.
Une
telle urgence donne droit à ce qui est nécessaire pour sustenter notre vie ou
celle d'un autre. — Dans l'extrême nécessité, les biens sont communs.
On ne peut, dans la société, employer la contrainte qu'au nom
de l'autorité publique. Toute .personne privée qui enlève quelque chose à
autrui par violence, sans agir au nom de l'autorité, fait un acte illicite et
commet une rapine, comme les voleurs de grand chemin. Les princes eux-mêmes, à
qui le glaive est confié pour qu'ils soient les gardiens de la justice, ne
doivent user de violence et de contrainte que conformément aux lois de l'équité,
soit qu'ils combattent contre les ennemis de l'État, soit qu'ils sévissent au
dedans contre les malfaiteurs. Si quelques-uns, par un abus de pouvoir,
extorquent violemment et contre la justice le bien d'autrui, ils agissent
illicitement et sont ténus à la restitution.
Non. D'abord, le maître est plus directement blessé dans la
rapine où on lui fait violence, que dans le vol où il y a ignorance de sa part.
Ensuite, la rapine ne lui nuit pas seulement dans ses biens, elle l'insulte
encore lui-même par une sorte d'affront, ce qui est plus grave que la fraude
dont le vol se couvre.
La sentence d'un juge est en quelque sorte une loi appliquée à
un fait particulier ; elle doit avoir, comme les lois générales elles-mêmes,
la force coactive, afin de se faire respecter de l'une et l'autre partie :
autrement le jugement qu'elle prononce serait sans efficacité. Or, dans les
choses humaines, celui-là seul possède légitimement la force coactive qui est
investi de l'autorité publique ; et, dans ce cas, il est regardé comme
supérieur à l'égard de tous les hommes soumis à sa juridiction, soit qu'il
tienne son pouvoir à titre ordinaire, soit qu'il l'ait par délégation. Il suit
de ces principes que personne ne peut légitimement juger quelqu'un qui ne lui
est pas soumis.
« Un bon juge, a dit saint Ambroise, décide d'après la
loi et les principes du droit ; il ne fait rien par son opinion propre. »
N'ayant le droit de juger que comme exerçant un pouvoir
public, le juge doit établir les informations d'un jugement sur ce qu'il
apprend dans l'exercice de sa charge, et non sur ce qu'il sait en tant que
personne privée. Deux sources sont à sa disposition, l'une commune et l'autre
particulière. La source commune, ce sont les lois publiques, divines ou
humaines, contre lesquelles aucune preuve n'est admissible. La source
particulière se compose des pièces du procès, des dépositions des témoins et
des autres moyens capables de conduire à la connaissance de la vérité. Voilà ce
qui doit le guider dans son jugement, beaucoup plus que ce qu'il connaît comme
individu. Il peut sans doute s'aider de ce qu'il sait pour discuter avec plus
de soin les preuves alléguées et en faire ressortir le défaut ; mais il
est obligé, s'il ne peut pas les repousser en droit, d'y conformer son
jugement.
Que dans
les affaires qui le concernent lui seul, il forme sa conscience d'après ce
qu'il sait, cela doit être ; mais quand il exerce un pouvoir public, il
est obligé de la former juridiquement[233].
Un juge ne peut condamner personne pour crime, s'il n'y a un
accusateur. Les Romains eux-mêmes reconnaissaient ce principe, comme on peut
s'en convaincre par ce passage des Actes des Apôtres : « Ce n'est
point la coutume des Romains de condamner un homme avant que l'accusé ait devant
lui ses accusateurs, et qu'on lui ait donné la liberté de se défendre pour se
justifier des crimes qu’on lui impute. » (Act. xxv, 16.)
Le bruit
public et l'évidence du crime peuvent quelquefois servir d'accusateur. Mais le
juge, eut-il été témoin du fait, serait encore obligé, avant de condamner le
coupable, de procéder à un jugement public qui tienne lieu d'accusation.
Il est écrit, au sujet de l'homicide : « Il mourra,
et vous n'aurez point compassion de son sort. » (Deut. xix, .12 et 13.)
Placé entre un accusateur et un accusé, le juge doit prononcer
au nom de l'autorité publique dont il est investi, double raison qui lui défend
d'absoudre à son gré un accusé de sa peine. L'accusateur est parfois fondé à
exiger que l'accusé soit puni pour l'injure qu'il en a reçue ; et, dans ce
cas, le juge, qui doit rendre à chacun son droit, n'a pas la liberté de
pardonner. D'un autre côté, le bien de la société, au nom de laquelle tout juge
exerce ses fonctions, exige que les malfaiteurs soient punis.
Quoiqu'il en soit, le souverain, qui réunit la plénitude du
pouvoir social, a le droit de faire grâce à un condamné, lorsque la partie
offensée y consent et que le bien public n'en souffre pas.
Ici-bas, où chaque chose ne rentre pas nécessairement à sa
place, les punitions ne doivent point être recherchées pour elles-mêmes ; on
ne doit se les proposer que comme des mesures utiles au coupable ou à la
société. Si on a connaissance d'un crime nuisible au bien public, on est obligé
de se porter accusateur, pourvu que l'on soit en mesure de prouver ce crime
juridiquement. Mais, quand une faute ne rejaillit pas sur la société ou qu'on
ne peut pas en donner une preuve suffisante, on n'est pas tenu d'intenter
l'accusation ; nul n'est obligé de commencer ce qu'il ne pourra pas, d'une
manière légitime et convenable, mener à bonne fin.
Le droit canon porte : « L'accusateur ne doit pas être
reçu sans un écrit. »
Dans une cause criminelle, l'accusateur est constitué partie,
de telle sorte que le juge est placé entre lui et l'accusé pour procéder à une
information judiciaire, où l'on ne doit, autant que possible, admettre que ce
qui est certain. Les faits qui ne sont attestés qu'en parole sortant facilement
de la mémoire, le juge n'aurait pas la certitude de ce qui a été dit et de la
manière dont on l'a dit, si l'accusation n'était que verbale. Pour ce motif, on
a eu raison d'établir que l'accusation, comme tous les autres actes qui
interviennent dans un jugement, doit être consignée par écrit.
On lit dans le droit : « La témérité des accusateurs
se révèle de trois manières : par des calomnies; par des prévarications ou
par des tergiversations. »
Calomnier, c'est accuser faussement quelqu'un d'un crime :
ici, l'injustice envers l'accusé est manifeste. — Prévariquer, c'est voiler
frauduleusement une partie des pièces de l'accusation par connivence avec
l'accusé, pour mettre sciemment obstacle à sa punition : on cause un
préjudice à la société. — Tergiverser, c'est se désister entièrement de
l'accusation, à dessein et par calcul, en quittant le rôle d'accusateur sans
motif légitime.
Dans ces trois cas, l'accusateur est évidemment coupable, et
le juge peut tenir son accusation pour injuste.
Le pape Adrien Ier porta ce décret : « Celui
qui n'aura pas prouvé l'accusation qu'il intente, subira la peine qui aurait
frappé l'accusé. »
Nous l'avons dit, se porter accusateur dans une cause
criminelle, c'est poursuivre le châtiment de l'accusé, et il appartient au juge
d'établir entre l'accusateur et l'accusé une juste égalité. Or l'égalité veut
que celui qui cause un préjudice à quelqu'un subisse un dommage semblable, comme
le marque cette parole déjà citée : « Œil pour œil, dent pour dent. »
Il suit de ces principes que si on expose injustement un homme à subir un
châtiment, on est soi-même passible de la même peine.
Lorsque
l'accusateur n'est pas coupable dans son erreur, le droit veut que le juge le
renvoie sans le punir. Mais celui qui agit méchamment, mérite d'être châtié
pour avoir péché à la fois et contre l'accusé et contre la société. « Dès
que, après un sérieux examen, porte le Deutéronome, on aura reconnu qu'un faux
témoin s'est rendu coupable d'une calomnie contre son frère, on le traitera
comme il avait dessein de traiter son frère. (xix, 18.) »
Il y a obligation de justice pour nous d'obéir à nos
supérieurs en tout ce qui ressort de leur juridiction. C'est pourquoi l'accusé
est rigoureusement tenu de déclarer à son juge la vérité qui lui est demandée
suivant les formes juridiques. Refuse-t-il de déclarer ce qu'il est tenu
d'avouer, on le nie-t-il par une fausseté, il pèche mortellement. Mais si le
juge lui adresse des questions qu'il n'a pas le droit de lui faire, il peut
garder le silence et se soustraire à son jugement par tout moyen licite.
Mentir en justice, c'est pécher contre Dieu, à qui le jugement
appartient ; et contre le prochain, soit par rapport au juge, à qui l'on
doit la vérité, soit par rapport à l'accusateur, qui sera puni s'il ne prouve pas
les faits qu'il avance.
Autre chose est de taire la vérité, autre chose est de mentir.
L'accusé, qui n'est pas tenu de tout dire, peut se contenter de déclarer ce que
le juge est en droit d'exiger juridiquement ; mais, en aucun cas, il ne
lui est permis de se défendre d'une façon calomnieuse, en recourant à des
moyens iniques et frauduleux.
À l'exemple de saint Paul, qui en appela à César, tout accusé
peut, pour se soustraire à une injustice, interjeter appel. (Act. xxv, 60.)
Mais il n'est pas permis de recourir à cette voie uniquement pour obtenir des
délais et empêcher une juste sentence ; ce serait une sorte de défense
calomnieuse.
« Celui qui résiste au pouvoir, dit saint Paul, résiste à
l'ordre de Dieu et attire sur lui la malédiction. » (Rom. xiii, 2.) Donc
un condamné pèche en se défendant par la force, lorsqu'il a été frappé par un
jugement équitable. Mais si sa condamnation est injuste, elle peut être
assimilée à une attaque de malfaiteurs. Il lui est permis, dans ce cas, de
résister aux mauvais princes, à moins peut-être qu'il ne doive résulter de ses
efforts quelque désordre scandaleux.
Personne
n'est obligé de faire une chose dont la mort doit être la conséquence ;
par exemple, de rester dans un lieu, pour être de là conduit au supplice. Mais
il n'est pas permis de résister à l'exécuteur, quand il s'agit de souffrir une
peine justement méritée.
Votre témoignage est-il exigé selon les formes du droit par
l'autorité compétente, vous êtes obligé de le rendre sur les faits connus
publiquement ou dont le bruit public commence à s'emparer, mais non sur les
autres. — Si votre témoignage est réclamé, mais non par l'autorité légitime, il
faut distinguer : est-il requis pour délivrer un homme accusé injustement,
vous devez témoigner, selon cette parole : « Délivrez le pauvre et
l'indigent des mains du pécheur. » (Ps. lxxxi, 4.) — Alors même que nous
ne sommes pas appelés, c'est un devoir pour nous de faire connaître la vérité à
quelqu'un qui puisse intervenir d'une manière utile. Mais, dans le cas où votre
témoignage ne peut aboutir qu'à une condamnation, vous n'êtes pas obligé de
parler, tant que l'autorité ne vous y force point ; car votre silence ne
nuit à personne en particulier. Le péril où se trouve l'accusateur ne vous fait pas une loi de prendre sa
défense ; il s'y est exposé de son propre mouvement.
Quant
aux secrets, s'il s'agit de celui de la confession, le prêtre ne doit d'aucune
façon en rendre témoignage ; il ne sait la vérité que comme ministre de
Dieu, et le sceau du sacrement l'emporte sur tout précepte humain. — Pour les
autres choses secrètes, il en est que l'on doit révéler aussitôt que l'on en a
connaissance : celles, par exemple, qui compromettent le salut spirituel
et corporel de la multitude, ou qui doivent causer une perte considérable à
quelqu'un ; garder le silence à leur égard, ce serait alors violer la
fidélité que l'on doit à ses semblables. — Il en est d'autres aussi que l'on
n'est point tenu de divulguer, pas même sur l'ordre des supérieurs, parce que
le droit naturel nous oblige à garder la foi promise : on ne peut rien
proscrire à l'homme contre un tel droit.
Nous lisons dans l'Écriture : « Un homme sera
condamné à mort sur la déposition de deux ou trois témoins. » (Deut. xvii,
16 ; et xix, 15.) Donc ce témoignage est suffisant.
Le Philosophe le remarque avec raison, toutes les matières ne
comportent pas le même genre de certitude. Dans les jugements et les
témoignages qui ont pour objet les actes contingents et variables, on
chercherait en vain la certitude démonstrative. Il y suffit donc de la
certitude probable ou morale, qui, conforme à la vérité dans la plupart des
cas, peut néanmoins s'en écarter parfois. Or, comme il est vraisemblable que la
vérité se trouvera dans le témoignage de plusieurs individus plutôt que dans la
parole d'un seul, il a été établi avec raison par le droit divin et humain que,
quand l'accusé est seul à nier devant plusieurs témoins unis à l'accusateur
pour l'affirmative, on s'en rapportera à la déposition des témoins. On en
requiert deux au moins, et trois pour une plus grande certitude.
Il est
nécessaire, pour obtenir la certitude morale, que les témoins ne soient pas en
désaccord sur certaines circonstances principales qui changent la substance du
fait ; par exemple, sur le temps, le lieu, les personnes ; s'ils
diffèrent sur de tels points, ils semblent parler de faits divers, et leur
déposition n'est plus qu'un témoignage individuel. Dans le cas où ce désaccord
existe parmi les témoins à charge et parmi les témoins à décharge, égaux en
nombre et également dignes de confiance, le juge, qui doit être toujours plus
porté à absoudre qu'à condamner, prononcera en faveur de l'accusé.
Certains
canons, qui exigent, à l'égard des évêques, des prêtres, des diacres et des
clercs de l'Église romaine, un plus grand nombre de témoignages, sont motivés
par les dignités même de l'Église, auxquelles on n'élève que des personnes dont
la sainteté offre des garanties plus grandes que la déposition de deux ou trois
témoins. Les hommes établis pour juger les autres ayant, la plupart du temps,
beaucoup d'ennemis, on ne doit pas croire aisément aux témoins qui déposent
contre eux. L'Église a considéré, en outre, que la condamnation de ses
ministres déprécie, dans l'opinion des fidèles, son propre honneur et son
autorité, ce qui est un mal plus grand que de tolérer quelques individus dont
les fautes ne causent pas de scandale par leur énormité ou par leur publicité.
Tout ce qui, dans un témoignage, détruit la certitude morale
qu'il doit produire, le rend sans valeur.
La probabilité qu'un témoin n'aura pas la fermeté nécessaire
pour attester la vérité résulte parfois d'une faute antérieure ; ainsi les
infidèles, les infâmes et ceux qui sont eux-mêmes coupables d'un crime public,
perdent le droit d'accuser. Mais cette probabilité naît aussi de causes qui
n'impliquent aucune faute : par exemple, d'un défaut de raison, comme chez
les enfants, les aliénés et les femmes ; ou de certaines circonstances
particulières, telle que la parenté, la domesticité, l'esclavage, et autres. Par
conséquent, un témoin peut être rejeté, ou pour une faute commise par lui, ou
sans qu'il y ait aucune faute de sa part.
Le
principe, que tout homme doit être présumé bon, tant qu'on n'a pas la preuve de
sa malice, n'est applicable qu'aux cas où l'on ne s'expose point à compromettre
les intérêts de quelqu'un.
Le faux témoignage contient une triple difformité : celle
du parjure, car les témoins prêtent serment ; sous ce rapport, il est
toujours un péché mortel : — celle de l'injustice ; à ce point de
vue, il est mortel dans son genre, comme toutes les injustices : — celle
du mensonge, et, par ce côté, il n'est pas toujours un péché mortel.
Le
témoin doit donner comme douteux ce qui est douteux, et comme certain ce qui
est certain.
La défense d'un pauvre étant une œuvre de miséricorde, on doit
en raisonner comme de toutes les autres œuvres de ce genre. L'homme qui voit un
pauvre dans une nécessité pressante dont il ne peut sortir sans son appui, doit
lui venir en aide. Mais si le pauvre peut être secouru par quelqu'un qui tient
à lui de plus près ou qui a pour cela de plus grandes ressources, on n'est pas
strictement obligé à cette bonne œuvre, bien qu'on fasse un acte louable en
l'accomplissant. Pareillement, un avocat n'est pas toujours obligé de prendre
la défense d'un pauvre ; ce devoir n'existe que dans les circonstances où
la charité l'oblige de faire un acte de miséricorde.
L'office d'avocat doit être interdit : d'abord, pour
cause d'impuissance, aux aliénés, aux enfants, aux sourds et aux muets ; ensuite,
pour cause d'inconvenance, aux personnes consacrées au culte divin, à raison de
la supériorité de leurs fonctions ; enfin, pour cause d'indignité, aux infidèles,
aux infâmes et à tous ceux qui ont subi quelque condamnation flétrissante.
« Parce que vous prêtez secours à l'impie, dit un jour le
prophète Jéhu au roi Josaphat, vous vous attirerez la colère du Seigneur. »
(2 Paral. xix, 2.)
L'avocat qui défend une cause injuste prête évidemment secours
à l'impie. — S'il le fait sciemment, il commet un péché grave et encourt
l'obligation de réparer le tort qu'il occasionne à la partie adverse. L'Apôtre
n'a-t-il pas dit : « Sont dignes de mort, non-seulement ceux qui
commettent le péché, mais encore ceux qui y donnent leur consentement ? »
(Rom. 1, 32.) — Quant à celui qui croit juste la mauvaise cause qu'il défend,
il est excusable suivant les conditions et la mesure de son ignorance.
Un
avocat qui, dans le cours du procès, découvre que la cause qu'il croyait juste
ne l'est pas, ne doit pas aider la partie adverse ; mais il peut et il
doit abandonner la défense, ou engager son client, soit à se désister, soit à
transiger. — Pour la manière de soutenir le procès, il est permis à un avocat,
dans une cause juste, de cacher avec habileté ce qui pourrait nuire à son
plaidoyer ; comme, dans une guerre juste, le soldat ou le chef d'armée
peut dissimuler ses démarches avec adresse et préparer des embûches. — Il n'est
jamais permis aux avocats de mentir, en présentant des pièces fausses ; la
foi doit être gardée même envers nos ennemis.
Un avocat, qui n'est pas toujours tenu de prêter son ministère
et ses avis à la cause d'autrui, n'agit pas contre la justice en faisant payer
son plaidoyer ou sa consultation ; il est dans le cas du médecin qui donne
ses soins à un malade et de toute autre personne qui remplit des fonctions
analogues. Il ne doit toutefois recevoir qu'un prix modéré, suivant la
condition des personnes, la nature des affaires, la grandeur du travail et la coutume
des lieux.
La
science du droit est sans doute un bien de l'ordre spirituel ; mais on en
fait usage au moyen d'un travail corporel, qui permet d'exiger une récompense
pécuniaire : autrement aucun artiste ne pourrait tirer profit de son art.
— Il convient que les honoraires des juges soient payés par le Trésor public,
et que les témoins reçoivent une indemnité comme prix, non de leur témoignage,
mais de leur temps.
L'invective ou contumélie consiste principalement dans des
paroles injurieuses par lesquelles on relève, une chose contraire à l'honneur
de quelqu'un, pour la porter à sa connaissance et à celle des autres. Elle se
produit aussi par certains signes ou actes qui ont parfois une signification
non moins expressive que les paroles. Sur ce passage de l'Apôtre : « Hommes
de contumélie, etc., » la glose reprend très-bien : « Les hommes
de contumélie sont ceux qui outragent et déshonorent leurs semblables par des paroles
ou par des actes. »
Nous lisons dans l'Évangile : « Celui qui aura dit à
son frère : Vous êtes un fou, sera digne du feu de l'enfer. » (Matth.
v, 22.) L'invective ou contumélie est donc un péché mortel.
Toutefois, comme la signification des mots provient de
l'intention de celui qui parle, on doit examiner par quel esprit les paroles
injurieuses sont dictées. Il est indubitable que celui qui les profère pour
porter atteinte à l'honneur de quelqu'un commet un péché mortel, aussi bien que
le voleur ; les hommes ne tiennent pas moins à leur honneur qu'à leurs
biens matériels. Mais si ces paroles sont dites dans un but de correction ou
pour tout autre motif semblable, sans intention d'attaquer l'honneur, il n'y a
plus ni outrage réel, ni contumélie formelle, et, dans ce cas, elles n'excèdent
pas le péché véniel ; parfois même elles ne renferment aucun péché. Il
faut néanmoins beaucoup de discrétion dans tout cela.
De même
qu'il est permis de frapper une personne pour la corriger, il l'est également
de lui adresser, pour la même fin, des paroles qui, dans une autre
circonstance, seraient un coupable outrage. Ainsi le Seigneur appela ses
apôtres « hommes sans intelligence, » et saint Paul applique aux
Galates l'épithète « d'insensés. » Ces sortes de paroles ne doivent
être employées que rarement, pour la gloire de Dieu, et jamais pour une
satisfaction personnelle. Le péché de contumélie dépend avant tout des
dispositions intérieures de celui qui le commet.
Le roi David disait : « Ceux qui cherchaient à me
nuire tenaient de vains discours. Pour moi, j'étais comme un sourd qui n'entend
pas, et comme un muet qui n'ouvre point la bouche. » (Ps. xxxvii, 13 et
14.)
On doit souffrir les invectives dans le cas où cela est
nécessaire ou utile ; c'est le devoir de la patience. De là cette parole
du Sauveur : « Si quelqu'un vous frappe sur une joue, présentez-lui
encore l'autre. » Mais il est nécessaire, parfois, de les repousser :
d'abord, pour le bien même de celui qui se les permet, afin que, son audace étant réprimée, il ne
recommence pas dans la suite. « Répondez au fou, dit le Sage, de manière à
lui montrer sa folie, de peur qu'il ne se croie sage. » (Prov. xxvi, 5.)
Notre-Seigneur ne dit-il pas à celui qui lui avait donné un soufflet : « Pourquoi
me frappez-vous ? » (Jean, xviii, 23.) Ensuite, l'intérêt spirituel
des personnes qui seraient retardées dans leur avancement par les injures qui
nous sont adressées, nous impose aussi le devoir de répondre à nos détracteurs ;
mais nous devons le faire avec charité et avec modération, conformément à cette
autre parole : « Ne répondez pas au fou selon sa folie, de peur que
vous ne lui deveniez semblable. » (Prov. xxvi, 4.)
Il est
un silence qui rentre dans la vengeance, c'est celui que l'on garde pour
irriter davantage un adversaire ; mais se taire dans le but de laisser
passer la colère de celui qui nous injurie, est une action digne d'éloges. « Ne
disputez pas avec un homme acerbe, nous dit l'Esprit-Saint ; ne jetez pas
du bois sur son feu. » (Eccl. viii, 4.)
Quand un péché peut provenir de plusieurs causes, il est
naturel de l'attribuer à celle qui le produit d'ordinaire. Les invectives ont
une grande affinité avec la vengeance que poursuit la colère ; car, pour
l'homme colère, le moyen le plus immédiat de se venger est d'injurier son
adversaire. Nous devons dire, en conséquence, que la contumélie vient de la
colère.
« Le détracteur, a dit l'Esprit-Saint, est semblable au
serpent ; il mord sans bruit. » (Eccl. x, 11.)
Tandis que la contumélie prononce ouvertement et en face des
paroles qui outragent une personne en son honneur, la détraction, décelant
encore plus de crainte que de mépris, profère secrètement les mêmes paroles
pour donner une mauvaise opinion des gens. On l'a très-bien définie : « Le
dénigrement de la réputation du prochain par des paroles secrètes. »
Si les
paroles du détracteur sont appelées secrètes, ce n'est pas qu'elles le soient,
absolument parlant ; elles le sont seulement pour la personne absente, qui
en ignore l'auteur ; car, dans la détraction, on parle mal de quelqu'un,
en son absence, devant plusieurs personnes, ou devant une seule, ce qui est
encore porter une certaine atteinte à sa réputation.
On
mérite le nom de détracteur, non pour manquer de véracité, mais pour amoindrir,
directement ou indirectement, la réputation du prochain : directement, en
lui attribuant faussement de mauvaises actions, en exagérant ses fautes, en
révélant celles qui sont secrètes, ou en travestissant ses intentions ;
indirectement, en niant le bien qui est en lui, en taisant ce bien avec malice,
ou en le diminuant.
« Dieu, dit l'Apôtre, hait les détracteurs. » (Rom. 1,
30.)
Celui-là est, à proprement parler, coupable du péché de
détraction qui parle d'un absent, dans le but d'en déchirer la réputation. Or,
enlever à quelqu'un la réputation dont il jouit est une chose extrêmement
grave. De tous les biens temporels, la réputation est le plus précieux ; en
la perdant, on se trouve dans l'impuissance d'accomplir une multitude de bonnes
actions. Aussi l'Esprit-Saint nous dit-il : « Efforcez-vous d'avoir
une bonne réputation ; c'est un bien qui vous sera plus utile que mille
trésors, si grands et si précieux qu'ils soient. » (Eccl. xli, 15.) Il
n'en faut pas davantage pour montrer que la détraction proprement dite est, par
elle-même, un péché mortel. — Mais il arrive souvent que, sans avoir
l'intention de nuire à une personne, on prononce, dans un autre but, des
paroles qui blessent sa réputation. La détraction, dans ce cas, n'est ni
directe, ni formelle ; elle est seulement matérielle et accidentelle. Si
ces paroles sont dites pour le bien ou par nécessité avec les conditions
voulues, elles ne constituent ni péché, ni détraction. Celles qui procèdent de
la légèreté de l'esprit ou d'une autre cause que la nécessité ne justifie pas,
ne sont pas des péchés mortels, à moins qu'elles ne blessent d'une manière
notable la réputation du prochain, surtout en ce qui concerne l'honnêteté.
Le détracteur est tenu à rétablir la réputation, tout ainsi
que le voleur est tenu de restituer le bien qu'il a dérobé.
La détraction
est un vice très-répandu dans la société, où, selon l'expression de l'Écriture,
« le nombre des insensés est infini. » Il y a bien peu d'hommes qui,
par légèreté d'esprit ou par précipitation de la langue, ne laissent échapper
des paroles capables de diminuer, du moins en matière légère, la réputation du
prochain. C'est ce qui a fait dire à saint Jacques : « Celui qui ne
pèche point en paroles est un homme parfait. » (Jac. iii, 2.)
La grandeur de nos péchés contre le prochain s'apprécie par le
préjudice qu'ils lui causent, et ce préjudice, à son tour, se juge par
l'importance du bien qu'il fait perdre.
Il y a pour l'homme trois sortes de biens : le bien de
l'âme, le bien du corps et les biens extérieurs.
Le bien de l'âme, le plus grand de tous, ne peut nous être
ravi que d'une manière occasionnelle ; par exemple, au moyen d'un mauvais
conseil, qui ne détruit pas notre liberté.
Les deux autres, celui du corps et les biens extérieurs,
peuvent nous être enlevés par la violence. — Comme le corps l'emporte sur les
biens extérieurs, les péchés qui y portent atteinte sont plus graves que ceux
qui nous nuisent seulement dans les biens extérieurs. De là résulte que, de
tous les péchés qui se commettent contre le prochain, le plus grave est
l'homicide, qui détruit une existence actuelle. L'adultère vient ensuite, comme
troublant l'ordre légitime par lequel un homme entre dans la vie. — Pour ce qui
est des biens extérieurs, la bonne réputation, qui se rapproche davantage des
biens spirituels, l'emporte sur les richesses, et, par conséquent, la
détraction est, dans son genre, un péché plus grand que le vol, bien qu'elle
n'égale pas l'homicide et l'adultère.
Cet ordre de gravité, on le conçoit, se modifie par certaines
circonstances aggravantes ou atténuantes qui se prennent des dispositions
intérieures de chacun des hommes. Pécher avec délibération étant une faute plus
grande que celle qui a lieu par faiblesse ou par mégarde, les péchés de parole,
que la langue, prompte à parler, commet souvent sans préméditation, ont par
cela même une certaine légèreté.
Saint Paul a dit : « Non-seulement ceux qui
commettent le péché sont dignes de mort, mais encore ceux qui l'approuvent par
leur consentement. » (Rom. i, 32.)
Celui qui écoute la détraction sans aucune résistance paraît y
consentir ; il participe par là même au péché. — S'il la provoque ou y
prend plaisir en haine de la personne qui en est l'objet, il pèche autant que
le détracteur, et quelquefois plus. « De savoir, dit saint Bernard, lequel
des deux est le plus coupable, du détracteur ou de celui qui l'écoute, il ne me
paraît pas facile de décider cette question. » — Lorsque, sans y prendre
plaisir, il omet de la repousser par crainte, par négligence, ou même par une
certaine honte, il pèche encore, mais beaucoup moins que le détracteur ; sa
faute est ordinairement vénielle, quoiqu'elle puisse aller au péché mortel,
soit à raison d'une obligation spéciale de corriger le détracteur, soit à cause
de quelques dangers futurs, soit parce que le respect humain lui-même est
parfois un péché mortel.
On est obligé de repousser la détraction, tout comme on est
tenu de relever l’âme du prochain, quand il est abattu sous sa charge.
Faut-il
toujours arrêter le détracteur, en l'accusant d'erreur ou de mensonge ?
Non, surtout si l'on sait que ce qu'il dit est vrai ; mais nous devons lui
faire observer qu'il a tort de déchirer la réputation de son frère, ou du moins
lui laisser apercevoir par un certain air de tristesse que sa détraction nous
déplait. « Le visage triste, dit la sainte Écriture, met un frein à la
langue du détracteur. » (Prov. xxv, 23.)
La
détraction direz-vous, tourne souvent à l'avantage du prochain.
Soit ;
mais le bien qui en résulte n'est pas celui que se propose le détracteur :
il est dû à la sagesse divine qui tire toujours quelque bien du mal ; on
doit résister aux détracteurs, comme on résiste aux ravisseurs du bien d'autrui
et aux oppresseurs de leurs frères, quoique les opprimés et les spoliés
puissent accroitre leurs mérites par la patience.
On confond quelquefois le rapporteur avec le détracteur, par
la raison que l'un et l'autre disent en secret du mal de leur prochain. Sur
cette parole de l'Écriture : « Ne méritez pas qu'on vous appelle un
semeur de rapports. » (Eccl. v, 16), la glose ajoute : « c'est-à-dire
un détracteur. » Ils diffèrent cependant par le but qu'ils se proposent.
Le détracteur a pour fin de détruire la réputation du prochain, et, pour cela,
il révèle ce qui lui paraît capable de la flétrir ou de l'affaiblir. Le
rapporteur veut diviser les amis, comme on le voit par ce mot des Proverbes ;
« Otez le semeur de rapports, et les disputes cessent. » (xxvi, 20.)
Il révèle ce qu'il croit propre à irriter son auditeur contre quelqu'un. L'écriture le caractérise ainsi :
« L'homme de péché jette le trouble entre les amis ; il sème
l'inimitié au milieu de ceux qui vivaient en paix. » (Eccl. xxviii, 11.)
Le
rapporteur est, sans contredit, un détracteur ; mais il a principalement
pour but d'irriter les esprits les uns contre les autres. Faut-il pour cela
dire le bien ? Il le dit du moment que ce bien est un mal aux yeux de
celui à qui il parle et un moyen de semer l'irritation. Il est appelé par
l'Écriture « un homme à double langue, » parce qu'il s'efforce de
rompre l'amitié qui existe entre deux personnes, disant à chacune d'elles du
mal de l'autre.
« Une tache honteuse, nous dit l'Esprit-Saint, est
imprimée sur l'homme à double langue ; il s'attire la haine, l'inimité et
l'ignominie. » (Eccl. v, 17.)
Plus un péché porte préjudice au prochain, plus il est grave,
et le préjudice se mesure sur la grandeur du bien qui a été enlevé. Or, parmi
les biens extérieurs, le plus éminent est un ami. « Sans ami, nul ne peut
vivre, » disait Aristote ; l'Écriture nous enseigne pareillement que
rien ne saurait être comparé à un fidèle ami. » (Eccl. vi, 15.) La
réputation nous étant surtout nécessaire pour avoir des amis, le péché du
rapporteur est plus grand que la détraction, et même que la contumélie, par la
raison que l'amitié est préférable à l'honneur et qu'il est meilleur d'être
aimé que d'être honoré, comme le disait encore le Philosophe.
Le rapporteur se propose directement de produire l'inimitié ;
il pèche par là même plus grièvement que le détracteur qui, bien qu'il dise
parfois des choses pires, enfante seulement une disposition à l'inimitié, en
dénigrant la réputation de quelqu'un.
La
délation porte une atteinte spéciale à l'amour du prochain et à l'amour de
Dieu. De là ces paroles des Proverbes : « Il y a six choses que le
Seigneur hait, et son cœur abhorre la septième, à savoir : « l'homme qui
sème la discorde entre les frères. » (Prov. vi, 16.)
Les péchés de parole se distinguent par le but que l'on se
propose. On veut, dans les invectives, déprimer l'honneur ; dans la détraction,
ternir la réputation ; dans la délation, désunir les amis ; dans la
dérision, faire rougir quelqu'un. Il suit de là que la dérision ou moquerie est
un péché spécial et distinct de ceux qui précèdent, puisque le but qu'on s'y
propose est différent.
Le
moqueur veut nous faire perdre, à nos propres yeux, la gloire d'une bonne
conscience. Il essaie, dans ce dessein, de nous couvrir de confusion, en nous
mettant devant les yeux quelque action vicieuse ou honteuse capable de nous
faire rougir.
Il est écrit : « Dieu se rira des moqueurs. »
(Prov. iii, 34.) Cela ne suppose-t-il pas que les dérisions ou les moqueries
peuvent constituer un péché mortel ?
Plaisanter ou se moquer des péchés ou des défauts de quelqu'un,
parce qu'on les regarde comme peu considérables en eux-mêmes, ce n'est là
qu'une faute vénielle dans son genre ; mais si vous ne jugez ces péchés ou
ces défauts peu importants que par suite du mépris que vous avez pour cet
homme, comme vous feriez au sujet d'un enfant ou d'un insensé, la moquerie ou
dérision peut, dans ce cas, être une faute mortelle. Elle augmente de gravité
en proportion du respect auquel a droit la personne dont on se fait un jouet. Le
péché le plus grave en cette matière est la dérision de Dieu et des choses
divines. Voilà pourquoi le prophète Isaïe s'écrie : « Sais-tu bien
qui tu as insulté, qui tu as blasphémé, contre qui tu as élevé la voix ? »
(xxxvii, 23.) Puis il ajoute : « N'est-ce pas contre le Saint d'Israël ? »
— La moquerie des parents, au sujet de laquelle il est écrit : « Que
l'œil qui se moque d'un père et qui insulte aux droits sacrés d'une mère soit
arraché par les corbeaux des torrents ; qu'il soit dévoré par les petits
de l'aigle » (Prov, xxx, 17), prend rang immédiatement après celle de
Dieu. — Vient ensuite la moquerie des justes, qui ravit à la vertu l'honneur
qu'on lui doit, et dont Job se plaint en disant : « La simplicité du
juste est devenue un sujet de dérision. » (xii, 4.) Elle est très-funeste,
par son efficacité à détourner les hommes de la vertu. « Les railleries,
selon la pensée de saint Grégoire, détruisent, comme avec une main pestiférée,
le bien qui commence à paraître dans une âme. »
Moïse a dit : « Maudit soit celui qui n'observera
pas la loi. » (Deut. xxvii, 26.) Le prophète Élisée a maudit les enfants
qui se moquaient de lui. (4 Reg. ii, 24.)
La malédiction proprement dite, par laquelle on souhaite,
d'une manière absolue, le mal d'autrui, est mauvaise à cause de cette intention
formelle du mal. Mais la malédiction indirecte, par laquelle on souhaite un mal
en vue d'un bien, peut être licite : le juge maudit le coupable qu'il
frappe d'une peine méritée ; l'Église maudit certains pécheurs dans ses
anathèmes ; les Prophètes maudissaient tous les méchants au nom de la
justice de Dieu. Nous pouvons nous-mêmes souhaiter à un homme une maladie, un
obstacle quelconque, qui le rende meilleur ou l'empêche de nuire aux autres.
Souhaiter
du mal à quelqu'un en vue d'un bien, ce n'est manquer ni d'affection, ni de
bienveillance à son égard ; c'est, au contraire, accomplir un devoir
envers lui. — On conçoit bien qu'il n'est jamais permis de maudire la nature
des êtres, pas même celle des démons, qui vient de Dieu.
Le Sauveur a maudit un figuier (Matth. xxi, 19) ; Job a
maudit le jour de sa naissance. (iii, 1.)
La malédiction, comme la bénédiction, ne s'adresse proprement
qu'à la créature raisonnable, la seule qui soit susceptible de bien et de mal.
Il peut cependant arriver que les créatures irraisonnables, appelées bonnes ou
mauvaises par rapport à l'homme, pour lequel elles existent en réalité, soient,
à un triple point de vue, l'objet d'une malédiction. Premièrement, elles
subviennent à nos nécessités, et, dans ce sens, Dieu dit au premier homme :
« Que la terre soit maudite dans ton travail » (Gen, iii, 17) ;
afin que tu sois puni par sa stérilité. Telle est aussi la signification de ces
paroles de Moïse : « Maudits seront vos greniers. » (Deut.
xxviii, 5.) En second lieu, elles servent à l'homme de signe ou de symbole :
c'est ainsi que le Seigneur maudit le figuier qui représentait la Judée. Enfin,
elles ont avec nous un certain rapport de convenance, par le temps et le lieu :
voilà comment Job maudissait le jour où il avait contracté le péché originel et
les maux qui en sont la suite ; et David, les montagnes de Gelboé, où le
peuple venait d'éprouver un grand désastre. Maudire les créatures
irraisonnables en tant qu'elles sont l'œuvre de Dieu, c'est un blasphème. Les
maudire en elles-mêmes est une chose oiseuse, vaine, et par conséquent
illicite.
« Les hommes de malédiction (maledici), a dit saint Paul, « ne posséderont pas le royaume
des cieux. » (1 Cor. vi, 10.)
Souhaiter ou provoquer le mal de quelqu'un étant un acte
contraire en soi à la charité par laquelle nous voulons le bien du prochain que
nous aimons, la malédiction est, dans son genre, un péché mortel, qui augmente
de gravité suivant que l'on doit plus d'amour et de respect à la personne
maudite. De là cette sentence : « Celui qui aura maudit son père et
sa mère sera puni de mort. » (Lév. xx. 9.) Quelquefois, cependant, une
parole de malédiction n'est qu'un péché véniel, soit parce que le mal qu'on
souhaite à autrui n'est pas grave, soit parce que le sentiment qui la fait
prononcer est une étourderie, une plaisanterie ou une surprise ; les
paroles doivent surtout être jugées par l'esprit dans lequel elles sont dites.
Toutes choses égales d'ailleurs, c'est un plus grand péché de
porter un préjudice réel au prochain que de lui en souhaiter un. — La
détraction, qui cause au prochain un préjudice réel, est un péché plus grave
que la malédiction produite sous forme de souhait. Mais la malédiction faite
par manière de commandement, et qui devient par là même une sorte de cause, est
plus ou moins grave que la détraction, suivant qu'elle entraîne un préjudice
supérieur ou inférieur à celui de la diffamation. — Ces appréciations, on le conçoit,
peuvent être modifiées par des circonstances aggravantes ou atténuantes ; nous
ne considérons ici que la nature propre de ces péchés.
« Faites aux autres ce que vous voulez qu'ils vous fassent »
(Matth. vii, 12.) Vous ne voulez pas qu'ils vous vendent une chose au-dessus de
sa valeur.
Les institutions qui ont pour but un intérêt commun ne devant
pas nuire aux uns pour favoriser les autres, les contrats ont nécessairement
pour base l'égalité entre le prix et la valeur des choses ; car la quantité
même des choses se mesure sur le prix qu'on en donne, et c'est ce qui a fait
inventer les signes monétaires. Il résulte de là que si le prix excède la
valeur des choses, ou la valeur des choses le prix, l'égalité requise par la
justice étant détruite, la transaction est injuste. Donc, à considérer les
ventes et les achats dans leur nature même, il est illicite de vendre une chose
au-dessus de sa valeur ou de l'acheter au-dessous.
Quand on envisage le côté accidentel des contrats, en tant que
la cession d'une chose tourne au profit de l'un et au désavantage de l'autre,
la question prend une nouvelle face. Supposons qu'un acheteur ait grand besoin
d'une chose, tandis que le vendeur éprouvera un grave dommage en s'en
dépouillant ; celui-ci peut, dans ce cas, en déterminer le juste prix,
non-seulement par sa valeur réelle, mais par la perte qu'il subira, et la
vendre plus qu'elle ne vaut en elle-même, quoiqu'il ne la vende pas plus
qu'elle ne vaut pour lui ; au lieu que, s'il n'éprouve aucun dommage en la
cédant, il ne lui est pas permis, bien que l'acheteur en tire un grand profit,
de la vendre au-delà de sa valeur, car cet avantage accidentel provient de la
position de l'acheteur dans laquelle il n'est pour rien : nul ne doit vendre
ce qui ne lui appartient pas.
Ne dites
pas que la loi humaine ne-punit point ceux qui vendent un objet au-delà de sa valeur,
et que par là même elle les approuve. — La loi humaine ne punit pas tout ce qui
est contraire à la vertu, et elle n'autorise point tout ce qu'elle ne punit
pas. D'ailleurs, elle oblige elle-même à la restitution, lorsque l'un des
contractants a été trompé pour plus de la moitié du prix[234]. — Mais la loi divine nous ordonne d'observer dans les ventes et les
achats l'égalité prescrite par la justice, et, quand le dommage est notable,
elle veut qu'il soit réparé. Je dis quand le dommage est notable ; le prix
des choses n'est pas déterminé d'une manière absolue. Il repose sur une sorte
d'estimation qui autorise certaines additions ou diminutions légères sans que
l'égalité de la justice soit compromise[235].
Les choses que l'on vend sont susceptibles de trois défauts.
Le premier affecte l'espèce elle-même. Le vendeur qui le connaît commet une
fraude, et la vente est illicite. « Votre argent, disait avec reproche
Isaïe, s'est changé en scorie, et votre vin a été mêlé d'eau. » (i, 22.)
Le second est dans la quantité ou la mesure. Si, en vendant, je me sers
sciemment d'une mesure défectueuse, je commets une fraude ; ma vente est
illicite. Il est écrit : « Vous n'aurez pas en secret deux poids,
l'un plus fort, l'autre plus faible ; une mesure plus grande et une plus
petite. Le Seigneur abhorre toute injustice. » (Deut, xxv, 13,) Le
troisième est dans la qualité. Si vous donnez sciemment pour sain un animal
malade, il y a fraude, et encore ici la vente est illicite. Dans ces divers
cas, non-seulement on pèche par injustice, mais on est tenu à la restitution.
Si le vendeur ignore ces défauts, il est exempt de péché sans
être dispensé de réparer son injustice matérielle. L'acheteur, pareillement,
qui recevrait avec connaissance un objet à la place d'un autre moins précieux ;
par exemple, de l'or vrai pour de l'or faux, commettrait une injustice et
serait tenu à la restitution.
On
conçoit que les mesures doivent varier selon les lieux, à raison de l'abondance
plus ou moins grande des choses appropriées à nos usages : elles sont
déterminées, dans chaque pays, par l'autorité publique ou par la coutume ;
il n'est pas permis de s'en écarter. Remarquons que le prix des objets ne se
fonde pas précisément sur l'excellence de leur nature ni sur leurs qualités
intrinsèques et occultes, mais sur les qualités relatives à l'usage qu'on en
veut faire. S'agit-il d'un cheval, par exemple : il suffit de savoir s'il
est fort et s'il marche bien : il est facile de s'en assurer.
Vendez-vous un objet dont le vice causera à l'acheteur un
dommage ou un danger : un dommage, parce que ce vice en diminue
naturellement la valeur ; un danger, lorsqu'il en rend l'usage difficile ou
périlleux, vous lui occasionnez une perte. C'est pourquoi, si ce vice est caché
et que vous ne le déclariez pas, votre vente est frauduleuse, et vous êtes tenu
de réparer le dommage. Mais, du moment que le vice est apparent, comme dans le
cas d'un cheval borgne ; ou que la chose vendue, quoique non convenable
pour l'acheteur, peut servir à d'autres, vous n'êtes pas tenu à le déclarer,
pourvu que vous abaissiez suffisamment le prix.
« Avide de gain, répond saint Augustin, le marchand
blasphème quand il perd, ment sur les prix et se parjure ; mais ce sont là
les vices de l'homme, sans être ceux du commerce lui-même. »
Le négociant proprement dit, faisant des échanges de
marchandises pour d'autres marchandises ou pour de l'argent, achète les choses
pour les vendre avec profit, non dans le but de subvenir aux besoins
nécessaires d'une maison ou d'une communauté, mais avec l'intention de gagner.
Si l'on considère que le négoce, ainsi compris, n'est qu'un aliment pour la cupidité,
laquelle est infinie dans ses convoitises, on conviendra qu'il a en soi quelque
chose de vil. Il plonge l'esprit humain dans les soins et les inquiétudes du
siècle, et fait souvent perdre de vue les biens spirituels. Convenons cependant
que, si le gain poursuivi par le négociant n'a pas de lui-même une fin honnête
ou nécessaire, il n'a rien non plus d'essentiellement vicieux. Le négoce, par
conséquent, peut être rapporté à un but légitime, tel que le bien public, le
soutien d'une famille, le soulagement des pauvres, et, dans ces conditions, il
n'a rien de blâmable.
Quoique le commerce puisse être rapporté à une fin légitime et
honnête, le clergé doit s'en abstenir, soit parce qu'il a pour objet un gain
temporel, soit à cause des péchés qu'il occasionne et des sollicitudes où il
plonge l'esprit. « Celui qui s'engage au service de Dieu, dit l'Apôtre, ne
doit pas s'embarrasser dans les affaires du siècle. » (11 Tim, ii, 4.)
Il est écrit : « Si vous prêtez de l'argent aux
pauvres de mon peuple, qui habitent la même terre que vous, vous ne les
opprimerez pas comme un exacteur, et vous ne les accablerez pas par des usures. »
(Exod. xxii, 25.)
Il y a des choses dont l'usage emporte la consommation ; ainsi
le vin, le pain et autres semblables. En accorder l'usage à quelqu'un, c'est
lui en concéder la propriété ; on ne doit donc pas traiter séparément de
l'usage et de ces choses elles-mêmes. Si l'on voulait, par exemple, vendre du
vin, d'une part, et, de l'autre, l'usage de ce vin, on vendrait la même chose
deux fois, ou plutôt on vendrait ce qui n'est pas, et de là une injustice.
Pareillement, celui-là fait une injustice qui exige une double compensation
pour du vin prêté : d'abord une mesure égale à celle qu'il a prêtée, et
ensuite un prix pour l'usage ; d'où est venu le nom d'usure. — Il y a des
choses, au contraire; dont l'usage n'emporte pas la destruction ; l'usage
d'une maison consiste à l'habiter et non à la détruire. Pour celles-là, on peut
traiter séparément de l'usage et des choses elles-mêmes ; je puis vendre
une maison et m'en réserver l'usage, ou, réciproquement, en céder l'usage et
m'en réserver la propriété, comme cela se pratique dans les baux et les
locations. — L'argent, qui est spécialement destiné à faciliter les échanges,
rentre dans la classe des choses dont l'usage emporte la consommation ;
car, en le faisant servir aux ventes et aux achats, on le dépense. De là vient
qu'il est généralement illicite de recevoir quelque chose pour l'usage de
l'argent prêté ; c'est l'usure proprement dite[236].
Le prophète Ezéchiel, énumérant les conditions exigées pour
qu'un homme soit juste, demande qu'il n'ait point prêté à usure et qu'il n'ait
rien reçu au-delà de ce qu'il a prêté. (xviii, 17.)
Si c'est blesser la justice que de recevoir, par une convention
tacite ou formelle, un intérêt pour de l'argent prêté ou pour tout autre objet
qui se consomme par l'usage, c'est pareillement pécher contre cette vertu que
de recevoir, d'après un pacte tacite ou formel, une chose estimable à prix
d'argent. L'accepter à titre de don gratuit, ce n'est point une faute : on
pouvait recevoir un présent avant le prêt ; on n'est pas d'une condition
pire après avoir prêté. Il est permis, dans tous les cas, de réclamer ce qui ne
s'achète pas à prix d'argent : la bienveillance, l'amitié, et les autres
avantages du même genre.
Mais,
dira quelqu'un, j'éprouve une perte à l'occasion de l'argent que je prête ;
ne m'est-il pas permis, pour m'indemniser, de réclamer quelque chose au-delà de
mon prêt ? — Sans aucun doute ; celui qui prête peut stipuler avec
l'emprunteur une indemnité pour le dommage qui lui est causé par la privation
d'une chose qu'il a le droit de posséder ; ce n'est pas vendre l'usage de
l'argent, c'est simplement éviter une perte.
Lorsque
je confie mon argent à un commerçant ou à un artisan avec lequel je m'associe,
je puis en retirer un gain. Prêter de l'argent, c'est en transférer à
l'emprunteur la propriété, si bien que ce dernier contracte l'obligation de
rendre intégralement la somme qu'il a reçue, mais, lorsque je confie des
capitaux à un marchand ou à un artisan sous forme de société, je ne lui en
transfère pas la propriété, aussi est-ce toujours à mes risques et périls que
je participe au commerce de l'un ou au travail de l'autre ; pour ce motif,
je puis licitement réclamer, comme provenant de mon propre bien, une part dans
les bénéfices[237].
Nous l'avons dit, les choses dont l'usage n'est autre que leur
consommation ne donnent pas d'usufruit. Si on les a extorquées par l'usure ;
par exemple, si on s'est approprié ainsi de l'argent, du froment, du vin et
autres choses du même genre, le profit que l'on en a retiré doit être, regardé comme
le fruit, non de ces objets, mais de l'industrie humaine. Dès-lors on n'est pas
tenu de restituer au-delà de ce que l'on a reçu ; à moins toutefois que la
détention qu'on en a faite n'ait porté quelque préjudice au prochain, car l'on
serait obligé de réparer le dommage causé. Il est ensuite des choses qui, ne se
consommant pas par l'usage, donnent lieu à l'usufruit ; ainsi une maison, un
champ, et les autres semblables : celles-là, lorsqu'on les a extorquées
par usure, doivent être restituées avec tous les fruits qu'on en a recueillis.
Lorsque Publicola demandait si l'on pouvait avoir recours au
serment d'un homme qui jure par les faux dieux, saint Augustin répondit : « Se
servir, non pour le mal, mais pour le bien, de la foi d'un homme qui jure par les
faux dieux, ce n'est pas participer
au péché par lequel il honore les démons, c'est seulement profiter du pacte fidèle
par lequel il garde sa foi ; mais l'engager à jurer par les faux dieux
serait un péché. » Ceci est applicable à notre sujet. Il n'est permis en
aucune façon d'induire quelqu'un à faire des prêts usuraires, mais si l'on
trouve un homme qui y soit tout disposé, par exemple un usurier de profession,
on peut lui emprunter de l'argent à usure, pour subvenir à ses propres besoins
ou à ceux d'autrui. Ce n'est pas consentir à son péché, c'est seulement lui
fournir l'occasion d'un prêt, qui de soi est un bien ; la vraie cause du
péché de l'usure, il la trouve dans la perversité de son cœur.
Toute vertu, sans aucun doute, fait le bien et évite le mal.
Mais c'est le propre de la justice, en tant que vertu spéciale, de faire le
bien qui est une dette envers le prochain, et d'éviter le mal opposé. Il lui
appartient aussi, comme vertu générale, de faire le bien qui est une dette
envers la société ou envers Dieu, et d'éviter le mal contraire. Or ce sont là
deux parties quasi-intégrantes de la justice, dont l'emploi est d'établir
l'égalité dans les choses qui regardent le prochain. Cette vertu, en effet,
doit d'abord constituer l'égalité, en rendant aux autres ce qui leur est dû,
c'est-à-dire faire le bien, et maintenir cette égalité une fois établie, en ne
leur causant aucun tort, ce qui consiste à éviter le mal.
Le bien
et le mal sont envisagés ici sous un rapport spécial, par le côté qui regarde
la justice. Constituer l'égalité, et ne pas la détruire une fois constituée,
sont deux choses distinctes en matière de justice.
Quoique par un péché mortel quelconque on transgresse un
précepte divin, la transgression, qui, entendue dans le sens formel, consiste
proprement à violer un précepte négatif, peut devenir un péché spécial sous un
double rapport : comme constituant un mépris du précepte lui-même, ce qui
est une infraction de la justice légale ; et comme se distinguant de
l'omission, laquelle est opposée à un précepte affirmatif.
Tout bien qui se présente comme une dette est proprement du
domaine de la justice. Or, puisque, comme nous l'avons vu, la justice est une
vertu spéciale, l'omission d'un tel bien est aussi un péché spécial, qu'il ne
faut pas confondre avec les péchés contraires aux autres vertus. En outre, de
même que faire le bien, œuvre à laquelle est opposée l'omission, constitue,
dans la justice, une partie distincte de la fuite du mal, à laquelle la
transgression est opposée, l'omission doit encore pour cette raison être
distinguée de la transgression.
Le péché
de transgression est la violation des préceptes négatifs, dont le but est de
nous faire éviter le mal ; et le péché d'omission est opposé aux préceptes
affirmatifs, qui ont pour objet de nous faire pratiquer le bien, mais qui
n'obligent pas à tous les instants, comme les préceptes négatifs. L'omission
commence quand le temps d'agir est arrivé.
Il est plus facile de s'abstenir du mal que d'accomplir le
bien : conséquemment, la transgression est plus coupable que l'omission.
La transgression est le contraire d'un acte de vertu, au lieu
que l'omission en est seulement la négation. Exemple : ne pas donner à ses
parents un témoignage de respect qui leur est dû, est un péché d'omission ;
leur adresser une invective, voilà un péché de transgression. Il est visible par-là
que la transgression est en elle-même un péché plus grave que l'omission, bien
que, par l'effet des circonstances, telle omission puisse l'emporter sur telle
transgression.
Les mots
omission et transgression désignent, à proprement parler, le péché mortel.
Mais, dans un sens vague, on peut les appliquer à certaines fautes qui, en
dehors des préceptes négatifs et affirmatifs, sont un acheminement, par manière
de disposition, à la violation complète des préceptes.
Les vertus qui s'adjoignent à une vertu principale touchent à
cette vertu par certains caractères et s'en éloignent par d'autres. — Comme la
justice se rapporte à autrui, toutes les vertus qui présentent cette relation
s'unissent à elle, bien qu'elles s'en éloignent de deux manières : car les
unes ne rendent pas, dans la mesure de l'égalité, ce qui est dû au prochain ;
et les autres n'impliquent pas l'idée d'une dette rigoureuse.
Les devoirs que nous rendons à Dieu sont des dettes de
justice, et, cependant, ils ne remplissent pas, de notre part, les conditions
de l'égalité, ainsi que le marque cette parole : « Que rendrai-je au
Seigneur pour tout ce qu'il m'a donné ! » (Ps. cxv, 3.) Il en faut
dire autant des devoirs envers nos parents et envers notre patrie, ainsi que
des hommages rendus à la vertu. C'est dans ces principes que l'on adjoint à la
justice la religion, la piété filiale et le respect.
Les vertus relatives à autrui, mais qui s'éloignent de l'idée
d'une dette rigoureuse pour s'arrêter à celle d'une dette morale, se partagent
en deux classes. Les unes, la vérité, la reconnaissance et la juste vengeance,
sont d'une telle nécessité que, sans elles, on ne conserve pas l'honnêteté des mœurs.
Les autres, la libéralité, l'affabilité, etc., contribuent à une plus grande
honnêteté[238] (1).
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EXPLICATION
On a vu, par la question précédente, que la religion prend
rang parmi les parties potentielles de la justice. (V. tab. 23.) — Ici, nous en
considérons d'abord la nature (8l) ; puis, nous en venons à l'examen des
actes qu'elle produit : actes intérieurs, qui sont la dévotion (82) et la
prière (83) ; actes extérieurs, qui comprennent l'adoration proprement
dite (84), l'offrande des biens extérieurs par les sacrifices (85), les
oblations (86), les dimes (87), les vœux (88) ; enfin l'usage des choses
divines par les sacrements, et l'invocation du nom de Dieu par le serment (89),
l'adjuration (90) et la louange (91).
Passant aux vices opposés à la religion, nous traitons de la
superstition et de ses différentes espèces (92)....(96) ; puis de
l'irréligion ou irrévérence envers Dieu, par la tentation de Dieu (97) et par
le parjure (98) ; enfin de l'irréligion ou irrévérence envers les choses
saintes, par le sacrifice (99) et par la simonie (100).
Cicéron définit très-bien la religion : « une vertu
qui rend à la Nature suprême le culte qui lui est dû. »
Quelle que soit l'origine du mot religion, que les uns font
dériver de relire (relegere),
d'autres de relier (religare),
d'autres de réélire (reeligere), il
est certain que la religion implique rapport à Dieu seul, dont nous devons sans
cesse relire les divins
enseignements, auquel nous devons principalement nous lier comme à notre principe indéfectible, et que, après le péché,
nous devons réélire comme notre fin
dernière, par le moyen de la foi.
La
religion a deux sortes d'actes : les offrandes, les sacrifices,
l'adoration et les autres pareils qui lui sont propres ; puis ceux des
autres vertus qu'elle commande pour la gloire de Dieu, selon cette parole de
saint Jacques : « La religion pure et sans tache devant Dieu, notre
Père, c'est d'assister les orphelins, etc. » (i, 27) Mais, comme le dit saint
Augustin, « elle désigne néanmoins dans le sens rigoureux, le culte de
Dieu, et non un culte quelconque. » Celui que les Grecs appellent la Latrie lui appartient en propre.
Tout acte bon revient à une vertu. Or, si c'est un acte bon de
rendre à quelqu'un ce qu'on lui doit, la religion, dont le propre est de rendre
à Dieu l'honneur qui lui est dû, est nécessairement une vertu.
L'Apôtre a dit : « Un seul Dieu, une seule foi. »
(Eph. iv, 5.)
Les vertus ne se diversifiant que par l'idée diverse de leur
objet, la religion, qui révère Dieu conçu sous une seule idée comme premier
principe de la création et du gouvernement des êtres, ne forme évidemment
qu'une seule vertu. Pour nous faire entendre cette vérité, Dieu lui-même a dit :
« Si je suis votre Père, où est l'honneur que vous me devez ? »
(Mal. i, 6.) C'est à un père, en effet, qu'il appartient de produire et de
gouverner.
Les
trois Personnes divines, qui sont un seul principe de la création et du
gouvernement de l'univers, sont adorées par la seule et même vertu de religion ;
car les attributs divins, que nous connaissons sous des idées différentes,
concourent dans leur ensemble à former la notion du premier principe :
Dieu produit et gouverne tout par sa sagesse, par sa volonté, par sa puissance
et par sa bonté. — Bien que la religion ait plusieurs sortes d'actes, elle n'en
est pas moins une seule vertu par laquelle nous professons l'excellence suprême
de la divinité et notre propre dépendance. — L'honneur rendu aux images ne
diversifie ni l'idée du culte, ni la vertu de religion ; on les vénère
comme des représentations qui conduisent l'esprit au Dieu incarné.
L'honneur est dû à quelqu'un en raison de son excellence. —
Dieu, qui a une excellence toute spéciale puisqu'il est infiniment élevé
au-dessus de tous les êtres, a droit à un honneur particulier ; car, même
parmi les hommes, on rend des honneurs différents aux parents, aux magistrats
et aux rois. La religion est donc une vertu particulière, spécialement
distincte des autres vertus.
Cela ne
veut pas dire qu'elle n'embrasse point les œuvres des autres vertus ; elle
commande, au contraire, à toutes celles qui ont pour but la gloire de Dieu,
soit qu'elle les prescrive, soit qu'elle les produise.
Puisque la religion consiste à rendre à Dieu le culte qui lui
est dû, il y a deux choses à considérer en elle : d'abord le culte, qui
est son objet matériel ; ensuite Dieu même, à qui le culte est offert.
Elle n'atteint pas Dieu immédiatement comme la foi ; elle produit
seulement, pour l'honorer, des oblations, des sacrifices et d'autres actes
semblables. Dieu est sa fin, mais non sa matière ou son objet. Comme elle
concerne seulement les moyens de nous élever à Dieu, elle est une vertu morale
et non une vertu théologale.
La
religion est une vertu morale commandée par les vertus théologales ; elle
fait partie de la justice, vertu morale.
Le Décalogue place au premier degré les préceptes relatifs aux
devoirs de la religion.
Les moyens tirent leur bonté de leurs rapports avec la fin
qu'on se propose ; plus ils l'atteignent de près, meilleurs ils sont. Or,
parmi les vertus morales, qui toutes se rapportent à Dieu comme des moyens à
une fin, la religion, dont le propre est de produire directement et
immédiatement des œuvres en l'honneur de la divinité, approche de Dieu plus que
les autres. Elle est conséquemment la plus excellente de toutes les vertus
morales.
David disait : « Mon cœur et ma chair ont tressailli
dans le Dieu vivant ? » (Ps. lxxxiii, 3.)
Quand nous rendons à Dieu des honneurs et des hommages, ce
n'est pas pour être utiles à sa gloire ; elle est telle, qu'aucune
créature n'y saurait rien ajouter. Mais c'est que la perfection de notre âme
consiste dans la soumission qui rend hommage à la majesté suprême ; car
tout être est perfectionné par son union avec son supérieur, comme le corps
l'est par l'âme, et l'air par la lumière. — Or, pour s'élever à Dieu, l'esprit
humain a besoin du secours des choses sensibles, puisque, selon l'expression de
l'Apôtre, « les perfections invisibles de Dieu sont manifestées par ce qui
a été fait. » (Rom. i, 20.) Il faut, en conséquence, que l'homme se serve,
dans le culte divin, de certaines choses corporelles qui l'aident à produire
les actes spirituels par lesquels il doit s'unir à Dieu. Si donc la religion a
pour opérations principales des actes intérieurs qui lui appartiennent
essentiellement, elle a aussi pour opérations secondaires des actes extérieurs
en rapport avec les actes intérieurs.
Le
Sauveur a voulu nous indiquer les actes principaux du culte en disant : « Dieu
est esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité. »
(Jean, iv, 24.) — On offre les choses extérieures en signe des actes intérieurs
et spirituels. « Le sacrifice visible, dit saint Augustin, est le
sacrement, c'est-à-dire, le signe sacré du sacrifice invisible. »
La pureté et la fermeté, voilà ce qui caractérise la sainteté :
la pureté unit l'âme humaine à Dieu, après l'avoir dégagée de la souillure des
choses inférieures ; la fermeté l'attache d'une manière inébranlable à son
premier principe et à sa fin dernière, conformément à cette parole : « Je
suis certain que ni la vie ni la mort, rien ne me séparera de la charité de
Dieu. » (Rom. viii, 38 et 39.) Dès-lors la sainteté peut se définir :
l'état habituel d'une âme qui a voué à Dieu son existence et ses actes. Elle
comprend, sans aucun doute, la religion ; mais elle en diffère
rationnellement. La religion s'occupe spécialement des sacrifices et des
oblations dont se compose le culte divin. La sainteté, allant plus loin,
rapporte à Dieu les actes des autres vertus et nous dispose au culte divin par
la pratique des bonnes œuvres.
Dévotion vient de dévouer ;
voilà pourquoi on appelle dévots les hommes qui se dévouent à Dieu pour lui
être entièrement soumis. Les païens eux-mêmes donnaient ce qualificatif à ceux
qui s'offraient aux idoles pour le salut d'une armée, comme Tite-Live le
rapporte des deux Décius. Dans cette acception, la dévotion n'est autre que la
volonté de se livrer promptement au culte de Dieu ; et de là ces paroles
de l'Écriture : « Les enfants d'Israël offrirent au Seigneur avec un
esprit rempli de dévotion les prémices de leurs biens. » (Exod. xxxv, 20
et 21.) La volonté de faire immédiatement et avec dévouement ce qui se rapporte
au service de Dieu est un acte spécial ; la dévotion elle-même forme donc
un acte spécial de la volonté.
La
dévotion, acte spécial de la volonté se consacrant au service de Dieu, se
retrouve dans les autres actes spirituels et corporels, comme la vertu du
moteur dans le mouvement.
Vouloir une chose et la vouloir promptement appartenant à la
même vertu, la religion, qui nous porte à tous les actes du culte divin, doit
les vouloir avec dévouement, c'est-à-dire avec dévotion ; donc la dévotion
est un acte de la religion.
Quelques-uns
prétendent que la dévotion est plutôt un acte de la charité que de la religion.
— Elle procède, il est vrai, d'une manière médiate, de la charité, qui est le
principe de la religion elle-même ; mais elle appartient immédiatement à
la religion, par laquelle l'homme s'offre à Dieu pour accomplir les œuvres du
culte. — Du reste, la charité et la dévotion se prêtent un mutuel appui : la
charité fait naître le zèle ou la dévotion pour l'objet aimé ; et la
dévotion, à son tour, alimente la charité, comme les rapports intimes et les
soins touchants nourrissent l'amitié. — Que l'on ne nous objecte pas la
dévotion envers les saints, pour prouver que la dévotion n'est pas un acte de
la religion, qui ne se rapporte qu'à Dieu seul. La dévotion envers les saints
ne s'arrête pas aux saints eux-mêmes ; nous honorons Dieu, l'auteur de
toute sainteté, dans ses fidèles serviteurs.
La cause extrinsèque et principale de la dévotion n'est autre
que Dieu même, dont saint Ambroise dit : « Il appelle qui il veut,
remplit de religion qui il veut, et, s'il l'avait voulu, il aurait changé
l'impiété des Samaritains en dévotion. » Mais, en ce qui est de nous, la
cause intrinsèque de la dévotion n'est pas ailleurs que dans la méditation ou
la contemplation. En effet, tout acte de la volonté venant à la suite d'une
considération quelconque, la dévotion est principalement produite par la
méditation ; « La volonté, dit saint Augustin, procède de l'intelligence. »
— Réfléchissons-nous sur la bonté de Dieu et sur ses bienfaits, nous prenons la
résolution de nous unir à notre souverain Maître, selon ces paroles de David :
« Il m'est bon de m'attacher à Dieu et de mettre mon espérance dans le
Seigneur. » (Ps. lxxii, 28.) — Considérons-nous, d'un autre côté, notre
impuissance et le besoin que nous avons de l'assistance divine, nous nous
écrions avec le même prophète : « J'ai élevé les yeux vers les
montagnes d'où me viendra le secours ; il me viendra du Seigneur qui a
fait le ciel et la terre. » (Ps. cxx, 1.)
Pour
arriver à la dévotion, la méditation des vérités qui vont au cœur est
préférable à toute autre. Les choses sensibles étant nécessaires pour l'amour
et la connaissance des choses divines, rien n'introduit mieux la dévotion dans
les âmes que l'humanité de Jésus-Christ, dont il est dit dans la préface de
Noël : « Connu visiblement, il nous élève à l'amour des choses
invisibles. »
La dévotion découle primordialement de la considération de la
bonté divine. — Sous ce rapport, elle fait naitre directement la joie, suivant
cette parole de David : « Je me suis souvenu de Dieu, et j'ai trouvé
la joie. » (Ps. lxxvi, 4) ; puis elle produit indirectement une
certaine tristesse dans l'âme qui ne jouit pas encore pleinement de Dieu. Aussi
le même prophète s'écrie-t-il ailleurs : « Mon âme est altérée du
Dieu vivant... Mes larmes m'ont servi de pain le jour et la nuit. » (xli,
3 et 4.)
La dévotion provient secondairement de la considération de nos
propres défauts. — Ici, elle suit une marche opposée à la première. Elle
engendre directement la tristesse, en nous montrant nos propres misères ; et
indirectement la joie, par l'espoir qu'elle nous donne de recevoir les secours
divins.
Nous sommes ainsi fondés à dire que la dévotion produit
primordialement et par elle-même la joie ; secondairement et par accident,
la tristesse selon Dieu.
Dans la
méditation sur la Passion du Sauveur, nous trouvons des choses qui affligent
l'âme et d'autres qui la réjouissent. Les misères de la nature humaine et les
péchés qui ont causé de telles souffrances, voilà ce qui porte la tristesse en
nous ; la bonté divine qui nous a délivrés de si grands maux, voilà ce qui
produit la joie. — Remarquons le, toutefois, les larmes naissent non-seulement
de la tristesse, mais encore d'une affection tendre, surtout quand la joie est
mêlée à la douleur. Celles que la dévotion fait couler sont souvent des larmes
de joie, assez semblables à celles qui s'échappent des yeux d'une mère
retrouvant un fils qu'elle croyait perdu.
Non ; la prière est un acte de la raison, et c'est même
de là que l'oraison tire son nom (oris
ratio), qui marque que la raison s'exprime par la bouche.
En effet, demander implique, aussi bien que commander, un acte
de l'esprit qui rapproche, combine et coordonne les moyens d'obtenir une fin.
Par conséquent, l'oraison ou la prière, prise dans le sens de supplication et de
demande, est évidemment un acte de la raison.
La
prière a pour cause le désir de la volonté, elle n'est pas le désir même ;
elle en est l'interprète. Saint Jean Damascène la définit : « l'élévation
de notre esprit vers Dieu, » pour marquer que quand nous invoquons Dieu
notre esprit lui est présent.
Le Seigneur a dit : « Il faut toujours prier, et ne
point se lasser. » (Luc, xviii, 1.) Donc il est convenable de prier.
Les philosophes de l'antiquité ont émis trois erreurs sur ce
sujet. Les uns, supposant que les choses humaines ne sont point gouvernées par
la Providence, ont considéré la prière et le culte divin comme inutiles ;
c'est à cette classe que le prophète Malachie adresse cette parole : « Vous
avez dit : en vain l'on sert Dieu. » (iii, 14.) D'autres, s'imaginant
que, soit par l'immutabilité de la Providence divine, soit par l'influence
irrésistible des astres, soit par l'enchaînement nécessaire des causes
secondes, toutes les choses humaines arrivent fatalement, ont nié encore
l'utilité de la prière. D'autres enfin, professant la foi à la Providence et
repoussant le système de la fatalité, ont soutenu que, les desseins de Dieu
étant variables, la prière et le culte peuvent les changer. Nous avons réfuté
les uns et les autres dans la première partie de cet ouvrage. (voy. tom. i,
pag. 201, — 215; — 548 et 552.) Il nous reste à établir l'utilité de la prière,
sans soumettre à la nécessité les choses humaines régies par la Providence, et
sans admettre aucun changement dans les desseins de Dieu. Les lois de la divine
Providence embrassent non-seulement les effets, mais encore leurs causes et
l'ordre dans lequel ils doivent paraître. Or, dans les causes de plusieurs
effets se trouvent les actes humains. Il faut, en conséquence, que l'homme
fasse certaines actions, non pour changer les desseins de Dieu, mais pour
amener certains effets conformément à l'ordre divinement établi. Les causes
physiques elles-mêmes ne remplissent pas un autre rôle. Cela étant, nous prions
Dieu pour obtenir ce qui doit être l'effet de nos demandes, et non pour
déranger l'ordre providentiel. « Nous prions, dit saint Grégoire, afin
que, par nos supplications, nous méritions de recevoir ce que le Tout-Puissant
a résolu, dans l'éternité, d'accorder à nos prières. »
Dieu connait
nos désirs et nos nécessités ; mais il veut que nous sentions le besoin
que nous avons de son secours. Tout en nous accordant, par sa libéralité,
beaucoup de choses que nous n'avons pas demandées, il se réserve de n'accorder
les autres qu'à nos prières. Il veut par là nous porter à recourir à lui,
exciter notre confiance en sa providence, et nous apprendre qu'il est l'Auteur
de tous nos biens.
La religion, rendant à Dieu le respect et l'honneur que nous
lui devons, embrasse tout ce qui est propre à l'honorer : or il est
évident que l'homme honore Dieu par la prière ; car il se soumet à lui et
professe qu'il a besoin d'être secouru par l'Auteur de tous les biens. La
prière est donc un acte de la religion.
L'homme,
en priant, livre son esprit à Dieu, et, le lui soumettant avec respect pour
l'honorer, il le lui présente en quelque sorte comme une offrande ; autant
l'esprit humain l'emporte sur les membres du corps et sur les choses
extérieures qu'il emploie au culte de Dieu, autant la prière l'emporte sur tous
les autres actes de la religion.
On peut adresser des prières à quelqu'un pour qu'il les exauce
lui-même, ou pour qu'il les fasse exaucer par un autre. Nous n'adressons les
nôtres qu'à Dieu de la première manière ; car elles doivent toutes avoir
pour fin la grâce ou la gloire, que lui seul donne, ainsi que le marque cette
parole : « Le Seigneur donnera la grâce et la gloire. » (Ps.lxxxiii, 12.) Mais nous pouvons prier
les anges et les saints pour que, par leurs mérites et par leur intercession,
ils fassent exaucer nos prières. Il est écrit : « La fumée des
parfums composés des prières des saints s'élève des mains de l'ange devant
Dieu. » (Apoc, viii, 4.) On
voit par cette distinction pourquoi l'Église nous fait dire à Dieu :
« Seigneur, ayez pitié de nous ; » et aux saints : « Priez
pour nous. »
« Socrate, dit Valère-Maxime, pensait que l'on doit se borner
à demander aux dieux immortels ce qui est bon, parce qu'ils savent ce qui est
utile à chacun de nous, tandis que nous désirons souvent des biens qui nous seraient
funestes. » Socrate était dans le vrai pour les choses qu'il désignait
lui-même : les richesses, les honneurs, le pouvoir, un brillant mariage,
dont l'issue peut être bonne ou mauvaise, à raison de l'usage que l'on en fait.
Mais les autres biens qui ne sauraient avoir aucune suite fâcheuse, vu qu'il
nous est impossible d'en abuser, à savoir, le bonheur du ciel et les grâces qui
le font mériter, nous pouvons les demander d'une manière absolue dans nos
prières. « Montrez votre face, et nous serons sauvés, » disait à Dieu
le Roi-Prophète. (Ps. lxxix, 4.)
« Conduisez tous mes pas dans le sentier de vos commandements. » (cxviii, 35.)
On
objecte cette parole de saint Paul : « Nous ne savons pas ce que nous
devons demander à Dieu dans nos prières. » (Rom. viii, 26.) — Nous ne le savons pas de nous-mêmes, mais
l'Esprit Saint, qui vient au secours de notre infirmité, nous fait demander ce
qu'il nous faut, en nous inspirant de saints désirs.
Le Sage a fait cette prière : « Donnez-moi,
Seigneur, ce qui est nécessaire à ma nourriture. » (Prov. xxx, 8.)
On peut demander à Dieu ce qu'il est permis de désirer :
or il est permis de souhaiter les biens de la terre comme des moyens qui, en
soutenant notre corps et en contribuant à nos actes de vertu, nous aideront à
parvenir au bonheur du ciel ; nous pouvons donc les demander dans nos
prières. Saint Augustin, écrivant à Proba, disait : « Celui-là n'est
pas à blâmer qui veut les biens temporels, non pour les biens eux-mêmes, mais
pour les forces de son corps et pour les convenances de sa position sociale ;
il faut en demander la conservation quand on les a, et l'acquisition quand on
ne les a pas. »
En
recherchant les biens temporels pour s'y complaire, l'esprit s'abaisse vers la
terre ; en les recherchant pour le ciel, il s'élève. Le Sauveur n'a
défendu que la sollicitude excessive et désordonnée.
« Priez les uns pour les autres, dit saint Jacques, afin que
vous soyez sauvés. » (v, 16.)
Il faut demander à Dieu ce que l'on doit désirer. — La
charité, qui nous oblige à souhaiter le bien des autres, nous oblige aussi à
prier pour eux. « La nécessité, selon la pensée de saint Chrysostôme, nous
force de prier pour nous-mêmes, et la charité fraternelle nous invite à prier
pour le prochain : la prière la plus agréable à Dieu n'est pas celle que
la nécessité lui adresse ; c'est celle que lui présente la charité. »
Voilà
pourquoi, dans la prière que le Seigneur nous a enseignée, nous disons :
« Notre Père, » et non pas : Mon Père ; « Donnez-nous, »
et non pas : Donnez-moi. Le souverain Maitre de l'union n'a pas voulu que
nous priions séparément dans nos oraisons particulières ; il veut qu'une
seule âme prie pour toutes les autres, qu'il a portées dans la sienne. — Quoique
nos prières ne soient pas toujours exaucées, elles sont toujours méritoires
pour nous, selon cette parole : « Ma prière reviendra dans mon sein »
(Ps. xxxiv, 13) ; ce qui signifie : Si ma prière ne leur est pas
utile, j'en recevrai au moins la récompense. — Nous devons prier pour les
pécheurs, afin qu'ils se convertissent, et pour les justes, afin qu'ils
persévèrent et fassent des progrès dans le bien. — Il est indubitable que
plusieurs prières réunies touchent le cœur de Dieu plus efficacement qu'une
seule.
Le Seigneur a dit : « Priez pour ceux qui vous persécutent
et vous calomnient. » (Matth. V, 44.)
Nous devons prier pour nos ennemis de la même manière que nous
devons les aimer. Nous avons prouvé ailleurs (Q. 55, a. 8) que c'est un
précepte de les aimer en général, mais que, à part la disposition où nous
devons être de les aider dans la nécessité ou de recevoir leurs excuses, c'est
une œuvre uniquement de perfection de les aimer en particulier et de leur
rendre des services. Il est donc nécessaire de ne point les excepter dans les
prières générales que nous faisons pour notre prochain ; mais prier
spécialement pour eux est un acte de perfection, et non un précepte, si ce
n'est dans des cas particuliers.
Contre
la nécessité de prier pour nos ennemis, on aurait tort d'alléguer l'autorité
des saints qui ont demandé à Dieu d'être vengés de leurs persécuteurs. — La
vengeance des saints n'est autre que la destruction du règne du péché et
l'accomplissement de la justice divine. Après tout, de même qu'il est permis de
combattre ses ennemis dans le but d'arrêter leurs violences, il l'est
pareillement d'appeler sur eux des maux temporels qui les fassent rentrer en
eux-mêmes.
Le Christ lui-même a institué cette prière ; son autorité
doit nous suffire. L'Oraison dominicale est parfaite : « Quand nous
prions comme il faut, dit saint Augustin, nous n'énonçons rien qui n'y soit
contenu. » Elle renferme, non-seulement toutes les choses que nous pouvons
légitimement souhaiter, mais l'ordre dans lequel nous devons les souhaiter ;
elle est tout à la fois la règle de nos demandes et de nos aspirations.
En effet, nos désirs se portent avant tout vers une fin, puis
vers les moyens de l'obtenir. Or notre fin, c'est Dieu même, vers lequel notre cœur
s'élève de deux manières : en voulant absolument sa gloire, par amour pour
lui-même ; et en désirant jouir de cette gloire, ce qui revient à nous
aimer en Dieu. De là la première demande : « Que votre nom soit
sanctifié. » par laquelle nous exprimons le désir de voir éclater la
gloire de Dieu ; et la seconde : « Que votre règne arrive, »
qui formule le vœu d'arriver à la gloire de son royaume.
Les moyens qui nous conduisent à notre fin sont de deux
sortes. Les uns agissent par eux-mêmes, les autres par accident. Ceux qui
agissent par eux-mêmes, ce sont principalement les mérites mêmes de
l'obéissance à Dieu, et secondairement les secours qui nous aident à mériter ;
d'où la troisième demande : « Que votre volonté soit faite en la
terre comme au ciel, » et la quatrième : « Donnez-nous aujourd'hui
notre pain quotidien, » soit le pain sacramentel de la Sainte-Table et des
autres sacrements, soit la nourriture nécessaire à la vie du corps ; car
l'Eucharistie, est le principal sacrement, et le pain la principale nourriture ;
aussi saint Matthieu se sert-il de cette expression « Notre pain
superstantiel, » c'est-à-dire principal, comme traduit saint Jérôme. — Les
moyens qui nous conduisent à la béatitude par accident agissent en écartant les
trois obstacles capables de nous en éloigner. Le premier de ces obstacles est
le péché, ainsi que le marque cette parole : « Ni les fornicateurs,
ni les idolâtres, ni les sacrilèges, ne posséderont le royaume des cieux. »
(1 Cor. vi, 9.) Ici se présente la cinquième demande : « Pardonnez-nous
nos offenses. » Le deuxième obstacle, ce sont les tentations, qui nous
empêchent d'accomplir la volonté divine, et c'est ce que concerne la sixième
demande : « Ne nous induisez pas en tentation, » par laquelle
nous prions Dieu, non de supprimer les tentations, mais de ne point permettre
que nous y succombions. Enfin, le troisième obstacle, ce sont les peines que
l'on rencontre dans les sentiers de la vie ; d'où la septième et dernière
demande : « Délivrez-nous du mal. »
Par cette parole : « Que votre nom soit sanctifié, »
nous demandons, non pas que le nom de Dieu soit saint, comme s'il ne l'était
pas déjà, mais qu'il soit reconnu saint parmi les hommes, afin que la gloire de
Dieu éclate sur la terre. Par cette autre : « Que votre règne arrive, »
nous ne supposons pas davantage que Dieu ne règne pas actuellement ; nous
demandons que ce royaume s'étende sur nous et nous fasse régner dans son sein.
Par cette autre encore : « Que votre volonté soit faite, » nous
exprimons le désir de voir les hommes obéir sur la terre aux préceptes divins,
comme les anges y obéissent dans le ciel. Ces trois premières demandes
recevront leur accomplissement dans la vie future. Les quatre autres concernent
les besoins de la vie présente.
On peut, avec saint Augustin, rapporter ces sept demandes de
l'oraison dominicale aux dons du Saint-Esprit et aux béatitudes.
1° Les pauvres d'esprit sont heureux par la crainte de Dieu : |
Nous demandons que le nom de Dieu soit sanctifié chez les
hommes par la charité filiale. |
2° Les doux sont heureux par la piété : |
Nous demandons que le règne de Dieu vienne nous adoucir
nous-mêmes et empêcher nos résistances. |
30 Ceux qui pleurent sont heureux par la science: |
Nous demandons que la volonté de Dieu soit faite, et ainsi
nous ne pleurerons plus. |
4o Ceux qui ont faim de la justice sont heureux par la force: |
Nous demandons notre pain quotidien. |
5° Les miséricordieux sont heureux par le conseil : |
Nous pardonnons, afin qu'on nous pardonna. |
6° Ceux qui ont le cœur pur sont heureux par l'intelligence :
|
Nous demandons que notre cœur ne soit point induit en
tentation par les choses temporelles. |
80 Les pacifiques sont heureux par la sagesse, qui les fait
appeler enfants de Dieu : |
Nous demandons d'être délivrés du mal ; notre
délivrance nous conférera la qualité d'enfants de Dieu. |
Saint
Luc a supprimé la troisième demande, pour marquer qu'elle est comprise dans les
deux premières, dont il nous donne par là même une intelligence plus profonde ;
il a omis pareillement la septième, pour nous apprendre que nous sommes
délivrés du mal par cela seul que nous résistons aux tentations.
La
bienveillance de Dieu nous prévient, dira quelqu'un ; « Dieu nous a
aimés le premier. » Pourquoi donc ces paroles : « Notre Père qui
êtes aux cieux, » qui semblent vouloir capter la bienveillance divine. — Nos
prières ont pour but, non de fléchir Dieu, à qui nous les offrons, mais
d'exciter en nous une plus grande confiance pour que le sentiment s'éveille en
nous par la considération de son immense charité et de son infinie grandeur. De
là les paroles qui commencent l'Oraison dominicale : « Notre Père, »
ce qui rappelle son amour ; « qui êtes dans les cieux, »
expression qui marque sa puissance.
La prière est un acte de la raison par lequel on supplie un
supérieur ; elle ne convient qu'aux êtres raisonnables soumis à un
supérieur qu'ils peuvent prier. Les Personnes divines n'ont pas de supérieur :
les animaux n'ont pas la raison. Donc la prière est exclusivement propre à la
créature raisonnable.
Pourquoi
le Fils de Dieu disait-il : « Je prierai mon Père ? »
(Jean, xiv, 16.) — Le Fils de Dieu prie comme homme et non comme Dieu.
Cette
parole de l'Apôtre : « Le Saint-Esprit prie pour nous, »
signifie que le Saint-Esprit nous porte à prier. — Quand l'Écriture nous dit
encore que les petits des corbeaux invoquent Dieu, elle nous marque le désir
naturel qui porte tous les êtres à vouloir, chacun selon leur nature, participer
à la bonté divine.
On lit dans le deuxième livre des Machabées : « Celui-là
est le prophète Jérémie qui prie beaucoup pour le peuple et pour toute la ville
sainte. » (xv, 14.)
Les saints du ciel prient d'autant plus pour nous, voyageurs
ici-bas, que leur charité est plus parfaite ; et leurs prières sont
d'autant plus efficaces qu'ils sont unis à Dieu par des liens plus intimes. Tel
est l'ordre établi par la divine Providence que l'excellence des êtres
supérieurs rejaillit sur les inférieurs, comme la clarté du soleil dans les
airs ; aussi est-il dit de Jésus-Christ : « Il peut
perpétuellement sauver ceux qui s'approchent de Dieu par son entremise, étant
toujours vivant pour nous servir d'intercesseur. » (Héb. vii, 25.) Et Saint
Jérôme écrit à Vigilantius : « Si les apôtres et les martyrs, encore
enveloppés de leurs corps et obligés de songer à leur propre salut, priaient
pour les autres, à combien plus forte raison ne doivent-ils pas prier, maintenant
qu'ils sont couronnés, victorieux et triomphants ?
L'efficacité
de la prière des saints vient de deux sources : des mérites qu'ils ont
acquis sur la terre, et de la bonté divine qui reçoit leurs supplications. Ils
obtiennent ce que Dieu veut accomplir par le moyen de leurs prières, et ils
demandent ce qu'ils savent que Dieu veut accorder à leur intercession. Dieu
veut que les êtres inférieurs soient aidés et secourus par tous les êtres
supérieurs. Nous devons donc invoquer non-seulement les plus grands saints,
mais ceux qui occupent un rang moins sublime ; autrement, il ne faudrait
prier que Dieu seul. Il est remarquable que l'invocation d'un saint inférieur
est quelquefois plus efficace que celle d'un autre plus élevé, soit parce qu'on
l'invoque avec plus de ferveur, soit parce que Dieu veut en manifester la
sainteté.
Le Prophète royal disait : « J'ai élevé la voix pour
prier le Seigneur. » (Ps. cxiii, 2.)
Il y a deux sortes de prières : la prière publique et la prière
particulière. — La prière publique doit être connue de tout le peuple pour
lequel elle est faite, ce qui n'est possible qu'autant qu'elle est vocale.
C'est avec sagesse que l'Église a enjoint à ses ministres de la prononcer à
haute voix, pour qu'elle arrive à la connaissance de tous les fidèles. — Les
prières d'une personne privée ne sont pas nécessairement vocales ; mais on
y joint la parole, pour trois raisons : d'abord, pour s'exciter soi-même à
la dévotion intérieure. « Efforçons-nous, dit saint Augustin, d'éveiller
en nous les pieux désirs par des paroles et par des signes ; »
ensuite, pour consacrer à Dieu tout ce qu'on a reçu de lui, le corps aussi bien
que l'âme ; enfin parce qu'il est naturel que l'âme, vivement affectée,
exerce une action sur les organes du corps, comme le marque cette parole :
« Mon cœur s'est réjoui, et ma langue a chanté des cantiques. » (Ps. xv,
9.)
Dans la
prière particulière, quand les mots et les signes distraient l'esprit ou
l'arrêtent dans son essor, on doit y renoncer. — Il est hors de doute que les
paroles qui expriment des choses conformes à la dévotion excitent à la piété,
surtout les âmes peu dévotes.
Ainsi que le marque cette parole de David : « Mon cœur
ma délaissé » (Ps. xxxvii, 40), les saints eux-mêmes ne sont pas exempts
de distractions dans leurs prières ; preuve que l'attention n'est pas une
condition nécessaire de la prière.
Le mot nécessaire a
deux significations : il désigne d'abord un moyen qui aide à parvenir plus
sûrement à une fin ; sous ce rapport, l'attention est nécessaire à la
prière. On l'emploie ensuite pour caractériser, ce sans quoi on ne peut
produire un effet. Or les effets de la prière sont au nombre de trois. Le
premier, commun à tous les actes formés par la charité, c'est le mérite. À cet
égard, l'attention continuelle n'est pas d'absolue nécessité : la vertu de
la première intention par laquelle on veut prier rend toute la prière méritoire ;
ainsi en est-il des autres bonnes œuvres. Le second effet de la prière lui est
propre ; c'est l'impétration. Pour être exaucé, il suffit encore de la
première intention, que Dieu considère spécialement; mais, si elle fait défaut,
la prière n'est ni méritoire, ni écoutée. Le troisième effet de la prière est
la nourriture spirituelle de l'âme, pour laquelle l'attention est nécessaire.
Saint Paul disait : « Si ma langue seule prie, mon âme est sans
fruit. » (1 Cor. xiv, 14.) Mais, observons-le, dans la prière vocale, dont
nous parlons principalement, on peut être attentif de trois manières. Il est
une attention qui s'attache à bien prononcer les paroles ; l'autre qui
cherche à en pénétrer le sens ; la troisième se porte vers Dieu et vers
les choses qu'on lui demande. Cette dernière, dont tous les fidèles, même les
plus simples, sont capables, est la plus nécessaire ; elle est parfois si
puissante qu'elle fait oublier tout le reste.
Celui
qui s'est mis en prière par le mouvement du Saint-Esprit, prie en esprit et en vérité, bien que son âme, se retournant
vers les choses terrestres par l'effet de sa propre misère, se laisse aller à
des pensées étrangères. Les distractions purement volontaires sont un péché qui
détruit l'effet de nos prières ; celles qui sont indélibérées ne les
rendent pas infructueuses. « Affaibli par le péché, vous ne pouvez, dit
saint Basile, fixer votre esprit ; pourvu que vous fassiez votre possible
pour le retenir, Dieu vous
pardonne de n'être pas en sa présence comme il convient ; c'est l'effet de
votre faiblesse et non de votre négligence. »
« Il faut, nous dit le Seigneur, toujours prier et ne
point se lasser. » (Luc xviii, 1.) — « Priez sans cesse, »
écrivait saint Paul aux Thessaloniciens. (1 Thess. v, 17.)
La prière, considérée dans sa cause, qui n'est autre que le
désir de la charité, par laquelle nous devons rapporter toutes nos actions à la
gloire de Dieu, doit être continuelle aussi saint Augustin observe que la foi,
l'espérance et la charité sont en nous une prière perpétuelle par les bons
désirs que ces vertus ne cessent d'y produire. — Il n'en est plus ainsi, quand
on considère la prière en elle-même ; car nous sommes astreints à d'autres
œuvres. Mais il faut qu'à certaines heures et après un certain intervalle de
temps, nous ayons recours à la prière, même vocale, afin de nous avertir
nous-mêmes des progrès que nous avons à faire dans les bons désirs, de
constater ceux que nous avons déjà faits, et de nous exciter plus vivement à la
piété. Chaque chose devant être proportionnée à sa fin, comme une médecine à
l'état d'un malade, il convient que la prière dure autant qu'elle entretient la
ferveur du désir intérieur. Lorsque, dépassant cette mesure, elle cause le
dégoût et l'ennui, il faut la cesser. Les Pères du désert faisaient des prières
fréquentes, mais courtes. Dans la prière publique, il faut tenir compte aussi
de la dévotion du peuple.
Dire que
l'on ne doit pas prononcer beaucoup de paroles dans la prière, ce n'est pas
dire qu'il ne faut point prier longtemps ; autre est la longueur du
discours, autre est la durée du désir. Notre Seigneur, pour nous donner
l'exemple, a passé des nuits en prière. — Prier longtemps, c'est frapper
longtemps, par des affections pieuses et persévérantes, à la porte de celui que
l'on invoque. Prier continuellement, c'est prier à des heures réglées et n'y
jamais manquer, être toujours animé de bons désirs, et conserver une pieuse
affection après l'oraison ; c'est aussi faire en sorte, par nos bienfaits,
que les autres prient pour nous pendant que nous ne sommes point nous-mêmes en
prière.
« Ma prière reviendra dans mon sein. » (Ps. xxxiv,
3.) La prière, indépendamment de la réfection spirituelle de l'âme, a la vertu
de mériter et d'obtenir. — La vertu de mériter lui vient de la charité, par
l'intermédiaire de la religion, de la foi et de l'humilité. — La vertu
d'obtenir, elle la doit à la grâce de Dieu, qui nous excite lui-même à prier. « Dieu,
dit saint Augustin, ne nous exhorterait pas à demander, s'il ne voulait pas
nous exaucer. »
La
prière n'est rigoureusement méritoire que chez l'homme en grâce avec Dieu. — Le
mérite ayant principalement pour objet la béatitude, il peut arriver que le
fidèle qui prie mérite la gloire du ciel, quoiqu'il ne soit point exaucé dans
sa demande : le médecin sait mieux ce qui convient au malade que le malade
lui-même. Saint Paul ne fut pas exaucé quand il demanda à être délivré de
l'aiguillon de la chair, parce que cela ne lui était pas utile pour le ciel. — « Si
vous demandez quelquefois et ne recevez pas, dit saint Basile, c'est que vous
demandez mal, ou que vous demandez ce qui ne vous est pas utile, ou que vous ne
persévérez pas. » — Quatre conditions sont requises pour obtenir
infailliblement ce que l'on demande : prier pour soi-même, prier avec
piété, prier avec persévérance, et demander des choses utiles au salut.
Si Dieu n'exauçait pas les pécheurs, le Publicain aurait dit
en vain : « Seigneur, soyez-moi propice, à moi pauvre pécheur. »
Cependant il fut justifié.
Il faut considérer, dans les pécheurs, la nature humaine, qui
est aimée de Dieu, et le péché, qui en est détesté. Si le pécheur prie comme
pécheur, avec le désir du péché, Dieu l'exauce quelquefois, non par
miséricorde, mais par vengeance, en le laissant s'enfoncer plus avant dans ses
désordres. Saint Augustin remarque que Dieu accorde dans sa colère des choses
qu'il refuse dans sa bonté. Au contraire, lorsque le pécheur prie d'après les
bons sentiments de sa nature, Dieu l'exauce, non par justice, car aucun homme
ne mérite rigoureusement dans l'état du péché, mais par miséricorde, pourvu que
ce pécheur demande, avec dévotion et persévérance, des choses nécessaires à son
propre salut.
On lit
dans l'Évangile : « Nous savons que Dieu n'exauce pas les pécheurs. »
(Jean, ix, 31.) Mais qui a prononcé ces paroles ? Un aveugle avant sa
parfaite guérison spirituelle. Les Proverbes enseignent que la « prière du
pécheur est exécrable. » (Prov. xxviii, 9.) Rien n'est plus vrai, quand le
pécheur prie comme pécheur. Mais un homme, tout pécheur qu'il soit, peut
demander des choses conformes à la religion, et alors, bien que sa prière ne soit
pas rigoureusement méritoire, elle peut être exaucée ; le mérite repose
sur la justice, mais l'impétration vient de la grâce.
L'apôtre saint Paul, dont l'autorité est suffisante, établit
lui-même cette division. (1 Tim. ii, 1.)
L'oraison implique essentiellement la prière ou l'élévation de
l'esprit vers Dieu (oratio), la
demande (postulatio), l'obsécration
ou les raisons de la demande (obsecratio),
et l'action de grâces (gratiarum actio).
Nous trouvons ces quatre parties de l'oraison dans la collecte suivante de
l'Office de la Trinité : « Dieu tout-puissant et éternel »
(élévation de l'esprit vers Dieu, prière), « qui avez donné à vos serviteurs... »
(action de grâces) ; « accordez-nous, s'il vous plaît... »
(demande), « par Notre-Seigneur Jésus... » (obsécration).
Il est écrit : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et
le serviras lui seul. » (Matth., iv, 10.)
L'adoration a pour but de révérer celui qui en est l'objet ;
elle revient de droit à la religion, dont le propre est d'honorer et de révérer
Dieu.
L'adoration,
dira quelqu'un, n'est pas uniquement due à Dieu : Abraham adora les anges
(Gen. xviii, 2) ; Nathan, prosterné contre terre, adora David. (3 Rois, i.)
Donc l'adoration n'est pas un acte de religion ou de latrie. — Nous répondons
que la vénération est due à Dieu à cause de son excellence, qu'il ne communique
jamais entièrement aux créatures, quoiqu'il leur en accorde une participation
plus ou moins grande. Nous vénérons, par conséquent, les créatures autrement
que Dieu. Nous leur accordons la vénération de dulie ; mais nous rendons à
Dieu celle de latrie. De tous les honneurs que l'on défère aux créatures
éminentes, l'adoration est le premier. Mais il y a une marque de révérence qui
ne peut être accordée qu'à Dieu seul, c'est le sacrifice. « Soit bassesse
profonde, dit saint Augustin, soit flatterie pernicieuse, l'homme a empiété sur
le culte de Dieu pour honorer les hommes ; il proteste, tout en les tenant
pour hommes, qu'il les vénère et même qu'il les adore, mais il ne sacrifie
jamais qu'à l'être qu'il sait, croit ou feint de croire son Dieu. » — Nathan
adora David, en lui témoignant le respect qui est dû à une créature supérieure.
(3 Rois, i, 23.) Mais Mardochée refusa d'adorer Aman par les signes que l'on ne
doit qu'à Dieu, « dans la crainte de rendre à un homme les honneurs
divins. » (Esther, xiii, 12.) Abraham adora trois anges, comme on adore
improprement des êtres créés ; ou bien il adora véritablement le Seigneur
dans leur personne. (Gen. xviii, 2.)
Composés de deux natures, nous offrons à Dieu une double
adoration : l'une spirituelle, consistant dans la dévotion intérieure de
l'esprit ; l'autre corporelle, qui est l'humiliation extérieure du corps. Dans
tous les actes de latrie, l'extérieur se rapportant à l'intérieur comme
l'accessoire au principal, l'adoration sensible a pour but l'adoration
invisible, et les signes extérieurs d'humilité donnés par le corps doivent
exciter notre âme à se soumettre à Dieu. Notre nature a besoin des choses
sensibles pour s'élever vers le monde intelligible.
L'adoration
consiste principalement dans la vénération intérieure, et secondairement dans
certains signes corporels d'humilité. Nous fléchissons le genou pour témoigner
de notre infinie bassesse devant la grandeur infinie ; nous nous
prosternons pour reconnaître que de nous-mêmes nous ne sommes rien.
Il est écrit : « Ma maison est une maison de prière. »
(Luc, xix, 46.)
La dévotion intérieure est la partie principale de
l'adoration, et les signes extérieurs l'accessoire. — Notre esprit conçoit Dieu
comme non compris dans un espace ; mais les signes extérieurs où corporels
s'accomplissent nécessairement dans un lieu déterminé. — La détermination d'un
lieu n'est pas essentielle à l'adoration, comme élément principal ; mais
elle s'y rattache comme une chose convenable, ainsi que les autres signes
corporels.
Si l'on
choisit un lieu déterminé pour l'adoration, c'est à cause, non pas de Dieu, qui
n'est point renfermé dans un espace, mais des adorateurs eux-mêmes, auxquels la
consécration d'un temple inspire une dévotion plus grande, comme on le voit par
la prière de Salomon. (3 Reg. viii.) — Les églises sont nécessaires pour les
divins mystères qu'on y célèbre, et pour les symboles religieux que l'on y
conserve. Le concours des fidèles y donne plus de puissance à la prière,
conformément à ce que dit le Sauveur : « Là où deux ou trois
personnes sont réunies en mon nom, je suis au milieu d'elles. » (Matth. xviii,
20.) — La situation même des temples n'est point une chose indifférente.
Plusieurs raisons nous portent à adorer Dieu le visage tourné vers l'Orient :
le mouvement du ciel, qui nous révèle la majesté suprême, part de l'Orient ;
le Paradis terrestre était dans l'Orient ; Jésus-Christ est appelé l'Orient par Zacharie (vi, 9.) « Il
est monté vers l'Orient au-dessus de tous les cieux, » disait David (Ps. lxvi,
34), et l'Évangile nous enseigne qu'au jugement dernier, il reviendra à
l'Orient. (Matth, xxiv, 27.)
On a offert, dans tous les temps et chez tous les peuples, des
sacrifices à la divinité. Or ce qui se rencontre partout et toujours est fondé
sur la nature. Donc l'oblation des sacrifices est prescrite par la loi
naturelle.
La raison naturelle enseigne à l'homme qu'il est sous la
dépendance d'un être supérieur qui le conduit et le soutient. Cet être, le
monde entier l'appelle Dieu. Les lumières de la raison naturelle vont encore
plus loin : elles nous prescrivent de témoigner à cet Être suprême notre
respect et notre soumission d'une manière conforme à notre nature. Or l'homme
est ainsi fait que, pour exprimer les pensées et les sentiments de son âme, il
a besoin de signes sensibles, précisément parce qu'il tire des choses sensibles
ses connaissances. Il doit conséquemment se servir de certaines choses
extérieures pour exprimer, en les offrant à Dieu, sa dépendance et sa
vénération ; ainsi le vassal reconnaît par des offrandes le domaine de son
seigneur. Voilà le sacrifice dans sa nature première. Il dérive, on le voit, du
droit naturel.
La loi
naturelle veut que l'on offre des sacrifices à Dieu ; mais il appartient
au droit positif de déterminer les choses particulières que l'on doit y offrir.
Les hommes, toujours d'accord sur le premier point, ont souvent différé sur le
second. — Avant Jésus-Christ, les sacrifices, comme l'enseigne saint Grégoire,
servaient à effacer le péché originel. L'Écriture ne mentionne pas tous les
personnages qui, dans l'ancienne loi, sacrifièrent au Seigneur. Adam et Isaac,
dont elle ne parle pas, offrirent, sans aucun doute, des sacrifices et des
oblations, comme les autres justes.
La loi ancienne contenait cette sentence : « Quiconque
sacrifie à d'autres qu'au Seigneur sera puni de mort. » (Exod. xxii, 20.)
Nous l'avons remarqué, le sacrifice extérieur est le symbole
du sacrifice spirituel par lequel une âme s'offre elle-même intérieurement à
Dieu. « Le sacrifice que Dieu demande, disait David, est un esprit brisé
par la douleur. » (Ps. l, 19.) Or, dans le sacrifice, nous nous offrons à
Dieu comme au principe de notre création et au bien final qui nous béatifie. Ce
sacrifice de nous-mêmes ne devant être offert qu'au Dieu suprême, nous ne
devons aussi offrir qu'à lui les sacrifices extérieurs qui en sont l'expression
sensible. C'est ainsi que, dans tous les États, on réserve au souverain
certains hommages que l'on ne peut accorder à d'autres, sans commettre un crime
de lèse-majesté.
L'oblation du sacrifice, qui a pour but d'honorer Dieu est
l'acte spécial de la vertu de religion. Les actes des autres vertus peuvent
avoir aussi pour objet d'honorer la divinité ; par exemple, l'aumône
donnée pour la gloire de Dieu, ou la mortification du corps pratiquée dans le
même but ; aussi ces œuvres, sous ce rapport, peuvent-elles être appelées des
sacrifices. Mais il est des actes qui ne sont louables que parce qu'ils ont
pour but de révérer Dieu, et ce sont ceux-là qui s'appellent proprement des
sacrifices ; ils appartiennent à la vertu de religion.
Nous
avons trois sortes de biens : les biens de l'âme, que nous offrons dans le
sacrifice intérieur par la dévotion et la prière ; les biens du corps, que
nous offrons par le martyre, par l'abstinence et par la chasteté ; les
biens extérieurs, que nous offrons immédiatement par le sacrifice, et
médiatement par l'aumône. — Il y a entre le sacrifice et l'oblation cette
différence que, dans le sacrifice, on opère, pour un but religieux, un changement
quelconque sur l'objet que l'on offre à Dieu ; par exemple, on immole un animal
et on le brûle ; on bénit des pains, on les rompt et on les mange ;
au lieu que, dans l'oblation, on place sur un autel les choses que l'on offre,
sans leur faire subir aucun changement. Tout sacrifice est une oblation ;
mais la réciproque ne serait pas exacte.
Les sacrifices sont de deux sortes. Il y a d'abord le
sacrifice intérieur, qui est le premier et le plus essentiel ; celui-là,
tous les hommes sont tenus de l'offrir à Dieu, à qui tous doivent l'hommage
d'un cœur dévoué.
Il y a ensuite le sacrifice extérieur, qui se subdivise en
deux. — L'un tire toute sa bonté de ce que l'on y offre à Dieu un objet
extérieur, en signe de dépendance et de soumission. À cet égard, les chrétiens,
comme les juifs, doivent se conformer aux préceptes divins. Les peuples qui
n'étaient pas sous la loi mosaïque étaient tenus à des actes extérieurs, selon
les convenances du temps et du lieu, pour honorer la divinité ; mais rien
ne les obligeait à tels ou tels sacrifices déterminés. — L'autre sacrifice
extérieur consiste dans les différents actes de vertu que nous rapportons à la
gloire de Dieu. Quelques-uns de ces actes sont de précepte pour tout le monde ;
les autres sont de surérogation, ils n'obligent pas tous les hommes.
On appelle oblation ce que l'on offre pour servir, dans son
état naturel, au culte divin ou à l'usage des ministres.
Les oblations sont volontaires de leur nature, comme le marque
ce texte : « Vous les recevrez de ceux qui les présenteront
spontanément. » (Exod. xxv, 2.) Cependant elles peuvent être rendues
obligatoires par quatre causes d'abord, par une convention antérieure, lorsque l'Église
a cédé un bien à charge de certaines offrandes, à des époques fixes ; ensuite,
par legs ou par promesse, comme lorsqu'une donation entre vifs ou un testament
assure à l'Église un meuble ou un immeuble qui doit être livré plus tard ;
en troisième lieu, par les besoins mêmes de l'Église, lorsque, par exemple, les
ministres du culte n'ont pas le nécessaire pour vivre ; enfin, par la
coutume, qui oblige les fidèles aux offrandes que l'usage a consacrées pour
certaines solennités ; mais, dans ces deux derniers cas, les oblations
sont libres sous le rapport de la quantité et de la nature des objets[239].
Aux prêtres seuls, qui sont les intermédiaires entre Dieu et
le peuple, sont dues les oblations. Ils peuvent s'en servir, partie pour
eux-mêmes, partie pour l'entretien du culte, partie pour les pauvres.
Les
moines et les autres religieux peuvent y participer aussi, soit comme pauvres,
soit comme exerçant un ministère, soit comme pasteurs.
L'ancienne loi, qui était une loi figurative, répudiait
certaines obligations comme impures. Dans la loi nouvelle, il n'en est plus de
même. À ne considérer les choses qu'en elles-mêmes, on peut offrir tout ce que
l'on possède légitimement. Mais on en est parfois empêché, par la crainte
d'attirer le mépris sur le culte, ou de causer quelque préjudice à un tiers.
La loi
nouvelle ne permet pas d'accepter pour oblation le prix de la prostitution, de
peur que le prêtre ne paraisse approuver le crime pour le profit qu'il en
retirerait.
Il est de droit naturel que l'homme consacre à honorer Dieu
quelques-uns des biens qu'il en reçoit. — De droit divin, sous la loi ancienne,
on devait offrir il telles personnes et . dans telle quantité les prémices des
fruits. — Sous la loi nouvelle, il est de droit ecclésiastique de donner les
prémices, selon la coutume du pays.
Que le peuple pourvoie aux besoins des ministres du culte qui
se consacrent aux intérêts de son salut, la raison naturelle le prescrit, comme
elle ordonne de pourvoir à l'entretien des princes, des magistrats, des soldats
et de tous ceux qui se vouent au bien général. L'Apôtre lui-même s'est servi de
cet argument : « Qui jamais, dit-il, fit la guerre à ses dépens ?
Qui est-ce qui plante une vigne et ne mange pas de son fruit ? » (1
Cor. ix, 7.) Notre-Seigneur a dit dans le même sens : « L'ouvrier
mérite sa récompense. » (Matth. x, 10.) — Quelle est la quantité de biens
que les fidèles doivent consacrer à l'entretien des ministres du culte divin ?
Le droit naturel se tait à cet égard. La loi mosaïque fixa ce point pour les
Hébreux. L'Église, ne voulant pas que les ministres de la loi nouvelle, malgré
la supériorité de leur dignité, reçussent plus que ceux de l'ancienne Alliance,
a emprunté aux Hébreux le précepte judiciaire de la dîme ; elle reste
toujours maîtresse de le modifier selon l'opportunité des temps et des
personnes[240].
Le principe sur lequel repose l'obligation des dîmes est que
l'on doit récompenser par des biens temporels les ministres de l'Église, dont
on reçoit les biens spirituels, conformément à cette parole de l'Apôtre : « Si
nous avons semé parmi vous des biens spirituels, est-ce une grande chose que
nous recueillions un peu de vos biens temporels ? » (1 Cor. ix, 11.)
Or tout ce que l'homme possède est compris dans les biens temporels ; donc
on est tenu de payer la dîme de toutes choses.
Parmi
les chrétiens dispersés dans le monde entier, plusieurs, n'ayant pas de
possessions territoriales, vivent de leur commerce et de leur industrie. S'ils
ne payaient point la dime des biens qu'ils acquièrent, ils ne contribueraient
point à l'entretien des ministres. Aussi le droit canon, répétant une phrase de
saint Augustin, a dit : « Paie la dîme du service militaire, de ton
négoce et de ton art. »
Le droit de recevoir les dîmes repose sur ce principe, que les
ministres de Dieu doivent vivre de leur ministère, et que des biens temporels
sont dus à ceux qui sèment les biens spirituels. Un tel principe ne pouvant
s'appliquer qu'aux prêtres qui ont charge d'âmes, eux seuls ont le droit de
percevoir les dîmes. Toutefois, ces sortes de biens temporels sont susceptibles
de tomber entre les mains des laïques, et notamment des pauvres ; car ils
sont donnés aux prêtres, pour eux et pour les indigents[241].
Les prêtres, qui reçoivent des dîmes des fidèles parce qu'ils
sont ministres du sanctuaire, ne sont pas tenus de payer la dîme à raison des
biens mêmes de l'Église ; mais ils peuvent y être obligés pour les
propriétés particulières dont ils jouissent par succession, par achat ou de
quelqu'autre façon semblable[242].
Le Sage dit : « Si vous avez fait un vœu à Dieu, ne
différez point de vous en acquitter ; une promesse infidèle lui déplaît. »
(Eccl. v, 3.) Le vœu ne consiste donc pas uniquement dans le propos de la
volonté ; il est une promesse.
En effet, il implique l'obligation de faire ou de ne pas faire
une chose. Or c'est par la promesse, acte qui participe de la raison, que l'on
s'oblige de la sorte. La délibération de la raison, le ferme propos de la
volonté et la promesse, voilà le vœu dans sa nature complète. Les autres
choses, que certains auteurs ajoutent, l'articulation vocale de la parole, la
présence des témoins et le reste, ne servent qu'à le mieux confirmer.
Si le vœu
prend son nom du mot volonté, c'est
que la volonté porte la raison à promettre certaines choses dont elle peut
disposer.
Promettre à quelqu'un que l'on agira contre lui, ou lui faire
une promesse qui ne puisse lui être agréable, ce serait, dans le premier cas,
une sorte de menace ; dans le second, une dérision. Vainement donc on
prétendrait vouer à Dieu une œuvre mauvaise ou indifférente : on ne peut
s'engager par vœu qu'à des actions vertueuses. D'un autre côté, il serait
absurde de s'engager à des choses d'absolue nécessité, par exemple, à mourir,
ou à ne pas s'envoler dans les airs. Les choses nécessaires à une fin, au salut
par exemple, ne sont elles-mêmes l'objet des vœux que dans la mesure ont elles
dépendent de notre volonté. Il suit de là que la matière propre des vœux, ce
sont les actions comprises tout entières dans le domaine du volontaire,
c'est-à-dire celles qui ne sont nécessaires ni en elles-mêmes ni pour le salut.
On doit dire, dès lors, que les vœux ont pour objet ce qui est meilleur, par
comparaison avec les actions qui sont d'obligation pour le salut.
Il y a
des actions qui sont toujours bonnes ; ce sont les actions vertueuses :
celles-là, on peut, sans restriction, les promettre par vœu. — Il y en a
d'autres qui sont mauvaises en toute hypothèse ; elles ne sont d'aucune
manière l'objet d'un vœu. — D'autres, quoique bonnes en elles-mêmes et
susceptibles, sous ce rapport, d'être la matière du vœu, sont sujettes à une
mauvaise issue par l'effet des circonstances. Le cas échéant, on ne doit pas
les accomplir. Le vœu de Jephté était de cette dernière classe. II pouvait
avoir des suites fâcheuses, et c'est ce qui arriva. « Jephté fut imprudent
en faisant son vœu, dit saint Jérôme, et cruel en l'accomplissant. » — Les
macérations de la chair, les veilles, les jeûnes ne sont agréables à Dieu
qu'autant qu'on les pratique avec prudence et discrétion pour mettre un frein à
la concupiscence ; dans ces conditions seulement, ces austérités de la
mortification sont l'objet d'un vœu. C'est ainsi que l'Apôtre, après avoir dit :
« Offrez votre corps en hostie vivante, » ajoute immédiatement :
« Que votre soumission soit raisonnable. » (Rom. xii, 1.) Quand on
doute si ces sortes de vœux doivent être observés ou négligés, il est
convenable de consulter un supérieur : on se trompe facilement dans sa
propre cause. Mais si le recours au supérieur n'est pas possible et que leur
observation entraîne manifestement un grand inconvénient, il ne faut pas les accomplir.
Ceux qui ont pour objet des choses vaines et inutiles doivent être méprisés
plutôt qu'observés.
Le Sage dit : « Tout ce que vous avez promis par vœu,
accomplissez-le. Il vaut beaucoup mieux ne pas s'engager que de ne point
accomplir sa promesse après un vœu. » (Eccl. v, 3 et 4.)
Nous devons à Dieu, qui a sur nous un souverain domaine et qui
nous comble de bienfaits, une fidélité toute particulière de laquelle résulte
une obligation très-étroite pour nous d'accomplir les vœux que nous lui
faisons. Ce serait tomber dans une sorte d'infidélité que de les violer. Aussi
le Sage, assignant la raison par laquelle nous devons acquitter nos vœux, ajoute :
« La promesse infidèle déplaît à Dieu. » (Eccl. v, 3.)
Quand
l'accomplissement d'un vœu devient impossible par une cause quelconque, on doit
conserver la volonté de réaliser sa promesse dès qu'on le pourra. Si cette
impossibilité vient de notre faute, nous devons faire ce qui dépend de nous et
recourir à la pénitence pour le péché que nous avons commis. Pour juger de
l'étendue des obligations qui nous sont imposées par nos vœux, il faut remonter
à l'intention et à la volonté que nous avions en nous engageant.
Si les vœux n'étaient pas utiles, le Saint-Esprit n'aurait pas
dit : « Faites des vœux, et accomplissez-les devant le Seigneur votre
Dieu. » (Ps. lxxv, 12.)
Nous faisons des promesses à Dieu pour notre avantage et non
pour le sien. « Dieu, selon la pensée de saint Augustin, est un créancier
bienveillant qui, sans profiter de ce qu'il reçoit, enrichit ceux qui lui
donnent. » Les vœux que nous lui faisons sont utiles ; ils fixent
irrévocablement notre volonté dans un bien qui nous est avantageux.
La
nécessité qui confirme la volonté dans le bien n'affaiblit pas la liberté
humaine : Dieu et les bienheureux sont libres, malgré l'impossibilité de
pécher. L'obligation imposée par les vœux a un certain rapport avec la
confirmation des bienheureux dans le bien. « C'est une heureuse nécessité,
s'écrie saint Augustin, que celle qui nous force de faire ce qu'il y a de
meilleur. Ne vous repentez pas de vos vœux ; réjouissez-vous bien plutôt
de n'avoir plus la liberté de faire ce que vous n'auriez fait qu'à votre
désavantage. »
Isaïe disait, en parlant du culte divin : « Les
hommes honoreront Dieu par des sacrifices et des oblations ; ils lui
feront des vœux et les accompliront. » (Is. xix, 21.) Il est évident que
l'on rapporte au service de Dieu ce que l'on voue ; donc le vœu est un
acte de la vertu de religion.
Quelquefois
les choses vouées appartiennent d'avance à la religion, comme le sacrifice et
la prière ; d'autres fois elles sont l'œuvre des autres vertus, comme le
jeûne et la continence : dans l'un et l'autre cas, le vœu revient à la
religion.
Il est plus méritoire et plus louable de la faire par vœu,
pour trois raisons. Premièrement, elle devient un acte de la religion, qui est
la première des vertus morales. Secondement, celui qui fait le vœu et l'action
vouée témoigne à Dieu plus de soumission que celui qui fait l'action seule sans
vœu ; il soumet à Dieu, non-seulement l'action, mais toute sa volonté, en
renonçant au pouvoir de faire autre chose : donner l'arbre et ses fruits,
c'est un plus beau présent que de céder uniquement les fruits. Troisièmement,
le vœu fixe la volonté de l'homme dans le bien d'une manière irrévocable ;
or faire le bien avec une volonté ferme est une œuvre qui appartient à la
perfection de la vertu.
Le vœu est de conseil et porte sur un conseil. Si celui qui agit sans vœu
remplit un conseil, celui qui agit avec vœu en remplit deux : le conseil
qui recommande l'acte, et le conseil qui recommande le vœu. — Celui qui fait
une action sans vœu, fixe sa volonté à cette action au moment où il agit. Mais
celui qui la fait avec vœu, s'y attache pour l'avenir et souvent s'engage à la
répéter plusieurs fois.
Le vœu devient solennel dans deux circonstances : lorsque
le lévite se dévoue au divin ministère par la réception d'un ordre sacré, et
lorsque le postulant embrasse l'état de perfection par la profession religieuse
dans un ordre approuvé. Ces vœux lient plus étroitement la conscience devant
Dieu que les vœux simples, quoique la violation de ces derniers soit un péché
mortel.
Les vœux
que l'on fait en public peuvent avoir une certaine solennité humaine sans
réaliser les conditions de la solennité spirituelle et divine : autres
sont les vœux publics, autres sont les vœux solennels[243].
La loi divine dit : « La jeune fille qui, demeurant
dans la maison paternelle, a fait un vœu, n'est pas tenue de l'accomplir, si
son père n'y consent pas. » (Nomb. xxx, 4.) Nous lisons la même chose de
la femme qui a un mari. (Ibid... 7.)
L'homme soumis à quelqu'un n'a pas le pouvoir, dans la sphère
de sa sujétion, de faire ce qu'il veut. Dès lors, dans les choses où il doit
l'obéissance à un supérieur dont il dépend, il ne peut, sans sa permission,
s'engager par un vœu irrévocable.
L'enfant
parvenu à l’âge de puberté peut, s'il est de condition libre, disposer de ce
qui concerne sa personne, en choisissant l'entrée en religion ou le mariage ;
mais il n'a pas le droit de régler ce qui regarde la maison paternelle. — Le
religieux, en acceptant les statuts de son ordre, soumet ses actes à l'autorité
supérieure. — Comme il n'y a pas de temps où il n'en puisse recevoir des
ordres, aucun vœu de sa part n'est définitif sans le consentement du supérieur.
Il en faut dire autant de la jeune fille qui vit dans la maison paternelle, et
de la femme sous puissance de mari. Quoiqu'il en soit, ces personnes ne pèchent
pas en faisant des vœux de leur propre mouvement. Car cette condition : si
mes supérieurs ne s'y opposent pas, est toujours sous-entendue.
Avant l'âge de puberté, l'enfant qui a l'usage de raison peut
s'engager par vœu simple, mais jamais par vœu solennel ; et ses parents
ont toujours le droit d'annuler les vœux simples qu'il fait. Après l'âge de
puberté, il a le pouvoir de s'obliger par vœu simple ou par vœu solennel, sans
la permission de ses parents[244]
.
La dispense des vœux se conçoit de la même manière que celle
des lois. — Faire un vœu, c'est s'imposer à soi-même une sorte de loi par
laquelle on s'oblige à une œuvre qui est bonne en elle-même et dans la plupart
des cas. Or il peut arriver, par la force des circonstances, que cette œuvre
devienne ou mauvaise, ou inutile, ou contraire à un plus grand bien, et alors
elle n'est plus la matière légitime d'un vœu ; de là la nécessité de prononcer que le vœu qui la concerne ne doit pas être
observé. Le décide-t-on d'une manière absolue, c'est la dispense ; prescrit-on
une autre œuvre à la place de celle qu'on devait faire, c'est la commutation.
Commuer un vœu, c'est moins que d'en dispenser ; l'Église peut faire l'un
et l'autre.
En
décidant avec autorité qu'il n'est pas convenable que telle action, dans le cas
présent, soit la matière d'un vœu, le supérieur ecclésiastique ne dispense ni
d'un précepte naturel, ni d'un précepte divin ; il détermine seulement la
limite de l'obligation que s'est imposée un fidèle qui ne pouvait prévoir tout
ce que renfermait l'avenir. En d'autres termes, l'Église ne dispense pas de la
fidélité due à Dieu ; elle déclare qu'il serait mauvais, inutile ou contraire
à un plus grand bien d'observer tel vœu.
Lorsque la continence ne tient pas essentiellement à la
solennité d'un vœu ; par exemple, dans les ordres sacrés auxquels elle est
annexée par un décret de l'Église et non par l'essence même des choses, le Pape
peut en dispenser ; si elle est essentiellement liée à la solennité du vœu,
comme dans la profession religieuse, il ne le peut pas[245].
Les supérieurs ecclésiastiques doivent intervenir dans la
commutation et dans la dispense des vœux pour déclarer ce qui est agréable à
Dieu, dont ils sont les représentants sur la terre. De là ces paroles de
l'Apôtre : « Si j'ai donné quelque chose, je l'ai donné à cause de
vous, dans la personne du Christ. » (2 Cor. ii, 10.) Remarquez ce mot :
« à cause de vous. » les prélats doivent accorder les dispenses pour
la gloire du Christ dont ils tiennent la place, et pour l'utilité de l'Église
qui est son corps.
L'homme
qui consacre sa vie tout entière au service de Dieu par le vœu de religion est
dispensé de tous les vœux particuliers qu'il a faits dans le siècle, tels que
prières, jeûnes, mortifications. Il ne viole pas ses vœux ; car le
particulier est renfermé dans l'universel, et, dès-lors, il n'a pas besoin de
la dispense de son supérieur ecclésiastique. Le droit canon porte que celui-là
ne manque pas à son vœu qui remplace une obéissance momentanée par
l'observation perpétuelle de la règle d'un cloître : en embrassant ce
dernier genre de vie, on meurt à la vie séculière. D'ailleurs, les pratiques
particulières sont incompatibles avec la vie cénobitique, et le religieux porte
un fardeau assez lourd pour qu'on ne doive pas l'augmenter. — Les supérieurs
ecclésiastiques ne peuvent pas dispenser des vœux sans raison. Ils sont des
économes, et non des propriétaires ; l'autorité leur est donnée pour
l'édification, et non pour la destruction. (2 Cor. x, 8.) — Dans le doute sur
la suffisance des motifs, le fidèle peut s'en tenir à l'autorité de l'évêque,
qui lui accorde la dispense ou la commutation. — On n'est autorisé à se
dispenser soi-même que quand l'objet du vœu est évidemment illicite, et que
l'on n'a pas la facilité de recourir au supérieur. — Pour ce qui est de l'ordre
hiérarchique en matière de dispenses, le Souverain-Pontife, vicaire de
Jésus-Christ, a le pouvoir de dispenser de tous les vœux qui admettent la
dispense. Les prélats inférieurs ont celui de dispenser des vœux ordinaires,
qui ont pour objet des pèlerinages, des jeûnes ou des choses pareilles. Mais
les vœux majeurs, tels que ceux de continence perpétuelle et de pèlerinage en
Terre sainte, sont réservés au Souverain-Pontife.
Veut-on, dans les sciences, confirmer une vérité ; on a
recours à des démonstrations basées sur des principes évidents. A-t-on besoin
d'établir la certitude d'une action particulière, d'un fait contingent ;
on se sert du témoignage des hommes. Et lorsque les hommes, sujets à mentir et
à se tromper, ne donnent pas une garantie suffisante, comme il arrive toujours
quand il s'agit de savoir leurs pensées sur l'avenir ou sur les choses
éloignées qu'il importe cependant de connaître avec quelque certitude, ils invoquent
par le serment le témoignage de Dieu, qui ne peut pas mentir et qui sait tout.
Prendre Dieu à témoin pour donner une plus grande assurance de son assertion,
c'est ce qui s'appelle jurer. Le jurement est affirmatif ou promissoire : affirmatif,
quand on invoque le témoignage divin pour certifier une chose présente ou
passée ; promissoire, dès qu'il a pour but de confirmer une chose future.
II y a
deux manières de jurer. Dans l'une, on invoque simplement le témoignage de
Dieu, en disant, par exemple : Dieu m'en est témoin ; je parle devant
Dieu, par Dieu. Dans l'autre, on joint l'imprécation au jurement, en appelant
sur soi un châtiment, si ce que l'on dit n'est pas vrai.
Le jurement est de soi une action licite et honnête : il
procède de la foi en un Dieu infaillible, qui gouverne toutes choses par sa
science et sa providence ; il a pour but de mettre un terme aux différends
qui s'élèvent parmi les hommes. — Observons, toutefois, que ce qui est bon de
soi peut devenir nuisible à celui qui n'en use pas comme il faut. Il est bon en
soi, par exemple, de recevoir l'Eucharistie ; mais, cependant, celui qui
la reçoit indignement mange et boit sa propre condamnation. C'est ce qui a lieu
pour le jurement. Il nuit à l'homme qui en use sans discrétion. N'est-ce pas
avoir peu de respect pour Dieu que de l'appeler en témoignage au sujet d'une
chose légère ? On n'oserait pas traiter ainsi un homme honorable, et on
s'expose au danger de commettre le parjure. Voilà pourquoi, bien qu’il soit
permis de jurer, le Sage nous donne cet avis : « Que votre bouche ne
s'accoutume pas au jurement ; les chutes y sont fréquentes. »
Nous
pouvons concilier maintenant ces paroles : « Vous craindrez le
Seigneur et vous jurerez par son nom » (Deut. vi, 13) ; avec ces
autres : « Ne jurez point, ne jurez en aucune façon. » (Matth,
v, 34.) « Ne jurez point, reprend saint Augustin, de peur que vous
n'arriviez à la facilité de jurer, de la facilité à l'habitude et de l'habitude
au parjure. »
« Vous jurerez, dit le prophète Jérémie, avec vérité, avec
jugement et avec justice. » (iv, 2.)
Nous l'avons dit, puisque le serment n'est utile que par le
bon usage que l'on en fait, on ne doit jurer qu'avec discrétion et par
nécessité : le jugement, en un mot, doit présider à nos jurements. Il
faut, en outre, ne rien affirmer qui ne soit vrai et licite. Le serment est-il
dépourvu de jugement ? il est téméraire. Manque-t-il de vérité ? il
est faux. Pèche-t-il du côté de la justice ? il est inique ou illicite[247].
Il est écrit : « Tu craindras le Seigneur ton Dieu ;
tu le serviras lui seul, et tu jureras
par son nom. » (Deut.vi,13.)
Jurer, c'est invoquer le témoignage divin en confirmation de
ce que l'on dit. Une vérité ne pouvant être confirmée que par une autre plus
certaine et plus élevée, celui qui jure confesse non-seulement que Dieu est son
supérieur, mais que sa vérité est indéfectible et sa connaissance universelle ;
dès lors il lui rend hommage. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : « Les
hommes jurent par un être plus grand qu'eux. » (Héb. vi, 16,) Saint Jérôme
ajoute : « Celui qui jure, vénère ou aime celui par lequel il jure. »
Le Philosophe lui-même observait que le serment est une très-grande marque
d'honneur. Or il appartient à la religion d'honorer Dieu : donc le serment
est un acte de la religion.
Tout en
se proposant de convaincre l'homme par le serment, nous pouvons rendre à Dieu
un hommage de vénération ; Dieu lui-même agit tout à la fois pour sa
gloire et pour notre utilité.
« Celui qui jure souvent, dit le Sage, sera rempli d'iniquité. »
(Eccl. xxxiii, 12.)
Ce qui n'est recherché que pour remédier à une infirmité se
range parmi les choses nécessaires, mais non parmi les biens désirables par
eux-mêmes ; les médecines en sont un exemple. Ce principe s'applique au
jurement, que l'on emploie pour subvenir à la faiblesse des hommes, qui se
défient les uns des autres. Il faut le placer, non pas parmi les biens
désirables, mais dans la classe des choses nécessaires à la vie de ce monde, et
dont on use mal toutes les fois que l'on y a recours sans nécessité. C'était
sur ce fondement que saint Augustin disait : « Quiconque comprend que
le serment ne doit pas être rangé parmi les biens, mais parmi les choses
nécessaires, s'en éloignera autant que possible, et ne le prêtera que dans la
nécessité. »
Les
remèdes très-utiles pour guérir font d'autant plus de mal qu'ils ont plus de
vertu, quand on les prend à contre-temps : plus le serment est utile pour
confirmer une assertion, plus il est dangereux quand on l'emploie mal à propos.
Joseph jura par le salut de Pharaon (Gen. xlii, 15) ; et
l'on a coutume, dans l'Église, de jurer par l'Évangile, par les reliques et par
les saints. Il est donc permis de jurer par les créatures.
En effet, dans tous les serments, soit affirmatifs, soit
imprécatoires, l'attestation repose toujours primordialement sur Dieu même,
dont on invoque le témoignage, et elle ne se rapporte que secondairement aux
créatures qui reflètent les rayons de la vérité divine ; en un mot, nous
invoquons le témoignage de Dieu même dans les créatures que nous interpellons,
car nous attestons, non pas leur propre déposition, mais la vérité divine
manifestée en elles : ainsi, nous jurons par l'Évangile, c'est-à-dire par
Dieu, dont la vérité est manifestée dans l'Évangile ; et par les saints,
qui ont cru et gardé cette vérité. Le serment imprécatoire, en faisant
intervenir une créature, la dévoue au jugement divin, et c'est de la sorte que
l'homme jure par sa tête, par son fils ou par toute autre chose qui lui est
chère ; ainsi Saint Paul, dans ses écrits, a juré par son âme, et Joseph,
anciennement, jura par le salut de Pharaon.
Il n'est
pas permis de jurer par les créatures, dira quelqu'un ; car on lit dans l'Évangile :
« Moi je vous dis de ne jurer en aucune façon, ni par le ciel, ni par la
terre, ni par Jérusalem, ni par votre tête... » (Matth. v, 34.) — Jésus-Christ
a défendu de jurer par les créatures, pour empêcher de leur rendre les honneurs
divins. Aussi saint Jérôme, après avoir dit : « Remarquez que le
Seigneur ne défend pas de jurer par Dieu, mais par le ciel, par la terre, etc., »
ajoute aussitôt : « Les Juifs qui juraient par les créatures leur
rendaient l'honneur dû à Dieu seul ; » ce qui était un blasphème et
une infidélité. Or, de la manière que nous avons indiquée, on ne leur rend pas
l'honneur divin en les faisant intervenir dans le serment.
Jésus-Christ a dit : « Vous vous acquitterez de vos
serments envers le Seigneur. » (Matth. v, 33.)
Le serment affirmatif et le serment promissoire sont l'un et
l'autre obligatoires, bien qu'ils appliquent l'obligation différemment. Le
premier commande de dire la vérité sur le passé ; le second, relatif à
l'avenir, prescrit de rendre vrai ce que l'on a juré, sans quoi il manquerait
de vérité. — Toutefois, si la chose jurée n'est pas au pouvoir de celui qui la
promet, le serment, faute du jugement requis, ne lie pas la conscience. — Dans
le cas où la réalisation en devient impossible par un événement postérieur, on
n'est pas tenu d'accomplir son serment ; on doit faire seulement ce que
l'on peut. — Quand l'action, toute possible qu'elle soit, ne doit pas être
faite, soit parce qu'elle est mauvaise en elle-même, soit parce qu'elle empêche
un plus grand bien, le serment manque de justice, et alors il ne faut pas
l'observer, à raison de sa mauvaise issue.
Il suit de ces principes que quiconque jure de faire une
action est obligé de l'accomplir pour la vérité de son serment, à moins qu'il
n'ait juré sans jugement ou que cette action ne blesse la justice.
Celui
qui jure de commettre le mal pèche et en faisant ce serment et en
l'accomplissant. — Celui qui jure de ne point faire un plus grand bien auquel
il n'est pas obligé, pèche en opposant un obstacle à l'Esprit-Saint dont
viennent les bonnes résolutions ; il ne pèche pas en accomplissant son
serment, bien qu'il soit meilleur de ne pas l'observer. — Lorsque le serment a
été extorqué par la contrainte, il oblige dans le for de la conscience, à cause
du respect dû à Dieu. Mais, après l'avoir accompli, on peut porter plainte à la
justice humaine, eût-on juré de ne pas y recourir ; ce dernier serment,
contraire à la justice publique, n'est pas obligatoire. On peut aussi demander
à être délié de son serment. — Quant au serment frauduleux, il doit être
observé selon le sens légitime qu'y a donné celui qui l'a reçu. « Vainement
un homme s'entoure des artifices du langage, dit saint Isidore ; Dieu, qui
voit la conscience, entend la promesse jurée comme la comprend celui à qui elle
est faite. Le fourbe est coupable devant Dieu, dont il profane le nom, et
vis-à-vis du prochain qu'il veut tromper. » — En dehors de la mauvaise
foi, l'obligation du serment suit l'intention de celui qui le fait.
L'obligation du vœu résulte de la fidélité due à Dieu,
laquelle prescrit d'accomplir la promesse qu'on lui a faite ; l'obligation
du serment provient du respect qui lui est dû aussi, lequel commande de
réaliser ce que l'on a promis par son nom. Or toute infidélité implique
irrévérence, mais non réciproquement ; car, de toutes les irrévérences, la
plus grande est l'infidélité d'un sujet à l'égard de son maître. On voit que le
vœu est en soi plus obligatoire que le serment.
Le vœu est plus obligatoire que le serment : or on en
peut être relevé ; donc le serment admet aussi la dispense.
Une chose qui, considérée en elle-même ou sous un point de vue
général, est honnête et utile, peut, dans une circonstance particulière,
devenir illicite ou nuisible, et cesser, par cela même, d'être obligatoire :
c'est ce qui explique la nécessité des dispenses. Il en est ainsi pour le
serment. Dès que les choses jurées deviennent inconvenantes ou nuisibles, elles
répugnent aux conditions exigées. Sont-elles illicites, elles blessent la
justice ; sont-elles nuisibles, elles froissent le jugement. On peut dès
lors dispenser du serment, aussi bien que des lois et des vœux.
Le
serment qui répugne manifestement à la justice, soit parce qu'il implique un
péché, comme dans celui qui jure de commettre un homicide, soit parce qu'il
empêche un plus grand bien, comme quand on a juré de ne point entrer en
religion, n'a pas besoin de dispense : dans le premier cas, il ne doit pas
être observé ; dans le second, on est libre de l'observer ou de ne pas
l'observer. — Lorsqu'il est douteux que l'objet du serment promissoire soit
licite, utile ou nuisible, tout évêque peut en dispenser. — A-t-on promis une
chose manifestement licite et utile ? Dans ce cas, le serment ne doit
recevoir ni dispense ni commutation, à moins qu'il ne se présente une chose
plus profitable au bien général, ce dont le Souverain-Pontife est juge. — Tout
supérieur peut résilier le serment fait par ses subordonnés dans les matières
qui relèvent de son autorité ; le père peut annuler le serment de sa fille,
et le mari celui de sa femme.
D'après le droit canon, le prêtre, au lieu de prêter serment,
doit être interrogé au nom de sa consécration.
Le serment méritant le plus grand respect à cause de Dieu, on
ne l'impose point à deux sortes de personnes : aux enfants avant l'âge de
puberté, ni aux parjures. Aux enfants, parce que, n'ayant pas encore le parfait
usage de la raison, ils ne le feraient pas avec le respect convenable ;
aux parjures, parce que leurs antécédents autorisent à croire qu'ils ne
jureraient pas religieusement. — On ne doit pas non plus l'imposer aux
personnes très-élevées en dignité ; ce serait manquer de respect à leur
caractère que de révoquer en doute ce qu'elles avancent. « Les prêtres,
dit le droit canon, ne doivent pas prêter serment pour une cause légère. »
Ils le peuvent, cependant, dans la nécessité ou pour une grande utilité,
surtout dans les affaires spirituelles. — Pendant les solennités consacrées au
culte divin, on peut jurer pour des choses spirituelles ; mais, à moins
d'une grande nécessité, on ne doit pas prêter serment pour des choses
temporelles.
Il est
des personnes incapables, par faiblesse et par défaut, de confirmer leur parole ;
il en est d'autres dont la parole doit être si certaine qu'elle n'ait pas
besoin de confirmation.
Nous prions Dieu au nom des choses saintes : l'Apôtre a
conjuré les fidèles au nom de la miséricorde de Dieu. Il est donc permis de
conjurer ou d'adjurer un homme.
De même que, dans le serment promissoire, on s'induit soi-même
à faire une action à laquelle on s'oblige sous l'invocation du nom divin ;
de même, dans l'adjuration, on se sert des choses divines pour porter les
autres hommes à une œuvre. Il y a cette différence, toutefois, que, pour
imposer aux autres par le respect dû aux choses sacrées une obligation morale
semblable à celle que l'on s'impose à soi-même par l'invocation du nom divin,
il est nécessaire d'être maitre de leurs actions en vertu d'un serment prêté par
eux. Vouloir, en invoquant le nom de Dieu ou les autres choses sacrées, imposer
à une personne sur laquelle on n'a pas d'autorité l'obligation de faire une œuvre
quelconque, comme on s'y contraint soi-même par le serment, c'est une
adjuration illicite ; on usurpe sur le prochain une autorité que l'on n'a
pas. Ainsi fit le grand-prêtre, quand il adjura Jésus-Christ par le Dieu vivant ;
il prétendait lui imposer une obligation pareille à celle que l'on s'impose à
soi-même par le jurement. Les supérieurs seuls, en cas de nécessité, peuvent
lier leurs inférieurs par une telle adjuration. Mais si, en faisant intervenir
le respect du nom de Dieu ou d'un objet sacré, on a seulement l'intention
d'obtenir une faveur, sans imposer la nécessité, on peut employer l'adjuration
envers toutes sortes de personnes.
L'adjuration par prière, qui implique une certaine
bienveillance, une sorte d'amitié, ne doit pas être admise vis-à-vis des
démons. L'adjuration par contrainte peut seule être employée pour certaines
choses, mais non pas pour d'autres. Il est permis de les adjurer impérativement
au nom de Dieu, comme des ennemis, afin de les empêcher de nuire à nos âmes ou
à nos corps. Jésus-Christ nous a donné ce pouvoir dans ces paroles :
« Voici que je vous donne puissance de marcher sur les serpents, sur les
scorpions et sur toute la force de l'ennemi ; rien ne vous nuira. »
(Luc, x,19.) Il n'est pas permis de les adjurer pour en apprendre ou pour en
obtenir quelque chose : ce serait faire alliance avec eux.
Le
Sauveur, en disant à l'un des esprits infernaux : « Tais-toi, et sors
de cet homme « (Marc, 1, 25), nous apprend, selon la remarque de saint
Jean Chrysostôme, que nous ne devons ni écouter ni croire le démon, quelque
grande vérité qu'il paraisse nous annoncer.
Les opérations des êtres privés de raison doivent être
attribuées non uniquement à ces êtres mêmes, mais principalement à Dieu, dont
le gouvernement embrasse toute la création. Elles appartiennent parfois aussi
au démon, qui, sur la permission divine, s'en sert pour nuire aux hommes. Tout
le monde comprend que l'adjuration qui s'adresserait aux créatures
irraisonnables elles-mêmes serait purement vaine. Il n'en est pas de même de
celle qui se rapporte au moteur de ces créatures. Celle-ci peut se pratiquer,
tantôt sous la forme d'une prière adressée directement à Dieu, et elle
appartient à ceux qui font des miracles par l'invocation divine ; tantôt
sous la forme d'une contrainte par rapport au démon, qui se sert des créatures
irraisonnables dans le but de nous nuire : ce dernier mode d'adjuration
est employé par l'Église dans les exorcismes, pour soustraire ces créatures aux
puissances de l'enfer. Adjurer les démons en sollicitant leur secours, ce
serait un acte illicite ; nous l'avons vu.
Le Roi-Prophète s'écrie : « Mes lèvres vous loueront
dans des transports de joie. » (Ps. lxii, 6.)
Les louanges proférées par la bouche des hommes sont
nécessaires, non à Dieu même, mais à ceux qui le louent. Elles éveillent dans
leurs âmes et dans celles des autres le respect et les pieuses affections,
comme le marquent ces paroles : « Le sacrifice de louanges
m'honorera, et c'est par lui que je ferai voir le salut qui vient de Dieu. »
(Ps. xlix, 23.)
Il convient d'employer, pour élever nos cœurs vers Dieu, tout
ce qui est de nature à réchauffer les âmes tièdes et à les enflammer du feu de
la dévotion. Tel est l'effet des chants sacrés dans les louanges divines, à
raison des impressions diverses que la mélodie des sons porte dans les âmes. « Je
suis forcé, disait saint Augustin, d'approuver l'usage du chant dans l'Église ;
en flattant l'oreille, il élève aux sentiments de la piété les esprits encore
faibles. » Parlant de lui-même et s'adressant à Dieu, il s'exprime ainsi :
« Ces hymnes, ces cantiques célestes, les suaves accents de votre église,
faisaient jaillir des torrents de pleurs de mon âme attendrie. » Il est
incontestable que les chants pieux font pénétrer profondément dans nos cœurs
les vérités divines et nous excitent à la dévotion, soit parce qu'on s'arrête
plus longtemps sur les mots, soit parce que les affections de notre âme, avec
leurs nuances variées, se retrouvent, par une sorte de sympathie secrète, dans
les modulations de la voix. Si quelques-uns ne comprennent pas toujours les
paroles que l'on chante, ils comprennent néanmoins que l'on chante pour louer
Dieu, et cela seul les excite à la dévotion.
La superstition est un vice contraire à la religion par excès :
non pas qu'elle rende à Dieu plus de culte que la religion ; mais elle
rend le culte divin ou à qui il n'est pas dû, ou comme il ne faut pas le
rendre.
La superstition se divise en quatre espèces, qui sont : le
culte illégitime, — l'idolâtrie, — la divination, — et les vaines observances.
Nous allons en parler successivement.
Tout culte qui exprime des faussetés est un culte pernicieux. Or
un culte extérieur peut exprimer une fausseté par sa nature même. Aujourd'hui,
par exemple, sous la nouvelle Alliance où les mystères du Christ sont
accomplis, ce serait exprimer le faux que de pratiquer les cérémonies de
l'ancienne loi, qui représentaient comme futurs les mystères du Christ : elles
équivaudraient à proclamer de vive voix que le Christ doit souffrir. Un culte
extérieur peut exprimer ensuite une fausseté par l'action de celui qui le rend.
C'est ce qui a lieu principalement lorsque, dans le culte public, rendu au nom
de l'Église, un ministre altère les rites sacrés que l'Église elle-même a
établis par son autorité divine.
La fin du culte divin, c'est que l'homme glorifie Dieu en lui
soumettant son esprit et son corps ; aussi les cérémonies propres à
procurer sa gloire, à élever vers lui notre esprit, et même notre corps par la
répression modérée de la concupiscence, conformément à sa loi, à celle de
l'église, et aux usages des personnes avec lesquelles nous vivons, ne sont
point superflues. Mais si on mêle au culte divin des pratiques qui n'honorent
pas Dieu, qui n'élèvent pas l'âme vers le ciel, ou qui ne répriment pas les
mouvements désordonnés de la concupiscence ; si on agit contre ce qui a
été établi par Dieu lui-même et par l'Église, c'est une superfluité
superstitieuse ; ces actes extérieurs n'appartiennent pas au vrai culte
intérieur, et voilà pourquoi saint Augustin oppose aux superstitieux qui
s'attachent avant tout aux pratiques extérieures, ces paroles de saint Luc :
« Le royaume de Dieu est au-dedans de-vous » (xvii, 21).
Nous lisons dans les Actes des Apôtres que saint Paul, à
Athènes, ne pouvant se défendre d'une grande émotion à la vue de cette ville
livrée à l'idolâtrie, s'écria : « Athéniens, je vous vois par-dessus
tout superstitieux. » (Act. Xvii, 16.) On peut en conclure que l'idolâtrie
fait partie de la superstition.
On tombe, en effet, dans la superstition toutes les fois que
l'on dépasse la mesure propre au culte divin. Or on la dépasse principalement
en rendant à la créature le culte qui n'est dû qu'à Dieu ; ce que
faisaient les païens, qui accordaient les honneurs divins non-seulement aux
créatures visibles, mais encore à des créatures représentées par des figures
auxquelles on donnait le nom d'idoles.
Les
païens rendaient le culte divin aux idoles de différentes manières. Les uns,
recourant à un art criminel, faisaient des images qui, par la vertu des démons,
produisaient certains effets. Ils en concluaient que ces images renfermaient
quelque chose de la divinité, et qu'à ce titre elles méritaient les honneurs
suprêmes. Les autres rendaient le culte divin, non aux images mêmes, mais aux
créatures qu'elles représentaient.
Ces
derniers se subdivisaient en trois classes. Quelques-uns, croyant que certains
hommes ; par exemple, Jupiter, Mercure, avaient été des dieux, les
adoraient dans leurs images. — Les autres professaient que le monde entier forme
un seul Dieu, non en tant que substance matérielle, mais par son âme, qui
n'était autre, selon eux, que l'essence divine. Ils pensaient qu'il faut adorer
l'univers et toutes ses parties. — Les troisièmes, les Platoniciens,
admettaient un Dieu suprême, auteur de toutes choses, et, après Dieu, des
substances spirituelles créées, qu'ils appelaient dieux par participation, et que nous appelons anges ; après les
anges, ils mettaient les âmes des-corps célestes, puis-les-génies, espèces
d'animaux aériens ; et, en dernier lieu, les âmes des hommes que la vertu
élevait au rang des dieux ou des génies.
Il est écrit : « Vous n'adorerez pas les idoles et
vous ne les honorerez pas. » (Exod. xx, 5.) C'est donc un péché de rendre
un culte aux idoles.
On est tombé dans deux erreurs sur cette question. Les uns ont
dit que l'on doit offrir les sacrifices et tout ce qui constitue le culte de
latrie, non-seulement à Dieu, mais à toutes les substances supérieures. Cette
opinion est absurde. Quoique nous soyons tenus de révérer tous les êtres qui
sont au-dessus de nous, nous ne devons pas à tous les mêmes honneurs. Nous devons
à Dieu, qui surpasse tous les autres, des hommages particuliers, ce qu'on
appelle le culte de latrie. Les sacrifices extérieurs étant les signes des
sacrifices intérieurs, ainsi que les mots sont les signes des choses, le
sacrifice visible lui-même ne doit être offert qu'à l'Être souverain, auquel
nous offrons le sacrifice invisible et secret de notre âme. D'autres ont
enseigné que l'on ne doit pas accorder aux idoles le culte extérieur de latrie
comme une chose bonne en soi ; mais que l'on peut, à cet égard, se
conformer à la coutume du vulgaire. Certains hérétiques ont partagé cette
erreur en soutenant que, dans une persécution, il est permis d'adorer
extérieurement les idoles, pourvu que l'on conserve la vraie foi dans son cœur,
doctrine manifestement fausse. Le culte extérieur est l'expression du culte
intérieur : or, de même que c'est un mensonge pernicieux d'affirmer par la
parole le contraire de la vraie foi à laquelle on adhère intérieurement, c'est de
même se rendre coupable d'une fausseté pernicieuse que de témoigner par le culte
extérieur des sentiments contraires à ceux que l'on a dans le cœur.
On nous
objectera peut-être le culte que l'Église rend aux images. — Jamais les images
n'ont été exposées, ni dans l'ancienne loi, ni dans nos églises, pour recevoir
le culte de latrie. Elles ont pour but unique d'imprimer et de confirmer en
nous, par leur signification, la foi à l'excellence des anges et des saints.
Considère-t-on les péchés en eux-mêmes ? Sous ce rapport,
l'idolâtrie est le plus grand de tous. De même que dans un État, il n'y a rien
de plus criminel que de rendre à un autre qu'au souverain légitime les honneurs
royaux, un tel acte ne tendant à rien moins qu'à renverser l'ordre social tout entier ;
de même, le plus grave des péchés contre Dieu est de déférer à la créature les
honneurs divins, car c'est introduire, autant qu'il est en soi, un autre Dieu
dans le monde. — Considère-t-on la gravité des péchés du côté du pécheur, comme
quand on dit que l'homme qui fait le mal sciemment pèche plus grièvement que
celui qui agit par ignorance ? À ce point de vue, les hérétiques, qui
corrompent sciemment la foi reçue par eux, pèchent plus grièvement qu'un
idolâtre ignorant. Rien n'empêche, en ce sens-là, que d'autres péchés encore ne
soient plus graves que l'idolâtrie, à raison d'un plus grand mépris dans
l'homme.
Quoi
qu'il en soit, l'idolâtrie présuppose l'infidélité ; elle y ajoute le
culte illégitime et un blasphème contre Dieu, à qui elle refuse l'unité du
domaine suprême. — L'hérésie des manichéens était la plus grande de toutes les
idolâtries ; elle dérogeait plus que les autres à l'honneur de Dieu, en
admettant deux Dieux contraires et une multitude de fables ridicules. Il en est
autrement des autres hérésies, qui conservent du moins l'adoration d'un seul
Dieu.
Il est écrit : « La vanité des hommes a introduit
les idoles dans le monde. » (Sag. xiv, 14.)
L'idolâtrie a eu deux causes : l'une dispositive, l'autre
complétive. — La cause dispositive de l’idolâtrie a été dans l'homme. Trois
choses y ont contribué. D'abord le dérèglement des affections. « Un père,
nous dit la Sagesse, en proie à une vive douleur, fit faire l’image d'un fils que
la mort lui avait ravi prématurément, et il commença à l'adorer comme un Dieu. »
(xiv, 15.) Ensuite l'amour naturel des hommes pour les statues et les tableaux.
Les esprits grossiers adorèrent comme des divinités les œuvres artistiques qui
représentaient les hommes sous des traits frappants. « Un ouvrier habile coupa
un arbre bien droit, lui donna une figure humaine par la science de son art, et
lui adressa des vœux. » (xiii, 11.) En troisième lieu, l'ignorance du vrai
Dieu. Ne considérant point l'excellence des perfections divines, les païens
ravissaient à l'Être suprême les honneurs souverains pour les déférer à
certaines créatures dont ils admiraient la beauté et la vertu. « Ils ne reconnurent
pas l'ouvrier à la vue de ses ouvrages, et ils regardèrent comme des dieux le
feu, le vent, les étoiles, le soleil ou la lune. » (xiii, 1.)
La cause complétive de l'idolâtrie s'est trouvée dans les démons,
qui, donnant des réponses dans les idoles et opérant certaines œuvres que l'on
croyait miraculeuses, se proposèrent eux-mêmes à l'adoration des hommes ; aussi
est-il écrit : « Tous les dieux des Gentils sont des démons. »
(Ps. xcv, 5.)
L'idolâtrie
n'exista point dans le premier âge du monde, où le souvenir de la création,
tout récent encore, maintenait dans l'esprit des hommes la connaissance d'un
Dieu unique ; elle fut détruite, dans le sixième âge, par la vertu et par
la doctrine du Christ, qui triompha du démon.
Il est écrit : « Que personne ne consulte les
pythonisses ni les devins. » (Deut. xxviii, 11.) — Le droit canon a
renouvelé la même défense.
L'homme ne connaît point à l'avance les futurs libres que
doivent produire nos facultés raisonnables, capables de faire ceci ou cela,
d'agir ou de ne pas agir. Il ne connaît pas davantage les futurs contingents
qu'amènent fortuitement les agents physiques. On ne peut acquérir la
connaissance de ces deux futurs qu'en les considérant en eux-mêmes ; il
est impossible de les prévoir par leurs causes, qui ne sont pas nécessairement
portées à les produire. Or Dieu seul, qui, du haut de son éternité, voit
l'avenir présent à ses regards, peut les contempler en eux-mêmes avant qu'ils
soient arrivés. Lorsque quelqu'un a la prétention de les prédire sans une
révélation divine, il usurpe le privilège de Dieu. De là est venu le mot devin, que l'on a dérivé du qualificatif
latin divinus, pour marquer
l'usurpation d'un rôle divin. Les devins eux-mêmes feignent souvent, par des
artifices criminels, d'être remplis de la divinité. Du moment que la divination
par laquelle un homme s'arroge illégitimement la prédiction des choses futures
est une usurpation coupable, elle est évidemment un péché.
On peut pécher par superstition, non-seulement en offrant des
sacrifices aux démons, mais encore en recourant à eux pour faire ou pour
connaître quelque chose. Or toute divination repose sur leur concours : car,
ou on les invoque expressément pour savoir les événements futurs ; ou
bien, afin d'attirer les hommes à cette frivolité dont parle le Roi-Prophète,
quand il dit à la louange de celui qui a mis sa confiance en Dieu : « Il
n'a point arrêté sa vue sur de vaines et trompeuses folies « (Ps. xxxix,
5), ils s'ingèrent d'eux-mêmes dans les investigations par lesquelles on
cherche vainement à découvrir l'avenir. Il est donc manifeste que la divination
est une espèce de la superstition.
Elle
rentre dans le culte des démons, à raison du pacte tacite ou exprès que l'on
fait avec eux.
Il y a trois genres de divination, qui contiennent plusieurs
espèces. — Le premier genre se caractérise par l'invocation directe des démons ;
il porte le nom de nécromancie, parce
que les esprits de malice semblent parfois prendre le langage des morts pour
répondre aux questions qu'on leur adresse. Sont-ils invoqué, expressément ?
Ils donnent leurs réponses sur l'avenir de plusieurs manières : par des
prestiges qui fascinent les sens, — par des songes, — par le langage ou
l'apparition des morts, — par l'organe d'hommes vivants, tels que les possédés ;
— enfin, par des signes et par des figures qui apparaissent, comme indices
révélateurs, dans des objets inanimés, ce qui donne lieu à la géomancie, à
l'aréomancie, etc. — Le second genre de divination a lieu sans l'invocation
expresse des démons ; il consiste dans les observations que l'on fait sur
les dispositions ou les mouvements d'un objet étranger. On lui donne le nom
général d'augures. Considère-t-on le
mouvement et la situation des étoiles, c'est l'astrologie ; étudie-t-on le
vol ou le chant des oiseaux, le mouvement ou le cri des animaux, l'éternuement
de l'homme ou le mouvement de ses membres, ce sont les augures proprement dits ;
applique-t-on à un événement des paroles prononcées par hasard, c'est le
présage ; recherche-t-on l'avenir dans les linéaments de la main, c'est la
chiromancie. — Le troisième genre de divination se fait encore sans
l'invocation formelle des démons : ce sont les sorts ou sortilèges, dans lesquels on étudie les effets de certains
actes accomplis dans le but de découvrir des choses cachées ; par exemple,
les formes que donnent les points dispersés au hasard sur le papier, le chiffre
obtenu en jetant les dés, les mots que l'on trouve à l'ouverture d'un livre. — En
résumé la divination forme, comme nous le disions, trois genres : la
nécromancie, les augures, les sorts ou sortilèges ;
et chacun de ces genres contient plusieurs espèces.
La divination qui se fait par l'invocation expresse des démons
est illicite dans son principe et dans ses suites.
Elle est illicite dans son principe, à cause du pacte
explicite que l'on fait avec les mauvais anges. Le prophète Isaïe s'élevait
avec raison contre ceux qui disaient : « Nous avons fait alliance
avec la mort et signé un pacte avec l'enfer. » ( xxviii, 15.) — Elle est
illicite dans ses suites ; car le démon, qui cherche en tout la perte des hommes,
veut, par ses réponses où il annonce quelquefois la vérité, leur inspirer de la
confiance en lui, pour les engager ensuite dans des actions contraires à leur salut.
Au sujet
de ces paroles de l'Évangile : « Jésus dit au démon : Tais-toi »
(Luc, iv), saint Athanase fait cette remarque : « Le démon disait la
vérité, et cependant le Christ réprima ses paroles, de peur qu'il ne joignît à
la vérité sa propre iniquité, et pour nous apprendre à mépriser ses discours,
lors même qu'ils semblent conformes à la vérité. Ce n'est pas à lui de nous
instruire ; nous avons l'Écriture sainte. »
Deux sortes d'effets ne dérivent pas nécessairement des corps
célestes : les phénomènes contingents qui arrivent accidentellement, soit
dans le genre humain, soit dans le monde physique, et toutes les actions qui
procèdent de notre libre arbitre. — Prétendre que ces corps exercent une action
directe sur notre raison ou sur notre volonté, ce serait confondre notre esprit
avec nos sens. Qu'ils inclinent, comme cause dispositive, aux opérations du
libre arbitre, en agissant sur nos corps et par suite sur nos forces
sensitives, nous l'admettons ; mais comme les forces sensitives, tout en
inclinant aux actes humains, obéissent cependant à la raison, l'influence des
astres n'impose à notre libre arbitre aucune nécessité. Il est bien permis de
chercher à connaître par les calculs astronomiques et par l'inspection des
corps célestes les phénomènes physiques qui arrivent nécessairement, les
éclipses, les pluies, les sécheresses et les événements pareils ; mais
consulter les astres pour prédire avec certitude les phénomènes fortuits et les
futurs libres, c'est une divination superstitieuse et illicite.
Il faut,
dit saint Augustin, fuir les astrologues et les devins, surtout ceux qui
prédisent la vérité, afin d'éviter tout commerce avec les démons et pour ne pas
donner dans de pernicieuses erreurs. »
« Que parmi vous, nous dit le Saint-Esprit, il n'y ait
personne qui observe les songes. » (Deut. Xviii, 30.)
Parfois les songes sont la cause de certains évènements futurs ;
il suffit pour cela qu'ils portent quelqu'un à faire ou à éviter une action.
Parfois aussi ils en sont les signes, lorsqu'ils proviennent de la cause même
qui doit réaliser ces évènements, et c'est ainsi que le plus souvent ils font
connaître l'avenir. Il importe dès lors d'en examiner la cause, qui est interne
ou externe.
La cause interne se subdivise en deux : — Il y a,
premièrement, la cause animale, qui représente à notre imagination, pendant le
sommeil, les choses dont notre esprit et notre cœur se sont occupés pendant la
veille : elle n'a avec les évènements futurs que des rapports accidentels.
— Il y a, en second lieu, la cause corporelle ; elle consiste en ce que
les dispositions du corps produisent dans l'imagination des effets analogues à
elles-mêmes ; l'homme dont le sang est très-froid rêve qu'il est dans
l'eau ou dans la neige, et voilà pourquoi les médecins disent que dans l’étude
des dispositions internes on doit tenir compte des songes.
La cause externe se partage pareillement en deux : l'une
est corporelle ; l'autre, spirituelle. — La cause corporelle n'est autre
que l'air ambiant et les influences sidérables ; elle produit des songes
conformes à l'état de l'atmosphère ou des astres. — La cause spirituelle vient
quelquefois de Dieu, qui, par le ministère de ses anges, révèle aux hommes
certaines choses en songe. Il a dit lui-même : « S'il y a parmi vous
un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision, ou je lui parlerai en
songe. » (Nomb. xii, 6.) D'autres fois le démon suscite dans l'imagination
de ceux qui ont fait des pactes illicites avec lui, certaines figures ou images
des choses futures.
D'après tout cela, voici ce qu'il faut enseigner. Quand on
cherche à connaître l'avenir par des songes provenant d'une révélation divine
ou d'une cause naturelle dont on ne dépasse pas les limites, la divination
n'est ni superstitieuse, ni défendue. Mais, lorsqu'on veut le découvrir à
l'aide d'une révélation des démons avec lesquels on a fait un pacte formel par
quelque invocation, ou un pacte tacite en cherchant à savoir des choses qui ne
peuvent être connues que par leur moyen, la divination est illicite et
superstitieuse.
« Que parmi vous il n'y ait personne qui observe les augures. »
(Deut. xviii, 10.)
Il peut se faire que certaines opérations des animaux soient
les signes de l'avenir ; car elles peuvent être conformes à l'action même des
causes qui produisent les phénomènes, c'est-à-dire aux dispositions des corps
célestes et de l'air ambiant : ainsi on peut connaître par l'instinct des
animaux la pluie, le beau temps, les vents et d'autres accidents pareils. « Le
milan, disait Jérémie, connaît dans le ciel son jour ; la tourterelle,
l'hirondelle et la cigogne savent discerner la saison de leurs migrations. »
(viii, 7.) Cet instinct des animaux peut provenir aussi de deux causes
spirituelles : premièrement de Dieu lui-même, comme on le voit par la
colombe qui descendit sur Jésus-Christ, par le corbeau qui nourrit Élie, et par
la baleine qui engloutit Jonas ; ensuite du démon, qui se sert parfois des
actions des bêtes pour nous engager dans de vaines opinions. Il en use de même
à l'égard des présages et des autres pronostics pareils. C'est pourquoi nous
devons dire que toutes ces sortes de divinations, dès qu'elles dépassent les
limites de l'ordre naturel et de la providence divine, sont illicites.
Quand
Gédéon regarda comme un présage le récit et l'interprétation d'un songe, il y reconnaissait
un événement préparé par la Providence divine. (Juges. vii, 13.) Que si Eliezer,
serviteur d'Abraham, vit un avertissement dans les paroles de Rébecca, c'est
qu'il avait prié Dieu de l'éclairer par ce signe. (Gen. xxtv.)
8. — La divination par les sorts est-elle illicite ?
Si on fait dépendre les sorts de l'influence des astres ou de
l'action des démons, ce genre de divination est illicite et défendu par les
saints Canons. — Si on attend de Dieu la décision qui sera donnée, conformément
à cette parole : « Les billets du sort se jettent dans le pan de la
robe, mais c'est le Seigneur qui en dispose. » (Prov. xvi, 33), la voie du
sort n'est pas mauvaise en soi, bien qu'il n'en faille point abuser. — Enfin,
si on charge pour ainsi dire la fortune elle-même de la décision, comme
lorsqu'on tire au sort des lots sur lesquels on ne s'accordait pas dans un
premier partage, ce moyen n'a rien de blâmable.
Le
jugement par le fer rouge ou par l'eau bouillante rentrait dans les sorts ;
mais il en dépassait l'idée générale en ce qu'il provoquait un miracle de la
puissance divine. Cette divination judiciaire était superstitieuse : d'abord,
elle avait pour but de juger les choses cachées qui sont réservées au jugement
de Dieu ; ensuite, l’Église ne l’a jamais sanctionnée. « Les saint
Canons, disait le pape Etienne, n'autorisent point à arracher à une personne,
par l'épreuve de l'eau bouillante ou du fer chaud, la confession de son crime ;
ce qui n'est pas approuvé par les Pères, on ne doit pas le tenter par une vaine
superstition. » Il faut dire la même chose des duels.
L'art notoire est illicite et inefficace. — Il est illicite ;
pour acquérir la science, il prescrit des moyens que Dieu n'a pas établis ;
par exemple, l'inspection de certaines figures, l'articulation de paroles
incomprises, lesquelles, comme le déclare saint Augustin, n'ont pas d'autre
effet que de servir de symboles à des pactes ou à des alliances avec les
démons. — Il est inefficace ; on y néglige les vrais moyens d'obtenir la
science, à savoir : l'étude et l'enseignement.
Le don de science n'est accordé ni à tous les hommes ni à la
condition de certaines observances ; le Saint-Esprit distribue ses dons comme
il lui plait. Il est bon d'acquérir la science ; mais il n'est pas bon de
l'acquérir par des moyens illicites. — L'unique moyen de la recevoir, c'est de
suivre, comme les jeunes Israélites dans le palais de Nabuchodonosor, les
préceptes de la loi divine. « J'ai eu plus de connaissances que les
vieillards, disait David, parce que j'ai médité vos commandements. » (Ps.
cxviii, 100.)
Interroger
les démons, c'est un péché, non-seulement ils ne savent pas l'avenir, mais
c'est se mettre en relation avec eux[248].
Il est permis d'employer les causes naturelles pour obtenir
leurs effets propres ; rien ne défend de recourir à celles qui peuvent
amener un bon résultat. Mais, quand il est manifeste que le moyen employé ne
peut pas produire l'effet désiré, on s'en sert évidemment comme d'un signe, et
non comme d'une cause ; dès-lors il exprime un pacte avec le démon.
« Les
démons, dit saint Augustin, sont attirés diversement selon leur génie par des
signes conformes à leur fantaisie. Ils ne cèdent pas à l'attrait des aliments,
ainsi que les animaux ; mais, comme esprits, ils se laissent charmer par
certains symboles qui leur plaisent, par différentes sortes de pierres,
d'herbes, de bois, d'animaux, de rites et d'enchantements. »
« Il y a, disait saint Augustin, des milliers
d'observances qui sont des pactes avec les démons. »
En effet, ce que l'on appelle observance est considéré par les
hommes comme un signe des événements heureux ou malheureux, et non comme une
cause. Or ces signes, loin d'avoir Dieu pour auteur, ont été introduits par
l'ignorance humaine, aidée du secours des démons qui s'efforcent de nous
conduire à la frivolité. Toutes les observances vaines et superstitieuses sont
des restes de l'idolâtrie, qui consultait les augures et qui croyait aux jours
fastes et néfastes.
Remarquons-le,
il n'y a pas de superstition à présager des événements dans leurs causes :
le médecin observe les symptômes qui annoncent la suite d'une maladie ;
l'esclave, à la vue de son maître irrité, craint les coups ; la mère
redoute pour son enfant la fascination d'un mauvais regard. Ce n'est pas ainsi
que procèdent ceux qui se livrent aux vaines observances.
Mais,
dit-on, la plupart des hommes ont fait l'expérience qu'il est des temps, des
lieux, des paroles qui présagent des événements heureux ou malheureux. — On ne
le nie pas. Ce qu'il y a de vrai dans les observances fut, dans le principe,
l'effet du hasard ; mais, dans la suite, les hommes y donnèrent leur
confiance, et, depuis, les mauvais anges amènent artificieusement des
événements nombreux qui les confirment, afin que les hommes, stimulés par la
curiosité, soient enlacés de plus en plus dans les filets de l'erreur.
« Si la vertu de l'Évangile, disait saint Jean Chrysostome,
se trouve dans la forme des lettres, vous avez raison de le porter sur votre
corps ; mais si elle se trouve dans l'intelligence du sens, vous ferez
mieux de le mettre dans votre cœur. »
Les paroles que l'on porte sur soi comme moyens curatifs ou
préservatifs ne doivent ni impliquer l'invocation des démons, — elles seraient
superstitieuses ; ni renfermer des mots inconnus ; — il faut se
défier des paroles que l'on ne comprend pas ; — ni exprimer aucune erreur,
— Dieu ne confirme pas la fausseté ; — ni être mêlées à des caractères, à
des paroles ou à des pratiques incompatibles avec le respect dû à Dieu. — Il y
aurait en tout cela de la superstition. — Ces précautions observées, il n'est
pas défendu de chercher du secours dans les paroles divines. Car nous lisons
dans le droit canon : « Lorsqu'on emploie des collections de plantes
médicinales, il n'est permis d'y joindre ni observances, ni enchantements ;
on n'y doit admettre que le signe de la croix ou l'Oraison dominicale :
afin que le Dieu créateur du monde et souverain seigneur des hommes soit seul
honoré. »
Tenter quelqu'un, c'est proprement l'essayer, le mettre à
l'épreuve par parole ou par action. — On tente Dieu expressément par parole,
lorsque, dans la prière, on lui demande quelque chose pour essayer sa science,
sa puissance ou sa volonté. — On le tente expressément par action, lorsqu'on
fait quelque chose dans le but de sonder sa bonté, sa science ou sa puissance.
— On le tente interprétativement par parole ou par action, dès que, même sans
avoir l'intention d'éprouver ses divins attributs, on fait des prières ou des
actions qui n'ont pas d'autre fin que de juger de sa puissance, de sa bonté ou
de sa science ; lorsque, par exemple, pouvant s'écarter d'un danger, on
s'y expose contre les règles de la prudence, pour voir s'il est assez puissant
pour en délivrer.
Celui
qui, pour un grand avantage ou dans une nécessité pressante, s'abandonne à la
Providence, ne tente pas Dieu ; mais celui-là le tente qui, sans utilité
et sans nécessité, agit contre les lois de la prudence. — Les saints, dans leurs miracles, ne demandent
un effet à la toute-puissance divine que pour des raisons d'utilité ou de
nécessité. — Notre-Seigneur, prenant la
fuite et se cachant, nous a appris à ne pas tenter Dieu dans les cas où nous
pouvons éviter un danger par les moyens humains.
Il est écrit : « Vous ne tenterez point le Seigneur
votre Dieu. » (Deut. vi, 16.)
Méconnaître les perfections divines ou en douter, c'est un
péché ; tenter Dieu pour connaître sa puissance, en est conséquemment un.
— Mais, mettre à l'épreuve ses attributs pour les manifester aux autres, et non
pour s'en assurer, est une action qui n'a rien de répréhensible, pourvu que
l'on agisse par une juste nécessité, dans un but pieux et avec toutes les
conditions requises. Les Apôtres demandèrent à Notre-Seigneur Jésus-Christ le
pouvoir des miracles, pour manifester sa vertu aux infidèles.
La tentation de Dieu est un péché opposé à la vertu de
religion, qui rend à Dieu l'honneur souverain : on n'éprouve pas celui
dont on tient l'excellence pour certaine.
Tandis que la superstition professe une erreur sur la
prééminence de la divinité, la tentation de Dieu implique seulement un doute à
l'égard de l'excellence des attributs divins : or c'est une plus grande
infidélité de professer l'erreur que de douter d'une vérité ; donc la
superstition est un plus grand péché que la tentation de Dieu.
Un mensonge affirmé sous la foi du serment ; voilà la
définition ordinaire du parjure : elle prouve qu'il suppose toujours
quelque fausseté.
Le serment a pour fin la confirmation de la parole de l'homme,
et c'est de cette fin qu'il tire son espèce ; car les actes humains, comme
nous l'avons dit ailleurs, se spécifient par la fin qu'on se propose en
agissant. On ne confirme que ce qui est vrai ; par conséquent,
la fausseté détruit la fin du serment. Pour
cette raison, elle confère à cet acte, qu'elle vicie, une autre espèce qui
prend le nom de parjure.
D'après ces principes, la fausseté entre dans le parjure comme
un élément essentiel.
On peut
dire qu’il y a aussi un parjure quand le serment manque de justice ou de
discrétion ; mais alors il se conçoit différemment. — Jurez-vous contre la
vérité ? C'est le parjure primordial. Jurez-vous contre la justice ?
Vous tombez dans la fausseté par le fait-même, puisque vous êtes obligé de ne
pas accomplir votre serment. — Jurez-vous sans jugement ? Vous vous
exposez par votre indiscrétion à commettre une fausseté.
Redisons-le,
le parjure a pour caractère essentiel de détruire la fin du serment en jurant
une chose. Il peut y avoir, dans un serment, fausseté matérielle et vérité formelle,
ce qui a lieu quand on croit vraie une chose fausse ; il peut y avoir
pareillement fausseté formelle et vérité matérielle. Dans l'un et l'autre cas
il s'y trouve une sorte de parjure. Mais comme, en toutes matières, le formel
domine le matériel, on doit s'en tenir à ce mot de saint Augustin :
« Il importe de savoir comment la parole est sortie de l'esprit ;
l'esprit coupable rend seul la langue coupable.
Prendre Dieu à témoin d'une assertion fausse, c'est donner à
entendre ou qu'il ignore la vérité, ou qu'il peut attester une fausseté. Il y a
évidemment dans un tel acte une irrévérence envers la divinité. Dès-lors le
parjure est un péché contraire à la religion, qui nous fait un devoir d'honorer
Dieu.
Observons
ceci : jurer de faire une chose illicite est un parjure ; mais il n'y
a ni parjure, ni faute, à ne pas accomplir un tel serment. — Jurer d'omettre ce
qu'il y a de meilleur ; par exemple, de ne pas embrasser la vie religieuse
ou de ne point faire tel acte de vertu, est un parjure ; ne point tenir à
son serment n'en est pas un. — Celui qui a juré de faire la volonté d'un autre
ne tombe point davantage dans le parjure en ne la faisant pas, lorsqu'on lui
impose des charges trop pénibles : on sous-entend toujours dans un tel
serment cette condition, que les choses commandées seront licites, justes,
supportables et modérées.
Le parjure est contraire à ce précepte divin : « Vous
ne vous parjurerez point en mon nom. » (Lév. xix, 12.) Il est donc un
péché mortel.
En effet, si les actions bonnes en elles-mêmes deviennent des
péchés mortels quand on les fait avec le mépris de Dieu, celles qui impliquent
de soi ce mépris même sont, à plus forte raison, des péchés graves de leur
nature. Tel est le parjure, qui renferme toujours une irrévérence envers Dieu.
Commettre
le parjure par jeu ou par habitude implique le mépris de Dieu, et par suite un
péché mortel ; mais si l'on ne s'aperçoit point que l'on jure faussement,
on ne semble pas avoir l'intention d'invoquer le témoignage de Dieu et l'on
n'encourt point le crime de parjure.
Le simple particulier qui ignore si l'on jurera faussement ne
pèche point en demandant le serment pour s'assurer d'une vérité. — Celui qui
sait que l'on jurera faussement est homicide en l'exigeant ; il pousse la
main d'une personne qui se donne la mort. — L'homme public qui fait prêter serment en vertu de la loi, sur
la demande d'un tiers, ne pèche point, alors même qu'il prévoit que la personne
interpellée commettra le parjure : ce n'est pas lui qui exige ce serment,
c'est la partie adverse dont les intérêts sont en cause.
Le mot sacrilège, dit saint Isidore, vient de sacra legere, dérober les choses
sacrées.
On appelle choses sacrées celles qui, dédiées au culte de
Dieu, sont devenues comme un objet divin auquel on doit du respect à cause de
Dieu même. Toute irrévérence envers elles fait injure à Dieu et présente l'idée
de sacrilège. Cette irrévérence peut recevoir le nom de violation ou de
profanation, parce que celui qui s'en rend coupable viole et profane, autant
qu'il est en son pouvoir, les choses saintes, bien qu'il ne les rende pas
profanes en elles-mêmes.
Le sacrilège, qui, comme on vient de le voir, est la violation
d'une chose sacrée, est contraire à la vertu de religion, dont l'objet est de
révérer Dieu et les choses divines ; il est conséquemment un péché
spécial.
De même
que, quand la pourpre est devenue un manteau royal, celui qui la perce d'un
poignard est coupable envers le roi ; de même, celui qui profane les
choses sacrées commet un acte d'irréligion qui outrage Dieu même.
Les espèces du sacrilège se distinguent d'après les différents
degrés de la sainteté dans les choses sacrées. Ce péché est d'autant plus grave
qu'elles sont plus saintes. Or on attribue la sainteté aux personnes sacrées,
aux lieux sacrés et aux choses sacrées. Le sacrilège commis contre une personne
consacrée au culte divin est un plus grand péché que la profanation d'un lieu
saint. Ces deux espèces de péché renferment des degrés divers, suivant la
différence des personnes et des lieux saints. — Pour ce qui est des choses
sacrées, les sacrements se placent au premier rang, et, parmi les sacrements,
l'Eucharistie, qui contient le Christ lui-même : dès lors, le plus grand sacrilège
est celui qui profane le sacrement de l'autel. Après les sacrements viennent
d'abord les vases sacrés ; ensuite les images et les reliques ; puis
enfin les meubles ou immeubles dédiés à l'entretien des ministres.
La peine la plus naturelle de l'homme sacrilège, c'est
l'excommunication, qui le prive des choses saintes. Les lois humaines décernent
contre lui la peine de mort. L'Église, qui a horreur du sang, le soumet
seulement à une amende pécuniaire, pour détourner les autres de ce crime[249].
Le droit canon rapporte cette parole de Grégoire VII :
« Aucun fidèle n'ignore que l'hérésie des simoniaques consiste à vendre ou
à acheter le ministère de l'autel, les décimes ou la grâce du Saint-Esprit. »
Les choses spirituelles ne sont pas un objet légitime de vente
ou d'achat. D'abord, elles sont plus précieuses que toutes les richesses du
monde, ainsi que le déclara saint Pierre en disant à Simon-le-Magicien : « Que
ton argent périsse avec toi, puisque tu as cru que le don de Dieu pouvait
s'acheter à prix d'argent. » (Act.. viii, 20.) En second lieu, les chefs de
l'Église ne sont que « les dispensateurs des biens spirituels » ; ils
n’en sont pas les maîtres absolus, pour les vendre. Saint Paul le leur déclare
expressément (1 Cor. iv, 1.) Enfin, la vente de ces biens répugne à leur
origine même. « Vous avez reçu gratuitement, disait Notre-Seigneur à ses
Apôtres ; donnez gratuitement. » (Matth. x, 8.) Par conséquent,
vendre ou acheter un bien spirituel, c'est se rendre coupable d'irrévérence
envers Dieu et envers les choses divines par un péché d'irréligion, appelé
simonie, du nom de Simon-le-Magicien, qui, le premier, voulut acheter les dons
du Saint-Esprit pour s'enrichir en les revendant.
Recevoir de l'argent comme prix de la grâce spirituelle des
sacrements, c'est le crime de simonie, qui n'est excusé par aucune coutume ;
mais recevoir ou donner de l'argent, suivant les règlements de l'Église et les
usages approuvés, pour la subsistance des ministres qui confèrent les
sacrements, ce n'est ni simonie, ni péché. Ces honoraires sont une subvention
nécessaire, et non un paiement de la grâce spirituelle.
Le
peuple doit donner l'entretien temporel aux ministres de Dieu. « Ne
savez-vous pas, disait saint Paul, que les ministres du temple mangent des
choses offertes dans le temple, et que ceux qui servent à l'autel ont part à
l'autel ? » (1 Cor. ix, 13.)
Ce serait un péché de simonie que d'acheter ou de vendre ce
qu'il y a de spirituel dans la prière, dans la prédication ou dans les louanges
de Dieu ; mais, à l'occasion de ces actes, recevoir ou donner de l'argent
pour l'entretien temporel des ministres du Seigneur, selon les prescriptions de
l'Église et d'après la coutume approuvée, est un acte permis, puisque les
fidèles sont dans l'obligation d'entretenir les ministres de la grâce en
échange des biens spirituels qu'ils en reçoivent, selon cette parole de
l'Apôtre : « Qui jamais fit la guerre à ses dépens ?... Qui
est-ce qui fait paître un troupeau et ne mange point de son lait ? »
(1 Cor. ix, 7.)
Il y a des choses qui sont tellement annexées au spirituel
qu'elles en dépendent et ne peuvent exister sans lui. Telle est la possession
des biens ecclésiastiques, qui suppose dans le titulaire une charge cléricale.
Celles-là, il n'est permis de les vendre d'aucune façon ; on paraîtrait
vendre avec elles les biens spirituels. — Il en est d'autres qui se rapportent
simplement au spirituel ; par exemple, les vases sacrés, qui servent à
l'administration des sacrements. Celles-ci ne supposent pas nécessairement le
spirituel ; elles le précèdent plutôt dans l'ordre du temps : il est
permis de les vendre, non comme objet consacré ou annexé au spirituel, mais
comme matière précieuse ou comme jouissance utile.
Quant
aux vases sacrés, on doit auparavant les briser en adressant une prière à Dieu.
Après leur déformation, ils ne sont plus qu'un pur métal.
Un décret du pape Urbain porte : « Celui-là est simoniaque
qui, détournant les choses ecclésiastiques du but de leur institution pour les
faire servir à son avantage, les donne ou les obtient moyennant un service
oral, un service corporel ou une rétribution pécuniaire. »
Donner un bien spirituel pour un service corporel, c'est
évidemment un paiement qui représente la valeur de ce service. Les services de
parole sont également estimables à prix d'argent. Concéder ou obtenir les biens
spirituels en échange de tels services, n'est-ce pas comme si l'on en
trafiquait pour de l'argent ?
Lorsqu'un
prêtre rend à son évêque un service honnête qui concourt au bien spirituel,
c'est--à-dire au bien de l'Église ou de ses ministres, il peut, par cet acte de
dévoûment, comme par toute autre bonne œuvre, se rendre digne d'un bénéfice
ecclésiastique. Cette conduite louable n'est pas comprise sous l'expression de
service corporel. Le service défendu comme simonie est celui qui n'est pas louable
en lui-même ou qui se rapporte aux biens terrestres ; par exemple,
favoriser un évêque dans ses proches ou dans ses biens temporels.
Le droit canon, rapportant un décret du concile de
Chalcédoine, s'exprime ainsi ; « Que celui qui a été ordonné au moyen
de la simonie ne retire rien de l'ordre ou de la promotion qu'il doit à un
pareil trafic ; qu'il soit privé de la dignité ou de la charge obtenue à
prix d'argent. » On ne peut, en effet, retenir licitement un bien que l'on
a reçu contre l'ordre et la volonté du maître auquel il appartient. Or Dieu,
maître absolu de toutes choses, commande à son Église de donner les biens
spirituels gratuitement. Pour cette raison, le simoniaque doit être privé du
bien qu'il a acquis illicitement et subir les autres peines portées par
l'Église, c'est-à-dire la déposition et l'infamie, s'il est clerc ;
l'excommunication, s'il est laïque.
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EXPLICATION.
Après la religion dont nous avons parlé, nous devons examiner
les autres vertus unies à la justice : La piété filiale (101). — Le
respect (102), avec ses différentes parties (103), (104), (105). — La
reconnaissance (106), (107). — La juste vengeance (108). — La vérité (109) — et
les vices opposés : le mensonge (110), l'hypocrisie (111), la jactance (112),
(113). — L'affabilité (114) — et les vices opposés (115), (116). — La
libéralité (117) — et les vices opposés (118), (119). — L'épikie (120).
Nous terminerons par le don de piété, qui correspond à la
justice (121), et par les préceptes de la justice (122), dernière question de
ce traité.
Cicéron définissait la piété : « une vertu par
laquelle nous rendons le service et le culte à nos parents et aux amis de notre
patrie. »
Dieu, premier principe de notre être, infiniment parfait en
lui-même, réclame suréminemment les devoirs de la religion, à raison de son
excellence et de ses bienfaits. Après lui, se présentent les principes
secondaires de notre existence et de notre direction : nos parents et
notre patrie ; nos parents, qui nous ont donné la vie ; notre patrie,
qui a protégé notre existence et notre éducation. C'est pourquoi, de même que
la religion rend à Dieu le culte souverain, la piété filiale rend aux parents
et à la patrie un culte secondaire.
Le culte
de Dieu renferme, comme ayant une étendue plus universelle, le culte des
parents. Aussi est-il écrit, et c'est Dieu qui parle : « Si je suis
père, où sont mes honneurs ? (Malach. i, 6.) Voilà pourquoi le mot piété
s'emploie aussi pour désigner le culte de la divinité.
La piété filiale nous prescrit deux devoirs à l'égard de nos
parents : l'un de les honorer ; l'autre, de les assister.
Le fils doit à son père révérence et soumission, comme au
principe de son existence et à son supérieur : ce devoir est commandé par
la dignité paternelle. — L'assistance est accidentellement due aux parents.
Votre père est-il malade, vous devez le visiter et lui procurer des secours.
Est-il dans l'indigence, vous devez pourvoir à ses besoins.
Voilà pourquoi Cicéron disait : « La piété filiale
rend le service et le culte. » Le service désigne l'assistance ; et
le culte, l'honneur et la révérence.
La piété filiale est une vertu spéciale, distincte de toute
autre ; car elle a un objet particulier, qui est de rendre le service et
le culte aux parents et à la patrie.
Parce
que Dieu est suréminemment notre Père, on appelle parfois piété la religion qui
lui rend le culte souverain.
Toute vertu qui dépasse la limite qui lui est assignée, cesse
d'être une vertu et devient un vice. La piété filiale a une mesure pour le
service et le culte qu'elle rend aux parents. Cette mesure ne permet pas que
l'homme honore les auteurs de ses jours plus que Dieu. « Les devoirs de la
religion, dit très-bien saint Ambroise, passent avant ceux de la piété filiale. »
Si donc le culte des parents nous détourne du culte de Dieu, la piété filiale
doit s'effacer plutôt que d'offenser la paternité suprême. C'était sur ce
fondement que saint Jérôme écrivait à un jeune homme : « Passez sur
votre mère les yeux secs pour arriver à la croix ; ici le sublime de la
piété filiale, c'est d'être cruel. » Mais, du moment que le culte des
parents ne nous éloigne pas du service de Dieu, les devoirs de la piété filiale
subsistent.
Par ces
paroles : « Si quelqu'un vient à moi et ne hait point son père, sa
mère, sa femme, ses fils, ses frères, ses sœurs et sa vie même, il ne peut être
mon disciple » (Luc, xiv, 26), le Seigneur a voulu désigner les parents
qui portent leurs enfants au mal en les détournant du culte de Dieu. Lorsque
ceux qui ne commandent rien de contraire à Dieu ne peuvent se passer d'un
enfant, celui-ci ne doit point les quitter pour entrer en religion : les
abandonner uniquement à la Providence, ce serait violer le précepte qui nous
ordonne d'honorer les auteurs de nos jours, et même tenter Dieu. L'homme qui a
fait profession de la vie religieuse est mort au monde ; il ne doit point
sortir du cloître pour assister les siens. Il peut seulement prier ses
supérieurs d'alléger leur sort.
Cicéron rangeait le respect parmi les autres parties de la justice
qui sont des vertus spéciales.
Il faut nécessairement distinguer les vertus par degrés descendants,
à mesure que s'abaisse l'excellence des personnes auxquelles on doit quelque
chose. — Or, de même que le père selon la chair participe à la nature du
principe qui est Dieu même ; de même, la personne qui est chargée de
prendre soin de nous sous quelque rapport participe à la qualité de père, en
tant que, par la dignité dont elle est investie, elle est, comme le propre
père, un principe de gouvernement et de direction relativement à des choses
déterminées. Tels sont : le prince, dans les rapports civils ; le
chef d'armée, dans la guerre ; nos maîtres, dans l'enseignement, et ainsi
des autres. Aussi ces personnes reçoivent-elles, à cause de la similitude des
soins, le nom de pères. Pour cette raison,
de même que, sous la religion, par laquelle on rend le culte et l'adoration à
Dieu, se trouve la piété filiale qui honore les parents ; de même, sous la
piété filiale, se trouve le respect qui honore et révère les personnes
constituées en dignité.
Les
hommages rendus à l'excellence du savoir et de la sainteté, qualités qui
confèrent l'aptitude à recevoir les dignités, reviennent à la vertu du respect.
« Le respect, a dit Cicéron, est une vertu par laquelle
on rend une sorte de culte et d'honneur aux hommes revêtus de dignités. »
On leur doit, en effet, l'honneur, comme une reconnaissance de leur
supériorité, et le culte ou le dévoûment, en récompense de leurs bienfaits.
« Rendez
à tous ce qui leur est dû : à qui le tribut, le tribut ; à qui le
subside, le subside ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l'honneur,
l'honneur. » (Rom. xiii, 7.) — « Obéissez à vos chefs et soyez-leur soumis. » (Héb. xiii, 17.)
La piété filiale, qui vient immédiatement après les préceptes
compris dans la première Table, rend un culte à des personnes qui nous sont
unies intimement et auxquelles nous avons des obligations étroites. Elle revendique,
à ce titre, la prééminence sur le respect. La naissance et l'éducation qui nous
viennent de nos parents touchent de plus près à notre substance que le gouvernement
extérieur, dont les dignitaires sont le principe.
La piété
filiale honore les dignitaires de l'état par rapport au bien public, car elle a
pour objet le père et la patrie ; le respect les honore pour leur bien
personnel. — Observons que l'honneur et le culte devant se mesurer,
non-seulement sur l'excellence de la personne qui les reçoit, mais encore sur
ses rapports avec celle qui en paie le tribut, les enfants sont obligés d’honorer
leurs parents plus que les hommes vertueux, à raison des liens naturels et des
biens reçus.
L'honneur se rend devant Dieu ou devant les hommes. S'il se rend
uniquement devant Dieu, qui voit le fond des cœurs, la conscience suffit ;
car il s'accomplit dans l'acte intérieur de l'esprit, par cela seul que notre âme
reconnaît l'excellence de Dieu ou celle d'un homme devant Dieu. S'il doit être
rendu devant les hommes, il ne peut s'accomplir que par des signes extérieurs,
par des paroles, par des actes ou par d'autres marques équivalentes.
Les
éloges, les saluts, les inclinations, les prévenances, les présents, l'érection
des statues, l'exposition des images à la vénération publique ; voilà
diverses manières de rendre l'honneur.
L'honneur n'est dû à quelqu'un qu'en raison de son excellence
ou de sa supériorité. Il n'est pas nécessaire que celui qui le reçoit soit en
tout supérieur à celui qui le rend ; il suffit qu'il soit supérieur à
d'autres ou, sous certains rapports, à celui qui l'honore.
Quand
les supérieurs sont mauvais, on les honore pour leur dignité même, et pour la
communauté dont ils sont les chefs. — Tous les hommes doivent se prévenir par
des honneurs réciproques. Chacun d'eux peut trouver dans les autres quelque
chose qui les élève au-dessus de lui, conformément à cette parole :
« Humiliez-vous, croyant que les autres vous sont supérieurs. » (Ph. ii,
3.) — Tobie et Mardochée furent honorés par des rois, à cause de l'excellence
de leur vertu.
« Autre, dit saint Augustin, est le service de dulie, « qui
est dû aux hommes, et que l'Apôtre recommande en disant aux serviteurs d'être
soumis à leurs maîtres ; autre est le service de latrie, qui forme le
culte de Dieu. »
Où est une dette d'une nature particulière, là existe une
vertu spéciale pour l'acquitter. — Dieu possédant le domaine absolu sur toutes
les créatures, au lieu que l'homme n'en possède, par participation, que la
similitude, le service dû à Dieu est évidemment d'une autre nature que le
service dû à l'homme. Il s'ensuit que la vertu de dulie, par laquelle les
serviteurs révèrent leurs maîtres, diffère essentiellement de la vertu de
latrie, qui rend le service à Dieu, créateur et maître souverain de l'univers
entier. La dulie est comprise dans la vertu du respect : par le respect,
nous honorons toutes les personnes élevées en dignité ; par la dulie
proprement dite, les serviteurs vénèrent leurs maîtres. Le mot dulie signifie, en grec, servitude.
La vertu de dulie, prise dans le sens large pour désigner la
révérence que l'on défère à tous les hommes distingués par une suréminence
quelconque, renferme la piété filiale, le respect et toutes les vertus
semblables qui ont pour fin d'honorer les hommes ; dès-lors elle se
subdivise en plusieurs espèces. Mais, prise dans le sens restreint pour la
révérence que le serviteur rend à son maître, elle est seulement une des
différentes espèces du respect.
L'hyperdulie,
par laquelle on rend le plus grand honneur à la créature qui a la plus grande
affinité avec Dieu, est la principale espèce de la dulie prise dans le sens
large.
Quant à
la croix, on l'honore de l'honneur que l'on rend au Christ, comme on vénère la
pourpre du même honneur que le roi.
L'Apôtre nous dit : « Obéissez à vos chefs et
soyez-leur soumis. » (Héb. xiii, 17.)
De même que, dans l'ordre naturel, les êtres inférieurs
suivent l'impulsion des êtres supérieurs qui les meuvent par une force reçue
d'en haut ; de même, dans l'ordre social, d'après le droit naturel et
divin, les inférieurs doivent obéir à leurs supérieurs, à cause de l'autorité
dont ceux-ci sont investis.
La
volonté de Dieu est la première règle de toute volonté douée de raison. Or,
selon l'ordre divinement établi, les volontés humaines approchent plus ou moins
de la volonté divine. Voilà pourquoi la volonté de l'homme à qui le
commandement est dévolu, peut devenir la seconde règle de la volonté de celui
qui doit obéir.
Obéir à son supérieur, selon l'ordre établi de Dieu, est une
action qui a un mérite particulier. Par conséquent, l'obéissance forme une
vertu spéciale. Son objet propre est le commandement tacite ou exprès ; car
la volonté du supérieur, pour peu qu'on en ait connaissance, est une sorte de
commandement tacite, et l'obéissance est d'autant plus parfaite qu'elle met
plus de promptitude à prévenir l'ordre formel.
Non, elle est inférieure aux vertus théologales ; mais
elle vient immédiatement après, et prend rang avant toutes les autres vertus
morales. Quelle est, en effet, la plus excellente des vertus morales, sinon
celle qui méprise les plus grands biens pour Dieu ? Or l'obéissance
méprise par attachement à Dieu, non-seulement les biens extérieurs et les biens
du corps, mais encore le premier de tous les biens de l'âme, la volonté propre,
par laquelle nous faisons usage des autres biens ; elle mérite donc la
prééminence sur les autres vertus, qui n'offrent à Dieu que des biens moins
précieux. Saint Grégoire concluait de là avec raison qu'elle vaut mieux que les
victimes. « Dans les victimes, dit-il, on sacrifie une chair étrangère ;
dans l'obéissance, on immole sa propre volonté. »
Les Israélites répondirent : « Tout ce qu'a dit le
Seigneur, nous le ferons, et nous lui obéirons dans toutes choses. »
(Exod. xxiv, 7.)
Dieu est la première cause motrice de toutes les volontés
comme de tous les êtres de la nature. De même que tous les êtres physiques sont
soumis à son impulsion par la nécessité naturelle, ainsi toutes volontés
doivent obéir à ses commandements par la nécessité de justice.
Dieu ne
pouvant rien commander de contraire à la vertu, la rectitude de la volonté humaine
consiste principalement dans la conformité à sa volonté et dans l'obéissance à
ses préceptes, alors même que les ordres qu'il donne seraient contraires à la
règle ordinaire des actions humaines. C'est sur ce fondement que s'établirent
Abraham, s'apprêtant à immoler son fils ; les Israélites, emportant les
vases et les habits des Égyptiens ; Osée, épousant une femme de mauvaise
vie. Tous savaient que Dieu est l'auteur de la vie et de la mort, le maitre de
tous les biens ; et le suprême ordonnateur de la génération humaine.
On nous
objectera peut-être ce que nous avons enseigné ailleurs (1. 2. q. 25, a. 10), à
savoir, que l'homme n'est pas obligé de conformer en toutes choses sa volonté à
celle de Dieu. — Il est aisé de répondre que si l'homme n'est pas toujours tenu
de vouloir en particulier ce que Dieu veut, il n'en doit pas moins vouloir
toujours ce que Dieu veut qu'il veuille ; or cette dernière volonté, Dieu
nous la notifie par ses commandements.
Il est écrit : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux
hommes. » (Act. v, 29.)
Deux causes dispensent un inférieur d'obéir à son supérieur.
D'abord, le commandement d'un pouvoir plus élevé. « Le préfet donne-t-il un
ordre opposé à celui de l'empereur, disait saint Augustin, on doit négliger
l'ordre du préfet pour obéir à l'empereur. L'empereur et Dieu donnent-ils des
ordres contradictoires, on doit obéir à Dieu plutôt qu'à l'empereur. » En
second lieu, l'affranchissement de la soumission dans ce qui est commandé.
S'agit-il des actes intérieurs de la volonté, l'obéissance n'est due qu'à Dieu.
« Le corps est soumis au maître, a dit Sénèque ; mais l'âme conserve
le domaine d'elle-même. » Pour ce qui se fait extérieurement par le corps,
l'inférieur est tenu d'obéir à ses supérieurs dans la sphère de leur autorité :
le soldat doit l'obéissance à son général dans le service militaire, le
serviteur à son maître dans les œuvres serviles, le fils à son père dans la
conduite de la vie et les travaux domestiques, et ainsi des autres inférieurs.
Remarquons, toutefois, que l'obéissance n'est pas due dans les choses qui
tiennent essentiellement à la nature même de notre corps. Les serviteurs, les
serfs, les esclaves, les enfants ne sont pas tenus, sur l'injonction de leurs
maîtres ou de leurs parents, de contracter mariage, de faire vœu de virginité,
ou de prendre d'autres engagements pareils.
Saint
Paul n'enseignait pas une autre doctrine quand il disait : « Enfants,
soyez soumis en tout à vos parents. » (Colos. iii, 20) « Serviteurs,
obéissez en tout à vos maitres. » (Ibid..., 22.) — Par le vœu
d'obéissance, les religieux s'obligent à suivre les statuts d'un ordre et se
soumettent à leurs supérieurs dans le domaine de la règle. Cette soumission
suffit au salut. S'ils obéissent volontiers dans d'autres points, c'est un acte
de perfection.
« Avertissez-les, écrivait saint Paul à Tite, d'être
soumis aux princes et aux magistrats. » (iii, 1.) — Saint Pierre disait pareillement : « Soyez soumis
par amour pour Dieu à toutes sortes de personnes, au roi et aux gouverneurs
envoyés par le roi. » (1 Pet. ii, 13.)
La foi en Jésus-Christ ne détruit pas la justice, elle l'affermit.
Or l'ordre de la justice veut que les inférieurs obéissent à leurs supérieurs ;
sans quoi la société serait impossible. Il en faut conclure que la foi
catholique n'affranchit pas les chrétiens de l'obéissance qu'ils doivent aux
puissances temporelles.
Nous
devons l'obéissance aux princes de la terre dans l'ordre et les limites de la
justice. Lorsqu'ils jouissent d'un pouvoir usurpé ou qu'ils commandent des
choses injustes, on n'est pas tenu de leur obéir, si ce n'est pour des motifs
accidentels, afin d'éviter un scandale ou un danger.
Saint Paul range au nombre des péchés mortels la désobéissance
aux parents. (1. Tim. iii, 1.)
Le péché mortel est celui qui est contraire à la charité, et
par la charité on aime Dieu et le prochain. Or l'amour de Dieu prescrit
d'observer les commandements, parmi lesquels se trouve l'obéissance aux supérieurs.
Donc la désobéissance est contraire à la charité; donc elle est un péché
mortel. Aussi l'Apôtre a-t-il prononcé cette parole : « Celui qui
résiste au pouvoir résiste à l'ordre de Dieu. » (Rom. xiii, 2.) L'amour du
prochain est pareillement détruit par la désobéissance, puisqu'on refuse au
supérieur ce qui lui est dû.
Quand
saint Ambroise a dit que le péché est une désobéissance à la loi de Dieu, il a
défini le péché mortel, qui contient l'idée complète du péché. Le péché véniel
n'est pas, à parler rigoureusement, une désobéissance ; il ne va pas
contre le précepte, il est en dehors. Le péché mortel lui-même n'est pas
toujours le péché de la désobéissance proprement dite ; il peut appartenir
formellement à une autre espèce de péché.
Le
mépris du supérieur est un plus grand péché que le mépris de ses ordres :
or certains péchés, comme le blasphème et l'homicide, peuvent se commettre
contre la personne même qui commande.
D'un autre côté, les actes de désobéissance ne sont pas tous
égaux : les uns ont plus de gravité ; les autres en ont moins, par
deux causes. D'abord, par le maître qui commande. On doit plus de soumission à
celui qui a plus d'autorité. Ensuite, par les préceptes. Les supérieurs
n'exigent pas d'une volonté égale tout ce qu'ils prescrivent ; ils
veulent, avant tout, la fin qu'ils se proposent. Plus leurs ordres y sont
intimement liés, plus la désobéissance est grave.
Il faut conclure de ces aperçus que la désobéissance n'est
pas, absolument parlant, le plus grand des péchés.
Le
premier péché, d'où sont venus tous les autres, ne fut pas la désobéissance,
considérée comme péché spécial ; ce fut l'orgueil, qui poussa Adam à
désobéir.
Nous l'avons dit, autant nous avons de dettes spéciales à
payer, autant il y a de vertus particulières pour les acquitter. Nous sommes
redevables à Dieu, premier principe de tous nos biens ; à nos parents,
second principe de notre existence et de notre éducation ; aux hommes
revêtus de dignités, principes des bienfaits généraux de la société ; enfin,
à nos bienfaiteurs, qui nous rendent des services personnels et particuliers,
d'où naissent pour nous des obligations spéciales. C'est pourquoi, après la
religion qui rend le culte à Dieu, après la pitié filiale qui honore les
parents, après le respect qui révère les dignitaires, vient, comme vertu
spécialement distincte de celles-là, la reconnaissance qui rend grâces aux
bienfaiteurs.
La
reconnaissance se distingue de la religion comme le dernier se distingue du
premier, par défaut d'égalité. La religion est la reconnaissance à sa plus
haute perfection.
Plus le bienfait est grand, plus la reconnaissance doit être
vive. Or un bienfait peut être supérieur à un autre pour deux raisons : parce
qu'on donne davantage, et parce qu'on donne plus gratuitement. Sous le rapport
de la quantité de la grâce, l'innocent doit à Dieu plus de reconnaissance que
le pénitent ; toutes choses égales d'ailleurs, Dieu lui fait un don plus
grand et plus continu. Sous le rapport de la gratuité, le pénitent, au
contraire, est tenu à plus de reconnaissance ; Dieu lui fait un don plus
gratuit, en lui accordant la grâce, au lieu de la peine qu'il mérite.
Dans les
actes humains, on doit considérer les choses relativement à nous plutôt qu'absolument :
donc le pénitent est tenu de rendre à Dieu plus d'actions de grâces que
l'innocent.
Saint Paul écrit : « Rendez grâces en toutes choses. »
(1 Thes. v, 18.)
Les effets reviennent naturellement à leurs causes : « Dieu,
dit saint Denis, fait converger tous les êtres vers lui, parce qu'il est la
cause de tous. » Il en doit être ainsi ; les effets sont toujours
coordonnés à la fin que se propose l'agent. Le bienfaiteur étant, comme tel, la
cause de son protégé, l'ordre naturel exige que celui-ci se retourne vers lui
pour le récompenser par des actions de grâces proportionnées à leur condition
réciproque. Ici sont applicables les principes émis ailleurs au sujet des
rapports du père et du fils : le bienfaiteur, comme principe de la
personne obligée, a droit à l'honneur et au respect, et, quand il est dans le
besoin, à des soins et à une subvention.
S'il a
manqué aux convenances, on lui doit encore de la reconnaissance, quoiqu'on ne
lui en doive pas autant, le bienfait étant moindre.
« Quant
à celui qui ne procure notre avantage qu'en pensant à lui-même, on peut le
mettre au rang du fermier qui, engraisse ses troupeaux, dit le philosophe ;
mais, dès que quelqu'un pense à nous et à lui tout à la fois, nous serions
injustes et ingrats si nous n'étions pas heureux de l'avantage que lui procure
notre bien. N'appeler bienfait que ce qui nuit à son auteur, ce serait le
comble de la malignité. »
Nous
devons de la reconnaissance à nos serviteurs pour tout ce qu'ils font au-delà
de leurs obligations. Les travaux qui dépassent ce que l'on exige ordinairement
d'eux sont autant de bienfaits.
Chez les
pauvres, la compensation du bienfait s'accomplit surtout par les sentiments. « Recevoir
un bienfait avec gratitude, dit Sénèque, c'est en payer le premier terme. »
Les pauvres, s'acquittent par la rétribution de l'honneur, les riches par la
rétribution du lucre. « Il y a pour les indigents, dit encore Sénèque,
plusieurs manières de payer la dette de la reconnaissance : le conseil
fidèle, les visites assidues, les paroles aimables sans adulation. »
« Celui qui se hâte de rendre un bienfait, a dit Sénèque,
sait payer une dette ; il ne sait pas être reconnaissant. »
Le bienfait veut être compensé sur-le-champ par les sentiments
du cœur ; mais la compensation réelle par action doit se faire dans le
temps le plus avantageux pour le bienfaiteur. D'où le même philosophe conclut :
« Pour vous acquitter d'un bienfait, recevez-le d'abord de bonne grâce et
avec reconnaissance ; si vous le payez trop tôt, vous êtes un débiteur qui
doit à regret, et partant un ingrat. »
Quand la compensation est une dette de justice, comme dans le
prêt et les transactions semblables, elle doit se mesurer sur la valeur de
l'objet reçu. Quand elle est une dette morale imposée par l'amitié, c'est la
nature même de l'amitié qui lui trace sa règle. L'amitié a-t-elle pour base
l'utile, la compensation se mesure sur l'avantage qu'on a retiré du bienfait ;
l'amitié repose-t-elle sur l'honnête, la compensation doit suivre l'intention
affectueuse du donateur : là surtout est la vertu de la reconnaissance,
qui considère avant tout la gratuité dans le bienfait reçu.
Sénèque,
après avoir dit : « Un léger service rendu de bonne grâce, un faible
présent donné d'une façon généreuse, nous obligent souvent plus qu'un bienfait
considérable, » ajoute : « Le bienfait conciste dans les
sentiments de celui qui fait ou donne une chose, et non dans la chose faite ou
donnée. »
Cela est
vrai ; mais il faut dire aussi que, communément, nous connaissons
l'affection de notre bienfaiteur par les signes qui la manifestent,
c'est-à-dire par la manière dont il nous oblige, par le zèle qu'il met à nous
secourir, par la joie que lui cause le bien qu'il nous fait.
« On doit acquitter la dette du bienfait, disait
Aristote, et l'acquitter encore, en allant au-delà. »
Le bienfaiteur a été louable en ce qu'il a donné gratuitement,
sans y être nullement obligé. Celui qui a reçu le bienfait doit aussi, par
devoir d'honnêteté, faire quelque chose de gratuit. Or, tant qu'il donne moins
ou seulement une chose égale, il ne fait rien gratuitement, il rend ce qu'on
lui a donné. La reconnaissance doit donc, autant que possible, surpasser le
bienfait reçu.
Pour
satisfaire à ce devoir, la volonté suffit à celui qui ne peut pas faire
davantage.
Saint Paul range l'ingratitude parmi les péchés en disant :
« Rebelles à leurs parents, ingrats,
souillés de crimes, etc. » (2 Tim. iii, 2.)
La reconnaissance, avons-nous dit, est un devoir exigé par la
vertu d'honnêteté. Or une action est un péché par cela seul qu'elle est
contraire à une vertu. Donc l'ingratitude est toujours un péché.
Dans
l'impossibilité de rendre des actions de grâces, la bonne volonté suffit pour
la reconnaissance ; rien ne saurait servir d'excuse aux ingrats. — Quant à
l'oubli, ou il vient d'un défaut naturel qui n'est pas volontaire, et alors il
n'appartient pas à l'ingratitude ; ou bien il provient de la négligence,
et, dans ce cas, il est l'ingratitude même. « L'oubli, dit très-bien
Sénèque, montre avec évidence que l'on n'a pas pensé souvent à rendre le
bienfait. » — Pour les services qui tendent au mal, il n'y a point de
compensation : ils sont des actions nuisibles, et non des bienfaits.
L'ingratitude est un péché spécial, opposé à la
reconnaissance, vertu particulière. — Elle se commet d'abord par omission, et
elle a pour premier degré de ne pas rendre le bienfait ; pour second, de
le dissimuler, comme si on ne l'avait pas reçu ; pour troisième, de le
méconnaître. — Elle se commet ensuite par action, en rendant le mal pour le
bien, en blâmant le bienfait, en le présentant comme une injure.
L'ingratitude par omission n'est pas toujours un péché mortel.
La reconnaissance veut que l'obligé rende quelque chose au-delà de ses
obligations rigoureuses : cela seul prouve que l'on ne pèche pas
mortellement toutes les fois que l'on manque à la reconnaissance par omission.
Mais cette omission est un péché véniel, à raison de notre négligence ou de
quelque mauvaise disposition à l'égard de la vertu ; elle peut être même
un péché mortel, soit par le mépris des bienfaits, soit par quelque circonstance
qui oblige impérieusement à payer la dette de la reconnaissance ; par
exemple, la dignité du bienfaiteur et la nécessité où il se trouve. — L'ingratitude
par action, qui, non contente d'omettre le devoir de la reconnaissance, fait
tout le contraire, est tantôt mortelle, tantôt vénielle, selon les actes dont
on se rend coupable.
« Le Très-Haut, dit l'Évangile, est bon pour les ingrats et
pour les méchants. » (Luc, vi, 35.) — Les enfants de Dieu doivent imiter
leur Père.
Il y a deux choses à considérer dans la conduite qu'il convient
de tenir à l'égard des ingrats : ce qu'ils méritent, et ce que le
bienfaiteur doit faire. — Ils méritent, sans aucun doute, d'être privés des
bienfaits qu'on leur accordait. — Le bienfaiteur doit ne pas croire facilement
à l'ingratitude. Comme le dit Sénèque, celui qui n'a pas rendu un bienfait
n'est pas toujours un ingrat ; les moyens ou l'occasion ont pu lui manquer.
Le bienfaiteur doit tendre, en outre, à rendre les ingrats reconnaissants ;
s'il n'y a pas réussi par un premier bienfait, peut-être y réussira-t-il par un
second. Mais, quand la multiplication de ses largesses ne sert qu'à les rendre
plus coupables, il doit les cesser.
Alors se
vérifie cette parole de la Sagesse : « L'espérance de l'ingrat se
fondra comme la glace. » (xvi, .29.) — Remarquons-le, ce n'est pas
toujours donner à un ingrat l'occasion de pécher, que de lui faire des dons
multipliés. S'il en prend une occasion d'ingratitude, il doit imputer sa faute
à lui seul, et non à son bienfaiteur, qui lui a fourni les moyens d'accomplir
les devoirs de la reconnaissance.
On ne doit attendre de Dieu que ce qui est bon et licite. Or
le Sauveur, après avoir dit qu'un juge inique fit justice à une femme qui
l'avait importuné pendant longtemps, ajoute : « Et Dieu ne vengerait
point ses élus qui crient vers lui jour et nuit ! » (Luc, xviii, 7.)
La vengeance consiste à infliger une peine à un coupable. Il
faut, par conséquent, si l'on veut juger de sa licité, considérer la volonté de
celui qui en est l'auteur. — Veut-il principalement le mal qu'il fait subir, en
sorte que son intention s'y arrête comme dans son dernier terme, la vengeance
est illicite ; se réjouir du mal des autres est le propre de la haine,
sentiment contraire à la charité qui aime tous les hommes. Vainement se
croirait-il excusé par le mal qu'il a enduré lui-même : il ne nous est pas
permis de haïr celui qui nous hait ; nul ne doit pécher contre son frère,
parce que son frère a péché contre lui. Ce serait se laisser vaincre, par le
mal ; ce que saint Paul nous défend, en disant : « Ne soyez pas
vaincus par le mal ; triomphez du mal par le bien. » (Rom. xii, 21.).
— L'auteur de la vengeance
a-t-il principalement pour but l'un des biens que l'on obtient par les
punitions, la répression des malfaiteurs, le repos des gens de bien, le
maintien de la justice ou la gloire de Dieu, la vengeance peut être licite.
Il est
vrai, le Seigneur a dit : « A moi la vengeance, et je l'accomplirai. »
(Deut. xxxii, 35.) Mais exercer la vengeance contre les méchants, selon le
degré de pouvoir que l'on tient de sa position sociale, ce n'est pas usurper ce
qui appartient à Dieu, c'est user de la puissance qu'on en a reçue. Saint Paul
a dit du prince temporel : « Il est le ministre de Dieu, pour
exécuter la vengeance divine contre celui qui fait le mal. » (Rom. xiii,
4.)
Quoique
les bons supportent avec patience, autant qu'il le faut, leurs injures
personnelles, ils ne souffrent pas celles qui blessent les droits de Dieu ou du
prochain. « Il est louable, dit saint Chrysostome, d'accepter patiemment
les injures que l'on reçoit soi-même ; mais tolérer celles qui sont faites
à Dieu, c'est une impiété. » — Observons que l'outrage adressé à un homme
retombe parfois sur Dieu et sur l'Église, et que l'on doit alors venger son
propre affront. Elle fit descendre le feu du ciel sur les soldats qui venaient
pour s'emparer de sa personne. (1 Rois, i, 12.) Élisée maudit les enfants qui
se moquaient de lui. (Ibid. ii, 23.)
À chacune de nos inclinations naturelles correspond une vertu
spécialement chargée d'en perfectionner les actes. Nous repoussons par nature
toutes les choses nuisibles, puisque, outre la puissance concupiscible, tous
les êtres animés ont la puissance irascible. Nous ne repoussons pas seulement
les injures qui nous menacent ; nous punissons celles qui nous ont
atteints, non dans l'intention de nuire à autrui, mais pour éloigner le mal de
nous. De tels actes appartiennent évidemment à la vengeance, qui, comme Cicéron
le dit, « consiste à repousser, par la défense ou par le châtiment, les
violences, les injures et les ignominies. » D'après ces principes, la
juste vengeance est une vertu spéciale, distincte des autres.
La vertu
de la vengeance e pour racine le zèle de la charité ; l'homme embrasé de
l'amour divin regarde comme sienne l'injure faite à Dieu et au prochain. « Quand
l'arbre n'est pas enraciné dans la charité, disait saint Grégoire, les rameaux
ne sauraient produire de bons fruits. » Deux vices lui sont contraires :
la cruauté et l'insouciance ; elle nous apprend à garder une mesure dans
la répression des méchants[251].
Les peines qui sont d'un usage général dans les sociétés
humaines sont justifiées par la loi divine et par la raison.
Pour réprimer et contenir les vices, la vengeance doit
employer contre les méchants, qui n'ont pas l'amour de la vertu, la privation
de certains biens plus aimés d'eux que ceux qu'ils se procurent par le crime.
Si on ne leur ôtait que des biens d'un moindre prix, la crainte n'imposerait
pas silence à leurs passions. Or les biens les plus aimés de tous les hommes
sont : la vie, l'intégrité du corps, la liberté, les richesses, la patrie
et la gloire. C'est pourquoi, comme le dit saint Augustin d'après Cicéron, les
lois peuvent décerner huit sortes de peines : la mort, les coups, le
talion, la servitude, l'emprisonnement, l'amende, l'exil et l'infamie.
Quelqu'un
dira peut-être qu'il n'est pas permis de mettre un homme à mort, puisque le
Seigneur a défendu d'arracher l'ivraie. — Le Seigneur a défendu d'arracher l'ivraie, quand il y a lieu de craindre de
détruire le froment. Or, on peut souvent écarter les malfaiteurs par la peine
de mort, non-seulement sans nuire aux gens de bien, mais en procurant leur
salut. Toutefois, les punitions de cette vie étant avant tout médicinales, on
ne doit infliger une telle peine que pour des crimes qui portent un grave préjudice
à la société.
Il y a des peines de deux sortes : les peines proprement
dites, et les peines médicinales. Les peines proprement dites ne peuvent être
décernées que pour des fautes volontaires ; mais les peines médicinales,
destinées non-seulement à expier les péchés passés, mais encore à prémunir
contre les péchés futurs et à faire avancer dans le bien, peuvent être
appliquées sans avoir été méritées par une faute volontaire, bien qu'elles ne
puissent pas être infligées sans une cause légitime.
Toutefois, comme le médecin du corps ne nous prive pas des
yeux pour sauver nos pieds, ainsi les peines médicinales ne doivent pas nous
enlever un bien supérieur pour nous donner un bien inférieur ; elles
peuvent seulement nous porter préjudice dans des biens moindres, pour nous en
procurer de plus précieux. En conséquence, les biens temporels nous sont
parfois retirés sans aucun péché de notre part, comme on le voit par les maux
que Dieu, pour nous humilier ou pour nous éprouver, nous envoie dans cette vie ;
mais les biens spirituels ne nous sont jamais ôtés sans que nous en ayons
mérité la privation par quelque faute. Pour conclusion, les peines proprement
dites ne sont infligées que pour une faute volontaire, et les peines
médicinales sont parfois décernées, en matière temporelle, contre des personnes
innocentes.
Il peut
arriver qu'on soit puni d'une peine temporelle pour le péché d'un autre ;
la nation juive porta la peine du péché que David commit dans le dénombrement
de son royaume. Dieu veut nous marquer, par ces sortes de punitions, l'unité de
la société humaine et le soin que nous devons mettre à empêcher les péchés
d'autrui.
La vérité, quand on la prend, non pas précisément pour la
conformité de la parole avec ce qui est, mais pour la qualité habituelle qui
mérite aux hommes le titre de véridiques, est une vertu, puisqu'elle nous rend
bons, nous et nos actes.
Est-ce à
dire que tous ceux qui parlent avec vérité fassent un acte de vertu ? Non,
sans doute. Il est souvent blâmable de dire ce qui nous concerne, soit le bien,
soit le mal. La franchise ne suffit pas pour faire une bonne action ; il
faut observer les règles prescrites par les autres vertus, sans quoi l'on
commet un acte vicieux. Ce serait une faute, par exemple, que de se louer
soi-même sans cause légitime, même en disant la vérité ; comme c'en est
pareillement une que de publier sans utilité ses mauvaises actions.
La
vérité, considérée comme vertu, sait garder un sage milieu entre l'excès qui
révèle ce qu'il devrait taire, et le défaut qui tait ce qu'il faudrait révéler ;
elle énonce le vrai quand il faut, et comme il faut.
La raison veut que nos paroles, nos actions, tout notre
extérieur, se rapportent à quelque type, comme le signe à la réalité. L'homme
est perfectionné à cet égard par la vertu de la vérité ; donc la vérité
est une vertu spéciale.
La
vérité se résout, en pratique, dans la simplicité, qui est le contraire de la
duplicité[252].
La vérité, rangée par Cicéron au nombre des parties de la
justice, est unie à cette vertu par un double rapport ; car, outre que son
acte propre, la manifestation de ce qui nous concerne, est relatif à autrui,
elle établit, une sorte d'égalité entre la pensée et la parole. Mais, comme
elle n'implique pas l'idée d'une dette légale, et qu'elle s'attache seulement
au dû moral, pour le prescrire au nom de l'honnêteté d'après laquelle les
hommes doivent se manifester mutuellement le vrai, elle ne s'unit à la justice
que comme une vertu secondaire à une vertu principale.
Les
hommes se doivent mutuellement la vérité. La société, pour laquelle ils sont
créés, ne subsisterait pas, s'ils n'avaient pas foi les uns aux autres.
S'agit-il d'affirmer quelque bien de soi-même, l'homme vrai
incline plutôt vers le moins que vers le plus. Quoiqu'il ne dise pas toute la
science, toute la sainteté, tout le bien qu'il possède, la vérité n'est point
blessée ; le moins est dans le plus, et la prudence nous conseille de
diminuer nos qualités plutôt que de les exagérer. Quiconque dit de soi plus de
bien qu'il n'en a, blesse les autres, en paraissant vouloir s'élever au-dessus
d'eux ; tandis que celui qui s'attribue moins de mérite qu'il n'en
possède, leur plaît, en s'abaissant vers eux par sa modestie. — S'agit-il de
nier des talents que l'on possède réellement, la vertu de la vérité ne penche
pas vers le moins ; elle tomberait dans le faux. Cependant, le plus lui
répugnerait encore davantage, à cause de la prudence qui doit lui servir de
guide comme à toutes les autres vertus : s'élever au-dessus de son mérite
est un acte plus imprudent que de s'abaisser au-dessous.
« Mentir, dit saint Augustin, c'est avancer une chose
fausse dans l'intention de tromper. »
La vertu de la vérité, et par conséquent le vice opposé,
consiste dans une manifestation accomplie par des signes. Cette manifestation
ou énonciation est tout à la fois un acte de la raison et de la volonté : de
la raison, qui compare le signe avec la chose signifiée ; de la volonté,
nécessaire à tous les actes moraux. L'objet propre de la manifestation est le
vrai ou le faux ; mais, dans ce dernier domaine, la volonté déréglée peut
porter son intention sur deux points : à énoncer le faux, puis à tromper
quelqu'un. Si ces trois choses : fausseté de l'énonciation, volonté
d'énoncer le faux, intention de tromper, se trouvent réunies, il y a fausseté
matérielle, puisqu'on dit le faux ; fausseté formelle, puisqu'on veut dire
le faux ; fausseté effective, puisqu'on a l'intention d'inculquer le faux.
Toutefois, le mensonge tire sa nature de la fausseté formelle,
qui est la volonté d'exprimer le faux. Son nom même l'indique ; car le mot
mendacium est formé de contra mentem dicere, parler contre sa
pensée. Cela est si certain que, quand on dit une chose fausse en la croyant
vraie, cette fausseté matérielle, qui est en dehors de l'intention, ne renferme
pas l'idée complète du mensonge ; au lieu que, lorsqu'on dit une chose
vraie, en la croyant fausse, cette énonciation qui, considérée comme acte
moral, renferme la fausseté par elle-même et la vérité par accident, est un
véritable mensonge. On voit donc que le mensonge est opposé directement et
formellement à la vertu de la vérité.
S'appliquer
à faire adopter une fausseté est un acte qui appartient à la consommation du
mensonge, mais non à sa nature même. — Ajoutons que le mensonge, comme la vertu de la vérité, ne consiste pas seulement
dans les paroles ; celui-là s'en rend coupable qui veut énoncer le faux
par un signe quelconque.
Le mensonge peut se diviser de plusieurs manières. — Premièrement,
d'après sa nature. Sous ce rapport, il se partage en deux : l'un s'écarte
en plus de la vérité, c'est la jactance ; l'autre s'en écarte en moins,
c'est la fausse humilité, appelée par quelques-uns ironie. — Secondement, on divise le mensonge d'après la culpabilité plus
ou moins grande qu'il emprunte à la fin qu'il se propose. Le mensonge
pernicieux a pour but de nuire ; le mensonge officieux, de rendre service ;
le mensonge joyeux, de plaisanter.
Commentant ces paroles du Psalmiste : « Vous perdrez
tous ceux qui profèrent le mensonge » (Ps. v, 7), saint Augustin dit :
« Il y a trois sortes de mensonges : l'un se commet pour l'avantage
de quelqu'un ; l'autre pour divertir, et le troisième par malignité. Le
premier s'appelle officieux ; le second, joyeux ; et le troisième,
pernicieux. »
Une
troisième division, prise de la fin, suivant que la fin augmente ou diminue la
faute, renferme huit sortes de mensonges signalés par le même Docteur. Les
trois premiers sont pernicieux : — mentir contre Dieu, dans l'enseignement
de la religion ; — mentir contre l'homme, pour lui faire du mal ; — mentir,
pour servir à l'un, de manière qu'on nuit à l'autre. Le quatrième : mentir
par inclination à tromper, est une suite de l'habitude ; car, ainsi que
l'observe le Philosophe, le menteur d'habitude cherche le mensonge même.
Les
quatre autres mensonges diminuent la faute : — mentir dans le désir de
plaire ; — mentir, sans nuire à personne, pour conserver les biens de
quelqu'un ; — mentir, sans nuire à personne, pour sauver la vie d'un homme ;
— enfin mentir, sans nuire à personne, pour faire éviter une faute.
Remarquons-le,
plus le bien que l'on cherche est élevé, plus la faute diminue. — Si on y
regarde de près, on verra que ces huit sortes de mensonges suivent, pour la
gravité de la faute, une gradation descendante.
Il est écrit : Gardez-vous de commettre aucun mensonge. »
(Eccl, vii, 14.)
Ce qui est mauvais en soi n'est bon ni licite dans aucune
circonstance. Or le mensonge est mauvais en soi, puisque l'acte qui le
constitue porte sur une matière illégitime : les mots étant naturellement
le signe des pensées, il est contraire aux lois de la nature d'exprimer par la
parole ce qu'on n'a pas dans l'esprit. « Le vrai, disait très-bien le
Philosophe, est bon et digne d'éloges ; mais le mensonge est mauvais par
sa nature même. » Ainsi tout mensonge est un péché.
Le
mensonge tire sa culpabilité, non-seulement du tort causé au prochain, mais
encore du désordre qu'il renferme. Il n'est pas permis de le proférer pour
délivrer un homme d'un péril quelconque, bien qu'il ne soit pas défendu de cacher
adroitement la vérité.
Peut-être
nous objectera-t-on que Dieu a récompensé le mensonge commis par les
sages-femmes d'Égypte ; qu'Abraham a menti en disant que Sara était sa sœur;
Jacob, en assurant qu'il était Esaü ; Judith, en trompant Holopherne. — Dieu
récompensa ces sages-femmes pour la bienveillance et la piété qui leur fit
épargner les enfants des Juifs, et non pour le mensonge qu'elles commirent
après. Abraham ne mentit pas en disant que Sara était sa sœur ; elle était
effectivement sa sœur unilatérale, elle était fille de son père. Quant à Jacob,
il parla dans un sens mystique ; il avait, d'ailleurs, acheté son droit
d'aînesse. Judith est louée, non pour avoir trompé Holopherne, mais parce que,
brûlante de zèle pour sa patrie, elle ne craignit pas de s'exposer aux plus
grands dangers.
Le péché mortel répugne à la charité, qui donne la vie spirituelle
à notre âme, en l'unissant à Dieu. — Le mensonge pernicieux, soit que l'on
entende par-là celui qui cache ou corrompt la vérité concernant la religion et
les mœurs, soit que l'on entende celui qui cause du dommage au prochain dans sa
personne, dans sa fortune ou dans sa réputation, est un péché mortel, parce que
c'est un péché grave que de faire injure à Dieu ou de nuire au prochain. Il en
faut dire autant de toute fausseté qui blesserait indirectement la charité par
le scandale qu'elle donnerait ou par le tort qu'elle causerait. — Le mensonge joyeux qui cherche l'amusement, —
et le mensonge officieux qui se fait pour l'utilité du prochain, — ne sont pas
contraires de leur nature à la charité. Bien qu'ils ne soient pas exempts de
faute, ils ne sont pas des péchés graves.
Vainement
on alléguerait certains textes de l'Écriture, ou le Décalogue lui-même, pour
démontrer que tout mensonge est un péché mortel. La Glose remarque formellement
que les passages de nos Livres saints, tels que ceux-ci : « Vous perdrez
tous ceux qui disent le mensonge » (Ps. v,. 7) ; « La bouche du
menteur tue son âme » (Sag. i, 11), doivent être entendus du mensonge
pernicieux. Les préceptes du Décalogue se rapportent tous à l'amour de Dieu ou
du prochain ; le mensonge défendu par l'un d'eux est celui qui blesse Dieu
ou le prochain. La preuve en est dans le commandement lui-même, ainsi conçu :
« Tu ne porteras point faux témoignage contre le prochain. »
La dissimulation, qui exprime, par des faits employés comme
signes, le contraire de ce que l'on pense, est toujours contraire à la vertu de
la vérité par laquelle on paraît au dehors tel que l'on est dans son âme :
elle est un mensonge énoncé par des faits ; donc elle est un péché.
Ne
confondez pas la dissimulation avec la fiction ou l'action figurative qui
s'emploie pour exprimer quelque chose de vrai. La dissimulation ne signifie
rien de réel ; elle est un mensonge. — Qu'il soit souvent permis de taire
ce qui est, du moins ne l'est-il pas d'exprimer, soit par la parole, soit par
des faits, ce qui n'est pas.
Le
prophète Isaïe, blâmant « ceux qui publient hautement leur péché comme Sodome »
(iii, 9), ne conseillait point la dissimulation ; ce n'est point en soi un
acte d'hypocrisie que de cacher ses fautes, de peur qu'il n'en résulte du
scandale. Taire ce qui existe est une chose souvent permise.
« L'hypocrite, a dit saint Isidore, est un homme dissimulé
qui veut paraître bon au dehors, tandis qu'au dedans il est mauvais. Il a reçu
son nom du travestissement des acteurs qui se peignent le visage de diverses
couleurs pour simuler le personnage de leur rôle, et qui paraissent sur la
scène tantôt sous les dehors de l'homme tantôt sous ceux de la femme, afin de
faire illusion au public. » Saint Augustin ajoute : « De même
que les comédiens représentent des personnages qu'ils ne sont pas ; que,
par exemple, celui qui joue le rôle d'Agamemnon n'est pas Agamemnon : de
même l'hypocrite, qui, dans les églises et dans le monde, veut paraître ce
qu'il n'est pas, prend les dehors de l'homme juste, auquel il est bien loin de
ressembler. » Pour conclusion, l'hypocrisie est une dissimulation par
laquelle le méchant, feignant d'être un homme de bien, joue un personnage qu'il
n'est pas.
L'hypocrite,
alors même qu'il accomplit en réalité quelques bonnes œuvres, dans le but de
montrer sa prétendue sainteté, simule toujours une intention droite qu'il n'a
pas : en faisant semblant de servir Dieu, il ne sert que le monde. « Les
hypocrites, nous dit l'Évangile, font toutes leurs bonnes œuvres pour être vus
des hommes. » (Matth. xxiii, 5.)
L'hypocrisie, dissimulation par laquelle on joue un personnage
que l'on n'est pas, est directement contraire à la vertu de la vérité, par
laquelle on se montre, dans ses paroles et dans ses actes, ce que l'on est.
L'hypocrite
ne se met point en opposition formelle avec la vertu, dont il revêt les
apparences sans en rechercher la réalité ; mais sa conduite est
directement opposée à la vertu de la vérité, en ce qu'il veut tromper par de
faux dehors.
Entendez-vous par l'hypocrisie la disposition d'un homme qui
veut tout à la fois paraître et n'être pas saint ? Elle est assurément un
péché mortel. Les hommes de ce caractère sont réprouvés dans l'Écriture, où on
lit : « Les cœurs doubles et dissimulés provoquent la colère de Dieu « (Job,
xxxvi, 13) ; et encore : « Les hypocrites ne viendront pas en sa
présence. » (xiii, 16.) — Appelez-vous hypocrisie l'intention de simuler
la sainteté, après l'avoir perdue par un péché grave ? Celle-ci est tantôt
mortelle, tantôt vénielle, suivant la fin qu'on se propose, laquelle peut être
ou n'être pas contraire à la charité. Veut-on, par exemple, en feignant la
sainteté, propager une fausse doctrine, obtenir une dignité ecclésiastique dont
on est indigne, se procurer des biens temporels dans lesquels on met sa fin ?
Le péché est mortel. Mais, lorsque la fin qu'on a en vue ne répugne pas à
l'amour de Dieu ou du prochain, le péché est véniel ; ce qui a lieu
lorsque l'on feint pour le plaisir de feindre, et que, comme s'exprime le
Philosophe, « on est vain plutôt que méchant. »
L'hypocrisie,
en ce dernier cas, rentre dans le mensonge, qui n'est pas toujours un péché mortel.
Il arrive parfois aussi que l'on simule la sainteté parfaite, qui n'est pas de
nécessité de salut : une telle feinte n'est pas toujours un péché mortel,
ni une preuve de l'état de péché mortel. L'intention de paraitre bon n'est pas
opposée par elle-même à la charité. Le désir même de la vaine gloire n'implique
pas nécessairement le péché mortel.
Le mot jactance signifie proprement l'action de s'élever par
ses paroles, en proclamant sur son propre compte des choses qui sont au-dessus
de ce que l'on est dans l'opinion des autres, et surtout en soi. Prise, dans ce
dernier sens, pour l'action de se louer au-delà de sa juste valeur, en disant
plus de bien de soi-même qu'on n'en possède, la jactance est contraire à la
vérité par excès.
Elle
provient le plus souvent de l'orgueil, par lequel on s'estime intérieurement au-delà
de son mérite. Souvent encore elle a sa source dans l'opulence, dans le désir
des richesses et dans la vaine gloire.
La jactance est, dans sa nature, un péché mortel, dès qu'elle
porte à se vanter au préjudice de la gloire de Dieu ou de l'amour du prochain ;
à dire, par exemple, comme le roi de Tyr : « Je suis un Dieu »
(Ezéch. xxviii, 2 ) ; ou avec le pharisien : « Je ne suis pas
comme les autres hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères ; ni comme
ce publicain. » (Luc, xviii, 11.) Elle est aussi un péché mortel par sa
cause, lorsque, dérivant d'un orgueil excessif ou de l'amour désordonné du
lucre, elle a pour fin de causer un dommage grave au prochain. — Quand elle ne
profère aucune parole contre Dieu ni contre le prochain, et qu'elle ne procède
pas d'une cause mortellement coupable, elle ne dépasse point les limites du
péché véniel.
La vaine
gloire qui donne naissance à la jactance n'est pas toujours un péché grave :
or se vanter pour le plaisir de se vanter, c'est pécher par vanité plutôt que
par méchanceté ; donc encore, la jactance n'est pas toujours un péché
mortel.
Se taire sur des qualités avantageuses que l'on possède pour
en découvrir de moins favorables que l'on trouve également en soi, ce n'est ni
une fausse humilité, ni un péché : on peut diminuer de la sorte sa propre
valeur, sans blesser la vérité. Mais s'abaisser au-dessous de son mérite en
s'attribuant quelque chose de vil qu'on ne voit point en soi, ou en se déniant
des talents que l'on possède, c'est une fausse humilité, qui n'est pas exempte
de péché.
Par la
raison qu'il n'est pas permis de faire un péché pour en éviter un autre, on ne
doit pas fuir l'orgueil au préjudice de la vérité. « N'abandonnez pas la
vérité par la crainte de l'orgueil, » nous dit saint Augustin. — « Serait-ce
une humilité sage, ajoute saint Grégoire, que celle qui s'engagerait dans les
filets du mensonge ? »
Le Philosophe disait : « Ceux qui se font plus
petits qu'ils ne sont, blessent moins les mœurs que ceux qui s'élèvent
au-dessus de leur mérite. »
De part et d'autre, il y a mensonge ; mais le motif de la
jactance est ordinairement plus honteux que celui de la fausse humilité. On se
vante par le désir du lucre ou de la vaine gloire, au lieu que l'on s'abaisse
pour ne pas blesser les autres par des airs de hauteur. Mais si, dans ces
conditions, la jactance est un plus grand désordre que la fausse humilité,
celle-ci n'en a pas moins plus de gravité, quand on se déprécie pour tromper
avec perfidie.
La
jactance et la fausse modestie dérivent souvent d'un même principe : de
l'orgueil. — « Celui qui s'humilie
malicieusement, dit le Saint-Esprit, agit avec un cœur plein d'astuce. »
(Eccl., xix, 23.) — « Il parle
d'un ton humble ; mais ne vous fiez pas à lui, il a au fond de son cœur
sept replis de méchanceté. » (Prov. xxvi, 25.)
Dans les préceptes de la loi, qui ne commandent que des actes de
vertu, nous lisons ces paroles : « Rendez-vous affable à l'assemblée
des pauvres. » (Eccl. iv, 7.)
Le bon ordre de la société exige que tous les hommes, tant par
leurs actes que par leurs paroles, aient les uns pour les autres les égards de
la bienveillance et de la politesse : dès-lors nous devons admettre qu'une
vertu spéciale préside aux convenances de la vie sociale. Cette vertu, nous
l'appelons amitié ou affabilité.
Elle ne
réunit pas tous les caractères de cette autre amitié affectueuse dont nous
avons parlé dans le traité de la charité ; mais elle en offre la
similitude en ce que, s'exerçant par les signes extérieurs de la bienveillance,
elle fait garder les convenances à l'égard des personnes avec lesquelles on se
rencontre. — Ne dites pas qu'une telle vertu tient de la dissimulation ; si
elle donne à tous les hommes, même aux étrangers et aux inconnus, des marques
de l'amour général que l'on doit avoir pour tout le monde, elle ne leur
témoigne pas cette affection particulière que l'ami éprouve pour son ami.
Cette vertu se rapproche de la justice sous un rapport et s'en
éloigne sous un autre ; c'est pourquoi elle lui est annexée comme
l'accessoire au principal. Elle s'en rapproche en ce qu'elle est relative au
prochain ; elle s'en éloigne en ce que, ne constituant ni une dette légale
ni une dette de reconnaissance, elle impose simplement ce que prescrit la
bienséance : or ce devoir a son fondement dans la vertu même de celui qui
l'accomplit, plutôt que dans les droits de la personne qui en est l'objet ;
on se doit à soi-même de rendre à autrui ce qu'exigent les convenances.
C'est un
devoir d'honnêteté pour l'homme de procurer du plaisir aux autres par
l'observation des règles de la civilité, comme c'en est pareillement un de leur
manifester la vérité. Sans cela la société ne serait pas possible. « Nul,
disait le philosophe, ne pourrait demeurer un seul jour avec un homme ennuyeux
et incivil. » Nous devons être agréables aux personnes avec lesquelles
nous vivons et ne point les contrister, à moins qu'une juste cause ne nous y
contraigne, pour produire un bien.
Que la
tempérance mette un frein aux jouissances des sens, à la bonne heure ; la
vertu de l'affabilité remplit un autre office : elle prescrit et règle les
plaisirs que donne à notre âme l'observation des bienséances dans le commerce
de la vie, et ces plaisirs n'ont pas besoin d’être restreints ; ils ne
sont jamais nuisibles.
« Malheur à ceux qui préparent des coussins pour tous les
bras. » (Ezéch. xiii, 18.)
Vouloir plaire en toutes choses par ses paroles, ce serait
pécher par un excès de complaisance. L'amitié ou affabilité ne craint pas de
causer du désagrément et de la tristesse, quand il le faut pour produire un
bien on écarter un mal. Le flatteur dépasse, dans l'espoir d'obtenir quelque
avantage, la juste mesure de cette vertu, en s'efforçant trop de plaire par ses
paroles ou par ses actes ; cela seul prouve que l'adulation ou la
flatterie est un péché.
Louer un
homme pour le consoler dans ses afflictions et l'empêcher de succomber à la
tristesse, le féliciter pour l'encourager dans le bien, chercher à lui plaire
pour entretenir et augmenter la charité dans les cœurs, c'est remplir le devoir
de l'amitié ; mais on tombe dans le vice de la flatterie, lorsqu'on loue
quelqu'un pour des choses mauvaises, incertaines, ou propres à inspirer de la
vaine gloire.
Si la flatterie consiste à louer les péchés de quelqu'un, si
elle a pour but de lui nuire insidieusement dans son âme ou dans son corps, si
elle lui fournit une véritable occasion de pécher mortellement, elle est, dans
ces trois circonstances, un péché grave. Mais quand on flatte une personne
uniquement par un désir immodéré de recréer les autres, pour éviter un mal, ou
afin d'obtenir un secours, une telle action n'allant pas contre la charité, le
péché n'est pas mortel ; il est véniel.
La contradiction, par laquelle on attaque les paroles de
quelqu'un dans la conversation, est un conflit qui peut avoir deux causes.
Parfois on s'élève contre ce que dit une personne, parce qu'on n'a pas pour
elle l'amour qui unit les cœurs ; la contradiction revient, dans ce cas, à
la discorde, contraire à la charité. D'autres fois, la contradiction provient
de ce que l'on ne craint pas de causer de la peine aux personnes qui parlent ;
alors elle est spécialement contraire à l'amitié ou affabilité, qui, dans le
commerce de la vie, cherche à plaire aux autres. « Contredire sans
craindre d'affliger, disait Aristote, est le propre du caractère fâcheux et
querelleur. »
La contradiction est en soi un péché plus grand que la
flatterie. L'une et l'autre sont contraires, il est vrai, à la vertu de
l'amitié ; mais l'amitié ou affabilité nous porte plus à faire plaisir
qu'à causer de la peine. Le contradicteur, qui donne trop de tristesse, est
visiblement plus coupable que le complaisant ou flatteur, dont le tort est de
vouloir se rendre trop agréable.
Toutefois, la flatterie peut, à son tour, l'emporter en
gravité dans les motifs qui font agir : lorsque, par exemple, un adulateur
veut tromper pour obtenir injustement des richesses ou des honneurs ; mais
la contradiction renferme plus de malice encore chez celui qui a l'intention de
combattre la vérité ou d'attirer le mépris sur quelqu'un.
On nous
dira peut-être que la flatterie paraît plus basse et plus honteuse que la
contradiction. Nous en convenons ; mais le péché qui donne le plus de
honte, n'est pas toujours le plus grave. On rougit de la flatterie plus que de
la contradiction, et cependant la contradiction, qui renferme un plus grand
mépris, a plus de gravité que la flatterie.
« Quel est le propre de la vertu, demande saint Augustin,
sinon de bien user des choses dont on peut user mal ? » La libéralité
nous porte à faire un bon usage des biens temporels que Dieu nous donne pour
entretenir notre vie ; elle est donc une vertu. L'Évangile nous la
recommande en mille endroits.
Dieu
donne à plusieurs le superflu des richesses pour qu'ils aient le mérite de la
libéralité. Rien n'empêche que le pauvre, dans son indigence même, ne soit
libéral : cette vertu consiste avant tout dans le sentiment qui donne, et
non dans la valeur de ce qui est donné.
Le propre de la libéralité, c'est de répandre les biens qui
sont en notre possession, en se montrant libre de toute affection désordonnée.
Ces biens qu'un homme doit répandre sur ses semblables, ce sont toutes les
choses estimables à prix d'argent. Ainsi, l'on peut dire que la libéralité a
pour propre matière l'argent.
Les
passions intérieures n'en sont pas moins sa matière immédiate et prochaine ;
car le sentiment qui porte à donner doit dominer l'amour et le désir de
l'argent.
L'acte propre de la libéralité, c'est le bon usage de l'argent
et de tous les biens destinés à l'homme. Mais il ne faut pas croire que l'homme
libéral doive toujours donner ; il doit aussi recevoir et garder.
Non-seulement il use bien de l'argent, mais il prépare les moyens de le bien employer et
le réserve pour un usage convenable ; tel le soldat valeureux prépare son
glaive, le tient dans le fourreau, et frappe ensuite l'ennemi.
La libéralité
nous enseigne à prévenir tout attachement désordonné pour l'argent ; elle
règle les dépenses et les dons d'une manière convenable.
Le propre de l'homme libéral est d'user de l'argent. Or
l'usage de l'argent consiste plutôt dans son émission que dans son acquisition :
il y a plus de vertu à le répandre qu'à le recevoir ou à le conserver. Puisque
la libéralité, comme toutes les autres vertus, tend à ce qu'il y a de plus
parfait, son acte le plus noble est de donner.
Elle
donne quand il convient de donner, et refuse quand il convient de refuser. L'homme
libéral recueille le fruit de ses propriétés et gère ses biens avec
sollicitude, afin d'en user avec générosité. Donner est toujours le but de ses
efforts.
La libéralité n'est pas rigoureusement une espèce de la
justice, dont le propre est de rendre aux autres ce qui leur est dû ; mais
elle touche à cette vertu par deux points : comme se rapportant à autrui,
et comme s'occupant des choses extérieures. Quoiqu'elle ne concerne pas, comme
la justice, le dû légal qui fonde une obligation stricte, elle n'en impose pas
moins une certaine dette morale exigée par les convenances. Aussi plusieurs en
font une partie de la justice, à laquelle ils l'annexent comme l'accessoire au
principal.
Le philosophe a dit : « On honore d'abord les hommes
justes et les hommes forts, puis les hommes libéraux. » Saint Ambroise en
donne cette raison : « La justice est supérieure à la libéralité ;
mais la libéralité a plus de charmes. »
La libéralité, dont la fonction primordiale est de régler nos
affections relativement à la possession des richesses, le cède à plusieurs
autres vertus : à la tempérance, qui modère la concupiscence et les
plaisirs du corps ; à la force, qui concerne d'une certaine façon le bien
public en temps de guerre ; à la justice, qui se rapporte aussi au bien
commun en temps de paix ; et à toutes les vertus qui ont rapport aux biens
surnaturels et divins. La raison en est que les biens divins l'emportent sur
les biens humains, le bien public sur le bien particulier, le bien du corps sur
les biens extérieurs.
Quoi qu'il en soit, la libéralité peut réclamer la préséance
sous certains rapports ; car elle met sur la voie de tous les biens dont nous
venons de parler. Un homme est-il détaché de l'argent, il emploie sans peine
ses biens pour lui, pour les autres et pour Dieu. Mais, comme on doit juger des
vertus d'après leur nature propre et non d'après ce qu'elles peuvent produire,
il faut dire que la libéralité n'est pas la plus grande des vertus.
Nous lisons dans saint Paul : « Que votre vie soit
exempte d'avarice ; soyez contents de ce que vous avez. » (Héb. xiii,
5.)
Les biens extérieurs ne sont utiles que pour arriver à une fin
à laquelle ils doivent être rapportés dans une juste proportion. Cette fin,
c'est que chacun vive honnêtement selon son rang. Le bien réel de l'homme
consiste, à cet égard, dans une certaine mesure exempte de faute ; le
péché commence là où la mesure est dépassée ; ce qui a lieu quand on veut
acquérir ou retenir les richesses d'une manière désordonnée. Voilà pourquoi
l'avarice, que l'on définit un amour déréglé des biens terrestres, est
notoirement un péché.
L'Apôtre range l'avarice au nombre des péchés spéciaux, en
écrivant : « Hommes remplis d'iniquités, de malveillance, de
fornication, d'avarice... » (Rom. i, 29.)
Là où nous voyons un bien particulier vers lequel les hommes
se portent avec un amour désordonné, là nous devons distinguer un péché
spécial. Or autre est la nature des biens utiles, autre la nature des biens
délectables. Les richesses étant par elles-mêmes un bien utile, puisqu'on ne
les désire qu'autant qu'elles peuvent servir à nos usages, l'avarice,
considérée comme amour désordonné de l'argent, est un péché spécial, bien que
sous ce mot on comprenne parfois le désir immodéré de posséder une chose
quelconque[253].
« L'avare, nous dit l'Écriture, n'est jamais rassasié
d'argent., et il ne retire aucun fruit de ses richesses. » (Eccl. v, 9.)
Il est assurément contraire à la libéralité de n'être jamais rassasié d'argent
et de s'y attacher d'une manière immodérée.
L'avarice fait tomber dans deux sortes d'excès à l'égard des
richesses : l'un consiste à violer les lois de l'équité pour les acquérir
ou pour les conserver, soit que l'on enlève, soit que l'on retienne le bien
d'autrui ; et alors elle est opposée à la justice. Ainsi l'entendait le
prophète Ézéchiel dans ces paroles : « Les princes sont au milieu de
la cité comme des loups ravisseurs, cherchant à répandre le sang et poursuivant
avec avidité un gain inique. » (xxii, 27.) L'autre excès, restreint aux
sentiments de l'âme, consiste seulement à désirer les richesses avec trop
d'ardeur et à les aimer avec trop de complaisance, sans vouloir cependant
dérober le bien du prochain ; et, dans ce sens, l'avarice est opposée à la
libéralité, qui modère notre affection à leur égard. Ainsi l'entendait
l'Apôtre, en écrivant : « Que nos frères aient soin de préparer
l'aumône promise, mais de telle sorte qu'elle soit un don offert par la
charité, et non comme arraché à l'avarice » (2 Cor. ix, 5) ; ce qui a
lieu, ajoute la Glose, chez celui qui, tout en donnant peu, regrette ce qu'il
donne.
L'avarice, contraire à la justice, est de sa nature un péché
mortel, bien qu'elle puisse n'être qu'un péché véniel à raison de
l'imperfection de l'acte. L'avarice, contraire à la libéralité, est aussi un
péché mortel quand elle arrive à un degré tel qu'on ne craint pas, par
affection pour les richesses, d'agir contre l'amour de Dieu et du prochain.
Celle qui ne l'emporte pas dans notre cœur sur la divine charité est seulement
un péché véniel.
L'ordre des péchés s'établit à un double point de vue. — L'un
se tire de la nature des biens que l'on méprise ou dont on abuse : plus
ils sont élevés, plus les péchés sont grands. Au premier rang sont les péchés
contre Dieu ; au second, les péchés contre la personne du prochain ; au
troisième, les péchés qui, comme l'avarice, tombent sur les biens extérieurs. —
L'autre ordre se prend de la nature des biens auxquels on s'attache d'une façon
désordonnée : moins ils sont élevés, plus les péchés contiennent de
difformité ; car il est plus honteux de devenir l'esclave d'un objet
inférieur que de subir la dépendance d'un bien supérieur. Or, parmi les biens
de l'homme, les choses extérieures sont au dernier degré. Elles n'égalent pas
les biens du corps, à plus forte raison ceux de l'âme, encore moins les biens
surnaturels. L'avarice, dont le propre est de nous en faire dépendre, revêt
donc, à quelques égards, une plus grande difformité morale que les autres
vices. — Toutefois, la gravité des péchés devant être appréciée par les biens
altérés ou perdus plutôt que par ceux auxquels on s'attache, on doit dire que
l'avarice n'est pas, absolument parlant, le plus grand des péchés.
Les
textes de l'Écriture, tels que ceux-ci : « Il n'y a rien de plus
odieux que l'avare, rien de plus inique que l'amour de l'argent » (Eccl.
x, 9 et 10), considèrent l'avarice sous le rapport du bien qui subjugue notre
appétit. Aussi l'Esprit-Saint a-t-il soin d'ajouter que l'avare « a une
âme vénale, » pour marquer qu'il expose sa vie à tous les périls, par
l'amour de l'argent. Cicéron disait dans le même sens : « Rien ne
dénote un esprit étroit et une âme vile comme l'amour de l'argent. »
L'avarice n'est pas un de ces péchés charnels qui se
consomment dans la satisfaction du corps. Saint Grégoire la compte avec raison
au nombre des vices spirituels qui s'accomplissent dans une délectation de
l'âme, parce que l'avare met son plaisir à considérer les richesses dont il est
possesseur.
Ce vice
tient le milieu entre les péchés purement spirituels qui, comme l'orgueil,
cherchent une délectation spirituelle dans un objet spirituel, et les péchés
purement charnels qui demandent à des objets corporels une délectation
absolument corporelle.
Nous appelons péché ou vice capital celui qui, à raison de la
fin qu'il se propose, donne naissance à plusieurs autres. Or la fin la plus
désirable est la béatitude ou la félicité, but suprême de la vie humaine. De
là, plus une chose tient de la félicité, plus elle agit sur notre puissance
appétitive. Mais l'une des conditions du bonheur, c'est qu'il nous suffise ;
ou bien il ne satisferait pas notre appétit, comme le doit faire la fin
dernière. Les richesses semblent nous assurer cette surabondance de félicité,
en servant à acquérir toutes choses ; ce que l'Écriture exprime en disant :
« Tout obéit à l'argent. » Pour cette raison, l'avarice, qui consiste
surtout dans l'amour de l'argent, prend rang parmi les péchés capitaux.
L'avarice, amour immodéré des richesses, tombe dans deux excès :
elle retient avec trop de ténacité ce qu'elle possède, et elle met trop
d'empressement à acquérir ce qu'elle n'a pas. De là l'inhumanité à l'égard des
malheureux que, par une dureté de cœur opposée à la miséricorde, les avares ne
secourent point. De là l'inquiétude qui leur inspire une sollicitude superflue,
d'après cette parole : « L'avare n'est jamais rassasié d'argent. »
(Eccl. v, 9.) De là, dans les actes extérieurs, la violence pour acquérir le
bien d'autrui. De là la ruse qui s'exerce, en paroles, par les tromperies et
les parjures ; en action, par la fraude et par la trahison : Judas
trahit le Sauveur par avarice.
Le
mensonge, le faux témoignage et le vol sont compris sous ces vices.
Quand
Aristote fait émaner de l'avarice la parcimonie, la ténacité, la lésinerie, la
minutie, les gains honteux, il en énumère les diverses espèces plutôt que les
filles.
L'avare, qui aime les richesses plus qu'il ne devrait, pèche
par excès, et le prodigue, qui n'en a pas le soin qu'il devrait, pèche par
défaut. De plus, celui-ci donne avec excès, et celui-là ne donne pas. La
prodigalité est donc opposée à l'avarice, et parce qu'elle donne trop, et parce
qu'elle n'a pas soin de garder ou d'acquérir.
La
libéralité tient le milieu entre ces deux excès.
L'enfant prodigue est blâmé dans l'Évangile pour sa
prodigalité. ( Luc, xvi.)
La prodigalité est opposée à l'avarice comme l'excès est
opposé au défaut : or la libéralité, qui tient le milieu entre ces deux
extrémités, est également détruite par l'une et par l'autre ; donc la
prodigalité est un péché.
Quand
saint Paul écrivait à Timothée : « Prescrivez aux riches de ce siècle
de donner avec facilité et de faire part de leurs biens. » (1 Tim. ult. 17),
il entendait que les riches devaient agir d'une manière conforme à la raison ;
ce que ne fait pas la prodigalité, qui donne à des histrions et à des
adulateurs, sans rien offrir aux gens de bien. Il n'en est pas de même des
fidèles, qui sacrifient leurs biens afin de suivre Jésus-Christ : ceux-ci
sont des hommes d'une libéralité parfaite.
3. — La prodigalité est-elle un péché plus grave que l'avarice ?
Trois raisons démontrent que l'avarice est en elle-même un
plus grand péché que la prodigalité : la première, c'est qu'elle s'éloigne
de la libéralité plus que la prodigalité ; car la libéralité a pour action
principale, non d'acquérir ou de retenir comme l'avarice, mais
de donner ; ce en quoi précisément excède
le prodigue. — La seconde raison est que l'avarice n'est utile à personne, pas
même à l'avare ; tandis que la prodigalité tourne du moins au bien de
quelques personnes. — La troisième, c'est que l'on guérit beaucoup plus
aisément de la prodigalité que de l'avarice.
Quand
nous parlons des vices en général, nous les jugeons d'après leur idée propre et
distinctive, Un prodigue qui dissiperait ses richesses par intempérance, serait
plus coupable que l'avare qui garde son argent.
Nous avons vu, dans le traité des lois, que, pour les circonstances
individuelles et contingentes où s'accomplissent les actes humains, il n'est
pas possible d'établir une règle qui ne soit jamais défectueuse dans la
pratique. Les législateurs, portant leur attention sur ce qui arrive le plus
souvent, font leurs lois pour les cas ordinaires. Il peut très-bien arriver
que, dans certaines occasions exceptionnelles, l'observation d'un texte de loi
soit contraire à la justice et au bien public que tout législateur doit avoir en vue. Dans
ce cas, laissant de côté la lettre de la loi, on doit suivre ce que demandent
la justice elle-même et le bien public. Tel est le but de l'épikie, à laquelle
nous donnons parfois le nom d'équité naturelle. Il est donc évident que
l'épikie est une vertu.
S'éloigner
de l'intention du législateur pour respecter les termes de sa loi, ce serait se
rendre coupable contre la loi elle-même. Mais ceci ne s'applique qu'aux cas
évidents où il faut agir ; dans les cas douteux, on ne doit pas contredire
les termes d'une loi sans la décision du prince.
« L'épikie, dit le Philosophe, est une sorte de justice. »
Nous dirons mieux, elle est une partie subjective de la justice, et, comme
telle, antérieure à la justice légale, sur laquelle elle a la préséance. Règle
supérieure des actes humains, elle doit diriger la justice légale elle-même,
qui s'en tient à la lettre des lois.
Isaïe a rangé la piété parmi les dons. (xi, 2.)
Les dons sont des dispositions habituelles de notre âme qui
nous rendent dociles aux mouvements de l'Esprit-Saint. Or, conformément à cette
parole : « Vous avez reçu l'adoption filiale par laquelle nous crions :
Mon père » (Rom. viii, 15), l'Esprit-Saint produit en nous un sentiment de
piété filiale qui nous fait rendre à Dieu, comme à notre père, le culte et les
hommages que nous lui devons : la piété est conséquemment un don du
Saint-Esprit lui-même.
La piété
filiale, qui honore les parents, est une vertu. — La religion, qui honore Dieu
comme créateur et comme maître, est une vertu supérieure à la piété filiale. — Le
don de piété, par lequel nous nous attachons à Dieu comme à un père, est, à son
tour, supérieur à la religion. — Ce don nous fait honorer non-seulement Dieu,
mais encore les saints et tous les hommes, en tant qu'ils appartiennent à Dieu ;
il nous porte aussi à secourir les malheureux.
La piété a bien quelque rapport avec la mansuétude ; mais
il semble que la quatrième béatitude : « Heureux ceux qui ont faim et
soif de la justice, » et la cinquième : « Heureux les miséricordieux, »
lui répondent encore davantage.
Les préceptes du Décalogue, premiers principes de toute loi,
et auxquels la raison naturelle donne immédiatement son assentiment comme à des
axiômes, sont des préceptes de la justice : on le voit en les parcourant
en détail ; tous nous mettent en rapport avec autrui. Les trois premiers
se rapportent aux actes de la religion, partie supérieure de la justice ; le
quatrième, aux actes de la piété filiale, seconde partie de la justice ; les
six autres, aux actes de la justice ordinaire, qui s'exerce entre égaux.
La loi divine
a pour but de rendre les hommes vertueux, en procédant par ordre : elle a
dù proposer d'abord, comme plus évidents que les autres, les préceptes où
l'idée de dette est renfermée. Quoique ceux du Décalogue aient la charité pour
fin, selon cette parole de l'Apôtre : « La fin de tout précepte est
la charité » (1 Tim. i, 5), ils n'en appartiennent pas moins à la justice,
dans le sens qu'ils ont pour objet immédiat les actes de cette vertu.
Oui ; l'autorité même de l'Écriture en est une preuve
irrécusable. (Exod. xx.)
Une loi dont l'objet est d'engendrer des hommes vertueux et
bons, n'avait pas de meilleure marche à suivre que celle de la génération
naturelle, où la partie principale ; — par exemple, le cœur dans les
animaux, — est toujours produite la première. Le Décalogue devait, en
conséquence, poser comme fondement la religion, qui porte la volonté humaine
vers Dieu, notre fin dernière. De plus, dans l'ordre de la génération, la
nature veut qu'on se hâte de faire disparaître les éléments contraires qui
formeraient des obstacles à la production des choses. L'agriculteur commence
par ôter de son champ toutes les mauvaises herbes avant d'y jeter sa semence,
selon cette parole : « Préparez avec soin la nouvelle terre et
n'ensemencez pas sur des épines. » (Jérém. iv, 3.) La loi devait donc
enlever d'abord le premier obstacle à la vraie religion : le culte des
fausses divinités. C'est pourquoi, suivant cette autre parole : « Vous
ne pouvez servir Dieu et Mammon, » il fallait, après avoir instruit
l'homme sur la vertu de la religion, proscrire l'adoration des faux dieux ;
tel est l'objet du premier précepte.
Les
diverses nations pratiquaient de deux manières le culte des dieux étrangers.
Les unes n'avaient point de simulacres, comme Varon le rapporte des anciens
Romains. Leur culte était d'abord défendu par ces mots : « Vous
n'aurez pas de dieux étrangers. » Les autres employaient des images et des
représentations. La confection des images idolâtriques était prohibée par ces
autres paroles : « Vous ne ferez point d'images sculptées. »
L'honneur rendu à ces images était pareillement proscrit : « Vous ne
les honorerez pas. » Toutes les autres superstitions, qui procèdent d'un
pacte tacite ou explicite avec les démons, sont comprises dans cette seule
parole : « Vous n'aurez pas de dieux étrangers. »[254].
L'autorité de l'Écriture est décisive.
Après le premier précepte, dont l'objet devait être d'ôter la
superstition, principal obstacle à la religion, il fallait que le second
défendit l'irréligiosité ou impiété qui, par défaut de révérence, fait de Dieu
un objet de mépris, après qu'on l'a accueilli comme vrai Dieu. Si le précepte
concernant la superstition précède celui qui défend le parjure et
l'irréligiosité, c'est qu'il faut reconnaître le vrai Dieu avant de l'honorer.
Le
second précepte, ainsi conçu : « Vous ne prendrez pas le nom de votre
Dieu en vain. » (Exod. xx, 1), défend surtout d'employer le nom de Dieu
pour affirmer ce qui n'est pas ; car le jurement qui n'a pas la vérité
pour fondement est essentiellement vain, et tel est le faux serment, appelé
parjure. De même que, quand un homme apprend une science, le maitre lui
présente d'abord quelques principes généraux et ordinaires ; de même Dieu
a défendu d'une manière explicite le parjure, plutôt que le blasphème, qui est
d'un usage moins fréquent.
Nous opposons encore l'autorité de l'Écriture.
Les obstacles à la vraie religion étant écartés par le premier
précepte et par le second, le troisième se présentait naturellement pour
prescrire de rendre à Dieu un culte extérieur ; car le culte intérieur,
qui consiste dans la prière mentale et dans la dévotion du cœur, nous est
inspiré principalement par la grâce invisible du Saint-Esprit. Si le culte sensible
nous est prescrit dans ce troisième précepte comme le signe d'un bienfait
général, qui est la création du monde, c'est que le Décalogue contient les
axiomes universels de la morale. Il nous est donc ordonné par ce commandement
de sanctifier le septième jour, c'est-à-dire de le consacrer spécialement au
service de Dieu ; la raison en est assignée à la suite du précepte ; « Dieu
a fait le ciel et la terre en six jours, et il s'est reposé le septième. »
Le
précepte de la sanctification du sabbat est en partie moral et en partie
cérémoniel. — Il est moral, en ce qu'il nous oblige à consacrer un temps de
notre vie au culte de Dieu. La raison nous enseigne que, s'il faut un temps
déterminé pour les repas, pour les délassements et pour le travail, il en faut
pareillement un pour la réfection spirituelle que procure à nos âmes la pensée
de Dieu. — Il est cérémoniel, en temps qu'il détermine un temps spécial comme
signe de la création du monde. — Il figure dans le Décalogue comme précepte
moral, et non comme précepte cérémoniel. — Il ordonne de vaquer, le jour du
sabbat, au service de Dieu et de s'abstenir de tout travail, c'est-à-dire,
comme porte le Lévitique, de toute œuvre servile. (xxiii, 7). Le mot servile
vient de servitude, et désigne les œuvres
corporelles, les seules dans lesquelles un homme puisse dépendre d'un autre.
Mais l'œuvre corporelle nécessaire au service de Dieu n'est pas défendue. Les
prêtres qui portaient l'Arche le jour du sabbat ne transgressaient aucun
précepte. Les œuvres corporelles qui, sans se rattacher directement au service de
Dieu, appartiennent indistinctement aux maitres et aux serviteurs, ne doivent
pas non plus être considérées comme des œuvres serviles : telles sont
celles qui ont pour objet de pourvoir à ce qui est nécessaire à soi ou aux
autres ; par exemple, à la conservation du corps, et même à celle d'un
bien temporel. La loi mosaïque portait : « Si vous voyez le bœuf ou
la brebis de votre frère égarés, vous ne passerez pas sans les ramener à votre
frère. » (Deut. xxii, 1). Le Sauveur a fait l'application de ces paroles à
la sanctification du sabbat, en disant : « Quel est celui d'entre
vous qui, ayant une brebis, si elle tombe dans une fosse le jour du sabbat, ne
s'efforcera de la relever et de l'en retirer ? » (Matth. Xii, 2) Il
excusa ses Disciples qui, pressés par la nécessité, avaient ramassé des épis ce
même jour. (Ibid... 1.)
Dans la
loi nouvelle, le dimanche a succédé au sabbat, non en vertu même du précepte de
la loi, mais d'après l'institution de l'Église et la coutume du peuple
chrétien. La défense de travailler n'est plus aussi sévère. Certains travaux
alors défendus ; — par exemple, la préparation des aliments, — sont maintenant
permis. Pour les travaux même défendus, la dispense s'accorde plus facilement
dans un cas de nécessité.
L'Écriture fait autorité pour celui-là comme pour les
précédents.
Tous les préceptes du Décalogue ont pour but l'amour de Dieu
et du prochain. Mais nos parents sont, de tous les hommes, ceux envers qui nous
sommes le plus obligés. Immédiatement donc après les préceptes qui établissent
nos rapports envers Dieu, devait venir celui qui règle nos devoirs envers nos
parents, principes particuliers de notre existence, comme Dieu en est le
principe universel. Le quatrième précepte, on le voit, n'est pas sans affinité
avec ceux de la première Table.
La piété
filiale, avons-nous dit (quest. 101), comprend non-seulement tous les devoirs
auxquels les parents ont droit, mais les devoirs envers la patrie et envers les
proches. Le Décalogue formule les premiers principes de la loi, nous laissant
le soin d'en déduire les conséquences.
La
longue vie promise à ceux qui honorent leurs parents concerne tout à la fois la
vie future et la vie présente, suivant cette parole de l'Apôtre : « La piété est utile à tout ; elle a les
promesses de la vie présente et de la vie future. » (1 Tim., iv, 8.) Si
des personnes pieuses envers leurs parents meurent jeunes, tandis que d'autres,
coupables sur ce point, vivent longtemps, c'est que, dans les vues secrètes de
la Sagesse divine, les biens et les maux de cette vie ne tombent sous le mérite
ou le démérite qu'autant qu'ils se rapportent à la récompense éternelle.
Il nous faut encore poser l'autorité de l'Écriture.
Après les trois préceptes qui concernent la religion,
c'est-à-dire nos devoirs envers Dieu ; après le quatrième, qui résume dans
la piété filiale les devoirs envers nos parents et nos autres devoirs envers
certains particuliers, il fallait de nécessité établir des préceptes sur la
justice proprement dite, qui consiste à respecter indistinctement les droits de
chacun. C'est pour cela que tous les torts que l'on cause au prochain sont
défendus dans les six derniers. Ceux qu'on lui fait dans sa personne sont tous
défendus en même temps que l'homicide ; ceux qui se commettent, par une
passion honteuse, envers une personne unie à une autre, sont défendus en même
temps que l'adultère ; ceux qui atteignent les biens extérieurs sont
renfermés et défendus dans le vol ; ceux, enfin, que l'on commet par
paroles : les détractions, les blâmes et autres semblables, sont résumés
dans le faux témoignage. — On demandera peut-être d'où vient que le Décalogue a
des préceptes contre le désir de l'adultère et du vol, tandis qu'il n'en a pas
contre celui de l'homicide. C'est que l'adultère et le vol peuvent exciter la
concupiscence, l'un par l'attrait d'un plaisir coupable, l'autre par la fausse
image d'un bien ; tandis que l'homicide inspire plutôt par lui-même la
répulsion et l'horreur[255].
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EXPLICATION.
Nous parlerons, en premier lieu, de la vertu même de la force ;
ensuite, de ses différentes parties ; troisièmement, du don qui lui
correspond, et enfin des préceptes qui la concernent.
La vertu même de la force (123), son acte principal (124), les
vices qui lui sont opposés : la crainte (125), (126), et l'audace (127),
embrassent cinq questions.
Les parties de la force sont au nombre de quatre (128) ;
ce sont : d'abord, la magnanimité (129), qui nous donne occasion de
traiter de la présomption (130), de l'ambition, (131), de la vaine gloire (132),
de la pusillanimité (133), vices qui lui sont opposés ; ensuite, la
magnificence (134), (135), puis la patience (136), et enfin la persévérance (137),
(138).
Nous finissons par l'examen du don de force (139), et des
préceptes de la force (140).
Les vertus sont des qualités qui confèrent la bonté à l'homme
et à ses actions. Pour produire cet effet, elles doivent d'abord rectifier la
raison humaine, et c'est le propre des vertus intellectuelles ; ensuite,
porter cette rectitude de la raison dans les choses humaines, ce qui est
l'œuvre de la justice ; enfin, détruire deux sortes d'obstacles qui, dans
la vie pratique, s'élèvent contre la raison, c'est-à-dire l'attrait des
plaisirs mauvais, auxquels la tempérance doit résister ; puis certaines
difficultés qu'il faut vaincre avec courage et vis-à-vis desquelles la force de
l'âme est aussi nécessaire pour en triompher que la force du corps pour
repousser et surmonter les obstacles matériels. La force est donc une vertu, en
tant que, au milieu des difficultés graves, elle maintient l'homme dans la conformité
à la raison.
Plusieurs
accomplissent des actes de force, sans avoir la vertu de la force elle-même.
Quelques-uns bravent un danger par ignorance du péril ; d'autres, par une
grande confiance dans leur habileté ; d'autres, par une forte passion ;
d'autres, par le désir d'un bien terrestre ; d'autres, par la crainte d'un
dommage temporel ; d'autres, par point d'honneur ; d'autres, par
l'amour du plaisir ; d'autres par la crainte d'une affliction. La vertu
même de la force exige que l'on agisse pour une bonne fin.
Nous pouvons regarder la force comme une vertu générale, ou
plutôt comme une condition de toute vertu, si nous n'entendons par là qu'une
certaine fermeté de l'âme. Pour pratiquer une vertu quelconque, il est
nécessaire d'agir d'une manière ferme et inébranlable. Mais comme, par le mot
force, on peut entendre aussi la fermeté particulière qui nous fait supporter
ou repousser ce qu'il y a de plus difficile, les grands périls, on doit
admettre que la force est une vertu particulière qui, comme l'enseigne Cicéron,
consiste à braver les grands dangers avec fermeté et à supporter les maux de la
vie avec courage. Ainsi comprise, la force est, par sa matière déterminée, une
vertu spéciale.
La cause de la défaillance de la volonté en face des choses
difficiles n'est autre que la crainte, qui, comme nous l'avons établi en
parlant des passions, fuit les maux difficiles à surmonter. Cela étant ainsi,
la force est principalement nécessaire pour étouffer les craintes que les
difficultés inspirent, et dont l'effet est d'empêcher la volonté de suivre la
raison. De plus, comme il faut souvent, non-seulement opposer la fermeté aux
choses difficiles en étouffant la crainte, mais encore les attaquer avec audace
modérée pour assurer la sécurité de l'avenir, nous devons dire que la force
modère la crainte et l'audace.
Que si le bien de la raison doit être maintenu vis-à-vis de
tous les dangers, si grands qu'ils soient, il faut appeler force de l'âme la
fermeté qui nous y attache d'une manière inébranlable nonobstant la crainte des
plus grands maux ; car l'homme qui résiste à ce qu'il y a de plus grand,
résistera à ce qui est moindre, tandis que la réciproque n'est pas vraie. Il
est d'ailleurs dans l'essence des vertus de tendre à élever nos facultés à leur
plus haute puissance. Or, de tous les maux du corps, le plus terrible est sans
contredit la mort, qui nous prive de tous les biens sensibles. Dès lors, la force
a pour objet propre les dangers de mort.
On ne
sera pas appelé un homme fort parce qu'on aura supporté quelques adversités :
nous ne méritons cet éloge que par notre disposition à souffrir les plus grands
maux, et spécialement à affronter, à la voix du devoir, les dangers de mort.
Si, dans le premier cas, on nous appelle forts, c'est avec restriction.
Cette vertu consiste proprement à braver les dangers de mort
pour une bonne fin, soit dans une guerre générale ; soit dans une lutte
privée, où un juge, par exemple, menacé du glaive, ne veut pas consentir à
s'écarter du bon droit ; soit dans tout danger de mort auquel on s'expose
par un motif de vertu, comme lorsque la crainte de la mort ne nous empêche pas
de soigner un ami en proie à une maladie contagieuse, ni d'entreprendre un
voyage pour une bonne œuvre, au risque d'être assailli par une tempête ou
attaqué par des malfaiteurs.
Le
martyre, où l'on subit une lutte personnelle en vue du souverain bien, qui est
Dieu, est une force très-louable, du genre de celle que l'on déploie sur un
champ de bataille : les martyrs sont des guerriers pleins de force.
Nous l'avons reconnu ; la force a plutôt pour objet de
réprimer la crainte, que de modérer l'audace. La première de ces choses, en
face du danger, est plus difficile que la seconde. Il s'ensuit que l'acte
principal de la force consiste à souffrir, c'est-à-dire à rester impassible dans
les périls, encore plus qu'à attaquer.
Il est
plus difficile de souffrir que d'attaquer, de demeurer ferme et inébranlable
dans les périls que de s'élancer tout d'un coup pour les affronter : les
audacieux volent au-devant du danger ; les hommes forts l'attendent.
L'homme fort agit pour le bien de sa propre habitude ; il
a pour fin prochaine de donner à son acte la ressemblance de sa vertu. Il n'en
a pas moins pour fin dernière la suprême béatitude, qui est Dieu même.
Que dans l'acte de la force, qui consiste principalement à
faire le sacrifice de sa vie et à endurer avec courage des douleurs
corporelles, il y ait un motif de plaisir à raison de sa bonté même et de la
fin qu'on se propose, nous l’admettons ; mais l'homme fort trouve
cependant une douleur physique et morale dans les maux qu'il endure et dans la
pensée qu'il va perdre la vie du corps, à laquelle tout homme vertueux peut
être attaché comme à un bien, non-seulement naturel, mais nécessaire aux œuvres
de vertu. C'est ce que signifient ces paroles que le saint vieillard Eléazar
adressait à Dieu : « Je souffre dans mon corps de rudes douleurs ;
mais mon âme les accepte volontiers à cause de votre crainte. » (2 Mac.
vi, 30.) La douleur sensible empêche ainsi d'éprouver une véritable joie. Nous
devons dire, toutefois, que la surabondance de la grâce divine peut élever
l'âme assez haut dans les régions divines où l'on goûte la délectation, pour
lui ôter le sentiment des tortures corporelles. Nous en avons une preuve dans
le glorieux martyr saint Tiburce, qui, marchant pieds nus sur des charbons
ardents, disait qu'il lui semblait fouler un tapis de roses.
Libre de choisir, le fort aime mieux connaître d'avance les
dangers qui le menacent; il les conjure alors, ou il leur résiste avec plus de
courage. « Les traits aperçus de loin, dit saint Grégoire, sont moins
dangereux, et on supporte plus facilement les maux de ce monde avec la prévoyance
pour bouclier. » Au point de vue de l'élection, la force ne porte donc pas
sur les choses subites. Sous le rapport de sa manifestation, il en est
autrement : elle se montre surtout dans les périls inopinés, où elle fait
agir comme par une seconde nature. Un danger soudain et imprévu la rend-il
nécessaire, l'homme fort, agissant sans préméditation ; fait voir qu'elle
est bien affermie dans son âme.
Si, comme les Stoïciens, nous appelions passions de l'âme les
affections déréglées de l'appétit sensitif, qu'ils désignaient sous le nom d'infirmités
et de maladies, nous devrions admettre que la colère et toutes les autres
passions doivent être bannies de l'âme des hommes vertueux. Mais, on s'en
souvient, nous avons reconnu (1. 2, q. 24, a. 2) avec les Péripatéticiens, dont
Aristote est le chef, que l'on doit appeler passions de l'âme tous les
mouvements de l'appétit sensitif, quels qu'ils soient. Dès lors, la colère et
les autres passions peuvent exister dans l'âme du juste sous l'empire de la
raison. Or, la raison mettant souvent l'appétit sensitif en exercice dans le
but de rendre l'action plus énergique et plus prompte, il est certain que la
colère, maintenue dans de justes limites, sert parfois à l'homme fort comme
élément de son acte.
Il est
une colère sage, modérée, toujours soumise à la raison, dont l'homme use selon
son libre arbitre : c'est de celle-là que la raison se sert comme d'un
instrument, et non pas de celle qui ne connaît point de règle. Il ne répugne
pas que l'instrument soit moins parfait que l'agent principal : le marteau
n'a pas les perfections de l'ouvrier.
La
force, nous l'avons vu, souffre et attaque ; elle n'a pas besoin de la
colère pour souffrir, mais elle y a recours pour attaquer les obstacles.
Les vertus cardinales se distinguent des autres en ce qu'elles
possèdent d'une manière éminente l'un des caractères généraux de la vertu. Or
il est un de ces caractères qui domine dans la force ; c’est la fermeté d'action.
Un homme, ferme dans le bien, mérite, en effet, des éloges d'autant plus grands
qu'il résiste à des causes de chute plus énergiques. Or, en cela, la douleur
corporelle a une puissance supérieure à la volupté. Saint Augustin en fait la
remarque : « On fuit la douleur plus qu'on ne désire le plaisir. Les
bêtes les plus féroces résistent, par crainte des blessures, à leurs instincts
les plus violents. » La force résiste aux maux et aux dangers les plus
redoutables de tous, à ceux qui conduisent à la mort ; donc elle est une
vertu cardinale.
Bien que
les dangers prochains de mort soient rares, les occasions de ces dangers ne le
sont pas : il suffit de suivre la justice pour s'attirer des ennemis
mortels.
La raison étant notre bien propre, la prudence, qui en est la
perfection même, tient le premier rang parmi les vertus cardinales. La justice,
qui porte au dehors le bien de la raison, en le faisant régner dans toutes les
choses humaines, vient après la prudence. Les deux autres vertus cardinales, la
force et la tempérance, qui, pour conserver ce bien, mettent un frein aux
passions, se présentent ensuite ; mais la force doit passer avant la
tempérance, rien n'étant plus efficace pour écarter l'homme de la conformité à
la raison que la crainte des dangers de mort. Voici donc, en résumé, l'ordre
des vertus cardinales : la prudence, la justice, la force, la tempérance.
Les autres vertus morales ne viennent qu'après celles-là.
La force
nous offre une utilité générale ; elle conserve la justice pendant la
guerre comme pendant la paix. « Les hommes justes et forts, disait
Aristote, sont tout particulièrement aimés, parce qu'ils sont utiles et dans la
guerre et dans la paix. »
La béatitude éternelle, qui n’est due qu'aux actes de vertu,
est promise au martyre par cette parole : « Heureux ceux qui
souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux est à
eux. » (Matth. v, 10.) Une telle promesse suffit pour établir que le
martyre est un acte de vertu.
Il appartient à la vertu de nous maintenir fermes dans le bien
de la raison, c'est-à-dire dans la vérité et dans la justice. Or le martyre
consiste à ne pas s'en écarter, malgré les efforts de la persécution. Donc il
est un acte de vertu.
On a
objecté que tout acte de vertu est volontaire, et que le martyre ne l'est pas
toujours ; on a cité l'exemple des saints innocents. — Les saints
Innocents obtinrent, par une pure grâce de Dieu, la gloire du martyre, que nous
n'obtenons qu'avec le concours de notre volonté. Le sang répandu pour le Christ
tient lieu du baptême. De même que les mérites du Sauveur, communiqués aux
enfants par la grâce baptismale, les rendent dignes de la gloire éternelle ;
de même les mérites de son martyre ont acquis la palme glorieuse à ceux dont le
sang fut répandu à la place du sien. Saint Augustin, s'adressant à ces jeunes
martyrs, leur disait : « Que celui-là doute de votre couronne en vous
voyant souffrir pour le Christ, qui ne croit pas à l'efficacité du baptême du
Christ dans les enfants. Vous n'étiez pas en âge de croire au Christ qui devait
souffrir ; mais vous aviez une chair capable de souffrir pour le Christ. »
Le martyre, où l'homme s'attache à la vertu d'une manière
inébranlable, en face de la mort même, sans que le péril imminent qui le menace
puisse lui faire abandonner la vérité et la justice, est un acte de la force ;
car, dans ce combat particulier contre la persécution se trouvent tous les
dangers de mort que l'on rencontre dans la guerre. De là ce que rapporte saint
Cyprien dans un de ses sermons : « La foule, qui était présente,
contemplait avec admiration ce céleste combat, où les serviteurs du Christ paraissaient
avec une voix libre, une âme ferme, une vertu divine. » De là encore ce que
chante l'Église au sujet des martyrs : « Ils se sont montrés forts
dans la guerre qu'on leur a suscitée. »
Le
martyre a pour cause la charité qui le commande, et pour but le soutien de la
foi de Jésus-Christ ; il appartient à la force, comme acte produit immédiatement
par elle. Si la patience des martyrs est surtout louée par les Docteurs de l'Église,
c'est que, dans le martyre, elle vient en aide à la force, dont l'acte principal
est de souffrir.
Du côté de la force même, le martyre n'est pas le plus parfait
de tous les actes vertueux. Souffrir la mort n'est pas de soi une chose digne
d'éloges : cette action n'est louable que par le bien qu'on s'y propose,
et qui consiste dans un acte de foi ou de charité ; acte meilleur que le
sacrifice de la vie, puisqu'il est sa fin. Mais, envisagé dans le motif qui le
détermine, c'est-à-dire dans la charité, le martyre est un acte de la plus
haute perfection. En effet, notre amour pour Dieu est d'autant plus manifeste
que nous lui sacrifions des choses plus aimées et que nous nous résignons à de
plus grandes souffrances. Or il n'est rien ici-bas que l'homme préfère à sa propre
vie, ni qu'il abhorre plus que la mort, et surtout la mort accompagnée de
cruelles tortures. Par conséquent, le martyre, signe de la plus parfaite
charité, est le plus parfait de tous les actes humains. « Nul, dit saint
Jean, ne saurait témoigner une charité plus grande qu'en donnant sa vie pour
ses amis. » (xv, 13.)
Martyr signifie témoin de la foi chrétienne, qui nous apprend
à mépriser les biens visibles pour les biens spirituels. Souffrir le martyre, c'est
rendre témoignage à sa foi, en montrant par action son mépris des choses
présentes et son amour pour les biens invisibles de l'autre monde. L'homme qui
vit encore n'a pas prouvé d'une manière efficace qu'il renonce absolument à
tout ce qui est corporel ; on a coutume de se résigner à la perte de ses
parents, de ses biens, et même aux souffrances du corps les plus cruelles, pour
conserver sa vie. « L'homme, disait Satan en parlant de Job, donne tout ce
qu'il possède pour sauver sa vie. » (Job, ii, 4.) Dans ces principes, le
martyre réel et complet n'existe pas sans la mort soufferte pour Jésus-Christ.
On n'est
pas proprement martyr pour avoir supporté la prison, l'exil, la perte de ses
biens ; à moins que la mort n'en soit résultée, comme l'histoire le rapporte
du Pape saint Marcel, qui mourut dans sa prison par suite de ses blessures. — Les
expressions des Pères d'où l'on voudrait conclure qu'il peut y avoir martyre
sans qu'on souffre la mort, sont dites par analogie. Il est des actions qui,
pour n'être pas un vrai martyre devant les hommes, suffisent, aux yeux de Dieu,
pour en mériter la récompense. — Le martyre consiste à subir volontairement la
mort plutôt que de trahir sa foi ; il est méritoire à partir du premier
moment où les tribulations commencent[256].
De la béatitude : « Heureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice » (Matth. v, 10), il résulte que l'on peut
être martyr pour la justice, qui comprend avec la foi toutes les autres vertus.
Les martyrs rendent témoignage aux vérités que le Christ nous
a révélées, et c'est de là qu'on les appelle ses martyrs, comme qui dirait ses
témoins. De plus, on rend témoignage aux vérités de la foi, non-seulement en
les croyant de cœur, mais encore en les confessant par ses paroles et par ses
actes, suivant ce mot : « Je vous montrerai ma foi par mes œuvres. »
(Jac. ii, 18) Les œuvres de toutes les vertus sont une profession des vérités
de la foi, qui nous apprend que Dieu exige ces œuvres de nous, et que nous
serons récompensés pour les avoir accomplies. Par conséquent, toutes les vertus
peuvent être la cause du martyre. Saint Jean-Baptiste est compté, dans l'Église,
au nombre des martyrs, parce qu'il a souffert la mort pour soutenir les droits
de la fidélité conjugale.
Souffrir,
par amour de Jésus-Christ, pour accomplir une bonne œuvre ou pour éviter un
péché ; refuser de mentir, parce que le mensonge est opposé à la loi
divine, sont des actes qui, rentrant dans la profession de la foi, peuvent
donner lieu à la gloire du martyre. Le bien humain lui-même, rapporté à Dieu,
peut devenir divin, et, comme tel, en être une cause.
Le Seigneur a dit : « Ne craignez pas ceux qui ne
peuvent que tuer le corps. » (Matth. x, 28.)
La bonté de nos actes consiste dans leur conformité à la
raison. — La crainte qui fait redouter et fuir ce que la raison prescrit de
supporter, afin de ne pas perdre un bien d'un ordre supérieur, est un péché. —
La crainte qui porte à éviter ce que la raison nous apprend à fuir, n'est ni
désordonnée ni coupable.
La
crainte n'est en elle-même ni louable ni blâmable ; mais elle mérite
louange ou blâme, selon qu'elle est conforme ou contraire à la raison. — Saint
Paul, en écrivant : « Serviteurs, obéissez à vos maitres temporels
avec crainte et tremblement » (Eph. vi, 5), recommandait la crainte
raisonnable, qui rend les serviteurs vigilants. — Les maux que la raison nous
porte à éviter sont ceux auxquels on ne saurait résister et dont on ne petit
tirer aucun avantage.
Nous l'avons remarqué ailleurs, la crainte procède de l'amour :
nul ne craint que le contraire de ce qu'il aime. De même qu'il y a dans tous
les péchés un amour désordonné qui les produit, il s'y trouve aussi une crainte
désordonnée : l'avare craint de perdre son argent, le voluptueux ses
plaisirs, et ainsi des autres. Mais, comme la crainte principale provient des
dangers de mort et que, dans une semblable crainte, le désordre est opposé à la
force, on peut dire, par antonomase, que la crainte ou la timidité est opposée
à la vertu de la force.
On a
objecté que, loin d'être opposée à la force qui brave les dangers de mort, la
crainte a parfois de l'analogie avec elle, puisqu'il est des hommes qui
s'exposent à la mort par la peur de l'esclavage ou de l'ignominie ; témoin
Caton, qui se suicida pour échapper à la domination de César. — Il faut
observer que les actes humains se jugent par la fin que l'on se propose. Il
appartient à l'homme fort de s'exposer à des dangers de mort en vue d'un bien.
S'y exposer pour éviter la servitude ou toute autre chose pénible, c'est être
déjà vaincu par la crainte, qui est le contraire de la force : « Mourir
pour se dérober à l'indigence, à la servitude, à une souffrance quelle qu'elle
soit, ce n'est pas une preuve de force, disait très-bien Aristote, c'est plutôt
l'indice de la faiblesse et de la timidité : il n'appartient qu'à la
mollesse de fuir les choses laborieuses. » Caton, se donnant la mort pour
ne pas devenir l'esclave de César, était vaincu par la Crainte.
La crainte est un péché par suite du désordre qu'elle
renferme, lorsqu'elle fuit ce que la raison nous défend de fuir. — Agit-elle
sur la sensibilité seule sans obtenir le consentement de la volonté, elle ne va
pas au-delà du péché véniel. — Affecte-t-elle la volonté de telle sorte que celle-ci,
agissant librement et avec délibération, soit disposée à transgresser un
précepte de la loi divine, elle est un péché mortel ; hors de là, elle
sera un péché véniel.
Celle
qui porte sur une œuvre conseillée par la perfection ne constitue aucun péché
dès qu'elle est justifiée par une cause raisonnable.
La crainte, avons-nous dit, devient un péché par son
opposition aux ordres de la raison. Or la raison nous enseigne à éviter
certains maux plus que d'autres. — Supporter un mal moins grave aux yeux de la
raison pour en éviter un plus grand, ce n'est point une faute : on doit,
par exemple, se résigner à la perte d'un bien temporel pour conserver sa vie. —
Au contraire, encourir un mal plus grave aux yeux de la raison, pour en éviter
un moins grand, est un désordre qui n'est jamais totalement excusable. Les maux
de l'âme, les péchés, étant plus à craindre que les maux du corps, et ceux-ci
plus que la perte des biens extérieurs, l'homme qui, pour se soustraire aux
souffrances du corps, aux blessures, à la mort ou à une perte d'argent, consent
à encourir le mal de son âme, n'est pas exempt de péché. — Nous devons
convenir. toutefois que les fautes commises sous l'empire de la crainte perdent
de leur gravité ; elles sont moins volontaires. « Les actes produits
sous une sorte de nécessité imposée par la crainte, dit le Philosophe, doivent
être considérés comme mêlés de volontaire et d'involontaire. »
La
crainte peut nous servir d'excuse, comme principe d'involontaire.
Ce blâme, concernant le juge inique : ‘Il ne craignait ni
Dieu ni les hommes » (Luc, xviii, 2), suffit pour prouver que l'absence de
toute crainte est un péché.
La nature a gravé dans le cœur de chaque homme l'amour de sa
propre vie et de tous les biens qui s'y rapportent : nous devons aimer ces
choses dans l'ordre voulu par la divine Providence, c'est-à-dire, non comme
notre fin, mais comme propres à nous y conduire. Ne pas craindre la mort et les
autres maux temporels, c'est agir contre l'inclination même de la nature ;
et de là un péché, par défaut d'affection pour ce que la nature nous apprend à
aimer. Ce manque de crainte peut résulter de deux causes : d'un excès
d'orgueil et d'une sorte de folie. D'un excès d'orgueil, comme on le voit dans
ceux qui, présumant favorablement d'eux-mêmes, méprisent les autres, selon
cette parole : « Ils en sont venus à ne craindre personne, ils voient
tout avec dédain » (Job, xli, 24) ; d'un défaut de raison, ainsi que
le remarque le Philosophe, qui dit, au sujet des Celtes : « Ce peuple
insensé ne craint rien. »
Donc, ne rien craindre est une disposition vicieuse qui accuse
ou un défaut d'amour, ou un excès d'orgueil, ou une sorte d'aliénation,
laquelle excuse du péché quand elle est invincible.
L'Esprit-Saint
(Prov. xxviii, 1) a loué le juste de ce qu'il est à l'abri de la crainte qui
éloigne les autres de la vertu, mais non pas de ce qu'il n'a aucune sorte de
crainte ; car l'Écriture dit en un autre endroit : « Celui qui
n'a aucune crainte ne saurait être justifié » (Eccl. i, 28) ; et
ailleurs encore : « Le Sage craint et s'éloigne du mal » (Prov..
xiv, 16), ce qui signifie qu'il craint la mort et les autres maux comme des
obstacles au bien qu'il peut faire à soi ou aux autres. Les biens temporels
doivent être méprisés en tant qu'ils nous écartent de l'amour et de la crainte
de Dieu, et c'est dans ce sens qu'il est écrit : « Celui qui craint
le Seigneur ne tremblera pas » (Eccl. xxxiv, 16) ; mais il ne faut
pas les dédaigner en tant qu'ils nous fournissent un secours pour craindre et
aimer Dieu.
Puisque les vertus morales établissent dans nos actions une
mesure fixée par la raison, la vertu de la force veut que les hommes redoutent
ce qui mérite d'être craint, et dès lors la véritable mesure de la crainte peut
être méconnue par défaut aussi bien que par excès. C'est pourquoi, comme la
timidité est opposée à la force par un excès de crainte ; ainsi la
témérité lui est opposée par un défaut de crainte à l'égard de ce qui est
redoutable.
Il est écrit : « N'allez pas en voyage avec un
audacieux, de peur qu'il ne fasse peser sur vous ses propres maux. »
(Eccl. viii, 18.)
La passion de l'audace rentre dans la vertu de la force, quand
elle est conduite par la raison. Mais, les passions pouvant s'écarter de la
raison, soit par excès, soit par défaut, et devenir ainsi des vices, l'audace
dénuée de modération est un péché. Assez souvent, en matière de passions, les
noms désignent l'excès ; parlons-nous de la colère, nous entendons
généralement une colère déréglée, et conséquemment vicieuse. C'est ainsi qu'il
faut entendre l'audace, quand on en fait un péché.
Chaque vertu morale doit observer, dans sa sphère, le mode
prescrit par la raison. Tout vice qui méconnaît ce mode dans la matière d'une
vertu est contraire à cette vertu même, comme le désordre est opposé à l'ordre.
L'audace, comme vice, désigne l'excès de la passion qui porte ce nom. Elle est
conséquemment opposée à la force, qui a pour objet, nous l'avons vu, de modérer
la crainte et l'audace.
« Les
audacieux, dit le Philosophe, pleins d'ardeur avant le combat, se retirent
quand ils le voient de près. » Ils ne sont pas véritablement forts ;
ils cèdent à la crainte.
La force se révèle par deux actes principaux, l'un actif,
l'autre passif : entreprendre et supporter.
Pour entreprendre de
grandes choses, il faut d'abord une disposition de l'âme que Cicéron appelle la
confiance, et Aristote la magnanimité : c'est un sentiment
assuré qui porte l'âme vers les œuvres grandes et honorables. Il faut ensuite,
pour que l'on ne défaille pas dans l'accomplissement des grandes œuvres
commencées avec magnanimité, la magnificence,
qui met les dépenses en rapport avec la grandeur des desseins.
Pour supporter, deux
conditions sont pareillement requises : la patience, qui consiste, dit Cicéron, dans le support volontaire et
prolongé des travaux difficiles ; et la persévérance, ou la constance inébranlable de l'esprit dans un
dessein mûrement réfléchi.
La magnanimité, — son nom l'indique, — est une inclination de
l'âme vers ce qui est grand ; elle tend aux grandes actions et fait un bon
usage des grandes choses. Or, parmi les biens extérieurs dont nous pouvons
user, le plus excellent est l'honneur, soit parce qu'il se rapproche beaucoup
de la vertu, dont il est comme la preuve vivante et à laquelle il rend
témoignage, soit parce qu'on le consacre à Dieu et aux créatures supérieures,
soit parce que les hommes, pour l'obtenir et éviter le déshonneur, n'épargnent
rien. Puisque la magnanimité consiste à rechercher ce qui est grand, elle a
pour matière propre les honneurs.
Quoi !
dira quelqu'un, la vertu ne consiste-t-elle pas à fuir les honneurs plutôt qu'à
les désirer ? — La vertu, il est vrai, veut que l'on ne fasse rien
d'inconvenant pour acquérir les honneurs, et qu'on ne les estime pas au-dessus
de leur valeur ; mais on devrait blâmer un homme qui, par mépris de
l'honneur, irait jusqu'à ne vouloir faire aucune œuvre digne d'éloges. La
magnanimité, sans attacher un grand prix aux honneurs humains, nous excite aux
actions honorables.
Les honneurs donnent lieu à deux habitudes : l'une, qui
recherche les petits honneurs ; et celle-là n'a pas reçu de nom propre
comme vertu, l'amour et le mépris de ces honneurs étant loués tour à tour,
suivant qu'on les accepte ou qu'on les repousse avec modération. L'autre
habitude a pour objet les grands honneurs ; elle se nomme la magnanimité.
Faire ce qui mérite un honneur éminent, voilà son but.
L'homme
magnanime ne se laisse ni enorgueillir dans les honneurs, ni abattre dans les
outrages. Les honneurs, grands ou petits, il les regarde comme au-dessous de
lui, sachant bien que la vertu, honorée de Dieu même, n'a pas sa récompense
ici-bas ; les outrages, il les méprise, parce qu'il ne les mérite pas.
Il est de l'essence de la vertu humaine de conserver, dans les
affaires de la terre, le bien de la raison. Or, parmi les biens extérieurs, les
honneurs tiennent le premier rang. La magnanimité, qui porte une mesure
raisonnable dans la recherche des plus éminents, est donc une vertu.
Il n'est
pas possible à tout homme vertueux de produire les actes de la magnanimité ;
c'est le partage des grands. Mais on peut toujours posséder la disposition par
laquelle on les accomplirait, si la situation où l'on est le permettait.
La
magnanimité n'est point opposée à l'humilité; car il y a en nous des qualités
qui sont un don de Dieu, et des défauts qui viennent de l'infirmité de notre
nature. L'homme magnanime s'estime beaucoup, en considération des dons qu'il a
reçus de Dieu. L'homme humble s'estime peu, en considération de ses propres
imperfections. L'homme magnanime n'estime pas les hommes, en tant qu'ils
manquent des dons de Dieu. L'homme humble honore tous les hommes et les croit
supérieurs à lui, en regardant en eux les dons de Dieu. C'est ainsi que le
Psalmiste, parlant de l'homme juste, après avoir dit : « Le méchant a
été réduit à rien en sa présence, » ce qui indique le mépris du magnanime,
ajoute que le juste « glorifie ceux qui craignent Dieu ; »
paroles qui se rapportent aux honneurs que l'homme humble se plaît à rendre.
L'humilité et la magnanimité, on le voit, ne sont pas opposées ; elles
agissent seulement par des considérations différentes.
Voici,
au physique et au moral, ce qui distingue le magnanime. Les mouvements de son
corps correspondent aux sentiments de son âme ; sa démarche mesurée est
exempte d'empressement ; sa voix est grave, sa parole assurée. Il excelle
dans la gratitude et rend de plus grands services que ceux qu'il a reçus. Il ne
s'occupe que des choses importantes, qui seules sont de son ressort. Il ne
s'avilit pas en reniant sa grandeur ; mais il ne la montre pas tout
entière, surtout en présence de ses inférieurs. Il n'est grand et magnanime
qu'avec les personnes riches ou constituées en dignité. Il se met à la portée
des autres ; il sait vivre avec tout le monde, grands et petits, autant
que les convenances l'exigent ; en tout, il préfère ce qui est honorable à
ce qui est utile.
La magnanimité est une vertu spéciale, puisqu'elle a pour
matière déterminée les grands honneurs, auxquels elle applique la règle de la
raison. Mais, comme l'honneur est aussi la récompense de toutes les autres
vertus, elle peut, en raison même de sa matière, se rattacher à toutes les
vertus.
Le
magnanime cherche ce qui est grand dans chaque vertu, parce qu'il incline vers
tout ce qui mérite un grand honneur ; aussi donne-t-il à toutes ses
actions le caractère de la perfection et de la grandeur.
Bienfaisant,
il donne facilement et beaucoup. Vous ne le verrez jamais violer la justice, ni
manquer à quelque vertu, pour s'épargner une porte ou une souffrance. Il ne
trahit point la vérité et ne s'abandonne point aux plaintes ; cela serait
contraire à la perfection et à la grandeur de son âme. Toutes les vertus ont
une beauté spéciale qui leur est propre ; celle qui leur vient de la magnanimité
les embellit encore.
La magnanimité a cela de commun avec la force qu'elle affermit
l'âme dans les entreprises difficiles ; elle lui est inférieure en ce
qu'il n'est pas aussi aisé de conserver la fermeté d'âme dans les périls de
mort que dans la recherche des grands biens vers lesquels elle élève notre
esprit. Il suit de là qu'elle s'unit à la force, comme une vertu secondaire à
une vertu principale.
La force
et la magnanimité se prennent quelquefois l'une pour l'autre ; il n'en est
pas moins certain que la vertu de la force l'emporte par son étendue sur la
magnanimité.
Le mot confiance (fiducia), par son étymologie même (fides),
signifie une conviction mêlée d'espérance. La magnanimité ayant pour objet
l'espérance d'une chose difficile à obtenir et la confiance étant précisément
ce qui donne à l'espérance l'énergie et la conviction, la confiance revient à
la magnanimité.
L'homme
magnanime a besoin de Dieu et des autres hommes. En tant qu'il a besoin de ses
semblables, il a confiance en eux : il est de notre excellence de pouvoir
compter immédiatement sur le secours de nos semblables.
« L'homme magnanime ne se laisse abattre ni par les
troubles de l'âme, ni par les attaques des hommes, ni par les revers de la
fortune, » dit Cicéron. Or, en cela consiste la sécurité.
Renfermée donc dans les limites de la raison, la sécurité est
une condition de la force et de la magnanimité ; elle appartient
immédiatement à la force, et, par voie de conséquence, à la magnanimité, en
tant qu'elle repousse le désespoir en éloignant la crainte.
Nous l'avons dit, la magnanimité a les honneurs pour objet et
les grandes œuvres pour fin. Sous ces deux rapports, les biens de la fortune
lui sont utiles. En effet, les honneurs ne sont pas décernés uniquement par les
sages ; ils le sont aussi par la multitude, qui, estimant beaucoup les
biens de la fortune, rend de plus grands honneurs aux hommes riches. D'un autre
côté, les richesses servent d'instrument aux actes de la magnanimité ; par
elles, aussi bien que par la puissance et par les amis, on, a la faculté de
faire de grandes choses. Les biens de la fortune servent donc à la magnanimité.
Le
magnanime reconnaît l'utilité des richesses pour opérer le bien. Mais, s'il
s'agit de faire une action inconvenante pour les obtenir, il les méprise ;
il ne s'enorgueillit point de les posséder, il ne s'afflige pas de les perdre.
« O coupable présomption, d'où est-tu sortie ? »
Ce sont les paroles de l'Esprit-Saint. (Eccl. xxxvii, 3.)
Dans le monde physique, les actes sont proportionnés à la
force des agents ; ceux-ci ne dépassent jamais les limites de leurs
facultés. C'est pécher contre cette loi de la nature que d'entreprendre ce qui
est au-dessus de nos forces ; en cela précisément consiste la présomption,
comme son nom l'indique : donc elle est un péché.
N'en
concluons point que l'on ne doit pas tendre de tout son pouvoir vers le monde
divin, qui est naturellement au-dessus de nous. Nous avons en nous une faculté
naturelle, l'intelligence, par laquelle nous pouvons nous unir à Dieu et tendre
vers ce qui est immortel. Il est vrai, saint Paul dit : « Nous ne
sommes pas capables d'avoir de nous-mêmes une bonne pensée » (2 Cor. iii,
5) ; mais comme nous pouvons d'une certaine façon nous-mêmes ce que nous
pouvons par nos amis, ce n'est pas de la présomption que de tendre au bien et à
la vertu avec le secours de Dieu même,
La présomption est opposée à la magnanimité par excès. Non pas
qu'elle ait des vues plus hautes, mais elle porte l'homme à dépasser la mesure
de ses facultés, tandis que la magnanimité conserve toujours une juste
proportion entre nos forces et le but très élevé qu'elle se propose.
« L'excès
de la magnanimité, disait Sénèque, rend l'homme fier, inquiet, menaçant,
turbulent, prompt à s'élever par ses paroles et par ses actions, sans s'occuper
de leur honnêteté. » Si le présomptueux semble surpasser l'homme magnanime,
cette supériorité est purement apparente ; il lui est de beaucoup
inférieur en réalité.
L'Apôtre dit : « La charité n'est point ambitieuse,
elle ne cherche point ses intérêts. » (1 Cor. xiii, 5.) Le péché seul
répugne à la charité : donc l'ambition est un péché.
Notre excellence, à laquelle les hommes rendent témoignage par
l'honneur, ne vient pas de nous ; elle nous est donnée d'en haut. À Dieu
même en appartient principalement la gloire. De plus, cette excellence nous est
accordée pour l'avantage du prochain, et dès lors nous ne devons nous réjouir des
honneurs que nous recevons qu'autant qu'ils nous sont un moyen d'être utiles
dans la société.
Il suit de ces principes que la recherche de l'honneur est
déréglée de trois façons : d'abord, dès qu'on le désire pour une
excellence que l'on n'a pas ; ensuite, quand on le veut pour soi-même,
sans le rapporter à Dieu ; enfin, lorsqu'on ne se propose pas
de s'en servir pour faire le bien. Il est donc
bien évident que l'ambition, qui est un amour désordonné de l'honneur, est
toujours un péché.
L'honneur
est un bien ; mais le désir du bien doit être réglé par la raison, sans
quoi il est vicieux. L'homme vertueux tend avant tout à la béatitude, véritable
récompense de la vertu. — Renfermé dans de justes limites, l'amour de l'honneur
excite à la pratique du bien et à la fuite du mal ; déréglé, il donne
occasion à une multitude de péchés. L'homme qui n'aurait en vue que l'honneur
en faisant le bien et en évitant le mal ne serait pas vraiment vertueux. « Ceux-là
ne sont pas vraiment forts, a dit très bien Aristote, qui ne font des actes de
force que pour conquérir l'honneur. »
L'ambition est un désir déréglé de l'honneur, que
la magnanimité recherche d'une manière conforme
à la raison ; elle est opposée à la magnanimité, comme l'excès à la règle.
L'ambition
et la présomption sont également opposées à la magnanimité par excès.
L'ambitieux veut les honneurs et les dignités d'une manière déréglée ; le
présomptueux veut des choses supérieures à ses facultés.
Saint Augustin disait : « Le sage sait que l'amour
de la louange est vicieux.
Connaître son propre bien et l'approuver comme digne de
louanges, ce n'est pas un péché. Saint Paul écrivait : « Nous avons
reçu, non l'esprit de ce monde, mais l'esprit de Dieu, afin que nous
connaissions les dons que nous tenons de Dieu même. » (1 Cor. ii, 12.) — Il
ne nous est pas défendu non plus de vouloir que l'on approuve nos bonnes œuvres.
Il est écrit : « Que votre lumière brille devant les hommes. »
(Matth. v, 16.) — Ce qui est illicite, c'est l'amour de la vaine gloire ; car
il ne saurait être permis d'aimer ce qui est vain : « Pourquoi
aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge ? » s'écriait le
Psalmiste (iv, 3). — Or, la gloire peut être vaine de trois manières : premièrement,
lorsque nous voulons nous glorifier de ce qui n'est pas digne ou de ce qui est
indigne de gloire ; par exemple, d'une chose fragile, caduque ou mauvaise ;
deuxièmement, lorsque nous demandons la gloire à des hommes qui n'ont pas un
jugement droit ; troisièmement, lorsque nous ne rapportons pas notre désir
de la gloire à une fin légitime, à l'honneur de Dieu ou au salut du prochain.
Dans ces trois cas, le désir de la gloire est un péché.
En
recherchant la gloire, dira quelqu'un, on imite Dieu même, qui tire la sienne
des hommes. — « Il est dangereux, répond saint Augustin, de se plaire à
soi-même quand l'orgueil est à craindre. Celui-là seul qui est au-dessus de
tout ne s'enorgueillit pas, si grandes que soient les louanges qu'il se donne.
Il nous est utile de connaître Dieu, et nous ne le pouvons connaître s'il ne se
montre pas à nous. Il cherche sa gloire pour nous, et non pour lui. » De
même, l'homme peut légitimement désirer sa gloire pour l'utilité des autres,
comme le marque cette parole : « Que les hommes voient vos bonnes œuvres
et qu'ils glorifient votre Père, qui est dans les cieux. » (Matth. v, 16.)
— Ne confondons pas la gloire qui vient des hommes avec la vraie gloire que
Dieu donne. Celle-ci, loin d'être vaine, est la véritable récompense des bonnes
œuvres. « Que celui qui se glorifie, disait saint Paul, se glorifie dans
le Seigneur ; il n'y a de bon que celui à qui Dieu rend témoignage. »
(2 Cor. x, 17.) Le désir de la gloire humaine porte parfois à des actes de vertu,
comme le désir des autres biens terrestres ; mais saint Augustin remarque
avec raison que l'on n'est pas pour cela un homme vertueux.
Bien
qu'il ne faille pas se complaire vainement dans la louange des hommes, on peut
néanmoins la désirer par un motif d'utilité, soit pour que Dieu en soit glorifié,
soit pour que les hommes profitent du bien qu'ils voient en nous, soit même
afin que leur témoignage nous excite nous-mêmes à persévérer dans nos bonnes
actions et nous avancer de plus en plus dans la vertu. Il est louable, dans un
tel but, de s'inquiéter de sa bonne réputation, et de faire le bien devant Dieu
et devant les hommes.
« Gardons-nous de la soif de la gloire, disait Cicéron ;
« elle enlève à l'esprit la liberté d'action, que les hommes magnanimes
doivent conserver. »
Si la magnanimité use de l'honneur, et conséquemment de la
gloire, avec modération, le désir déréglé de la gloire lui est directement
opposé ; or, telle est la vaine gloire.
Il
répugne à la grandeur d'âme d'estimer beaucoup ce qui n'a que peu d'importance,
et surtout de s'en glorifier. Aux yeux de l'homme magnanime, les honneurs de ce
monde ne sont point d'un grand prix ; il s'occupe plus de la vérité que de
l'opinion des hommes.
« La vaine gloire, dit saint Jean Chrysostôme, se
rencontre même chez les serviteurs de Jésus-Christ, » dans lesquels
cependant il n'y a pas de péché mortel.
Un péché est mortel quand il est opposé à la charité. Or, le
péché de la vaine gloire, considéré en lui-même, n'est pas contraire à l'amour
du prochain ; mais il peut être contraire à l'amour de Dieu de deux
manières : d'abord, en raison de la chose dont on se glorifie, dès qu'elle
est fausse et injurieuse à Dieu, ou qu'on la préfère à Dieu même, aimant mieux
la gloire des hommes que celle de Dieu ; ensuite, du côté de l'intention
de celui qui se glorifie, lorsqu'il se propose la gloire humaine comme sa fin
dernière, faisant pour elle toutes ses actions même vertueuses, et ne craignant
pas de violer les lois divines pour l'obtenir. Dans ces deux cas la vaine
gloire est un péché mortel. — Si l'amour, quoique vain, de la gloire humaine,
n'est opposé à la charité ni par les choses dont on se glorifie, ni par
l'intention qu'on a en se glorifiant, il est seulement un péché véniel.
Cette
parole du Sauveur : « Prenez garde d'accomplir votre justice devant
les hommes, pour être vu par eux ; autrement, vous n'en recevrez point la
récompense de votre Père, qui est dans les cieux » (Matth. v, 1), ne
prouve pas que la vaine gloire soit toujours un péché mortel. Elle démontre
seulement que, en péchant, l'on ne saurait mériter la vie éternelle,
c'est-à-dire qu'une action faite par vaine gloire perd son mérite, alors même
que cette vaine gloire n'est pas un péché mortel. Quoiqu'il en soit, la vaine
gloire est un péché dangereux ; en rendant l'homme présomptueux et trop
confiant en lui-même, elle le conduit à des fautes graves qui lui font perdre
les biens spirituels.
Il y a sur les péchés capitaux deux sentiments. Le premier met
l'orgueil en tête de tous, et l'on n'y nomme point la vaine gloire. Le second
substitue la vaine gloire à l'orgueil. La gloire étant généralement
très-recherchée pour l'excellence et la supériorité qu'elle confère dans les
choses humaines, les désirs déréglés qu'elle enfante donnent lieu à beaucoup de
vices, et, pour ce motif, la vaine gloire est un péché capital. Ce second
sentiment, qui est celui de saint Grégoire, nous parait le mieux fondé[257].
De ce
que la vaine gloire a sa source dans l'orgueil, il ne s'ensuit pas qu'elle ne
soit pas un vice capital : l'orgueil est le père de tous les vices.
La vaine
gloire, direz-vous, n'est pas toujours un péché mortel. — Un péché capital
n'est pas nécessairement un péché mortel. Le péché véniel peut être l'origine
d'un péché mortel, par manière de disposition ; cela suffit pour que la
vaine gloire soit un vice capital.
On a le droit de regarder comme filles d'un vice capital les
mauvaises inclinations qui se rapportent à la même fin que lui. Or, les hommes
sont portés de deux façons à la fin même de la vaine gloire, qui est de montrer
leur propre excellence. Ils y tendent directement : par la jactance, en se vantant dans leurs
paroles ; par la présomption des nouveautés,
en voulant exciter l'admiration ; et par l'hypocrisie, qui consiste dans des actions fausses. Ils y tendent
indirectement en ne voulant pas paraître inférieurs aux autres, et ici se
présentent l'opiniâtreté, qui refuse
d'abandonner son sentiment pour un avis meilleur ; la discorde, qui ne veut rien céder pour la paix ; la contention, où l'on se dispute avec
bruit ; et la désobéissance, par
laquelle on ne veut point se soumettre à l'ordre d'un supérieur.
La pusillanimité, d'après ces paroles de l'Apôtre : « Pères,
n'irritez pas vos enfants, de peur qu'ils ne deviennent pusillanimes »
(Col. iii, 21), doit être bannie : donc elle est un péché.
Celui-là est coupable qui contrarie les inclinations de la
nature et en viole les lois. Or, tous les êtres animés et inanimés ont une
inclination naturelle à agir selon la mesure de leurs facultés. C'est pourquoi,
si le présomptueux, en dépassant la mesure de ses forces dans ce qu'il entreprend,
commet un péché, le pusillanime en commet également un, en refusant de
développer ses facultés et en ne voulant pas entreprendre les œuvres dont il est
capable. Le serviteur qui, par pusillanimité, cacha dans la terre l'argent
qu'on lui avait donné, fut justement puni par son maître. (Luc xix.)
Le
pusillanime sera puni pour avoir refusé d'être utile au prochain selon ses
forces. — Est-il exempt d'orgueil ? Non ; c'est par un trop grand
attachement à son sentiment propre qu'il se croit incapable de ce qu'il
pourrait faire. « Le paresseux, dit l'Écriture, se croit plus sage que
sept hommes qui parlent avec sagesse. » (Prov. xxvi, 16.) Si plusieurs
saints, comme Moïse et Jérémie, considérant leur faiblesse naturelle,
refusèrent l'office auquel ils étaient appelés par la grâce, ils ne furent pas
du moins opiniâtres dans leur refus, de peur de tomber dans l'orgueil.
La pusillanimité peut être envisagée en elle-même, dans sa
cause et dans ses effets. En elle-même, elle est opposée à la magnanimité,
comme la petitesse est opposée à la grandeur d'âme ; les mots l'indiquent.
Le magnanime tend, par sa grandeur même, à tout ce qui est élevé, tandis que le
pusillanime s'en retire par petitesse. Envisagée dans sa cause, elle vient de
l'intelligence qui méconnaît sa valeur, et de la volonté qui a peur d'échouer
dans une entreprise que l'on croit à tort au-dessus de ses forces. Quant à ses
effets, elle consiste à s'éloigner des grands desseins que l'on est capable de
réaliser. — L'opposition des vices et des vertus se mesurant sur leur nature
même, beaucoup plus que sur leur cause ou sur leurs effets, la pusillanimité
est directement opposée à la magnanimité.
Sous le
rapport de sa cause, la pusillanimité provient surtout de la paresse qui
empêche un homme d'examiner de quoi il est capable et d'essayer ce qu'il peut
faire. Elle est, dans son genre, un péché plus grave que la présomption ;
elle éloigne davantage les hommes du bien, quoique la présomption soit aussi
très-funeste par l'orgueil dont elle procède.
La vertu humaine est une sorte de participation de la vertu
divine. Or, comme le proclame le Psalmiste, « la magnificence divine se
montre dans les nuées. » (lxvii, 35.) Cela suffit pour conclure que la
magnificence est une vertu.
On appelle vertu ce qui marque la plus haute puissance de nos
facultés. L'essence de la vertu consistant dès lors dans une certaine grandeur,
la magnificence, qui, comme son nom l'indique, s'élève à la première condition
de la vertu, à quelque chose de grand, est véritablement elle-même une vertu.
Faire
quelque chose de grand, voilà le propre de la magnificence. Ce qui appartient à
quelqu'un n'étant pas véritablement grand en comparaison du culte divin et des
affaires publiques, l'homme magnifique ne fait pas de grandes dépenses pour
lui-même ; mais sa vertu brille néanmoins, soit dans les circonstances
personnelles qui n'arrivent qu'une fois, comme les noces et d'autres fêtes
semblables ; soit dans certaines œuvres qui doivent durer longtemps,
telles que la construction d'une habitation convenable, etc.
La magnificence est placée par le Philosophe au nombre des
vertus spéciales. — Elle en est une, effectivement, quand on la prend dans son
sens propre, qui est de faire quelque chose de grand ; elle veut que les œuvres
produites par les arts aient une certaine importance, soit par les dimensions,
soit par la valeur, soit par la dignité.
La
magnificence tend à la grandeur dans les objets d'art, comme la magnanimité y
tend dans tous les genres de vertu. « La magnificence, dit Cicéron, éclate
principalement dans les œuvres grandes et splendides dont s'occupent les
esprits vastes et élevés. » Elle s'unit surtout à la sainteté, parce qu'il
n'existe pas de fin plus élevée que l'honneur de Dieu. De là cette parole du
Psalmiste : « La sainteté et la magnificence se trouvent dans son
sanctuaire. » (Ps. xcv, 6.)
La magnificence, dont le but est de faire quelque chose de
grand et qui doit proportionner les dépenses aux œuvres, a comme un triple
objet : d'abord les grandes dépenses, sans lesquelles on ne fait rien
d'important ; ensuite le maniement de l'argent, nécessaire à de telles
dépenses ; et enfin la modération de l'amour de l'argent, pour que
l'avarice n'y devienne pas un obstacle.
L'argent
est l'objet de la libéralité et de la magnificence : de la libéralité, qui
en fait l'usage ordinaire ; de la magnificence, qui cherche la grandeur
dans son emploi.
Alors,
dira-t-on, les riches seuls peuvent avoir la vertu de la magnificence. — Il
faut se détromper ; l'acte principal d'une vertu est dans la volonté. Les
pauvres peuvent, sans les biens de la fortune, nécessaires seulement aux actes
extérieurs, être magnifiques relativement à leur position, par comparaison de
ce qu'ils font avec ce qu'ils possèdent.
Pour qu'une vertu soit unie à une vertu principale, il faut,
premièrement, qu'elle ait du rapport avec elle ; secondement, qu'elle en
soit dépassée sur quelque point. La magnificence et la force tendent toutes les
deux à un but ardu et difficile ; elles ont, par là même, du rapport l'une
avec l'autre. Mais la force, qui affronte des dangers personnels, est
supérieure à la magnificence, dont toute la difficulté consiste à se résoudre
aux grandes dépenses, ce qui est beaucoup moins grave qu'un péril de mort.
C'est pourquoi la magnificence fait partie de la force.
Tandis que l'homme magnifique recherche principalement la
grandeur des œuvres et ne s'occupe que secondairement des dépenses auxquelles
il consent sans peine pour produire quelque chose de splendide, le
parcimonieux, au contraire, cherche avant tout à dépenser peu, et, dans ce but,
il se résout à la petitesse des œuvres. Alors même qu'il fait de grandes
choses, il en perd le mérite, voulant trop épargner. Ainsi, faute de garder la
proportion convenable entre l'œuvre et la dépense, la parcimonie est vicieuse.
À la parcimonie, qui ne met pas la proportion voulue entre la
dépense et la grandeur des œuvres, est opposée la profusion ou la prodigalité,
par laquelle on dépasse les limites de la raison dans les dépenses.
Entre
ces deux extrêmes se trouve la magnificence, qui fait quelque chose de grand
sans lésinerie ni prodigalité.
« La patience, dit saint Augustin, est un don si grand
qu'on l'a louée dans celui-là même qui nous la donne. »
« La tristesse, a dit le Saint-Esprit, tue beaucoup
d'hommes, et il n'y a point d'utilité en elle. » Il faut nécessairement
que nous ayons une vertu qui empêche notre raison de succomber à ses atteintes.
Cette vertu, c'est la patience, par laquelle nous supportons avec une grande
égalité d'âme les maux de cette vie, nous gardant d'abandonner les biens qui
doivent nous conduire à un état plus parfait. Il est manifeste par-là que la
patience est une vertu.
L'homme
véritablement patient aime mieux supporter le mal que de le commettre. — Quant
à celui qui souffre en faisant le mal, on doit admirer sa dureté, et non sa
patience.
La vertu de la patience, par laquelle nous sommes uniquement
éloignés du mal, est inférieure non-seulement à la foi, à l'espérance et à la
charité, mais encore à la justice et à la prudence, qui nous mettent
immédiatement en rapport avec le bien. Elle ne tient pas même le premier rang
parmi les vertus qui préservent les hommes du mal ; car les dangers de
mort, que brave la force, et les plaisirs du toucher, objet de la tempérance,
ont plus de puissance pour nous éloigner du bien que les adversités, où la
patience est nécessaire.
Saint
Jacques (i, 4) dit que la patience est une œuvre parfaite, pour nous faire
entendre qu'il en est ainsi dans la mauvaise fortune, qui conduit à la
tristesse, à la colère et à la haine. — Si la patience est appelée par saint
Grégoire la racine et la gardienne de toutes les vertus, c'est qu'elle écarte
ce qui serait un obstacle à leur naissance et à leur accroissement.
David disait : « Ma patience me vient de Dieu. »
(Ps. lxi, 6.)
Il n'y a que la charité, par laquelle nous aimons Dieu plus
que toutes choses, qui puisse nous porter à préférer les biens de la grâce aux
biens naturels, dont la perte nous cause de la douleur. C'est pourquoi la
patience, comme vertu, naît de la charité, selon cette parole de l'Apôtre :
« La charité est patiente. » (1 Cor. xiii, 4.) D'un autre côté, la
charité n'existe que par la grâce, d'après cette autre parole : « La
charité de Dieu a été répandue dans nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été
donné. » (Rom. v, 5.) Donc nous ne pouvons avoir la patience sans le secours
de la grâce.
On nous
dira peut-être que beaucoup d'hommes supportent, sans la grâce, des travaux et
des douleurs pour les vices qu'ils aiment. — Nous répondons que si la nature
humaine avait conservé son intégrité, la raison prévaudrait toujours en elle ;
mais que, dans notre état de dégradation, les inclinations de la concupiscence
dominent. Dès lors, les hommes sont plus enclins à endurer certaines
souffrances pour les biens où ils trouvent présentement des jouissances
sensibles, que pour les biens futurs, désirés seulement par la raison ; ce
qui est cependant le propre de la vraie patience.
Le propre de la patience est de supporter avec égalité d'âme
les maux qui nous viennent du dehors. Or les maux les plus difficiles à
supporter sont les périls de mort, qui font l'objet de la force. Il s'ensuit
que la force elle-même tient le premier rang, puisqu'elle revendique ce qu'il y
a de plus difficile à surmonter. La patience lui est unie comme une vertu secondaire
à une vertu principale.
Expliquant ces paroles : « Vous méprisez la bonté de
Dieu, sa patience et sa longanimité » (Rom. ii, 4), la Glose dit : « La
longanimité diffère de la patience. Dieu attend avec longanimité ceux qui
pèchent par faiblesse plutôt que de propos délibéré, et avec patience ceux qui
se complaisent dans leurs vices. »
Quoique la longanimité par laquelle l'âme tend à ce qui est
éloigné, semble se rapprocher moins de la patience que de la magnanimité par
laquelle l'âme tend à ce qui est grand, elle lui appartient cependant pour un
double motif. En effet, la patience, comme la force, supporte le mal dans
l'espoir du bien. Or, si le bien n'est pas éloigné, le mal est plus facile à
endurer ; et si, au contraire, il ne doit arriver que dans un avenir
lointain, la difficulté est plus grande. Ensuite, suivant cette parole : « L'espoir
différé afflige l'âme » (Prov. xiii, 12), le retard du bien que l'on
attend produit naturellement la tristesse ; et la patience est nécessaire
pour supporter cette affliction aussi bien que les autres chagrins.
Conséquemment, en tant que le mal qui contriste résulte, soit du délai de nos
espérances, ce qui regarde la longanimité ; soit de la continuation d'une
bonne œuvre, ce qui appartient à la constance, la longanimité et la constance
sont comprises sous la patience, que Cicéron définissait : « une
vertu qui supporte volontairement et longtemps des choses ardues et difficiles,
pour un but honnête et utile. »
À l'égard
de ce que dit, plus haut la Glose, il faut remarquer que ce qui est
insupportable dans ceux qui pèchent par faiblesse, c'est surtout la
prolongation du mal, et voilà pourquoi Dieu les supporte avec longanimité; au
lieu que, dans les autres, le péché d'orgueil est par lui-même difficile à
supporter, et c'est ce qui fait dire que Dieu les tolère avec patience.
Toute difficulté particulière suffit aux yeux de la raison
pour spécialiser une vertu. Or, les difficultés proviennent tantôt des actes
mêmes, tantôt de la longueur du temps. Comme il y en a une toute spéciale à
s'appliquer longtemps à quelque chose de pénible, la persévérance, qui soutient
l'homme autant de temps qu'il est nécessaire dans les œuvres laborieuses, est
elle-même une vertu spéciale dont le propre est de persister jusqu'à leur
achèvement.
Pour le
soldat, persévérer, c'est rester jusqu'à la fin du combat ; pour l'homme
magnifique, c'est achever l'œuvre commencée. — À l'égard des vertus qui, comme
la foi, l'espérance et la charité, doivent continuer leur action pendant la vie
entière, la persévérance n'est complète qu'à la mort.
La force, qui conserve la fermeté d'âme dans les circonstances
les plus difficiles, dans les périls de mort, est une vertu principale, à
laquelle se rattachent toutes celles dont le mérite consiste à supporter avec
courage ce qui est difficile. Or se tenir ferme contre les difficultés qui
naissent de la longueur d'une entreprise, c'est le mérite de la persévérance ;
mais, cette fermeté n'étant pas aussi difficile que celle qui est nécessaire
dans les dangers de mort, la persévérance s'adjoint à la force, comme une vertu
secondaire à une vertu principale.
Entre les vertus de la constance et de la persévérance, qui
nous affermissent l'une et l'autre dans le bien, il y a communauté de fin :
elles diffèrent uniquement par le genre des obstacles qu'elles ont à surmonter.
Les difficultés de la persévérance proviennent de la longueur d'une entreprise ;
celles de la constance, des autres obstacles extérieurs. Les premières ayant
plus d'importance que ces dernières, parce qu'elles sont plus essentielles à
l'acte vertueux que celles qui viennent du dehors, la persévérance est une
partie de la force plus importante que la constance.
Comme la
constance a le même but que la persévérance et que la fin doit être considérée
avant tout, la constance touche de plus près à la persévérance qu'à la
patience.
« La persévérance, dit très-bien saint Augustin, est un
don de Dieu. »
Entendons-nous par la persévérance l'habitude vertueuse qui
porte ce nom, elle a besoin de la grâce habituelle, comme les autres vertus
infuses. Prenons-nous la persévérance pour l'exercice de cette habitude qui
doit durer jusqu'à la mort, il lui faut, outre la grâce habituelle, un secours
gratuit de Dieu, ainsi que nous l'avons montré en traitant de la grâce (1, 2.
q. 100, a. 10) ; car la grâce habituelle, pendant cette vie, n'ôte pas au libre
arbitre, versatile par sa nature, le pouvoir de changer ses résolutions. Alors
même que la grâce l'a réparé, il ne peut rester de lui-même invariablement
attaché au bien, quoiqu'il puisse le choisir : très-souvent l'élection est
en notre pouvoir, mais non l'exécution.
Vainement
l'on prétendrait que le seul penchant de la vertu suffit à la persévérance. — La
persévérance, comme vertu, nous incline, il est vrai, à rester dans le bien ;
mais la volonté, toujours libre de faire usage à son gré d'une habitude, n'est
pas contrainte d'en accomplir les actes jusqu'à la mort.
La grâce
du Christ, direz-vous, est un don supérieur au mal que nous a causé le péché
d'Adam : or, avant le péché, Adam pouvait persévérer par les forces qu'il
avait reçues. À plus forte raison, l'homme réparé par Jésus-Christ peut
persévérer sans le secours d'une nouvelle grâce. — Saint-Augustin répondait :
« Il fut donné au premier homme, non de persévérer, mais de pouvoir
persévérer par son libre arbitre ; la nature humaine n'étant pas viciée,
aucune difficulté ne s'opposait à la persévérance. Aujourd'hui, les élus
reçoivent de la grâce du Christ la persévérance même, et non pas seulement la
possibilité de persévérer. Cela seul prouve la supériorité de la grâce sur le
péché. Le premier homme, abusant de son libre arbitre, au mépris des ordres et
des menaces de Dieu, perdit son bonheur lorsqu'il lui était si facile de le
conserver. Les élus, au contraire, restent fermes dans la foi, malgré les
persécutions du monde. »
Que
l'homme puisse persévérer de lui-même dans le péché, cela se conçoit ; en
y tombant, il fait, autant qu'il est en lui, tout ce qu'il faut pour y rester,
si Dieu ne vient à son secours. Mais en faisant le bien, il ne fait pas tout ce
qu'il faut pour persévérer : de lui-même il peut pécher ; il a besoin
du secours de la grâce.
Le
Philosophe oppose avec raison l'homme mou
à l'homme persévérant.
Céder à des forces supérieures, à la crainte d'un danger imminent,
à l'attrait d'un vif plaisir, après avoir essayé de résister, ce n'est pas
précisément de la mollesse. Par analogie avec les choses molles, qui ne
résistent point au toucher, on appelle mou l'homme qui cède facilement, et
surtout celui qui abandonne le bien, non parce qu'il est vaincu par des joies
ou des peines supérieures à ses forces, mais uniquement à cause de la tristesse
que lui ferait éprouver une privation de plaisir, motif le plus faible de tous.
La mollesse, on le voit, est directement opposée à la persévérance, dont le
mérite consiste à ne pas se détourner du bien malgré la longueur des
difficultés.
La
mollesse provient, parfois, des habitudes voluptueuses, dont il est difficile
de se priver après un certain temps ; parfois, d'une certaine faiblesse de
tempérament, qui, assimilant les hommes à des femmes, leur en fait contracter
les habitudes ; aussi les hommes efféminés reçoivent-ils le nom
de mous. L'amour des délices est une sorte de
mollesse. Les gens qui les aiment ne peuvent supporter l'idée de la peine ni
celle de ce qui diminue le, plaisir ; on voit chez eux une excessive
recherche des délassements et du repos.
L'opiniâtreté, disait Cicéron, est opposée à la persévérance
comme la superstition l'est à la religion. Elle tient, en effet, imprudemment
et sans bornes, à son opinion propre ; aussi reçoit-elle parfois le nom
d'entêtement. La mollesse, au contraire, ne persiste pas dans son sentiment
autant qu'il le faudrait. Par conséquent, l'opiniâtreté, qui dépasse les bornes
de la raison, et la mollesse, qui reste en deçà, sont deux vices également
opposés à la persévérance, laquelle se tient dans un milieu raisonnable.
L'opiniâtreté
est causée par la vaine gloire.
Isaïe range la force au nombre des dons (xi, 2).
La force est à la fois une vertu et un don. — Comme fermeté
nécessaire pour faire le bien et supporter le mal, malgré les obstacles qui s'y
opposent, elle est une vertu. — En tant qu'elle donne à l'âme, dans les dangers
de mort où elle est nécessaire, la confiance d'arriver à la vie éternelle, confiance
qui exclut toute crainte, elle est un don du Saint-Esprit. Pour une telle
disposition de l'âme, qui surpasse de si haut les forces de la nature, il faut
une assistance spéciale de l'Esprit divin.
« La force, selon la remarque de saint Augustin, convient
à ceux qui ont faim et soif de la justice ; car, pour jouir des vrais
biens en s'éloignant de l'amour des biens terrestres et corporels, il faut un
travail plein de courage. »
Il est certain que, pour accomplir les œuvres appelées
communément œuvres de justice, et surtout pour les faire avec une sorte de
désir insatiable, signifié par la faim et la soif, le don de force est
nécessaire.
L'autorité de la sainte Écriture nous est un sûr garant de la
convenance de ces préceptes.
Les lois reproduisent l'intention des législateurs ; aussi
les préceptes qu'elles contiennent sont-ils en harmonie avec les fins diverses
qu'ils se proposent. La loi divine ayant pour but de rattacher l'homme à Dieu, ses
préceptes sur la force, aussi bien que sur les autres vertus, sont donnés de
manière à mettre l'âme en rapport avec Dieu. C'est dans de tels principes qu'il
est dit : « Vous ne craindrez point vos ennemis, parce que le Seigneur
votre Dieu, qui est au milieu de vous, combattra pour vous. » (Deut. xx,
3.) Les lois humaines, au contraire, ont pour but les biens de ce monde, et
c'est d'après la nature de ces biens qu'elles tracent leurs préceptes de la
force.
L'Ancien
Testament renfermait des promesses temporelles, tandis que le Nouveau a des
promesses spirituelles et éternelles. Il était nécessaire que l'Ancien apprît
au peuple comment il fallait combattre matériellement pour ses possessions
terrestres. Le Nouveau, au contraire, devait nous enseigner comment il convient
de combattre spirituellement pour conquérir la vie éternelle, selon cette
double parole : « Le royaume des cieux souffre violence, et les
violents seuls le ravissent. » (Matth., xi, 12.) « Le démon, votre
ennemi, rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant une proie à
dévorer ; résistez-lui, forts de votre foi. » (1 Pet., ult. 8.)
Cependant, comme les dangers du corps peuvent nous détourner des biens
spirituels, nous avons aussi dans la loi nouvelle des préceptes qui nous
ordonnent de supporter avec courage les maux de ce monde. C'est ainsi que le
Sauveur a dit : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps. »
(Matth., x, 28.)
Il ne
faut pas être surpris de ne voir dans le Décalogue aucun précepte sur la force.
Ceux qu'il contient ont pour objet les premiers principes naturels, qui doivent
être reconnus de tout le monde : aussi concernent-ils les actes de
justice, dont l'obligation est évidente. Le devoir de ne pas craindre les
périls de mort n'était pas assez manifeste pour y figurer.
Puisque, pour bien vivre, nous avons besoin, non-seulement des
vertus principales, mais des vertus secondaires adjointes aux vertus
principales, la loi divine devait donner sur les unes et sur les autres des préceptes
convenables : c'est ce qu'elle a fait ; on peut le voir par toute la
sainte Écriture.
En ce
qui est de la magnanimité et de la magnificence, qui ne touchent à la force que
par l'excellence et la grandeur qu'elles envisagent comme leur matière propre,
les conseils convenaient mieux que les préceptes, ce qui excelle étant, en général,
l'objet d'un conseil plutôt que d'un précepte. Il en est autrement de la
patience et de la persévérance, qui concernent les afflictions et les peines de
cette vie[258].
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EXPLICATION.
Nous examinerons d'abord ce qu'est la tempérance (141), et
quels vices lui sont opposés (142). — Nous nous occuperons ensuite des parties
de la tempérance, en général (143) ; puis de chacune d'elles, en
particulier.
Les parties intégrantes de cette vertu sont : la honte (144)
et l'honnêteté (145).
Les parties subjectives se divisent en plaisirs de la table et
en plaisirs de la chair.
Les plaisirs de la table sont réglés par l'abstinence (146),
dont l'acte principal est le jeûne (147), et qui a pour vice contraire la
gourmandise (148) ; puis, par la sobriété (149), dont le vice opposé est
l'ivresse (150)
Les plaisirs de la chair sont réglés par la chasteté (151) et
par la virginité (152), vertus qui ont pour contraire la luxure (153), et ses
différentes parties (154).
On trouvera plus loin le tableau des parties potentielles et
des préceptes de la tempérance.
La vertu humaine est ce qui nous incline à vivre selon la
raison. Or la tempérance évidemment nous y incline car, comme son nom
l'indique, elle implique une modération, un tempérament que dicte la raison.
Elle est donc une vertu.
La
tempérance, dira peut-être quelqu'un, nous éloigne des plaisirs auxquels la
nature est portée, elle ne saurait être une vertu. — La nature incline chaque
être à ce qui lui est convenable ; l'homme désire naturellement les
plaisirs qui lui conviennent. Mais parce qu’il est, comme homme, un être
raisonnable, les plaisirs approuvés par la raison sont seuls convenables pour
lui. Or la tempérance n'éloigne pas de ceux-là ; elle répudie seulement
les jouissances contraires à la raison. Loin de combattre les inclinations
légitimes de la nature humaine, elle s'accorde avec elles, pour ne contredire
que les penchants de la nature animale qui n'écoute pas la raison.
La tempérance, quand on entend par cette expression la
modération qu'apporte la raison dans les actions et dans les passions humaines,
désigne une qualité commune à toutes les vertus ; mais, prise spécialement
pour la modération des plaisirs qui entraînent le plus l'homme au-delà des
bornes de la raison, elle est une vertu particulière, qui a son objet propre
aussi bien que la force, celui de mettre un frein aux excès de la nature
animale, par lesquels l'homme s'avilit.
Les biens sensibles, considérés en eux-mêmes, ne sont pas
opposés à la raison ; ils sont plutôt pour elle un moyen d'atteindre sa
fin. Le mouvement de l'appétit sensitif vers eux ne nous est contraire que par
son dérèglement. La tempérance a pour objet d'en modérer l'excès, en comprimant
les passions qui nous entraînent vers ces biens, c'est-à-dire les
concupiscences et les plaisirs. Par voie de conséquence, elle modère aussi les
tristesses qui naissent de la privation des jouissances sensibles.
Chargée de réprimer le désir des plus grandes jouissances, la
tempérance a pour objet propre de mettre un frein aux plaisirs de la chair, qui
concernent la propagation de l'espèce humaine, et aux plaisirs du boire et du
manger, qui regardent la conservation de la vie corporelle, la nature animale
n'ayant pas de plus grandes délectations que celles-là. Ces diverses
satisfactions appartiennent au sens du toucher ; ainsi la vertu de la
tempérance a pour objet principal la modération des plaisirs du toucher.
Les plaisirs du goût, de l'odorat et de la vue se rapportent
secondairement à la vertu de la tempérance, en tant qu'ils rendent plus
agréable l'usage des choses nécessaires à la conservation de la vie. Comme le
goût se rapproche du toucher plus que les autres sens, il est aussi plus qu'eux
l'objet de la tempérance.
Le goût
distingue la saveur des aliments, qualité additionnelle à leur substance et
indice d'une bonne préparation.
« L'homme tempérant, dit saint Augustin, trouve dans
l'Ancien et dans le Nouveau-Testament une règle pour l'usage des choses
d'ici-bas : c'est de n'en aimer ni de n'en regarder aucune comme désirable
en soi, mais de s'en servir, pour le soutien de sa vie et l'accomplissement de
ses devoirs, avec la modestie de l'usufruitier et non avec l'affection d'un
amant. »
Toutes les choses agréables dont les hommes font usage sont
destinées à pourvoir aux nécessités de cette vie : il en résulte que ces
nécessités elles-mêmes peuvent servir de règle à la tempérance ; en
d'autres termes, on doit user des plaisirs de ce monde autant que les besoins
de la vie présente l'exigent.
Ce n'est
pas que tous les agréments qui dépassent les nécessités du corps soient pour
cela un péché contre la tempérance. Cette vertu reconnaît non-seulement les
nécessités sans lesquelles on ne pourrait exister, comme le boire et le manger,
mais encore celles qui sont simplement de convenance. « L'homme tempérant,
dit le Philosophe, désire les jouissances, soit à cause de sa santé, soit pour
le maintien de ses bonnes habitudes. »Il repousse les choses qui y sont contraires ;
mais, pour celles qui, sans être absolument nécessaires, ne sont pas nuisibles,
il s'en sert avec modération selon les lieux, les temps et la convenance des
personnes avec lesquelles il vit. Les nécessités de convenance embrassent tout
à la fois les convenances du corps, de la fortune, de la condition, et surtout
de l'honnêteté.
Saint Grégoire place la tempérance au nombre des vertus
principales.
La modération, requise dans toutes les vertus, est plus
spécialement louable dans les plaisirs du toucher, objet de la tempérance. Ces
plaisirs nous sont plus naturels que les autres, et il nous est d'autant plus
difficile de nous en priver et d'en réprimer les désirs, qu'ils proviennent de
certains actes nécessaires à la vie actuelle. Pour cette raison, la tempérance
prend rang parmi les vertus cardinales.
La
raison brille avec d'autant plus d'éclat dans la tempérance qu'elle modère les
concupiscences et les délectations les plus éloignées d'elle-même, celles qui
nous sont communes avec les brutes.
Le bien de la multitude l'emportant sur le bien d'un seul
homme, plus une vertu est utile à la société, meilleure elle est. Or la justice
et la force sont plus utiles à la multitude que la tempérance : la justice
règle nos relations avec le prochain ; la force nous fait affronter les
périls de la guerre en vue du salut public. La tempérance règle seulement les
désirs et les plaisirs d'un individu relativement à lui-même. Il est évident
par là qu'elle n'est pas la plus grande des vertus ; elle n'égale ni la
justice ni la force, inférieures elles-mêmes à la prudence et aux vertus
théologales.
Tout ce qui est contraire à l'ordre naturel est vicieux. La
nature, qui a attaché le plaisir à tous les actes nécessaires à la vie humaine,
fait donc une loi à l'homme d'en user autant que l'exigent sa propre
conservation et celle de l'espèce humaine. Si on le fuyait au point de négliger
ce que demande la conservation de la nature, on pécherait contre l'ordre
naturel ; ce en quoi consiste le vice de l'insensibilité. Cependant, il
est louable et quelquefois même nécessaire de s'abstenir des jouissances que
procurent les opérations naturelles, lorsque cette privation a un but. De même
que l'on se prive des plaisirs de la chair et de la table pour la santé du
corps ; de même que les athlètes et les soldats s'imposent des privations
pour remplir les devoirs de leur état : de même aussi, les pénitents
emploient l'abstinence pour la santé de l'âme ; et, pareillement, les
personnes qui veulent se livrer à la contemplation des choses divines
combattent avec plus de soin les désirs de la chair. Conformes à la droite raison,
ces mortifications n'appartiennent point au vice de l'insensibilité.
Daniel
ne regardait point comme illicites les plaisirs dont il se privait
volontairement pour vaquer à la contemplation ; il atteignit son but,
comme le prouve la révélation qui lui fut faite. Sur ce fondement, les hommes
livrés à l'oraison et à la sanctification des âmes s'abstiennent de beaucoup de
jouissances que peuvent se permettre ceux qui s'emploient aux travaux du corps
et à la génération de la chair.
L'intempérance, sorte de concupiscence superflue, a plusieurs
points de ressemblance avec l'enfance. L'intempérant ne s'inquiète pas plus que
l'enfant de troubler l'ordre de la raison ; ni l'un ni l'autre, ne sont
retenus par la honte. L'enfant, abandonné à ses mauvais penchants, devient
incorrigible ; l'intempérant, qui ne réprime pas sa concupiscence, la
tourne en habitude et en nécessité ; elle s'accroît de toutes les
satisfactions qu'il lui accorde. L'intempérant et l'enfant ont besoin du même
remède, qui est la correction. L'Esprit-Saint dit : « Tenez l'enfant
sous la discipline ; frappez-le de verges, pour sauver son âme »
(Prov. xxiii, 13) : c'est de la sorte que l'on réduit la concupiscence. « La
raison, disait le Philosophe, doit dompter le concupiscible, comme le maître
force l'enfant d'obéir à la règle. » Pour cela, il est nécessaire
d'attacher fortement l'âme aux choses spirituelles.
On le
voit, l'intempérance est un vice puéril, dans le sens qu'elle a une certaine
ressemblance avec ce que font les enfants.
La timidité est plus excusable que l'intempérance, pour quatre
raisons. — D'abord, elle est très-naturelle en présente des périls de mort, à
cause du désir de conserver notre vie. L'intempérance nous porte vers des
plaisirs moins nécessaires à la conservation de notre existence. — En second
lieu, portée à l'excès par les dangers de mort, la crainte trouble la raison de
l'homme plus que l'intempérance, et le laisse moins maître de lui-même. — Troisièmement,
l'intempérance est plus volontaire que la timidité. Les actions faites par
plaisir sont absolument volontaires ; celles qui se produisent sous
l'empire de la crainte sont mêlées de volontaire et d'involontaire. — Quatrièmement,
les plaisirs de la table et de la chair se présentent tous les jours ; il
est plus facile de les réprimer que de remédier à la crainte des périls de
mort, dont les cas sont plus rares.
Le Philosophe dit : « L'intempérance est le plus
ignominieux de tous les vices. »
En effet, infiniment opposée à l'excellence de l'homme, elle
le rabaisse au rang des brutes, comme le marque cette parole du Psalmiste :
« L'homme élevé en honneur n'a point compris sa dignité ; il s'est
comparé aux bêtes sans intelligence et s'est fait semblable à elles. »
(Ps. xlviii, 21.) — De plus, elle est contraire à la clarté et à la beauté de
la vertu. Les plaisirs auxquels elle s'abandonne, ne font briller d'aucune
manière les lumières de la raison, à laquelle la vertu emprunte toute sa splendeur ;
aussi les appelle-t-on des plaisirs bas et serviles. — Il suit de là que
l'intempérance est le plus honteux de tous les vices.
Quoiqu'il
y ait des péchés plus graves, l'intempérance n'en est pas moins le plus ignoble
de tous. L'habitude peut en diminuer l'infamie dans l'opinion des hommes ;
elle n'en change pas la nature.
On distingue dans chaque vertu cardinale les parties
intégrantes, les parties subjectives et les parties potentielles. — Les parties
intégrantes ou conditions nécessaires de la tempérance sont au nombre de deux :
la honte et l'honnêteté. — Les parties subjectives se partagent,
comme les plaisirs du toucher, en deux classes. Les unes, l'abstinence
et la sobriété, ont rapport à la nourriture ; les autres, la chasteté
et la pudicité, concernent la génération. — Les parties potentielles ou
vertus annexées à la tempérance sont : la continence, la clémence
et la modestie[259].
La honte, ou la crainte des choses honteuses, est un sentiment
bon en soi ; mais, parce qu'elle répugne à la perfection, elle n'est pas
une vertu. L'homme parfaitement vertueux ne craint pas ce qui est blâmable et
honteux ; car il ne fait rien qui puisse lui donner l'occasion de rougir.
C'est ce qui nous fait dire que, à parler rigoureusement, la honte, qui
n'existe que par l'absence de la perfection, n'est point une vertu. Si parfois
on lui confère cette qualification, c'est uniquement en ce sens qu'elle est un
sentiment bon et louable en elle-même.
La honte
n'agit pas avec délibération ; elle entre dans les passions plutôt que
dans les vertus, bien qu'elle soit très-utile pour protéger l'honnêteté.
Il y a deux sortes de turpitudes : l'une vicieuse, qui
est la laideur même des actes volontaires ; or ce qui provient uniquement
de la volonté n'ayant rien de redoutable, celle-là n'inspire pas de crainte. La
seconde, que l'on peut appeler pénale, et qui consiste dans le blâme et
l'opprobre que l'on s'attire, est le premier et le principal objet de la honte.
Toutefois, comme le blâme s'attache surtout au vice, la honte a aussi pour
objet la turpitude du vice. Elle agit sur l'homme de deux manières : elle
le porte tantôt à éviter ou à cesser ses péchés, dans la crainte du blâme ;
tantôt à cacher ses actions, de peur d'encourir le déshonneur.
La honte
a pour objet propre le déshonneur qui suit une faute volontaire. Quant aux
opprobres dont on couvre la vertu, l'homme vertueux les méprise, à l'exemple
des Apôtres qui, jugés dignes de souffrir des outrages pour le nom de
Jésus-Christ, sortirent de l'assemblée pleins de joie. (Act. v, 41.) Celui qui
n'a qu'une vertu imparfaite ne laisse pas de rougir en cette occasion, et voilà
pourquoi il est dit : « Ne craignez point l'opprobre des hommes. »
(Is. iii, 7.) — On rougit de la pauvreté, de la bassesse de sa naissance, de la
servitude, etc., parce que le blâme, qui ne devrait punir que les actes
coupables, s'attache, dans l'opinion des hommes, à tout ce qui est défectueux.
— On rougit parfois des œuvres de vertu, soit que les hommes les regardent
comme mauvaises, soit que l'on craigne l'accusation de présomption, ou même
d'hypocrisie. — La honte, on le voit, ne suit pas toujours la gravité des
fautes. Les péchés de l'esprit, plus graves que ceux de la chair, sont
cependant moins honteux, à raison de la supériorité même qu'ils annoncent à
l'égard des choses extérieures.
Plus le témoignage d'une personne est d'un grand poids, plus
on en éprouve de honte ; or l'importance d'un témoignage se juge par sa
certitude ou par ses effets. — La certitude d'une assertion peut provenir, en
premier lieu, de la rectitude du jugement chez la personne qui est témoin d'une
action, et de la connaissance particulière que cette personne a de nous. De là
nous redoutons spécialement les jugements des hommes sages et vertueux ; de
là aussi nous éprouvons plus de honte devant nos proches, qui, nous
connaissant, nous observent mieux que les étrangers. — La gravité d'un
témoignage se prend, en second lieu, de l'utilité ou du dommage qui peut nous
en revenir. Sous ce rapport, nous ressentons pareillement plus de honte vis-à-vis
des personnes qui vivent habituellement avec nous et qui peuvent nous causer un
dommage de longue durée ; ce que nous n'avons pas à redouter des étrangers
et des passants.
Si l'on
ne rougit pas d'une faute devant ceux qui la commettent habituellement, c'est
qu'on sait qu'ils ne la regardent pas comme honteuse. — On rougit devant les
personnes indiscrètes, à cause du tort qu'elles peuvent causer par leur
diffamation. — Nous éprouvons plus de honte devant les personnes qui nous ont
toujours vus irréprochables, redoutant de détruire la bonne opinion qu'elles
avaient de nous. Le contraste parait d'ailleurs augmenter la faute.
« La honte, selon l'observation du Philosophe, ne se
rencontre pas dans les hommes de bien. » Elle ne se trouve pas non plus
dans les grands scélérats, qui se vantent de leurs crimes. Ceux-là ne regardent
pas le déshonneur comme possible ; ceux-ci ne trouvent pas le vice
honteux.
Les
grands coupables ne rougissent plus, ainsi que le marque cette parole de
Jérémie : « Tu t'es fait un front d'airain comme celui d'une femme de
mauvaise vie ; tu n'as pas voulu rougir. » (iii, 13) La honte existe
principalement chez les personnes d'une vertu médiocre, qui, sans être
totalement affranchies de l'empire du mal, ont quelque amour pour le bien.
L'homme véritablement vertueux évite non-seulement ce qui est mal en soi, mais
encore ce qui passe pour mal dans l'opinion des hommes, suivant cette parole de
saint Paul : « Abstenez-vous de toute apparence du mal. » (1
Thes. v, 22.) Voilà pourquoi il rougit peu des calomnies et des opprobres,
sachant qu'il ne les mérite pas.
Cicéron donne à l'honnête les mêmes divisions qu'à la vertu ;
il le partage en quatre vertus principales.
L'honnête ou l'honnêteté tend, en effet, au même but que la
vertu et s'identifie avec elle. L'honnêteté, selon saint Isidore, signifie une
habitude honorable. L'honnête est donc ce qui est digne d'honneur. Or l'excellence
d'un homme, à laquelle l'honneur est dû, vient surtout de la vertu. Unis par de
tels rapports, l'honnête et la vertu sont en réalité identiques.
La splendeur et de justes proportions, voilà le beau. On dit
que Dieu est beau, parce qu'il est la cause de l'harmonie des choses et de la
clarté du monde. La beauté du corps humain consiste dans la juste proportion de
ses membres et dans l'éclat qu'il lui convient. La beauté spirituelle, dans la
conduite des hommes, résulte d'une heureuse harmonie de leurs actions
accomplies à la lumière de la raison. Or tel est l'honnête, qui, comme nous
l'avons dit, se confond avec la vertu. Faisant présider la raison à toutes les
choses humaines, il n'est pas autre chose que le bien ou le beau spirituel.
Écoutons saint Augustin : « J'appelle honnêteté la beauté
spirituelle. Beaucoup de beautés visibles sont appelées honnêtes, dans une
acception moins propre. »
L'honnête
se fait désirer par sa beauté spirituelle. « S'il vous était donné, disait
Cicéron, de voir la forme même et, pour ainsi parler, la face de l'honnête dont
vous n'avez présentement que l'idée, il exciterait en vous, selon le mot de
Platon, d'ineffables amours pour la sagesse. »
L'honnête est en même temps utile et agréable d'une certaine
manière : utile, par ses rapports avec le bonheur ; agréable, par sa
conformité à la raison : il a donc le même sujet que l'utile et
l'agréable.
Quoi qu'il en soit, l'honnête, l'utile et l'agréable diffèrent
dans notre esprit. L'honnête indique une excellence digne d'honneur par sa
beauté spirituelle ; l'agréable satisfait les désirs ; l'utile se
rapporte à un but.
Ce qui est agréable ou utile n'est pas toujours honnête. Une
chose peut plaire aux sens et non à la raison ; elle peut aussi être utile
à un but particulier, sans être honnête.
Nous l'avons reconnu : l'honnête ou l'honnêteté est le beau
spirituel, qui a pour contraire la laideur. S'il est vrai que les contraires se
manifestent mutuellement, l'honnêteté doit repousser ce qu'il y a dans l'homme
de moins convenable et de plus honteux : les jouissances de la brute. Elle
appartient, sous ce rapport, à la tempérance, dont l'objet est de modérer
toutes les concupiscences dépravées ; elle en est une partie intégrante,
une sorte de condition.
L'honnêteté
appartient aussi à la justice et à la force, puisqu'on appelle honnête ce qui
est digne d'honneur ; mais elle revient surtout à la tempérance, qui
réprime les vices les plus honteux.
L'abstinence est une privation d'aliments. Prise en elle-même,
elle n'est ni bonne, ni mauvaise ; réglée par la raison, elle est une
vertu ou un acte de vertu. Voilà pourquoi saint Pierre (2 Pet. i, 5) disait
qu'il faut la pratiquer « d'une manière éclairée, » c'est-à-dire en
consultant la convenance des personnes avec lesquelles on vit, ses propres
devoirs et les exigences de sa santé.
« Le
royaume de Dieu, selon la remarque de saint Paul, ne consiste pas dans le boire
et le manger » (Rom. xiv, 17) ; on peut le gagner, soit en prenant de
la nourriture, soit en n'en prenant pas, pourvu que l'on agisse selon la foi et
par amour de Dieu. — C'est à la médecine de régler la quantité et la qualité
des aliments selon les nécessités de la santé ; mais c'est à la vertu de
l'abstinence de régler ces choses suivant les besoins de l'âme. Cette vertu
nous apprend à supporter facilement et avec tranquillité d'âme, pour la gloire
de Dieu, la privation des aliments, lorsqu'elle est nécessaire.
Les vertus morales protègent la raison contre les passions. Où
se trouve une passion particulière qui tend à écarter l'homme de la raison, là
existe une vertu spéciale pour la combattre. Or les plaisirs de la table
peuvent produire un tel effet, tant par leur puissance naturelle que par la
nécessité où sont les hommes d'y recourir pour la conservation de leur vie,
qu'ils désirent par-dessus tout. Donc l'abstinence, qui les réprime, est une
vertu spéciale.
Elle
châtie le corps pour le prémunir contre la luxure et la gourmandise, vices
impérieux à proportion des concessions qu'on leur fait.
Les actes vertueux sont ceux que la raison peut rapporter à
une fin honnête. — Or, nous pratiquons le jeûne pour trois fins principales. En
premier lieu, pour réprimer les convoitises de la chair et conserver la
chasteté. « Sans Cérès et Bacchus, disait saint Jérôme, Vénus perd son
feu. » En second lieu, pour que notre âme s'élève avec plus de liberté à
la contemplation des mystères divins. Daniel (x) rapporte qu'après trois
semaines de jeûne, il eut une révélation de Dieu. En troisième lieu, pour
expier nos péchés, selon cette parole de Joël : « Convertissez-vous à
moi de tout votre cœur dans le jeûne, dans les pleurs et les gémissements. »
(ii, 12) Ces trois motifs du jeûne sont exprimés par saint Augustin de la
manière suivante : « Le jeûne purifie l'âme, élève les pensées,
soumet la chair à l'esprit, rend le cœur contrit et humilié, disperse les
nuages de la concupiscence, éteint le feu des passions et allume la vraie
lumière de la chasteté. » Il est évident par-là que le jeûne est un acte
de vertu.
On a dit :
jeûner, c'est enlever à la nature ce qui lui est nécessaire ; le jeûne
n'est pas un acte de vertu. — Nous répondons que, dans certains cas, la raison
prescrit à la nature de se priver de nourriture pour éviter, par exemple, une
maladie, ou pour exécuter avec facilité quelque ouvrage corporel. Combien plus
n'est-il pas permis de s'imposer des privations semblables, dans le but
d'acquérir les biens spirituels, en s'éloignant du péché ! — Il ne faut
pas, toutefois, que nous mettions notre vie en péril par le jeûne ; la
raison nous le défend. « Il n'est pas plus permis, dit saint Jérôme, de se
tuer peu à peu que de se tuer d'un seul coup. Détruire son corps par une
privation excessive de nourriture ou de sommeil, c'est offrir à Dieu un
holocauste dérobé. » Le jeûne ne doit pas davantage nous rendre incapables
de remplir nos devoirs ; on aurait tort de le préférer à la charité.
Le jeûne, privation de nourriture, est évidemment un acte de
la vertu d'abstinence ; mais cela ne veut pas dire qu'il ne puisse point
appartenir aussi aux vertus de religion et de chasteté, ou à toute autre.
Dans un
sens figuré, il s'applique à l'abstinence de tout péché et de tout plaisir
illicite ou nuisible.
Le jeûne est utile à l'expiation et à la répression de nos fautes
non moins qu'à l'élévation de notre âme vers Dieu ; chacun de nous est
tenu par le droit naturel d'y recourir autant qu'il est nécessaire pour ces
trois fins. Mais de même que c'est aux princes séculiers à fixer le droit
naturel en ce qui, dans l'ordre temporel, tient à l'utilité commune, il
appartient aussi aux prélats de l'Église de régler, selon les convenances et
l'utilité du peuple chrétien, le temps et la manière de jeûner : de là, le
jeûne ecclésiastique, qui est de droit positif. L'autre est le jeûne naturel.
Le jeûne
est nécessaire, comme remède, à tout le monde. « Tous, dit saint Jacques,
nous offensons Dieu en beaucoup de choses (iii, 2). » « La chair,
ajoute saint Paul, s'élève contre l'esprit. » Dès lors il convenait que
l'Église établît des jeûnes obligatoires pour tous les fidèles. Ce n'était pas
ériger en préceptes des œuvres de surérogation ; c'était déterminer en
particulier ce qui est généralement nécessaire.
Les
jeûnes de l'Église sont obligatoires, suivant l'intention du législateur. Les
préceptes qui les ordonnent n'obligent pas tout le monde de la même manière.
Les violer par mépris de leur auteur ou de manière à empêcher la fin qu'il
s'est proposée, c'est pécher mortellement. Mais si on a une cause raisonnable,
telle surtout que, s'il était présent, il prononcerait que la loi n'oblige pas,
leur omission ne constitue pas un péché mortel.
Les
jeûnes d'obligation ont été établis par les saints canons et fortifiés par la
coutume universelle de l'Église. Loin de détruire la liberté des fidèles, ils
l'affermissent plutôt en empêchant la servitude du péché, qui combat la liberté
spirituelle.
Nous avons vu dans le traité des lois que les préceptes
généraux ont pour but l'utilité de la multitude. Le législateur, en les
établissant, considère ce qui arrive communément, et dans le plus grand nombre
de cas. S'il y a quelques circonstances particulières qui s'opposent à leur
observation, son intention est de ne pas obliger à les suivre. Mais, à cet
égard, il faut agir avec discrétion. Quelqu'un a-t-il une raison évidente, il
peut légitimement se dispenser lui-même, surtout si la coutume l'y autorise, ou
si, dans le cas contraire, il ne peut pas facilement recourir à l'autorité.
N'a-t-on qu'une raison douteuse, on doit recourir à celui qui a le pouvoir de
dispenser dans ces sortes de cas. Ces principes sont entièrement applicables
aux jeûnes établis par l'Église. Tous les fidèles, à moins d'un empêchement
particulier, y sont généralement tenus.
Les
préceptes de l'Église n'obligent pas autant que les commandements de Dieu. Tandis
que ceux-ci sont, par leur nature même, tout à la fois de droit naturel et
nécessaires au salut, ceux-là ne sont de nécessité
de salut que par l'institution de l'Église.
Certains obstacles autorisent à ne pas les observer[260].
Les
enfants sont dispensés du jeûne jusqu'à la fin du troisième septenaire. Il
convient pourtant de les y former d'avance par quelques privations. — Pour les pèlerins
et les ouvriers, il est une distinction à faire. Dans le cas où ils peuvent
commodément différer leur pèlerinage ou diminuer leur travail, sans
inconvénient ni pour le corps ni pour l'âme, ils ne doivent pas omettre les
jeûnes de l'Église. Mais s'il est nécessaire de commencer de suite un pèlerinage
pour quelque nécessité spirituelle, ou de travailler beaucoup, soit pour la vie
du corps, soit pour la vie spirituelle, sans pouvoir en même temps observer les
jeûnes, on n'y est pas tenu : il ne paraît pas que l'Église, en les
établissant, ait eu l'intention de mettre obstacle à d'autres bonnes œuvres
plus nécessaires. Il semble cependant que, dans ces cas, on doit recourir à la
dispense du supérieur, à moins que la coutume contraire n'ait prévalu : le
silence du supérieur équivaut à un consentement[261].
L'autorité de l'Église est suffisante à cet égard.
Destiné à expier nos péchés et à élever nos âmes vers Dieu, le
jeûne a dû être placé aux époques où il faut que les hommes se purifient plus
spécialement de leurs fautes et raniment la dévotion dans leurs cœurs.
C'est dans ce double but qu'ont été institués les quarante
jours de jeûne qui précèdent la solennité pascale, dans laquelle les fautes
sont remises par le baptême, administré solennellement le samedi-saint, et où
les fidèles doivent s'occuper de la gloire éternelle, que le Seigneur a commencée
par sa résurrection. — Pour une raison semblable, il est ordonné de jeûner aux
veilles des grandes fêtes, afin que tous les fidèles se préparent à les
célébrer avec dévotion. — La coutume de l'Église étant de conférer quatre fois
par année les ordres sacrés, il était encore convenable d'y disposer par le
jeûne ceux qui ordonnent, ceux qui sont ordonnés, et enfin tout le peuple, pour
l'utilité duquel ont lieu les ordinations : de là, le jeûne des
Quatre-Temps. « Ce qu'il convient de faire avant d'entreprendre un office
de piété, disait saint Ambroise, apprenez-le du Sauveur lui-même, qui se mit en
prières avant d'envoyer ses Apôtres. »
L'Église a sagement réglé que l'on ne ferait qu'un seul repas
les jours de jeûne ; elle a pensé que, sans nuire à la santé, cette
prescription était utile pour réprimer la concupiscence.
Il était
impossible, à cause de la différence des tempéraments, de fixer pour tous la même
quantité d'aliments ; mais un seul repas peut, en général, suffire. à tout
le monde[262] — Le
jeûne naturel, requis pour l'Eucharistie, est rompu par une boisson quelconque,
même par l'eau. Le jeûne ecclésiastique l'est seulement par les choses que
l'Église interdit de prendre. — L'Église n'a pas voulu défendre le boire, qui a
pour but principal de remédier à l'altération du corps et d'aider à la
digestion des aliments. Il est permis de boire plusieurs fois les jours de
jeûne, mais non d'une manière immodérée. — Les électuaires et autres médecines
que l'on prend, moins comme nourriture que pour faciliter la digestion, ne
rompent pas le jeûne ecclésiastique.
Le jeûne, institué pour expier et prévenir les fautes, devait,
sans trop accabler la nature, ajouter quelque chose à l'usage où l'on est de
diner à midi. L'Église a prescrit sagement de ne prendre son repas qu'à l'heure
de None, c'est-à-dire à la troisième heure de l'après-midi, laquelle concourt
avec le mystère de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, « à la
neuvième heure du jour, ayant incliné la tête, rendit l'esprit. »
Quoi
qu'il en soit, l'heure du dîner pour les jours de jeûne n'est pas fixée d'une
manière précise ; elle s'estime moralement : il suffit que le repas
se prenne environ à la neuvième heure. Si, par hasard, l'heure de None devenait
trop pénible, à cause des infirmités de l'âge ou pour tout autre motif
raisonnable, on pourrait obtenir dispense du jeûne ou la devancer[263].
L'Église ayant établi le jeûne pour réprimer les convoitises
de la chair, il était convenable d'interdire aux jeûneurs les aliments qui sont
les plus agréables au goût et qui portent davantage à la volupté, les viandes
que donnent les animaux nés et vivant sur terre, le laitage des quadrupèdes et
les œufs des volatiles.
L'interdiction
porte moins sur les œufs et le laitage que sur la viande. Autrefois, on
s'abstenait même de poisson et de vin, surtout en carême. L'Église a supprimé
une telle abstinence ; mais elle n'a point accordé de dispense générale
pour la viande. — Il y a des pays où l'on permet assez généralement l'usage du
lait et du fromage ; chacun doit se conformer à la coutume des lieux où il
se trouve. « Que chaque province, dit saint Jérôme, abonde dans son sens
et suive les préceptes de ses ancêtres comme des lois apostoliques. »
La gourmandise désigne le désir immodéré du boire et du manger :
elle est évidemment un péché, par cela même que ce désir dépasse les bornes de
la raison.
On a
objecté cette parole du Seigneur : « Ce qui entre dans le corps ne
souille pas l'homme. » (Matth. xv, 2.) — Il est vrai, aucun aliment ne
souille l'homme par sa substance même ; ce qui souille spirituellement,
c'est la concupiscence déréglée du boire et du manger.
Quand l'homme s'attache tellement aux plaisirs de la table
qu'à cause d'eux il est disposé à mépriser Dieu ou à violer ses lois, la
gourmandise est un péché mortel. Si, par une concupiscence déréglée, il désire
trop les plaisirs de la table, mais sans vouloir rien faire contre la loi
divine, ce vice est un péché véniel.
Tout péché peut se considérer sous trois rapports. D'abord dans
sa matière, et, de ce côté, les péchés contre Dieu sont les plus graves ; le
vice de la gourmandise, qui a pour objet la nourriture du corps, leur est
inférieur. Ensuite dans celui qui pèche, et, de ce côté encore, la gourmandise
est excusable par la nécessité de prendre des aliments et par la difficulté de
régler ce qui convient en cette circonstance. Enfin dans ses effets ; à ce
point de vue, la gourmandise a une certaine gravité, à raison des différents
péchés qu'elle occasionne.
Saint Grégoire a signalé avec raison les cinq espèces
suivantes : la recherche des mets splendides, l'excès de nourriture, la
délicatesse, l'empressement et l'avidité.
La gourmandise peut porter d'abord sur les aliments, ensuite
sur la manière dont on les prend. Pour les aliments eux-mêmes, on pèche par
leur recherche exagérée, par l'excès dans la quantité, et par la délicatesse de
la préparation. Pour la manière dont on mange, le dérèglement consiste à
anticiper le temps raisonnable, ce qui est marqué par l'empressement, et à
manger avec avidité. Saint Isidore, résumant ces deux points de vue, dit que le
gourmand excède sur la qualité, la quantité, la manière et le temps.
Les vices capitaux sont ceux qui, par leur fin très-désirable
en elle-même, donnent naissance à beaucoup de péchés. Telle est la gourmandise,
qui a pour but les principaux plaisirs, ceux du toucher. Saint Grégoire la
compte à juste titre au nombre des péchés capitaux.
Puisque la gourmandise a pour objet les plaisirs déréglés du
boire et du manger, c'est avec raison qu'on lui donne pour filles les suites de
ces plaisirs. Ce sont, pour l'âme : la stupidité de l'intelligence, la
sotte joie, la loquacité, la jovialité ; et, pour le corps, la malpropreté
qui consiste dans l'émission déréglée de tout ce qui charge la nature, et
l'incontinence, son effet ordinaire.
« Buvez avec modération, si vous voulez être sobre. »
(Eccl. xxxi, 32.)
Le mot sobriété vient du mot latin bria, qui signifie mesure, ce qui montre que l'homme sobre sait
garder la mesure. La sobriété a pour objet spécial ce en quoi il est très-louable
de garder une mesure ; or telles sont les boissons enivrantes, dont
l'usage modéré est très-utile, et l'excès très-nuisible parce qu'il prive de la
raison beaucoup plus que l'excès de nourriture. « Le vin pris avec sobriété,
nous dit l'Esprit-Saint, est la santé de l'âme et du corps ; pris sans
modération, il produit l'irritation, la colère et une grande ruine. »
(Eccl. xxxi, 37.) Ainsi la sobriété a pour objet particulier, non pas toute espèce
de boisson, mais le vin et les liqueurs enivrantes, dont les fumées troublent
le cerveau.
La
sobriété a parfois la même signification que la tempérance. Mais un excès, si
léger qu'il soit, étant plus dangereux dans le boire que dans le manger, le
boire est son objet spécial : ici, la mesure est par-dessus tout nécessaire.
Macrobe signale la sobriété comme une partie de la tempérance.
— La raison rencontre, pour la direction de nos mœurs, un obstacle particulier
dans les excès du vin et des breuvages enivrants qui troublent le cerveau par
leur fumée, il nous faut, pour éloigner cet obstacle, une vertu particulière,
la sobriété.
Saint Paul écrit à Timothée : « Ne buvez pas encore
de l'eau ; usez d'un peu de vin, à cause de votre estomac et de vos
fréquentes infirmités. » (1 Tim. v, 23.) La sainte Écriture dit encore :
« Le vin pris avec modération réjouit l'âme et le cœur. » (Eccl.
xxxi, 36.) Bien plus, d'après cette parole de Notre-Seigneur : « Ce
n'est point ce qui entre dans la bouche qui souille l'homme » (Matth. xv,
11), il n'y a ni mets ni boisson qui soient en soi illicites. L'usage du vin
n'est donc pas défendu. Accidentellement, cependant, il peut être interdit,
soit à cause de l'état de celui qui boit, si sa raison se trouble facilement ou
s'il est lié par quelque vœu spécial à cet égard; soit par la manière de boire,
lorsqu'on dépasse les bornes raisonnables ; soit même à cause des
personnes qui s'en scandalisent.
La sobriété est surtout nécessaire aux jeunes gens, aux femmes,
aux vieillards, et aux personnes constituées en dignité : aux jeunes gens,
qui sont par leur âge très-portés à l'amour des plaisirs ; aux femmes, qui
manquent d'énergie pour résister à la concupiscence ; aux vieillards, dont
la raison doit être plus ferme pour instruire les autres ; aux personnes constituées
en dignité, et d'abord aux évêques et aux ministres de l'Église, pour remplir
pieusement leurs fonctions spirituelles ; ensuite aux princes, afin qu'ils
gouvernent les peuples avec sagesse.
Ainsi se
justifient les textes suivants de la sainte Écriture : « Exhortez les
jeunes gens à la sobriété. » (Tim. ii, 6.) — « Que les femmes soient
pudiques et sobres. » (1 Tim. iii, 11.) — « Recommandez la sobriété
aux vieillards. » (Tim. ii, 2.) — « Il faut que l'évêque soit
irréprochable, sobre et prudent. » (Tim. iii, 2.) — « Ne donnez pas
de vin aux rois. » (Prov. xxxi, 4.)
Saint Paul écrit ; « Gardez-vous de vivre dans les
débauches et dans l'ivrognerie. » (Rom. xiii, 13.)
Le mot ivresse s'entend de deux façons. Il signifie d'abord l'état
d'un homme pris de vin, et, dans cette acception, il n'exprime pas précisément
le péché de l'ivresse, mais la défaillance qui en est la conséquence et la punition.
Il désigne, en second lieu, l'acte par lequel on est tombé dans cette
défaillance. Or, si cet acte en est la cause par la grande force du vin pris
sans y songer, il n'est point coupable, surtout si l'on n'a pas péché par
négligence à s'en apercevoir. Telle fut, on le croit, l'ivresse de Noë. Mais si
un tel état résulte de l'amour et de l'usage déréglé du vin, l'ivresse
constitue, en tant que volontaire, un péché compris sous la gourmandise.
Il faut excuser celui qui invite une personne à boire, s'il ne
sait pas qu'elle va s'enivrer. Saint Augustin fait observer que l'on corrige
les ivrognes par de bons avis, plutôt que par des paroles acerbes et
menaçantes.
L'ivresse est produite de trois manières. Quelquefois on ne
s'aperçoit pas que l'on fait un usage immodéré d'une boisson enivrante ;
il est possible alors que l'ivresse s'ensuive sans péché. D'autres fois on sait
bien que l'on boit immodérément, mais on ne pense pas que tel vin soit de force
à enivrer ; l'ivresse est un péché véniel. Enfin il peut se faire que,
remarquant en même temps l'excès que l'on fait et la force du vin, on aime
mieux s'enivrer que de cesser de boire. Ce cas, qui est celui de l'ivresse
proprement dite, constitue un péché mortel : car on se prive
volontairement et sciemment de l'usage de la raison, dont on a besoin pour la
vertu, et on se livre au danger de pécher. « Dans l'ivresse, dit saint
Ambroise, on commet par ignorance beaucoup de crimes que la sobriété fait
éviter. »
Un homme
ne s'enivre pas assidument sans qu'il y ait chez lui connaissance et volonté. —
Manger ou boire plus qu'il ne faut, n'est pas toujours un péché grave. — Boire
sciemment jusqu'à l'ivresse, voilà le péché mortel.
Les péchés charnels, parmi lesquels on compte l'ivresse, n'ont
pas la gravité des péchés spirituels.
Le mal est la privation du bien. Plus le bien dont il prive
est grand, plus il est grave lui-même. Le bien divin l'emportant sur le bien
humain, les péchés commis directement contre Dieu sont évidemment plus graves
que l'ivresse, opposée seulement au bien de la raison humaine.
Néanmoins,
comme l'homme est enclin aux péchés d'intempérance, dont les concupiscences et
les plaisirs sont conformes à sa nature, saint Chrysostome a pu dire que le
démon n'aime rien tant que l'ivrognerie et la débauche ; non que ces
péchés soient plus graves que tous les autres, mais parce qu'ils sont plus
fréquents.
« L'ivresse, dit saint Augustin, excusa Loth de son
inceste. »
Distinguons l'état d'ivresse de l'acte qui le précède. L'état
d'ivresse, qui paralyse la raison, peut, par le principe que l'ignorance rend
les actes involontaires, excuser des péchés qu'il fait commettre. Quant à
l'acte qui le précède, s'il a produit l'ivresse sans qu'il y ait eu péché, les
fautes subséquentes sont totalement excusables ; s'il a été coupable, il
ne les excuse pas entièrement : elles sont volontaires dans cet acte même,
en tant qu'un homme qui fait une action illicite répond de ses suites. Les
péchés commis dans l'ivresse sont cependant atténués par l'amoindrissement du
volontaire ; saint Augustin observe que Loth doit être accusé en
proportion de la culpabilité de son ivresse, et non suivant la gravité de
l'inceste qu'il commit.
Le mot chasteté indique que la raison châtie la concupiscence,
qui, selon la parole du Philosophe, « doit être corrigée comme un enfant. »
La vertu humaine consistant à régler les choses conformément à la raison, nous
sommes fondés à dire que la chasteté est une vertu.
La
chasteté réside dans l'âme ; elle a le corps pour objet. Il lui appartient
de régler au gré de la raison et de la volonté l'usage de nos membres.
La chasteté, dans son sens propre, est une vertu spéciale, qui
a pour objet particulier de régler les plaisirs charnels. — Au figuré, elle
peut être prise pour une vertu générale qui modère toutes les sortes de
plaisirs illicites. L'esprit qui s'unit à Dieu, et qui s'abstient des actions
défendues, est chaste spirituellement, suivant cette parole : « Je
vous ai fiancés à Jésus-Christ, l'unique époux, afin que vous vous présentiez à
lui comme une vierge chaste. » (2 Cor. xi, 2.) Et, par une raison
contraire, l'esprit qui s'abandonne, contre l'ordre de Dieu, à l'amour des
biens terrestres commet une fornication spirituelle, comme le marquent ces
autres paroles : « Tu t'es livrée à une foule d'amants. » (Jér. iii,
1.) » La chasteté, ainsi entendue, consiste principalement dans la charité
et dans les autres vertus théologales, qui unissent l'âme humaine à Dieu.
La concupiscence de la chair a surtout besoin d'être châtiée ;
la chasteté s'y rapporte principalement, tout ainsi que la force a pour objet
principal les périls où nous avons le plus besoin de la fermeté d'âme.
Où il y a différentes sortes de plaisirs à réprimer, là aussi
il y a différentes vertus. L'abstinence règle les plaisirs
de la table ; la chasteté, les plaisirs de
la chair : il est évident, dès lors, que l'abstinence et la chasteté sont
deux vertus différentes.
Les
plaisirs de la chair, plus violents que ceux de la table, ont tout
particulièrement besoin d'une vertu qui les contienne. Chez celui qui s'y
abandonne, la concupiscence s'accroît et l'esprit s'affaiblit. « Rien, dit
saint Augustin, n'énerve plus le courage des hommes que la volupté charnelle. »
La pudicité a pour objet principal de réprimer ce qui porte le
signe ou l'apparence des plaisirs charnels : les regards, les libertés et
les baisers impudiques ; elle est une circonstance spéciale de la
chasteté, qui réprime les plus grossiers de ces plaisirs. On les prend quelquefois
l'une pour l'autre.
Saint Augustin dit : « La virginité est une
continence par laquelle l'intégrité de la chair est vouée, consacrée et
conservée au Créateur de l'âme et de la chair. »
Il y a trois choses dans les plaisirs de la chair : la
perte de l'intégrité corporelle, la sensation charnelle et le dessein de se
procurer une délectation. — L'intégrité du corps ne se rapporte
qu'indirectement aux actes moraux ; on peut la perdre sans que l'âme y ait
aucune part. — La sensation charnelle n'est point coupable, si l'on n'y donne
pas son consentement. — Par conséquent, la virginité consiste formellement et
complétement dans la résolution de s'abstenir toujours des satisfactions de la
chair.
« La
virginité, selon la définition de saint Augustin, est le dessein de garder une
pureté perpétuelle dans une chair corruptible. » Elle consiste
essentiellement dans l'âme, et matériellement dans la chair. L'intégrité du
corps peut se perdre sans préjudice pour elle ; rien de ce qui est
involontaire ne saurait la détruire. Mais, par contre, le plaisir vénérien,
porté au suprême degré par le désir et le consentement de la volonté,
l'anéantit, alors même qu'il n'est accompagné d'aucun commerce.
L'Écriture exhorte à la virginité, par cette parole de saint
Paul : « Pour les vierges, je n'ai pas reçu de précepte du Seigneur ;
mais je leur donne un conseil. » (1 Cor. vii, 25.) La virginité n'est donc
pas illicite.
Il y a pour l'homme trois sortes de biens : les biens
extérieurs, les biens du corps et les biens de l'âme. Les biens extérieurs sont
inférieurs à ceux du corps, et ceux-ci le sont aux biens de l'âme parmi lesquels
la vie contemplative l'emporte sur la vie active, selon cette parole : « Marie
a choisi la meilleure part. » (Luc. x, 42.)
La droite raison, qui veut que l'on use des biens extérieurs
pour le corps, et des biens du corps pour l'âme, veut aussi que les biens de la
vie active puissent servir à la vie contemplative. Cela étant, lorsque, pour
nous appliquer davantage à la divine contemplation, nous nous abstenons des
jouissances de la chair, nous suivons les lois mêmes de la raison, non moins
que quand nous nous privons de certains aliments, bons en eux-mêmes, pour
conserver notre santé ou pour nous livrer plus facilement à l'étude. C'est ce
que fait la virginité. « La vierge, nous dit saint Paul, pense aux choses
de Dieu, en sanctifiant son âme et son corps ; tandis que la femme mariée
songe à celles de ce monde et aux moyens de plaire à son mari. » (1 Cor.
vii, 34.) Il suit de ces principes que la virginité religieuse est louable
plutôt que blâmable.
On nous
dira peut-être que, dans ces paroles : « Croissez, multipliez,
remplissez toute la terre » (Gen. i, 28), il y a un précepte de conserver
l'espèce humaine. — Certains préceptes doivent être accomplis par chacun des
hommes, d'autres par la multitude. Or celui de la génération regarde toute la
multitude, qui doit, non pas seulement se multiplier corporellement, mais
profiter spirituellement. Il est utile que, le plus grand nombre se livrant à
la génération, il y ait dans la société des hommes qui ne se marient point pour
se vouer à la contemplation des vérités divines et contribuer ainsi à la beauté
et au salut du genre humain. C'est ainsi que, dans une armée, les uns gardent
le camp, tandis que les autres portent des drapeaux ou combattent ;
fonctions qui, quoique d'obligation pour l'armée entière, ne peuvent pas être
accomplies par le même homme.
Partout où se trouve un bien d'une excellence particulière, là
aussi se trouve une vertu spéciale. — La résolution de renoncer à tout plaisir
charnel pour vaquer facilement aux choses divines, étant plus méritoire que
celle de se garantir de tout excès dans l'usage des délectations de la chair,
la virginité est une vertu spéciale qui se distingue de la chasteté comme la
magnificence se distingue de la libéralité.
Il est
nécessaire pour cela que la virginité ait le caractère de la vertu,
c'est-à-dire qu'elle soit gardée en vue de Dieu. Selon la remarque de saint
Augustin, nous louons les vierges, non pas uniquement parce qu'elles sont
vierges, mais parce qu'elles ont consacré leur virginité à Dieu.
Jovinien, combattu par saint Jérôme, prétendait que 1a
virginité n'est pas préférable au mariage. C'est une erreur, réfutée d'avance,
non-seulement par l'exemple du Christ, choisissant une mère vierge et
conservant lui-même la virginité, mais par la doctrine de saint Paul, qui
conseille cette vertu comme un état supérieur au mariage. La raison elle-même
nous enseigne que, si l'on doit préférer le bien divin au bien humain, le bien
de l'âme à celui du corps, la vie contemplative à la vie active, la virginité conservée
comme une disposition à la vie contemplative est, sans contredit, plus
excellente que le mariage, qui a pour but la multiplication corporelle du genre
humain et les soins de la vie active.
Il ne
s'ensuit pas qu'une personne mariée ne puisse point avoir plus de mérite qu'une
vierge. Saint Augustin veut qu'une vierge se dise à elle-même : « Bien
que la chasteté du célibat soit au-dessus du mariage, je ne suis pas pour cela
meilleure qu'Abraham ; la virginité que je garde, ce patriarche l'eût
gardée mieux que moi, si elle eût été nécessaire de son temps. » Le saint
docteur ajoute : « La vierge occupée des choses de Dieu sait-elle si,
tandis que la femme mariée à laquelle elle oserait se préférer est prête à
boire le calice de la Passion du Seigneur, quelques faiblesses secrètes de son
esprit ne l'empêchent point elle-même d'être mûre pour le martyre ? »
Que la virginité, qui surpasse la chasteté des veuves et la
chasteté conjugale, soit ce qu'il y a de plus parfait dans le genre même de la
chasteté, cela est incontestable ; et, en ce sens-là, saint Cyprien et
saint Ambroise ont pu lui attribuer la beauté la plus parfaite. Elle n'est pas
néanmoins, absolument parlant, la plus excellente des vertus. Les vertus
théologales, et même la vertu de religion, qui ont les choses divines pour
objet immédiat, l'emportent sur elle. Les martyrs aussi, donnant à Dieu leur
propre vie, et les religieux, lui sacrifiant leur volonté propre avec tout ce
qu'ils possèdent, ont plus de mérite que les vierges, qui renoncent seulement
aux plaisirs de la chair.
Quand
saint Cyprien appelle les vierges la portion la plus illustre et la plus
glorieuse du troupeau de Jésus-Christ, il en parle par comparaison aux veuves
et aux femmes mariées. S'il est écrit : « Les vierges suivent
l'Agneau partout où il va » (Apoc. xiv, 4), c'est pour marquer qu'elles
imitent le Christ, non-seulement quant à l'âme, mais encore quant à l'intégrité
de la chair. Ce n'est pas qu'elles s'en approchent de plus près que tous les
autres saints, — d'autres vertus unissent davantage notre esprit à la divinité ;
— mais elles imitent l'Agneau en plus de points. Le cantique nouveau qu'elles
chantent exprime la joie qu'elles éprouvent d'avoir conservé l'intégrité de
leur chair.
Les désirs et les plaisirs de la chair, voilà la matière
spéciale de la luxure, vice par lequel on se livre aux dissolutions de la
volupté, cause principale de l'énervement des âmes.
La conservation du genre humain, à laquelle se rapportent les
plaisirs de la chair, est une fin aussi légitime que la conservation de
l'individu. De même que l'usage des aliments pris dans l'ordre et selon la
mesure du salut du corps n'est pas défendu, celui des plaisirs de la chair est
pareillement permis dans l'ordre et de la manière qui conviennent au but de la
génération humaine.
Saint Paul écrivait : « Ne vous laissez pas aller
avec excès au vin ; il engendre la luxure. » (Eph. v, 18.) La luxure
est donc un péché.
Plus une chose est nécessaire, plus on pèche en s'écartant des
règles de la raison dans ce qui la concerne. L'usage des plaisirs charnels
étant très-nécessaire à la conservation du genre humain, il est de la plus
haute importance d'y observer l'ordre et le mode que prescrit la raison. La
conséquence à tirer, c'est que la luxure, qui sort des limites raisonnables,
est un péché.
Faire un
mauvais usage du corps humain, c'est offenser Dieu, qui en est le premier maître.
« Glorifiez et portez Dieu dans votre corps, » disait saint Paul. (1
Cor. vi, 28.) Dieu nous défend expressément de souiller par la volupté un corps
qu'il a choisi pour son temple.
La luxure, dont les plaisirs de la chair sont la fin, est un
vice capital ; ces sortes de plaisirs, tant par leur vivacité que par leur
rapport avec notre nature, ont une telle puissance sur notre appétit sensitif
que, pour se les procurer, on commet beaucoup de péchés.
Oui. Ces filles de la luxure sont des suites de la violence avec
laquelle elle captive l'appétit inférieur et atteint par-là la raison et la
volonté.
La raison a quatre manières d'agir : l'intelligence, le conseil, le jugement, et
le commandement. — Or, selon cette
parole de Daniel (xiii, 56) : « La concupiscence a bouleversé ton
coeur, » la luxure empêche notre esprit de percevoir la vérité ; de
là la cécité spirituelle ou
aveuglement de l'esprit. — La luxure s'oppose ensuite au bon conseil ; elle
n'a, comme le dit Térence, ni mesure, ni prudence : ceci s'appelle la précipitation. — La luxure détruit la
rectitude du jugement pratique, et c'est ce que Daniel (xiii, 9) disait, en
parlant des vieillards impudiques : « Ils ont perverti leur sens pour
s'écarter des jugements droits ; » voilà l'inconsidération. — Enfin la luxure anéantit le commandement, en
ne permettant pas d'exécuter une résolution ; de là l'inconstance. Térence disait très-bien d'un homme qui voulait
s'éloigner de sa maîtresse : « Une fausse larme triomphera de son
dessein. »
Quant à la volonté, la luxure y produit pareillement quatre
actes désordonnés : l'amour déréglé de soi ou l'égoïsme, à cause des plaisirs qu'elle recherche avec excès ; la
haine de Dieu, qui défend un tel
plaisir ; l'amour de la vie présente, dans laquelle seule
on jouit des voluptés impures, et, par une suite nécessaire, l'horreur de la vie future, qui n'offre
que des biens spirituels.
On divise la luxure en six espèces, savoir : la
fornication simple, l'adultère, l'inceste, le stupre, le rapt et le vice contre
nature. — La fornication simple, union de deux personnes libres, est contraire
à la bonne éducation des enfants. — L'adultère trahit la foi du mariage. —
L'inceste blesse le respect dû à une femme parente ou alliée. — Le stupre viole
les droits des parents d'une jeune personne. — Le rapt ajoute la violence au
stupre. — Le vice contre nature, opposé à la fin même des plaisirs de la chair,
empêche la génération. — Les autres genres de luxure : le sacrilège,
violation d'un vœu, les embrassements, etc., se ramènent à l'une de ces six
espèces.
Saint Paul, après avoir parlé de la fornication et de
plusieurs autres péchés, dit : « Ceux qui commettent ces fautes
n'entreront pas dans le royaume de Dieu. » (Gal. v, 24.)
Sans parler du désordre de la concupiscence, la fornication,
s'accomplissant dans des conditions nuisibles à la vie de l'enfant qui va
naître, blesse l'amour du prochain. En effet, un enfant a besoin, non-seulement
de sa mère pour le nourrir, mais encore de son père, qui doit l'instruire, le
protéger, lui assurer, en un mot, les biens de l'âme et du corps. Loin qu'il
soit conforme aux lois de la nature que l'homme s'unisse à une femme
passagèrement, il faut, au contraire, une union qui dure longtemps, et même
toute la vie. D'ailleurs, parmi des alliances vagues et indéterminées, les
hommes ne connaîtraient point leurs propres enfants, à l'éducation desquels ils
sont obligés de pourvoir. C'est pourquoi le mariage est de droit naturel, bien
qu'il doive, comme tout ce qui intéresse le bien général, tomber sous la
détermination de la loi humaine ; nous le dirons en traitant du sacrement
de Mariage. Concluons seulement ici que l'union des sexes en dehors du mariage
est contraire à la bonne éducation de l'enfant ; elle est, dès lors, un
péché mortel. Vainement on alléguerait que l'on a suffisamment pourvu à cette
éducation ; la loi qui défend la fornication est fondée sur ce qui arrive
communément, et non sur un cas particulier.
La fornication n'est pas le plus grand des péchés ; saint
Grégoire nous a déjà dit que les péchés de la chair sont moins coupables que
ceux de l'esprit. Bien qu'elle soit d'un genre plus grave que les péchés qui,
comme le vol, ne sont opposés qu'aux biens extérieurs, elle n'est pas plus
criminelle que le blasphème, qui se commet directement contre Dieu, ou
l'homicide, par lequel on attaque la vie d'un homme déjà né.
La
fornication a une sorte d'excuse dans la violence même de la concupiscence.
Plus la passion qui entraine la volonté est grande, moins le péché est grave. « Où
trouver, disait Augustin, de plus rudes combats que ceux de la chasteté, où
continuelle est la lutte, rare est la victoire ? »
« Quiconque, a dit Notre-Seigneur, regarde une femme avec
concupiscence, a déjà commis dans son cœur le péché de fornication. »
(Matth. v, 28.)
Les baisers, les attouchements et les embrassements ne sont
pas par eux-mêmes des péchés mortels : ils peuvent avoir lieu sans
passion, soit à cause de la coutume du pays, soit par quelque nécessité, ou pour
un autre motif raisonnable. Cependant, ils deviennent une faute mortelle à
raison de la cause qui les produit, lorsqu'une passion honteuse les inspire.
Les sensations impures que l'on éprouve pendant le sommeil, où
le jugement de la raison n'est pas libre, ne sont point coupables en
elles-mêmes. Provenant souvent de la surabondance du sang ou de la chaleur
excessive du corps, elles ne peuvent être imputables que dans leur cause,
lorsque, par exemple, le jour précédent, la pensée s'est arrêtée volontairement
à des désirs criminels. Si la cause n'a été nullement coupable, on ne doit pas
s'en inquiéter. Nous lisons, dans les Conférences des Pères, que le démon, pour
éloigner, les jours de fête, un religieux de la Table sainte, avait essayé de
le troubler par des fantômes nocturnes. Aussi l'Église nous conseille-t-elle
cette prière : « Hostemque nostrum comprime, ne polluantur corpora. »
Le stupre implique la corruption d'une vierge qui est encore
sous la garde de son père. Outre qu'il rend le mariage de la jeune fille
difficile et l'expose aux dangers du libertinage, il trompe la sollicitude d'un
père obligé de la surveiller, comme le marque cette parole de l'Esprit-Saint :
« Veille sur ta fille, de peur qu'elle ne t'expose à la risée de tes
ennemis. » (Eccl. xlii, 11.) Pour cette difformité spéciale, ce péché
forme une espèce particulière de la luxure.
Libre
des liens du mariage, la jeune vierge n'est pas affranchie du pouvoir paternel ;
le péché commis avec elle est un crime plus grand que la fornication simple, qui s'accomplit avec une femme déjà corrompue.
Le rapt consiste à enlever une jeune fille par la violence. Il
est joint au stupre quand on fait violence soit à elle et à son père tout à la
fois ; soit à son père seul si elle consent à son enlèvement ; il en
est séparé, lorsqu'il attaque une veuve ou une fille déjà criminelle. Dans l'un
et l'autre cas, il est une espèce particulière de la luxure, à raison de la
violence même qui le caractérise.
Le rapt
a pour cause l'ardeur de la concupiscence.
L'adultère, par lequel l'un des époux viole la foi conjugale,
ajoute à la luxure une laideur particulière, qui en fait une espèce distincte.
S'il se commet entre un homme marié et une femme qui ne l'est pas, il met en péril
l'éducation de l'enfant. Si la femme est mariée, il blesse les droits de son
mari et de ses autres enfants. De là ce que dit la sainte Écriture : « Toute
femme qui abandonne son mari et qui lui donne pour héritier le fils d'une
alliance adultère pèche, d'abord, contre le Très-Haut, qui a dit : Tu ne
commettras point d'adultère ; et ensuite contre son mari, à qui elle donne
le fils d'un autre homme. » (Eccl. xxiii, 32.)
En
parlant du mariage, dans la troisième partie, nous achèverons de traiter ce qui
concerne l'adultère.
Abuser d'une personne à laquelle on est uni par parenté ou par
alliance, c'est une espèce particulière de la luxure, à cause de la condition
même de cette personne.
Nous devons aux auteurs de nos jours, ainsi qu'aux personnes
qui leur tiennent de près, le respect et l'honneur. Chez les anciens, selon le
rapport de Valère Maxime, il n'était pas permis au fils d'aller au bain avec
son père, de peur qu'ils ne se vissent sans vêtements. La honte naturellement
attachée aux plaisirs de la chair est contraire au respect et à l'honneur dus
aux parents. De plus, la nécessité de vivre avec eux et avec les autres alliés
serait une occasion continuelle de luxure, si, dans une famille, les plaisirs
de la chair n'étaient pas spécialement interdits par la nature et par la
religion. Enfin, le mariage des proches parents serait un obstacle au
rapprochement et à l'amitié des familles étrangères ; la charité, dont les
hommes ont un si grand besoin, en souffrirait considérablement.
De même que c'est un sacrilège de ravir les biens consacrés à
Dieu, c'en est un aussi de déshonorer, pour assouvir sa luxure, les personnes
consacrées à son service. Dans ce sens, le sacrilège est une espèce
particulière de la luxure.
Le vice contre nature, que saint Paul place au nombre des
péchés de la chair sous le nom d'immondicité, est une espèce distincte de la
luxure. — Il y a un péché d'une espèce spéciale où se rencontre une laideur
particulière, et c'est ce qui a lieu dans la violation de l'ordre naturel
établi pour la génération. Il en résulte que le vice contre nature, qui,
suivant les divers actes par lesquels il enfreint cet ordre, prend les noms
d'immondicité, bestialité, sodomie, monstruosité, est une espèce particulière
de la luxure.
Le vice contre nature dépasse en gravité tous les autres
péchés de la luxure. Il attaque les principes naturels qui servent de règle à
la raison pour diriger les actes humains or rien n'est plus grave et plus
triste que de nier les principes en agissant contre la nature. Après lui
viennent l'inceste, qui viole le respect dû aux parents ; ensuite
l'adultère ; puis le rapt, le stupre et la fornication simple. Le sacrilège,
qui peut se rencontrer dans ces différents péchés, leur donne une malice
particulière.
« On
doit, dit saint Augustin, châtier sévèrement les vices contre nature ; ils
font injure à la société, à la nature elle-même, et à Dieu. »
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EXPLICATION.
Les parties potentielles de la tempérance, indiquées seulement
dans le tableau précédent, sont :
1° La continence (155), qui a pour opposé l'incontinence (156) ;
— 2° la clémence et la mansuétude (157), auxquelles sont opposées la colère (158) et
la cruauté (159) ; — 3° la modestie et ses différentes parties.
Nous parlerons de celte dernière vertu, d'abord en général
(160) et ensuite de chacune de ses différentes espèces. — Nous examinerons
premièrement l'humilité (161), — et l'orgueil, qui lui est opposé (162) ;
— ce qui nous donnera lieu de revenir sur le péché du premier homme (163), (164),
(165) ; secondement, l'amour de l'étude (166), et le vice opposé, qui est
la curiosité (167); troisièmement, la modestie dans les mouvements du corps (168),
et dans l'appareil extérieur (169).
Nous terminerons par l'examen des préceptes qui concernent la
tempérance (170).
La continence se prend dans deux acceptions. Signifie-t-elle
la privation de tous les plaisirs de la chair, la continence parfaite se trouve
principalement dans la virginité, et secondairement dans la viduité ; dans
ce sens, elle est une vertu. S'entend-elle seulement de la résistance aux
penchants les plus déréglés de la concupiscence, dans cette signification, elle
participe de la vertu, en tant qu'elle affermit la raison contre la violence
des passions ; mais elle n'arrive pas à la perfection de la vertu même,
qui assujettit si bien l'appétit sensitif à la raison que les passions
violentes n'osent plus se révolter.
La continence et l'incontinence ont pour objet, comme la
tempérance et l'intempérance, les plaisirs du toucher ; mais les
jouissances de la chair étant plus violentes que celles de la table, la
continence s'entend ordinairement des plaisirs de la chair.
La continence a son siège, non dans la puissance
concupiscible, mais dans la volonté. Le concupiscible, même dans l'homme
chaste, a des propensions dépravées. La différence entre l'homme continent et
l'incontinent, c'est que, quelle que soit la violence des tentations, le
continent suit la raison ; tandis que l'incontinent s'abandonne, malgré la
raison, aux sensations de la chair. Voilà pourquoi la continence a pour sujet
la volonté, qui choisit entre la résistance ou le consentement à la
concupiscence.
Cicéron unit la continence à la tempérance, comme une vertu
secondaire à une vertu principale.
Parle-t-on de la continence qui s'abstient de tous les
plaisirs de la chair ? Celle-là est autant au-dessus de la tempérance que
la virginité l'emporte sur la chasteté proprement dite. Parle-t-on de la
continence qui consiste dans la résistance de la raison aux mauvais désirs ?
La tempérance a la supériorité sur la continence ; car la raison a plus de
force dans l'homme tempérant, qui a dompté l'appétit sensitif, que dans l'homme
simplement continent, dont l'appétit sensitif se soulève avec violence contre
la raison par les mauvais désirs.
Il vaut
mieux que la raison domine tout à la fois la volonté et la faculté
concupiscible, comme chez l'homme tempérant, que de dominer seulement la
volonté, comme il arrive dans l'homme continent.
L'incontinence ne s'applique pas aux animaux ; elle se
rapporte à ce qui nous en distingue principalement, à notre âme.
Les passions de l'appétit sensitif, si violentes qu'elles
soient, restent toujours des occasions ; elles ne sont pas la cause
suffisante et vraie de l'incontinence. L'homme, tant qu'il jouit de l'usage de
sa raison, peut toujours leur résister ; et, dès qu'il en est privé
totalement, il n'y a plus lieu de parler de continence ou d'incontinence.
Preuve que c'est le jugement de la raison qui rend continent celui qui le suit,
et incontinent celui qui l'abandonne. L'incontinence, on le voit, est dans
l'âme elle-même, qui néglige de résister aux passions, soit qu'elle leur cède
avant d'écouter la raison, ce qui est une incontinence sans frein, soit qu'elle
ne persiste pas dans les desseins que la raison lui a fait prendre, ce que l'on
nomme l'incontinence des faibles.
Saint Paul range l'incontinence parmi les autres péchés, en
disant : « Les calomniateurs, les incontinents, etc. » (2 Tim. iii,
3.) Donc elle est un péché.
Prise dans son sens propre, l'incontinence se rapporte à la
concupiscence des plaisirs du toucher ; elle est un péché, non-seulement
parce qu'elle éloigne l'homme de la raison, mais parce qu'elle recherche des
concupiscences dépravées, sa matière spéciale. — Prise, dans le sens restreint,
pour le désir déréglé des honneurs, des richesses et des autres choses bonnes
en elles-mêmes, elle est encore un péché, comme dépassant les bornes de la
raison. — S'il s'agissait de biens dont on ne peut pas abuser, par exemple de
la vertu, l'incontinence, prise au figuré, loin d'énoncer un péché, pourrait
désigner la perfection même de la vertu[264].
Quelqu'un
dira : nul ne pèche en faisant ce qu'il ne saurait éviter. Or, d'après
cette parole : « Je sais que je ne puis avoir la continence, si Dieu
ne me la donne » (Sag. Viii, 21), aucun homme ne peut de lui-même éviter
l'incontinence. — De ce que l'homme a besoin de la grâce pour garder la
continence, il ne s'ensuit pas que l'incontinence ne soit point un péché ;
nous pouvons faire le bien et éviter le mal, quoique nous ne le puissions pas
sans la grâce, selon cette parole du Seigneur : « Sans moi, vous ne
pouvez rien. » (Jean. xv, 5.) « Ce que nous pouvons par nos amis, dit
Aristote, nous le pouvons en quelque façon par nous-mêmes. »
Aristote a dit : « L'intempérant ne se repent pas,
il persévère dans son choix ; l'incontinent, au contraire, est susceptible
de regret. »
Chez l'intempérant, en effet, la volonté s'incline d'elle-même
au péché par une élection née d'une habitude acquise ; dans l'incontinent,
la volonté est inclinée au péché par quelque passion. S'il est indubitable que
la passion passe avec rapidité et que les habitudes changent difficilement,
l'incontinent peut ne pas tarder à se repentir ; au lieu que l'intempérant
se réjouit des fautes rendues naturelles pour lui par son habitude même.
N'était-ce pas des intempérants que le Sage disait : « Pleins de joie
d'avoir fait le mal, ils s'applaudissent des actions les plus infâmes ? »
(Prov. ii, 14.) Par conséquent, l'intempérant est plus coupable que
l'incontinent.
L'intempérant,
estimant qu'il est bon de s'abandonner sans frein à toutes les concupiscences,
ne fait pas une juste appréciation de la fin dernière ; ensuite il y a
chez lui une habitude contractée. Il est en proie à une maladie chronique, qui
n'est pas sans ressemblance avec la phthisie. — L'incontinent conserve du moins
les principes : il ne cède qu'à la passion ; chez lui, c'est la
fièvre tierce, qui cesse avec la commotion des humeurs. À l'aide de la grâce et
des avertissements extérieurs, on peut le ramener à la vertu. La guérison de
l'intempérant s'obtient aussi par les mêmes moyens ; mais elle est plus
difficile.
Le Philosophe a dit : « L'incontinence de la colère
est moins honteuse que celle de la concupiscence. »
Le péché d'incontinence peut s'envisager sous deux aspects :
d'abord sous celui de la passion qui domine la raison ; et, de ce côté,
l'incontinence de la concupiscence est plus honteuse que celle de la colère,
pour quatre motifs. La colère participe d'une certaine façon à la raison, qui veut
venger une injure ; la concupiscence vient entièrement des sens. — La
colère s'enflamme plus vite que la concupiscence ; on lui doit plus
d'indulgence. — La colère se montre à la lumière ; la concupiscence se
déguise et se cache. — La colère n'agit que sous l'action de la tristesse ;
la concupiscence agit avec plaisir.
Envisagée sous le second aspect, du côté des effets qui
s'ensuivent, l'incontinence de la colère peut devenir plus grave que celle de
la concupiscence ; elle conduit souvent à des actes plus nuisibles au
prochain.
La mansuétude et la clémence ne sont pas entièrement
identiques. Elles concourent au même but, qui est de modérer les effets de la
colère ; mais la clémence porte à mitiger la pénalité extérieure, et la
mansuétude adoucit au-dedans de nous la passion même de la colère. L'une
empêche d'être cruel dans le châtiment, l'autre de se livrer à l'emportement.
La clémence s'exerce de supérieur à inférieur ; la mansuétude se pratique
envers tout le monde.
La clémence et la mansuétude sont l'une et l'autre des vertus ;
car si la clémence, en mitigeant les punitions, suit les conseils de la droite
raison, la mansuétude, en modérant la colère, les suit également.
La
clémence ne se montre que dans les cas où elle le peut sans danger. Elle
diminue la peine par rapport à ce que prescrit la loi commune ou la justice
légale, mais non par rapport à ce qu'exige la droite raison. Par des
considérations particulières, elle juge que tel homme ne doit pas souffrir
davantage. — Quant à la mansuétude, elle est comptée par Notre-Seigneur au
nombre des béatitudes, et saint Paul la range parmi les fruits. Rien n'empêche
qu'elle ne soit tout à la fois une vertu, une béatitude et un fruit.
« La clémence, disait Sénèque, est la tempérance d'une
âme qui a le pouvoir de se venger. »
La clémence diminue les peines ; la mansuétude modère la
colère. Consistant dans une certaine répression, l'une et l'autre se rattachent
à la tempérance, comme à une vertu principale.
La clémence et la mansuétude nous éloignent seulement du mal,
en modérant, soit la colère, soit la punition. Il est plus parfait de faire le
bien que d'éviter le mal. La foi, l'espérance, la charité, la prudence, la
justice, qui tendent directement au bien, leur sont évidemment préférables.
Toutefois, vis-à-vis des vertus qui éloignent du mal, elles peuvent avoir la
supériorité. La colère, que la mansuétude modère, est, par sa violence, l'un
des plus grands obstacles à la droiture des jugements de la raison. Aussi
l'Écriture nous dit : « Mon fils, gardez votre âme dans la mansuétude. »
(Eccl. x, 31.) D'un autre côté, la clémence, qui fait diminuer les peines, se
rapproche beaucoup de la charité, par laquelle nous faisons du bien au prochain
et le préservons du mal.
La
mansuétude et la clémence nous rendent agréables à Dieu et aux hommes. — D'abord,
la mansuétude nous dispose à recevoir les enseignements divins, selon cette
parole de saint Jacques : « Recevez la parole de Dieu dans la
mansuétude » (i, 21) ; et selon ces autres encore de l'Ecclésiastique :
« Soyez doux pour entendre la parole de Dieu. » (v, 13.)
Notre-Seigneur lui-même nous engage tout spécialement à imiter sa mansuétude :
« Apprenez de moi, nous dit-il, que je suis doux et humble de cœur. »
(Matth. xi, 29.) Cette vertu est pareillement agréable aux hommes. « Mon
fils, dit l'Esprit-Saint, faites toutes vos actions avec douceur, et vous vous
attirerez l'estime et l'amour des hommes. » (Eccl. iii, 19.) — Ensuite, on
lit dans les Proverbes : « Ce qui fortifie le trône des rois, c'est
la clémence. » (xx, 28.)
Saint Chrysostome disait : « Celui qui s'irrite sans
motif sera condamné ; celui qui a un motif ne le sera pas. Supprimez toute
colère ; les avis ne profitent point, les jugements restent sans
exécution, le crime demeure impuni. »
La colère, qui a donné son nom à la faculté irascible, n'est,
comme passion de l'appétit sensitif, ni bonne ni mauvaise en elle-même ; car
le désir de la vengeance peut être légitime ou illégitime. Mais elle devient
mauvaise, ainsi que toutes les passions, par excès ou par défaut, et c'est ce
qui arrive dès qu'elle ne se tient pas dans un milieu raisonnable. Est-elle
conçue par un motif légitime et renfermée dans de justes bornes, loin d'être
blâmable, elle est louable. Il est donc quelquefois permis de s'irriter.
Nous
n'entendons pas la colère dans le sens des Stoïciens, qui prétendaient que
toutes les passions sont condamnables ; aussi ne la définissons-nous pas,
comme saint Jérôme, « un mauvais vouloir contre le prochain. » Nous
sommes, avec saint Augustin, du sentiment des Péripatéticiens, pour lesquels les
passions de l'âme sont de simples mouvements de l'appétit sensitif. Entendue
ainsi, la colère n'est pas toujours blâmable. Qu'elle le soit quand elle
précède et trouble la raison, nous le voulons ; mais elle est légitime
quand elle suit la raison ; par exemple, dans l'homme qui se courrouce
contre les vices c'est alors la colère du zèle, laquelle, obéissant à la raison
comme une fidèle servante, sert d'instrument à la vertu. On nous dira peut-être
qu'il n'est pas permis de se venger. Sans doute, il est défendu de vouloir la
vengeance ou la punition d'un coupable par haine pour sa personne ; mais
il est louable de la désirer pour la correction du vice et la conservation de
la justice. L'appétit sensitif, tendant à ce but, ne fait que suivre la raison ;
et, dans ce cas, la vengeance vient de Dieu par les dépositaires de l'autorité
divine.
« Que toute colère, dit l'Apôtre, soit bannie d'entre
vous. » (Eph. iv, 31.)
Il suit de l'article précédent que la colère peut pécher de
deux manières : d'abord, dans son but, qui est la vengeance, lorsqu'elle
agit contre la raison, soit qu'elle punisse un innocent, soit qu'elle punisse
par un autre motif que le maintien de la justice et le châtiment d'une faute ;
ensuite, dans sa mesure même, quand elle se laisse aller à un emportement
excessif, soit au dedans de l'âme, soit au dehors.
La force
irascible doit naturellement soumission à la raison.
Comme désir d'une injuste vengeance, la colère est dans sa
nature un péché mortel ; elle viole la charité et la justice. Elle peut
être vénielle, à cause de l'imperfection de l'acte, tant de la part du sujet
qui n'a pas suffisamment réfléchi, que de celle de l'objet, trop minime pour
constituer un péché mortel, alors même qu'il serait réalisé. — Comme irritation
intérieure ou extérieure, elle n'est pas elle-même un péché mortel ; mais
elle peut y conduire, en portant, par son excès, à violer l'amour de Dieu et du
prochain, ainsi qu'il arrive à ces hommes insensés qui, ne voulant pas en
modérer les transports, blasphèment Dieu ou injurient le prochain. En ce
sens-là, Job disait très-bien : « La colère tue l'homme
insensé. » (v, 2.)
Mais,
direz-vous, si toute colère n'est pas un péché mortel, comment expliquer cette
parole du Sauveur : « Quiconque se met en colère contre son frère
sera condamné au jugement ? » (Matth. v, 22.)
Remarquez
que le Sauveur a prononcé ces paroles après celles-ci : « Quiconque
tuera, sera condamné au jugement. » Il a donc voulu parler d'un mouvement
de colère dans lequel on désire au prochain la mort ou un dommage grave. Il
n'est pas douteux qu'un tel désir, si la raison y donne son consentement, ne
soit un péché mortel. C'est pourquoi la colère qui viole la charité est un péché
grave ; mais toute colère n'en arrive pas à ce point.
Le dérèglement de la colère porte sur l'objet désiré ou sur le
mode. — Du côté de l'objet désiré, la colère est le moins grave des péchés ;
elle veut punir quelqu'un pour le mal qu'il a fait. Elle rentre, il est vrai,
dans les péchés qui, comme l'envie et la haine, souhaitent le mal d'autrui ;
mais, si la haine le désire d'une manière absolue, et l'envie en vue de la
gloire propre, elle ne le veut que pour une juste vengeance ; de sorte que
la haine l'emporte sur l'envie, et celle-ci sur elle. Il est pire de désirer le
mal absolument que de le vouloir en vue d'un bien ; il est pire aussi de
le désirer en vue d'un bien extérieur, comme l'honneur ou la gloire, que de le
souhaiter pour la droiture de la justice. — Quant au mode, le dérèglement de la
colère ne le cède à aucun autre, à cause de la violence et de la rapidité de
ses mouvements, comme le marque cette parole de l'Écriture : « La
colère qui éclate est sans compassion; rien ne saurait en arrêter
l'impétuosité. » (Prov. xxvii, 4.) « Un homme est-il en colère,
disait saint Grégoire, son cœur se gonfle, son corps tremble, sa langue
s'embarrasse, son visage-devient de feu ; ses yeux, égarés, ne
reconnaissent plus ses meilleurs amis, et sa langue forme des sons dont
l'esprit ne comprend pas le sens.
Cette division du Philosophe, comme nous l'avons fait observer
en traitant de la passion de la colère (1.2. q. 46, a.8), correspond à ce que
saint Grégoire appelle le fiel, l'animosité et la fureur ;
elle convient parfaitement, non-seulement à la passion, mais au péché même de
la colère. En effet, parmi les hommes, les uns s'irritent promptement et pour
des causes légères ; ce sont les violents. Les autres conservent longtemps
le chagrin causé par une injure ; ce sont les amers. Les troisièmes, par
un désir obstiné de vengeance, ne s'apaisent qu'après avoir puni ; ce sont
les caractères difficiles et implacables.
Les
trois degrés de la colère dont a parlé Notre-Seigneur se rapportent aux progrès
de l'acte humain, et non pas à des espèces différentes de colère. Le premier
degré est dans le cœur : « Celui qui s'irrite contre son frère... »
(Matth. v, 22.) Le second est dans la manifestation : « Celui qui
aura dit à son frère : Raca... » Le troisième, qui est le plus grave,
est un commencement d'exécution : « Celui qui aura dit à son frère :
Fou... »
La colère produit beaucoup de péchés. La vengeance, qu'elle a
pour objet, a un attrait d'autant plus grand pour les hommes que, se montrant à
eux comme juste et honnête, elle les entraîne par l'apparence du bien. Il en
résulte que l'impétuosité de la colère nous précipite dans toutes sortes de dérèglements.
Pour ce motif, la colère doit être rangée parmi les vices capitaux.
On donne avec raison six filles à la colère, savoir : l'indignation
et l'enflure, suites du mépris qu'elle fait naître dans le cœur d'un
homme contre celui dont elle veut tirer vengeance ; la clameur,
par laquelle elle éclate en paroles, comme chez celui qui dit à son frère :
Raca, mot qui dénote un langage confus et désordonné ; le blasphème
contre Dieu et l'injure contre le prochain ; enfin la querelle,
qui passe des paroles aux actions.
Saint Chrysostome a dit : « Celui-là pèche qui ne se
met pas en colère quand il le doit : une patience excessive est une
semence de vices ; elle entretient la négligence, et invite au mal
non-seulement les méchants, mais même les bons. »
Le mot colère a deux significations. Par l'une, il désigne un
acte simple de la volonté, qui inflige une peine d'après un jugement de la
raison, et non par passion : or, manquer de cette sorte de colère est un
péché. Par l'autre, il indique un mouvement de l'appétit sensitif, avec
accompagnement de passion et de modification corporelle. Un tel mouvement est
une suite nécessaire des actes de la volonté, à laquelle notre appétit
inférieur obéit naturellement, à moins d'un obstacle qui l'en empêche. La
colère ne saurait donc manquer totalement dans la partie sensitive de notre
être que par l'absence ou par la faiblesse de la volonté, chose non moins
vicieuse que le défaut d'énergie quand on doit punir selon le jugement de la
raison.
N'éprouver
aucune irritation, dira quelqu'un, c'est ressembler à Dieu qui n'a point de
passion. — Il est vrai ; mais ce n'est pas l'imiter dans le jugement par
lequel il inflige des punitions. Comme toutes les autres modifications de la
sensibilité, la passion de la colère est utile pour exécuter promptement ce que
la raison commande. S'il n'en était pas ainsi, à quoi nous servirait l'appétit
sensitif ? Dieu n'a rien fait d'inutile.
à la clémence, qui tend à diminuer les punitions, est opposée
la cruauté, que Sénèque appelle l'atrocité de l'âme dans le châtiment. L'homme
cruel est dur ; l'homme clément est doux. L'homme cruel n'est pas
compatissant ; l'homme clément est plein de miséricorde. L'homme cruel et
l'homme clément, on le voit, ont des sentiments contraires.
Senèque disait : « Punir sans avoir été offensé, ce
n'est pas cruauté, c'est férocité et barbarie. »
L'homme féroce ou barbare châtie pour jouir de la souffrance
des autres, de même que la bête féroce nuit aux hommes pour se repaître de
chair. Quand l'homme cruel dépasse la juste mesure, il considère du moins la
faute du coupable ; la férocité n'agit pour aucun motif tiré de la raison.
Entre elle et la cruauté, il y a toute la distance qui sépare l'homme de la
bête fauve.
Les vertus devant régler la vie de l'homme tout entière, il
faut que, si l'une d'elles sert de règle à ce qui est plus difficile et plus
important, il y en ait une autre qui préside aux choses moins importantes et
moins difficiles. De même que, après la magnificence, qui règle les grandes
dépenses, la libéralité dirige les dépenses médiocres ; de même aussi,
après la tempérance, qui modère les plaisirs du toucher, la modestie réprime
les autres choses plus faciles à régler : elle est unie à la tempérance
comme une vertu secondaire à la vertu principale.
La modestie règle quatre choses : premièrement,
l'inclination de l'âme à s'attribuer l'excellence, inclination réprimée par
l'humilité ; deuxièmement, le désir de savoir, désir modéré par l'amour de
l'étude, opposé à la curiosité ; troisièmement, les mouvements du corps
dans les jeux comme dans les fonctions sérieuses ; quatrièmement, les
ornements extérieurs : les vêtements et les autres choses pareilles. Elle
concerne, en conséquence, non-seulement les actions extérieures, mais les
sentiments intérieurs de l'âme.
Saint
Paul parlait de la modestie extérieure quand il disait : « Que votre
modestie soit connue de tous les hommes. » (Phil. iv, 5.) Il n'entendait
pas que cette vertu ne règle point les actes intérieurs, dont les actions
visibles sont la manifestation[265].
L'Écriture, dans ces paroles : « Il a regardé
l'humilité de sa servante, » loue l'humilité comme une vertu. Le Seigneur
nous a pareillement dit : « Apprenez de moi que je suis doux et
humble de cœur. »
Dans les choses à la fois difficiles et désirables pour leur bonté,
nous sommes soumis à une double force : l'une d'attraction, suite de leur
bonté même ; l'autre de répulsion, à raison de leur difficulté : de
là, l'espérance et le désespoir. Pour régler ces deux mouvements d'attraction
et de répulsion, il faut deux vertus distinctes : l'une qui réprime notre
tendance à nous élever d'une manière déréglée dans le mouvement d'attraction
vers le bien, et c'est ce que fait l'humilité ; l'autre qui affermit notre
esprit contre les difficultés et, en le préservant du désespoir, l'excite, dans
une juste mesure, à la poursuite des grandes choses ; ce que fait la
magnanimité.Il suit de là que l'humilité est une certaine vertu.
Humble, humilis, humi acclinis, signifie penché vers la terre. Un tel abaissement
peut provenir d'un autre homme, et, dans ce cas, l'humilité, c'est-à-dire l'humiliation,
est une peine. Quand il provient d'un principe intérieur, tantôt il est bon,
tantôt il est coupable. Par la connaissance que l'on a de ses propres défauts,
s'en tient-on à des œuvres infimes proportionnées à sa force et à son état, cet
abaissement est louable. C'est ainsi qu'Abraham disait à Dieu : « Quoique
je sois cendre et poussière, je parlerai à mon Seigneur. » Dans ces
conditions, l'humilité est une vertu. Mais, méconnaître sa dignité d'homme, se
comparer aux animaux et se faire semblable à eux, voilà un abaissement
coupable.
Qui dit
humilité, dit un louable abaissement provenant des sentiments intérieurs de
l'âme, et non pas seulement un abandon mensonger qui ne consisterait qu'en
signes extérieurs. Simuler au dehors une humilité que l'on n'a pas, c'est
souvent un grand orgueil, par lequel on tend à l'excellence de la gloire:
La
perfection humaine est toujours relative et restreinte ; elle n'est rien
en comparaison de celle de Dieu, et c'est pourquoi l'humilité convient à tout
homme. — La vraie humilité consiste principalement dans la soumission à Dieu,
et aux hommes à cause de Dieu.
L'humilité , nous l'avons dit, empêche de trop s'élever.
Pour cela, il est nécessaire que l'homme perçoive son infériorité par rapport à
ce qui est au-dessus de ses forces. La connaissance de notre faiblesse fait
ainsi partie de cette vertu ; elle lui sert comme d'une règle pour diriger
les tendances de notre puissance appétitive, mais elle ne la constitue pas, à
proprement parler. L'humilité a pour objet propre de diriger et de modérer le
mouvement de l'appétit. Cette vertu comprime la présomption, par respect de la
divinité, qui défend à l'homme de sortir du rang que Dieu lui-même a assigné ;
aussi saint Augustin l'attribue-t-il au don de crainte.
Tendre à
ce qui est grand par confiance en ses propres forces est contraire à l'humilité ;
y tendre par confiance en Dieu, ce n'est point un acte d'orgueil. Plus on
reconnaît sa faiblesse, plus on est grand devant le Très-Haut. Dieu élève celui
qui s'abaisse en sa présence, et renverse quiconque s'élève contre lui.
Saint Paul écrivait aux Philippiens : « Que chacun
de vous regarde en toute humilité les autres comme ses supérieurs. » (ii,
3.)
Il y a en nous deux choses : ce qui est de Dieu, et ce
qui vient de nous. Ce qui vient de nous, ce sont nos défauts ; ce qui est
de Dieu, c'est tout ce qui tient au salut et à la perfection. De là, cette
parole : « Ta perdition vient de toi, Israël ; ton secours vient
de moi seul. » (Osée, xiii, 9.)
L'humilité prescrit avant tout le respect et la soumission
envers Dieu : elle demande que l'homme soumette ce qu'il tient de lui-même
à ce qui est de Dieu dans le prochain ; mais elle n'exige pas qu'il
soumette ce qui est certainement de Dieu en lui à ce qui paraît être de Dieu
dans un autre. Car ceux qui ont reçu les dons de Dieu n'ignorent pas qu'ils les
possèdent, selon cette parole de saint Paul : « …Afin que nous
connaissions ce que Dieu nous a donné. »(1 Cor. ii, 12.) Ils peuvent, sans
blesser l'humilité, les préférer aux dons qui semblent avoir été faits aux
autres hommes. Ce n'était pas sur un autre fondement que saint Paul disait :
« Les mystères du Christ n'ont pas été manifestés aux générations
précédentes comme ils l'ont été, de nos jours, aux Apôtres. » (Eph. iii,
5.) L'humilité n'exige pas non plus que nous soumettions ce qui nous est propre
à ce qui est de l'homme dans le prochain ; autrement il faudrait se croire
plus pécheur que tout autre. Saint Paul n'a pas manqué d'humilité en disant :
« Nous sommes juifs par naissance, et non pécheurs comme les Gentils. »
(Gal. ii, 15.) Toutefois, nous pouvons croire que le prochain a des dons cachés
que nous n'avons pas, ou que nous avons des défauts qu'il n'a pas ; et,
pour cette raison, nous pouvons nous soumettre à lui par humilité.
Nous
devons révérer Dieu, non-seulement en lui-même, mais dans les dons qu'il
accorde aux hommes. C'est sur ce principe que nous nous soumettons au prochain,
selon cette parole : « Soyez soumis à toute créature humaine, à cause
de Dieu. » (1 Pet. ii, 13.) — Il n'y a point de fausseté à préférer les
dons de Dieu à ce qui nous est propre ; or nous croyons avec vérité qu'il
peut exister dans nos semblables quelque don caché qui les rend supérieurs à
nous, alors même que ce qui nous fait paraître au-dessus d'eux se montre avec
évidence. — Il n'y a pas à craindre, dans les actes extérieurs de l'humilité,
de donner au prochain, occasion d'orgueil ou de mépris : on doit y garder
une juste modération ; s'il s'en scandalise, c'est un scandale pris et non
donné.
Si l'on reconnaît les parties d'une vertu à une certaine similitude
dans le mode d'action, l'humilité, qui réprime la présomption par laquelle nous
tendons à de trop grandes choses, fait partie de la tempérance, comme la
modestie elle-même dans laquelle elle est comprise ; elle marque une modération
de l'âme.
La plus grande des vertus, c'est la charité. « Sur toutes
choses, dit saint Paul, ayez la charité. » (Colos, iii, 14.) — Après la
charité et les autres vertus théologales, dont l'objet est la fin dernière,
viennent les vertus intellectuelles, qui tiennent à la raison même ; puis
la justice, et surtout la justice légale dont le propre est de mettre en pratique
tous les ordres de la raison. — Immédiatement après la justice légale, et avant
toutes les autres vertus, se présente l'humilité, qui donne à l'homme une
soumission universelle à l'égard de tout ce que la raison a réglé.
L'humilité
est, comme disposition à la grâce, le fondement de toutes les vertus. Saint
Augustin a eu raison de dire : « Si vous voulez élever un édifice
d'une grande hauteur, établissez le sur le fondement de l'humilité. » Elle
bannit l'orgueil, rend l'homme docile et le prépare à la réception de la grâce.
N'est-il pas écrit que « Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux
humbles ? » (Jac. iv, 6.) Notre-Seigneur l'a particulièrement
recommandée en disant : « Apprenez de moi que je suis doux et humble
de cœur. » Il nous a enseigné, par ses exemples, à mépriser les grandeurs
de la terre, et il a promis aux humbles l'élévation dans la gloire éternelle.
Saint Benoît, dans sa règle, a divisé avec raison l'humilité
en douze degrés, à commencer par l'extérieur.
1er
Tenir les yeux habituellement baissés.
2e
Parler peu, sensément, et d'un ton modéré.
3e
Ne pas se laisser aller facilement au rire.
4e
Garder le silence jusqu'à ce que l'on soit interrogé.
5e
Suivre dans ses actions la voie commune.
6e
Penser et avouer que l'on est moins digne que les autres.
7e
Se croire inutile et indigne de tout emploi.
8e
Reconnaître et avouer ses défauts.
9e
Supporter par obéissance et avec patience les duretés.
10e
Régler sa volonté sur celle de son supérieur.
11e
Ne pas chercher à faire sa volonté propre.
12e
Craindre Dieu et se souvenir de ses commandements.
La
considération de nos propres défauts et la pensée que le prochain peut avoir
des dons cachés nous permettent de croire et de dire sans mensonge que nous
sommes inférieurs à ceux que nous paraissons surpasser. Nous pouvons également
nous croire et nous avouer indignes et incapables de tout emploi par nos
propres forces ; tout ce que nous avons vient de Dieu.
« Ne laissez jamais dominer l'orgueil dans vos sentiments,
ni dans vos paroles. » (Tob. iv, 14.)
La superbe, en latin superbia,
que nous traduisons par l'orgueil, indique une tendance à s'élever au-dessus de
ce que l'on est. La droite raison nous prescrit de ne vouloir que ce qui est
proportionné à nos forces : l'orgueil veut ce que la raison désapprouve ;
il est évidemment un péché.
Le mot
orgueil se prend quelquefois dans un bon sens, pour signifier une surabondance
de bien ou de gloire ; comme, par exemple, dans cette parole du prophète;
Isaïe : « Je ferai de toi l'orgueil des siècles. » (Isaïe, lx,
15.) « Il y a, dit saint Jérôme, un bon et un mauvais orgueil. »
La
raison doit servir de règle à nos désirs naturels ; s'en éloigner en plus
ou en moins, c'est un acte mauvais. L'orgueil proprement dit désire
l'excellence dans un degré que la raison n'approuve pas. On peut le définir :
un désir ou un amour déréglé de l'excellence propre. Il est opposé tout à la
fois à l'humilité et à la magnanimité ; il méprise la soumission, et il
veut s'élever aux grandes choses d'une façon déréglée.
Comme désir déréglé de l'excellence, l'orgueil est un péché
spécial ; il a un objet particulier. — Il est aussi un péché général en
tant qu'il peut être la cause de tous les autres, soit directement, soit
indirectement : directement, car tout désir déréglé peut être rapporté à
notre propre excellence ; indirectement, par le mépris de la loi divine.
L'orgueil, a pour objet une chose difficile, l'excellence
propre ; il appartient donc à l'appétit irascible. Si le bien qu'il
poursuit était toujours un bien sensible, il y existerait purement et
simplement ; mais, comme il recherche parfois un bien de l'ordre
spirituel, il a son siège dans l'irascible uni à l'appétit rationnel, qui est
la volonté. Voilà pourquoi les démons eux-mêmes sont orgueilleux.
De ce
que l'orgueil est un obstacle à la connaissance de la vérité, il ne suit pas
qu'il existe dans la raison plutôt que dans l'appétit irascible. Il est un
obstacle indirect à la connaissance spéculative, parce qu'il en soustrait la
cause : l'orgueilleux ne veut soumettre son intelligence ni à Dieu ni aux
autres hommes. Il est un obstacle direct à la connaissance affective : le
superbe, n'aimant que sa propre excellence, abhorre celle de la vérité. Tandis
que l'humilité suit la droite raison, qui donne à l'homme la vraie connaissance
de lui-même, l'orgueil en dédaigne les lumières, pour estimer ses forces au-delà
de ce qu'elles sont : on croit aisément ce que l'on désire avec ardeur. De
là vient que les orgueilleux se portent à des hauteurs où il ne leur est pas
donné d'atteindre ; de là vient encore que tout ce qui excite l'homme à
s'estimer trop est une cause d'orgueil, par exemple, la considération des
défauts d'autrui. Ainsi ce n'est pas l'orgueil même qui est dans la raison,
mais seulement l'une de ses causes ; aussi a-t-on coutume de le définir :
« un amour désordonné de l'excellence propre, » parce que
l'orgueilleux a la prétention de l'emporter sur les autres.
Saint Grégoire a très-bien distingué quatre espèces d'orgueil,
qui sont : estimer comme de soi ce que l'on tient de Dieu ; — croire
que l'on a acquis par ses mérites ce que l'on en a reçu gratuitement ; — s'attribuer
des qualités que l'on n'a pas ; — mépriser les autres, pour paraître seul
en possession de quelque bien.
Saint
Bernard assigne à l'orgueil douze degrés, qui, correspondant à ceux de
l'humilité, commencent aussi par l'extérieur : 1° la curiosité, qui jette
les yeux de tous côtés, au lieu de les tenir baissés ; — 2° la légèreté
d'esprit, qui parle avec trop d'assurance ; — 3° la folle joie, qui rit
facilement ; — 4° la jactance, par laquelle on parle trop de soi et sans
être interrogé ; — 5° la singularité, par laquelle on veut se distinguer
des autres, en ne suivant pas la voie commune ; — 6° l'arrogance, par
laquelle on se préfère à tous les autres au lieu de se croire moins digne qu'eux ; — 7° la présomption, qui se
croit capable des plus grands emplois ; — 8° l'excuse de ses péchés ;
— 9° la confession feinte, qui fait semblant d'avouer une faute pour s'épargner
une punition ; — 10° la rébellion, opposée à l'obéissance ; — 11°
l'amour de sa volonté propre ; — 12° l'habitude de pécher, contraire à la
crainte de Dieu.
Le propre de l'humilité est de se soumettre à Dieu ;
l'orgueil, qui manque de cette soumission et qui s'élève au-dessus des règles
divines, est, dans son genre, un péché mortel. Selon l'Écriture, « son
commencement consiste à s'éloigner de Dieu. » (Eccl. x, 14.) Il arrive
cependant que, comme dans les autres péchés mortels, certains mouvements
d'orgueil, auxquels la raison ne consent pas pleinement, ne sont que des fautes
vénielles, par imperfection de l'acte.
L'orgueil,
en tant que rébellion contre la loi divine, est toujours contraire à l'amour de
Dieu ; parfois aussi il est contraire à l'amour du prochain, lorsque
l'orgueilleux se met au-dessus des autres ou se soustrait à leur autorité.
L'orgueil ne serait pas le péché le plus grave de tous, s'il consistait
seulement à désirer l'élévation avec excès : ce désir n'a pas en soi une
très-grande incompatibilité avec la vertu. Mais rien n'en dépasse la gravité,
du côté du renoncement à Dieu. Dans les autres péchés, l'ignorance, la
faiblesse, l'amour de quelque bien, voilà ce qui éloigne de Dieu. Dans
l'orgueil, on s'en sépare uniquement parce qu'on ne veut être soumis ni à lui
ni à sa loi. Ce vice est le seul qui se mette en opposition directe avec Dieu
même, et c'est pour cela que saint Jacques disait : « Dieu résiste
aux superbes. » (iv, 6.) Ce qui n'est qu'une conséquence dans les autres
fautes constitue son essence même ; il a pour acte de mépriser Dieu et ses
commandements. Par conséquent, il est, de sa nature, le pire de tous les
péchés.
Il est
difficile d'éviter l'orgueil ; il tend des pièges même aux bonnes œuvres
et se glisse jusque dans la vertu. Notre raison nous en signale-t-elle les
mouvements secrets, nous devons les repousser, soit par la considération de
notre faiblesse, en nous servant de cette parole : « Pourquoi la
terre et la cendre s'enorgueillit-elle ? » (Eccl. x, 19) ; soit
par la considération de la grandeur divine, selon cette autre parole :
« Ton esprit aura-t-il l'audace de s'élever contre Dieu ? »
(Job, xv, 15) ; soit enfin en nous rappelant combien sont fragiles les
biens de ce monde, ainsi que le marque ce mot d'Isaïe : « Toute
gloire passe comme l'herbe des champs. » (xl, 6.)
Dieu,
pour montrer la gravité de ce vice, permet que les orgueilleux, qui ne sentent
pas leur faute, tombent dans d'autres péchés plus honteux, quoique moins graves ;
par exemple, dans ceux de la chair, afin qu'étant humiliés, leur confusion les
aide à se relever. Ainsi un médecin sage laisse son malade contracter une
infirmité plus légère, dans le but de le guérir d'une maladie très-grave.
« L'orgueil, dit la sainte Écriture, est le commencement de
tout péché. » (Eccl. x, 15.) En effet, ce qui existe de soi est, en chaque
genre, ce qu'il y a de premier. Or l'éloignement de Dieu, qui contient la
notion même du péché, appartient proprement à l'orgueil et ne se rattache aux
autres péchés que par voie de conséquence. Il s'ensuit que l'orgueil est le
premier péché et le principe des autres péchés.
Ce n'est
pas que chaque péché en naisse nécessairement ; mais il peut les enfanter
tous. Il reste le dernier dans ceux qui reviennent à Dieu, et il est le premier
dans ceux qui s'en éloignent.
Saint Grégoire ne compte pas l'orgueil parmi les péchés
capitaux. On peut, en effet, l'envisager de deux façons : d'abord en
lui-même, comme péché spécial ; puis dans l'influence universelle qu'il
exerce sur tous les péchés. Si on le considère en lui-même, comme péché
distinct, on doit, avec saint Isidore et Cassien, le compter au nombre des
péchés capitaux, péchés spéciaux qui donnent naissance à plusieurs autres.
Mais, à cause de l'influence générale qu'il exerce sur tous les vices, saint
Grégoire ne l'y place pas ; il en fait le roi et le père de tous les
péchés. « Quand le roi des vices, qui est l'orgueil, dit-il, s'est emparé
complètement du cœur de l'homme, il le donne à dévaster aux sept vices principaux qui
sont comme ses généraux d'armée et d'où sort la multitude des autres vices[266]. »
L'orgueil
est la cause de la vaine gloire ; il désire avec dérèglement l'excellence,
dont la vaine gloire désire seulement la manifestation.
Le désordre moral est dans l'âme avant de passer aux actes
extérieurs. « On ne perd point, dit très-bien saint Augustin, la pureté du
corps tant que l'âme conserve sa sainteté. » De plus, entièrement soumise
à la raison, la chair du premier homme, dans l'état d'innocence, ne pouvait
désirer aucun bien sensible d'une manière désordonnée. Double vérité d'où il
faut tirer cette conclusion, que le premier dérèglement chez l'homme dut
consister dans le désir d'un bien spirituel. Du moment que ce désir dépassait
la mesure assignée par Dieu, il était un péché d'orgueil. L'orgueil fut donc le
premier péché d'Adam.
Adam ne
pouvait désobéir que dans un but quelconque ; or ce qu'il chercha d'abord
ce fut sa propre excellence. La désobéissance fut la suite de son orgueil,
comme le marque saint Augustin, qui dit à Orosius : « L'homme, enflé
d'orgueil, céda aux suggestions du serpent et méprisa les ordres de Dieu. »
La gourmandise eut aussi sa place dans le premier péché : « La femme,
dit l'Écriture, vit que le fruit était bon à manger, beau et agréable à l'œil ;
elle en prit et elle en mangea. » Néanmoins cette bonté et cette beauté ne
furent pas le premier motif du péché ; ce fut plutôt cette parole du serpent :
« Vos yeux s'ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien
et le mal. » Le péché de gourmandise, en un mot, ne vint qu'après
l'orgueil, qui, s'emparant de l'esprit de nos premiers parents aussitôt après
le conseil du serpent, les porta à croire ce qu'ils avaient entendu.
Ce que désira le premier homme dans son orgueil, ce fut de
ressembler à Dieu, non de la ressemblance de nature, mais quant à la science du
bien et du mal, selon les suggestions du démon. Il voulait tout à la fois
déterminer, par la vertu de sa propre nature, ce qui était bon à faire ou à éviter,
et connaître le bien ou le mal qui devait lui arriver. Il pécha aussi en
désirant de ressembler à Dieu dans le pouvoir d'obtenir la béatitude par
lui-même. Il s'appuya, en un mot, sur ses propres forces, au mépris des ordres
divins qu'il ne voulut pas observer.
Il y a dans les péchés deux sortes de gravité. L'une vient de
l'espèce même du péché ; l'autre tient aux circonstances de temps, de lieu
ou de personne. Le péché de nos premiers parents ne fut pas d'une espèce plus
grave que tous les autres péchés humains. L'orgueil, à la vérité, a par
lui-même une malice supérieure ; mais celui par lequel ils désirèrent
d'une manière déréglée la ressemblance divine, n'était pas aussi coupable que
l'orgueil qui nie ou qui blasphème Dieu. Quoiqu'il en soit, comme leur état
était parfait, et que le péché qu'ils commirent, si l'on considère la condition
de la personne qui pèche, avait la plus grande gravité, nous pouvons dire que
le péché de nos premiers parents fut le plus grave de tous les péchés
relativement à leur position, mais non absolument parlant.
Nos
premiers parents avaient une très-grande facilité de ne pas pécher ; rien
en eux ne les portait au mal : c'est ce qui rendit leur faute inique.
Du côté de la condition des personnes, Adam, qui était plus
parfait, pécha plus grièvement qu'Ève. Du côté du genre, le péché fut dans les
deux un péché d'orgueil. Il est certain cependant que, dans l'ensemble, Ève fut
plus coupable qu'Adam. D'abord son orgueil fut plus grand ; ensuite elle
pécha non-seulement contre Dieu, mais contre le prochain. Adam ne succomba que
par une sorte de bienveillance affectueuse, pour ne pas déplaire à sa compagne.
« C'est par un seul homme, a dit l'Apôtre saint Paul, que
le péché est entré dans le monde, et, par le péché, la mort. » (Rom.
v,12.)
Dieu, en créant l'homme, lui avait accordé, par privilège, que
tant que son esprit serait soumis à son Créateur, ses puissances inférieures le
seraient à l'esprit, et le corps à l'âme. L'esprit de l'homme s'étant révolté
contre Dieu par le péché, les facultés inférieures cessèrent de lui être
totalement assujetties, et l'appétit charnel se révolta contre la raison avec
une telle force que le corps n'obéit plus entièrement à l'âme ; de là, les
infirmités et la mort. Car si, pour sa vie et sa santé, le corps devait être
soumis à l'âme, comme le perfectible à son principe de perfection, ses
défaillances et la mort, par la loi des contraires, proviennent de ce qu'il ne
dépend pas assez de l'âme. De même donc que la révolte de la chair contre
l'esprit servit à châtier le péché de nos premiers parents, la mort et tous les
défauts corporels en furent pareillement une punition.
Du côté
de l'âme, qui est immortelle, la mort n'est pas naturelle à l'homme. Il est
vrai que le corps, composé d'éléments contraires, est naturellement corruptible ;
mais Dieu, par sa puissance, avait exempté le premier homme de la nécessité de
mourir, privilège qui fut enlevé par le péché. Il faut donc dire que la mort
est tout à la fois naturelle et pénale : naturelle, par la matière du
corps ; pénale, par la soustraction du bienfait divin qui en préservait
notre nature.
Nos
premiers parents furent établis non pas seulement comme des personnes
particulières, mais comme la souche de la nature humaine qu'ils devaient
transmettre à leurs descendants enrichie du bienfait divin qui l'exemptait de
la mort. Ils péchèrent. Privée, dès lors, de son privilège divin, la nature
humaine fut sujette à la mort.
Dieu
répartit maintenant les maux de cette vie suivant sa prescience et sa
providence, tantôt en punition des péchés des parents, tantôt pour le bien
spirituel de la personne à laquelle il les applique. — Au moment où Adam et Ève
désobéirent, la mort commença d'exister. Nos premiers parents en ressentirent
les atteintes le jour où ils reçurent leur arrêt fatal, qui les condamna à
vieillir.
Il nous doit suffire de savoir que ces peines ont été
infligées par Dieu, qui fait tout, selon les expressions de la Sagesse, « avec
nombre, poids et mesure. »
Privés du bienfait divin qui maintenait la nature humaine dans
son intégrité, nos premiers parents perdirent ce qui accompagnait leur état
d'innocence et de justice : la jouissance du paradis terrestre et le
pouvoir de prendre du fruit à l'arbre de vie. « Dieu, dit la Genèse, les
chassa du paradis de volupté, et plaça à l'entrée un Chérubin qui tenait un
glaive flamboyant. » (iii, 23.) Leur seconde punition, consistant dans
certaines pénalités en rapport avec leur nature dénuée du bienfait divin,
affecta leur âme et leur corps. Quant au corps, douleurs de l'enfantement,
sujétion à l'homme, voilà pour la femme ; travail assidu, stérilité de la
terre, voilà pour l'homme. De là ces paroles que Dieu dit à la femme : « Tu
enfanteras dans la douleur, tu seras sous le pouvoir de l'homme, » et ces
autres, adressées à l'homme : « La terre sera maudite dans ton
travail, tu ne mangeras de ses fruits qu'avec beaucoup de labeurs. » (Gen.
iii, 16 et 17.) L'âme, de son côté, ressentit une grande confusion de la révolte
de la chair ; elle entendit Dieu lui reprocher sa faute, et fut condamnée
à se souvenir de la mort. D'où ces autres paroles : « Leurs yeux
s'ouvrirent, et ils s'aperçurent qu'ils étaient nus... Voici qu'Adam est devenu
semblable à l'un de nous !... Tu es poussière et tu retourneras en
poussière. » Les tuniques de peau que Dieu leur fit furent le signe de la
mortalité future.
« L'homme qui n'a point été tenté, que sait-il ? »
(Eccl. xxxiv, 11.)
La Sagesse divine, qui dispose tout avec douceur, loin de
détruire la nature des êtres, attribue à chacun d'eux ce qui leur convient.
Comme il est dans la nature de l'homme de pouvoir être aidé ou entravé par les
autres créatures, il fut convenable que Dieu permît aux mauvais anges de tenter
nos premiers parents et aux bons anges de les assister. Remarquons que, par un
bienfait spécial, aucun être ne pouvant leur nuire contre leur volonté, il était
en leur pouvoir de résister aux suggestions du malin Esprit.
Dieu
savait, direz-vous, qu'Adam succomberait à la tentation du démon ; devait-il
permettre une telle épreuve ?
Dieu
savait qu'Adam succomberait à la tentation, cela est certain ; mais il
savait aussi qu'il pouvait, par son libre arbitre, résister au tentateur. La
constitution même de notre nature demandait que l'homme fût laissé à sa volonté
propre, comme le marque cette parole : « Dieu a laissé l'homme dans
la main de son conseil. » (Eccl. xv, 14.) Il n'eût pas été glorieux pour
Adam de ne se pouvoir bien conduire qu'à la condition de n'être point sollicité
au mal.
Le mode et l'ordre de la première tentation furent très-appropriés
au but que se proposait le démon. L'homme possède une nature à la fois
intellectuelle et sensitive : c'est pourquoi le diable dut se servir de
deux artifices. Il séduisit l'intelligence de nos premiers parents en leur
promettant la ressemblance avec Dieu au moyen de la science que tout homme
désire naturellement ; puis il fascina leurs sens par les biens extérieurs
les plus capables d'émouvoir la sensibilité humaine. Il fit, de plus, tenter
l'homme par la femme.
Le démon
n'avait, avant le péché, aucune action intérieure sur l'imagination de l'homme ;
il ne pouvait tenter Adam et Ève que par une suggestion extérieure. — Quant au
serpent, choisi par lui d'après la permission de Dieu, il ne comprenait pas le
sens des mots qu'il adressait à Ève ; il n'était pas devenu un être
raisonnable.
L'étude est l'application de l'esprit à quelque chose. La vertu
qui nous y porte a pour objet principal la connaissance de la vérité, et pour
objet secondaire la direction des actions. Tel est le sens de ces paroles :
« Mon fils, étudiez la sagesse. » (Prov. xxvii, 11.)
L'amour
de l'étude, que l'on pourrait appeler la studiosité, a pour vice contraire la
curiosité, qui s'applique à rechercher les meilleurs moyens de satisfaire la
volupté ou la cupidité, suivant cette parole : « Là où est votre
trésor, là est votre cœur. »
L'amour de l'étude fait partie de la tempérance, dont l'objet
est de modérer toutes les convoitises de la nature humaine. Réglant en nous le
désir naturel de savoir, lequel doit être maintenu dans de justes bornes, il
éloigne la paresse et s'applique surtout à empêcher que le désir de la science
ne se tourne en curiosité.
Le désir de connaître la vérité peut être bon ou mauvais. Il
est mauvais non-seulement dans les hommes qui ne veulent apprendre que pour
satisfaire leur orgueil et faire le mal, qui négligent une étude nécessaire
pour se livrer à une autre moins importante, qui demandent la vérité aux
créatures dans un autre but que pour glorifier Dieu, mais encore dans ceux qui
s'occupent de vérités trop au-dessus de leur esprit. « Ne cherchez pas à
pénétrer les choses trop élevées, nous dit l'Esprit-Saint, ni à scruter des
vérités qui dépassent vos facultés : cette recherche en a trompé beaucoup,
à qui la vanité a fait perdre le sens. » (Eccl. iii, 22.) Le vice de la
curiosité, on le voit, peut porter sur la connaissance intellective.
L'étude
de la philosophie est licite de soi ; elle est même louable à cause des
vérités que, comme le disait saint Paul aux Romains, « Dieu a révélées aux
philosophes. » (4, 19.) Mais il faut prendre garde de s'y laisser tromper
par une doctrine vaine et fallacieuse, prise des traditions des hommes et non
du Christ. « Certains philosophes, écrivait saint Denis à saint Polycarpe,
tournant contre Dieu même les sciences divines, emploient la sagesse reçue d'en
haut à abolir le culte divin. » (Colos. I, 8.)
Lorsque la connaissance des choses sensibles a pour fin de
nous aider à subvenir aux nécessités de la vie ou de conduire notre
intelligence à la contemplation de la vérité, elle est louable et méritoire.
Manque-t-elle d'un but utile, a-t-elle surtout un but coupable, comme dans celui
qui cherche à découvrir la conduite du prochain pour en médire, elle est
vicieuse.
S'enquérir
des actions du prochain par mépris, par médisance ou par vaine curiosité, c'est
un mal. Mais chercher à les connaître dans une bonne intention, pour notre utilité
propre ou pour la sienne, soit que nous voulions nous en édifier, soit que nous
espérions le corriger avec prudence et charité, c'est une chose digne d'éloges.
Saint Paul a dit : « Considérez-vous les uns les autres pour vous
exciter mutuellement à la charité et aux bonnes œuvres. » (Héb. x, 24.)
Susceptibles d'être réglés par la raison, à laquelle les
membres du corps obéissent, nos mouvements extérieurs peuvent être l'objet
d'une vertu morale. Ils doivent, en effet, être réglés selon les bienséances,
c'est-à-dire conformément à ce qui convient aux personnes, aux affaires et aux
lieux.
Les
mouvements extérieurs sont l'indice des dispositions de l'âme. « La
manière de se vêtir, de rire, de marcher, dit l'Esprit-Saint, fait connaitre un
homme. » (Eccl. xix, 17.) Saint Ambroise ajoute : « Les
habitudes du corps font découvrir celles de l'âme ; le corps est le miroir
de l'âme. »
L'homme
qui a une disposition naturelle pour tel genre de mouvement et non pour tel
autre, peut suppléer, avec l'aide de la raison, à ce que la nature lui a
refusé. La nature donne le mouvement ; la raison en corrige les défauts.
On lit dans les Conférences des Pères que saint Jean-l'Évangéliste,
voyant que quelques individus se scandalisaient de ce qu'il jouait avec ses
disciples, dit à l'un d'eux qui portait un arc, de le tendre et de tirer une
flèche. Celui-ci en tira plusieurs. Saint Jean lui demanda s'il pourrait continuer
toujours. Non, répondit cet homme ; l'arc se briserait. Il en est ainsi de
notre esprit, reprit le bienheureux Apôtre ; il se briserait, si on le
tendait toujours. — L'âme, comme le corps, a besoin de repos ; sa
puissance d'action n'est pas infinie. Or le repos propre à l'âme, c'est la
récréation, seul moyen de délasser l'esprit. Il y faut parfois faire usage des
paroles et des actions qui ont pour but de divertir l'esprit, c'est-à-dire des
jeux et des plaisanteries. Il est nécessaire, toutefois, de ne point chercher ce délassement dans des choses inconvenantes ;
Cicéron dit très-bien : « Montrons de la modération et une retenue
décente dans nos récréations, afin que tout y soit digne du temps, du lieu et
des personnes. » Il appartient à la raison de régler ces convenances ;
et, comme toute habitude agissant d'après la raison est une vertu morale, il
s'ensuit que les jeux doivent être réglés par une vertu, qu'Aristote appelle l'eutrapélie, ou la belle humeur. Cette
vertu, modérant l'amour du jeu et nous y préservant de tout excès, est comprise
sous la modestie.
Selon la
remarque de Cicéron, « il en doit être du jeu comme du sommeil, que l'on
ne prend qu'après avoir accompli les devoirs sérieux de la vie. »
L'excès dans le jeu et dans les plaisanteries peut se produire
de deux façons. D'abord par la nature même du jeu, qui est trop libre, grossier
ou obscène ; dès que, par exemple, l'on s'y permet, soit des actions ou
des paroles déshonnêtes, soit des plaisanteries nuisibles au prochain. Ensuite
par le défaut des circonstances voulues, lorsque l'on manque aux convenances de
temps, de lieu et de personne ; l'ardeur pour le jeu va-t-elle jusqu'au
mépris de la loi de Dieu ou de l'Église, le péché est mortel ; autrement
il n'est que véniel.
Nécessaire
à la conservation de la vie humaine, le jeu peut être l'objet d'un art ou d'un
état ; la profession des acteurs et des actrices (histrionum), qui a pour but de récréer le monde, n'est pas illicite
en elle-même : ceux qui l'exercent, en gardant les règles de l'honnêteté
dans leurs paroles et leurs actions, ne sont pas en état de péché. Il est
permis de subvenir à leur entretien dans l'emploi qu'ils exercent ; mais
on pécherait si l'on payait ceux qui n'observent point la décence[267].
La raison défend d'être à charge aux autres, soit en ne se
montrant pas agréable, soit en empêchant leurs plaisirs. « Conduisez-vous
avec sagesse, disait Sénèque, de façon à ne paraître ni rude, ni vil. » Ne
point vouloir prendre part aux jeux, ne dire aucune plaisanterie, blesser le
prochain en repoussant les divertissements honnêtes et modérés, c'est un vice
qui attire à juste titre la qualification d'impoli et de grossier.
Toutefois, comme le jeu n'est utile que pour le délassement de
l'âme, la privation en est plus excusable que l'excès. « Il suffit, dit le
Philosophe, d'un petit nombre d'amis pour se récréer ; les plaisirs sont
dans la vie ce qu'est le sel dans les aliments, il n'en faut pas beaucoup[268]. »
Les choses extérieures ne sont mauvaises que par l'abus qu'on
en fait. — L'abus dans les ornements du corps se produit de deux façons : d'abord,
lorsqu'on blesse les usages des personnes honnêtes avec lesquelles on vit. « Ce
que les mœurs de chaque pays regardent comme honteux, il faut l'éviter, »
nous dit saint Augustin. Ensuite, quand on a une affection déréglée pour ces
sortes d'ornements ; ce qui arrive par vaine gloire, par amour exagéré du
bien-être et par sollicitude superflue, excès auxquels sont opposées trois
vertus : l'humilité, qui exclut la vaine gloire ; l'honnête
suffisance, qui bannit l'amour des délices ; et la simplicité, qui,
s'accommodant toujours des événements, repousse les inquiétudes superflues.
On peut pécher aussi par manque de soin dans l'ornement
extérieur, et cela de deux manières : par négligence et par orgueil. « Il
y en a, dit le philosophe, qui laissent traîner leurs vêtements, faute de
vouloir se donner la peine de les relever. » Et saint Augustin ajoute :
« L'orgueil se cache parfois sous des habits sordides dont il tire vanité. »
On le voit, les ornements du corps donnent matière à plusieurs vertus et à
plusieurs vices.
Il faut raisonner de la parure des femmes comme des ornements
extérieurs dont nous venons de parler, avec cette différence qu'elle provoque
les hommes à la luxure, ainsi que le marque ce passage des Proverbes : « Voici
que la femme s'avance parée comme une courtisane, cherchant à séduire les âmes. »
(vii, 10.)
Il n'est pas défendu à une femme mariée de vouloir plaire à
son mari, pour empêcher qu'il ne se laisse séduire par une beauté étrangère.
Quant aux personnes qui ne sont point mariées et qui ne veulent pas se marier,
ou qui ne le peuvent pas à raison de leur état, elles ne sauraient chercher à
plaire dans le but de se faire désirer ; ce serait exciter les hommes au
péché. Si elles se parent dans l'intention de provoquer à la concupiscence,
elles pèchent mortellement. Se parer par légèreté ou par vanité n'est pas
toujours un péché mortel ; la faute est quelquefois vénielle. Ceci
s'applique également aux hommes Voilà pourquoi saint Augustin écrivait à
Possidius : « Ne soyez pas trop prompt à blâmer l'usage des bijoux et
des riches habits, excepté quand il s'agit de personnes qui, n'étant pas
mariées et ne désirant pas l'être, ne doivent songer qu'à Dieu. Soyez indulgent
pour les gens du monde[269].
La
coutume de rester la tête nue n'est pas une coutume louable chez les femmes, et
cela n'est nullement convenable pour les femmes mariées ; mais on peut
excuser de péché celles qui ne font à cet égard que suivre l'usage du pays. — Quand
saint Pierre défendait aux femmes de s'orner, il parlait à celles qui,
méprisant leurs maris malheureux, se paraient pour plaire à d'autres hommes.
Saint Paul ne défend aussi que les ornements trop recherchés, et surtout ceux
qui n'auraient pas un but honnête. (1 Tim. ii, 9.) — Il est permis d'employer
le fard pour cacher quelque défaut ou quelque infirmité ; s'en servir pour
se donner une beauté que l'on n'a pas, c'est une faute. Il y aurait péché
mortel à se farder dans des vues lascives ou par mépris de l'œuvre de Dieu. — Il
n'est pas permis de porter les vêtements d'un autre sexe ; mais on excuse
de péché celui qui les prend, soit pour échapper aux ennemis, soit faute
d'autre habillement, soit pour une autre cause semblable. — La confection des
ornements dont on peut faire un bon et un mauvais usage n'est point illicite.
Le Décalogue renferme les commandements qui nous conduisent
plus directement à l'amour de Dieu ou du prochain. Or l'adultère, par lequel on
usurpe le bien d'un mari en abusant de sa femme, est, entre tous les péchés
opposés à la tempérance, celui qui blesse le plus l'amour du prochain. C'était
conséquemment ce péché qui devait être défendu dans la loi divine, quant à
l'acte et quant au désir.
Les vertus annexées à la tempérance, si on les considère en
elles-mêmes, n'ont pas un rapport direct avec l'amour de Dieu et du prochain :
elles concernent plutôt la modération que l'homme exerce envers lui-même ;
sous ce point de vue, elles n'ont pas dû figurer dans le Décalogue. Cependant,
comme elles peuvent se rattacher à l'amour de Dieu et du prochain par leurs
effets, on y trouve des préceptes qui défendent les actes des vices opposés aux
parties de la tempérance. Dans la défense de l'homicide est comprise celle de
la colère, opposée à la douceur. De même, dans le précepte qui prescrit
l'obéissance aux parents est implicitement renfermée la prohibition de
l'orgueil, déjà défendu par les préceptes de la première Table.
Quoique
l'orgueil soit le commencement de tout péché, le Décalogue, qui contient les
premiers principes connus par eux-mêmes, n'a pas dû en faire mention ;
tous les hommes ne se rendent pas compte du dérèglement de ce vice, caché dans
le cœur.
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EXPLICATION.
Après avoir parlé des vertus et des vices qui se rapportent
aux situations communes dans lesquelles les hommes en général peuvent se
trouver, il faut traiter maintenant des vies et des états de perfection qui se
rencontrent dans quelques hommes en particulier.
La première division de ces genres de perfection comprend les grâces
gratuites qui se rapportent, les unes à la connaissance, sous le nom de
prophétie ou révélation prophétique ; les autres, à la parole, par le don
des langues et celui de la parole ; les dernières, à l'action, par le don
des miracles. — La seconde division embrasse les divers genres de vie : la
vie active et la vie contemplative, symbolisées, l'une dans Marthe, attentive
au service extérieur ; l'autre dans Marie, qui se tient aux pieds de son
divin Maître. — La troisième division se prend des différents états de
perfection.
La connaissance ou révélation prophétique, considérée dans sa
nature, sa cause, son mode, ses divisions, et le ravissement qui en est le
degré le plus élevé, embrassent cinq questions (171...175). Les dons des
langues, de la parole et des miracles en contiennent trois (176…178).
L'explication de la vie contemplative et de la vie active en
renferment quatre (179...182).
Les états de perfection, envisagés en général (183), et en
particulier dans les évêques et les religieux (184...189), terminent la seconde
partie de la Somme.
Nous lisons dans le premier livre des Rois : « On
donnait autrefois le nom de Voyants à ceux que nous appelons aujourd'hui
prophètes. » (1 Rois, ix, 9.)
Ce qui caractérise la prophétie, c'est premièrement et
principalement la connaissance surnaturelle de certaines choses éloignées que
l'intelligence des autres hommes ne saurait atteindre. De là vient le mot prophète,
composé de deux mots grecs, pro qui
signifie loin, et phanos qui veut
dire apparition. — La prophétie comprend, en second lieu, la parole, au moyen
de laquelle le prophète communique, pour l'édification de ses frères, les
connaissances qu'il a reçues de Dieu ; car, comme le dit saint Paul, « les
révélations de l'Esprit-Saint se font pour l'utilité de l'Église. » (1
Cor. xii, 7.) — La prophétie embrasse, en troisième lieu, les miracles, dont
elle se sert pour confirmer des vérités divinement révélées, qui, ne pouvant
être prouvées par la raison, doivent l'être par les opérations propres à la
puissance divine, selon ce que dit saint Marc en parlant des Apôtres : « Ils
prêchèrent partout, le Seigneur coopérant avec eux et confirmant leur
prédication par les prodiges qui la suivaient. » (Marc, ult. 20.)
On a
prétendu que la prophétie consiste dans l'inspiration plutôt que dans la
connaissance. — L'inspiration prépare l'âme à la réception de la lumière divine
par l'élévation de l'âme ; mais la prophétie n'est complète que par la
révélation qui, soulevant le voile d'obscurité et d'ignorance dont l'esprit
humain est enveloppé, laisse apercevoir les choses cachées. « Dieu, dit
Job, révèle ce qui est dans la profondeur des ténèbres. » (Job, xii, 22.)
La prophétie n'est point une qualité habituelle dont les
prophètes puissent se servir à leur gré. Si la lumière prophétique éclairait
leur intelligence d'une manière permanente, ils auraient toujours la faculté de
prophétiser ; ce qui n'est pas. « Dieu, dit saint Grégoire, a voulu
que l'esprit de prophétie manque parfois aux prophètes, afin qu'ils
reconnaissent, quand ils l'ont, que c'est un don qu'ils tiennent de lui. »
De là ce que disait Élisée en parlant de la Sunamite : « Son âme est
dans l'amertume, et Dieu ne me l'a pas fait savoir. » (4 Rois, iv, 27.) La
lumière prophétique n'éclaire donc l'intelligence des prophètes que par forme
d'impression passagère, comme le marque cette parole : « Quand ma
gloire passera, je te placerai dans le creux de la pierre » (Exod. xxxiii,
22) ; et, cette autre encore, adressée à Elie : « Sors, tiens-toi
sur la montagne ; voici que le Seigneur passe... » (3 Rois, xix, 11.)
Comme notre atmosphère, pour être lumineuse, a toujours besoin que le soleil
lui envoie de nouveaux rayons, ainsi le prophète doit toujours être éclairé par
de nouvelles révélations. Son esprit est un disciple qui ne sait point les
principes d'un art, et que le maître doit instruire chaque fois. Isaïe nous
enseigne cette vérité : « Dieu, dit-il, me réveille le matin pour que
je l'écoute comme un maître. » (l, 4.) Nous voyons la même chose dans ces
autres passages si fréquents de l'Écriture : « Le Seigneur parla au
prophète. » — « Le Seigneur se fit entendre au prophète. » —
« Le Seigneur étendit sa main sur moi ; etc. »
La
raison principale pour laquelle la prophétie n'est pas une habitude de l'âme,
c'est que le principe de toutes nos connaissances surnaturelles n'est autre que
l'essence divine elle-même, qu'il n'est pas donné aux prophètes de contempler ;
ce en quoi ils diffèrent des bienheureux qui, dans le ciel, en possèdent la
claire vue d'une manière permanente. Mais il faut observer que leur intelligence,
après avoir reçu la lumière divine, conserve l'aptitude à être de nouveau
facilement éclairée, de même qu'une âme qui a goûté les douceurs de la dévotion
revient plus facilement à la religion. De là vient que nous donnons le nom de
prophète à celui qui a été favorisé de la lumière divine.
Il est écrit dans la Genèse : « Au commencement,
Dieu créa le ciel et la terre ; » et on lit dans saint Paul : « Lorsque
tous prophétisent, s'il entre un infidèle au milieu de vous, les secrets de son
cœur sont révélés. » (1 Cor. xiv, 23.) Il y a donc une prophétie qui se
rapporte au passé, et une autre au présent.
La connaissance prophétique peut s'étendre aussi loin que la
lumière divine qui la produit ; elle embrasse les perfections de Dieu, le
ministère des anges, les corps de la nature, les mœurs des hommes, les
événements passés, présents et futurs, en un mot, toutes les choses divines,
humaines, spirituelles et corporelles.
Il faut remarquer cependant que, les choses éloignées de la
connaissance humaine formant son domaine propre, les moins faciles à connaître
lui appartiennent plus spécialement. On peut à cet égard établir trois degrés.
Au premier sont celles qui dépassent la connaissance de tel homme en
particulier, et non de tous les hommes en général : celui qui est absent
ne tonnait pas par ses sens, ce qui est devant un autre ; Élisée ne sut
que par la lumière prophétique ce qu'avait fait Giési pendant son absence. (4
Rois, v, 26.) Il est possible aussi que l'on tienne de la révélation
prophétique ce qu'un autre homme sait par démonstration. Le second degré
comprend les vérités qui-dépassent généralement la connaissance de tous les
hommes, non parce qu'elles ne sont point susceptibles d'être connues en
elles-mêmes, mais parce que notre esprit est impuissant à les découvrir ;
tel est le mystère de la Sainte-Trinité, révélé à Isaïe par les Séraphins, qui
disaient : « Saint, saint, saint, etc. » Le troisième degré
renferme les choses qui échappent à la connaissance de tous les hommes, parce
qu'elles ne peuvent pas être connues en elles-mêmes, à savoir : les futurs
contingents, dont la réalité n'est point déterminée.
Ce qui est non-seulement inconnu généralement, mais impossible
à connaître en soi, étant plus éloigné de notre intelligence que ce qui n'est
ignoré que de quelques hommes en particulier ou de tous par la faiblesse de l'entendement
humain, la prophétie a spécialement pour objet la connaissance et la révélation
des futurs contingents : c'est de là qu'elle tire sa dénomination. Dès
qu'elle traite du passé ou du présent, elle perd la raison de son nom, qui
signifie prédiction de l'avenir.
Saint Augustin dit : « L'esprit de prophétie révèle
parfois le présent sans l'avenir et l'avenir sans le présent. »
La vérité suprême est le principe de toute manifestation
prophétique. Chaque prophète, ne la voyant pas dans son essence, ne connaît
point tout ce qui est du domaine de la prophétie ; il ne sait que ce qui
lui est spécialement montré.
Dieu
révèle aux prophètes les vérités nécessaires à l'instruction des fidèles, mais
non toutes à chacun. Il révèle une vérité à l'un et une vérité à l'autre ;
chaque prophétie n'est qu'une révélation imparfaite. La révélation parfaite
aura lieu dans le ciel. « Nous ne prophétisons qu'en partie, disait saint
Paul ; et quand viendra ce qui est parfait, ce qui n'est qu'en partie
cessera. » (1 Cor. xiii, 9.) Il n'est pas nécessaire que rien ne fisse
défaut à une révélation prophétique ; il suffit qu'elle renferme ce qui
est nécessaire à son but.
Dieu instruit de deux manières l'esprit des prophètes par une
révélation expresse, et, à leur insu, par une sorte d'instinct très-secret. — Ils
ont la plus grande certitude sur ce qu'ils connaissent par une révélation
expresse ; ils savent, à n'en pouvoir douter, que Dieu leur a parlé. Ainsi
Jérémie disait : « En vérité, le Seigneur m'a envoyé vers vous pour
vous annoncer toutes ces choses. » (xxvi, 12.) Abraham ne se serait pas
résolu à immoler son fils, s'il avait eu le moindre doute au sujet de la
révélation de Dieu. — Pour les vérités que les prophètes connaissent par une sorte
d'instinct, il ne leur est pas toujours possible de distinguer clairement si
elles leur viennent de Dieu ou de leur propre esprit ; celles que nous
connaissons nous-mêmes par une inspiration divine, ne nous arrivent pas
toujours avec la certitude prophétique. Cependant, afin que l'erreur ne puisse
se propager, si un prophète, croyant parler par esprit de prophétie, ne suit
que ses propres lumières, il est promptement réprimandé par l'Esprit-Saint, qui
lui fait connaître la vérité et le porte à se reprendre lui-même.
La prophétie est une connaissance que la révélation divine
imprime dans l'intelligence des prophètes par une sorte d'enseignement. La
vérité étant une dans le disciple et dans le maître, il faut évidemment que la
vraie prophétie, expression de la prescience infaillible
de Dieu, à qui rien ne se dérobe, ne soit
jamais fausse.
Est-ce à
dire que les prophéties excluent la contingence des événements futurs ?
Nullement. La certitude de la prescience de Dieu ne l’exclut pas elle-même. — Si
l'événement ne concorde pas toujours avec elles, comme on le voit par ce qui
fut annoncé au roi Ezéchias et aux Ninivites, c'est que la prescience divine,
qui contemple parfois les événements futurs en eux-mêmes, peut les considérer
aussi dans l'enchainement des causes et des effets. Or, quoique les futurs
contingents, vus en eux-mêmes, soient déterminés, ils ne le sont pas tellement
par leurs causes qu'ils ne puissent arriver d'une autre façon. Ce double point
de vue, étroitement uni dans l'entendement divin, est parfois séparé dans la
révélation prophétique : Dieu n'est pas obligé de manifester tout ce qu'il
peut révéler. C'est pourquoi, lorsque la révélation prophétique est l'empreinte
même de la prescience divine qui voit les futurs contingents tels qu'ils sont
en eux-mêmes, ces futurs se réalisent comme ils ont été prédits. Tel était
l'événement annoncé dans ce passage d'Isaïe : « Voici qu'une Vierge
concevra. » (vii, 14.) Mais, quand la révélation prophétique représente
seulement cette autre face de la prescience divine qui n'envisage que les
rapports de cause à effet, l'événement n'est pas toujours d'accord avec elle.
Il n'en faut pas conclure la fausseté de la prophétie ; au fond, elle ne
dit que ceci : la disposition des causes inférieures, naturelles ou
humaines, est telle qu'elle amènera l'effet annoncé. C'est ainsi qu'il faut
entendre ces paroles d'Isaïe à Ezéchias : « Tu vas bientôt mourir ; »lesquelles
signifiaient : telle est la disposition de ton corps qu'il va subir une
mort prochaine. Jonas disait de la même façon : « Encore quarante
jours, et Ninive sera détruite ; » pour marquer que ses crimes
exigeaient qu'elle le fût.
« La prophétie, dit saint Pierre, n'est pas venue naguère
de la volonté de l'homme ; les hommes de Dieu ont parlé par l'inspiration
du Saint-Esprit. » (2 Pet., i, 21.) Donc la prophétie est un don
surnaturel.
Nous disions plus haut que la connaissance prophétique perçoit
les futurs, tantôt en eux-mêmes, tantôt dans leurs causes. — Les percevoir en
eux-mêmes est le propre de l'Éternel, à qui tout est présent ; une telle
connaissance ne pouvant venir de la nature, Dieu seul peut la donner par
révélation. — Les découvrir dans leurs causes est une œuvre possible, même à
l'homme ; le médecin prévoit la santé ou la mort d'un malade par certaines
causes dont l'expérience lui a montré la puissance. Ce moyen naturel de
présager l'avenir peut se concevoir de deux façons. Quelques-uns ont pensé que
notre âme a en elle-même une force divinatoire. Dans le système de Platon, qui
soutient que les âmes ont la connaissance de toutes choses par la participation
aux idées, connaissance plus ou moins
voilée par leur union avec le corps, plus pur chez les uns, moins pur chez les
autres, on comprendrait une telle puissance de divination. Mais saint Augustin
demande très-bien « pourquoi l'âme ne peut pas toujours user de cette
force divinatoire, puisqu'elle ne cesse pas d'en avoir le désir. » Comme
notre âme acquiert ses connaissances par le moyen des choses sensibles, nous
préférons le sentiment de ceux qui disent que les hommes n'ont pas une
connaissance innée de l'avenir, mais qu'ils peuvent l'obtenir par la voie
d'expérimentation, dans laquelle l'imagination et la pénétration de l'esprit ne
laissent pas que de les seconder. Cette connaissance naturelle de l'avenir
n'est pas, toutefois, comparable à celle qui vient de la révélation ; elle
ne s'étend pas à tous les événements comme la prophétie, et elle est loin d'en
avoir l'infaillibilité. D'ailleurs, puisque le don prophétique a pour objet
propre ce qui dépasse naturellement la connaissance humaine, rigoureusement
parlant il ne saurait venir de la nature ; Dieu seul peut l'accorder.
Il faut
en convenir, l'âme abstraite des sens reçoit mieux l'influence des substances
spirituelles et perçoit avec plus de subtilité les mouvements que produisent
dans l'imagination les causes naturelles. À l'approche de la mort, par exemple,
il n'est pas rare que, distinguant les plus faibles impressions, elle prévoie
certaines choses par sa subtilité naturelle. Les anges-peuvent lui révéler
l'avenir ; mais alors ce n'est pas par sa propre vertu qu'elle le connait.
— Dans les songes, la connaissance de l'avenir lui vient d'une révélation des substances
spirituelles ou de l'impression des causes naturelles que, non distraite par
les objets extérieurs, elle perçoit plus facilement que dans l'état de veille.
« Nos glorieux Pères, disait saint Denis, ont eu leurs
visions divines par l'intermédiaire des vertus célestes. »
« Dieu, ainsi que l'observe saint Paul, a mis de l'ordre
dans tout ce qui existe. » (Rom, xiii, 1.) Or, selon saint Denis, « l'ordre
divin consiste en ce que les êtres inférieurs soient réglés par les êtres
intermédiaires. » Les anges, tenant le milieu entre Dieu et les hommes,
participent mieux que nous aux perfections de la bonté divine : pour cette
raison, les illuminations et les révélations divines sont transmises aux
prophètes par leur moyen.
« Le Saint-Esprit, dit saint -Grégoire, inspire un enfant
qui joue de la harpe, et en fait un psalmiste ; il appelle un pasteur de
troupeaux, et en fait un prophète. »
La prophétie n'exige aucune disposition antérieure ; elle
dépend uniquement de l'Esprit-Saint, qui « distribue ses dons selon qu'il
lui plaît. » (1 Cor. xii, 11,) Dans le monde spirituel comme dans le monde
physique, Dieu, causé universelle de tout ce qui existe, peut produire en même
temps le sujet et la disposition du sujet.
Nous lisons dans saint Mathieu : « À ceux qui diront :
« Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom ? il sera
répondu : Je ne vous ai jamais connus. » (vii, 22.)
La prophétie peut exister sans la charité, et, dès lors, sans
la pureté des mœurs ; elle appartient à l'intelligence, dont l'acte est
antérieur à celui de la volonté, perfectionnée par la charité. Dieu la donne
pour l'utilité de l'Église, comme toutes les autres grâces gratuites, et elle
n'a pas directement pour but d'unir l'âme du prophète à Dieu même. Les
mauvaises mœurs, cependant, lui sont un très-grand obstacle ; car elle
exige que l'esprit humain s'élève très-haut dans la contemplation des vérités
célestes, à. quoi s'opposent les passions et les actions désordonnées. Aussi
est-il écrit que « les enfants des prophètes demeuraient avec Élisée »
(4 Rois, iv, 38), menant une vie solitaire, de peur que les occupations
mondaines ne fussent un obstacle au don de prophétie.
Certains
prophètes, éclairés par la Sagesse divine pour leur utilité propre et pour
celle des autres, reçoivent la grâce sanctifiante et sont constitués amis de Dieu.
D'autres sont simplement les instruments de l'œuvre divine pour l'avantage du
prochain. « Prophétiser, disait saint Jérôme, faire des miracles, chasser
les démons, cela ne prouve pas toujours le mérite de celui qui opère ces
merveilles : ou il les fait par l'invocation du nom de Jésus-Christ, ou
bien ce pouvoir lui est accordé à la fois pour sa condamnation et pour
l'utilité des personnes qui en sont témoins. » Dieu donne la prophétie à
qui il juge à propos.
Au troisième livre des Rois, nous lisons : « Assemblez-moi
le peuple sur le Mont-Carmel ; faites-y venir les cent cinquante prophètes
de Baal et les quatre cents prophètes des grands bois, que Jésabel nourrit à sa
table. » Ces prophètes étaient des adorateurs du démon. Il semble donc
qu'il y a une prophétie qui vient des démons.
En effet, si on entend par prophétie la connaissance de tout
ce qui excède notre esprit, il y en a une qui en peut venir. Notre intelligence
étant inférieure, dans l'ordre de la nature, à celle des anges bons ou mauvais,
les démons connaissent naturellement des choses qui nous dépassent. Mais, quand
la prophétie se prend, dans un sens absolu, pour ce que Dieu seul connaît, elle
suppose nécessairement une révélation divine. C'est pourquoi, bien que l'on
puisse, à certains égards, appeler prophéties les révélations des démons, les
hommes qui en sont les organes sont nommés, dans l'Écriture, non pas simplement
prophètes, mais « faux prophètes, » ou « prophètes des idoles. »
Il est
possible de distinguer, même à des signes extérieurs, les prophéties du démon
des prophéties divines. Les devins, qui prophétisent par son inspiration, font
parfois de fausses prédictions, tandis que le Saint-Esprit ne ment jamais. « Vous
demandez à quel signe vous reconnaitrez une parole que le Seigneur n'a point
prononcée, disait Moïse aux Israélites ; ce signe, le voici : Si ce
que le prophète a prédit au nom du Seigneur n'arrive point, vous saurez que le
Seigneur n'a point parlé. » (Deut. xviii, 21.)
Balaam, qui était devin, prédit plusieurs vérités ; on le
voit par celle-ci, mentionnée dans le livre des Nombres : « Une
étoile sortira de Jacob, un rejeton s'élèvera d'Israël. » (xxiv, 17.)
Il n'y a pas de doctrine fausse où l'erreur ne soit mélangée
de quelque vérité. Les démons enseignent parfois à leurs prophètes certaines
vérités qui rendent leurs prédictions spécieuses, afin que l'apparence du vrai
séduise l'intelligence humaine, comme celle du bien entraîne la volonté. « Le
diable, dit saint Chrysostome, a reçu le pouvoir de dire des choses vraies,
afin de faire accepter ses mensonges à la faveur de quelques vérités. »
Les faux
prophètes ne parlent pas toujours d'après les révélations du démon ; ils
parlent parfois aussi d'après une inspiration divine. On n'en peut douter en
lisant que Dieu se servit autrefois de Balaam, devin et prophète des démons.
(Nomb. xxii.) Pourquoi Celui qui emploie les méchants pour l'utilité des bons,
n'annoncerait-il pas des vérités par les prophètes des démons ? Le
témoignage de ses ennemis les rendant plus manifestes, il y a là un moyen
d'amener à la vraie foi les partisans mêmes du malin esprit. Les Sibylles ont
fait, au sujet de Notre-Seigneur Jésus-Christ, beaucoup de prédictions.
Instruits par les démons seuls, les faux prophètes annoncent encore la vérité,
tantôt par la vertu de leur propre nature, dont l'Esprit-Saint est l'auteur,
tantôt d'après une communication des bons anges ; et, dans ces deux cas,
ce qu'ils révèlent vient en quelque sorte du Saint-Esprit.
Saint Paul a dit : « Les prophètes regardaient de
loin. » (Heb. xi, 13.) — Cela seul montre que leur connaissance n'était
pas la connaissance parfaite des bienheureux dans la céleste patrie, où l'on
voit les biens éternels près de soi. Elle en diffère comme l'imparfait du
parfait. « Quand l'une arrivera, l'autre cessera ; » saint Paul
l'enseigne. (1 Cor. xiii, 8.) L'avenir n'est donc pas montré aux prophètes dans
la divine essence, qui est la béatitude ; il leur est révélé seulement par
des images que la lumière divine fait briller à leur esprit, images qui sont
comme le miroir de la prescience divine.
La connaissance prophétique s'adresse principalement à
l'esprit : or, dans les connaissances de l'esprit humain, il faut
distinguer la représentation des choses et le jugement qu'il porte, deux ordres
compris dans la prophétie. — La représentation des choses se produit de
différentes manières dans l'esprit du prophète, tantôt par des formes que les
sens peuvent saisir : ainsi Daniel vit, dans la salle du festin de
Balthazar, les caractères qu'une main invisible avait tracés sur la muraille
(Dan. v, 25) ; tantôt par des formes imagées que Dieu imprime d'une façon
toute divine et auxquelles les sens n'ont point de part, comme serait la
représentation des couleurs chez un aveugle-né ; tantôt par des formes que
les sens ont perçues, mais qui se combinent de diverses manières, comme lorsque
Jérémie vit une chaudière bouillante qui venait du côté de l'Aquilon (i, 13.) ;
tantôt enfin par des espèces intelligibles communiquées à l'âme, comme on le
voit par ceux qui, tels que Salomon et les Apôtres, reçoivent la science et la
sagesse infuses. — Pour ce qui concerne le jugement, Dieu communique à l'esprit
du prophète une lumière intellectuelle, soit pour qu'il comprenne ce que les
autres ont vu, soit pour qu'il juge ce qu'il sait naturellement, soit pour
qu'il discerne ce qu'il faut faire.
Ainsi, la révélation prophétique se fait et par la seule
influence de la lumière divine, et par l'impression d'images nouvelles ou
combinées d'une manière nouvelle.
Lorsque
la révélation prophétique a lieu par des images anciennes combinées de façon à
signifier une vérité, la vie antérieure du prophète a une certaine influence
sur celles dont il se sert.
La révélation prophétique se produit de quatre manières :
par l'influence d'une lumière divine ; par la production d'espèces ou
idées purement intelligibles ; par l'impression ou la combinaison de certaines
similitudes imaginaires, et par des formes sensibles. L'aliénation des sens n'a
pas lieu dans ce qui est montré à l'esprit du prophète sous des images
sensibles formées par Dieu pour un dessein particulier, comme quand le buisson
fut montré à Moïse, que des caractères tracés sur la muraille furent rendus
sensibles à Daniel, ou que certaines œuvres sont produites pour servir de figures
prophétiques à la vérité divine ; par exemple, l'arche de Noé représentant
l'Église. Elle n'a pas lieu non plus dès que l'esprit des prophètes est éclairé
par une lumière intelligible ou par des idées purement spirituelles ; car
notre esprit, pour porter un jugement parfait, a toujours besoin de recourir
aux premiers principes de nos connaissances, c'est-à-dire aux choses sensibles.
Mais, quand la révélation prophétique s'opère par des formes imaginaires, elle
veut l'abstraction des sens, afin que de telles apparitions ne se confondent
pas avec la sensation des objets extérieurs. Observons seulement que cette
abstraction ou aliénation des sens, tantôt complète et tantôt incomplète, n'est
pas dans les prophètes, comme dans les fous et les possédés, le résultat d'une
désorganisation de la nature ; au contraire, elle est l'effet d'une cause
régulière, soit physique, comme le sommeil ; soit spirituelle, comme la
contemplation et l'extase ; soit divine, ainsi que le marque cette parole
d'Ézéchiel : « La main du Seigneur s’étendit sur moi. » (i, 3. )
L'esprit des prophètes est un instrument imparfait mû par
l'Esprit-Saint, pour comprendre, dire ou faire quelque chose ; trois
effets qui, tantôt réunis et tantôt séparés, sont toujours accompagnés d’un
défaut de connaissance chez les prophètes eux-mêmes. Tel, par exemple, qui
reçoit l'intelligence d'une vérité ne sait pas toujours qu'elle lui a été
révélée. Tel autre, porté à prendre la parole, sait très-bien que le
Saint-Esprit l'inspire. Tel autre ne comprend pas le sens de ses paroles, comme
on le voit par Caïphe, dont il est écrit : « Caïphe ne dit pas cela
de lui-même ; mais, comme il était le pontife de cette année, il
prophétisa que Jésus devait mourir pour tout le peuple. » (Jean, xi, 51.)
Tel autre encore, que l'Esprit-Saint excite à faire quelque chose, comprend
tantôt le sens de son action, comme Jérémie cachant sa ceinture dans l'Euphrate,
et tantôt ne le comprend pas, comme les soldats qui se partagèrent les
vêtements du Sauveur. Celui-là seul est véritablement prophète qui, connaissant
son inspiration, en comprend le sens. Hors de là, la prophétie est imparfaite ;
mais, au reste, les vrais prophètes eux-mêmes, dont l'esprit est toujours un instrument
défectueux, ne saisissent jamais complétement toutes les intentions de
l'Esprit-Saint.
Il y a trois genres de prophétie : la prophétie de la
prédestination, celle de la prescience et la prophétie comminatoire. — La
prophétie comminatoire annonce un effet d'après sa cause : elle ne
s'accomplit pas toujours, d'autres causes en empêchant parfois l'effet ; par
exemple, le repentir. — La prophétie de la prédestination considère les
futurs en eux-mêmes, tels que Dieu doit les produire : elle ne comprend
que les biens. — La prophétie de la prescience annonce les biens et les
maux qui doivent arriver au moyen de notre libre arbitre.
Saint
Isidore et saint Augustin, se plaçant au point de vue du mode de la révélation
prophétique, distinguent sept autres espèces de prophétie : 1° l'extase ou
ravissement d'esprit ; 2° la vision imagée ; 3° le songe ; 4° la
nuée ; 5° la voix céleste ; 6° la parabole ; 7° l'illumination.
Non ; au contraire, la prophétie dans laquelle la vérité
divine se manifeste par la vision intellectuelle seule, c'est-à-dire par la
contemplation de la vérité elle-même, est supérieure à celle qui a lieu par des
images corporelles. La vision intellectuelle se rapproche davantage de celle du
ciel, où la vérité se voit dans l'essence de Dieu, et le disciple qui comprend
l'exposition pure et simple de la vérité montre plus d'intelligence que celui
qui a besoin d'images et de comparaisons. Cette supériorité de la vision
intellectuelle sur la vision imagée a été signalée par David, quand il a dit :
« Le Dieu d'Israël m'a parlé ; sa lumière est comme l'aurore qui
brille, au lever du soleil, dans un ciel sans nuages. » (2 Rois, xxiii,
4.)
Quoi qu'il
en soit, la prophétie impliquant une certaine obscurité et un certain
éloignement de la vérité à laquelle elle s'applique, on appelle plus
spécialement: prophètes ceux qui ont des visions imagées.
La vision imagée tient comme le milieu entre la vision
purement intellectuelle et l'inspiration intérieure par laquelle Dieu montre à
l'homme ce qu'il faut faire ou connaître dans cette vie : c'est pourquoi
elle peut servir à distinguer les degrés de la prophétie proprement dite.
La révélation prophétique ayant pour objet propre la
connaissance plutôt que l'action, la plus inférieure consiste dans l'instinct
qui pousse un homme à une action extérieure. C'est ainsi qu'il est dit de
Samson : « L'esprit du Seigneur se saisit de lui, et aussitôt les
cordes dont il était lié se brisèrent. » (Jug. xv, 14.) Un peu au-dessus
se trouve la lumière intérieure qui révèle les vérités de l'ordre naturel. Il est
écrit que « Salomon composa des paraboles et traita de tous les arbres,
depuis le cèdre du Liban jusqu'à l'hysope de la muraille, etc. ; » ce
qu'il fit par inspiration. Ces choses n'appartenant pas à la prophétie
proprement dite, faute d'atteindre la vérité surnaturelle, nous devons en
prendre les degrés véritables dans la vision imagée elle-même, et distinguer
d'abord la prophétie qui se produit dans les songes ; puis, à un degré
supérieur, celle qui s'accomplit durant la veille. Passant aux images qui
servent à exprimer la vérité intelligible, nous observerons qu'entendre des
paroles, c'est plus que voir simplement des symboles. Apercevoir celui qui
parle est une autre particularité qui donne de l'élévation à la prophétie, surtout
s'il a l'apparence d'un ange, et, à plus forte raison, si c'est Dieu lui-même
qui semble se manifester, comme il arriva à Isaïe, qui dit : « Je vis
le Seigneur assis sur son trône. » (vii, 4.) Au-dessus de tous ces degrés
s'élève la vision purement intellectuelle, par laquelle la vérité surnaturelle
est révélée à l'esprit humain sans le secours d'aucune vision imagée. Mais,
comme elle dépasse la prophétie proprement dite, nous maintenons que l'on doit
distinguer les divers degrés de prophétie par la vision imagée.
Moïse fut favorisé de la vision intellectuelle au plus haut
degré ; il vit l'essence même de Dieu, selon ce qui est écrit :
« Il vit le Seigneur, non par des énigmes et en figure, mais clairement. »
(Nomb. xii, 8.) Il eut la vision imagée pour ainsi dire à discrétion : sur
le Sinaï, par exemple, il entendait des paroles et voyait celui qui lui parlait
sous l'apparence de Dieu. « Le Seigneur, dit l'Écrivain sacré, lui parlait
face à face comme un ami parle à son ami. » (Exod. xxxiii, 11.) — La
publication qu'il fit de la prophétie, fut supérieure à celle des autres
prophètes ; parlant en la personne de Dieu même, il donna une loi nouvelle
à tout le peuple fidèle, au lieu que les autres, s'exprimant au nom de Dieu,
engagèrent seulement les Juifs à observer cette loi. — Il surpassa aussi les
autres prophètes par les miracles qu'il fit contre les peuples infidèles. Aussi
lisons-nous dans le Deutéronome : « Il ne s'éleva plus dans Israël de
prophète semblable à Moïse, à qui le Seigneur parlait face à face, et qui fit
tous les signes et tous les prodiges que le Seigneur opéra par lui, dans la
terre d'Égypte, contre Pharaon, contre ses serviteurs et contre tout son
royaume. »
Il faut conclure de là que, si d'autres prophètes surpassèrent
Moïse en quelque point, aucun ne lui fut supérieur, absolument parlant[270].
Saint Pierre compare les prophéties « à des lampes qui
luisent dans les ténèbres. » (2 Pet. i, 19.)
Elles supposent, en effet, la vision d'une vérité placée au
loin. Les bienheureux voient la vérité suprême face à face ; ils ne
sauraient être appelés prophètes.
La révélation prophétique a pour but de nous instruire dans la
foi et de diriger nos actions, ainsi que le marque cette parole de David :
« Envoyez votre lumière et votre vérité ; elles me conduiront. »
(Ps. lxii, 3. )
La foi consiste principalement dans la connaissance du vrai
Dieu et dans la croyance au mystère de l'Incarnation. Saint Paul dit : « Pour
s'approcher de Dieu, il faut croire en lui. » (Heb. xi, 6.) Et
Notre-Seigneur : « Vous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi. »
(Jean, xiv, 1.) — La prophétie qui a pour but la connaissance de Dieu s'est
accrue à trois époques : avant la loi, sous la loi et au temps de la loi
de grâce. Avant la loi, Abraham et les autres patriarches connurent, par révélation,
ce qui regarde Dieu. Sous la loi, cette connaissance devint l'objet d'une
révélation prophétique plus excellente ; il s'agissait d'instruire, non
plus certains individus ou quelques familles, mais un peuple tout entier. C'est
pourquoi le Seigneur disait à Moïse : « Je suis le Seigneur qui ai
apparu comme Dieu tout-puissant à Abraham, à Isaac et à Jacob ; mais je ne
leur ai point fait connaître mon nom d'Adonaï. » (Exod. vi, 3.) Les
anciens patriarches, il est vrai, furent instruits de la toute-puissance d'un
seul Dieu ; mais Moïse, à qui le Seigneur dit : « Je suis celui
qui suis » (Exod. iii, 14), connut plus clairement la simplicité de
l'essence divine. Sous la loi de grâce, le Fils de Dieu révéla lui-même le
mystère de la Sainte-Trinité, comme on le voit par ces paroles que nous lisons
dans saint Mathieu : « Allez, enseignez toutes les nations, les
baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. » (Matth. ult.
19.) Il est remarquable qu'à chacune de ces trois périodes, la première révélation
fut toujours la plus excellente. Celle qui fut faite à Isaac était inférieure à
celle d'Abraham et s'appuyait sur elle ; d'où cette parole : « Je
suis le Dieu d'Abraham, ton père. » Sous la loi, la révélation faite à
Moïse fut supérieure à toutes les autres. Au temps de la loi de grâce, la foi
de l'Église à l'unité de la nature divine et à la trinité des personnes est
fondée sur la révélation des Apôtres, comme le marque cette expression du
Sauveur : « Sur cette pierre, à savoir sur la pierre de ta
confession, je bâtirai mon Église. » (Matth. xvi, 18.) — La révélation
prophétique qui se rapporte à l'Incarnation du Verbe fut beaucoup plus
explicite dans les prophètes qui vécurent plus près de Notre-Seigneur, avant
son avènement, et surtout après.
La prophétie, en ce qui est de la direction des actions de
l'homme, son second but, n'a pas varié avec le progrès des temps, mais
seulement selon la nature des affaires. Il est écrit : « Quand la
prophétie manquera, le peuple s'égarera. » Dans tous les âges, Dieu a
instruit les hommes sur leurs devoirs, selon qu'il convenait au salut des élus.
Après
saint Jean-Baptiste, qui de son doigt montra Notre-Soigneur, aucun prophète ne pouvait
plus annoncer la venue du Messie. L'esprit prophétique ne cessa pas pour cela.
Nous lisons dans les Actes des Apôtres qu'Agabus prophétisait. Saint Jean
l'Évangéliste écrivit un livre prophétique sur la fin de l'Église. Depuis, il y
a toujours eu sur la terre quelques personnes possédant l'esprit de prophétie,
non pour promulguer de nouveaux dogmes, mais pour diriger les actions des
hommes.
Saint Paul disait : « Je connais un homme en
Jésus-Christ, qui fut ravi jusqu'au troisième ciel. » (2 Cor. xii, 2.)
Il y a ravissement proprement dit, lorsque l'âme, dont le mode
naturel est de comprendre la vérité par les choses sensibles, est abstraite des
sens contre son intention. Une telle abstraction peut avoir trois causes :
l'une corporelle, comme il arrive dans les personnes infirmes sujettes aux
aliénations mentales ; l'autre diabolique, par exemple dans les possédés ;
la troisième divine, et c'est le ravissement dont nous allons parler. Il
consiste en ce qu'un homme est élevé par l'Esprit-Saint vers les biens
surnaturels avec abstraction des sens, conformément à cette parole d'Ézéchiel :
« L'Esprit m'éleva entre le ciel et la terre, et il me conduisit à
Jérusalem dans une vision. » (viii, 3.)
Cette
élévation de l'âme à Dieu par le ravissement n'est pas contraire à la nature ;
elle en dépasse seulement les forces. Il est de la dignité de l'homme de
s'élever vers les biens éternels avec le secours de la grâce.
Le ravissement appartient principalement à l'intelligence,
quand on le considère dans son terme. Il se rapporte aussi à la volonté, si on
l'envisage dans sa cause ; car un désir violent peut faire que l'homme ne
pense point à autre chose qu'à l'objet désiré, et le ravissement lui-même
produit l'amour, lorsque l'âme se réjouit des douceurs qu'elle y goûte. Aussi l'Apôtre
dit-il qu'il a été ravi non-seulement jusqu'au troisième ciel, mais jusque dans
le paradis ; ce qui indique l'amour.
Quelques auteurs ont dit que saint Paul vit seulement un
reflet de la clarté divine, et non l'essence divine elle-même. Tel n'est pas
l'avis de saint Augustin. Le contraire, au reste, ressort des paroles mêmes de
l'Apôtre, « qui a entendu des choses ineffables qu'il n'est pas permis à
l'homme de redire ; » expressions qui semblent se rapporter à l'état
des bienheureux, supérieur à celui de l'homme en cette vie, comme le marque ce
passage d'Isaïe : « L'œil n'a point vu sans vous, ô Dieu, ce que vous
avez préparé à ceux qui vous aiment. » (lxiv, 4.) Il est donc
vraisemblable que saint Paul a vu l'essence de Dieu dans son ravissement.
Nous
avons dit précédemment que Moïse a eu un ravissement semblable. Cela était
juste : si saint Paul fut le premier Docteur des Gentils, Moise fut le
premier Docteur des Juifs.
L'essence de Dieu, dépassant infiniment tous les êtres de la
création, ne saurait être représentée par aucune image corporelle, ni par
aucune idée prise des créatures. Notre esprit, pour s'élever à la sublime
contemplation de cette divine essence et se concentrer en elle seule, doit
nécessairement se dépouiller des images sensibles et des espèces intelligibles.
Par conséquent, saint Paul dut être affranchi de ses sens.
Après la
résurrection, les saints verront Dieu par essence, sans aucune abstraction des
sens corporels. La lumière divine rejaillira alors de l'intelligence sur les
facultés inférieures de l'âme et jusque sur le corps ; ils ne
s'attacheront à l'idée des choses sensibles que selon la règle qui leur sera
tracée par la vue de la divine essence. — Saint Paul se souvint, par des images
ou espèces intellectuelles qui restèrent dans son esprit, de ce qu'il avait vu
dans son ravissement ; mais telle est la différence de l'infini au fini,
qu'il ne pouvait exprimer par des paroles ce qu'il avait vu, ni même se le
représenter par la pensée.
Pour que l'habitude de comprendre au moyen d'images n'empêche
pas, dans le ravissement, l'âme humaine de contempler ce qui dépasse toute
représentation sensible, Dieu, sans en changer radicalement la nature, la prive
momentanément de ce pouvoir et l'élève à un état surnaturel. Cela étant, l’âme
de saint Paul dut perdre la perception des images et des objets sensibles ;
mais il n'était pas nécessaire qu'elle fût totalement séparée de son corps.
Saint Augustin, après un long examen de cette question,
conclut ainsi : « Saint Paul ignora si, dans son ravissement au
troisième ciel, son âme avait continué d'être dans son corps comme dans un
corps vivant, soit éveillé, soit endormi, soit aliéné des sens pendant l'extase,
ou si elle en avait été séparée comme d'un corps mort. »
Saint
Paul ne dit pas précisément qu'il ignorait si son âme fut ravie avec son corps ;
il dit qu'il ignore présentement si elle était encore dans son corps au moment
de son ravissement, ou si elle en était séparée de façon à n'en être plus la
vie.
Nous lisons dans les Actes des Apôtres : « Ils
furent tous remplis du Saint-Esprit, et ils commencèrent à parler les diverses
langues, selon que le Saint-Esprit les faisait parler. » (Act. ii, 4.)
Les premiers disciples de Notre-Seigneur, élus pour annoncer
l'Évangile à tout l'univers, selon cette parole : « Allez, enseignez
toutes les nations, » ne devaient pas avoir besoin d'apprendre de ceux
qu'ils avaient mission d'instruire comment ils leur parleraient ni de quelle manière
leur parole serait comprise. Pauvres et sans puissance, Juifs d'origine, où
auraient-ils trouvé, surtout parmi les Gentils, des interprètes qui rendissent
fidèlement leurs discours ? Il était évidemment nécessaire que Dieu leur
accordât le don des langues, afin que, comme la diversité des langues s'était
introduite lorsque les nations déclinaient vers l'idolâtrie, ainsi le don de
les parler toutes servît à ramener les peuples au culte du vrai Dieu.
Les
Apôtres reçurent la connaissance de toutes les langues et le don de les parler,
sinon avec l'élégance que donne l'étude, du moins suffisamment pour enseigner
la foi, comme le marque cette parole de saint Paul : « Je remercie le
Seigneur de ce que je parle la langue de chacun de vous. » (1 Cor. xiv,
18.) — Si, de nos jours, ceux qui reçoivent le Saint-Esprit n'ont plus le don
des langues, c'est que, selon la remarque de saint Augustin, l'Église, dans
laquelle seule on le reçoit, les parle toutes.
Saint Paul dit : « Celui qui prophétise est plus
grand que celui qui parle les langues. » (1 Cor. xiv, 5.)
Le don de prophétie l'emporte, en effet, sur celui des
langues. Il est une illumination de l'esprit à l'égard de quelque vérité
surnaturelle, au lieu que le don des langues se rapporte à des mots qui en sont
seulement les signes : la prophétie donne la connaissance des vérités
elles-mêmes ; le don des langues confère seulement celle des mots qui les
expriment. La prophétie est aussi plus utile que le don des langues ; elle
sert à l'édification de l'Église et porte davantage la conviction chez les
infidèles, en révélant les secrets du cœur.
Il est écrit : « La parole de l'homme vertueux a une
abondance de douceur. » (Eccl. vi, 5.)
Le discours doit être instructif, agréable et persuasif.
L'Esprit-Saint, pour produire ce triple effet, se sert de la langue de l'homme
comme d'un instrument, tandis que lui-même achève intérieurement l'œuvre ;
car, comme le dit saint Grégoire : « Si l'Esprit-Saint ne remplit le cœur
des auditeurs, en vain la voix du prédicateur retentit à leurs oreilles. »
Voilà pourquoi le discours est l'objet d'une grâce gratuite, d'un don.
La
rhétorique apprend à instruire, à plaire et à toucher ; mais
l'Esprit-Saint, par sa grâce, opère plus excellemment que l'art, comme il fait
quelquefois par miracle et d'une manière supérieure ce que la nature fait
aussi. Saint Paul comptait beaucoup plus sur la grâce de l'Esprit-Saint que sur
l'éloquence humaine. « En vous parlant et en vous prêchant, disait-il,
j'ai employé, non les discours persuasifs de la sagesse humaine, mais les
effets sensibles de l'Esprit et de la vertu de Dieu. » (1 Cor. ii, 4.)
« Que les femmes, dit saint Paul, se taisent dans l'Église. »
(1 Cor. xiv, 34.) « Je ne leur permets pas d'enseigner. » (1 Tim. ii,
12 )
Les femmes peuvent recevoir la grâce de parler avec science et
avec sagesse dans les entretiens privés et familiers qui s'adressent à un petit
nombre de personnes, mais non la grâce même du discours destinée à
l'enseignement public dans l'Église. D'abord, il ne leur appartient pas
d'instruire les hommes, auxquels elles doivent être soumises. Ensuite, leur
enseignement ne serait pas sans danger : « L'entretien de la femme,
dit l'Écriture, brûle comme du feu. » (Eccl. ix, 11.) Enfin, elles ont
généralement des connaissances trop imparfaites pour qu'on leur confie
l'instruction publique.
Saint Paul, parlant des grâces gratuites, a dit : « L'un
reçoit la grâce de guérir les maladies ; l'autre, la grâce de faire des
miracles. » (1 Cor. xii, 9.)
Le Saint-Esprit ne prive point l'Église des secours utiles au
salut des hommes, et tel est le but des grâces gratuites. Or, s'il était besoin
du don des langues et de la grâce du discours pour propager la vérité
surnaturelle, le don des miracles n'était pas moins nécessaire pour la
confirmer et la rendre croyable. Aussi est-il écrit dans saint Marc :
« Et leurs discours furent confirmés par les miracles qui les suivaient. »
(Marc, ult. 20.) La raison le demandait. De même que la vue de la création nous
élève à une certaine connaissance de Dieu, de même le spectacle des effets
surnaturels, qui sont les miracles, devait nous donner la notion surnaturelle
des vérités de la foi.
Le don
des miracles fait partie des grâces gratuites ; il n'est point accordé
d'une manière permanente et habituelle. L'esprit de celui qui les opère est
porté par une inspiration secrète à faire une action que Dieu, dans sa
puissance, rend miraculeuse. Cela a lieu, tantôt à la suite d'une prière, comme
il arriva quand saint Pierre ressuscita Tabithe ; tantôt sans prière
apparente, et alors Dieu semble agir à la volonté de l'homme. C'est ainsi que
saint Pierre punit Ananie et Saphire de leur mensonge, en les livrant à la mort
par une parole. Dans l'un et l'autre cas, l'agent principal est Dieu, qui se
sert, comme d'un instrument, soit du mouvement intérieur de l'homme, soit de sa
parole, soit d'un acte extérieur, soit du contact d'un corps mort.
Les vrais miracles se font, ou en confirmation d'une vérité,
ou en preuve de la sainteté d'une personne que Dieu veut proposer aux hommes
comme un modèle de vertu. — Les méchants, qui quelquefois prêchent la vraie
foi, peuvent en faire pour confirmer une vérité, en invoquant le nom de
Jésus-Christ. Sur ce passage de saint Matthieu : « Seigneur, n'avons-nous
pas prophétisé en votre nom ? » (vii, 22), saint Jérôme dit très-bien :
« Prophétiser, faire des miracles, chasser les démons, n'est pas toujours
une preuve de la sainteté de ceux qui opèrent ces merveilles. Dieu produit
parfois ces miracles à la seule invocation du nom de Jésus-Christ, afin que les
hommes honorent celui dont le nom est si puissant. »
Les miracles dont le but est de prouver la sainteté d'une
personne ne peuvent être faits que par des saints qui, soit pendant leur vie,
soit après leur mort, les opèrent par eux-mêmes ou par quelques autres hommes ;
car nous lisons, dans les Actes des Apôtres, que Dieu faisait des miracles par
les mains de Paul ; au point que les malades auxquels on appliquait les
linges qui avaient touché son corps étaient guéris. » (Act. xix, 11.) Ici
encore, rien n'empêcherait que des miracles ne se fissent par quelque pécheur invoquant
un saint ; car on devrait alors les attribuer, non à ce pécheur, mais au
bienheureux dont Dieu voudrait démontrer la sainteté.
Dieu
exauce parfois les pécheurs, parce que la prière s'appuie sur la miséricorde
divine et non sur les mérites de l'homme. La foi sans les œuvres, direz-vous,
est une foi morte. Il est vrai ; mais Dieu peut se servir d'un instrument
mort ; comme nous, d'un bâton. Ce que les méchants ne sauraient faire, ce
sont de vrais miracles pour confirmer leur doctrine erronée ou pour prouver
leur sainteté. « Si Dieu, disait saint Augustin, permet parfois que des
hommes pervers opèrent des miracles que les saints ne peuvent faire, c'est pour
apprendre aux faibles qu'ils doivent se garder d'une pernicieuse erreur, qui
consisterait à croire qu'il y a pour de tels faits des dons plus élevés que
pour les œuvres de justice par lesquelles on obtient la vie éternelle. »
« Il y a, dit saint Grégoire, deux sortes de vies sur
lesquelles Dieu nous donne des instructions dans l'Écriture : la vie
active et la vie contemplative. »
Chaque être manifeste surtout sa vie dans les opérations qui
lui sont les plus propres et les plus naturelles. Vivre, pour les plantes,
c'est se nourrir et produire ; pour les animaux, sentir et mouvoir ;
pour l'homme, comprendre et agir conformément à la raison.
La vie de chaque homme se montre aussi dans les choses qui lui
donnent le plus de bonheur, vers lesquelles il porte davantage ses désirs et
qu'il voudrait principalement partager avec un ami. Or, parmi les hommes,
quelques-uns se portent naturellement et par préférence à la contemplation de
la vérité, tandis que les autres aiment mieux se livrer aux actions
extérieures.
Il s'ensuit qu'il est convenable de diviser la vie humaine en
vie active et en vie contemplative.
La division de la vie humaine en vie contemplative, symbolisée
par Marie, et en vie active, figurée par Marthe, est suffisante ; et voici
pourquoi. L'intelligence distingue l'homme des autres êtres. Or l'intelligence
est active et contemplative ; a-t-elle, en effet, pour but la connaissance
même de la vérité, elle est contemplative ; rapporte-t-elle cette
connaissance aux actions extérieures, elle est active ou pratique. Pour cette
raison, il suffit de diviser la vie en vie active et en vie contemplative.
La vie
voluptueuse, qui met sa fin dans le plaisir corporel, et que le philosophe
appelle avec raison une vie bestiale, ne saurait former une division de la vie
humaine : nous devons nous en tenir à celle de la vie active et de la vie
contemplative, en observant que, dans la vie humaine, on voit dominer tantôt
l'une, tantôt l'autre, comme, dans un mélange, prédomine plus ou moins l'un des
éléments dont il se compose.
« La vie contemplative, dit saint Grégoire, consiste à
garder l'amour de Dieu et du prochain, en s'attachant uniquement au désir de
posséder Dieu. »
La vie contemplative, quant à l'essence même de ses actes,
appartient à l'intelligence ; mais, pour ce qui porte à la contemplation,
elle requiert la volonté, qui fait mouvoir toutes les puissances de l'âme et
l'intelligence elle-même. Or, lorsque la force appétitive, la volonté, porte
l'homme à contempler sensiblement ou intellectuellement quelque objet, c'est
tantôt par amour pour lui, selon cette parole : « Où est votre
trésor, là est votre cœur » (Matth. vi, 21), tantôt par amour pour la connaissance
même que l'on en obtient. Saint Grégoire, sur ce fondement, a très-bien fait
consister la vie contemplative dans l'amour de Dieu ; car plus cet amour
est grand, plus un homme brûle du désir de contempler la beauté suprême. Et
comme chacun est heureux de posséder ce qu'il aime, la contemplation produit
dans la puissance affective une délectation qui augmente l'amour lui-même. La
vie contemplative, on le voit, n'est pas tellement renfermée dans
l'intelligence qu'elle ne s'étende aussi aux affections du cœur.
Les vertus morales ne font pas essentiellement partie de la
vie contemplative, qui a pour but de considérer la vérité ; mais elles lui
appartiennent comme dispositions. La violence des passions et le tumulte des
affaires extérieures, plongeant l'âme humaine dans les choses sensibles, la
détournent de la contemplation. Destinées à calmer les passions et à régler les
actes extérieurs, les vertus morales apportent un remède à ce mal, en produisant
la paix et la pureté dans les cœurs.
De
toutes les vertus morales, la chasteté est celle qui donne le plus d'aptitude
pour la vie contemplative ; rien n'entraîne les âmes vers les choses
sensibles comme les passions charnelles.
Quoique la vie contemplative tire sa perfection et son unité
d'un seul acte, qui est la contemplation même de la vérité, elle en comprend
beaucoup d'autres par lesquels elle atteint ce dernier terme. Les uns
consistent à accepter les principes d'où elle doit partir ; les autres, à
dégager de ces principes les vérités dont elle cherche la connaissance, pour
parvenir à son but ; la contemplation vient ensuite, comme acte supérieur
et dernier.
à la vie contemplative se rattachent les
perceptions des sens, les images de l'esprit, les investigations de la raison,
la méditation de certains principes, l'admiration que produit la contemplation
d'une vérité sublime, et enfin l'affection, où la contemplation aboutit. Pour
réussir dans ces exercices, il est nécessaire de recourir à la prière, à la
lecture et à des recherches personnelles.
« Ce qu'on recherche dans la contemplation, dit saint Grégoire,
c'est le principe, qui est Dieu. »
La contemplation de la divine vérité appartient, avant tout et
d'une manière principale, à la vie contemplative. Elle nous est promise, en
effet, comme la fin de toutes nos actions et la consommation éternelle de
toutes nos joies. Si imparfaite qu'elle soit ici-bas, elle nous y donne déjà un
commencement de béatitude, qui se complétera dans le ciel, où nous verrons Dieu
face à face. — La considération des œuvres divines appartient secondairement à
la vie contemplative ; en ce sens que l'homme est conduit par elles à la
connaissance de Dieu et à la contemplation de la beauté suprême, comme le
marque cette parole : « Les choses invisibles de Dieu nous sont
manifestées par les œuvres visibles qu'il a opérées. » (Rom. i, 20.) « Les
créatures, dit saint Augustin, sont autant de degrés par lesquels nous nous
élevons à ce qui est immortel et permanent. » Il faut conclure de tout ce
qui précède, que la vie contemplative embrasse, dans un certain ordre, les
vertus morales, divers exercices autres que la contemplation, la considération
des œuvres divines, et, pour couronnement, la contemplation de Dieu même et de
ses divines perfections.
La vie contemplative ne parvient pas, dans notre état présent,
à la vue de l'essence divine. « Celui qui voit Dieu, dit saint Augustin,
n'est plus sous la dépendance des sens. » Quoi qu'il en soit, comme notre
âme peut rester unie au corps sans faire usage des sens, ni même de
l'imagination, il est possible que la contemplation, opérée ici-bas dans de
telles conditions, atteigne l'essence divine : ce suprême degré de la
contemplation, où l'apôtre saint Paul fut élevé dans son ravissement, est un
état intermédiaire entre la vie actuelle et la vie future.
Observons
que, comme l'écrivait saint Denis au moine Caïus, « si quelqu'un, en
voyant Dieu, a compris ce qu'il a vu, il n'a pas vu Dieu même, mais seulement
quelque chose de Dieu. »
L'opération contemplative peut se résumer dans un triple
mouvement : le circulaire, qui emportant uniformément l'âme autour
d'un centre unique, la maintient dans la contemplation de la vérité une et
simple ; le rectiligne, par lequel on avance d'un point à un autre,
en passant des choses extérieures et sensibles à la connaissance du monde
intelligible ; l'oblique, composé des deux précédents, c'est-à-dire
d'une certaine uniformité alliée à la marche discursive de la raison. Tel est
l'enseignement de saint Denis.
L'Esprit-Saint a dit au sujet de la Sagesse : « Sa
conversation n'a point d'amertume, et son commerce, loin d'engendrer l'ennui,
produit la joie et l'allégresse. » (Sag. viii, 16.)
La contemplation convient naturellement aux hommes, en tant
qu'ils sont des êtres raisonnables. Tous ont le désir naturel de savoir, et
trouvent du plaisir à connaître la vérité. Ce plaisir est encore plus grand
chez ceux qui ont l'habitude de la sagesse et de la science ; la
contemplation leur est plus aisée. Comme, de plus, tous sont heureux de voir
l'objet qu'ils aiment, la contemplation, qui s'élève à Dieu par un amour de
charité, fait goûter une double satisfaction : celle de son acte même et
celle de l'amour divin. Sous ces deux rapports, les jouissances de la vie
contemplative surpassent toute délectation humaine ; car les plaisirs de
l'esprit l'emportent sur ceux du corps, et l'amour de la charité est supérieur
aussi à tout autre amour. De là ce mot : « Goûtez et voyez combien le
Seigneur est doux. » (Ps. xxxiii, 9.)
Il y a,
dans la contemplation, contention et lutte contre les choses extérieures ;
mais, quand un bien a été l'objet d'une lutte, il produit par cela même un plus
grand plaisir à celui qui le saisit. « Plus les dangers du combat, dit
saint Augustin, ont été grands, plus est grande la joie du triomphe. »
L'homme parvenu ainsi à la contemplation de la vérité s'y attache d'une
affection plus ardente, et s'écrie avec saint Paul : « Infortuné que
je suis, qui me délivrera de ce corps de mort ? » (Rom. vii, 24.)
Saint Grégoire exprimait cette vérité en disant : « Quand Dieu nous
est connu par le cœur et l'esprit, il éteint en nous tout désir des voluptés
charnelles ; il ravit notre âme au-dessus d'elle-même, lui ouvre la
demeure céleste, et offre à sa vue les biens spirituels. »
À propos de ces paroles du Sauveur : « Marie a
choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée » (Luc, x, 43), saint
Grégoire disait : « La vie contemplative commence ici-bas, pour
recevoir sa perfection dans la céleste patrie. » En effet, elle doit
toujours subsister, soit qu'on la considère dans sa nature, qui a pour objet
des choses incorruptibles ; soit qu'on l'envisage par rapport à nous,
puisque, résidant dans l'intelligence, elle n'a pas besoin du corps.
Si la
vie contemplative doit toujours durer, c'est surtout à cause de la charité,
qui, commencée ici-bas, s'enflamme en présence de l'objet aimé.
Tandis que la vie contemplative considère la vérité, la vie active
s'applique surtout aux actions extérieures, et, par suite, aux œuvres des
vertus morales, où l'on se propose principalement, non la contemplation de la
vérité, mais les opérations ; ces vertus lui appartiennent
essentiellement.
Si on
rapporte les actes des vertus morales à la contemplation, ils appartiennent
alors à la vie contemplative ; autrement ils conservent leur propre
caractère.
La prudence, que l'on définit : la droite raison dans les
choses pratiques, et qui dirige les actes des vertus morales, dont elle adopte
les fins comme ses principes propres, rentre directement dans la vie active
plutôt que dans la vie contemplative.
L'instruction appartient tantôt à la vie active et tantôt à la
vie contemplative. — Entendons-nous par l'instruction la connaissance
intérieure d'une vérité que nous devons prendre pour règle dans notre conduite
extérieure, elle appartient à la vie active. — Entendons-nous par l'instruction
la perception intérieure d'une vérité qui cause du plaisir à notre esprit
lorsque nous la contemplons avec amour, elle appartient à la vie contemplative.
— Entendons-nous par l'instruction l'enseignement qui se transmet à un auditeur
par la parole, il faut dire qu'elle est du domaine de la vie active.
« La vie active finit avec le temps présent ; la vie
contemplative commence ici-bas et se perfectionne dans la patrie céleste. »
Ce sont les paroles de saint Grégoire.
Dans la vie bienheureuse, les occupations extérieures auront
cessé ; s'il en subsiste quelques-unes, elles n'auront plus que la
contemplation pour objet. « Là, comme parle saint Augustin, nous jouirons
du repos et nous verrons, nous verrons et nous aimerons, nous aimerons et nous
louerons. » Le même Docteur, un peu auparavant, avait dit : « Là
nous verrons Dieu sans fin, nous l'aimerons sans ennui, nous le louerons sans
fatigue. »
De cette parole du Sauveur : « Marie a choisi la
meilleure part, qui ne lui sera point ravie » (Luc, x, 42), on peut induire
que la vie contemplative, figurée dans Marie, est plus excellente que la vie
active.
La vie contemplative convient à l'homme par l'intelligence,
faculté la plus parfaite qui soit en nous et à laquelle elle offre son propre
objet, c'est-à-dire la méditation des choses spirituelles. — Elle a plus de
continuité que la vie active ; aussi est-elle représentée par Marie assise
aux pieds du Sauveur. — Elle porte avec elle plus de douceurs : « Marthe,
dit saint Augustin, était troublée, Marie était dans les délices. » Elle
permet à l'homme de se suffire plus aisément à lui-même ; les besoins y
sont plus restreints. De là cette parole de Notre-Seigneur : « Marthe,
Marthe, vous vous préoccupez et vous vous troublez de beaucoup de choses. »
— Elle peut être désirée pour elle-même, tandis que la vie active n'est qu'un
moyen d'arriver à un autre but ; ce que le Roi-prophète exprimait ainsi :
« J'ai demandé une seule chose au Seigneur, et je ne cesserai de la
poursuivre : c'est d'habiter dans la maison de Dieu tous les jours de ma
vie, pour y goûter les joies du Seigneur. » (Ps. xxvi, 4.) — Le calme et
le repos sont le partage de la vie contemplative, qui réalise cette parole :
« Rendez-vous libres, et voyez que je suis Dieu. » (Ps. xlv, 11.) — La
vie contemplative se rapporte au monde divin, et la vie active au monde humain.
« Au commencement, dit saint Augustin, était le Verbe, et c'est ce Verbe
que Marie écoutait ; le Verbe s'est fait chair, et c'est lui que Marthe
servait. » — Le Seigneur a dit : « Marie a choisi la meilleure
part, qui ne lui sera point ravie. » « Marthe, reprend saint
Augustin, votre part n'est pas mauvaise, mais celle de Marie est meilleure, et
vous entendez pourquoi : elle a choisi une part qui ne lui sera point
ravie... cette charge que vous vous imposez, vous la perdrez un jour ; la
vérité seule demeure éternellement. »
Dans certains cas, cependant, on doit préférer la vie active,
à cause des nécessités actuelles. « Quoique la philosophie, disait le
Philosophe, soit meilleure en soi que les richesses, il faut, dans la
nécessité, préférer celles-ci à l'étude de la philosophie. »
« Les mérites de la vie active, dit saint Grégoire, sont grands,
sans aucun doute ; mais ceux de la vie contemplative le sont encore
davantage. »
La raison de cette supériorité, c'est que l'amour de Dieu,
exercice essentiel de la vie contemplative, est plus méritoire en soi que
l'amour du prochain, auquel se rapporte directement la vie active. — Il peut
arriver, toutefois, qu'un homme ait plus de mérite dans la vie active qu'un
autre dans la vie contemplative ; et c'est ce qui a lieu, par exemple,
lorsque, mû par la charité, quelqu'un consent, pour accomplir la volonté de
Dieu et procurer sa gloire, à être privé pour un temps des douceurs de la
contemplation, à l'exemple de l'Apôtre, qui disait : « Je désirais
être séparé du Christ pour le bien de mes frères. » (Rom. ix, 3.)
La vie active, pour être un obstacle à l'exercice actuel de la
vie contemplative à raison des actions extérieures auxquelles elles se livre,
n'en est pas moins son auxiliaire et sa préparation la plus efficace, sous le
rapport de l'ordre, et de la mesure qu'elle fait régner dans les passions. Écoutons
ce que dit saint Grégoire : « Ceux qui veulent monter à la citadelle
de la contemplation, doivent s'exercer d'abord dans le camp de l'action,
examiner avec le plus grand soin s'ils ne font plus aucun mal au prochain,
s'ils supportent avec égalité d'âme ce que l'on fait contre eux, s'ils ne se
livrent point à une joie excessive en recevant les biens temporels, ou à un
chagrin désordonné en les perdant ; si, lorsqu'ils rentrent en eux-mêmes
pour vaquer aux choses spirituelles, ils ne conservent point les images des
corps, ne sachant point les écarter avec discrétion. » On le voit,
l'exercice de la vie active, qui modère les passions intérieures d'où
proviennent les images corporelles, contribue à la vie contemplative.
Dans l'ordre de perfection, la vie active n'est pas antérieure
à la vie contemplative ; celle-ci, au contraire, se place au premier rang,
puisque, s'appliquant à des choses meilleures et plus élevées, elle doit
diriger la vie active elle-même. — Dans l'ordre de génération et par rapport à
nous, la vie active précède la vie contemplative, à laquelle elle dispose ;
de là ce que disait saint Grégoire : « Pour le temps, la vie active
est antérieure à la vie contemplative ; car les bonnes œuvres conduisent à
la contemplation. »
La vie
active et la vie contemplative conviennent à différents sujets. Les âmes
inquiètes et passionnées sont plus aptes à la vie active ; celles qui sont
calmes et pures conviennent mieux à la vie contemplative. Mais, telles qui sont
plus aptes à la vie active, peuvent, par l'exercice même de cette vie, devenir
propres à la contemplation ; et telles autres aussi à qui la vie
contemplative convient mieux, subissent avantageusement les exercices de la vie
active et ne s'en trouvent que plus disposées à contemplation.
Le mot état désigne proprement une position qui fixe
les êtres, suivant leur nature, dans une certaine immobilité ; aussi les
choses extrinsèques et sujettes à varier ne constituent pas pour l'homme un
état. Que l'on soit riche ou pauvre, dignitaire ou plébéien, ce n'est point là
un état. Un lien personnel d'après lequel un homme est maître de soi ou dépend
du pouvoir d'autrui, voilà ce qui fait l'état ; et encore faut-il que ce
lien soit permanent, et ne provienne pas d'une cause légère ou aisément changeante :
or c'est là précisément ce qui constitue la liberté ou la servitude. Il s'ensuit
que, à proprement parler la liberté et la servitude, dans l'ordre spirituel
comme dans l'ordre civil, caractérisent l'état parmi les hommes.
L'état
requiert l'immobilité dans ce qui tient à la condition même d'une personne ;
les offices, qui ont rapport aux actions, les rangs, qui marquent supériorité
et infériorité, ne le constituent point par eux seuls.
Il est dit à la louange de l'Église : « Elle est
entourée d'ornements variés. » (Ps. xliv, 10. )
La diversité des offices et des états contribue, premièrement,
à la perfection même de l'Église. De même que la bonté parfaite qui réside en
Dieu d'une manière simple et absolue se répand, avec des formes diverses et
multipliées, sur les êtres de la création ; de même la plénitude de la
grâce, réunie dans le Christ comme dans le chef, rejaillit sur ses membres avec
une admirable variété, afin que le corps de l'Église soit parfait. L'Apôtre
exprime cette vérité en disant : « Il a donné à son Église des
Apôtres, des Prophètes, des Évangélistes, des Pasteurs et des Docteurs, pour
que tous travaillent à la consommation des saints. » (Eph. iv, 11.) — La
diversité des offices et des états dans l'Église sert, en second lieu, à
diverses actions qui doivent s'y accomplir avec promptitude et sans confusion.
« Comme dans un seul corps, disait encore l'Apôtre, il y a plusieurs
membres qui n'ont pas les mêmes fonctions, tous aussi nous formons dans le
Christ un seul et même corps. » (Rom. xii, 4.) — Troisièmement, cette
diversité constitue la beauté et la dignité de l'Église, par l'ordre qu'elle y
manifeste. Voilà pourquoi il est écrit : « La reine de Saba, voyant
toute la sagesse de Salomon, les appartements de ses officiers, les divers
rangs de ses serviteurs, était hors d'elle-même ? » (3 Rois, x, 5.)
C'est encore là ce qui portait l'Apôtre à dire : « Dans une grande maison,
il y a des vases non-seulement d'or et d'argent, mais de bois et d'argile. »
(2 Tim., ii, 20.)
La
diversité des états et des offices ne met point d'obstacle à l'unité de l'Église,
qui est parfaitement assurée par celle de la foi, de la charité et de la
soumission hiérarchique : l'unité des membres de l'Église, corps mystique
du Christ, est conservée par la vertu de l'Esprit-Saint, comme, dans le corps
humain, les membres sont ramenés à l'unité par l'esprit qui les vivifie.
La perfection, l'action et la beauté de l'Église, qui, comme
nous l'avons dit, nécessitent la diversité de ses membres, produisent trois
sortes de distinctions entre les fidèles. La perfection donne lieu à la différence
des états, certains fidèles sont plus parfaits que les autres. L'action
produit la distinction des offices, la diversité des actions que l'on a
mission d'accomplir constitue des offices différents. La beauté demande la différence des degrés, dans le même état ou dans le
même office, un homme est supérieur à l'autre.
Les
offices se distinguent principalement d'après les actes qui ont le prochain
pour objet ; ainsi le docteur, le juge et tous ceux qui exercent des
fonctions analogues ont un office. — Bien que les états, les offices et les
rangs proviennent de différentes causes, il arrive parfois qu'ils sont réunis,
comme on le voit dans les évêques. Les ordres ecclésiastiques se spécifient
principalement par les offices qu'ils remplissent[271].
« Les hommes convertis, dit saint Grégoire, forment trois
classes : celle de ceux qui commencent, celle de ceux qui progressent, et
celle des parfaits. »
L'état, avons-nous dit, emporte liberté et servitude. Or dans
les choses spirituelles, il y a une double servitude et une double liberté :
la servitude du péché et la servitude de la justice ; la liberté qui
affranchit de la justice et la liberté qui délivre du péché. L'Apôtre exprime
très-bien cela, en disant aux Romains : « Lorsque vous étiez esclaves
du péché, vous étiez libres à l'égard de la justice ; mais, affranchis
maintenant du péché, vous êtes les serviteurs de Dieu. » (vi, 20.)
S'affranchir du péché et servir la justice, voilà la vraie
liberté ; dans ces deux cas, nous suivons notre raison. Se rendre esclave
du péché et s'affranchir de la justice, voilà la vraie servitude ; on
s'éloigne du bien qui nous est propre.
Que l'homme devienne l'esclave du péché ou le serviteur de la
justice, ceci dépend de ses soins et de ses efforts, puisque l'Apôtre dit au
même endroit : « Quel que soit le maître que vous aurez choisi, soit
le péché, soit la justice, vous serez ses esclaves. » Or, comme toute
occupation ou entreprise humaine renferme un début, un milieu et une fin,
l'état de servitude ou de liberté spirituelle a aussi son principe, son milieu
et son terme : son principe, auquel appartient l'état des commençants ;
son milieu, qui comprend l'état des progressants ; son terme, qui est
l'état des parfaits.
Nous
avons vu ailleurs (q. 24, a. 2) que les différents degrés de la charité se
distinguent de la même manière. Il ne faut pas en être surpris.
L'affranchissement du péché est l'effet de la charité répandue en nous par
l'Esprit-Saint qui nous a été donné. « Où est l'esprit du Seigneur, là est
la liberté. » (2 Cor. iii, 17.)
Notre
division des hommes en trois catégories repose sur leur amour pour ce qui tient
à l'état de liberté ou de servitude spirituelle.
« Par-dessus tout, disait saint Paul, ayez la charité, qui
est le lien de la perfection » (Colos. iii, 14) ; c'est-à-dire, qui
relie toutes les autres vertus dans une parfaite unité.
On dit qu'un être est parfait quand il atteint sa propre fin,
perfection dernière de toute chose. Or l'homme atteint sa fin dernière par la
charité qui l'unit à Dieu ; car il est écrit : « Celui qui
demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. » (1
Jean, iv, 16.) Par conséquent, la perfection de la vie chrétienne consiste
principalement dans la charité.
Du côté
du prochain, la perfection est encore dans la charité ; elle fait régner
parmi les hommes l'unité de sentiment. La perfection chrétienne s'apprécie d'une
manière absolue par la charité, et, d'après les autres vertus, d'une manière
seulement relative.
Dieu, qui ne nous demande rien d'impossible, a dit : « Soyez
parfaits comme votre Père céleste est parfait. » (Matth. v. 48.) On peut
donc être parfait dans cette vie.
Que personne ne puisse aimer Dieu autant qu'il est aimable,
rien n'est plus évident ; cela n'est possible à aucune créature. — Que nul
ne puisse arriver, sur la terre, à cette autre perfection par laquelle le cœur
se porte toujours vers Dieu d'une affection actuelle et selon toute l'étendue
de sa puissance, c'est encore une chose évidente ; cet état n'existera que
dans le ciel. — Il est une troisième perfection, possible dans la vie présente :
celle où l'affection de l'homme, sans impliquer totalité, ni quant à l'objet
aimé, ni de la part du sujet aimant qui ne saurait se porter toujours et
incessamment vers Dieu, exclut néanmoins ce qui répugne au mouvement de l'amour
divin. Celle-là peut exister dans la vie présente de deux manières : d'abord,
en tant que l'homme éloigne de ses affections tout ce qui est contraire à la
charité, comme le péché mortel, et une telle perfection, sans laquelle la
charité elle-même ne saurait exister, est de nécessité de salut ; ensuite,
en tant que l'homme bannit de son cœur non-seulement ce qui est contraire à la
charité, mais tout ce qui empêcherait son âme de se porter entièrement vers
Dieu, perfection sans laquelle la charité peut exister, comme cela a lieu dans
les commençants et dans ceux qui progressent.
Ne dites
pas que ceux auxquels nous donnons le non de parfaits commettent encore des
fautes vénielles, et que, par suite, nul n'est parfait en cette vie. — Les
parfaits d'ici-bas commettent encore des fautes vénielles qui tiennent aux
infirmités de la vie présente ; sous ce rapport, ils ont quelques
imperfections, par comparaison avec la perfection du ciel.
La
charité du prochain comporte, comme l'amour de Dieu, deux sortes de perfection.
L'une, nécessaire, consiste à n'avoir dans son cœur rien de contraire à l'amour
du prochain. L'autre, non essentielle à la charité, se présente sous un triple
aspect : d'abord sous celui de l'extension donnée à l'affection, laquelle
fait que l'on aime non-seulement ses amis et ses proches, mais encore les
étrangers, et même ses ennemis ; « ce qui, dit saint Augustin, est le
propre des parfaits enfants de Dieu ; » ensuite, sous le rapport de
l'intensité, qui se mesure par les biens extérieurs que l'on sacrifie pour le
prochain, par les souffrances corporelles endurées pour lui, et par la mort elle-même,
selon cette parole du Sauveur : « Nul ne peut aimer davantage que
celui qui donne sa vie pour ses amis » (Jean, xv, 13) ; enfin, quant
aux effets, lorsque, par exemple, un homme, non content de répandre sur ses
frères les biens temporels et spirituels, se donne en outre lui-même, comme
l'Apôtre, qui disait : « Je sacrifierai volontiers tout ce que j'ai,
et je me sacrifierai en outre moi-même pour vos âmes. » (2 Cor. xii, 15.)
Il est écrit : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu
de tout votre cœur. » (Deut. vi, 5), « et le prochain comme vous-même. »
(Lev. xix, 18.) « à ces deux
préceptes, a dit Jésus-Christ, se réduisent toute la loi et les prophètes. »
(Matth. xxii, 40.) — La perfection de la vie chrétienne n'est autre que celle
de la charité, par laquelle on aime Dieu de tout son cœur et le prochain comme soi-même.
La perfection consiste donc dans l'observation des préceptes.
Deux sortes de perfection se rencontrent dans un être :
l'une principale et essentielle ; l'autre secondaire et accidentelle. — La
perfection principale et essentielle de la vie chrétienne provient de l'amour
de Dieu et du prochain, amour auquel se rapportent tous les principaux
préceptes de la loi divine. Cet amour, remarquons-le bien, n'est pas prescrit
avec mesure, comme si l'excédent du précepte était seulement de conseil ; il
doit être parfait, comme nous le voyons par la forme même du commandement, qui
porte : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, et le prochain comme vous-même. » « La charité, dit saint Paul, est la
fin de la loi : » or la fin n'a ni mesure, ni limites. — La
perfection secondaire, accidentelle, et, pour ainsi parler, instrumentale de la
vie chrétienne, consiste dans les conseils qui, aussi bien que les préceptes,
se rapportent à la charité, mais d'une manière différente ; car ils
écartent ce qui, sans lui être contraire, est néanmoins un obstacle à son
exercice : par exemple, le mariage, le soin des affaires temporelles et
les autres entraves du même genre ; tandis que les préceptes éloignent ce
qui lui est tout-à-fait opposé. De là vient que saint Augustin dit : « Les
commandements de Dieu, et toutes les choses qui, sans être d'obligation, sont
l'objet d'un conseil spécial, s'observent avec rectitude, quand on les rapporte
à Dieu, et au prochain à cause de Dieu. » L'abbé Moïse disait pareillement :
« Les jeûnes, les veilles, la méditation des saintes Écritures, les
privations, le dénûment, sont des moyens de perfection, et non la perfection
même ; car ces pratiques sont, non pas la fin de notre existence, mais des
instruments pour parvenir à notre fin. »
Ces paroles
du Sauveur : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous
avez, et donnez-en l'argent aux pauvres ; venez et suivez-moi. »
(Matth. xix, 21), nous indiquent tout à la fois quel chemin conduit à la perfection
et en quoi elle consiste. « Allez, vendez, et donnez aux pauvres ; »
voilà la voie. Voici la perfection : « Venez et suivez-moi. »
Aussi saint Jérôme remarque que, comme il ne suffit pas de renoncer aux choses
du siècle, saint Pierre ajouta : « Et nous vous avons suivi. »
Admettre
que la perfection consiste dans les préceptes, direz-vous, c'est en reconnaître
la nécessité pour le salut ; doctrine évidemment exagérée. — Il y a,
répond saint Augustin, différentes manières d’observer les préceptes : on
ne les transgresse point par cela même qu'on ne les remplit pas parfaitement ;
il suffit, pour éviter la transgression, de les accomplir d'une manière
quelconque. C'est pourquoi, dès que l'on atteint la perfection du divin amour à
son degré le plus infime, qui est de n'aimer rien plus que Dieu, ni contre
Dieu, ni autant que Dieu, bien que l'on n'arrive pas au degré supérieur, ni
même aux degrés intermédiaires, le précepte de la perfection n'est pas violé.
De même que l'homme possède, dès le premier moment de sa naissance, la
perfection de la nature humaine et acquiert ensuite, en grandissant, une autre
sorte de perfection ; de même la charité a une perfection qui constitue
seulement son espèce, et une autre perfection à laquelle elle s'élève par un
certain accroissement spirituel ; lorsque, par exemple, elle renonce à des
choses permises pour se vouer avec plus de liberté au service de Dieu[272].
Il y a deux sortes d'état spirituel. — L'un consiste dans la
disposition intérieure que les hommes ne voient pas ; celui-là n'est connu
que de Dieu. — L'autre, relatif à la beauté de l'Église, regarde l'extérieur et
est déterminé par une certaine solennité analogue à celle que la société
apporte à ce qui doit avoir une durée perpétuelle. Ce dernier est appelé état
de perfection, parce que l'on s'y oblige d'une manière irrévocable et
solennelle à des œuvres de perfection, bien qu'il ne suppose pas la perfection
actuelle. Rien n'empêche que certains hommes soient parfaits sans être engagés
dans un tel état, et que d'autres y soient engagés sans être parfaits.
L'état de perfection suppose l'engagement solennel de
s'attacher perpétuellement aux œuvres de perfection : or cette double
condition se trouve dans les religieux et dans les évêques. — Les religieux,
pour mieux servir Dieu, s'obligent devant l'Église, par un vœu perpétuel et
solennel, à s'abstenir des choses temporelles, dont ils pouvaient licitement
user ; voilà évidemment un état de perfection contracté par leur
profession et par les bénédictions de l'Église. — Les évêques, de leur côté,
s'obligent aux œuvres de perfection, en acceptant la charge pastorale ; « le
pasteur doit donner sa vie pour son troupeau. » (Jean, x, 15.) Ils sont
dans un état de perfection, et c'est pour cela même qu'une certaine solennité
accompagne leur consécration et la profession de leurs vœux, comme le marquent
ces paroles de l'Apôtre : « Ressuscitez en vous la grâce de Dieu, qui
vous a été donnée par l'imposition de mes mains. » (2 Tim. i, 6.) « L'évêque,
dit saint Denis, reçoit sur sa tête, pendant sa consécration, le livre des
saintes Écritures, pour qu'il comprenne qu'arrivé à la plénitude du sacerdoce,
il participe à toute la vertu de la sainte hiérarchie, et qu'il a non-seulement
le devoir d'éclairer par ses discours et par ses actions, mais le pouvoir de
transmettre sa puissance. »
Dans les prêtres et les archidiacres qui ont charge d'âmes il
y a deux choses à considérer ; l'ordre et la charge. On n'est pas
absolument dans un état de perfection pour avoir reçu un ordre sacré, si ce
n'est que, dans l'Église d'Occident, on fait le vœu de continence; qui rentre
dans la perfection, comme nous le dirons. La charge dont les curés et les
archidiacres sont investis ne constitue pas non plus un état de perfection ;
car ils ne font point vœu de se livrer perpétuellement au soin des âmes, et ils
peuvent y renoncer, soit pour embrasser l'état religieux, sans la permission de
l'évêque ; soit, avec la permission de l'évêque, pour remplir d'autres
fonctions qui n'emportent pas charge d'âmes. — Les évêques seuls, constitués
dans un état de perfection, ne peuvent abandonner la charge épiscopale sans une
autorisation du Souverain-Pontife, auquel il appartient de dispenser des vœux
perpétuels, autorisation qui n'est accordée que pour certaines causes. Tous les
prélats ecclésiastiques ne sont donc pas dans l'état de perfection ; les
évêques ont seuls ce privilège.
Pendant
longtemps, on ne distingua pas, quant au nom, les évêques et les prêtres ;
mais, dans la réalité, il y a toujours eu, même du vivant des Apôtres, une
distinction entre les uns et les autres. L'ordre des évêques a son type dans
les Apôtres, et celui des prêtres dans les soixante-douze disciples. Pour
éviter les schismes, il fut nécessaire, dans la suite, de désigner ces deux
ordres par des noms différents. Dire que les prêtres ne diffèrent .pas des
évêques, c'est une hérésie. — Le soin du troupeau, dans chaque diocèse, revient
principalement à l'évêque, sous l'autorité duquel les curés et les archidiacres
ont une certaine administration partielle qui leur est confiée par lui comme
une simple commission. Aussi ces derniers remplissent-ils un office qui tient
de l'état de perfection, sans être constitués dans cet état.
On passe de l'état religieux à l'épiscopat ; preuve que
l'état des évêques est plus parfait que celui des religieux. « Dans
l'ordre de perfection, dit saint Denis, plaçons d'abord les évêques, qui
perfectionnent ; puis les religieux, à qui la perfection est communiquée. »
Le
renoncement réel aux biens temporels est un moyen de perfection, mais non la
perfection même. Rien n'empêche que, sans ce dépouillement, un évêque ne soit
dans l'état de perfection ; il suffit que son cœur soit prêt à tout
abandonner aux pauvres, en cas de nécessité. La charge qu'il occupe témoigne de
son amour pour le prochain. Il doit, non moins que le religieux, prier et se
livrer à la contemplation pour instruire les autres, conformément à cette parole :
« Ils feront reluire au dehors la mémoire de vos suavités. » (Ps. cxliv.
7.)
Si nous supposons un religieux qui soit prêtre avec charge
d'âmes, comme cela se voit pour un grand nombre de moines et de chanoines
réguliers, il l'emportera, par l'état religieux, sur les curés. Mais lequel est
le plus éminent de l'état religieux considéré en lui-même ou de la charge de
curé ? Sous le rapport du mérite intrinsèque, l'état religieux, où l'on
consacre à Dieu sa vie tout entière, l'emporte sur l'office du curé ou de
l'archidiacre, qui ne se dévouent pas tout entiers, comme l'évêque, au soin des
âmes : l'holocauste est supérieur au simple sacrifice. Aussi un concile de
Tolède, cité par le droit canon, a-t-il porté ce décret : « Les
ecclésiastiques qui aspirent à la vie religieuse pour mener une vie plus
parfaite seront laissés libres par leurs évêques d'entrer dans un monastère. »
Néanmoins, du côté des difficultés, la charge des âmes demande une plus grande
perfection que la vie religieuse, si pénible que soit celle-ci par ses
observances régulières : à raison des dangers du dehors, il y faut
certainement plus de vertu pour se maintenir hors d'atteinte. Maintenant, si
l'on nous parle d'un religieux qui n'est pas dans les ordres ; par
exemple, d'un frère convers, son état ne saurait être comparé au caractère
sacré et à la dignité du prêtre, à qui est confié le ministère des autels. D'où
cette parole de saint Denis : « Les ordres monastiques doivent
marcher à la suite de l'ordre sacerdotal, et s'élever, à son exemple, vers le monde
divin. »
Désirer l'épiscopat à cause du rang, des respects, des
honneurs ou des biens temporels dont on l'environne, c'est évidemment une chose
illicite, qui dénote l'ambition ou la cupidité. Notre Seigneur disait contre
les Pharisiens : « Ils aiment les premières places dans les repas,
les sièges les plus élevés dans les synagogues, les salutations sur la place
publique, et le nom de Maître donné par les hommes. » (Matth. xxiii, 6.)
Il est louable et vertueux de désirer rendre des services au prochain ; mais
ce désir, appliqué à la dignité épiscopale, où l'on n'est utile que par le
commandement, expose à la présomption, écueil que la nécessité seule peut
autoriser à franchir. « Il fut un temps où il était louable de désirer
l'épiscopat, dit saint Grégoire ; c'était lorsqu'il conduisait aux plus
graves supplices ; aussi n'était-il pas facile alors de trouver des hommes
qui voulussent l'accepter. » Il est permis, toutefois, de souhaiter d'être
digne d'en remplir les fonctions ; de cette façon, c'est une bonne œuvre
qui est l'objet du désir, et non pas la grandeur et la primauté.
D'après ces principes, désirer l'épiscopat est un bien, si
l'on y cherche un avantage spirituel ; et un mal, si l'on se propose la
fortune ou la gloire.
L'Apôtre
a prononcé cette parole : « Celui qui désire l'épiscopat désire une œuvre
bonne. » (1 Tim. iii, 1.) Mais c'était dans un temps où celui qui était
placé à la tête du peuple était le premier conduit au martyre. Désirer
l'épiscopat dans de telles circonstances, c'était évidemment désirer une bonne œuvre.
D'ailleurs, par ce mot : « une bonne œuvre (bonum opus), »
saint Paul nous apprend que l'épiscopat est en réalité une charge, et non pas
simplement un honneur.
Saint Augustin écrivait à Eudoxius : « Si notre Mère
la sainte Église réclame votre concours, n'acceptez pas ses dignités avec
orgueil et avidité ; mais ne les repoussez pas non plus par l'amour
séduisant du repos. »
Si c'est un mal d'ambitionner la dignité épiscopale, c'en est
pareillement un, quand elle est imposée, de la refuser avec obstination. La
résistance définitive aux injonctions du pouvoir légitime est contraire à la
charité et à l'humilité : à la charité, puisque nous devons, selon les
temps et les lieux, nous dévouer au bien du prochain ; à l'humilité, dont
l'un des effets est de nous rendre dociles aux ordres de nos supérieurs.
On lit dans le droit canon : « Il faut choisir un
homme digne, bien qu'il ne soit pas nécessaire de choisir le plus digne. »
Comme ce n'est pas pour récompenser quelqu'un qu'on lui confie les divins
mystères, celui qui est chargé de pourvoir à un évêché n'est pas tenu de
choisir le sujet le plus parfait sous le rapport de l'amour de Dieu ; il
peut nommer le plus apte à soutenir, à défendre et à gouverner pacifiquement un
diocèse. Mais il doit soigneusement se garder de tomber dans l'acception de
personnes, ce qui constitue en pareille matière un péché grave. — Quant à celui
qui est promu à l'épiscopat, il ne doit pas se considérer comme plus parfait
que les autres ; ce serait de l'orgueil et de la présomption. Saint
Pierre, à qui le Sauveur demanda s'il l'aimait plus que les autres, ne se préféra
à personne dans sa réponse ; il affirma simplement qu'il aimait le Christ.
Tant qu'un évêque peut travailler efficacement au salut de son
troupeau, il ne doit abandonner sa charge, ni pour éviter quelque mal, ni pour
acquérir un bien quelconque. « Le bon pasteur, a dit le Sauveur, donne sa
vie pour ses brebis. » (Jean, x, 11.) — Cependant, celui qui se voit
entravé dans son œuvre par des défauts personnels, moraux ou corporels, par
l'insuffisance de ses connaissances, par quelque irrégularité encourue, ou bien
encore par les mauvaises dispositions de son diocèse, à l'égard duquel ses
efforts sont frappés de stérilité, celui-là peut se faire autoriser à se
retirer sur un lieu élevé pour penser avec plus de fruit à son propre salut. Le
Pape seul a le droit de le dispenser du vœu perpétuel par lequel il s'est lié à
ses diocésains en acceptant l'épiscopat.
Quand Notre-Seigneur a dit à ses disciples : « Si
l'on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre, » il a fait
entendre qu'il est des cas où les évêques, successeurs des Apôtres, peuvent se
soustraire, par la fuite, à la persécution et à la tyrannie. Sans doute, quand
leur présence est nécessaire au salut de leurs diocésains, il ne leur est pas
permis de s'en éloigner, car « le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis ; »
mais, lorsqu'il y a moyen d'y pourvoir suffisamment par un autre en leur
absence, ils le peuvent, soit pour le bien même de l'Église, soit pour leur
sûreté personnelle. Observons cependant que si le pilote n'abandonne pas sans
danger son vaisseau par un temps calme, il doit beaucoup moins l'abandonner au
moment de la tempête.
Vivre sans rien posséder en propre est une perfection à
laquelle les évêques ne s'astreignent par aucun vœu dans leur ordination, et
que ne requièrent pas non plus nécessairement leurs fonctions pastorales ;
il ne leur est donc pas interdit de posséder quelque chose en propre.
La
pauvreté volontaire n'est pas essentielle à la perfection de la vie chrétienne ;
elle est seulement un moyen d'y parvenir. Une perfection éminente peut exister
au sein même de l'opulence. Abraham, à qui Dieu avait dit : « Marchez
en ma présence, et vous serez parfait, » possédait de grandes richesses.
Il y a une distinction à faire entre les biens que les évêques
ont en propre et les biens ecclésiastiques dont ils ne sont que les
dispensateurs et les administrateurs. Ils pécheraient évidemment et
encourraient l'obligation de restituer, s'ils enlevaient ces derniers aux
destinataires, pour s'en approprier l'usage ; mais s'il leur revient une
part distincte de celle qui doit être employée au soulagement des pauvres, aux
frais du culte et à l'entretien des autres ministres, ils peuvent en disposer
comme de leurs biens propres. Quand les parts ne sont pas distinctes, la
distribution en est commise à leur bonne foi, comme le marque cette parole :
« Ce que l'on demande aux dispensateurs, c'est qu'ils soient fidèles. »
(1 Cor. iv, 2).
Le religieux, devenu évêque, demeure astreint à celles des
observances régulières qui, loin d'être un obstacle aux fonctions épiscopales,
les favorisent plutôt, en secondant sa perfection ; telles sont la
continence, la pauvreté et les autres semblables. Il est obligé de porter
l'habit de son ordre, comme signe de ces obligations. Mais il n'est pas tenu
d'observer les points de règle qui ne sauraient s'accorder avec le devoir
pastoral ; par exemple, la solitude, le silence, les abstinences, les
veilles. Dans les autres choses, il peut user de dispense, selon que le
demandent ses nécessités personnelles, ses fonctions et la convenance des
personnes avec lesquelles il est obligé de vivre.
L'état religieux, où les hommes, s'offrant en holocauste à la
divinité, immolent au Tout-Puissant, comme parle saint Grégoire, leurs sens,
leur langue, leur vie, leur substance, en un mot tout ce qu'ils tiennent de
Dieu, est indubitablement un état de perfection, puisque la perfection consiste,
comme on l'a vu, à s'attacher entièrement à Dieu.
Les
hommes qui consacrent ainsi leur vie tout entière à l'honneur et au service de
Dieu sont appelés religieux, parce qu'une telle vie est un acte continu de
religion.
Tout religieux n'est pas tenu à observer l'ensemble des
conseils évangéliques : l'un est tenu à celui-ci, l'autre à celui-là,
selon l'obligation que chacun s'est imposée. La fin de l'état religieux, c'est
la perfection de la charité, à laquelle on s'efforce de parvenir par des
méthodes diverses, qui sont comme les différents moyens dont un médecin peut
user pour opérer une guérison : or, celui qui travaille pour une fin n'est
pas obligé d'être déjà en possession de cette fin, il suffit qu'il s'efforce de
s'en rapprocher par une voie déterminée. De même, celui qui entre en religion
n'est pas tenu d'avoir une charité parfaite, mais il est nécessaire qu'il fasse
ses efforts pour l'acquérir, et qu'il ne méprise pas les moyens d'y arriver ;
— le mépris serait un péché. On n'exige pas qu'il se livre à tous les exercices
par lesquels on parvient à la perfection de la charité ; il est tenu
seulement d'accomplir ceux qui lui sont déterminés et prescrits par la régie de
l'ordre où il a fait profession.
Entrer
en religion, c'est professer non pas que l'on est parfait, mais que l'on veut
s'appliquer à le devenir ; un religieux n'est infidèle à sa vocation
qu'autant qu'il dédaigne de tendre à la perfection.
Il est certain que le cœur se laisse entraîner à aimer les
biens qu'on possède. « Nous arracher nos possessions actuelles, écrivait
saint Augustin à Paulin, c'est comme si on nous arrachait un membre. » À
cause de ce danger, ceux qui font état de marcher vers la perfection doivent se
dépouiller de tous les biens extérieurs, selon cette parole du Sauveur : « Si
vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-en le
prix aux pauvres ; venez ensuite et suivez-moi. » (Matth. xix, 21.)
Le mariage empêche une âme de se porter entièrement au service
de Dieu, tant par les plaisirs sensuels qui n'y font qu'augmenter de plus en
plus les ardeurs de la concupiscence, que par les inquiétudes inhérentes au
gouvernement de la famille et aux affaires terrestres. « Celui qui n'est
pas marié n'a de sollicitudes que pour Dieu, à qui il veut plaire, nous dit
l'Apôtre ; mais celui qui l'est, en est rempli pour les choses temporelles
et pour sa femme, à laquelle il veut plaire. » Conséquemment, la
perfection de l'état religieux exige à la fois la continence et la pauvreté
volontaire.
Le Christ a dit : « Si vous voulez être parfait…, suivez-moi. »
(Matth. xix, 21.) Or, l'obéissance est l'une des vertus qui ont le plus brillé
dans ce divin Sauveur, qui s'est fait lui-même obéissant jusqu'à la mort. »
(Phil. ii, 8.) Donc l'obéissance appartient à l'état religieux. Et, en effet,
tout homme que l'on instruit et que l'on soumet à des exercices pour le
conduire à une fin, doit obéir à la direction d'un maître. Il en faut conclure
qu'il est nécessaire que les religieux, en ce qui concerne leur état, soient
soumis à l'autorité d'un supérieur.
Les
imparfaits s'élèvent à la perfection par l'obéissance, et les parfaits se
maintiennent dans l'amour de Dieu. — La soumission des religieux doit surtout
exister par rapport à l'autorité épiscopale. S'il arrive qu'ils soient exempts,
en tout ou en partie, de la juridiction diocésaine, ils sont toujours tenus
d'obéir au Souverain-Pontife, même en ce qui concerne les statuts particuliers
à leur ordre.
Nous l'avons reconnu ; dans l'état religieux, on s'oblige
aux œuvres de perfection, en s'y engageant par un vœu. (Q. 184, a. 5.) Nous
avons établi en outre, que la pauvreté volontaire, la continence et
l'obéissance appartiennent à la perfection de la vie chrétienne. Il s'ensuit
que l'état religieux exige que l'on contracte par un vœu cette triple
obligation. C'est ce qui faisait dire à saint Grégoire : « Vouer au
Tout-Puissant ses biens, sa vie tout entière et toutes ses affections ;
voilà l'holocauste de ceux qui ont abandonné le siècle. »
Le moyen
le plus sûr de suivre Jésus-Christ d'une manière invariable est de s'y
astreindre par un vœu. Selon la remarque de saint Augustin, « saint Pierre
et saint André suivirent le Seigneur sans attacher leurs barques au rivage. »
En se
privant de la liberté de se livrer à autre chose qu'à ce qui est du service
divin, on fait au Seigneur une très-agréable offrande. Saint Augustin écrivait
à Paulin : « Gardez-vous de vous repentir d'avoir prononcé vos vœux ;
réjouissez-vous plutôt d'avoir abdiqué une liberté qui se tournait contre vous :
c'est une heureuse nécessité que celle qui vous contraint à devenir meilleur. »
La plénitude de l'état religieux consiste dans le triple vœu
dont nous avons parlé. En effet, considérons-nous cet état comme un exercice de
perfection, la pauvreté y écarte la cupidité ; la continence, les voluptés
sensuelles ; l'obéissance, le désordre de la volonté propre : trois
obstacles qui empêchent l'homme de se porter entièrement vers Dieu.
L'envisageons-nous comme un moyen de nous dépouiller des sollicitudes extérieures,
le vœu de pauvreté retranche le soin des biens terrestres ; celui de
continence, l'embarras du gouvernement de la famille ; celui d'obéissance,
la responsabilité de notre propre direction. Voyons-nous enfin dans l'état
religieux un holocauste par lequel nous donnons tous nos biens à Dieu, les
biens extérieurs lui sont consacrés par le vœu de pauvreté ; notre propre
corps, par le vœu de continence ; et notre âme, par le vœu d'obéissance,
où la volonté propre, au moyen de laquelle nous usons de nos autres facultés et
de nos habitudes, est immolée. Il résulte de là que ces trois vœux constituent
l'intégrité de la perfection religieuse.
Les
autres observances des ordres religieux viennent aboutir à ces trois vœux
principaux.
Le plus élevé des trois vœux de religion est celui
d'obéissance. Par lui, l'homme consacre d'abord à Dieu tout ce qu'il a de plus
précieux, sa volonté propre. Une telle immolation l'emporte manifestement sur
le sacrifice du corps offert à Dieu par le vœu de continence, et sur celui des
biens extérieurs offerts par le vœu de pauvreté. Ensuite il est hors de doute
que ce qui se fait en vertu de l'obéissance est plus méritoire que ce qui
procède de la volonté propre ; nous voyons par l'Écriture que le jeûne
lui-même, s'il est lié à notre volonté propre, ne plaît pas à Dieu. Isaïe
disait avec reproche : « Voilà que votre volonté propre se retrouve
dans les jours de votre jeûne. » (liii,.3.) De plus, à parler
rigoureusement, le vœu d'obéissance est celui qui tient le plus à l'essence de
l'état religieux ; il embrasse les deux autres, et beaucoup d'autres
obligations.
Il est visible que si la transgression d'un point quelconque
de la règle était un péché mortel, l'état religieux serait très-dangereux, à
cause du grand nombre d'observances qu'il renferme. Il offre cependant plus de
sécurité que la vie séculière, puisque saint Grégoire, qui le compare à un port
tranquille, assimile la vie du siècle à une mer orageuse. Le religieux ne pèche
donc pas toujours mortellement en omettant ce qui est dans sa règle. Sans
doute, s'il en fait mépris ou qu'il en transgresse les préceptes formels, à
l'observance desquels il s'est engagé, dans sa profession, par les vœux de
pauvreté, de continence et d'obéissance, il se rend gravement coupable ; mais
si, ne portant pas atteinte à ses vœux, il ne transgresse aucun précepte
spécial, sa faute ne va pas au-delà du péché véniel.
Tout ce
qui est dans la règle d'un monastère n'y est pas exprimé sous forme de
précepte. Certaines dispositions n'y figurent que pour un ordre plus parfait et
comme un exercice purement extérieur, dont l'omission n'a d'autre effet que de
mériter une pénitence prescrite. Chez les Frères-Prêcheurs, par exemple, les
points secondaires de la règle n'obligent pas par eux-mêmes sous peine de
péché, même véniel. Le genre de punition dont nous venons de parler suffit pour
en maintenir l'observation ; ainsi, dans la loi civile, toute
contravention n'emporte pas la peine de mort, et, dans la loi ecclésiastique,
tous les règlements ou statuts publics n'obligent pas sous peine de péché mortel.
Le religieux pèche plus grièvement que le séculier,
premièrement, quand il manque à l'un de ses vœux dans la violation
d'un-précepte de la loi divine ; par exemple, en commettant un adultère,
où il agit contre son vœu de continence ; en second lieu, lorsqu'il pèche
par mépris, puisqu'il témoigne plus d'ingratitude envers la bonté de Dieu, qui
l'a élevé à un état de perfection ; troisièmement, dans le cas où il pèche
de manière à scandaliser. Beaucoup de regards sont fixés sur lui. — Il n'en est
plus de même en dehors du mépris, des vœux et du scandale. Dans les fautes de
faiblesse ou d'ignorance, il pèche, au contraire, moins que l'homme du monde ;
car son péché, s'il est léger, est comme absorbé par la multitude de ses bonnes
œuvres, et, s'il est mortel, l'intention habituelle de servir Dieu, un moment
éclipsée, reprend bientôt le dessus, et il lui est facile de revenir à son
premier état. C'est ce que marque cette parole : « Le juste, s'il
vient à tomber, ne se brisera pas. » (Ps. xxxvi, 24.) — « Pourquoi ? »
reprend Origène ; « parce qu'il sait se repentir et se corriger. »
Saint Pierre, qui avait dit : « Je ne connais pas cet homme, »
touché, l'instant d'après, par un regard du Seigneur, pleure amèrement. David,
qu'un regard imprudent a conduit à l'adultère, s'écrie : « J'ai
péché, j'ai commis le mal en votre présence. » Ajoutons que le religieux; a
le grand avantage d'être aidé par ses frères, selon cette parole : « Si
l'un tombe, l'autre le soutient. Malheur à celui qui est seul ; s'il
tombe, il n'a personne pour le relever. » (Eccl. iv, 10.)
Il est
rare que les justes pèchent par mépris ; ils tombent par faiblesse ou par
ignorance, et il leur est facile de se relever. Les religieux qui en viennent à
pécher par mépris sont les plus incorrigibles des pécheurs. « Depuis que
j'ai embrassé le service de Dieu, disait saint Augustin, j'ai rencontré peu
d'hommes meilleurs que ceux qui vivent saintement dans les monastères, et je
n'en ai pas vu de pires que ceux qui y ont péché. »
Il n'est pas défendu aux religieux d'enseigner, de prêcher et
de remplir les autres fonctions du saint ministère ; aucun vœu, aucun
précepte de leur règle, ne leur interdit les fonctions ecclésiastiques. Il
serait absurde de soutenir qu'ils sont moins capables d'exercer le saint
ministère, précisément parce qu'ils sont plus avancés dans la sainteté. Ils ne
tiennent pas de leur état même un tel pouvoir ; mais ils peuvent l'obtenir
par la réception des saints ordres, ou par la seule délégation de l'Ordinaire
pour tout ce qui est de simple juridiction.
Les religieux doivent se proposer avant tout le service de
Dieu ; mais, si la nécessité le demande, ils doivent aussi, par charité,
traiter des affaires du prochain. L'Apôtre a dit : « Portez les
fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. »
(Gal. vi, 2.) Saint Jacques disait dans le même sens ; « La religion
pure et sans tache aux yeux de Dieu, notre Père, c'est de secourir les
orphelins et les veuves. » (Jac. i, 27.) C'est pourquoi, les moines et les
clercs, à qui il est défendu de s'occuper des affaires séculières dans un but
de cupidité, peuvent, en y apportant la modération convenable et après en avoir
obtenu la permission de leur supérieur, administrer et diriger ces sortes
d'affaires avec un esprit de charité.
Les
religieux ont le droit d'entrer dans le palais des rois, non pour quelque motif
de plaisir, de gloire ou de cupidité, mais dans des vues pieuses : par
exemple, pour les éclairer et les corriger, comme faisait saint Jean-Baptiste,
ou dans des intentions semblables à celles d'Élisée, qui disait à la Sunamite :
« Avez-vous quelques affaires, et voulez-vous que je parle pour vous au
roi ou au chef des armées ? » (4 Rois, iv, 13.)
On travaille des mains, soit pour se nourrir du fruit de son
labeur, soit pour éviter l'oisiveté, source de tant de maux ; soit pour
réprimer la concupiscence par la mortification du corps ; soit enfin pour
être en état de faire l'aumône. — Comme moyen de subsistance, le travail des mains
est d'obligation pour celui qui ne saurait vivre sans lui ; il ne l'est
pas pour les autres. — Au point de vue de l'oisiveté, il n'est pas l'objet d'un
précepte rigoureux ; la méditation de la parole de Dieu peut le suppléer.
— Sous le rapport des tentations de la concupiscence, il n'est pas non plus
prescrit ; on peut macérer son corps par le jeûne. — Enfin, du côté de
l'aumône, il ne tombe sous un précepte que dans certains cas particuliers, où
tout homme est obligé de venir en aide aux nécessiteux.
Il résulte de ces quatre fins principales du travail manuel
que les religieux n'y sont pas tenus d'une manière plus stricte ni pour
d'autres motifs que les séculiers, et qu'ils peuvent s'en dispenser lorsque les
règles de leur ordre ne le prescrivent pas.
Au sein
de la société elle-même, les uns doivent être artisans, les autres
agriculteurs, quelques-uns juges, d'autres professeurs, etc. « Si tout le
corps était œil, demandait saint Paul, où serait l'ouïe ? Et s'il était
tout ouïe, où serait l'odorat ? » (1 Cor. xii, 17.) Cet apôtre nous
dit, il est vrai, qu'il travaillait de ses mains ; mais il agissait ainsi
par nécessité, pour le succès de l'Évangile, et pour donner l'exemple aux
paresseux. Selon la remarque de saint Augustin, il ne s'occupait point à des
travaux manuels dans les lieux où il pouvait prêcher tous les jours ; par
exemple, à Athènes. Après tout, les religieux, qui ne sont pas tenus à toutes
les œuvres de surérogation, ne sont pas obligés d'imiter saint Paul sur ce
point ; les autres apôtres ne travaillaient pas de leurs mains.
Une chose passe au pouvoir de quelqu'un par la libéralité de
celui qui la donne. Que si les religieux et les clercs dont les monastères et
les églises ont reçu de la main des princes ou des fidèles des donations
suffisantes pour leur entretien, peuvent en vivre licitement sans travailler de
leurs mains ; d'où vient qu'il ne serait pas permis aux autres de vivre d'un
peu de pain et d'argent qui leur est donné comme aumône pour qu'ils se
consacrent plus librement à leurs saints exercices, aux mérites desquels les donateurs
désirent participer ? Il est, d'ailleurs, très-licite de recevoir quelque
chose en échange d'un bien temporel ou spirituel que l'on donne soi-même, ainsi
que le marque cette double parole de l'Apôtre : « Si nous avons semé
au milieu de vous les biens spirituels, faut-il être surpris que nous
moissonnions un peu de vos biens temporels ? » (1 Cor., ix, 11.) « Le
Seigneur a voulu que ceux qui desservent l'autel vivent de l'autel, et que ceux
qui annoncent l'Évangile vivent de l'Évangile. » (1 Cor. ix, 13.) Le même
droit revient évidemment aux religieux qui se consacrent à la méditation de
l'Écriture sainte pour le bien commun de l'Église. Si donc les religieux se
trouvent dans la nécessité, il leur est certainement permis de vivre d'aumônes.
Il en
est qui, par suite d'infirmités corporelles, ne peuvent pas travailler des
mains, et qui, quand ils le pourraient, ne gagneraient pas leur subsistance. D’autres,
par leur position sociale avant leur entrée en religion, étaient tellement
demeurés étrangers au travail manuel, qu'ils ne pourraient guère le supporter
maintenant à cause de la délicatesse dans laquelle ils ont été élevés. D’autres,
qui ont abandonné ou distribué tous leurs biens pour se ranger parmi les
pauvres du Christ, ont assurément droit de subsister, soit du bien commun, soit
des offrandes de la charité. — Nous ne voulons pas dire que les religieux
sortis de la vie des champs, où ils exerçaient de pénibles labeurs, puissent,
sans nécessité et sans utilité pour les autres, prétendre vivre, au sein de
l'oisiveté, des aumônes données pour les pauvres ; il ne convient pas que
l'état religieux soit une cause d'oisiveté pour les artisans.
La mendicité emporte une idée d'abjection. Certains hommes s'y
soumettent licitement par humilité, comme à un remède très-efficace contre
l'orgueil, l'arrogance et la vaine gloire. On ne doit cependant s'y résoudre
qu'avec discrétion, de peur de manquer aux convenances ou d'encourir le reproche
de cupidité.
Si
celui-là est un mendiant qui, dans l'impuissance de se suffire à lui-même,
demande du secours aux autres, le Christ, aux exemples duquel il convient que
les religieux se conforment, a mendié, selon cette parole du Psalmiste : « Je
suis un mendiant et un pauvre. » (Ps. lxix, 6.) De là ce que dit saint
Jérôme dans une de ses lettres : « Vous qui avez un maître qui
mendie, gardez-vous d'entasser des richesses qui ne vous appartiennent pas. »
Ailleurs, le même saint loue Fabiola du désir qu'elle avait de donner ses biens
aux pauvres, afin de vivre d'aumônes par amour pour Jésus-Christ. Le
bienheureux Alexis, après s'être dépouillé de tous ses biens pour l'amour du
Sauveur, se réjouissait de recevoir l'aumône de ses anciens serviteurs. Saint
Arsène rendit aussi grâces à Dieu d'avoir été contraint par la nécessité à
demander l'aumône.
La pauvreté des habits convient à l'état religieux sous un
double rapport. Qu'est-ce que cet état, sinon une vie de pénitence et de
renoncement à la gloire mondaine ? La pauvreté des vêtements humilie
l'esprit et donne l'exemple de la pénitence.
Selon la
remarque de saint Augustin, une pensée orgueilleuse peut très-bien se cacher
sous des habits grossiers et pauvres ; mais les brebis ne doivent pas
détester leur vêtement, parce que les loups s'en servent parfois pour se
déguiser.
Il est écrit : « Notre reine est brillante par la
variété de ses ornements. » (Ps. xliv, 10.)
L'état religieux, avons-nous dit, est un exercice qui a pour
but de conduire à la perfection de la charité. Or, dans la charité, il y a
plusieurs fins auxquelles on peut s'appliquer, et il y a aussi différents
exercices. Il s'ensuit que les ordres religieux peuvent se diversifier entre
eux sous un double rapport : par les fins qu'ils se proposent, l'un ayant
pour but, par exemple, d'exercer l'hospitalité envers les pèlerins, l'autre de
visiter et de racheter les captifs ; ou bien par les divers exercices
auxquels ils se livrent, l'un pratiquant la mortification corporelle par
l'abstinence et le jeûne, l'autre s'appliquant surtout au travail manuel, au
support de l'intempérie des saisons, ou à d'autres œuvres semblables. Mais
comme la fin est ce qu'il y a de principal en chaque chose, la diversité prise
du but, dans les ordres religieux, est plus tranchée que celle qui résulte
seulement de la différence des exercices.
Dans
toute profession religieuse, on se consacre entièrement au service de Dieu.
Mais il y a, comme on le voit, entre les ordres religieux, une différence qui
repose, tantôt sur les moyens d'observer chacun des trois vœux principaux,
tantôt sur les œuvres de charité que l'on a spécialement en vue.
« La religion pure et sans tache aux yeux de Dieu, notre Père,
dit saint Jacques, c'est de secourir les orphelins et les veuves dans leur
affliction. » (i, 27.) Ce secours est une œuvre de la vie active. L'état
religieux peut donc avoir pour but les actes de la vie active.
En effet, la charité embrasse l'amour de Dieu et du prochain.
Or, comme elle nous fait aimer le prochain par rapport à Dieu, les devoirs que
nous remplissons envers nos semblables se rapportent à Dieu même, suivant cette
parole : « Ce que vous avez fait au plus petit de mes enfants, c'est
à moi que vous l'avez fait. » (Matth. xxv, 40.) Il y a plus, d'après cet
autre mot : « N'oubliez pas d'exercer la bienfaisance et la
générosité, car c'est par de telles hosties que l'on plait au Seigneur » (Heb.
ult. 16), ces devoirs, remplis envers le prochain à cause de Dieu, reçoivent le
nom de sacrifices. Si donc il est vrai qu'il appartient à la vie religieuse
d'offrir des sacrifices à Dieu, il est naturel que certains ordres aient pour
objet les devoirs de la vie active.
La
consécration au service de Dieu n'est point inconciliable avec les œuvres de la
vie active : on sert le prochain par amour pour Dieu, et dès lors les œuvres
actives peuvent très-bien dériver de la contemplation des choses divines ;
on est dans le monde par le corps, et non par les affections du cœur.
Saint Augustin écrivait à Boniface : « N'allez pas
vous imaginer que l'on ne saurait être agréable à Dieu dans l'état militaire. David,
à la sainteté duquel Dieu a rendu un grand témoignage, vivait au milieu des
armes. »
L'article précédent vient de nous dire qu'un ordre religieux
peut avoir pour but les œuvres de la vie active, pourvu que l'on s'y propose de
servir Dieu en aidant le prochain. Or l'état militaire peut très-bien avoir ce
double objet, en portant secours, par amour pour Dieu, non-seulement aux
personnes privées, mais encore à la nation tout entière. Aussi est-il écrit de
Judas Machabée : « Il combattait avec joie les combats d'Israël, et
il étendit la gloire de son peuple. » (1 Mach. iii, 2.) Simon, son frère,
disait plus tard : « Vous n'ignorez pas les combats que mes frères et
moi, ainsi que toute la maison de mon père, nous avons soutenus pour la défense
de nos lois et du culte de Dieu. » Rien n'empêche donc qu'un ordre
religieux ne soit établi pour la guerre, non en vue d'un avantage terrestre,
mais pour la défense du culte divin, de la patrie, des pauvres et des opprimés,
conformément à cette parole : « Délivrez le pauvre et arrachez l'indigent
des mains du pécheur. » (Ps. lxxxi, 4.)
La force
qui défend la patrie contre les barbares, les faibles contre les puissants, un
compagnon contre les voleurs, est pleine de justice. — Observons-le, les ordres
militaires n'ont pas le droit de faire la guerre de leur propre autorité ;
ils obéissent à l'autorité des souverains ou à celle de l'Église.
Les aumônes spirituelles l'emportant sur les aumônes
corporelles non moins que l'âme sur le corps, aucun sacrifice n'est plus
agréable à Dieu que le zèle pour le salut des âmes. Protéger avec des armes
spirituelles les fidèles contre les fausses doctrines des hérétiques et contre
les tentations du démon, est une œuvre beaucoup plus grande que de combattre
contre les ennemis de la foi avec des armes matérielles. Il est très-à-propos
que des ordres religieux soient établis pour prêcher, confesser et exercer les autres
fonctions ecclésiastiques qui regardent le salut des âmes.
Auxiliaires
du ministère pastoral, les ordres religieux ne doivent agir que de concert avec
les supérieurs ecclésiastiques.
L'étude est utile, premièrement, à la vie contemplative. Elle
seconde l'essor de l'esprit vers la vérité par les lumières qu'elle donne, et
voilà pourquoi il est écrit : « Le sage recherchera la sagesse des
anciens ; il s'appliquera à l'étude des prophètes. » (Eccl. xxxix,
1.) Elle préserve des écarts auxquels est exposé celui qui se livre à la
contemplation sans connaître les Écritures, ainsi qu'il arriva à l'abbé
Sérapion, qui, tombant par simplicité dans l'erreur des anthropomorphites,
donnait à Dieu une forme humaine.
L'étude des Lettres est nécessaire, en second lieu, aux
religieux qui se destinent à la prédication et à l'enseignement, afin que,
comme le recommande saint Paul, « ils soient capables d'exhorter selon la
sainte doctrine et de réfuter ceux qui la contredisent. » (Tit. i. 9.)
Troisièmement, enfin, l'étude est un remède efficace contre
les tentations de la chair : « Aimez l'étude de l'Écriture sainte,
disait saint Jérôme, et vous n'aimerez pas les vices charnels. » Elle
détourne l'esprit des pensées mauvaises et affaiblit les importunités de la
chair par l'assiduité du travail qu'elle exige. Les livres saints nous
apprennent, en outre, le détachement des richesses et l'obéissance.
Il est donc évident qu'il convient d'instituer des ordres
religieux qui se consacrent à l'étude des saintes Lettres.
Les
religieux, dont la vie tout entière est consacrée au service de Dieu, doivent
surtout s'appliquer à la science sacrée, à laquelle saint Paul donne le nom de « doctrine
selon la piété. » (Tit. 11.) Pour les autres sciences, il ne leur convient
de les étudier qu'autant qu'elles se rattachent à la sainte doctrine.
Le Seigneur, en disant : « Marie a choisi la
meilleure part » (Luc, x, 42), attribue évidemment la supériorité à la vie
contemplative, dont Marie est l'image. Mais nous devons considérer qu'il y a
deux sortes d'œuvres dans la vie active : les unes dérivent de la
plénitude même de la contemplation, comme la prédication et l'enseignement ;
les autres consistent entièrement dans les occupations extérieures de l'aumône,
de l'hospitalité, et des autres du même genre. Or, s'il est plus beau
d'illuminer que de briller uniquement, il l'est plus aussi de transmettre le
fruit de sa contemplation que de se borner à la contemplation seule. Par
conséquent, les ordres religieux qui ont pour objet l'enseignement et la
prédication tiennent le premier rang. Les ordres qui se livrent seulement à la
contemplation viennent après eux, et, en dernier lieu, ceux dont les
occupations sont proprement extérieures.
La perfection consiste à suivre Jésus-Christ. — La pauvreté
volontaire, moyen de perfection, sans être la perfection même, nous délivre de
la sollicitude du siècle, qui « étouffe la parole de Dieu » (Matth.
xiii, 22) ; elle nous aide à nous détacher des biens de ce monde, et
prévient la vaine gloire, suite ordinaire des richesses.
Mais il est à remarquer que la sollicitude du siècle, l'amour
des richesses, la vaine gloire, pour être des obstacles à la charité, supposent
des possessions considérables. Il y a, de plus, une grande différence entre les
richesses que l'on possède en propre et celles dont on jouit en commun ; car
si la gestion des premières entretient l'amour de soi, celle des secondes peut
se rapporter à la charité, qui recherche le bien de tous. Ainsi, quoique la
grande abondance des richesses communes répugne à la perfection des religieux,
elle ne l'empêche pas absolument. Il suit de là que, quand une communauté ne
possède que les biens nécessaires à une modeste existence, on ne saurait y voir
un obstacle à la perfection.
À considérer la fin de chaque ordre, il se peut faire que la
pauvreté doive y exister d'une façon plus ou moins absolue. Les ordres qui ont
pour but les œuvres de la vie active, la guerre, par exemple, ou l'hospitalité,
peuvent et même doivent posséder des biens communs assez considérables. Les
ordres contemplatifs n'en doivent avoir que de médiocres, à moins qu'ils
n'exercent l'hospitalité ou qu'ils n'aient des pauvres à secourir. Les ordres qui
prêchent et enseignent, doivent imiter Jésus-Christ, qui avait quelque argent,
confié à Judas ; il leur est permis de conserver ce qu'il faut pour vivre,
afin qu'ils soient affranchis, autant que possible, des sollicitudes
extérieures.
La solitude, qui est un moyen d'arriver à la contemplation,
convient aux hommes déjà parvenus à la perfection, soit qu'ils tiennent cette
perfection de l'action divine toute seule, comme saint Jean-Baptiste, soit
qu'ils l'aient acquise par l'exercice persévérant de la vertu ; et de là
ce qu'écrivait saint Jérôme au moine Rusticus : « Nous aimons à voir
sortir des exercices du monastère, suivis pendant longtemps et avec
persévérance, des soldats que n'ébranlent point ensuite les dures épreuves du
désert. » Comme ce qui est déjà parfait l'emporte sur ce qui marche vers
la perfection ; ainsi la vie solitaire, si on l'embrasse dans les
conditions voulues, l'emporte sur la vie des religieux vivant en communauté.
Mais elle présente de grands dangers à celui qui y entre sans s'être préalablement
exercé, à moins que la grâce ne supplée ce que l'on acquiert d'ordinaire par la
préparation, comme cela eut lieu pour saint Antoine et saint Benoit.
La vie
des solitaires n'est pas sans importance pour le genre humain. « Ceux qui
jugent que ces hommes, invisibles à nos regards, disait saint Augustin, se
séparent trop de la société, ne voient pas à quel point leur ferveur dans la
prière nous est utile, et combien leur genre de vie sert au monde par les
exemples qu'il donne. »
L'entrée en religion est avantageuse et à ceux qui se sont
exercés dans l'observation des préceptes divins, pour qu'ils parviennent à une
perfection plus haute ; et à ceux qui ne s'y sont pas exercés, pour qu'ils
évitent le péché et s'acheminent vers la perfection.
Le
Sauveur appela à la pratique des conseils, non-seulement un jeune homme innocent,
mais le pécheur Matthieu. Or voilà que celui-ci écoute sa voix, tandis que le
jeune homme lui résiste. Cet exemple montre que les pécheurs entrent plus
facilement en religion que ceux qui présument de leur innocence. Le Seigneur a
dit à ces derniers : « Les publicains et les femmes de mauvaise vie
vous précéderont dans le royaume de Dieu. » Il n'en est pas de l'état
religieux comme des ordres sacrés : il est un exercice pour acquérir la
sainteté ; les ordres exigent la sainteté même.
Il est écrit : « Faites des vœux au Seigneur votre
Dieu, et soyez -fidèle à les remplir. » (Ps. lxxv, 12.)
Le vœu est un acte de religion qui confirme notre volonté dans
le bien. De même qu'un péché est plus grave quand il procède d'une volonté
obstinée dans le mal, une bonne œuvre qui procède d'une volonté affermie dans
le bien par le vœu est plus méritoire que si on la faisait sans vœu. Donc il
est louable de s'obliger par vœu à entrer en religion.
Le vœu
solennel, la profession religieuse, qui attache indissolublement à un ordre
quelconque, doit être précédé d'une année de probation.
Il n'en est pas ainsi du simple vœu d'entrer en
religion, par lequel on se confirme dans la résolution de s'élever à un état
meilleur.
Celui qui s'est obligé par vœu à entrer en religion est tenu
de remplir sa promesse ; un tel engagement pris envers Dieu n'oblige pas
moins qu'un contrat passé entre des hommes de bonne foi : « Si vous
avez fait un vœu à Dieu, ne tardez pas à l'accomplir, nous dit l'Esprit-Saint,
car une promesse infidèle et vaine lui déplaît. » (Eccl. v, 3.)
L'obligation des vœux ne dépasse pas l'intention et la volonté
que l'on avait en les faisant. — Avez-vous eu l'intention de vous obliger
non-seulement à entrer en religion mais à y demeurer perpétuellement ?
Votre vœu doit être observé dans toute son étendue. — Avez-vous voulu vous
obliger à entrer en religion, simplement pour faire l'essai de l'état religieux ?
Vous n'êtes pas tenu d'y rester, si vous jugez que vous n'y êtes pas appelé. —
Avez-vous fait vœu d'entrer en religion sans songer ni à vous réserver la
liberté d'en sortir, ni à prendre un engagement perpétuel ? Votre
obligation, dans ce cas, est subordonnée au droit commun, qui exige une année
de probation avant les vœux par lesquels on s'engage à rester pour toujours en
religion ; il suffit que vous tentiez sérieusement l'épreuve du noviciat.
Le Seigneur a dit : « Laissez approcher les petits
enfants, et ne les empêchez pas de venir à moi. » (Matth. xix, 14.)
Deux causes rendent le vœu simple des enfants sans efficacité.
La première est le défaut de délibération. L'âge de raison, en matière de vœux,
est fixé à douze ans pour les filles et à quatorze ans pour les garçons ; mais,
le naturel des enfants rendant la raison plus précoce ou plus tardive, ceux qui
en ont l'usage avant cette époque de la vie contractent une obligation réelle
par les vœux qu'ils font. La seconde cause est la soumission à l'autorité
paternelle. Un père peut accepter ou révoquer le vœu de ses enfants impubères.
Quant au vœu solennel qui rend moine ou religieux, l'Église
défend de le faire avant l'âge de puberté[273]. Mais, auparavant, les enfants peuvent, du consentement de
leurs parents, être reçus dans les monastères pour y être formés au service de
Dieu, conformément à cette parole de Jérémie : « Il est bon à l'homme
d'avoir porté le joug dès son adolescence. »(Lam. iii, 27.) C'était dans
ces principes que de nobles Romains confiaient leurs jeunes enfants à saint
Benoit.
L'Évangile nous enseigne que « les deux frères Jacques et
Jean quittèrent leurs filets et leur père pour suivre Jésus-Christ. »
(Matth. iv, 22.)
Les parents, qui, comme nous l'avons observé en traitant de la
piété filiale, sont un principe à l'égard de leurs enfants, doivent avant tout
en prendre soin, ainsi que le marque cette parole : « Si quelqu'un
n'a pas soin des siens, il a renié sa foi, et il est pire qu'un infidèle. »
Aussi n'est-il pas permis à un père ni à une mère d'entrer en religion avant
d'avoir pourvu suffisamment à l'éducation de leur famille. Le même devoir
incombe accidentellement aux enfants. Si leurs parents sont pauvres et
incapables de se procurer aisément leur subsistance, il ne leur est pas permis
de les délaisser pour entrer en religion, bien qu'ils le puissent lorsqu'ils ne
se trouvent pas dans une nécessité telle qu'ils aient grandement besoin d'eux. À
l'âge de puberté, les enfants ont le droit de choisir un état de vie, surtout
en ce qui concerne le service de Dieu, et il vaut mieux pour eux être soumis au
Père des esprits que d'obéir à ceux qui sont leurs parents selon la chair.
C'est en ce sens que le divin Sauveur réprimanda le jeune homme qui, sous
prétexte de donner la sépulture à son père, ne voulait pas le suivre
immédiatement ; d'autres pouvaient remplir ce devoir, comme l'observe
saint Jean Chrysostome.
Ceux qui entrent en religion n'abandonnent pas
entièrement leurs parents ; ils les honorent, prient pour eux et leur
procurent parfois des secours temporels.
Nous lisons dans un décret d'Urbain II : « Nous
autorisons un prêtre qui dirige une paroisse sous l'autorité de son évêque,
quand il se sent poussé par un mouvement du Saint-Esprit vers l'état religieux
pour y faire son salut avec plus d'assurance, à suivre librement son
inspiration, alors même que son évêque s'y opposerait. » Les curés, en
effet, et les archidiacres ne sont point liés, comme les évêques, par un vœu
perpétuel et solennel, au soin des âmes. Ils sont libres de remettre la charge
de leur paroisse à leur évêque, sans l'autorisation du Souverain-Pontife.
Mais,
dira quelqu'un, si tous les curés entraient en religion, que deviendraient les
populations, qui resteraient sans pasteurs ? Écoutons saint Jérôme,
répondant à Vigilance, qui lui faisait cette objection. « Tu t'élèves,
avec ta langue de vipère, contre les religieux, en disant : Si tous se
renferment dans les cloîtres et dans les déserts, qui desservira les églises ?
qui travaillera à gagner à Dieu les hommes du monde ? qui exhortera les
pécheurs à la vertu ? Et moi, je demande à mon tour : Si tous les
hommes étaient insensés comme toi, où serait la sagesse ? N'approuvons
plus la virginité ; car, vraiment, si tout le monde l'embrasse et
abandonne le mariage, le genre humain périra ! Qui ne sait que la vertu est
rare et recherchée du petit nombre seulement ? Tu ressembles à celui qui
craindrait de prendre de l'eau à un fleuve, dans la crainte de l'épuiser. »
Il n'est pas louable de passer d'un ordre à un autre sans
nécessité, ou sans une grande utilité. On le peut, toutefois, d'une manière
légitime et même louable : d'abord, pour embrasser un ordre plus parfait ;
ensuite, pour entrer dans un ordre moins parfait, si la règle de celui où l'on
est n'est plus observée convenablement par l'effet du relâchement qui s'y est
introduit ; enfin, pour un motif d'infirmité et de maladie. Mais de tels
changements ne doivent point se faire sans l'avis des supérieurs dans les deux
premiers cas, et sans une dispense pour le troisième.
Il est écrit : « Celui qui aura retiré un pécheur de
la mauvaise voie où il s'égarait, sauvera l'âme de ce pécheur et effacera la
multitude de ses propres péchés. » (Jac. ult. 20.) Et encore : « Ceux
qui auront formé les autres à la connaissance et à la pratique de la justice,
brilleront comme des étoiles dans l'éternité. » (Dan. xii, 3.) — C'est
donc acquérir un grand mérite que d'engager les autres à se faire religieux.
Mais il faut se garder de contraindre qui que ce soit par la violence, d'user
de simonie, en offrant, par exemple, une somme d'argent, ou d'avoir recours au
mensonge.
S'il est nécessaire de consulter beaucoup et de réfléchir
longuement dans les choses importantes et douteuses, il n'en est pas de même
pour ce qui est certain et bien déterminé. Consulterez-vous sur le mérite de
l'entrée en religion ? Ce serait donner un démenti à Jésus-Christ, qui
nous l'a conseillée. Consulterez-vous sur vos forces ? Il n'y a encore ici
aucun sujet de doute ; ceux qui entrent en religion doivent compter sur la
vertu d'en-haut et non sur eux-mêmes. Isaïe disait : « Ceux qui
espèrent dans le Seigneur auront une vigueur toujours nouvelle ; ils
s'élèveront sur des ailes, comme l'aigle ; ils courront sans effort et
marcheront sans défaillir. » (xl, 31.) Cependant, si vous êtes arrêté par
quelque empêchement particulier, comme une infirmité corporelle, ou des
engagements contractés, dans ce cas prenez des conseils auprès de ceux qui
pourront vous aider ; mais souvenez-vous que l'on ne consulte pas un homme
irréligieux touchant la sainteté, ni un homme injuste dans une affaire de
justice. » (Eccl. xxxvii, 12.) Il faut alors que vous vous inspiriez des
pensées d'un homme saint. Il n'est pas même besoin d'une délibération
prolongée. « Hâtez-vous, je vous prie, écrivait saint Jérôme à Paulin ;
coupez la corde qui retient votre navire au rivage, ne vous amusez pas à la
délier. » Consulterez-vous enfin pour savoir quel est l'ordre religieux
que vous devez embrasser ? A la bonne heure ; c'est là une question
qu'il est louable d'examiner de concert avec ceux qui ne sont pas opposés à
votre dessein.
Si,
quelque jour, vous renoncez à suivre les exercices du monastère, ne croyez pas
que votre première démarche ne venait pas de Dieu : tout ce qui en vient
n'est pas incorruptible ; autrement il faudrait dire qu'il n'est pas le
créateur des êtres sujets à la corruption, ou que l'on ne peut pas perdre sa
grâce après l'avoir obtenue.
Si
quelqu'un craint que l'état religieux ne soit pas la voie de la perfection,
qu'il considère l'exemple d'une multitude de saints, et il verra combien une
telle crainte est déraisonnable. C'est ce qui fait dire à saint Augustin :
« Du côté où j'avais porté mes regards et par où je redoutais de passer,
se montrait à moi la douce majesté de la continence, m'invitant avec un chaste
sourire à m'approcher sans crainte, étendant, pour me recevoir et m'embrasser,
ses pieuses mains, toutes pleines de saints et généreux exemples. Autour d'elle
se pressaient des enfants, des jeunes gens, des personnes de tout âge, des
veuves vénérables et des vierges parvenues à une extrême vieillesse. Elle me
stimulait par ses doux reproches, et semblait me dire : Tu ne peux donc
faire ce qu'ont fait ceux-ci et celles-là ? L'ont-ils pu par eux-mêmes et
sans le secours du Seigneur leur Dieu ? Pourquoi t'appuyer sur toi-même et
chanceler de la sorte ? Jette-toi dans les bras de ton Dieu ; ne
crains point, « il ne se retirera pas pour te laisser tomber. Jette-toi sur lui
hardiment ; il te recevra et il te guérira. »
La
religion du Christ est un joug doux et léger. À ceux qui le porteront, le
Sauveur promet la vue de Dieu et le repos éternel de l'âme. Que Jésus-Christ
Notre-Seigneur, béni par-dessus tout et dans tous les siècles, daigne donc nous
conduire au sein de cette récompense éternelle qu'il nous a promise.
Ainsi
soit-il.
Comme Notre-Seigneur, en délivrant son peuple du péché, selon
le témoignage de l'ange, nous a montré en lui-même la voie qui peut nous
conduire par la résurrection à la béatitude de la vie éternelle, il est
nécessaire, pour achever l'entreprise d'une théologie complète, qu'après avoir
étudié notre fin dernière, ainsi que les vertus et les vices, nous considérions
le Sauveur même du genre humain et les bienfaits dont il nous a comblés.
(SAINT THOMAS).
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EXPLICATION.
Dans cette troisième partie, nous avons à examiner, en premier
lieu, le Christ lui-même, qui, comme homme, est la voie pour aller à Dieu ;
secondement, les sacrements, au moyen desquels nous obtenons le salut ; troisièmement,
notre fin, qui est la vie éternelle, à laquelle nous parvenons par la résurrection.
Touchant le Christ lui-même, le mystère de l'Incarnation et
les actions du Christ incarné se présenteront à nos études. L'Incarnation nous
offre trois points à considérer : sa convenance ; le mode de l’union ;
les effets de cette union. Voyons d'abord la convenance de ce mystère. Les
tableaux suivants nous montreront successivement ce que celui-ci ne fait
qu'indiquer.
Il est très-convenable que ce qui est invisible en Dieu soit
manifesté par des choses sensibles ; le monde entier a été fait pour cette
fin, selon cette parole de saint Paul : « Les perfections invisibles de
Dieu nous sont connues au moyen des créatures. » (Rom. i, 20.) Or Dieu,
par le mystère de l'Incarnation, met en évidence tout à la fois sa bonté :
il n'a pas dédaigné la faiblesse de sa créature ; — sa justice : après
la défaite de l'homme, il a voulu que l'homme lui-même vainquît son tyran ;
— sa sagesse : — il a trouvé le moyen de payer une dette très-onéreuse ;
— sa puissance infinie : il n y a pas d'œuvre plus grande qu'un Dieu se
faisant homme. — De plus, comme il est la bonté même, tout ce qui entre dans
l'essence du bon lui convient. Or il entre dans l'essence du bon de se
communiquer aux autres êtres. Par conséquent, il est essentiel à sa souveraine
bonté de se donner à la créature de la manière la plus excellente, et c'est ce
qui se réalise surtout lorsqu'il s'unit une nature créée d'une façon si intime
qu'une seule personne résulte de ces trois choses : le Verbe, une âme, une
chair. — Il était convenable, on le voit, que Dieu s'incarnât.
L'incarnation
n'a rien qui répugne à la raison : Dieu n'a ni changé sa nature ni cessé
d'être ce qu'il était ; il s'est uni à la créature, ou plutôt il a uni la
créature à lui, sans déroger à sa dignité suprême. Ce n'était pas que la chair
humaine méritât une telle faveur ; mais il convenait à l'excellence
infinie de la bonté divine que Dieu se l'unit, pour le salut du genre humain. —
Quand Volusien écrivait à saint Augustin : « Il répugne que Celui
devant qui l'univers est peu de chose se cache dans le corps d'un petit enfant ;
qu'il reste si longtemps éloigné de son trône, et que le soin de l'univers soit
reporté sur ce seul petit corps, » saint Augustin répondait : « La
doctrine chrétienne ne dit pas que Dieu, en se revêtant d'une chair humaine,
ait abandonné ou perdu le soin du gouvernement du monde, ni qu'il l'ait reporté
sur ce faible corps ; une telle idée vient de l'homme, qui ne conçoit que des
choses corporelles. Dieu est grand par sa puissance, et non par son volume. La
grandeur de sa puissance n'est jamais resserrée dans les limites les plus
étroites. Si la parole passagère de l'homme est entendue simultanément et
entièrement par plusieurs personnes, il n'est pas incroyable que le Verbe de
Dieu, qui subsiste éternellement, soit tout entier partout et en même temps. »
Saint Jean dit : « Dieu a tellement aimé le monde qu'il
a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais
qu'il ait la vie éternelle. » (Jean, iii, 16.)
Une chose est nécessaire pour une fin de deux manières : absolument,
et par convenance. — « Démontrons, disait très-bien saint Augustin, non
pas que Dieu, dont la puissance embrasse toutes choses, n'avait point d'autres
moyens que l'incarnation pour nous racheter, mais qu'il n'en avait pas de plus
convenable pour guérir notre misère. »
L'incarnation nous porte au bien. Elle affermit notre foi,
qui, fondée sur la parole du Fils de Dieu, uni à notre nature, devient plus
certaine. Elle ranime notre espérance, en nous montrant combien Dieu nous aime.
Elle excite notre charité, par la nécessité de rendre amour pour amour. Elle
nous offre pour modèle un Dieu-homme, et nous donne une pleine et entière
participation de la divinité, notre vraie béatitude et notre fin dernière. « Dieu
s'est fait homme, dit saint Augustin, afin que l'homme devint Dieu. »
L'incarnation nous éloigne du mal. Dieu lui-même nous y
apprend à ne point mettre le démon au-dessus de nous et à ne pas révérer
l'auteur du péché. Il nous révèle la dignité de notre nature, puisqu'il se
montre aux hommes dans un vrai homme. Aussi le pape saint Léon s'écrie-t-il :
« Reconnais, ô chrétien, ta dignité, et, devenu participant de la nature
divine, garde-toi de retourner, par une conduite avilissante, à ton ancienne
dégradation. » Ce mystère anéantit en nous toute présomption, en nous
apprenant que la grâce nous est donnée sans aucun mérite de notre part. Il
confond notre orgueil, principal obstacle qui nous empêche d'aller à Dieu. Il
délivre l'homme de la servitude, au moyen de la satisfaction de Jésus-Christ.
Un pur homme, en effet, ne pouvait pas satisfaire pour le genre humain, et Dieu
ne le devait pas. Il fallait que le Christ fût tout à la fois Dieu et homme.
Écoutons le pape saint Léon : « La force s'unit à la faiblesse, la
majesté à l'humilité, l'éternité à la mortalité, afin que, comme le demandait notre
guérison, un seul et même médiateur entre Dieu et nous pût mourir dans une
nature et se ressusciter par l'autre. Si le christ n'était pas Dieu, il
n'apporterait pas le remède à nos maux, et s'il n'était pas vrai homme, il ne
nous donnerait pas l'exemple des vertus. » Il est résulté du mystère de
l'Incarnation beaucoup d'autres avantages qui surpassent notre intelligence.
On voit dans quel sens il était nécessaire, pour la réparation
du genre humain, que le Verbe de Dieu s'incarnât.
Les sentiments sont divers à cet égard : les uns pensent
que si l'homme n'eût pas péché, le Fils de Dieu se serait néanmoins incarné ;
les autres sont d'une opinion contraire. On ne saurait disconvenir que, dans
les Livres saints, la raison de l'incarnation est prise du péché de l'homme. Pour
ce motif, il nous paraît plus vraisemblable que le mystère de l'Incarnation
devait, dans les conseils divins, remédier à la chute de l'homme, et que si le
péché n'avait pas existé, l'incarnation n’aurait pas eu lieu ; mais nous
nous gardons de limiter la puissance de Dieu : il aurait assurément pu
s'incarner dans toute hypothèse.
Dieu
avait destiné d'avance l'œuvre de l'incarnation à remédier au péché de l'homme,
de même qu'il règle parfois d'avance que le salut de tel homme s'accomplira au
moyen des prières des autres. — Rien n'empêche de révéler une chose à quelqu'un
sans lui en découvrir le motif. Adam put connaître le mystère de l'Incarnation
sans avoir la prévision de sa chute ; ceux qui connaissent un effet n'en
connaissent pas nécessairement la cause.
Dans ces paroles de saint Jean-Baptiste : « Voici
l'Agneau de Dieu qui efface le péché du monde » ( Jean, i, 29), il faut
entendre par le péché du monde le péché originel, qui est commun au genre
humain tout entier.
Il est certain que le Christ est venu en ce monde pour effacer
tous les péchés sans exception : il a fait tout ce qui était nécessaire
pour cela. Si tous les péchés ne sont pas réellement effacés, les hommes ne
sauraient s'en prendre qu'à eux-mêmes. Néanmoins, le Sauveur avait pour but
spécial de détruire le péché originel, qui souille le genre humain dans son
ensemble, et auquel nul péché actuel ne saurait être comparé sous le rapport de
l'extension. Le bien d'une nation l'emportant sur le bien des particuliers, il
importait plus d'abolir le péché de la nature entière que les autres péchés.
Puisque l'incarnation a pour fin principale la restauration de
la nature humaine par l'abolition du péché, il ne convenait pas que Dieu
s'incarnât dès l'origine du genre humain et avant le péché. On ne donne des médecines
qu'à ceux qui sont déjà malades. Notre-Seigneur le disait : « Les malades
seuls ont besoin du médecin, et non pas ceux qui sont en santé. » (Matth. ix,
12.) — Il n'eût pas été plus convenable que Dieu s'incarnât immédiatement après
le péché, qui avait son principe dans l'orgueil. Il fallait que l'homme,
couvert d'humiliation à la vue de sa propre faiblesse, reconnût le besoin qu'il
avait d'un Libérateur et implorât le secours de la grâce. La dignité du Verbe
incarné demandait, de son côté, que le Christ ne vint que dans la plénitude des
temps. Plus le juge était grand, plus devait être longue la suite des hérauts
qui l'annonçaient.
Mais,
dit-on, la charité diffère-t-elle de porter des secours à un ami dans la
nécessité ? — La charité consulte l'opportunité des affaires et l'état des
personnes. Le médecin qui administrerait un médicament aussitôt que la maladie
prend naissance, nuirait parfois à son malade, loin de le soulager ; pour
une raison pareille, le Seigneur n'a pas appliqué au genre humain, dès son
origine, le remède de l'incarnation.
On dira
peut-être qu'un plus grand nombre d'hommes auraient été sauvés, si
l'incarnation avait eu lieu immédiatement après la chute d'Adam. Saint Augustin
répond : « Croyons, sans hésiter, que Dieu est miséricordieux envers
ceux qu'il délivre, et juste à l'égard de ceux qu'il punit. »
Il est écrit : « Vous vous manifesterez au milieu
des temps. » (Habac. iii, 2.)
S'il n'était pas convenable que l'incarnation s'accomplît dès
le commencement du monde, il ne l'était pas davantage quelle fût différée
jusqu'à la fin des temps. Nous en avons une double preuve dans l'union de la
divinité avec la nature humaine, et dans l'effet de cette union, qui est le salut des hommes. — Le Verbe incarné
est la cause efficiente de la perfection de la nature humaine, selon cette
parole : « Nous avons tous reçu de sa plénitude. » ( Jean, i, 16.)
C'est pourquoi la perfection de la gloire à laquelle il devait élever la nature
humaine, comme à son dernier terme, pouvait être réservée pour la fin du monde,
mais non pas celle qui nous y dispose. — Libre de faire miséricorde quand il
voulait et autant qu'il voulait, le Christ a dû venir au moment où, selon son jugement,
il fallait porter secours à l'homme, et où le bienfait de la rédemption devait
être reçu avec reconnaissance. Or, pour lui préparer la voie, lorsque la
connaissance de Dieu commençait à s'obscurcir et les mœurs à s'altérer, Abraham
fut choisi pour donner l'exemple des mœurs et de la foi. Un peu plus tard,
Moïse donna la loi écrite, qui, méprisée des nations, ne fut pas même observée
par le peuple auquel elle s'adressait. Alors le Seigneur, touché de compassion,
envoya son Fils, qui, après avoir apporté à tous les hommes la rémission des
péchés, devait offrir à Dieu son Père ceux qu'il aurait justifiés. Si ce moyen
de salut avait été différé jusqu'aux derniers jours du monde, la connaissance
de Dieu, son culte et la pureté des mœurs auraient totalement disparu sur la
terre. — Il est non moins évident que ce parti était convenable pour manifester
la puissance divine, qui a sauvé les hommes de plusieurs manières,
non-seulement par la foi dans l'avenir, mais encore par la foi dans le présent
et dans le passé.
Il y a deux avènements du Christ : le premier, pour
remettre les péchés ; le second, pour juger le monde. Sans le premier,
tous les hommes, privés de la gloire éternelle par le péché, eussent péri ensemble.
Notre-Seigneur ne devait pas le différer jusqu'à la fin du monde.
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EXPLICATION.
Après avoir montré la convenance de l'incarnation, nous allons
considérer le mode d'union adopté par le Verbe incarné. Nous examinerons cette
union d'abord en elle-même (2) ; — ensuite dans la personne qui prend une
autre nature (3) ; — enfin dans la nature qui est prise.
Ce dernier objet nous conduit à étudier les choses que le
Verbe de Dieu a prises, et l'ordre dans lequel il les a prises (4), (5), (6) ;
— puis les perfections et les imperfections qu'il s'est appropriées : perfections
de grâce (7), (8), — de science (9), (10), (11), (12) — et de puissance (13) ;
— imperfections du corps (14) — et de l'âme (15).
Voici la profession de la foi du concile de Chalcédoine :
« Nous confessons qu'il y a maintenant dans le Fils de Dieu deux natures,
lesquelles sont unies sans confusion, immuablement, indivisiblement,
inséparablement, et de telle sorte que l'union ne détruit pas leur différence. »
Soutenir que, dans l'incarnation, la nature divine et la nature
humaine, conservant leur intégrité et leur perfection propres, se sont unies
pour n'en former qu'une seule, à la façon de plusieurs pierres qui, rassemblées
sans ordre, constituent un monceau, ou, disposées avec ordre, font un édifice,
ce serait admettre une union purement accidentelle, conclusion dont nous
démontrerons la fausseté. — Prétendre que les deux natures se sont transformées
et mélangées, comme les corps élémentaires qui produisent un corps mixte, c'est
affirmer une chose impossible ; la nature divine, immuable et
incorruptible, ne peut ni se changer en une autre, ni permettre qu'une autre se
change en elle. — Vouloir que la nature divine et la nature humaine se soient
unies à la manière de deux choses imparfaites, sans mélange et sans
transformation, comme l'âme et le corps dans l'homme, c'est vouloir une autre
impossibilité : d'abord, la nature divine et la nature humaine sont
parfaites, chacune dans leur espèce ; ensuite, la nature divine, nous
l'avons montré ailleurs, ne peut devenir la forme d'aucune chose, et surtout
celle d'un corps ; enfin le Christ n'aurait ni la nature divine ni la
nature humaine, car l'addition d'une différence change l'espèce, comme l'unité
change le nombre. — Donc l'union du Verbe avec la chair ne s'est pas faite dans
une nature.
L'âme et le corps constituent en nous une double unité, celle de la nature
et celle de la personne : l'unité de la nature, en tant que l'âme est unie
au corps comme sa forme : sous ce rapport, il n'y a pas de ressemblance à
établir avec le Christ, la nature divine ne pouvant pas être la forme d'un
corps ; l'unité de la personne, en tant qu'un seul et même individu
subsiste dans une chair et dans une âme; à ce point de vue, il y a de la
ressemblance entre le Christ et nous ; car un seul et même Christ subsiste
dans la nature divine et dans la nature humaine.
Nous lisons dans les décrets du concile de Chalcédoine :
« Nous confessons que Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Verbe de Dieu, n'est
pas partagé ou divisé en deux personnes, mais qu'il est un seul et même Fils
unique de Dieu. » L'union du Verbe incarné s'est donc faite dans la
personne même du Verbe.
En effet, puisque la nature humaine n'est pas unie à la nature
du Verbe de Dieu, si elle ne l'est pas à sa personne, elle ne lui est unie
d'aucune manière ; conclusion contraire à la foi catholique. Donc l’union
s'est faite dans la personne du Verbe.
Mais,
dira quelqu'un, qu'est devenue la personnalité humaine, qui fait la dignité de
l'homme ? — La personnalité ne rentre dans la dignité des êtres qu'autant
qu'il est de leur perfection d'exister par eux-mêmes. Comme il y a plus de
dignité pour un être à exister dans un autre plus noble que s’il existait par
lui-même, la nature humaine existe avec plus de noblesse dans la personne du
Verbe qu'en nous, où elle a sa personnalité propre. C'est pourquoi, bien que,
dans le Christ, elle soit une substance individuelle, elle n'a pas de
personnalité propre.
Saint Jean Damascène dit : « Nous reconnaissons en
Notre-Seigneur Jésus-Christ deux natures, mais une seule hypostase. »
L'union du Verbe incarné s'est faite dans une seule hypostase
ou suppôt divin. Donner à la nature humaine du Christ une hypostase propre, ce
serait lui attribuer par là même une personnalité propre, ce que condamne le
cinquième concile de Constantinople en ces termes : « Si quelqu'un
cherche à introduire dans le Christ deux subsistances ou personnes, qu'il soit
anathème. » Supposons pour un moment qu'il y eût dans Notre-Seigneur une
autre hypostase distincte de celle du Verbe, il faudrait dire que ce qui
regarde en lui l'humanité, comme la naissance, les souffrances, le
crucifiement, s'applique, non au Verbe, mais à un autre individu ; ce qui
serait une hérésie condamnée par le concile d'Éphèse, qui enseigne que le même
Christ avec sa chair est Dieu et homme. Il n'y a donc dans le Christ ni deux
suppôts, ni deux hypostases, pas plus qu'il n’y a deux personnes. L'union s'est
faite en une hypostase ou suppôt, c'est-à-dire en une personne.
La
nature humaine est dans le Christ une substance particulière ; mais, comme
elle est unie à la personne du Verbe pour former un être complet, à savoir le
Christ tout entier, Dieu et homme, on ne peut l'appeler une hypostase ou un
suppôt, dénomination qui convient uniquement à l'être complet qu'elle aide à
constituer.
« Nous confessons, dit saint Jean Damascène, qu'il y a en
Jésus-Christ deux natures et une seule hypostase composée de ces deux natures. »
La personne du Christ est absolument simple en elle-même ;
mais, comme elle subsiste dans deux natures et que sa subsistance repose ainsi
sur un double fondement, on peut dire que la personne ou l'hypostase du Christ
est composée, pour marquer uniquement qu'elle subsiste en deux natures,
quoiqu'elle ne soit qu'un seul être subsistant.
L'Église chante ces paroles : « Prenant un corps
animé, il a daigné naître d'une Vierge. » Le corps n'est animé que par son
union avec l'âme. Donc l'âme et le corps sont unis dans le Christ.
Le Christ, en effet, est appelé homme dans le même sens que
les autres hommes, comme le marque ce mot de saint Paul : « Il est
devenu semblable aux hommes. » (Phil. i, 17.) Or il est de l'essence de
l'espèce humaine que l'âme soit unie au corps. Par conséquent, l'âme du Christ
a été unie à son corps. La doctrine contraire serait hérétique.
Eutichès et Dioscore, confondant les natures, n'en admettaient
qu'une seule dans le Christ. Nestorius et Théodore de Mopsueste, divisant les
personnes, établissaient une distinction réelle entre la personne du Fils de
Dieu et celle du Fils de l'homme : les uns et les autres supposaient une
union purement accidentelle. La sainte Église de Dieu enseigne, par l'organe du
cinquième concile œcuménique, que le Verbe s'est uni à une chair, non par la
confusion des natures, comme le prétend Eutichès, ou par l'unité d'affection,
comme le soutient Nestorius, mais par le mode de composition quant à la
subsistance. Ainsi, l'union accidentelle et la dualité des hypostases on
personnes sont des hérésies.
Rien
n'empêche que ce qui est uni à un être dans une seule personne ne soit employé
par lui comme instrument ; on le voit par notre corps et par nos membres.
L'erreur de Nestorius consistait à soutenir que le Verbe de Dieu ne s'était
point uni la nature humaine dans une seule personne ou hypostase, et qu'il ne
l'avait prise que comme un instrument ; aussi cet hérésiarque
n'admettait-il pas que le Christ fût vraiment Fils de Dieu ; il le
regardait comme un simple organe de la divinité. Saint Cyrille, pour le
réfuter, écrivait aux moines d'Égypte : « L'Écriture n'enseigne point
que le Christ, l'Emmanuel, a été pris pour servir d'instrument ; elle le
présente comme Dieu véritablement incarné, c'est-à-dire fait homme. »
Une telle union entre Dieu et la nature humaine n'a pas
toujours existé; donc elle est quelque chose de créé. Toutefois, la relation
qui résulte de cette union n'implique aucun changement en Dieu. Elle est en
réalité dans la créature, c'est-à-dire dans la nature humaine, qui est créée :
elle n'existe en Dieu que pour notre esprit.
On peut
se reporter à ce que nous avons enseigné (part. 1, q. 13, a. 7) sur la nature
des relations entre Dieu et les créatures ; c'est, avons-nous dit, le
changement des êtres créés qui donne naissance aux relations.
L'union désigne le rapport de la nature divine et de la nature
humaine, au lieu que l'assomption implique proprement une action. — L'assomption
signifie une action qui se fait, et l'union une action faite. — L'assomption détermine
à la fois le principe d'où procède une action et le terme où elle aboutit ;
l'union ne détermine aucun de ces extrêmes. — On dit très-bien que la nature
divine est unie à la nature humaine, et que la nature humaine est unie à la
nature divine ; mais on ne dit pas que la nature humaine ait assumé la
nature divine, tandis qu'au contraire on peut dire que la nature humaine a été
assumée. — L'union et l'assomption n'ont pas, comme on le voit, une complète
synonymie.
Toute
personne qui assume produit l'union ; mais toute personne qui unit
n'assume pas. Le Père, par exemple, a uni la nature humaine à la personne du
Fils, sans l'assumer.
Considérée dans la personne divine où les deux natures sont
unies, l'union de l'incarnation est la plus étroite de toutes les unions ;
envisagée du côté des deux natures unies, elle n'a pas la même prééminence.
Le mot grâce a deux sens : il désigne parfois la volonté
de Dieu qui donne gratuitement quelque chose, et parfois le don gratuit que
Dieu accorde. — Pour arriver à l'union divine, soit par une opération comme
celle des saints qui connaissent et aiment Dieu, soit par l'union personnelle
elle-même qui, propre au Christ, consiste en ce que la nature humaine a été
prise pour exister dans la personne du Verbe, la nature humaine a évidemment
besoin de la volonté gratuite de Dieu ; c'est pourquoi, si on entend par
le mot grâce la volonté divine opérant gratuitement quelque chose ou ayant de
l'amour pour quelqu'un, l'union de l'incarnation s'est faite par la grâce. — Le
mot grâce signifie-t-il un don gratuit de Dieu, rien encore ne nous empêche de
dire que la nature humaine a été unie à la personne divine par la grâce, pour
marquer que cette union s'est réalisée sans aucun mérite antérieur.
Saint Paul écrivait : « Dieu nous a sauvés par le baptême
de la régénération, non à cause des œuvres de justice que nous avons faites,
mais en vertu de sa miséricorde. » (Tit, iii, 5.)
Par qui l'incarnation aurait-elle pu être méritée ? — Par
le Christ lui-même ? Non ; dès le premier instant de sa conception,
il était vraiment Fils de Dieu, selon ce témoignage de l’évangile : « Le fruit saint
qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu. » (Luc, i, 35.) Toutes ses
opérations ayant suivi l'union hypostatique, aucune n'a pu mériter cette union.
— Par les œuvres d'un autre homme ? Pas davantage, du moins d'un mérite de
condignité. D'abord, l'incarnation
est le principe de la grâce, suivant cette parole de saint Jean : « La
grâce et la vérité nous sont venues par Jésus-Christ » (Jean, i, 17) ;
ensuite, elle avait précisément pour fin de restaurer la nature humaine tout
entière. — Quoi qu'il en soit, les saints patriarches, par leurs désirs et par
leurs prières, l'ont méritée d'un mérite de congruité ;
il était convenable que Dieu exauçât des hommes qui lui étaient si fidèles.
Si le mot naturel désigne ce qui découle des principes
essentiels d'un être, la grâce de l'union n'a pas été naturelle au Christ comme
homme ; car, bien qu'on puisse dire qu'elle découle naturellement de la
nature divine sur la nature humaine qui la reçoit, elle n'a pas été produite en
lui par les principes constitutifs de la nature humaine. Mais comme, dans un
autre sens, on appelle naturel ce qu'un être possède dès sa naissance, la grâce
de l'union et la grâce habituelle lui sont l'une et l'autre naturelles, en tant
qu'il les a possédées dès sa naissance. La nature humaine a été unie à sa
personne au premier instant de sa conception, et, à ce moment même, son âme a
été remplie de tous les dons de la grâce.
Le mot prendre implique deux idées qui conviennent évidemment
à une personne, savoir : un principe d'action et un terme. Il signifie
l'action d'attirer à soi quelque chose, action qui appartient en propre à une
personne. Or, dans l'incarnation, la personne est tout à la fois le principe et
le terme : le principe, parce qu'il convient proprement à la personne
d'agir, et que la chair a été prise par l'action divine ; le terme, parce
que l'union s'est faite dans la personne et non dans la nature. Il convenait
donc très-bien à une personne divine de prendre une nature créée.
Une
telle union n'ajoute pas plus à la personne du Verbe, qui est infinie, que
l'union de l'homme avec Dieu, par la grâce de l'adoption, n'ajoute à la nature
divine ; ce qui est de Dieu s'applique à l'homme de telle façon que
l'homme lui-même est perfectionné, et non pas Dieu.
Il convenait à la nature divine d'être le principe de l'action
qui consiste à prendre une nature créée ; mais il ne lui appartenait d'en
être le terme que par l'intermédiaire de la personne à laquelle elle unit cette
nature. On dit très-proprement, pour cette raison, qu'une personne divine a
pris la nature humaine, et, secondairement, que la nature divine a pris la
nature humaine pour l'unir à une personne divine qui subsiste en elle. On dit
encore dans le même sens que la nature divine s'est incarnée.
Quoique
le Père ait pris la nature humaine pour l’unir à la personne du Verbe, on ne
saurait affirmer d'une manière absolue qu'il a pris la nature humaine, parce
qu'il ne l'a pas tirée à lui pour l'unir à sa propre personne.
Notre intelligence se met en rapport de deux manières avec le
monde divin : la première consiste à connaître Dieu tel qu'il est en
lui-même. Alors, si l'on fait abstraction des personnes, la nature divine ne
peut pas prendre une autre nature ; il est impossible d'enlever par la
pensée quoi que ce soit à la divinité et de supposer en même temps que quelque
chose subsiste encore en elle. Tout ce qui existe en Dieu est un, sauf la
distinction des personnes ; et supprimer l'une, c’est supprimer l'autre,
puisqu'elles ne sont distinctes que par leurs relations nécessairement
coexistantes. La seconde manière dont notre entendement connaît Dieu consiste à
le percevoir selon notre mode d'existence, c'est-à-dire comme multiple et
divisé ; ainsi se perçoivent, par exemple, sa bonté, sa sagesse et ses
autres attributs, sans la paternité et la filiation qui constituent des
personnes. De cette sorte, nous concevons que, abstraction faite des personnes,
la nature divine, qui se présente à notre esprit comme l'unique personnalité de
Dieu, telle que les Juifs la concevaient, puisse prendre une autre nature.
L'action de prendre procède de la divine puissance, commune
aux trois personnes ; mais le terme de cette assomption, nous l'avons vu,
est propre à une personne. C'est pourquoi, tandis que les trois personnes ont
contribué à unir la nature humaine à la personne du Fils, celle-ci, à
l'exclusion des autres, a pu s'incarner, en prenant une nature créée.
Si l'on
dit que la nature divine s'est incarnée, on ne la considère pas comme commune
aux trois personnes ; et quand on ajoute que la nature divine s'est
incarnée tout entière, on veut faire entendre qu'elle n'est privée d'aucune de
ses perfections dans la personne incarnée.
Les trois personnes divines ont la même puissance. Le Fils a
pu s'incarner ; le Père et le Saint-Esprit le pouvaient aussi. En effet,
la puissance divine, qui a uni la nature humaine à la personne du Fils, aurait
pu l'unir à la personne du Père ou à celle du Saint-Esprit.
Si le
Père se fût incarné, nous aurions reçu du principe de la filiation naturelle
une filiation adoptive, de même que nous tenons du Fils une filiation adoptive
qui ressemble à sa filiation propre ; et si le Saint-Esprit se fût
incarné, l'adoption nous serait venue du lien qui unit le Père et le Fils.
Telle est la condition des personnes divines, que l'une exclut
l'autre de sa propre personnalité, mais non de sa nature. Puisque, dans le
mystère de l'Incarnation, la raison du fait est la puissance qui l'exécute, et
que, dans cette matière, on doit juger d'après la personne divine qui a pris la
nature humaine, plutôt que d'après la nature humaine qu'elle a prise, il n'est
pas impossible que deux personnes divines ou les trois ensemble prennent la
même nature humaine.
Les
trois personnes seraient alors un seul homme, en raison de l'unité de la nature
humaine. Le mot seul impliquerait uniquement l'unité de cette nature sans
l'unité des personnes divines ; il y aurait unité entre chaque personne et
la nature humaine.
La puissance infinie des personnes divines ne saurait être
limitée à un être créé. Le créé n'est pas capable de circonscrire l'incréé.
Évidemment une seule personne divine pourrait prendre deux natures
numériquement distinctes.
On
dirait, dans ce cas, que la personne divine est un seul homme avec deux natures
humaines ; il y aurait toujours unité de personne. Quand un homme se
couvre de deux vêtements, il y a une personne portant deux vêtements, et non
deux personnes vêtues.
Il y avait un rapport de convenance entre la personne du Fils
et toutes les créatures en général. De même que le verbe ou la pensée d'un artisan
est l'image typique des œuvres qu'il exécute, le Fils qui, comme Verbe, est le
concept éternel de Dieu, est aussi l'image de toutes les créatures ; or,
quand un ouvrage d'art se détériore, l'auteur le restaure par le moyen de la
première forme artificielle qu'il a conçue, et en vertu de laquelle il lui a
donné l'existence. — Il y avait un rapport spécial de convenance entre le Fils
de Dieu et la nature humaine. Le Verbe est le concept de la sagesse éternelle,
d'où dérive toute sagesse humaine. L'homme qui se met en communication avec lui
y trouve, en tant qu'il est un être raisonnable, sa perfection propre. « La
source de la sagesse, dit l'Esprit-Saint, est le Verbe de Dieu, qui habite au
plus haut des cieux. » (Eccl. i, 5.) — Il y avait, enfin, un rapport de
convenance entre le fils de Dieu et le but de l'incarnation. Ce but consistait
dans l'accomplissement de la prédestination des hommes appelés à l'héritage
céleste, auquel ont droit les enfants d'adoption, selon cette parole de
l'Apôtre : « Si nous sommes les enfants de Dieu, nous sommes aussi
ses héritiers. » (Rom. viii, 17.) Il convenait dès-lors que la filiation
par adoption, à laquelle nous étions prédestinés de toute éternité, nous fût
apportée par celui-là même qui est le Fils naturel et unique de Dieu, comme le
marque ce mot : « Ceux que Dieu a connus d'avance, il les a
prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils. » (Rom. viii, 29.)
— On voit par ces analogies que la personne du Fils, plutôt que les deux autres
personnes, devait s'incarner.
La Sagesse engendrée a dit : « Mes délices sont
d'être avec les enfants des hommes. » (Prov. viii, 31.)
Une double raison rendait convenable l'union de la nature
humaine avec la divinité : la dignité de cette nature, et la nécessité où
elle se trouvait. Raisonnable et intelligente, elle était naturellement propre
à entrer en relation avec le Verbe, par la connaissance et par l'amour ; entachée
du péché originel, elle avait besoin d'être restaurée. La créature privée de
raison manquait de dignité, et la nature angélique ne présentait point la
convenance tirée de la nécessité. La nature humaine était conséquemment la
seule que le Verbe de Dieu devait prendre.
« Dieu, dit saint Augustin, a pris la nature de l'homme,
et non la personne. »
Supposez que, dans la nature humaine, la personne eût été existante
avant l'assomption ; de deux choses l'une : ou elle serait détruite,
et dans ce cas elle aurait été prise en vain ; ou bien elle subsisterait
après l'union, et alors il y aurait deux personnes, ce qui est contraire à ce
que nous avons établi précédemment. Le Fils de Dieu n'a donc pas pris une
personne humaine.
Est-ce à
dire que la nature humaine, ainsi privée de sa personnalité, a manqué de
quelque qualité propre à notre nature ? Non, sans doute ; elle n'a
été privée de personnalité qu'à raison de son adjonction à un être supérieur à
elle.
Saint Félix, pape et martyr, dont le concile d'Éphèse invoqua
l'autorité, s'exprime en ces termes : « Nous croyons en
Notre-Seigneur Jésus-Christ, né de la Vierge Marie, parce qu'il est le Fils
éternel de Dieu, et non un homme que Dieu a pris pour être un autre que lui. »
On s'exprimerait improprement en disant que le Fils de Dieu a
pris un homme. Qui dit un homme, dit une nature humaine existant dans un suppôt ;
or, dans l'incarnation, il n'y a pas d'autre suppôt que la personne divine, à
la fois principe et ternie de l'assomption. S'il n'est pas vrai qu'un suppôt a
été pris, nous ne pouvons pas dire qu'un homme l'a été.
« Si Dieu, le Verbe incarné, disait très-bien saint Jean
Damascène, avait pris cette nature que nous considérons par une vue simple de
l'esprit, l'incarnation n'aurait été qu'une fiction trompeuse. » En effet,
il est impossible que, comme le prétendaient les Platoniciens, la nature
humaine existe sans une matière sensible qui l'individualise ; et, quand
on admettrait qu'elle puisse ainsi exister, il n'aurait point été convenable
que le Verbe de Dieu la prît dans cette condition. Une telle nature n'aurait eu
que des opérations communes et universelles, d'où ne se tire ni mérite ni
démérite, et il n'aurait pas pu mériter pour nous. D'ailleurs, purement
intelligible et incapable de tomber sous les sens, elle aurait été contraire au
but même qu'il se proposait, puisqu'il voulait apparaître au regard des hommes,
selon ce passage du prophète Baruch : « On l'a vu sur la terre, et il
a vécu parmi les hommes. » (iii, 38.) Il ne devait pas davantage prendre
la nature humaine telle qu'elle est dans l'intelligence divine, où elle n'est
pas autre chose que la nature divine elle-même ; car on serait obligé de
professer qu'il a eu la nature humaine de toute éternité. Pour conclusion, le
Fils de Dieu n'a pas dû prendre la nature humaine abstraite de tous les
individus.
Il ne convenait pas que le Verbe prît la nature humaine dans
tous les individus. Ce qui le prouve, c'est, premièrement, que la multitude des
suppôts réclamés naturellement par la nature humaine aurait été détruite,
puisque, si toutes les natures humaines avaient été l'objet de l'assomption,
elles n'auraient toutes qu'un seul suppôt, savoir : la personne divine qui
les aurait prises. Secondement, une telle union aurait dérogé à la dignité du
Fils de Dieu incarné, qui, comme homme, « est le premier né entre un grand
nombre de frères. » Tous les hommes seraient égaux en dignité. Enfin, il
était beaucoup plus conforme à la raison que la seule personne incarnée prît
une seule nature humaine, afin qu'il y eût unité des deux côtés.
« Dieu,
dit saint Paul, nous a fait voir combien est grande sa charité envers nous, en
ce que, lorsque nous étions ses ennemis, Jésus-Christ est mort pour nous »
(Rom. v, 8) : or cela n'eût pas eu lieu, si le Verbe avait pris la nature
humaine dans tous les hommes.
La généalogie du Christ remonte à Adam ; saint Luc le
constate (iii). — « Dieu, a dit saint Augustin, pouvait prendre la nature
humaine ailleurs que dans la souche d'Adam ; mais il a jugé qu'il valait
mieux que l'humanité, par laquelle il devait vaincre l'ennemi des hommes, fût
tirée de la race même qui avait été vaincue. »
La justice semble demander que celui qui a péché satisfasse ;
il fallait dès-lors que la satisfaction pour le genre humain fut tirée de la
nature même que le péché avait viciée. — La dignité de l'homme devait y gagner,
puisque le vainqueur du démon naissait de la race vaincue par lui. — Dieu
lui-même, élevant à un si haut degré de vertu et de dignité ce qu'il avait pris
d'une nature corrompue et affaiblie, faisait éclater davantage sa puissance.
Quelqu'un,
répétant les paroles de saint Paul, dira peut-être : « Il convenait
que nous eussions un Pontife… séparé des pécheurs. » (Héb. vii; 26.) Cela
est vrai pour la faute que le Christ venait détruire, mais non pour la nature
qu'il voulait sauver ; car, suivant le même Apôtre, « notre Pontife
devait être assimilé à ses frères sous tous les rapports, à l'exception du
péché. »
Saint Augustin disait avec raison : « Si le corps du
Christ a été un fantôme, le Christ a trompé ; s'il a trompé, il n'est pas
la vérité. »
Le Fils de Dieu a eu un corps véritable ; trois raisons
le prouvent. — La nature humaine exige un vrai corps : or, nous l'avons
dit, il a été convenable que Dieu prît la nature humaine ; donc le corps
du Christ était véritable. — Sans un vrai corps, le Christ n'aurait pas
véritablement enduré la mort : tout ce que les Évangélistes en racontent
ne se serait passé qu'en apparence ; il n'aurait pas réellement sauvé les
hommes. — Enfin, il ne convenait pas à la dignité du Verbe incarné, qui est la
vérité même, d'avoir recours à la feinte dans ses actions. Notre-Seigneur
écarta lui-même cette pensée. Quand ses disciples, troublés, croyaient voir un
esprit au lieu d'un vrai corps, il se fit toucher, en disant : « Touchez,
et voyez vous-mêmes ; car un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez
que j'en ai. » (Luc, xxiv, 39.)
Si le Christ n'avait eu qu'une chair fantastique, l'Apôtre
n'aurait pas pu dire : « Il s'est rendu obéissant jusqu'à la mort, et
à la mort de la croix. » — Que, dans l'Ancien Testament, les apparitions
n'aient eu lieu qu'en apparence, cela se conçoit ; elles n'étaient que des
figures. Le Fils de Dieu, leur réalité, a dû se faire voir dans un vrai corps ;
c'est ce que saint Paul exprimait ainsi : « Toutes ces figures
étaient l'ombre des choses futures ; mais le Christ en est le corps. »
(Colos. ii, 17.)
Notre-Seigneur a dit : « Un esprit n'a ni chair ni
os, « comme vous voyez que j'en ai. » (Luc, xxiv, 39.)
De même que la nature humaine ne serait pas véritable dans le
Christ, si, comme l'a supposé Manès, le corps qu'il a pris était fantastique,
elle ne le serait pas davantage si ce corps était céleste, comme l'enseignait
Valentin. D'abord, la nature humaine exige, pour matière déterminée, la chair
et les os. Ensuite, avec un corps céleste, le Christ n'aurait pas pu éprouver
réellement la faim et la soif, ni endurer les souffrances et la mort ; la
réalité des actions accomplies dans son corps aurait été évidemment atteinte.
De plus, il s'est montré aux hommes comme ayant un corps charnel et terrestre ;
une telle conduite eût été trompeuse, s'il avait eu un corps céleste. De là ce
que nous lisons dans les Dogmes
ecclésiastiques : « Le Fils de Dieu est né en prenant une chair
du corps de la Vierge, et non une chair apportée du ciel avec lui. »
Arius, et ensuite Apollinaire, disaient que, tenant lieu d'âme
à la chair, le Verbe avait pris la chair sans âme.
Cette doctrine a d'abord contre elle l'autorité de la sainte Écriture,
où Notre-Seigneur parle de son âme en ces termes : « Mon âme est
triste jusqu'à la mort. » (Matth. xxvi, 38.) « J'ai le pouvoir de
quitter mon âme. » (Jean, x, 18.) Ces paroles ne doivent pas être prises
dans un sens figuré, comme le prétendait Apollinaire : les Évangélistes
rapportent que Jésus éprouva de l'admiration, de la colère, de la tristesse, et
qu'il eut faim, ce qui montre qu'il avait une âme véritable. En second lieu,
une telle erreur enlèverait à l'incarnation son utilité, à savoir la délivrance
de l'homme. « Nous demandons, disait saint Augustin, dans quelle vue le
Médiateur aurait omis l'âme en prenant un corps. A-t-il cru qu'elle était
innocente et qu'elle n'avait pas besoin de guérison ; ou bien, la jugeant
incurable, a-t-il renoncé à la guérir ? A-t-il pu ignorer que, des deux
substances qui composent notre être, elle est la plus précieuse, et qu'elle a
été la plus coupable dans la transgression première, à raison de son
intelligence ? « Le Christ est très sage et très-miséricordieux ;
sa sagesse l'a empêché de négliger la meilleure substance, celle qui est
capable de sagesse, et sa miséricorde l'a porté à s'unir à elle, parce qu'elle
avait été plus profondément blessée. » Troisièmement, cette hérésie irait
jusqu'à détruire la vérité de l'incarnation, puisque l'âme détermine en nous la
nature humaine.
« Le Christ, dit saint Augustin, a fait voir qu'il avait
une vraie chair, en disant : « Touchez et voyez ; car un esprit
n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai. » (Luc, xxiv, 39.) Il a
montré qu'il avait une âme par ces paroles : « Je quitte mon âme et
je la prends de nouveau. » (Jean, x, 18.) Il a prouvé qu'il y avait dans
cette âme une intelligence, lorsqu'il a dit : « Apprenez de moi que
je suis doux et humble de cœur. » (Matth. xi, 29.)
Les Apollinaristes, vaincus, prétendirent que si l'âme du
Christ existait, elle n'avait pas d'intelligence, le Verbe lui-même lui en
tenant lieu. Cette erreur se réfute par les mêmes raisons que la précédente. — Elle
contredit la narration évangélique, où nous voyons que le Christ éprouva de
l'admiration. — Elle anéantit l'utilité de l'incarnation : l'intelligence
seule rend l'âme humaine capable de pécher et de recevoir la grâce
sanctifiante. — Elle détruit la vérité de l'incarnation : qu'est-ce qu'une
chair qui n'est pas unie à une âme raisonnable, si ce n'est la chair d'un
animal, et non une vraie chair humaine ? — Dire que le Fils de Dieu s'est
uni le corps d'un animal sous la figure d'un corps humain, c'est nier la
véracité divine. — Donc le verbe a pris l'intelligence humaine.
On dira
peut-être qu'une lumière plus brillante obscurcit celle qui l'est moins ; que,
d'ailleurs, le Verbe de Dieu, la lumière de tout homme venant en ce monde,
n'avait nulle raison de prendre l'intelligence humaine, qui est comme un
flambeau allumé à sa lumière même, selon cette parole : « L'esprit de
l'homme est la lampe du Seigneur. » (Prov. xx, 27.) — Une lumière plus
brillante perfectionne, au contraire, celle que reçoit un corps déjà éclairé
par elle ; elle n'éteint que la lumière d'un autre corps qui lui est
étranger. Si le Soleil, par exemple, obscurcit les étoiles, il fait mieux
éclater la lumière répandue dans l'air. D'après la même loi, l'intelligence
humaine, flambeau allumé à la lumière du Verbe divin, loin de s'éteindre à son approche,
a dû être perfectionnée.
Pour le temps, rien n'a servi d'intermédiaire dans
l'incarnation ; le Verbe de Dieu s'est uni au même moment la nature
humaine tout entière. Mais, dans l'ordre de nature, où l'on considère la
noblesse des êtres et leur causalité, on peut dire que le Fils de Dieu s'est
uni la chair par l'intermédiaire de l'âme ; car, pour la dignité, l'âme
tient le milieu entre Dieu et le corps ; pour la causalité, elle donne à
la chair la qualité qui la rend susceptible de l'assomption.
Si le
Verbe s'est uni à la chair par l'intermédiaire de l'âme, comment se fait-il,
demandera quelqu'un, qu'il y resta uni, alors même que l'âme en fut séparée ?
— Quand une chose est la cause d'une autre par voie d'aptitude et de
convenance, rien n'empêche que son effet continue d'exister, quand elle est
supprimée. Que quelqu'un, par exemple, après avoir servi d'intermédiaire à
l'amitié de deux personnes, vienne à s'éloigner, l'amitié peut persévérer
néanmoins. C'est ainsi que l'union du Verbe de Dieu avec la chair s'est
maintenue, alors même que l'âme s'en est éloignée.
Si le Fils de Dieu a pris la chair par l'intermédiaire de l'âme,
il a pris aussi l'âme et les facultés de l'âme par l'intermédiaire de
l'intelligence. Cela résulte de la dignité même de cette faculté et de la convenance
de l'assomption. En effet, de toutes les puissances de l'âme, l'intelligence
est la plus élevée, la plus digne et la plus semblable à Dieu, à l'image duquel
elle est faite. L'âme elle-même ne tire pas d'ailleurs la convenance qui la
rend susceptible de l'assomption. C'était sur ce fondement que saint Jean
Damascène disait : « Le Verbe de Dieu s'est uni à la chair par le
moyen de l'intelligence, qui est la puissance la plus spirituelle de l'âme et
la plus rapprochée de Dieu. »
« L'âme, dit fort bien le saint que nous venons de citer,
n'a pas été unie, comme quelques-uns l'ont prétendu, au Verbe de Dieu avant
l'incarnation accomplie dans le sein de la Vierge, et qui l'a fait appeler le
Christ. »
Loin de nous l'opinion d'Origène, qui a supposé que l'âme du
Christ a été créée dès le commencement. De deux choses l'une, ou elle aurait eu
une existence propre et indépendante du Verbe, ou bien elle lui aurait été unie
dès le principe, pour s'incarner ensuite dans le sein de la Vierge. Dans le
premier cas, elle n'aurait pas été unie au Verbe quant à sa subsistance ; dans
le second, elle ne serait pas de la même nature que les nôtres, qui sont unies
à un corps par leur création même.
De même que l'âme n'a pas été prise par le Verbe avant la
chair, parce qu'il est contre sa nature d'exister avant d'être unie au corps ;
de même la chair n'a pas dû être prise avant l'âme, parce qu'elle n'est chair
humaine que par son union avec une âme raisonnable.
Ce qui
rend la chair propre à être unie à la personne du Verbe, c'est sa qualité de
chair humaine qu'elle tire de son union avec l'âme.
Le Verbe a plutôt pris les parties par l'intermédiaire du
tout. À vrai dire, l'assomption du tout et des parties s'est accomplie
simultanément ; mais, comme il a pris le corps à cause de son rapport avec
l'âme, il a pris aussi le corps et l'âme à cause de leur rapport avec la nature
humaine tout entière.
Il y a dans le Christ deux sortes de grâce : celle de
l'union et la grâce habituelle. La grâce de l'union, c'est l'être personnel
donné gratuitement à la nature humaine dans la personne du Verbe. Évidemment
cette grâce n'a pas été l'intermédiaire de l'assomption. Or la grâce habituelle
en résulte suivant ces paroles : « Nous avons vu sa gloire comme Fils
unique du Père ; il était plein de grâce et de vérité. » (Jean, i, 14.)
Donc celle-ci peut encore moins être considérée comme l'intermédiaire par
lequel le Verbe a pris la nature humaine. Mais si, par le mot grâce, on entend
la volonté de Dieu, qui fait ou donne gratuitement quelque chose, dans ce sens
l'union s'est faite par la grâce, qui en a été, non l'intermédiaire, mais la
cause efficiente[274].
Il était écrit : « L'esprit du Seigneur se reposera
sur lui. » (Is. xi, 2.)
L'âme du Christ a eu une grâce habituelle. Cela ressort,
premièrement, de son union avec le Verbe de Dieu ; secondement, de la
noblesse d'une telle âme, dont les opérations devaient toucher à Dieu de si
près, et qui pour cela avait besoin d'être élevée par la grâce ; troisièmement,
de l'office de médiateur que remplit le Christ à notre égard, et pour lequel
une grâce prête à se répandre sur tous les hommes était nécessaire, comme
l'indique ce mot de saint Jean : « Nous avons tous reçu de sa
plénitude. » (Jean, i, 16.)
La grâce
habituelle était nécessaire au Christ pour ses opérations humaines. — L'humanité
ne ressemblait pas en lui à un instrument inanimé que la divinité seule aurait
fait mouvoir, et qui, sans agir, aurait été seulement poussé. Animée par une
âme raisonnable, elle était un instrument conduit de telle manière qu'elle
agissait aussi elle-même. Pour une telle opération, il lui fallait la grâce
habituelle.
Le Christ a possédé la plénitude de la grâce ; il a eu
conséquemment toutes les vertus.
« La foi, dit saint Paul, est la démonstration des choses
que l'on ne voit pas. » Nous prouverons bientôt que le Christ, dès le
premier instant de sa conception, a vu Dieu pleinement dans son essence ; il
n'a donc pas pu avoir la foi, vertu théologale.
Le Christ n'a pas eu l'espérance. « Comment espérer ce
que l'on voit ? » (Rom. viii, 24.) De ce qu'il a espéré certains
biens qu'il ne possédait pas encore pleinement, parce qu'ils n'entraient pas
dans sa perfection présente, par exemple l'immortalité et la glorification de
son corps, il ne s'ensuit nullement qu'il a eu la vertu théologale de
l'espérance.
Les dons sont certaines perfections qui disposent les
puissances de notre âme à recevoir l'impulsion du Saint-Esprit. Or l'âme du
Christ recevait d'une manière très-parfaite cette impulsion, comme on le voit
par ces paroles : « Jésus, rempli du Saint-Esprit, s'éloigna du
Jourdain et vint dans le désert, où il fut conduit par l'Esprit. »
Conséquemment le Christ possédait les dons avec suréminence.
Quelqu'un
dira : Le Christ a eu les vertus dans leur perfection ; il n'a pas eu
besoin des dons. — Le Christ a eu les vertus dans leur perfection ; mais,
si grandes que soient les vertus, qui donnent aux facultés de l'âme la
perfection nécessaire pour suivre la raison, elles doivent encore avoir pour
auxiliaires les dons eux-mêmes, desquels notre âme et ses facultés reçoivent
l'aptitude à se laisser mouvoir par les impulsions du Saint-Esprit.
Le Christ a eu la crainte de Dieu ; mais elle n'était
autre en lui que ce sentiment respectueux par lequel son âme se portait vers la
divinité ; il ne craignait ni d'être séparé de Dieu, ni d'encourir quelque
punition. « Il fut exaucé en toutes choses pour son respect, comme parle
saint Paul. » (Héb. v, 7.) Voilà en quel sens on doit entendre ces paroles
d'Isaïe : « L'esprit de la crainte du Seigneur le remplira. » (xi,
3.)
Il n'a
pas eu la crainte servile, qui regarde la peine et que la charité parfaite
détruit.
Les grâces gratuites sont accordées pour servir à
l'établissement de la foi et à l'enseignement spirituel ; il faut que
celui qui enseigne ait le moyen de prouver la vérité de sa doctrine : autrement
sa science serait inutile. Or le Christ est le premier et le principal docteur
de l'enseignement spirituel et de la foi ; car saint Paul dit : « La
parole du salut, annoncée d'abord par le Seigneur, nous a été confirmée par
ceux qui l'ont entendue, Dieu appuyant leur témoignage par des miracles et des
prodiges. » (Héb. ii, 3.) Il suit de là que le Christ, comme premier et
principal docteur de la foi, a eu suréminemment toutes les grâces gratuitement
données.
II n'a
pas parlé, dira-t-on, toutes les langues. Nous l'avouons ; est-ce une
preuve que la connaissance de toutes les langues lui était étrangère ? Non ;
nous verrons plus tard qu'il connaissait le secret des cœurs, que l'on
manifeste par une parole quelle qu'elle soit.
Nous trouvons dans l'Écriture cette prédiction qui le concerne :
« Dieu vous suscitera un prophète du milieu de vos frères. » (Deut.
xviii, 15.) Il a dit, en parlant de lui-même : « Un prophète n'est
sans honneur que dans sa patrie. » (Jean, iv, 44.) Il a donc eu le don de
prophétie.
Un prophète est un homme qui, ici-bas, connaît et annonce aux
autres des choses qui sont loin de leur connaissance. Or, avant sa Passion, le
Christ participait à notre condition comme voyageur, quoiqu'il jouît de la
claire vision. Comme il connaissait et annonçait des choses dont les autres
hommes ne pouvaient avoir la connaissance, on doit lui attribuer le don de
prophétie.
Il y a deux sortes de plénitude : la plénitude
d'intensité et celle de puissance. Le Christ, dont il est écrit : « Nous
l'avons vu plein de grâce et de vérité » (Jean, i, 14), a eu cette double
plénitude de grâce. Il a eu d'abord la plénitude d'intensité de la manière la
plus parfaite. Ce qui le prouve, c'est, en premier lieu, l'union étroite de son
âme avec la source même de la grâce ; c'est, en second lieu, la mission
qu'il avait de répandre la grâce sur les autres hommes. Il a eu ensuite la
plénitude de la grâce sous le rapport de la puissance ; il en pouvait
manifester toutes les opérations et en réaliser tous les effets.
Il est écrit : « Nous l'avons vu, comme Fils unique
du Père, plein de grâce et de vérité. » (Jean, i, 14.)
La grâce est dans sa plénitude d'une double manière :
absolument, ou relativement à son sujet. — Elle est absolument dans sa
plénitude, lorsqu'elle est à son plus haut degré, et quant à son essence, et
quant à sa puissance. La plénitude de la grâce, ainsi comprise, est propre au
Christ ; il l'a eue aussi excellemment que possible et dans sa plus grande
étendue par rapport à tous ses effets. — La grâce est dans sa plénitude
relativement à son sujet, lorsqu'elle le remplit pleinement selon sa condition,
soit par son intensité, qui atteint la limite que Dieu a fixée pour lui,
conformément à cette parole : « La grâce a été donnée à chacun de
nous dans la mesure du don du Christ » (Eph. iv, 7) ; soit même quant
à sa puissance, dans le sens qu'elle lui donne la faculté d'accomplir tout ce
qui est de son ministère ou de son état, comme le marque cette autre parole de
l'Apôtre : « A moi, le plus petit de tous les saints, a été donnée la
grâce d'éclairer tous les hommes. » (Eph. iii, 8.) Cette dernière
plénitude de la grâce n'est pas exclusivement propre au Christ ; les
autres êtres la reçoivent par voie de communication.
Ce mot
de l’ange à la sainte Vierge : « Je vous salue, pleine de grâce, »
ne doit pas être entendu de la grâce absolue, car la sainte Vierge n'a pas
possédé la grâce au degré le plus élevé possible, ni de telle sorte qu'elle en
produisît tous les effets. Elle est appelée « pleine de grâce » par
rapport à elle-même, en ce sens qu'elle avait une grâce suffisante pour devenir
la mère du Fils unique de Dieu.
La grâce de l'union, que le Verbe a accordée gratuitement à la
nature humaine en se l'unissant personnellement, est infinie comme sa personne
même. — La grâce habituelle, créée dans l'âme du Christ, ne saurait être
infinie ; elle n'excède pas son sujet. Si parfois on l'appelle infinie,
c'est dans le sens qu'elle renferme essentiellement toute grâce et qu'elle a
été accordée sans mesure à l'âme du Christ, comme au principe universel dont
les hommes la reçoivent, selon cette parole : « Il nous a donné la
grâce dans son Fils bien-aimé. » (Eph. i, 6.)
On ne peut pas concevoir une union plus étroite de la créature
avec Dieu que celle qui se fait en une seule personne : donc la grâce du
Christ atteignait son extrême mesure ; donc encore elle n'était pas
susceptible d'accroissement. Du côté de l'âme où elle était reçue, elle ne
pouvait pas non plus augmenter ; le Christ, comme homme, jouissait
véritablement et pleinement de la claire vue de l'essence divine dès le premier
instant de sa conception ; c'est pourquoi, comme les autres bienheureux
arrivés au terme, il n'a pu recevoir un accroissement de grâce.
On dira
peut-être que, d'après saint Luc, « l'Enfant Jésus croissait en grâce et
en sagesse devant Dieu et devant les hommes. » (ii, 52.) — On progresse en
sagesse et en grâce : premièrement, par l'accroissement même de la sagesse
et de la grâce, et le Christ n'y progressait pas ainsi ; secondement,
quant aux effets visibles. Il progressait de cette seconde manière : en
avançant en âge, il marquait plus de sagesse et de grâce dans les œuvres qu'il
accomplissait, afin de se montrer vrai homme dans le culte de Dieu et dans ses
rapports avec les hommes.
L'union de la nature humaine avec la personne divine a été
antérieure à la grâce habituelle dans le Christ, d'une priorité de raison,
quoiqu'elle ne l'ait pas précédée d'une priorité de temps. En effet, le
principe de l'union était la personne du Fils, qui prenait la nature humaine,
et ce fut la présence de sa divinité qui produisit la grâce dans son humanité,
comme le soleil produit la lumière dans l'air. La grâce habituelle se conçoit
ainsi comme venant après l'union, ou, si l'on veut, comme accompagnant l'union,
dont elle était un produit naturel.
« Dieu, dit saint Paul, l'a établi chef sur toute
l'Église. » (Eph. i, 22.)
De même que l'on donne à l'Église, prise dans son ensemble, le
nom de corps mystique, à cause d'une certaine ressemblance qu'elle a avec le
corps naturel de l'homme qui accomplit des opérations diverses par ses divers
membres ; de même on appelle le Christ chef du corps de l'Église, à raison
d'une certaine analogie avec la tête de l'homme, où l'en distingue trois choses :
la primauté, la perfection et la puissance active. Il est la tête ou le chef du
corps de l'Église : premièrement, parce que la grâce qu'il possède a sur
toutes les autres grâces qui en découlent, l'antériorité et la supériorité, en
sorte qu'il est lui-même le « premier-né entre beaucoup de frères » ;
en second lieu, à cause de sa perfection relativement à la plénitude de toutes
les grâces, comme le marque saint jean dans cette parole : « Nous
l'avons vu plein de grâce et de vérité » (i, 14) ; enfin, parce qu'il
a la puissance de faire descendre la grâce dans tous les membres de l'Église,
comme on le voit par ces autres paroles du même Évangéliste : « Nous
avons tous reçu de sa plénitude. »
On
compare quelquefois le Christ à la tête et le Saint-Esprit au cœur, pour
marquer que le Saint-Esprit vivifie invisiblement l'Église par son influence
occulte, et que le Christ est, comme homme, au-dessus des autres hommes par sa
nature visible.
Il est écrit : « Il transformera notre corps abject
et humilié en lui donnant la figure de son corps glorieux. » (Phil. iii,
21.)
Le corps humain a un rapport naturel avec l'âme raisonnable,
qui est sa forme et son moteur ; il en reçoit la vie et lui sert
d'instrument. S'il en est ainsi, l'humanité tout entière du Christ a dû avoir
action sur l'âme et sur le corps des hommes, principalement sur l'âme, et
secondairement sur le corps. Ce n'était pas sur un autre fondement que l'Apôtre
exhortait les chrétiens de son temps à faire servir les membres de leur corps
d'instruments à la justice que le Christ avait mise dans leur âme. (Rom. vi.)
Aussi, dans l'autre vie, on verra la gloire
de l'âme rejaillir sur le corps, conformément à
cette parole : « Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les
morts vivifiera aussi vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en
vous. » (Rom. viii, 11.)
Saint Paul écrivait à Timothée : « Il est le Sauveur
de tous les hommes et principalement des fidèles. » (Tim. iv, 10.)
Le Christ est le chef de tous les hommes, mais à différents
degrés. Il est le chef, premièrement et principalement, de ceux qui lui sont
unis actuellement par la gloire du ciel ; deuxièmement, de ceux qui lui
sont unis actuellement ici-bas par la charité ; troisièmement, de ceux qui
lui sont unis actuellement par la foi ; quatrièmement, de ceux qui doivent
lui être unis en vertu de la prédestination divine ; cinquièmement, de
ceux qui, comme les hommes vivant en ce monde sans être prédestinés, lui sont
unis en puissance et ne lui seront jamais unis en acte. Ces derniers, en
quittant la vie, cessent totalement d'être ses membres ; ils ne peuvent
plus lui être unis.
Les
infidèles, qui ne sont pas actuellement de l'Église, en sont cependant en
puissance, puissance qui repose sur un double fondement : premièrement et
principalement, sur la vertu du Christ, assez grande pour sauver tous les
hommes ; en second lieu, sur leur libre arbitre. — Le péché véniel
n'empêche point d'être membre du Christ. Quand l'Apôtre parlait de l'Église qui
n'a ni tache ni ride, il désignait l'Église glorieuse de la patrie céleste, et
non celle de la terre, puisque, d'après saint Jean, si nous disons que nous
sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes. » (1 Jean, i, 8.) — Les
hommes coupables de péché mortel restent membres de Jésus-Christ en puissance :
leur foi, toute morte qu'elle est, les unit encore imparfaitement à son corps ;
mais ils n'en reçoivent plus qu'un certain acte vital, celui de la foi, au
moyen duquel ils peuvent revenir à la grâce. — Les fidèles de l'Ancien
Testament doivent aussi être comptés au nombre des membres de l'Église. Les
cérémonies légales étaient pour eux des ombres et des figures qui, accomplies
avec foi et avec amour, les unissaient à Jésus-Christ.
L'Apôtre dit : Il est le chef de toute Principauté et de
toute Puissance. » (Col. ii, 10.) « Dieu le Père l'a placé à sa
droite dans le ciel, au-dessus de toutes les Puissances, de toutes les
Principautés, de toutes les Vertus, de toutes les Dominations ; et il a mis
toutes choses sous ses pieds. » (Eph. i, 20.) En effet, le corps mystique
de l'Église, dont il est le chef, se compose non-seulement des hommes, mais
encore des anges, qui, comme nous, ont pour fin la jouissance de la gloire
divine. Aussi lisons-nous dans l'Évangile : « Les anges
s'approchèrent de Jésus, et ils le servaient. » (Matth. iv, 11.)
Elle n'est pas autre, si on la considère dans son essence,
bien qu'elle en diffère rationnellement. En effet, ce qui distingue un chef,
c'est l'excellence de la grâce personnelle qu'il a reçue, et qu'il communique
par dérivation aux autres hommes. Il en est ainsi du Christ ; la grâce qui
a justifié son âme n'est pas autre que la grâce habituelle qu'il possède comme
chef de l'Église, et par laquelle il justifie les hommes. Il n'y a entre elles
qu'une distinction de raison.
L'apôtre écrivait aux Colossiens : « Le chef de l’Église
est celui dont tout le corps reçoit l'influence par des vaisseaux qui en
joignent et en lient toutes les parties. » (ii, 19.)
Le chef ou la tête exerce sur les membres du corps une double
influence : l'une intérieure, l'autre extérieure.
L'influence intérieure de la grâce procède uniquement du
Christ, qui, par son humanité unie à sa divinité, nous justifie ; sous ce
rapport, il est le seul chef de l'Église. — L'influence exercée à l'extérieur dans
le gouvernement de l'Église convient en même temps à d'autres hommes, que l'on
appelle aussi chefs de l'Église. Entre eux et le Christ il y a toutefois une
différence : le Christ est le chef de tous les membres de l'Église en tout
lieu, en tout temps et dans toute condition ; les autres hommes ne sont
chefs que dans des lieux particuliers, comme les évêques dans leurs diocèses,
ou pendant un temps limité, comme le Pape, pour la durée de son pontificat,
dans l'Église entière ; et ils ne le sont que dans un état déterminé,
c'est-à-dire pendant le pèlerinage de cette vie. Le Christ est le chef de
l'Église par sa puissance et son autorité propres ; les autres hommes ne
sont chefs qu'en tant qu'ils le représentent. Ainsi le marquait clairement
l'Apôtre, qui disait : « Nous remplissons la fonction d'ambassadeurs pour
Jésus-Christ ; Dieu même vous exhorte par notre bouche. » (2 Cor. v,
20.)
Le démon est le chef de tous les méchants, à la manière d'un
prince qui exerce une autorité sur des sujets soumis. Pour parler avec Job, « il
est le roi de tous les enfants de l'orgueil. » (xli, 25.) Le but qu'il se
propose dans son gouvernement, c'est de détourner de Dieu la créature raisonnable :
aussi, dès le commencement, il s'est efforcé d'empêcher l'homme de suivre les
préceptes divins ; il déguise son dessein sous une apparence de liberté.
Dieu nous en prévient par ces reproches adressés aux Juifs : « Vous
avez brisé mon joug, vous avez rompu mes liens, en disant : Je ne servirai
pas. » (Jér. ii. 20.) Les hommes conduits de la sorte au péché tombent
sous l'empire de Satan, et voilà pourquoi il est appelé leur chef.
Tous les
péchés, dira quelqu'un, ne viennent pas des suggestions du démon. — Le chef
d'un gouvernement ne suggère pas toujours à ses sujets de lui obéir ; il
notifie sa volonté par un signe, et les uns s'y conforment, engagés par des
exhortations, les autres spontanément, à la manière des soldats qui, sans y
être sollicités, suivent l'étendard de leur général. Le démon a péché dès le commencement.
Ce premier péché est comme un signe placé devant les yeux de tous les hommes.
Les uns le suivent, excités par quelques suggestions ; les autres, de leur
propre mouvement ; tous avec imitation, selon cette parole : « La
mort est entrée dans le monde par l'envie du diable ; ses partisans
l'imitent. » (Sag. ii, 24.)
On donne parfois le nom de chef à l'Antéchrist à raison de
l'étendue de sa perversité, parce qu'en lui la méchanceté du malin esprit,
exprimée de la façon la plus complète, montera à son comble, et par là même les
méchants de tous les siècles auront été en quelque sorte sa figure, ce que
l'Apôtre exprime très-bien en disant : « Le mystère d'iniquité
s'opère dès maintenant. » (2 Thes. ii, 7.)
Le Fils de Dieu a pris la nature humaine dans son intégrité.
Il a dû dès-lors avoir une science créée, outre la science divine ; autrement,
il faudrait dire que son âme a été moins parfaite que celle des autres hommes. À
quoi lui aurait servi de prendre une âme par laquelle il n'aurait rien connu ?
Il est d'ailleurs une certaine science créée qui appartient essentiellement à
la nature même de l'âme humaine : c'est celle par laquelle nous
connaissons naturellement les premiers principes. L'âme du Fils de Dieu aurait
manqué de cet attribut naturel, si elle n'avait pas eu une autre science que la
science divine. C'est pour cela que le sixième concile général a condamné
l'opinion de ceux qui refusaient au Christ deux sortes de science ou de
sagesse.
Il est
vrai que, de deux lumières du même ordre, la plus brillante éclipse la moins
vive ; on le voit par le soleil qui obscurcit la lumière d'un flambeau.
Mais si vous prenez deux lumières dans deux ordres différents, de telle façon
que la moins vive reçoive sa clarté de la plus brillante, loin de s'obscurcir
en présence de cette dernière, devenue plus lumineuse, la moins brillante
acquerra, au contraire, plus d'éclat. La lumière répandue dans l'air ne
s'accroît-elle pas à la lumière du soleil ? C'est ainsi que la science
créée n'est point obscurcie dans l'âme du Christ par la science divine, « qui
est la vraie lumière par laquelle tout homme venant en ce monde est éclairé. »
(Jean, i, 9.)
Le Christ possédait la science des bienheureux, qui consiste
dans la vision de Dieu. Ce qu'il disait lui-même le prouve : « Je
connais mon Père, et je garde sa parole. » (.Jean, viii, 55.) — Puisque
c'est par son humanité qu'il nous fait parvenir à la science que possèdent les
habitants du ciel, cette science lui convenait nécessairement et suréminemment.
La cause doit toujours l'emporter sur l'effet.
L'Apôtre a dit : « Tous les trésors de la sagesse et de la science sont renfermés dans le Christ. » (Col. ii,
3.)
Outre la science des bienheureux, par laquelle on connaît les
autres êtres dans le Verbe, le Christ avait une science infuse, qui consistait
en ce que son âme avait reçu du Verbe, auquel elle était unie, les idées ou
espèces intelligibles de tout ce qui existe ; elle connaissait ainsi les
choses telles qu'elles sont dans leur propre nature, à l'aide d'idées
proportionnées à l'entendement humain. Sa perfection le demandait.
L'Apôtre disait : « Quoiqu'il fût le fils de Dieu,
il connut l'obéissance par ses souffrances. » (Héb. v, 8.) La Glose ajoute :
« c'est-à-dire par les choses dont il fit l'expérience. » Le Christ
avait donc une science expérimentale ou acquise.
En effet, il avait, comme nous, l'intellect actif, dont le
propre est de tirer les espèces intelligibles des images sensibles. Quelle
aurait été l'opération spéciale de cette faculté, s'il n'avait pas dû avoir une
science acquise, que l'on nomme parfois science expérimentale ? Dieu n'a
fait rien d'inutile dans la nature, et encore moins dans l'âme du Christ.
Ainsi,
le Verbe incarné avait trois sortes de science : la science expérimentale
ou acquise, qu'il tenait de la capacité naturelle à l'âme humaine ; la
science infuse ou surnaturelle, qui, indépendante de tout rapport avec les
images, vient d'un principe supérieur, comme dans les anges ; la science
enfin des bienheureux, qui fait voir l'essence même de Dieu.
La nature divine et la nature humaine, unies sans confusion
dans la personne du Christ, ont conservé leurs propriétés respectives ; l'incréé
est demeuré incréé, et le créé est resté dans les limites de la créature :
Or il ne se peut pas qu'une créature comprenne l'essence divine : l'infini
ne saurait être renfermé dans le fini. Par conséquent, l'âme du Christ ne
comprenait ni le Verbe ni l'essence divine.
Elle
voyait l'essence divine, sans la comprendre parfaitement ; car la nature
humaine n'embrasse pas toute la vertu divine. Si l'on dit quelquefois que le
Fils de l'homme comprend l'essence divine, on doit entendre que c'est en vertu
de sa nature divine.
L'âme du Christ, qui voyait le Verbe plus parfaitement que
toute autre intelligence bienheureuse, connaissait en lui toutes les choses
présentes, passées et futures. Elle savait tout ce qui a été fait, dit ou pensé
à toutes les époques ; en sorte que ces paroles : « Il savait
bien ce qui était dans l'homme » (Jean, ii, 25), peuvent être entendues
non-seulement de la science divine du Verbe, mais encore de la lumière que son
âme puisait dans le Verbe. Cela devait être, puisque, comme Fils de l'homme, il
a été établi juge de toutes les pensées des hommes. Son âme, cependant, ne
connaissait pas dans le Verbe tout ce qui est possible à Dieu ; une telle
science équivaudrait à comprendre la puissance infinie. Elle a connu seulement
dans le Verbe la nature de tous les êtres créés et tout ce qui relève de leur
puissance.
L'âme du Christ ne connaissait point d'infinis actuels parmi
les créatures ; il n'en existe pas. Prenez tous les êtres sans exception,
ils formeront toujours un nombre déterminé. Mais elle connaissait, non par la
science de vision, mais par une science en quelque sorte de simple
intelligence, des infinis en puissance.
Dieu
seul est absolument infini. L'âme du Christ atteint cet infini absolu, mais
sans le comprendre ; elle comprend seulement l'infini qui est en puissance
dans les créatures, en tant que certains attributs peuvent être affirmés d'une
infinité d'individus.
« Dieu, dit saint Paul, a placé le Christ à sa droite
dans le ciel, au-dessus de toute Principauté, de toute Puissance, de toute
Vertu, de toute Domination et de tout ce qui porte un nom, soit dans le siècle
présent, soit dans le siècle futur. » (Eph. i, 20.) — Il résulte de là que
l'âme du Christ jouissait de la vue de Dieu dans un degré plus parfait que les
anges eux-mêmes. Unie au Verbe plus étroitement qu'aucune autre créature, elle
recevait, en effet, avec plus d'abondance que toute autre, la lumière dans
laquelle le Verbe lui-même contemple l'essence divine.
Si le Christ n'avait pas tout connu par sa science infuse,
Isaïe n'aurait pas fait cette prophétie : « Il sera rempli de
l'Esprit de sagesse et d'intelligence, de science et de conseil (xi, 2) ; »
quatre dons qui comprennent tous les objets de la connaissance.
Il convenait, afin que l'âme du Christ atteignît sa perfection
dernière, que tout ce qui entrait dans sa puissance fût réduit à l'acte. Elle a
donc connu, par sa science divinement infuse, tout ce qu'embrassent les
sciences humaines, et toutes les choses que les hommes connaissent par la
révélation divine. Ce n'est pas, cependant, par cette science qu'elle
connaissait l'essence de Dieu ; c'était par sa science bienheureuse, dont
on a parlé dans la question précédente.
Dans l'état de la claire vision, avant comme après la résurrection
générale, les âmes bienheureuses ont la faculté de connaître les choses sans le
secours des images sensibles : ainsi en était-il de l'âme du Christ, qui,
même avant sa Passion, jouissait de la claire vue.
Les
images, dira-t-on, sont pour l'intelligence de l'homme ce que sont les couleurs
pour la vue ; l'esprit ne voit rien sans elles. — La comparaison n'est pas
juste de tout point. L'intelligence peut se trouver dans une condition telle,
que les espèces intelligibles lui suffisent pour comprendre, sans qu'elle ait
besoin de recourir aux images sensibles. L'âme du Christ, qui jouissait de la
claire vue, était dans une telle condition. Les sens lui étaient cependant
utiles sous deux rapports : d'abord, pour qu'elle pût connaître à l'aide
des images, quoiqu'elle n'y fut pas astreinte ; ensuite, pour subvenir aux
nécessités de la vie corporelle.
Doué d'une âme raisonnable, le Christ possédait par là même la
faculté de comparer et de raisonner. En passant d'une chose à une autre, par
exemple, de l'effet à la cause, ou réciproquement, il n'acquérait pas de
nouvelles connaissances. Sa science infuse, dont nous parlons maintenant,
n'était pas le fruit des investigations de la raison ; elle venait de plus
haut. Néanmoins, elle permettait le raisonnement, et il pouvait, à son gré,
déduire une vérité d'une autre, tout comme on voit les savants conclure parfois
de la cause à l'effet, en faisant usage d'une science qu'ils possèdent déjà, et
non pour acquérir une connaissance nouvelle. Nous lisons dans l'Évangile qu'à cette
question : « De qui les rois de la terre reçoivent-ils le tribut, de
leurs fils, ou des étrangers » (Matth.,xvii, 24) ? saint Pierre ayant
répondu que c'était des étrangers, Notre Seigneur tira cette conclusion : « Les
fils sont donc libres. »
A raison de sa cause qui était en Dieu, la science innée ou
infuse du Christ était bien plus excellente que la science des anges, tant pour
le nombre des objets connus que pour la certitude : car la lumière de la
grâce spirituelle reçue par son âme était de beaucoup supérieure à la lumière de
la nature angélique. — Mais si on considère la science infuse de l'âme du
Christ sous le rapport subjectif, c'est-à-dire en tant qu'il est naturel à
l'âme humaine d'acquérir ses connaissances en recourant aux images sensibles,
aux comparaisons et au raisonnement, elle était, à ce point de vue, inférieure
à celle des anges.
La science infuse de l'âme du Christ était habituelle ;
car le mode naturel à l'âme humaine est de recevoir cette science à l'état
d'habitude : il pouvait en faire usage, à sa volonté.
L'âme du
Christ avait deux sortes de connaissance, chacune très-parfaite à sa manière.
Elle voyait l'essence divine, et, dans cette essence, les autres êtres, par une
vue toujours actuelle. L'autre connaissance, proportionnée à la nature humaine,
consistait à connaître les êtres par les espèces intelligibles divinement
infuses en elle ; celle-ci n'était pas toujours actuelle, quoiqu'elle fût
très-supérieure dans le genre de la connaissance humaine.
La science infuse dans l'âme du Christ y résidait de la façon
naturelle à l'âme humaine. Comme les sciences forment en nous diverses
habitudes, parce que les objets de nos connaissances appartiennent à différents
genres, la science infuse du Christ se divisait aussi en habitudes diverses,
suivant les espèces des choses connues.
L'âme du Christ n'était point imparfaite : de même
qu'elle connaissait par sa science infuse toutes les choses à l'égard
desquelles notre intellect passif est en puissance d'une manière quelconque,
elle connaissait aussi de science acquise tout ce que l'intellect actif peut
faire connaître.
Bien que
le Christ n'ait pas tout expérimenté, il a pu, par le moyen des choses dont il
a fait l'expérience, connaître les autres, en découvrant les effets par les
causes et les causes par les effets, le semblable par le semblable et les
contraires par les contraires. En voyant, par exemple, les corps célestes, son
âme a pu comprendre, par la puissance supérieure de sa raison, jusqu'où s'étend
leur vertu. Du reste, la science acquise du Christ n'a pas dû franchir les
limites au-delà desquelles la nôtre n'est plus possible ; il n'a connu,
par elle, ni la nature des substances séparées de la matière, ni toutes les particularités
du passé, du présent ou de l'avenir, dont il avait cependant la connaissance
par sa science innée ou infuse.
Saint Luc dit : « Jésus progressait en sagesse, en
âge et en grâce, devant Dieu et devant les hommes. » (ii, 52.) — À mesure
qu'il avançait en âge, ses œuvres manifestaient une science plus étendue et une
grâce plus abondante : de cette manière, il progressait en science, en
grâce et en âge. — Quant à la science considérée comme habitude de l'âme, il
faut poser en principe qu'ayant reçu avec plénitude, dès le commencement, la
science infuse et la science bienheureuse, il n'y a fait aucun progrès. Si
donc, comme quelques-uns le pensent, son âme n’y avait pas une science acquise
indépendamment de la science infuse, il faudrait dire qu'aucune science ne s'y
est accrue, si ce n'est par l'application des espèces intelligibles infuses aux
objets nouveaux qu'elle percevait par les sens. Mais, parce qu'il est
vraisemblable que son âme n'a été privée d'aucune action propre à la nature
humaine, et que celle d'abstraire les espèces intelligibles des images
sensibles est naturelle à notre intellect agent, il convient de lui attribuer
aussi une telle opération. Il a eu dès-lors une habitude de science acquise,
qui a pu s'accroître au moyen de l'abstraction des espèces intelligibles, par
cela même que son intellect agent, après avoir tiré des images sensibles les
premières espèces intelligibles, en pouvait abstraire de nouvelles, puis
d'autres encore.
Ces
paroles : « Jésus croissait en science et en âge, » peuvent donc
être entendues de sa science acquise, qui, non complète dès le commencement, se
développa avec l'âge et avec les facultés de son âme, bien que, proportionnellement
à son âge, elle ait toujours été parfaite.
Isaïe disait : « Je l'ai donné pour guide et pour précepteur
aux nations. » (lv, 4.) Un précepteur enseigne et n'est pas enseigné.
Nous avons vu que le Christ a été établi chef de l'Église, et
même de tous les hommes. S'il en est ainsi, tous doivent en recevoir la grâce
et la vérité. « Je suis né, disait-il lui-même, et je suis venu dans le
monde pour rendre témoignage à la vérité. » (Jean, xviii, 37.) De là il
est aisé de conclure qu'il ne convenait nullement qu'il fut instruit par les
hommes.
Si, dans
le temple, il interrogeait les docteurs, c'était pour instruire le public au
moyen de ses questions. Aussi l'Évangéliste ajoute-t-il : « Tous ceux
qui l'entendaient étaient surpris de sa sagesse et de ses réponses. »
(Luc, ii, 47.) — Sa science expérimentale s'est accrue ; mais il convenait
mieux à sa dignité de la puiser dans le spectacle du monde visible, où se
reflète la sagesse divine, que dans les instructions des hommes.
Une double connaissance contribue à perfectionner l'âme
humaine : celle qu'elle reçoit des objets sensibles, et celle qui lui
arrive par l'illumination des êtres spirituels. Sous ces deux rapports, l'âme
du Christ était parfaite. Par sa science expérimentale, qui ne réclamait pas
l'illumination angélique, elle l'était du côté des objets sensibles ; par
sa science infuse, qu'elle tenait immédiatement du Verbe de Dieu, elle l'était
du côté des influences supérieures. Elle ne prit rien des anges : ceux-ci,
au contraire, reçurent, dès le principe, la science des choses par l'action du
Verbe.
Dieu
voulait, dans l'appui que l'ange vint offrir au Christ agonisant, nous montrer
la nature humaine avec toutes ses défaillances, et établir d'une manière
inébranlable le dogme de l’Incarnation. « Nous y trouvons, dit Bède, un
enseignement sur les deux natures du Christ ; « les anges viennent
servir l'une, et fortifier l'autre. Comme créateur, le Christ n'avait pas
besoin du secours de la créature ; comme homme, il a voulu être triste
pour nous, et être consolé également pour nous. »
La toute-puissance absolue est propre à Dieu ; elle ne
pouvait convenir à l'âme du Christ, qui est créée. — D'ailleurs, la puissance
active de tous les êtres étant en rapport avec leur nature, l'âme du Christ,
qui n'est qu'une partie de la nature humaine, n'a pas pu posséder la
toute-puissance d'une manière absolue.
Qui
oserait dire, par exemple, qu'elle a pu se créer elle-même ? Si la
toute-puissance est attribuée à l'humanité du Christ par saint Ambroise, c'est
en vertu de l'unité de personne, par laquelle l'homme est appelé Dieu.
Parle-t-on de l'âme du Christ considérée en elle-même, elle
avait le pouvoir de produire tous les effets qui sont du domaine de l’âme ;
ainsi diriger le corps, régler les actes volontaires, éclairer les âmes
raisonnables d'une manière conforme à notre nature. — Parle-t-on de l'âme du
Christ comme instrument du Verbe divin, elle avait la puissance d'opérer tous
les effets miraculeux qui se rapportaient à la fin de l'incarnation,
c'est-à-dire à la restauration de toutes choses dans le Christ ; elle
n'avait pas celle de réduire les créatures au néant. Dieu seul, qui peut créer
et conserver les êtres, a seul aussi le pouvoir de les anéantir. Concluons que
l'âme du Christ n'avait pas la toute-puissance relativement à la transformation
des créatures.
Lorsque
le Christ disait : « Toute puissance m'a été donnée dans le ciel et
sur la terre, » il parlait en vertu de cette unité de personne d'où il
résulta que l'homme fut tout-puissant comme il fut Dieu.
Ces paroles que nous lisons dans saint Paul : « Il a
dû être en tout semblable à ses frères » (Héb. ii, 17), s'appliquent
principalement à la constitution de la nature humaine. — Comme l'âme du Christ n'avait pas, par sa vertu propre, la
puissance d'imprimer aux corps étrangers un mouvement contraire aux lois
ordinaires de la nature, elle n'avait pas non plus celle de faire subir au sien
de semblables modifications. Instrument du Verbe, auquel elle était unie dans
l'unité de personne, elle commandait à toutes les facultés de son propre corps ;
mais, les actions devant être attribuées à l'agent principal plutôt qu'à
l'instrument dont il se sert, la toute-puissance revenait moins à elle qu'au
Verbe lui-même.
Tout ce que l'âme du Christ voulait accomplir elle-même, elle
le pouvait ; sa sagesse ne permettait pas qu'elle voulût faire par
elle-même ce qui n'était pas en son pouvoir. Les choses qu'elle voulait être
accomplies par la puissance divine ; par exemple, la résurrection de son
propre corps et les autres œuvres miraculeuses du même genre, elle pouvait
aussi les réaliser, comme instrument de la divinité, mais non par sa propre
puissance.
La
défense que faisait le Christ de publier ses prodiges exprimait sa volonté de
fuir les honneurs, afin de nous apprendre à cacher nos vertus, conformément à
ce qu'il disait ailleurs : « Je ne cherche point ma gloire. ».(Jean,
viii, 50.) Sa volonté absolue ne s'opposait pas à ce que ses miracles fussent
rendus publics pour le bien qui pouvait en résulter. — Quand il priait, il nous faisait entendre que les puissances et les
opérations de son âme étaient sous la dépendance de Dieu, « qui opère en
nous le vouloir et le faire, » comme parle l'Apôtre. (Philip. ii, 13.)
L'Apôtre écrivait aux Hébreux : « Parce qu'il a souffert
et a été tenté, il peut secourir ceux qui sont tentés aussi. » (Héb. ii,
18.)
Trois raisons montrent que le Fils de Dieu a dû revêtir un
corps sujet aux infirmités humaines. Premièrement, il est venu en ce monde afin
de satisfaire pour nous, en prenant sur lui les châtiments du péché, qui sont
la mort, la faim, la soif et les autres misères du corps introduites dans le
genre humain par Adam. De là ces paroles d'Isaïe : « Il a réellement
porté nos douleurs. » (liii, 4.) Il fallait, en second lieu, que la foi à
l'Incarnation fût établie par les imperfections corporelles. S'il avait pris
notre nature sans elles, il n'aurait pas paru être véritablement homme, et l'on
aurait pu croire, avec les Manichéens, qu'il n'avait revêtu que les apparences
de notre chair : saint Thomas fut ramené à la foi du Christ par l'aspect
de ses blessures. Troisièmement, il voulait nous donner l'exemple de la
patience, en supportant avec courage les douleurs et les défaillances humaines,
ainsi que nous l'enseigne l'Apôtre, qui dit : « Il a souffert de la
part des pécheurs, afin que vous ne laissiez pas abattre votre cœur par le
découragement. » (Héb. xii, 3.)
Les
infirmités dont le Christ avait voulu se revêtir voilaient, il est vrai, sa
divinité ; mais elles manifestaient son humanité, qui est la voie pour
parvenir à la divinité, comme le marque ce mot de l'Apôtre : « C'est
par Jésus-Christ que nous avons accès auprès de Dieu »[275].
Il y a deux sortes de nécessité : celle de coaction, qui provient
d'un agent extrinsèque ; et la nécessité naturelle, résultat des principes
intrinsèques d'un être. Par cette dernière, le corps du Christ était sujet à la
mort et aux défaillances qui précèdent la mort. Dieu permit que sa chair souffrît
et accomplît tout ce qui est une suite des principes mêmes de la nature
humaine. S'il s'agit de la nécessité de coaction, son corps y fut soumis dans
les conditions de sa propre nature, en tant que cette nécessité répugne à la
nature corporelle ; il fut transpercé par les clous et déchiré par les
fouets. Mais on ne saurait dire, absolument parlant, qu'elle affecta sa volonté
divine ni même sa volonté humaine ; elle ne trouva d'opposition que dans
ce premier mouvement naturel qui repousse l'aspect de la mort et des autres
peines corporelles ; elle n'en trouva point dans sa volonté réfléchie.
Le
Christ a été offert pour l'avoir voulu par sa volonté divine et par sa volonté
humaine délibérée ; mais la mort a rencontré chez lui, comme en nous, un
premier mouvement d'opposition dans sa volonté humaine.
Le mot contracter, appliqué au Christ, est impropre. Celui-là
contracte une infirmité qui la subit par la cause d'où elle provient. Comme la
cause de la mort et des autres défaillances de la nature humaine n'est autre
que le péché, le Christ, qui a pris la nature humaine exempte de toute
souillure, telle qu'elle l'était avant le péché, et qui eût pu la revêtir sans
les infirmités dont elle est accompagnée maintenant, n'a pas contracté les
défaillances corporelles ; il les a prises par sa propre volonté.
Il y a des infirmités qui ne sauraient exister avec les
perfections de science et de grâce nécessaires à la satisfaction du péché pour
laquelle le Christ prenait notre naturc ; telles sont l'ignorance,
l'inclination au mal, la difficulté à se porter au bien. Il y en a d'autres qui
ne sont pas une suite générale du péché originel, mais que certains hommes
contractent par des causes particulières ; ainsi la lèpre, le mal caduc et
autres maladies du même genre, dont la cause se trouve parfois dans leurs
propres fautes, dans leur intempérance par exemple, et parfois aussi dans les
vices du sang : rien de tout cela ne pouvait avoir lieu dans le Christ. Il
y en a, enfin, que l'on rencontre généralement chez tous les hommes, par suite
du péché de nos premiers parents ; ce sont : la mort, la faim, la
soif et les autres choses pareilles que saint Jean Damascène appelle des
misères naturelles sans déshonneur ; celles-ci, le Christ a dû les prendre
toutes.
Il a
pris nos infirmités, par condescendance afin de satisfaire pour nos péchés, et
non par une obligation quelconque ; il lui a suffi de prendre celles par
lesquelles il pouvait satisfaire pour le péché du genre humain tout entier.
Le Christ a dit formellement : « Qui de vous me
convaincra de péché ? » (Jean, viii, 46.)
Satisfaire à notre place, prouver son humanité, nous offrir
l'exemple des vertus ; tel était son triple motif en prenant nos
infirmités. Sous aucun de ces rapports, il n'était nécessaire qu'il prît la
tache du péché. En effet, que pouvait le péché pour la satisfaction ? Rien ;
il était plutôt un obstacle. « Le Très-Haut, dit l'Esprit-Saint, n'accepte
pas favorablement les offrandes des pécheurs. » (Eccl. xxxiv, 23.)
Aurait-il servi à prouver la réalité de la nature humaine ? Non ; il
n'appartient pas radicalement à notre nature, dont Dieu est l'auteur. Était-il
utile pour que le Christ nous donnât l'exemple des vertus ? Moins encore ;
le vice est le contraire de la vertu même. Donc le Christ n'a dû prendre ni le
péché originel, ni le péché actuel. « Il n'a point commis de péché, disait
très-bien saint Pierre, et nulle tromperie n'est sortie de sa bouche. » (1
Pet. ii, 22.)
Adam a
été le principe matériel de la nature humaine du Christ, et le Saint-Esprit le
principe actif. Le Christ, pour cette raison, n'a pas péché en Adam.
La vertu morale soumet à la raison, d'une manière d'autant
plus parfaite qu'elle est plus parfaite elle-même, la partie non raisonnable de
l'âme ; on le voit par la tempérance à l'égard du concupiscible, et par la
force à l'égard de l'irascible. Le Christ, qui avait la vertu et la grâce dans
toute sa perfection, n'a donc pas eu à supporter la concupiscence intérieure,
dont les assauts n'auraient pu qu'entraver la satisfaction qu'il offrait pour
le péché, loin d'y contribuer. Ainsi, le foyer du péché, c'est-à-dire la
concupiscence ou l'inclination de l'appétit sensitif vers les choses opposées à
la raison, n'a point existé dans le Christ.
Il n'en
fut pas moins tenté par le monde et par le démon. Ce fut en remportant la victoire
sur ces deux ennemis qu'il mérita la couronne.
L'ignorance ne se détruit pas par l'ignorance. Comment le
Christ, « qui venait apporter la lumière à ceux qui étaient assis à
l'ombre de la mort, » aurait-il pu être sujet à l'ignorance ? De même
que la plénitude de la grâce et de la vertu détruisait en lui tout germe de
péché, la plénitude de la science infuse, acquise et bienheureuse, excluait
l'ignorance.
Aussi
saint Jean disait-il : « Nous l'avons vu, comme le Fils unique du Père,
plein de grâce et de vérité. » (Jean, i, 14.)
Les impressions de l'appétit sensitif, appelées proprement les
passions de l'âme, se trouvèrent dans le Christ, comme toutes les autres choses
inhérentes à la nature humaine. C'est ce que dit Saint Augustin : « Là
où se trouvaient un vrai corps humain et une âme véritable, la sensibilité
humaine ne pouvait pas être une illusion. » — Ne comparons point toutefois
les passions du Christ à celles de l'homme déchu. Les nôtres préviennent
fréquemment le jugement de la raison et, ne s'arrêtant pas toujours à l'appétit
sensitif, entrainent parfois la raison elle-même. Rien de désordonné ne pouvait
exister en Notre Seigneur. Par une admirable disposition de la grâce, il ne
ressentait ces impressions dans sa nature humaine que quand il le voulait, de
même qu'il s'était fait homme aussi quand il l'avait voulu.
On ne saurait douter que le Christ n'ait éprouvé une véritable
douleur ; son corps, passible, pouvait subir une lésion, et son âme, douée
à un degré éminent de toutes les facultés inhérentes à notre nature, devait en éprouver
la sensation.
« Il
a réellement pris nos infirmités et porté nos douleurs, » disait Isaïe. (liii,
4.) — La béatitude et la délectation inséparable de
la contemplation, renfermées dans la partie supérieure de son âme, ne
rejaillissaient ni sur son corps, ni sur ses facultés sensitives, où la douleur
sensible était possible.
« Mon âme est triste jusqu'à la mort. » (Matth. xxvi,
38.)
De même que le Christ éprouva une véritable douleur, il pût de
même ressentir une véritable tristesse en percevant certaines choses comme
nuisibles ou mauvaises : soit pour lui-même ; comme sa passion et sa
mort ; soit pour les autres, par exemple, le crime horrible dont les Juifs
allaient se rendre coupables.
Quand
ces sortes d'impressions sont soumises à la raison, et qu'elles ont lieu dans
le temps et dans les circonstances convenables, elles n'ont rien de vicieux. — Une
chose, voulue pour une fin, peut très-bien en elle-même être contraire à la
volonté : une médecine amère n'est pas voulue pour elle-même ; elle
ne l'est que pour la guérison qu'elle peut procurer.
« Jésus commença, dit l'Évangile, à ressentir de la
frayeur et de l'ennui. » (Marc, xiv, 32) Il éprouva donc la crainte aussi
bien que la tristesse.
Cette crainte n'était pas celle qui résulte de l'incertitude d'un
événement ou d'un malheur futur. Il est évident que l'on ne saurait admettre
une telle appréhension dans le Christ. Celle qu'il éprouva n'était autre que
cette émotion de l'appétit sensitif qui tend naturellement à se soustraire à un
mal imminent.
Quand
l'Esprit-Saint nous dit que « le juste ne craint rien, » il veut nous
faire entendre qu'il n'a pas la crainte qui trouble la raison. (Prov. xxviii,
1.)
Nous lisons dans l'Évangile que « Jésus, entendant les
paroles du Centurion, en fut dans l'admiration. » (Matth. viii, 10.)
Certaines choses, en effet, pouvaient être insolites et nouvelles pour sa
science expérimentale.
Il a
voulu éprouver l'admiration, pour nous apprendre à admirer ce qu'il admirait
lui-même.
La colère appelée par saint Grégoire la colère du vice, par
laquelle on cherche une vengeance déraisonnable, n'a pas pu se trouver dans le
Christ. — Celle qui désire la vengeance conformément à la raison, et que le
même Docteur a nommée colère du zèle, a pu y exister ; car, loin d'être un
péché, elle est un sentiment digne d’éloges, quand elle est inspirée par
l'amour de Dieu. Aussi cette parole du Prophète : « Le zèle de votre
maison me dévore, » est-elle appliquée au Christ par les Évangélistes.
(Jean, ii, 17.)
Il y a
deux sortes de colère. L'une, prévenant la raison, l'entraîne à sa suite, et
alors on dit que c'est elle qui agit. Tel est le sens de cette parole : « La
colère de l'homme n'opère pas la justice de Dieu. » (Jac. i, 20.) L'autre,
marchant à la suite de la raison, en devient l'instrument ; dans ce cas,
l'action, conforme à la justice, est attribuée à la raison elle-même, et non à
la colère.
Le Christ, qui voyait par son âme, même avant sa Passion,
l'essence divine, possédait sous ce rapport la béatitude de la patrie céleste ;
mais, sous d'autres rapports, la béatitude lui faisait défaut, car son âme
était sujette à la souffrance, ainsi que son corps. Il était, par conséquent,
tout à la fois dans la condition des habitants du ciel, comme jouissant de la
béatitude propre à l'âme, et dans celle des âmes qui voyagent ici-bas, en tant
qu'il tendait vers la partie de la béatitude qui lui manquait avant sa
résurrection.
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EXPLICATION.
Nous avons actuellement à étudier les conséquences de l'union
hypostatique du Verbe avec la nature humaine : premièrement, pour ce qui
convient au Christ considéré en lui-même ; secondement, pour ce qui lui
convient par rapport à son Père ; troisièmement, pour ce qui lui convient
par rapport à nous.
Les conséquences de l’union hypostatique, pour le Christ
lui-même, concernent son être (16) — et son unité (17), (18), (19).
Les rapports du Christ avec son Père consistent dans sa
soumission (20), — ses prières (21), — son sacerdoce (22), — son adoption (23)
— et sa prédestination (24).
Pour ce qui appartient au Christ pas rapport à nous, nous nous
occuperons de l'adoration qu'il mérite (25), — et de sa qualité de médiateur (26).
Saint Paul écrit : « Celui qui était dans la forme
de Dieu s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'un esclave, se rendant
semblable à l'homme et étant reconnu comme homme dans tout ce qui a paru de lui
au dehors. » (Phil. ii, 6.) Il suit de ces paroles que celui qui est dans
la forme de Dieu est homme. Or celui qui est dans la forme de Dieu est Dieu.
Donc Dieu est homme.
La personne du Fils de Dieu, qui est, dans l'incarnation, le
suppôt de la nature humaine, peut en toute vérité être appelée Dieu. Le mot
homme peut exprimer aussi la nature humaine individualisée dans un sujet, comme
quand nous disons : Socrate est un homme. Par conséquent, la proposition :
Dieu est homme, admise par tous les chrétiens, est vraie dans son sens propre.
Le mot homme petit désigner une hypostase quelconque de la
nature humaine et s'appliquer, dès lors, à la personne du Fils de Dieu,
considérée comme suppôt de la nature humaine. Le mot Dieu, d'un autre côté, se
dit véritablement de la personne du Fils, ainsi que nous l'avons vu. Nous pouvons,
en conséquence, admettre cette proposition : L'homme est Dieu ; aussi
bien que cette autre : Dieu est homme[276].
Saint Augustin répond : « Je ne vois pas que l'on
puisse appeler Jésus-Christ l'homme du Seigneur, quand il est lui-même le
Seigneur. »
Quand nous disons que Jésus-Christ est homme, nous désignons
le suppôt éternel, la personne même du Fils de Dieu, puisqu'il n'y a qu'un seul
suppôt pour les deux natures. Or la personne du Fils de Dieu est
essentiellement Dieu et Seigneur. L'appeler l'homme du Seigneur, ce serait
porter atteinte à l'unité de suppôt pour les deux natures, et tomber dans
l'hérésie nestorienne.
« Dieu, dit saint Jean Damascène, ayant pris en lui les
attributions ou propriétés de la chair, nous pouvons nous servir de ces
expressions : Dieu a souffert ; le Seigneur de la gloire a été
crucifié. »
En effet, le suppôt des deux natures étant le même, ce qui est
affirmé de l'une et de l'autre tombe toujours sur la même hypostase, qui est à
la fois celle de la nature divine et celle de la nature humaine. Dès lors ce
qui appartient à la nature divine peut s'appliquer à l'homme, et,
réciproquement, ce qui appartient à la nature humaine peut s'appliquer à Dieu,
la même hypostase servant aux deux natures. Il faut néanmoins savoir
distinguer, en lisant les Écritures, ce qui doit être entendu de la nature
divine, par laquelle le Christ est égal à son Père, et ce qui doit l'être de la
nature humaine, par laquelle il est inférieur à son Père. C'est au lecteur
sage, attentif et pieux de discerner sous quel rapport une chose est dite.
Si les
choses qui impliquent une défaillance étaient attribuées à Dieu sous le rapport
de la nature divine, ce serait, un blasphème ; mais ce n'en est pas un que
de lui attribuer ces choses sous le rapport de la nature humaine qu'il a prise.
Nous lisons dans un sermon prononcé au concile d'Éphèse : « Dieu ne
regarde pas comme une dérogation à sa grandeur ce qui est une cause de salut
pour l'humanité. L'état d'abjection qu'il a choisi pour nous ne fait aucune
injure à la nature divine, qui est au-dessus de toute atteinte. Lorsque le Verbe
s'approprie notre nature pour la sauver, ce qui est vil et abject concourt à
notre salut, sans rien ôter à la dignité de la nature divine. Ne dites pas que
ce qui nous sauve est un sujet de honte pour Dieu. »
La nature divine et la nature humaine n'étant pas, dans
l'incarnation, une même nature, les propriétés de l'une ne peuvent pas être
affirmées de l'autre dans un sens abstrait. Nous ne dirons pas, par exemple,
que la divinité ou la nature divine a souffert ; mais nous dirons
très-bien que le Fils de Dieu a souffert ; car les noms concrets, tels que
Christ, Dieu, Fils de Dieu, Jésus, impliquent l'hypostase des natures ; et,
par suite, les propriétés de ces deux natures peuvent être exprimées par un nom
concret propre à désigner, soit les deux natures, comme le mot Christ ;
soit la nature divine, comme les mots Dieu, Fils de Dieu ; soit même la
nature humaine seule, comme le mot homme ou Jésus. « Il importe peu, dit
saint Léon, par quelle substance le Christ est nommé ; à raison de sa
personne une et indestructible, il est toujours Fils de l'homme par la chair,
et Fils de Dieu par la divinité. »
Saint Athanase, dans sa lettre à Épictète, évêque de Corinthe,
observe que, quand l'Évangile dit : « Le Verbe s'est fait chair, »
c'est comme s'il disait : Dieu s'est fait homme.
Attribuer à un être une qualification nouvelle, c'est dire
qu'il est devenu ou qu'il a été fait quelque chose. Or la qualification d'homme
n'a pas été donnée à Dieu de toute éternité ; il l'a reçue dans le temps,
après avoir pris la nature humaine. Donc cette proposition est vraie : Dieu
est devenu ou s'est fait homme.
Nous
entendons par là, non pas que Dieu se soit créé homme, ni qu'il ait subi aucun
changement, mais que la nature humaine a commencé d'exister en lui. Le
changement ne s'est opéré que du côté de cette nature, unie à la personne
divine. De même qu'un homme se trouve à la droite d'un autre homme sans avoir
changé, par le mouvement seul de cet autre qui sera passé à sa gauche ;
ainsi Dieu a été appelé homme à raison de la relation provenant de l'union par
laquelle la nature humaine seule a subi un changement.
Cette proposition est évidemment fausse. Dans le sens naturel,
le mot homme désigne un suppôt personnel ; or c'est seulement à raison du
suppôt divin, qui est éternel, que l'on peut légitimement s'exprimer ainsi :
L'homme est Dieu. Dire que l'homme a commencé à être Dieu, est devenu Dieu ou a
été fait Dieu, ce serait une locution nestorienne.
On ne
saurait admettre qu'un homme déjà existant et appartenant à la race de David a
été fait fils de Dieu ; mais on dira très-bien que le Fils de Dieu s'est
fait homme et qu'il a pris une chair dans la race de David, ou, comme parle
Saint Paul, « qu'il a été fait de la race de David selon la chair. »
(Rom. i, 3.)
Dans la crainte de paraître favoriser l'hérésie des Ariens,
qui ont enseigné que le Christ était une pure créature, nous ne devons pas nous
servir de cette proposition sans y joindre quelque restriction qui fasse
comprendre que le mot créature se rapporte uniquement à la nature humaine.
Si on dit, en désignant le Christ : Cet homme, c'est le
suppôt éternel qu'on désigne, et ce suppôt n'a pas commencé d'être. La
proposition dont il s'agit est donc fausse en elle-même. Fût-elle vraie, on ne
devrait pas l'employer sans explication, à cause de l'hérésie d'Arius, qui
enseignait que la personne du Fils de Dieu est une créature qui a commencé
d'être.
De ce
que le Christ a commencé d'être homme, on ne saurait en conclure qu'il a
commencé d'être. « Jésus-Christ était hier, il est aujourd'hui, il sera
dans tous les siècles. » (Héb. ult. 8.)
Cette autre proposition : Jésus-Christ en tant qu'homme
est une créature, doit être admise à raison du mot homme qui, placé en
réduplication, appelle l'attention sur la nature humaine plutôt que sur le
suppôt éternel.
Le mot homme, placé en réduplication, désigne la nature humaine
plutôt que le suppôt ; une telle proposition doit être repoussée.
Le Christ en tant qu'homme n'est certainement pas une personne
éternelle. S'il était une personne en tant qu'homme il s'ensuivrait qu'il y en
aurait deux en lui : l'une temporelle et l'autre éternelle ; ce qui
est erroné. Ainsi cette locution : Le Christ en tant qu'homme est une
personne, est une proposition fausse.
Boëce dit : « Toute chose en tant qu'être est une. »
Le Christ est un être. Donc il est un.
La dualité n'est admise en Jésus-Christ que pour les deux
natures : or, comme les deux natures ne peuvent être attribuées qu'à sa
personne qui est une, il faut dire qu'il est un, et non pas deux.
Si la nature humaine était unie au Fils de Dieu d'une manière
accidentelle et non pas hypostatique ou personnelle, on devrait dire qu'il y a
deux êtres en lui : l'un, parce qu'il est Dieu ; l'autre, parce qu'il
est homme. Mais, comme la nature humaine a été unie par le Verbe à l'unité de
sa personne divine, sa personne même déjà existante a seulement contracté une
relation nouvelle avec notre nature, si bien qu'elle subsiste tout à la fois
selon la nature divine et selon la nature humaine. Le Christ, dès lors, est un
seul être personnel.
Le Christ avait deux volontés ; on le voit par sa prière
du jardin des Oliviers : « Mon Père, disait-il, si vous voulez,
transportez ce calice loin de moi ; cependant, que ce ne soit pas ma
volonté, mais la vôtre qui soit faite. » ( Luc, xxii, 42.)
Apollinaire, Eutychès, Nestorius, Macaire et plusieurs autres
hérétiques ont prétendu qu'il n'y avait dans le Christ qu'une seule volonté.
Mais le sixième concile général, tenu à Constantinople, a défini que l'on doit
y reconnaître deux volontés. Voici ses paroles : « D'après ce que les
prophètes nous ont enseigné du Christ, d'après ce qu'il nous a dit lui-même, et
conformément à ce que les saints Pères nous ont transmis, nous proclamons qu'il
y a dans le Christ deux volontés naturelles et deux opérations naturelles. »
Il ne saurait en être autrement : la nature humaine, que le Fils de Dieu a
prise tout entière, n'est pas complète sans la volonté, l'une de ses facultés
constitutives ; et, d'un autre côté, le Verbe n'a pas abdiqué par
l'incarnation sa volonté divine. Il y a donc dans le Christ deux volontés,
l'une divine, l'autre humaine.
De ce
que la volonté divine dirigeait à son gré la nature humaine, il ne suit
nullement que celle-ci ne produisait aucun acte par sa volonté propre. La
volonté des saints est parfaitement soumise à la volonté divine, « qui
opère en eux le vouloir et le faire, » comme parle saint Paul ; le
Christ conformait de même sa volonté humaine à sa volonté divine. La nature
humaine était en lui l'instrument de sa divinité, mais un instrument mû par une
propre volonté. « Qui est-ce qui nie, demande saint Augustin, que la
volonté de l'homme doive être soumise à la volonté de Dieu ? »
Le Fils de Dieu, assumant la nature humaine avec toutes les
parties qui constituent son intégrité, a dû prendre en même temps l'appétit
sensitif, que l'on nomme sensibilité ou volonté sensitive, puissance
raisonnable par participation, en tant qu'elle est destinée à obéir à la
raison.
Quoi
qu'il en soit, la volonté sensitive ne pouvant être appelée volonté qu'à raison
de sa participation à la volonté raisonnable, on ne donne qu'une seule volonté
humaine au Christ ; là où une chose existe par une autre, on peut dire
qu'il n'y en a qu'une.
La volonté, une en tant que faculté, produit deux sortes
d'actes volontaires. Elle se porte, par un mouvement simple que les Théologiens
appellent volonté naturelle, vers la fin comme à une chose bonne de soi, et,
par un acte délibéré que les mêmes Théologiens nomment volonté rationnelle,
vers les moyens comme à une chose voulue pour une autre. Cette différence
d'actes ne diversifie point la volonté considérée comme faculté. C'est
pourquoi, s'il s'agit de la volonté en tant que faculté, il n'y avait dans le
Christ qu'une seule volonté humaine ; mais, si l'on parle de la volonté
comme acte, on peut maintenir la distinction entre la volonté naturelle et la
volonté rationnelle.
Puisque nous admettons dans le Christ la volonté rationnelle,
qui se rapporte au choix des moyens, nous sommes forcés d'y reconnaître
l'élection, et par suite le libre arbitre.
La
volonté du Christ était fixée dans le bien, nous l'accordons ; mais elle
ne l'était pas dans tel bien particulier de préférence à tel autre, et c'est là
qu'existait son libre arbitre.
Saint Augustin observe que, quand le Christ fait entendre ces
mots : « non ma volonté, mais la vôtre, » il témoigne qu'il a
voulu autre chose que ce qui était voulu par le Père.
Nous venons de distinguer une double volonté humaine : la
volonté sensitive ou volonté de participation, et la volonté raisonnable,
divisée en volonté naturelle et en volonté rationnelle. — Le Christ, par sa
volonté sensitive et par sa volonté naturelle, qui repoussent l'une et l'autre
la douleur sensible et tout ce qui répugne à la nature, pouvait vouloir autre
chose que ce que Dieu voulait. Mais, par sa volonté raisonnable, il voulait les
mêmes choses que son Père, ainsi qu'il le déclare lui-même en disant :
« Que votre volonté soit faite et non la mienne. »
« Nous proclamons, dit le sixième concile œcuménique,
qu'il y a dans le Christ deux volontés naturelles, mais non contraires, comme
les hérétiques l'affirment avec impiété. La volonté humaine se conformait sans
combat et sans résistance à la volonté divine ; elle lui obéissait avec
une soumission parfaite. »
Quoique la volonté naturelle et la volonté sensitive du Christ
aient voulu autre chose que la volonté divine et la volonté raisonnable, il n'y
a pas eu en lui contrariété de volonté. Premièrement, sa volonté naturelle et
sa volonté sensitive ne repoussaient pas le motif pour lequel sa volonté divine
et sa volonté raisonnable voulaient la passion ; dès lors, sa volonté
absolue voulait le salut du genre humain. En second lieu, sa volonté divine et
sa volonté raisonnable n'étaient ni entravées ni retardées par la volonté naturelle
ou par la volonté sensitive, et celles-ci, à leur tour, n'étaient ni
désapprouvées ni ralenties par les deux premières. Il voulait, par sa volonté
divine et par sa volonté raisonnable, que ses deux autres volontés éprouvassent
ce qui est conforme à la nature humaine.
Son
agonie s'accomplit dans la partie sensitive de son être ; elle ne
s'étendit pas à la partie raisonnable de son âme, qui voulut toujours
l'accomplissement de la volonté divine.
Les Monothélites, qui n'admettaient dans le Christ qu'une
seule volonté, n'y voulaient aussi reconnaître qu'une seule opération. Ils se
trompaient. Bien que la nature divine se servît comme d'un instrument des
opérations de la nature humaine, et que celle-ci, de son côté, participât à
l'opération de la nature divine, comme l'instrument participe à celle de
l'agent principal, les deux natures avaient leurs fonctions spéciales. « Chacune
des deux natures, écrivait le pape saint Léon à Flavien, accomplissait ce qui
lui était propre, avec le concours de l'autre ; le Verbe faisait les
actions propres au Verbe, et la chair les actions propres à la chair. » Si
nous disions que la divinité et l'humanité n'avaient dans le Christ qu'une
seule opération, il s'ensuivrait : ou bien que la nature humaine était
privée de sa vertu propre, car on ne saurait dire cela de la nature divine ;
ou bien que, de la vertu divine et de la vertu humaine, il s'est formé une
seule vertu. Dans le premier cas, la nature humaine, avec une telle privation,
serait imparfaite ; dans le second, il y aurait confusion dans les
natures. C'est donc avec raison que l'opinion des Monothélites fut condamnée en
ces termes par le sixième concile général : « Nous proclamons, à la
gloire de Jésus-Christ, Notre Seigneur et notre vrai Dieu, qu'il y a en lui
deux opérations naturelles, indivisibles et inconvertibles, non confondues et
cependant inséparables : l'opération divine et l'opération humaine. »
Considérée
comme instrument de la divinité, la nature humaine dans le Christ n'a pas une
opération autre que celle du Verbe ; la divinité et l'humanité
accomplissent la même rédemption. Considérée comme réelle et distincte, elle a
son opération propre ; et cependant chaque opération, comme marcher et
guérir, numériquement une, est accomplie en même temps par le Christ, chacune
des deux natures agissant avec la participation de l'autre.
On appelle proprement humaines les actions qui procèdent de la
raison par la volonté. Toute autre action de l'homme ne saurait être ainsi
appelée sans une restriction quelconque : aussi n'y a-t-il en nous qu'une
seule opération vraiment humaine, quoiqu’il y en ait plusieurs autres dans les
parties sensitives et corporelles de notre nature. Pour ce qui est du Christ,
nous devons observer que ces dernières opérations, non réellement humaines en
nous, l'étaient beaucoup plus en lui, où tous les mouvements de la partie
sensitive étaient entièrement conformes à la raison. C'est pourquoi l'unité
d'opération a existé en lui beaucoup plus que dans tout autre homme.
L'Apôtre dit : « Il s'est fait obéissant jusqu'à la
mort, et c'est pour cela que Dieu l'a exalté. » (Philip. ii, 8.)
Posséder un bien mérité est une chose plus noble que de le
recevoir sans l'avoir mérité. Si ce principe est vrai, le Christ, en qui l'on
doit reconnaître toute perfection et toute noblesse, a dû obtenir par ses
mérites ce que nous obtenons par les nôtres, à l'exception de certaines
prérogatives, dont la privation eût été plus préjudiciable à sa perfection et à
sa dignité qu'il ne lui était glorieux de les mériter ; il n'a mérité ni
la grâce, ni la science, ni la béatitude de l'âme, ni la divinité. Mais il a
mérité par sa charité la glorification de son corps, son ascension, le culte
dont il est l'objet, et tous les avantages qui ont rehaussé son éclat
extérieur. Il n'y a donc pas lieu de douter qu'il ait pu mériter quelque chose
pour lui-même.
Écoutons saint Paul : « De même que, par le péché,
tous les hommes sont tombés dans la condamnation ; de même, par la justice
d'un seul, tous reçoivent la justification qui donne la vie. » (Rom. v,
18.) On voit par là que, comme le démérite d'Adam s'est répandu sur les hommes
pour leur condamnation, ainsi le mérite du Christ leur est transmis pour leur
justification.
Nous l'avons reconnu, la grâce était dans le Christ, non seulement
comme dans un individu, mais surtout comme dans le chef de l'Église, auquel
tous les hommes sont unis, pour ne constituer qu'une seule personne mystique.
Il en résulte que le mérite du Christ s'étend à tous ses membres ; ainsi,
chez chacun de nous, l'action exercée par notre tête appartient en quelque
sorte à notre corps tout entier.
Le
mérite du Christ, constitué par Dieu le chef de tous les hommes, passe à-tous
ses membres par la grâce. Il est transmis d'abord par la régénération
spirituelle du baptême, qui incorpore les hommes au Christ lui-même, selon
cette parole de l'Apôtre : « Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ,
vous avez revêtu le Christ. » (Gal. iii, 27.)
« Mon Père est plus grand que moi. » (Jean, xiv, 28.)
Le Sauveur a professé une triple sujétion à l'égard de son
Père. — Pour marquer
que la bonté de la nature humaine est inférieure à la bonté divine, dont elle
est une participation, il a dit : « Pourquoi m'interrogez-vous sur ce
qui est bon ? Dieu seul est bon. » (Matth. xix, 17.) « Il nous
apprend par-là, dit saint Jérôme, qu'un homme, si saint qu'il soit, ne saurait
être appelé bon comparativement à Dieu. » N'était-ce pas donner à entendre
que, comme homme, il était inférieur à son Père ? — La seconde sujétion
qu'il s'attribue consiste en ce que tout ce qui s'est accompli dans son
humanité doit être regardé comme une disposition de Dieu son Père, conformément
à cette parole : « La créature vous sert, vous qui l'avez faite. »
(Sag. xvi, 24.) — Troisièmement,
comme homme, il était soumis à Dieu son Père par sa volonté propre, ainsi qu'on
le voit dans ces paroles prononcées par lui-même : « Je fais toujours
ce qui lui est agréable. » (Jean, viii, 29.) Une telle soumission a paru
visiblement dans l'obéissance qu'il a pratiquée jusqu'à subir la mort, ce que
l'Apôtre exprime en ces termes : « Il s'est rendu obéissant envers
son Père « jusqu'à la mort. » (Philip. ii, 8.)
La
soumission du Christ à l'égard de son Père ne peut s'entendre que de la nature
humaine ; mais il est mieux d'exprimer cette vérité par une restriction
qui y conduise notre esprit, pour repousser l'hérésie d'Arius, qui prétendait
que le Fils était absolument inférieur au Père.
Quand saint Augustin a dit que le Christ est soumis à
lui-même, il n'a pas entendu qu'il y eût en lui deux personnes, l’une qui
commande, l'autre qui obéit ; il serait tombé dans l'hérésie de Nestorius,
condamnée au concile d'Éphèse. Il a parlé dans le sens de la diversité des deux
natures réunies en une même personne. À ce point de vue seul, on peut affirmer,
en considérant la nature divine, que le Christ domine et commande avec le Père,
et, en considérant la nature humaine, qu'il est soumis à lui-même. Ainsi
l'entendait saint Augustin. Observons, toutefois, que le nom de Christ, comme
celui de fils, désigne la personne divine elle-même, et que, par suite, on ne
peut s'en servir d'une manière absolue que pour marquer ce qui convient au
Verbe, qui est éternel. Dès lors, les attributs relatifs à la nature humaine
doivent être accompagnés d'une explication quelconque. Par exemple, nous dirons
simplement que le Christ est le Très-Grand, le Dominateur, le Maître, et, avec
une restriction qui portera notre pensée sur sa nature humaine, qu'il est
sujet, serviteur et inférieur.
« En ces jours, dit saint Luc, il se retira sur la
montagne pour prier, et il y passa toute la nuit. » (vi, 12.)
Si le Christ n'avait eu que la seule volonté divine,
assurément il n'aurait pas prié ; car la volonté divine est efficace par
elle-même, comme le marque cette parole : « Tout ce que le Seigneur a
voulu, il l'a fait. » (Ps. cxxxiv, 6.) Mais, comme sa volonté humaine ne
pouvait pas réaliser par elle-même ce qu'elle désirait, elle avait besoin de
l'assistance divine, et, sous ce rapport, il lui convenait de prier.
Il avait
la toute-puissance en tant que Dieu, mais non pas comme homme. Toutefois, s'il
a voulu prier, lui qui était Dieu et homme, ce n'était pas une preuve
d'impuissance, mais une instruction qu'il nous donnait. Il montrait, en premier lieu, qu'il venait du Père : « Pour le peuple qui m'entoure, disait-il, j'ai
prononcé ces paroles, afin que l'on croie que vous m'avez envoyé. » (Jean,
xi, 42) Il voulait ensuite nous inspirer, par ses exemples, la pratique de la
prière.
Qu'est-ce que prier par la partie sensitive de l'âme ?
Suppose-t-on qu'une telle prière est un acte des facultés sensitives
elles-mêmes ? La raison seule peut monter vers Dieu pour implorer son
secours ; les sens ne s'élèvent pas d'eux-mêmes au-dessus des choses
matérielles. Veut-on parler d'une prière qui offre à Dieu les désirs et les
émotions de l'appétit sensitif ? Dans ce sens, le Christ a prié par la
partie sensitive de son âme ; car il en exprimait les impressions et les
désirs, et cela pour nous donner diverses leçons. Il prouvait qu'il avait pris
la nature humaine avec toutes ses propriétés natives. Il laissait voir qu'il
nous est permis de désirer par affection naturelle des choses que Dieu ne veut
pas. Il montrait que nous devons soumettre nos désirs et nos sentiments à la
volonté divine. De là ces paroles : « Que ce calice passe loin de moi ;
mais que votre volonté se fasse et non la mienne. » (Matth. xxvi, 39.)
« Mon Père, glorifiez votre Fils. » ( Jean, xvii,
1.)
Le Christ a prié pour lui-même, soit en exprimant les
affections de sa sensibilité : par exemple, lorsqu'il demandait que le
calice de sa Passion fût éloigné de lui ; soit en agissant sous
l'impulsion d'une volonté délibérée, comme quand il sollicitait la gloire de la
résurrection par ces paroles : « Glorifiez votre Fils. » Une
telle prière s'explique aisément aux yeux de la raison. Elle avait pour but de
nous exciter nous-mêmes à prier. Elle nous révélait que le Père est le principe
d'où le Verbe procède éternellement par sa nature divine, et dont il tenait
tous les biens de sa nature humaine. Elle nous apprenait à remercier Dieu des
bienfaits que nous en avons reçus et à lui en demander de nouveaux.
La
glorification que le Christ sollicitait avait pour fin le salut des hommes ;
car, selon les enseignements de saint Paul, il est ressuscité pour notre
justification. » (Rom. iv, .25.) Ses autres prières se rapportaient de la
sorte à nous-mêmes.
« Le Christ, ayant prié avec de grands cris et des
larmes, dit saint Paul, a été exaucé à cause de son respect pour son Père. »
(Heb. v, 7.)
Les prières doivent être considérées comme exaucées quand la
volonté raisonnable ou absolue de celui qui les fait est accomplie. Or le
Christ, par sa volonté raisonnable, ne voulut jamais autre chose que ce que
Dieu voulait. Toutes ses volontés absolues, même humaines, eurent ainsi leur
accomplissement, à cause de leur conformité à la volonté divine. Par
conséquent, sa prière fut toujours exaucée. Il en est de même des hommes dont
la volonté est conforme à celle de Dieu ; leur prière est toujours
exaucée. Car « Dieu, qui sonde les cœurs, sait ce que l'Esprit-Saint
désire en eux. » (Rom. viii, 27.)
Le
Christ, dira-t-on, demanda que le calice de sa Passion fût éloigné de lui, et
sa prière ne fut point écoutée. — En faisant cette demande, il voulait
manifester au dehors le désir de sa volonté naturelle et les impressions de la
sensibilité à laquelle il s'était assujéti ; sa volonté raisonnable
consentait à ce qu'il ne fût pas exaucé.
« Nous avons un pontife qui a pénétré dans les cieux ;
« c'est Jésus-Christ, Fils de Dieu. » (Héb. iv, 14.)
Établi médiateur entre Dieu et les hommes, le prêtre a pour
office propre de nous transmettre les bienfaits divins, d'offrir à Dieu nos
prières, et, sous certains rapports, de satisfaire pour nos péchés. « Tout
pontife, disait saint Paul, établi pour les hommes dans le culte de Dieu, doit
offrir des dons et des sacrifices pour les péchés. » (Héb, v, 1.) Or ce
double caractère convenait éminemment au Christ. Par lui, Dieu nous accorde les
dons les plus précieux ; car selon l'expression du prince des Apôtres, « nous
devenons participants de la nature divine. » (2 Pier. i, 4.) Il a
réconcilié le genre humain avec Dieu, comme le marquent ces autres paroles de
saint Paul : « Il a plu au Père de mettre en lui toute plénitude et
de réconcilier toutes choses par sa médiation. » (Col. i, 19.) Il est
évident par là qu'il lui convenait excellemment d'être prêtre.
« Le Christ nous a aimés, et il s'est livré lui-même pour
nous en s'offrant à Dieu comme une victime de suave odeur. » (Eph. v, 2.)
Le Christ, en tant qu'homme, fut effectivement une victime « qui
s'offrit en sacrifice pour nos iniquités » (Rom. iv, 25), et « qui
est devenue, pour tous ceux qui lui sont unis, une cause de salut éternel »
(Héb. v, 9), puisque « nous pénétrons avec confiance par son sang dans le
Saint des Saints » (Héb. x, 19), c'est-à-dire dans la gloire du ciel. Il a
donc été non-seulement prêtre, mais encore victime pour le péché, hostie
pacifique et holocauste.
Son
immolation, considérée dans la volonté de ceux qui le mettaient à mort, était
un crime, et non un sacrifice offert à Dieu. Mais, mise en regard de sa propre
volonté, elle était un véritable sacrifice, et c'est sous ce rapport qu'il doit
être considéré comme une hostie. « Il a été offert, disait Isaïe, parce qu’il
l'a voulu. » (liii, 7.)
Nous lisons dans l'épître aux Hébreux : « Le sang du
Christ, qui s'est lui-même offert à Dieu par l'Esprit-Saint comme une victime
sans tache, purifiera notre conscience des œuvres de la mort, afin que nous
servions le Dieu vivant. » (ix, 14.) Les œuvres de la mort sont les
péchés. Le sacerdoce du Christ a conséquemment la vertu d'effacer les péchés.
S'il y a deux choses dans le péché, à savoir : la tache
et la peine ; deux choses aussi sont nécessaires pour les effacer : la
grâce, qui détruit la tache en ramenant le cœur de l'homme vers Dieu ; et
la satisfaction, par laquelle la dette du châtiment nous est définitivement
remise. Le sacerdoce du Christ produit ces deux effets. D'abord, il nous donne
la grâce qui ramène nos cœurs à Dieu, selon cette parole de l'Apôtre : « Nous
avons été justifiés gratuitement par la grâce de la rédemption du Christ, que
Dieu a destiné pour être une victime de propitiation. » (Rom. iii, 24.) Ensuite,
quand le Christ a pris sur lui toutes nos iniquités et nos douleurs, il a
offert pour nos péchés une satisfaction pleine et entière. Il suit de là que
son sacerdoce a la vertu d'expier les péchés.
Le
sacrifice quotidien de l'ancienne loi consistait dans l'oblation d'un agneau,
laquelle annonçait que l'oblation du véritable Agneau serait la consommation de
tous les sacrifices. C'est pourquoi saint Jean-Baptiste disait : « Voici
l'Agneau de Dieu, celui qui efface les péchés du monde. » (Jean, i, 29.)
« Si quelqu'un dit que le Christ a offert son sacrifice pour
lui-même et non pas uniquement pour nous, qu'il soit anathème. » De ce
canon du concile d'Éphèse il faut inférer que le sacerdoce du Christ n'a eu
aucun effet pour lui-même.
Celui-là a besoin d'un médiateur qui ne saurait par lui-même
s'approcher de Dieu; or c'est ce qui ne peut se dire du Christ, qui, selon
l'Apôtre, « toujours vivant, afin d'intercéder pour nous, a par lui-même
accès auprès de Dieu. » (Héb. vii, 25.) Le soleil qui nous illumine n'est
pas illuminé ; le feu qui nous chauffe ne reçoit pas la chaleur : tel
le Christ communique les effets de son sacerdoce à tous les hommes sans en rien
recevoir pour lui-même.
Les
autres prêtres participent aux effets de leur propre sacerdoce, comme pécheurs,
mais non pas comme prêtres. Le Christ n'avait aucun péché personnel à expier. —
S'il a obtenu la gloire de la résurrection par les tourments de sa passion, ce
n'est pas précisément en vertu du sacrifice satisfactoire qu'il a offert à
Dieu, c'est à cause de sa charité et de son humilité.
On connaît ce mot du Psalmiste : « Vous êtes prêtre
pour l'éternité. » (Ps. cix, 4.)
L'office du prêtre comprend deux choses : l'oblation du
sacrifice, et la consommation de ce sacrifice, laquelle consiste en ce que la
fin en soit obtenue par ceux pour qui il est offert. La fin du sacrifice offert
par Notre-Seigneur consistant dans la possession, non pas des biens temporels,
mais des biens éternels qu'il nous a mérités par sa mort, son sacerdoce est
appelé avec raison un sacerdoce éternel.
Les
saints admis dans la gloire éternelle auront toujours besoin d'y être consommés
par le Christ lui-même, dont leur félicité dépend. Tel est le sens de ces
paroles : « La gloire de Dieu illumine la cité des saints, et
l'Agneau en est le flambeau. » (Apoc. xxi, 23.)
David a chanté : « Vous êtes prêtre pour l'éternité,
selon l'ordre de Melchisédech. » (Ps. cix, 4.)
Le sacerdoce légal n'était qu'une figure très-imparfaite du
sacerdoce de Jésus-Christ, dont la supériorité fut préfigurée dans celui de
Melchisédech, qui, en recevant la dîme des mains d'Abraham, décimait en quelque
sorte le sacerdoce lévitique lui-même dans la personne de ce patriarche, dont
Lévi devait descendre. Pour ce motif, le Christ est appelé prêtre selon l'ordre
de Melchisédech, dénomination qui fait ressortir l'excellence de son sacerdoce,
mis en regard du sacerdoce lévitique.
Melchisédech
offrait le pain et le vin en figure tout à la fois de l'unité de l'Église et du
vrai sacrifice du Christ qui nous est appliqué, même dans la loi nouvelle, sous
les espèces du pain et du vin. — L'Écriture ne mentionne ni le père de ce
pontife, ni sa mère, ni sa généalogie, afin qu'il fût une figure plus
ressemblante du Fils de Dieu, qui a été sans père sur la terre, sans mère et
sans généalogie dans le ciel, et qui n'a ni commencement ni fin, comme Dieu.
L'Apôtre dit : « Dieu nous a prédestinés pour être
ses « enfants d'adoption. » (Eph. 1, 5.)
Adopter quelqu'un, c'est l'admettre à participer à l'héritage
que l'on possède. Puisque Dieu, dans son infinie bonté, fait entrer les hommes
en participation de ses propres biens, c'est-à-dire de la béatitude divine, qui
est sa félicité souveraine à lui-même et sa richesse infinie, on dit avec
raison qu'il les adopte pour enfants.
L'adoption
concerne les biens de la grâce et de la gloire. — De même que, par la création,
la bonté divine se communique aux êtres en leur imprimant à quelques égards sa
ressemblance ; de même, par l'adoption, elle confère aux hommes une
certaine image de la filiation naturelle, ainsi qu'on le voit par cette parole :
« Ceux que Dieu a connus dans sa prescience, il les a prédestinés à
devenir conformes à l'image de son Fils. » (Rom. viii, 29.) — Observons que les biens spirituels, à la
différence des biens matériels, peuvent être possédés par plusieurs personnes à
la fois et être reçus intégralement du vivant d'un père, sans préjudice pour
lui.
« Vous avez reçu, disait saint Paul, l'esprit d'adoption
des enfants, et c'est dans cet esprit que nous crions : Père ! Père ! »
(Rom. viii, 15.) Or, quand nous disons à Dieu : « Notre Père, »
nous nous adressons à la Trinité tout entière.
La génération est, au sein de la divinité, une action propre
au Père ; mais l'action de produire quelque chose dans les créatures est
commune aux trois Personnes, à cause de leur unité de nature. Où il n'y a
qu'une même nature, il n'y a qu'une même puissance et une même opération. Sur
ce principe, le Seigneur disait : « Tout ce que fait le Père, le Fils
le fait pareillement. » (Jean, v, 19.) Il convient donc à la Trinité
d'adopter des enfants.
Devenus
par l'adoption les frères du Christ, nous avons le même Père que lui, bien que
ce ne soit pas au même titre. Il est Fils, de Dieu par nature ; et nous,
par une action volontaire commune aux trois Personnes divines. — Néanmoins,
quoique l'adoption soit une action commune à la Trinité tout entière, on l'attribue
au Père comme du principe, au Fils comme au modèle, et au Saint-Esprit comme à
celui qui nous imprime la ressemblance du Fils et de la filiation éternelle.
La filiation adoptive est une image de la filiation naturelle.
Elle nous rend semblables au Fils de Dieu, non-seulement sous le rapport de
l'existence et de la faculté de connaître, mais encore selon l'unité qu'il a
avec son Père ; et c'est ce qui a lieu par la grâce et par la charité,
conformément à cette prière : « Qu'ils soient un en nous, comme nous
sommes un. » (Jean, xvii, 22.) Cette assimilation est nécessaire à
l'adoption, qui nous donne droit à l'héritage éternel. Il est évident dès lors
que l'adoption ne peut tomber que sur une créature douée de raison et possédant
la charité, qui, selon l'expression de l'Apôtre, est répandue dans nos cœurs
par l'Esprit-Saint. » (Rom. v, 5.)
La filiation appartient proprement à la personne et non à la
nature : aussi, en traitant de la Trinité, l'avons-nous appelée une
propriété personnelle. Or, comme il n'y a pas dans le Christ d'autre hypostase
ou personne que l'hypostase ou personne incréée à laquelle appartient la
filiation naturelle, dont la filiation adoptive est une image, le Christ, Fils
de Dieu par nature, ne saurait en aucune façon être nommé son Fils adoptif.
Ceux-là seuls peuvent l'appeler ainsi qui mettent en lui deux personnes, ce qui
est une hérésie.
Le
Christ, en vertu de l'union hypostatique, est Fils de Dieu par nature ; et
nous, en vertu de la grâce habituelle, nous sommes fils de Dieu par adoption.
La grâce habituelle ne fait pas en lui, comme en nous, un fils adoptif de celui
qui ne l'était pas ; elle est dans son âme une conséquence de la filiation
naturelle.
L'Apôtre le déclare formellement en ces termes : « Il
a été prédestiné Fils de Dieu dans la puissance. » (Rom. 1, 4.)
La prédestination est une préordination que la divine Sagesse
a établie dès l’éternité ; touchant ce qui doit s'accomplir dans le temps
par la grâce. Or Dieu avait décrété de toute éternité que, par une grâce
appelée grâce de l'union, il y aurait un Homme-Dieu et un Dieu-Homme ; car
on ne saurait soutenir qu'il puisse acquérir de nouvelles idées. Si donc
l'union des deux natures dans la personne du Christ a été l'objet de la
prédestination, le Christ, sous ce rapport, a été prédestiné.
La
Personne qui a été Fils de Dieu de toute éternité n'a pas toujours subsisté
dans la nature humaine. De là cette parole de saint Augustin : « Jésus-Christ
a été prédestiné pour être simultanément fils de David par la chair et fils de
Dieu par sa puissance. »
La prédestination convient au Christ à raison de la nature
humaine, qui a été l'objet d'une telle exaltation qu'elle ne saurait être
élevée plus haut. Dire qu'une chose convient à quelqu'un à raison de sa nature
humaine, c'est évidemment dire qu'elle lui convient en tant qu'il est homme.
Nous devons, en conséquence, admettre cette proposition : Le Christ, en
tant qu'homme, a été prédestiné pour être le Fils de Dieu.
Quoique Dieu ait prédestiné le Christ et nous par un même acte
éternel, la prédestination du Christ n'en est pas moins le modèle de la nôtre
sous un double rapport : premièrement, quant au bien auquel nous sommes
appelés. Jésus-Christ a été prédestiné à être Fils de Dieu par nature, et nous
à être enfants de Dieu par l'adoption, qui est une participation et une
ressemblance de la filiation naturelle, comme on le voit par ces paroles :
« Ceux que Dieu a connus dans sa prescience, il les a prédestinés à
devenir conformes à l'image de son fils. (Rom. viii, 29.) La prédestination du
Christ est, en second lieu, le type de la nôtre quant à la manière d'acquérir
les biens éternels par la grâce. En effet, dans le Christ, la nature humaine a
été unie au Fils de Dieu sans aucun mérite préalable ; et nous, comme le
dit saint Jean, « nous avons tous reçu de la plénitude de sa grâce. »(i,
16.)
« Dieu nous a prédestinés comme enfants d’adoption par
Jésus-Christ. » (Eph. I, 5.)
Sans doute, à ne considérer la prédestination que dans le seul
et même acte par lequel Dieu nous a prédestinés en même temps que le Christ, on
ne saurait dire que celle du Christ a été la cause de la nôtre ; mais, si
on envisage la prédestination dans son terme, celle du Christ est manifestement
la cause de la nôtre, puisque Dieu a résolu, dans ses conseils éternels, que
notre salut s'accomplirait par Jésus-Christ.
Si le
Christ n'avait pas dû s'incarner, Dieu ne nous aurait pas marqué l'Incarnation
comme le moyen d'arriver au salut ; il nous aurait indiqué une autre voie.
Le cinquième concile général a formulé ce décret :
« Si quelqu'un dit que l'on doit adorer le Christ dans ses deux natures
(ce qui donne lieu à deux adorations), et que l'on ne doit pas adorer par une
seule et même adoration le Verbe incarné et sa propre chair, comme l'Église de
Dieu l'a enseigné dès le principe, qu'il soit anathème. »
L'honneur se rend à la personne même, et non à telle partie de
la personne. En effet, nous voulons honorer l'homme lui-même en rendant des
honneurs, par exemple, à sa main, à ses pieds, à ses vêtements, à son portrait
ou à ses envoyés. Bien que ces honneurs soient motivés par plusieurs raisons :
par le rang, par la science ou par la vertu, c'est toujours la personne que
l'on honore à cause de son rang, de sa science ou de sa vertu. S'il y a
pluralité dans les motifs, il y a unité du côté de la personne honorée.
Semblablement, le Christ étant une seule personne, qui a la nature divine et la
nature humaine, l'adoration qu'on lui rend est nécessairement une, bien qu'elle
soit multiple au point de vue des raisons qui la motivent. La pluralité
d'adorations supposerait plusieurs personnes en lui, ce que les conciles ont
toujours condamné.
On ne
rend pas au Christ deux adorations ; mais on peut avoir plusieurs raisons
de l'adorer. On lui défère des honneurs, tantôt pour sa sagesse divine, tantôt
pour sa sagesse humaine.
Les hommages rendus à l'humanité du Sauveur s'adressent-ils au
Christ lui-même, comme à l'objet adoré ? Dans ce cas, adorer la chair du
Christ n'est rien autre qu'adorer le Verbe incarné : une telle adoration
est celle de latrie. Ces hommages s'adressent-ils uniquement à l'humanité du
divin Sauveur, perfectionnée par tous les dons de la grâce ? Ils appartiennent
alors au culte de dulie, et non à l'adoration de latrie.
Dans la
pratique, on ne sépare point la chair du Christ de sa divinité. Cela ne saurait
avoir lieu que dans la subtilité de la pensée, cas auquel s'applique la
discussion présente.
Saint Jean Damascène rapporte ce mot de saint Basile :
« L'honneur que l'on rend à une image se rapporte à son prototype. »
Lorsque l'âme humaine se porte vers une image considérée comme
objet matériel et non comme représentation d'un être, son mouvement diffère de
celui par lequel elle se porte vers l'être représenté ; mais, si elle se
porte vers l'image considérée comme représentation de cet être, son mouvement
se confond avec celui qui se rapporte à l'être lui-même. — L'image du Christ,
envisagée en elle-même, comme objet sculpté ou peint, ne commande aucun
respect. La vénération n'est due qu'aux êtres doués de raison. Il faut dire,
par conséquent, que quiconque honore une telle image, la considère comme la
représentation du Christ. Il lui rend dès lors la vénération due au Christ
lui-même. Donc, parce que nous adorons le Christ de l'adoration de latrie, un
culte pareil est dû à son image.
Ce
précepte : « Vous ne ferez point de figures taillées, ni aucune
image, » défend uniquement de faire des statues et des tableaux pour les
adorer. Aussi Dieu ajoute-t-il aussitôt : « Vous ne les adorerez, ni
leur rendrez aucun culte. » (Exod. xx, 4.) S'il est vrai que l'on se porte
par un même mouvement vers l'image et vers l'être qu'elle représente, il était
naturel de prohiber l'adoration des images, par lesquelles les Gentils
honoraient leurs dieux, qui n'étaient autres que les démons. De là cette parole :
« Vous n'aurez pas de dieux étrangers en ma présence. » D'un autre
côté, le vrai Dieu ne pouvait être représenté sous une image sensible,
puisqu'il n'a point de corps. Depuis qu'il s'est fait homme, il est permis de
l'adorer sous l'image corporelle qui le représente.
L'Église chante ces paroles : « Salut, ô croix,
notre unique espérance. En ce temps de la Passion, augmentez la justice des
justes et accordez le pardon aux coupables. »
L'honneur n'est dû qu'à un être raisonnable. On ne le rend aux
choses insensibles qu'à cause de leur rapport avec les êtres doués de raison,
soit qu'elles les représentent, soit qu'elles aient avec eux une union quelconque.
Ainsi les hommes ont coutume de vénérer l'image du roi à cause du premier de
ces rapports, et le manteau royal en raison du second Dans l'un et l'autre cas,
ils rendent à ces objets les mêmes honneurs qu'au roi. Cela étant, s'il est
question de la vraie croix, à laquelle le Christ a été attaché, nous devons la
vénérer de ces deux manières ; car elle est la figure du Christ qui y a
été étendu, et elle a été arrosée par son sang. On lui rend, sous ce double rapport,
une adoration qui se rapporte au Christ : celle de latrie. De là vient que
nous lui adressons la parole et des prières comme au divin Crucifié lui-même.
S'il s'agit seulement de l'image de la vraie croix du Christ, faite d'une
matière quelconque : de pierre, de bois, d'argent ou d'or, nous la
vénérons encore, mais uniquement comme l'image du Christ, à laquelle nous
rendons le culte de latrie, dans le sens expliqué plus haut.
Comment
peut-on rendre des honneurs, dira quelqu'un, à ce qui a été un sujet
d'ignominie pour le Christ ? — La croix sur laquelle le Christ a souffert
la mort est loin d'être un objet d'horreur et d'ignominie aux yeux du chrétien,
qui voit en elle, au contraire, la puissance même du Christ, manifestée par la
victoire remportée sur les ennemis de notre salut. Aussi saint Paul écrivait-il :
« Si la prédication de la croix est une folie pour ceux qui se perdent,
elle est, pour ceux qui se sauvent, c'est-à-dire pour nous, la puissance même de
Dieu. » (1 Cor., i, 18.)
Le culte de latrie n'est dû qu'à Dieu ; il ne doit être
offert à aucune créature vénérée pour elle-même. La sainte Vierge n'y a pas
droit. Toutefois, comme elle est la mère de Dieu, nous devons lui offrir un
culte supérieur à la vénération de dulie ; ce culte prend le nom
d'hyperdulie.
La mère
d'un roi n’a pas droit à un honneur égal à celui du roi ; on lui doit
cependant un honneur en quelque sorte semblable, à cause de sa dignité. — La
raison pour laquelle on rend à la croix le culte de latrie, tandis que l'on
n'adore pas la Mère du Christ, qui a cependant avec son fils une union plus
étroite que celle qui existe entre son fils et la croix, c'est que la relation
qui l'unit à son fils n'est pas de la même nature que celle qui fait rapporter à
leurs types l'honneur rendu aux images. Chacun comprend qu'une image considérée
comme objet matériel ne mérite par elle-même aucun respect, au lieu que la Mère
du Christ mérite par elle-même qu'on la vénère[277].
Laissons parler saint Augustin : « Si les enfants
pieux regardent comme précieux les vêtements d'un père, son anneau, ou tel
autre objet semblable, ils doivent, à bien plus forte raison, vénérer son
corps, qui lui a été plus intimement uni qu'un vêtement quel qu'il soit. »
Il faut conclure de ces paroles que tout homme qui en aime un autre vénère ce
qui reste de lui après la mort : son corps, les membres de son corps, ses
vêtements, et les autres choses pareilles. Or nous devons avoir en vénération
les saints, qui sont les membres de Jésus-Christ, les enfants de Dieu, ses amis
et nos intercesseurs. C'est donc un devoir pour nous de vénérer leurs reliques,
et principalement leurs corps, qui, autrefois les temples et les organes du
Saint-Esprit, seront assimilés au corps du Christ par la résurrection
glorieuse. Dieu lui-même les honore convenablement, en faisant des miracles par
leur intermédiaire.
Saint
Jérôme écrivait à Riparius : « Nous n'adorons point par le culte de
latrie les reliques des martyrs ; mais nous les honorons, afin d'adorer celui
à qui ils ont rendu témoignage ; nous vénérons les serviteurs de Dieu,
afin que l'honneur que nous leur rendons revienne à leur Maître. »
L'Apôtre répond : « Le seul médiateur entre Dieu et
les hommes, c'est Jésus-Christ homme. » (1 Tim. ii, 5.)
À quel autre pourrait mieux convenir la fonction de nous unir
à Dieu pour notre perfectionnement qu'à celui-là même qui nous a réconciliés
avec Dieu, selon cette parole : « Dieu était dans le Christ, où il se
réconciliait le monde ? » (2. Cor. v, 19.) Aussi, après avoir dit :
« Le seul médiateur de Dieu et des hommes, c'est Jésus-Christ homme, »
l'Apôtre ajoute : « Qui s'est donné lui-même pour la rédemption de
tous. » Rien n'empêche cependant de donner à quelques autres le titre de
médiateurs entre Dieu et les hommes sous un certain rapport, à cause de leur
coopération à l'union des hommes avec Dieu par voie de préparation ou de
ministère.
Les
prophètes et les prêtres de l'Ancien Testament ont été médiateurs entre Dieu et
les hommes par voie de préparation et de ministère, en tant qu'ils annonçaient
et figuraient le vrai et parfait Médiateur de Dieu et des hommes, Jésus-Christ.
Les prêtres du Nouveau Testament sont les médiateurs de Dieu et des hommes, en
tant qu'ils sont, dans l'administration des sacrements, les ministres du
véritable Médiateur dont ils tiennent la place.
Le Christ, en tant que Verbe, ne diffère du Père et du
Saint-Esprit ni par la nature, ni par la puissance, ni par la souveraineté ;
ce qui appartient au Père et au Saint-Esprit, lui appartient également. Il ne
saurait, dès lors, transmettre aux hommes ce qui est au Père et au Saint-Esprit,
comme on transmet ce qui appartient à autrui. Mais, en tant qu'homme, il est
éloigné de Dieu par la nature, et des hommes par la plénitude de la grâce et de
la gloire : aussi est-ce comme homme qu'il nous unit à Dieu, dont il nous
transmet les préceptes et les grâces, en même temps qu'il satisfait et
intercède pour nous. Disons, en conséquence, que le Christ est médiateur comme
homme, et qu'il ne peut l'être en tant qu'il est Dieu.
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11
EXPLICATION.
Nous verrons, en premier lieu, ce qui se rattache à l'entrée
du Christ en ce monde ; secondement, ce qui tient au développement de sa
vie terrestre ; troisièmement, ce qui concerne sa sortie du siècle présent ;
quatrièmement, ce qui se rapporte à son exaltation après cette vie.
Ce qui se rattache à l'entrée du Christ en ce monde comprend
sa conception, sa naissance, sa circoncision, son baptême. — Pour la
conception, nous examinons ce qui concerne la mère qui le conçoit (27)... (32),
— le mode de sa conception (33), — la perfection de l'enfant conçu (34).
De la conception du Christ nous passons à sa naissance (35),
(36), — à sa circoncision (37), — à son baptême (38), (39).
Après avoir étudié l'entrée du Christ dans ce monde, il
convient de considérer le genre de vie qu'il a embrassé (40), — sa tentation (41),
— sa prédication (42), — et ses miracles (43), (44), (45).
Pour sa sortie de ce siècle et son exaltation, voyez le
tableau suivant.
Oui ; car l'Église célèbre la fête de sa Nativité.
Il est très-conforme à la raison de croire que celle qui a
engendré le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité, a reçu de la
grâce des privilèges plus grands que ceux des autres saints. L'ange nous le
fait entendre en lui disant : « Je vous salue, pleine de grâce. »
(Luc, i, 28.) Or nous voyons dans l'Écriture que Jérémie (i, 5) et Jean-Baptiste
(Luc, i, 15) ont reçu le privilège d'être sanctifiés dans le sein de leur mère[278].
La sanctification de Marie ne se conçoit pas avant son
animation ; elle n'est que la purification du péché originel, laquelle ne
saurait provenir que de l'infusion de la grâce dans une âme raisonnable. — De
plus, si la bienheureuse Vierge avait été sanctifiée avant d'avoir une âme,
elle n'aurait pas encouru la tache originelle[279], et elle n'aurait pas profité de la rédemption et du salut
opérés par le Christ, dont il est dit : « Il sauvera son peuple de
ses péchés. » (Matth. i, 21.) Saint Paul déclare aussi que « le
Sauveur de tous les hommes n'est autre que le Christ. » (1 Tim. iv.)
Prétendre le contraire, c'est le contredire[280].
Dire que
Marie n'a pas contracté la tache du péché originel, ce serait rabaisser la
dignité du Christ, qui est le Sauveur de tous les hommes sans exception[281]. — Quoiqu'il en soit, la fête de la Conception, tolérée par l'Église
romaine, ne doit pas être totalement blâmée ; elle est plutôt la fête de
sa Sanctification[282].
Il est écrit : « Vous êtes toute belle, ma
bien-aimée, et il n'y a point de tache en vous. » (Cant. iv, 7.) — Les
opinions sont partagées sur la survivance de ce germe. Quelques docteurs ont
enseigné que la sanctification de la bienheureuse Vierge le détruisit
totalement. D'autres ont prétendu le contraire. Il est certain que s'il
survécut en elle, il fut lié et mis dans l'impossibilité de lui nuire, tant par
la surabondance de sa grâce que par le soin tout spécial avec lequel la Providence
éloigna de ses sens toute impression désordonnée[283].
Saint Augustin disait : « Quand il s'agit du péché,
je ne veux pas, pour l'honneur du Christ, qu'il soit question de la bienheureuse
Vierge. »
Choisie pour être la Mère de Dieu, la Vierge Marie a dû être
digne de remplir cette fonction. Elle ne l'aurait pas été, si jamais elle eût
péché. Outre que le déshonneur des parents rejaillit sur les enfants, il est
écrit : « La sagesse n'habitera point dans un corps soumis au péché. »
(Sag. i, 4.) Il faut dès lors reconnaître que la Vierge Marie n'a commis aucun
péché actuel, ni mortel, ni véniel, et qu'elle réalise ces paroles : « Vous
êtes toute belle, ma bien-aimée ; il n'y a point de tache en vous. » (Cant.
iv, 7.)[284]
Saint Jérôme, expliquant cette parole : « Vous êtes pleine
de grâce, » disait : « La grâce a été donnée aux autres avec
mesure ; Marie en a reçu toute la plénitude. »
Le Christ est, comme Dieu, l'auteur de la grâce, et, comme homme,
l'instrument. Plus rapprochée de lui que nulle autre créature, la bienheureuse
Vierge, dont il a reçu la nature humaine, a dû évidemment en recevoir une grâce
supérieure à celle de toutes les autres créatures.
Il
serait étrange que celle qui l'a renfermé dans son sein, et qui a répandu en
quelque sorte la source de la grâce sur les hommes en le donnant au monde,
n'eût pas reçu elle-même une plénitude de grâce qui la rapproche
merveilleusement de l'auteur même de la grâce.
Il y a deux autres personnes qui ont été sanctifiées dans le
sein de leur mère ; ce sont : le prophète Jérémie, à qui Dieu adressa
cette parole : « Je vous ai sanctifié avant votre naissance » (i,
5) ; et Jean-Baptiste, dont l'ange avait dit : « L'Esprit-Saint
le remplira dès le sein de sa mère. » (Luc, i, 15.)
Quoiqu'il
en soit, la bienheureuse Vierge, choisie pour être la Mère de Dieu, a obtenu
une grâce de sanctification plus grande que saint Jean et Jérémie, choisis
seulement pour figurer à l'avance d'une manière spéciale la sanctification qui
devait être opérée par le Christ[285].
Isaïe avait dit : « Voilà qu'une Vierge concevra. »
(vii, 14.)
Vrai Fils de Dieu par nature, le Christ ne devait pas avoir de
père sur la terre, afin que la dignité de son Père céleste ne parût pas
transférée à un autre. Son caractère de Verbe et l'excellence de son humanité
voulaient aussi que sa chair fut conçue sans aucune altération pour le sein
maternel. La fin de l'Incarnation, qui était de nous établir enfants de Dieu,
en faisait une loi ; car le modèle de notre régénération devait se trouver
dans sa conception même. « Il fallait, dit saint Augustin, que, par un
insigne miracle, notre Chef naquit, selon la chair, d'une Mère vierge, pour
nous faire entendre que ses membres naîtraient spirituellement d'une autre
Vierge, qui est l'Église. »
Pour
l'honneur de Marie, il fallait que saint Joseph fût regardé d'abord comme le
père du Sauveur. Il est appelé le père de Jésus de la même manière qu'il est
nommé l'époux de Marie, à cause du lien sacré du mariage. Pour avoir droit à ce
nom, il lui eût suffi d'adopter l'enfant d'une femme étrangère. Si la
généalogie du Christ vient aboutir à lui, quoiqu'il n'en soit pas le père,
c'est que l'Écriture n'a pas l'usage de faire figurer les femmes dans l'ordre
généalogique. Joseph et Marie étaient d'ailleurs de la même tribu ; l'un
et l'autre descendaient de David.
Isaïe, après avoir dit : « Voilà qu'une Vierge
concevra, » avait ajouté : « et enfantera. »
La Mère du Christ demeura Vierge dans l’enfantement ;
rien n'était plus convenable. Si notre verbe à nous-mêmes, quand il est conçu
dans notre cœur sans corruption, doit en sortir avec la même pureté, comment le
Verbe substantiel, qui est Dieu, n'aurait-il pas sauvegardé, en naissant, la
virginité de sa Mère ? Se pouvait-il que, venant effacer nos souillures,
il flétrît ce qui était intact et amoindrît, par sa naissance, l'honneur et la
dignité de sa Mère ?
La
naissance du Christ fut un miracle de la puissance divine. « Aucun
obstacle, dit très-bien saint Augustin, ne pouvait arrêter un corps uni à la
divinité. Celui que, plus tard, on a vu marcher sur les eaux et entrer dans le
Cénacle les portes fermées, a pu certainement venir au monde sans préjudice
pour la virginité de sa Mère. »
Nous devons repousser la doctrine d'Helvidius, qui prétendait
que la Mère du Christ avait eu plus tard d'autres enfants. Une erreur pareille
fait injure au Christ, au Saint-Esprit et à la dignité de la sainte Vierge, qui
eût été la plus ingrate des créatures, si, après avoir enfanté un tel Fils,
elle avait volontairement sacrifié sa virginité, miraculeusement conservée.
Lorsque
l'Évangéliste dit : « Avant qu'ils fussent ensemble, il se trouva
qu'elle avait conçu du Saint-Esprit, » il n'exprime pas un fait ultérieur ;
il veut marquer seulement que la conception miraculeuse précéda toute union
conjugale. Il appelle le Christ le premier-né de sa mère. Mais il faut savoir
que les saintes Écritures donnent cette qualification, non-seulement à celui
qui a des frères, mais à celui qui est simplement né le premier. Autrement le
droit de primogéniture, fixé par la loi, n'aurait pu être constaté par les
prêtres qu'après la naissance d'un second enfant ; ce qui est faux, car
les premiers-nés devaient être rachetés après un mois. (Nomb. xviii, 16.) — Quelques-uns,
voyant que l'Évangile parle des frères de Jésus, ont supposé que saint Joseph
avait eu des enfants d'une autre femme. Saint Jérôme observe que les frères de
Jésus étaient simplement ses cousins, fils d'une autre Marie, sa tante. D'après
le langage des Écritures, on peut distinguer quatre sortes de frères : les
frères réels, les frères de nation, les frères par la parenté, et les frères
par l'affection.
Marie répondit à l'ange : « Comment cela pourra-t-il
se faire ? Je ne connais point d'homme. » — « Elle n'aurait pas parlé de la sorte, reprend saint Augustin,
si elle n'avait pas voué à Dieu sa virginité. »
La bienheureuse Vierge, avant son mariage avec Joseph, n'avait
pas fait vœu de virginité d'une manière absolue ; elle s'en était remise
avec confiance aux dispositions de la divine Sagesse. Sous la loi ancienne,
c'était un devoir, pour les femmes et pour les hommes, de concourir à
l'accroissement de la nation. Mais, lorsqu'elle eut pris un époux, comme
l'exigeaient les mœurs du temps, la virginité qu'elle devait posséder à un
degré suréminent reçut, du consentement de saint Joseph, la consécration d'un
venu. Ce qui le prouve, c'est que les œuvres de perfection accomplies par vœu
sont plus louables que les autres.
Il est dit dans l'Évangile : « Comme Marie, mère de
Jésus, était mariée à Joseph. » (Matth. i, 18.) Et encore : « L'ange
Gabriel fut envoyé à la Vierge Marie, mariée à un homme nommé Joseph. »
(Luc, i, 26.)
Il convenait, pour le Christ lui-même, pour sa mère et pour
nous, que la bienheureuse Vierge fût mariée. — Le Sauveur, si elle ne l'avait point été, aurait pu être
regardé par les païens comme un enfant illégitime. Les Juifs n'auraient pas
consigné sa généalogie dans la série de leurs générations, où l'on ne tenait
compte que des hommes ; et le divin Enfant, privé de la tutelle d'un père,
manquant peut être de nourriture, aurait été en butte à plus de violence encore
de la part des démons. — En second lieu, la Mère de Jésus, mise par le mariage
à l'abri des sévérités de la loi contre les adultères, était en même temps
préservée de toute infamie. Se pouvait-il qu'au moment où les signes de sa
grossesse apparaîtraient, elle eût à rougir comme une personne qui a perdu son honneur ?
Ajoutez que les soins et les bons offices de Joseph lui étaient nécessaires. — Troisièmement,
une telle disposition était utile pour nous, qui apprenons de Joseph lui-même
que Jésus est né d'une Vierge. Or, comme le disait sait Ambroise, « il est
un témoin d'autant plus irrécusable de la virginité de Marie, qu'il aurait pu,
s'il n'avait pas connu le divin mystère, se plaindre d'une injustice et venger
son opprobre. » Marie, attestant sa propre virginité, a aussi la plus
grande autorité. Si elle n'avait pas été mariée, on aurait pu croire qu'à
l'aide d'un mensonge elle cherchait à déguiser sa honte, au lieu qu'engagée
dans le mariage, elle n'avait aucun sujet de feindre ; la fécondité de la
femme est le bonheur et l'honneur des familles. D'un autre côté, il ne
convenait pas de laisser aux vierges imprudentes qui s'exposent à l'infamie cette
excuse, que la Mère du Sauveur avait paru déshonorée. Enfin, Marie fut à la
fois épouse et vierge, pour honorer dans sa personne la virginité et le
mariage.
Le
Seigneur aima mieux que l'on pût douter de sa céleste origine que de la
chasteté de sa Mère ; il savait que la pudeur est tendre, et combien il
est facile de flétrir la réputation d'une vierge.
Marie et Joseph entrèrent dans le mariage sans aucune autre
condition que d'y accomplir la volonté de Dieu ; ils s'unirent
conséquemment par un véritable mariage. Aussi l'ange appela-t-il Marie « l'épouse
de Joseph, » bien qu'il n'y eût pas eu et qu'il ne dût jamais exister
d'union maritale entre eux. « C'était, dit saint Ambroise, un témoignage
rendu à la vérité et à la légitimité de leur mariage. » Saint Augustin
ajoute : « Tous les biens renfermés dans le mariage se trouvaient
dans celui de Joseph et de Marie : l'enfant, la foi et le sacrement.
L'enfant était Notre-Seigneur Jésus-Christ ; la foi, la fidélité que Marie
et Joseph s'étaient promise ; le sacrement, l'indissolubilité de leur
union. »
L'autorité de l'Écriture est suffisante. « L'ange lui dit :
Voilà que vous concevrez dans votre sein et que vous enfanterez un fils. »
(Luc, i, 31)
On peut signaler dans le fait de l'Annonciation plusieurs
sortes de convenances. — L'union du Fils de Dieu avec Marie devait, pour suivre
l'ordre légitimé, se former dans l'âme de la Vierge avant de s'accomplir dans
son sein ; et c'est ce qui fait dire à saint Augustin : « Marie
fut plus heureuse en recevant la foi du Christ qu'en concevant sa chair. La maternité n'aurait
été d'aucun avantage pour elle, si elle n'avait pas porté le Christ dans son cœur
plus heureusement encore que dans ses entrailles. » — Instruite par Dieu,
elle pouvait rendre un témoignage plus assuré du mystère de l'Incarnation. — Le
message de l'ange lui fournit pour elle-même l'occasion d'offrir à son Dieu
l'hommage de sa soumission volontaire, lorsqu'elle dit : « Je suis la
servante du Seigneur. » — Enfin, l'Annonciation nous révélait qu'une sorte
de mariage spirituel allait s'établir entre le Fils de Dieu et la nature
humaine, et c'est pour cela que le messager du ciel attendit que Marie eût
donné son consentement, au nom de la nature humaine tout entière.
Il est
écrit : « L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu, etc. » (Luc, i,
26.)
La Providence veut que les choses divines soient transmises
aux hommes par l'intermédiaire des anges. — Un mauvais ange avait contribué à
la ruine du genre humain ; un bon ange devait aider à sa réparation. — Il
y eut toujours une sorte d'alliance entre les esprits angéliques et la virginité ;
car vivre dans la chair sans en subir les atteintes, c'est vivre de la vie du
ciel. — Pour ces trois raisons, il convenait qu'un ange annonçât le mystère de
l'Incarnation à la Vierge que Dieu avait choisie pour sa mère.
L'ange dut apparaître à Marie sous une forme corporelle, pour
plusieurs raisons : 1° Il venait annoncer que Dieu, invisible de sa
nature, allait devenir visible par l'Incarnation. Pour mieux exprimer ce
mystère, il prit lui-même la forme d'une créature visible. 2° La bienheureuse
Vierge allait recevoir, non-seulement dans son âme, mais dans son sein, le Fils
de Dieu ; une si grande dignité demandait que son âme et ses sens
extérieurs fussent en même temps fortifiés par une vision angélique. 3°
L'existence du mystère de l'Incarnation s'établissait par là avec plus de
certitude : les choses sensibles nous impressionnent plus que celles qui
frappent seulement notre imagination. « Sur le point de recevoir la
révélation du plus grand des événements, dit saint Jean-Chrysostôme, la Vierge
avait besoin de voir clairement le messager qui l'annonçait. »
Son
trouble s'explique par l'apparition imprévue d'une puissance supérieure et par
sa modestie virginale. « Il appartient aux vierges, dit très-bien saint
Ambroise, de trembler à l'approche des hommes et de redouter tout entretien
avec eux. » D'autres prétendent qu'accoutumée à des visions angéliques,
elle fut troublée, non par l'aspect de l'ange, mais par l'annonce à laquelle
elle était loin de s'attendre, n'ayant jamais songé que de si grandes choses
dussent s'accomplir par elle. Ils font remarquer que, selon l'Évangile, Marie
fut troublée à la parole de l'ange, et non à sa vue.
« Les choses qui viennent de Dieu sont bien ordonnées. »
(Rom. xiii, 1.) L'Annonciation se fit donc dans l'ordre le plus convenable.
L'ange excite, en premier lieu, l'attention de Marie par cette
parole : « pleine de grâce. » Il lui fait ainsi pressentir qu'elle
est digne de concevoir le fils de Dieu, ce qu'il confirme en disant : « Le
Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes. »
En second lieu, il instruit Marie du mystère de l'Incarnation qui doit s'opérer
en elle : « Vous concevrez dans votre sein et vous enfanterez un fils
qui sera grand... » Bientôt il fait connaître le mode d'une telle conception :
« L'Esprit-Saint viendra en vous. » Il s'agit enfin d'obtenir le
consentement de Marie ; et c'est à quoi il s'applique en prouvant, par
l'exemple d'Élisabeth et par une raison puisée dans la toute-puissance divine,
la possibilité d'une conception miraculeuse.
L'Apôtre dit : « Le Fils de Dieu ne s'est pas uni
les anges, mais il s'est uni la race d'Abraham. » (Héb. ii,16.)
En prenant la nature humaine, le Christ voulait la purifier de
sa corruption : or la nature humaine n'avait besoin d'être purifiée que
parce qu'elle avait été viciée dans Adam. Pour cela même, il dut prendre sa
chair dans de la masse commune qui émane de notre premier père, afin de guérir
notre nature par son union avec elle.
Quand
saint Paul disait : « Le premier homme, venu de la terre, était
terrestre ; le second, venu du ciel, est céleste, » il n'entendait
pas que le Christ n'a point tiré son corps de la souche d'Adam ; il
considérait sa divinité même et la vertu qui avait formé son corps terrestre. — Si le Christ, qui a pris son corps dans la
souche commune du genre humain, n'a pas contracté le péché originel, c'est
qu'il n'a pas été conçu, comme les autres hommes, par la puissance génératrice.
L'Apôtre dit expressément que « le Christ a été formé de
la race de David selon la chair. » (Rom. i, 3.)
En effet, il y a surtout deux anciens patriarches dont le
Christ est appelé le fils ; ce sont Abraham et David. On en apporte
plusieurs raisons : 1° La promesse du Rédempteur leur avait été spécialement
faite ; car il avait été dit à Abraham : « Toutes les nations de
la terre seront bénies dans ta race » (Gen. xxii, 18) ; et à David :
« Je placerai sur ton trône le rejeton de ton sang. » (Ps. cxxxi, 11.)
Aussi, quand le peuple juif accueillait Jésus avec les honneurs royaux, il s’écriait :
« Hosanna au fils de David. » 2° Le Christ devait être roi, prophète
et prêtre. Or Abraham était non-seulement prêtre, comme on le voit par cet
ordre que le Seigneur lui donna : « Prenez une génisse de trois ans,
etc. » (Gen. xv, 9), mais encore prophète ; ce qui résulte de ces
autres paroles : « C'est un prophète qui priera pour vous. »
(Gen. xx, 7.) David, de son côté, fut à la fois roi et prophète. 3° La
circoncision commença dans Abraham, et l'élection de Dieu se manifesta surtout
en David, d'après cette parole de l'Écriture : « Le Seigneur a
cherché un homme selon son cœur. » (1 Rois, xiii, 14.)
Voilà pourquoi le Christ est spécialement nommé fils d’Abraham
et fils de David. Il était le salut des enfants de la circoncision et de ceux
qui seraient choisis parmi les Gentils.
Le Manichéen
Fauste prétendait démontrer que le Christ n'était pas fils de David, par la
raison que Joseph n'était point son père ; comme s'il n'y avait pas eu un
vrai mariage entre Joseph et Marie ; comme si Joseph et Marie n'étaient
pas de la même tribu ; comme si ce n'était pas parce qu'ils appartenaient
à la même famille qu'ils étaient venus se faire inscrire ensemble à Bethléem !
La convenance de la généalogie du Christ repose sur une
autorité divine ; car saint Paul dit : « Toute l'Écriture a été
divinement inspirée. » (2 Tim. iii, 16.) Selon le même Apôtre, « les
choses qui viennent de Dieu sont bien ordonnées. » Donc la généalogie du
Christ a été convenablement retracée.
Julien-l'Apostat
faisait cette objection : « Un homme n'a pas deux pères. Or, selon
saint Matthieu, Joseph, époux de Marie, était fils de Jacob, et, selon saint
Luc, il était fils d'Héli. Voilà une contradiction. » — « Point du
tout, reprenait saint Grégoire de Naziance ; les deux Évangélistes
désignent le même individu sous différents noms. » Pour nous, nous aimons
mieux répondre avec saint Augustin, que Joseph était tout à la fois fils de
Jacob, qui descendait de David par Salomon, et fils d'Héli, qui en descendait
également par Nathan, frère de Salomon. — Voici le fait. Jacob et Héli étaient
frères. Héli mourut sans enfants, et Jacob épousa, selon la loi, la veuve
d'Héli. Il en eut Joseph, qui, aux yeux de la loi, était le fils d'Héli. C'est
ce qui fait dire à saint Matthieu : « Jacob engendra Joseph ; »
tandis que saint Luc, qui retrace uniquement la généalogie légale, ne se sert
pas du mot engendrer.
L'Apôtre écrit : « Dieu a envoyé son Fils formé
d'une femme. » (Gal. iv, 4.)
Le Fils de Dieu pouvait former sa chair d'une matière
quelconque ; mais il convenait qu'il la prît dans le sein d'une femme, car
il ennoblissait par là toute la nature humaine. « L'affranchissement de
l'homme, dit saint Augustin, devait apparaître dans les deux sexes. »
Prenant le sexe le plus noble, il montrait par sa naissance même qu'il venait
racheter les femmes aussi bien que les hommes. Ensuite, il établissait de la
sorte la réalité de son Incarnation. Le grand Docteur que nous venons de citer,
écrivant à Volusien, disait très-bien : « Si Dieu, par sa toute
puissance, avait formé un homme sans le faire naître dans le sein d'une mère et
l'eût produit tout à coup à nos regards, il aurait favorisé l'erreur de ceux
qui ont prétendu que le Verbe n'avait pas réellement pris notre humanité, et de
plus, à force de merveilles, il nous aurait dérobé les œuvres de sa
miséricorde. Dans le Christ, tel qu'il est, nous avons entre Dieu et nous un
véritable médiateur, qui, réunissant les deux natures en sa personne, relève
l'ordinaire par l'extraordinaire et tempère le merveilleux par le naturel. »
Enfin, une telle naissance complétait les divers modes de la génération humaine :
Adam, formé du limon de la terre, ne dut son origine ni à l'homme ni à la femme ;
Eve, formée de l'homme, ne dut point la sienne à une femme. Les autres hommes
proviennent d'un homme et d'une femme. Il était réservé au Christ d'être formé
de la femme à l'exclusion de l'homme.
« Hommes, s'écrie saint Augustin, ne vous méprisez point ;
le Fils de Dieu a voulu être homme. Femmes, ne vous avilissez point ; le Fils
de Dieu a voulu naître d'une femme. » Qu'y-a-t-il dans la naissance du
Sauveur qui puisse nous étonner ? Si le rayon de soleil dessèche la boue
sans en contracter aucune souillure, combien plus celui qui est la splendeur de
la lumière éternelle peut-il purifier, sans en recevoir nulle atteinte, ce
qu'il illumine !
Le corps du Christ a été formé du sang très-chaste et très-pur
de sa mère par un mode supérieur et surnaturel de génération où la vertu même
de Dieu a été le principe actif.
La chair du Christ n'était ni dans Adam ; ni dans
Abraham, ni dans les autres patriarches, par quelque chose de tellement
déterminé qu'on pût dire : Voici la matière dont elle sera formée. Elle
n'y a été, comme le corps des autres hommes, que par son origine, c'est-à-dire
par le corps même de sa sainte Mère, qui n'y préexista lui-même par rien de
déterminé.
Par là même
que le Christ a eu un corps formé du sang très-pur de la Vierge, qui tirait
elle-même son origine d'Adam et des autres patriarches, son affinité avec le
genre humain est suffisamment établie, quelle que soit la manière dont son
corps a été formé de leur sang.
Autre fut la condition des patriarches, autre celle du Christ.
Les patriarches furent assujettis au péché originel ; le Christ en fut
exempt. Ils avaient péché en Adam ; le Christ, qui n'en a pas tiré son
origine par la voie commune, n'y a nullement péché. Sa chair ne préexistait
point en eux comme portion réelle de leur corps. Peu importe donc que leur
chair entière ait été infectée par le péché originel. La sienne, formée par
l'opération du Saint-Esprit, a été prise exempte de toute souillure. Rien
d'impur ne s'est trouvé en elle.
La
nature humaine a été prise par le Verbe telle qu'elle était dans Adam avant le
péché.
Abraham, donnant la dîme à Melchisédech, qui était la figure
du Christ, se déclarait conçu dans le péché et proclamait que tous ses
descendants auraient besoin d'être guéris par celui qui ôte les péchés du
monde. C'est pourquoi Isaac, Jacob, Levi furent décimés dans sa personne. Quant
au Christ, qui descendait de ce patriarche par la substance corporelle, mais
non par le principe actif de la génération auquel la transmission du péché
originel est attachée, il était dans ce père du peuple juif comme le médecin
qui doit guérir, au lieu d'y être comme l'infirme qui attend sa guérison. Il
n'a pas été décimé dans la personne d'Abraham.
L'ange dit à Marie : « L'esprit-Saint viendra en
vous. » (Luc, 1, 35.)
Œuvre de la Trinité tout entière, la formation du corps du
Christ est attribuée au Saint-Esprit pour un triple motif. — Le Saint-Esprit
est l'amour du Père et du Fils. Or la marque la plus éclatante de l'amour de
Dieu, c'est l'Incarnation de son Fils dans le sein virginal de Marie. « Dieu
a tellement aimé le monde, dit saint Jean, qu'il lui a donné son Fils unique. »
(iii, 16.) — De plus, si la nature humaine a été élevée à l'union hypostatique,
c'est par un effet de la grâce, laquelle est attribuée au Saint-Esprit, comme
on le voit par cette parole : « Il y a diverses grâces ; mais il
n'y .a qu'un seul et même Esprit. » (1 Cor. xii, 4.) D'où saint Augustin
dit : « La conception du Christ nous manifeste la grâce de Dieu. »
— Enfin, cette appropriation convient au terme de l'Incarnation, qui était que
le Christ fût à la fois saint et fils de Dieu, double effet attribué à l'Esprit-Saint.
Car les hommes deviennent par lui enfants de Dieu, selon cette parole :
« Dieu a envoyé dans vos cœurs l'Esprit de son Fils, qui y crie : Mon
Père ! Mon Père ! » Il est aussi l'Esprit sanctificateur,
d'après le même Apôtre. (Rom. 1.) De même donc que les autres hommes sont
sanctifiés par l'Esprit-Saint pour devenir enfants de Dieu par adoption ;
de même le Christ a été conçu dans la sainteté par son opération, pour être
Fils de Dieu par nature. Aussi l'ange, après avoir dit à Marie : « L'Esprit-Saint
viendra en vous, » ajouta-t-il pour conclusion : « Et le Saint
qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu. »
« Avant qu'ils eussent été ensemble, Marie fut reconnue
enceinte, ayant conçu du Saint-Esprit. » (Matth. i, 18.)
Il y a entre l'Esprit-Saint et le Christ un double rapport :
l'un de consubstantialité, l'autre de cause efficiente dans la conception de
son corps. L'expression : « conçu du Saint-Esprit, » peut servir
à exprimer ces deux idées. C'est pourquoi, nous pouvons fort bien dire que le
Christ a été conçu du Saint-Esprit, en faisant rapporter la vertu efficiente de
l'Esprit-Saint au corps pris par le Fils de Dieu et sa consubstantialité à la
Personne divine qui s'est incarnée.
Le corps
du Christ n'émane pas de la substance même du Saint-Esprit, comme le Fils émane
du Père ; il a été conçu du Saint-Esprit, dans le sens qu'il a été formé
par sa puissance.
Ce qui se dit de quelqu'un d'une manière parfaite n'en doit
pas être affirmé ensuite dans un sens imparfait. Le Christ est le Fils du Père
éternel, selon toute l'étendue de la parfaite filiation. Par conséquent, il ne
saurait en aucune façon être appelé le Fils du Saint-Esprit, ni le Fils de la
Sainte-Trinité.
Conçu,
comme homme, de la Vierge Marie, c'est-à-dire formé de son sang très-pur à
l'image de notre nature, il est à juste titre , appelé Fils de Marie.
Mais, conçu de l'Esprit-Saint uniquement comme d'un principe actif qui ne lui a
pas communiqué sa propre nature, il ne peut pas en être appelé le Fils.
Avant la conception, la sainte Vierge avait d'une certaine
façon préparé activement en elle l'accomplissement de ce mystère ; mais,
dans la conception même, l'Esprit-Saint seul a formé de son sang très-pur le
corps du Christ.
La formation du corps du Christ au moyen du sang très-pur de
la bienheureuse Vierge fut instantanée. Ce qui le prouve, c'est d'abord la
puissance infinie du Saint Esprit qui l'a opérée, et, en second lieu, cette
autre raison qu'il ne convenait pas que le Fils de Dieu prit un corps non formé
pour se l'unir personnellement.
Bien que
la première formation du corps de notre divin Sauveur ait été instantanée, son
accroissement a été successif, afin que l'on vît que le Fils de Dieu avait
réellement pris la nature humaine.
Nous l'avons dit, le Fils de Dieu a pris le corps par l'âme,
et l'âme par l'intelligence ; il en résulte que son corps a été animé par
une âme raisonnable dès le premier instant de sa conception.
Si nous admettions que le corps du Christ a été conçu avant
d'être uni au Verbe divin, nous serions conduits à dire qu'il a été soutenu par
une autre hypostase pendant un instant, si court qu'il soit. Ce serait détruire
par sa base le mystère de l'Incarnation.
La chair
du Christ n'a jamais eu une autre hypostase que la personne même du Verbe.
« Vous trouverez dans ce mystère, disait saint Ambroise,
beaucoup de choses qui sont conformes à la nature, et beaucoup d'autres qui lui
sont supérieures. »
En effet, considérons-nous la conception du Christ du côté
matériel et maternel, elle est très-conforme à la nature ; la
considérons-nous du côté de la vertu active qui l'a produite, elle est
totalement miraculeuse.
« L'Être saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de
Dieu. » (Luc, i, 35.) — « Le Père l'a sanctifié et l'a envoyé dans le
monde. » (Jean, x, 36.)
Nous l'avons remarqué, la plénitude de la grâce qui sanctifie
l'âme du Christ dérive de son union avec le Verbe, selon cette parole de saint Jean :
« Nous avons vu sa gloire, comme la gloire que reçoit de son Père le Fils
unique ; il était plein de grâce et de vérité. » (1, 14.) Nous avons
pareillement démontré que le corps du Christ a été animé et uni au Verbe dès le
premier instant de sa conception. Le Christ a donc été, dès cet instant même,
sanctifié quant à son âme et quant à son corps.
Pour
nous, nous devenons saints, de pécheurs que nous étions ; mais le Christ a
été fait homme et saint tout ensemble. Voilà pourquoi l'ange dit à Marie :
« L'Être saint qui naitra de vous.... »
Doué d'une âme parfaite dès le premier instant de sa
conception, le Christ posséda, à ce moment même, l'usage de son libre arbitre ;
car, si la perfection dernière consiste dans l'opération et non dans la
puissance ou dans l'habitude, il a eu, dans ce premier instant, les opérations
spirituelles qui se produisent instantanément : or telles sont celles de
l'intellect et de la volonté, dans lesquelles consiste l'usage du libre
arbitre.
L'exercice
du libre arbitre n'est autre que l'élection, pour laquelle la délibération du
conseil n'est nécessaire qu'à cause de l'incertitude de l'esprit. Possédant,
dès le principe, toute certitude, le Christ put choisir d'une manière
instantanée. Rien n'empêche d'admettre en lui une opération de l'intelligence
et de la volonté, indépendamment des sens. Nous avons vu que, par le moyen de
sa science infuse, son intelligence pouvait entrer en exercice sans les images
sensibles.
Le Christ a été sanctifié par la grâce au moment même de sa
conception. Mais il y a deux sortes de sanctification : celle des adultes,
qui exige un acte de leur part, et celle des enfants, qui s'accomplit seulement
par la foi de leurs parents ou de l'Église. La première est évidemment la plus
excellente. Or celle du Christ a été la plus parfaite qu'il soit possible
d'imaginer, puisqu'il a été sanctifié pour être le sanctificateur des autres.
Par conséquent, elle s'est opérée avec le mouvement de son libre arbitre vers
Dieu, mouvement très-méritoire. Il en faut conclure qu'il a mérité dès le
premier instant de sa conception.
Le Christ, comme homme, a joui de la béatitude dès le premier
instant de sa conception. La grâce, dont il avait reçu la plénitude, ne pouvant
être oisive en lui, il posséda dès ce moment la claire vue de Dieu, beaucoup
plus parfaitement que tous les habitants du ciel.
« La naissance, dit saint Jean Damascène, appartient à
l'hypostase et non à la nature. ». En effet, elle doit être attribuée à la
personne comme à son sujet, et à la nature comme à son terme. « La
naissance d'un être, a dit le Philosophe, est le chemin qui le fait arriver à
sa nature. »
À parler
rigoureusement, ce n'est pas la nature qui commence à exister, c'est plutôt la
personne qui commence à exister dans une certaine nature.
Par une suite nécessaire de cette vérité, qu'il y a dans le
Christ deux natures : l'une divine, qu'il reçoit éternellement de son Père ;
l'autre humaine, qu'il tient de sa mère dans le temps, il faut lui attribuer
deux naissances : l'une éternelle, par laquelle il procède éternellement
du Père, l'autre temporelle, qui lui vient de sa mère.
L'Évangile dit formellement : « Telle était la
généalogie du Christ. Marie, sa mère, ayant épousé Joseph, etc. » (Matth. i,
17.)
Le corps du Christ a été pris dans le sein de la Vierge Marie
et formé de son sang très-pur. Il n'en faut pas davantage pour constituer l'essence de la
maternité. La bienheureuse vierge est donc véritablement la mère du Christ.
L'opération
du Saint-Esprit imprima un caractère surnaturel et miraculeux à la conception
et à la naissance du Sauveur ; mais, du côté de la mère dont il est né au
temps ordinaire depuis sa conception, sa naissance fut conforme à la nature ;
voilà pourquoi la bienheureuse Vierge est réellement sa mère.
Saint Cyrille, dans ses anathèmes, approuvés et répétés par le
concile d'Éphèse, s'exprime ainsi : « Si quelqu'un, ne confessant pas
que l'Emmanuel est véritablement Dieu, nie que la sainte Vierge est la mère de
Dieu, qu'il soit anathème. »
Voici ce qui a été exposé précédemment : le mot Dieu peut
servir à désigner une personne possédant la nature divine et la nature humaine.
Tout ce qui convient à l'une ou à l'autre de ces deux natures peut s'attribuer
à cette personne, représentée par un terme signifiant sa nature divine ou sa
nature humaine. La conception et la naissance se disent d'une personne, selon
la nature dans laquelle cette personne est conçue ou née. Donc, puisque la
nature humaine a été prise par une personne divine dès le premier instant de sa
conception, nous sommes fondés à dire que Dieu a été conçu et est né d'une
Vierge. C'est pourquoi, si une femme est mère de quelqu'un pour l'avoir conçu
et lui avoir donné le jour, la bienheureuse Vierge doit être véritablement
appelée la mère de Dieu. Quiconque lui refuserait ce titre tomberait ou dans
l'hérésie de Photin, qui supposait que l'homme dont elle était la mère avait
été conçu et mis au monde avant d'être Fils de Dieu ; ou dans celle de Nestorius,
d'après lequel l'humanité n'aurait pas été prise par le Verbe de manière à ne
former avec lui qu'une seule personne.
On dira :
Nous ne voyons point dans l'Écriture que Marie est la mère de Dieu ; nous
y lisons seulement qu'elle est « la mère du Christ. » (Matth. i, 18.)
— Cette objection de Nestorius se résout ainsi : Il est expressément
consigné dans l'Écriture que Jésus-Christ est vrai Dieu (1 Jean, ult., 20), et
que la sainte Vierge est mère de Jésus-Christ. (Matth. i, 18.) Donc Marie est
mère de Dieu. En vain Nestorius reprendra que le Christ est appelé Dieu en
vertu de sa nature divine, qui n'a pas tiré son origine de la Vierge. Saint
Cyrille répond : « De même que, chez l'homme, où l'âme nait avec le
corps pour ne former avec lui qu'un seul être, il parait superflu de dire que
la mère du corps n'est pas la mère de l'âme ; de même, dans la génération
du Christ, il est inutile d'exprimer que la sainte Vierge est appelée mère de
Dieu uniquement parce qu'elle est la mère de l'humanité de Celui qui possède
tout à la fois et la divinité et l'humanité. »
Les opinions diffèrent à cet égard. Les uns veulent que, dans
le Christ, il y ait deux filiations, comme il y a deux naissances. Les autres
n'y en veulent admettre qu'une seule, parce qu'il n'y a qu'une personne. Si
l'on s'attache uniquement à l'idée même de la filiation, il faut en admettre
une double dans Notre-Seigneur, l'une éternelle, l'autre temporelle, à raison
de sa double naissance. Mais si l'on considère seulement le sujet de la
filiation, qui est la personne du Verbe, le Christ n'a, en réalité, que la
filiation éternelle. Le nom de Fils de Marie ne lui convient que par un rapport
qui, quoique réel dans sa mère, n'affecte pas plus sa personne que le rapport
qui fait appeler Dieu le Maître et le Seigneur des créatures n'affecte la
nature divine.
Le Christ sortit du sein maternel de la même façon que, plus
tard, il entra dans le Cénacle, les portes étant fermées. Marie l'enfanta sans
douleur comme sans préjudice pour sa virginité. Éprouvant, au contraire, une
joie immense de ce qu'un Homme-Dieu était donné au monde, elle vérifia cette
parole d'Isaïe : « Elle germera comme un lis et laissera éclater sa
joie par des hymnes d'allégresse. » (xxxv, 2.)
Le Christ a voulu naître, à Bethléem pour plusieurs raisons. —
Le prophète Michée avait annoncé en ces termes que ce serait là le lieu de sa
naissance : « Et toi, Bethléem d'Ephrata, tu es la plus petite des
villes de Juda ; mais c'est de toi, néanmoins, que je ferai sortir Celui
qui doit régner en Israël. » (v, 2.) — Il a voulu naître à Bethléem comme
David, dont il descendait, afin que le lieu même de sa naissance montrât l'accomplissement
des promesses faites à ce saint Roi ; et c'est ce que l'Évangile nous
indique en disant « qu'il était de la maison et de la famille de David. »
— Enfin, comme l'explique saint Grégoire, Bethléem veut dire maison du pain ; or le Christ disait,
en parlant de lui-même : « Je suis le pain de vie, descendu du ciel. »
Il a
voulu naître dans un lieu obscur pour confondre la vaine gloire de ceux qui,
s'enorgueillissant du lieu de leur origine, veulent surtout y être honorés. II
avait aussi pour but d'agir sur l'univers par la force de sa vertu, et non par
l'éclat de sa naissance. « Je suppose un instant qu'il eût choisi la
grande ville de Rome pour sa cité, disait très-bien Théodore d'Ancire dans le
concile d'Éphèse, peut-être aurait-on attribué à la puissance de ses
concitoyens la transformation du monde. S'il avait été fils d'un empereur,
l'honneur en serait revenu au pouvoir impérial. Afin que l'on vit bien qu'il
avait changé l'univers par sa divinité même, il a choisi une mère et une patrie
également pauvres. Mais, après avoir ainsi adopté ce qui est faible, selon le
monde, pour confondre ce qui est fort, il a établi, en signe de sa victoire et
de sa puissance, le siège de son Église dans la capitale de l'univers, à Rome
même, d'où la foi devait resplendir sur le monde entier. »
Il est écrit : « Quand la plénitude du temps fut
venue, Dieu envoya son Fils, formé d'une femme et soumis à la loi. » (Gal.
iv, 4.)
Créateur et souverain Maître de tous les temps, le Christ a
choisi sa mère, sa patrie et le jour de sa naissance. Il est venu dans le monde
au temps le plus convenable ; car toutes les œuvres de Dieu sont
parfaitement ordonnées.
Il est
venu dans un temps de servitude, pour nous rendre à la liberté ; dans un
temps de paix, parce qu’il est lui-même notre paix » (Eph. ii, 14) ; dans
un temps où un seul chef commandait au monde, pour qu'il n'y eût qu'une seule
bergerie et qu'un seul pasteur » (Jean, x, 16) ; à une époque où un
roi étranger régnait sur Juda, afin que cette prophétie de Jacob fût accomplie ;
« Le sceptre ne sortira pas de Juda et le chef ne cessera point
d'appartenir à sa postérité jusqu'à ce que vienne Celui qui doit être envoyé »
(Gen. xlix, 10) ; à l'heure même où la lumière du jour commence à croître,
pour nous faire entendre qu'il « venait illuminer ceux qui sont assis dans
les ténèbres et dans les ombres de la mort » (Luc, i, 79) ; pendant
l'hiver, pour commencer, dès sa naissance, à souffrir pour nous.
Le prophète Isaïe disait : « Vous êtes vraiment un
Dieu caché, saint d'Israël, notre Sauveur. » (xlv, 15) Et encore :
« Son visage nous a été caché ; il était comme un objet de mépris. »
(liii, 3.)
La manifestation de la naissance du Christ faite à tous les
hommes eût été un obstacle à la rédemption du genre humain, accomplie par la
croix. « Si les Juifs avaient connu le Seigneur de gloire, disait
l'Apôtre, ils ne l'auraient point crucifié. » (1 Cor. ii, 8.) — Une telle
manifestation aurait, outre cela, diminué le mérite de la foi, par laquelle le
Christ voulait justifier les hommes, selon cette parole du même Apôtre : « La
justice de Dieu est produite par la foi du Christ. » (Rom. iii, 22.)
Admettez, en effet, que des signes évidents eussent révélé cette naissance aux
yeux de tous, où serait, à son égard, la matière de la foi, appelée par l’Apôtre
« l'argument des choses que l'on ne voit point ? » (Heb. xi, 1.)
— Enfin, si on n'avait pas vu le Christ passer de l'enfance à la jeunesse,
prendre de la nourriture et du sommeil, on aurait pu douter qu'il eût
réellement revêtu la nature humaine, et, à force de merveilles, il aurait rendu
inutiles les œuvres de sa miséricorde.
Le
second avènement du Sauveur sera manifeste pour tous. Le premier, qui opère le
salut par la foi, a dû être humble et caché jusqu'au jour où il dit à ses
disciples : « Allez, enseignez toutes les nations. » (Matth. ult.
19.)
Tel est l'ordre établi par la divine Sagesse, que les dons et
les secrets divins n'arrivent pas de la même manière à tous les hommes ; ils
parviennent immédiatement à quelques-uns, qui les transmettent ensuite aux
autres. Ainsi en a-t-il été de la naissance du Christ ; elle a dû être
manifestée à quelques-uns, qui pussent ensuite en transmettre la connaissance
au monde.
S'il eût
été préjudiciable au salut des hommes que le Christ manifestât sa naissance dès
le principe aux yeux de tous, il ne l'aurait pas été moins qu'il ne l'eût fait connaître
à personne. Dans l'un et l'autre cas, la foi aurait été impossible : dans
le premier, la vérité de sa naissance aurait été évidente ; dans le
second, personne n'aurait pu l'attester à d'autres. Marie et Joseph, à qui il
appartenait de lui rendre, soit avant, soit après sa naissance, les devoirs qui
lui étaient dûs, furent les premiers instruits. Mais, comme leur témoignage,
renfermé dans les limites de la famille, eût pu paraître suspect, il fallait
que ce mystère fût révélé à des étrangers, dont le témoignage n'exciterait
aucune défiance.
Le Christ a dit lui-même : « Je sais qui j'ai
choisi. » (Jean, xiii, 18.) — Il s'est manifesté à toutes les conditions
humaines, afin de marquer, « sans distinction d'homme ni de femme, de Juif
ni de Gentil, de libre ni d'esclave, qu'il venait apporter le salut au genre
humain. » (Col. iii, 11.) Les bergers étaient Israélites ; les mages,
Gentils ; ceux-là venaient de près ; ceux-ci de loin. Les uns
représentaient la science et la puissance ; les autres étaient simples et
sans crédit. — Il s'est manifesté à des justes, à Siméon et à Anne ; à des
pécheurs, aux mages ; à des hommes et à des femmes, on le voit par Anne et
Siméon. — Il révélait de la sorte que personne n'est exclu du salut.
Les
bergers, prémices des Israélites, vinrent les premiers, parce que la grâce a
d'abord été annoncée aux Juifs ; les mages vinrent après, comme prémices
de la Gentilité. Remarquons que l'ange chargé de manifester la naissance du
Christ n'alla pas vers les Scribes ni vers les Pharisiens, hommes perdus de corruption
et dévorés d'envie. Il s'adressa à des gens simples, aux bergers, dont la vie
retraçait celle des patriarches.
Si la foi, par laquelle nous opérons notre salut, consiste à
confesser que le Christ est Dieu et homme, il ne fallait pas que son humanité
fût rendue douteuse par l'éclat de sa divinité. Pour ce motif, il a dû, à sa
naissance, se montrer faible comme les autres enfants, en même temps qu'il
obligeait les créatures à rendre témoignage à sa puissance divine. Ainsi, ce
n'était pas par lui-même qu'il devait manifester sa naissance.
II s'est
d'abord révélé par les créatures, pour se manifester ensuite lui-même. « Tel
se tait, dit le Sage, parce qu'il sait qu'il y a un temps pour parler. »
(Eccl. xx, 6.) En ne faisant point de miracles dès les premières années de sa
vie, il prouva sa sagesse.
« Les œuvres de Dieu sont parfaites. » (Deut. xxxii,
4.) La manifestation de la naissance du Christ fut une œuvre divine ;
croyons qu'elle fut accomplie par les moyens les plus convenables.
Une manifestation doit toujours se faire par des signes connus
d'avance. — Les justes sont ordinairement éclairés par un mouvement intérieur
de l'Esprit-Saint sans signes extérieurs ; mais il n'en est pas de même
des hommes livrés à leurs sens. Aussi, tandis que Siméon et Anne apprirent la
naissance du Christ par une inspiration secrète, les Juifs et les Gentils,
adonnés aux choses matérielles, en eurent connaissance par des apparitions
sensibles. — Les Juifs étant accoutumés aux apparitions angéliques et les mages
habitués à la contemplation des astres, il convenait que la naissance du
Sauveur fût révélée aux bergers par des anges, et aux mages par une étoile. —
Comme une telle naissance portait un caractère céleste et divin, elle fut
manifestée aux uns et aux autres par des signes célestes. « Si les anges, dit
saint Augustin, habitent les cieux, les astres en sont l'ornement. Les astres
et les anges furent chargés, en cette occasion, de raconter la gloire du
Très-Haut. »
Loin de
maintenir les mages dans leur erreur, l'étoile contribuait plutôt à les en
retirer ; les astrologues, qui font dépendre de la marche des astres le
sort des hommes, ne disent pas que les corps célestes changent de cours à la
naissance d'un enfant. — Les mages furent guidés sans doute par la prophétie de
Balaam, qui avait dit : « Une étoile s'élèvera de Jacob. »
Peut-être aussi furent-ils avertis par les anges d'aller au Christ comme à leur
Sauveur. Ainsi que le dit saint Léon : « Outre la splendeur céleste,
un rayon plus éclatant de la vérité vint éclairer leur cœur. » Ce rayon
n'était autre que l'illumination de la foi.
La naissance du Christ fut manifestée aux bergers la nuit même
ou elle eut lieu, aux mages treize jours après, et le quarantième jour aux deux
justes Siméon et Anne. La raison de cet ordre, c'est que les bergers
représentaient les Apôtres et les autres Juifs qui crurent au Christ, parmi
lesquels il n'y avait ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. Les
mages préfiguraient la foi des nations. Les deux justes représentaient la
partie de la nation juive qui n'embrassera la foi que dans les derniers temps ;
et voilà pourquoi le Christ leur fut manifesté dans le temple même des Juifs.
Saint Augustin a dit : « Cette étoile n'était pas du
nombre de celles qui, depuis l'origine du monde, accomplissent, sous la loi du
Créateur, leur course régulière dans les cieux ; elle était un astre
nouveau qui manifestait le merveilleux enfantement de la Vierge. »
En effet, cette étoile, ainsi que le prouve la position de la
Perse par rapport à la Judée, allait du nord au midi ; elle brillait en
plein jour, paraissait et disparaissait tour-à-tour, s'arrêtait quand les mages
devaient s'arrêter, et elle s'inclina vers la terre pour montrer distinctement
la maison où était né l'enfant Jésus. Une telle marche n'est pas celle des
étoiles ; elle dénonçait plutôt une puissance spirituelle rendue visible
par un éclat extérieur ou un météore que la volonté divine faisait mouvoir à
son gré.
Isaïe, prophétisant, disait : Les nations marcheront à
votre lumière, et les rois à la splendeur de votre naissance. » (lx, 3.)
Or, quiconque est guidé par la lumière divine n'est pas exposé à des démarches
inconsidérées.
Prémices des nations qui devaient croire au Christ, les mages
étaient comme une figure prophétique de la foi et de la ferveur des peuples qui
viendraient l'adorer plus tard de toutes les extrémités du monde. De même donc
que la foi et la piété des nations est préservée de toute erreur par
l'inspiration de l'Esprit-Saint ; ainsi les mages, inspirés par ce même
Esprit, vinrent sagement lui offrir leurs adorations à son berceau.
Ils
savaient que le nouveau-né était un roi tel, qu'en l'adorant ils obtiendraient
leur salut. — La liberté avec laquelle ils publièrent le but de leur voyage
préfigurait la constance des Gentils convertis à la foi, qui devaient confesser
le Christ jusqu'à la mort. — Si l'étoile se déroba à leurs regards, ce fut afin
que les Juifs eux-mêmes attestassent en quel lieu le Messie devait naître. Mais
ceux-ci furent semblables aux ouvriers de l'arche, qui donnèrent à d'autres le
moyen d'échapper au déluge, dans lequel ils devaient périr. On les compare
encore très-bien aux pierres milliaires qui, tout en restant immobiles,
montrent la voie aux passants. — Les mages, parcourant les rues de la ville de
Jérusalem et demandant où était le Roi nouvellement né, annonçaient
publiquement sa naissance, prophétisée depuis longtemps dans ces paroles :
« La loi sortira de Sion ; et la parole du Seigneur, de Jérusalem. »
(ls. ii, 3.) — Ils virent un homme, et, sur le témoignage de l'étoile, ils
reconnurent un Dieu, auquel ils offrirent des présents conformes à sa dignité :
de l'or, comme à un roi ; de l'encens; comme à un Dieu ; de la
myrrhe, comme à celui qui devait mourir pour nous. L'or pur est aussi le
symbole de la sagesse chrétienne ; l'encens, de la ferveur dans la prière ;
la myrrhe, de la mortification corporelle.
Il est écrit : « Lorsqu'arriva le huitième jour
auquel on devait circoncire l'enfant… » (Luc, ii, 21.)
Le Christ a voulu être circoncis pour plusieurs raisons. Il a
montré par là qu'il avait une chair humaine ; — que la circoncision était
d'institution divine ; — qu'il était de la race d’Abraham ; — qu'il
obéissait à la loi ; — qu'il en prenait sur lui le fardeau, afin de nous
en décharger. « Dieu, dit saint Paul, a envoyé son Fils, formé sous
l'empire de la loi, pour racheter ceux qui étaient soumis à la loi. » (Gal.
iv, 4.)
La
circoncision du Christ avait aussi pour but notre circoncision spirituelle.
Les noms que Dieu lui-même impose expriment toujours quelque
don du ciel. Le Christ, établi par une disposition de la grâce divine pour être
le Rédempteur du genre humain, a reçu avec raison le nom de Jésus, qui signifie
Sauveur. L'ange avait indiqué ce nom d'avance, non-seulement à Marie, mais à
Joseph.
Le nom
de Jésus est renfermé de quelque manière dans tous les autres dont parle l'Écriture.
Ainsi celui d'Emmanuel (Dieu avec
nous) désigne la cause du salut par l'union hypostatique de la nature divine
avec la nature humaine — Dans les noms d'Admirable,
Orient, etc., c'est toujours l'idée
du salut qu'on entend exprimer.
Il y avait dans la loi deux préceptes concernant les enfants
nouveau-nés : l'un, d'offrir un sacrifice, lorsque les jours de la
purification de la mère étaient accomplis ; le second, de consacrer au
Seigneur tous les premiers nés des enfants d'Israël. Il convenait que ces deux
préceptes fussent observés à l'égard de Notre-Seigneur, premier-né et fils
unique de sa mère. Voilà pourquoi il est dit dans l'Évangile : « Ils
portèrent l'enfant à Jérusalem, pour le présenter au Seigneur et pour offrir
l'hostie, selon ce qui est écrit dans la loi. » (Luc, ii, 22.)
Le Fils
de Dieu s'est fait homme et a été circoncis pour nous ; pour nous aussi il
a voulu être consacré au Seigneur, dans le but de nous apprendre, à nous y
consacrer nous-mêmes. On présenta pour lui deux tourterelles, offrande des
pauvres, parce que, « tout riche qu'il était, il se faisait pauvre pour les
hommes, afin de les enrichir de sa propre indigence. » (2 Cor. viii, 9.)
Marie, par sa nouvelle dignité, était exempte des observances
de la loi ; mais le Christ, qui avait observé la circoncision et les autres
prescriptions légales, voulut qu'elle accomplit le précepte de la purification
pour donner l'exemple de l'obéissance, rendre témoignage à la loi et enlever
aux Juifs tout sujet de calomnie.
L'Évangile
en touche quelque chose en disant : « Quand le jour de sa
purification fut arrivé, selon la loi de Moïse... » (Luc, ii, 22) ; paroles
qui indiquent que Marie agissait par respect pour le précepte de la loi.
L'Évangile, après avoir loué la sainteté de saint Jean, ajoute :
« Beaucoup allaient le trouver et étaient baptisés par lui dans le
Jourdain. » (Matth. iii, 6.)
Baptiser le Christ, qui devait consacrer notre véritable
baptême ; le manifester dans Israël, en l'annonçant aux hommes accourus en
foule pour se faire baptiser ; préluder au baptême chrétien, en y
préparant d'avance le peuple ; exhorter les hommes à la pénitence : voilà
autant de convenances réelles du baptême de saint Jean, cérémonie préparatoire
à celui de la loi nouvelle.
Il faut considérer, dans le baptême de Jean, le rit et l'effet
produit. Le rit venait de Dieu, qui, par une impulsion particulière du
Saint-Esprit, avait envoyé Jean pour donner le baptême de l'eau, ainsi qu'on le
voit par ces paroles : « Celui qui m'a envoyé pour donner le baptême
de l’eau m'a dit : Celui sur qui tu verras descendre l'Esprit… »
(Jean, i, 33.) L'effet venait de l'homme ; ce baptême ne produisait rien
que l'homme ne puisse faire.
C'est
précisément pour cela que, purifiant le corps seul, il s'appelait le baptême de
Jean, selon cette parole : « De qui venait le baptême de. Jean ?
Du ciel ou des hommes ? » Si le baptême de la loi nouvelle ne porte
pas le nom de celui qui l'administre, c'est que la purification intérieure
qu'il produit vient de Dieu et non du ministre. — La prédication et les œuvres
de Jean aboutissaient au Christ, qui a prouvé sa propre doctrine et celle de
son Précurseur par une multitude de prodiges. — Il ne fut pas donné au
Précurseur de faire des miracles, pour que les hommes concentrassent leur
attention sur le Christ et non sur lui. — L'autorité des prophètes et
l'austérité de sa vie recommandaient suffisamment son ministère.
« Pour moi, je vous baptise dans l'eau, en signe de
pénitence. » (Matth. iii, 11.)
Le baptême de Jean préparait les hommes à la foi, les disposait
au baptême chrétien, les appelait à la pénitence ; mais, impuissant à
conférer la grâce, il montrait seulement où en était la source. Le Christ seul
pouvait la donner aux hommes, selon cette parole de l'Évangile : « La
grâce et la vérité nous ont été données par Jésus-Christ. » (Jean, i, 17.)
Saint
Jean disait lui-même : « Celui que je vous annonce vous baptisera
dans l'Esprit-Saint. »
Le baptême de jean disposait les hommes à celui du Christ. Il
était utile que le Christ ne fût pas le seul qui le reçût : autrement, on
eût pu croire que ce baptême était plus noble que le baptême chrétien.
Il est écrit : « Jésus vint dans la Judée, et il y
baptisait ; tandis que Jean baptisait aussi de son côté. » (Jean, iii,
23.)
Si saint Jean, selon la remarque de saint Chrysostôme, avait
cessé de baptiser après le baptême du Christ, il aurait donné à penser qu'il se
retirait par jalousie ou par colère, et, en outre, il n'aurait pas pu envoyer à
Notre-Seigneur ceux qui venaient vers lui.
En fait,
le baptême de Jean ne tarda pas à cesser ; le saint Précurseur fut jeté
dans les fers peu de temps après le baptême du Sauveur.
Ils le devaient, sans aucun doute : le baptême de Jean ne
conférait ni la grâce ni le caractère. Il est de nécessité que le véritable
baptême soit donné non-seulement dans l'eau, mais encore dans l'Esprit-Saint,
comme le marque cette parole : « Si quelqu'un ne renaît de l'eau et
de l'Esprit-Saint, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » (Jean, iii,
5.) Saint Jean baptisait seulement dans l'eau, comme il le déclarait lui-même.
Saint Chrysostome
fait observer que le Christ, en disant à son Précurseur : « Laissez-moi
faire maintenant, » quand ce dernier lui avait dit : « C'est moi
plutôt qui dois être baptisé par vous, » nous apprend que saint Jean fut
baptisé ensuite par le Christ. Il avait baptisé Notre-Seigneur dans l'eau ;
il fut baptisé dans le Saint-Esprit.
« Jésus vint de la Galilée sur les bords du Jourdain vers
Jean, afin d'être baptisé par lui. » (Matth. iii, 13.)
Bien que le Christ n'eût pas besoin pour lui-même d'être
baptisé, il convenait qu'il le fût, pour sanctifier les eaux par le contact de
sa chair et leur donner la vertu baptismale, en faveur de ceux qui devaient
recevoir le baptême. D'un autre côté, il avait pris une nature pécheresse et
une chair semblable à celle du péché. Si le baptême ne lui était pas
nécessaire, la nature qu'il avait prise en avait besoin chez les autres hommes.
« Il a voulu, disait saint Grégoire de Naziance, plonger dans l'eau le
vieil Adam tout entier. » Il convenait enfin qu'il se fît baptiser, pour
nous encourager par son exemple à recevoir le baptême qu'il nous impose à tous.
Il suit de ce qui précède que le Christ devait recevoir le
baptême de Jean qui se conférait dans l'eau, et non le baptême qu'il a institué
lui-même. Ayant reçu, dès le premier instant de sa conception, la plénitude de
toutes les grâces, il n'avait pas besoin d'un baptême spirituel. Il a voulu
recevoir celui de Jean pour l'approuver, et pour conférer au sien la grâce de
la sanctification.
Il ne
convenait pas que le Christ, la Vérité même, reçût le baptême figuratif des Juifs ;
ce qui ne se passait qu'en figure ne lui était pas propre. Entre son baptême,
qui était le plus parfait, mais dont il n'avait pas besoin, et le baptême
simplement figuratif de la loi, il choisit comme plus convenable pour lui le
baptême intermédiaire, par lequel Jean exhortait les hommes à s'éloigner du
péché.
Il convenait que Jésus fût baptisé vers l'âge de trente ans ;
et voici pourquoi : il recevait le baptême comme devant commencer son
enseignement et sa prédication ; il fallait pour un tel ministère un âge
mûr, trente ans environ. Joseph « avait trente ans quand il reçut le
gouvernement de l'Égypte » (Gen. xli, 46) ; David « avait trente
ans quand il monta sur le trône » (2 Rois, v, 4) ; Ézéchiel « avait
trente ans quand il prophétisa pour la première fois. » (Ezéch. i, 1.) En
second lieu, la loi devait commencer à disparaître après le baptême du Christ.
Comme ce divin Sauveur ne voulait pas être accusé de l'avoir abrogée pour
n'avoir pu l'observer, il dut se faire baptiser dans un âge où toutes les
fautes sont possibles. Troisièmement, en recevant le baptême à l'âge de l'homme
parfait, il nous donnait à entendre que le nôtre produit des hommes parfaits,
selon cette parole : « Jusqu'à ce que nous parvenions tous à l'unité
d'une même foi et d'une même connaissance du Fils de Dieu, à l'état d'un homme
parfait, à la mesure de l'âge de la plénitude du Christ. » (Eph. iv, 13.)
Il nous
enseignait aussi la foi et l'humilité : la foi, en montrant la réalité de sa
nature humaine ; l'humilité, en nous apprenant par son exemple à ne point
recevoir les dignités et à ne point nous charger d'enseigner avant l'âge de
maturité.
Il a été convenable que le Christ fût baptisé dans le
Jourdain, pour nous faire comprendre que le baptême nous donne entrée dans le
royaume de Dieu. Car, par ce fleuve, les enfants d'Israël entrèrent dans la
terre promise, figure du royaume des cieux dont il est parlé dans ce texte :
« Celui qui ne renaît pas de l'eau et de l'Esprit-Saint ne peut pas entrer
dans le royaume de Dieu. » (Jean, iii, 5.) Ce furent aussi les eaux du
Jourdain que divisa Élie avant d'être enlevé au ciel sur un char de feu. (4
Reg. ii.)
Pourquoi
le Christ ne fut-il pas baptisé dans la mer Rouge, où les Égyptiens furent
engloutis comme les péchés le sont dans le baptême ? C'est que si le
passage de la mer Rouge figurait le baptême qui efface les péchés, celui du
Jourdain annonçait le principal effet du baptême, qui est de nous ouvrir le
ciel.
Saint Luc dit: « Jésus étant baptisé et priant, le ciel s'ouvrit. »
(iii, 21.)
Puisque le baptême du Christ avait pour but de consacrer celui
que nous devions recevoir, il fallait que nous y vissions ce qui se rapporte à
l'efficacité de ce dernier. Les cieux s'ouvrirent, pour montrer tout à la fois
que la vertu céleste sanctifierait désormais notre baptême, où la foi de
l'Église nous ferait découvrir les célestes mystères qui échappent à nos sens
et à notre raison, et qu'un tel sacrement, appelé le sacrement de la foi, nous
ouvrirait la porte du ciel, fermée par le péché du premier homme. De plus, par
ces paroles : « Jésus étant baptisé et priant, le ciel s'ouvrit, »
il nous est enseigné : premièrement, que la prière nous est encore
nécessaire après le baptême, si nous voulons entrer réellement dans les cieux,
d'où le germe du péché, le monde et les démons concourent à nous écarter ;
en second lieu, que le baptême nous ouvre le ciel en vertu de la prière du
Christ, comme l'insinue l'Évangile en disant : « Le ciel lui fut
ouvert ; » paroles qui signifient que le ciel fut ouvert à tous, à
cause de Lui.
« L'Esprit-Saint, dit saint Luc, descendit sur lui sous
la forme corporelle d'une colombe. » (iii, 22.)
La descente du Saint-Esprit avait pour but, en cette occasion,
de nous révéler que tous ceux qui recevraient à l'avenir le baptême du Christ
avec une âme droite et sincère recevraient l'Esprit-Saint, ce que saint Jean
lui-même marquait par cette parole : « Il vous baptisera dans
l'Esprit-Saint. » (Matth. iii, 11.) Pour cela même, il convenait que
l'Esprit-Saint descendît visiblement sur le Christ après son baptême.
La forme
qu'il emprunta était le symbole de la simplicité et de la paix. La colombe nous
est proposée comme un modèle de simplicité par Notre-Seigneur, quand il nous
dit : « Soyez simples comme des colombes. » Ce fut elle qui
apporta un rameau d'olivier pour annoncer la fin du déluge et le retour du
bonheur sur la terre. Il est beau de la voir apparaître ici pour désigner aux
hommes le Libérateur promis.
Les
choses spirituelles sont montrées au début sous des formes sensibles, afin que,
si plus tard les mêmes apparitions ne se renouvellent pas, les gens incapables
de s'élever à la connaissance du monde invisible aient la foi d'après ce qui
s'est passé. Le Saint-Esprit descendit sur le Christ sous une forme sensible,
pour que les hommes crussent, dans la suite, qu'il descend invisiblement sur
tous ceux qui reçoivent le baptême. Il est inutile de remarquer qu'il ne s'unit
pas hypostatiquement à la colombe, comme le Verbe s'était uni à notre nature.
L'Esprit de vérité ne s'est pas montré sous une apparence
trompeuse : il a formé une véritable colombe pour apparaître sous cette
forme, quoiqu'il ne l'ait pas unie à sa personne. Il n'était pas plus difficile
à la toute-puissance divine, qui a tiré tous les êtres du néant, de créer le vrai
corps d'une colombe, en dehors des lois de la nature, que de former, par son
action seule, un vrai corps humain dans le sein de Marie.
On lit dans le texte évangélique : « Voilà qu'une
voix vint du ciel, disant : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai
mis toute ma complaisance. » (Matth. iii, 17.)
Le baptême du Christ était le type et le modèle du nôtre, qui
est consacré par l'invocation et la vertu de la sainte Trinité, selon cette
parole : « Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom
du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. » (Matth. ult. 19.) C'est pour
cela que le mystère de la très-sainte Trinité y fut révélé. Le Seigneur est
baptisé ; l'Esprit-Saint descend sur lui sous la forme d'une colombe ;
et le Père fait entendre sa voix, rendant témoignage à son Fils. Cette
explication montre qu'il était convenable qu'au baptême du Christ le Père se
manifestât par la parole.
À notre baptême,
comme à celui du Sauveur, les portes du ciel s'ouvrent, le Saint-Esprit descend
sur nous, et le Père nous adopte pour ses enfants.
Le Christ a dû mettre sa vie en harmonie avec la fin de son
Incarnation. Il venait, en premier lieu, nous apporter le flambeau de la vérité ;
car il disait lui-même : « Je suis né et je suis venu dans le monde
pour rendre témoignage à la vérité. » (Jean, xviii, 37.) Il fallait
évidemment, pour ce but, qu'il vécût dans la société des hommes et qu'il
conversât avec eux. — Il venait, en second lieu, nous délivrer du péché ; l’Apôtre
le déclare clairement : « Le Christ Jésus est venu dans ce monde pour
sauver les pécheurs. » (1 Tim. i, 15.) Il aurait pu sans doute forcer tous
les hommes de venir à lui ; mais il a mieux aimé nous enseigner, par son
exemple, à rechercher nous-mêmes celui qui est en péril ; comme le pasteur
la brebis égarée. — Il venait, enfin, nous procurer un facile accès auprès de
Dieu ; et, pour cela, il fallait que, conversant familièrement avec les
hommes, il leur inspirât la confiance qui porte à s'approcher de Dieu. Aussi
lisons-nous dans l'Évangile que, « Jésus étant à table dans une maison, il
y vint beaucoup de publicains et de pécheurs qui mangèrent avec lui et avec ses
disciples. » (Matth. ix, 10.) « En voyant, a dit saint Jérôme, qu'un
publicain, converti, avait obtenu le pardon, les pécheurs ne désespéraient plus
de leur salut. » Il convenait, on le voit, que Notre-Seigneur vécût de la
vie sociale et conversât avec les hommes.
Néanmoins,
il s'est retiré parfois dans la solitude, tantôt pour s'y livrer à un repos
nécessaire, et c'est ainsi qu'il disait à ses disciples : « Venez à
l'écart dans un lieu solitaire, et reposez-vous un peu » (Marc, vi, 31) ;
tantôt pour prier : « Il arriva, dit l'Évangile, que Jésus alla sur
la montagne pour prier, et il passa la nuit à s'entretenir avec Dieu »
(Luc, vi, 12) ; tantôt, enfin, pour nous apprendre à fuir les louanges
humaines, à ne rien faire par ostentation, et à nous séparer de la foule quand
il s'agit surtout de délibérer sur des affaires importantes. De là cette parole :
« Jésus, voyant la foule, se retira sur la montagne. » (Matth. v, 1.)
Il est écrit : « Le Fils de l'homme est venu
mangeant et buvant. (Matth. xi, 19.)
Le but de l'Incarnation, disions-nous, exigeait que Notre-Seigneur
vécût de la vie sociale et non de la vie solitaire. Or il convient que celui
qui habite avec quelques personnes adopte leur genre de vie. L'Apôtre le
déclare lui-même, en disant : « Je me suis fait tout à tous. » (1
Cor. ix, 22.) Il était conséquemment très-à-propos qu'à l'égard du boire et du
manger, le divin Sauveur suivît la vie commune et ordinaire.
On peut
se dérober à la société par esprit de mortification, comme aussi on y peut
rester afin d'y vivre de la vie commune. Notre-Seigneur a donné l'exemple de
ces deux genres de vie. Mais, abandonnant à Jean-Baptiste l'éclat du jeûne et
de l'abstinence, il s'est assis à la table des publicains, bien qu'il ait
pratiqué le jeûne dans le désert, afin de nous apprendre à fuir la sensualité. « Il
a jeûné, disait Bède, pour que vous sachiez respecter le précepte du jeûne ;
il a mangé avec les pécheurs, afin qu'à la vue des effets de sa grâce, vous
reconnaissiez son pouvoir. »
Il a dit, en parlant de lui-même : « Le Fils de
l'homme n’a pas où reposer sa tête. » (Matth. viii, 20.)
Il devait, pour plusieurs raisons, mener une vie pauvre en ce
monde. — Le ministère de la prédication, qu'il venait remplir, exigeait qu'il
fût complètement délivré de l'administration des biens temporels. — Par sa
pauvreté corporelle, il nous a enrichis de ses biens spirituels, selon cette
parole de saint Paul : « Vous savez la grâce que vous a faite
Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui s'est fait pauvre pour vous, afin que vous
deveniez riches de son indigence même. » (2 Cor. viii, 9.) — S'il eût
possédé des richesses, on eût peut-être attribué sa prédication à la cupidité ;
il ne voulait pas que l'on dît qu'il prêchait pour son intérêt personnel. — Sa
pauvreté servait à mieux faire éclater sa divine vertu. « Le Christ,
disait au concile d'Éphèse Théodore d'Ancyre, a choisi ce qui est le plus
pauvre, le plus abject, le plus humble et le plus obscur aux yeux des hommes,
pour que l'on vît avec évidence que sa vertu divine transformait l'univers.
Voilà pourquoi il voulut avoir une mère pauvre, une patrie pauvre, une
existence pauvre, comme la crèche nous l'apprend. »
Sur ces paroles que Notre-Seigneur lui-même disait aux Juifs :
« Ne pensez pas que je sois venu détruire la loi ou les prophètes »
(Matth. v, 17), saint Chrysostome reprend : « Il a accompli la loi en
ne la transgressant point ; puis
en justifiant les hommes par la foi, ce que ne pouvait faire la lettre de la
loi. »
Il s'assujettit à toute la loi mosaïque ; aussi voulut-il
recevoir la circoncision, par laquelle on prenait l'engagement solennel de la
remplir. Il avait pour dessein d'approuver cette loi, de montrer qu'il en était
le but, d'enlever aux Juifs tout prétexte de le calomnier, et de délivrer les
hommes de la servitude de la loi elle-même, selon cette parole de l'Apôtre :
« Dieu envoya son Fils soumis à la loi, pour délivrer ceux qui vivaient
sous l'empire de la loi. » (Gal. iv, 4.)
En ce
qui est du sabbat, il montra, par une triple raison, qu'il ne l'avait point
violé : le précepte qui le concernait n'interdisait ni les œuvres divines
(Jean, v, 17), ni les œuvres nécessaires au salut spirituel ou corporel (Luc, xiii,
15), ni celles du culte divin. (Matth. xii, 5)
« Jésus fut conduit au désert par l'Esprit, pour y être
tenté par le démon. » (Matth. iv, 1.)
Vaincre d'avance nos tentations, en nous méritant la force de
les surmonter ; nous inspirer la prudence, pour qu'après notre baptême
notre âme soit toujours prête à résister au démon ; nous donner l'exemple
de la résistance aux tentations ; nous inspirer la confiance en la divine
miséricorde : tels sont les motifs qui portèrent notre divin Sauveur à se
laisser tenter par le démon. Il voulait que, selon l'expression de saint Paul, « nous
eussions en lui un pontife qui sût compatir à nos infirmités, ayant été
lui-même tenté en toutes choses, comme nous ; moins le péché. »
Manifestement, il était convenable qu'il fût tenté.
Les
démons ne l'ont connu qu'autant qu'il l'a voulu ; ils n'étaient pas
certains de sa divinité. — Il n'y a pas à s'étonner qu'il ait permis au diable
de le transporter sur une haute montagne ; plus tard, il donna aux agents
de l'enfer le pouvoir de l'attacher à la croix.
« Jésus resta quarante jours et quarante nuits dans le
désert, dit saint Marc, et il y était tenté par Satan. »(i, 13.)
Il s'est présenté lui-même au tentateur, comme il s'est offert
volontairement aux agents de l'enfer pour être crucifié ; autrement le
démon n'aurait pas osé venir à lui. N'ignorant pas que l'homme qui est seul est
plus exposé à être attaqué et plus facilement vaincu, il se transporta dans le
désert comme sur un champ de bataille, afin d'y être tenté par le diable. « C'est
à dessein, dit saint Ambroise, qu'il alla au désert provoquer le démon ;
s'il n'avait pas été tenté, il n'aurait pas vaincu pour moi. De plus, il y
avait là un mystère et une leçon : il voulait rappeler la délivrance
d'Adam qui, exilé du paradis, avait été jeté dans le désert, et nous enseigner
que le démon porte envie aux personnes qui tendent aux meilleurs biens.
On
pensera peut-être qu'il s'est exposé à la tentation en allant dans le désert. —
Il y a deux occasions de la tentation : l'une vient de l’homme ;
l'autre du démon. Se tenir en quelque sorte aux environs du péché, voilà celle
qu'il faut éviter, selon cette parole : « Ne restez pas dans le
voisinage de Sodome. » (Gen. xix, 17.) L'autre vient uniquement du démon,
qui, ennemi de tout bien, porte envie à ceux qui veulent s'élever à la perfection ;
celle-ci, on ne doit pas la craindre. Les actions qui la fournissent au malin
esprit, loin d'être dangereuses, sont inspirées par l'Esprit-Saint. L'envie du
démon n'y trouve que secondairement l'occasion de nous attaquer.
« Après avoir jeûné quarante jours et quarante nuits, dit
l'Évangile, il eut faim, et alors le tentateur s'approcha de lui. »
(Matth. iv, 2.)
Il convenait que le Christ fut tenté après son jeûne ; il
nous donnait par là un exemple et un enseignement : un exemple, en nous
montrant dans le jeûne une arme contre les traits de l'ennemi ; un
enseignement, en nous apprenant que ceux qui se livrent aux bonnes actions ne
sont pas exempts des attaques du démon. Il ne prolongea pas son jeûne plus que
n'avaient fait Moïse et Élie, pour qu'on ne pût pas douter qu'il avait pris une
véritable chair humaine.
Il
enseignait aux prédicateurs qu'ils doivent se purifier et se perfectionner dans
la vertu, conformément à ce mot: « Jésus commença à faire ; puis il
enseigna. » (Act. i, 1.) Il nous montrait que nul ne doit entrer dans le ministère
de la prédication sans avoir dompté sa chair, comme le marque cette parole de
l'Apôtre : « Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur
qu'après avoir prêché les autres, je ne sois moi-même réprouvé. » (1 Cor.
ix, 27.)
Le diable ne propose pas tout d'abord à un homme vertueux les
plus grands péchés ; il débute par les plus légers, pour venir ensuite aux
plus graves. Ainsi il a dit à Adam : « Pourquoi Dieu vous a-t-il
prescrit de ne pas manger de tous les fruits du paradis ? » Simple
attrait d'un fruit défendu. — « Vos yeux seront ouverts. » Vaine
gloire. « Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. »
Orgueil. — Il suivit le même ordre dans la tentation du Christ. Il proposa
d'abord une chose que les hommes les plus avancés dans la spiritualité ne
laissent pas de désirer : la nourriture nécessaire à la vie. Passant
ensuite à une autre séduction dont les hommes spirituels ne se défendent pas
toujours, il engagea le Seigneur à agir par ostentation et par vaine gloire.
Enfin il eut recours à un dernier moyen qui ne saurait avoir de prise que sur
les hommes charnels : au désir des richesses et de la gloire mondaine,
poussé jusqu'au mépris de Dieu. Le Christ repoussa toutes ces tentations par
les paroles de la loi et non par la manifestation de sa puissance divine, afin que,
faisant subir à l'ennemi du genre humain une défaite qui semblait venir de
l'homme, il lui infligeât un plus cruel châtiment.
« Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison
d'Israël. » (Matth. xv, 24)
Il convenait que, soit par lui-même, soit par ses apôtres, le
Christ prêchât d'abord au Juifs seuls. — Cette préférence montrait que sa venue
accomplissait les promesses anciennement faites, non aux Gentils, mais à leurs pères.
— Plus rapprochés de Dieu que les autres peuples par la foi et par le culte,
ils devaient recevoir les premiers la doctrine du salut, pour la transmettre
ensuite aux païens. De la sorte, ils ne pouvaient pas, sous le prétexte que la
prédication avait été adressée aux Gentils et aux Samaritains avant eux, s'excuser
d'avoir rejeté le Messie. — Enfin, devant mériter par sa croix la puissance et
l'empire sur les nations, le Christ ne voulait pas que sa doctrine fût prêchée
aux Gentils avant sa passion. Aussi ce ne fut qu'après avoir souffert qu'il dit
à ses disciples : « Allez, enseignez toutes les nations. »
(Matth. ult. 19.)
Notre-Seigneur
a été la lumière et le salut des nations par ses disciples. Il ne faut pas
moins de puissance pour faire une chose par les autres que pour l'accomplir par
soi-même ; c'est, au contraire, le signe d'un pouvoir plus élevé. Il a
surtout montré que son autorité était divine, lorsqu'il a donné à la parole de
ses disciples une telle efficacité qu'ils ont converti à la foi ceux qui
n'avaient jamais entendu prononcer son nom.
Le salut de la société passant avant la tranquillité des
personnes privées, un prédicateur et un docteur ne doivent pas craindre
d'attaquer les hommes pervers qui empêchent le bien commun. Les Scribes, les
Pharisiens et les princes des Juifs nuisaient grandement au bien spirituel du
peuple, non-seulement en s'opposant à la doctrine du salut, mais en corrompant
la multitude par leurs mœurs dépravées. Le Seigneur devait certainement, sans
craindre de les offenser, enseigner publiquement la vérité, qu'ils avaient en horreur,
et leur reprocher leurs vices ; aussi, quand ses disciples lui dirent :
« Savez-vous que les Pharisiens, entendant cette parole, se sont
scandalisés ? » il répondit : « Laissez-les ; ce sont
des aveugles et des conducteurs d'aveugles. Si un aveugle conduit un aveugle,
ils tombent tous deux dans la même fosse. » (Matth. xv, 12.)
On ne
doit donner à personne, par des paroles ou par des actions dépourvues de
rectitude, l'occasion d'une chute ; mais, si cette occasion provient de la
vérité que l'on annonce, il vaut mieux, dit saint Grégoire, ne pas tenir compte
du scandale que d'abandonner la vérité.
Il a dit : « Je n'ai rien enseigné en secret. »
(Jean, xviii, 20.)
Une doctrine est prêchée en secret dans trois cas :
premièrement, lorsque celui qui l'enseigne veut la dérober au grand nombre,
soit par amour-propre et par envie, pour affecter de la supériorité au moyen
d'une connaissance ignorée des autres hommes, et ce n'est point assurément ce
qui eut lieu dans le Christ ; soit par un reste de pudeur, parce que cette
doctrine est erronée ou impure, comme celle des hérétiques, dont il est dit :
« Les eaux furtives paraissent moins amères » (Prov. ix, 17) ; ce
qui ne s'applique pas davantage à la doctrine de Notre Seigneur. — En second
lieu, une doctrine est dite secrète, en raison du petit nombre de personnes
auxquelles elle est proposée ; sous cet autre rapport, le Christ n'a point
enseigné en secret : il s'est adressé, soit au peuple réuni, soit à tous
ses disciples. « Enseigne-t-il secrètement, demande saint Augustin, celui
qui prêche devant la multitude, et qui, s'il s'adresse seulement à quelques
personnes, leur enjoint de transmettre sa parole à toutes les autres ? »
— Enfin une doctrine peut être appelée secrète à cause de la manière dont on
l'enseigne. Dans ce sens, celle du Christ l'était parfois ; car il lui
arrivait souvent de voiler sous des paraboles les vérités que le commun des
hommes n'était ni digne ni capable de saisir. Mais ces paraboles, il les
expliquait ensuite d'une manière claire et précise à ses disciples, afin qu'ils
en transmissent la signification à d'autres personnes plus capables d'en
profiter et de les expliquer à leur tour. On peut dire, pour conclusion, que
Notre-Seigneur a enseigné publiquement, comme il le devait, toute sa doctrine.
Il n'a
pas manifesté à la foule, ni même à ses disciples, toutes les profondeurs de sa
sagesse ; il disait : « J'ai encore beaucoup de choses à vous
dire, que vous ne pouvez pas porter présentement. » (Jean, xvi, 12.) Mais
ce qu'il a cru devoir en révéler, il l'a proposé au public, bien qu'il n'en fût
pas toujours compris. Jamais il n'a caché sa doctrine ; il a seulement
voilé, dans ses discours, certaines vérités que la multitude n'était pas encore
capable de saisir.
Il n'était pas convenable que le Christ écrivît lui-même ses
instructions. Sa dignité, l'excellence de son enseignement, le mode déterminé
par lequel sa doctrine devait être transmise au genre humain, tout s'y
opposait. — 1° Sa dignité. Au maître le plus éminent appartient la plus
éminente de toutes les méthodes d'enseignement. Docteur par excellence, le
Christ devait graver lui-même sa doctrine dans l'âme de ses auditeurs ;
aussi est-il rapporté qu'il enseignait comme ayant autorité. » (Matth. vii,
29.) Chez les Gentils eux-mêmes, Pythagore et Socrate, maîtres de premier
ordre, ne voulurent rien confier à l'écriture, qui n'a pas d'autre but que
d'imprimer un enseignement dans le cœur des hommes. — 2° L'excellence de son
enseignement. S'il eût écrit lui-même sa doctrine, quel livre aurait pu la renfermer ?
Saint Jean ne nous dit-il pas : « Il est beaucoup d'autres choses
accomplies par le Christ. Si on les rapportait toutes en détail, le monde ne comprendrait
pas les livres que l'on en écrirait ? » (Ult. 25.) Ce n'est pas
l'espace qui manquerait, reprend très-bien saint Augustin, ce serait la
capacité des lecteurs. » Notre pensée s'élèverait-elle beaucoup au-dessus
de l'idée que l'écriture nous en donnerait ? — 3° Le mode déterminé de
transmission. La doctrine chrétienne devait passer immédiatement de la bouche
du Christ à ses disciples, chargés d'instruire le reste du genre humain par
leurs paroles et par leurs écrits. Ce genre d'enseignement n'aurait point
existé, s'il l'avait écrite lui-même, et il aurait agi contrairement à ce mot :
« La Sagesse divine a envoyé ses servantes pour appeler les hommes à la
cité. » (Prov. ix, 3.)
Après
tout, on prétendrait en vain que Notre-Seigneur n'a point écrit : les
membres du corps mystique, dont il est la tête, ont consigné par écrit, sous
son inspiration, ce qu'il a voulu nous faire lire touchant ses paroles et ses
actions. Commander à ses disciples d'écrire, n'était-ce pas comme s'il l'eût
ordonné à ses propres mains ? La loi ancienne, qui consistait surtout dans
des figures sensibles, pouvait être représentée par des caractères visibles, et
Dieu l'écrivit sur deux tables de pierre ; mais la doctrine du Christ,
appelée par saint Paul « la loi de l'esprit de vie, » devait être
écrite, selon les expressions de l'Apôtre, « non avec de l'encre, mais
avec l'esprit du Dieu vivant ; non sur des tables de pierre, mais dans les
cœurs, comme dans des tables de chair. » (2 Cor. iii, 3.) Quiconque
n'ajoute pas foi aux écrits des Apôtres croirait-il davantage à ceux du Christ ?
On reçoit de Dieu le pouvoir des miracles ; premièrement
et avant tout, pour confirmer une vérité de l'ordre surnaturel qui ne saurait
être démontrée par la raison ; secondement, pour montrer que la divinité
habite dans quelqu'un par la grâce de l'Esprit-Saint. A ce double point de vue,
Notre-Seigneur devait faire des miracles ; car il fallait que l'on vît
clairement, non-seulement que sa doctrine était divine, mais que Dieu habitait
en lui par la grâce de l'union hypostatique. Aussi disait-il lui-même : « Si
vous ne voulez pas croire à ma parole, croyez à mes œuvres. » (Jean, x,
38.) « Les œuvres que mon Père m'a donné de faire rendent témoignage de
moi. » (Jean, v, 36.)
Il disait : « Le Père, qui demeure avec moi, fait
lui-même ces œuvres. » (Jean, xiv, 10.)
La première Partie de cet ouvrage nous a montré que les vrais
miracles, sont le propre exclusif de la puissance divine, puisque Dieu seul
peut changer l'ordre de la nature, changement qui est de leur essence même.
(Tom. 1, p. 516.) Ceux du Christ étaient véritables ; donc il les opérait
par sa vertu divine. C'était dans ces principes que le pape saint Léon écrivait
à Flavien : « Il y a deux natures dans le Christ : l'une divine,
qui brille par les miracles ; l'autre humaine, qui succombe sous les
outrages. » Néanmoins, chacune des deux natures agissait avec la
participation de l'autre ; la nature humaine était l'instrument de
l'action divine, et l'action humaine recevait sa vertu de la nature divine.
« Tel fut le commencement des miracles de Jésus, à Cana
en Galilée. » (Jean, ii, 11.)
Par là même que Notre-Seigneur avait pour but, dans les
miracles qu'il opérait, de confirmer sa doctrine et de montrer que la puissance
divine résidait en lui, il n'en devait faire ni avant d'avoir commencé ses
prédications, ni avant que la vérité de son humanité fût bien évidente. « C'est
avec raison, disait saint Jean-Chrysostome, que le Christ ne commença pas dès
son enfance à faire des miracles : les Juifs, pensant que son incarnation
était fausse, l'auraient crucifié avant le temps. »
« Les œuvres que mon père m'a donné de faire rendent elles-mêmes
témoignage de moi » (Jean, v, 36.)
Les miracles du Christ démontraient avec évidence sa divinité.
— D'abord, ils dépassaient la puissance de toute créature. « Jamais,
disait l'aveugle-né, on n'a ouï-dire qu'un homme ait ouvert les yeux d'un
aveugle de naissance : si celui-ci n'était pas Dieu, il n'eût pu rien
faire de semblable. » (Jean, ix, 32.) — En second lieu, le Christ les
opérait par sa propre puissance, et non en priant, comme les autres hommes. « Une
vertu, dit l'Évangile, « sortait de lui et guérissait tous les malades. »
(Luc, vi, 19.) On voyait par là qu'il avait un pouvoir propre et non emprunté ;
aussi ses prodiges étaient-ils sans nombre. Il possédait évidemment une
puissance égale à celle de son Père. Il le disait lui-même : « Tout
ce que le Père fait, le Fils le fait également. » (Jean, v, 19,) — Troisièmement,
sa divinité ressortait de sa doctrine même. Il se disait Dieu ; or, si sa
parole n'avait pas été vraie, il n'aurait pas eu le pouvoir de la confirmer par
des miracles qui portaient le sceau de la puissance divine.
Mais,
direz-vous, Moise et les prophètes ont fait des miracles semblables aux siens,
et il a déclaré lui-même que ceux qui croiront en lui en produiront de plus
grands encore. — Moïse et les prophètes l'avaient annoncé et ils lui avaient
rendu gloire ; il était juste qu'à son tour il fit les mêmes œuvres, pour
confirmer la foi aux prodiges qu'il avait opérés par leur ministère. Il
convenait ensuite qu'il en accomplit d'autres, que lui seul pouvait réaliser ;
par exemple, sa naissance d'une Vierge, sa résurrection, son ascension. Si l'on
s'imagine que de tels miracles sont peu de chose pour un Dieu, que pourra-t-on
demander de plus ? Fallait-il qu'il créât un autre monde, pour montrer
qu'il est le créateur de celui-ci. Mais un monde supérieur ou égal ne pourrait
être contenu dans celui qui est devant nos yeux ; et s'il eût fait un
monde inférieur, on n'aurait pas manqué de dire que c'était peu de chose pour
un Dieu. Observons, en outre, qu'il a opéré d'une manière plus éminente ce que
Moïse et les prophètes avaient fait. Voit-on qu'ils aient guéri avec une
puissance égale à la sienne autant de vices, autant de maladies, autant d'infirmités
de toute sorte ? Saint Marc nous dit que, partout où il allait, on plaçait
sur son passage des malades qui demandaient à toucher le bord de son vêtement,
et que tous étaient guéris. — Ses disciples feront de plus grands miracles. Oui ;
ce sera lorsqu'il leur donnera le pouvoir de parler à des auditeurs beaucoup
plus nombreux et de convertir les nations.
Il était écrit : « Je chasserai de la terre l'esprit
impur. » (Zach. -xiii, 2.)
Notre-Seigneur, dont les miracles prouvaient la vérité de sa
doctrine, devait, par sa vertu divine, soustraire aux démons les hommes qui
croiraient en lui ; il l'avait annoncé en disant : « Maintenant
le prince du monde va être mis dehors. » (Jean, xii, 31.) Pour cela même,
il a été convenable que, parmi ses miracles, il y en eût qui servissent à
délivrer les hommes de la puissance des malins esprits.
Les
seuls miracles qu'il lui convenait d'opérer à l'égard des bons anges, c'était
de les rendre parfois visibles ; par exemple, à sa naissance, à sa
résurrection et à son ascension.
« Les ténèbres, dit saint Luc, couvrirent toute la terre
jusqu'à la neuvième heure, et le soleil fut obscurci. » (xxiii, 44)
Les miracles de Notre-Seigneur devaient prouver avec évidence
sa divinité. Or les transformations des corps inférieurs, qui sont soumis à
l'action de plusieurs causes, ne la démontrent pas aussi clairement que celles
des corps célestes, dont le cours est invariablement réglé par Dieu seul. C'est
ce qu'écrivait saint Denis à saint Polycarpe : « Sachons, disait-il,
qu'on ne peut produire aucun changement dans l'ordre et le mouvement des cieux
qu'à l'aide de la cause qui meut tout, qui a tout créé, et qui peut tout
changer par une seule parole. » Il convenait, conséquemment, que le Christ
opérât des miracles jusque dans les corps célestes.
Sa
divinité devait principalement éclater par des miracles, au moment où
l'infirmité humaine était plus visible en lui : aussi vit-on, à sa
naissance, une étoile nouvelle apparaitre dans les cieux, et, à sa passion, les
deux grands flambeaux du monde refuser leur lumière.
« Il a bien fait toutes choses ; il a fait entendre
les sourds et parler les muets. » (Marc, vii, 37.)
Le dessein du Christ, en venant sur la terre, était de
procurer le salut des hommes, ainsi que le marque cette parole : « Dieu
n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais afin que le
monde soit sauvé par lui. » (Jean, iii, 17.) Pour cette raison même, il
convenait que, par des guérisons opérées sur certains hommes en particulier, il
fit voir qu'il était le Sauveur universel et spirituel de tous.
Nous ne voyons pas, dira quelqu'un, que le Christ ait fait un
seul miracle sur les âmes : pourquoi n'a-t-il pas ramené les incrédules à
la foi, les insensés à la sagesse ? Les miracles de Notre-Seigneur avaient
pour but le salut des âmes, qui consiste dans la justification et dans les
lumières de la sagesse. Or la justification ne pouvait être appliquée qu'aux
hommes qui la voulaient. Justifier quelqu'un malgré lui ne serait pas moins
contraire à l'essence de la justice, qui exige une volonté droite, qu'à notre
propre nature que l'on doit amener au bien librement et non par contrainte.
Lors donc que le Christ, par sa vertu divine, a justifié quelques hommes
intérieurement, il n'a pas fait violence à leur volonté ; aussi, une telle
opération, qui est le but final des miracles, ne compte-t-elle pas parmi les
miracles proprement dits.
Il en
faut dire autant de l'illumination intérieure accordée aux plus humbles
disciples. Elle ne se range pas au nombre des miracles visibles. La merveille
n'apparaissait que dans les actes extérieurs, lorsque des hommes simples et
illettrés parlaient avec autant de sagesse que de courage, et c'est de là qu'il
est dit : « Les Juifs, voyant la constance de Pierre et de Jean,
sachant d'ailleurs que c'étaient là des hommes ignorants et sans lettres, étaient
dans l'admiration. » (Act. iv, 13.) On peut ajouter que Notre-Seigneur a
fait des miracles visibles sur les âmes des hommes, en modifiant surtout leurs
puissances inférieures. Sa figure, où reluisait l'éclat de la majesté divine,
attirait parfois, au premier aspect, ceux qui le voyaient. Les vendeurs,
chassés du temple, et les Juifs, renversés au jardin des Oliviers, sont une
preuve que des traits de feu et de lumière, quand il le voulait, s'échappaient
de son front, pour frapper les hommes de terreur.
On
demande d'où vient que le Christ n'a pas toujours guéri subitement les hommes
de leurs infirmités corporelles. — Il pouvait chasser toutes les maladies par
sa seule parole, mais souvent il voulut toucher les malades, pour nous montrer
qu'il était venu sauver le monde par son incarnation et que sa chair renfermait
les remèdes efficaces. « Il met de la salive sur les yeux d'un aveugle et
lui impose les mains, dit saint Jean Chrysostome, afin de nous apprendre que la
parole divine jointe à l'action opère les miracles ; la main est le symbole
de l'action, et la salive celui de la parole. »
Peut-être aussi voulait-il nous donner à entendre que le genre humain tombé ne
reviendrait à la lumière et à la perfection qu'avec peine et par degrés, tant
était profond son aveuglement.
Tous les êtres créés étant essentiellement soumis à la vertu
divine, il convenait que le Christ fit des miracles sur les créatures privées
de raison aussi bien que sur les hommes.
Il en a
fait sur les poissons ; on le voit par la pèche extraordinaire que
rapporte saint Luc. (v.) Il en a fait sur les arbres ; un figuier fut
frappé de mort. Il en a fait sur l'eau et sur l'air ; il commanda aux
vents et calma une tempête. Il n'était pas venu pour bouleverser les éléments ;
et cependant, à sa mort, le voile du temple se déchira, les tombeaux
s'ouvrirent, la terre trembla, et les rochers se fendirent.
« Et il se transfigura devant eux. » (Matth. xvii,
2.)
Pour marcher avec résolution dans une voie difficile, il faut
en connaître l'heureuse issue. Le Seigneur, en annonçant sa passion à ses
disciples, les avait engagés à le suivre ; il fit très-bien de se
transfigurer devant eux pour leur laisser voir la lumière de sa gloire. « Par
une disposition pleine de miséricorde, dit Bède, il leur permit de goûter un
instant, dans une délicieuse contemplation, la joie qui demeure à jamais, afin
qu'ils supportassent avec plus de force l'adversité. »
La clarté dont le Christ parut revêtu dans sa Transfiguration
fut essentiellement la même que celle de la gloire ; mais, à la différence
de ce qui a lieu dans un corps glorifié, elle fut une impression transitoire,
qui fit resplendir miraculeusement sur son corps la gloire de son âme et de sa
divinité ; tandis que, reçue comme propriété permanente dans un corps
glorifié, elle n'y a pas le caractère du miracle.
La
clarté de la Transfiguration représentait la gloire qui embellira le corps des
Saints et celle dont le corps même du Christ devait jouir plus tard. Ses
vêtements resplendissants figuraient la splendeur des justes qui lui seront
unis, mais dont la gloire sera distincte de la sienne, comme la clarté de la
neige diffère de celle du soleil. La nuée lumineuse était une image du monde
renouvelé, où habiteront les Saints.
Il convenait que la Transfiguration eût des témoins choisis,
non-seulement parmi les hommes qui avaient précédé le Christ, à savoir Moïse et
Élie, mais parmi ceux qui devaient le suivre, et tels furent Pierre, Jacques et
Jean. De la sorte, on voyait que tous les hommes doivent attendre de lui leur
salut, et la vérité du fait fut au moins confirmée par la parole de deux ou
trois témoins.
On a
demandé pourquoi les anges n'y furent pas présents, pourquoi Moïse et Élie
furent choisis de préférence aux autres prophètes, pourquoi Pierre, Jacques et
Jean, à l'exclusion des autres disciples, y furent admis.
La
Transfiguration avait pour but de montrer la gloire réservée à nos corps ;
à quoi bon les anges y auraient-ils été appelés ? — Notre-Seigneur, qui
n'avait pas voulu donner aux Scribes et aux Pharisiens les signes célestes
qu'ils demandaient, en opère ici un dans le ciel, pour augmenter la foi des
apôtres ; il fait descendre Élie du lieu où il avait été élevé par un char
de feu, et il fait sortir des limbes l'âme de Moïse pour qu'elle apparaisse
sous une forme sensible. La présence de Moïse et d'Élie s'explique par
plusieurs raisons : Moïse, mort depuis plusieurs siècles, et Élie, encore
vivant, témoignaient que le Christ est établi juge des vivants et des morts. La
vue de ces deux saints personnages qui avaient bravé la mort, le premier devant
Pharaon, le second devant Achab, et qui s'entretenaient de la passion et de la mort
du Sauveur, affermissait le cœur des disciples témoins de ce spectacle. Moïse
était le représentant de la loi ; Élie celui des prophètes, au nombre
desquels il avait occupé un rang très-élevé. — Pierre, Jacques et Jean étaient
les plus éminents de tous les disciples ; Pierre l'emportait sur les
autres par son attachement à son Maître ; Jean, par sa virginité ;
Jacques, par son courage.
Notre adoption, qui s'opère par une ressemblance avec le Fils
unique de Dieu, commence par la grâce de notre baptême et s'achève par la
gloire de la patrie céleste. « Nous sommes des à présent les enfants de
Dieu, disait saint Jean ; mais ce que nous serons plus tard, nous ne le
voyons pas encore. » (1 Jean, iii, 2.) Comme la grâce de l'adoption nous
est donnée dans le baptême, et que la Transfiguration montrait la gloire
future, il convenait que, dans cette occasion, ainsi qu'au baptême du Christ,
la voix du Père se fit entendre, pour attester la génération divine de son
Fils.
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EXPLICATION.
Nous avons présentement à étudier le Christ sortant de ce
monde et l'exaltation dont il est l'objet.
Sa sortie de ce monde nous présente d'abord sa passion, que
nous considérerons en elle-même (46), — dans sa cause (47) — et dans ses effets
(48), (49) ; ensuite sa mort (50), — sa sépulture (51), — sa descente aux
Enfers (52).
Au sujet de son exaltation, nous parlerons de sa résurrection (53),
(54), (55), (56) ; — de son ascension (57) ; — de la place qu'il
occupe à la droite de son Père (58) ; — et, enfin, de son pouvoir
judiciaire (59).
« Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, ainsi
faut-il que le Fils de l'homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ne
périsse pas et ait la vie éternelle. » (Jean, iii, 14.)
Le mot nécessaire a plusieurs acceptions : il
signifie d'abord une nécessité absolue, telle de sa nature qu'on ne saurait
supposer une chose autrement. Dans ce sens ; les souffrances du Christ ne
furent nécessaires, ni du côté de Dieu, ni du côté de l'homme. — Il signifie
ensuite la nécessité qui provient d'une cause extérieure ; nécessité qui
se divise en nécessité de contrainte et en nécessité de fin. La passion du
Christ n'a été l'objet d'aucune contrainte : il a souffert volontairement.
Reste donc la nécessité finale, d'après laquelle nous disons qu'une chose est
nécessaire pour une fin, qui, sans elle, ne saurait être obtenue en aucune
façon ou d'une manière convenable. Dans cette dernière acception, il a été
nécessaire que le Christ souffrit ; premièrement, pour nous délivrer du
péché, selon cette parole déjà citée : « Il faut que le Fils de
l'homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas et ait la
vie éternelle ; » secondement, pour mériter lui-même, par les
humiliations de sa passion, la gloire de son exaltation ; ce que marque
cet autre mot : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît et qu'il
entrât ainsi dans sa gloire ? » enfin, pour accomplir les décrets de
Dieu, consignés dans les Écritures et figurés par l'ancienne loi. Aussi
lisons-nous en saint Luc : « Le Fils de l'homme s'en va, selon ce qui
a été décrété » (xxii, 22) ; et encore : « Je vous le
disais pendant que j'étais avec vous : tout ce qui est écrit de moi dans
la loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les Psaumes, devait s'accomplir ;
il fallait que le Christ souffrît et qu'il ressuscitât d'entre les morts. »
(Ult. 46.)
La
délivrance du genre humain par la passion du Christ convenait et à la justice
et à la miséricorde de Dieu : à la justice, à cause de la satisfaction
offerte pour le péché ; à la miséricorde, parce que, vu notre impuissance,
Dieu a mis son Fils à notre place, ce qui est une miséricorde plus grande que
de nous avoir pardonné sans aucune satisfaction.
Dieu pouvait, absolument parlant, sauver l'homme par d'autres
moyens ; rien ne lui est impossible. Mais, posé la prescience divine et la
préordination de la Providence touchant les souffrances du Christ, il n'était plus
possible que notre délivrance s'accomplît d'une autre manière. Nous avons vu,
dans la première partie de cet ouvrage, que ce principe est applicable à tout
ce que Dieu a prévu et préordonné.
Notre-Seigneur
parlait dans le sens de la prescience et de la préordination divine quand il
disait : « Si ce calice ne peut passer sans que je le boive, » à
savoir, si vous l'avez ainsi disposé, « que votre volonté soit faite. »
(Matth. xxxi, 39.) — Si Dieu avait voulu délivrer l'homme sans exiger aucune
satisfaction, il n'aurait pas blessé la justice. Il n'était point dans le cas
d'un juge qui ne peut pas laisser un délit impuni sans faire de tort à un tiers ;
en pardonnant sans condition, il n'aurait fait injustice à personne. Pour Celui
qui est le bien suprême et commun de tout l'univers, la miséricorde n'est jamais
une injustice.
De tous les moyens propres à opérer notre salut et à sauver le
genre humain, nul autre ne réunissait autant d'avantages que la passion du
Christ. — Premièrement, elle nous fait connaître combien Dieu nous aime, et
elle nous excite à l'aimer à notre tour. « Dieu, disait saint Paul, a fait
éclater son amour envers nous, en ce que, dans le temps où nous étions encore ses
ennemis, le Christ est mort pour nous. » (Rom. v, 8.) — Secondement, elle
place devant nos yeux l'exemple de l'obéissance, de l'humilité, de la force et
de toutes les vertus nécessaires à notre salut. C'est ce que nous enseigne ce
mot du prince des Apôtres : « Le Christ est mort pour vous, vous
laissant son exemple, afin que vous marchiez sur ses traces. » (1 Pet. ii,
21.) — En troisième lieu, elle nous a mérité la grâce sanctifiante et la gloire
éternelle, en nous délivrant de nos péchés. — Quatrièmement, elle nous impose
une plus grande obligation d'éviter le péché, suivant cette parole : « Vous
avez été achetés un grand prix. Glorifiez et portez Dieu dans votre corps. »
(1 Cor. vi, 20.) — Cinquièmement, elle fait ressortir notre dignité : si l'homme
a été vaincu et séduit par le démon, il a également triomphé du démon. S'il a
mérité la mort, l'Homme-Dieu a vaincu la mort en mourant pour nous. Aussi
l'Apôtre s'écrie-t-il : « Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a
donné la victoire par Notre-Seigneur Jésus-Christ. » (1 Cor. xv, 57.)
Il convenait, on le voit, que nous fussions délivrés par la
passion du Christ plutôt que par la seule volonté de Dieu ou par tout autre
moyen.
« Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de
la croix. » (Philip. ii 8.)
Écoutons, d'abord, saint Augustin : « La sagesse de Dieu
a revêtu notre humanité, afin de nous donner l'exemple de la vertu et de nous
apprendre qu'aucun genre de mort n'est à craindre pour l'homme vertueux ; pour
cela même le Christ est mort sur la croix, supplice le plus redouté parmi tous
les genres de mort. » — En second lieu, quelle autre mort convenait mieux
à l'expiation du péché qui avait consisté à manger du fruit de l'arbre défendu ?
Ne dirait-on pas que le Christ, en se laissant attacher à la croix, restitue ce
qu'Adam avait enlevé, pour réaliser cette parole du Prophète : « Je
restituais ce que je n'avais point dérobé. » (Ps. lxviii; 5.) —
Troisièmement, sa mort entre le ciel et la terre purifie l'air, arrose de son
sang la terre déjà sanctifiée par ses pas, et nous ouvre l'accès du ciel, selon
cette parole : « Quand je serai élevé de terre, j'entraînerai tout
après moi. » (Jean, xii, 32.) — En quatrième lieu, la forme de la croix,
qui se dirige d'un centre vers quatre parties opposées, convenait à la
rédemption du genre humain : elle nous représente la diffusion de la
puissance et de la bonté infinies. Le Christ meurt en étendant les mains, pour
attirer, par l'une, l'ancien peuple ; par l'autre, les enfants de la
Gentilité. Ajoutons, avec saint Augustin, « que la croix, véritable chaire
d'où le divin Maître instruit l'univers, nous enseigne cette science dont
l'Apôtre admirait la largeur, la hauteur et la profondeur. » — Enfin, la
mort du Christ sur la croix répond à une foule de figures. « Au déluge,
continue saint Augustin, une arche de bois sauve le genre humain ; à la
sortie d'Égypte, Moïse, avec une verge de bois, divise la mer, renverse Pharaon
et délivre les Israélites ; au désert, il jette du bois dans l'eau et en
transforme l'amertume en douceur ; il frappe avec une verge de bois le
rocher, d'où il fait jaillir une source abondante ; la loi de Dieu fut
renfermée dans une arche de bois ; l'autel des holocaustes était en bois :
autant de degrés qui conduisent les hommes au bois de la croix. »
Ces analogies, unies aux autres raisons, montrent suffisamment
qu'il convenait que le Christ mourût sur la croix.
Les souffrances humaines peuvent être envisagées quant à
l'espèce et quant au genre. Nous ne dirons pas que le Christ a souffert toutes
les espèces de douleurs. Plusieurs sont opposées l'une à l'autre ; on ne
saurait, par exemple périr simultanément par l’eau et par le feu. Il ne
convenait pas, d'un autre côté, qu'il fût en proie aux maladies du corps. Mais
nous dirons qu'il a enduré tous les genres de souffrances humaines. En effet :
— Il a souffert de la part de toutes sortes de personnes, des Juifs, des Gentils,
des hommes, des femmes, des princes, des serviteurs, de ses compatriotes, de
ses disciples et de ses amis. — Il a souffert, dans toutes les choses où un
homme peut être éprouvé : ses amis l'ont abandonné ; sa réputation a
été flétrie ; son honneur et sa gloire ont été en butte à la dérision et
aux outrages ; on lui a enlevé les seuls biens qu'il possédait, ses
vêtements ; son âme a été livrée à la tristesse, à l'ennui et à la crainte ;
son corps a été meurtri de coups. — Il a souffert dans tous ses membres : à
la tête, la couronne d'épines ; aux mains et aux pieds, les clous ; au
visage, les soufflets et les crachats ; sur tout son corps, la
flagellation. — Pas un seul de ses sens qui n'ait eu aussi son supplice propre.
Le tact a eu à supporter les clous et les fouets ; le goût, le fiel et le
vinaigre ; l'odorat, les exhalaisons infectes des débris de cadavres
humains qui gisaient sur le lieu de l'exécution, appelé pour cela le Calvaire ;
l'ouïe, les blasphèmes et les moqueries ; la vue, les larmes de sa mère et
celles du disciple qu'il chérissait.
La
moindre de ses souffrances eût strictement suffi pour nous racheter ; il
convenait néanmoins qu'il subit pour cela tous les genres de souffrances. Nous
en avons donné la raison plus haut.
« Regardez et voyez s'il est une douleur semblable à ma douleur. »
(Lament. i, 12.)
Les souffrances du Christ, sous le rapport de son âme et de
son corps, furent supérieures à toutes celles de la vie présente. — On peut
juger de celles de son corps, tant par l'étendue de sa passion, décrite dans
l'article précédent, que par le supplice même de la croix, le plus terrible de
tous, où la victime, transpercée aux pieds et aux mains, parties du corps que
la sensibilité nerveuse affecte plus vivement, sent son mal s'aggraver
continuellement par le poids de son corps et par la lenteur du trépas. Quant à
la douleur de son âme, il faut considérer qu'elle avait pour cause tous les
péchés du genre humain, à l'égard desquels il satisfaisait en se les attribuant ;
en particulier, le crime des Juifs, l'infidélité de ses disciples, les erreurs de
tous ceux pour qui sa mort fut un scandale, et enfin la perte de la vie
corporelle, dont la pensée attriste toujours la nature humaine. — Sous le
rapport de son âme et de son corps réunis, ses souffrances furent en proportion
non-seulement de la sensibilité de son corps, qui, formé par l'Esprit-Saint,
était d'une complexion merveilleusement délicate, mais de la perfection de son
âme, dont les facultés saisissaient avec une grande perspicacité tout ce qui
fait naître la tristesse. Elles furent d'autant plus grandes que, au lieu de
les alléger, comme les autres hommes, par l'exercice de sa raison et par l'action
des forces supérieures sur les forces inférieures, il laissait à chacune de ses
puissances son impression et son action propres, afin que son supplice, accepté
volontairement pour l'expiation des péchés du genre humain, fût en rapport avec
le résultat qu'il se proposait. — Il est évident, par l'ensemble de ces causes,
que la passion du Christ a été la plus grande de toutes les douleurs.
Quand on
prouverait que certains martyrs, tels que saint Laurent, brûlé sur un gril, et
saint Vincent, déchiré avec des ongles de fer, ont subi des tourments plus
longs et plus cruels, il ne s'ensuivrait pas que leurs souffrances ont été plus
grandes que celles du Christ ; les autres causes réunies donneront
toujours à celles de la passion la supériorité.
Entendez-vous le mot toute
de l'essence même de l'âme, ou l'entendez-vous de ses puissances ? — Si
vous parlez de l'essence de l'âme, le Christ a souffert dans toute son âme.
L'âme humaine, unie au corps par son essence, est tout entière dans tout le
corps et dans chaque partie du corps. Le corps tout entier du Christ étant en
souffrance, comme il a été dit, son âme souffrait aussi tout entière. — Rapportez-vous
le mot toute aux puissances ? Le
Christ a souffert dans toutes ses facultés inférieures, qui avaient leur
douleur particulière, comme nous l'avons expliqué en son lieu. Sa raison
supérieure, cependant, n'avait rien à souffrir du côté de son objet propre,
c'est-à-dire de la divinité, qui était bien plutôt pour elle une cause de
délectation et de joie.
Qui dit l'âme entière, désigne son essence même ou toutes ses
puissances. Si l'on parle de l'essence, l'âme entière du Christ possédait la
joie béatifique, comme étant le sujet de la raison supérieure, dont le propre
est de jouir de la divinité. Dans le second sens, qui envisage l'âme dans
l'ensemble de ses puissances, il en était autrement. Une telle jouissance
n'appartient point en propre à chaque faculté de notre âme, et la partie
supérieure de celle du Christ ne faisait point rejaillir sur la partie
inférieure la gloire et la joie qu'elle possédait.
Saint Jean dit : « Jésus, sachant que son heure
était venue de passer de ce monde à son Père… » (xiii, 1.) Le Sauveur
lui-même avait dit antérieurement : « Mon heure n'est pas encore
venue. » (ii, 4.)
La passion du Christ était sous la dépendance de sa volonté,
toujours dirigée par la sagesse divine, qui dispose tout avec convenance et
douceur. Elle a donc eu lieu dans le temps convenable. « Toutes les œuvres
du Sauveur, dit saint Augustin, se sont accomplies comme il fallait, pour le
temps et pour le lieu. »
Le
Sauveur n'aurait-il point dû mourir le quatorzième jour de la lune, jour où
l'on immolait l'agneau pascal ? — Non. Il a célébré la pâque le même jour
que les Juifs, le premier des azymes ou le quatorzième de la lune, voulant
montrer jusqu'à la fin sa fidélité à la loi. Après avoir donné à ses disciples
le sacrement de son corps et de son sang, le jour même où l'agneau pascal était
immolé, il consentit à être pris et lié par les Juifs, afin de commencer, la
nuit même, son immolation, et de la terminer le second jour des azymes, qui
était le plus solennel de la pâque. Selon le rit des Juifs, les fêtes
commençaient dans la soirée du jour précédent, et, en conséquence, ceux qui
devaient célébrer la pâque le quinzième jour de la lune immolaient l'agneau
pascal la veille, qu'ils appelaient le premier jour des azymes. Le lendemain,
jour véritable de la pâque, ils consommaient les pains azymes, qui ne devaient
être mangés que par des hommes exempts de toute impureté, et c'est ce qui explique
pourquoi ils ne voulaient point entrer dans le palais de Pilate, qui était
païen, de peur d'être souillés. — Quant à l'heure du crucifiement, il est aisé
de concilier saint Marc, qui le place à la troisième heure du jour (xv, 25), et
saint Jean, qui lui assigne la sixième heure : Saint Marc parle du moment
où les Juifs commencèrent les préparatifs du crucifiement ; saint Jean, de
l'instant même où Notre-Seigneur fut suspendu à la croix et où les ténèbres se
répandirent, ce qui eut lieu à midi[286]. — Le
Christ a voulu souffrir dans la jeunesse, pour mieux nous témoigner son amour,
en nous sacrifiant sa vie quand elle était dans son état le plus parfait.
Tous les lieux, comme tous les temps, sont soumis à sa puissance ;
il en faut inférer que le lieu de sa passion ne fut pas moins convenablement
choisi que le temps.
Il était
à propos que Notre-Seigneur souffrit à Jérusalem, hors des portes de la ville,
et sur le calvaire. — À Jérusalem. Dieu avait choisi cette ville pour
l'offrande des sacrifices qui figuraient le Christ, dont saint Paul a dit :
« Il s'est livré lui-même comme une hostie et une oblation d'agréable
odeur. (Eph. v, 2.) Elle était alors le centre du monde habité : le
Sauveur voulut y mourir, pour que son sang se répandit de là sur le monde
entier. En outre, ayant choisi le genre de mort le plus ignominieux, il voulait
en subir la confusion dans un lieu très-renommé, et dans la ville même où
résidaient les princes du peuple juif, ses plus mortels ennemis. — Hors des
portes de la ville. Le sacrifice le plus solennel, qui avait pour but la
sanctification du peuple, celui du veau et du bouc, s'offrait hors du camp.
(Lév. xvi.) De plus, en souffrant hors du temple et des murs de la ville, le
Christ nous apprend que, victime de propitiation, il est lui-même le sacrifice
universel offert pour toute la terre. — Sur le calvaire. Ce mot désigne un lieu
où sont tranchées les têtes des criminels. Notre divin Rédempteur a voulu y
être crucifié, pour montrer que sa croix devait effacer non-seulement le péché
originel, mais tous les péchés actuels.
Isaïe avait prédit qu'il « serait mis au nombre des
scélérats. » (liii, 12.)
Son crucifiement entre deux voleurs avait un motif dans la
pensée des Juifs, et un autre dans les desseins de Dieu. — Dans la pensée des
Juifs, le Christ devait passer pour coupable, comme les deux larrons. Mais il
en a été tout autrement. On ne parle plus d'eux, et la croix de jésus, honorée
dans tout l'univers, orne le diadème, la couronne, la pourpre et les armes des
rois, aussi bien que le tabernacle de nos temples. Elle resplendit d'un pôle à
l'autre. — Dans les desseins de Dieu, il convenait que le Christ fût ainsi
crucifié. « La croix, dit saint Augustin, est un tribunal dont le juge
occupe le centre : un malfaiteur croit, il est sauvé ; un autre
blasphème, il est réprouvé. Image de ce qui aura lieu au dernier jour, à
l'égard des vivants et des morts. Jésus placera les uns à sa droite, les autres
à sa gauche. » — « En attendant ce grand jour, ajoute saint Hilaire,
le calvaire montre que le genre humain tout entier est appelé à participer à la
passion du Seigneur. »
Il est clair que, la divinité étant impassible, le Christ a souffert
à raison de sa nature humaine et non de sa nature divine. Saint Cyrille disait :
« Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert dans sa
chair et a été crucifié dans sa chair, qu'il soit anathème. » Ainsi,
quoique la passion du Christ doive être attribuée à sa personne divine, suppôt
unique de ses deux natures, elle appartient exclusivement à la nature humaine,
seule capable de souffrir.
On lit dans
un sermon prononcé au concile d'Éphèse : « Les Juifs n'en commirent
pas moins un déicide ; ils ne crucifièrent pas un pur homme, ils portèrent
leur attentat jusqu'à Dieu. Supposez qu'un prince parle et que sa parole,
rendue visible par des caractères, soit adressée dans une lettre à ses sujets :
celui qui, se révoltant, déchirera cette lettre, sera condamné comme avant
déchiré, non la lettre, mais le verbe même du souverain. »
Le Christ a été mis à mort par ses persécuteurs ; il
l'avait lui-même annoncé par ces paroles : « Après qu'ils l'auront
flagellé, ils le mettront à mort. » (Luc, xviii, 33.) S'il est écrit qu'il
a quitté la vie de lui-même, qu'il a été la cause de sa passion, ou qu'il est
mort volontairement, c'est que, pouvant empêcher sa mort, soit en privant ses
ennemis du pouvoir de lui nuire, soit en leur dérobant son corps, il a voulu
que sa nature corporelle succombât sous leurs coups.
Afin de
montrer que tous les supplices de la passion ne pouvaient rien par eux-mêmes,
il conserva jusqu'à la fin sa nature corporelle dans toute sa force ;
puis, quand il le voulut, elle succomba tout-à-coup : de là le grand cri
qu'il jeta avant d'expirer, comme pour attester qu'il mourait volontairement,
et dont le Centurion fut si frappé qu'il dit : « Vraiment cet homme
était le Fils de Dieu. » (Marc, xv, 39.)
Saint Paul écrivait : « Il s'est fait obéissant à
son Père jusqu'à la mort. » (Philip. ii, 8.)
Il convenait beaucoup que le Christ souffrît par obéissance :
d'abord, du côté de notre justification, afin que, « pécheurs par la
désobéissance d'un seul homme, nous fussions justifiés par l'obéissance d'un
seul. » (Rom. v, 19.) — Cela convenait, ensuite, pour la réconciliation de
Dieu avec nous ; car, s'il est écrit que « nous avons été réconciliés
avec Dieu par la mort de son Fils, » ce qui signale dans la mort du Christ
un sacrifice très-agréable à Dieu, il l'est pareillement que « l'obéissance
vaut mieux que les victimes. » (1 Rois, xv, 22.) On en peut inférer que le
sacrifice de la mort du Christ a dû procéder de l'obéissance. — Enfin, cela
convenait pour la victoire à remporter sur la mort et sur l'auteur de la mort.
Comme le soldat ne peut vaincre s'il n'obéit à un chef ; ainsi le Christ
n'a obtenu, comme homme, la victoire qu'en obéissant à son Père. « L'homme
obéissant, dit l'Esprit-Saint, « racontera des victoires. » (Prov.
xxi, 28.)
Jésus ne
s'est pas contenté d'être obéissant à la loi, dont il a observé tous les
préceptes moraux, judiciaires et cérémoniels ; il a été obéissant aux
ordres particuliers de son Père, comme on le voit par ces paroles : « Mon
Dieu, j'ai voulu faire votre volonté » (Ps. xxxix, 9) ; et par ces
autres : « Mon père; si ce calice ne peut s'éloigner de moi sans que
je le boive, que votre volonté soit faite. » (Matth. xxvi,42.)
« Dieu n'a pas épargné son propre Fils ; il l'a
livré pour nous tous. » (Rom. viii, 32.)
Dieu le Père a livré le Christ aux souffrances de la passion :
— d'abord, en tant que, dans ses décrets éternels, elles étaient arrêtées comme
un moyen de salut pour le genre humain ; — ensuite, selon qu'il lui a
inspiré par la charité la volonté de souffrir pour nous ; — enfin, en
l'abandonnant sans réserve à ses bourreaux. Cette seule parole : « Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » (Matth. xxvii, 46) fait
voir que Dieu l'avait livré à toutes les souffrances de la passion.
Il n'a
été ni livré ni délaissé contre son gré, puisque son Père lui avait inspiré la
volonté de souffrir pour nous. — Comme Dieu, il s'est livré lui-même par un
acte identique à celui de Dieu le Père ; comme homme, il s'est dévoué par
l'inspiration de son Père.
La même
action faite par un homme bon et par un homme méchant revêt un caractère tout
différent. Le Père l'a livré, et il s'est livré lui-même par charité : nous
devons les en louer. Judas, au contraire, l'a livré par avarice ; les
Juifs, par jalousie ; Pilate, par une crainte mondaine : nous devons
les flétrir.
Il disait en parlant de lui-même et des Juifs : « Ils
le livreront aux Gentils, pour qu'ils en fassent un objet de mépris, pour
qu'ils le flagellent et le crucifient. » (Matth. xx, 19.)
Sa passion figurait d'avance l'effet qu'elle devait produire.
Or elle a eu pour résultat le salut des Juifs, dont un grand nombre reçurent le
baptême immédiatement après ; et des Juifs le salut a passé aux Gentils.
Il convenait, pour cette raison, qu'il commençât à souffrir de la part des
Juifs, et que, livré par eux aux Gentils, il achevât sa passion par les mains
de ces derniers.
Il y
avait encore une autre raison, c'est que les Romains avaient ôté aux Juifs le
pouvoir de condamner à la peine de mort.
Saint Paul écrit : « S'ils eussent connu le Seigneur
de la gloire, ils ne l'auraient point crucifié. » (1 Cor. ii, 8.) —
« Je sais, disait saint Pierre, que vous avez agi par ignorance, et vos
magistrats aussi. » (Act. iii, 17.) — Il a dit lui-même, du haut de la
croix : « Mon Père, pardonnez-leur ; car ils ne savent ce qu'ils
font. »
Les grands, que l'on appelait les princes du peuple, savaient,
comme les démons, qu'il était le Christ promis dans la loi et annoncé par les
prophètes ; mais ils ignoraient sa divinité, et voilà ce qui fait dire à
saint Paul : « S'ils eussent connu le Seigneur de la gloire, ils ne
l'auraient pas crucifié. » Leur ignorance, toutefois, ne les excusait pas de
péché : elle était affectée à certains égards, en présence des preuves
évidentes qu'ils avaient sous les yeux, mais que, par haine et par jalousie,
ils interprétaient mal. De là cette parole du divin Sauveur : « Si je
n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils ne seraient pas
coupables ; mais maintenant leur péché est sans excuse. » (Jean, xv,
22.) — Les hommes du peuple, qui ignoraient les mystères de l'Écriture, ne
connurent pas clairement qu'il fût, ni le Christ, ni le Fils de Dieu. Quoique quelques-uns
aient cru en lui, le peuple n'y croyait pas ; à la vue de ses miracles et
des effets de sa doctrine, il pensait parfois qu'il pouvait bien être le Christ ;
mais, trompé bientôt après par les grands, il n'admettait pas généralement
qu'il fut, ni le Fils de Dieu, ni le Christ. Voilà pourquoi saint Pierre disait
à la multitude : « Je sais que vous avez agi par ignorance, ainsi que
vos magistrats. » L'égarement du peuple venait des grands de la nation.
Sur
cette parole : « Ils ne savent ce qu'ils font, » saint
Chrysostome remarque que le Christ n'a pas prié pour ceux qui, l'ayant reconnu
comme le Fils de Dieu, le crucifièrent par haine ou par envie, plutôt que de
confesser sa divinité ; l'ignorance affectée, loin d'excuser un péché, le rend
plus grave ; elle est la preuve d'un plus grand attachement au mal ; aussi
les Juifs furent-ils coupables d'un déicide, et non pas seulement d'un homicide ;
car ils devaient se rendre à l'évidence des miracles.
Le péché des princes des Juifs, dont l'ignorance affectée
n'avait aucune excuse, fut très-grand et par sa nature même, et par la malice
de leur volonté. — Celui des autres Juifs était très-grave aussi dans son genre ;
mais il était amoindri par leur ignorance. — Le péché des Gentils, qui ne
connaissaient pas la loi, fut moins grief que celui des Juifs.
Pilate,
condamnant Jésus par la crainte de César, et les soldats qui le crucifièrent
pour obéir à leur chef, furent moins coupables que Judas, conduit par la
cupidité, et que les princes des prêtres, mûs par l'envie et par la haine.
Le Christ, avons-nous dit, avait reçu la grâce, non pas seulement
comme individu, mais comme chef de l'Église, pour qu'elle découlât de lui sur
ses membres. Il en résultait que ses œuvres se rapportaient à lui et à ses
membres, tout autant que les actions d'un autre homme en état de grâce se
rapportent à lui-même. Or il est évident que quiconque, dans l'état de grâce,
souffre pour la justice, mérite le salut pour soi, selon cette parole : « Bienheureux
ceux qui souffrent persécution pour la justice. » Donc le Christ a mérité,
par sa passion, le salut et pour lui et pour tous ses membres.
Il nous
l'avait mérité dès le premier instant de sa conception ; mais, de notre
part, il y avait des obstacles qui empêchaient l'effet de ce mérite antérieur.
Il fallait, pour les écarter, que le Christ souffrit.
Le Psalmiste fait dire au Christ : « Je payais ce
que je n'avais pas enlevé. » (lxviii, 5.) On ne paie qu'autant que l'on
satisfait parfaitement.
Le Christ a rendu à Dieu au-delà de ce qu'il fallait pour
compenser les offenses du genre humain : d'abord, à cause de la grande
charité qui le portait à souffrir ; ensuite, à raison de la dignité de la
vie qu'il a donnée pour satisfaire ; enfin, eu égard à l'étendue et à
l'intensité des souffrances qu'il a endurées. Sa passion a donc été une satisfaction
non-seulement suffisante, mais surabondante, pour les péchés de tous les
hommes, selon cette parole : « Il s'est fait victime de propitiation
pour nos péchés et pour ceux du monde entier. » (1 Jean, ii, 2.)
La tête
et les membres formant une sorte de personne mystique, les satisfactions de
Jésus-Christ appartiennent à tous les fidèles comme à ses membres. C'est ainsi
que deux hommes, unis par la charité, peuvent satisfaire l'un pour l'autre. La
satisfaction est une œuvre extérieure que l'on peut accomplir à l'aide d'un
ami.
L'Apôtre dit : « Il s'est livré pour nous comme une
oblation et une victime d'agréable odeur. » (Eph. v, 2.)
On appelle proprement sacrifice ce que l'on fait pour rendre à
Dieu, en vue de l'apaiser, l'honneur qui lui est dû. « Il y a, dit saint
Augustin, un véritable sacrifice dans toute œuvre qui a pour but de nous rattacher
à Dieu. » — Le Christ s'est dévoué pour nous dans sa passion, et cette
offrande volontaire, provenue de la plus grande charité, a été très-agréable à
Dieu. Sa passion a donc été un véritable sacrifice. « Tous les sacrifices
de l'ancienne loi, ajoute le même Docteur, en étaient autant de figures ; ils
ressemblaient aux divers mots que l'on emploie pour exprimer une même idée,
afin de la mieux inculquer, en évitant l'ennui de la répétition. » Notre
vrai et unique médiateur n'a pas cessé, dans ce sacrifice de paix et de
réconciliation, d'être un avec celui auquel il s'offrait et un avec ceux pour
lesquels il s'offrait ; il a été tout à la fois le sacrificateur et la
victime.
Sa
passion a été un crime pour ceux qui l'ont fait mourir, et un sacrifice pour
lui, qui l'a soufferte par charité.
« Ce n'est point par des objets corruptibles, comme l'or et
l'argent, que vous avez été rachetés, nous dit saint Pierre ; c'est par le
sang précieux de Jésus-Christ, l'Agneau sans tache et sans défaut. » (1 Pet.,
i, 18.) Saint Paul s'exprime dans les mêmes termes : « Le Christ, se faisant
maudit pour nous, nous a rachetés de la malédiction. » (Gal. iii, 13.)
L'homme, par son péché, avait contracté une double obligation :
l'une, envers le démon, qui l'avait vaincu ; l'autre, envers la justice de
Dieu, qu'il avait blessée. La passion du Christ, qui a été une satisfaction
suffisante et même surabondante, est devenue une sorte de rançon par laquelle
nous avons été délivrés de cette double obligation. La satisfaction, en effet,
consiste proprement à donner un prix pour racheter sa propre personne, ou celle
d'un autre, de quelque péché ou d'une peine encourue par le péché, et c'était
sur ce fondement que Daniel disait : « Rachetez vos péchés par des
aumônes. » (iv, 24.) Le Christ a satisfait pour nous en donnant sa propre
vie. Donc sa passion a produit notre salut par mode de rédemption.
Quoique l'on puisse attribuer l'œuvre de notre rédemption à la
Trinité entière, comme à sa cause première, le titre de rédempteur appartient
proprement au Christ, qui en a payé le prix avec son propre sang.
En
donnant, comme homme, le prix de notre rachat, il agissait par l'ordre de son
Père, auteur primordial de notre rédemption.
Il y a deux sortes de cause efficiente : l'une
principale, l'autre instrumentale. Dieu est la cause efficiente principale de
notre salut. L'humanité du Christ, dont les actions et les souffrances
opéraient comme instrument de sa divinité, en est la cause efficiente
instrumentale. Ainsi, la passion du Christ a produit notre salut par mode de cause
efficiente.
Elle l'a
opéré aussi, sous d'autres rapports, par mode de mérite, de satisfaction, de
rédemption et de sacrifice. Envisagée par rapport à la divinité du Christ, elle
est cause efficiente ; du côté de la volonté de son âme, cause méritoire ;
dans sa chair, cause satisfactoire. Selon qu'elle nous affranchit de la
servitude du péché, elle agit par mode de rédemption, et, en tant qu'elle nous
réconcilie avec Dieu, elle opère par mode de sacrifice.
Il est écrit : « Il nous a aimés et il nous a lavés
de nos péchés dans son sang. » (Apoc. i, 5.)
La passion du Christ nous délivre du péché de trois manières.
D'abord, par mode d'exhortation à la charité, qui nous obtient le pardon de nos
fautes, selon cette parole : « Beaucoup de péchés lui sont remis,
pour avoir beaucoup aimé. » (Luc, vii, 47.) Ensuite, par mode de
rédemption. Chef du corps mystique de l'Église, dont nous sommes les membres,
le Christ, en souffrant par charité et par obéissance, nous a délivrés du
péché, à peu près comme si un homme se rachetait d'une faute commise par ses
pieds au moyen d'une œuvre méritoire accomplie par ses mains. Enfin, par mode
de cause efficiente instrumentale, en tant que la chair dans laquelle le Christ
a souffert servait d'instrument à la divinité, qui lui donnait une vertu
infinie.
Quoique
le Christ nous ait ainsi délivrés causativement dans sa passion, il est
nécessaire que le principe universel de délivrance qu'il a posé nous soit
appliqué pour la rémission de nos propres péchés, et c'est ce qui se fait par
le baptême, par la pénitence et par les autres sacrements. La foi formée par la
charité peut même suffire à elle seule, pour nous en appliquer les fruits.
Le Sauveur, près de souffrir, disait : « Maintenant
le prince de ce monde va être chassé de son empire. » (Jean, xii, 31.)
L'homme avait mérité d'être livré au pouvoir du démon, qui
l'avait vaincu ; or la passion du Christ, cause de la rémission des
péchés, nous délivre d'une telle servitude. — La justice de Dieu avait
abandonné à la puissance de l'enfer l'homme rebelle ou coupable ; la
passion nous réconcilie avec Dieu. — Le démon, dans sa malice, cherchait à
empêcher le salut de l'homme ; la passion, à l'égard de laquelle il a
dépassé la mesure de son pouvoir, nous procure, en revanche, notre liberté et
la répression de sa puissance. — Par conséquent, nous avons été affranchis de
la puissance du démon par la passion du Christ.
La
passion est un secours efficace contre les attaques de notre ennemi ; si
nous la négligeons, elle n'en conserve pas moins sa vertu.
« Il s'est véritablement chargé de nos infirmités, et il
a porté nos douleurs. » (Is. liii, 4.)
La passion nous a doublement délivrés de la peine du péché :
directement, en tant que satisfaction suffisante et surabondante pour les
péchés du genre humain, car, dès que l'on a satisfait, la punition n'est plus possible ;
indirectement, comme cause de la rémission des péchés eux-mêmes sur lesquels
repose la dette de la peine.
La
passion n'a son effet en nous qu'autant qu'elle nous est appliquée par la foi,
par la charité et par les sacrements, notamment par le baptême, qui nous rend
conformes au Christ, selon cette parole : « Par le baptême, nous
avons été ensevelis avec lui pour mourir au péché. » (Rom. vi, 4.) Aussi
n'impose-t-on nulle pénitence satisfactoire aux nouveaux baptisés. Mais, comme
le Christ « n'est mort qu'une fois pour nos péchés » (1 Pet. iii, 18),
il n'y a pas lieu d'acquérir une seconde conformité avec sa mort par le
sacrement du Baptême. Conséquemment, ceux qui pèchent, après avoir reçu ce
sacrement, doivent lui être rendus conformes dans sa passion, au moyen des
peines et des souffrances qu'ils endurent eux-mêmes. Toutefois, par l'effet de
ses satisfactions, il leur suffit d'une pénitence beaucoup moindre que celle
qu'exigerait leur péché.
Saint Paul dit : « Nous avons été réconciliés avec
Dieu par la mort de son fils. » (Rom. v, 10.)
La passion a été la cause de notre réconciliation avec Dieu de
deux manières : premièrement, en nous délivrant du péché, qui rend les
hommes ses ennemis ; en second lieu, en lui offrant un sacrifice capable
de l'apaiser. Elle a été un si grand bien, qu'il consent à pardonner toutes les
fautes de ceux qui s'y unissent. Ainsi l'homme, pour un hommage qu'on lui rend,
consent à oublier une offense.
La
passion a été consommée par des hommes très-coupables ; mais la charité du
Christ y a été plus grande que leur iniquité, et voilà pourquoi, loin
d'indigner Dieu, elle l'a réconcilié avec nous.
« Par le sang du Christ, dit l'Apôtre, nous avons
l'assurance d'entrer dans le Saint des Saints » (Heb. x, 19), c'est-à-dire
dans le ciel.
Le Christ nous a délivrés, et quant à l'offense et quant à la
peine, non-seulement du péché originel, commun à tous les hommes, mais des
péchés propres à chacun de nous, à la condition que nous participerons à sa
passion par la foi, par la charité et par les sacrements ; il nous a donc
ouvert le ciel en souffrant pour nous. C'est ce qu'exprime l'Apôtre en disant :
« Le Christ, qui est venu comme pontife des biens futurs, est entré une seule
fois dans le sanctuaire avec son propre sang, et il nous a obtenu une
rédemption éternelle. » (Heb. ix, 11.)
Les
saints de l'Ancien Testament avaient mérité d'entrer dans le ciel par leurs
bonnes œuvres et par leur foi à la passion du Sauveur ; mais aucun d'eux,
avant la passion même, n'y avait pu pénétrer : il fallait que l'obstacle fût
enlevé par la vertu du sang divin, répandu pour nous. Donc, c'est bien la
passion du Christ qui a ouvert les portes du ciel.
On n'en saurait douter après ces paroles de l'Apôtre :
« Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix ;
voilà pourquoi Dieu l'a exalté. » (Philip. ii. 8.)
De même que celui qui s'approprie, par une injuste prétention,
plus qu'il ne lui est dû, mérite qu'on lui retranche, en punition de son
injustice, quelque chose de ce qui lui appartient ; de même, celui qui,
par amour pour la justice, se prive lui-même de ce qu'il devrait avoir, mérite
qu'on lui donne, pour récompense de la droiture de sa volonté, plus qu'il ne
s'est retranché. Tel est le sens de cette parole : « Celui qui
s'humilie sera exalté. » (Luc, xiv, 11.) Or le Christ s'est abaissé
lui-même par sa passion au-dessous de sa dignité, et cela de quatre manières ;
c'est pourquoi l'exaltation lui était due aussi sous quatre rapports. Par ses
souffrances et par sa mort, il a mérité sa résurrection glorieuse ; par sa
sépulture et sa descente aux enfers, son ascension glorieuse ; par ses
opprobres, un siège à la droite de son Père et la manifestation de sa divinité ;
par sa sujétion à la puissance humaine, le pouvoir judiciaire ; enfin, par
son obéissance fidèle jusqu'à la mort, un nom au-dessus de tous les noms, afin
que, comme le dit l'Apôtre, « au nom de Jésus, tout genou fléchisse dans
le ciel, sur la terre et dans les enfers. » (Philip. ii, 10.)
On connaît les paroles de Caïphe, qui, au témoignage même de
l'Évangéliste, étaient prophétiques : « Il vous est avantageux qu'un
homme meure pour le peuple, et non pas que la nation entière périsse. »
Il convenait que le Christ mourût : d'abord, afin de
satisfaire pour le genre humain, condamné à la mort à cause du péché ;
ensuite, pour montrer qu'il avait réellement pris la nature humaine, ce qu'il
n'eût pas fait s'il avait disparu comme un fantôme ; troisièmement, pour
nous affranchir de la crainte de la mort ; en quatrième lieu, pour nous
engager à mourir spirituellement au péché et à ne vivre plus que pour Dieu,
selon cette parole : « Il est mort une fois pour le péché, et
maintenant il vit pour Dieu » (Rom. vi, 10) ; cinquièmement, enfin,
pour nous prouver, par sa résurrection, sa puissance sur la mort, et nous
donner ainsi l'espoir de notre résurrection future. C'est ce dernier motif qui
faisait dire au même Apôtre : « Si l'on prêche que le Christ est
ressuscité d'entre les morts, comment se trouve-t-il parmi vous des hommes qui
disent qu'il n'y a point de résurrection. » (1 Cor. xv, 12.)
Le Symbole professe que le Christ a été enseveli, chose
particulière à son corps. La divinité ne s'est donc pas séparée du corps du
Christ pendant sa mort.
Si la grâce de l'adoption, qui sanctifie les créatures, ne se
perd que par le péché, à plus forte raison il en a été de même dans celle de
l'union de la divinité avec la chair dans la personne du Christ ; et,
comme il n'y a pas eu de péché en lui, l'union de la divinité avec son corps ne
fut jamais détruite.
Le
Verbe, il est vrai, s'est uni à la chair par l'intermédiaire de l'âme ;
mais c'est en tant que la chair appartenait par l'âme à la nature humaine qu'il
voulait prendre, et non point dans le sens que l'âme fût un milieu qui le liait
à la chair. — Notre corps, séparé de notre âme qui l'anime, en tient encore la
propriété d'appartenir à la nature humaine ; aussi conserve-t-il, même
dans la mort, le sceau dont Dieu l'a marqué pour la résurrection. C'est ainsi
que la mort ne détruisit pas dans le Christ l'union de la divinité avec la
chair.
Si le Verbe de Dieu n'a pas abandonné son corps pendant la
mort, il s'est encore moins séparé de son âme, à laquelle il était uni plus
immédiatement. Aussi, de même que, dans cette parole du Symbole : « Il
a été enseveli, » nous affirmons du Fils de Dieu même ce qui a été
particulier à son corps séparé de son âme ; de même, dans cette autre :
« Il est descendu aux enfers, » nous affirmons ce qui est particulier
à son âme séparée de son corps.
La mort
a séparé l'âme du corps ; mais elle n'a séparé du Verbe ni l'âme ni le
corps. La chair, qui avait quitté l'âme, s'y est unie de nouveau par la vertu
du Verbe, qui habitait en elle. — Saint Jean Damascène résumait ainsi ces
diverses questions : « Le Christ est véritablement mort comme homme,
et sa sainte âme a été séparée de son corps très-pur ; mais la divinité
est toujours restée inséparablement unie à son âme et à son corps. »
Soutenir que le Christ a été homme pendant les trois jours de
sa mort, ce serait contraire à la foi ; car il mourut véritablement. Mais
on peut très-bien dire qu'il a été un homme mort.
Le corps du Christ a été numériquement le même dans la vie et
dans la mort, par la raison qu'il n'a jamais eu d'autre suppôt que le Verbe
divin. Mais, comme la vie est une partie intégrante du corps humain et qu'un
corps dont elle s'est retirée n'est plus entièrement le même, on ne saurait
affirmer que celui du Christ a été totalement le même dans la vie et dans la
mort, sans nier implicitement la mort qu'il a subie.
La mort -du Christ peut être envisagée à un double point de
vue. — Comme étant en voie de s’accomplir, elle a été la cause méritoire de
notre salut, ainsi qu'il a été dit au sujet de la passion. — Comme accomplie
réellement par la séparation de l'âme et du corps, elle en a été la cause efficiente,
parce que tout ce dont la chair a été l'objet, même après sa séparation de
l'âme, nous a été salutaire à raison de la divinité qui lui était unie.
Parlant de la femme qui avait répandu un parfum sur sa tête,
le Sauveur disait : « Elle a fait une action louable ; elle a
répandu ce parfum sur mon corps en vue de ma sépulture. » (Matth. xxvi, 10.)
Prouver qu'il était véritablement mort ; fournir à Pilate
l'occasion de s'en assurer ; donner à tous les hommes l'espoir de la résurrection,
selon cette parole : « Tous ceux qui sont dans les tombeaux
entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'entendront vivront »
(Jean v, 28) ; nous inspirer la pensée de mourir spirituellement au péché
et de fuir le tumulte du monde, afin d'embrasser la vie cachée en Dieu,
conformément à cette parole : « Nous avons été ensevelis avec le
Christ par le baptême pour mourir au péché » (Rom. vi, 4) ; voilà
autant de raisons pour lesquelles il convenait que le Christ fût enseveli.
Isaïe disait par prophétie : « Son tombeau sera
glorieux. » (xi, 10.)
Il est aisé de montrer que le Christ a été enseveli comme il
convenait. En effet, le récit évangélique affermit la foi dans sa mort et dans
sa résurrection, rend recommandable la piété des personnes qui ont présidé à sa
sépulture, et nous représente les effets mystérieux de la grâce dans ceux qui
s'ensevelissent avec lui pour mourir au monde.
La
myrrhe et l'aloès sont le symbole de la pénitence ; les aromates, celui de
la bonne renommée. — Le suaire blanc dans lequel on l'enveloppa, c'est l'âme
pure qui le reçoit. De là l'usage de célébrer le sacrifice de l'autel sur le
lin pur, et non sur la soie ni sur des étoffes. — Le jardin nous rappelle le Paradis
terrestre, où notre mort fut encourue par le péché d'Adam. — Le sépulcre neuf
et taillé dans le roc est la figure du cœur de la Gentilité, où la crainte de
Dieu n'avait eu jusqu'alors aucun accès, et que la parole divine a façonné. Il
servait aussi à montrer que le corps de Notre-Seigneur n'avait point été enlevé
par quelque ouverture pratiquée sous les fondements. — La pierre qui en fermait
l'entrée marque le soin avec lequel nous devons garder Jésus-Christ dans nos
âmes, pour empêcher l'ennemi de nous l'enlever.
Le Christ, pour montrer sa vertu divine et afin que sa mort ne
fût point attribuée à l'infirmité de sa nature, voulut que son corps fût
préservé de toute décomposition. Le Psalmiste l'avait prédit en ces termes :
« Vous ne permettrez pas que votre Saint éprouve la corruption. »
(Ps. xv, 10.)
Admirable contraste ! s'écrie saint Chrysostome, les héros
du monde voient, pendant leur vie, l'allégresse et l'éclat entourer leurs belles
actions. Meurent-ils, tout s'éteint avec eux. Le Christ, au contraire,
n'aperçoit autour de sa croix que tristesse et infirmité ; a-t-il expiré, tout
est éclatant, afin que nous sachions bien qu'il était plus qu'un mortel. »
Saint Augustin dit : « Depuis le soir de la
sépulture jusqu'au matin de la résurrection, il s'est passé trente-six heures,
c'est-à-dire une nuit entière, un jour entier et une seconde nuit tout entière. »
— Ce temps indique l'effet même de la mort du Christ. Les deux nuits sont
l'emblème de la double mort de l'âme et du corps, dont nous avons été délivrés.
Le jour représente la mort du Sauveur, qui, ayant pour cause la charité, se
symbolise par la lumière bien plutôt que par les ténèbres.
Pour
trouver les trois jours et les trois nuits dont parle l'Écriture, il faut se
rappeler le langage dont elle fait ordinairement usage, et, prenant la partie
pour le tout, composer un jour naturel avec certaines heures du jour et de la
nuit. Le premier jour est dans la dernière partie du vendredi, où le Sauveur
est mort et a été enseveli. Le second contient vingt-quatre heures. La nuit qui
vient après détermine le troisième.
Dieu avait dit par la bouche du prophète Osée : O mort, je
serai ta mort ; enfer, je serai ta ruine. » (xiii, 14.)
Dévoué à la mort pour nous en délivrer, le Christ voulut
descendre aux enfers pour nous en affranchir. Ne convenait-il pas que,
vainqueur du démon par sa passion, il en délivrât les captifs, afin que, selon
l'expression de saint Paul : « Après avoir désarmé les Principautés
et les Puissances, il attachât leurs dépouilles à son char de triomphe ? »
(Col. ii, 15.) Il convenait pareillement qu'ayant montré sa puissance sur la
terre pendant sa vie et à sa mort, il la fit éclater aussi dans les enfers, en
les visitant et en les éclairant. « Princes, s'écriait le Psalmiste,
enlevez vos portes » (xxiii, 7) ; c'est-à-dire, reprend la Glose :
« Princes de l'enfer, résiliez ce pouvoir par lequel vous avez jusqu'à ce
moment retenu les hommes dans vos demeures ; désormais tout genou doit
fléchir au nom de Jésus, non-seulement dans le ciel, mais dans les enfers. »
La
passion, cause universelle du salut des hommes, devait être communiquée aux
vivants et aux morts par des moyens spéciaux. Les sacrements l'appliquent aux vivants ;
la descente du Christ aux enfers y fit participer les morts.
Le Christ est descendu dans tous les enfers par les effets de
sa puissance : dans l'enfer des damnés, pour les convaincre de leur
infidélité et de leur malice ; dans le purgatoire, pour y porter
l'espérance de parvenir à la gloire du ciel ; dans les enfers où les
saints patriarches étaient retenus à cause du péché originel, pour y répandre
la lumière de la gloire éternelle. Il n'est descendu toutefois par sa présence
substantielle que dans l'enfer des justes[287].
« Le Fils de Dieu, dit saint Augustin, est tout entier
dans le Père, dans le ciel, sur la terre ; il a été tout entier dans le
sein de la Vierge, sur la croix, dans l'enfer, dans le paradis ».
Le corps et l'âme, à la mort du Christ, n'ayant jamais été
séparés de la personne du Fils de Dieu ; quoique l'âme l'ait été du corps,
le Christ a été tout entier dans le sépulcre par son corps, tout entier dans
l'enfer par son âme, et tout entier dans un lieu quelconque par sa divinité.
De ce
que le corps du Christ n'est pas descendu dans les enfers, s'ensuit-il que le
Christ n'y a pas été tout entier ? Non, cela prouve uniquement que tout ce
qui appartenait en lui à la nature humaine n'y est pas descendu. La personne du
Christ est tout entière dans un lieu quelconque.
S'il a voulu que son corps restât deux nuits et un jour dans
le sépulcre pour prouver la réalité de sa mort, il faut croire que son âme a
été dans les enfers pendant le même temps, et qu'au jour de la résurrection,
son corps et son âme sont sortis ensemble, l'un du tombeau, l'autre des enfers.
Le
Christ, descendu dans les enfers, y a délivré aussitôt les justes, en les
éclairant de la lumière de sa gloire ; mais il ne les en a pas fait
immédiatement sortir. — Le bon larron, en y descendant avec lui, s'est trouvé
dans le paradis, quant à la récompense ; il y jouissait de la divinité du
Christ, comme les autres justes.
Déchargeant les justes de la dette qui les excluait de la vie
de la gloire, le Christ leur a permis de voir l'essence divine. Or, du nombre
de ces justes étaient Abraham, Isaac, Jacob et les autres patriarches, retenus
en ces lieux par le seul péché originel. Bien qu'ils en eussent obtenu le
pardon pendant leur vie, ce péché les excluait encore de la gloire, jusqu'à ce
que le prix de la rédemption humaine fût payé.
C'est de
la sorte que, maintenant encore, les chrétiens, délivrés par le baptême de la
peine due à leurs péchés actuels et à leur péché originel, pour ce qui est de
l'exclusion du ciel, sont assujettis néanmoins par la dette du péché originel à
la mort corporelle, selon cette parole : « Le corps meurt à cause du
péché, tandis que l'âme vit à cause-de la justification. » (Rom. viii,
10.)
Le Christ n'ayant opéré dans les enfers qu'en vertu de ses
souffrances, sa descente n'y a été profitable qu'aux âmes unies à sa passion
par la foi et par la charité qui efface les péchés. Quant à celles qui
n'avaient point eu la foi ou qui, possédant la foi, n'avaient pas eu la charité
dont l'effet est de purifier les péchés, elle ne les a pas délivrées ; aucun
damné n'est sorti de l'enfer.
Les enfants morts avec le péché originel n'avaient pas été
unis à la passion du Christ par la foi et par la charité ; car, n'ayant
point l'usage de la raison, ils n'avaient pas eu la foi personnelle, et celle
de leurs parents ou quelque sacrement de la foi ne les avait pas non plus
purifiés de leur péché originel. Dès-lors la descente du Christ aux enfers ne
les délivra pas.
La descente du Christ aux enfers n'a fait qu'y appliquer les
mérites de sa passion, qui n’a point eu alors plus d'efficacité qu'elle n'en a
aujourd'hui. C'est pourquoi les âmes du purgatoire qui se trouvaient dans les
conditions de celles que la justice divine y retient actuellement, ne reçurent
pas leur affranchissement. Celles-là seulement en furent délivrées qui le
seraient maintenant.
« Il fallait, dit l'Écriture, que le Christ souffrit et
qu'il ressuscitât d'entre les morts. » (Luc, ult. 26.).
La résurrection du Christ était nécessaire pour cinq motifs. —
1° Pour manifester la justice de Dieu, à qui il appartient d'élever ceux qui
s'abaissent à cause de lui, comme le marque cette parole : « Il
détrône les puissants et il exalte les humbles. » (Luc, i, 52.) Le Christ
s'était humilié, par charité et par obéissance, jusqu'à la mort de la croix ;
il devait être exalté jusqu'à la résurrection, qui conduit à la gloire
éternelle. — 2° Pour affermir notre foi à la divinité du Christ, qui, selon
l'expression de saint Paul, « crucifié à raison de l'infirmité de sa chair,
vit néanmoins par la vertu de Dieu. » (2 Cor. ult. 4.) Car, s'il n'était
pas ressuscité, continue le même Apôtre, notre prédication serait vaine, et
votre foi le serait aussi. » (1 Cor. xv, 14.) — 3° Pour fortifier notre
espérance. Lorsque nous voyons notre chef ressusciter, nous sommes portés à
espérer que nous, qui sommes ses membres, nous ressusciterons à notre tour. « Si
l'on prêche, disait très bien l'Apôtre, que le Christ est ressuscité d'entre
les morts, se peut-il qu'il y en ait parmi vous qui ne croient pas à la
résurrection des morts ? » (1 Cor. xv, 12.) On connaît aussi ces
paroles de Job : « Je sais que mon Rédempteur est vivant, et que je
ressusciterai moi-même au dernier jour ; c'est l'espérance que je conserve
dans mon cœur. » (xix, 25.) — 4° Pour donner un modèle à la vie des
fidèles, suivant ce double mot de saint Paul : « Comme le Christ est
ressuscité d'entre les morts pour la gloire de son Père, ainsi nous devons
marcher dans une vie nouvelle. » (Rom. vi, 4.) « Le Christ,
ressuscité d'entre les morts, ne meurt plus ; regardez-vous aussi comme
étant morts au péché, et ne vivez plus que pour Dieu. » (Id. 9.) — 5° Pour
compléter l'œuvre de notre salut. De même que le Christ a été humilié par sa
mort et a enduré tant de maux pour nous délivrer de la mort et de tous les maux ;
ainsi il a été glorifié par sa résurrection, afin de nous élever à tous les
biens. Ce n'était pas une autre pensée qui faisait dire à l'Apôtre : « Livré
pour nos péchés, il est ressuscité pour notre justification. » (Rom. iv,
25.)
La
passion du Christ a proprement opéré notre salut en nous délivrant de nos maux ;
sa résurrection a été le commencement et le gage des biens éternels qui nous
sont promis.
Voici ce qui était prédit : « Le Fils de l'homme
sera livré aux Gentils, qui en feront un sujet de dérision, qui le flagelleront
et le crucifieront ; mais il ressuscitera le troisième jour. »
(Matth. xx, 19.)
Puisque la résurrection devait contribuer à établir la foi à la divinité du Christ, elle ne pouvait pas être
différée jusqu'à la fin du monde. Elle ne devait pas non plus avoir lieu
immédiatement après la mort du Christ, de peur que la vérité de son humanité ne
fût révoquée en doute. Or il suffisait qu'elle fût différée au troisième jour ;
car il n'arrive point qu'un homme vivant, qui paraît mort, ne donne pas, dans
un tel espace de temps, quelque signe de vie. Il convenait, on le voit, que le
Christ ressuscitât le troisième jour.
Il est
mort le soir, pour marquer qu'il allait détruire les ténèbres du péché ;
il est ressuscité le matin, pour signifier qu'il nous ouvrait l'entrée de la
gloire.
Le Christ est ressuscité le premier de la résurrection
parfaite qui conduit à la vie immortelle, comme le marque cette parole : « Le
Christ, ressuscité d'entre les morts, ne meurt plus. » (Rom. vi, 9.) Mais,
pour ce qui est de la résurrection imparfaite qui n'exempte point de mourir une
seconde fois, d'autres sont ressuscités avant lui, pour figurer sa propre
résurrection.
« Personne ne me ravit l'âme, disait-il lui-même ; mais
je la quitte et je la reprends de moi-même. » (Jean, x, 18.)
La mort n'ayant séparé la divinité du Christ ni de son corps
ni de son âme, son corps, par la vertu de sa divinité, a repris l'âme qu'il
avait quittée, et l'âme a repris également le corps dont elle s'était séparée.
En ce sens, il a été l'auteur de sa résurrection. Voilà pourquoi l'Apôtre dit :
« Quoique le Christ ait été crucifié à raison de la faiblesse de la chair,
il vit par la vertu de Dieu. » (2 Cor. ult. 4.)
Il dit à ses disciples, qui, effrayés et troublés, croyaient,
après sa résurrection, voir un fantôme : « Palpez et voyez ; un
esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai. » Il avait donc
un corps réel, un corps de la même nature qu'auparavant, et non pas un corps
fantastique. Sans cela, en effet, sa résurrection n'aurait pas été véritable.
On
demandera peut-être comment un vrai corps a pu passer à travers les portes
fermées. — « Si vous pouviez comprendre cela, répond saint Augustin, où
serait le miracle ? Là où la raison fait défaut, nous avons la foi pour
base. Celui qui est entré de la sorte, c'est celui-là même qui, à sa naissance,
ne porta aucune atteinte à la virginité de sa mère. »
« Les esprits n'ont ni chair ni os, comme vous voyez que
j'en ai. » (Luc, ult. 39.)
La résurrection du Christ n'eût pas été parfaite, si tout ce qui
était tombé par la mort n'avait pas de nouveau reçu la vie. C'est pourquoi,
ainsi qu'il l'a promis lui-même à ses disciples, disant : « Aucun
cheveu de votre tête ne se perdra » (Matth. x, 30), sa chair, ses os, son
sang, tous les éléments, en un mot, qui composent le corps humain, ont dû, sans
altération ni diminution, être réintégrés en lui par sa résurrection, dans
laquelle il a certainement revêtu pour la vie immortelle le même corps qu'il
avait pris dans sa conception pour la vie mortelle.
L'Apôtre dit : « Le Christ reformera notre corps
humilié, en le rendant conforme à son corps glorieux. » (Philip. iii, 21.)
Une triple raison montre que le Christ ressuscita glorieux. — 1°
Sa résurrection est la cause et le type de la nôtre. Or les corps des saints, à la résurrection, seront
glorieux, comme on le voit par cette parole de saint Paul : « Ce qui
est semé dans l'ignominie ressuscitera dans la gloire. » (1 Cor. xv, 43.) La cause étant toujours supérieure à l'effet, et le modèle à
la copie, il faut que le corps du Christ soit ressuscité glorieux. — 2° Le
Christ avait mérité par les abaissements de sa passion la gloire de sa
résurrection ; aussi, après avoir dit : « Maintenant mon âme est
troublée, » parole qui se rapportait à sa passion, ajoutait-il : « Mon
Père, glorifiez votre nom. » (Jean, xii, 28.) — 3° Son âme possédait, dès
la conception, la jouissance parfaite de la divinité. Mais, par une disposition
particulière de la sagesse divine, qui voulait l'accomplissement du mystère de
notre rédemption, elle ne faisait point rejaillir sa gloire sur son corps. Il
en dut être autrement à la résurrection. Elle put alors la communiquer au corps
qu'elle reprenait, et ce corps ressuscita glorieux.
Il est écrit que le Seigneur, s'adressant à Thomas, lui dit :
« Mettez là votre doigt, et voyez mes mains ; mettez votre main dans
mon côté, et ne soyez pas incrédule, mais fidèle. »
Si le corps de Notre-Seigneur est ressuscité avec ses
cicatrices, ce n'était pas par impossibilité de les effacer ; c'était pour
garder à jamais les marques de son triomphe, pour mieux inculquer à ses
disciples la foi à sa résurrection, pour présenter incessamment à son Père,
dans les prières qu'il lui adresse en notre faveur, les marques du genre de
mort qu'il a souffert, pour rappeler à ceux qu'il a rachetés sa miséricorde, pour
montrer enfin, dans son dernier avènement, la justice de ses arrêts contre les
damnés, auxquels il pourra dire : Voici l'homme que vous avez crucifié ;
voyez les blessures que vous lui avez faites ; reconnaissez le flanc que
vous avez percé ; par vous et pour vous ce cœur a été ouvert, et vous
n'avez pas voulu y entrer.
Saint Pierre disait aux Juifs : « Dieu a ressuscité
celui que vous avez fait mourir, et il a voulu qu'il se manifestât, non à tout
le peuple, mais à des témoins choisis. » (Act. x, 40.)
Tel est l'ordre de la Providence que, pour les vérités qui
sont un don spécial de la grâce, Dieu les révèle immédiatement à des êtres
supérieurs, qu'il charge de les transmettre aux autres. La résurrection, qui
touchait à la vie future, puisque le Christ ressuscita dans la gloire, est de
ce nombre ; elle devait être manifestée, non à tout le peuple, mais à
quelques hommes en particulier, avec mission de la proposer à la foi de tous
les autres.
Ce ne
fut pas sans dessein que le Sauveur apparut d'abord aux saintes femmes ;
il voulait que le sexe qui, à l'origine du monde, nous avait apporté la mort, annonçât
le premier la vie du Christ ressuscité dans la gloire. « Ainsi, dit saint
Cyrille, ce fut la femme, premier instrument de la mort, qui nous apprit la
première l'auguste mystère de notre rédemption ; elle fut dès lors relevée
de son ignominie et de la malédiction qui pesait sur elle. » Cela nous
marque aussi que, dans 1a gloire éternelle, il n'y aura aucune infériorité dans
la femme, et que celle qui aura eu plus de charité aura aussi plus de gloire ;
les saintes femmes, qui, par l'amour le plus tendre pour Jésus, ne voulurent
pas abandonner le tombeau, dont les disciples s'étaient éloignés, eurent le privilège
de voir, avant les disciples, leur Sauveur ressuscité.
Ce fut un ange qui dit aux saintes femmes : « Il est
ressuscité ; il n'est plus ici. » (Marc, ult. 6.)
Notre-Seigneur, par sa résurrection, entrait dans la vie
immortelle, glorieuse, et conforme à celle de Dieu. Pour cette raison même, il
n'eût pas été convenable que sa résurrection s'accomplit à la vue de ses
disciples ; il l'était beaucoup plus que, suivant le principe invoqué plus
haut, elle leur fût annoncée par les anges.
Les
Apôtres, qui virent de leurs propres yeux le Sauveur vivant après sa
résurrection, et qui l'avaient également vu mort, peuvent être appelés des
témoins oculaires de sa résurrection ; mais, tout d'abord, ils ne la
connurent que par la foi à la parole des anges.
« Huit jours après, dit saint Jean, le Christ apparut à
ses disciples. » (xx, 26.) Il n'était donc pas continuellement avec eux.
La vérité de la résurrection et la gloire du Sauveur ressuscité,
voilà ce qui devait être manifesté aux disciples.
Pour démontrer la vérité de sa résurrection, il suffisait au
Christ de leur apparaître à plusieurs reprises, de converser familièrement avec
eux, de manger, de boire en leur présence, et de se laisser toucher de leurs
mains. — Pour manifester sa gloire, il ne convenait pas qu'il demeurât
constamment avec eux, de peur qu'ils ne crussent qu'il était revenu à sa vie
mortelle. — Par conséquent, le Christ, après sa résurrection, ne devait pas
être sans interruption avec ses disciples.
Quant au
bonheur de le voir continuellement au ciel, il leur dit : « Je vous
verrai de nouveau ; votre cœur sera dans la joie, et cette joie ne vous
sera point ravie. » (Jean, xvi, 22.) — Il se montra cinq fois le jour même
de sa résurrection : 1° aux saintes femmes, près du sépulcre ; 2° aux
mêmes, à leur retour ; 3° à saint Pierre ; 4° aux disciples allant à Emmaüs ;
5° aux disciples réunis à Jérusalem, parmi lesquels saint Thomas n'était point.
Après ce premier jour, il apparut : 6° aux disciples, saint Thomas présent ;
7° près la mer de Tibériade ; 8° sur la montagne de Galilée ; 9° dans
un dernier repas ; 10° le jour de l'Ascension, où il monta au ciel. Nous
ne voyons point d'autres apparitions dans l’Évangile ; mais il faut
observer que, suivant saint Jean (xx, 30), tout n'a pas été écrit. Saint Paul dit
que Notre-Seigneur fut vu par plus de cinq cents frères, et qu'il apparut
ensuite à saint Jacques (1 Cor. xv, 6) ; or ces apparitions ne sont
cependant pas rapportées par les Évangélistes.
Saint Marc dit : « Après cela, il se montra sous une
forme étrangère à deux disciples qui allaient aux champs. » (Ult. 12.)
La résurrection a dû être manifestée à la manière des choses
divines, qui nous le sont diversement selon nos dispositions à leur égard. Et,
en effet, notre âme est-elle bien disposée, elle les perçoit dans leur vérité ;
est-elle mal disposée, elle ne les voit qu'avec obscurité. « L'homme
charnel, a dit saint Paul, ne perçoit pas ce qui est de l'esprit de Dieu. »
(1 Cor. ii, 14.) Cette observation nous explique pourquoi le Christ apparut tel
qu'il était aux disciples disposés à croire, et pourquoi il se montra sous une
autre forme à ceux qui disaient avec une foi chancelante : « Nous
espérions pourtant qu'il rachèterait Israël. » (Marc, ult. 12.) Tel il
était spirituellement dans leur âme, tel il se montra corporellement à leurs
yeux : il n'était pour leur foi qu'un étranger ; il feignit d'aller
plus loin, comme un étranger.
Toute
fiction n'est pas un mensonge, et il y a des figures dans les faits comme dans
les paroles : le Sauveur se proposait de donner un enseignement.
Toutefois, il ne permit une telle illusion que jusqu'à la fraction du pain,
afin de nous apprendre que la participation à l'unité de son corps détruit les
obstacles dont le malin esprit se sert pour nous empêcher de le reconnaître.
« Pendant quarante jours il apparut à ses disciples, leur
démontrant par beaucoup d'arguments qu'il était vivant, et leur parlant du
royaume de Dieu. » (Act. i, 3.)
Le mot argument signifie parfois une raison que l'on apporte
pour démontrer une vérité auparavant douteuse, et parfois un signe sensible qui
a pour objet la manifestation d'un fait. — Dans le premier sens, le Christ n'a
pas dû démontrer sa résurrection par des arguments, c'est-à-dire par des
preuves tirées de la raison humaine, dont elle dépassait la sphère. Mais il l'a
prouvée par l'autorité des saintes Écritures, fondement de la foi, quand il a
dit : « Ne fallait-il pas que tout ce qui est écrit de moi dans la
Loi, dans les Psaumes et dans les Prophètes, s'accomplit ? » (Luc,
ult. 44.) — Dans la seconde acception, on peut dire qu'il démontra par des
arguments, ou, en d'autres termes, par des signes évidents, qu'il était
vraiment ressuscité. Il fit valoir ce genre de preuve pour un double motif :
premièrement, à cause du peu de disposition qu'il trouvait dans ses disciples
pour la foi à ce mystère ; et de là ce reproche qu'il leur adressait :
« O hommes aveugles et dont le cœur est lent à croire ! » (Luc,
ult. 25) ; secondement, afin que leur témoignage, appuyé sur les signes
qui les avaient frappés, fût plus efficace lorsqu'ils pourraient s'exprimer
ainsi : « Ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu, ce que
nous avons touché de nos mains, voilà ce que nous vous attestons. » (1
Jean, i, 1.)
Notre-Seigneur a démontré sa résurrection par des témoignages
et par des signes également irrécusables.
Les témoignages sont : en premier lieu, celui des anges,
qui l'annoncèrent aux saintes femmes, ainsi que le rapportent les quatre
Évangélistes ; en second lieu, celui des Écritures. — Les arguments ou
signes sensibles furent pris de son corps et de son âme. Il fit toucher son
corps à ses disciples, en leur disant : « Touchez et voyez ; car
les esprits n'ont ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai. » Preuve
qu'il avait un corps vrai, palpable, et non un corps fantastique. Il se montra
à eux avec tous ses traits, leur permettant de le contempler à loisir. Il fit
voir que son corps était numériquement le même qu'auparavant, en dévoilant les
cicatrices de ses plaies. « Voyez mes pieds et mes mains, leur disait-il,
et reconnaissez moi. » (Luc, ult. 39.) Les preuves tirées de son âme
n'étaient pas moins fortes. Il mangea et but avec ses disciples ; œuvre de
la vie nutritive. Il répondit aux questions qu'on lui adressa et salua ceux qui
étaient présents ; œuvre de la vie sensitive, par laquelle il montrait
qu'il possédait les sens de l'ouïe et de la vue. Il instruisit ses disciples et
leur expliqua les Écritures ; œuvre de la vie intellectuelle. Enfin, pour
que rien ne manquât à la manifestation de sa résurrection, il prouva, et par le
miracle de la pêche miraculeuse, et par celui de son ascension, qu'il avait
aussi la nature divine. Il entra, les portes fermées, dans le lieu où ses
disciples étaient réunis, et il se déroba tout à coup à leurs yeux, ce qui
attestait avec évidence qu'il était revêtu d'un corps glorieux.
Si
chaque argument, pris séparément, ne suffit pas pour démontrer parfaitement sa
résurrection, leur réunion, très-certainement, la démontre de la manière la plus
incontestable ; notamment le témoignage des Écritures, les paroles des
anges, et l'assertion même du Christ, confirmée par des miracles.
Selon la doctrine de l'Apôtre, « Notre-Seigneur est ressuscité
d'entre les morts, comme étant les prémices de ceux qui dorment dans le tombeau ;
la mort est venue par un homme, et par un homme aussi a lieu la résurrection
des morts. » (1 Cor. xv, 20.) Rien n'est plus rationnel. Toute cause agit
d'abord sur ce qui est plus rapproché d'elle, et elle atteint ensuite ce qui
est plus éloigné. Conformément à cette loi, le Verbe de Dieu, source de la vie,
a donné d'abord l'immortalité à son propre corps ; il s'en sert ensuite
comme d'un instrument pour produire la résurrection dans tous les autres.
Il est
certain que la résurrection du Christ est la cause efficiente et exemplaire de
la nôtre : efficiente, en tant que l'humanité du Christ, qui en a été
l'objet, opère par la vertu de sa divinité, dont elle est en quelque sorte
l'instrument ; exemplaire, d'après cette loi que ce qui est plus parfait
dans un genre est le type et le modèle de ce qui est moins parfait. Mais si,
comme cause efficiente, elle s'étend aux méchants et aux bons, elle se borne,
comme cause exemplaire, à ces derniers, les seuls qui soient rendus conformes à
l'image du Fils de Dieu. Aussi cette parole de l'Apôtre : « Il
reformera notre corps humilié et le rendra semblable à son corps glorieux »
(Philip. iii, 21), ne s'applique-t-elle qu'à la résurrection des élus.
L'Apôtre écrit : « Il est ressuscité pour notre
justification. » (Rom. iv, 25.) La justification est la résurrection des
âmes. La résurrection du Christ est donc la cause de notre résurrection
spirituelle dans le présent, non moins que de celle de nos corps dans l'avenir.
Nous l'avons remarqué, elle agit par la vertu de la divinité
du Christ, dont la puissance s'étend aux âmes et aux corps ; car Dieu fait
vivre l'âme par la grâce, et le corps par l'âme. Dès lors elle produit,
non-seulement la résurrection de nos corps, mais encore celle de nos âmes. Elle
en est même le type et l'exemplaire ; car notre âme doit se former sur le
modèle du Christ ressuscité, conformément à la doctrine de l'Apôtre, qui dit :
« Le Christ est ressuscité d'entre les morts par la gloire de son Père ;
ainsi nous devons marcher, nous aussi, dans une vie nouvelle. Ressuscité, il ne
meurt plus ; de même, nous devons nous estimer morts au péché, pour vivre
éternellement avec lui. » (Rom. vi, 4.)
Il a dit : « Je monte vers mon Père et vers votre
Père. » (Jean, xx, 17.)
Le Christ était entré par sa résurrection dans la vie
immortelle et incorruptible. Le lieu que nous habitons étant le séjour des
êtres corruptibles, tandis que le ciel est celui de l'incorruptibilité, il
n'était pas convenable qu'il demeurât parmi nous après sa résurrection. Il devait
monter aux cieux.
Quoique
sa présence corporelle ait été retirée aux fidèles, il ne cesse pas d'être
présent au milieu d'eux par sa divinité, conformément à cette parole qu'il a
prononcée : « Voilà que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation
des siècles. » (Matth. ult. 20.) « Celui qui monte dans les cieux,
dit très-bien le pape saint Léon, n'abandonne pas ses enfants d'adoption. »
Au contraire, son ascension, plus utile pour nous que sa présence corporelle,
fortifie notre foi, qui a pour objet les choses invisibles ; anime notre
espérance, selon cette parole : « Je viendrai de nouveau et je vous
conduirai avec moi, pour que vous soyez où je suis moi-même » (Jean, xiv,
3), et excite notre amour pour les biens éternels. Voilà ce qui fait dire à
l'Apôtre : « Cherchez ce qui est dans le Ciel, où le Christ est assis
à la droite de Dieu. Goûtez les biens supérieurs, et non ceux de la terre. »
(Col. iii, 1.)
La préposition selon
peut signifier deux choses : le mode d'être de celui qui monte, et la
cause de son ascension. — Signifie-t-elle le mode d'être ? Le Christ n'est
pas monté au ciel selon sa nature divine, qui est spirituelle et immobile. Il y
est monté en tant qu'homme, et non en tant que Dieu. — Désigne-t-elle la cause
de l’ascension ? Le Christ est monté au ciel selon sa nature divine, c'est-à
dire par sa divinité. « Il a été, dit saint Augustin, attaché à la croix
par ce qui est de nous ; il est monté au ciel par ce qui est de lui. »
« Élie, montant au ciel sur un char de feu, dit saint Grégoire,
nous montre qu'un pur homme a besoin pour cela d'un secours étranger. Notre
Rédempteur n'est porté ni sur un char, ni par les anges. Celui qui avait fait
toutes choses devait s'élever au-dessus de tout par sa propre vertu. »
Le Christ, en effet, est monté au ciel par sa propre puissance :
d'abord, par sa puissance divine ; ensuite, par celle de son âme glorifiée
qui mouvait à son gré le corps qu'elle animait. De cette façon, sa vertu divine
a été la cause primordiale de son ascension ; car si le corps devient
glorieux par sa participation à la gloire de l’âme, l'âme devient bienheureuse
par sa communication avec la nature divine.
Nous
reviendrons sur ce sujet, en traitant de la résurrection générale.
L'Apôtre dit formellement : « Il est monté au-dessus
de tous les cieux, afin de tout remplir. » (Eph. iv, 10.)
Son corps brille de la plus grande gloire : il était très-convenable
qu'il fût élevé au-dessus de tous les autres corps glorieux.
Le corps
du Christ peut très-bien être en dehors de l'espace renfermé par les cieux,
dont il n'a rien à recevoir : les corps glorieux n'ont pas besoin
d'occuper un lieu. Il n'est pas impossible qu'il existe simultanément dans un
même lieu avec un autre corps : un miracle peut faire qu'il en soit ainsi.
« Le Christ est placé, dit l'Apôtre, au-dessus de toutes
les Principautés et de toutes les Puissances. » (Eph. i, 21.)
Inférieur aux substances spirituelles par sa nature propre,
son corps leur est néanmoins très-supérieur à raison de son union hypostatique
avec la divinité : il convient qu'il soit élevé au-dessus de toutes les
créatures.
Le Christ a dit : « Il vous est utile que je m'en
aille. » (Jean. xvi, 7.)
Son ascension, tant de notre côté que du sien, est utile à
notre salut. De notre côté, elle nous excite à la foi, à l'espérance et à la
charité, en même temps qu'elle augmente notre vénération à son égard, en nous
montrant en lui, non plus un homme mortel, mais le Dieu qui règne au plus haut
des cieux. « Si nous avons connu le Christ selon la chair, disait saint
Paul, maintenant nous ne le connaissons plus ainsi. » (2 Cor. 5, 16.)"
De son côté, il nous ouvre la voie du ciel, selon cette parole qu'il a dite
lui-même : « Je vais vous préparer une place. » Comme il faut
que les membres arrivent où leur chef les précède, il a ajouté : « Afin
que vous soyez où je serai. » (Jean, xiv, 2 et 3.) Pour gage de sa
promesse, il conduit avec lui au ciel les âmes qu'il a délivrées des enfers ;
ce que le Psalmiste annonçait d'avance par ces paroles : « Il montera
au ciel, emmenant une multitude de captifs. » (Ps. lxvii, 17.) De même que
le grand-prêtre, sous l'Ancien Testament, pénétrait dans le sanctuaire pour
intercéder auprès de Dieu en faveur du peuple ; de même il entre dans le
ciel, afin d'intercéder pour nous en présentant sa nature humaine à son Père,
qui, non content de l'avoir exaltée si haut, a pitié de ceux pour lesquels elle
a été prise. Du trône où il est assis comme Dieu et comme Seigneur, il répand
lui-même sur les hommes ses dons divins, selon cette parole : « Il est
monté au-dessus de tous les cieux, afin de tout remplir de ses bienfaits. »
(Eph. iv, 10.) L'ascension, comme on le voit, est pour nous une cause de salut.
Préludant à la nôtre, elle commence à l'accomplir dans notre tête, à laquelle
les membres se réuniront.
Notre Seigneur,
en montant au ciel, acquiert à jamais pour lui-même et pour nous le droit et
l'honneur de résider dans le céleste séjour.
Saint marc dit : « Le Seigneur Jésus, après leur
avoir parlé, monta au ciel, où il est assis à la droite de Dieu. » (Ult.
19.)
« Être assis » implique deux idées : celle du
repos, et celle de la puissance royale ou judiciaire. Au Christ se reposant
d'une manière immuable dans la béatitude éternelle et régnant avec son Père
dont il a reçu le pouvoir de juger tous les hommes, il convenait d'être assis à
la droite de Dieu le Père ; car celui qui est assis à la droite du roi
règne et juge en qualité de premier assesseur.
Il n'y a
rien là de corporel et de local : la droite du Père signifie la gloire et
les honneurs de la divinité ; être assis, annonce le juge.
Le Christ, comme Dieu, est assis à la droite de son Père,
puisque nous entendons par là qu'il possède avec lui la gloire divine, la
béatitude suprême et le pouvoir souverain de juger, prérogatives attachées à sa
divinité.
Assis, en tant que Dieu, à la droite du. Père, auquel il est
égal par l'identité de la nature divine, le Christ y est pareillement assis
comme homme, en vertu non-seulement de son union hypostatique, mais encore de
sa grâce habituelle, qui, incomparablement plus abondante en lui que dans les
autres créatures, lui a conféré, outre la béatitude la plus grande, le pouvoir royal
et judiciaire.
Être assis à la droite de Dieu le Père, c'est, d'après ce qui
précède, lui être égal selon la nature divine, et être établi, selon la nature
humaine, dans une parfaite possession des biens suprêmes, au-dessus de toutes
les créatures. À nul autre qu'au Christ n'appartiennent ces deux privilèges. « Quel
est, demande saint Paul, celui des anges à qui Dieu ait jamais dit : « Asseyez-vous
à ma droite ? » (Heb. i, 13.) C'est donc une prérogative qui lui est
exclusivement propre d'être assis à la droite du Père.
« Dieu l'a établi le juge des vivants et des morts. »
(Act. x, 42.)
Il convenait que le Fils de Dieu fût investi du pouvoir de
juger. « Le Verbe, dit saint Augustin, est la Vérité immuable, la Loi des
arts et l'Art même du suprême Artisan. » De même que nous avons nous-mêmes
le droit de juger par la vérité ce qui est au-dessous de nous ; de même la
suprême Vérité, dont nous dépendons, a le droit de nous juger, et personne n'a
celui de la juger, pas même le Père, auquel elle n'est pas inférieure. Ce que
le Père lui-même juge, il le juge par elle, comme le marque cette parole :
« Le Père ne juge personne ; il a « donné tout jugement à son
Fils. »
Puisque
Dieu le Père, qui a fait toutes choses par son Fils comme par son Art, juge
aussi toutes choses par lui, le pouvoir judiciaire qu'il possède radicalement
doit être spécialement attribué au Christ.
« Dieu lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est
le Fils de l'homme. » (Jean, v, 27.)
Nous l'avons reconnu, le Christ, même en tant qu'homme, est le
Chef de l'Église, et Dieu lui a tout assujetti. Il s'ensuit que la puissance
judiciaire lui appartient, même sous le rapport de la nature humaine ; et
cela pour un triple motif : d'abord, à cause de son union et de son affinité
avec les hommes. Dieu veut nous juger par lui, afin que son jugement nous soit
plus doux, selon cette parole de l'Apôtre : « Nous avons en lui un
Pontife qui peut compatir à nos infirmités. » (Heb. iv, 15.) La seconde
raison, c'est qu'au jugement dernier, Dieu ressuscitera les corps par le Fils
de l'homme, comme il ressuscite maintenant les âmes par le même Christ, en tant
qu'il est le Fils de Dieu. Enfin, il était juste que les bons et les méchants,
qui seront jugés, puissent apercevoir leur juge.
Job disait : « Votre cause a été jugée comme celle
de l'impie ; c'est pourquoi vous recevrez le jugement et la justice. »
(xxxvi, 17.)
Rien n'empêche qu'une seule et même chose ne soit due à
quelqu'un pour plusieurs motifs. Quoique la puissance judiciaire appartienne à
Notre-Seigneur à raison de sa personne divine, de sa dignité de Chef et de la
plénitude de sa grâce habituelle, il l'a néanmoins méritée. Celui-là, d'après
la justice de Dieu, devait être juge qui avait combattu et vaincu pour la
justice, après avoir été injustement jugé. Il le disait lui-même : « J'ai
vaincu et je me suis assis sur le trône de mon Père. » (Apoc. iii, 21.)
Il est écrit : « Le Père a donné tout jugement à son
Fils. » (Jean, v, 22.)
À considérer la nature divine du Christ, tout jugement lui
appartient comme au Père lui-même. À considérer sa nature humaine, le jugement
de toutes les choses de ce monde lui appartient encore, tant à raison de
l'union hypostatique de son âme avec le Verbe de Dieu qu'à cause des mérites
mêmes de sa mort ; car, comme le dit l'Apôtre, « il est mort et il
est ressuscité pour exercer la souveraine puissance sur les vivants et sur les
morts : aussi paraîtrons-nous tous devant son tribunal. » (Rom. xiv,
9 et 10) Si sa puissance judiciaire ne s'étendait pas à toutes les choses
humaines, qui ont pour fin notre salut éternel, comment pourrait-il, dans son
jugement, admettre les hommes à la béatitude ou les en exclure ?
L'âme du Christ reçoit de son union avec la divinité la
connaissance des secrets des cœurs et le droit d'en juger. Voilà pourquoi il
est écrit : « En ce jour, Dieu jugera les secrets des hommes par
Jésus-Christ. »
« La parole que je vous ai annoncée, disait
Notre-Seigneur, jugera, au dernier jour, celui qui me rejette. » (Jean,
xii, 48.) Il y aura donc un jugement final au dernier jour du monde.
Mais, remarquons-le bien, notre vie temporelle est dépendante
de l'avenir sous certains rapports. Elle survit dans la mémoire des hommes,
qui, parfois à tort, l'honorent ou la flétrissent. Elle survit dans les
enfants, qui font en quelque sorte partie de leur père, comme le marque cette
parole : « Un père meurt, et il ne semble pas mort ; il a laissé
son semblable après lui » (Eccl. xxx, iv.) ; et cependant beaucoup de
mauvais fils ont de bons parents, et, réciproquement, beaucoup de mauvais
parents laissent après eux de bons fils. Elle survit par ses œuvres : l'hérésie
d'Arius et des autres sectaires engendrera l'infidélité jusqu'à la fin du monde,
et jusque-là aussi la prédication des Apôtres propagera la vraie foi. Elle
survit quant au corps, qui, tantôt enseveli avec honneur, est tantôt privé de
sépulture. Elle survit dans les choses où nous mettons notre affection ;
car si, parmi les biens temporels, il en est qui passent avec rapidité, il en
est d’autres aussi qui ont une longue durée.
Or, il ne se peut pas que, durant le cours des siècles, toutes
ces choses soient jugées complètement et définitivement. Il faut, dès lors,
qu'il y ait au dernier jour un jugement suprême, qui assigne, avec une équité
notoire, ce qui appartient, sous tous les rapports, à chacun des hommes.
Les choses sujettes au changement ne se jugent bien qu'après
leur entière consommation ; on ne saurait non plus prononcer un jugement
absolu sur une action avant qu'elle soit consommée en elle-même et dans ses
effets. Les hommes aussi ne se jugent parfaitement qu'après leur mort, car ils
peuvent passer, tant qu'ils existent, du bien au mal, du mal au bien, du bien
au mieux, ou du mal au pire. Voilà pourquoi l'Apôtre a dit : « Il a
été arrêté que les hommes meurent une fois, et après cela le jugement. »
L'Apôtre disait : « Ne savez-vous pas que nous
jugerons les anges ? » — Nous en serons les juges par l'autorité du
Christ. À plus forte raison, le Christ lui-même a le pouvoir de les juger.
Ce pouvoir lui appartient à raison non-seulement de sa nature
divine, mais de sa nature humaine. D'abord, l'union hypostatique donne à son
âme une vertu plus parfaite que celle des esprits célestes. « Le Verbe,
dit saint Paul, ne s'est jamais uni les anges ; et cependant il s'est uni la
race d'Abraham. » (Heb. ii, 16.) Ensuite, sa nature humaine a mérité, par
les abaissements de la passion, d'être élevée au-dessus des anges ; si
bien que, selon les expressions de l'Apôtre : « Au nom de Jésus, tout
genou doit fléchir au ciel, sur la terre et dans les enfers. » (Philip.
ii, 10.) Enfin, les anges ont des fonctions par rapport aux hommes, dont le
Christ est tout particulièrement le Chef, et dès lors ils lui sont assujettis,
sous un triple rapport dans les œuvres qui concernent notre salut : 1° tous,
quant à la dispensation des œuvres qu'ils doivent accomplir ; 2° les bons,
quant à leur récompense accidentelle, conformément à cette parole :
« Il y a une grande joie parmi les anges de Dieu, lorsqu'un pécheur fait pénitence »
(Luc, xv, 10) ; 3° les mauvais, quant à leurs punitions accidentelles,
dont nous avons un exemple dans ce cri de l'un d'eux : « Qu'y a-t-il
de commun entre vous et nous, Jésus de Nazareth ? Êtes-vous venu pour nous
perdre ? » (Marc, i, 24) ; 4° les bons et les mauvais, en ce qui
est essentiel à leur état heureux ou malheureux. Mais ceci fut accompli dès
l'origine du monde par le Christ, en tant qu'il est le Verbe de Dieu.
On peut
dire, en général, que tous les êtres, sans exception, soit régis par l'âme du
Christ, supérieure à toute créature. Dieu n'a pas, pour cela, mis à la tête du
gouvernement du monde un autre que lui-même ; le Christ Notre-Seigneur est
tout à la fois Dieu et homme.
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EXPLICATION.
Maintenant que nous en avons fini avec ce qui tient aux
mystères du Christ, nous allons traiter des sacrements de l'Église, qui tirent
leur vertu du Verbe incarné.
Nous parlerons : 1° des sacrements en général ; 2°
de chaque sacrement en particulier.
Sacrements en général. — Leur nature (60). — Leur nécessité (61).
— Leurs effets : la grâce (62), — et le caractère (63). — Leur cause
principale (64). — Ils sont au nombre de sept (65).
Pour chaque sacrement en particulier, voyez les tableaux
suivants, à commencer par celui du Baptême et de la Confirmation.
Saint Augustin a dit : « Le sacrifice visible est un
sacrement du sacrifice invisible, c'est-à-dire un signe sacré. »
Quoique le mot sacrement puisse servir à désigner toutes les
choses qui ont une sainteté invisible ou qui ont avec la sainteté une relation
de causalité, de signe ou de toute autre nature, nous le réserverons pour
exprimer les rapports d'un signe avec une chose sacrée. Nous pouvons conséquemment
dire, dès maintenant, que les sacrements sont des signes.
Les signes se donnent tout spécialement aux hommes, dont
l'esprit s'avance du connu à l'inconnu. Cela étant, le mot sacrement convient
proprement au signe d'une chose sacrée qui nous concerne. Dès lors, on peut
très bien définir un sacrement : « le signe d'une chose sacrée
instituée pour sanctifier les hommes. » Ainsi, tout signe d'une chose
sacrée qui nous sanctifie est un sacrement.
Quelqu'un
objectera peut être qu'il résulte de notre définition que les créatures
visibles, qui, selon saint Paul, « font connaître les perfections
invisibles de Dieu, sont des sacrements. — Les créatures visibles révèlent, il
est vrai, la sagesse et la bonté de Dieu ; mais si elles font connaître ces
divines perfections comme saintes en elles-mêmes, elles ne les représentent pas
comme nous sanctifiant : c'est pourquoi elles ne sont pas des sacrements.
Pour ce
qui est des rites de l'Ancien Testament, on peut donner le nom de sacrements à
ceux qui figuraient la sainteté de Jésus-Christ, non en tant qu'il est saint en
lui-même, mais en tant qu'il nous sanctifie ; par exemple, à l'immolation
de l'agneau pascal, figure de l'immolation du divin Agneau, par lequel nous
sommes sanctifiés.
Sous la
nouvelle Alliance, on n'appelle pas sacrements les choses qui, comme l'aspersion
de l'eau bénite, signifient seulement une disposition à la sainteté ; on
réserve ce mot pour celles qui sont le signe de la sainteté parfaite.
Nous l'avons dit, les vrais sacrements sont destinés à
signifier une chose sacrée qui nous sanctifie. Or, dans notre sanctification,
on peut considérer la cause, l'effet et la fin. La cause, c'est la passion du
Christ ; l'effet, la grâce et les vertus ; la fin, la vie éternelle.
Les sacrements signifient tout cela : ils rappellent la passion du Christ,
représentent la grâce et annoncent la gloire future.
« La parole, dit saint Augustin, se joint à l'élément, et
le sacrement existe. » Donc un sacrement est toujours quelque chose de
sensible.
Dieu pourvoit aux besoins des êtres comme il convient à leur
nature. Or il est naturel aux hommes de s'élever par les choses sensibles à la
connaissance du monde spirituel. D'un autre côté, les signes conduisent notre
esprit d'un objet à un autre. Si donc les choses sacrées dont les sacrements
sont les signes constituent des biens spirituels qui nous sanctifient, il
convenait que certains objets sensibles servissent à les exprimer ; telles
les images sensibles de l'Écriture sainte nous font comprendre les vérités de
l'ordre spirituel.
« Si quelqu'un ne renaît pas de l'eau et de
l'Esprit-Saint, il ne saurait entrer dans le royaume des cieux. » (Jean, iii,
5.)
Dieu seul peut fixer les conditions de notre sanctification :
il n'appartient pas à l'homme de les établir à son gré. Or les sacrements de la
loi nouvelle nous sanctifient, comme le marque cette parole : « Vous
avez été purifiés vous avez été sanctifiés » (1 Cor. vi, 11) ; donc
on doit y faire usage des choses déterminées par l'institution divine.
Que l'on
ne dise pas que cette détermination a rétréci la voie du salut ; on trouve
ces choses sans peine.
Ce mot de saint Augustin : « La parole se joint à l'élément,
et le sacrement existe, » démontre à lui seul la nécessité des paroles
pour les sacrements.
Et, en effet, les considère-t-on dans leur rapport avec le
Verbe incarné, cause de la grâce sanctifiante ? Ils en prennent en quelque
sorte la ressemblance par là même que notre parole ou verbe se joint à une
chose sensible ; car, dans l'incarnation, le Verbe s'est uni à une chair
sensible. — Les considère-t-on dans leur rapport avec les hommes qu'ils
sanctifient ? Composés d'une âme et d'un corps, nous y trouvons un remède
conforme à notre nature, lorsqu'ils affectent notre corps par l'élément
visible, et notre âme par la parole, au moyen de la foi. — Les considère-t-on
dans leur rapport avec la signification sacramentelle ? La parole étant le
premier des signes reçus parmi nous pour exprimer les conceptions de notre
esprit, il était nécessaire, afin de rendre complète cette signification, de
déterminer par quelques paroles le sens des choses sensibles que l'on y
emploie. L'eau, par exemple, peut également signifier une ablution, parce
qu'elle est liquide, et un rafraichissement, à raison de sa fraîcheur. Mais
quand on dit : « Je te baptise, » il est évident que l'on s'en
sert pour signifier la purification spirituelle. — A un triple point de vue, il
fallait donc que, dans les sacrements, des paroles fussent unies aux choses
sensibles.
Les paroles
et les choses sensibles, en se réunissant, y constituent une sorte d'unité,
comme la forme et la matière dans un être.
Sous le
mot choses nous comprenons aussi les actions sensibles, telles que l'ablution,
l'onction, et les autres semblables.
Notre-Seigneur a prononcé des paroles déterminées dans la
consécration du sacrement de l'Eucharistie, en disant : « Ceci est
mon corps. » (Matth. xxvi, 26.) Il a prescrit à ses Apôtres d'employer une
formule déterminée pour le baptême, lorsqu'il leur a dit : « Allez,
enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit. » (Matth. xxviii, 19.)
Les paroles, dans les sacrements, remplissent le rôle de la forme ;
les choses sensibles, celui de la matière. Or, dans tous les composés d'une
matière et d'une forme, le principe déterminant n'est autre que la forme, à
laquelle la matière, qui doit lui être proportionnée, se rapporte comme à sa
fin et à son terme ; car la forme est plus essentielle que la matière à
l'existence d'un être. Si donc les sacrements exigent des choses sensibles
déterminées pour leur matière, à plus forte raison veulent-ils pour leur forme
des paroles également déterminées.
On dira
que les mots ne sont pas partout les mêmes. — Cela est vrai. Mais, comme le dit
saint Augustin, « la parole opère dans les sacrements par le sens que la
foi y attache, et non par le son extérieur de la voix. » Or ce sens peut
être le même partout, malgré la diversité des idiomes.
Observons
ici que l'altération des paroles rend un sacrement invalide dans deux cas :
premièrement, lorsque le ministre, la faisant à dessein, ne paraît pas avoir
l'intention de faire ce que fait l'Église ; secondement, lorsque,
provenant d'une erreur ou d'une prononciation vicieuse, elle détruit totalement
le sens de la formule, ce qui arrive principalement dans les altérations du
radical des mots, comme dans cette locution : In nomine Matris, au
lieu de : In nomine Patris. L’altération de la terminaison empêche
plus rarement la validité du sacrement ; dans la langue latine et dans la
langue grecque, elle n'influe pas autant sur la signification des mots. Si l'on
disait, par exemple : In nomine Patrias et Filias, cela
n'invaliderait pas le sacrement. Sans doute, ces mots ainsi prononcés ne
signifient rien en eux-mêmes ; mais il peut arriver que, l'usage les
acceptant comme signifiant quelque chose, le sens de la formule reste le même,
malgré les sons.
Nous ne dirons pas que la forme des sacrements soit tellement
invariable que l'on ne puisse, en aucun cas, y ajouter ou en retrancher
quelques paroles. Les Latins, par exemple, donnent le baptême avec la formule suivante :
« Je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; »
tandis que les Grecs disent : « N…, serviteur du Christ, est baptisé
au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »
Dans tous les changements que peut recevoir la forme des
sacrements, il faut considérer l'intention du ministre et la signification des
mots. — L'intention du ministre, comme nous le dirons, est nécessaire pour
conférer un sacrement. Si, en faisant une addition ou une suppression, il se
propose d'introduire un rit qui ne soit pas approuvé par l'Église, le sacrement
n'est pas valide : l'intention de faire ce que fait l'Église ne parait pas
exister. — Les paroles opèrent dans les sacrements en vertu du sens qu'elles
expriment. Si donc, par le changement qu'elles subissent, elles perdent leur
signification légitime, il n'y a pas de sacrement. Il en est ainsi toutes les
fois que l'on supprime un mot appartenant à la substance même de la forme
sacramentelle. Dans le baptême, par exemple, la suppression de l'un des noms du
Père, du Fils ou du Saint-Esprit, rendrait le sacrement invalide. Mais si,
retranchant seulement quelque chose qui n'est pas de la substance de la forme,
on n'en détruit point le sens légitime, le sacrement existe. Dans la forme
suivante de l'Eucharistie : « Car ceci est mon corps, » la
suppression du mot « car » n'empêcherait pas la validité du
sacrement, bien que celui qui l'omettrait par négligence ou par mépris commît
un péché. Ces principes s'appliquent également aux mots ajoutés. Corrompent-ils
le sens de la formule, comme lorsque les Ariens disaient : « Je te
baptise au nom du Père, qui est plus grand, et du Fils, qui est inférieur, »
ils rendent le sacrement nul. Laissent-ils aux paroles leur véritable sens, le
sacrement subsiste. Que quelqu'un dise : « je te baptise au nom de
Dieu le Père tout-puissant, et de son Fils unique, et du Saint-Esprit le
Paraclet, » le baptême sera bon. Il le sera pareillement avec cette autre
formule : « Je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit ; que la bienheureuse Vierge t'assiste. »
Les
paroles ajoutées ou retranchées sans préjudice pour le sens nécessaire ne
détruisent pas le sacrement. Leur interruption, lorsqu'elle n'arrête pas
l'intention de celui qui les prononce et qu'elle n'empêche pas de les comprendre,
n'en détruit pas non plus la validité. Il en est de même des transpositions qui
n'altèrent pas le sens de la formule.
La nécessité des sacrements pour le salut de l'homme se fonde
sur trois raisons. — L'une est prise des conditions de notre nature, laquelle
est ainsi faite que le monde corporel et sensible nous conduit aux choses
spirituelles et intelligibles. La Providence, qui pourvoit aux besoins des
êtres d'une manière analogue à leur nature, s'est évidemment montrée sage en
nous donnant, sous certains signes corporels et sensibles, appelés sacrements,
les secours nécessaires à notre salut. — La seconde raison se déduit de l'état
actuel des hommes, qui, par le péché, sont devenus dépendants des choses
corporelles, auxquelles ils se sont attachés. Ici encore, Dieu s'est montré
sage et bon en leur proposant des remèdes spirituels sous des signes sensibles ;
car, livrés à leurs sens, ils n'auraient pu saisir les choses purement
spirituelles. — La troisième raison découle de notre activité, qui se porte de
préférence vers les corps. De peur de nous imposer un trop dur sacrifice en
nous forçant de renoncer entièrement aux actes corporels, Dieu nous en a
proposé dans les sacrements de très-propres à nous faire contracter l'habitude salutaire
d'éviter la superstition et toutes les actions coupables.
On le voit, les sacrements étaient nécessaires pour nous
instruire au moyen des choses sensibles, pour nous humilier en nous faisant
connaître notre assujettissement aux êtres corporels, et pour nous préserver du
péché par de salutaires exercices.
La grâce
est la cause suffisante de notre salut ; mais Dieu nous la donne de la
manière qui nous convient. — Les sacrements nous appliquent la passion du
Christ, conformément à cette parole de l’Apôtre : « Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ,
nous avons été baptisés dans sa mort. » (Rom. vi, 3.)
« Ceux qui se portent bien n'ont pas besoin du médecin. »
(Matth. ix, 12.) Il suit de cette parole que les sacrements, qui sont des
médecines instituées contre les maux du péché, n'étaient pas nécessaires dans
l'état d'innocence.
En effet, avant le péché, tout était parfaitement réglé :
les puissances supérieures de l'âme dominaient les puissances inférieures ;
l'âme était soumise à Dieu, et le corps à l'âme. Il eût été contraire à un tel
ordre que, soit pour la science, soit pour la grâce, une chose corporelle eût
perfectionné l'âme, comme le font les sacrements. Alors les sacrements n'étaient
nécessaires, ni comme remèdes du péché, ni comme moyens de perfection pour
l'homme.
La
grâce, dans l'état d'innocence, était donnée d'une manière invisible, et non
par des signes sensibles.
Depuis la chute d'Adam, nul ne saurait être sanctifié autrement
que par le Christ. Il fallut, nécessairement, après le péché, certains signes
visibles par lesquels on pût manifester sa foi au Rédempteur futur. Ces signes,
nous les avons appelés sacrements. Il est évident dès lors qu'il dut exister
quelques sacrements avant Jésus-Christ.
Les
sacrements anciens étaient les signes de la passion du Christ. Avant Moïse,
l'usage de sacrements déterminés n'était pas imposé à l'homme ; il le fut
par la loi écrite, dans laquelle il fallait préciser davantage l'objet de la
foi, plus explicitement connu avec le progrès des âges.
« Les sacrements de l'ancienne loi, dit saint Augustin, ont
été supprimés le jour où ils étaient accomplis. D'autres, d'une vertu
supérieure et d'une plus grande utilité, d'un usage plus facile et d'un nombre
plus restreint, leur ont été substitués. »
Comme les patriarches ont été sauvés par la foi au Christ qui
devait venir ; ainsi nous le sommes par la foi au Christ qui est venu et
qui a souffert. Si les sacrements sont des signes au moyen desquels l'homme
confesse la foi qui le justifie, il faut nécessairement que, dans la loi
nouvelle, à la place de ceux qui figuraient anciennement les mystères futurs,
il y en ait d'autres qui signifient les mystères accomplis dans le Christ.
On ne
doit pas en conclure qu'un changement se soit produit dans la volonté de Dieu.
Un père de famille n'a pas une volonté changeante, parce qu'il donne à ses
enfants des ordres différents, suivant la convenance des saisons. Les anciens
sacrements figuraient par avance la grâce que les nouveaux nous montrent comme
présente.
L'Apôtre disait : « Vous tous qui avez été baptisés
dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. » (Gal. iii, 27.) On ne devient
membre du Christ que par la grâce. Donc le baptême produit la grâce. Il en est
de même des autres sacrements.
Quelques auteurs ont prétendu que les sacrements de la
nouvelle loi ne sont pas la cause de la grâce par voie d'opération, et que
Dieu, quand on les confère, la produit directement dans l'âme. Il suivrait de
là qu'ils ne sont rien autre chose que des signes, et cependant on peut
démontrer, par les saints Pères, qu'ils ne signifient pas seulement la grâce ;
mais qu'ils en sont, nous ne dirons pas la cause principale, — c'est le propre
de Dieu, — mais la cause instrumentale ; car ils sont conférés aux hommes
d'après l'institution divine pour leur communiquer la grâce, et c'est dans ce
sens que saint Paul disait : « Dieu nous a sauvés par le baptême. »
(Tit. iii, 5.)
Les
~sacrements de la nouvelle loi, à la fois causes et signes, produisent ce
qu'ils figurent. L'eau baptismale purifie l'âme, comme instrument de la vertu
divine.
Si la grâce sacramentelle n'ajoutait rien à la grâce
habituelle des vertus et des dons, on administrerait vainement les sacrements à
ceux qui possèdent les dons et les vertus ; et cependant rien n'est
inutile dans les œuvres de Dieu.
Les vertus et les dons perfectionnent les puissances de notre
âme, pour leur faire produire leurs actes. La grâce sacramentelle, nécessaire à
la vie chrétienne, y ajoute un secours divin, par lequel on obtient l'effet
spécial assigné à chaque sacrement. Celle du baptême, par exemple, produit la
régénération spirituelle qui fait mourir l'homme aux vices et le rend membre du
Christ, ce qui est quelque chose de spécial et de supérieur aux actes des
puissances de l'âme. Il en est ainsi pour les autres sacrements.
Ils la renferment, comme toute cause instrumentale contient
son effet, c'est-à-dire transitoirement.
La grâce
n'est pas dans un sacrement comme dans un vase, à moins que l'on n'appelle de
ce nom ce qui sert à faire une chose ; acception dans laquelle Ezéchiel
disait : « Chacun tient dans sa main un vase de mort. » (ix, 1.)
Bède a très-bien dit : « Notre-Seigneur a conféré à
l'eau une vertu régénératrice. »
Si les sacrements ne produisaient la grâce que par une orte de
concomitance, nous dirions qu'ils n'ont en eux aucune vertu qui concourt par
une opération réelle à produire leur effet, et que ce qui le produit, c'est
uniquement la vertu divine dont ils sont accompagnés. Mais, comme ils sont les
causes instrumentales de la grâce, nous devons reconnaître que, dans la
production de l'effet sacramentel, ils ont une vertu qui produit la grâce, à la
façon, toutefois, d'un instrument qui n'opère que sous l'impulsion d'un agent
principal.
Un corps
peut recevoir d'une substance spirituelle l'impulsion nécessaire pour produire
instrumentalement un effet spirituel. La parole humaine, toute sensible qu'elle
est, ne reçoit-elle pas de notre esprit une force spirituelle, qui parfois
réveille l'intelligence d'un autre homme ? C'est ainsi que les sacrements
destinés par Dieu à produire un effet spirituel, possèdent une vertu
spirituelle qu'ils tirent de la bénédiction de Jésus-Christ et de l'application
que le ministre en fait à celui qui les reçoit. Cette vertu est renfermée dans
la matière et dans les paroles qui, en devenant comme un instrument unique, les
composent.
Puisque les sacrements produisent la grâce à la manière d'un
instrument, il importe de remarquer qu'il y a deux sortes d'instruments : l'un
est séparé de l'agent ; par exemple, le bâton dont il se sert ;
l'autre lui est uni, comme la main. Ce dernier fait mouvoir l'instrument séparé ;
avec la main on meut le bâton. Il en est ainsi dans les sacrements. Dieu y est
la principale cause de la grâce : l'humanité du Christ, l'instrument uni ;
les sacrements, les instruments séparés. La grâce qui nous sauve découle donc
de la divinité du Christ dans les sacrements par le moyen de son humanité. Cela
dit, il faut observer que la grâce sacramentelle est destinée non-seulement à
nous guérir des maux du péché, mais à nous donner la perfection nécessaire à la
vie chrétienne pour le culte de Dieu. Or le Christ nous a délivrés de nos
péchés principalement par sa passion ; et c'est par elle aussi qu'il a
accompli le premier acte de la religion, qui est le sacrifice, en s'offrant
lui-même à Dieu comme une oblation et comme une victime. Il est manifeste par là
que les sacrements de l'Église tirent leur vertu de sa passion même, dont ils
nous font l'application. Ce fut en signe de cette vérité que, du côté ouvert du
Christ attaché à la croix, il coula du sang et de l’eau ; car l'eau sert
dans le baptême, le sang appartient à l'Eucharistie, et ce sont là les deux
sacrements principaux.
Si les sacrements de l'ancienne loi avaient produit la grâce
de la justification par leur vertu propre, la passion de Jésus-Christ n'aurait
pas été nécessaire. L'Apôtre le fait observer ; « Si la justice vient
de la loi, Jésus-Christ est mort inutilement. » (Gal. ii, 21.) En vain
l'on prétendrait qu'ils tiraient de la passion même la vertu de conférer la
grâce justifiante. Il n’en était pas d'eux comme de la foi. L'application de la
passion par la foi s'accomplit au moyen d'un acte intérieur de l'âme, au lieu
que celle qui est faite par les sacrements résulte de l'usage des choses
extérieures. On conçoit très-bien que ce qui est postérieur quant au temps, et
cependant antérieur dans l'acte de l'âme, puisse mouvoir avant d'exister ;
la fin fait mouvoir l'agent qui la perçoit et la désire. Mais ce que l'on ne
conçoit pas, c'est que ce qui n'a point d'existence réelle produise des effets
extérieurs. La cause efficiente, en un mot, diffère de la cause finale ; elle
n'est jamais postérieure à son effet. Cela nous explique pourquoi la grâce
justifiante découle très-convenablement de la passion du Christ dans les
sacrements de la nouvelle loi, tandis qu'il n'en pouvait être ainsi pour ceux
de l'ancienne loi. Les anciens patriarches étaient justifiés, comme nous le sommes
nous-mêmes, par la foi à la passion. Leurs sacrements étaient une profession de
cette foi ; ils ne produisaient pas par eux-mêmes la grâce de la
justification.
Nos
pères de l'antiquité avaient la foi en sa passion future du Christ, qui, leur
étant appliquée par les simples désirs de leur âme, les justifiait. Pour nous,
nous avons la foi en la passion du Christ, qui, depuis son accomplissement,
veut de plus nous justifier par l'usage réel des sacrements. — La circoncision
elle-même n'était autrefois que le signe de la foi à la passion du Christ, et
c'était par la foi qu'elle justifiait. Saint Paul nous le déclare en ces termes :
« Abraham reçut la circoncision comme une marque de la justification qui
lui venait de sa foi. » (Rom. iv, 11.)
Saint Paul dit : « Dieu nous a oints et nous a
marqués de son sceau. » (2 Cor. i, 21.)
Nous le disions plus haut, outre que les sacrements nous
guérissent des maux du péché, ils confèrent aussi à notre âme la perfection
nécessaire à la vie chrétienne pour tout ce qui regarde le culte de Dieu. Or il
est d'usage que, quand on confie à quelqu'un une fonction spéciale, on lui
donne des insignes qui s'y rapportent ; dès les temps les plus reculés,
les soldats ont reçu certaines marques visibles propres à caractériser leur
office extérieur. Si donc certains sacrements consacrent les hommes à quelque
chose de spirituel à l'égard du culte de Dieu, ils impriment la marque d'un
caractère spirituel dans leur âme. Saint Augustin dit à ce sujet : « Si
un soldat, refusant de combattre par crainte, déshonore le caractère de la
profession des armes dont il porte les insignes sur son corps, et qu'ensuite,
implorant la clémence de l'empereur, sa grâce obtenue, il marche à l'ennemi,
est-il besoin de lui rendre son caractère ? Non ; mais on le lui
confirme, après l'avoir reconnu. Les sacrements du Christ auraient-ils moins de
durée que les marques extérieures de l'état militaire ? »
Le culte de Dieu, auquel les sacrements de la loi nouvelle
consacrent les hommes en leur imprimant un caractère, consiste dans la
réception et l'administration de certaines choses divines. Or une puissance est
requise dans ces deux cas ; car il faut, pour administrer une chose à autrui,
une puissance active, et, pour la recevoir d'un autre, une puissance passive.
Le caractère emporte donc une certaine puissance spirituelle en ce qui touche
au culte divin, puissance instrumentale, toutefois, comme la vertu attachée aux
sacrements : il appartient principalement aux ministres de Dieu.
Recevoir ou administrer les choses du culte de Dieu, tel est
proprement le but du caractère sacramentel. Or tout le rit de la religion chrétienne
dérive du sacerdoce du Christ. La conséquence s'offre d'elle-même ; le
caractère sacramentel est le caractère spécial du Christ, au sacerdoce duquel
les fidèles sont rendus semblables par une sorte de participation que ce
caractère leur communique.
Comme
les soldats choisis pour combattre sont marqués du signe de leur chef et lui
ressemblent sous quelque rapport ; ainsi le fidèle consacré au culte
chrétien reçoit un caractère qui le rend semblable au Christ, caractère qui est
celui du Christ même.
Le caractère a pour sujet les puissances de l'âme, et non son
essence. En effet, il est un sceau qui donne à l'homme l'aptitude nécessaire,
soit pour recevoir, soit pour administrer aux autres les choses du culte divin,
qui se compose d'actes déterminés. Or ce qui se rapporte aux actes humains, ce
sont les puissances, et non l'essence même de notre âme, laquelle constitue
notre être.
De ce
que la grâce repose dans l'essence de l'âme humaine, il ne s'ensuit pas que le
caractère y soit pareillement ; il réside dans sa partie intellective, là
où est la foi.
Nous l'avons dit, le caractère sacramentel est une sorte de
participation du sacerdoce du Christ. En d'autres termes, Jésus-Christ possède
la plénitude du sacerdoce spirituel, dont les fidèles prennent la ressemblance
par le caractère, qui leur confère une certaine puissance spirituelle à l'égard
des sacrements et du culte de Dieu. Or le sacerdoce du Christ est éternel ;
car il est écrit : « Vous êtes prêtre pour l'éternité, selon l'ordre
de Melchisédech. (Ps. cix, 4.) Il en résulte que toute consécration qui en
provient est perpétuelle, tant que l'objet consacré subsiste. Les choses
inanimées en sont un exemple et une preuve : une église, un autel,
conservent leur consécration jusqu'à leur destruction. L'âme étant le sujet du
caractère par sa partie intellective, qui est impérissable, elle conserve le
caractère d'une manière indélébile.
On ne
réitère pas le caractère du baptême aux apostats qui reviennent par la
pénitence ; on juge donc qu'il ne peut se perdre. Comme puissance
instrumentale, il dépend d'un agent distinct de lui. Quelle que soit l'énergie
avec laquelle la volonté se porte au mal, il subsiste, parce que le principal
moteur reste immuable. Il subsiste même après la vie : chez les bons, pour
leur glorification ; et chez les méchants, pour leur ignominie.
On ne réitère pas les sacrements qui impriment un caractère.
Or il y a des sacrements que l'on réitère : par exemple, la Pénitence et
le Mariage. Donc tous les sacrements n'impriment pas le caractère. — Trois
seulement ont cette propriété : le Baptême, qui donne le pouvoir de
recevoir les autres sacrements ; l'Ordre, qui confère la puissance
d'administrer les sacrements aux autres hommes ; la Confirmation, qui,
ainsi qu'on le verra, a la même fin que le Baptême.
Pour
qu'un sacrement imprime le caractère, il est nécessaire qu'il confère à l'homme
une sorte de consécration qui le destine à faire ou à recevoir une chose
relative au culte que le sacerdoce du Christ rend à Dieu.
L'Apôtre dit : « C'est Dieu qui justifie. »
(Rom. viii, 33.)
On produit un effet comme agent principal ou comme instrument.
Comme agent principal, Dieu seul produit l'effet intérieur des sacrements ;
lui seul pénètre dans les âmes, et la grâce vient de lui seul. Comme
instrument, l'homme y contribue, en qualité de ministre ; mais cet effet
n'en provient pas moins de l'agent principal, qui est Dieu.
Si Dieu,
dira quelqu'un, prête une oreille plus favorable à la prière des justes qu'à
celle des autres hommes, un saint ministre coopère nécessairement plus qu'un
mauvais à la production de l'effet intérieur d'un sacrement, et dès-lors Dieu
ne le produit pas seul. — Les prières que le ministre récite dans
l'administration d'un sacrement, il les adresse à Dieu, au nom de toute
l'Église, qui est toujours digne d'être exaucée, et non au sien propre :
rien ne s'oppose toutefois à ce que sa dévotion contribue à leur résultat. Mais
les effets propres du sacrement ne proviennent, ni des prières de l'Église, ni
de la dévotion du ministre ; ils sont le fruit des mérites de la passion
du Christ, qui opère dans tous les sacrements, et c'est pour cela qu'ils ne
sont pas plus abondants lorsque le ministre est meilleur. La dévotion de
celui-ci obtiendra peut-être à l'homme qui reçoit un sacrement des grâces qui
s'y rattacheront ; mais ces grâces, il ne les produira pas de lui-même, il
obtiendra seulement que Dieu les accorde.
De Dieu seul vient la vertu des sacrements. Lui seul, conséquemment,
a pu les instituer.
Les
rites absolument nécessaires pour la validité des sacrements ont été établis
par Jésus-Christ. Tous ne sont pas mentionnés dans les Livres saints ;
mais l'Église les tient de la tradition apostolique. Par cette parole de saint
Paul : « Je réglerai tout le reste lorsque je serai arrivé » (1
Cor. xi, 34), on voit que beaucoup de choses n'ont pas été écrites. Les Apôtres
et leurs successeurs ne sont que les vicaires de Jésus-Christ dans le
gouvernement de l'Église, fondée sur la foi et sur les sacrements. Comme ils
n'ont pas eu le droit d'établir une autre Église, ils n'ont pas non plus celui
de changer la foi ni d'instituer d'autres sacrements.
Jésus-Christ produit l'effet intérieur des sacrements comme
Dieu et comme homme, mais d'une manière différente. En tant que Dieu, il opère
dans les sacrements par son autorité propre. En tant qu'homme, il en produit
les effets intérieurs par voie de mérite et de cause efficiente, non pas
principale, mais instrumentale, en ce sens que son humanité sert d'instrument à
sa divinité. Il faut observer, toutefois, que sa nature humaine, unie
immédiatement à sa personne divine, conserve toujours la supériorité et la
causalité à l'égard des autres instruments extrinsèques, qui sont les ministres
de l'Église. De même donc que le Christ, en tant qu'il est Dieu, a la puissance
d'autorité dans les sacrements ; il y possède, comme homme, la puissance
du ministère principal : car 1° sa passion y fait découler ses mérites ;
2° ils sont consacrés en son nom ; 3° lui-même leur a donné leur vertu ;
4° il peut en produire les effets intérieurs sans les signes extérieurs.
Le Christ ne pouvait communiquer à personne la puissance
d'autorité qui lui appartenait en tant qu'il est Dieu ; l'essence divine
est incommunicable. Mais il aurait pu transmettre à ses ministres toute la
puissance ministérielle supérieure qu'il possédait comme homme, en leur
accordant une grâce assez étendue, pour qu'à leur seule volonté ou à
l'invocation de leur nom, l'effet intérieur se produisît sans le rit
sacramentel.
Il ne
l'a pas communiquée pour le bien des fidèles, qui eussent peut-être mis leur
espérance dans un homme, comme du temps des Apôtres, où l'on disait : « Moi,
je suis avec Paul, moi avec Apollo, moi avec Cephas. » (1 Cor. i, 12.)
« Si le ministre est mauvais, disait saint Augustin, que
vous importe ? puisque le Seigneur est bon. »
Les ministres de l'Église agissent en vertu de la puissance
supérieure qui les fait mouvoir ; ils sont des instruments dans
l'administration des sacrements. Or, dans un instrument, il se rencontre
parfois quelque chose d'accidentel en dehors de ce qu'exige sa nature. Que le
corps d'un médecin, pour nous servir d'une comparaison, soit sain ou malade, il
peut également être l'instrument de l'âme qui possède l'art de guérir. Un tuyau
peut très-bien être d'argent ou de plomb, et servir dans les deux cas à
conduire de l'eau. Il en est ainsi des ministres de l'Église. Mauvais ou bons,
ils confèrent validement les sacrements.
« Ils sont bien téméraires, disait saint Denis, les
ministres qui remplissent sans crainte et sans honte une fonction divine en
dehors de la divinité. Pensent-ils que Dieu ignore ce qu'ils connaissent
eux-mêmes ? Croient-ils le tromper en l'appelant leur Père ? Comment
osent-ils prononcer, au nom même de Jésus-Christ, sur les signes divins, je ne
dirai pas des prières, mais d'infâmes et impures paroles ? »
Il faut que les ministres des sacrements soient saints,
conformément à cette parole : « Vous serez saints, parce que je suis
saint » (Lév. xix, 2) ; et à cette autre encore : « Tel est
le juge du peuple, tels doivent être ses ministres. » (Eccl. x, 2.) Cela
étant, les méchants qui remplissent les fonctions de ministres de Dieu et de
l'Église dans la dispensation des sacrements, commettent une irrévérence et une
profanation des choses saintes. Ce péché est mortel de son genre.
Quoi
qu'il en soit, du moment que l'église
permet qu'un prêtre exerce les fonctions du ministère, les fidèles qui
reçoivent de lui les sacrements ne participent point à son péché ; ils
communiquent uniquement avec l'Église, qui le présente comme son ministre.
Il en est autrement, lorsque l'Église, ne le
tolérant plus, le dégrade, l'excommunie ou le suspend. — II faut le remarquer
en passant, le ministre qui est en état de péché mortel n'est pas dans la
nécessité de faire un nouveau péché, quand, par devoir, il est obligé de
dispenser les sacrements ; il peut faire pénitence de son péché, et les
conférer ensuite licitement. — Nous dirons même que s'il s'agissait de conférer
le baptême dans un cas de nécessité où un laïque pourrait baptiser, le prêtre
ne pécherait point en l'administrant, quoiqu'il voulût demeurer dans son péché ;
il porterait simplement secours à un homme qui en aurait un extrême besoin,
sans agir en vertu de son titre particulier de ministre de l'Église.
Saint Paul dit : « Tout pontife pris d'entre les
hommes est établi pour les hommes en ce qui est de Dieu. » (Heb. v, 1.)
Les anges, bons ou mauvais, n'étant pas tirés du milieu des hommes, ne sont pas
les ministres de Dieu en ce qui concerne les sacrements.
La vertu des sacrements découle de la passion de Jésus-Christ,
qui a souffert comme homme. Or les hommes lui ressemblent selon la nature, et
cela n'est pas vrai des anges. C'est la raison pour laquelle la fonction de
ministres dans la dispensation des sacrements appartient aux hommes et non aux
anges. Ce n'est pas à dire, néanmoins, que Dieu, qui n'a pas attaché la vertu
divine aux sacrements de telle sorte qu'il n'en puisse produire les effets sans
y recourir, ait enchaîné sa puissance à la personne des ministres de l'Église
de manière à ne pouvoir plus communiquer aux anges la puissance d'administrer
les sacrements. Si les bons anges, célestes messagers de la vérité,
remplissaient un ministère sacramentel, le sacrement qu'ils conféreraient
devrait être estimé valide.
Les choses qui arrivent sans intention sont fortuites :
telle ne doit pas être l'opération sacramentelle ; l'intention du ministre
est donc requise pour les sacrements.
Et en effet, si une chose se rapporte à plusieurs usages et
qu'il y en ait un de prescrit, elle doit y être appliquée d'une manière
déterminée. Or les actions usitées dans les sacrements peuvent avoir lieu pour
plusieurs fins. L'ablution de l'eau, par exemple, se fait pour purifier le
corps, entretenir la santé ou servir d'amusement. Il faut donc que, dans le
baptême, elle soit rapportée par le ministre à une fin spéciale, qui est de
produire un effet sacramentel. Ce qui exprime cette intention, ce sont les
paroles qu'il prononce, lorsqu'il dit : « Je te baptise au nom du
Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »
Le
ministre doit avoir l'intention de faire ce que font le Christ et l'Église. — Plusieurs
disent que si l'intention exigée de la part du ministre fait défaut, elle est
suppléée chez les enfants par Jésus-Christ, qui baptise intérieurement ;
chez les adultes, par leur foi et par leur dévotion. Cette opinion serait assez
fondée, s'il ne s'agissait que du dernier effet du baptême, qui est la justification ;
mais elle ne l'est pas pour ce qui est du caractère que le sacrement seul peut
imprimer. D'autres disent, avec plus de raison, que le ministre d'un sacrement
représente l'Église, dont l'intention, exprimée par les paroles qu'il prononce,
suffit pour que le sacrement soit valide, à moins qu'une intention contraire ne
soit manifestée par lui ou par le sujet qui reçoit le sacrement. — Si le
ministre, qui ne pense point à ce qu'il fait, n'a pas l'intention actuelle, il
peut néanmoins avoir l'intention habituelle[288], qui suffit à la validité du sacrement. Quand un prêtre, par exemple, se
présente pour baptiser avec l'intention de faire à l'égard d'un enfant ce que
fait l'Église, et qu'ensuite, dans l'acte même, sa pensée s'échappe ailleurs,
le sacrement n'en est pas moins valide, en vertu de l'intention première. Sans
doute, les ministres doivent faire tous leurs efforts pour avoir l'intention
actuelle ; mais elle n'est pas entièrement au pouvoir de l'homme : au
moment où nous voulons appliquer fortement notre esprit à une chose, un objet
étranger s'en empare, ce que le Psalmiste exprimait très-bien par cette parole :
« Mon cœur m'a abandonné. » (Ps. xxxix, 13.)
De même que les ministres qui n'ont pas la charité peuvent
administrer validement les sacrements, ceux qui n'ont pas la foi le peuvent
aussi. Un infidèle les confère, pourvu qu'il remplisse toutes les autres
conditions nécessaires.
Le
ministre, malgré son défaut de foi, peut avoir l'intention de faire ce que fait
l'Église, et cette intention, bien qu'il n'y attache aucune valeur, suffit pour
la validité des sacrements. Il agit en qualité de représentant de toute
l'Église, dont la foi vient suppléer à la sienne. — Les hérétiques qui
n'observent pas la forme prescrite par l'Église, ne confèrent ni les
sacrements, ni l'effet des
sacrements. Quant à ceux qui l'observent, ils confèrent les sacrements, mais
non l'effet des sacrements,
lorsqu'ils sont des hérétiques que l'Église a manifestement retranchés de son
sein. Le péché que commet celui qui leur demande les sacrements, l'empêche de
recevoir la justification. Saint Cyprien pensait qu'aucun hérétique ne pouvait
conférer un sacrement ; son opinion n'a pas été suivie. « Dans le
martyre qu'il a enduré, disait très-bien saint Augustin, la lumière de sa
charité a effacé cette ombre. » — Le pouvoir sacramentel étant attaché au
caractère spirituel, qui est indélébile, l'Église, lorsqu'elle suspend,
excommunie ou même dégrade l'un de ses ministres, ne lui enlève pas la
puissance de conférer les sacrements, elle le prive seulement de l'usage
légitime de ce pouvoir. Il les confère validement ; mais il pèche dans
cette action. Le fidèle qui les lui demande, pèche également et n'en reçoit pas
l'effet, à moins que son ignorance ne l'excuse.
L'intention d'un ministre peut être pervertie de deux manières :
1° en ce qui regarde le sacrement ; ce qui a lieu, quand on a l'intention
de le simuler par dérision et non de le conférer. Cette perversité, surtout si
elle est manifestée au dehors, empêche la vérité du sacrement. — 2° Relativement
à ce qui suit le sacrement ; par exemple, si un prêtre se proposait de
consacrer le corps de Jésus-Christ dans le but de s'en servir pour des
maléfices. La réalité d'un premier effet ne dépendant pas de l'effet
postérieur, cette seconde espèce de perversité, bien qu'elle rende le ministre
très-coupable, ne serait pas opposée à la réalité du sacrement.
L'intention
d'agir par jeu ou par dérision exclut l'intention nécessaire à la validité des
sacrements. — L'intention relative à ce qui les suit corrompt l'action propre
du ministre, mais non l'œuvre même de Jésus-Christ. Un serviteur qui distribue
avec une mauvaise intention les aumônes que son maitre lui a confiées avec
droiture, ne vicie pas l'œuvre de son maître.
Nous l'avons dit, perfectionner l'homme dans le service de
Dieu et remédier aux maux du péché ; telles sont les deux fins des
sacrements. Or, à l'un et à l'autre de ces deux points de vue, on peut se
convaincre que c'est avec sagesse que les sacrements ont été institués au
nombre de sept.
1° La vie spirituelle a de l'analogie avec la vie corporelle, de
même que tous les êtres corporels en ont avec les êtres spirituels. Dans la vie
corporelle, l'homme est perfectionné sous un double rapport : quant à sa
personne même, et quant à la société dans laquelle il vit. — Quant à sa
personne, il tire la vie corporelle de la génération,
qui lui donne l'être ; de l'accroissement,
qui le conduit à sa force naturelle ; de la nutrition, qui entretient sa vigueur. La vie spirituelle ressemble
à la vie corporelle sous ce triple rapport : elle a sa génération dans le
Baptême, que l'Apôtre appelle une régénération
en disant : « Dieu nous a sauvés par le bain de la régénération. »
(Tit. iii, 5.) Elle a son accroissement dans la Confirmation, qui donne le
Saint-Esprit pour fortifier l'âme, comme le marque cette parole du Christ à ses
disciples, déjà baptisés : « Demeurez dans la ville jusqu'à ce que
vous soyez revêtus de la force d'en-haut. » (Luc, xxiv, 49.) Elle a sa
nutrition dans l’Eucharistie ; car il est dit : « Si vous ne
mangez la chair du Fils de l'homme, vous n'aurez pas la vie en vous. »
(Jean, vi, 54,) La vie corporelle se perfectionne accidentellement en éloignant
les maladies et tout ce qui fait obstacle à son développement, et il y a pour
elle deux sortes de guérisons : l'une qui lui rend la santé ; l'autre
qui rétablit le corps dans son premier état au moyen d'un régime convenable. Il
en est de même dans la vie spirituelle, où l'âme a besoin d'un double remède.
La Pénitence lui rend la santé spirituelle, conformément à cette parole : « Guérissez
mon âme, car j'ai péché contre vous. » (Ps. xl.5.) L'Extrême-Onction, effaçant
les restes du péché, lui donne son premier état et la prépare à la gloire
éternelle, qui est sa fin ; ce qui fait dire à saint Jacques : « Si
le malade a commis des péchés, ils lui seront pardonnés. » (v, 15.) — Pour
ce qui regarde la société, l'homme est perfectionné par le pouvoir de gouverner
la multitude au moyen d'actes publics, et par l'aptitude à la propagation
naturelle. Le sacrement de l'Ordre, dans la vie spirituelle, investit l'homme
du pouvoir de diriger les âmes et de faire les actes nécessaires à cette fin ;
car l'Apôtre dit : « Les prêtres offrent des victimes non-seulement
pour eux-mêmes, mais aussi pour le peuple. » (Heb. vii, 27.) Le Mariage,
comme sacrement, contribue à la propagation de la vie spirituelle non moins
qu'à celle de la vie corporelle.
2° Au seul point de vue du péché, il serait aisé de montrer
l'harmonie du nombre septenaire avec nos besoins spirituels : le Baptême
remédie à la privation de la vie spirituelle ; la Confirmation fortifie
l'âme dans la vie spirituelle ; l'Eucharistie est un préservatif contre
l'inclination au péché ; la Pénitence remet les péchés actuels commis
après le Baptême ; l'Extrême-Onction délivre des restes du péché que la
Pénitence n'a pas suffisamment effacés ; l'ordre empêche la société de se
dissoudre ; le Mariage remédie à la concupiscence personnelle, en même
temps qu'il remplit les vides de la mort.
On ne
range pas parmi les sacrements la bénédiction de l'eau et d'autres
consécrations qui, sous le nom de sacramentaux, sont des remèdes ou des
préservatifs contre le péché véniel : aucun sacrement, excepté, selon
quelques-uns, l'Extrême-Onction, n'est institué pour remédier directement au
péché véniel. On peut en obtenir le pardon sans l'infusion de la grâce.
Ce rang, le voici : le Baptême, la Confirmation,
l'Eucharistie, la Pénitence, l'Extrême-Onction, l'Ordre et le Mariage. Les
raisons qui le justifient résultent de l'explication précédente. En effet,
l'unité étant antérieure à la multiplicité, les sacrements qui ont pour fin la
perfection de l'individu précèdent naturellement ceux qui.
se rapportent à la multitude ; voilà
pourquoi l'Ordre et le Mariage, destinés à perfectionner la société, sont
placés les derniers dans notre énumération. Le Mariage est après l'Ordre, parce
qu'il appartient moins intimement à la vie spirituelle, la fin des sacrements.
Pour ce qui concerne la perfection de l'individu, les sacrements destinés par leur
essence au perfectionnement de la vie spirituelle ont naturellement la priorité
sur ceux qui ne s'y rapportent que d'une manière accidentelle.
L'Extrême-Onction, qui achève notre guérison, est naturellement postérieure à
la Pénitence, qui la commence. Des trois autres, le premier est manifestement
le Baptême, qui confère la régénération spirituelle ; le second, la
Confirmation, qui donne à la vertu sa perfection; et le troisième,
l'Eucharistie, destiné à nous mettre en possession de notre fin.
On dira
peut-être que la Pénitence devrait être placée avant l'Eucharistie. Il en
serait de la sorte, si elle y était une préparation absolument nécessaire. Mais
il n'en est pas ainsi : l'homme exempt de péché mortel peut communier sans
recourir au sacrement de Pénitence, qui ne prépare à l'Eucharistie que par
accident, c'est-à-dire, dans la supposition que le péché existe.
On démontre l'affirmative par plus d'une raison. — Ce
sacrement contient le Christ lui-même substantiellement ; les autres ne
contiennent qu'une vertu instrumentale, qui leur est communiquée par le Christ.
— Tous les autres sacrements paraissent se rapporter à l'Eucharistie comme à
leur fin : l'Ordre a pour but sa consécration ; le Baptême ouvre la
voie vers elle ; la Confirmation fortifie contre la crainte qui en éloigne ;
la Pénitence et l'Extrême-Onction disposent à la recevoir dignement ; le
Mariage, symbole de l'union du Christ avec l'Église, y touche encore par sa
signification, puisque l'union même dont il est le signe a pour sceau le
sacrement de l'Eucharistie. (Eph. v, 32.) — Le rit lui-même des sacrements nous
montre que l'Eucharistie est la consommation de presque tous les autres ; car
ceux qui ont reçu le sacrement de l'Ordre communient, comme les adultes que
l'on baptise.
Les enfants sont sauvés par le Baptême seul, sans les autres
sacrements.
Une chose est nécessaire à une fin de deux manières :
lorsque, sans elle, on ne peut atteindre cette fin, et lorsque, sans elle, on
ne l'atteint pas aussi convenablement. — Trois sacrements sont nécessaires au
salut de la première manière. Deux le sont pour les individus : le
Baptême, simplement et absolument ; la Pénitence, dans le cas où un péché
mortel a été commis après le Baptême. Le troisième est nécessaire à l'Église
considérée comme société : c'est celui de l'Ordre ; parce que, comme
le dit le Sage : « Où il n'y a personne pour gouverner, le peuple
périra. » (Prov, xi, 14.) — Les autres sacrements sont nécessaires de la
seconde manière. La Confirmation est, sous quelque rapport, le complément du
Baptême ; l'Extrême-Onction, celui de la Pénitence ; le Mariage
conserve, par la propagation du genre humain, la société dont se compose
l'Église.
Tous les
sacrements sont nécessaires de l'une ou de l'autre manière, il n'en est aucun
qui soit superflu.
On
demandera peut-être pourquoi nous ne regardons pas l'Eucharistie comme aussi
nécessaire que le Baptême ; car s'il est dit d'un côté : « Quiconque
ne renaît pas de l'eau, ne peut entrer dans le royaume des cieux » (Jean, iii,
5), il est pareillement écrit : « Si vous ne mangez la chair du Fils
de l'Homme, vous n'aurez pas la vie en vous. » (Jean, vi, 54.) La raison
en est que ces paroles qui la concernent : « Si vous ne mangez la
chair du Fils de l'Homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie
en vous, » doivent s'entendre, comme l'explique saint Augustin, de la
manducation spirituelle; et non pas exclusivement de la manducation
sacramentelle.
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EXPLICATION.
Le Baptême sera considéré dans sa nature (66), — dans les
ministres qui le confèrent (67), — dans les sujets qui le reçoivent (68), — et
enfin dans les effets qu'il produit (69).
On y rattache la Circoncision, qui en a été la figure (70), — et
l'on explique les cérémonies du Baptême (71).
La Confirmation ne comprendra qu'une seule question (72).
Il y a dans le Baptême trois points à considérer : le
sacrement seul ou le signe extérieur ; le caractère, qui est à la fois
chose et sacrement ; la justification, qui est simplement la chose ou
l'effet intérieur du sacrement. Pour ne parler que du sacrement ou signe
visible, qui donne le caractère et représente l'effet intérieur, le Baptême
consiste dans l'application de l'eau à l'homme, c'est-à-dire dans l'ablution du
corps faite avec la forme prescrite.
Le signe
n'est que sacrement ; il est transitoire. Le caractère est à la fois chose
et sacrement, parce que, signifié par l'ablution extérieure, il est à son tour
le signe de la justification intérieure. Il est permanent et indélébile. La justification
est uniquement chose ; elle est permanente, mais amissible[289].
Saint Augustin dit : « Depuis le moment où le Christ
a été plongé dans les eaux du Jourdain, l'eau a la vertu de purifier tous les
hommes de leurs péchés. » — Ce fut en effet, au baptême du Christ, que le nôtre
reçut la vertu de produire la grâce ; il y fut institué comme sacrement.
Mais la nécessité d'y recourir ne fut imposée aux hommes qu'après la passion et
la résurrection du Sauveur, dont il nous donne la ressemblance, en nous faisant
mourir au péché, pour nous initier à la vie de la justice.
L'obligation
de recevoir le baptême commença, pour les juifs et pour les Gentils, le jour où
le Christ dit à ses disciples : « Allez, instruisez toutes les
nations, etc. » Cette autre parole, qu'avant sa passion il adressait à
Nicodème : « Quiconque ne renait pas de l'eau et de l'Esprit-Saint ne
peut entrer dans le royaume de Dieu, » concernait l'avenir plutôt que le
présent.
Par ces paroles : « Quiconque ne renaît pas de l'eau
et de l'Esprit-Saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu, » il est
évident que l'eau est la matière propre du baptême.
Nulle autre matière ne convenait mieux que l'eau. Par sa
propriété de laver, elle est fort apte à signifier et à produire l'ablution des
péchés. Par sa fraîcheur, elle marque très bien l'effet du baptême, qui est de
tempérer l'ardeur de la concupiscence. Par sa transparence, elle représente la
vraie foi que l'on reçoit au baptême. Par son abondance, elle convenait à un
sacrement nécessaire au salut.
La
bénédiction descendue du baptême du Christ s'est communiquée, comme par un
fleuve spirituel, à toutes les eaux naturelles, à raison de la communauté
d'espèce.
Quoique l'eau pure et simple soit la matière propre du
baptême, on peut néanmoins baptiser avec toute sorte d'eau, quel que soit le
changement que la nature ou l'art lui ait fait subir, pourvu que l'espèce ne
soit pas détruite. Si, par suite du mélange ou de l'altération, l'eau s'est
changée en un composé d'une autre espèce, le baptême ne saurait avoir lieu. On
ne peut pas, par exemple, se servir de boue, qui est de la terre plutôt que de
l'eau ; et il en est de même du vin trempé.
On
pourrait faire usage de l'eau extraite de la boue ou du vin trempé, pourvu que
ce fût spécifiquement de l'eau véritable. — Celle qui a servi à cuire des
viandes ou autres choses semblables ; les eaux sulfureuses, l'eau de
lessive, qui n'ont fait que subir une certaine altération en traversant d'autres
corps ; à plus forte raison, l'eau de pluie et l'eau de mer, peuvent
servir de matière au baptême. — Il n'en est pas ainsi de l'eau de rose et des
eaux chimiques.
Oui ; car Notre-Seigneur a dit à ses disciples : « Allez,
instruisez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit. » Cette formule a le double avantage d'énoncer la cause
principale du baptême, la Sainte-Trinité ; et la cause instrumentale, le
ministre lui-même. « Je te baptise ; » voilà le ministre. Voici
la cause principale : « Au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit. »
Bien que
les Grecs disent : « Un tel, serviteur du Christ, est baptisé au nom
du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, » le sacrement est valide. — Dans
tous les cas, il faut que les paroles expriment ce que l'on veut faire,
c'est-à-dire l'action de baptiser. Alexandre III a décidé que, si quelqu'un
plonge un enfant trois fois dans l'eau en disant: Au nom du Père, et du Fils,
et du Saint-Esprit, ainsi soit-il, sans ajouter : Je te baptise, l'enfant
n'est pas baptisé. — Plusieurs ministres, l'un prononçant ]es paroles, l'autre
versant l'eau, ne peuvent pas baptiser ensemble ; mais un seul peut
baptiser en même temps plusieurs sujets, pourvu qu'il dise : Je vous
baptise...
Le pape Pélage écrivait à l'évêque Gaudence : « S'il
y a dans votre voisinage des personnes qui n'aient été baptisées qu'au nom de
Jésus-Christ, vous les baptiserez sans crainte au nom de la Sainte-Trinité,
lorsqu'elles viendront à la foi catholique. »
Les sacrements tirent leur efficacité de l'institution de
Jésus-Christ. Or, en instituant le baptême, Notre-Seigneur a ordonné de le
conférer au nom de la Sainte-Trinité. Faire une suppression qui rende
incomplète l'invocation de la Trinité, c'est le priver de son intégrité. De
plus, dans tout sacrement, la forme doit être sensible, comme la matière. Il ne
suffit pas de connaître la Trinité ni d'avoir la foi à ce mystère ; il est
nécessaire, pour la validité du baptême, que les noms des trois Personnes
divines y soient exprimés par des paroles. C'est pour cela même qu'à celui du
Christ, source de la sainteté du nôtre, la Trinité se manifesta par des signes
sensibles : le Père, par la voix ; le Fils, dans sa nature humaine ;
et le Saint-Esprit, sous la forme d'une colombe.
Si l'on
nous objecte que, dans la primitive Église, les Apôtres baptisaient au nom du
Christ, comme le marque ce texte des Actes : « Les hommes et les
femmes étaient baptisés au nom du christ » (viii, 12), nous répondrons
qu'ils le faisaient en vertu d'une révélation spéciale, afin que ce nom, qui
était odieux aux Juifs et aux Gentils, fût respecté, par la même qu'en
l'invoquant on recevait le Saint-Esprit. « Toute la Trinité, selon la
remarque de saint Ambroise, était implicitement comprise dans le nom du Christ »[290].
L'eau, dans le baptême, est employée à l'ablution du corps,
afin de signifier que l'âme est purifiée du péché. Or l'ablution avec l'eau
peut se faire, et par immersion, et par aspersion, et par infusion. Ces deux
derniers modes sont légitimes ; saint Laurent les a employés. Il est
permis d'y recourir, surtout dans le cas de nécessité, ou bien quand il se
présente une grande multitude, comme lorsque saint Pierre baptisa trois mille
personnes, et, un autre jour, cinq mille. La rareté de l'eau, la faiblesse du
ministre, l'infirmité du sujet empêchent parfois l’immersion ; preuve
qu'elle n'est pas nécessaire à la validité du baptême.
La
sépulture du Christ est sans doute mieux représentée par l’immersion ;
mais elle l'est aussi de quelque façon par les autres modes. — Observons, en
passant, que, dans le baptême par infusion, on doit s'appliquer à mouiller la
tête, où se révèle le principe de la vie animale et des opérations de l'âme.
Saint Grégoire, pape, écrivait à l'évêque Léandre : « On
ne mérite aucun blâme, si l'on plonge trois fois ou une seule fois dans l'eau
l'enfant que l’on baptise : les trois immersions rappellent la trinité des
personnes divines, et une seule l'unité de l'essence divine. » — Au temps
où l'on baptisait par immersion, l'Église varia sa discipline à cet égard. Pour
désapprouver les hérétiques qui niaient la Trinité, elle prescrivit la triple
immersion. Dans la suite, contre les Donastiques, qui réitéraient le baptême,
elle ordonna qu'on n'en ferait plus qu'une seule. Cette raison n'existant plus,
elle reprit l'usage des trois immersions. On doit, à toutes les époques,
observer le rit adopté par l'Église.
1° Le baptême est une sorte de régénération spirituelle par
laquelle, en mourant à la vie ancienne, on entre dans une vie nouvelle. Or
chaque homme ne naît qu'une fois. La naissance spirituelle est semblable à la
naissance charnelle dont parlait Nicodème, quand il disait : « Est-ce
que l'homme peut rentrer dans le sein de sa mère et renaître ensuite ? »
On ne peut pas plus recevoir un second baptême que rentrer dans le sein de sa
mère. — 2° Nous sommes baptisés dans le Christ, qui, n'étant mort qu'une fois,
n'a consacré qu'un seul baptême. — 3° Le baptême imprime un caractère
indélébile par une sorte de consécration ; or, en principe, les
consécrations ne se réitèrent pas. « Le caractère militaire, disait saint
Augustin, ne se renouvelle pas ; celui du baptême a-t-il moins de durée ?
Les apostats eux-mêmes n'en sont point dépouillés ; on ne les rebaptise
pas, quand ils reviennent de leur erreur. » — 4° Ce sacrement est
principalement destiné à effacer le péché originel, qui ne se renouvelle pas. —
Pour ces quatre motifs, il n'est pas permis de réitérer le baptême.
Les
péchés subséquents n'anéantissent pas le baptême ; ils élèvent seulement
contre son effet un obstacle qui disparait par la Pénitence. — À l'égard des
personnes dont le baptême est douteux, le pape Alexandre III a rendu le décret
suivant : On doit les baptiser en prononçant d'abord ces paroles :
« Si tu es baptisé, je ne te baptise pas ; mais si tu n'es pas encore
baptisé, je te baptise au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. » —
De même que l'on ne nait qu'une fois et que l'on prend souvent de la
nourriture, on reçoit une seule fois le Baptême, et souvent l’Eucharistie.
L'Église, dirigée par le Saint-Esprit, n'adopte aucun rit
inconvenant.
Il y a dans l'administration du baptême, des cérémonies
nécessaires à sa validité, et d'autres dont le but est de lui donner une
solennité convenable. — Pour sa validité, trois choses sont essentielles :
la forme, qui désigne la cause principale ; le ministre, qui en est la
cause instrumentale ; et l'ablution faite avec l'eau, qui est le signe de
l'effet principal. — Les autres cérémonies ont été instituées pour la solennité
de ce sacrement. Elles excitent la dévotion des fidèles ; elles inspirent
le respect, et, au moyen de tableaux et de représentations symboliques, elles
instruisent les intelligences peu développées. À quoi il faut ajouter que les
prières, les exorcismes et les autres actions sacrées empêchent le démon, en
réprimant sa puissance, de mettre obstacle à l'effet du sacrement.
L’eau
entre comme matière dans la substance du sacrement de Baptême. L'huile sainte
et le saint chrême font partie de sa solennité. On fait deux onctions avec
l'huile sainte sur le catéchumène : l'une sur sa poitrine, afin qu'il
reçoive dans un cœur pur la vraie foi qui agit par la charité ; l'autre
entre ses épaules, pour marquer qu'avec la grâce du Saint-Esprit il doit
s'exercer aux bonnes œuvres. La foi sans les oeuvres est une foi morte. Après
le baptême, le ministre fait une croix avec le saint chrême sur la tête du
néophyte et prononce une prière, afin qu'il ait part au royaume de
Jésus-Christ, qu'il porte noblement le nom de chrétien, et qu'il soit prêt à
rendre raison de sa foi à quiconque l'interrogera. Le vêtement blanc dont on le
revêt est à la fois le signe de la glorieuse résurrection à laquelle la
régénération baptismale sert de préparation, et de la vie pure qu'il doit
mener, conformément à cette parole : « Marchons dans une vie
nouvelle. » (Rom. vi, 4.) Il n'y a rien de superflu dans les cérémonies du
baptême. Ce qui n'est pas nécessaire à sa validité concourt à sa solennité.
Il y a trois baptêmes : le baptême de l'eau, le baptême
de sang, et le baptême de feu ou du Saint-Esprit. L'Apôtre semble nous les
indiquer dans cette expression : « L'instruction des baptêmes. »
(Heb. vi, 2.)
Le baptême d'eau tire son efficacité de la passion de
Jésus-Christ, et, ultérieurement, du Saint-Esprit, sa cause première. La cause
première ne dépendant pas de ses œuvres, on peut, sans le recevoir, en tenir
l'effet de la passion même du Sauveur, en souffrant le martyre pour
Jésus-Christ. Ce sera alors le baptême de sang, que supposent ces paroles de
l'Apocalypse : « Voici ceux qui sont venus ici par de grandes tribulations ;
ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l'Agneau. »
(vii, 14.) Pour la même raison, on peut tenir la grâce du baptême d'eau de la
vertu même du Saint-Esprit, qui incline le cœur de l'homme à la foi, à l'amour
de Dieu et au repentir. C'est ce que l'on appelle le baptême de pénitence ou
baptême de feu, dont Isaïe disait : « Le Seigneur purifiera les
filles de Sion par l'Esprit du jugement et par l'Esprit de feu. » (iv, 4.)
Ces deux baptêmes sont ainsi nommés, parce qu'ils suppléent le baptême d'eau.
Il importe d'entendre saint Augustin développer cette doctrine : « Voulant
montrer, dit-il, que la souffrance tient parfois lieu du baptême, saint Cyprien
en apporte pour preuve cette parole adressée au bon larron, qui n'était pas baptisé :
Aujourd'hui vous serez avec moi dans le paradis. Le baptême d'eau peut, en
effet, si les circonstances ne permettent pas de le recevoir, être suppléé
non-seulement par les souffrances endurées au nom de Jésus-Christ, mais par la
foi et la conversion du cœur. »
Quelqu'un
dira : Il n'y a qu'un baptême comme il n'y a qu'une foi, l'Apôtre l'a
déclaré. Or ce baptême, c'est le baptême d'eau. — Nous le savons. Mais, comme
les deux autres sont contenus implicitement dans le baptême d'eau, qui tire son
efficacité et de la passion de Jésus-Christ et du Saint-Esprit, ils ne
détruisent pas l'unité du baptême ; ils ne sont pas même, à proprement
parler, des sacrements ; ils en produisent seulement l'effet intérieur.
La passion du Christ, qui agit, dans le baptême d'eau, par une
sorte de représentation figurative, et, dans le baptême de pénitence ou de feu,
par de saintes affections, produit, dans le baptême de sang, une imitation
réelle. Pareillement, le Saint-Esprit, qui n'exerce qu'une certaine vertu
latente dans le baptême d'eau, et qui remue seulement le cœur dans le baptême
de pénitence, élève, dans le baptême de sang, la ferveur de la charité à son
plus haut degré, comme le marque cette parole : « Personne ne
témoigne plus d'amour que celui qui donne sa vie pour ses amis. » (Jean,
xv, 13.) Il suit de cette double raison que le baptême de sang est supérieur
aux autres baptêmes.
Nous ne
prétendons pas que le baptême de sang soit un plus grand sacrement que le
baptême d’eau : nous l'avons dit, il n'est pas même un sacrement. La
prééminence que nous lui attribuons concerne seulement l'effet du sacrement de
Baptême, c'est-à-dire la grâce sanctifiante : il ne donne pas le
caractère, qui est à la fois chose et sacrement. Sa supériorité lui vient de la
vertu de la Passion et de l'opération du Saint-Esprit[291].
Le pape Gelase a porté ce décret : « Nous ordonnons aux
diacres de rester dans les limites de leur office. Qu'ils n'aient pas la
témérité de baptiser, à moins qu'en l'absence de l'évêque ou d'un prêtre la
nécessité ne les y contraigne. »
Il n'appartient aux diacres, d'après leur office propre, que
d'assister et de servir les ministres supérieurs dans l'administration des
sacrements : ils n'ont pas le droit de baptiser.
Saint
Laurent baptisa plusieurs personnes, quoiqu'il ne fût que diacre ; mais il
y était autorisé par l'exception mentionnée dans le décret du pape Gelase :
il y avait nécessité urgente.
Les prêtres sont ordonnés pour consacrer le sacrement du corps
de Jésus-Christ, qui est le sacrement de l'unité de l'Église, selon cette
parole : « Nous sommes tous un seul pain et un seul corps. » Or
c'est le baptême qui, en introduisant les hommes dans l'Église, leur donne le
droit de venir à la table du Seigneur. Si donc il appartient aux prêtres de
consacrer l'Eucharistie, laquelle est la fin principale du sacerdoce, il est
aussi de leur office propre de baptiser. Quiconque a le pouvoir de réaliser le
tout a aussi celui de disposer les parties pour le tout.
Les
évêques ont bien le droit de baptiser ; mais, dans tous les états, les
choses moindres appartiennent aux offices inférieurs. Le baptême ne plaçant le
néophyte qu'au dernier rang dans la société chrétienne, l'administration de ce
sacrement appartient aux prêtres, qui remplacent les soixante-douze disciples
du Christ.
Le pape Gelase et saint Isidore disent : « Lorsque
la nécessité est pressante, il est permis aux simples fidèles de baptiser. »
Dieu, voulant, dans sa miséricorde, que tous les hommes soient
sauvés, a choisi, pour le baptême, qui est le plus nécessaire de tous les
sacrements, une matière commune, l’eau, que chacun peut aisément se procurer,
et il a établi que toute personne, même laïque, en serait le ministre, afin que
qui que ce soit ne manque son salut, faute d'avoir pu se faire baptiser.
Un
laïque qui baptise hors le cas de nécessité, pèche. Il confère néanmoins le
sacrement de Baptême, qui ne doit pas être réitéré.
Consulté sur cette question, le pape Urbain II répondit :
« Le baptême est bon, quand une femme, en cas de nécessité, baptise un
enfant au nom de la Sainte-Trinité. »
De même qu'un homme laïque peut, dans le cas de nécessité,
baptiser, comme ministre de Jésus-Christ ; une femme le peut également. Mais
si un homme est présent, on doit le préférer.
Alors
même qu'une femme aurait baptisé sans nécessité; on ne devrait pas réitérer le
baptême.
Un homme qui n'est pas baptisé, qu'il soit juif ou païen,
peut, dans la nécessité, conférer le sacrement de Baptême, en observant la
forme usitée dans l'Église. Voici la réponse du pape Nicolas 1er à
la consultation des Bulgares : « Vous demandez ce qu'il faut faire à
l'égard de beaucoup de personnes baptisées dans votre pays par un juif, sans que
l'on sache s'il était chrétien ou non. Si ces personnes ont été baptisées au
nom de la Sainte-Trinité, on ne doit certainement pas les rebaptiser. Mais si
la forme prescrite par l'Église n'a pas été observée, le sacrement n'a point
été conféré. » Il résulte de là que si deux personnes non baptisées se
baptisent mutuellement l'une après l'autre, elles reçoivent toutes les deux
non-seulement le sacrement, mais l'effet du sacrement, c'est-à-dire le
caractère et la justification. Toutefois, si elles agissaient ainsi sans une
nécessité réelle, elles pécheraient grièvement, et leur péché empêcherait
l'effet du baptême. Le sacrement serait néanmoins valide.
Celui
qui confère le baptême remplit seulement un ministère extérieur. Jésus-Christ,
qui baptise intérieurement, peut se servir, à son gré, de tous les hommes ;
et c'est pour cette raison que ceux qui n'ont pas reçu le baptême peuvent
néanmoins baptiser. Le baptême qu'ils donnent n'est pas à eux ; il est au
Christ, qui n'a enchaîné sa puissance, ni aux hommes baptisés, ni même aux
sacrements.
Ces personnes disent-elles : « Nous te baptisons, »
le baptême ne parait pas bon ; elles en corrompent la forme, et, de plus,
les paroles qu'elles prononcent semblent annoncer que plusieurs ministres ont
l'intention de se réunir pour conférer un seul baptême, tandis qu'il ne doit y
en avoir qu'un seul qui représente le Christ. Ces personnes détruisent en
quelque sorte la notion que nous avons du ministre qui baptise comme tenant la
place de Jésus-Christ. Chaque personne dit-elle : « Je te baptise, »
le baptême est conféré par la première qui prononce les paroles. Si toutes les
disent en même temps, chacune baptise autant qu’il est en elle, et le baptême
est valide. Jésus-Christ, qui seul baptise intérieurement, peut bien conférer un
même sacrement par l'intermédiaire de plusieurs ministres. Quoi qu'il en soit,
ces personnes, donnant le baptême d’une manière contraire aux règles de
l'Église, pécheraient grièvement.
Dans la
nécessité, une seule personne pourrait en baptiser plusieurs en même temps,
avec cette formule : « Je vous baptise. » Mais si une personne
récitait la formule, tandis que l'autre procéderait à l'application de la
matière ; par exemple, à l'immersion, le baptême ne serait pas bon : ni
l'une ni l'autre n'aurait baptisé.
Semblable à un enfant nouvellement né, le nouveau baptisé,
novice dans la foi et dans la vie chrétienne, a besoin que quelqu'un lui tienne
lieu de nourrice et de maître. Occupés des besoins généraux du peuple, les
supérieurs ecclésiastiques ne sauraient pourvoir à ce soin particulier. Il est
nécessaire qu'une autre personne reçoive, au sortir des Fonts sacrés, le
néophyte, en témoignant qu'elle se charge de l'instruire et de veiller sur lui.
Le
parrain n'est pas indispensable pour la validité du sacrement ; dans un
cas de nécessité, une personne seule peut baptiser.
Saint Augustin dit dans un sermon : « Hommes et
femmes qui avez tenu des enfants sur les Fonts du baptême, je vous rappelle que
vous vous en êtes rendus garants devant Dieu. » En effet, si celui qui
accepte une charge doit la remplir, le parrain, qui s'engage à servir de maître
au nouveau baptisé, doit en prendre soin, du moment qu'il y a nécessité ;
par exemple, lorsque le néophyte est élevé parmi les infidèles. Chez les
catholiques, il peut s'exempter de ce soin, par la pensée que les parents
s'acquittent convenablement de leur devoir. Mais, dès qu'il s'aperçoit qu'il
n'en est rien, il est tenu de pourvoir, autant qu'il le peut, au salut de son
enfant spirituel.
Quant au
choix des parrains, on admet toutes sortes de personnes dans les pays où le
danger de subversion n'existe pas, toutes y étant généralement instruites de
leurs devoirs religieux ; mais, dans les lieux où un tel péril est à
craindre, on doit faire choix d'un homme versé dans la connaissance des vérités
de la foi et des devoirs de la vie chrétienne.
Il est écrit : « Quiconque ne renaît pas de l'eau et
de l'Esprit-Saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » (Jean, iii,
5.)
Les hommes sont tenus aux actes sans lesquels ils ne peuvent
être sauvés. Or nul ne saurait l'être que par Jésus-Christ. L'Apôtre dit :
« De même que, par le péché d'un seul, tous les hommes ont encouru la
condamnation ; de même, par la justice d'un seul, tous reçoivent la
justification de la vie. » (Rom. 5, 18.) Le baptême ayant été donné pour
régénérer l'homme et l'incorporer au Christ en le constituant un de ses
membres, comme on le voit par cette parole : « Vous tous qui avez été
baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ » (Gal. iii, 27), tous
les hommes sont évidemment obligés de le recevoir. Sans lui il n'y a pas de
salut.
A aucune
époque, les hommes n'ont pu être sauvés sans devenir membres du Christ, ainsi
que le marque cette parole de saint Pierre : « Aucun autre nom n'a
été donné aux hommes par lequel nous devions être sauvés. » (Act. iv, 12.)
— Sous l'ancienne loi, les hommes lui étaient incorporés par la foi à son
avènement futur : la circoncision en était le sceau. — Avant la
circoncision, cette incorporation s'opérait par la foi seule, dont l'oblation
des sacrifices était une profession. — Depuis l'avènement du Christ, les hommes
lui sont également incorporés par la foi, selon cette parole : « C'est
par la foi que Jésus-Christ habite dans vos cœurs. » (Eph, iii, 17.) Il
faut seulement observer que la foi à une chose présente se manifeste autrement
que la foi à une chose future, comme on se sert de mots différents pour
exprimer le passé, le présent et l'avenir. Ainsi, quoique le baptême n'ait pas
toujours existé, la foi dont il est le sacrement a toujours été nécessaire. Dès-lors
on ne peut objecter que son institution a rétréci la voie du salut.
On dira
peut-être qu'au moins les enfants sanctifiés dans le sein de leur mère ne sont
pas obligés de recevoir le baptême. — Si quelques-uns ont été sanctifiés de la
sorte, ils n'ont pas pour cela la ressemblance du Christ : il est
nécessaire de les baptiser pour leur conférer ce caractère.
S'agit-il d'une personne qui, jouissant de son libre arbitre,
n'est ni ne veut être baptisée, par mépris du sacrement ; elle ne peut
être sauvée. Elle n'est incorporée ni sacramentellement, ni mentalement au
Christ, de qui seul vient le salut. — Parle-t-on d'une personne qui a le désir
du baptême, mais que la mort saisit avant qu'elle l'ait reçu ; celle-là
peut être sauvée, à cause de son désir du baptême, désir procédant de la foi
animée par la charité au moyen de laquelle Dieu, qui n'a pas enchaîné sa
puissance aux sacrements visibles, sanctifie les hommes intérieurement. Aussi
saint Ambroise disait-il en parlant de Valentinien, mort catéchumène : « J'ai
perdu celui que je devais régénérer ; mais il n'a pas perdu, lui, la grâce
qu'il avait demandée. »
On nous
opposera peut-être ce texte : « Quiconque ne renaît pas de l'eau et
de l'Esprit-Saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » Mais il est
pareillement écrit : « L'homme n'aperçoit que l'extérieur, tandis que
Dieu voit le cœur. » (1 Rois, xvi, 7.) Celui qui désire renaitre de l'eau
et de l'Esprit-Saint au moyen du baptême est régénéré dans son cœur, quoiqu'il
ne le soit pas visiblement. L'Apôtre ne disait-il pas : « La
circoncision du cœur se fait par l'Esprit et non par l'observation de la lettre ;
elle tire son mérite de Dieu et non des hommes ? » Toutefois, celui
qui ne reçoit le baptême qu'en désir endure la peine temporelle due à ses
péchés pardonnés ; « il est sauvé comme par le feu, » pour
parler avec l'Apôtre. (1 Cor. iii, 15.) Ainsi, quand on dit que le sacrement de
Baptême est de nécessité de salut, il faut entendre qu'il n'y pas de salut pour
l'homme qui n'a pas au moins la volonté de le recevoir ; car, devant Dieu,
cette volonté est réputée pour le fait[292].
Les enfants doivent être baptisés sans délai, à cause du péril
de mort : il n'y a pas à attendre d'eux plus d'instruction ni de
meilleures dispositions. — Les adultes, auxquels le désir du baptême peut
suffire, ainsi que nous l'avons dit, ne doivent pas ordinairement être baptisés
au moment même de leur conversion. L'Église veut que l'on examine pendant
quelque temps leur foi et leurs mœurs, qu'on les instruise et qu'on les exerce
aux actes de la vie chrétienne, afin qu'ils reçoivent ce sacrement avec plus de
dévotion. Il faut toutefois, baptiser sans délai ceux qui sont convenablement
préparés ou exposés à un danger de mort ; car, bien qu'une personne qui attend
l'époque fixée pour son baptême soit sauvée, si elle meurt avant d'avoir pu le
recevoir, elle n'est pas, cependant, exempte du purgatoire.
Pour
prouver que le baptême doit être longuement différé, il ne conviendrait pas de
s'autoriser de ce principe que, plus il l'est, plus il remet de péchés. Par la
grâce qu'il confère, il n'efface pas seulement les péchés passés ; il
prévient aussi les péchés futurs, qu'il empêche de commettre. On doit désirer
avant tout que les hommes ne pèchent pas, que leurs péchés soient légers, et
qu'ils en soient purifiés. Quant aux personnes qui, sans cause légitime,
diffèrent elles-mêmes le moment de leur baptême, elles pèchent coutre ce
précepte : « Ne tardez pas de vous convertir, et ne différez pas de
jour en jour. » (Eccl. v, 8.)
D'après ces paroles de l’Apôtre : « Jésus-Christ
purifie l'Église par le bain de l'eau et par la parole de vie » (Eph. v,
26), le baptême, spécialement institué pour effacer les souillures du péché,
doit être donné aux pécheurs qui n'ont que la tache et la dette de leurs péchés
passés ; mais il faut le refuser à ceux qui sont encore pécheurs par la
volonté. L'homme disposé à pécher ne peut s'unir à Jésus-Christ, auquel ce
sacrement nous incorpore, selon cette parole : « Vous tous qui avez
été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ. » (Gal. iii, 27.)
« Qu'y a-t-il de commun, s'écrie le même Apôtre, entre la justice et
l'iniquité ? » « Quiconque est en possession de son libre
arbitre, ajoute saint Augustin, ne peut commencer une vie nouvelle sans se
repentir de ses fautes passées. »
On ne
doit conférer le sacrement de Baptême qu'aux pécheurs chez lesquels on aperçoit
quelque signe de conversion intérieure, comme on ne donne un remède corporel
qu'au malade chez lequel on voit quelque mouvement vital de la nature.
Jésus-Christ, nous l'avons reconnu, a suffisamment satisfait
pour les péchés de tous les hommes. Imposer une pénitence aux personnes que
l'on baptise, ce serait, en faisant injure à sa passion et à sa mort, témoigner
qu'il n'a pas satisfait pleinement pour les péchés du monde entier.
On doit
seulement enjoindre aux pécheurs que l'on baptise de satisfaire au prochain, de
renoncer au péché et de s'exercer à la pratique des vertus ; on ne leur
prescrit aucune œuvre satisfactoire pour le passé.
Il suffit que l'homme, avant le baptême, se rappelle ses
péchés et les déplore ; il n'est pas obligé de les confesser à un prêtre.
Le but de la confession faite au prêtre est d'en obtenir l'absolution et
l'imposition d'une œuvre satisfactoire. Or le ministre qui confère le baptême
ne prescrit aucune œuvre de ce genre, n'impose aucune humiliation, et ne donne
point l'absolution. Il ne doit point exiger des sujets qui le reçoivent un aveu
détaillé de leurs péchés. La confession générale par laquelle, comme le
prescrit le rit institué par l'Église, ils renoncent au démon et à ses pompes,
est seule d'obligation. Si, pourtant, quelques-uns voulaient par dévotion se
confesser à un prêtre, on devrait les entendre, non pour leur imposer une
pénitence, mais pour leur donner des avis salutaires.
Tous les rituels exigent-ils que la personne qui va être baptisée
déclare qu'elle demande le baptême à l'Église ?
Du moment que le baptême fait mourir à la vie ancienne et
initie à une vie nouvelle, il est nécessaire, pour le recevoir, que l'homme qui
jouit de son libre arbitre ait la volonté de quitter son ancienne vie et
d'entrer dans la vie chrétienne, dont la réception de ce sacrement est le
commencement. Conséquemment, la volonté ou l'intention est nécessaire pour
recevoir le sacrement de Baptême.
Un
adulte qui n'aurait pas eu l'intention de recevoir le baptême devrait être
rebaptisé. Dans le doute, on dirait : Si tu n'es pas baptisé, je te
baptise.
Le baptême produit deux effets dans l'âme : le caractère et
la grâce. — La vraie foi est une condition essentielle pour recevoir la grâce
de la justification. L'Apôtre dit : « La justification est produite
par la foi en Jésus-Christ. » (Rom. iii, 22.) Notre-Seigneur ne s'exprime
pas moins expressément : « Quiconque croira et aura été baptisé sera
sauvé. » (Marc, xiv,16.) — Pour le caractère, la vraie foi n'est pas plus
nécessaire dans le sujet que dans le ministre. Le sacrement de Baptême a été
réellement conféré dès que l'on a observé tout ce qui est prescrit pour sa
validité.
La
personne qui reçoit le baptême hors de l'Église, sans renoncer à son infidélité
ou à son hérésie, reçoit, comme le pécheur qui ne quitte pas ses péchés, le
sacrement avec le caractère qu'il imprime ; mais elle n'obtient pas la
justification.
Les enfants ont la tache du péché originel, et c'est pour cela
que Notre-Seigneur a dit : « Quiconque ne renaît pas de l'eau et de
l'Esprit-Saint ne peut entrer dans le royaume de Dieu ? » (Jean, iii,
5.) Il est nécessaire que la régénération du baptême les fasse arriver au salut
par Jésus-Christ. D'ailleurs, formés dès l'âge le plus tendre aux habitudes de
la vie chrétienne, ils y persévéreront avec plus de fermeté, conformément à
cette maxime de la Sagesse : « Prépare le cœur de l'enfant dès son
entrée dans la vie, et il ne s'éloignera point de la sagesse, alors même qu'il
aura vieilli. » (Prov. xxii, 6.)
« Dans
l'Église du Sauveur, écrivait saint Augustin à Boniface, les petits enfants
croient par autrui, de même qu'ils ont contracté par autrui le péché qu'efface
en eux le baptême. » — Leur intention de recevoir le baptême est dans ceux
qui les présentent ; leur foi, dans la foi de l'Église, qui devient leur
mère.
Les enfants des infidèles ont l'usage de la raison, ou ils ne
l'ont pas. S'ils l'ont, on peut leur parler du baptême et les engager à le
recevoir. Maîtres d'eux-mêmes pour tout ce qui est de droit divin et naturel,
ils peuvent, malgré leurs parents, se faire baptiser aussi bien que se marier.
S'ils n'ont pas encore l'usage de la raison, ils sont sous la tutelle de leurs
parents : on irait contre la justice naturelle, si on les baptisait sans
le consentement des auteurs de leurs jours[293].
Il est nécessaire pour la validité du baptême que l'eau touche
de quelque manière le corps de l'homme. Les enfants renfermés dans le sein
maternel ne sauraient donc être baptisés tant qu'ils n'en sont pas sortis. Mais
si, au moment de leur naissance, l'eau peut atteindre un de leurs membres, et
notamment la tête, le baptême est valide. Dans le doute, on le réitérera avec
cette formule : Si tu n'es pas baptisé, je te baptise.
Les
enfants renfermés dans le sein de leur mère sont susceptibles de recevoir
l'action de Dieu, pour qui ils sont vivants. Ils peuvent obtenir, par un
certain privilège, la grâce de la justification ; on le voit par ceux qui
y ont été sanctifiés[294].
Il n'est
jamais permis de donner la mort à la mère pour sauver son enfant. Mais si elle
meurt, l'enfant vivant dans son sein, on doit ouvrir la mère pour baptiser
l'enfant.
Les fous de naissance doivent être baptisés, comme les
enfants, dans la foi de l'Église. — Les fous qui ont joui de leur raison
doivent être également admis au baptême, s'ils ont manifesté, avant leur
démence, le désir de le recevoir ; mais s'ils n'ont pas laissé paraître
cette intention, ils ne doivent pas y être reçus. — Quant à ceux qui ont des
moments de lucidité, on peut en profiter pour les baptiser, sur leur demande.
On ne
baptise point une personne endormie, si ce n'est dans un pressant danger de
mort, et quand elle a manifesté précédemment la volonté de recevoir le baptême.
Ézéchiel annonçait ainsi l'efficacité de ce sacrement :
« Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés de toutes vos
souillures. » (xxxvi, 25.)
« Considérez, écrivait saint Paul aux Romains baptisés, que
vous êtes morts au péché, et que vous vivez pour Dieu en Notre-Seigneur
Jésus-Christ. » (vi, 3.) De telles paroles montrent que l'homme, par le
baptême, meurt à la vie ancienne du péché et est initié à la vie nouvelle de la
grâce. Il faut en tirer cette conclusion que le baptême efface non-seulement le
péché originel, mais tous les autres péchés.
Nous
pouvons dire ici avec saint Paul : « Si le jugement de Dieu nous a
condamnés pour un seul péché, sa grâce nous justifie après plusieurs péchés. »
(Rom. v, 16.) Saint Augustin, expliquant ce passage de l'Apôtre, ajoute : « La
génération charnelle n'amène que le péché originel ; mais la régénération
spirituelle efface avec le péché originel tous les péchés volontaires. »
À quoi
bon le baptême pour la rémission des péchés actuels ? demandera quelqu'un.
La pénitence, qui, selon ces paroles de saint Pierre : « Faites
pénitence, et que chacun de vous soit baptisé » (Act. ii, 38), est
nécessaire avant le baptême, ne suffit-elle pas ? — Les péchés, quels
qu'ils soient, n'étant remis qu'en vertu de la foi à la passion du Christ, tout
pénitent doit vouloir y participer, soit par le baptême, soit par le sacrement
de Pénitence. Il est vrai que l'adulte qui demande le baptême avec de vrais
sentiments de pénitence obtient, en vertu de son dessein bien formé de le
recevoir, le pardon de tous ses péchés ; mais la rémission est plus
parfaite, s'il le reçoit réellement[295].
Le baptême, communiquant aux hommes les mérites de la passion
du Christ, leur sert comme s'ils avaient souffert eux-mêmes pour expier leurs
fautes. La passion du Christ est une satisfaction suffisante pour les péchés du
monde entier. Ce sacrement décharge donc de toute la dette du péché.
Celui
qui a reçu le baptême n'est tenu à aucune peine satisfactoire vis-à-vis de Dieu ;
mais il peut y être tenu à l'égard des hommes. S'il est un meurtrier, par
exemple, la justice veut qu'il édifie la société en subissant sa condamnation,
comme il l'a scandalisée en commettant son crime.
Le baptême a la vertu de faire disparaître les pénalités de la
vie présente ; mais il ne les supprime pas avant la résurrection générale
où le corps des justes revêtira l'immortalité. Ce délai est fondé en raison.
D'abord, comme membres de Jésus-Christ, nous devons ressembler à notre Chef et
souffrir à son exemple. L'Apôtre nous le dit : « Nous sommes les
héritiers de Dieu et les cohéritiers du Christ, pourvu que nous souffrions avec
lui, afin d'être glorifiés avec lui. » (Rom. viii, 17.) Ensuite, ce délai
nous ménage un exercice spirituel qui nous fait mériter, avec le secours de
Dieu, la couronne des vainqueurs, par le combat qu'il nous donne lieu de livrer
à la concupiscence et aux autres passions. Il est écrit, en figure de cette vérité :
« Voici les peuples que le Seigneur a laissés pour former les Israélites,
afin que leurs enfants apprissent après eux à lutter contre les ennemis, en
contractant l'habitude des combats. » (Jug. iii, 1.) Enfin, ce délai porte
les hommes à demander le baptême en vue de la gloire éternelle, et non pour
s'exempter des maux de la vie présente ; car saint Paul disait très-bien :
« Si nous n'espérons en Jésus-Christ que pour cette vie, nous sommes les
plus misérables de tous les hommes. » (1 Cor. xv, 19.)
Il y a
deux sortes de peines pour le péché : la peine éternelle et la peine
temporelle. Le baptême, qui détruit la première, ne surprime pas entièrement la
seconde. La faim, la soif, la mort et les autres misères de la vie actuelle lui
survivent. Mais il prépare l'homme à ne plus les redouter, et, à la fin des
temps, il les fera disparaître tout-à-fait.
« Le baptême, ainsi que le dit saint Augustin, incorpore
au Christ, en qualité de membres, ceux qui le reçoivent. » Or, d'après
cette parole : « ‘Nous avons tous reçu de sa plénitude » (Jean,
1, 16), la plénitude de la grâce et de la vertu du Christ découle sur les
membres du corps dont il est le chef. Donc le baptême confère à l'homme la
grâce et les vertus.
Nous sommes incorporés au Christ par le sacrement de Baptême.
Or, de même que, dans l'ordre naturel, la tête transmet aux membres le
sentiment et le mouvement ; de même, dans l'ordre spirituel, le Christ
fait découler dans ses membres le sentiment spirituel, qui consiste dans la
connaissance de la vérité, et le mouvement spirituel, que produit l'influence
de sa grâce. C'est ce qu'exprime ce texte de saint Jean : « Nous
l'avons vu plein de grâce et de vérité… et nous avons tous reçu de sa
plénitude. » (i, 14 et 16.) Ceux qui reçoivent le baptême sont donc à la
fois incorporés au Christ, éclairés à l'égard des vérités de la foi, et
fécondés pour les bonnes actions. Par conséquent, l'incorporation au Christ,
l'illumination et la fécondation, actes de certaines vertus, peuvent être
attribuées à la grâce du baptême.
Les enfants, comme les adultes, devenant membres de
Jésus-Christ par le baptême, participent à la grâce et aux vertus qui découlent
de leur Chef. Sans cela, ceux qui meurent immédiatement après le baptême
n'arriveraient pas à la vie éternelle. Les auteurs qui ont prétendu que le
baptême donne aux enfants le caractère, mais non la grâce et les vertus, n'ont
pas su distinguer entre une habitude et un acte. De ce que les enfants sont
inhabiles à produire les actes des vertus, ils ont conclu sans fondement qu'ils
n'ont aucune vertu après le baptême. L'impuissance d'agir résulte chez eux d'un
empêchement physique, et non du manque d'habitude. Ils ressemblent à un homme
endormi qui a les habitudes des vertus, mais à qui le sommeil en interdit les
actes.
« L'Église,
comme une tendre mère, disait saint Augustin, prête aux enfants les pieds
d'autrui pour venir à elle ; le cœur d'autrui, pour croire ; la
langue d'autrui, pour confesser leur foi. »
Ouvrir la porte du royaume céleste, c'est écarter les
obstacles qui empêchent d'y entrer, à savoir le péché et la peine du péché. Le
baptême, qui efface tous les péchés et toutes les peines, a évidemment pour
effet de l'ouvrir.
Il
l'ouvre en unissant celui qui le reçoit à la passion de Jésus-Christ.
Le baptême produit deux sortes d'effets, l'un essentiel,
l'autre accidentel. L'effet essentiel est le même dans tous les hommes qui le
reçoivent de la même manière ; ainsi, chez les enfants, qui sont baptisés
dans la foi de l'Église, ce sacrement produit au même degré la régénération qui
les fait vivre spirituellement. Mais, comme les adultes s'en approchent
d'ordinaire avec des dispositions inégales, il produit en eux la grâce du
renouvellement spirituel avec plus ou moins d'abondance. Un même foyer répand
également sa chaleur pour tous, et cependant ceux qui s'en approchent de plus
près la ressentent plus vivement. Quant aux effets accidentels que la puissance
divine opère miraculeusement dans le baptême, et pour lesquels il n'a point été
institué, tous les hommes qui s'en approchent avec une égale dévotion ne les
reçoivent pas également ; la divine Providence les accorde suivant ses
desseins.
La grâce
baptismale, à son moindre degré, suffit pour effacer tous les péchés. Si elle
paraît plus ou moins grande dans deux personnes, cette différence peut provenir
de ce que l'une, y ayant apporté plus de dispositions, l'a reçue avec plus
d'abondance, ou bien encore de ce que, l'ayant reçue toutes les deux au même
degré, l'une la cultive avec soin, tandis que l'autre la néglige.
« Le Saint-Esprit, qui est le maître de la science, fuit
le déguisement. » (Sag. i, 5.)
L'intention de celui qui reçoit le baptême doit embrasser en
même temps le baptême lui-même et son effet. Or la feinte est opposée ou au
baptême ou à son effet ; elle consiste, soit à ne pas croire au sacrement
de la foi, soit à le mépriser, soit à vicier son mode d'administration, soit
enfin à le recevoir avec un cœur attaché au péché mortel. Il est clair qu'elle
empêche l'effet du baptême.
Le but
du baptême est de justifier ceux qui s'en approchent sans feinte, c'est-à-dire
avec sincérité. — Feindre, c'est faire semblant de vouloir ce que l'on ne veut
pas, et c'est ce qui a lieu dans les cas dont nous avons parlé ; car se
présenter au baptême, c'est affirmer que l'on a la vraie foi, que l'on respecte
le sacrement, et que l'on renonce au péché.
« Le baptême, dit saint Augustin, commence à produire son
effet pour le salut, lorsqu'une confession sincère fait disparaître la feinte. »
Celui que l'on baptise reçoit le caractère et la grâce qui
remet tous les péchés. La feinte empêche quelquefois ce dernier effet. Mais,
dès qu'elle cesse par la pénitence subséquente, le baptême le produit immédiatement ;
semblable à un corps pesant qui se meut de haut en bas, à moins qu'un obstacle
ne l'arrête, et qui, l'obstacle enlevé, continue aussitôt son mouvement.
Saint Paul disait : « Vous avez été circoncis de la circoncision
du Christ, ayant été ensevelis avec lui dans le baptême. » (Col. ii, 11.)
Le baptême est appelé « le sacrement de la foi, »
parce qu'il en est une profession et qu'il agrège l'homme à la société des
fidèles, qui ont la même foi que les patriarches. Or la circoncision était
pareillement chez ceux-ci une profession de foi ; car il est écrit :
« Abraham reçut la circoncision comme le sceau de la foi. » (Rom. iv,
11.) Elle servait aussi à agréger les anciens à la société des fidèles. Il en
faut inférer qu'elle préparait au baptême et le figurait par avance, puisque,
d'après saint Paul, « tout ce qui arrivait aux anciens patriarches était
une figure des choses futures » qui étaient l'objet de leur foi.
« La circoncision a été instituée par Dieu même. »
(Gen. xxii, 10.) Les œuvres divines sont parfaites.
Il convenait que, établie au temps d'Abraham, elle fût donnée
à ce patriarche, qui reçut, le premier, la promesse que le Christ naîtrait de
lui, lorsque Dieu lui dit : « Toutes les nations de la terre seront
bénies dans votre race » (Gen. xxii, 18), et qui, le premier aussi,
obéissant à cet ordre ; « Sortez de votre pays et de votre parenté »
(Gen. xii, 1), se sépara de la société des infidèles.
Au
commencement du monde, pendant que la foi et la raison, aidées de la science d'Adam,
qui avait été complètement instruit des choses divines, conservaient leur
empire, chacun professait sa foi au Rédempteur par des signes de son choix.
Vers le temps d'Abraham, où la concupiscence charnelle obscurcissait la raison,
la circoncision fut sagement établie pour servir de profession de foi et
affaiblir la concupiscence elle-même. Elle ne contenait pas tout ce qu'il faut
pour le salut ; elle le figurait seulement comme devant être accompli par
le Christ, et elle était d'ailleurs réservée aux hommes. Aussi, à la différence
du baptême, elle ne fut pas proposée à tous les peuples.
Établi de Dieu même, comme un signe de la foi par laquelle
Abraham avait cru que le Christ naîtrait de sa race, le rit de la circoncision
était convenable.
Remède
contre le péché originel, la circoncision avait encore pour but d'affaiblir la
concupiscence de la chair. Elle était fixée au huitième jour, pour figurer la
circoncision spirituelle que le Christ achèvera au huitième âge du monde.
On admet communément que la circoncision conférait la grâce
qui justifie, non comme le baptême, par une vertu inhérente au sacrement
lui-même, mais par la vertu de la foi en la passion de Jésus-Christ, dont elle
était le signe. Celui qui se faisait circoncire, s'il était adulte, professait
lui-même la foi, et, s'il n'avait pas encore l'usage de la raison, un autre y
adhérait pour lui. De là vient que saint Paul disait : « Abraham
reçut le signe de la circoncision comme le sceau de la justice qu'il tenait de
la foi. »
Après la
circoncision comme avant, la foi au Christ justifiait seule les enfants et les
adultes. Quoique, dans l'origine, aucun signe particulier ne fût exigé en
témoignage de cette foi, il est vraisemblable que les parents fidèles
adressaient à Dieu quelques prières pour leurs jeunes enfants, exposés surtout
au péril de mort ; peut-être se contentaient-ils de les bénir en
manifestant leur foi. Les adultes priaient et offraient des sacrifices pour
eux-mêmes. La circoncision ne rétrécit en aucune manière la voie du salut. Si
quelques personnes moururent dans le désert sans l'avoir reçue, il faut porter
sur leur salut le même jugement que sur celui des hommes qui moururent avant son
institution, et cela s'applique également aux enfants qui, sous la loi,
mouraient avant le huitième jour.
Pour recevoir le sacrement de la foi chrétienne, il faut être
instruit des vérités de la foi, d'après ces paroles de l’Apôtre : « Comment
croiront-ils au Seigneur, s'ils n'en a ont pas entendu parler ? Comment en
entendront-ils parler, si personne ne les prêche ? » (Rom. x, 14.) Le
catéchisme doit donc précéder le baptême. Notre-Seigneur lui-même le plaçait
avant ce sacrement, lorsqu'il disait : « Allez, enseignez toutes les
nations, baptisez-les, etc. »
Quant
aux enfants, l'Église leur prête sa foi.
« Préparez votre terre, disait le Prophète, et ne semez
pas dans les épines. » (Jér. iv, 3.)
Par là même qu'un homme est assujetti au péché originel, le
démon a sur lui un certain pouvoir. Il convient de le chasser d'abord par
l'exorcisme, afin qu'il soit impuissant à s'opposer au salut de celui qui va
être baptisé ; l'insufflation représente cette expulsion. La bénédiction,
accompagnée de l'imposition des mains, lui ferme ensuite la route, afin qu'il
ne revienne pas. — Le sel que l'on met dans la bouche du catéchumène, la salive
appliquée à ses oreilles et à ses narines, signifient qu'il reçoit la foi par
les oreilles, qu'il en savoure la bonne odeur par les narines, et qu'il la
professe par la bouche. L'onction faite avec l'huile marque son aptitude à
combattre contre les démons.
Les cérémonies de l'exorcisme ne sont pas de simples signes
sans efficacité ; elles éloignent la puissance des démons, et elles
ouvrent les sens intérieurs à la perception des mystères du salut.
L'effet
principal du sacrement est obtenu sans les cérémonies de l'exorcisme ; on
peut les omettre dans le cas de nécessité. Le danger passé, il faut néanmoins
les suppléer ; car si un obstacle peut empêcher de recevoir le baptême, un
obstacle peut aussi empêcher de jouir de ses effets après qu'on l'a reçu.
Il appartient au prêtre de catéchiser et d'exorciser les
futurs baptisés ; mais les ministres inférieurs peuvent lui prêter leur coopération :
les diacres, en présentant le saint chrême ; les lecteurs, en catéchisant ;
et les exorcistes, par les fonctions de leur ordre.
Le pape Melchiade écrivait aux évêques d'Espagne: « Vous
demandez quel est le plus grand sacrement de celui qui est donné par
l'imposition des mains de l'évêque, ou du Baptême ? Sachez qu'ils sont
l'un et l'autre deux grands sacrements. »
Puisque les sacrements de la loi nouvelle sont destinés à
effectuer les différentes applications de la grâce, il y a un sacrement spécial
là où la grâce doit produire un effet spécial. Le monde matériel nous aidant à
concevoir le monde spirituel, une chose visible va nous servir, à cet égard,
d'analogie. De même qu'il y a pour notre corps, outre la génération qui lui
donne l'existence, une force d'accroissement par laquelle, arrivant à sa
perfection, il devient capable des actes de l'âge mûr, selon cette parole de l’Apôtre :
« Lorsque je suis devenu homme, je me suis défait de ce qui était de
l'enfant » (1 Cor. xiii,11) ; de même, il y a, pour notre âme, outre
le Baptême, qui est la régénération spirituelle, un autre secours par lequel
nous parvenons à l'âge parfait de la vie spirituelle. Ce secours, c'est la
Confirmation. Le pape cité plus haut a dit à son sujet : « L'Esprit-Saint,
qui, par sa descente sur les eaux du Baptême, leur donna le pouvoir de nous
purifier, nous accorde, dans la Confirmation, une force supérieure : le
Baptême nous enfante à la vie spirituelle ; la Confirmation nous fortifie
pour les combats. » Il est évident dès lors que la Confirmation est un
sacrement spécial.
On ne
voit pas dans l'Écriture, dira quelqu'un, que Jésus-Christ ait institué un tel
sacrement. — Jésus-Christ, il est vrai, n'a pas institué directement la
Confirmation en la conférant ; mais il l'a instituée en la promettant par
ces paroles : « Si je ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra point
à vous ; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai. » (Jean, xvi, 7.)
La raison pour laquelle il l'a instituée par une simple promesse, c'est qu'on y
reçoit la plénitude de l'Esprit-Saint, qui ne devait pas être donnée avant
l'Ascension, selon ce qui est écrit : « Le Saint-Esprit n'avait pas
encore été donné, parce que Jésus-Christ n'avait pas encore été glorifié. »
(Jean, vii, 39.) A ceux qui refuseraient à la Confirmation le titre de
sacrement, par la raison que le salut est possible sans elle, il est aisé de
répondre qu'elle est du nombre des sacrements qui nous facilitent la voie du
ciel, et sans lesquels on peut être sauvé, pourvu que le mépris ne soit pas la
cause de leur omission.
D'autres
objecteront peut-être que le Christ n'a pas été confirmé. — Le Christ, qui
avait reçu dès le premier instant de sa conception la plénitude de la grâce et
de la vérité, n'avait nul besoin de la Confirmation. Il nous en notifia
néanmoins les effets, le jour de son baptême, quand le Saint-Esprit descendit
sur lui sous une forme sensible. Aussi l'Évangéliste se sert-il de cette expression :
« Jésus, rempli du Saint-Esprit, revint du Jourdain. » (Luc, iv, 1.)
Le chrême convient pour la matière du sacrement de Confirmation.
En effet, l'huile d'olive représente très-bien la grâce du Saint-Esprit. On y
mêle du baume, afin que les confirmés puissent dire avec l'Apôtre : « Nous
sommes devant Dieu la bonne odeur de Jésus-Christ. »(2 Cor. ii,15.)
Le
Christ a envoyé le Saint-Esprit aux Apôtres sans recourir au sacrement de
Confirmation : cela est vrai ; mais c'était en vertu de son pouvoir
supérieur, pour marquer que les Apôtres recevaient les prémices du
Saint-Esprit. D'ailleurs, le feu et la forme d'une langue ne sont pas sans
analogie avec l'huile et le baume : l'huile est l'aliment du feu ; la
langue édifie les fidèles par la doctrine de la foi. Il est certain que
l'Esprit-Saint descendait visiblement sur les fidèles lorsque les Apôtres
prêchaient ; on le voit par ces paroles de saint Pierre : « Quand
j'eus commencé à parler, l'Esprit-Saint descendit sur eux, comme il descendit
sur nous au commencement. » (Act. xi, 15.) Là où des signes sensibles
étaient produits miraculeusement par la puissance divine, il n'était pas besoin
d'une matière sacramentelle. Nous apprenons de saint Denis que, quand ces
signes surnaturels n'apparaissaient pas, les Apôtres eux-mêmes se servaient du
chrême pour conférer la Confirmation.
Il faut considérer que le Christ, de qui découle toute vertu
sanctificatrice, a communiqué à certaines matières, par l'usage même qu'il en a
fait, l'aptitude nécessaire aux sacrements. « Les eaux du Baptême, dit
très-bien saint Chrysostome, n'auraient point la vertu d'effacer les péchés, si
le contact de sa chair ne les avait sanctifiées. » Il en est de même du
pain qui sert de matière à l'Eucharistie. Ayant été béni par lui, il n'a plus
besoin de l'être ; on le bénit pour la solennité du sacrement, et non pour
sa validité. Mais comme le Christ, pour ne point faire injure à l'onction
invisible dont il a été oint plus excellemment qu'aucun autre homme, n'a pas
fait usage des onctions visibles, on doit bénir le chrême et l'huile sainte des
infirmes avant de les employer pour la matière des sacrements. Cela est
nécessaire pour la validité de la Confirmation et de l'Extrême-Onction.
Elle convient très-bien, et voici pourquoi. Puisque la
Confirmation nous donne le Saint-Esprit, afin de nous fortifier dans les
combats spirituels, sa forme doit énoncer trois choses : la cause qui
confère la plénitude de la force spirituelle, la Sainte-Trinité, et de là ces
paroles : « Au nom du Père, etc. ; » la force spirituelle
conférée à l'homme pour son salut par le signe d'une matière visible, ce que le
ministre indique lorsqu'il dit : « Je te confirme par le chrême du
salut ; » enfin, le signe donné au combattant ; et c'est là ce
qu'exprime la première partie de la formule : « Je te marque du signe
de la croix, » du signe par lequel notre Roi a triomphé.
Nous l'avons
déjà remarqué, la plénitude du Saint-Esprit, qui est l'effet de ce sacrement,
était quelquefois donnée par les Apôtres sous certains signes visibles que Dieu
produisait miraculeusement ; alors ni la matière ni la forme de la
Confirmation n'étaient nécessaires. Dieu est assez puissant pour communiquer
l'effet d'un sacrement sans le sacrement lui-même. Mais, quelquefois aussi, les
Apôtres donnaient la Confirmation en qualité de ministres, et, dans ce cas, ils
se servaient d'une matière et d'une forme, conformément à l'ordre de
Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il est certain qu'ils pratiquaient, en conférant
les sacrements, beaucoup de cérémonies qui ne se lisent pas dans leurs écrits.
La tradition sacrée les enseignait sans éclat.
La Confirmation ne se réitère pas ; donc elle imprime un
caractère.
Le caractère est une puissance spirituelle qui a pour fin
certaines actions saintes. Le Baptême, qui nous enfante à la vie chrétienne, en
imprime un en nous. La Confirmation, par laquelle notre âme est conduite à
l'âge parfait de la vie spirituelle, nous en imprime un autre. Elle nous
confère, non pas seulement, comme le Baptême, ce qu'exige notre propre salut en
tant que nous vivons en nous-mêmes, mais la force nécessaire pour combattre les
ennemis de notre foi, à l'exemple des Apôtres qui, après avoir reçu le
Saint-Esprit, sortirent du Cénacle où ils étaient en prière, et ne craignirent
plus désormais de confesser hautement la foi du Christ.
Tous les
hommes ont à combattre contre les ennemis invisibles du salut. L'office propre
des confirmés est de confesser publiquement par leurs aptes et par leurs
paroles le nom de Jésus-Christ en face des ennemis ou des persécuteurs de la
foi. C'est sous ce rapport que le sacrement de Confirmation imprime un
caractère.
Le caractère du Baptême est d'une telle nécessité pour celui
de la Confirmation, que si quelqu'un était confirmé sans avoir été baptisé, le
sacrement de Confirmation n'aurait nul effet. La Confirmation est au Baptême ce
qu'est la croissance à la génération. Autant il est impossible d'arriver à
l'âge parfait si l'on n'est d'abord né, autant on ne peut être confirmé avant
la régénération spirituelle du Baptême.
Mais, la
puissance divine n'étant pas enchaînée aux sacrements, il se peut que, sans la
Confirmation, la force spirituelle nécessaire pour confesser publiquement la
foi, soit donnée à quelqu'un, de même que la rémission des péchés est parfois
accordée sans le sacrement de Baptême. Observons seulement que, comme on ne
reçoit jamais l'effet du Baptême sans le désir, on ne reçoit pas non plus
l'effet de la Confirmation sans le vœu, qui peut exister avant le Baptême[296]. On a vu des personnes non baptisées confesser la foi du Christ, en
versant leur sang. Toutefois, recevoir l'effet de la Confirmation, ce n'est pas
en recevoir le sacrement même. Celui-ci présuppose toujours le caractère du
Baptême.
Le Saint-Esprit est donné dans la Confirmation pour fortifier
l'homme baptisé. Or, la première partie de cet ouvrage (q. 43) nous a montré
que la mission ou le don du Saint-Esprit ne s'accomplit jamais sans la grâce
sanctifiante. Nous devons en induire que la Confirmation confère la grâce
sanctifiante.
La grâce
sanctifiante a pour premier effet la rémission des péchés ; mais cet effet
n'est pas le seul. Elle fait passer l'homme depuis le degré le plus inférieur
de la perfection jusqu'à celui de la vie éternelle, comme on le voit par ces
paroles : « La grâce de Dieu est la vie éternelle. » (Rom. vi,
23.) Il en résulte qu'elle est donnée pour l'accroissement et l'affermissement
de la justice. Telle est celle que l'on reçoit dans la Confirmation. Quoique ce
sacrement remette accidentellement à celui qui s'en approche sans feinte les
péchés dont il n'a pas conscience et ceux dont il n'a pas une contrition
parfaite, il n'a cependant été institué que pour les adultes qui sont en état
de grâce.
Il est dans les desseins de Dieu de conduire chaque être à sa perfection ;
on le voit par la nature elle-même, qui dirige vers l'âge adulte tous les êtres
organisés que la mort ne prévient pas avant ce temps. C'est pourquoi l'âme, née
spirituellement par le Baptême, doit arriver par la Confirmation à l'âge
parfait de la vie spirituelle. Or, cet âge, elle peut l'atteindre dans la
jeunesse, non moins que dans la vieillesse ; car, étant immortelle, elle
n'est pas assujettie aux développements du corps. Il faut, en conséquence,
donner la Confirmation à tous les chrétiens.
Il
serait très-dangereux, dit Hugues de Saint-Victor, de sortir de cette vie sans
être confirmé ; non que l'on dût être damné dans le cas où ce ne serait
pas par mépris que l'on eût omis de recevoir ce sacrement, mais on serait dénué
de sa propre perfection. Les enfants marqués de ce signe du salut jouissent
dans le ciel d'une plus grande gloire que les autres, et sur la terre ils
reçoivent une grâce plus abondante.
Il faut donner la Confirmation sur le front, en le marquant du
signe de la croix avec le chrême, et cela pour deux raisons. — Le signe de la
croix est pour le chrétien confirmé ce qu’est pour le soldat le signe de son
chef ; il doit être apparent : or le front est la partie la plus
visible du corps. — La crainte et la honte qui empêchent de confesser hautement
le nom de Jésus-Christ apparaissent sur le front plus qu'ailleurs. Le signe de
la croix, que l'on y marque avec le saint chrême, rappelle au chrétien confirmé
qu'il ne doit ni pâlir, ni rougir, quand il faut confesser le nom du Christ.
Tel que le nouveau-né est formé par quelqu'un aux habitudes de
la vie, tel que le soldat est dirigé par un maître qui lui apprend l'art militaire ;
ainsi le confirmé doit être tenu par un autre comme pour être formé aux combats
du Seigneur, jusqu'à ce qu'il sorte de la faiblesse de l'enfance spirituelle.
Aussi, sur le point d'être enrôlé dans la milice chrétienne, il est présenté à
l'évêque, comme au chef d'une armée, par un soldat du Christ[297].
La perfection dernière de chaque œuvre est réservée à la
puissance supérieure ; ainsi les lettres écrites par un secrétaire sont
signées par le Pape. Les fidèles du Christ sont, comme tels, une œuvre divine,
selon cette parole : « Vous êtes l'édifice que Dieu construit. »
(2 Cor. iii, 3.) D'un autre côté, le sacrement de Confirmation est, à certains
égards, la perfection dernière du sacrement de Baptême : il fait la
dédicace d'une maison déjà construite, qui devient le temple de l'Esprit-Saint ;
ou, si l'on aime mieux, il appose la croix, comme signature, sur une lettre
écrite par un autre sacrement. Pour cette raison, son administration est
réservée aux évêques, qui ont dans l'Église le pouvoir le plus élevé. Voilà ce
qui faisait dire au pape Urbain 1er : « Tous les fidèles,
après leur baptême, doivent recevoir le Saint-Esprit de la main des évêques, afin
de devenir parfaits chrétiens. »
Quoiqu'il
en soit, le Pape, qui a dans l'Église la puissance suprême, pourrait autoriser
un prêtre à donner la Confirmation. Saint Grégoire-le-Grand accorda ce privilège
à certains prêtres qui habitaient dans des lieux privés d'évêques.
Le
baptisé et le confirmé reçoivent une onction du saint chrême, le premier sur la
tête, le second sur le front. Celle du baptisé, faite par le prêtre, signifie
que le Saint-Esprit descend sur lui pour le consacrer comme la demeure de Dieu.
Celle du confirmé, faite par l'évêque, annonce que la grâce septiforme du
Saint-Esprit lui est communiquée avec la plénitude de la sainteté, de la
science et de la vertu.
Il faut tenir pour certain que la sagesse du Christ dirige les
institutions de l'Église, et croire fermement que les rites observés dans l'administration
de tous les sacrements sont convenables.
Si
l'époque n'est pas désignée pour l'administration de la Confirmation, cela
tient à ce que les évêques, qui en sont les seuls ministres ordinaires, ne
peuvent pas être présents dans tous les lieux où les prêtres baptisent. — Quant
aux dispositions du corps, les conciles d'Orléans et de Meaux ont prescrit
d'être à jeun pour donner ou recevoir ce sacrement ; mais, comme un seul
évêque, si le temps était limité, ne suffirait pas, surtout dans un vaste
diocèse, pour confirmer toutes les personnes qui se présentent, l'Église tolère
qu'on ne suive pas cette règle, bien qu'il soit plus convenable de s'y
conformer quand on le peut facilement. — Le Jeudi-saint est bien choisi pour la
consécration du chrême, parce que tous les sacrements sont en quelque sorte
subordonnés à l'Eucharistie, qui fut instituée en ce jour.
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EXPLICATION.
Nous sommes amenés, par la suite des matières, à traiter du
sacrement de l'Eucharistie, dont nous étudierons : la nature (73) ; —
la matière (74), (75), (76), (77) ; — la forme (78) ; — les effets (79) ;
— l'usage par la communion (80), (81) ; — le ministre (82) ; — et le
rit, ce qui nous fournira l'occasion d'expliquer les cérémonies de la messe (83).
Dans une oraison que nous récitons à la messe, nous disons :
« Que ce sacrement, qui est le vôtre, nous préserve de tout châtiment. »
Subvenir aux besoins de l'homme dans la vie spirituelle, qui,
comme nous l'avons dit, a beaucoup d'analogie avec la vie corporelle, telle est
la fin des sacrements de l'Église. Or, si la vie de notre corps, outre la
génération et la croissance, exige la nutrition, il ne suffit point non plus à
notre âme de naître spirituellement par le Baptême, ni d'obtenir la croissance
spirituelle par, la Confirmation ; il lui faut un sacrement qui soit son
aliment spirituel, l'Eucharistie.
On dira
peut-être que, la Confirmation étant un sacrement, l'Eucharistie, qui a, comme
elle, pour but de perfectionner l'homme, n'en est pas un, deux sacrements ne
pouvant avoir la même fin. — Mais il y a deux sortes de perfection : l'une
est en nous-mêmes, et nous y arrivons par la croissance ; voilà celle que donne
la Confirmation. L'autre nous vient des principes extrinsèques qui nous
environnent, de la nourriture, des vêtements et des autres choses pareilles,
propres à nous conserver la vie. Telle est celle que donne l'Eucharistie,
véritable nourriture de notre âme. La Confirmation et l'Eucharistie n'ont donc
pas précisément le même but.
Vainement
on objecterait que, dans les sacrements de la loi nouvelle, le signe sensible
produit l'effet invisible, tandis que, dans l'Eucharistie, les espèces du pain
et du vin, qui tombent sous les sens, ne produisent ni le vrai corps du Christ,
à la fois chose et sacrement, ni son corps mystique, uniquement chose
de ce sacrement. — L'eau baptismale, par exemple, produit un effet spirituel,
non parce qu'elle est de l'eau, mais à cause de la vertu du Saint-Esprit qui
est en elle. Ce que la vertu de l'Esprit-Saint est à l'eau du Baptême, le
véritable corps du Christ l'est aux espèces du pain et du vin, qui ne
produisent quelque chose que par sa vertu.
Il y a
cette différence entre l'Eucharistie et les autres sacrements, que le corps du
Christ, qu'elle contient, est absolument sacré, au lieu que ce qui est sacré
dans les autres, par exemple l'eau dans le Baptême, ne l'est que par rapport à
autre chose. Le sacrement de l'Eucharistie existe par le fait même de la
consécration, et c'est ce qui le distingue de tous les autres, qui ne reçoivent
leur être qu'à l'instant où leur matière est appliquée à l'homme pour le
sanctifier.
Quoique l'Eucharistie ait, pour ainsi dire, deux matières et
deux signes, à savoir le pain et le vin qui y sont l'objet d'une double
consécration, elle n'en est pas moins un seul sacrement, par la raison que la
nourriture spirituelle et le breuvage spirituel dont Notre-Seigneur a parlé en
disant : « Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est
véritablement un breuvage » (Jean, vi, 56), concourent à produire une
seule réfection de l'âme. Comme l'aliment sec et l'aliment liquide produisent
une même fin, qui est la réfection du corps ; ainsi ce sacrement est un
par l'unité de la réfection de l'âme.
« Ne croyez pas, écrivait saint Augustin à Boniface, que
les enfants ne puissent pas être sauvés sans avoir reçu le corps et le sang du
Christ. »
Il faut distinguer dans l'Eucharistie le sacrement et la chose
du sacrement. La chose de ce sacrement, nous l'avons vu, n'est autre que
l'unité du corps mystique auquel on doit appartenir pour être sauvé, puisqu'il
n'y a pas de salut hors de l'Église, dont l'arche de Noé fut autrefois la
figure. Mais il a été dit plus haut que, avant la réception même d'un
sacrement, on peut en avoir la chose, par le désir de le recevoir. Avant donc
de s'approcher de l'Eucharistie, l'homme, qui en a formé le voeu, peut par cela
même obtenir le salut, comme on l'obtient, avant le Baptême, par le désir seul
au Baptême. Mais, ici, il importe de remarquer une double différence entre ces
deux sacrements. Le Baptême est le principe de la vie spirituelle et la porte
des sacrements ; il est nécessaire de le recevoir pour commencer à vivre
spirituellement. L'Eucharistie étant nécessaire seulement pour consommer la vie
spirituelle, et non absolument pour la donner, il suffit au salut de la
recevoir par le vœu, à la façon d'une fin que l'on possède par le désir et par
l'intention. Voici l'autre différence. Si le Baptême dispose l'homme
relativement à l'Eucharistie, l'Église, en le donnant aux enfants, les y
prépare ; et, de même que les enfants baptisés croient par la foi de l'Église,
ils désirent pareillement le sacrement de l'Eucharistie par l'intention de
l'Église. Ils en reçoivent, par conséquent, la chose. Le Baptême, au contraire,
n'étant précédé d'aucun sacrement, les enfants, avant de le recevoir, n'en ont
aucunement le vœu, dont les adultes sont seuls capables. Ils ne peuvent
conséquemment recevoir la chose du sacrement en dehors du sacrement lui-même.
Pour ces deux motifs, l'Eucharistie n'est pas de nécessité de salut, de la même
manière que le Baptême.
Je sais
bien que Notre- Seigneur a dit : « Si vous ne mangez la chair du Fils
de l'Homme et si vous ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous. »
(Jean, vi.) Mais, selon la remarque de saint Augustin, chaque fidèle devient
participant du corps et du sang du Seigneur le jour où le Baptême l'incorpore à
Jésus-Christ comme membre de son corps mystique.
Le sacrement de l'Eucharistie, par ses rapports avec le passé,
le présent et l'avenir, nous offrant une triple signification, il convient de
l'appeler : 1° sacrifice, en tant qu'il est le mémorial de la
passion de Jésus-Christ, qui fut un vrai sacrifice ; 2° communion,
tant parce qu'il nous rend participants de la chair et de la divinité de Jésus-Christ
avec lequel il nous met en communication, que parce qu'il représente l'unité de
l'Église, dans laquelle il agrège les hommes et les fait communiquer ensemble,
en les unissant les uns aux autres ; 3° viatique ; car, tout
en figurant par avance la possession de Dieu qui nous sera donnée dans le ciel,
il nous procure un secours pour arriver à notre patrie ; 4° eucharistie,
c'est-à-dire bonne grâce, soit parce que la vie éternelle, dont il est
le gage, est une grâce ; soit parce qu'il contient Jésus-Christ, qui est
plein de grâce.
Ce
sacrement est encore nommé hostie, en tant qu'il contient la personne
même du Christ, que saint Paul appelle « l'hostie du salut. »
Il convenait que le Christ, dont il est écrit : « Il
a bien fait toutes choses » (Marc, vii, 37), instituât la sainte
Eucharistie dans la Cène, où, pour la dernière fois, il se trouvait avec ses
disciples. — 1° Il est contenu lui-même dans ce sacrement ; et c'est
pourquoi, sur le point de priver ses disciples de sa forme visible, il se donna
réellement à eux sous l'espèce sacramentelle, afin que, selon les expressions
d'Eusèbe d'Emèse, « nous puissions honorer perpétuellement, sous le voile
d'un mystère, ce qu'il offrait une fois pour notre rédemption. » — 2°
Personne n'a jamais pu être sauvé sans la foi à sa passion, suivant cette
parole de saint Paul : « Dieu l'a proposé comme une victime de
propitiation à ceux qui auraient foi en son sang. » (Rom. iii, 25.) Il a
fallu dès-lors qu'à toutes les époques, sa passion fût représentée par quelque
signe. Elle le fut, sous l'Ancien Testament, par l'agneau pascal ; et c’est
ce qui a fait dire à l'Apôtre : « Le Christ, notre pâque, a été
immolé. » (1 Cor. v, 7.) Elle l'est, dans le Nouveau Testament, par le
sacrement de l'Eucharistie, qui la rappelle comme accomplie, tandis que
l'agneau pascal la figurait par avance. Ce ne fut pas sans motif, on le voit,
qu'au moment où elle allait avoir lieu, le Sauveur substitua ce nouveau
sacrement à l'ancien qu'il venait de célébrer. « Les ombres, dit très-bien
saint Léon, devaient disparaître en face de la réalité. » — 3° Les
dernières paroles d'un ami qui s'éloigne se gravent mieux dans notre mémoire ;
à ce moment surtout, notre affection devient plus intense, et notre âme retient
davantage ce qui la touche profondément. Comme rien de plus grand que le corps
et le sang du Christ ne pouvait être offert en sacrifice, Notre-Seigneur pour
faire sentir la profondeur d'un tel sacrement et lui concilier la plus grande
vénération, voulut l'instituer à l'heure suprême où il allait partir pour le
calvaire.
Les uns
diront que l'institution de l'Eucharistie n'aurait pas dû être différée jusqu'à
ce moment ; les autres, qu'elle ne devait pas avoir lieu avant la passion,
dont elle est le mémorial. — Aux premiers on répondra qu'il était impossible
que l'Eucharistie fût instituée avant l'Incarnation, parce qu'étant le
sacrement parfait de la passion du Christ, elle devait contenir sa personne
même qui a souffert ; aux seconds, qu'elle a été instituée pendant la
Cène, pour être à l'avenir le mémorial de la passion accomplie ; et que,
pour le faire bien entendre, le Sauveur dit expressément, en parlant au futur :
« Toutes les fois que vous ferez ceci... »
Melchisédech, le pain et le vin qu'il offrit, les sacrifices
anciens, et surtout celui de l'expiation, la manne descendue du ciel,
annonçaient, dans leur ensemble, l'Eucharistie, la personne même de
Jésus-Christ et l'effet de l'Eucharistie, qui est de nourrir nos âmes. Mais
aucune figure ne fut plus expresse que l'agneau pascal, qui, lui seul, représentait
le sacrement de l'Eucharistie sous toutes ses faces, tellement que saint Paul a
pu dire : « Le Christ, notre agneau pascal, a été immolé. » (1
Cor. v, 7.) Il figurait, d'abord, les espèces sacramentelles, car on le mangeait
avec du pain azyme ; ensuite le corps du Christ, immolé comme un innocent
agneau ; enfin l'effet de l'Eucharistie, qui est de protéger les chrétiens
par le sang du Christ, comme il protégea les Israélites contre l'ange
exterminateur.
Jésus-Christ, ainsi qu'il est rapporté dans l'Évangile, a
institué l'Eucharistie sous les espèces du pain et du vin. Par conséquent, le
pain et le vin en sont la matière.
Cette matière était très-convenable : 1° pour l'usage
même de ce sacrement, qui consiste dans une manducation spirituelle où le pain
et le vin, qui nourrissent notre corps, servent à la nourriture des âmes ;
comme, dans le baptême, l'eau, employée ordinairement à laver les corps, sert à
produire une ablution spirituelle ; — 2° pour signifier la passion du
Christ, dans laquelle le sang fut séparé du corps : aussi, dans ce
sacrement, qui en est le mémorial, reçoit-on séparément le pain et le vin ;
— 3° par rapport à l'effet que l'Eucharistie produit dans chaque fidèle, dont
elle a la vertu de défendre l'âme et le corps ; — 4° relativement à
l'effet de ce sacrement dans l'Église entière, qui, de même que le pain est
fait de divers grains de froment et le vin de diverses grappes de raisin, est
composée de fidèles distincts les uns des autres ; ce que l'Apôtre marque
par cette parole : « Nous sommes tous un seul corps. » (1 Cor.
x, 17.)
Il n'est aucune quantité de pain et de vin, si petite ou si
grande qu'elle soit, qui ne puisse être consacrée. La raison en est que, la fin
du sacrement de l'Eucharistie n'étant autre que l'usage des fidèles, la
quantité de sa matière doit être déterminée, non pas sur l'usage de ceux qui se
présentent actuellement, car il s'ensuivrait qu'un prêtre qui a peu de
paroissiens ne pourrait pas consacrer beaucoup d'hosties, mais sur l'usage des
fidèles pris en général, dont le nombre est indéterminé. Dès-lors on ne peut
pas dire qu'il y a pour l'Eucharistie une quantité déterminée de pain et de
vin.
Jésus-Christ s'est comparé à un grain de froment en disant :
« À moins que le grain de froment, jeté en terre, ne meure, il demeure
seul. » (Jean, xii, 24.)
La matière que l'on doit adopter pour chaque sacrement est
celle que les hommes emploient dans la vie commune pour des usages analogues.
Le pain de froment étant le pain qui nous sert habituellement, et les autres
espèces n'ayant été admises que pour le remplacer, il est celui dont
Jésus-Christ s'est servi pour l'institution de l'Eucharistie ; il y
convient d'autant plus que, donnant le plus de force à l'homme, il signifie
mieux l'effet de ce sacrement. Le pain de froment est donc la matière
nécessaire de l'Eucharistie.
Le grain
dégénéré (siligo) qui provient de la semence du froment peut servir de
matière à l'Eucharistie. Nous n'en saurions dire autant de l'orge, de l'épeautre,
ni du seigle ; les céréales qui ne peuvent sortir de la semence du froment
ne composeront jamais un pain susceptible d'être consacré. — Un léger mélange
ne détruisant pas l'espèce d'une chose, on pourrait, avec un peu de farine
étrangère mêlée à celle du froment, faire un pain, qui fût encore la matière de
l'Eucharistie. Il en serait autrement, si le mélange était par moitié ou à peu
près ; il changerait l'espèce. — On ne consacre pas validement avec une
matière dont la corruption est tellement avancée qu'elle détruit l'espèce du
pain ; par exemple, quand il y a solution de continuité, et que la saveur,
la couleur et les autres accidents sont changés. Si elle a seulement une
disposition à la corruption, ce qui se reconnaît à la saveur, le ministre qui
l'emploie pèche par irrévérence ; cependant il consacre validement.
Il est nécessaire à la validité du sacrement que le pain soit
de froment, mais non qu'il soit azyme ou fermenté ; on peut consacrer l'un
et l'autre. L'Église romaine se sert de pains azymes ; les Églises
grecques, de pains fermentés. Il convient qu'à cet égard chacun se conforme à
la coutume de son Église ; ce serait pécher que d'en altérer le rit.
Cependant, la coutume de consacrer des pains azymes repose sur un meilleur
fondement. Jésus-Christ a institué l'Eucharistie le premier jour des Azymes
(Matth. xxvi, 17), où la loi défendait de rien conserver de fermenté dans les
maisons des Juifs. (Exod. xii, 15.)
Ces paroles : « Je ne boirai plus désormais de ce
fruit de la vigne » (Matth. xxvi, 29), sont une preuve que Notre-Seigneur
s'est servi du vin de la vigne dans l'institution de l'Eucharistie. Ce vin est
donc seul la matière de ce sacrement. Et, en effet, on n'appelle proprement vin
que le liquide qui s'extrait de la vigne ; les autres liqueurs ne
reçoivent ce nom qu'en vertu d'une certaine analogie.
De même
que la consécration d'un pain complètement corrompu ne serait pas valide, celle
du vinaigre de vin ne le serait pas non plus. Si le vin commençait seulement à
s'aigrir, la consécration aurait lieu ; mais on pécherait en se servant
d'une telle matière.
On croit, non sans fondement, que, suivant la coutume des
Juifs, Notre-Seigneur se servit de vin mêlé d'eau pour instituer le sacrement
de l'Eucharistie, et cela nous explique pourquoi il est dit dans les Proverbes :
« Buvez le vin que j'ai mélangé pour vous. » (Prov. ix, 5.) Comme ce
mélange est propre à représenter l'union du peuple avec Notre-Seigneur, il doit
être admis. Le pape Alexandre Ier dit à ce sujet : « On doit offrir
dans le calice du Seigneur, non du vin seul ou de l'eau seule, mais du vin mêlé
d'eau. »
On mêle de l'eau au vin pour représenter la participation des
fidèles à l'Eucharistie, c'est-à-dire leur union avec Jésus-Christ. Cette
participation n'étant pas nécessaire à l'essence du sacrement, qui tire son
existence de la consécration même de sa matière, le mélange de l'eau ne lui est
pas non plus essentiel.
« Un abus pernicieux, écrivait le pape Honorius à
certains évêques, s'est établi dans vos contrées : c'est celui de mettre
plus d'eau que de vin dans le calice, lorsque, suivant la coutume de l'Église
universelle, on doit toujours mettre plus de vin que d'eau. »
L'eau que l'on verse dans le calice doit se changer en vin :
il est plus sûr d'en mettre peu, principalement lorsque le vin est faible. Une
quantité assez considérable pour changer le vin en une autre liqueur rendrait
le sacrement invalide.
Saint Ambroise dit : « De même que Notre-Seigneur
Jésus-Christ est le vrai Fils de Dieu, c'est sa vraie chair que nous recevons et son vrai sang que nous
buvons. »
Ni nos sens, ni notre intelligence, ne sauraient constater
directement que le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ sont dans l'Eucharistie;
mais nous le savons par la foi, qui repose sur l'autorité divine. Aussi, sur
cette parole : « Ceci est mon corps, qui sera livré pour vous, »
saint Cyrille reprend : « Ne doutez pas que cela ne soit, et recevez
avec foi les paroles du Sauveur ; celui qui est la vérité ne saurait
mentir. » — Il convient qu'il en soit ainsi : premièrement, à cause
de la perfection de la loi nouvelle. Les sacrifices anciens contenaient
seulement en figure le véritable sacrifice de la passion du Christ, puisque saint
Paul dit : « La loi avait l'ombre des biens à venir, et non la
réalité des choses. » (Hebr. x, 1.) Le sacrifice de la nouvelle loi devait
évidemment avoir quelque chose de très-supérieur à eux : il fallait qu'il
contînt, non plus en signe et en figure, mais en réalité, le Christ même qui a
souffert. De cette manière, l'Eucharistie est le complément de tous les autres
sacrements, qui font participer à la vertu du Christ. — En second lieu, le
dogme de la présence réelle est conforme à la charité du Fils de Dieu, qui,
pour nous sauver, a pris un vrai corps humain. Comme un ami qui veut vivre avec
des amis, il nous a promis sa présence corporelle dans le ciel, lorsqu'il a dit :
« Là où sera le corps, les aigles s'assembleront » (Matth. xxiv, 28) ;
mais, afin que nous n'en soyons pas privés durant notre pèlerinage, il nous
unit à lui dans l'Eucharistie par son vrai corps et par son vrai sang, selon
cette parole qu'il a dite lui-même : « Celui qui mange ma chair et
boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » (Jean, vi, 57.) Il est
manifeste qu'une union si intime est à la fois le signe de la plus ardente charité
et le soutien de notre espérance. — Enfin, la présence réelle contribue à la
perfection de notre foi, qui a pour objet l'humanité du Christ aussi bien que
sa divinité, selon cette parole : « Vous croyez en Dieu, croyez
pareillement en moi. » (Jean, xiv, 1.) Comme la foi se rapporte à des
choses que l'on ne voit pas, le divin Sauveur, qui nous a montré invisiblement
sa divinité, nous présente aussi sa chair d'une manière invisible dans ce
sacrement. — Voilà ce que n'avaient pas considéré ceux qui ont prétendu que le
corps et le sang du Christ n'étaient dans l'Eucharistie que comme dans un signe ;
doctrine hérétique, que Béranger lui-même, son premier auteur, fut contraint
d'abjurer, pour confesser la vraie foi.
On nous
objecterait vainement cette parole : « C'est l'esprit qui vivifie, la
chair ne sert de rien. » (Jean, vi, 64.) — La chair, répond saint
Augustin, ne servirait de rien par elle seule, c'est-à-dire si elle n'était pas
vivifiée par l'esprit. Mais, unie à l'esprit, elle est très-utile. Le Verbe ne se serait pas fait chair, si
la chair ne servait absolument de rien. Elle serait sans contredit inutile, au
sens des Capharnaïtes, à qui Notre-Seigneur parlait ; car ils entendaient
la chair morte telle qu'on la dépèce sur un cadavre. Celle qui est vivifiée par
l'esprit sert à quelque chose. »
Dira-t-on
que le corps du Christ est au ciel, et qu'un corps ne peut pas être en
plusieurs lieux ? — Le corps du Christ n'est pas dans l'Eucharistie comme
un corps naturel est dans un lieu auquel il est proportionné par ses dimensions ;
il y est, non sous sa forme visible, tel qu'il est au ciel, mais d'une manière
propre à ce sacrement.'
« Bien qu'après la consécration, dit saint Ambroise, on
voie encore la figure du pain et du vin, on doit croire qu'il n'y a plus que la
chair du Christ et son sang. »
Dire que la substance du pain demeure dans l'Eucharistie après
la consécration serait une hérésie. — 1° La vérité de ce sacrement exige que le
corps du Christ se trouve là où il n'existait pas avant la consécration. Or une
chose ne saurait être où elle n'était pas que par la locomotion, ou par le
changement d'une autre chose en elle-même. S'il existe, par exemple, du feu
dans une maison qui n'en avait pas, il y a été porté, ou il y a été produit. Le
corps du Christ ne commence pas d'être dans l'Eucharistie en vertu d'une
locomotion ; car tout être soumis à la locomotion n'arrive dans un lieu
qu'en quittant celui qu'il occupait, et à la condition de traverser tous les
milieux intermédiaires ; ce qui ne peut se supposer ici, vu que le corps
du Christ cesserait d'être au ciel. Il est d'ailleurs impossible que la
locomotion d'un même corps ait simultanément pour but divers lieux, et
cependant celui du Christ commence d'être en plusieurs lieux à la fois, sous
les espèces sacramentelles. Donc le corps du Christ ne peut commencer d'être
dans l'Eucharistie que par la conversion du pain en lui. Une chose qui est
changée en une autre ne subsistant plus après sa conversion, il est de
nécessité que la substance du pain et du vin ne reste pas dans l'Eucharistie.
Si elle y demeurait, comment ces paroles du Christ : « Ceci est mon
corps, » seraient-elles vraies ? La substance du pain ne pouvant pas
être son corps, on devrait dire : Mon corps est ici, c'est-à-dire dans le
pain. — 2° Il répugnerait à la vénération que l'on a pour ce sacrement qu'il
contînt une substance créée qu'on ne pût adorer par le culte de latrie. — 3°
L'impanation, que nous combattons, serait contraire à la loi de l'Église, qui,
tout en prescrivant d'être à jeun pour recevoir le corps du Christ, permet
cependant à celui qui a déjà communié de prendre une seconde hostie.
« Dieu, disait saint Augustin, n'est pas une cause
d'anéantissement. »
Quelques-uns ont pensé que la consécration anéantit la substance
du pain et du vin ; d'autres, qu'elle la résout en sa matière première.
Ces opinions sont fausses. Le vrai corps de Jésus-Christ est dans ce sacrement
par le changement de la substance du pain en lui-même ; voilà un principe
de foi. Or, si vous supposez l'anéantissement de la substance du pain ou sa
résolution dans la matière première, le changement n'existe pas. Dans ces
paroles de la forme : « Ceci est mon corps, » qu'y a-t-il qui
indique cet anéantissement ou cette résolution ?
De ce
que la substance du pain ne demeure point sous les espèces sacramentelles, il
ne s'ensuit pas qu'elle soit anéantie. Elle est changée au corps de
Jésus-Christ. Nous ne disons, ni qu'elle est quelque chose après la
consécration, ni qu'elle n'est rien ; mais nous disons que ce en quoi elle
a été changée est quelque chose, et nous ajoutons qu'elle n'est pas rentrée
dans le néant.
« Est-ce donc une chose impossible, demande Eusèbe
d'Emèse, que des aliments terrestres et mortels soient changés en la substance
du Christ ? »
Le changement qui s'opère dans l'Eucharistie ne ressemble pas
aux transformations naturelles que nous avons sous les yeux. Accompli en-dehors
des lois de la nature par la puissance divine, il est totalement surnaturel.
N'en soyons pas surpris : le corps du Christ, que nous consacrons, a été
miraculeusement conçu, et il est né d'une Vierge, contre les lois de la nature.
Pourquoi chercheriez-vous à retrouver dans ce sacrement les lois qui président
à la nature ? Dieu, dans les changements qu'il opère, est-il astreint,
comme les agents naturels, à faire succéder une forme à une autre forme dans le
même sujet ? Si sa puissance s'étend à toute la nature des êtres, ne peut-il
pas opérer la conversion d'un être tout entier dans un autre être, en changeant
toute sa substance en toute la substance de l'autre être ? C'est ce qui a
lieu dans l'Eucharistie. Le Christ y change toute la substance du pain en toute
la substance de son corps, et toute la substance du vin en toute la substance
de son sang. Ce changement n'est pas un changement accidentel de forme ; il
est substantiel : aussi on a créé tout exprès pour lui le mot transubstantiation.
« Sous les espèces que nous voyons, dit très-bien saint
Prosper, nous adorons la chair et le sang du Seigneur, que nous ne voyons pas. »
Après la consécration, les sens aperçoivent tous les accidents
du pain et du vin ; donc ils y sont. La Providence l'a ainsi réglé, pour
de sages motifs. Les hommes n'ont pas l'habitude de manger la chair de leurs
semblables, ni de boire leur sang ; un tel repas fait horreur. Aussi Jésus-Christ
nous propose-t-il sa chair et son sang sous les espèces du pain et du vin, dont
nous faisons le plus ordinairement usage. De cette manière l'Eucharistie, sans
être pour les infidèles un sujet de dérision, contribue au mérite de notre foi,
qui y perçoit ce qui est inaccessible à nos sens, le corps et le sang du
Christ.
Notre
jugement n'y est pas induit en erreur. Les accidents sur lesquels nos sens
portent leur jugement y sont réellement, et la foi éclaire notre intelligence
sur la nature de la substance. La foi n'est pas en opposition avec les sens ;
elle a pour objet ce qui leur échappe.
La forme substantielle du pain est essentiellement liée à sa
substance. Elle ne reste pas après la consécration, puisque, comme on l'a vu,
toute la substance du pain est changée en toute la substance du corps de Jésus-Christ ;
sans quoi ces paroles : « Ceci est mon corps, » ne seraient pas
vraies. Les accidents du pain sont seuls miraculeusement conservés, pour que
nous voyions le corps de Jésus-Christ sous ces voiles, et non sous sa propre
forme sensible.
La substance du corps de Jésus-Christ n'est pas susceptible de
plus ou de moins ; elle est présente ou elle ne l'est pas. — Il n'y a dans
le changement eucharistique aucun sujet qui ait besoin d'une préparation
successive. — Le propre de la puissance infinie, qui y opère une telle
conversion, est d'agir instantanément. — Pour ces motifs, il faut admettre que
la transubstantiation qui s'accomplit par la consécration est instantanée.
C'est ainsi que, quand le Christ eut prononcé, dans une autre circonstance, le
mot Ephpheta, qui signifie ouvrez-vous, les oreilles de l'homme
auquel il parlait furent immédiatement ouvertes.
Le
changement eucharistique s'opère par les paroles de Jésus-Christ que le prêtre
prononce. Le dernier instant où le prêtre les achève est le premier instant de
l'existence du corps de Notre-Seigneur dans le sacrement.
Cette proposition, émise par saint Ambroise, est vraie, à
cause surtout de la préposition du (ex), qui, indiquant une succession,
exprime proprement la transubstantiation par laquelle toute une substance est
changée en une autre substance. Toute proposition qui tendrait à faire croire
que la substance du pain demeure conjointement avec le corps du Christ, devrait
être rejetée. Mais la proposition que nous admettons n'offre pas d'ambiguïté.
Il est absolument nécessaire de confesser, selon la foi catholique,
que le Christ est tout entier dans l'Eucharistie. Il faut observer, néanmoins,
que ce qui constitue sa personne y est produit de deux manières : en vertu
du sacrement même, et par la concomitance naturelle. En vertu du sacrement, les
espèces sacramentelles renferment ce en quoi la substance du pain et du vin est
directement changée, conformément à ces paroles de la forme, qui n'ont pas
moins d'efficacité que celles de la forme des autres sacrements : « Ceci
est mon corps ; ceci est mon sang. » Par la concomitance naturelle,
les espèces sacramentelles contiennent ce qui est réellement uni au terme de la
conversion dont il s'agit ; car, toutes les fois qu'une union réelle existe
entre deux choses, partout où l'une d'elles se rencontre, l'autre s'y trouve
aussi.
La
divinité et l'âme du Christ, qui ne sont pas le terme du changement du pain et
du vin, ne se trouvent point dans l'Eucharistie par la vertu du sacrement ;
mais elles y sont par la concomitance réelle. La divinité n'ayant jamais quitté
le corps qu'elle a pris, partout où est le corps du Christ, elle y est
également. Pareillement l'âme du Christ est toujours inséparablement unie à son
corps depuis la résurrection, puisqu'il est écrit : « Le Christ,
ressuscité d'entre les morts, ne meurt plus. »
Par la
vertu sacramentelle, l'Eucharistie contient non-seulement la chair du Christ,
mais son corps tout entier : les nerfs, les os et le reste. La forme du
sacrement le prouve ; elle porte : « Ceci est mon corps, et non
pas : Ceci est ma chair.
On nous
dira peut-être que, les dimensions du pain et du vin consacrés étant
très-inférieures à celles du corps de Jésus-Christ, il est impossible que
Jésus-Christ soit contenu tout entier dans ce sacrement. — Il est aisé de
répondre que si, après la conversion du pain et du vin au corps et au sang du
Christ, les accidents du pain et du vin demeurent tels qu'ils étaient, les
dimensions du pain et du vin ne se convertissent pas pour cela aux dimensions
du corps du Christ, et que, dès lors, la substance seule du pain et du vin est
changée en la substance du corps et du sang de Notre-Seigneur. En un mot, le
corps du Christ est dans l'Eucharistie suivant le mode de la substance, et non
suivant le mode de l'étendue. Or la totalité propre à une substance est
contenue sous une petite étendue non moins que sous une grande, comme toute la
nature humaine est dans un homme quelconque, grand ou petit. Autant donc, avant
la consécration, toute la substance du pain et du vin était là ; autant,
après la consécration, le sacrement de l'Eucharistie contient toute la
substance du corps et du sang de Jésus-Christ.
Jésus-Christ est tout entier sous chacune des deux espèces
sacramentelles. Son corps est sous l'espèce du pain par la vertu du sacrement ;
son sang, son âme et sa divinité, par la concomitance réelle. Pareillement son
sang est sous l'espèce du vin par la vertu du sacrement ; son corps, son âme
et sa divinité, par la concomitance réelle.
L'existence
du Christ sous les deux espèces, en même temps qu'elle nous rappelle sa
passion, dans laquelle son sang fut séparé de son corps, nous facilite l'usage
du sacrement de l'Eucharistie.
Nous l'avons reconnu, le corps du Christ est dans
l'Eucharistie comme la substance est sous les dimensions, et non pas comme les
dimensions sont dans un lieu. Or toute la nature d'une substance est sous
chaque partie des dimensions où elle est contenue ; ainsi, par exemple,
sous chaque partie d'un pain est toute la nature du pain, et sous chaque partie
de l'air toute la nature de l'air : peu importe que les dimensions soient
actuellement divisées, comme lorsque l'on partage l'air ou que l'on rompt le
pain. On conçoit par là que le Christ tout entier puisse être sous chaque
partie des espèces du pain, alors même que l'hostie est entière, et non pas
seulement quand on la rompt.
S'ensuit-il
que le corps de Jésus-Christ soit contenu plusieurs fois sous les dimensions du
pain ? Non, le nombre résulte de la division seule. Tant que les
dimensions des espèces eucharistiques restent indivises, la substance du corps
de Notre-Seigneur reste pareillement indivise ; mais, la division
survenant, ce corps se multiplie autant de fois qu'elle donne de parties. Cela
repose sur ce principe que le corps du Christ est dans l'Eucharistie en vertu de
sa substance et non de son étendue.
Toute l'étendue du corps de Jésus-Christ n'est pas dans le
sacrement de l'Eucharistie par la vertu du sacrement lui-même, mais elle y est
par la concomitance réelle. Je dis, en premier lieu, qu'elle n'y est pas par la
vertu du sacrement lui-même ; car le changement sacramentel se termine à
la substance du corps de Jésus-Christ, et non à ses dimensions. Je dis, en
second lieu, que toute l'étendue du corps de Jésus-Christ est dans
l'Eucharistie par la concomitance réelle, parce que la substance d'un corps
n'est pas, dans la réalité, séparée de son étendue et de ses autres accidents.
L'étendue
du corps de Jésus est dans l'Eucharistie suivant le mode de la substance, et
non suivant le mode des dimensions.
Le lieu est égal en étendue au corps localisé qui l'occupe. Or
le lieu où est le sacrement de l'Eucharistie est beaucoup moins étendu que le
corps de Jésus-Christ. Donc le corps de Jésus-Christ n'est pas dans ce
sacrement comme dans un lieu.
En effet, il y est selon le mode de la substance et non
suivant le mode de l’étendue ; ce en quoi il se distingue de tous les
autres corps. Il succède, il est vrai, à la substance du pain ; mais il
n'est pas le sujet des dimensions par lesquelles la substance du pain égalait
en étendue le lieu qu'elles occupaient. Il ne se rapporte à ce lieu que par des
dimensions étrangères. C'est pourquoi, contrairement à ce qui existait, ses
dimensions propres ne sont en rapport avec ce lieu que par l'intermédiaire de
sa substance, ce qui n'indique nullement un corps localisé. C'est assez dire
qu'il n'existe localement d'aucune manière dans l'Eucharistie.
Le corps
du Christ n'est dans le sacrement ni d'une manière définie, ni d'une façon
circonscrite ; car, dans le premier cas, il ne serait que sur l'autel, et
cependant il est dans le ciel sous sa propre forme et sur beaucoup d'autres
autels sous les voiles .du sacrement. Dans le second cas, il serait là à raison
de sa propre dimension, et nous venons de prouver le contraire.
Le corps de Jésus-Christ, qui n'est pas dans l'Eucharistie
comme en un lieu, ne s'y meut pas de lui-même localement, bien qu'il suive le
mouvement des espèces sacramentelles sous lesquelles il se trouve. Il cesse, il
est vrai, d'exister sous les espèces, lorsqu'elles viennent elles-mêmes à périr ;
mais ceci est accidentel et ne vient pas de lui. Dieu même, sans se mouvoir
d'aucune manière, cesse d'être dans une créature qui périt.
Un œil corporel ne saurait voir le corps de Jésus-Christ tel
qu'il est dans l'Eucharistie. La raison en est que les véritables accidents de
ce corps y sont par l'intermédiaire de la substance, et que, n'ayant de rapport
immédiat ni avec le sacrement ni avec les corps environnants, ils ne peuvent
modifier le milieu où ils sont de manière à être vus par les yeux du corps. Par
cela seul, en un mot, que le corps du Christ est dans l'Eucharistie suivant le
mode de la substance, il ne tombe sous aucun sens. Et, en effet, inaccessible
même à l'imagination, la substance n'est perçue que par l'entendement. Donc,
tel qu'il est dans l'Eucharistie, où il a un mode d'existence surnaturel, le
corps du Christ n'est perceptible que pour l'intelligence, appelée l'œil spirituel ;
et encore est-il perçu différemment par les différentes intelligences. L'œil
glorifié, qui voit les choses surnaturelles dans l'essence divine, le découvre
sous les espèces eucharistiques. L'homme, voyageur ici-bas, ne le perçoit,
comme toutes les autres choses surnaturelles, que par la foi.
Les
espèces sacramentelles nous empêchent d'apercevoir le corps du Christ,
non-seulement parce qu'elles le couvrent à la manière d'un voile qui dérobe aux
regards ce qu'il cache, mais encore parce que ce sont elles, et non les
accidents mêmes de ce corps, qui le mettent en rapport avec le milieu où est le
sacrement.
Quoique les espèces sacramentelles soient alors sensiblement modifiées,
le Christ continue néanmoins d'être véritablement présent dans l'Eucharistie.
Aussi, quand ces apparitions se produisent, on rend à ce que l'on voit les
mêmes hommages que l'on rendait auparavant au sacrement, et l'on continue d'y
adorer Jésus-Christ.
Les accidents du pain et du vin, que nos sens aperçoivent dans
l'Eucharistie après la consécration, n'ont pour sujet ni la substance même du
pain et du vin, qui n'existe plus, ni le corps de Jésus-Christ, qui, impassible
et glorieux, n'admet pas de telles modifications. Il faut donc dire que, dans
ce sacrement, la vertu divine, cause première de tout accident comme de toute
substance, les conserve après que leur substance a disparu. Elle peut très-bien
produire les effets des causes naturelles sans les causes naturelles
elles-mêmes, comme elle a produit le corps du Christ dans le sein de la Vierge
sans le principe ordinaire de la vie humaine.
Qui
empêche que, par un privilège spécial de la grâce, une chose ne déroge aux lois
ordinaires de la nature, comme cela se voit dans la résurrection des morts,
dans la guérison des aveugles ? Au sein des sociétés humaines elles-mêmes,
certains privilèges ne dispensent-ils pas parfois de la loi commune ? Dans
l'Eucharistie, les accidents restent sans sujet, en vertu de la puissance
divine qui les soutient et leur donne l'être après la consécration[298].
La quantité des dimensions sert de sujet aux autres accidents ;
car, ainsi que les sens l'attestent, la couleur, la figure et le goût qui
restent dans l'Eucharistie, se divisent par la division même de la quantité
commensurable que laissent le pain et le vin. Il en est ainsi, non-seulement
parce que, suivant le rapport de nos sens, qui ne nous trompent point en cela,
il y a là une étendue colorée, mesurable, etc. ; mais encore parce que la
première propriété des corps est l'étendue, et que c'est par son intermédiaire
que les autres accidents se rapportent à leur sujet. Or, puisque, le sujet
enlevé, les accidents restent tels qu'ils étaient auparavant, nous devons dire
qu'il reposent plutôt sur la quantité dimensive que sur tout autre accident, d'autant
plus que, quand ils existaient dans la substance du pain, ils étaient
individualisés par l'intermédiaire même de cette quantité.
Un
accident, dira-t-on, n'est pas le sujet d'un autre accident. — L'accident n'est
pas par lui-même le sujet d'un autre accident, nous en convenons ; mais
l'accident reçu dans un sujet peut être à son tour le sujet d'un accident, et ce
n'est pas autrement que la surface sert de sujet à la couleur. Pareillement un
accident qui existe miraculeusement par lui-même peut être le sujet d'un autre
accident ; c'est ce qui arrive dans l'Eucharistie.
Il est certain que les espèces sacramentelles, qui, après la
consécration, restent, par la vertu divine, ce qu'elles étaient dans la
substance du pain et du vin, conservent leur même action à l'égard des corps
extérieurs ; autrement elles n'agiraient pas sur nos sens.
Les hosties consacrées se putréfient et se corrompent ;
les sens nous l'attestent.
Les espèces sacramentelles conservent, après la consécration,
le mode d'être qu'elles avaient auparavant, lorsque la substance du pain et du
vin existait encore : elles peuvent donc, soit par elles-mêmes, soit par
accident, se corrompre comme avant la consécration. Leur altération est-elle si
légère qu'elle n'eût pas corrompu le pain et le vin, le corps et le sang de
Jésus-Christ demeurent dans le sacrement. Est-elle si grande qu'elle eût suffi
pour détruire la substance du pain et du vin, le corps et le sang de
Jésus-Christ disparaissent, et c'est ce qui arrive du moment que, soit à raison
de l'altération des qualités, soit à cause de la ténuité des parties, ces
espèces n'offrent plus l'apparence du pain et du vin.
Nos yeux voient que les espèces sacramentelles produisent
quelque chose : des cendres, si on les brûle ; des vers, quand elles
se putréfient ; de la poussière, dès qu'on les broie.
Quelques-uns ont dit que les substances engendrées dans
l'Eucharistie proviennent de l'air ambiant et non des espèces sacramentelles ;
d'autres, que la substance du pain et du vin, rappelée par la corruption des
espèces, produit les cendres, les vers et les autres choses pareilles. Aucune
de ces opinions ne paraît soutenable ; il est plus vraisemblable que la
consécration elle-même confère à la quantité dimensive du pain et du vin la
force et les propriétés qui appartiennent à la matière, et que tout ce qui
serait produit par la matière du pain et du vin, si elle existait, la quantité
dimensive du pain et du vin peut à elle seule l'engendrer par la vertu du
miracle accompli dans la consécration.
La question précédente résolue, celle-ci n'offre point de
difficulté. Puisque les espèces sacramentelles peuvent se changer en d'autres
substances qu'elles engendrent, elles peuvent se changer en la substance de
l'homme et servir à sa nourriture.
Les sens, qui ne sont pas trompés dans le sacrement de vérité
pour ce qui est de leur domaine, nous attestent que les espèces sacramentelles
y sont rompues, et que cette fraction s'opère sur un objet qui est un d'abord,
et ensuite divisé en plusieurs parties. Évidemment, ce qui est ainsi brisé, ce
n'est pas le corps de Jésus-Christ, qui est incorruptible et impassible ; ce
n'est pas non plus la substance du pain, qui n'existe plus. La fraction porte
donc subjectivement sur la quantité dimensive des espèces sacramentelles.
Quelqu'un
va demander pourquoi l'on n'attribue la fraction qu'aux espèces sacramentelles,
quand il est constant que le corps du Rédempteur est mangé et même trituré dans
l'Eucharistie par les fidèles : la même chose, dira-t-il, y est rompue,
mangée et triturée : or le corps du Christ y est mangé, selon cette parole :
« Celui qui mange ma chair et boit mon sang... (Jean, vi, 57) ; donc
c'est le corps du Christ qui est rompu dans l'Eucharistie. — Que ce qui est
mangé dans sa propre espèce soit aussi rompu et trituré dans sa propre espèce,
c'est de quoi nous convenons ; mais le corps du Christ n'est pas ici mangé
dans sa propre espèce, il l’est seulement dans l'espèce sacramentelle sous
laquelle il est véritablement. Puisqu'il n'est pas mangé matériellement et
comme l'entendaient les Juifs grossiers qui s'imaginaient qu'il le serait à la
manière des viandes qui s'achètent à la boucherie, il n'est pas non plus rompu
matériellement ; il l'est seulement dans l'espèce sacramentelle.
Les sens témoignent que, après la consécration comme avant,
une liqueur peut se mêler avec l'espèce du vin. — Les espèces eucharistiques,
tenant de la consécration le même mode d'être que la substance, ont aussi le
même mode d'agir et de subir l'action ; tellement qu'elles peuvent faire
et recevoir tout ce que la substance pourrait faire et recevoir, si elle était
présente. — Mêle-t-on dans le calice une liqueur en si grande abondance que
l'espèce du vin dût être anéantie, le sang du Christ cesse d'y être présent. — La
quantité de cette liqueur est-elle si faible qu'elle ne puisse atteindre tout
le contenu, quoiqu'elle en affecte une partie, le sang du Christ, qui cesse
d'être sous cette partie, reste néanmoins sous l'autre.
Dans
aucun cas, la liqueur ajoutée au vin consacré ne se mêle au sang de
Jésus-Christ ; elle se mêle seulement aux espèces sacramentelles.
« La consécration, dit très-bien saint Ambroise, se fait par
les paroles du Christ. Le prêtre, en récitant les autres oraisons, loue le
Seigneur, prie pour le peuple, pour les rois et pour d'autres personnes ;
mais, arrivé au moment solennel, ne parlant plus en son nom, il se sert des
paroles mêmes de Jésus-Christ. »
Le sacrement de l’Eucharistie s'accomplit dans la consécration
de sa matière, et non dans l'usage de la matière consacrée. De plus, la
consécration eucharistique consiste dans un changement miraculeux que Dieu seul
peut opérer, et non dans une bénédiction instrumentalement transmissible. Cette
double différence de l'Eucharistie avec les autres sacrements fait que sa forme
diffère, sous un double rapport, de la forme des autres sacrements ; car,
laissant de côté l'usage de la matière, elle doit en signifier seulement la
consécration, c'est-à-dire la transubstantiation, qui s'opère à ces mots :
« Ceci est mon corps, » ou « ceci est le calice de mon sang. »
Et, afin que nous comprenions bien que le ministre ne produit d'autre acte que
l'articulation des paroles, cette forme doit être prononcée au nom de
Jésus-Christ, comme s'il parlait lui-même. On en voit, dès lors la justesse.
Que si
la forme de l'Eucharistie consiste dans ces paroles : « Ceci est mon
corps, ceci est le calice de mon sang, » plutôt que dans ces autres mots :
« Prenez et mangez, » qui furent également prononcés par
Notre-Seigneur, c'est que, à la différence des autres sacrements qui s'opèrent
dans l'usage de la matière consacrée, comme on le voit par le Baptême, la
Confirmation, l'Ordre, etc., l'Eucharistie s'accomplit dans la
transubstantiation elle-même. C'est pourquoi les paroles : « Prenez
et mangez, » qui désignent une chose non nécessaire au sacrement de
l'Eucharistie, à savoir l'usage de la matière consacrée, n'appartiennent pas à
la substance de sa forme, bien qu'elles puissent servir à exprimer la
perfection seconde et totale de ce sacrement.
Jésus-Christ lui-même a employé cette forme ; donc elle
est convenable. — Puisque la consécration consiste dans le changement du pain
au corps de Jésus-Christ, sa forme doit exprimer ce changement, non comme
s'accomplissant, mais comme accompli ; et cela pour deux raisons. D'abord,
ce changement est instantané ; or, dans les changements de cette nature,
le devenir n'est autre chose que le devenu. Ensuite, la forme d'un sacrement
doit signifier l'effet qui fixe tout spécialement notre attention, et telle est
la forme indiquée. — Le pronom démonstratif « ceci, » tout en
exprimant le point de départ, indique aussi les accidents sensibles qui
restent. — Le substantif « corps, » marquant le temps d'arrivée,
exprime la nature de ce en quoi s'est fait le changement, à savoir le corps
entier du Christ, et non pas seulement sa chair. — Ainsi ces paroles : « Ceci
est mon corps, » sont la forme la plus convenable pour la consécration du
pain.
L'Église, instruite par les Apôtres, emploie cette forme ;
donc elle est convenable.
De savoir si toutes les paroles qui y sont contenues sont de
la substance de la forme sacramentelle, c'est une question qui divise les
savants. Les uns disent que la substance de la forme sacramentelle n'embrasse
que ces paroles : « Ceci est le calice de mon sang. » D'autres
disent avec plus de raison que toute la formule citée, du commencement à la
fin, appartient à la substance de la forme, jusqu'à ces mots : « Toutes
les fois que vous ferez ceci, faites-le en mémoire de moi. » Le prêtre, en
effet, la prononce de la même manière et dans la même cérémonie, en tenant le
calice entre ses mains. — Les premières paroles : « Ceci est le
calice de mon sang, » expriment la conversion du vin au sang du Christ de
la même manière que celles de la consécration du pain. — Les mots qui suivent :
« Du nouveau et éternel Testament, etc., » nous marquent que la vertu
du sang répandu dans la passion s'étend à l'héritage éternel, que Dieu a résolu
de donner aux hommes en vertu du sang de Jésus-Christ. — L'expression : « Mystère
de foi, » rappelle que le sang du Sauveur est sur l'autel d'une manière
cachée, et visible seulement pour les yeux de la foi. — La fin de la formule se
rapporte à l'anéantissement du péché. — Quoique les Évangélistes ne se soient
pas proposé de rapporter les formes sacramentelles, toutes les paroles qui
composent celle-ci se trouvent dans leurs écrits, à l'exception des mots :
« Éternel » et « Mystère de foi, » que l'Église a reçus de
la tradition des Apôtres[299].
Les formes de tous les sacrements ont une vertu créée pour
produire leur effet. À plus forte raison, le sacrement de l'Eucharistie, plus
auguste que les autres, doit-il renfermer aussi dans les paroles de sa forme
une vertu créée qui opère la consécration, vertu instrumentale, toutefois, comme
celle des autres sacrements. Elle est dans les paroles sacramentelles
elles-mêmes qui, prononcées en la personne du Christ, ont, par son ordre, la
même efficacité que ses autres paroles et ses autres actions.
Ces paroles : « Ceci est mon corps, » sont
vraies, pourvu que l'on prenne le sens de la phrase au dernier instant où
s'articulent les mots. Le Seigneur ne dit point : « Ce pain est mon
corps ; » il ne dit pas non plus : « Mon corps est mon
corps ; » il dit en général : « Ceci est mon corps, » désignant, par la particule ceci, une substance dont il ne détermine
point la nature ; substance qui était d'abord du pain, et qui est ensuite
son propre corps.
Les deux formes eucharistiques, celle de la consécration du
pain et celle de la consécration du vin, ne s'attendent pas pour produire leur effet ;
les paroles de la consécration du pain ont leur efficacité avant que celles de
la consécration du vin soient prononcées. Autrement la proposition : « Ceci
est mon corps, » qui est au présent, serait fausse, et l'Église, qui adore
l'hostie sainte immédiatement après ces paroles, commettrait une idolâtrie.
Le corps
de Jésus-Christ, direz-vous, peut-il commencer d'être dans le sacrement sans
son sang ? — Cette objection avait trompé quelques anciens Docteurs, qui
ne comprenaient pas qu'après la consécration du pain, le corps de Jésus-Christ
est dans l'hostie par la force des paroles sacramentelles, et son sang en vertu
de la concomitance réelle ; que, de même, après la consécration du vin, le
sang du Sauveur est dans le calice par la force des paroles sacramentelles, et
son corps, en vertu de la concomitance réelle ; qu'ainsi Jésus-Christ est
tout entier sous les deux espèces.
Le Seigneur a dit : « Le pain que je donnerai, c'est
ma chair pour la vie du monde. » (Jean, vi, 52.) La vie spirituelle du
monde existe par la grâce. Donc l'Eucharistie confère la grâce.
L'effet de l'Eucharistie doit s'apprécier, premièrement, par
la présence du Christ que contient cet auguste sacrement. Le Fils de Dieu, en
venant visiblement dans le monde, y apporta la vie de la grâce, selon cette
parole : « La grâce et la vérité nous viennent de Jésus-Christ. »
(Jean, i, 17.) En venant sacramentellement dans l'homme, il y opère, de même,
la vie de la grâce, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, quand il dit : « Celui
qui mange ma chair vivra par moi. » (Jean, vi, 58,) — En second lieu, l'Eucharistie
reproduit dans l'homme l'effet que la passion même du Sauveur, dont elle est le
mémorial, produisit dans le monde ; et c'est ce qui fait dire à saint Chrysostome :
« Quand vous prenez le redoutable calice, buvez comme si vous receviez le
sang qui sortit du côté même de Jésus-Christ. » Pour nous marquer cet
effet, le divin Sauveur lui-même a dit : « Ceci est mon sang…, qui
sera répandu pour un grand nombre en rémission des péchés. » (Matth.
xxvii, 28.) — Troisièmement, on peut apprécier l'effet de ce sacrement par la
manière dont il nous est présenté. Tout ce que la nourriture et le breuvage
font pour la vie du corps, l'Eucharistie le fait pour notre âme ; elle la
soutient, l'accroît, la répare, et lui donne la joie du cœur. « C'est ici,
s'écriait saint Augustin, le pain de la vie éternelle, le pain qui soutient la
substance de notre âme. » Aussi le Seigneur disait-il : « Ma
chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment un breuvage. »
(Jean, vi, 56.) — Enfin, les espèces du pain et du vin, sous lesquelles
l'Eucharistie nous est donnée, nous en indiquent aussi les admirables effets.
Le Seigneur a choisi, pour nous nourrir de sa chair et de son sang, les
apparences de certains éléments qui réunissent plusieurs choses en une seule :
— le pain est un seul aliment formé de plusieurs grains, et le vin est une
seule liqueur faite de plusieurs raisins. Saint Augustin, après cette remarque,
s’écrie : « O sacrement d’amour ! ô signe d'union ! ô lien
de charité ! » — Ainsi donc, puisque la grâce nous vient du Christ et
de sa passion ; que, d'ailleurs, la réfection de l'âme et la charité
n'existent pas sans elle, il est manifeste que l'Eucharistie la confère.
Nul n'a
la grâce que par la réception de l'Eucharistie ou par le vœu de la recevoir ;
vœu qui, formé directement par les adultes, l'est par l'Église dans les
enfants. Dès qu'on la reçoit réellement, elle augmente la grâce sanctifiante et
fortifie la vie spirituelle, en perfectionnant l'homme par l'union avec Dieu.
L'amour de Dieu n'étant point oisif, elle porte les fidèles à produire les œuvres
de la charité et des autres vertus, conformément à cette parole : « La
charité du Christ nous presse » (2 Cor. v, 14) ; elle remplit en même
temps leurs âmes de délices et les enivre, pour ainsi dire, des douceurs de la
bonté divine, selon cette parole : « Mangez, mes amis ; buvez,
enivrez-vous, mes bien-aimés. » (Cant. v, 1.) Les effets de la grâce
refluant sur le corps, nos membres deviennent, dans la vie présente, des armes
de justice, en attendant que, dans la vie future, le corps partage la gloire et
l'incorruptibilité de l'âme.
Ces paroles du Christ : « Celui qui mange ma chair
vivra éternellement » (Jean, vi, 52), montrent avec évidence que
l'Eucharistie nous obtient la gloire éternelle.
On peut considérer dans ce sacrement deux choses :
d'abord, le principe d'où il tire son effet, à savoir le Christ qu'il renferme
et la passion qu'il représente ; ensuite, le moyen par lequel il produit
son effet, c'est-à-dire son usage et les espèces sacramentelles. A ce double
point de vue, il est manifeste qu'il nous procure la vie éternelle.
Premièrement, le Christ lui-même nous a ouvert l'entrée du
ciel par sa passion, comme le marque cette parole : « Il est le
médiateur du nouveau Testament, afin que, sa mort intervenant, ceux qui ont été
appelés reçoivent l'héritage éternel (Heb. ix, 15) ; et voilà pourquoi il
est dit dans la forme eucharistique : « Ceci est le calice de mon
sang, du nouveau et éternel Testament. »
Secondement, l'Eucharistie procure, imparfaitement, il est
vrai, dans cette vie, mais en toute perfection dans l'état de la gloire, la
réfection spirituelle et l'union signifiée par les espèces du pain et du vin. « Les
biens que les hommes cherchent dans la nourriture et dans le breuvage, dit
excellemment saint Augustin, ils les trouvent véritablement dans ce sacrement,
qui nous rend immortels et incorruptibles dans la société des saints, où la
paix et l'union sont parfaites. »
L'Eucharistie
ne nous introduit pas immédiatement dans la gloire, mais elle nous donne la
force nécessaire pour y parvenir, et c'est ce qui l'a fait appeler viatique. Il
est écrit, en figure de cette vérité : « Elie mangea et but ;
puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits
jusqu'à Oreb, la montagne de Dieu. » (3 Rois, xix, 8.)
Il est écrit : « Celui qui mange et boit
indignement, mange et boit son jugement. » (1 Cor., xi, 29.)
L'Eucharistie peut remettre tous les péchés par la vertu de la
passion, qui est la source et la cause de tout pardon ; mais le sujet qui
s'en approche peut mettre des obstacles à son efficacité. Tout homme qui se
sent sur la conscience un péché mortel en empêche les effets, faute des
dispositions nécessaires pour la recevoir ; soit parce que, ne vivant pas
de la vie spirituelle, il ne doit pas prendre une nourriture qui la suppose ;
soit parce que ce sacrement ne saurait unir à Jésus-Christ un homme attaché au
péché mortel. S'approcher de ce sacrement avec la volonté de pécher, c'est
aggraver sa culpabilité, loin de l'alléger.
Malgré cela, l'Eucharistie possède la vertu de remettre le
péché mortel de deux manières : par le désir de parvenir à la
justification pour s'en approcher ; et par sa réception réelle, lorsqu'un
fidèle communie avec un péché mortel dont il n'a point conscience et pour
lequel il ne garde point d'affection. Car si, dans ce dernier cas, il la reçoit
avec respect et dévotion, elle pourra lui procurer la grâce de la charité, qui,
perfectionnant son repentir, lui méritera le pardon du péché dont il n’avait
pas une contrition suffisante.
« L'Eucharistie, a dit Innocent III, efface les péchés
véniels et prévient les péchés mortels. »
De même que la nutrition est nécessaire à notre corps pour
réparer ce que la chaleur naturelle lui fait perdre chaque jour, ce sacrement,
donné sous la forme d'un aliment, doit réparer aussi les pertes spirituelles
que notre âme subit tous les jours, sous l'ardeur de la concupiscence, par les
péchés véniels, qui ralentissent la ferveur de la charité. Il lui appartient
conséquemment de remettre ces péchés, et ce n'était pas dans d'autres principes
que saint Ambroise disait : « Nous prenons chaque jour le pain
céleste pour remédier à nos infirmités quotidiennes. » De plus, la
communion nous excite aux actes de la charité, la plus grande des vertus, et
les actes de la charité effacent les péchés véniels.
L'Eucharistie est en même temps un sacrifice et un sacrement :
un sacrifice, en tant qu'elle est offerte ; un sacrement, en tant qu'on la
reçoit. — Comme sacrement, elle produit directement l'effet pour lequel elle a
été instituée : elle nourrit l'homme spirituellement, en l'unissant à
Jésus-Christ et à ses membres. Cette union s'opérant par la charité, dont la
ferveur fait obtenir non-seulement la rémission de la faute, mais encore celle
de la peine, l'Eucharistie produit indirectement la rémission de la peine,
sinon en totalité, du moins en proportion de la ferveur et de la dévotion du
fidèle qui communie. — Comme sacrifice, elle a certainement la vertu de satisfaire
pour nos péchés ; mais il faut observer que Dieu, dans toute satisfaction,
considère plus l'affection de celui qui fait une offrande que la valeur même de
l'offrande. Notre-Seigneur nous le fit entendre quand il dit, en parlant de la
veuve qui avait mis deux petites pièces de monnaie dans le tronc : « Elle
a donné plus que tous les autres. » (Luc, xxi, 3.) Bien donc que
l'oblation de l'Eucharistie puisse par elle-même satisfaire pour toute la peine
du péché, elle ne satisfait néanmoins pour les péchés de ceux qui l'offrent ou
pour qui elle est offerte que selon la mesure de leur dévotion.
Si
l'Eucharistie, comme sacrement et comme sacrifice, n'efface pas la peine dans
sa totalité, ce n'est pas qu'elle manque de vertu, c'est faute de dévotion dans
l'homme.
Notre-Seigneur a dit : « Voici le pain de vie qui
descend du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. » (Jean, vi,
50.) La mort dont il s'agit n'est pas celle du corps. Donc l'Eucharistie
préserve du péché, qui est la mort spirituelle de l'âme.
Elle produit cet effet d'une double manière. D'abord, nous
unissant au Christ par une grâce toute spéciale, elle fortifie la vie
spirituelle de notre âme, à la façon d'une nourriture spirituelle et d'une
médication salutaire, selon ce qui est écrit : « Le pain fortifie le cœur
de l'homme. » (Ps. ciii, 15.) Ensuite, comme signe de la passion de
Jésus-Christ, qui a vaincu les esprits de malice, elle nous aide à repousser
toutes leurs attaques ; et de là ces paroles de saint Chrysostome : « Nous
sortons de la Table sainte terribles pour le démon, comme des lions qui
vomissent la flamme. »
L'Eucharistie
ne nous enlève cependant pas le libre arbitre, qui peut se tourner vers le bien
et vers le mal. Il en est d'elle comme de la charité ; l'homme pèche après
la communion aussi bien qu'après avoir reçu la première des vertus.
Dans les prières du Canon de la messe, le prêtre intercède
pour plusieurs personnes qui ne doivent pas communier.
L'Eucharistie, qui est tout à la fois un sacrifice
représentant la passion dans laquelle Jésus-Christ s'est offert comme victime,
et un sacrement en tant qu'elle donne une grâce invisible sous une espèce
visible, profite, comme sacrifice et comme sacrement, à ceux qui la reçoivent,
parce qu'elle est offerte pour eux. Elle profite, seulement comme sacrifice, à
ceux qui ne la reçoivent pas, mais pour lesquels on offre ou qui font offrir la
Victime sainte en vue de leur salut. Notre-Seigneur explique ces deux manières
dont elle est utile aux hommes quand il dit : « Ceci est mon sang qui
sera répandu pour vous » qui le recevrez, « et pour un grand nombre »
autres que vous, « en rémission des péchés. » (Matth. xxvi, 28.)
L'Eucharistie, on le voit, est profitable à d'autres qu'à ceux qui la
reçoivent.
Les péchés véniels sont passés, ou ils se commettent dans le
présent. Ceux qui sont passés n'empêchent pas l'effet de l'Eucharistie : il
peut se faire qu'un homme, coupable de beaucoup de péchés légers, s'approche
avec dévotion de la sainte Table et reçoive pleinement l'effet de ce sacrement.
Les péchés véniels que l'on commet présentement l'empêchent en partie, mais non
pas totalement. Cet effet, avons-nous dit, consiste dans le don de la grâce
habituelle ou de la charité, et dans la douceur actuelle de la réfection de
l'âme. S'approcher de la sainte Table avec un esprit distrait par des péchés
véniels, c'est évidemment mettre obstacle à une telle douceur. Cependant on
n'est pas privé pour cela de l'augmentation de la grâce habituelle ou de la
charité.
On
reçoit l'effet habituel de l'Eucharistie, mais non l’effet actuel[300].
Il faut considérer dans l'Eucharistie le sacrement lui-même et
son effet. — Pour participer parfaitement au sacrement, il est nécessaire de le
recevoir de manière à en obtenir l'effet. Or on peut mettre obstacle à cet
effet, ainsi que nous l'avons dit précédemment ; et, dans ce cas, le sacrement
de l'Eucharistie n'est reçu qu'imparfaitement. C'est pourquoi, de même que
l'imparfait est distinct du parfait, ainsi on peut distinguer la manducation
purement sacramentelle par laquelle on reçoit l'Eucharistie sans son effet, par
opposition à la manducation spirituelle dans laquelle on reçoit l'effet de ce
sacrement, qui est l'union avec Jésus-Christ par la foi et par la charité.
Lorsque
la manducation sacramentelle est accompagnée de la manducation spirituelle, il
n'y a pas lieu d'en faire une division à part. Mais nous avons vu, en parlant
du Baptême, que l'on peut, par le seul désir d'un sacrement, en recevoir
l'effet. Il en est ainsi de l'Eucharistie. On peut communier spirituellement
par le désir de la recevoir, bien que l'on ne communie pas de fait. La
communion sacramentelle n'est pas pour cela superflue ; elle procure plus
pleinement, les effets de l'Eucharistie. — Les anciens israélites communiaient
spirituellement et en figure, comme le marque à cette parole de l'Apôtre :
« Ils mangèrent tous la même viande mystérieuse, et burent tous le même
breuvage également mystérieux. » (i Cor., x, 3.)
Il y a deux manières de se nourrir spirituellement du Christ :
l'une est de s'unir à lui sous la forme qui lui est propre ; elle est le
partage des anges. L'autre consiste à le recevoir ou à désirer avec une foi
vive de le recevoir sous les espèces sacramentelles ; celle-ci
n'appartient qu'à l'homme. La communion sacramentelle se rapporte, comme à sa
fin, à la vision intuitive et à l'union béatifique avec le Christ, dont
jouissent les anges dans le ciel.
Le corps de Jésus-Christ demeure dans le sacrement de
l'Eucharistie, tant que les espèces sacramentelles subsistent ; les
pécheurs aussi bien que les justes le reçoivent en communiant.
Alors
même qu'un animal dévorerait une hostie consacrée, le corps du Christ ne
cesserait pas de demeurer dans l'espèce sacramentelle, qui subsisterait ; il
en serait de même si on jetait cette hostie dans la boue. Ceci ne préjudicie en
rien à la dignité du corps de Notre-Seigneur, qui s'est laissé mettre en croix
par des pécheurs, sans qu'elle en souffrit.
L'Apôtre écrivait : « Celui qui mange et boit
indignement, mange et boit son jugement. » (1 Cor. xi, 29.) Ces paroles s’appliquent
à la communion que l'on fait en péché mortel. Donc le pécheur commet un nouveau
péché en communiant.
En effet, recevoir l'Eucharistie, c'est témoigner que l'on est
uni à Jésus-Christ et incorporé à son corps mystique, qui est l'Église. Or
cette union ne s'accomplit que par la foi animée de la charité, laquelle est
incompatible avec l'état du péché mortel. Celui-là donc qui reçoit le sacrement
de l'Eucharistie dans un tel état, en fait un instrument de mensonge et commet
un sacrilège en le profanant ; de là un nouveau péché mortel.
Mais,
dit-on, la personne de Jésus-Christ est-elle donc plus sacrée sous les espèces
sacramentelles que sous sa propre forme ? — Non ; mais, lorsque
Jésus-Christ était visible sur la terre et qu'il permettait aux hommes de
l'approcher, il ne faisait pas de cette action un signe d'union spirituelle
avec lui, comme dans l'Eucharistie. Les pécheurs qui touchaient à ses vêtements
ou à sa personne ne commettaient alors ni mensonge d'action, ni sacrilège. Il
n'en est pas de même de ceux qui communient en état de péché mortel. Qu'il ait
laissé toucher par des pécheurs une chair qui avait les apparences d'une chair
viciée par le péché, on le conçoit ; mais aussitôt qu'il l'eut dépouillée
par sa résurrection, il dut défendre à une femme, dont la foi était
chancelante, tout contact pour s'assurer de sa présence.
Les péchés sont appelés grands à cause de leur nature
spécifique ou de leurs circonstances. À considérer les péchés dans leur espèce,
c'est-à-dire en eux-mêmes, ils se rangent, pour la gravité, dans l'ordre
suivant : 1° péchés contre Dieu et contre la divinité du Christ ; par
exemple, l'infidélité et le blasphème ; 2° péchés contre l’humanité du
Christ, qui est supérieure aux sacrements ; 3° péchés contre les
sacrements, lesquels appartiennent à l'humanité du Christ ; 4° péchés
contre les simples créatures. La gravité des péchés, considérés dans leurs
circonstances, dépend des dispositions du pécheur : une faute commise par
ignorance ou par faiblesse n'égale pas celle que l'on commet par mépris ou de
propos délibéré, et on doit raisonner de même des autres circonstances. Le
péché qui nous occupe est conséquemment plus grave dans les uns et moins grave
dans les autres : plus grave dans ceux qui s'approchent de la Table sainte
par un motif de mépris ; moins grave dans quelques autres qui agissent par
une certaine crainte de voir leur péché découvert. Donc, quoique ce péché soit
d'une espèce plus grave que beaucoup d'autres, il n'est pourtant pas le plus
grand de tous les péchés.
Le
parallèle que l'on établit parfois entre les bourreaux du Christ et ceux qui
communient indignement est fondé sur une certaine ressemblance, — les uns et
les autres s'attaquent au corps du Christ ; — mais, sous le rapport de la
grièveté relative des péchés, il manque de justesse : les meurtriers du
Christ furent beaucoup plus coupables que ne le sont les indignes communiants.
Ils s'attaquaient à son corps visible sous sa propre forme ; l'indigne
communiant attaque ce même corps caché sous les espèces sacramentelles. Ils
avaient l'intention bien arrêtée de nuire au Christ, et telle n'est pas celle
de l'indigne communiant. On doit porter le même jugement sur la comparaison
faite par saint Jérôme entre Judas donnant un baiser au Christ, et le
fornicateur qui communie indignement. Ils offensent l'un et l'autre
Jésus-Christ en se servant d'un signe d'amitié, et, à cet égard; ils se
ressemblent ; mais, pour la grièveté du crime commis dans l'un et l'autre
cas, ils ne sauraient être comparés : nous en avons donné la raison-
Celui
qui, ne croyant pas à la présence réelle, recevrait par mépris la sainte
communion, serait certainement plus coupable que l'homme qui communie en état
de péché. Il en faut dire autant de celui qui profanerait les saintes hosties,
soit en les jetant dans la boue, soit en les donnant à un animal.
Il y a deux sortes de pécheurs : les uns sont cachés, les
autres connus du public. Ceux qui affichent eux-mêmes les désordres de leur vie
ou qui sont déclarés coupables par quelque sentence juridique, doivent être
écartés de la sainte Table, jusqu'à ce qu'ils se soient réconciliés avec
l'Église par la Pénitence. Ce serait rendre l'Église en quelque sorte complice
de leur vie honteuse que de les y admettre ; le respect dû à Dieu et la
sévérité évangélique imposent aux prêtres le devoir de les en éloigner. Pour ce
qui est des pécheurs dont la vie désordonnée n'est pas de notoriété publique,
on ne doit point leur refuser la sainte communion, s'ils la demandent. Tout
chrétien est admissible à la sainte Table, dès là qu'il est baptisé ; on
ne saurait le priver de son droit que pour une cause manifeste. Saint Augustin
le disait très-bien : « Nous ne pouvons écarter de la communion que
ceux qui affichent eux-mêmes le désordre de leur vie, ou qui sont déclarés
coupables par quelque tribunal. » Il ajoutait : « La pénitence
et la réconciliation accomplies, on ne doit plus les en tenir éloignés, surtout
à l'article de la mort. » Nous lisons pareillement dans les décrets d'un
concile de Carthage : « Il ne faut refuser la réconciliation ni aux comédiens,
ni aux histrions, ni aux apostats, qui se convertissent à Dieu. »
Il faut examiner quelle a pu être la cause de ces rêves ou de
ces sortes d'impressions, et se régler sur ce double principe, que le péché
mortel seul impose l'obligation rigoureuse de s'abstenir de la communion, mais
qu'il convient néanmoins de s'en priver si on a l'esprit trop agité, lorsqu'il
n'y a pas nécessité de la faire.
Accompli
dans des conditions légitimes, l'usage du mariage ne doit pas empêcher de
communier.
Saint Augustin dit dans sa lettre à Janvier : « Il a
plu à l'Esprit-Saint, pour l'honneur d'un si grand sacrement, que le corps du
Christ n'entrât dans la bouche d'un chrétien qu'avant tout autre aliment. »
Trois motifs ont déterminé l'Église à établir que la
nourriture ou la boisson qu'on a prise précédemment empêche de recevoir
l'Eucharistie le même jour. D'abord, l'honneur dû à ce sacrement, qui veut être
reçu avant qu'aucun autre aliment n'ait sali la bouche. Ensuite, la
signification attachée à cet usage, qui est de nous faire entendre que nous
devons avant tout chercher Jésus et son amour, suivant cette parole : « Cherchez
premièrement le royaume de Dieu. » (Matth., vi, 33.) Enfin, la nécessité
de prévenir tout danger de vomissement ou d'ivresse.
L'Église a eu soin toutefois d'exempter de la règle générale
les infirmes. On doit les faire communier alors même qu'ils ont mangé, si on a
lieu de craindre qu'ils soient en danger de mort ; la nécessité n'a pas de
loi.
Le jeûne
naturel ou eucharistique consiste à ne rien prendre avant la communion
par manière de nourriture ou de boisson : ni eau, ni aliment, ni liquide
quelconque, ni médecine, en quelque petite quantité que ce puisse être.
Toutefois, on ne peut regarder comme pris par manière de nourriture ou de
boisson les restes du repas de la veille que l'on aurait gardés dans ses
gencives et que l'on avalerait le matin sans attention, ni les gouttes d'eau ou
de vin qui resteraient dans la bouche qu'on vient de laver, et que l'on
avalerait en petite quantité mêlées avec la salive. — Le jeûne ecclésiastique,
institué pour mortifier la chair, n'est pas aussi rigoureux. Les choses dont
nous venons de parler ne le rompent pas, parce qu'elles sont peu nourrissantes.
Parmi les hommes que l'on regarde comme privés de l'usage de
la raison, les uns en jouissent très-faiblement ; ainsi l'on dit d'une
personne qu'elle ne voit pas, parce qu'elle a la vue très-mauvaise. Ceux qui se
trouvent en cet état et qui ont une certaine dévotion pour la communion, n'en
doivent pas être privés. Quant aux idiots de naissance qui n'ont jamais pu
témoigner de goût pour l'Eucharistie, on ne les fait point communier. Mais les
personnes qui n'ont pas toujours été privées de la raison et qui ont montré des
sentiments pieux à l'égard de ce sacrement pendant qu'elles étaient maîtresses
d'elles-mêmes, peuvent le recevoir à l'article de la mort, à moins que l'on ait
à craindre qu'elles ne vomissent ou ne crachent avant d'avoir consommé la
sainte hostie.
Les
enfants nouvellement nés doivent être assimilés aux insensés qui n'ont jamais
eu l'usage de la raison. Saint Denis conseille de donner la communion
immédiatement après le baptême, mais il faut entendre cela du baptême des
adultes. On pourrait, toutefois, faire communier un enfant qui commencerait à
avoir assez de raison pour concevoir' de la dévotion envers ce sacrement.
« L'Eucharistie, disait Saint Augustin, est un pain
quotidien ; recevez-la tous les jours, afin qu'elle vous profite tous les
jours. »
Deux choses sont à considérer dans l'usage de l'Eucharistie :
le sacrement lui-même, salutaire à nos âmes ; et les dispositions du
fidèle qui communie. — À considérer le sacrement, il est utile de le recevoir
chaque jour pour en recueillir chaque jour les fruits. « Puisque je pèche
tous les jours, disait saint Ambroise, je dois recourir tous les jours à cette
médecine salutaire. » — Quant au fidèle qui communie, il doit apporter à
cette action beaucoup de dévotion et de respect. Rencontrez-vous un homme qui
soit suffisamment préparé chaque jour, vous ferez bien de lui permettre la
communion chaque jour. Saint Augustin, après ces paroles citées plus haut :
« L'Eucharistie est un pain quotidien ; recevez-la tous les jours
afin qu'elle vous profite tous les jours, » ajoutait : « Vivez
donc de manière à mériter de la recevoir tous les jours. » Mais comme la
plupart des hommes ne sauraient avoir les dispositions de l'âme et du corps
dans leur perfection, il ne serait pas salutaire à tous de communier chaque
jour. Il convient à cet égard d'admettre ce mot des Dogmes ecclésiastiques :
« Je ne loue ni ne blâme l'usage de faire la sainte communion tous les
jours. »
Zachée, qui reçut avec empressement Notre-Seigneur, et le
Centenier, qui lui dit : « Je ne suis pas digne que vous entriez dans
ma maison, » honorèrent l'un et l'autre le Sauveur du monde. N'en doutons
pas cependant, l'amour et l'espérance, que l'Écriture ne cesse de nous
recommander, sont deux sentiments préférables à la crainte. Quand saint Pierre
dit à Notre-Seigneur : « Retirez-vous de moi, parce que je ne suis
qu'un pécheur, » Notre-Seigneur répliqua : « Ne craignez rien. »
— Dans la primitive Église, où la foi était très vive, les fidèles communiaient
tous les jours, en vertu d'un statut du pape Anaclet. La ferveur venant à
diminuer, le pape Fabien statua, par indulgence, que l'on communierait au moins
trois fois chaque année : à Pâques, à la Pentecôte et à Noël. Le pape Sotère
ajouta le Jeudi-Saint. Le refroidissement de la charité se faisant encore plus
sentir, Innocent III régla que l'on communierait au moins à Pâques. L'Église
n'en conseille pas moins de se présenter pour la communion tous les dimanches.
« Si vous ne mangez la chair du fils de l'homme, a dit
Notre-Seigneur, vous n'aurez pas la vie en vous. » (Jean, vi, 54.)
Il y a deux manières de manger la chair du Fils de l'Homme :
l’une spirituelle, et l'autre sacramentelle. Tout le monde est obligé au moins
à la communion spirituelle, qui est notre incorporation même à Jésus-Christ.
Or, comme nous l'avons dit, elle renferme le vœu de la communion sacramentelle.
Ce vœu étant évidemment illusoire chez l'homme qui ne l'accomplirait pas
lorsqu'il en a l'occasion, il y a obligation rigoureuse pour chacun de nous de
communier sacramentellement, non-seulement parce que l'Église nous en fait une
loi, mais à raison du précepte même de Jésus-Christ ; car, outre les
paroles que nous venons de citer, il a dit : « Faites ceci en mémoire
de moi. » (Luc, xxii, 19.) Les statuts de l'Église n'ont eu d'autre but
que de fixer les époques où ce précepte doit être observé.
Ce
serait une fausse humilité que celle qui porterait à s'abstenir totalement de
la communion, malgré le précepte de Jésus-Christ et de son Église. On
alléguerait à tort l'exemple du Centenier, auquel aucun ordre de recevoir le
Christ dans sa maison n'avait été intimé. — L'état même du péché n'excuse point
la transgression du précepte de la communion, puisque l'on peut en sortir par
la Pénitence. — En vain l'on prétendrait que le sacrement de l'Eucharistie,
d'après ce que nous avons dit nous-même (q. 73, a. 3), n'est pas de nécessité
de salut. Il n'est pas, nous en convenons, aussi nécessaire au salut que le Baptême ;
mais cela n'est vrai qu'à l'égard des enfants : ces deux sacrements sont
d'une égale nécessité pour les adultes.
En ce qui concerne l'usage de l'Eucharistie, il y a deux
choses à prendre en considération : le sacrement lui-même, et sa
réception. — À ne considérer que le sacrement même, qui trouve sa perfection
sous les deux espèces, il convient de recevoir le corps et le sang du Christ.
Le prêtre, dont la fonction spéciale est de le consacrer et de le consommer, ne
doit pas prendre l'un sans l'autre. — À considérer ceux qui ont à recevoir un
tel sacrement, il faut, pour que rien n'en compromette l'honneur, un souverain
respect et d'extrêmes précautions. Comme, maintenant surtout que le peuple
chrétien, plus nombreux que dans le principe, se compose de vieillards, de
jeunes gens et d'enfants, il pourrait arriver des accidents dans la réception
du précieux sang, qui, si on ne le prenait avec beaucoup de soin, se répandrait
aisément, l'Église a prudemment adopté l'usage d'en réserver la consommation au
prêtre et de ne présenter aux fidèles que le corps du Christ.
Les
laïques n'en éprouvent aucun préjudice ; le prêtre offre et consomme le
précieux sang en leur nom, et Jésus-Christ tout entier est contenu sous une
seule espèce aussi bien que sous les deux.
« Le Seigneur Jésus, a dit saint Jérôme, fut tout à la
fois le convive et l'aliment du festin. »
Il est certain que, commençant toujours par observer lui-même
ce qu'il voulait faire pratiquer aux autres, le Christ prit lui-même son corps
et son sang, avant de les donner à ses disciples.
Un poète
a exprimé cette vérité, en disant ; « Le roi qui préside à la Cène,
au milieu des douze Apôtres, se tient lui-même dans ses mains ; il est
lui-même son aliment. »
« Rex
sedet in Coenâ, turbâ cinctus duodenâ,
Se tenet in manibus, se cibat ipse cibus. »
On
demandera s'il est possible que le Christ soit devenu le contenu ou le
contenant de sa propre personne. Ce qui est bu ou mangé, dira-t-on, se trouve
contenu dans l'être qui le boit ou le mange. — Si l'on admettait que
Jésus-Christ est présent dans l'Eucharistie avec ses dimensions naturelles, il
eût été impossible, nous en convenons, qu'il se communiât lui-même ; mais,
sa présence dans le sacrement se rapportant aux lieux suivant les dimensions
des espèces sacramentelles, et non pas suivant celles qui lui sont propres, il
est partout où sont ces espèces ; et comme ces espèces ont pu être dans
ses mains et dans sa bouche, il n'a pas été impossible qu'il fût lui-même tout
entier dans ses mains et dans sa bouche.
Sans doute Judas avait bien mérité, par sa perversité, d'être
exclu de la participation à l'Eucharistie ; mais Jésus-Christ, modèle
d'équité autant que maître habile, ne jugea pas qu'il fût convenable de séparer
de la communion générale ce pécheur caché qui n'avait contre lui ni
accusateurs, ni preuves manifestes. S'il eût agi autrement, les ministres de
l'Église auraient dû l'imiter plus tard ; et Judas, poussé à bout par un
tel procédé, en aurait peut-être pris occasion de se rendre plus coupable
encore. Notre-Seigneur, en tant que Dieu, connaissait très bien l'iniquité de
ce traître ; il ne la connaissait pas par les moyens humains dont les
hommes peuvent user, et voilà pourquoi il parut l'ignorer.
Ce ne
fut pas dans le morceau de pain trempé que Judas reçut le corps de
Notre-Seigneur ; la communion avait précédé cette action, comme le prouve
la narration de saint Luc.
Innocent III dit ; « Jésus-Christ donna son corps à
ses disciples à l'état où ce corps se trouvait. »
Il est évident que les Apôtres reçurent alors, sous les
espèces sacramentelles, le même corps du Christ qu'ils voyaient de leurs yeux
sous sa propre forme. Ce corps, qui était sur le point de subir la mort,
n'était assurément pas impassible. Mais, quoique passible en lui-même, il était
cependant impassible quant à la manière dont il était donné dans l'Eucharistie,
tout ainsi que, bien qu'il fût visible en lui-même, il était invisible sous les
voiles de ce sacrement, où les espèces seules sont susceptibles de recevoir
l'action des corps environnants.
Le corps de Jésus-Christ est le même quant à la substance sous
les espèces sacramentelles et sous la forme qui lui est propre, bien qu'il n'y
soit pas de la même manière ; si donc l'Eucharistie avait été consacrée ou
conservée pendant la mort du Christ, il y aurait été présent à l'état de mort
comme sur la croix.
Il
aurait été seul sous l'espèce du pain, et le sang aurait été seul aussi sous
l'espèce du vin.
L'Eucharistie est d'une telle dignité qu'elle ne saurait être
consacrée qu'au nom et dans la personne même de Jésus-Christ. Or, on n'agit pas
au nom d'une personne et comme son représentant sans qu'elle en ait donné elle-même
le pouvoir. C'est pourquoi Notre-Seigneur, qui, dans le Baptême, accorde à
l'homme le pouvoir de recevoir l'Eucharistie, donne au prêtre, dans
l'ordination, le pouvoir de la consacrer en son nom et comme son représentant ;
car l'Ordre élève le prêtre au rang de ceux à qui il a dit : « Faites
ceci en mémoire de moi. »
Ce
sacrement, dira-t-on peut-être, est consacré par la vertu des paroles de
Jésus-Christ, dont se compose la forme sacramentelle : peu importe donc
qui les prononce. — Erreur ; les paroles seules n'ont pas la puissance de
produire la consécration. La vertu sacramentelle réside dans plusieurs choses,
et non dans une seule ; on le voit par le Baptême, qui consiste dans les
paroles de la forme, unies à l'ablution. La vertu par laquelle la consécration
produit son effet est tout à la fois dans les paroles de Jésus-Christ et dans
la puissance sacerdotale que le prêtre a reçue, lorsque l'évêque lui a dit :
« Recevez la puissance d'offrir dans l'Église le sacrifice pour les
vivants et pour les morts. » Un laïque, si saint qu'il soit, n'a pas avec
Jésus-Christ l'union spéciale que donne la puissance sacerdotale. Il n'a que ce
sacerdoce spirituel qui permet d'offrir à Dieu les hosties spirituelles dont
parle l'Apôtre dans cette parole : « Faites de vos corps une hostie
vivante. » (Rom. xii, 1.)
Pourquoi
donc, dira cet autre, la puissance de consacrer n'est-elle pas réservée à
l'évêque ? — Si la puissance de consacrer n'est pas réservée à l'évêque,
c'est qu'elle ne concourt pas directement à la formation du corps mystique du
Christ, c'est-à-dire de l'Église, dont l'évêque doit spécialement s'occuper.
La coutume de plusieurs Églises veut que les prêtres
consacrent simultanément avec l'évêque qui les ordonne. — Il faut alors que
l'intention de tous se réunisse au même instant pour la consécration, qui ne
doit pas être réitérée sur la même hostie.
Puisque
les prêtres ne consacrent qu'au nom de Jésus-Christ, avec lequel ils ne font
qu'un, il n'importe pas que l'Eucharistie soit consacrée par un seul ou par
plusieurs, pourvu que les paroles de la consécration soient prononcées en même
temps.
La dispensation du corps de Jésus-Christ n'appartient qu'au
prêtre, qui seul consacre l'Eucharistie. Le prêtre est l'intermédiaire de Dieu
et des hommes, et ses mains ont été consacrées pour cet auguste sacrement. Il
n'est même permis qu’à lui de le toucher, à moins que la nécessité n'y autorise
quelqu'un dans un danger pressant ; par exemple, si une hostie consacrée
était à terre.
Un
diacre pourrait dispenser le sang de Jésus-Christ, mais non son corps, si ce
n'est dans un cas de nécessité, et sur l'ordre de l'évêque ou d'un prêtre.
« On doit, dit un concile de Tolède, absolument tenir à
ce que le sacrificateur participe lui-même au corps et au sang de Jésus-Christ
toutes les fois qu'il en fait l'immolation sur l'autel.
L'Eucharistie n'est pas seulement un sacrement, elle est
encore un sacrifice. Or quiconque offre un sacrifice doit y participer, le
sacrifice extérieur étant le signe du sacrifice intérieur par lequel on s'offre
à Dieu. Le prêtre qui monte à l'autel, témoigne que c'est premièrement à lui
d'offrir le sacrifice intérieur ; et, quand il distribue au peuple la
sainte Victime, il fait voir encore qu'il est le dispensateur des choses
divines, auxquelles, comme le dit très-bien saint Denis, il doit participer le
premier. De là ces paroles du concile cité plus haut : « Qu'est-ce
qu'un sacrifice auquel le sacrificateur ne participe pas ? » La
participation au sacrifice consistant à prendre la victime, il est nécessaire,
on le voit, que le prêtre prenne le sacrement dans son intégrité toutes les
fois qu'il consacre.
Le prêtre, ministre et représentant du Christ, ne perd pas
cette qualité par cela seul qu'il est pécheur. Notre-Seigneur a de bons et de
mauvais serviteurs. L'apôtre, après avoir dit : « Que les hommes nous
considèrent comme les ministres du Christ, » ajoutait : « Ma
conscience ne me reproche rien ; mais je ne suis pas pour cela justifié. »
(1 Cor. iv, 1.) Certain de son ministère, il ne l'était pas de sa justification ;
preuve que l'on peut être ministre de Jésus-Christ sans être du nombre des
justes. Ceci tient à l'excellence de Notre-Seigneur, qui, en tant que vrai
Dieu, se sert non-seulement des choses bonnes, mais aussi des mauvaises que sa
providence fait contribuer à sa gloire. Donc, quoiqu'un prêtre soit pécheur, il
consacre validement l'Eucharistie.
Il y a deux choses à considérer dans la messe : l'une
principale, le sacrement ; l'autre secondaire, les prières pour les
vivants et pour les morts. En ce qui concerne le sacrement, la messe d'un
mauvais prêtre ne vaut pas moins que celle d'un bon ; le même sacrement
est consacré par l'un et par l'autre. Pour ce qui est des prières, il est
certain que la messe d'un meilleur prêtre est plus fructueuse, à raison de
l'efficacité particulière de sa dévotion. « Plus les prêtres sont saints,
dit le pape Alexandre, plus ils sont exaucés dans leurs prières. » Il faut
le remarquer cependant, les prêtres, quels qu'ils soient, s'adressent à Dieu
comme représentants de l'Église et en vertu d'un ministère qui persévère dans
les pécheurs eux-mêmes. On doit conséquemment se garder d'enseigner que les
prières des mauvais prêtres n'ont point d'efficacité. Si, selon cette parole :
« La prière de celui qui détourne l'oreille pour ne pas entendre la loi de
Dieu sera en abomination » (Prov. xxxviii, 9), leurs prières privées ne
sont point exaucées, on n'en peut pas dire autant de celles qu'ils font au nom
de l'Église, dont ils sont les ministres.
La consécration de l'Eucharistie est un acte attaché au
pouvoir d'Ordre. Les prêtres séparés de l'Église par l'hérésie, par le schisme
ou par l'excommunication, consacrent validement, mais non pas licitement, et
leur action, qui est un péché, les empêche de recevoir le fruit du sacrifice
qu'ils offrent à Dieu.
La dégradation, n'enlevant pas au prêtre le caractère
sacerdotal, qui est indélébile, ne lui fait pas perdre le pouvoir de consacrer
validement l'Eucharistie.
Quand
les prêtres qui se trouvent dans ce cas se sont réconciliés avec l'Église, on
ne les ordonne pas de nouveau ; on juge donc que leur caractère sacerdotal
est inamissible autant que celui du baptême.
Il existe une différence entre ces prêtres. Les hérétiques,
les schismatiques et les excommuniés sont frappés par l'Église d'une sentence
qui leur enlève l'usage de leur pouvoir de consacrer. Il y a péché à entendre
leur messe ou à recevoir d'eux la sainte communion. Mais il est permis de
communier de la main des autres prêtres et d'entendre leur messe, tant qu'aucun
interdit n'a été lancé contre eux. Fussent-ils suspens pour eux-mêmes devant
Dieu, ils ne le sont pas pour les fidèles. L'Église n'autorise aucun
particulier à condamner ses ministres sur des soupçons ; elle se réserve
le droit de les juger elle-même.
Conformément à cette recommandation de l'Apôtre : Nous
vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu » (2 Cor. vi, 1),
chacun est tenu d'user, en temps opportun, de la grâce qu'il a reçue du ciel. —
Or, pour savoir quand il est opportun d'offrir le saint sacrifice, nous n'avons
pas seulement à considérer que les sacrements doivent être administrés aux
fidèles, il faut avant tout porter nos regards vers Dieu, à qui on offre un
sacrifice par la consécration de l'Eucharistie. C'est pourquoi il ne serait pas
permis à un prêtre, alors même qu'il n'aurait pas charge d'âmes, de s'abstenir
entièrement de célébrer ; il est tenu, ce nous semble, de monter à l'autel
au moins dans les principales fêtes, et notamment dans celles où les fidèles
ont coutume de communier.
La
consécration de l'Eucharistie est un sacrifice que tout prêtre, en vertu de son
ordination, est obligé d'offrir à Dieu, à moins qu'il n'en soit dispensé par
une cause légitime, telle que l'infirmité, la maladie, etc.
« Immolé une seule fois en lui-même, dit très-bien saint
Augustin, le Christ est immolé tous les jours sacramentellement. »
Deux raisons font appeler le sacrifice de la messe l'immolation
du Christ : d'abord, la coutume où nous sommes de donner aux images le nom
des choses ou des personnes qu'elles représentent ; ainsi, en présence
d'un tableau ou d'une fresque, nous disons : C'est Cicéron ; c'est
Saluste. La messe étant l'image et la représentation du sacrifice dans lequel
le Christ fut immolé d'une manière sanglante, nous l'appelons avec raison
l'immolation du Christ. « La Victime toute-puissante, disait saint Ambroise,
n'a été offerte qu'une fois dans la personne du Christ, pour notre salut
éternel. Que faisons-nous donc ? Est-ce que nous l'offrons encore tous les
jours ? Oui, en mémoire de sa mort. » La seconde raison pour laquelle
nous appelons la célébration de ce mystère l'immolation du Christ, c'est que la
messe nous applique les fruits de la passion, ainsi que nous l'enseigne
l'Église dans l'une de ses oraisons, où elle dit : « Toutes les fois
que nous célébrons la mémoire de cette Victime sainte, l'œuvre de notre
rédemption s'opère. »
« Jésus-Christ,
dira-t-on, a rendu parfaits pour toujours, par une seule oblation, ceux qu'il a
sanctifiés » (Heb. x, 14) ; pourquoi donc est-il immolé dans la
célébration de l'Eucharistie ? — Saint Ambroise répond : « Il
n'y a qu'une même hostie offerte sur la croix et sur l'autel. Cette hostie,
c'est le Christ, qui ne s'est offert qu'une seule fois. Il n'y a aussi qu'un
seul et même sacrifice, celui du calvaire, dont le sacrifice de l'autel est la
reproduction, parce que le Christ n'a qu'un seul corps qui a été offert sur la
croix et l'est encore sur l'autel. » — Dans ce sacrifice, image
représentative de la passion du Sauveur, l'autel est la figure de la croix sur
laquelle le Christ a été immolé dans son propre corps. Le prêtre y représente Jésus-Christ,
en la personne et par la vertu duquel il prononce les paroles de la
consécration, et, de la sorte, le Christ lui-même est tout à la fois le
Sacrificateur et la Victime.
Entre ceux qui ont prétendu que la mémoire de la passion ne
doit être célébrée qu'une fois l'année, et ceux qui soutiendraient que les
prêtres doivent la célébrer plusieurs fois le jour, l'Église a sagement décidé
qu'il convient d'offrir le saint sacrifice de la messe une fois tous les jours.
Elle s'est appuyée sur ce principe que, nos fautes étant journalières, nous
avons besoin de recueillir tous les jours les fruits de l'Eucharistie,
conformément à cette prière que le divin Maître nous a enseignée : « Donnez-nous
aujourd'hui notre pain quotidien. » Pour ce qui est de l'heure où l'on
doit célébrer le saint sacrifice, la passion s'étant accomplie de la troisième
heure du jour à la neuvième, on peut, règle générale, choisir la partie du jour
comprise entre neuf heures du matin et trois heures du soir[301].
Le jour
de Noël, toutefois, il est permis de célébrer trois messes, pour honorer la
triple naissance de Notre-Seigneur, à savoir : sa naissance éternelle dans
le sein de son père ; sa naissance spirituelle dans nos âmes, et enfin sa
naissance temporelle en ce monde. — La nécessité seule pourrait autoriser à
dire deux messes les autres jours, l'une pour les morts, l'autre pour la fête
célébrée dans l'Église. — Quoique
Jésus-Christ ait consacré et distribué le divin mystère après la Cène, vers la
fin du jour, on doit dire la messe aux heures de la passion, et notamment le
matin, mais de jour, et non pendant la nuit. — Le jour commence au lever de
l'aurore[302].
Les objets qui servent à la célébration du sacrifice eucharistique
devant représenter ce qui s'est passé dans la passion de Jésus-Christ et nous
porter à environner de notre respect et de nos hommages ce divin mystère où
Notre-Seigneur est contenu en réalité, l'Église les consacre avec raison, pour
leur concilier la vénération des fidèles et afin qu'ils soient un signe de la
sanctification qui découle de la passion du Rédempteur.
« Qu'aucun
prêtre, porte le Droit canon, n'osé dire la messe hors des lieux que l'évêque a
consacrés. » — En cas de nécessité, cependant, par exemple dans les
déserts, un prêtre peut dire la messe en plein air ou sous une tente, pourvu
qu'il ait un autel portatif ou du moins une pierre sacrée, avec les autres
objets nécessaires. — Tout autel que l'on destine à la consécration doit être
de pierre. — Les calices doivent être d'or, d'argent ou d'étain ; le
corporal, d'un lin pur.
L'Église
ne croit pas que de tels objets inanimés puissent recevoir la grâce ;
mais, en les consacrant, elle veut leur imprimer une vertu spirituelle qui, les
dédiant au service de Dieu, inspire la dévotion aux fidèles.
Quand nous n'aurions que l'autorité de Saint Jacques, à qui
fut confiée l'église de Jérusalem, et celle de saint Basile, évêque de Césarée,
qui ont réglé la célébration de la messe, nous serions suffisamment assurés que
l'on n'y récite rien que de convenable.
Que l'Eucharistie se célèbre avec plus de solennité que les
autres sacrements, cela doit être ; elle est le résumé de tous les
mystères de notre salut. Aussi a-t-elle d'abord sa préparation, qui est
destinée à rendre digne tout ce qui doit suivre.
La préparation de la messe a deux parties : la
préparation elle-même, et l'instruction. — La préparation elle-même comprend :
l'Introït, le Kyrie, le Gloria in excelsis et l'Oraison. L'Introït contient la
louange de Dieu, ordinairement tirée des Psaumes. Le Kyrie nous rappelle les
misères de la vie présente ; il se répète trois fois en l'honneur de
chacune des trois personnes de la Sainte-Trinité. Le Gloria élève notre pensée
vers la gloire du ciel, qui nous délivre de tous nos maux ; on l'omet dans
les Offices de deuil, qui ont pour but de nous faire souvenir de notre misère.
L'Oraison se dit pour le peuple, afin que Dieu le rende digne de participer aux
saints mystères. — L'instruction des fidèles forme la seconde partie de la
préparation. Elle renferme l'Épître, le Graduel, l'Alléluia ou le Trait,
l'Évangile et le Symbole. L'Épître nous apprend la doctrine des Prophètes et
des Apôtres ; elle est chantée par les lecteurs ou par les sous-diacres.
Le Graduel rappelle les progrès que le chrétien doit faire dans la vie
intérieure. L'Alléluia exprime l'allégresse ; il est remplacé, dans les
Offices de deuil, par le Trait, où sont rendus les gémissements spirituels de
l'âme. L'Évangile, dont la lecture est faite par les diacres, vient compléter
et perfectionner l'instruction du peuple. Le Symbole est le témoignage de notre
foi à la doctrine de Jésus-Christ ; il se chante, après l'Évangile, dans
les fêtes de Notre-Seigneur, de la Sainte-Vierge, des Apôtres et des autres
saints qui ont fondé la foi. Le peuple ainsi préparé et instruit, le prêtre
procède à la célébration même du divin mystère, qui, offert comme sacrifice,
est consacré et pris comme sacrement.
La célébration contient trois parties : l'oblation, la
consécration, et la communion. — L'oblation comprend : l'Offertoire, la
Préface, le Sanctus, la Mémoire des vivants et des saints. L'Offertoire exprime
la joie du peuple qui fait l'offrande ; il est accompagné d'une prière par
laquelle le prêtre supplie Dieu de l'agréer. La Préface est le prélude de la
consécration, qui va être accomplie par une vertu surnaturelle ; elle
excite la dévotion du peuple, en l'avertissant d'élever son cœur en haut. Le
triple Sanctus, répété de concert avec les anges, publie hautement et avec
dévotion la divinité de Jésus-Christ, dont cette autre acclamation des enfants
de Jérusalem : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, »
exalte l'humanité. La Mémoire des vivants vient ensuite ; le prêtre y prie
pour l'Église universelle, pour les personnes constituées en dignité, pour tous
les assistants, et spécialement pour ceux en faveur de qui le sacrifice est
offert. La Mémoire des saints commence par le mot Communicantes ;
le prêtre invoque leur protection en faveur de ceux qui viennent d'être
recommandés, et il conclut par cette prière : « Que cette oblation
soit donc salutaire à ceux pour lesquels elle a vous est présentée. » — La
consécration, précédée de la prière Quam oblationem, dans laquelle le
prêtre en demande d'avance les fruits, commence à ces mots : « La
veille de la passion... » La consécration accomplie, le prêtre, s'excusant
de sa présomption par le motif de son obéissance à l'ordre du Christ, dit :
« C'est pourquoi, Seigneur, nous souvenant de la passion du Christ, votre
Fils, etc. » Puis, par cette autre prière : « Daignez regarder
ces offrandes d'un œil propice, » il sollicite les effets du sacrifice et
du sacrement : 1° pour ceux qui vont communier, quand il dit : « Supplices, etc. » ; 2° pour
les défunts : « Memento etiam… ; »
et spécialement pour les prêtres, qui sont aussi des pécheurs devant Dieu :
« Nobis quoque peccatoribus… »
— La réception du sacrement, ou la communion, commence au Pater ; elle renferme :
l'Oraison dominicale, l'Agnus Dei ou la Paix, et la communion. Le Pater, prière
commune à tout le peuple, est suivi d'une prière particulière du prêtre pour
tous les assistants. L'Agnus Dei ou la Paix sert, comme le Pater, de
préparation à la réception du sacrement. Le prêtre communie d'abord, et fait
ensuite communier les fidèles : celui qui transmet aux autres les choses
divines doit y participer le premier. La messe se termine par la
Post-Communion, où le peuple exprime la joie qu'il éprouve d'avoir reçu le
sacrement, ce dont le prêtre rend aussi grâces à Dieu dans une oraison, imitant
Notre-Seigneur qui récita une hymne après avoir célébré la Cène avec ses
disciples.
Ce qui
regarde toute l'Église et le peuple chrétien est chanté par le chœur. Le Gloria in excelsis et le Credo, où sont contenues les vérités qui
arrivent au peuple par la révélation divine, sont entonnés par le prêtre et
continués par les fidèles. Les enseignements de l'Ancien et du Nouveau
Testament sont chantés par les ministres de l'Église, pour montrer que Dieu les
a donnés par ses envoyés. Le prêtre, dont la fonction propre est, selon
l'expression de saint Paul, « d'offrir des présents et des prières pour le
peuple, » récite à haute voix les oraisons qui lui sont communes avec les
assistants, et à voix basse les prières de l'oblation et de la consécration,
qui le concernent seul. De temps à autre, le Dominus vobiscum réveille l'attention du peuple, ainsi que les mots
Per omnia sœcula sœculorum, qui terminent
les prières prononcées à voix basse.
Bien que
la consécration ne soit opérée que par les paroles de Jésus-Christ, il a été
nécessaire d'en ajouter d'autres pour exciter la dévotion du peuple et le
préparer à la réception du sacrement. — Saint Jean nous apprend que Notre-seigneur
à fait et dit beaucoup de choses qui ne sont pas écrites dans l'Évangile.
Ainsi, par exemple, les Évangélistes n'ont pas rapporté qu'il leva les yeux au
ciel dans la dernière Cène ; mais l'Église le sait par la tradition
apostolique.
Le
peuple envoie par le prêtre ses prières à Dieu, et le prêtre envoie (mittit)
les siennes et celles du peuple par l'Ange du grand Conseil, qui est
Jésus-Christ, victime qui nous a été envoyée de Dieu (missa). De là ces
mots : « Ite missa est, » que le diacre prononce en congédiant
le peuple ; de là aussi le nom de messe donné au sacrifice de l'Eucharistie.
L’Église, qui pratique ces cérémonies, ne peut errer ; elle
est assistée du Saint-Esprit.
Afin que la signification des sacrements soit mieux comprise,
les paroles et les actions y expriment une même chose. Si donc les paroles qui
accompagnent la célébration de la messe se rapportent ou à la passion du Christ
qui y est représentée, ou à son corps mystique dont le sacrement de l’Eucharistie
est le symbole, ou enfin à l'usage même de l'Eucharistie que l'on doit recevoir
avec dévotion et respect, les cérémonies que l'on y pratique doivent aussi
représenter la passion du Christ, signifier son corps mystique, ou, enfin,
exciter la dévotion et le respect des fidèles à l'égard de l'Eucharistie.
En les
examinant en détail, nous allons en apprécier la convenance. 1° Le prêtre, à
l'autel, lave ses mains par respect pour le sacrement, que l'on ne doit pas toucher
avec des mains souillées ; cette cérémonie symbolise la parfaite
purification de l'âme, déjà signifiée par la confession qui précède l'Introït.
— 2° Les encensements représentent l'effet de la grâce qui, avec une bonne
odeur, découle de Jésus-Christ en nous par l'office de ses ministres. — 3° Les
signes de croix qui précèdent la consécration ont pour but de représenter les
diverses circonstances de la passion du Sauveur, terminée par le supplice de la
croix. Par exemple, les cinq signes de croix que le prêtre fait à ces mots :
Hostiam puram, etc., rappellent les cinq plaies de Notre-Seigneur. — 4°
Les signes de croix qui suivent la consécration se font pour marquer la vertu
de la croix, et non pas pour bénir ou consacrer. — 5° Quand le prêtre étend les
bras, joint les mains, plie les doigts ou s'incline, il représente toujours
quelque mystère. Étend-il les bras, il rappelle que ceux du Christ l'ont été
sûr la croix. Élève-t-il les mains pendant les oraisons, il marque que, comme
Moïse, il s'adresse à Dieu en faveur du peuple. Joint-il les mains en
s'inclinant, cette attitude humble et suppliante est l'image de l'humilité de Jésus-Christ
et de son esprit d'obéissance. — 6° Le prêtre se tourne cinq fois vers le
peuple, en mémoire des cinq apparitions de Notre-Seigneur le jour de sa
résurrection. Il salue sept fois les assistants : cinq fois en se tournant
vers eux, et deux fois sans se retourner ; ces salutations nous rappellent
que le Saint-Esprit nous communique sa grâce sous la forme des sept dons. — 7°
La fraction de l'hostie signifie tout à la fois la division du corps de
Jésus-Christ dans la passion, la distinction de son corps mystique en
différents états, et la répartition des grâces de sa passion. — 8° La partie de
l'hostie mise dans le calice représente son corps ressuscité et son union avec
son corps mystique. La partie qui reste sur l'autel symbolise ce même corps
placé dans le tombeau. La partie que l'on mange signifie les voyageurs de la
terre, brisés par la souffrance. — 9° Le prêtre se lave la bouche et les doigts
avec du vin et de l'eau après la communion, par respect pour le sacrement qu'il
vient de recevoir.
Il y a deux manières de pourvoir aux défauts qui touchent à
l'Eucharistie ; s'efforcer de les prévenir, et les réparer, soit en
remédiant à ce qui est arrivé, soit en faisant pénitence de la négligence dont
on s'est rendu coupable.
1° Si un
prêtre est frappé de mort ou atteint d'une grave infirmité après la
consécration, soit avant celle du sang, soit après, un autre prêtre doit
achever de célébrer la messe. — 2° Celui qui, après la consécration, se
rappelle avoir pris quelque aliment, doit néanmoins continuer le sacrifice et
communier. Celui qui se souvient alors qu'il a commis un péché grave ou qu'il
est excommunié, doit s'exciter à la contrition et se proposer de demander
l'absolution de son péché ; mais, s'il se rappelle ces choses avant la
consécration, il me paraît plus sûr pour lui, surtout s'il s'agit de la rupture
du jeûne ou de l'excommunication, de cesser la messe commencée à moins qu'il ne
doive s'ensuivre un grave scandale. — 3° Un animalcule tombe-t-il dans le
calice après la consécration, il faut le retirer, le brûler et en jeter les
cendres-dans la piscine. Le prêtre qui reconnaît que le vin consacré contient
du poison ne doit pas le prendre, de peur que le calice de la vie ne devienne
le calice de la mort ; il le mettra dans un vase convenable, que l'on
déposera avec les reliques, et, après avoir mis d'autre vin dans le calice, il
achèvera le sacrifice, en reprenant la messe à la consécration du sang. — 4° Le
prêtre s'aperçoit-il après la consécration que le calice contient de l'eau à la
place du vin, il doit, s'il n'a pas encore pris le corps de Notre-Seigneur, ôter
l'eau du calice, y mettre du vin et de l'eau, puis reprendre aux paroles de la
consécration du sang. Dans le cas où il aurait consommé le corps du Sauveur, il
devrait employer une seconde hostie et la consacrer avec le sang, parce que les
paroles qui suivent la consécration du sang n'ont leur application qu'autant
qu'une hostie consacrée est sur l'autel ; il prendrait alors avec le sang
la seconde hostie consacrée, eût-il pris auparavant l'eau qui était dans le
calice : la consommation du sacrement l'emporte sur le précepte du jeûne.
— 5° Quand un prêtre ne se rappelle pas clairement s'il a prononcé certaines
paroles ou croit avec probabilité les avoir omises, nous ne pensons pas qu'il
soit à propos de les répéter et de changer ainsi l'ordre du sacrifice ; il
doit continuer, à moins que, dans les paroles mêmes de la forme de la
consécration, il ne soit certain d'avoir passé celles qui sont nécessaires à la
validité du sacrement. — 6° Le prêtre qui, par négligence, laisserait tomber à
terre ou sur la nappe une goutte du précieux sang, devrait la recueillir avec
la bouche et faire pénitence de sa faute, selon les saints Canons. — 7° Enfin,
on doit conserver soigneusement les saintes hosties et prendre garde qu'aucune
ne se corrompe.
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EXPLICATION.
Ainsi qu'on le voit, nous considérerons la Pénitence d'abord
dans sa nature, comme sacrement (84) — et comme vertu (85) ; — ensuite
dans ses effets, quant à la rémission des péchés mortels (86) — et des péchés
véniels (87), — quant au retour des péchés remis (88) — et au rétablissement
des vertus (89).
De là, nous passerons aux parties du sacrement de Pénitence.
Nous les examinerons en général (90) ; puis, dans le Supplément à la
troisième partie, nous parlerons de chacune d'elles en particulier,
c'est-à-dire de la contrition, de la confession et de la satisfaction. (Voyez p.
434.)
Il s'agira enfin de ceux qui ont à recevoir le sacrement de
Pénitence, — du pouvoir des clefs — et du rit solennel de la Pénitence. (Voy.
p. 476.) Les deux premiers tableaux qui suivent doivent être considérés comme
la continuation de celui-ci.
« Il y a sacrement, dit saint Grégoire, dans une cérémonie
qui a pour but de signifier ce que l'on doit recevoir saintement. » Or le
rit accompli dans la Pénitence signifie manifestement une chose sainte, tant de
la part du pénitent que de la part du prêtre. Le pénitent, en effet, y montre
par ses paroles et par ses actions que son cœur a quitté le péché ; et le
prêtre aussi, dans ce qu'il dit et ce qu'il fait à son égard, signifie une
chose sainte, l'œuvre de Dieu pardonnant les péchés. La Pénitence, telle
qu'elle se pratique dans l'Église, est donc un sacrement.
Les
actes humains sensibles tiennent lieu de matière dans la Pénitence, comme l'eau
dans le Baptême et le chrême dans la Confirmation. Cette matière, à la
différence de celle des autres sacrements, est sanctifiée, non par le ministre
de l'Église, mais par l'inspiration intérieure de Dieu même. Le ministre sacré donne
la forme ou complément da sacrement en absolvant le pénitent. — La pénitence
intérieure du pécheur est à la fois chose et sacrement. Les actes
extérieurs du pécheur pénitent, unis à ceux du ministre, sont le sacrement
seul. La rémission du péché est chose seulement, et non sacrement[303].
Il y a deux sortes de matière, l'une prochaine, l'autre
éloignée. La matière prochaine de la Pénitence, ce sont les actes du pénitent,
qui se rapportent aux péchés dont il se repent, qu'il confesse et pour lesquels
il satisfait. La matière éloignée, ce sont les péchés mêmes que l'on doit
détester et détruire.
Les
péchés que l'on doit considérer comme matière de la Pénitence sont les péchés
actuels, et principalement les péchés mortels, qui donnent la mort à notre âme.
En toutes choses, la perfection s'attribue à la forme. Si donc
les sacrements de la nouvelle loi produisent ce qu'ils figurent, il faut que,
dans celui de la Pénitence, où le péché qui en est la matière éloignée est
détruit, les paroles de la forme signifient cette destruction, et c'est ce
qu'exprime le prêtre en disant : « Je vous absous. » Car les
péchés sont de véritables liens, ainsi que le marque ce mot : « Le
méchant se trouve pris dans ses iniquités, et il est enchaîné dans les liens de
son péché. » (Prov. v, 22.) Aucune forme n'était plus convenable ; elle
signifie parfaitement les effets de ce sacrement.
Cette
formule est prise de ces paroles que le Seigneur adressa à saint Pierre en lui
donnant le pouvoir des clefs : « Tout ce que tu délieras sur la terre
sera délié dans le ciel. » (Matth. xvi, 19.) — Dieu seul, il est vrai,
absout et remet les péchés par son autorité propre ; mais le prêtre, qui
agit comme instrument, les remet aussi par l'autorité de Dieu, et il peut dire
en toute vérité : « Je vous absous. » Pour montrer par quelle
autorité il agit, il ajoute aussitôt : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »
Le
prêtre, direz-vous, a-t-il reçu une révélation pour savoir qu'il absout
réellement ? — Le prêtre n'a pas besoin à cet égard d'une révélation
spéciale ; il lui suffit de savoir par la révélation générale de la foi
que, les sacrements produisant des effets certains en vertu de la passion de
Jésus-Christ, celui de la Pénitence agit avec une efficacité indéfectible dans
la rémission des péchés, si le sujet qui le reçoit ne met point obstacle à ses
effets. Après tout, ces paroles : « Je vous absous, » signifient
proprement : Je vous donne le sacrement de l'absolution.
Le Sauveur n'a fait mention de l'imposition des mains, ni en
disant à Pierre : « Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié
dans le ciel » (Matth. xvi, 19), ni quand il a dit à tous les Apôtres :
« Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. » (Jean,
xx, 23.) C'est pourquoi l'imposition des mains, pratiquée dans certains
sacrements pour signifier un effet abondant de la grâce, n'est pas nécessaire
dans celui de la Pénitence, qui a pour but d'opérer la rémission des péchés
plutôt que de conférer la surabondance de la grâce.
Le Seigneur a dit : « Si vous ne faites pénitence,
vous périrez tous. » (Luc, xiii, 3.)
Il y a deux sortes de nécessité, l'une absolue, l'autre
hypothétique. Une chose est de nécessité absolue pour le salut lorsque, sans
elle, personne ne peut se sauver : ainsi en est-il de la grâce du Christ
et du sacrement de Baptême, qui fait renaître dans le Christ. Nous ne dirons
pas que le sacrement de Pénitence est, comme le Baptême, d'une nécessité absolue ;
mais nous dirons qu'il est nécessaire d'une nécessité hypothétique pour l'homme
qui a péché mortellement depuis son baptême. En effet, la rémission des péchés
mortels commis depuis le baptême ne s'obtient qu'au moyen de ce sacrement, dans
lequel la passion du Christ opère par l'absolution du prêtre avec l'œuvre du
pénitent, qui doit coopérer à la grâce, suivant cette parole de saint Augustin :
« Dieu, qui vous a créé sans vous, ne vous justifiera pas sans vous. »
Le sacrement de Pénitence est nécessaire après un péché non moins que la
médication corporelle dans une maladie dangereuse.
En vain
l'on prétendrait obtenir le salut par la charité, par la foi et par les œuvres
de miséricorde sans le sacrement de Pénitence. La charité veut que l'on déplore
l'injure faite à un ami et que l'on s'efforce de lui donner satisfaction ;
la foi exige que l'on cherche la justification par la vertu de la passion de
Jésus-Christ, qui opère dans les sacrements de l'Église ; la miséricorde
bien ordonnée demande que l'on vienne au secours de soi-même en faisant
pénitence de son péché, conformément à cette parole : « Ayez pitié de
votre âme, en vous rendant agréable à Dieu. » (Eccl. xxx, 24.)
La femme
adultère, dira-t-on, fut absoute sans le sacrement de Pénitence. — Il est vrai ;
mais elle eut du moins la pénitence intérieure, et Notre-Seigneur, exerçant son
pouvoir souverain, la dispensa du sacrement de Pénitence[304].
« La seconde planche après le naufrage, dit saint Jérôme,
est la Pénitence. »
De même que le premier moyen de salut pour celui qui traverse
la mer est d'être conservé sain et sauf dans un vaisseau bien conditionné, et
le second de s'attacher à une planche si son vaisseau se brise ; de même,
sur la mer de ce monde, le premier moyen de salut pour tous les hommes est
d'acquérir la vie spirituelle par le Baptême, de la fortifier par la
Confirmation et de la conserver par l'Eucharistie, et le second de recouvrer
par le sacrement de Pénitence la grâce sanctifiante, quand ils l'ont perdue par
le péché mortel. La Pénitence tient ainsi le second rang dans la vie
spirituelle, et c'est pour cela que saint Jérôme l'a nommée, figurément, « la
seconde planche après le naufrage. »
Les
trois premiers sacrements se rapportent au vaisseau conservé, c'est-à-dire à la
vie spirituelle ; c'est relativement à eux que la Pénitence est appelée la
seconde planche de salut.
Le Seigneur lui-même a dit : « Il fallait que le
Christ souffrît, qu'il ressuscitât d'entre les morts le troisième jour, et que
la Pénitence et la rémission des péchés fussent prêchées en son nom à toutes
les nations. (Luc, xxiv, 46.)
Comme il appartenait à l'institution divine seule de
déterminer de quelle manière l'homme devait faire pénitence de ses péchés et
par quelle forme la vertu de la passion serait appliquée au pécheur pénitent,
le Seigneur, dès le début de sa prédication, commanda aux hommes non-seulement
de se repentir, mais de faire pénitence, indiquant déjà les actes nécessaires
au sacrement qu'il devait établir. Il détermina ensuite l'office des ministres,
en disant à Pierre : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux,
et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. » (Matth.
xvi, 19.) Après sa résurrection, il fit connaître toute l'efficacité de ce
sacrement et la source d'où il tire sa vertu, lorsqu'il annonça qu'il fallait
que la Pénitence et la rémission des péchés fussent prêchées à toutes les
nations. » Immédiatement avant ces paroles, il avait rappelé sa passion et
sa résurrection, dont ce sacrement tire le pouvoir de remettre les péchés. On
voit que, dans la nouvelle loi, le sacrement de Pénitence a été convenablement
institué.
Pourquoi,
demandera quelqu'un, établir le sacrement de Pénitence ? La pénitence
n'est-elle pas de droit naturel et n'existait-elle pas dans la loi ancienne ?
— Ce qui est de droit naturel a reçu une détermination diverse dans l'ancienne
loi et dans la nouvelle, suivant que l'exigeait l'imperfection de l'une et la
perfection de l'autre. Sous l'ancienne loi, la pénitence fut déterminée : d'abord,
quant à la douleur, qui doit être dans le cœur plutôt que dans les marques
extérieures : « Déchirez vos cœurs et non vos vêtements, disait Joël »
(ii, 13) ; ensuite, quant au moyen de soulager la douleur : l'homme
devait confesser au moins en général ses fautes aux ministres de Dieu.
Présenter une oblation pour un péché, c'était le révéler de quelque manière,
ainsi qu'on le voit dans les Proverbes : « Celui qui cache ses crimes
ne réussira point ; mais celui qui les confesse et les quitte obtiendra
miséricorde. » (xxviii, 13.) Le pouvoir des clefs, qui dérive de la
passion du Christ, n'étant pas encore établi, les hommes n'étaient pas obligés,
comme sous la loi nouvelle, de joindre au repentir la résolution de se
soumettre par la confession et par la satisfaction aux clefs de l'Église, pour
y obtenir miséricorde en vertu de la passion du Christ.
Il est à
remarquer que le sacrement de Pénitence ne fut institué qu'après celui du
Baptême. Le Seigneur parla du baptême à Nicodème avant l'incarcération de Jean,
et ce ne fut qu'après cette incarcération que la Pénitence fut instituée comme
sacrement[305].
La pénitence intérieure, c'est-à-dire le déplaisir d'avoir
péché, doit durer jusqu'à la fin de la vie. S'il arrivait à un homme de
ressentir quelque satisfaction de ses péchés, il tomberait par là même dans une
nouvelle faute et perdrait le fruit de son pardon. — La pénitence extérieure,
qui consiste à manifester la douleur de l'âme par des signes, à confesser les
péchés en vue de l'absolution, et à les expier par la satisfaction, d'après le
jugement du prêtre, ne doit pas durer jusqu'à la mort. Il suffit qu'elle se
prolonge pendant un temps proportionné à la gravité du péché.
La
pénitence intérieure ne délivre pas seulement l'homme des péchés passés, elle
le préserve des péchés à venir ; c'est une raison pour qu'elle doive durer
toute la vie.
Si vous parlez de la pénitence comme acte, elle ne peut être
continuelle ; les actes intérieurs et extérieurs du pénitent sont
nécessairement interrompus par le sommeil et par les autres nécessités du
corps. Si vous entendez la pénitence comme habitude, elle peut être continuelle ;
le pénitent ne doit rien faire qui porte atteinte au repentir habituel : il
doit, au contraire, persévérer dans la résolution de détester toujours ses
péchés.
La
rémission complète du péché, quant à la faute et quant à la peine, est une
récompense des œuvres de pénitence. Cette grâce obtenue, il n'est plus
nécessaire que la pénitence extérieure soit continuée. Mais la pénitence
intérieure, entendue dans le sens qui vient d'être expliqué, doit durer toute
la vie, avec cette condition toutefois qu'elle ne soit pas de nature à jeter
l'homme dans le désespoir. Elle doit être réglée par la raison ; autrement
elle serait vicieuse. « Consolez-le, écrivait saint Paul, de peur qu'il ne
s'ensevelisse dans une tristesse profonde. » (2 Cor. ii, 7.)
Que l'homme, prenant Dieu même pour modèle, doive exercer la
miséricorde, cela est clairement enseigné par cette parole : « Soyez
miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux. » Le Seigneur
a imposé à ses disciples l'obligation d'une miséricorde telle, qu'ils
pardonnent toujours les fautes commises contre eux. Quand saint Pierre fit
cette demande : « Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon
frère qui aura péché contre moi ? Jusqu'à sept fois ? » Il lui
fut répondu : « Je ne vous dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à
septante fois sept fois. » (Matth. xviii, 21.) Il faut en conclure que
Dieu lui-même pardonne toujours au pécheur repentant. Aussi nous a-t-il
enseigné cette prière : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous
pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
La miséricorde divine, qui est infinie, dépasse assurément la
multitude et la grandeur de tous nos péchés, ainsi que le marque cette prière
du Psalmiste : « Ayez pitié de moi, ô mon Dieu, selon votre grande
miséricorde ; et, selon la multitude de vos bontés, effacez mes iniquités. »
(Ps. l, 11.) Voilà pourquoi l'Écriture réprouve cette parole de Caïn : « Mon
iniquité est trop grande pour que je puisse mériter le pardon. » (Gen. iv,
13.) Dieu pardonne indéfiniment au pécheur, puisqu'il est écrit : « La
miséricorde immense et insondable que vous nous avez promise s'élève au-dessus
de la malice des hommes. »[306] Évidemment donc le sacrement de Pénitence peut être réitéré
plusieurs fois.
Le
Seigneur a guéri un grand nombre de malades, fiévreux, aveugles, boiteux,
paralytiques, lépreux, pour que le pécheur ne désespère point de la miséricorde
divine. S'il n'est pas écrit qu'il a guéri plusieurs fois le même malade, c'est
pour nous faire entendre que l'homme doit craindre de multiplier ses péchés.
Mais nous voyons qu'il s'appelle le médecin des malades, et non des sains :
or quel médecin serait-il, s'il ne pouvait guérir qu'une fois la même maladie ?
Un bon médecin doit guérir cent fois l'homme qui devient cent fois malade. Si
le Sauveur n'avait pu en faire autant, il aurait eu moins de pouvoir que les
autres médecins. — On nous objectera peut-être cette parole de saint Isidore :
« Celui-là se moque et ne se repent pas qui fait encore les choses dont il
se repent. » Il est vrai, celui-là se moque et ne se repent pas qui,
pendant qu'il affecte le repentir, commet les mêmes péchés, ou se propose de
les commettre, ou en commet d'autres équivalents. Mais que, plus tard, un homme
pèche de fait ou de propos, cela n'exclut pas la vérité de sa pénitence
antérieure. — Si l'on nous répliquait que la facilité à pardonner excite à
pécher de nouveau, nous répondrions par cette parole de saint Augustin : « Dieu
abhorre souverainement le péché ; et ce qui le prouve, c'est qu'il est
toujours prêt à l'effacer, de peur que ce qu'il a créé ne périsse et que ce
qu'il a aimé ne s'abime dans le désespoir. »
Si la pénitence n'était pas une vertu, la loi divine ne nous
la commanderait point par cette parole : « Faites pénitence. »
(Matth. iv, 17.) — Prise comme affection douloureuse de la partie sensitive de
notre être, elle est simplement une passion ; mais, envisagée dans la
volonté qui l'embrasse par une certaine élection conforme à la raison, elle est
certainement une vertu ou un acte de vertu. La droite raison nous prescrit de
concevoir une douleur modérée de nos péchés passés, afin de les effacer et de
n'y plus retomber.
Oui, puisque la loi divine en fait l'objet d'un précepte
spécial.
Si les habitudes, et partant les vertus, se spécifient d'après
la nature de nos actes, une vertu particulière doit correspondre à tout acte
louable dans son espèce. Or on trouve dans la pénitence un acte très-digne
d'éloges, acte n'appartenant à l'idée d’aucune autre vertu, celui qui a pour
but la destruction du péché comme offense de Dieu. La pénitence est donc une
vertu spéciale.
Ce qui
fait qu'elle est une vertu spéciale, ce n'est pas précisément la détestation du
péché, qui est l'œuvre immédiate à la charité ; c'est l'intention de
travailler à la destruction du péché.
« La pénitence, dit saint Augustin, est une sorte de
justice exercée contre soi-même. »
La pénitence est une vertu spéciale qui, déplorant le péché
comme offense de Dieu, travaille à le réparer. Or, pour réparer une offense, il
faut non-seulement cesser l'acte blessant, mais offrir une compensation. Il est
évident par là que la vertu de pénitence forme une partie de la justice, non de
la justice absolue qui s'exerce entre égaux, mais de la justice relative ;
le pénitent doit s'adresser à Dieu comme le serviteur s'adresse au maître, le
fils au père, la femme au mari.
Comme passion, la pénitence, sorte de tristesse, réside dans
la puissance concupiscible. Comme vertu, elle a pour siège la volonté, parce
que son acte propre est le ferme propos de réparer le péché commis contre Dieu.
Le premier principe des actes de la pénitence n'est autre que
Dieu même, qui change nos cœurs, conformément à cette parole : « Convertissez-nous
à vous, Seigneur, et nous serons convertis. » (Lam. v, 21.) Mais l'homme
coopère à l'œuvre divine par certains actes, qui se succèdent dans l'ordre
suivant : — mouvement de la foi ; — mouvement de la crainte servile,
qui le porte à s'éloigner du péché à cause des supplices éternels ; — mouvement
de l'espérance ; — mouvement de la charité ; — mouvement de la
crainte filiale. — Les choses étant ainsi, la pénitence procède de la crainte
servile, comme d'un premier sentiment qui la commence, et de la crainte
filiale, comme de son principe immédiat et prochain.
La pénitence, on vient de le voir, procède de la foi, de
l'espérance et de la charité. Donc, elle n'a pas la priorité sur toutes les
vertus.
Les vertus, considérées comme habitudes, sans suivre un ordre
chronologique, commencent simultanément à exister dans une âme, à raison de
leur connexité. La priorité et la postériorité ne sauraient se prendre que de
leurs actes, qui se succèdent naturellement. Il est certain que quelques actes
louables, par exemple, ceux de la foi et de l'espérance informes, celui de la
crainte servile elle-même, peuvent précéder la pénitence. On ne saurait dire
non plus que la charité, envisagée comme acte et comme habitude, lui soit
postérieure ; la charité entre dans l'âme simultanément avec elle et avec
les habitudes des autres vertus, car, dans la justification du pécheur, le
libre arbitre se porte tout à la fois vers Dieu par la foi animée de la charité
et contre le péché par l'acte de la pénitence. Le premier de ces deux actes
précède naturellement le second, si bien que l'acte de la pénitence, venant de
l'amour de Dieu, y trouve sa cause et son motif. Par conséquent la pénitence
n'est, absolument parlant, la première des vertus, ni dans l'ordre du temps ni
par la nature des choses.
Cependant
elle revendique la priorité sur toutes les autres vertus morales, parce que,
dans la justification de l'impie, elle apparaît la première et leur ouvre la
porte. La pénitence ouvre l'entrée aux vertus morales, en bannissant le péché
par les vertus de foi, d'espérance et de charité, qui sont naturellement les
premières vertus.
« En quelque jour que l'impie fasse pénitence, a dit le
Seigneur, je ne me souviendrai plus des iniquités qu'il aura commises. »
(Ez. xviii, 22.)
S'il y avait des péchés qui ne pussent être remis par la
pénitence, ce serait, ou parce que l'homme ne pourrait pas en faire pénitence,
ou parce que la pénitence ne pourrait les effacer. — Dire qu'il y a sur la
terre des péchés dont on ne peut faire pénitence, ce serait une grave erreur :
on détruirait le libre arbitre, pour assimiler l'homme, voyageur ici-bas, aux
démons et aux damnés de l'enfer ; on nierait la vertu de la grâce, qui
peut porter à la pénitence le cœur de tous les pécheurs, conformément à cette
parole « Le cœur du roi est dans la main du Seigneur, qui le tournera
partout où il voudra. » (Prov. xxi, 1.) — Soutenir qu'il y a des péchés
qui ne sauraient être remis par une vraie pénitence, ce serait pareillement une
aberration, qui répugnerait, en premier lieu, à la miséricorde de Dieu, dont il
est dit : « Le Seigneur est bon, compatissant, patient ; sa
miséricorde surpasse toute la malice des hommes. » (Joël, ii, 13.) Dieu
serait en quelque sorte vaincu par l'homme, si l'homme voulait effacer un péché
que Dieu ne voulût pas pardonner. En second lieu, cela dérogerait à la vertu de
la passion du Christ, par laquelle la pénitence agit, comme les autres sacrements ;
car il est écrit : « Le Christ est lui-même victime de propitiation
pour nos péchés, non-seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde
entier. » (1 Jean, ii, 2.) — Il faut donc admettre purement et simplement
que tout péché, sur cette terre, peut être remis par la pénitence.
Esaü,
auquel s'appliquent ces paroles : « il ne trouva pas lieu à la pénitence
qu'il cherchait avec larmes » (Heb. xii, 17), n'avait pas un vrai
repentir. Ce qu'il disait le prouve : « Le temps de la mort de mon
père viendra, et je tuerai mon frère Jacob. » (Gen, xxvii, 41.) Antiochus,
dont nous lisons : « Ce scélérat priait le Seigneur, de qui il ne
devait pas obtenir miséricorde » (2 Mac. ix, 13), n'était pas non plus un
vrai pénitent ; il regrettait son crime pour la maladie dont il souffrait,
et non pas pour l'offense de Dieu.
Quant au
péché contre le Saint-Esprit, on peut voir ce que nous en avons dit dans la
seconde Partie. (2. 2. q. 14.) Il consiste, d'après saint Augustin, dans
l'impénitence finale, laquelle est irrémissible, puisqu'il n'y a point de
rémission dans l'autre monde.
Sans la pénitence considérée comme vertu, le péché actuel et
mortel n'est jamais remis ; la volonté de l'homme, qui s'est séparée de
Dieu pour s'attacher à un bien périssable, doit, pour obtenir la rémission de
sa faute, se retourner vers Dieu avec la détestation du péché qu'elle commis et
le ferme propos de s'en corriger, ce qui est précisément l'œuvre de la vertu de
pénitence. — La réception du sacrement de Pénitence, qui s'accomplit par le
ministère du prêtre, n'est pas toujours nécessaire au pardon des péchés. Dieu
peut les remettre sans le rit sacramentel, comme Notre-Seigneur les remit à la
femme adultère et à la femme pécheresse, « qu'il amena, dit saint
Grégoire, par sa grâce à la pénitence intérieure, avant d'étendre
extérieurement sur elles sa miséricorde. »[307]
Non ; d'abord, la grâce sanctifiante seule remet le péché,
et tout péché mortel l'exclut du cœur de l'homme. Ensuite, la vraie pénitence,
qui fait quitter un péché mortel à cause de Dieu aimé par-dessus tout, doit
nécessairement porter à détester tous les autres, puisqu'il n'en est pas un
seul qui ne soit contre Dieu. Se repentir de quelques-uns et conserver de
l'attachement pour les autres, ce n'est pas être véritablement pénitent. Enfin,
la miséricorde divine, dont les œuvres sont parfaites, n'admet pas le pardon
partiel des péchés mortels ; si Dieu prend pitié d'un homme, sa
commisération n'a ni partage ni réserve.
Il n'en
est pas des offenses comme des dettes pécuniaires ; contraires à l'amitié,
elles ne se remettent pas les unes sans les autres. Il serait ridicule de
demander, même à un homme pardon d'une offense et non d'une autre.
Quand David dit à Nathan : « J'ai péché contre le
Seigneur, le Prophète répondit : « Le Seigneur vous pardonne ;
mais, parce que vous avez fait blasphémer les ennemis de Dieu, le fils qui vous
est né mourra. » (2 Rois, xii, 13.) C'est une preuve que la rémission de la
faute ne détruit pas par elle-même toute la peine.
On peut distinguer dans le péché mortel l'éloignement de Dieu
et l'attachement désordonné au bien passager. L'éloignement du bien immuable
fait encourir la peine éternelle ; et l'attachement au bien périssable, la
peine temporelle, comme on le voit par les péchés véniels. La grâce, unissant l'homme
à son Auteur par la rémission de la faute, détruit l'éloignement de Dieu, et
par cela même la peine éternelle ; mais, n'anéantissant pas toujours
l'attachement désordonné au bien créé, elle n'enlève pas nécessairement la
peine temporelle.
L'homme
reçoit, dans la Pénitence, la vertu de la passion en proportion de ses actes,
qui sont la matière du sacrement, comme l'eau est la matière du Baptême. La
peine est remise par l'ensemble de tous ceux qui complètent la Pénitence, mais
non pas toujours par le premier acte qui obtient la rémission de la faute.
La faute remise, il peut se trouver encore dans l'âme
certaines inclinations que l'attachement aux créatures y a déposées, et c'est
ce qu'on appelle les restes du péché. Elles sont affaiblies, sans doute ; elles
ne règnent plus en souveraines sur l'homme ; mais elles se font encore
sentir, non comme habitudes, mais comme dispositions. C’est en quelque sorte la
concupiscence après le baptême.
Notre-Seigneur
ne guérit pas toujours les hommes subitement, comme il fit à l'égard de la
belle-mère de saint Pierre, qui se leva aussitôt pour le servir ; il les
guérit parfois successivement, comme l'aveugle, qui reçut d'abord
imparfaitement la vue, et qui disait : « Je vois marcher des hommes qui me
paraissent des arbres. » (Marc, viii, 24.) Il en est ainsi des âmes ;
il frappe si fortement les unes qu'avec la rémission de la faute il détruit
tous les restes du péché, comme dans Marie-Madeleine ; aux autres il remet
d'abord la faute par la grâce opérante, puis il détruit successivement les
restes du péché par la grâce coopérante.
De même que, dans le baptême, la rémission de la faute s'opère
par la vertu de la matière et de la forme, mais surtout par celle de la forme,
qui donne à l'eau son efficacité ; ainsi, dans la pénitence, elle est produite
par une double vertu, principalement par le pouvoir des clefs de l'Église, d'où
le sacrement tire sa forme ; et, secondairement par les actes du pénitent,
rapportés de quelque manière aux clefs de l'Église. D'après ces principes, la
rémission de la faute est l'effet de la vertu de pénitence et surtout du
sacrement de Pénitence.
Dans la
justification du pécheur, la rémission de la faute ne s'opère jamais sans un
acte de la vertu de pénitence, lequel comprend un acte de foi formé par la
charité. Mais ces deux actes sont produits par la grâce opérante, simultanément
avec la rémission même des péchés. Dans tous les cas, la pénitence, soit comme
vertu, soit comme sacrement, remet le péché par la passion du Christ, avec
laquelle elle se met en rapport par la foi et par la soumission aux clefs de
l'Église.
Le péché véniel jette un certain désordre dans la volonté de
l'homme par l'attachement immodéré au bien créé ; il ne saurait être
pardonné, tant que la vertu de pénitence ne vient pas dégager la volonté de ses
liens. La cause restant, l'effet reste aussi.
Remarquons-le ici, pour la rémission de ce péché, ce n'est pas
assez de la détestation habituelle de la vertu de pénitence, puisque, comme
nous l'avons reconnu ailleurs, il n'est pas incompatible avec la charité ;
il faut, au moins, la détestation virtuelle qui se rencontre dans la ferveur de
la charité, lorsque, par exemple, le cœur de l'homme, s'élevant vers Dieu et
vers les choses divines, regrette toute action qui retarde son essor.
Nous l'avons reconnu dans la seconde Partie, le péché véniel
n'enlève ni ne diminue la grâce habituelle. Donc une nouvelle infusion de cette
grâce n'est pas nécessaire pour le remettre.
En effet, bien qu'il ralentisse l'exercice de la charité en
attachant l'homme au bien créé, il n'est pas contre Dieu. Sa destruction, dès
lors, n'exige pas l'infusion d'une nouvelle grâce habituelle ; un
mouvement de la grâce actuelle ou de la charité suffit pour le remettre. Mais
comme, dans ceux qui ont l'usage du libre arbitre, les seuls qui puissent
pécher véniellement, l'infusion de la grâce n'a jamais lieu sans un mouvement
actuel de cette faculté vers Dieu et contre le péché, il est remis toutes les fois
que la grâce est infuse de nouveau dans une âme.
La grâce
en opère la rémission par un acte qu'elle fait produire, mais non pas
nécessairement par quelque chose d'habituel qui s'infuserait dans l'âme. Bien
qu'il ne soit jamais effacé sans un acte explicite ou implicite de la vertu de
pénitence, il peut l'être sans le sacrement de la Pénitence qui se consomme
formellement dans l'absolution du prêtre, et, pour cette raison même,
l'infusion de la grâce habituelle n'est pas nécessaire à sa rémission ; car,
si cette infusion s'accomplit dans tous les sacrements, elle n'a pas lieu
cependant dans tous les actes de vertu.
Trois sortes d'actes remettent les péchés véniels. D'abord,
ceux qu'accompagne l'infusion de la grâce qui efface tous les péchés, et c'est
de la sorte que les péchés véniels sont remis par l'Eucharistie, par l'Extrême-Onction,
et généralement par tous les sacrements de l'Église. Ensuite, les actes qui
renferment par eux-mêmes la détestation du péché ; par exemple, la
confession générale, le frappement de la poitrine, et l'Oraison dominicale où
se trouve cette prière : « Pardonnez-nous nos offenses. »[308] Enfin, tous les actes qui se font par respect pour Dieu et
pour les choses saintes : la bénédiction de l'évêque, l'aspersion de l'eau
bénite, les onctions sacramentelles, la prière dans une église consacrée, et les
autres semblables.
Toutes
ces pratiques remettent la peine du péché à proportion de la satisfaction
qu'elles renferment et de la charité qu'elles excitent. Mais l'attachement
actuel de l'âme au péché peut en arrêter l'effet.
Conformément à cette parole de l'Apôtre : « Il
appartient à la grâce de Dieu de ne point imputer le péché » (Rom. iv, 8),
le péché mortel ou véniel n'est remis que par la puissance de la grâce. Or
celui qui est en péché mortel n'a pas la grâce de Dieu ; donc aucun péché
ne lui est remis.
Si la
rémission du péché véniel ne nécessite pas une nouvelle infusion de la grâce
habituelle, elle n'en exige pas moins un acte émané de cette grâce même. De là
vient que ce péché ne saurait être remis sans le péché mortel.
« Les dons et la vocation de Dieu, nous dit saint Paul, sont
sans repentir. » (Rom. xi, 29.)
L'œuvre de Dieu ne saurait être annulée par l'œuvre de l'homme :
or la rémission des premiers péchés est l'œuvre de la miséricorde divine ;
donc la malice des hommes n'y peut rien, comme le marque cette parole :
« Leur infidélité rendra-t-elle vaine la fidélité de Dieu ? »
(Rom. iii, 3.) Ainsi les péchés remis ne reviennent pas par un péché
subséquent. Il peut arriver, toutefois, qu'un tel péché contienne virtuellement
la culpabilité des fautes antérieures, par cela seul que, méprisant la bonté de
Dieu, il est plus inexcusable, conformément à cette parole : « La
dureté de votre cœur impénitent vous amasse un trésor de colère pour le jour de
la vengeance. » (Rom. ii, 5.) Sous ce rapport seulement, le péché qui suit
la pénitence ramène, d'une certaine façon, comme contenus virtuellement en lui,
les péchés remis.
La haine fraternelle, l'apostasie, le mépris de la confession
et le regret d'avoir fait pénitence ramènent spécialement, à raison de
l'ingratitude, les péchés pardonnés. Je dis : 1° la haine fraternelle.
Celui-là commet spécialement le péché d'ingratitude qui agit contre la nature
du bienfait reçu, et tel est l'homme qui, après avoir reçu de Dieu le pardon de
ses péchés, refuse, à cause de la haine qu'il garde dans son cœur, de pardonner
à son frère. — 2° L'apostasie. Quiconque renie sa foi agit directement contre
le bienfait que lui a mérité son acte de foi formé par la charité. — 3° Le
mépris de la confession. Un tel acte attaque positivement la résolution que
l'on avait prise de se soumettre aux clefs de l'Église, conformément à cette
parole : « J'ai dit : Je confesserai moi-même mon iniquité au
Seigneur, et vous m'avez remis l'impiété de mon péché. » (Ps. xxxi, 5.) — 4°Le
regret d'avoir fait pénitence. Un pareil regret semble détruire le premier
repentir par lequel on a détesté le péché.
Le péché qui suit les péchés pardonnés peut très-bien être
moins grave qu'eux dans son genre, et il est certain que l'ingratitude dont il
est entaché, se mesurant sur sa gravité même, ne lui fait pas toujours
atteindre leur culpabilité. Tout ce que l'on peut affirmer à cet égard, c'est que
plus les péchés remis étaient graves et nombreux, plus est grande la
culpabilité ramenée par un nouveau péché mortel.
L'homme qui pécherait avec l'intention de mépriser Dieu et le
bienfait qu'il en a reçu, commettrait un péché spécial d'ingratitude. Mais,
dans celui qui a seulement l'intention de commettre tel péché, un homicide par
exemple, l'ingratitude ne constitue pas un péché particulier ; elle
appartient, comme circonstance, à cet autre péché.
Quand l'enfant prodigue rentra à la maison paternelle, son
père ordonna de le revêtir de sa première robe. (Luc, xv, 22.)
Avec l'infusion de la grâce, d'où provient la rémission des
péchés, reviennent toutes les vertus surnaturelles, lesquelles découlent de la
grâce sanctifiante, comme de l'essence de l'âme dérivent toutes ses facultés.
On peut dire, dès lors, que toutes les vertus sont rétablies par la pénitence.
Ce
rétablissement est principalement l'œuvre du sacrement de Pénitence, qui
produit la grâce sanctifiante, d'où résultent comme habitudes, les vertus
surnaturelles, voire même la vertu de pénitence.
Cela ne
signifie pas que les âmes pénitentes n'éprouvent plus, après leur conversion,
aucune difficulté dans la pratique des vertus ; nous avons vu qu'il peut
encore subsister en elles des dispositions contraires provenant de leurs
anciens désordres, ce que nous avons appelé les restes du péché. L'homme
vertueux lui-même fait le bien avec plaisir, et cependant le sommeil et
d'autres indispositions corporelles lui suscitent des difficultés.
Notre volonté étant susceptible de dispositions plus ou moins
satisfaisantes dans son retour vers Dieu, et la grâce nous étant donnée avec
plus ou moins d'abondance dans le sacrement de Pénitence suivant nos actes,
l'homme, réconcilié avec Dieu, se relève tantôt avec une plus grande grâce que
celle qu'il avait d'abord, tantôt avec une grâce égale, tantôt avec une grâce
moindre. Nous devons dire la même chose des vertus produites par la grâce.
Les
chutes profitent aux âmes qui en deviennent plus prudentes et plus
humbles ; mais plusieurs tombent et ne se relèvent point ; d'autres
se relèvent pour tomber encore. S’il est avantageux pour les élus de tomber,
c'est en ce sens qu'ils se relèvent parfois avec une vertu plus solide.
Le péché enlève à l'homme deux dignités, l'une devant Dieu,
l'autre devant l'Église. — Devant Dieu, il le prive à la fois de sa dignité
principale et de sa dignité secondaire. La dignité principale, celle d'enfant
de Dieu, se recouvre par la pénitence, ainsi qu'on le voit dans la parabole de
l'Enfant prodigue, qui reçut, par ordre de son père, « sa première robe,
son anneau et sa chaussure. » (Luc, xv, 22.) La dignité secondaire,
l'innocence, dont le frère aîné de l'Enfant prodigue se glorifiait en disant :
« Depuis tant d'années que je vous sers, je n'ai jamais manqué à vos
ordres » (Luc, xv, 29), ne se recouvre pas ; mais un pénitent obtient
parfois davantage, car, selon la pensée de saint Grégoire, « ceux qui
déplorent leurs égarements peuvent réparer leurs pertes par de plus grands
gains et donner une plus grande joie au ciel : ainsi le soldat qui, après
avoir fléchi un instant, presse courageusement l'ennemi, est plus aimé de son
général que celui qui n'a pas pris la fuite, mais qui n'a rien fait d'héroïque. »
— Devant l'Église, le péché qui rend un homme indigne d'exercer les fonctions
du saint ministère, lui fait perdre les dignités ecclésiastiques. Or les saints
Canons défendent de les rendre à ceux qui ne se repentent pas, ou qui font
pénitence négligemment, surtout lorsqu'ils ont encouru publiquement une
irrégularité ou donné quelque grand scandale.
La
pénitence parfaite peut, toutefois, leur faire obtenir leur réintégration dans
le poste qu'ils occupaient. Saint Pierre, qui avait renié son divin Maître, fut
néanmoins établi chef de l'Église.
« Si le juste se détourne de sa justice, toutes les œuvres
de justice qu'il aura faites seront oubliées. » (Ezéch., xviii, 24.)
Par similitude avec les êtres vivants, une chose qu'un
obstacle empêche de produire son effet propre est dite frappée de mort. Puisque
les œuvres faites dans la charité ont pour effet propre de conduire l'homme à
la vie éternelle, on s'exprime bien en disant qu'elles sont frappées de mort
par le péché mortel, qui les empêche de produire cet effet.
Les œuvres faites dans la charité ont été acceptées de Dieu ;
elles sont seulement privées de leur efficacité, en ce qui est de la vie
éternelle, par l'obstacle du péché mortel. Cet obstacle enlevé, elles
recouvrent la vertu de nous conduire à la vie éternelle ; donc elles
revivent.
Ces
œuvres n'étaient pas frappées de mort en elles-mêmes ; leur action était
seulement paralysée par l'obstacle qui rendait l'âme indigne de la vie
éternelle. Cet obstacle écarté, elles récupèrent leur vertu.
« Quand je distribuerais tout mon bien aux pauvres, quand
je livrerais mon corps aux flammes, tout cela ne sert de rien si je n'ai pas la
charité. » (1 Cor, xiii, 3.)
Les œuvres mortes sont ainsi appelées, parce que, faites sans
la charité, elles ne dérivent pas du-principe de la vie spirituelle. La
pénitence, ne pouvant en aucune manière les en faire procéder, ne les vivifie
point.
Ainsi
que le remarque saint Grégoire, si Dieu se souvient des œuvres bonnes de leur
nature, mais faites dans l'état du péché, ce n'est pas pour les récompenser par
la vie éternelle, qui n'est due qu'aux œuvres vivantes, c'est à-dire faites
dans la charité ; mais c'est afin de les récompenser par des biens
temporels, comme on le voit par cette parole d'Abraham au mauvais riche : « Souvenez-vous
que vous avez reçu les biens pendant « votre vie. » On peut croire
aussi que les bonnes œuvres des pécheurs, tout inutiles qu'elles sont pour le
ciel, serviront, au Jugement dernier, à leur obtenir une condamnation moins
sévère.
Les parties constituent, l'intégrité d'une chose. Or nous
avons reconnu que les actes humains servent de matière au sacrement de
Pénitence. Nous ferons voir plus loin que ces actes sont au nombre de trois :
la contrition, la confession et la satisfaction. Donc le sacrement de Pénitence
a des parties.
La
pénitence, considérée comme vertu, n'a pas proprement de parties ; les
actes qui l'accompagnent sont ses effets plutôt que ses parties. Ce n'est que
comme sacrement qu'elle a pour parties les actes humains, qui sont sa matière
prochaine.
Ces trois actes sont la matière prochaine du sacrement de
Pénitence, et l'absolution du prêtre en est la forme. — Comme il ne s'agit pas
seulement, dans ce sacrement, de rétablir l'égalité de la justice, mais qu'il
faut surtout y regagner l'amitié de Dieu, qui a été offensé, la réparation de
l'offense est opérée par le pécheur selon la volonté divine, à laquelle il est
nécessaire de se conformer. Le pénitent doit donc, premièrement, former la
résolution de réparer l'offense de Dieu, et c'est ce qu'il fait dans la
contrition ; secondement, se soumettre au jugement du prêtre qui tient la
place de Dieu, ce qu'il fait par la confession ; troisièmement, réparer
ses fautes selon les décisions du ministre de Dieu, d'où la satisfaction. Il
est manifeste par là que la contrition, la confession et la satisfaction
doivent être assignées comme parties du sacrement de Pénitence.
Quoique
la contrition soit intérieure de sa nature, elle peut néanmoins servir de
matière au sacrement par les actes extérieurs qu'elle produit, et surtout en ce
qu'elle implique le propos de se confesser et de satisfaire.
Ces trois actes n'en sont ni des parties subjectives, ni des parties
potentielles ; ils en sont des parties intégrantes. Et, en effet, ils
concourent à constituer l'intégrité du sacrement sans en renfermer toute la
vertu.
Cette division, proposée par saint Augustin, est fondée en
raison ; car rien n'empêche de distinguer, dans la pénitence considérée
comme vertu, trois espèces qui correspondent aux trois changements de vie que
le pénitent peut se proposer. A-t-il l'intention de renaître à une vie nouvelle
par la régénération spirituelle, c'est la pénitence avant le baptême. Veut-il
réformer une vie que le péché a corrompue, c'est la pénitence des péchés
mortels. Forme-t-il le dessein de s'avancer dans les voies de la vie
spirituelle, c'est la pénitence des péchés véniels, que les actes de charité
peuvent effacer.
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EXPLICATION.
Nous l'avons dit, le tableau précédent, celui-ci et le suivant
ne sont qu'un seul et même traité, que saint Thomas, prévenu par la mort, n'a
pas eu le temps de compléter.
Le Supplément, tiré
de son Commentaire sur Pierre
Lombard, commence, ainsi qu'on le voit, à la nature de la contrition. Nous
parlerons, d'abord, de la contrition, — de la confession — et de la
satisfaction, qui sont les parties du sacrement de Pénitence.
L'homme qui s'écarte des préceptes divins s'attache à son sens
propre, comme le marque cette parole : « Le principe de tout péché
est l'orgueil. » (Eccl. x, 15.) Ce qui détruit le péché doit donc
nécessairement détacher sa volonté de son sens particulier. Or, par similitude
avec les corps qui ne cèdent pas sous la pression, on appelle dure et
inflexible toute volonté opiniâtrement attachée au mal, et on dit que la
volonté est brisée quand elle se dégage enfin du péché. Mais, parce que le
pécheur, pour obtenir miséricorde, doit se dépouiller totalement de l'affection
au mal et à son sens propre, ce n'est pas assez que sa volonté soit comme partagée
en grands éclats ; elle doit être broyée. De là le mot contrition, qui désigne, sous l'image
d'une pulvérisation, ce dépouillement complet. Comme la définition que l'on
nous propose signale, dans la contrition, un acte de la vertu de pénitence par
ces mots : « la douleur du péché ; » et une partie du
sacrement, par ces autres paroles : « avec le propos de se confesser
et de satisfaire à la justice divine, » nous sommes fondé à dire qu'elle
est bonne.
Bien que
la contrition remette parfois toute la peine, la confession et la satisfaction
sont encore nécessaires, soit parce que l'homme n'a jamais la certitude d'être
soustrait à tout châtiment, soit parce que la confession et la satisfaction
sont de précepte ; aussi la contrition en doit-elle toujours renfermer le vœu.
Le broiement de la volonté attachée au mal est une action
bonne de soi ; la contrition, qui le désigne, marquant une certaine
droiture de la volonté humaine, est dès lors un acte de la vertu par laquelle
le péché est détruit, un acte de la vertu de pénitence.
On a dit :
La contrition est une douleur ; or la douleur est une passion : donc
la contrition n'est pas un acte de vertu. — Il y a deux sortes de douleur.
Celle qui a son siège dans la sensibilité est plutôt l'effet de la contrition
que la contrition elle-même. Celle qui, résidant dans la volonté, y constitue
proprement le déplaisir ou la détestation du péché, est la contrition même. Tel
est l'acte de la vertu de pénitence.
Le mot attrition
désigne l'acheminement à la contrition ; il marque un certain déplaisir ou
regret du péché, au lieu que la contrition énonce la perfection de ce déplaisir
et de ce regret[309].
L'attrition a pour principe la crainte servile, tandis que la
contrition émane de la crainte filiale. Cela seul prouve que l'attrition ne
devient pas la contrition.
Il y a à cet égard deux sentiments : plusieurs disent que
l'attrition devient la contrition, comme la foi informe devient la foi formée.
— Cela ne paraît pas vraisemblable ; car, si l'habitude de la foi informe
peut devenir une habitude animée par la charité, on n'en saurait dire autant
des actes mêmes de la foi informe, qui, la charité survenant, font place aux
actes de la foi formée. Or l'attrition et la contrition consistent dans un
acte, et non dans une habitude. D'un autre côté, les habitudes des vertus
surnaturelles qui sont dans la volonté n'y sont pas à l'état d'informité,
puisqu'elles proviennent de la charité ; dès lors avant l'infusion de la
grâce sanctifiante, il n'existe pas d'habitude dont l'acte de contrition puisse
émaner plus tard. Il s'ensuit que l'attrition ne peut en aucune manière devenir
la contrition, et c'est là ce qu'enseigne le second sentiment.
On déplore la peine, on en gémit ; mais on n'en a pas la
contrition, mot qui signifie le broiement d'une volonté dure et obstinée. Une
telle expression ne saurait convenir à l'abattement que cause la peine.
La
douleur qui regrette la vertu perdue par le péché n'est pas essentiellement la
contrition, seulement elle est l'un de ses principes : on est porté à
déplorer une faute à cause du mal qui s'en est suivi.
Nous ne contractons pas le péché originel par notre volonté ;
il nous vient de notre origine, qui nous transmet une nature corrompue. On peut
en avoir le déplaisir ou la douleur, mais non la contrition proprement dite,
qui pulvérise en quelque sorte l'endurcissement de la volonté, dont il ne provient
pas.
Le péché actuel provient de ce que la volonté ne se soumet pas
à la loi de Dieu, soit qu'elle la viole par une transgression ou par une
omission, soit qu'elle agisse en-dehors d'elle. Il suit de là que, dans tous
les péchés mortels ou véniels, il y a toujours une certaine dureté de la
volonté, que la contrition, dans la rémission qui nous en est faite, doit
pulvériser.
Obligé
d'avoir la contrition de chacun de ses péchés mortels, l'homme doit examiner sa
conscience, afin de se les rappeler tous. S'il ne peut les découvrir exactement
dans une diligente recherche, il suffit qu'il en soit contrit suivant le
souvenir général qu'il en a conservé ; il doit toutefois regretter et les
péchés commis et l'oubli provenant de sa négligence. Se souvient-il ensuite de
quelques-uns, il est tenu de les détester en particulier : ainsi le pauvre
qui ne peut pas payer ses dettes est excusé, et cependant il doit satisfaire à
ses obligations aussitôt qu'il en a la possibilité. — Pour les péchés véniels,
il faut en avoir la contrition de la même manière que l'on en doit faire
pénitence[310].
La contrition se rapporte principalement aux péchés passés :
elle n'a pour objet les péchés futurs que d'une manière secondaire, en tant
qu'elle s'adjoint quelque chose de la prudence. Déplorant le passé, elle prend
des précautions pour ne plus pécher à l'avenir.
L'objet nécessaire de la contrition, c'est uniquement les
péchés passés. Car les effets subséquents qui viennent les aggraver préexistent
en eux, cumule dans leur cause. L'erreur d'Arius avait toute sa gravité, quand
elle fut émise. Le mal qu'elle peut produire n'ajoute pas à la culpabilité de
cet hérésiarque, bien qu'il puisse ajouter à sa peine accidentelle.
Acte de la vertu de pénitence, la contrition n'a pas pour
objet les péchés des autres ; on ne se repent que de ses propres actions.
La contrition doit être là où était auparavant l'endurcissement du péché.
On
s'afflige des péchés d'autrui, on n'en a pas la contrition.
Il y a des remèdes différents pour les différentes maladies.
« Ce qui guérit le talon ne guérit pas l'œil, » dit saint Jérôme. La
contrition est ce remède particulier pour chacun des péchés mortels. De plus,
la contrition se manifeste par la confession, où il faut accuser chaque péché
mortel ; donc on doit avoir la contrition de tous en particulier. — La
contrition, toutefois, peut être considérée de deux manières : dans son
principe et dans son terme. — La pensée par laquelle, songeant à un péché, on
en conçoit au moins l'attrition, voilà ce que j'appelle le principe de la
contrition ; il est hors de doute que la contrition, à ce premier début,
doit embrasser en particulier chacun des péchés mortels dont on se souvient. — J'appelle
terme de la contrition la dernière perfection de la douleur animée par la grâce :
il suffit alors d'un acte général de contrition pour tous les péchés, car cet
acte agit en vertu de toutes les dispositions précédentes.
La douleur essentielle à la contrition, celle qui réside dans
la volonté où elle constitue le déplaisir du péché passé, doit l'emporter sur
toutes les autres douleurs. En effet, autant doit plaire une chose, autant son
contraire doit déplaire : la fin dernière devant nous plaire par-dessus tout,
le péché qui nous en détourne doit être détesté par-dessus tout. — Il en est
autrement de la douleur sensible ; celle-ci, dans la contrition, n'est pas
nécessairement la plus grande que l'homme puisse éprouver. La partie sensitive
de notre être est plus fortement impressionnée par ses sensations propres que
par l'influence de la raison, qui ne la fait pas mouvoir à son gré et qui,
d'ailleurs, dans tous les actes de vertu, la soumet à une mesure.
La
douleur sensible fait couler plus de larmes que la contrition, parce que le mal
temporel nous frappe plus que le mal spirituel. Il peut arriver aussi que les
hommes, qui apprécient difficilement leurs propres affections, s'imaginent
détester moins ce qu'ils détestent davantage. On doit, à cet égard, se garder
d'inquiéter un pénitent.
Les vertus morales sont viciées par excès et par défaut. La
contrition est l'acte de la pénitence, vertu morale ; elle peut donc être
excessive. — La douleur de la raison déplorant et détestant le péché ne tombe
pas plus dans l'excès que la charité, qui l'augmente toujours en s'accroissant
elle-même. Mais la douleur sensible peut certainement être exagérée, comme
toute affliction extérieure du corps ; on ne doit ni compromettre sa santé
ni affaiblir les forces dont on a besoin pour remplir ses devoirs. L'Apôtre a
dit : « Rendez à Dieu un culte raisonnable. » (Rom. xii, 1.)
Considérons-nous la contrition comme appliquée à chaque péché
en particulier, la volonté supérieure doit concevoir plus de douleur pour l'un
que pour l'autre ; plus un acte est désordonné, plus Dieu est offensé. — Pareillement,
la faute plus grave méritant une peine plus grande, la douleur de la partie
sensitive doit aussi être proportionnée à la faute en ce qui est de la
pénitence acceptée librement pour la réparation de l'offense ; mais
l'impression plus ou moins sensible que produit la volonté dans la partie
inférieure de notre être dépend des dispositions de notre appétit sensitif.
Considérons-nous la contrition comme embrassant tous les
péchés en général, ainsi qu'il arrive dans l'acte de la justification : alors,
ou elle procède de la considération de chaque péché en particulier, ou elle
implique au moins le désir de penser à chacun d'eux ; dans le premier cas,
tout en ne formant qu'un seul acte, elle garde virtuellement la distinction des
péchés ; dans le second, elle renferme encore implicitement plus de
douleur pour l'un que pour l'autre.
« Ne soyez pas sans crainte au sujet du péché pardonné. »
(Eccl. v, 5.)
Le péché, retardant notre marche vers Dieu, nous a fait perdre
un temps irréparable. Nous devons le détester pendant toute la durée de notre
vie. « En délivrant l'homme de ses fautes et de la peine éternelle, disait
Hugues de Saint-Victor, Dieu l'enchaîne à une contrition perpétuelle. »
« Bienheureux ceux qui pleurent. » (Matth. v, 4.)
Il est utile de conserver sans cesse la douleur du péché pour
ce qui est du déplaisir de la raison. Sous ce rapport, la durée et l'intensité
de la contrition n'ont rien d'excessif plus l'homme en exerce fréquemment les actes,
plus il plaît à Dieu. Mais la passion même de la douleur excitée par la volonté
doit être modérée dans son intensité et dans sa durée, de peur qu'elle ne jette
l'homme dans le désespoir, dans la pusillanimité ou dans d'autres vices
pareils.
Au ciel, les saints n'éprouvent aucune douleur. — En enfer, la
douleur des damnés n'est ni produite par la grâce ni méritoire. — Dans le
purgatoire, le regret du péché, quoique formé par la grâce, n'en mérite pas
directement la rémission. — La véritable contrition du péché, douleur à la fois
formée par la charité et méritoire, n'existe donc pas après cette vie.
Comme partie du sacrement de Pénitence, la contrition
contribue d'une manière instrumentale à la rémission du péché. Comme acte de
vertu, elle donne à notre âme une disposition qui amène comme nécessairement la
justification. Ainsi la rémission du péché en est un effet.
Dans
l'un et l'autre cas, Dieu seul est la cause efficiente et principale de la
rémission des péchés ; mais la cause dispositive, et pour ainsi dire
matérielle, se trouve dans l'homme. Observons ici que, quand les péchés sont
pardonnés devant Dieu en vertu de la contrition seule, il n'est pas permis pour
cela de communier avant d'avoir reçu l'absolution des ministres de l'Église,
auxquels appartient la dispensation de l'Eucharistie.
L'exemple du bon larron, à qui Notre-Seigneur dit :
« Vous serez aujourd'hui dans le paradis avec moi, » nous prouve que
la contrition anéantit parfois toute la peine des péchés, bien que, comme nous
l'avons vu ailleurs, il n'en soit pas toujours de la sorte. — Envisagée dans la
charité qui cause la détestation du péché, la contrition peut mériter
non-seulement la rémission de la faute, mais encore l'exemption de toute la
peine. Considérée comme douleur sensible excitée par la volonté et par la grâce
pour punir le péché, elle peut aussi, par son intensité, constituer un
châtiment assez grand pour anéantir la faute et la peine.
L'homme n'en est pas moins obligé de se confesser et de
satisfaire à la justice divine ; car, outre qu'il n'est jamais assuré que
sa contrition a été suffisante pour effacer son péché et la peine méritée, sa
contrition ne serait pas véritable sans le propos de se confesser ; et ce
propos, il doit l'accomplir, d'autant plus que la confession est l'objet d'un
précepte.
Que si
la douleur de la contrition est limitée, la peine du péché mortel, pour ce qui
est de l'intensité, l'est aussi. La contrition a l'avantage de tirer de la
charité une vertu infinie par laquelle elle peut détruire la faute et la peine.
Si la douleur de la raison, c’est-à-dire la détestation du
péché, est si faible qu'elle ne suffise pas à l'essence de la contrition, comme
lorsqu'on a moins de déplaisir d'une faute mortelle que ne doit en inspirer la
séparation de la fin dernière, elle ne remet aucunement le péché : c'est
ainsi que l'amour peut ne pas arriver à la nature de la charité. Nous disons la
douleur de la raison ; car la douleur sensible n'appartient pas par
elle-même à la contrition, bien qu'elle s'y adjoigne comme par accident, et,
d'ailleurs, elle n'est point en notre pouvoir. Mais, lorsque la douleur d'avoir
offensé Dieu, si petite qu'elle soit, suffit essentiellement à la contrition,
elle détruit les plus grands péchés.
Comme le
Baptême remet également les crimes énormes et les fautes légères ; ainsi
la vraie contrition efface tous les péchés.
Boëce disait : « Si vous attendez du médecin le
soulagement de votre mal, il est nécessaire de le lui découvrir. »
La passion du Christ produit son efficacité par les sacrements
de l'Église. À moins qu'on ne les reçoive, ou de fait, ou du moins d'intention,
si la nécessité empêche de les recevoir réellement, aucun péché, soit actuel,
soit originel, ne saurait être remis. Il suit de là que les sacrements
institués pour la rémission des péchés qui ferment l'entrée du ciel sont de
nécessité de salut, et tels sont le Baptême et la Pénitence. Or, de même que,
en demandant le baptême, on se soumet aux ministres de l’Église, à qui en
appartient la dispensation ; de même doit-on, pour recevoir le sacrement
de Pénitence en rémission de ses péchés, s'y soumettre par la confession :
car s'ils n'avaient pas la connaissance des fautes commises, ils ne pourraient
pas y appliquer les remèdes convenables. Donc, pour quiconque est tombé dans
quelque péché mortel depuis le baptême, la confession est de nécessité de
salut.
On nous
dira peut-être qu'on ne lit nulle part que saint Pierre, ou sainte Magdeleine,
ou saint Paul, se soient confessés. — Beaucoup de faits n'ont pas été écrits ;
mais, d'ailleurs, Jésus-Christ avait sur les sacrements un pouvoir d'excellence
en vertu duquel il pouvait en produire l'effet sans le rit extérieur.
Les sacrements sont de droit divin, et non de droit naturel :
la confession, dont la nécessité repose sur celle d'un sacrement, n'appartient
pas au droit naturel ; elle est de droit divin.
Il est
de droit naturel de confesser ses péchés, non à l'homme, mais à Dieu. Adam fut
blâmé d'avoir excusé sa faute ; Caïn d'avoir nié la sienne. Sous la loi de
nature, il suffisait de se reconnaître coupable devant Dieu, au moyen d'un acte
intérieur. La loi mosaïque exigeait que l'on fit une certaine déclaration de
ses péchés, en se conformant à certains rites extérieurs ; par exemple, en
offrant des victimes. La loi nouvelle prescrit un aveu spécial et
circonstancié.
Tout homme est obligé de se confesser. Puisque la confession
doit servir de remède à nos péchés, le droit divin l'impose, non à tous les
fidèles, mais à ceux qui sont tombés dans quelque péché mortel depuis leur
baptême. L'Église, de son côté, la prescrit à tous dans le décret du concile de
Latran, où il est dit : « Que tout fidèle de l'un et de l'autre sexe,
parvenu à l'âge de discrétion, confesse ses péchés, etc... »
Il ne
nous est pas possible d'éviter tous les péchés véniels ; c'est pourquoi il
y a toujours lieu, même pour les personnes qui n'ont pas péché mortellement, de
recourir à la Pénitence, et, par conséquent, à la confession. Ce n'est pas que
nous soyons tenus, en raison même du sacrement, à confesser les péchés légers ;
mais l'Église peut très-bien y obliger ceux qui n'ont pas d'autres fautes à se
reprocher. Quelques-uns disent que celui qui ne se sent coupable d'aucun péché
mortel n'est pas pour cela obligé de confesser ses péchés véniels, et que, pour
satisfaire au précepte de l'Église, il suffit qu'il se présente au prêtre pour
lui déclarer qu'il n'a sur la conscience aucune faute grave.
Non ; ce serait un mensonge. On se confesse pour faire
connaître l'état de sa conscience, et, au lieu de le découvrir, on le
cacherait. Une telle confession ne remplirait pas le but de l'institution
divine.
Un juste
craint toujours d'avoir vicié par quelque endroit le bien qu'il a fait, et c'est
ce qui faisait dire à Job : « Je redoutais toutes mes œuvres. »
(ix, 28.) Il est d'une bonne âme de manifester une telle crainte. — Quand on ne
sait si un péché est mortel, on est tenu de le confesser, tant que subsiste
l'incertitude, mais non d'affirmer qu'il soit mortel ; on doit se
contenter de dire que l'on en doute, et attendre le jugement du confesseur.
Dire que l'on commet un nouveau péché mortel si l'on ne
confesse pas immédiatement celui dont on est coupable, ce serait multiplier les
fautes mortelles à l'infini ; cela ne paraît pas raisonnable.
La résolution de se confesser étant liée à la contrition, on
est obligé de la former du moment où l'on doit se repentir d'un péché,
c'est-à-dire lorsque les péchés se présentent à la mémoire, surtout dans le
danger de mort, ou dans telle conjoncture qui en fera commettre un nouveau, si
les premiers ne sont pas pardonnés ; un prêtre, par exemple, qui serait
tenu de dire la messe, devrait se confesser auparavant du péché mortel qu'il
aurait sur la conscience, et s'il ne le pouvait pas, faute de confesseur, il
devrait au moins avoir la contrition et le ferme-propos de se confesser à la
première occasion. — Quant à la confession réelle, on peut y être obligé de
deux manières : 1° par accident, quand on est tenu, comme en ce qui est de
la communion, de remplir une obligation dont on ne peut s'acquitter sans
commettre un nouveau péché, à moins de s'être confessé préalablement, dans le
cas où on en a la commodité ; 2° par le précepte même, et, sous ce
rapport, le délai de la confession peut, ce semble, être assimilé à celui du baptême,
que l'on n'est pas tellement tenu de recevoir au moment où l'on en a formé le
propos que l'on doive encourir un péché mortel, si on ne le reçoit pas tout
aussitôt, puisqu'il n'y a pas même de temps déterminé au-delà duquel ce délai
soit imputé à péché mortel, dès qu’il ne provient ni du mépris, ni d'un autre
motif gravement coupable. La nécessité de la confession n'est pas plus
pressante en elle-même que celle du baptême. Mais, comme il y a obligation
d'accomplir, dans le cours de la vie, ce qui est de nécessité de salut, le
précepte de la confession oblige par lui-même dans le danger de mort, comme
celui du baptême ; aussi saint Jacques recommande-t-il en même temps de se
confesser et de recevoir l'Extrême-Onction. On peut regarder comme fondée l'opinion
de ceux qui disent que, malgré les périls du retard, il n'y a pas d'obligation
stricte de se confesser aussitôt que l'on a péché. L'Église accorde le délai
d'une année[311].
La Pénitence, dont la confession fait partie, est nécessaire
au salut, comme le Baptême. Nul ; conséquemment, n'en saurait être
dispensé.
Fondée sur la foi et sur les sacrements, l'Église ne saurait y
rien changer. De même que le Pape n'a pas le pouvoir de dispenser du baptême,
il ne peut pas non plus exempter de la confession ceux qui sont dans la
nécessité de recourir au sacrement de Pénitence. Il pourrait seulement les
dispenser du précepte positif de l'Église, en leur permettant de différer leur
confession annuelle au-delà du temps fixé par la loi ecclésiastique.
Voici la définition donnée par saint Augustin : « La
confession est un aveu qui, par l'espérance du pardon, fait sortir le mal
recélé dans l'âme. » — Cette définition a cela de très-bon qu'elle indique
tout à la fois et la substance de l'acte de la confession, qui consiste à
révéler ce qui est caché dans l'âme ; et la matière de cet acte, le mal
spirituel ; et le motif de cet acte, l'espérance du pardon.
D'autres, pour compléter la définition du saint Docteur,
ajoutent avec raison que l'aveu est fait au prêtre en vue du sacrement de
pénitence.
Le
confesseur connaît quelquefois à l'avance les péchés du pénitent ; mais,
s'il les connaît comme homme, il les ignore comme ministre de Jésus-Christ
avant la confession sacramentelle ; et, de plus, les actes intérieurs qui
ont présidé aux actes extérieurs doivent lui être découverts par l'aveu du
pénitent.
La confession est une action méritoire qui nous ouvre le ciel.
Donc elle est un acte de vertu.
Il suffit, pour qu'un acte soit appelé acte de vertu, qu'il
rappelle par sa nature l'idée d'une vertu. Telle est la confession. Elle ne
renferme pas, sans doute, tout ce qui constitue la vertu ; mais, comme on
trouve en elle, ainsi que son nom même l'indique, la manifestation de ce qui
est dans la conscience, et, partant, un accord entre la bouche de l'homme et
son cœur, elle se rattache à la vertu de vérité.
Si la
confession n'était pas un acte de vertu, elle ne serait point prescrite.
Bien que la confession soit un acte de la vertu de vérité,
elle est aussi un acte de la vertu de pénitence, puisqu'on s'y propose la
destruction du péché, que la pénitence a pour objet.
L'absolution sacramentelle, qui est le but de la confession,
ne peut être donnée que par les prêtres, à qui ont été confiées les clefs de l'Église.
Si la grâce des sacrements se répand du chef dans les membres,
celui-là seul est le ministre des sacrements de la grâce qui a pouvoir sur le
vrai corps du Christ. Tel est le prêtre, qui seul peut consacrer l'Eucharistie.
Puisque la grâce est conférée dans le sacrement de Pénitence, le prêtre seul en
est le ministre, et c'est conséquemment à lui que doit se faire la confession
sacramentelle.
Saint
Jacques, il est vrai, a dit : « Confessez vos péchés les uns aux
autres. » (v, 16.) Mais ces paroles doivent s'entendre d'un avertissement donné
aux fidèles de se confesser aux prêtres ; car Jésus-Christ avait réglé
d'avance que la confession se ferait aux prêtres, à qui, dans la personne des
Apôtres, il avait conféré le pouvoir de remettre les péchés.
Le Maître des Sentences a enseigné qu'il est des cas où il est
permis de se confesser à un laïque, à défaut de prêtre. Nous croyons avec lui
que cela pourrait avoir lieu dans la nécessité.
Le vrai
ministre du sacrement de Pénitence serait alors suppléé par le Souverain-Prêtre,
qui est Jésus-Christ. Une telle confession, toutefois, ne serait sacramentelle
que d'une certaine façon[312].
Bède, cité par le Maître des Sentences, a dit : « Découvrons
à nos égaux les fautes journalières et légères, mais au prêtre nos fautes plus
graves, pour en être purifiés[313].
Les péchés véniels n'exigent pas le recours à un-sacrement
pour être pardonnés. L'aveu que l'on en ferait, par un principe de charité, à
un simple laïque, pourrait en obtenir la rémission, comme l'action de se
frapper la poitrine ou de recevoir l'aspersion de l'eau bénite.
Le décret d'Innocent III oblige « tous les fidèles de
l'un et de l'autre sexe à se confesser à leur propre prêtre, au moins une fois
chaque année. »
Il est de l'essence du sacrement de Pénitence que celui qui
l'administre possède, outre la puissance d'ordre, la puissance de juridiction.
De même qu'un ministre qui ne serait pas prêtre ne pourrait le conférer, ainsi
en serait-il du prêtre qui n'aurait pas de juridiction sur nous. C'est pourquoi
il n'est pas moins nécessaire de se confesser à son propre prêtre qu'il ne
l'est de se confesser à un prêtre. Car le prêtre ne donnant point l'absolution
sans imposer quelque obligation à remplir, celui-là seul peut absoudre qui a le
droit d'obliger à faire une chose.
Le
pénitent qui verrait un danger probable, soit pour lui-même, soit pour son
propre prêtre, dans la confession qu'il doit faire, devrait s'adresser à un
supérieur ou demander la permission de se confesser à un autre prêtre. S'il n'y
était pas autorisé, il pourrait se conduire comme celui qui manque de
confesseur. — Ce serait pécher que de se montrer difficile dans la permission
de se confesser à d'autres qu'à soi. La conscience de beaucoup de fidèles est
si faible qu'ils mourraient sans confession plutôt que de s'adresser à tel
prêtre qui ne leur convient pas. Les curés qui tiennent trop à confesser leurs
paroissiens tendent à plusieurs un filet de damnation, dans lequel ils
s'engagent eux-mêmes.
Oui ; l'évêque, comme pasteur principal, a le droit non-seulement
de confesser tous les fidèles de son diocèse, mais encore de se réserver
l'absolution de certains cas, et de conférer la juridiction à d'autres qu'au
propre prêtre[314].
Le curé,
l'évêque et le pape, qui ont un pouvoir immédiat sur un même peuple, peuvent déléguer
la juridiction qui leur appartient, mais de telle façon que le pénitencier du
pape a une autorité supérieure à celle de l'évêque, et le pénitencier de
l'évêque une autorité supérieure à celle du curé. Le pénitent qui s'est
confessé au pénitencier de l'évêque n'est jamais obligé de répéter sa
confession à son propre prêtre. Il peut se borner à lui confesser des péchés
véniels, en déclarant qu'il ne se reproche aucun péché mortel ; et le
prêtre est obligé de s'en tenir à sa déclaration dans le for de la conscience.
La nécessité autorise tous les prêtres à absoudre un pénitent
à l'article de la mort et à le relever de toutes les excommunications qu'il a
encourues ; l'Église le veut ainsi.
Après le pardon du péché on inflige une peine, comme paiement
d'une dette et comme remède salutaire. — Sous le premier rapport, la grandeur
de la peine doit, en principe, répondre à celle de la faute ; mais on peut
considérer que plus la contrition a été grande, moins est considérable la dette
qui reste à payer. — La peine, sous le second rapport, ne se mesure pas
toujours sur la faute commise. Elle peut être plus forte pour un péché moindre,
tantôt parce que, tel péché offrant plus d'attrait que tel autre, on y résiste
plus difficilement ; tantôt parce que le scandale qui en est résulté est
plus grand, et que la multitude doit en être détournée par la perspective de la
peine[315].
Il n'est pas nécessaire que la confession soit faite dans la
charité ; elle peut être informe, comme parlent les Théologiens : autrement,
comme on n'est jamais certain d'avoir la charité, nul ne le serait de s'être
réellement confessé. C'est pourquoi l'homme qui n'a pas la contrition peut
découvrir ses péchés à un prêtre dépositaire des clefs de l'Église, et,
quoiqu'il ne recueille pas alors les fruits de l'absolution sacramentelle, il
pourra, sans réitérer sa confession, être absous lorsqu'il aura changé ses
dispositions et qu'il en aura accusé toute la perversité.
Il y aurait de l'hypocrisie à partager sa confession en la
faisant à plusieurs prêtres.
Les médecins du corps savent très-bien que les maladies
s'aggravent du moment qu'un mal différent vient s'y joindre, et que le
traitement qui convient à l'une ne convient pas toujours à l'autre : aussi
ont-ils besoin de connaître, non-seulement l'infirmité qu'ils doivent traiter,
mais l'état général de leur malade. Il en est ainsi des péchés. Outre qu'ils
s'aggravent par l'adjonction d'un autre, le remède qui conviendrait à
quelques-uns pourrait être une amorce pour en commettre d'autres, l'homme étant
sujet à des vices très-opposés. Il est nécessaire, par conséquent, de confesser
au même prêtre tous les péchés mortels que l'on a présents à la mémoire ;
autrement on ne ferait qu'un simulacre de confession.
Le
prêtre tient la place de Dieu ; il doit pouvoir juger jusqu'à quel point
le pénitent est coupable. — Un seul péché ne révèle pas suffisamment la malice
de celui qui en a commis plusieurs. — Quant aux .péchés oubliés, il suffit de
les accuser, sans répéter la confession faite à un autre prêtre[316].
Considérée comme partie du sacrement de Pénitence, la
confession consiste dans un acte déterminé, car tous les sacrements ont une
matière déterminée. Or, de même que, pour signifier la sanctification de l'âme,
on se sert, dans le baptême, de l'élément le plus souvent employé pour la
purification des corps ; de même, dans le sacrement de Pénitence, on doit,
pour manifester sa conscience, user du moyen principal qui révèle la pensée
humaine, c'est-à dire de la parole elle-même. Les autres moyens ne sont que le
supplément de celui-là.
Chacun
n'étant tenu qu'à ce qu'il peut, si une personne, soit par mutisme, soit par
ignorance d'une langue, ne peut faire usage de la parole, il lui suffira de se
confesser par écrit, par signes ou par l'entremise d'une autre personne.
Les Maîtres de la Théologie veulent que la confession soit :
1° Simple, 5°
Fréquente, 9° Modeste, 13° Prompte,
2° Humble, 6°
Ingénue, 10° Entière, 14° Courageuse,
3° Pure, 7°
Discrète, 11° Secrète, 15° Accusatrice,
4° Fidèle, 8°
Volontaire, 12° Attendrie, 16° Docile.
Parmi ces conditions ou qualités, les unes sont essentielles ;
les autres simplement utiles.
Comme acte de vertu en général, la confession doit être
discrète, c'est-à-dire faite avec intelligence, de manière que le pénitent
attache plus d'importance aux péchés les plus considérables ; volontaire
et libre, comme tous les actes vertueux ; pure, par l'intention que
l'on s'y propose ; courageuse, pour que la crainte ou la honte
n'empêche pas de déclarer toute la vérité. — Comme acte spécial de la vertu de
pénitence, elle doit être modeste, accompagnée d'une certaine honte qui
éloigne la vanité du siècle ; attendrie, à raison du regret des
péchés ; humble, puisqu'il s'agit de s'avouer faible et misérable.
— Comme acte particulièrement propre à elle, elle doit être fidèle,
vraie ; ingénue, sans fard, sans ambiguïté ; simple,
expliquant seulement ce qui fait connaître la grandeur du péché ; entière,
n'omettant rien des choses qui doivent être déclarées. — Comme partie du
sacrement de Pénitence, qui a le prêtre pour ministre, elle doit être accusatrice,
de la part du pénitent ; docile, à la voix du prêtre ; secrète,
par respect pour le tribunal où se confient les secrets de la conscience. — Il
est utile, enfin, qu'elle soit fréquente, à cause des grâces qui y sont
attachées ; prompte, exempte de délais.
Ces
qualités de la confession sont résumées dans les quatre vers latins que voici :
Sit simplex, humilis
confessio, pura, fidelis,
Atque frequens, nuda, discreta, libens, verecunda,
Integra, secreta, lacrymabilis, accelerata,
Fortis et accusans, et sit parere parata.
Le sacrement de Pénitence s'effectue principalement dans la
confession, où on se soumet aux ministres de l'Église, dispensateurs des
sacrements, dont la contrition suppose le désir, en conséquence de laquelle le
prêtre détermine la satisfaction, et que couronne l'absolution. Que si la rémission
des péchés s'opère dans le sacrement de Pénitence, tout aussi bien que dans le
baptême, on peut raisonner de la confession jointe à l'absolution comme du
baptême lui-même, et dire qu'elle délivre de la mort du péché, non seulement
les hommes qui se confessent réellement, mais même ceux qui se confessent de vœu ;
que, quand ces derniers accomplissent leur désir, ils reçoivent, comme les
personnes déjà justifiées que l'on baptise, une augmentation de la grâce
sanctifiante ; et que, si la douleur conçue dès auparavant n'avait pas
suffi pour la contrition, ils recevraient néanmoins la rémission de leurs péchés,
pourvu qu'en ce moment même ils ne missent point obstacle à la grâce. Il est
donc permis d'enseigner que la confession délivre de la mort du péché.
Lorsque la confession est suivie de l'absolution, elle peut
délivrer, à deux titres différents, de la peine due au péché :
premièrement, par la force même de l'absolution. Sous ce rapport, le vœu seul
que l'on en forme suffit pour décharger de la peine éternelle. Je dis de la
peine éternelle ; car le pénitent, après le péché pardonné, est encore
sujet à une peine temporelle réparatrice et propre à l'exciter au bien, qu'il
doit subir dans le purgatoire, mais que le pouvoir des clefs rend assez faible
pour qu'il s'en acquitte ici-bas par la satisfaction. Secondement, la
confession diminue la peine à subir en vertu de son acte même, qui n'est point
sans causer une certaine honte ; aussi plus on réitère l'accusation de ses
péchés, plus la peine temporelle diminue.
La
contrition jointe au désir de se confesser suffit pour délivrer de la peine
éternelle, ainsi que du péché lui-même ; mais celui qui se sera confessé
et aura reçu l'absolution sera moins puni dans le purgatoire que celui qui
n'aura eu que la contrition sans le sacrement de Pénitence.
Le paradis est fermé à l'homme par le péché et par la peine
que le péché mérite. La confession, anéantissant ce double obstacle, nous en
ouvre évidemment l'entrée.
On dira
peut-être que ce n'est pas la confession qui ouvre le paradis, puisque celui
qui meurt avant de s'être confessé peut cependant y entrer. — On répondra que
le paradis est fermé à tout homme qui a péché mortellement, jusqu'à ce qu'il
ait la volonté de se confesser ; et que, s'il lui est ensuite ouvert par
la contrition, qui suppose le ferme propos de se confesser, la peine qu'il a
méritée n'est pas totalement effacée, tant qu'il ne s'est pas confessé
réellement et qu'il n'a pas satisfait.
La confession nous donne 'l'espérance du salut, non seulement
à la façon de nos autres actes méritoires, mais surtout comme faisant partie
d'un sacrement qui nous communique les mérites de la passion du Christ.
Il est écrit : « Approchez-vous de Dieu, éclairez-vous
de sa lumière, et vous ne serez point confondus. » (Ps, xxxiii, 6). Celui
qui confesse tous ses péchés comme il les connaît, s'approche de Dieu selon son
pouvoir. Il ne sera donc pas confondu.
Quiconque, en effet, apporte tous ses soins à se confesser de
chacun de ses péchés en particulier et qui s'accuse en termes généraux de ceux
qu'il oublie, fait tout ce qui dépend de lui ; on ne peut lui en demander
davantage. Dans ce cas, la confession générale de ses péchés, faite au prêtre,
en obtient la rémission ; il lui reste seulement à subir, tant qu'il n'en
a pas fait la confession spéciale, la confusion qu'il en éprouverait en les
confessant.
Pour
suppléer à ce qui a manqué à la confession sacramentelle, on est tenu, même
après l'absolution reçue, de se confesser des péchés oubliés, lorsqu'ils
reviennent à la mémoire, afin que le prêtre puisse imposer une pénitence, et
qu'ainsi la rémission en soit plus complète[317].
Dans les sacrements, les choses extérieures signifient ce qui
se passe à l'intérieur. Il en est ainsi dans la Pénitence. La confession faite
extérieurement au prêtre est le signe de la confession intérieure par laquelle
on se soumet à Dieu. Or, si Dieu couvre le péché de celui qui se soumet à lui
par la pénitence intérieure, il faut un signe extérieur de ce silence divin. Ce
signe, qui entre dans la nature du sacrement de Pénitence, c'est le secret de
la confession. Le prêtre qui le révélerait, violerait le sacrement lui-même. Le
secret de la confession présente d'ailleurs de très-grands avantages : les
hommes, attirés par lui, confessent leurs péchés avec plus de simplicité.
Le
prêtre est censé ignorer ce qu'il sait par la confession, puisqu'il ne le sait
nullement comme homme ; il doit prendre garde de trahir son pénitent par
parole ou par signe. — Aucune puissance ne peut lui ordonner ou lui permettre
de révéler une confession. — Nul n'étant appelé en témoignage autrement que
comme homme, il peut, sans blesser sa conscience, jurer qu'il ignore ce qu'il
ne sait que comme Dieu. — Un supérieur doit laisser impuni et sans remède le
péché qu'il ne connaît pas par une autre voie que celle de la confession.
Le sceau de la confession ne s'étend directement qu'aux péchés
qui font l'objet de la confession sacramentelle ; mais, indirectement, il
comprend aussi les choses qui serviraient à découvrir le pécheur ou son péché.
Le prêtre doit garder sur tout ce qu'il sait un profond silence.
Oui, à proprement parler, parce que le prêtre seul est ministre
du sacrement de Pénitence. Néanmoins, toute personne qui participe d'une
certaine manière au pouvoir des clefs, soit comme interprète, soit de toute
autre façon, est tenue de garder le secret sur ce qu'elle a entendu.
Le pénitent peut faire que le confesseur sache comme homme ce
qu'il lui a confessé comme au représentant de Dieu ; il suffit pour cela
qu'il lui donne la permission d'en parler. Le prêtre qui use de cette
permission ne rompt pas le sceau de la confession ; mais il doit prendre
garde que personne ne s'en scandalise et ne soupçonne une violation du sceau.
Il
dépend du pénitent que le prêtre acquière la connaissance de son péché par une
autre voie que par la confession. La permission qu'il donne fait qu'il n'y a
pas rupture du sceau sacramentel.
Si, par cela seul que l'on a entendu un péché en confession,
on perdait le droit d'en parler quand on le connaît par une autre voie, la
justice sociale en souffrirait notablement : il arriverait que des
coupables s'enhardiraient dans le crime par la pensée qu'ils n'ont point à
redouter un accusateur dans celui qui les aurait entendus en confession. Les
prêtres ne sont pas tenus au secret sur ce qu'ils ont appris comme hommes, soit
avant, soit après la confession. Ils peuvent très-bien dire, par exemple :
J'ai vu cela. Mais, pour éviter le scandale, ils doivent se taire hors le cas
de nécessité.
Un acte qui fait partie de la vertu de pénitence et qui
contribue efficacement à détruire le péché, est évidemment un acte de vertu.
Telle est la satisfaction, qui achève en nous l'anéantissement du péché. — Elle
est un acte de vertu, non-seulement parce qu'elle n'implique rien de mauvais ou
de défectueux, mais encore parce qu'elle rappelle par son nom même une sorte de
milieu et d'égalité proportionnelle entre une chose et une autre, ainsi que le
veut la notion de la vertu morale.
La satisfaction, rendant à Dieu ce qui lui est dû, est
manifestement un acte de justice ; elle établit, comme son nom même l'indique,
une sorte d'égalité entre l'offense et la réparation de l'offense, ce qui est
précisément le milieu requis par la justice.
Cette définition, la voici : « La satisfaction
consiste à détruire les causes du péché et les occasions qui nous portent à le
commettre. »
Donner satisfaction à quelqu'un, c'est lui offrir une garantie
pour l'avenir et une indemnité pour le passé. En ce qui est de l'avenir, la
définition que nous venons de rapporter est très-bonne ; mais, pour ce qui
regarde le passé, il faut y joindre celle de saint Anselme, qui dit :
« La satisfaction consiste à restituer à Dieu l'honneur qui lui est
dû. » La satisfaction est, en effet, une juste compensation offerte en
réparation d'une injure, le paiement d'une dette contractée par le péché.
La satisfaction est de précepte, puisqu'il est écrit : « Faites
de dignes fruits de pénitence. » (Luc, iii, 8.) Donc il est possible de
satisfaire à Dieu.
Et, en effet, Dieu est plus miséricordieux que les hommes,
auxquels il est possible de donner satisfaction. Si l'on entend par ce mot une
égalité rigoureuse entre la faute et sa réparation, il nous est, sans aucun
doute, impossible d'acquitter la dette de nos péchés. Mais, de même que, dans
la reconnaissance, il suffit de rendre ce que l'on peut, parce que l'amitié
n'exige pas l'équivalent de ce qu'elle donne, il suffit aussi, dans la
satisfaction, de faire tous ses efforts pour rendre à Dieu ce qui lui est dû.
Une
offense, direz-vous, emprunte une sorte d'infinité à l'infinité de la majesté
divine. — Nous en convenons ; mais la satisfaction, ennoblie et sanctifiée
par la grâce, emprunte aussi à la miséricorde divine et aux mérites de
Jésus-Christ une sorte d'infinité. Nous sommes incapables d'offrir à Dieu une
satisfaction équivalente à l'offense, cela est vrai ; mais il ne nous est
pas impossible de lui en offrir une qui suffise.
Il est écrit : « Portez les fardeaux les uns des
autres. » (Gal. vi, 2.) Ces paroles semblent indiquer que l'un peut porter
pour l'autre le fardeau d'une pénitence. Cette déduction se confirme par cette
autre raison que la charité est plus puissante devant Dieu qu'elle ne l'est
auprès des hommes. Parmi les hommes, l'un peut, par amour, payer la dette de
l'autre ; à plus forte raison, cela peut-il se faire vis-à-vis le
souverain Juge.
Distinguons, toutefois, dans la satisfaction, un double objet :
le paiement de la dette du passé, et le préservatif pour l'avenir. — En tant
que préservatif pour l'avenir, la peine satisfactoire offerte par l'un ne peut
pas servir à l'autre ; le jeûne de celui-là ne dompte pas la chair de
celui-ci. — Comme paiement de la dette du péché, la satisfaction de l'un,
accomplie dans l'état de grâce, peut profiter à l'autre. Nous lisons, dans la
vie des Pères, qu'un religieux, guidé par la charité, obtint le pardon de son
frère, en faisant sa pénitence. — Quoi qu'il en soit, il ne faut pas permettre,
en général, que les uns fassent pénitence pour les autres, puisque la peine
satisfactoire doit servir aussi de préservatif pour l'avenir.
Lorsque
quelqu'un s'est engagé à accomplir la pénitence d'un autre, celui qui l'a
méritée souffre dans le purgatoire jusqu'à ce que l'engagement soit rempli ;
et si celui qui a pris l'engagement ne s'en acquitte pas, tous les deux seront
punis, l'un pour les péchés qui demandent satisfaction, l'autre pour avoir
manqué à sa promesse.
« Dieu a réprouvé certains jeûnes, parce que les gens qui
les pratiquaient se livraient à des querelles et à des procès. » (Isaïe, lviii,
3.)
Un péché n'est effacé qu'autant que l'amitié de Dieu nous est
rendue. Donc, puisque tout péché mortel, détruisant la charité, nous ravit
l'amitié de Dieu, ce serait en vain qu'un pécheur prétendrait satisfaire pour
l'un de ses péchés mortels en gardant les autres. Même parmi les hommes, on ne
satisfait pas pour un soufflet donné à quelqu'un, si, tout en se prosternant
pour lui en faire des excuses, on lui en donne un autre pareil.
L'Apôtre disait de l'aumône, la principale œuvre satisfactoire :
« Quand je distribuerais tous mes biens aux pauvres, si je n'ai pas la
charité, je ne suis rien. » (Cor. xiii, 3.) S'il en est ainsi, la
satisfaction accomplie en état de péché mortel n'a point d'efficacité. Il ne
suffit pas, en effet, que la contrition antérieure ait fait pardonner une offense,
il faut que Dieu ait pour agréables les oeuvres satisfactoires qu'on lui offre,
et la charité seule, c'est-à-dire l'état de grâce, les lui fait agréer.
Ce
conseil de Daniel à Nabuchodonosor : « Rachetez vos péchés par des
aumônes » (iv, 24), supposait que ce roi cesserait ses péchés, en ferait
pénitence et satisferait ensuite par des aumônes.
On nous
dira peut-être que si, pour la satisfaction, il faut être en état de grâce,
personne n'est assuré d'avoir satisfait. — Voilà précisément pourquoi il est
écrit : « Ne soyez point sans inquiétude au sujet de vos péchés même
pardonnés. » (Eccl. v, 5.) On n'exige pas cependant que celui qui ne se
sent coupable d'aucun péché mortel réitère, à cause de cette crainte, une
pénitence accomplie. Celle-ci ne fût-elle pas proprement satisfactoire, ce dont
elle manque à l'insu du pénitent ne le rend pas coupable d'un nouveau péché[318].
Non ; car si les œuvres faites hors l'état de grâce sont
des œuvres mortes, la pénitence, qui ne leur donne point la vie, ne saurait les
rendre satisfactoires. Dépourvues du principe de la charité et incapables d'en
émaner dans la suite, elles ne sauraient être ni méritoires de la vie
éternelle, ni satisfactoires.
Ceci ne
s'applique pas à l'homme qui aurait obtenu, par la contrition, le pardon de son
péché aussitôt après l'avoir commis, et qui, avant de se confesser, aurait fait
beaucoup de bonnes œuvres. — Plus la contrition est grande, plus la peine
temporelle est diminuée ; or plus on fait de bonnes œuvres, même dans
l'état du péché, plus on se dispose à la grâce de la contrition, et dès lors,
selon toute probabilité, moins grande sera la peine à subir. Le confesseur doit
prendre cela en considération dans l'imposition de la pénitence.
il y a deux sortes de mérites : celui de condignité, qui
donne un droit strict à la récompense ; et celui de congruité, qui engage
quelqu'un à donner, par bienséance, une récompense pour telle action. — Les
bonnes œuvres faites hors de l'état de grâce ne méritent rien de condigno,
comme parlent les Théologiens ; mais elles peuvent mériter de congruo les biens temporels, la
disposition à recevoir la grâce, et l'inclination aux bonnes actions.
Nos
actions n'ont pas par elles-mêmes un mérite rigoureux devant Dieu ; elles
ne deviennent véritablement méritoires qu'en vertu de la charité, qui rend les
biens communs entre les amis, et conséquemment entre Dieu et nous.
Si, par le mot mitiger, on entend que quelqu'un puisse être
délivré de la peine éternelle déjà méritée, il n'est pas vrai que les œuvres
faites hors de l'état de grâce mitigent les peines de l'enfer. Personne n'est
délivré de ces peines sans être absous du péché qui les a méritées. Or ces œuvres
n'ont le pouvoir, ni d'effacer, ni même d'atténuer le péché mortel. — Si le mot
mitiger signifie amoindrir, en les prévenant, les peines qu'on encourrait par
d'autres péchés, ces œuvres peuvent servir à mitiger les peines de l'enfer.
D'abord elles font éviter des fautes d’omission : ensuite, disposant d'une
certaine façon le pécheur au bien, elles l'empêchent de commettre le mal avec
autant de mépris, et elles le portent à s'abstenir d'un grand nombre de fautes.
Elles méritent parfois aussi une diminution ou un délai de la peine temporelle,
comme on le voit par l'exemple d'Achab (3 Rois, xxi)[319].
Soit que nous regardions le passé, soit que nous envisagions
l'avenir, la satisfaction doit se faire au moyen de certaines œuvres pénales. Comme
compensation des offenses, elle doit consister, de la part du pécheur, dans une
privation qui honore Dieu ; et, pour cela, l'œuvre qui la constitue doit
être tout à la fois bonne et pénale : bonne, afin qu'elle puisse rendre
hommage à Dieu ; pénale, pour qu'elle prive le pécheur de quelque chose. La
satisfaction, ayant aussi pour but de faire éviter les fautes à l'avenir, doit,
sous cet autre rapport, consister dans des œuvres pénales dont le souvenir
portera désormais le pénitent à s'éloigner du péché avec plus de vigilance.
Lorsque les maux que Dieu inflige à nos péchés sont acceptés
et reçus de nous avec patience, ils deviennent, pour ainsi parler, un bien que
nous nous approprions, et nous nous en faisons par là autant de moyens
satisfactoires. Mais si nous les repoussons avec impatience, ils ne sont point à
nous ; et, au lieu de se transformer en satisfactions, ils restent de purs
châtiments.
Le même
feu, a dit saint Grégoire, fait briller l'or et fumer la paille : ainsi,
les fléaux purifient les bons et endurcissent les méchants. Communs aux uns et
aux autres, ils ne sont satisfactoires que chez les bons.
Les œuvres satisfactoires sont bien divisées en trois espèces,
qui sont : l'aumône, le jeûne et la prière.
En effet, la satisfaction doit consister, premièrement, à se
priver de quelque chose pour l'honneur de Dieu : or l'aumône cause une
privation dans les biens de la fortune ; le jeûne, une privation dans les
biens du corps ; et la prière consacre à Dieu tous les biens de notre âme.
— La satisfaction doit, en second lieu, sauvegarder la vertu pour l'avenir ;
et ces œuvres ont pour effet de tarir la concupiscence de la chair, la
concupiscence des yeux et l'orgueil de la vie, les trois principales sources du
péché.
Tout ce
qui contribue à dompter la chair, est compris sous le jeûne ; tout ce qui
rend service au prochain est renfermé sous l'aumône ; tout moyen de rendre
à Dieu l'honneur qui lui est dû rentre dans la prière
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EXPLICATION.
Nous allons maintenant traiter du sujet de la Pénitence (16),
— du pouvoir des clefs — et du rit solennel de la Pénitence.
Le pouvoir des clefs comprend le pouvoir des clefs en général,
l'excommunication et les indulgences.
Le pouvoir des clefs existe (17). — Ses effets (18), — ses
ministres (19), — ses sujets (20).
Nature de l'excommunication (21), — Auteur et sujet (22). — Règle
sur la communication avec les excommuniés (23). — Absolution de
l'excommunication (24).
Les indulgences en elles-mêmes (25). — Qui peut les accorder (26).
— Qui peut les gagner (27).
Rit solennel de la Pénitence (28).
Ceux qui sont dans l'état d'innocence n'ont point de péchés
qui puissent servir de matière à la pénitence ; ils n'ont pas lieu d'en
exercer les actes. Mais, susceptibles de pécher, ils peuvent avoir la pénitence
comme habitude, et ils l'ont, en effet, par la grâce sanctifiante qui
communique à l'homme toutes les vertus en même temps. Tel un indigent peut
avoir la vertu de la magnificence comme habitude, quoiqu'il ne lui soit pas
donné d'en exercer les actes, faute de moyens.
La vertu de pénitence, faisant partie de la justice, vertu cardinale,
subsistera, comme ici-bas, dans la vie glorieuse, avec cette différence que ses
actes ne sont plus les mêmes ; ils consistent alors dans des actions de
grâces rendues à Dieu pour sa miséricordieuse bonté qui pardonne les péchés.
La pénitence, comme repentir, ne se rencontre point dans les
bons anges, qui n'ont commis aucun péché. Elle existe, d'une certaine façon,
dans les démons, dont la nature n'a pas été tellement altérée qu'elle soit absolument
incapable de haïr le mal ; mais, en tant que vertu, elle leur est
impossible, leur péché n'étant susceptible ni d'expiation, ni de pardon. Les
anges, comme on le voit, n'ont point, à proprement parler, la vertu de
pénitence.
Jésus-Christ a dit à saint Pierre : « Je te donnerai
les clefs du royaume des cieux. » (Matth. xvi, 19.) Il y a donc dans
l'Église un pouvoir des clefs. Et, en effet, si tout dispensateur possède la
clef des biens qu'il distribue, les ministres de l'Église doivent avoir celle
des mystères divins, dont, selon saint Paul, ils sont les dispensateurs. (1
Cor. iv, 1.)
Une clef, dans le sens matériel, sert à ouvrir une porte. La
porte du ciel nous étant fermée par le péché, tant à cause de la tache produite
dans l'âme qu'à cause de la peine méritée, le nom
de clef convient au pouvoir qui lève un tel
obstacle. Dans la Trinité divine, où ce pouvoir est souverain, il s'appelle la
clef d'autorité. Dans Jésus-Christ considéré comme homme, où il avait pour
attribution d'écarter le péché par le mérite seul de la passion qui nous ouvre
aussi la porte, il est appelé par quelques-uns, la clef d'excellence. Mais,
comme le côté du Sauveur, étendu sur la croix, fut ouvert pour communiquer aux
sacrements dont est formée l'Église la vertu de sa passion, les ministres de
l'Église, dispensateurs des sacrements, tiennent aussi, non de leur vertu
propre, mais de la vertu de Dieu et de la passion du Christ, un certain pouvoir
d'écarter l'obstacle du péché, et ce pouvoir, nous l'appelons, par figure, la
clef de l'Église ou la clef ministérielle. L'Église a donc une clef.
Le ciel
est toujours ouvert ; mais les pécheurs eux-mêmes mettent obstacle à ce
qu'ils puissent y entrer : de là le besoin pour eux de recourir aux
sacrements et au ministère des clefs.
Il
convient mieux d'attribuer à l'Église la clef du ciel que celle de l'enfer ;
car, par la clef du ciel, on entend le pouvoir de remettre non-seulement la
peine éternelle, mais encore les peines temporelles qui s'opposent à l'entrée
immédiate dans le royaume des cieux. Après tout, si la clef du ciel est la même
que celle de l'enfer, il vaut mieux la désigner par son usage le plus digne.
On peut définir la clef de l'Église : « le pouvoir
de lier et de délier, dont le juge ecclésiastique fait usage pour recevoir dans
le royaume des cieux ceux qui en sont dignes et en exclure les indignes. »
En effet, l'exercice de la puissance confiée à l'Église ne
consiste pas à ouvrir en général le ciel, qui, comme nous l'avons dit, est
toujours ouvert ; mais il consiste à l'ouvrir pour celui-ci ou pour
celui-là, ce qui ne peut se faire régulièrement qu'après avoir pris
connaissance de l'état spirituel de ceux qu'il s'agit d'y introduire. Notre
définition, exprimant donc d'abord le genre de la chose, dit que c'est un
pouvoir. Elle en désigne le sujet, qui est le juge ecclésiastique ; puis
elle mentionne l'exercice de ce pouvoir, qui consiste à exclure et à recevoir,
double effet correspondant à celui d'une clef qui ouvre et qui ferme. Elle
indique le royaume des cieux comme objet de cet exercice, et trace enfin par
ces mots : « dignes et indignes, » la règle à suivre.
Le
pouvoir des clefs, conféré avec le sacerdoce, a besoin, pour être exercé, d'une
matière légitime qui lui soit soumise. Cette matière, ce sont les sujets sur
lesquels on a juridiction. Avant d'avoir reçu la juridiction, le prêtre possède
le pouvoir des clefs ; mais il ne lui est pas possible de le réduire à
l'acte. C'est pour cela que, dans la définition de la clef, on a fait entrer un
mot qui concerne la juridiction.
Comme le prêtre doit porter un jugement éclairé sur les
dispositions du pénitent avant de le recevoir ou de l'exclure, on distingue
deux clefs : l'une pour prendre connaissance des dispositions d'un sujet
et le juger avec discernement ; l'autre, pour l'absoudre. Elles supposent
au fond la même autorité ; mais l'une doit préparer l’autre.
Dans le
sacrement de l'Ordre, on reçoit deux clefs, et non une seule : la clef de la
connaissance, ou le droit d'apprécier les consciences ; et la clef du
juge, qui lie ou délie. Voilà pourquoi le Seigneur promet à saint Pierre, non
pas seulement la clef, mais « les clefs du royaume des cieux »[320].
Quoique Dieu seul remette les péchés comme auteur principal,
le pouvoir des clefs contribue à leur rémission, soit que le pécheur y ait
actuellement recours, soit qu'il en forme le vœu. Le baptême lui-même agit
comme instrument, et non comme principal agent.
Le
sacrement de Pénitence est à la fois le moyen préparatoire et l'instrument de
la rémission des péchés.
Les prêtres remettent la peine éternelle méritée par le pêché ;
ils ne remettent pas toujours en totalité la peine temporelle : le sacrement
de Pénitence diffère en cela du Baptême.
De là
l'obligation d'acquitter une peine satisfactoire. — Si le pénitent est
parfaitement contrit, rien n'empêche qu'il ne reçoive la rémission totale de la
peine temporelle aussi bien que celle de la peine éternelle. — La confession
fréquente, accompagnée de l'absolution, obtient chaque fois une diminution de
la peine ; or l'augmentation de la grâce peut certainement avoir pour
effet de remettre la peine entière.
Notre-Seigneur a dit à saint Pierre : « Tout ce que
tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel. » (Matth. xvi, 19.) Le
prêtre peut donc lier aussi bien que délier.
Le prêtre, il est vrai, délie directement le pénitent qu'il
absout et ne lie qu'indirectement celui auquel il refuse l’absolution ;
mais, si l'on envisage la peine que le péché mérite, il lie directement son
pénitent en lui imposant l'obligation d'accomplir l'œuvre satisfactoire qu'il détermine.
Un instrument n'a son efficacité qu'autant qu'il est mû par le
principal agent. Saint Denis observe très-bien que les prêtres, instruments et
ministres de Dieu, doivent exercer leurs fonctions sous l'impulsion divine.
Pour nous le marquer, Notre-Seigneur, avant de conférer à saint Pierre le
pouvoir des clefs, l'assura que Dieu même lui avait inspiré sa confession
(Matth. xvi, 17), et, avant d'investir ses Apôtres de la puissance de remettre
les péchés, il leur donna l'Esprit-Saint, qui dirige les enfants de Dieu.
(Jean, xx, 22.) Un ministre qui aurait la présomption d'exercer ses fonctions
en dehors de l'impulsion divine n'atteindrait pas son but ; et, en
s'écartant de l'ordre de la divine Providence, il se rendrait coupable devant Dieu.
D'ailleurs, les mêmes médecines ne convenant pas également à tous les malades,
les peines satisfactoires indiquées dans les Canons, au lieu d'être imposées
indifféremment à tous les pénitents, doivent être modifiées selon le jugement
du prêtre, d'après les inspirations de l'Esprit-Saint. Si un médecin fait
preuve de prudence en s'abstenant parfois de prescrire des remèdes d'ailleurs
efficaces, dans la crainte qu'ils ne soient nuisibles à son malade, qui est
d'une faible complexion, le prêtre, conduit par l'Esprit divin, prouve aussi sa
sagesse en n'imposant pas toujours à son pénitent, pour ne pas le décourager,
toute la peine qui il devrait subir. On juge bien par là que les prêtres ne
sauraient exercer arbitrairement le pouvoir de lier et de délier.
Les prêtres de l'ancienne loi ne possédaient pas le pouvoir
des clefs. Ils annonçaient bien ce pouvoir dans leur ministère et dans leurs
sacrements ; mais, comme le royaume des cieux ne devait pas être ouvert
avant la passion de Jésus-Christ, leur sacerdoce ne s'étendait point aux biens
célestes, il s'arrêtait à ce qui en était la figure.
Ils
n'avaient les clefs que du tabernacle terrestre, figure des biens éternels.
Le pouvoir de faire une chose réside à la fois dans
l'instrument et dans l'agent principal, mais d'une manière différente ; il
est plus parfait dans l'agent principal. Or nous possédons le pouvoir des clefs
seulement à titre d'instrument, au lieu que le Christ le possède en qualité de
principal agent dans l'œuvre de notre salut : il le possède d'autorité
propre, en tant qu'il est Dieu ; et par ses mérites, en tant qu'il est
homme. Qui dit une clef dit le pouvoir d'ouvrir et de fermer, soit en qualité
d'agent principal, soit en qualité de ministre. Donc le Christ a eu le pouvoir
des clefs à un degré plus élevé que les prêtres ; il a eu le pouvoir
d'excellence.
Les
clefs du Christ n'étaient pas les clefs sacramentelles : elles en étaient
le principe.
On distingue deux sortes de clefs : la clef d'ordre et la
clef de juridiction. — La clef d'ordre ouvre immédiatement le ciel par la
rémission du péché. Les prêtres seuls la possèdent. — La clef de juridiction
ouvre seulement l'entrée de l'Église militante, à laquelle il faut appartenir
pour aller au ciel ; elle s'applique à l'excommunication et à l'absolution
des censures dans le for contentieux. D'autres que des prêtres ; par
exemple, les archidiacres, les prélats élus et non sacrés, etc., peuvent en
être dépositaires. Mais une telle clef ne s'appelle qu'improprement la clef du
ciel, elle ne fait que disposer à celle-ci.
La
juridiction spirituelle peut être possédée par une seule personne ou par
plusieurs à la fois : un chapitre en est quelque fois investi. — Les
femmes ne doivent avoir ni la clef d'ordre ni la clef de juridiction ; elles
peuvent seulement exercer une certaine surveillance sur les personnes de leur
sexe qui leur sont soumises et leur imposer quelque correction.
« L'action, dit Aristote, convient à celui qui a la puissance.
Le pouvoir des clefs n'appartient qu'aux prêtres ; » à eux seuls
aussi en appartient l'usage. »
L'agent instrumental produit son effet à la ressemblance de
l'agent principal, et non à la sienne. Dans l'exercice du pouvoir des clefs,
l'agent principal n'est autre que Jésus-Christ, qui puise dans sa bonté même et
dans la plénitude de ses mérites la grâce qu'il communique pour la rémission du
péché ; l'homme, ne pouvant donner comme de son propre fonds une telle
grâce, ni la mériter suffisamment, ne saurait être là qu'agent instrumental :
aussi ce pouvoir confère-t-il la ressemblance du Christ, et non celle du
ministre qui en fait l'application. Il s'ensuit que, si grande que soit la
sainteté d'un homme, il ne pourra produire l'effet des clefs, tant qu'il ne
sera pas appelé à en faire usage comme ministre, au moyen du sacrement de
l'Ordre.
Quoiqu'un
pur homme ne puisse pas mériter ex condigno la grâce pour un autre, il peut néanmoins
contribuer à son salut par ses vertus. C'est pourquoi on distingue avec raison
deux bénédictions l'une que toute personne sainte peut mériter par ses actes
propres et transmettre à une autre ; puis la bénédiction spéciale qui
vient des mérites de Jésus Christ et où celui qui la donne n'agit que comme
instrument : il faut, pour celle-ci, l'excellence de l'Ordre, et non de la
vertu.
S'il fallait être saint pour donner validement l'absolution,
les fidèles ignoreraient s'ils sont absous de leurs péchés : qui peut
savoir si un prêtre est en état de grâce ? D'ailleurs, Dieu ne veut pas
que les dons de sa libéralité soient anéantis par l'iniquité du ministre qu'il
charge de nous absoudre.
De même qu'il n'est pas essentiel à un instrument de
ressembler à l'homme qui s'en sert, le prêtre, véritable instrument dans
l'usage des clefs, peut cesser de ressembler à Jésus-Christ, sans perdre pour
cela l'usage des clefs.
Ces prêtres conservent le pouvoir des clefs, si on le
considère dans son essence ; mais ils n’en ont pas l'usage, faute de
matière, c'est-à-dire de sujets sur lesquels ils puissent l'exercer. L'Église
peut soustraire ses enfants à l'autorité de qui elle veut. Elle prive de
juridiction les hérétiques, les schismatiques, etc., en leur retirant leurs
sujets, soit d'une manière absolue, soit sous certains rapports ; ils ne
sauraient faire usage de leurs clefs sur les fidèles qu'elle a soustraits à
leur juridiction.
C'est
ainsi qu'un prêtre ne pourrait pas consacrer, si on ne laissait à sa
disposition aucun pain de froment. Frappé d'interdiction, il pourrait encore
baptiser et consacrer, mais pour sa condamnation.
De même que, dans la hiérarchie céleste, sous les puissances
qui président à tout indistinctement, il y a les principautés auxquelles est
dévolu le gouvernement d'une province, et, sous les principautés, les anges
préposés à la garde de chaque homme en particulier ; de même, dans la
hiérarchie de l'Église militante, outre le chef dont l'autorité s'étend
indistinctement sur le monde entier, il doit y en avoir d'autres qui, avec
subordination à sa puissance, aient une juridiction distincte sur plusieurs
fidèles. L'usage des clefs requiert une certaine puissance de juridiction, en
vertu de laquelle les fidèles sur qui il s'exerce deviennent sa matière propre.
Celui à qui la juridiction appartient indistinctement sur tous peut exercer sur
tous le pouvoir des clefs ; au lieu que ceux qui ont reçu sous lui des
juridictions distinctes, doivent le restreindre aux personnes dont la direction
leur est échue en partage, à l'exception du cas de nécessité dans lequel les
sacrements ne doivent être refusés à personne.
Il faut,
pour l'absolution d'un péché, deux sortes de pouvoir : le pouvoir d'ordre
et le pouvoir de juridiction. Le premier se trouve dans tous les prêtres ;
il n'en est pas ainsi du second. Notre-Seigneur, qui donna à tous les Apôtres
en commun le pouvoir de remettre et de retenir les péchés (Jean, xx, 22),
confia à saint Pierre en particulier le pouvoir de lier et de délier (Matth.
xvi, 19), pour nous faire entendre que l'usage du pouvoir d'ordre doit être
subordonné à celui de Pierre et s'exercer sous sa juridiction.
Le pouvoir d'ordre s'étend à la rémission de tous les péchés ;
mais, comme il doit être accompagné du pouvoir de juridiction qui descend des
supérieurs aux inférieurs, le supérieur a le droit de se réserver l'absolution
de certains cas, à l'égard desquels il ne donne aucune autorité à son
subordonné[321].
Les supérieurs ecclésiastiques, sujets aussi à des infirmités
spirituelles, ne sont pas exemptés du péché, qui a son remède dans le pouvoir
des clefs. Ne pouvant être à la fois juges et accusés, ils ont besoin de
trouver dans leurs inférieurs quelqu'un qui puisse les absoudre. — Le pouvoir
des clefs, avons-nous dit, est applicable à toutes sortes de pécheurs ; seulement
il peut être restreint à l'égard de quelques-uns. S'il plaît au supérieur
d'étendre la juridiction de son subordonné, il peut très-bien lui permettre
d'exercer sur sa propre personne le pouvoir des clefs, quoiqu'il ne puisse se
servir pour lui-même d'un tel pouvoir, qui demande, dans son exercice, un sujet
autre que soi sur lequel on ait juridiction : on n'est pas le sujet de
soi-même.
L'évêque
qui reçoit l'absolution d'un simple prêtre devient son subordonné comme pécheur ;
il n'en demeure pas moins son supérieur sous tous les autres rapports.
II y a deux sortes d'excommunication : l'une, appelée
mineure, retranche de la participation aux sacrements ; l'autre, appelée
majeure, prive à la fois des sacrements et de la communion des fidèles. Cette dernière
peut très-bien se définir, comme on le fait d'ordinaire : « la
séparation de la communion de l'Église quant aux biens et aux suffrages
généraux. » Ces mots : « quant aux biens, » signifient la
privation des sacrements ; et ces autres : « aux suffrages généraux, »
expriment l'exclusion de la communion des fidèles dans les matières
spirituelles, telles que les prières communes qui se font au nom de l'Église.
Quand un
homme est frappé d'excommunication majeure, il est défendu de lui donner le baiser
de paix, de prier pour lui au nom de l'Église, de lui conférer les sacrements
ou de les recevoir de sa main, de s'asseoir avec lui à la même table. II est
permis de prier pour lui, afin qu'il se convertisse ; mais on ne doit pas
le comprendre dans les prières adressées à Dieu pour les membres de l'Église[322].
L'Apôtre a donné l'ordre d'excommunier ou de livrer à Satan un
certain pécheur. (4 cor. v, 5.) — Le Seigneur lui-même disait en parlant de
l'homme qui n'écoute pas l'Église : « Qu'il vous soit comme un païen
et comme un publicain. » (Matth. xviii, 17.) Les païens sont hors de l’Église ;
donc les pécheurs qui dédaignent d'écouter l'Église doivent être bannis de son
sein.
Dieu punit les méchants, tantôt par des fléaux, pour les
ramener à la vertu ; tantôt par l'abandon à eux-mêmes, afin que, destitués
de tous les secours propres à les préserver du mal, ils sentent enfin leur
faiblesse et reviennent au bien par la voie de l'humilité. Sous ces deux
rapports, l'Église, en portant des sentences d'excommunication, imite les
jugements de Dieu : elle frappe un pécheur, pour le faire rougir ;
elle l'abandonne, pour l'engager à revenir à Dieu par la voie de l'humilité.
C'est
ainsi que le médecin pratique une incision pour sauver un malade.
En principe, personne ne doit être excommunié que pour des
fautes mortelles ; mais, comme on pèche mortellement contre la justice et
la charité en causant au prochain, soit dans sa personne, soit dans ses biens
temporels, un préjudice considérable, l'Église peut excommunier quelqu'un pour
des dommages temporels dont il est l'auteur. L'excommunication étant toutefois
la plus grave des peines, elle imitera, avant d'y recourir, un sage médecin qui
emploie d'abord les remèdes les plus doux : elle commence par les
admonitions, et elle ne frappe de l'excommunication que les contumaces.
« La sentence du pasteur, qu'elle soit juste ou injuste,
a dit saint Grégoire, est toujours à redouter. »
Supposez-vous que cette excommunication est juste en
elle-même, mais qu'elle a été portée par haine ou par colère, si bien qu'elle n’est
injuste que de la part de celui qui la porte ? Elle produit son effet ;
le coupable, malgré le péché de celui qui l'a portée, subit une juste sentence.
— Supposez-vous que l'excommunication est injuste en elle-même, soit parce que
la cause pour laquelle elle a été portée ne le méritait pas, soit parce que les
règles du droit n'ont pas été observées ? De deux choses l’une : ou
l'erreur est de telle nature qu'elle invalide la sentence, et alors il n'y a
point d’excommunication ; ou bien l'erreur n'est pas assez considérable
pour annuler la sentence, et l'excommunication obtient son effet. Dans ce
dernier cas, celui qu'elle atteint doit se soumettre humblement, et demander
d'en être relevé, soit à celui qui l'a frappé, soit au juge supérieur. S'il en
faisait mépris, il pécherait mortellement.
Il faut réserver aux plus élevés en dignité les fonctions
dangereuses. Le pouvoir d'excommunier, offrant bien des périls si on ne
l'emploie avec prudence, ne doit pas être confié indifféremment à tout prêtre.
— Les évêques et les autres principaux prélats, qui ont juridiction dans le for
contentieux, peuvent seuls en être investis. — Les curés ne sauraient en user
par leur autorité propre.
Les archidiacres, les légats et les prélats élus excommunient,
et cependant il peut arriver qu'ils ne soient pas prêtres.
Les prêtres seuls dispensent les sacrements qui confèrent la
grâce, et conséquemment eux seuls peuvent absoudre et lier dans le tribunal de
la Pénitence ; mais l'excommunication n'ayant avec la grâce qu'un rapport
indirect, en ce sens qu'elle prive le sujet qu'elle atteint des suffrages de
l'Église, qui disposent à la recevoir ou qui la conservent, ceux-là mêmes qui,
sans être prêtres, ont juridiction dans le for contentieux, peuvent
excommunier.
Celui qui est enchaîné ne peut pas enchaîner autrui. Retranché
de la communion des fidèles, l'excommunié est hors d'état d'exercer une
juridiction, et par là même de lancer l'excommunication, acte de juridiction.
Ainsi en est-il encore de ceux qui ont encouru la suspense par rapport à leur
juridiction.
L'excommunication est un acte de juridiction ; et comme
la juridiction constitue quelqu'un dans un état de supériorité à l'égard d'un
autre, on ne peut excommunier ni son supérieur, ni son égal, ni soi-même.
Comme on ne doit excommunier personne que pour des péchés
mortels, et qu'il n'est pas vraisemblable que tous les membres d'une communauté
sans exception s'accordent pour commettre une faute de ce genre, l'Église a
sagement réglé qu'on n'excommunierait point à la fois une communauté entière,
de peur d'arracher le froment en même temps que l'ivraie et la zizanie. Il est
permis d'excommunier à part chacun des membres d'une communauté, mais non la
communauté prise collectivement[323].
Celui qui a déjà été excommunié peut l'être une seconde fois,
soit par la réitération de la même excommunication, afin qu'une plus grande
confusion le fasse sortir de son péché, soit pour une cause nouvelle ; et,
dans ce dernier cas, il y aura autant d'excommunications distinctes qu'il y
aura eu de causes d'en porter.
Ces
excommunications ont pour effet d'exclure plus rigoureusement des suffrages de
l'Église celui qui les mérite.
Il y a deux sortes d'excommunication : l'excommunication
mineure, et l'excommunication majeure. — Il est permis de communiquer pour des
choses purement matérielles avec celui qui n'est atteint que de
l'excommunication mineure, mais non avec celui qui est frappé d'une
excommunication majeure ; car celle-ci a pour effet l'exclusion tout à la
fois des sacrements et de la communion des fidèles. Cependant, l'Église, qui
l'a établie pour la guérison spirituelle de ses enfants et non pour leur perte,
a excepté de la règle générale certains cas et certaines personnes. Elle permet
de parler avec l'excommunié des besoins de son âme, et, dans ce but, de mêler à
la conversation des entretiens étrangers. Un cas de justice ou une nécessité
pressante autorisent pareillement à lui adresser la parole. Son épouse, ses
enfants, ses esclaves, ses fermiers, ses serviteurs, spécialement chargés de
pourvoir à ses besoins ; les supérieurs et les inférieurs pour ce qui
concerne leurs obligations spéciales, les voyageurs, les pèlerins et tous ceux
qui ignorent son excommunication, sont encore exceptés.
Tous les cas d'exception sont exprimés dans ce vers latin :
Utile, lex,
humile, res ignorata, necesse.
Le mot utile
s'entend des paroles d'édification ; lex,
de la loi du mariage ; humile,
de l'état de sujétion. Les deux autres mots, res ignorata, necesse, indiquent le cas où l'on ignore
l'excommunication portée, et la nécessité de pourvoir aux besoins d'un
excommunié ou d'en recevoir quelque secours[324].
Quiconque communique avec un excommunié se sépare de la communion
des fidèles et encourt par cela seul l'excommunication, soit majeure, soit
mineure : l'excommunication majeure, si la sentence d'excommunication
porte que tous ceux qui communiqueront avec lui seront eux-mêmes excommuniés,
ou si, la sentence d'excommunication étant pure et simple, on communique avec
lui dans les actes mêmes qui la lui ont méritée ; par exemple, en lui
donnant conseil, secours ou faveur[325] ; — l'excommunication mineure, si on ne se met en
rapport avec lui que dans les autres choses, comme en lui donnant le baiser ou
en mangeant à sa table.
L'excommunication
mineure s'arrête à l'homme qui l'a encourue ; il est permis de communiquer
avec lui.
Malgré ce qu'en ont pu dire certains auteurs, il parait trop
dur d'admettre qu'un simple mot adressé à un excommunié soit un péché mortel.
Si cela était, on ne pourrait lancer aucune excommunication sans occasionner la
damnation de plusieurs personnes ; aussi semble-t-il plus probable aux
autres Théologiens que ceux-là seuls pèchent mortellement qui communiquent avec
les excommuniés dans leur crime même, ou dans les choses sacrées, ou enfin par
mépris de l'Église.
Communiquer
in divinis avec un excommunié,
c'est-à-dire dans les choses spirituelles, c'est agir contre le précepte de l'église et pécher mortellement ; mais
communiquer avec lui en des choses d'elles-mêmes indifférentes, c'est agir
simplement en dehors du précepte et pécher véniellement.
Ceci,
dira quelqu'un, ne contredit-il point ce qui a été enseigné précédemment, à
savoir que celui qui communique avec un excommunié encourt au moins
l'excommunication mineure ? — Non ; on peut être privé de
l'Eucharistie, ce qui est l'effet de l'excommunication mineure, sans même avoir
commis aucun péché. Cette privation est parfois infligée à une personne pour en
punir d'autres, comme on le voit par certains cas de suspense ou
d'interdiction.
Oui, s'il s'agit d'une excommunication mineure ; oui,
encore, si c'est une excommunication majeure définie par le droit canon et dont
l'absolution n'est réservée à personne. Mais, pour ce qui est d'une
excommunication portée par la sentence d’un juge ecclésiastique, cela ne se
peut pas. Celle-ci ne peut être levée, hors le cas de nécessité, que par
celui-là même qui l'a portée, ou par une autorité supérieure à la sienne. Pour
les excommunications définies par le droit, voici six cas dont le pape s'est
réservé l'absolution : 1° une voie de fait commise contre un clerc ou un
religieux par haine et de dessein prémédité ; 2° une effraction faite à
une église, si le coupable a été dénoncé ; 3° l'incendie d'une église, si
le coupable a été dénoncé ; 4° la communication in divinis avec celui qui a été nommément excommunié par le pape ;
5° la falsification des lettres apostoliques ; 6° la communication avec un
excommunié dans le crime même qui lui a fait encourir l'excommunication. — La
difficulté excessive de recourir au pape autorise le coupable à se faire
absoudre par son évêque ou par son propre prêtre, en prêtant serment de se
soumettre à ce qui sera décidé ultérieurement par l'auteur de la sentence. — À
l'article de la mort, il n'y a ni cas réservés, ni excommunication dont tout
prêtre ne puisse absoudre. — Quant au premier des six cas énoncés, il admet un
grand nombre d'autres exceptions ; par exemple, si l'on était le régent ou
le supérieur ecclésiastique du clerc, ou si l'on ne faisait qu'opposer la
violence à la violence.
Il n'en est pas de l'excommunication comme du péché. Pouvant
être portée contre quelqu'un malgré lui, elle peut aussi être levée contre sa
propre volonté.
Cela n'est pas impossible, surtout si ces diverses
excommunications ont été portées par différents juges : la remise d'une
peine n'entraîne pas nécessairement celle d'une autre.
Les
excommunications n'ont pas entre elles la même affinité que les péchés mortels,
qui ne sauraient être remis tant que l'aversion de Dieu subsiste dans la
volonté humaine.
L'Église universelle n'approuverait pas les indulgences, si
elles n'avaient point quelque valeur. Ce serait une impiété de dire quelle
favorise de vaines observances ; elle est infaillible.
Beaucoup de membres de l'Église accomplissent plus d'œuvres
satisfactoires qu'ils n'en doivent pour leurs péchés. Plusieurs endurent
patiemment des tribulations injustes, qui, au besoin, suffiraient par
elles-mêmes à l'expiation de leurs fautes. De plus, les mérites de
Jésus-Christ, qui opèrent dans les sacrements, n'y sont pas tellement renfermés
qu'ils n'en dépassent la puissance. Il se forme de tous ces mérites une réunion
de grâces dont la surabondance s'élève bien au-dessus des peines que tous les
hommes actuellement vivants ont méritées par leurs péchés. Comme cette
surabondance de mérites n'a point été destinée par les saints à telle ou telle
personne en particulier, elle appartient à l'Église, dont elle constitue le
trésor commun. L'Apôtre nous le marque très-bien en disant : « J'accomplis
dans ma chair pour l'Église ce qui restait à souffrir au Christ. » (Col. i,
24.) — Les biens d'une communauté devant être distribués à chacun de ses
membres selon la volonté de celui qui en est le chef, il arrive que tel
individu qui aurait obtenu la rémission de sa peine si Jésus-Christ ou les
saints avaient satisfait pour lui en particulier, l'obtient également lorsque
l'Église, qui peut disposer en sa faveur de leurs satisfactions, lui en fait
l'application par les indulgences.
Les
indulgences ne diminuent pas directement la peine, comme l'absolution
sacramentelle ; elles donnent à celui qui les gagne des biens spirituels
avec lesquels il peut payer ce qu'il doit.
« Dieu, s'écriait Job, a-t-il besoin de vos mensonges et
de vos ruses pour le défendre ? » (xiii, 18.) — « Si notre
prédication est vaine, ajoutait l'Apôtre, votre foi est vaine aussi. » (1
Cor. xv, 14.)
Si l'Église était convaincue de mensonge, même sur un seul
point, c'en serait fait de son autorité pour nous confirmer dans la foi. Nous
ne dirons donc pas, avec quelques-uns, qu'elle se sert d'une pieuse exagération
dans l'énoncé des indulgences pour amener les hommes au bien, comme une mère
qui promet un fruit à son enfant pour l'enhardir à marcher. Nous dirons, au
contraire, que les indulgences ont toute la valeur qu'elle leur attribue, et
que, par conséquent, chacun y obtient, selon l'application qui lui est faite
des mérites surabondants de l'Église, la rémission de la peine due à ses
péchés, pourvu que celui qui les accorde ait autorité pour cela, que celui à
qui elles sont appliquées soit en union avec les saints par la charité, et que
l'œuvre à laquelle elles sont attachées soit une œuvre pieuse qui contribue à
la gloire de Dieu et à l'avantage du prochain.
Il n'y a pas à craindre que cet enseignement
n'élargisse à l'excès la miséricorde de Dieu au préjudice de sa justice, comme
on l'a parfois prétendu : il ne résulte des indulgences aucune diminution
de peine ; seulement les satisfactions de l'un sont comptées à la décharge
de l'autre.
Les
indulgences sont du ressort de la clef de juridiction, qui n'a rien de
sacramentel et dont l'effet est laissé à la libre disposition de l'homme ;
elles peuvent être accordées par tout délégué du Souverain-Pontife. Si elles
étaient données sans mesure, de manière à détourner les fidèles de la piété,
celui qui les accorderait ainsi pécherait ; elles pourraient néanmoins
être gagnées pleines et entières.
Quoique
les indulgences puissent exempter de toute la peine temporelle, il n'en faut
pas conclure que, laissant de côté les autres œuvres, on doit s'occuper uniquement
à les gagner. Les autres œuvres satisfactoires ont plus de valeur qu'elles pour
la récompense essentielle à obtenir, laquelle est un bien infiniment préférable
à la remise temporelle.
Lorsqu'une
indulgence est promise en termes indéterminés à quiconque fera des dons à la
fabrique d'une église, il faut entendre que les secours seront proportionnés
aux moyens de chacun, et alors chacun gagnera plus ou moins de l'indulgence,
suivant la convenance de son offrande. Un pauvre, donnant un denier, la gagnera
tout entière ; tandis qu'un riche, à l'état duquel il ne conviendrait
point de donner si peu de chose, ne la gagnerait pas.
Quoiqu'il
en soit, comme la remise de la peine est en proportion des mérites appliqués et
non du travail de chacun, toutes les fois qu'une indulgence est accordée
indistinctement ; par exemple, à la visite d'une église, ceux qui
demeureront près de cette église la gagneront aussi bien que ceux qui viendront
de loin. Et si à cette visite est attachée à perpétuité, je suppose, une
indulgence de quarante jours, comme cela a lieu pour l'église de Saint-Pierre
de Rome, on la gagnera autant de fois que l'on visitera cette église. La cause
qui fait établir ou gagner une indulgence est requise, non comme une mesure de
la rémission de la peine, mais comme un moyen de diriger vers une personne
plutôt que vers une autre l'intention des Saints auxquels appartenaient les
mérites appliqués.
Il y aurait simonie à donner des indulgences pour un subside
temporel considéré en lui-même ; mais rien ne s'oppose à ce qu'on en
accorde pour des subsides temporels rapportés à une fin spirituelle ; par
exemple, à la répression des ennemis de la foi, à la construction d'un édifice
religieux, ou à d'autres bonnes œuvres semblables. L'Église, en pareil cas,
accorde un bien spirituel pour un autre bien spirituel.
Les
mérites des saints, qui, de concert avec ceux de Jésus-Christ, forment le
trésor où puise l'Église pour accorder des indulgences, ne sont pas précisément
les œuvres satisfactoires qu'une intention particulière avait dirigées à
l'avantage d'un individu ou d'une communauté ; ce sont celles qui
proviennent de ces mêmes œuvres en tant qu'elles ont été rapportées par leurs auteurs
au bien de l'Église en général. Ceux-là donc qui sont chargés du gouvernement
général de l'Église, le pape et les évêques, peuvent seuls les appliquer à
quelques membres en particulier. Les curés, les abbés et les autres prélats de
second ordre n'ont aucun droit d'en disposer pour accorder des indulgences, si ce
n'est par délégation.
Le pouvoir des indulgences étant attaché à la juridiction, les
diacres et les autres clercs peuvent en accorder lorsqu'ils sont investis à cet
égard d'un pouvoir de juridiction, soit par commission, comme les légats ou les
délégués, soit de droit ordinaire, comme les prélats élus, mais non sacrés.
Le pape, qui a la plénitude de l'autorité dans l'Église,
concède des indulgences aussi étendues qu'il le veut, pourvu qu'il se propose
une fin légitime. Les évêques n'ont le pouvoir d'en accorder que dans une
mesure fixée par le pape lui-même[326].
Le pouvoir des indulgences est attaché à la juridiction, que
le péché mortel n’enlève pas. Données par celui qui est en état de péché ou par
le plus saint des hommes, elles ont la même valeur ; elles remettent la
peine temporelle en vertu des mérites de l'Église, et non en vertu des mérites
de celui qui les accorde.
L'homme qui est en état de péché mortel est une sorte de
membre mort qui ne reçoit point l'influence des membres vivants ; les
indulgences ne lui profitent pas. Et, en effet, la peine temporelle, pour
laquelle elles sont établies, ne saurait être remise avant que le péché ne soit
pardonné : aussi, dans toutes les concessions d'indulgences, est-il
toujours fait mention de la contrition et de la confession comme conditions
indispensables pour les gagner.
Si la perfection ne nuit à personne, la profession religieuse
ne doit pas empêcher de profiter des indulgences.
Les religieux peuvent certainement en recueillir le fruit tout
aussi bien que les séculiers, pourvu qu'ils soient en état de grâce et qu'ils
observent ce qui est prescrit pour les gagner ; ils ne sont pas moins
aptes que les autres fidèles à être aidés par les mérites d'autrui.
Quoique
l'état religieux soit un état de perfection, nul n'y est exempt de fautes pour
l'expiation desquelles les indulgences sont utiles. — Ce n'est pas que les
indulgences doivent avoir pour effet la ruine de la discipline. Les religieux
méritent plus pour la vie éternelle en observant leur règle, qu'en faisant des pèlerinages
pour gagner des indulgences. Ils méritent moins, si l'on veut, quant à la
rémission de la peine temporelle ; mais ce dernier avantage doit être
sacrifié au premier[327].
Les indulgences n'étant accordées que sous les conditions
prescrites, on ne les gagne pas, si l'on ne s'y conforme point.
Il est
un cas où les indulgences profitent à quelqu'un qui n'a rien fait ni rien donné :
c'est celui où la bulle qui les accorde permet de les appliquer à qui l'on
voudra ; par exemple, aux âmes du purgatoire.
Quoiqu'un prélat ne puisse pas établir une indulgence pour lui
seul, il peut cependant gagner celles qu'il établit pour les autres : il
serait dans une condition pire que le reste des hommes, s'il ne pouvait
profiter pour lui-même des trésors de l'Église qu'il dispense aux fidèles.
Réparer un péché public par une expiation publique ; — couvrir
d'une grande confusion, même en ce monde, les crimes qui s'y commettent ;
— inspirer aux méchants une juste terreur ; — encourager à faire pénitence
ceux qui sont tombés dans des péchés graves : — voilà quatre motifs pour
lesquels il est quelquefois nécessaire d'enjoindre une pénitence publique et
solennelle.
Le
prêtre qui prescrit une telle pénitence ne fait aucune révélation de
confession, alors même que le pénitent est soupçonné de quelque crime secret ;
on peut faire pénitence pour d'autres que pour soi-même. Nous lisons, dans les
Vies des Pères, qu'un religieux, pour inviter son compagnon à se soumettre à
une pénitence, la fit avec lui. Dans le cas où le péché est public, c'est le
pénitent lui-même qui révéle sa confession en accomplissant sa pénitence.
La pénitence solennelle ne se réitère pas, de peur de la faire
tomber dans le mépris, et à cause de sa signification même, qui est une
profession de garder la pénitence toute la vie, en mémoire de l'expulsion du
premier homme hors du paradis terrestre. La réitérer serait une contradiction.
Si le coupable revient à pécher, on lui imposera une pénitence, mais une
pénitence non solennelle[328].
Il ne faut pas confondre la pénitence solennelle avec la
pénitence publique. La pénitence solennelle est toujours publique, mais non
réciproquement ; en voici le rit : Au commencement du carême, les
pénitents, sous la conduite de leurs prêtres, se présentent à l'évêque de leur
diocèse, à la porte de l'église, revêtus d'un sac, les pieds nus et les yeux
baissés. Introduits dans l'église, ils récitent, avec l'évêque et le clergé,
les Psaumes de la pénitence. L'évêque leur impose les mains, leur met de la
cendre sur la tête et un cilice autour du cou ; puis il leur annonce
qu'ils sont chassés de l'église, comme Adam du paradis terrestre. La même
cérémonie se renouvelle chaque année. — La pénitence solennelle n'est imposée
que par l'évêque. Elle peut être prescrite aux femmes aussi bien qu’aux hommes,
mais non aux clercs, à cause des scandales qui pourraient s'ensuivre. En tout
cas, elle ne saurait être imposée que pour des crimes qui ont scandalisé tout
un pays. — La pénitence publique se pratique aussi à la face de l'église, mais
sans la solennité de la première ; elle consiste, par exemple, à faire un
pèlerinage le bâton à la main. Elle peut se réitérer et être enjointe par de
simples prêtres, même à des clercs.
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EXPLICATION.
L'Extrême-Onction nous présente les cinq questions suivantes :
en quoi ce sacrement consiste et comment il a été institué (29) ; — quels
sont ses effets (30) ; — quel en est le ministre (31) ; — à qui il
doit être conféré (32) ; — s'il peut être réitéré (33).
Le sacrement de l'Ordre veut que nous traitions : premièrement,
de la nature de l'Ordre en général (34), — de ses effets (35), — des qualités
requises dans les ordinands (36) ; — deuxièmement, de la distinction à
établir entre les divers Ordres (37) ; — troisièmement, du ministre de ce
sacrement (38) ; — quatrièmement, des empêchements qui peuvent se
rencontrer dans les ordinands (39) ; — cinquièmement, enfin, de certains
accessoires de l'Ordre (40).
L'Extrême-Onction est une cérémonie extérieure qui, d'après
saint Jacques (5, 15), produit la rémission du péché par la grâce qu'elle
confère. Donc elle est un des sacrements de l'Église.
Malgré la diversité et la multiplicité des opérations dont
elle se compose, l'Extrême-Onction est un seul sacrement, dans lequel les
onctions réunies ont pour objet de signifier et d'opérer un même effet, la
guérison de l'âme.
Les
onctions sur les sens que le péché a pu atteindre constituent une seule action,
qui est le sacrement : à la dernière, l'effet se produit dans l'âme du
malade.
Jésus-Christ seul a institué les sacrements ; il a
promulgué par lui-même ceux dont on se persuade plus difficilement la vertu, et
il a laissé à ses Apôtres le soin de promulguer les autres ; par exemple,
l'Extrême-Onction et la Confirmation. Les sacrements, en effet, sont le
fondement de la loi nouvelle ; ils ont dû être institués par le
Législateur lui-même. Il n'appartenait qu'à Dieu de leur donner l'efficacité
dont ils sont doués.
Si l'on
nous faisait observer que l'Évangile ne parle pas de l'institution de
l'Extrême-Onction, nous répondrions, d'abord, que Notre-Seigneur a fait et dit
beaucoup de choses que les Évangélistes n'ont pas rapportées ; ensuite,
que saint Marc fait mention de certaines onctions pratiquées sur les malades :
« Les Apôtres, dit-il, oignaient d'huile les infirmes. » (vi, 3.)
Saint Jacques nous enseigne expressément que « l'huile
est la matière de l'Extrême-Onction. » (v, 14.)
Il nous fallait, pour la fin de notre vie, un sacrement propre
à produire parfaitement et avec douceur notre guérison spirituelle : parfaitement,
puisqu'il n'y a plus lieu de recourir à un autre moyen ; avec douceur,
pour relever à ce moment suprême l'espérance, vertu si nécessaire aux mourants.
L'huile est adoucissante, pénétrante et expansive ; elle est par là même
la matière qui convient au sacrement de l'Extrême-Onction, pour en signifier
les effets. Et comme on donne principalement ce nom à la liqueur de l'olive,
les autres liqueurs ne l'ayant reçu qu'à cause de leur ressemblance avec elle,
c'est l'huile d'olive qui doit servir de matière à l'Extrême-onction.
L'huile
d'olive, dira-t-on, ne se fabrique pas en tous lieux. — Il est vrai ; mais
on la transporte facilement d'un lieu à un autre. D'ailleurs, le sacrement de l’Extrême-Onction
n'est pas d'une telle nécessité que les mourants ne puissent être sauvés sans
l'avoir reçu.
S'il faut que, dans quelques sacrements, la matière soit
sanctifiée, tandis que cette condition n'est pas nécessaire dans les autres,
c'est que la matière de ceux que le Christ a reçus tire son efficacité de
l'usage même qu'il en a fait : l'eau du baptême, par exemple, tient sa
vertu régénératrice de sa chair qui a été plongée en elle. Comme il n'a fait
usage ni de l'Extrême-Onction, ni d'aucune onction corporelle, il faut que la
matière de tous les sacrements où il se fait des onctions soit soumise à une
bénédiction spéciale.
La vertu des sacrements leur vient de Jésus-Christ, d'où elle
découle non-seulement sur le peuple par les ministres, mais sur les ministres
inférieurs par les ministres supérieurs auxquels il appartient d'en sanctifier
la matière. De là vient que, dans tous les sacrements où il faut une matière
sanctifiée, la première sanctification est réservée à l'évêque, alors même que
c'est au prêtre d'en faire l'emploi, afin qu'il soit manifeste par là que les pouvoirs
du prêtre sont une dérivation du pouvoir épiscopal. C'est ce qui a lieu pour la
matière de l'Extrême-Onction ; elle doit être consacrée par l'évêque.
Une matière qui, d'elle-même, représente indifféremment
plusieurs choses, ne pouvant être déterminée à signifier tel effet plutôt que
tel autre que par les paroles prononcées en l'employant, l'Extrême-Onction doit
avoir, aussi bien que les autres sacrements de la loi nouvelle, une forme
déterminée, d'autant plus que saint Jacques paraît ramener toute sa vertu à la
prière qui, comme nous le dirons bientôt, en est effectivement la forme.
On objecte
que l'on ne trouve point la forme de l'Extrême-Onction dans l’Évangile ;
comme s'il ne suffisait pas que l'Église l'ait apprise par la tradition des
Apôtres, qui la tenaient eux-mêmes de leur divin Maître, conformément à cette
parole de saint Paul : « Ce que je vous ai enseigné, je l'ai appris
du Seigneur même. » (1 Cor, xi, 23.)
La forme déprécative, comme celle-ci : « Que par
cette onction sainte et par sa douce miséricorde, le Seigneur vous pardonne
tous les péchés que vous avez commis par la vue, etc., » est en usage dans
toute l'Église. Donc elle convient à l'Extrême-Onction. Il y a de plus cette
autre considération, que saint Jacques attribue la vertu de ce sacrement à la
prière. « La prière de la foi, dit-il, sauvera le malade. » L'Église
romaine emploie uniquement cette forme dans l'administration de ce sacrement,
parce que le fidèle qui le reçoit, destitué de forces, a besoin de la prière
des autres, et qu'il est très-important de recommander à Dieu ce mourant qui,
cessant d'être sous la juridiction de l'Église, va se reposer dans ses mains.
La prière précitée est certainement une forme convenable pour
l'Extrême-Onction. Elle indique le sacrement dans ces paroles : « Par
cette sainte onction ; » elle marque le principe qui y opère, au moyen de ces
mots : « Par sa tendre miséricorde ; » et elle en désigne
l'effet : la rémission des péchés, par les expressions qui terminent la
formule.
Administrée par forme de traitement, l'Extrême-Onction a pour
objet principal de guérir les infirmités spirituelles que le péché, soit
originel, soit actuel, laisse en nous, et de donner à notre âme la force
nécessaire pour l'accomplissement des actes de la vie glorieuse.
On conçoit que, pour rendre la santé parfaite à notre âme, il
faut qu'un tel sacrement y trouve la vie spirituelle ; ainsi tout
traitement du corps présuppose la vie naturelle. C'est pourquoi, lorsque le
malade est en état de péché, l'Extrême-Onction continence par l'en retirer, à
moins qu'il ne mette lui-même obstacle à son efficacité, faute de dispositions.
Aussi saint Jacques disait-il : « Si le malade a des péchés, ils lui
seront remis. » Ceci n'est qu'accidentel. L'Extrême-Onction n'a pas pour
effet direct et principal de remettre le péché mortel, dont le malade qui la reçoit
est souvent exempt ; elle n'est pas non plus principalement instituée
contre le péché véniel, que la pénitence peut effacer suffisamment : elle
a pour objet propre de guérir la faiblesse spirituelle produite en nous par les
restes du péché.
Dans le
cas où l'Extrême-Onction remet le péché lui-même, elle change en contrition le
mouvement du libre arbitre : nous avons vu ailleurs que l'Eucharistie et
la Confirmation en peuvent faire autant.
L'Extrême-Onction rend la santé du corps, comme les onctions
que faisaient les Apôtres sur les malades avant la passion du Sauveur. Ce n'est
là, toutefois, qu'un effet secondaire qui n'arrive, dans les desseins de la
sagesse divine, qu’autant que la guérison corporelle peut concourir à celle de
l'âme, effet principal de ce sacrement.
Nous verrons plus loin que l'Extrême-Onction peut se réitérer ;
donc elle n'imprime point de caractère.
Conférée pour remédier aux infirmités de ceux qui la reçoivent,
elle ne leur donne aucune aptitude pour des fonctions saintes dont ils puissent
être le ministre ou le sujet.
Son
effet consiste dans une certaine dévotion intérieure, sorte d'onction spirituelle.
Aucun sacrement ne saurait être administré d'office par un
laïque. Il est vrai qu'en cas de nécessité toute personne peut donner le baptême ;
mais c'est en vertu d'une dispense que Dieu nous accorde, afin que nul ne soit
privé du bienfait de la régénération spirituelle.
Saint Jacques a dit : « Quelqu'un d'entre vous
est-il malade, qu'il fasse venir les prêtres de l'Église » (v, 14) ;
les prêtres et non les diacres.
Les diacres ne peuvent administrer d'office aucun sacrement,
pas plus l'Extrême-Onction que les autres.
Ils
n'administrent pas même d'office le Baptême.
Les sacrements dont l'administration est réservée à l'évêque
constituent le sujet qui les reçoit dans un état de perfection supérieur à
celui des autres hommes. Cela n'ayant pas lieu dans l'Extrême-Onction, que tous
peuvent recevoir, rien ne s'oppose à ce que de simples prêtres puissent
administrer ce sacrement.
« Quelqu'un d'entre vous, dit saint Jacques, est-il malade,
qu'il fasse venir les prêtres de l'Église, etc. » (v, 14.) On voit par
cette parole qu'aux malades seuls convient le sacrement de l'Extrême-Onction.
Puisque ce sacrement s'administre sous la forme d'un
traitement corporel, il est clair qu'on ne doit pas le conférer à ceux qui se
portent bien.
Ainsi,
par exemple, on ne donne pas l'Extrême-Onction aux condamnés à qui on va
trancher la tête.
Le sens même du mot extrême-onction
témoigne que ce sacrement est le dernier remède que l'Église ait à nous offrir
pour nous disposer immédiatement à la vie de la gloire. On ne doit donc pas le
donner à toute sorte de malades, mais seulement à ceux qu'une maladie mortelle
met en danger prochain de mourir.
L'Extrême-Onction ne doit être administrée qu'à ceux qui en
reconnaissent la vertu, et tels ne sont pas les fous et les insensés, qui,
quand ils n'ont pas d'intervalles lucides où ils puissent comprendre ce qu'ils
font, non-seulement sont incapables de dévotion, mais profaneraient peut-être
ce sacrement par des actes inconvenants.
Supposant tout à la fois des sentiments de dévotion et
quelques péchés commis, l'Extrême-Onction ne doit pas être donnée aux enfants
qui n'ont point l'usage de raison.
Elle est
principalement dirigée contre les restes du péché actuel, qui ne se trouve pas
dans ces enfants.
La pratique de l'Église est de ne faire les onctions
sacramentelles que sur certaines parties du corps, où est la racine de nos
infirmités spirituelles.
Les remèdes de nos péchés devant être appliqués là où en est
la racine, les onctions se font de préférence aux organes de nos cinq sens :
aux yeux, organes de la vue ; aux oreilles, organes de l'ouïe ; aux
narines, organes de l'odorat ; à la bouche, organe du goût ; et aux
mains, organes spéciaux du toucher. Ces cinq onctions sont généralement
admises, dans toute l'Église, comme nécessaires au sacrement. Quant aux autres,
telles que l'onction des reins et celle des pieds, ceux-ci les observent,
ceux-là ne les observent pas ; d'autres, omettant celle des reins, ne font
que celle des pieds.
Les estropiés doivent recevoir les onctions aux parties du
corps les plus rapprochées des sens où on les fait d'ordinaire. Pour être
privés de leurs membres, ils ne le sont pas des facultés de l'âme qui y correspondent ;
et, s'ils sont dans l'impuissance de commettre des péchés par quelques organes
extérieurs, ils peuvent très-bien pécher par les puissances intérieures qui y
correspondent.
Sorte de traitement spirituel, l'Extrême-Onction peut être
réitérée, comme le traitement des maladies du corps.
Les sacrements dont les effets doivent durer toujours ne se
donnent pas deux fois, — ce serait les accuser d’impuissance ; — mais on
peut réitérer, sans leur faire injure, ceux qui n'ont pas un effet
indestructible, afin d'en faire recouvrer les fruits que l'on aurait perdus.
Tel est celui de l'Extrême-Onction.
Le mot extrême-onction signifie la dernière
onction que l'on donne à ceux que l'on croit être sur le point de mourir, et
non pas celle qui est toujours la dernière en réalité.
L'Extrême-Onction ne se donne qu'aux malades qui touchent à
leur fin : elle ne se réitère point, si la maladie est de courte durée ;
mais elle peut se répéter dans une rechute. Les maladies sont-elles chroniques,
telles que l'étisie, l'hydropisie et autres semblables, on n'y doit administrer
ce sacrement que dans le danger de mort ; et si le malade, échappant au
danger, retombe dans un état pareil, il est permis de le lui réitérer. Pour
n'avoir pas changé de nature, la maladie a néanmoins changé d'état.
Saint Paul écrivait : « Tout ce qui vient de Dieu a
été ordonné. » (Rom. xiii, 1.) L'Église vient de Dieu, qui l'a lui-même
cimentée de son sang. Donc elle a son ordre. — Elle tient, en effet, une sorte
de milieu entre le monde de la nature et le monde de la gloire. Or, dans le
monde de la nature, certains êtres sont supérieurs à d'autres, et il en est de
même dans le monde de la gloire, comme on le voit par les anges.
Dieu a produit, autant que cela était possible, ses œuvres à
sa ressemblance, afin que leur perfection servît à le faire connaître ;
or, pour être représenté par elles, non-seulement dans ses propres attributs,
mais encore dans l'action qu'il exerce sur ses créatures, il a imposé à
l'univers entier cette loi naturelle, que les êtres inférieurs seraient dirigés
et perfectionnés par ceux d'une nature moyenne, et ceux-ci par les êtres d'une
nature supérieure. Ne pouvant pas priver l'Église de ce genre de beauté, il y a
établi un ordre d'après lequel, comme dans le corps humain où certains membres
influent sur les autres, certains hommes retracent à quelques égards sa
ressemblance par leur coopération à son action divine, en dispensant les
sacrements aux autres.
La définition donnée par le Maître des Sentences nous paraît
très-bonne ; la voici : « L'Ordre est un sceau par lequel
l'Église confère un pouvoir spirituel à celui qu'elle consacre. » Cette
définition, qui convient à l'Ordre, en tant qu'il est un sacrement de l'Église,
en exprime à la fois le signe extérieur par le mot « sceau, » et
l'effet intérieur par ces autres paroles : « un pouvoir spirituel. »
Tout le monde convient que l'Ordre est un sacrement. Il le
faut bien, puisque c'est lui qui rend capable d'administrer les autres
sacrements.
Un sacrement est une sanctification communiquée à l'homme par
certains signes visibles. Dans la réception de l'Ordre, l'homme est
non-seulement sanctifié, mais consacré à Dieu par certains signes extérieurs.
L'Ordre est donc un sacrement.
La forme dont l'Église se sert pour conférer l'Ordre est
très-convenable ; elle marque quel usage on doit faire de ce sacrement et
quel pouvoir y est transmis[330].
Le mode
impératif : « Faites ou recevez, » dont on se sert dans la
formule de l'ordination, montre le pouvoir de l'évêque et donne à entendre que
le pouvoir d'Ordre en est une dérivation.
Les sacrements consistent dans des choses et dans des paroles.
Celui de l'Ordre a pour matière les choses mêmes dont il fait usage.
Constatons, toutefois, une différence entre cette matière et
celle des autres sacrements. La matière de ceux-ci, dans lesquels l'effet
produit vient de Dieu et non du ministre, contient principalement et signifie
tout à la fois, en vertu de la sanctification qu'elle reçoit par le ministre,
la vertu divine ; au lieu que, dans l'Ordre, où le pouvoir spirituel
découle aussi du ministre qui confère ce sacrement, la matière sert moins à
produire ce pouvoir particulier, transmis par celui qui en possède la
plénitude, qu'à le rendre sensible.
Voilà
pourquoi la présentation de la matière est plus essentielle à l'Ordre que son
contact. Mais, cependant, les paroles de la forme semblent montrer qu'il faut
toucher cette matière pour la validité de ce sacrement ; elles portent :
« Recevez ceci ou cela. »
Quiconque reçoit d'en haut un pouvoir particulier reçoit aussi
la grâce de l'exercer dignement. La grâce sanctifiante est nécessaire pour
administrer dignement tous les sacrements, non moins que pour les recevoir
dignement. De même donc que le Baptême, qui donne l'aptitude à recevoir les
autres sacrements, confère la grâce sanctifiante ; le sacrement de
l'Ordre, par lequel on devient apte à les administrer tous, doit aussi la
conférer.
Ce
sacrement présuppose la grâce sanctifiante dans le sujet auquel il est conféré ;
mais il ne suffit pas d'un degré quelconque de sainteté pour exercer dignement
les fonctions des Ordres : il faut aux ministres de Dieu une vertu
éminente qui les élève autant au-dessus des simples fidèles que l'Ordre même
qu'ils ont reçu.
Le caractère est un signe qui sert à distinguer les chrétiens.
Or l'Ordre, à tous ses degrés, établit une distinction entre celui qui le
reçoit et les autres fidèles. Il imprime donc toujours un caractère.
Quelques-uns disent que ce privilège est réservé à l'Ordre sacerdotal ;
mais leur opinion est fausse, puisque les diacres exercent, en vertu d'un
pouvoir spirituel relatif aux sacrements, des fonctions interdites aux
personnes qui n'ont pas reçu l'Ordre du diaconat. D'autres prétendent que les
Ordres majeurs seuls impriment un caractère. Cette opinion n'est pas mieux
fondée que la première. Un Ordre quelconque élève celui qui le reçoit au-dessus
du simple peuple, en lui conférant un certain pouvoir relatif à
l'administration des sacrements. Si le caractère n'est autre chose qu'un signe
qui distingue certains fidèles des autres, il faut dire que tous les Ordres
l'impriment. L'Église, qui n'en réitère aucun, nous le fait d'ailleurs
entendre.
Oui, évidemment ; le Baptême est la porte des sacrements.
L'homme qui n'aurait pas le caractère qu'il confère, ne pourrait pas en
recevoir un seul.
Celui
qui serait promu au sacerdoce sans avoir été baptisé ne pourrait ni consacrer,
ni absoudre ; il ne serait pas prêtre. Il faudrait, d'après les Canons, le
baptiser et l'ordonner ensuite. S'il avait été élevé à l'épiscopat, il n'aurait
conféré le caractère de l'Ordre à personne. Mais on peut croire pieusement que Jésus-Christ,
le souverain Prêtre, suppléerait l'effet définitif des sacrements, et qu'il ne permettrait
pas qu'il résultât de ce mal un danger réel pour l'Église.
L'Ordre présuppose le caractère de la Confirmation, non comme
absolument nécessaire, mais comme une chose convenable : l'ordinand doit
avoir toutes les qualités qui peuvent l'aider à exercer les fonctions de
l'Ordre qu'il désire recevoir[331].
Il n'est pas absolument nécessaire que celui qui reçoit les
Ordres majeurs ait auparavant reçu les Ordres mineurs ; ces pouvoirs sont
séparés : l'un ne suit pas l'autre de toute nécessité dans le même sujet.
Au temps de la primitive Église, on ordonnait prêtres des hommes qui remplissaient
les fonctions des Ordres inférieurs qu’ils n’avaient pas reçus. Dans la suite
des siècles, l'Église a décidé que l'on n'élèverait plus aux Ordres majeurs
celui qui n'aurait pas rempli avec humilité les fonctions des Ordres moindres.
Quoi qu'il en soit, ceux qui auraient été ordonnés per saltum ne seraient
point réordonnés, bien que l'on dût, conformément aux Canons, leur suppléer les
Ordres inférieurs qu'ils n'auraient pas reçus[332].
« Rien, disait très-bien saint Jérôme, ne contribue
autant à la destruction de l'Église de Dieu que les clercs qui le cèdent en
vertu aux laïques. »
« De même, selon la remarque de saint Denis, que les
substances les plus pures, pénétrées par les rayons du soleil, deviennent
resplendissantes et répandent, comme de nouveaux soleils, l'éclat de leur
lumière sur les corps qui les environnent ; ainsi faut-il que celui qui
s'ingère dans le ministère divin, en se donnant aux autres pour guide, se soit
rendu très-semblable et très-conforme à Dieu par l'imitation des perfections
divines. » Donc, puisque tous les Ordres donnent, dans les choses divines,
une certaine préséance à celui qui les reçoit, ce serait se rendre mortellement
coupable du péché de présomption que de s'y présenter avec un péché mortel sur
la conscience. Ce n'est pas que la sainteté de vie soit essentielle pour la
validité du sacrement, mais elle est requise de nécessité de précepte.
On lit, dans les Vies des Pères, que de simples moines ont été
promus au sacerdoce uniquement pour leur sainteté.
Pour bien remplir les fonctions d'un Ordre, il faut une
science suffisante de son exercice. On doit la requérir des ordinands, sans
exiger qu'ils sachent à fond toute l'Écriture sainte. L'Église leur demande une
érudition plus ou moins grande à proportion du ministère qui leur sera assigné.
Il est nécessaire, par exemple, que ceux qui doivent être préposés au
gouvernement des âmes sachent enseigner la foi et les mœurs ; il suffit
aux autres de connaître ce qui concerne leur Ordre.
Les
prêtres ont deux sortes de fonctions à remplir : l'une regarde le corps
réel de Jésus-Christ présent dans l’Eucharistie ; l'autre est relative à
son corps mystique. Ceux qui ne sont promus au sacerdoce que pour remplir la
première de ces fonctions, les religieux, par exemple, à qui on ne donne pas
charge d'âmes, n'ont besoin que du degré de science nécessaire à l'offrande du
saint sacrifice. Les autres doivent connaître la loi divine, non au point de
pouvoir résoudre toutes les difficultés, car il convient à cet égard d'avoir recours
aux supérieurs, mais de manière à pouvoir enseigner aux fidèles ce qu'il faut
croire et pratiquer. Les évêques sont obligés à une science plus étendue.
Les mérites d'une vie sainte se perdent parfois ; les
degrés des Ordres, jamais.
La cause est en rapport avec les effets. De même que dans le
Christ, d'où descend la grâce sur tous les hommes, doit se trouver la plénitude
même de la grâce ; de même il faut que, dans les ministres de l'Église,
qui ont à donner, non leur propre grâce, mais les sacrements de la grâce, les degrés
de l'Ordre soient constitués par leur participation à un sacrement de la grâce,
et non d'après la grâce qu'ils possèdent.
Le spirituel l'emporte sur le temporel. Si on peut pécher
mortellement par l'atteinte aux biens temporels, à plus forte raison pèche-t-on
de la sorte en compromettant les biens spirituels, et c'est ce qui a lieu dans
l'ordination d'un sujet indigne. Le peuple méprise les enseignements des
ministres dont il condamne la conduite, et du mépris des enseignements il passe
à celui des biens spirituels dont ils sont les dispensateurs.
Traçant le portrait du serviteur fidèle, le Seigneur fait
observer que, placé au-dessus d'une famille, il dispense à chacun sa mesure de
froment. Il faut en conclure que celui-là est infidèle qui dépasse la mesure
dans la distribution des mystères divins. Tel est le crime de l'évêque qui
ordonne des sujets indignes. Il se rend coupable d'une infidélité d'autant plus
grande que son action nuit beaucoup à l'Église et à la gloire de Dieu.
« L'Église
préfère, comme l'a dit saint Clément, un petit nombre de bons prêtres à un
grand nombre de mauvais. »
C'est un
devoir pour l'évêque de s'assurer, au moins par le témoignage d'autrui, que les
ordinands ont les qualités nécessaires ; il doit se souvenir de ces
paroles de saint Paul à Timothée : « N'imposez précipitamment les
mains à personne. » (1 Tim. v, 22.)
Saint Denis disait : « Celui qui exerce indignement
les fonctions sacerdotales est un téméraire qui n'a ni crainte, ni respect en
présence des divins mystères. Croit-il que Dieu ignore ce qui est dans sa
conscience, et que, en l'appelant faussement son Père et en prononçant, au nom
même de Jésus-Christ, sur les divins symboles, non pas des prières, mais
d'immondes paroles, il saura bien le tromper ? » — On le voit, un
prêtre est coupable d'imposture et de blasphème quand il exerce indignement les
fonctions de son Ordre. Or, pour cela, il suffit qu'il soit en état de péché
mortel. Donc il y commet un nouveau péché, et la même chose doit se dire de
tout autre ministre des autels ; car remplir en état de péché mortel une
fonction de son Ordre, c'est la remplir indignement.
Un
ministre n'est pas dans la nécessité de pécher ; rien ne l'empêche de
sortir de son état coupable ou de résilier ses fonctions. Les choses saintes
veulent être traitées saintement.
Tant que
l'Église tolère un ministre qui se trouve en état de péché mortel, les fidèles
placés sous sa conduite doivent recevoir de lui les sacrements, parce qu'il est
obligé de les leur conférer. À part le cas de nécessité, on ne serait pas en
sûreté de conscience si, le supposant dans le péché mortel, on l'engageait de
cette manière à exercer les fonctions de son Ordre ; mais on peut former
sa conscience à cet égard, par la pensée qu'il suffit d'un instant à la grâce
divine pour purifier un homme.
Si l'Ancien Testament donnait à ses prêtres et à ses lévites
une consécration particulière, le Nouveau Testament, qui lui est très-supérieur
en dignité, doit, à plus forte raison, consacrer ses ministres.
La pluralité des Ordres existe dans l'Église pour trois
causes. — Elle fait admirer la sagesse de Dieu, qui se révèle surtout par
l'harmonie et par la distinction des choses, comme le marque l'histoire de la
reine de Saba, ravie hors d'elle-même à la vue de l'ordre qui régnait parmi les
serviteurs de Salomon. (3 Rois, x, 5.) — Elle soulage la faiblesse humaine :
un seul ministre aurait été trop surchargé ; elle y pourvoit en assignant
à plusieurs une fonction particulière. Ainsi Dieu donna à Moïse, pour l'aider
dans ses fonctions, soixante-dix vieillards choisis d'entre le peuple. — Elle
facilite aux hommes le progrès dans la perfection. Les fonctions saintes se
trouvent de la sorte partagées entre un grand nombre de ministres, devenus les
coopérateurs de Dieu même.
Le sacrement de l'Ordre se rapporte à celui de l’Eucharistie ;
car si, pour le sacrement des sacrements, le temple, l'autel, les vases et les
ornements doivent être consacrés, les ministres qui exercent des fonctions
relatives à l'Eucharistie n'ont pas moins besoin d’une autre consécration, que
donne le sacrement de l'Ordre. La distinction des Ordres doit donc être prise
de leur rapport avec l'Eucharistie. — Le pouvoir d'Ordre a-t-il pour objet la
consécration du corps et du sang de Jésus-Christ ? C'est le sacerdoce ;
et voilà pourquoi, dans l'ordination, les prêtres reçoivent de l'évêque le calice
avec le vin, et la patène avec le pain, comme signe du pouvoir de consacrer le
corps et le sang du Christ. — Le pouvoir d'Ordre a-t-il pour objet quelque
fonction subalterne relative à l'Eucharistie ou aux fidèles qui la reçoivent ?
Dans le premier cas, la coopération des ministres a lieu de trois manières :
l'une consiste à aider le prêtre, non dans la consécration, qui le regarde
seul, mais dans la dispensation du sacrement, et cette fonction est celle du
diacre ; l'autre, à en préparer la matière dans les vases destinés à le
contenir, ce qui regarde l'Ordre du sous-diacre ; la troisième, à
présenter cette matière, et tel est l'office de l'acolyte, qui prépare les
burettes avec le vin et l'eau. — Quant au ministère établi pour disposer les
fidèles à l'Eucharistie, il ne peut s'exercer que sur ceux dont la conscience
n'est pas pure : les portiers sont chargés d'interdire aux infidèles tout
accès aux divins mystères ; les lecteurs, d'instruire les catéchumènes ;
et les exorcistes, de chasser les démons. — On voit par cette explication la
raison du nombre des Ordres et le rang qui leur appartient.
Dans la
primitive Église, tous les ministères inférieurs étaient confiés aux diacres.
Le culte divin ayant pris plus d'extension par la suite, l'Église partagea en
plusieurs classes les pouvoirs inférieurs, concentrés d'abord dans un seul
Ordre qui les embrasse tous implicitement.
Un Ordre peut être dit sacré en deux sens : premièrement,
en lui-même, et, en ce sens, tout Ordre est une chose sacrée, c'est-à-dire un
sacrement ; secondement, sous le rapport de la matière sur laquelle il
exerce ses fonctions, et, dans cette autre acception, celui-là est sacré qui
fonctionne sur une matière consacrée. Il y en a trois de ce dernier genre :
le sacerdoce et le diaconat, dont l'action s'exerce sur le corps et le sang
consacrés du Christ ; puis le sous-diaconat, qui exerce la sienne sur les
vases sacrés. Ce sont les seuls qui astreignent à la continence.
Si, comme nous l'avons reconnu, l'Ordre se rapporte à
l'Eucharistie, la principale fonction de chaque Ordre est celle qui y touche de
plus près ; et, pour la même raison, un Ordre l'emporte sur un autre du
moment que l'une de ses fonctions s'y rattache plus prochainement. D'un autre
côté, il ne faut pas être surpris qu'un Ordre, outre sa fonction principale, en
ait plusieurs autres à remplir. Plus il sera éminent, plus sera grande sa
puissance, et plus il embrassera d'objets.
Tels
sont les principes qui ont dirigé le Maître des Sentences. Parmi les fonctions
du prêtre, il range l'absolution, préparation prochaîne à l'Eucharistie, et
l'offrande des oblations, qui ne peuvent être présentées immédiatement à Dieu,
au nom de l'Église, que par un ministre investi du pouvoir de consacrer le
sacrement de l'Église universelle. — Comme les oblations que présente le prêtre
ont été fournies par les fidèles, il y est besoin de deux autres ministères. Le
sous-diacre, qui tient la place du peuple, les dépose sur l'autel ou les
présente au diacre ; et le diacre, dont les fonctions consistent à
assister le prêtre, les sert au prêtre lui-même. — La doctrine est une
préparation à la réception de l’Eucharistie ; de là vient que le diacre
lit l'Évangile, et le sous-diacre l'Épitre. — L'action de l'acolyte s'exerce sur
les burettes vides ; celle du sous-diacre, sur le vin et l'eau contenus
dans les burettes ; celle du diacre, sur le calice vide ; celle du
prêtre, sur ce qui est contenu dans le calice. Aussi le prêtre reçoit-il dans
son ordination le calice préparé avec l'eau et le vin ; le sous-diacre, le
calice vide et les burettes garnies ; l'acolyte, les burettes vides. Les
fonctions de l'acolyte sont les plus rapprochées de celles des Ordres majeurs ;
et cela est vrai même de ses fonctions secondaires. Il figure, par le cierge
qu'il porte, la doctrine du Nouveau-Testament ; le lecteur représente
seulement l'ancienne Alliance. — Les Ordres d'exorciste et de portier se
rattachent aux fonctions secondaires du prêtre, qui sont de lier et de délier.
— Il existe, on le voit, entre les divers Ordres une progression
très-régulière. Le prêtre y a pour coopérateurs, dans sa fonction principale,
qui est la consécration du Corps du Christ, les ministres des Ordres les plus
rapprochés du sien ; et, dans ses fonctions secondaires, qui consistent à
lier et à délier, les ministres de tous les Ordres inférieurs au sien.
D'autres
que les minorés peuvent remplir licitement les fonctions des Ordres mineurs ;
mais ils ne le font pas d'office.
L'évêque, dans l'ordination, fait deux choses : il
prépare les ordinands pour l'Ordre qu'ils vont recevoir, et il leur confère cet
Ordre même. — La bénédiction donnée à tous, l'imposition des mains sur les
prêtres et sur les diacres, l'onction faite sur les prêtres seuls, sur le
calice et sur la patène, appartiennent à la préparation. — La fonction
principale du prêtre étant de consacrer le corps et le sang du Christ, c'est au
moment où l'évêque présente le calice à l'ordinand, en prononçant les paroles
sacramentelles, que celui-ci reçoit le caractère sacerdotal.
Le
pouvoir du diacre, qui tient le milieu entre celui du prêtre et celui du
sous-diacre, mais qui ne s'exerce directement ni sur le corps du Christ, ni sur
les vases sacrés, ne pouvait être exprimé ni par la présentation des vases sacrés,
ni par celle de la matière : il est signifié par sa fonction secondaire,
laquelle consiste à lire l'Évangile. Par conséquent, c'est en recevant le livre
des Évangiles que le diacre est ordonné.
Il en est du pouvoir épiscopal dans l'Église comme de la
souveraineté politique dans un État. L'évêque assigne aux Ordres inférieurs
leur ministère ; seul, il consacre les sujets auxquels il veut les confier ;
seul aussi il détermine à chacun, en le consacrant, les vases dont il devra se
servir. C'est ainsi que les fonctions séculières sont distribuées, dans les
gouvernements, par le souverain qui y possède la plus haute autorité.
Les
prêtres présents à l'ordination imposent les mains aux sujets qui sont ordonnés
pour le sacerdoce ; l'archidiacre présente aux ministres inférieurs les
instruments dont ils auront à se servir ; et le pape peut autoriser un
simple prêtre à conférer les Ordres mineurs. Tout cela est vrai ; mais il
n'en faut pas inférer que l'évêque n'est pas le seul qui confère les Ordres :
l'imposition des mains ne constitue pas l’ordination ; l'archidiacre ne
fait qu'aider l'évêque ; le pape ne peut point charger un simple prêtre de
conférer les Ordres sacrés.
Si un évêque hérétique vient à se réconcilier avec l'Église,
on ne le sacre pas de nouveau ; donc il n'avait pas perdu le pouvoir
radical de conférer les Ordres.
Quatre opinions différentes, exposées par le Maître des Sentences,
ont été produites à ce sujet. Voici la seule vraie : les sacrements
conférés par les hérétiques sont valides, et cependant ils ne donnent pas la
grâce, non qu'ils soient inefficaces en eux-mêmes, mais à cause du péché de
celui qui les reçoit contre la défense de l'Église.
Un
hérétique ne peut pas absoudre ; car il ne confère pas la grâce en
administrant les sacrements, et, d'ailleurs, toute juridiction lui est ôtée. — L'Ordre
conféré par des évêques hérétiques est réel, bien que le sujet qui l'a reçu ne
puisse en exercer licitement les fonctions.
L'Apôtre écrivait à son disciple Timothée : « Je ne
permets point à la femme d'enseigner, ni d'exercer aucune domination sur
l'homme. » (1 Tim. ii, 12.)
Tout sacrement est un signe pour lequel il faut une cérémonie
qui ait la signification voulue. L'état de la femme étant un état de sujétion,
le sexe féminin ne saurait signifier une supériorité de rang, et dès-lors les
femmes ne peuvent pas recevoir le sacrement de l'Ordre. Si, dans le droit
canon, il est fait mention de diaconesses et de prêtresses, il
faut simplement entendre, par les premières, les femmes qui ont à remplir des
fonctions semblables à celles du diacre, et, par les secondes, les veuves. Le
mot prêtre, par son étymologie, signifie une personne âgée.
Les abbesses
ont, par délégation, certains pouvoirs qui leur sont accordés pour éviter la
présence d'un homme avec des femmes.
L'Ordre est un des sacrements qui, pour leur validité, ne
requièrent point une action de la part du sujet auquel ils sont conférés, bien
qu'ils lui donnent un pouvoir spirituel, dont Dieu est la source. Il paraît
certain que ce sacrement est valide, alors même qu'il est conféré avant l'âge
de discrétion, soit à des enfants, soit à toute autre personne privée de
l'usage de la raison. Quoi qu'il en soit, pour les Ordres majeurs, il est
nécessaire d'attendre l'âge de discrétion : cela convient, et l'Église en
a fait une loi. Il faut excepter surtout l'épiscopat, qui, pour être valide, ne
doit pas prévenir l'usage de la raison, à cause de la responsabilité qu'assume
celui qui le reçoit[333].
L'esclave ne saurait être légitimement promu aux Ordres ;
mais, si on les lui confère, l'ordination est néanmoins valide. La liberté du
sujet n'est pas de nécessité de sacrement, elle est seulement de nécessité de
précepte. Ceci est applicable à toutes les personnes qui ont contracté des
engagements envers autrui, aux gens d'affaires, etc.
Tous les Ordres se rapportent à l'Eucharistie, symbole de la
paix que Jésus-Christ nous a léguée par l'effusion de son sang ; or rien
n'est plus opposé que l'homicide à l'idée de paix. D'un autre côté, tout
homicide ressemble aux bourreaux du Sauveur beaucoup plus qu'au Sauveur immolé,
modèle des prêtres. Pour cette double raison, l'Église défend d'élever aux
Ordres aucun homicide. Cette loi n'emporte pourtant pas la nullité du
sacrement.
Il n'est
pas nécessaire d'avoir péché pour contracter l'irrégularité, — les juges et
tous ceux qui concourent à une exécution sanglante sont irréguliers ; — toutefois,
le meurtre accidentel et involontaire ne la ferait pas encourir.
Les ministres de l'Église doivent être environnés de la considération
publique. Le vice de la naissance imprimant une tache, les enfants nés d'un
commerce criminel sont exclus des Ordres. Plus leur origine est infamante, plus
l'Église accorde difficilement dispense de cet empêchement.
L'empêchement
de la naissance résulte seulement d'une loi de l'Église ; il n'invalide
pas le sacrement.
L'Église exclut des Ordres les hommes que la mutilation d'un
membre empêcherait d'en remplir les fonctions, ou sur lesquels cette mutilation
attirerait avec défaveur les regards du public. Dans les autres cas, un vice de
ce genre n'interdit pas l'entrée du saint ministère. La difformité dont nous
parlons n'empêche pas la validité du sacrement de l'Ordre.
Il convient que ceux qui ont reçu les saints Ordres portent la
tonsure, symbole à la fois de royauté, de perfection et de détachement des
choses qui détournent de la contemplation des perfections divines.
La tonsure est une préparation aux Ordres, et non un Ordre.
Les clercs sont initiés par la tonsure au culte divin, qui,
pour être incompatible avec l'affection déréglée aux biens temporels, ne l'est
pas avec leur possession même ; en la recevant, ils ne renoncent ni à leur
patrimoine, ni à leurs autres biens.
Il doit régner dans le ministère divin une harmonie plus
parfaite que dans les administrations simplement humaines. S'il faut dans une
armée un général, et dans chaque province un chef, il doit y avoir, à plus
forte raison, dans l'Église, quelqu'un au-dessus des prêtres qui en soit comme
le prince. Ce prince ou chef, c'est l'évêque.
Que les prêtres, dans leur fonction principale, qui consiste à
consacrer le corps de Jésus-Christ, possèdent un pouvoir indépendant de toute
autorité supérieure autre que celle de Dieu, cela est incontestable ; mais
il en est autrement de leur fonction secondaire. Subordonné à une puissance
supérieure, le pouvoir de lier et de délier ne peut être exercé que par ceux
qui ont reçu de l'évêque une juridiction sur les fidèles qu'ils doivent
absoudre. Il y a donc dans l'Église un pouvoir épiscopal qui s'élève au-dessus
de l'ordre sacerdotal, dont il doit régler les fonctions secondaires.
Jésus-Christ,
image typique de tous les ministres, réunissait dans sa personne toutes les
fonctions ecclésiastiques. Cela n'empêche pas qu'il n'y ait entre ses ministres
des supérieurs qui le représentent dans un plus haut degré de perfection ;
et tels sont les évêques, qui, en tant qu'il a institué des ministres et fondé
l'Église, sont ses représentants.
Le mot Ordre peut se prendre dans deux acceptions.
Désigne-t-il un sacrement, tout Ordre, en ce sens, se rapporte à l'Eucharistie.
L'épiscopat, ne conférant, sous ce rapport, à l'évêque aucun pouvoir supérieur
à celui du simple prêtre, n'est pas un ordre spécial. Le même mot indique-t-il
un genre d'office concernant certaines actions sacrées, l'épiscopat est un Ordre :
l'évêque possède, relativement au corps mystique de Jésus-Christ, un pouvoir
supérieur à celui des prêtres[334].
Saint Cyrille, évêque d'Alexandrie, disait excellemment :
« Membres d'un même chef, restons unis au Siège apostolique, où sont assis
les pontifes romains. Notre devoir est non-seulement de lui demander ce que
nous devons croire et ce que nous devons faire, mais de le vénérer et de lui
adresser nos supplications. Il lui appartient de reprendre, de corriger, de
statuer, de disposer, de lier et de délier, à la place de Celui qui l'a établi
et qui lui a donné, à l'exclusion de tout autre, la plénitude de pouvoir que
tous, même les plus hauts dignitaires de ce monde, reconnaissent lui appartenir
de droit divin, en lui obéissant comme à Notre-Seigneur Jésus-Christ. »
Partout où plusieurs administrations se rapportent à une même
fin, une autorité générale doit les dominer toutes, pour faire converger vers
le bien universel les biens particuliers qu'elles poursuivent ; autrement,
elles n'auraient point de lien d'unité. Puisque l'Église n'est qu'un seul et
même corps, il lui faut de toute nécessité, pour le maintien de cette unité, un
pouvoir gouvernemental qui, l'embrassant dans son ensemble, afin d'en relier
toutes les parties, s'élève au-dessus du pouvoir épiscopal, à qui sont confiées
les églises particulières. Ce pouvoir, c'est celui du pape. De là vient que
l'on appelle schismatiques ceux qui, par la négation de son autorité suprême,
divisent l'unité de l'Église. Il faut reconnaître, de plus, entre les évêques
et le pape, des dignités de différents degrés correspondant à des
circonscriptions qui en renferment d'autres, comme la province contient les
cités, le royaume les provinces, et le monde entier les royaumes.
Que l'on
ne nous objecte pas que tous les évêques sont les successeurs des Apôtres, et
que le même pouvoir qui fut donné à saint Pierre fut conféré à tous. Quoique le
pouvoir de lier et de délier ait été donné généralement à tous les Apôtres, il
fut confié en premier lieu à saint Pierre seul, pour montrer qu'il doit
descendre de lui sur les autres. Aussi Notre-Seigneur prononça-t-il cette
parole au singulier : « Confirme tes frères » (Luc, xxii, 32) ;
et cette autre encore : « Pais mes brebis » (Jean, xxi, 27) ;
comme s'il eût dit, selon l'explication de saint Chrysostome : « Sois,
à ma place, leur supérieur et leur chef, afin que tous, me reconnaissant
moi-même dans ta personne, proclament et soutiennent dans l'univers entier la
prééminence du trône où tu seras assis. »
Il convenait que les vêtements des ministres de l'Église leur
rappelassent les dispositions qu'ils doivent apporter à leurs fonctions, et
c'est ce qui a lieu, comme on va le voir. — L'amict, qui couvre leurs épaules, signifie la force avec laquelle
tous doivent remplir les fonctions de leur Ordre. — L'aube, est le symbole d'une vie pure. — Les cordons prêchent la nécessité de réprimer la chair. — Le manipule, que le sous-diacre porte au
bras gauche et qui est une sorte de suaire, représente la purification des
moindres taches. — La tunique étroite
du sous-diacre symbolise la doctrine de Jésus-Christ, à laquelle le
sous-diaconat initie. — L'étole que
le diacre porte suspendue à son épaule gauche lui rappelle l'engagement qu'il a
pris d'assister le prêtre dans les sacrements. — La dalmatique, vêtement large, ainsi appelée parce qu'elle fut usitée
d'abord en Dalmatie, indique que, dans la dispensation des choses saintes, le
diacre doit être généreux. — L'étole
dont le prêtre se couvre les deux épaules rappelle le plein pouvoir de
dispenser les sacrements. — La chasuble
a pour signification la charité ; le prêtre qui la porte consacre
l'Eucharistie, le sacrement d'amour par excellence.
Les évêques portent, de plus, neuf ornements, qui sont :
les sandales, — les bas, — la ceinture, — la tunique, — la dalmatique, — la
mitre, — les gants, — l'anneau et la crosse. — Les archevêques y ajoutent le
pallium.
Les sandales signifient la rectitude des démarches ; les
bas, le mépris des choses de la terre ; la ceinture, l'amour de la décence ;
la tunique, la persévérance ; la dalmatique, la libéralité dans les œuvres
de miséricorde; les gants, la prudence dans les actions ; la mitre, la
science de l'ancien et du nouveau Testament, et c'est pour cela qu'elle a deux
cornes ; la crosse, la sollicitude pastorale qui doit non seulement
ramener ceux qui s'égarent, ce que nous marque la partie recourbée, mais
soutenir les faibles, ce que veut dire le bâton lui-même, et aiguillonner les
paresseux, ce que représente la pointe de la crosse. L'anneau a pour
signification l'union des évêques avec leur église, où ils tiennent la place de
Jésus-Christ.
Le pallium des archevêques est un signe plus particulier de
leur dignité : il rappelle le collier d'or que l'on donnait autrefois à
ceux qui avaient vaillamment combattu.
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EXPLICATION.
Nous considérons le mariage d'abord comme fonction naturelle (41) ;
ensuite comme sacrement (42). Après ces notions préliminaires, nous l'envisageons
d'une manière absolue, et nous commençons par expliquer la nature des fiançailles
qui le précèdent (43) ; puis nous le définissons (44). — Nous appuyons
tout spécialement sur le consentement, qui en est la cause efficiente (45)…(48)
— Nous disons un mot de ses liens (49).
Viennent ensuite les empêchements, que nous signalons en
général (50), pour les expliquer ensuite en détail, à commencer par celui de
l'erreur (51)…(62).
Nous montrons que les secondes noces sont permises (63) — et nous
terminons par les annexes du mariage (64)…(68).
Le mariage ne découle pas immédiatement et nécessairement des
principes de la nature ; une action qui s'accomplit par le libre arbitre
n'est pas naturelle de cette manière. Il entre dans le droit naturel, mais à la
façon seulement des actions vertueuses et des vertus produites sous l'impulsion
de la nature par l'intermédiaire de la volonté. La raison naturelle y incline
l'homme pour deux fins : d'abord, pour une fin principale, qui est le bien
des enfants. L'intention de la nature, ne se bornant pas à la génération, veut
la croissance des enfants et leur progrès jusqu'à l’âge parfait de la vertu.
Aristote disait très-bien : « Nous recevons de nos parents l'être, la
nourriture et l'éducation. » Or, ces trois biens, les enfants ne les
reçoivent de leurs parents qu'autant que ceux-ci sont unis par le lien du
mariage. — La nature incline ensuite au mariage pour une fin secondaire, qui
consiste dans les services réciproques que peuvent se rendre les époux dans les
soins du ménage. Si la raison naturelle a enseigné aux hommes qu'ils doivent
vivre en société pour se suffire dans leurs besoins, elle leur apprend aussi
que, parmi les occupations de la vie domestique, les unes conviennent aux
hommes, les autres aux femmes, et elle les porte ainsi à l'association
permanente du mariage.
L'inclination
naturelle de l'homme au mariage le distingue des animaux. — Le mariage a existé
dès l'origine du monde.
« Celui qui marie sa fille, disait saint Paul, fait bien ;
« celui qui ne la marie pas fait mieux. » (1 Cor. vii, 38.) Donc le
mariage n'est pas de précepte. — Une récompense particulière, l'auréole, est
promise aux vierges : on ne donne point de récompense pour la violation
d'un précepte.
Quand la nature incline vers ce qui est nécessaire à notre
perfection individuelle, elle nous impose une loi ; les perfections naturelles
doivent être dans tous les hommes. Il n'en est pas ainsi lorsqu'elle incline
vers ce qui est nécessaire à la perfection générale de la société, où les
fonctions sont si diverses que souvent elles s'excluent : l'agriculture,
par exemple, et l'art de bâtir sont indispensables aux sociétés humaines, et
cependant ce n'est pas une obligation pour chacun des hommes d'être agriculteur
ou maçon ; le vœu de la nature est satisfait dès que les divers états sont
exercés par divers individus. Or il est nécessaire au bien du genre humain que
quelques hommes se livrent à la vie contemplative, incompatible avec le
mariage. L'inclination naturelle pour ce dernier état ne se présente donc point
sous la forme d'un précepte. Les Philosophes de l'antiquité le reconnaissaient ;
Théophraste démontrait qu'il ne convient pas au sage de se marier.
Que l'on
ne nous oppose pas ces paroles que Dieu prononça dans la première institution du mariage : « Croissez et multipliez.
(Gen. i, 28.) Ce précepte n'oblige pas chacun des hommes en particulier ; nous
venons d'en donner la raison. Alors même qu'il eût été obligatoire à une époque
où le petit nombre des hommes exigeait que tous concourussent à la propagation
du genre humain, il ne le serait plus de nos jours. Il suffit maintenant à la
Providence divine, qui règle toutes choses, que chacun, consultant son
tempérament et ses goûts, choisisse l'état qui lui convient : celui-ci le
mariage, celui-là la vie contemplative. Les inclinations naturelles sont assez
diversifiées pour que la société n'ait à redouter à cet égard aucun danger.
Saint Paul dit : « Si quelqu'un a marié sa fille, il
n’a pas péché. » (1 Cor. vii, 28.) Le même Apôtre écrivait à Tite au sujet
des femmes veuves : « J'aime mieux que les jeunes se marient et
engendrent des enfants. » (v, 14.) Bien plus, il prescrivait aux personnes
mariées l'action du mariage comme un devoir rigoureux. « Que le mari,
dit-il, rende à sa femme ce qu'il lui doit, et la femme ce qu'elle doit à son
mari. » (1 Cor. vii, 3.) L'usage du mariage est donc licite. — Il ne se
peut pas, en effet, que la génération des enfants, qui perpétue le genre
humain, et à laquelle incline la nature, soit toujours illicite ; ou bien
il faudrait dire, avec les Manichéens, que notre nature corporelle vient de
quelque principe essentiellement mauvais, et non pas de Dieu ; ce qui
serait une hérésie très-pernicieuse.
On objecte que l'usage du mariage sépare de Dieu l'esprit de
l'homme, inspire une certaine honte, ressemble même à l'adultère et absorbe la
raison. — Tout cela ne prouve pas qu'il soit un péché. S'il sépare de Dieu
l'esprit de l'homme, il ne le sépare pas de la grâce sanctifiante ;
beaucoup d'occupations licites empêchent pour un moment l'union de notre esprit
avec Dieu. La honte qu'il inspire est une punition du péché d'Adam, et non la
honte qui suppose une faute. Il ressemble à l'adultère dans l'espèce physique,
mais non dans l'espèce morale : tuer un homme par violence ou le tuer par
ordre de la Justice, ce sont deux actes moralement différents, quoique
physiquement pareils. Enfin la délectation qui paraît y absorber la raison
n'est pas contre la raison, qui la fait d'avance rentrer dans l'ordre.
L'usage du mariage accomplit un précepte et un acte de justice :
un précepte, car saint Paul dit : « Que le mari rende à son épouse ce
qui lui est dû » (1 Cor. vii, 3) ; un acte de justice, puisqu'il est
appelé un devoir. Donc il est méritoire, dès que, accompli en état de grâce, il
a pour principe la charité.
Comme il n'y a pas d'actes indifférents parmi ceux qui
procèdent d'une délibération libre, l'usage du mariage est mauvais ou méritoire
dans l'homme en état de grâce. A-t-il pour principe une vertu ; par
exemple, la justice, qui rend à chacun son droit ; ou la religion, qui se
propose de donner à Dieu des serviteurs, il est méritoire. Procède-t-il d’une
passion désordonnée, mais renfermée dans les limites mêmes du mariage, dont on
ne veut point trahir la foi, il est un péché véniel. Outrepassant toutes
bornes, se propose-t-on d'accomplir la même action avec toute personne
indifféremment, le péché est mortel.
Il ne
répugne pas qu'il y ait du mérite à faire un légitime usage des bienfaits de
Dieu.
L'Apôtre écrivait aux Éphésiens : « Ce sacrement est
grand. » (v, 32.) Le mariage, dont il parlait, est, en effet, le signe
d'une chose sacrée ; et, comme on va le voir, il applique aux hommes un
remède sanctifiant, pour les guérir du péché. C'en est assez pour qu'il soit un
sacrement.
Le
sacrement de Mariage a pour forme les paroles qui expriment le consentement des
parties contractantes, et non la bénédiction du prêtre, simple cérémonie
sacramentelle. Sa matière consiste dans les actes qui accompagnent le
consentement. Il rend conforme à la passion du Christ sous le rapport de la
charité, avec laquelle le Sauveur a souffert pour l'Église qu'il voulait s'unir
comme une épouse.
« N'avez-vous pas lu, a dit Notre-Seigneur, que celui qui
créa l'homme au commencement, fit un homme et une femme ? » (Matth. xix,
4.)
La nature, en inclinant au mariage, se propose un bien proportionné
aux divers états du genre humain. — Avant le péché, le mariage existait pour la
génération des enfants, nécessaire aussi dans l'état d'innocence. — Après la chute
d'Adam, il fut de nouveau institué comme remède contre la blessure du péché, ce
qui eut lieu sous la loi de nature. — Au temps de la loi écrite, Moïse
introduisit la détermination des personnes. — Sous le nouveau Testament, il a
reçu une nature telle, qu'il représente le mystère de l'union du Christ et de
l'Église, et de ce moment il est devenu un sacrement de la loi nouvelle.
Quant aux avantages qu'il procure à la société, tels que
l'amitié réciproque des époux et les services mutuels, il a aussi son
institution dans la loi civile.
Dieu
établit le mariage avant le péché, lorsqu'après avoir formé la femme de la côte
de l'homme, il dit : « Croissez et multipliez. »
Si le mariage ne conférait pas la grâce, il n'aurait rien de
plus que les sacrements de l'ancienne loi, et ce serait en vain qu'on le
compterait parmi ceux de la loi nouvelle.
Contracté par les fidèles du Christ, il a certainement la
vertu d'aider à remplir les devoirs imposés aux époux ; car si l'homme,
toutes les fois qu'il reçoit un pouvoir d'en haut, reçoit aussi les secours
nécessaires pour en faire usage, il faut que, dans le mariage, qui lui donne,
en vertu de l'institution divine, la faculté de s'unir à son épouse pour la
génération des enfants, il reçoive la grâce d'accomplir une telle action comme
il convient.
La grâce
que confère le sacrement de Mariage remédie de plusieurs manières à la
concupiscence ; elle la comprime dans sa racine même, lui assigne une fin
légitime dans les biens du mariage, et détourne l'homme des plaisirs illicites
en l'habituant à ceux que la raison permet. C'est ce qui faisait dire à l’Apôtre :
« Il vaut mieux se marier que de brûler. » (1 Cor. vii, 9.) Les actes
eux-mêmes du mariage, quoique naturellement propre à la développer, la
répriment néanmoins, du moment qu'ils ont la raison pour règle.
Le mariage existait dans le paradis terrestre, et cependant
Adam et Ève n'en usèrent point ; donc l'usage n'en est point une partie
intégrante. — Il y a deux sortes d'intégrité : l'une principale, que
constitue l'être même des choses ; l'autre secondaire, qui consiste dans
l'opération. L'usage du mariage, supposant un pouvoir donné par le mariage
même, entre dans cette seconde intégrité, mais non dans la première.
Le
mariage où les époux gardent une continence parfaite n'en est que plus saint.
La promesse de se marier un jour ne constitue pas le mariage ;
elle retient le nom de fiançailles (sponsalia), du verbe spondere,
promettre. La promesse est absolue ou conditionnelle. Elle est absolue de
quatre manières : par une simple parole, par les arrhes que l'on se donne
au moyen d'argent ou de tout autre objet, par la présentation d'un anneau, ou
enfin par le serment qui peut intervenir ; une telle promesse est
obligatoire. La promesse faite sous une condition compatible avec les fins du
mariage est pareillement obligatoire pour la conscience, la condition remplie.
L'Église
ne contraint pas, au for contentieux, les fiancés de s'épouser. Les alliances
forcées ont ordinairement des suites fâcheuses ; elle veut que le mariage
soit libre. La parole donnée n'en est pas moins obligatoire, dans le for
intérieur, pour la personne qui n'a pas une raison légitime de la reprendre.
Le droit canon exige avec raison l'âge de sept ans pour le
contrat des fiançailles. — Incapable jusque-là de faire aucune promesse pour
l'avenir, l'enfant peut alors prendre un engagement à l'égard des choses
auxquelles la raison naturelle l'incline[335].
Les fiançailles sont rompues par l'entrée en religion et par
le mariage contracté avec une autre personne. Dans les autres cas, il est
nécessaire de recourir à l'Église, qui en peut prononcer la résiliation pour
cause d'infirmité grave, d'absence prolongée, ou d'affinité provenant de
quelque crime[336].
Il est écrit : « Ils seront deux dans une seule
chair. » (Gen. ii, 24.) Donc le mariage est du genre de l'union.
Puisque le mariage associe deux personnes pour la génération
et l'éducation des enfants en même temps que pour la même vie domestique, il
constitue évidemment une union en vertu de laquelle l'homme est appelé le mari
de l'épouse, et la femme l'épouse du mari. L'union des corps et des âmes en est
la conséquence.
Il y a trois choses à considérer dans le mariage :
d'abord son essence, qui consiste dans l'union ; et de là vient qu'il est
parfois appelé l'union conjugale. Ensuite sa cause, qui est la cérémonie où on
le contracte ; sous ce rapport, on lui donne le nom de noces, du verbe
latin nubo, parce que, dans la solennité
des épousailles, on met un voile sur la tête des époux. Enfin les enfants qui
en doivent naître ; et on l'appelle pour cela mariage, du mot latin matrimonium, qui fait entendre que la
femme, en se mariant, ne doit pas, comme le dit saint Augustin, se proposer
autre chose que de devenir mère. Et, en effet, le mot matrimonium peut se décomposer ainsi ; matris munium, charge de la mère ; qui doit élever l'enfant ;
matrem muniens, étymologie qui indique que la femme a dans son mari un
protecteur et un défenseur ; matrem monens, autre sens qui avertit
l'épouse de ne point abandonner son mari pour s'attacher à un autre homme. On
voit que les divers noms du sacrement de Mariage ne manquent point de
convenance.
Nous l'avons dit, il y a trois choses à considérer dans ce sacrement :
sa cause, son essence et son effet. Hugues de Saint Victor, indiquant la cause,
disait : « Le mariage est le consentement légitime que se donnent
deux personnes pour l'union maritale. » Le Maître des Sentences, signalant
l'essence, a donné cette autre définition : « Le mariage est l'union
indissoluble d'un homme et d'une femme, union qui, contractée entre des
personnes aptes, les oblige à vivre dans une seule et même société. »
Enfin, au point de vue des effets, la troisième définition se formule ainsi :
« Le mariage est une communauté de vie, réglée d'après le droit divin et
le droit humain. »
Il y a, dans tous les sacrements, une opération spirituelle
produite par une opération sensible qui la signifie ; ainsi, dans le
baptême, l'ablution de l'âme résulte de l'ablution du corps. Puisque le mariage
renferme, comme sacrement, une union spirituelle, et, comme devoir à la fois
naturel et civil, une union sensible, la puissance divine doit produire la
première union au moyen de la seconde : Les unions qui résultent des
contrats matériels s'établissant par le consentement mutuel des parties, ii
faut que l'union matrimoniale se forme aussi par le consentement des deux
futurs époux.
La
première cause des sacrements n'est autre que la vertu divine, qui s'en sert
pour opérer notre salut. Les causes secondes ou instrumentales sont les
opérations matérielles qui tirent leur efficacité de l'institution divine :
voilà comment le consentement est la cause efficiente du mariage.
Le mariage est un sacrement, et tout sacrement veut un signe sensible ;
donc le consentement doit être exprimé par des paroles.
Et, en effet, si l'union conjugale s'établit de la même
manière que l'obligation des contrats matériels, qui n'ont de valeur qu'autant
que les contractants se manifestent mutuellement leur volonté par des paroles,
il est nécessaire que le consentement y soit exprimé par des paroles dont
l'énonciation sera pour ce sacrement ce qu'est pour le baptême l'ablution
extérieure.
Les
muets et les personnes qui ne parlent pas la même langue expriment leur consentement
par des signes qui équivalent pour eux à des paroles.
Non, il constitue seulement la promesse de mariage désignée
sous le nom de fiançailles.
« Sans le consentement, dit Innocent III, aucune
cérémonie ne peut produire l'union conjugale. »
Les paroles ne produisent pas plus le mariage sans le
consentement intérieur que l'ablution extérieure donnée ou reçue sans intention
ne confère le baptême.
Quoique,
dans le for contentieux, où l'Église juge d'après les preuves matérielles, on
ne soit pas admis à faire valoir le défaut de consentement, le mariage n'en est
pas moins nul en soi dès que le consentement a manqué[337].
Que le consentement soit donné en public ou en secret, le
sacrement de mariage existe. Il suffit, pour un sacrement, que la matière soit
unie à la forme : or, dans le mariage secret, il y a la matière voulue,
c'est-à-dire les personnes habiles à contracter ; il y a aussi la forme
voulue, à savoir : les paroles qui expriment le consentement au présent.
Le mariage est donc valide, quoique les personnes qui omettent sans nécessité
les cérémonies requises soient coupables d'un péché.
Ces
sortes de mariages, appelés clandestins, sont défendus par l'Église à cause des
dangers qui en résultent ; mais, pour être illicites, ils n'en sont pas
moins valides[338].
Le serment ajouté à un consentement donné au futur n'empêche
pas ce consentement de se rapporter à l’avenir ; il ne produit pas le
mariage.
Le pape Nicolas Ier, dans sa réponse aux Bulgares,
dit : « Si le consentement au mariage a manqué, les rapports charnels
ne produisent pas le mariage. » — Au for ecclésiastique, ces rapports,
quand ils sont postérieurs aux fiançailles, sont considérés comme produisant le
mariage, parce qu'ils sont le signe extérieur d'un consentement ; mais,
dans le for de la conscience, il n'en résulte rien, si le consentement
intérieur a fait défaut[339].
La coaction est de deux sortes. L'une impose une nécessité
absolue, comme dans le mouvement imprimé à un corps. L'autre, nommée par le
Philosophe « la violence mixte, » peut seule se trouver dans le
consentement, qui est un acte de la volonté. Quand le navigateur jette ses
marchandises à la mer pour échapper au naufrage, il cède à cette seconde espèce
de coaction ou de violence. Provenant de la crainte d'un danger, cette coaction
se confond avec la crainte elle-même, et force d'une certaine manière la
volonté. Le consentement forcé est donc possible. Il a lieu toutes les fois que,
pour faire consentir quelqu'un, on a recours à la crainte, que les
jurisconsultes définissent avec raison : « un trouble de l'âme causé
par un péril imminent ou futur. »
Abraham et Isaac, remarquables par leur constance, sont une
preuve que la crainte peut agir sur des hommes fermes ; elle leur fit dire
que leurs épouses étaient leurs sœurs. (Gen. xii et xxvi.) — Est-il un homme
sage, si ferme qu'il soit, qui ne jette ses marchandises à la mer pour éviter
un naufrage ? — Céder à la crainte, c'est simplement faire, pour éviter ce
qui en est l'objet, une action que l'on ne ferait pas dans d'autres
circonstances. — Mais, remarquons-le, l'homme ferme diffère du faible sous deux
rapports : d'abord, il prend conseil de la droite raison pour ce qu'il
doit faire ou éviter, et de deux maux il choisit le moindre. On ne le verra
pas, comme l'inconstant, commettre un péché par la crainte des maux corporels.
Ensuite, il ne se laisse pas ébranler par de vaines craintes, et en cela il se distingue
encore du pusillanime, qui, selon l'expression de l'Écriture, « prend la
fuite, lorsque personne ne le poursuit. » (Prov. xxviii, 11.)
Le péché
étant le pire de tous les maux, l'homme fort ne le commet à quelque prix que ce
soit ; il préfère donner sa vie. Mais, parmi les dommages corporels, dont
les uns sont plus grands et d'autres plus légers, la mort, les blessures, le
déshonneur, l'esclavage, sont des maux qui peuvent le forcer à en endurer
d'autres pour les éviter.
Le mariage étant un lien perpétuel, ce qui répugne à la
perpétuité l'empêche de se former. Or une crainte assez forte pour agir sur un
homme ferme est contraire à la perpétuité d'un contrat ; on peut sans
cesse redemander sa propre liberté. Si donc la contrainte provenant de la
crainte est capable d'agir sur un homme ferme, elle annule le mariage ; autrement
elle n'a pas cette puissance. On regarde comme ferme l'homme vertueux dont la
conduite sert de mesure pour toutes les autres actions humaines. L'Église a
très-bien jugé qu'un consentement extorqué ne suffit pas pour le mariage.
Le mariage est une relation qui ne saurait exister dans l'un
des extrêmes sans se trouver dans l'autre. Il n'y a pas d'épouse sans mari, ni
de mari sans épouse, comme il n'y a pas de mère sans enfant, ce qui fait dire
vulgairement que le mariage n'est pas boiteux. Cela étant, le consentement
forcé invalide le mariage chez les deux parties à la fois.
Le mariage est un contrat, et dans tous les contrats
l'obligation assumée sous condition existe lorsque la condition est remplie.
Dans le cas posé, la condition se rapporte au présent ou au futur. Si elle se
rapporte au présent, le mariage existe du moment qu'elle est remplie, pourvu
qu'elle ne déroge pas à son essence ; car une condition contraire aux
biens qui lui sont propres l'invaliderait. Si elle se rapporte à l'avenir d'une
façon contingente, il en faut raisonner comme du consentement donné par des
paroles dites au futur ; le mariage n'existe pas.
Les pères ne sauraient contraindre leurs enfants à se marier ;
ils peuvent seulement les y engager pour des causes raisonnables, et alors les
enfants leur doivent l'obéissance suivant la valeur de ces raisons. Si ces
causes imposent une nécessité ou une obligation d'honnêteté, l'ordre du père a
la même puissance, sans aller au-delà.
Saint
Paul, en disant : « Enfants, obéissez en tout à vos parents » (Col.
iii, 20), ne parlait pas des choses où les enfants sont libres d'eux-mêmes,
aussi bien que les parents ; et tel est le mariage, par lequel le fils
devient père à son tour.
Le consentement se rapporte implicitement à l'union charnelle ;
mais ce qui produit proprement le mariage, c'est le consentement au mariage
même, d'où provient le pouvoir d'en user.
Si quelqu'un baptise dans une intention lucrative, le baptême
est valide. De même, une personne se marie-t-elle pour quelque gain, le mariage
est réel.
Le mariage a une fin essentielle et plusieurs fins
accidentelles. Sa fin essentielle est la génération des enfants et la
préservation de la fornication. Cette fin est toujours bonne. Ses fins
accidentelles consistent dans les desseins de ceux qui le contractent. Une
chose antérieure n'étant point changée par celle qui vient après, le mariage,
considéré dans sa nature, ne tire de ces fins ni bonté, ni malice. Elles rendent
seulement les contractants bons ou mauvais.
On
contracte mariage toutes les fois que l'on a l'intention de faire un vrai
contrat, bien que l'on ne se propose pas la fin que l'Église a en vue.
Si l'usage du mariage n`a pas le caractère de la fornication,
il le doit nécessairement à quelques biens qui, lui conférant une autre espèce
sous le rapport de la moralité, le justifient et l'ennoblissent.
Le sage, qui consent à supporter un dommage, doit être assuré
d'un bien égal ou supérieur pour se compenser : Fait-il par choix une
action qui entraîne une perte, il faut qu'un bien, capable de la faire rentrer
dans l'ordre et dans l'honnêteté, s'y rattache. Or l'union du mariage apporte à
la raison un certain détriment, soit par l'intensité de la délectation qui
l'absorbe tellement qu'elle ne peut alors s'exercer à aucune de ses opérations
propres, soit par les tribulations de la chair, soit par les soins que les
choses temporelles imposent aux personnes mariées. Elle ne saurait rentrer dans
la règle que par certains biens qui, compensant ces inconvénients, en fassent
une fonction honnête.
Les
biens qui ennoblissent le mariage sont attachés à son essence même ; comme
devoir naturel et comme remède à la concupiscence, son usage est utile et
honnête.
Le Maitre des Sentences les désigne suffisamment en signalant « la
fidélité des époux, la génération des enfants et le sacrement. » La
fidélité trace les limites du mariage ; la génération des enfants, la fin ;
le sacrement ajoute un bien d'un autre genre à sa bonté naturelle.
La génération
des enfants comprend leur éducation et les soins de la vie commune.
Dans l'ordre de l'excellence, le sacrement, qui produit la
grâce, est incontestablement le premier des trois biens du mariage. — Dans
l'ordre de l'essence, le lien indissoluble qu'implique le sacrement est aussi
plus nécessaire que la fidélité des époux et la génération des enfants ;
car l'être des choses ne dépend pas de l'usage qu'on en fait. Sous ce rapport,
le sacrement l'emporte encore sur la fidélité conjugale et sur la naissance des
enfants. — Toutefois, si l'on envisage ces deux dernières choses dans leurs
principes mêmes, en prenant l'une pour l'intention d'avoir des enfants, et
l'autre pour l'obligation de garder la foi conjugale, elles rentrent plus dans
l'essence du mariage que le sacrement. Elles lui sont tellement nécessaires que
si les époux, au moment du pacte qu'ils font entre eux, exprimaient une
condition qui les détruisît, le mariage serait nul.
Si l'usage du mariage n'était pas excusé par les biens
énumérés plus haut, il ne différerait point de la fornication, et,
contrairement à ce que nous avons prouvé, le mariage lui-même serait toujours
illicite. La foi jurée et l'intention de donner naissance à des enfants rendent
certainement bon l'usage de cet état. Le sacrement en fait même une action
sainte, puisque le mariage, par son indissolubilité, est le signe de l'union du
Christ et de l'Église.
Rendu licite et honnête par ces biens mêmes, l'usage du
mariage ne saurait être excusé sans eux. Les époux sont affranchis de tout
péché lorsqu'ils se proposent de donner naissance à des enfants, ou de se
rendre mutuellement le devoir pour se garder la fidélité. Dans les autres cas,
ils ne sont pas exempts de quelque péché ; leur faute est au moins
vénielle.
Accomplir
l'action du mariage dans le seul but de détourner son conjoint du désir de la
fornication est une sorte de reddition qui rentre dans le bien de la foi jurée.
Saint Augustin met cette faute au nombre des péchés quotidiens
dont on demande pardon à Dieu dans l'Oraison dominicale. — Certains auteurs ont
enseigné que c'est un péché mortel de rechercher le plaisir dans l'usage du
mariage, un péché véniel de l'accepter, une perfection de le repousser. Leur
doctrine est fausse. Il faut juger les plaisirs par les actions. Ceux qui
résultent d'une bonne action sont bons, et, réciproquement, ceux qui
proviennent d'une mauvaise action sont mauvais. L'usage du mariage étant
légitime en soi, il est certain que ce n'est pas toujours un péché grave que de
s'y proposer le plaisir. Celui-là commettrait un péché mortel qui y
rechercherait la satisfaction au mépris de l'honnêteté du mariage ; ce qui
aurait lieu, par exemple, si, ne considérant pas son épouse comme telle, il
était prêt à faire les mêmes choses avec elle alors même qu'elle ne lui serait
pas unie par le mariage : il serait, dans cette supposition, un amant et
non pas un époux. Mais celui qui se propose le plaisir dans les limites du
mariage, sans être disposé à le demander à une femme étrangère, ne pèche pas
mortellement.
On dira
peut-être que, dans ce dernier cas, le plaisir n'est point rapporté à Dieu. — Il
ne lui est point rapporté actuellement, cela est vrai ; mais celui qui
agit ainsi n'y met cependant pas sa fin dernière, puisqu'il ne le recherche pas
ailleurs que dans le mariage. En rapportant actuellement à soi un bien créé, on
peut se rapporter soi-même à Dieu par une disposition, sinon actuelle, du moins
habituelle.
Il y a d'abord des empêchements prohibants, relatifs seulement
à la solennité du sacrement de Mariage, tels que certaines défenses de temps
qui s'opposent à sa licité, mais non à sa validité. Ils ont donné lieu à ces
vers :
Ecclesiae vetitum, necnon tempus feriatum
Impediunt fieri, permittunt juncta teneri.
Le sens est :
« Il y a certaines défenses de l'Église et un temps prohibé qui empêchent
de célébrer le mariage, mais qui le laissent subsister, une fois contracté[340]. » — Il y a ensuite les empêchements dirimants, qui,
contraires à l'essence même du mariage, le rendent absolument nul. Quelques-uns
portent sur le contrat ; ce sont : l'erreur et la violence,
qui mettent obstacle au consentement. D'autres, attachés aux contractants, les
rendent inhabiles à l'usage du mariage ; on les nomme les empêchements de
l'impuissance de nature, de la servitude, de l'Ordre et du
vœu. D'autres sont particuliers seulement à certaines personnes, tantôt
par suite d'un mariage déjà contracté, et c'est le lien du mariage ;
tantôt par défaut de convenance, soit qu'il y ait trop de distance de l'une à l'autre,
de là la disparité du culte ; soit, au contraire, qu'il y ait trop
de rapprochement, et ici se présentent la parenté, l'affinité et l'honnêteté
publique ; soit, enfin, par suite d'un crime antérieur, tel que l'adultère
et l'homicide.
On a
renfermé ces divers empêchements du mariage dans les vers suivants :
Error, conditio, votum, cognatio, crimen,
Cultus disparitas, vis, ordo, ligamen, honestas,
Si sis affinis, si forte coïre nequibis,
Hoec socianda vetant connubia, facta retractant[341].
Si l'on
assigne des empêchements au mariage plutôt qu'aux autres sacrements, c'est que,
premièrement, exigeant le concours de deux personnes, tandis que, dans les
autres sacrements, une seule suffit, il peut être empêché pour un plus grand
nombre de motifs. En second lieu, il constitue un état pour lequel il n'y a ni
précepte, ni conseil, comme il en existe à l'égard des biens parfaits ; on
lui assigne plus d'empêchements qu'aux autres sacrements, précisément pour
porter à y renoncer. Il peut d'ailleurs être considéré comme un devoir naturel,
comme un sacrement et comme un contrat civil, et, par suite, la loi naturelle,
la loi ecclésiastique, et même la loi civile, peuvent rendre une personne
inhabile à se marier, ce qui n'a pas lieu pour les autres sacrements[342]. Cela nous explique aussi pourquoi les empêchements n'ont pas été les
mêmes à toutes les époques : la loi naturelle reçoit diverses
déterminations selon les états divers du genre humain, et le droit positif
varie aussi avec les temps et les relations sociales.
Nous lisons dans les Digestes : « Qu'y a-t-il de
plus contraire au consentement que l'erreur ? » Or rien n'est plus
nécessaire au mariage que le consentement. L'erreur se place donc naturellement
parmi les empêchements dirimants. — En effet, le consentement est la cause du
mariage ; tout ce qui l'annule empêche le mariage lui-même.
Le mariage suppose deux personnes qui se donnent pouvoir l'une
sur l'autre. Il est annulé d'abord par l'erreur sur la personne ; ensuite,
par l'erreur sur la condition de la personne, car un esclave ne saurait donner,
avec toute la liberté requise, pouvoir sur lui sans le consentement de son
maître. Les autres erreurs n'empêchent pas la validité du mariage.
La condition servile, qui ôte la liberté de remplir les
engagements du mariage, est un empêchement dirimant, quand elle est ignorée de
l'autre partie contractante ; elle n'en est pas un, si elle lui est
révélée.
On va
voir tout à l'heure que les esclaves peuvent se marier en faisant connaître
leur condition.
« En Jésus-Christ, nous dit saint Paul, il n'y a ni
esclave, ni homme libre. » (Gal. iii, 28.) Donc, sous la loi du Christ,
les esclaves et les hommes libres sont également habiles à contracter mariage.
En effet, si le droit positif découle du droit naturel, il n'est pas possible
que la servitude, établie par le droit positif, empêche le mariage, qui est de
droit naturel. L'esclave n'est pas assujetti à son seigneur au point de ne
pouvoir librement manger, dormir et pourvoir à sa conservation ; il peut,
pareillement suivre le penchant naturel qui a pour but la conservation de
l'espèce humaine, et contracter mariage à l'insu et contre le gré de son maître.
L'homme peut se donner en servitude à un autre homme sans le
consentement de son épouse. Le mariage, toutefois, n'est pas dissous par là ;
nul empêchement postérieur ne rompt un mariage contracté.
Le mari,
devenu esclave, n'est pas déchargé de l'obligation de rendre à son épouse les
devoirs imposés par le mariage ; il est obligé de les accomplir alors même
que son maître s'y oppose. — La femme n'a pas le droit de se donner en
servitude sans le consentement de son mari, qui est son chef dans le
gouvernement domestique.
D'après les lois civiles, l'enfant suit la condition de la
mère dans la liberté et dans la servitude. Cette disposition est rationnelle ;
il tient son corps de sa mère. Pour la dignité et les titres, il suit le père. Dans
certains pays, il suit la condition la moins favorable ; si le père est
esclave, il l'est aussi, quoique la mère soit de condition libre. Il est
néanmoins plus convenable qu'il suive la condition de sa mère.
Le vœu simple rend le mariage illicite, mais non pas invalide.
« Il empêche de contracter mariage, dit Alexandre III ; il n'annule
pas le mariage contracté. » Ce vœu n'est qu’une promesse de garder la
continence ; il ne transfère pas immédiatement à Dieu le domaine du corps.
Quoiqu'il empêche la licité du mariage qui doit être contracté, il ne détruit
pas la validité de celui qui devient l'objet d'un contrat réel.
Le vœu solennel fait contracter avec Dieu un mariage spirituel
très-supérieur au mariage corporel, qui pourtant rend nul tout autre mariage
ultérieur. Pour cela même il doit être compté parmi les empêchements dirimants
du mariage[343].
La
différence entre le vœu simple et le vœu solennel repose sur ce principe, qu'en
émettant le vœu solennel, l'homme renonce par le fait même à tout pouvoir sur
son corps, pour se consacrer à Dieu dans la continence perpétuelle ;
tandis que, dans le vœu simple, il ne livre pas immédiatement ce qu'il promet.
Il était de haute convenance que les Ordres majeurs ou sacrés,
qui donnent le pouvoir de toucher les vases sacrés et d'administrer les
sacrements, empêchassent le mariage. Rien ne convenant mieux aux ministres des
autels que la pureté corporelle, fruit de la continence, l'Église en a fait une
loi[344]. Il est à remarquer cependant que cette loi de l'Église n'est
pas la même chez les Grecs et chez les Latins. Chez les Grecs, l'Ordre seul,
après qu'il est reçu, empêche de contracter mariage ; au lieu que, chez
les Latins, le même empêchement vient à la fois de l'Ordre et du vœu de
chasteté qui, dans l'Église d'Occident, est implicitement annexé aux Ordres
sacrés, bien que l'ordinand ne le prononce pas verbalement. Il en résulte que,
chez les Grecs et les autres Orientaux, les Ordres sacrés n'interdisent pas
l'usage du mariage contracté avant l'ordination, bien qu'ils empêchent de
contracter mariage ; tandis que, dans l'Église d'Occident, ils empêchent
non-seulement de contracter mariage, mais d'user du mariage contracté
antérieurement.
Si un homme marié s'approche des Ordres sacrés, même malgré
son épouse, il en reçoit le caractère ; mais il n'a pas le pouvoir d'en
exercer les fonctions. Si, au contraire, il s'en approche, du consentement de
son épouse ou après la mort de celle-ci, il reçoit en même temps le caractère
de l'Ordre et le pouvoir d'en remplir les fonctions.
La femme
qui consent à ce que son mari reçoive les Ordres sacrés est obligée de faire vœu
de continence perpétuelle. Mais, lorsque le mari s'engage dans les Ordres sans
son consentement, elle n'y est pas tenue ; aucun préjudice ne peut en
résulter pour elle.
« La consanguinité est un lien contracté par la
propagation du sang entre les personnes qui descendent d'une même souche. »
Cette définition, généralement admise, est exacte ; elle indique le genre,
le sujet et le principe de l'empêchement de consanguinité.
Il
s'agit ici d'une souche prochaine, dont la vertu peut persévérer encore dans
ceux qui en descendent, et non pas d'une souche sans influence par son éloignement ;
autrement tous les hommes seraient consanguins en Adam.
Il y a trois choses à distinguer dans la consanguinité :
le rapport du principe avec son produit, le rapport du produit avec son
principe, et le rapport réciproque des produits du même principe. Ces trois
rapports produisent trois lignes : celle des descendants, qui va du père
au fils ; celle des ascendants, qui remonte du fils au père ; et la
ligne collatérale, qui marque la relation de deux personnes descendues d'une
souche commune. — Dans la ligne ascendante et descendante, il y a un degré de
consanguinité par là même qu'une personne est née d'une autre. Celle qui se
présente la première, soit en remontant, soit en descendant, est éloignée d'un
degré de celle qui la précède ou qui la suit ; tels sont le père et le
fils. Celle qui vient en second lieu est au second degré, et ainsi de suite. — Dans
la ligne collatérale, où la parenté provient de ce que deux personnes
descendent d'une même personne, mais non pas de ce qu'elles sont issues l'une
de l'autre, les degrés se comptent par l'éloignement où l'on est de la souche
unique et commune. S'il y a inégalité, on prend la distance la plus éloignée :
le frère et la sœur, ou les deux frères, sont au premier degré parce qu’ils
sont l'un et l'autre à un degré de la souche commune ; l'oncle et le neveu
sont au second degré, et non au premier[345].
Le droit civil compte les degrés dans la ligne collatérale en
les prenant des deux côtés à partir de la souche commune : le frère et la sœur
sont au second degré ; les enfants des deux frères sont au quatrième
degré, parce qu'ils sont l'un et l'autre éloignés de deux degrés de la souche
commune. Mais la supputation canonique ne considère que le degré le plus
éloigné où se trouve l'une des deux personnes à partir du principe[346].
Ce qui met obstacle à ce que le mariage atteigne d'une manière
convenable la fin que la nature lui assigne est un empêchement fondé sur le
droit naturel. Or la consanguinité du père et de la fille, de la mère et du
fils, s'oppose à la fin principale du mariage, qui est le bien des enfants.
Saint Grégoire disait avec raison : « L'expérience nous apprend que
les enfants issus des proches parents ne peuvent réussir. » En outre, ce
serait un désordre réprouvé par la nature, si une fille, qui doit être en tout
soumise à son père par là même qu'elle en est issue, lui était unie par le
mariage à titre d'épouse, pour lui donner des enfants. La loi naturelle serait
encore plus visiblement méconnue par le mariage d'un fils avec sa propre mère,
qui lui devrait alors la soumission comme à son mari. Le bien des enfants ne
serait pas, dans de pareilles conditions, convenablement réalisé. D'un autre
côté, la fin secondaire du mariage, qui est de réprimer la concupiscence,
serait annulée du moment où l'on pourrait épouser tous ses parents ; une
large porte serait ouverte à la concupiscence chez les membres d'une famille
forcés d'habiter dans la même maison. Pour cette raison, la loi divine a
interdit le mariage, non-seulement entre les enfants et les auteurs de leurs
jours, mais encore entre les autres personnes qui, liées par la parenté, sont
obligées de demeurer ensemble. Enfin, le but accidentel du mariage, l'union des
hommes et la propagation de l'amitié, ne serait pas non plus atteint par la
permission d'épouser les personnes de son sang, car il ne ressortirait du
mariage aucune amitié nouvelle. Il suit de tout cela que les lois civiles et
les lois canoniques ont dû assigner pour empêchements au mariage certains
degrés de consanguinité, parmi lesquels les uns sont de droit naturel, d'autres
de droit divin, d'autres de droit humain.
Le Seigneur disait à ses disciples : « Qui vous
écoute m'écoute. » (Luc, x, 16.) Donc les lois de l'Église sont aussi
puissantes que celles de Dieu ; donc encore l'Église, qui a défendu ou
permis le mariage à certains degrés, avait un tel droit.
La consanguinité a toujours été un empêchement du mariage,
mais à divers degrés, suivant les temps. A l'origine du genre humain, elle
interdisait seulement aux enfants d'épouser leur père ou leur mère. La loi
mosaïque, pour réprimer la concupiscence, défendit aux personnes qui habitaient
en famille sous le même toit de se marier ensemble, bien que, pour la
transmission du culte de Dieu, elle prescrivît à chacun de prendre une épouse dans
sa parenté. L'Église, sous la loi nouvelle, défendit d'abord le mariage
jusqu'au septième degré de consanguinité. Dans ces derniers temps, à cause du
refroidissement de la charité, elle a restreint sa défense au quatrième degré[347].
De ce principe que le mari et la femme sont une même chair, il
suit que, comme le mari tient par la chair à tous ceux qui sont du même sang
que lui, la femme leur est pareillement unie. Ce lien, qui se contracte par le
mariage et par un commerce charnel, prend le nom d'affinité. L'affinité est une
sorte de parenté qui se distingue de la consanguinité en ce qu'elle ne dérive
pas comme celle-ci de la propagation d'un même sang.
L'affinité ne cesse pas tant que subsistent les personnes avec
lesquelles on l'a contractée, bien que la personne à cause de laquelle elle
s'est produite ne soit plus existante. La raison en est qu'elle provient de
l'existence du lien de deux personnes, et non pas seulement de leur union
actuelle.
Saint Paul écrivait ; « Celui qui s'unit à une
prostituée devient un même corps avec elle. » (1 Cor. vi, 16.) — Par cela
même, la fornication produit l'affinité, comme le mariage.
Le commerce
contre nature ne la produit pas.
Les fiançailles produisent, non pas précisément l'affinité qui
naît du mariage, mais quelque chose qui y ressemble, et que l'on appelle
l'honnêteté publique. Cet empêchement dirime le mariage, aussi bien que
l'affinité et la consanguinité ; il s'étend aux mêmes degrés. L'Église l'a
établi pour une raison de bienséance[348].
Le
contrat de mariage suffit pour l'affinité, avant même la consommation du
mariage[349].
L'affinité ne produit pas l'affinité. Les parents d'une femme
ne sont liés par aucune parenté aux parents de son mari ; à plus forte
raison en est-il de même des alliés de cette femme. D'ailleurs, l'affinité
n'est pas un lien de la même espèce que la parenté. L'épouse seule devient
parente avec les consanguins de son époux au même degré que lui.
Le frère
de mon allié, ou son père ; n'a avec moi aucune affinité[350].
L'affinité antérieure au mariage empêche non-seulement le
mariage qui doit être contracté, mais dirime celui qui l'est de fait, et cela à
cause de la nécessité où sont les parents d'habiter ensemble.
L'union
des alliés s'opposerait à l'extension de l'amitié et à la répression de la
concupiscence, deux sortes de biens que le mariage doit procurer.
L'affinité n'a par elle-même que les degrés de la consanguinité
d'où elle provient. Voici la règle générale qui sert à les déterminer : autant
il y a de degrés de consanguinité entre un homme et moi, autant il y a de
degrés d'affinité entre moi et sa femme.
L'affinité
emprunte et suit les degrés de la consanguinité.
Ils s'étendent aussi loin, puisqu'une personne vous est
parente par affinité du moment qu'elle est unie à quelqu'un qui vous est parent
par consanguinité. Cependant, parce que l'affinité est un lien moins étroit que
la parenté naturelle, on en obtient plus facilement dispense pour les degrés éloignés[351].
Un tel mariage n'existant pas en réalité, les personnes qui
l'ont contracté de fait ne peuvent s'unir charnellement sans péché mortel.
L'Église, qui a pour mission d'empêcher le mal sur la terre, doit en prononcer
la nullité lorsque l'empêchement parvient à sa connaissance.
L'accusation a pour but de faire connaître un acte illicite,
afin que l'on ne regarde pas comme légitime ce qui est coupable. Le mariage
contracté dans le cas supposé en peut certainement être l'objet.
Cette accusation se produit de vive voix ou par écrit. C'est
principalement à l'occasion de la proclamation des bans qu'il convient de
déclarer l'empêchement que l'on connaît.
Ici, comme dans les autres causes, le juge doit procéder à
l'audition des témoins pour asseoir un jugement certain ; mais, le même
homme peut être accusateur et témoin, les parents sont admis à déposer, et on
reçoit comme valables les assertions fondées sur le ouï-dire. Tout cela a pour but
d'empêcher le péché qui se rencontrerait dans cette union.
La parenté spirituelle, qui provient de la réception d'un
sacrement, empêche, d'après les lois de l'Église, de contracter mariage, et
rompt le mariage contracté malgré elle, tout comme la parenté naturelle. Si
elle survient au mariage, elle ne l'annule pas ; elle en empêche seulement
l'usage, lorsqu'elle provient d'un acte réfléchi et non nécessaire.
La
parenté spirituelle étant de soi une cause d'amitié, l'Église a voulu par cet
empêchement étendre à d'autres personnes les relations amicales que le mariage
est appelé à produire.
La parenté spirituelle ne résulte pas seulement du baptême ;
elle se contracte aussi par la confirmation ; qui est comme une seconde
naissance spirituelle par laquelle l'homme devient capable de confesser en
public le nom de Jésus-Christ[352].
Le parrain d'une personne, dans le baptême ou dans la
confirmation, contracte avec elle l'empêchement de la parenté spirituelle, à
raison de la génération spirituelle qui rend cette personne enfant de Dieu et
de l'Église, dont le parrain est le représentant.
La parenté spirituelle passe du mari à la femme, tout ainsi
que la consanguinité[353].
La parenté spirituelle passe aux enfants du père spirituel ;
elle empêche de contracter mariage et annule le mariage contracté[354].
L'adoption, établie pour suppléer au défaut d'enfants, est une
sorte d'imitation de la filiation naturelle. On l'a très-bien définie ainsi :
« L'adoption consiste à prendre, conformément aux lois, une personne
étrangère pour fils ou fille, pour petit-fils ou petite-fille. »
Il y a
deux espèces d’adoption : l'une parfaite, par laquelle l'adopté succède au
père sans testament, ab intestat ;
l'autre imparfaite, qui ne donne par elle-même aucun droit à l'héritage. — L'adoption
a été principalement établie pour consoler les parents de la perte de leurs
enfants.
Nous l’avons dit, l'Église a dû interdire le mariage entre les
personnes qui sont forcées d'habiter ensemble, dans la crainte que la
possibilité de contracter un jour cette union ne donnât un facile accès à la
concupiscence, que le mariage est appelé à réprimer. Puisque le fils adoptif
demeure dans la maison de l'adoptant, comme le véritable fils, les lois civiles
ont eu raison de prohiber le mariage entre les personnes unies par ce lien.
L'Église les a approuvées, et la parenté légale est ainsi devenue un
empêchement du mariage.
Sans
l'intervention de l'Église, la prohibition de la loi civile ne suffirait pas
pour constituer un empêchement du mariage.
La parenté légale se contracte : 1° entre l'adoptant et
l'adopté ; 2° entre l'adoptant et tous les descendants de l'adopté ;
3° entre l'adopté et tous les enfants de l'adoptant ; 4° entre l'adoptant
et la femme de l'adopté ; 5° entre l'adopté et l'épouse de l'adoptant[355].
Le mariage renferme un contrat par lequel les deux parties
s'obligent à en accomplir les devoirs. L'impuissance qui, provenant d'un défaut
naturel, est absolument incurable, empêche de le contracter, et le rend nul si
l'on passe outre. Celui des deux époux qui en est atteint n'a pas l'espoir de
pouvoir se marier, et l'autre peut épouser, dans le Seigneur, qui il veut. Pour
constater si l'empêchement est perpétuel ou non, l'Église accorde trois ans.
Job disait : « Il n'y a pas sur la terre de
puissance comparable à celle du démon. » (xli, 24.)
Dès que l'impuissance qui résulte d'un maléfice est
perpétuelle, elle est un empêchement dirimant du mariage. L'Église accorde
trois ans pour la constater, comme pour l'impuissance naturelle. Lorsque la
nullité du mariage est déclarée par un jugement de l'Église, les deux parties
peuvent rechercher une autre union.
La démence précède ou suit le mariage. Lorsqu'elle ne vient
qu'après, elle ne l'annule pas. Quand elle le précède, la personne qui en est
atteinte a des intervalles lucides ou elle n'en a pas. Si elle en a et qu'elle
se marie pendant l'un d'eux, son mariage est valide. Si elle n'en a pas ou si
elle se marie pendant les accès de sa folie, son mariage est nul ; sans
l'usage de la raison, il n'y a pas de vrai consentement.
Quand ce crime est commis avant le mariage, il constitue un
empêchement dirimant, à raison de l'affinité qu'il a produite. Lorsqu'il est
postérieur au mariage contracté, il ne le dissout pas ; mais il prive le
coupable du droit d'en demander l'usage, quoiqu'il ne le dispense pas de se
rendre aux vœux de son épouse.
Le droit canonique défend de se marier avant l'âge de puberté,
fixé à douze ans pour les filles et à quatorze pour les garçons.
Si, cependant, la vigueur du tempérament et de la raison
suppléait au défaut de l'âge, le mariage contracté avant cet âge resterait
indissoluble ; les lois positives se basent sur les faits ordinaires[356].
« Quelle alliance, disait l'Apôtre, peut exister entre la
lumière et les ténèbres ? » (2 Cor. vi, 14.)
Former les enfants au culte de Dieu par l'éducation, œuvre
commune du père et de la mère ; voilà le principal bien du mariage. Or,
lorsque le mari et la femme n'ont pas la même foi, chacun cherche à les former
au service de Dieu selon sa croyance, contraire à celle de l'autre, et le
mariage ne peut pas atteindre son but d'une manière convenable. Pour cette
raison, l'Église a statué que la disparité du culte empêche le mariage d'un
fidèle avec une infidèle, et réciproquement.
Le
mariage entre les fidèles et les hérétiques baptisés, est valide, quoique
illicite. Mais, lorsqu'une personne baptisée, sans excepter même les
catéchumènes, épouse une personne non baptisée, le mariage est nul[357].
Saint Paul écrivait : « Si l'un de nos frères a pour
épouse une infidèle qui consent à habiter avec lui, qu'il ne s'en sépare point. »
(1 Cor. vii, 12.) Une épouse suppose un mariage. Le mariage existe donc chez
les infidèles. — Nous ne dirons pas qu'il y est aussi parfait que chez les
fidèles, où il est perfectionné par la grâce ; mais nous dirons qu'il y
est véritable, parce que, pour n'avoir pas, comme celui des fidèles, son
dernier perfectionnement, il peut néanmoins avoir la perfection propre à la loi
de nature.
Le
mariage n'a pas été établi uniquement comme sacrement, il l'a été aussi comme
fonction naturelle. C'est pourquoi, bien qu'il ne soit pas un sacrement chez
les infidèles, il y existe véritablement comme un devoir naturel ; on peut
même dire qu'il y est une sorte de signe sacramentel.
Saint Paul conseille au mari converti de demeurer avec son
épouse restée dans l'infidélité. (1 Cor. vii, 12.)
Le mariage était réel et valide dans l'infidélité ; la
foi de l'une des parties, au lieu de le dissoudre, le perfectionne. Quoi qu'il
en soit, en ce qui regarde la cohabitation et la reddition du devoir,
l'infidélité est mise sur le même rang que l'adultère : le mari peut
renvoyer l'épouse qui reste dans l'infidélité, ou la garder avec lui ; l'Apôtre
ne donne à cet égard qu'un simple conseil.
L'homme converti à la foi et régénéré en Jésus-Christ est mort
à sa vie antérieure. Par cela seul que son épouse refuse de se convertir, il
est délivré de l'obligation d'habiter avec elle, alors même qu'elle ne se livre
à aucun blasphème.
Nous distinguons. Ou bien la femme infidèle veut demeurer avec
son mari sans faire injure au Créateur, et alors le mari, quoique libre de la
quitter, ne saurait en prendre une autre. Ou bien elle ne veut pas s'abstenir
de proférer des paroles blasphématoires contre le Christ ou de chercher à
ébranler sa foi, et, dans ce cas, le mari peut, après s'être séparé d'elle,
contracter un autre mariage.
Le
second mariage, contracté dans la foi du Christ, détruit celui qui l'avait été
dans l'infidélité. — Le mari est délivré de ses premiers engagements par la
faute même de sa femme.
Il est écrit : « Quiconque renvoie sa femme, si ce
n'est pour cause de fornication, l'induit à l'impureté. » (Matth, v, 32.)
La fornication et l'infidélité, opposées chacune d’une manière
spéciale aux biens du mariage, ont chacune aussi une puissance particulière
pour séparer les époux. — Le mariage contracté ou ratifié après le baptême ne
saurait être détruit, quant au lien, ni par l'infidélité, ni par l'adultère. — Le
mariage contracté dans l'infidélité, et non ratifié après le baptême, est
dissous lorsque, l'un des époux restant dans l'infidélité, l'autre, converti à
la foi, contracte une nouvelle alliance. — Le mariage peut être rompu, quant à
son usage, par l'adultère et par l'infidélité. — Les autres péchés ne le
diriment d'aucune façon, ni quant au lien, ni quant à l'usage. Il est seulement
permis au mari de vivre pendant quelque temps séparé de sa femme, pour la
punir, si elle le mérite.
L'Église n'approuve pas la loi civile qui permet au mari de
donner la mort à sa femme adultère. Elle ne lui reconnaît pas plus ce droit
qu'à la femme de le tuer lui-même en pareil cas. Qu'il la poursuive devant les tribunaux
et demande contre elle les sévérités de la loi, il le peut ; mais il encourrait
la peine éternelle, s'il la mettait à mort de sa propre main.
Réservée
à ceux qui remplissent les fonctions publiques, la peine de mort n'est point
confiée aux simples particuliers.
« L'homme doit être puni par où il a péché. » (Sag.
xi, 17.)
L'Église ne veut pas que l'homme qui a donné la mort à sa
propre femme pour cause d'adultère ou par haine, puisse licitement en épouser
une autre sans dispense. Il y a plus, celui qui met sa femme à mort dans
l'intention d'en prendre une autre avec laquelle il entretient lui mauvais
commerce, ne peut épouser celle-ci validement. À l'égard des autres femmes, son
incapacité n'est pas absolue ; s'il en épouse une qui ne soit pas sa
complice, son mariage est illicite, mais valide[358].
Non ; ce serait une injustice. La consommation du mariage
donne à chacun des époux pouvoir sur le corps de l'autre : on ne fait
point à Dieu l'offrande d'un bien qui n'est pas à soi.
Le mariage, avant sa consommation, consiste seulement dans un
lien spirituel qui unit les époux. L'état religieux, par lequel on meurt au
monde afin de ne plus vivre que pour Dieu, a la puissance de briser un tel
lien, tout autant que la mort corporelle.
Il est accordé deux mois aux époux pour décider de leur avenir
relativement à la vie religieuse. Pendant cette période, ils ne sont tenus ni
l'un ni l'autre de rendre le devoir conjugal. Mais, du moment que le mariage
est consommé, chacun d'eux est entré en possession du pouvoir qui lui a été
transmis.
Elle le peut, comme si son mari avait réellement perdu la vie ;
mais elle doit attendre qu'il ait fait sa profession religieuse, avant laquelle
il n'est pas encore mort au monde.
Le Seigneur y a autorisé le mari pour punir l'épouse infidèle
à ses engagements et pour le récompenser lui-même de sa fidélité à la foi
jurée. (Matth. v, 32.) Toutefois, la fornication n'est pas une cause de
séparation lorsque la femme, par suite d'erreur ou de violence, est excusée de
toute faute. Elle n'en serait pas une non plus, si le mari s'était rendu
coupable du même crime, s'il avait coopéré à celui de sa femme, ou s'il avait
continué d'habiter avec elle malgré la connaissance de ses désordres.
Il n'y est pas obligé lorsque sa femme se repent de sa faute ;
une peine destinée à corriger n'est pas nécessaire, du moment que l'effet est
déjà obtenu. Mais, si cette femme ne se repent pas, c'est un devoir pour lui
d'user de la correction, dans la crainte de paraître favoriser son inconduite.
Il peut l'éloigner de son lit du moment qu'il a des preuves
certaines de son crime : mais, pour ce qui est de la séparation, il doit
provoquer un jugement de l'Église, afin d'obtenir le divorce[359].
Dans la cause du divorce, le mari et la femme, à raison de la
fidélité qu'ils se doivent l'un à l'autre, sont sur le même rang, quoique, eu
égard au bien des enfants, le crime de la femme soit plus grief que celui du
mari ; ainsi deux criminels sont parfois condamnés au même genre de mort,
bien que l'un soit plus coupable que l'autre[360].
Saint Paul écrit : « C'est le Seigneur, et non pas
moi, qui ordonne à la femme de ne point se séparer de son mari, et, si elle
s'en sépare, de demeurer sans se marier. » (1 Cor. vii, 10.)
Rien de ce qui suit le mariage n'a la vertu de le dissoudre ;
l'adultère ne l'empêche pas d'être un vrai mariage. « Le lien conjugal,
dit très-bien saint Augustin, persévère entre les vivants ; il n'est
détruit ni par la séparation, ni par une autre alliance. » Il n'est donc
pas permis à l'un des époux, du vivant de l'autre, de contracter une nouvelle
union.
L'Apôtre, après avoir dit : « Que la femme qui se
sépare de son mari demeure sans se marier, » ajoute : « ou se
réconcilie avec lui. » (1 Cor. vii, 10.) C'est qu'en effet, si la femme
s'est corrigée et a fait pénitence depuis sa séparation, son mari peut se
réconcilier avec elle.
La
sentence qui prononce le divorce autorise seulement la séparation. Le mari, qui
l'a obtenue pour cause d'adultère, a le droit de se tenir éloigné pendant le
reste de sa vie. — La femme peut, par son repentir, l'engager à la rappeler,
sans l'y contraindre ; elle est tenue de revenir à lui, s'il l'exige.
L'Apôtre écrivait : « Je veux que les jeunes veuves
se marient et engendrent des enfants. » (1 Tim. v, 14.) Les secondes noces
ne sont donc pas défendues.
En effet, puisque le lien du mariage est détruit par la mort
de l'un des époux, comme on le voit dans l'Épître aux Romains (vii, 2), le
survivant peut se marier autant de fois qu’il entre dans un nouveau veuvage.
C'est pourquoi les secondes noces, les troisièmes et celles qui suivent sont
licites.
Cela ne
signifie pas que les secondes noces aient toute l'honnêteté des premières ;
elles n'en ont pas du moins la glorieuse signification, qui consiste à
représenter le Christ et l'Église par l'unité d'alliance.
On trouve dans les secondes noces ce qui est de l'essence du
sacrement de mariage, à savoir : la matière légitime ou les personnes
habiles à contracter ; et la forme requise, qui consiste dans le
consentement exprimé par des paroles dites au présent. Donc le second mariage
est un sacrement, aussi bien que le premier.
Il est
un véritable sacrement, quoiqu'il ne représente pas autant que le premier
l'unité d'alliance entre le Christ et l'Église.
Sicut servus est in potestate domini sui, ita et unus conjugum
in potestate alterius, ut patet. (1 Cor. vii, 4.) Praeterea matrimonium est
ordinatum ad fornicationem vitandam. Sed hoc non posset per matrimonium fieri, si unus alteri non
teneretur debitum reddere, quando concupiscentiâ infestatur, salvâ tamen priùs
personae incolumitate, alioquin non debiti petitio, sed injusta exactio.
In redditione debiti medicamentum
prestatur contra uxoris concupiscentiam. Sed
medicus cui infirmus est commissus, tenetur morbo ejus subvenire, etiamsi ipse
non petat.
Petere debitum contingit dupliciter : une modo expressè,
ut quando verbis invicem petunt ; alio modo interpretativè, quando
scilicet vir percipit per aliqua signa quod uxor vellet sibi debitum reddi, sed
propter verecundiam tacet ; et ita etiamsi non expressè petat verbis
debitum, tamen vir tenetur
reddere quando aliqua signa in uxore apparent voluntatis reddendi debiti.
Dicitur (1 Cor. vu. 4) : « Vir sui corporis
potestatem non habet ; » et similiter dicitur de uxore. Ergo vir et
uxor sunt aequales in reddendo et petendo debitum, secundum tamen proportionis
aequalitatem.
Vir, qui
nobiliorem partem habet in actu conjugali, naturaliter habet quod non ita
erubescat petere debitum sicut uxor, et inde est quod uxor non tenetur reddere
debitum non petenti viro, sicut vir uxori.
Dicitur : « Nolite fraudare invicem, nisi ex consensu
ad tempus, ut vacetis orationi. » (1 Cor. vit, 5.)
Nullus potest facere votum de alieno. Ergo, si unus absque consensu
alterius voverit, peccat, et non debet servare votum, sed agere poenitentiam de
voto male facto.
Actus matrimonialis, quamvis culpâ careat, tamen quia rationem
deprimit propter carnalem delectationem, hominem reddit ineptum ad spiritualia
Et ideo in diebus in quibus spiritualibus praecipue est vacandum non licet
petere debitum[361].
Debitum petere in die festivo non est circonstantia
trahens in aliam speciem peccati : unde non potest in infinitum aggravare.
Et ideo non peccat mortaliter uxor, vel vir, si in die festivo debitum petat.
Dicitur : « Nolite fraudari invicem, nisi ex consensu
ad tempus, etc. » (-1 Cor. vif, 5.) Ergo, quando conjux petit, reddendum
est ei, cum mulier habeat potestatem in corpore viri, quantum ad actum generationis
spectat, et, è converso, tenetur unus alteri débitum reddere quocumque tempore
et quâcumque horâ, salvâ tamen honestate, quae in talibus exigitur.
Toute action qui empêche la nature d'obtenir la fin principale
qu'elle a en vue dans une opération quelconque, est contraire aux premiers
préceptes de la loi naturelle. Celle qui manque de proportion avec l'une des
fins secondaires que se propose la nature, ou qui ne laisse arriver que difficilement
à l'une de ses fins principales, est opposée aux préceptes secondaires.
Le mariage a pour fin principale la génération et l'éducation
des enfants ; pour fin secondaire, la communauté des travaux et des
occupations nécessaires à la vie ; et, parmi les chrétiens, pour troisième
fin, la représentation de l'union de Jésus-Christ avec l'Église. — La pluralité
des épouses n'est pas contraire à la première fin du mariage ; un seul
mari suffit pour rendre fécondes plusieurs femmes et pour élever leurs enfants.
— Elle n'en détruit pas non plus totalement la seconde fin, mais elle l'entrave
beaucoup ; la paix ne règne que très-difficilement dans une famille où
plusieurs épouses sont unies à un seul mari. Celui-ci ne petit pas satisfaire
les vœux de toutes, et la participation de plusieurs personnes au même office
engendre des querelles. — La pluralité des épouses supprime complètement la
troisième fin du mariage ; l'Église est une, comme le Christ.
Il résulte de cette exposition que si la pluralité des épouses
n'est pas contraire aux premiers préceptes de la loi naturelle, elle est du
moins opposée aux préceptes secondaires.
La
coutume ne prescrit pas contre les premiers préceptes de la loi naturelle ;
mais elle peut augmenter ou diminuer la force des préceptes secondaires, qui
n'ont la puissance coactive attachée à un précepte absolu qu'après qu'ils ont
été sanctionnés par la loi divine ou par la loi humaine. Sur ce fondement,
saint Augustin a pu dire : « La pluralité des épouses n'était pas un
péché, quand la coutume l'autorisait : on n'agissait pas alors contre un
précepte, puisqu'elle n'était défendue par aucune loi. » Elle l'est
maintenant par le droit divin.
Quoi
qu'il en soit, elle n'a pas avec les premiers préceptes de la nature une aussi
grande opposition que la polyandrie. Celle-ci contrarie beaucoup plus qu'elle
la génération, et elle empêche de savoir avec certitude quel père est chargé de
l'éducation d'un enfant ; aussi n'a-t-elle jamais été permise par aucune
loi ni par aucune coutume.
L'exemple des patriarches, qui, au rapport des Livres saints,
eurent plusieurs épouses et furent cependant très agréables à Dieu, est une
preuve que la polygamie a été permise à une certaine époque.
Nous l'avons dit, la pluralité des épouses n'est pas contraire
aux premiers principes de la loi naturelle, bien qu'elle soit opposée aux
préceptes secondaires. Or, pour être invariablement les mêmes dans la plupart
des cas, ces derniers préceptes sont cependant susceptibles d'être modifiés
selon les diverses conditions des personnes, des temps et des autres
circonstances. C'est pourquoi, quand ils manquent d'efficacité, on peut
licitement les négliger. Mais, comme il n'est pas aisé de déterminer avec
certitude ces variations et qu'il appartient à l'auteur d'une loi d'accorder,
par une dispense, la permission de ne pas l'observer dans les cas auxquels son
efficacité ne s'étend point, Dieu seul, auteur de la loi relative à l'unité
d'une épouse, pouvait en dispenser par une inspiration intérieure qui, donnée
principalement aux saints patriarches, se communiqua aux autres hommes par leur
exemple, à une époque où il fallait multiplier les enfants, que l'on devait
former au culte du vrai Dieu.
La
dispense devant être conforme à la nature des lois, il n'était pas nécessaire,
que celle qui autorisait la pluralité des épouses fût écrite, puisque la loi de
nature est imprimée dans les cœurs ; il suffisait qu'elle fût l'objet
d'une inspiration divine. Elle devait disparaître à l'avènement du Christ, qui
a voulu répandre le culte de Dieu dans toutes les nations par la propagation
spirituelle de la foi, et non plus précisément par la propagation du sang.
D'après toutes les lois, les enfants nés d'une concubine sont
entachés d'infamie.
L'union du mariage a pour fin naturelle la génération et
l'éducation des enfants, et c'est pour faire rechercher ce bien que la nature y
a joint une délectation. Se proposer le plaisir dans une telle union sans
aucune vue de la génération est contraire à la loi naturelle, et telle est
l'action du concubinage. Car, si parfois on y désire donner naissance à des
enfants, elle est toujours contraire à l'éducation et à l'instruction que le
père et la mère doivent à leurs enfants pendant plusieurs années, obligation
qu'ils ne sauraient remplir sans une cohabitation prolongée qui nécessite le
mariage. Un homme donc qui a des rapports charnels avec une femme à laquelle il
n'est pas marié, et que l'on appelle une concubine, transgresse la loi
naturelle.
On n'est exclu du ciel que pour un péché mortel : or
l'Apôtre assure que les fornicateurs n'y entreront pas. (1 Cor. vi, 9.)
Les actes qui brisent le lien de l'amitié entre l'homme et
Dieu, et entre l'homme et ses semblables, sont des péchés mortels, parce qu'ils
sont contraires au double précepte de la charité, qui est la vie de l'âme.
Parmi eux se range évidemment la fornication, par laquelle on détruit le
rapport légitime qui, d'après le vœu de la nature, doit exister entre les
parents et l'enfant. Un tel acte serait de lui-même un péché mortel,
n'existât-il aucune loi écrite pour le prohiber.
Ce qui est contraire au Décalogue n'a jamais été permis. Le
Décalogue porte : « Vous ne forniquerez point. » Donc il n'a
jamais été permis d'avoir une concubine. Et, en effet, puisque le commerce charnel
avec une telle femme est contraire au bien des enfants, fin principale du
mariage, il déroge aux premiers préceptes naturels, pour lesquels il n'y a pas
de dispense. Lorsque nous lisons dans l'Ancien Testament que certains
patriarches, qu'il est nécessaire d'excuser de péché mortel, ont eu des
concubines, nous devons entendre que ces femmes étaient leurs épouses, en ce
qui tient à la fin principale et première du mariage. Elles étaient appelées
concubines, parce que, relativement aux soins domestiques, elles étaient en
quelque sorte assimilées aux femmes dont elles portaient le nom[362].
Le sacrement de Mariage étant le signe de l'union du Christ
avec l'Église, il est nécessaire, pour la perfection de ce signe, qu'un homme
ne soit l'époux que d'une seule femme, et, réciproquement, qu'une femme ne soit
l'épouse que d'un seul homme. Or la bigamie détruit cette signification. Aussi
a-t-elle été frappée d'une irrégularité par les lois canoniques en ce qui
concerne les Ordres, non pas seulement comme accusant une concupiscence de
longue durée qui ne s'accorde pas avec les choses spirituelles, mais encore et
surtout afin que nous comprenions que celui qui administre les sacrements ne
doit pas contribuer à en priver un seul de son entière signification. Or il y a
quatre sortes de bigamie : 1° avoir eu successivement et de droit deux
épouses ; 2° en avoir eu simultanément deux, l'une de droit, l'autre de
fait ; 3° en avoir eu successivement deux, l'une de droit, l'autre de fait ;
4° avoir épousé une veuve[363].
L'homme qui a eu une épouse de droit, et une autre de fait,
est réputé bigame, par la raison que l'alliance de fait a une certaine
ressemblance avec le sacrement, qui ne se trouve ni dans la fornication, ni
dans l'adultère.
Le
défaut de perfection dans la signification du sacrement, et non le péché,
produit l'irrégularité annexée à la bigamie.
Saint Grégoire écrivait : « Nous vous défendons de
laisser se présenter aux saints Ordres un bigame, ou celui qui a épousé une
vierge déflorée. »
L'homme devient irrégulier en prenant pour épouse une femme
qui n'est pas vierge. La raison qu'en donnent les Canonistes, c'est le défaut
de signification dans le sacrement de Mariage, où l'épouse représente l'Église.
L'irrégularité de la bigamie n'est pas détruite par la
réception du baptême, qui ne dissout pas le mariage dont elle résulte.
L'irrégularité de la bigamie est de droit positif et non de
droit naturel ; le pape peut en donner la dispense.
On voit dans l'Évangile que l'indissolubilité du mariage
existait à l'origine du monde. (Matth. xix, 6.) Donc elle est fondée sur la loi
naturelle.
Si l'on consulte le vœu de la nature, le mariage a pour fin
principale l'éducation des enfants, non-seulement pendant un temps, mais durant
toute leur vie. Il est naturel, en effet, que les parents thésaurisent pour
leurs enfants, qui sont leurs héritiers. Les enfants étant le bien commun du
mari et de l'épouse, la raison enseigne avec évidence que la société de ceux-ci
doit demeurer perpétuellement indivisée. Conséquemment, l'indissolubilité du
mariage est fondée sur la loi naturelle.
Il était
réservé à la loi nouvelle de conduire le genre humain à sa perfection en le
rappelant à sa nature primitive, ce que n'avaient pu faire ni Moïse, ni les
législateurs humains. — Le mariage jouit du privilège de l'indissolubilité à
deux titres : comme signe de l'union perpétuelle du Christ et de l'Église,
et comme fonction établie pour le bien des enfants.
Abraham ne pécha pas en renvoyant, sur l'ordre de Dieu, Agar,
qui lui était unie comme épouse. (Gen. xxi, 12.)
Nous l'avons reconnu en parlant de la polygamie, les préceptes
de la loi naturelle sont susceptibles de modifications, et Dieu a le pouvoir
d'en dispenser. C'est pourquoi, soit que l'indissolubilité du mariage rentre
dans les premiers préceptes de la loi naturelle, soit qu'elle appartienne seulement
aux préceptes secondaires, une dispense a pu rendre licite la répudiation d'une
épouse.
Les uns pensent que, sous la loi mosaïque, le mari qui
renvoyait sa femme avec une cédule de répudiation était coupable devant Dieu,
quoiqu'il n'encourût pas les peines infligées par la loi. Il semble à d'autres
que si les Juifs eussent péché en répudiant leur femme, la loi elle-même et les
prophètes les en auraient avertis, conformément à cette parole qui fut dite à
Isaïe : « Annoncez à mon peuple tous ses péchés. » (lviii, 1.)
Ces derniers prétendent que la répudiation de la femme était licite, d'après
une permission de Dieu. Leur sentiment n'est pas dénué de probabilité, bien que
la première opinion soit plus communément soutenue.
Selon la première opinion, la femme péchait en se mariant
après sa répudiation ; car son mariage primitif n'était pas détruit, ainsi
que le marque cette parole de saint Paul : « La femme, en vertu de la
loi du mariage, est liée à son mari tant qu'il vit. » (Rom. vii, 2.) Elle
ne pouvait avoir deux maris à la fois. — D'après la seconde opinion, elle
pouvait contracter un autre mariage, puisque son premier mari était autorisé
par la dispense divine à lui donner une cédule de répudiation ; l'indissolubilité
du mariage cessait devant cette dispense, et les paroles de l'Apôtre ne
s'appliquent qu'au cas où cette indissolubilité subsiste.
Ce mot
de Notre-Seigneur : « Celui qui épouse une femme répudiée « commet
une fornication » (matth. v, 32), se rapporte, suivant ce dernier
sentiment, au temps de la loi nouvelle, qui a révoqué la permission ancienne.
Il est écrit dans la loi : « Son premier mari ne
pourra la reprendre. » (Deut. xxiv, 4.)
Cette défense, d'après la première opinion, avait pour but de
punir la femme de son alliance avec un autre homme ; et, suivant la
seconde, elle devait empêcher les maris de répudier facilement leurs épouses, à
cause de l'impossibilité de les reprendre dans la suite.
Moïse permit la répudiation, dans la crainte que la femme ne
fût mise à mort par son mari, disent communément les Pères. Or la cause la-
plus prochaine de l'homicide est évidemment la haine. Mais la haine elle-même a
ses motifs qu'il fallait faire connaître. On enseigne avec assez de probabilité
que les causes éloignées sur lesquelles on pouvait motiver la haine dans la
cédule de répudiation, étaient restreintes à celles qui concernent le bien des
familles, soit pour le corps, par exemple la stérilité, la lèpre ou autres
semblables ; soit pour l'âme, comme le dérèglement des mœurs.
Notre-Seigneur
a réduit toutes les causes de répudiation à la fornication seule ; il a
ordonné de supporter les autres défauts à cause de la fidélité à la foi
promise.
On les y inscrivait en général, mais sans aucun détail. — D'après
l'historien Josèphe, la cédule ne contenait que ceci : « Je m'engage
à ne plus vivre avec toi. » Cela une fois écrit, on donnait un délai, afin
que les Scribes, par leurs conseils, parvinssent à détourner le mari du dessein
qu'il avait pris.
Si un enfant naît d'un mariage légitime et véritable, il est
tout à la fois naturel et légitime. Naît-il d'une fornication simple, il est
naturel, mais illégitime. Quand un enfant est adopté, il est légitime et non
naturel. Celui qui provient de l'adultère ou de l'inceste n'est ni naturel ni
légitime ; car sa naissance est en même temps contraire à la loi positive
et à la loi naturelle[364].
Les
personnes qui se marient en face de l'Église avec un empêchement connu d'elles,
outre le péché qu'elles commettent, rendent leurs enfants illégitimes. Il en
est autrement pour celles qui ignorent l'empêchement qui existe entre elles.
On subit un dommage de deux manières : premièrement, par
la privation d'un bien auquel on a droit ; secondement, par celle d'un
bien qui n'est pas dû, mais qui l'aurait été en d'autres circonstances. Sous ce
dernier rapport, les enfants illégitimes supportent sans injustice un double
dommage. D'abord, ils ne sont pas admis aux fonctions et aux dignités qui
requièrent une grande honnêteté dans ceux qui en sont investis. Ensuite, ils
sont exclus de l'héritage paternel. Les enfants naturels peuvent recevoir le
sixième seulement de la succession de leurs parents. Les incestueux et les
adultérins n'héritent nullement ; mais leurs parents sont obligés par le
droit naturel de leur fournir les choses nécessaires à la vie.
Objectera-t-on
que, selon la parole du Seigneur, le fils ne doit pas être puni pour le péché
de son père ? — Subir un dommage de la seconde façon indiquée ci-dessus
n'est pas une punition. Nous ne regardons pas comme une peine qu'un homme qui
n'est pas le fils du roi ne monte point sur le trône. Semblablement, ce n'en
est pas une pour un enfant illégitime de ne point jouir des droits qui
appartiennent aux enfants légitimes[365].
Il y a, d'après les Canons, deux manières de légitimer un
enfant : la première consiste à épouser la femme dont on l'a eu, lorsqu'il
n'est ni incestueux, ni adultérin ; la seconde est d'obtenir une dispense
du Souverain-Pontife.
La
naissance de cet enfant n'est pas rendue légitime en elle-même ; mais les
suites de l'illégitimité lui sont épargnées par l'autorité de la loi.
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EXPLICATION.
Ce qui précède la résurrection, — ce qui l'accompagnera, — ce
qui la suivra ; voilà l'objet de ce tableau, qui s'explique de lui-même.
Quoique les âmes, après la mort, ne soient plus ni la forme ni
le moteur d'aucun corps déterminé, Dieu leur assigne néanmoins un lieu matériel
en rapport avec leur dignité, et elles y habitent autant que les esprits
peuvent occuper un lieu. Leur séjour est plus ou moins élevé à proportion de la
ressemblance qu'elles ont eue sur la terre avec Dieu, qui a choisi pour sa
demeure le plus haut de tous les lieux, selon cette parole de l'Écriture :
« Il a placé son siège dans les cieux. » (Is. Lxvi, 1.) D'après ces
principes, les âmes admises à la participation de la divinité sont avec Dieu
dans le ciel, et celles qui en sont exclues occupent un lieu contraire.
Les êtres
incorporels sont dans les lieux d'une façon qui leur convient, mais qui ne nous
est pas connue avec une pleine évidence. — Au moment où les âmes séparées de
leurs corps apprennent qu'elles sont destinées à tel lieu, elles en conçoivent
de la joie ou de la douleur, et le lieu devient ainsi pour elles une peine ou
une récompense.
Saint Paul écrivait : « Je désire la dissolution de
mon corps pour être avec Jésus-Christ. » (Philip. 1, 23.) Jésus-Christ est
dans le ciel ; donc l'âme de saint Paul y est aussi. — Le Seigneur
lui-même a dit : « Le riche mourut, et il fut enseveli dans les
enfers. » (Luc, xvi, 22.)
Les âmes vont au ciel ou en enfer immédiatement après la mort,
à moins que leur essor vers le ciel ne soit arrêté par quelques fautes dont
elles doivent déposer les souillures dans le purgatoire. Cette vérité est
manifestement enseignée dans les saintes Écritures et dans les témoignages des
Pères. « Il est clair comme le jour, disait saint Grégoire, que les âmes
parfaitement justes, aussitôt qu'elles se dépouillent de leur corps, sont
reçues dans le céleste royaume, et que les âmes des méchants sont renfermées
dans les flammes éternelles. Si Lucifer et ses anges, qui sont de purs esprits,
sont tourmentés par un feu matériel, pourquoi s'étonner que les âmes, avant
d'avoir repris leur corps, endurent le même supplice ? » Saint
Cyprien enseignait le même dogme. « Quelle gloire, s'écriait-il, pour
l'âme qui s'élève triomphante vers le ciel, après avoir vaincu l'enfer !
Quel bonheur ineffable, après avoir fermé un instant les yeux, de les ouvrir
aussitôt pour contempler Dieu et Jésus-Christ ! »
Les
récompenses du ciel et les peines de l'enfer s'accroîtront néanmoins, après la
résurrection, par l'union des âmes avec leur propre corps.
Les âmes des morts ne quittent pas absolument le paradis ou
l'enfer, comme si elles n'y avaient plus leur demeure ; mais elles en
sortent quelquefois, par une disposition particulière de la Providence, pour
s'occuper des affaires humaines et se présenter même aux regards des hommes.
Saint Augustin rapporte que Félix, martyr, apparaissait sous une forme visible
aux habitants de Nole, pendant que cette ville était assiégée par les barbares.
On trouve également, dans saint Grégoire, une multitude de traits qui prouvent
que les âmes de l'enfer ou du purgatoire reçoivent parfois la permission de se
montrer aux hommes : les premières, pour nous instruire et nous inspirer
une crainte salutaire ; les secondes, pour solliciter nos suffrages.
Abraham, se séparant de la société des incroyants, donna le
premier exemple de la véritable foi, par le mérite de laquelle on parvient au
repos éternel ; et, pour cela même, le repos des hommes justes après la
mort fut appelé « le sein d'Abraham. » Mais les âmes saintes n'ont
pas trouvé, dans tous les temps, le même repos en sortant de ce monde. Depuis
la venue du Christ, elles jouissent d'un repos complet dans la vision divine,
tandis qu'avant la rédemption, elles n'avaient pas le repos du désir. C'est
pourquoi leur état, considéré dans ce qu'il avait de repos, s'appelait « le
sein d'Abraham, » au lieu que, envisagé dans ce qui lui manquait de repos,
il se nommait « le limbe de l'enfer. » Avant donc l'avènement du
Christ, le limbe et le sein d'Abraham étaient accidentellement la même chose,
mais non pas essentiellement. Il suit de là que, depuis la venue du Sauveur, le
sein d'Abraham peut différer complètement du limbe ; deux choses qui ne sont
qu'accidentellement unies peuvent être séparées.
On
donne, parfois aussi, le nom d'enfer au séjour des anciens Pères, envisagé dans
ce qui lui manquait de bonheur. — Nous appelons encore aujourd'hui « sein
d'Abraham » le repos parfait des saints. L’Église prie Dieu d'y conduire
ses enfants. Le sein d'Abraham, où l'on voit actuellement Dieu, ne se nomme
plus ni l'enfer ni le limbe[366].
Il n'y a point de rédemption en enfer. Les saints de
l'ancienne loi ont été rachetés des limbes. Donc il y a une différence entre le
limbe de l'enfer et l'enfer des damnés. — « Je ne vois pas, disait saint
Augustin, comment on pourrait croire que le repos où Lazare fut reçu se trouve
en enfer. »
Si l'on envisage ces deux séjours sous le rapport de la qualité
des lieux, il est évident qu'ils se distinguaient l'un de l'autre : on
éprouve dans l'enfer une peine sensible, qui ne se faisait point sentir dans
les limbes. — De plus, la peine est éternelle en enfer ; elle était
temporaire dans les limbes.
Si l'on envisage ces deux séjours sous le rapport de leur
situation, il est probable que le même lieu les formait par continuité, de
telle sorte que les limbes étaient comme la partie supérieure de l'enfer. En
effet, les âmes qui sont en enfer subissent des peines différentes à proportion
de leurs péchés ; les plus coupables sont dans les lieux les plus obscurs
et les plus abaissés. Aux anciens justes était réservée la demeure la plus
élevée et la moins sombre.
Non. Les enfants n'ont pas l'espérance de la vie bienheureuse
comme les anciens patriarches, dont l'âme reluisait de la lumière de la foi et
de la grâce. Il est probable cependant que, quant à l'emplacement, leur limbe
ne diffère guère du limbe des justes de l'ancienne loi ; celui-ci était
seulement situé dans une région plus élevée.
Il convient d'assigner cinq séjours pour les âmes séparées du corps :
le paradis, le limbe des patriarches, le limbe des enfants, le purgatoire et
l'enfer. On distingue ces demeures d'après les différents états où se trouvent
les âmes après cette vie. Les âmes, en sortant de ce monde, sont-elles prêtes à
recevoir leur rétribution finale, le paradis est immédiatement assigné à celles
qui sont justes, l'enfer à celles qui sont coupables de péché mortel, et le
limbe des enfants à celles qui n'ont que la faute originelle. Si les âmes ne
peuvent recevoir leur rétribution finale, c'est ou à raison de quelques fautes
personnelles, et le purgatoire est leur séjour, ou à cause d'une certaine imperfection
de la nature humaine, et de là le limbe des anciens justes.
Ne
devrait-on pas, a dit quelqu'un, assigner un lieu pour ceux qui meurent dans le
péché mortel avec des bonnes œuvres, comme on assigne le purgatoire aux justes
qui meurent dans la grâce avec des péchés véniels ? — Non ; il y a un
souverain bien sans aucun mélange de mal, et il n'y a pas de mal sans mélange
de bien. Dieu peut exiger que les ânes qui entrent en possession du souverain
bien soient purifiées de toute souillure dans le purgatoire, et donner aux âmes
condamnées à l'enfer la récompense de leurs bonnes œuvres par une mitigation de
peines[367].
Les facultés sensitives ne restent dans l'âme séparée du corps
que comme dans leur racine, à la manière du dérivé dans son principe ; et
l'âme conserve la vertu nécessaire pour les mettre en exercice, dès qu'elle
sera unie de nouveau à son corps[368].
Les facultés sensitives ne s'exercent que par l'intermédiaire
des organes corporels, et leurs opérations sont d'ailleurs communes à l'âme et
au corps. Conséquemment, leurs actes ne restent dans l'âme séparée que comme
dans une racine éloignée.
On dira
peut-être que la mémoire, faculté sensitive, subsiste dans l'âme séparée des
organes, comme l'indique cette parole d'Abraham au mauvais riche : « Souvenez-vous
que vous avez reçu des biens pendant votre vie. » (Luc, xvi 25.) — La
mémoire qui subsiste dans l'autre monde n'est pas celle dont la partie
sensitive de notre âme est le siège : c'est celle qui, résidant dans
l'intelligence même, fait abstraction des circonstances de temps et embrasse le
passé, le présent et l'avenir.
L'amour,
la joie, la tristesse et les autres affections pareilles existent comme actes
de la volonté dans l'âme séparée du corps, mais non comme passions de l'appétit
sensitif.
L'âme séparée du corps se trouve, relativement à l'action du
feu de l'enfer, dans la condition des démons, qui subissent les atteintes du
feu dans lequel seront jetés les corps des damnés après la résurrection, comme
le marque cette sentence du Sauveur aux réprouvés : « Retirez-vous de
moi, maudits ; allez au feu éternel qui a été préparé pour Satan et pour
ses anges. » (Matth. xxv, 41.) Or ce feu est corporel ; autrement il
n'agirait pas sur les corps des réprouvés. Donc l'âme séparée du corps subit
les atteintes d'un feu corporel. — Elle s'est soumise au corps par la
concupiscence, il est juste qu'elle soit soumise à la matière par la souffrance.
Il ne répugne pas qu'elle soit la forme d'un corps : pourquoi
ne pourrait-elle pas subir les atteintes d'un feu corporel ?
On a donné diverses explications de l'action du feu matériel
de l'enfer sur l'âme, qui est un esprit. Voici, à notre sens, la meilleure :
— ce feu possède, comme instrument de la justice divine, la vertu d'enchaîner
les esprits et de leur rendre impossible l'accomplissement de leur volonté, en
les empêchant d'agir où ils veulent et comme ils veulent ; si l'esprit de
l'homme, pendant la vie, est renfermé dans le corps, pourquoi, après la mort,
ne pourrait-il pas être circonscrit dans un feu corporel ? L'âme, de son
côté, enchaînée à l'instrument de son supplice, éprouve dans cette prison la
plus grande horreur pour un tel agent de la justice divine, et, de la sorte,
concevant le feu comme son mal, elle en subit le tourment.
Si l'âme
ne concevait pas le feu comme lui étant nuisible, elle n'en éprouverait point
la douleur.
Partout
où vont les esprits des damnés, ils voient dans le feu de l'enfer l'instrument
préparé pour leur supplice ; tel le prisonnier qui sort de son cachot,
auquel il est condamné à perpétuité, en subit toujours la peine, parce qu'il
s'y voit toujours condamné.
« Je participe, Seigneur, aux mérites de tous ceux qui vous
craignent. » (Ps. cxviii, 63.)
La béatitude proprement dite n'est accordée qu'à nos mérites
personnels ; nul n'en devient digne d'après ce que je fais. Nous pouvons
toutefois, par mode de prière, obtenir pour un autre la grâce de la mériter ;
car la prière s'étend à toutes les choses soumises à la miséricorde et à la
puissance de Dieu. — En ce qui est des récompenses accessoires, et, en
particulier, de la remise des peines temporelles, les œuvres de l'un peuvent
profiter à l'autre, non-seulement par la voie de la prière, mais encore par celle
du mérite : premièrement, en vertu de la charité, qui, comme principe
radical de tout mérite, produit la communion des saints ; secondement, par
une intention spéciale, qui, transférant à une personne, à titre de don, la
propriété d'une prière ou d'une bonne œuvre, lui permet de s'en servir pour
satisfaire à ses péchés ou pour mériter certaines grâces.
Il est écrit : « C'est une sainte et salutaire
pensée de prier pour les morts, afin qu'ils soient délivrés de leurs péchés. »
(-2 Mac. xii, 46.) Les suffrages des vivants sont donc utiles aux morts. —
« Ce n'est pas une faible autorité, disait saint Augustin, que celle de
l'Église universelle qui a coutume, au saint sacrifice de la messe, de
recommander à Dieu les âmes des défunts. » Cet usage, au témoignage de
saint Denis-l'Aréopagyte, remonte à la primitive Église.
La charité, qui relie dans un seul corps tous les membres de
l'Église, embrasse non-seulement les vivants, mais encore les morts décédés en
état de grâce ; car elle est la vie de l'âme, comme l'âme est la vie du
corps. « La charité ne s'éteint pas, » a dit saint Paul. (1 Cor.
xiii, 8.) Il en résulte que les vivants qui conservent la mémoire des morts
peuvent diriger leur intention vers eux. Aussi les suffrages des vivants
servent-ils aux morts, comme aux vivants eux-mêmes, de deux façons : par
l'union de la charité, et par l'intention de celui qui les fait. Ils ne
changent point leur état essentiel, sans doute ; mais ils allègent leur
peines, en leur obtenant des grâces.
Dans les suffrages des pécheurs en faveur des morts, il y a
deux choses à distinguer : l'œuvre opérée, et l'action de celui qui
l'opère. — L'œuvre opérée a-t-elle, comme le sacrifice de la messe et les
sacrements, une efficacité intrinsèque, indépendamment des dispositions de
celui qui l'accomplit ? Les suffrages des pécheurs sont utiles aux morts.
— Sous le second point de vue, il faut faire une nouvelle distinction. Les
pécheurs, dans leurs suffrages, agissent-ils en leur propre nom ? Ils ne
sont pas utiles aux défunts. Représentent-ils une autre personne ; par
exemple, l'Église, comme le prêtre dans les funérailles, ou un agent principal
dont l'action est méritoire ? Leur acte, qui, dans ces deux cas,
appartient à autrui, peut très-bien servir aux morts : ainsi un serviteur
coupable de péché mortel peut faire une œuvre de miséricorde par l'ordre de son
maître, jouissant de l'état de grâce. — Il suit de ces principes que si un
chrétien, mourant dans la charité, prescrit des suffrages pour le repos de son
âme, ou qu'un pieux fidèle en commande à son intention, ces suffrages lui sont
utiles alors même que les ministres qui les font n'ont pas la charité. Ils lui
profiteraient toutefois beaucoup plus, s'ils étaient accomplis par un ministre
en état de grâce[369].
Ce
serait une doctrine fausse de soutenir que Dieu n'écoute jamais les pécheurs :
il les exauce quand ils lui demandent des choses qui lui sont agréables. En
répandant ses bienfaits, non-seulement sur les justes, mais encore sur les
méchants, il agit par libéralité et par clémence. Il est écrit : « Dieu
n'exauce par les pécheurs. » (Jean ix, 31.) Mais celui qui a prononcé
cette parole était un Juif qui, n'ayant pas encore reçu l'onction du Sauveur,
ne voyait pas parfaitement.
Les suffrages faits à l'intention d'un défunt peuvent être considérés
à un double point de vue ; d'abord, comme expiant le péché par une
compensation ; et, sous ce rapport, devenus en quelque sorte l'œuvre de
celui pour qui ils sont accomplis, ils l'affranchissent de sa peine, sans
décharger de la sienne celui qui les fait : les peines de deux péchés
exigent une plus grande satisfaction que la peine d'un seul. Ensuite on peut
considérer ces suffrages comme méritant la vie éternelle, en vertu de la
charité qui en est le principe ; à cet égard, ils servent non-seulement à
celui pour qui ils sont faits, mais encore et davantage à celui qui les fait.
Quelques auteurs ont soutenu que, avant le jugement dernier,
les damnés qui ont reçu les sacrements et pratiqué des œuvres bonnes en
elles-mêmes sont soulagés par les suffrages de l'Église, de telle sorte que
leur peine en est diminuée, bien qu'elle ne soit jamais, comme l'a prétendu
faussement Origène, entièrement détruite. D'autres ont avancé que les suffrages
servent aux damnés, non en diminuant leur peine, mais en les fortifiant contre
leurs souffrances ; et ils ont cité pour exemple un homme qui, portant un lourd
fardeau, reçoit des forces lorsqu'on lui répand de l'eau sur le visage.
D'autres ont imaginé que nos suffrages, apprenant aux damnés qu'ils vivent
encore dans la mémoire des hommes, leur épargnent un surcroît de tristesse que
le délaissement absolu leur ferait ressentir. — Les deux premières opinions,
contraires à l'enseignement des Pères, ne soutiennent pas l'épreuve du
raisonnement ; car les damnés sont hors de la charité, en vertu de
laquelle les bonnes œuvres des vivants sont appliquées aux morts : ils
ont, comme les saints du ciel, atteint le terme de leur pèlerinage, et leur
malheur éternel est essentiellement fixé. Le troisième sentiment ne peut pas
non plus être soutenu comme fondé sur une loi commune. « Les morts, dit
saint Augustin, et cette remarque s'applique principalement aux damnés, ne
voient point ce qui se passe parmi les hommes. » Ils ne sauraient conséquemment
connaître nos suffrages que par une révélation spécialement accordée à
quelques-uns en dehors de la loi générale, et rien ne prouve que cette
révélation ait lieu. Il est donc plus sûr d'enseigner purement et simplement
que les suffrages des vivants ne servent point aux damnés, et que l'Église
n'entend pas leur appliquer les siens[370].
Il n'est nullement douteux que les suffrages des vivants ne
soient utiles aux âmes du purgatoire ; on a vu précédemment que les bonnes
œuvres d'un fidèle peuvent accomplir la satisfaction d'un autre, vivant ou mort.
Le péché
ne reste pas impuni lorsque nos suffrages délivrent les âmes du purgatoire ;
notre œuvre devient leur satisfaction.
Utiles seulement aux morts sortis de ce monde avec la charité,
les suffrages ne sont d'aucun secours aux enfants qui, faute de baptême, sont
retenus dans les limbes. Les œuvres des vivants ne changent point l'état des
morts en ce qui est de la récompense ou de la peine essentielle.
« Prier pour un martyr que nous devons invoquer, disait
saint Augustin, ce serait lui faire injure. »
Comblés des biens de la maison de Dieu, exempts de tous maux,
les saints du ciel ne sont aidés en aucune façon par les suffrages de l'Église.
Il y a trois secours principaux que nous pouvons donner aux
défunts : le sacrifice de l'Eucharistie, qui contient la source même de la
charité, Jésus-Christ, en qui l'Église est unie ; les prières adressées à
Dieu particulièrement pour chacun d'eux ; et l'aumône, le principal acte
de la charité. Le jeûne, et généralement toutes les autres bonnes œuvres
accomplies à leur intention, leur sont aussi très utiles.
Dans la
messe, il y a tout à la fois le sacrifice et la prière. — Les offrandes de
cierges ou d'huile sont utiles aux morts comme aumônes faites à l'Église pour
le culte divin ou pour l'usage des fidèles.
Les indulgences ne sont pas directement utiles aux morts, qui
ne peuvent faire aucune des œuvres auxquelles elles sont attachées ; mais
elles leur servent indirectement, lorsque l'Indult qui les accorde est conçu
sous cette forme : Celui qui fera ceci ou cela gagnera telle indulgence,
soit pour lui-même, soit pour les âmes du purgatoire. L'Église peut appliquer
aux défunts aussi bien qu'aux vivants les mérites du trésor commun où elle
puise les indulgences qu'elle concède.
Les pompes de la sépulture sont utiles aux vivants et aux
morts : — elles raniment parmi nous la foi à la résurrection ; — elles
obtiennent aux morts des prières qui les recommandent à la protection des
saints ; — elles sont, en outre, des aumônes par les dépenses qu'elles
nécessitent en faveur des pauvres ou pour la décoration des temples.
Les
cierges et l'huile qui brûlent sur les tombeaux soulagent accidentellement les défunts :
ces choses sont données à l'Église ou aux pauvres, et la pompe des funérailles
se fait en l'honneur de Dieu. « Les cierges et l'huile, disait saint
Jean-Damascène, sont des holocaustes. »
Les
Pères de l'ancienne alliance réglaient eux-mêmes leur sépulture ; ils
témoignaient par là leur foi à la résurrection et ils montraient que la
Providence prend soin de la cendre des morts. La chair fait partie de la nature
humaine; l'homme aime naturellement la sienne, ainsi que le marque cette parole
de l'Apôtre : « Nul ne hait sa propre chair. » (Eph., v, 29.)
Cette affection naturelle le porte à étendre le soin de son corps au-delà de la
tombe. Il ne supporte pas sans douleur la pensée de le voir livré à quelques
outrages. Quand les proches et les amis d'un défunt rendent à son corps les
devoirs de l'humanité, ils se conforment à ses sentiments en satisfaisant une
affection qu'il n'a pu satisfaire lui-même ; aussi la sépulture prend-elle
rang parmi les aumônes.
Les
pieux fidèles qui font inhumer leurs morts dans un lieu sacré en sont
récompensés par la protection des saints, auxquels ils les confient.
Il y a sur ce point deux sentiments. Quelques-uns enseignent
que les suffrages faits spécialement pour un défunt servent davantage à ceux
qui en sont plus dignes, tout ainsi que le flambeau allumé pour un riche
éclaire également toutes les personnes qui sont dans le même appartement, et
davantage celles qui ont une meilleure vue. D'autres, ne partageant pas cette
doctrine, disent, au contraire, que les suffrages appliqués spécialement à un
défunt lui servent plus qu'aux autres. Ces deux opinions ont l'une et l'autre
un côté vrai. Les suffrages pour les morts doivent être appréciés à un double
point de vue. En vertu de la charité, par laquelle tous les biens deviennent
communs, ils profitent davantage aux âmes qui ont plus de charité, quoi qu'ils
ne soient pas faits pour elles, et leur effet consiste alors dans une certaine
consolation intérieure que les défunts très-charitables éprouvent en voyant
diminuer la peine d'un autre défunt. Mais, en tant que les suffrages tirent
leur valeur de l'intention du vivant qui les applique à un mort comme une
satisfaction qu'il lui transmet, ils servent davantage, et, pour parler avec
plus d'exactitude, ils servent uniquement à celui pour qui ils sont faits.
C'est pourquoi, quant à la rémission de la peine, les suffrages sont
principalement utiles à ceux pour qui on les fait ; et, sous ce rapport,
la seconde opinion est plus dans le vrai que la première.
Les
pauvres, pour qui on ne fait que très-peu de suffrages, ont-ils donc une pire
condition que les riches ? — Rien n'empêche que la condition des riches,
en ce qui est de l'expiation, ne soit meilleure que celle des pauvres, puisque,
par rapport au royaume des cieux, l'état de ces derniers est préférable à celui
des riches, comme le marque cette parole : « Bienheureux les pauvres,
parce que le royaume de Dieu est à eux. » (Luc, vi, 20.)
Si les suffrages appliqués à plusieurs morts leur procuraient
à tous autant de soulagement qu'ils en donneraient à un seul, l'Église n'aurait
pas établi l'usage de dire la messe pour tel ou tel défunt en particulier.
Au point de vue de la charité, qui unit tous les membres de
l'Église, les suffrages faits pour plusieurs défunts donnent autant de joie à
chacun d'eux que s'ils étaient faits pour lui seul : la charité, au lieu
de s'amoindrir, s'augmente en s'étendant à plusieurs personnes, et la joie est
d'autant plus grande aussi qu'elle est partagée par un plus grand nombre
d'individus. Il s'ensuit que plusieurs âmes du purgatoire peuvent se réjouir
d'une bonne œuvre autant que si elle était faite pour chacune d'elles. Mais,
envisagés dans l'intention qui les applique, comme des satisfactions transmises
aux morts, les suffrages faits en particulier pour un seul défunt lui sont
indubitablement plus utiles que ceux qui sont appliqués tout ensemble à lui et
à plusieurs autres, puisque, dans ce dernier cas, la Justice divine en partage
le mérite entre tous ceux auxquels ils sont destinés. Ce n'est pas pour une
autre raison que l'Église a établi l'usage de prier spécialement pour tel ou
tel défunt.
Comme
les suffrages faits pour un seul servent à d'autres d'une certaine manière, on
peut, à la messe que l'on dit pour un défunt, réciter des oraisons pour
d'autres auxquels on ne se propose pas d'appliquer la satisfaction spéciale du
premier suffrage.
Par là même que deux biens l'emportent sur un seul, les suffrages
à la fois spéciaux et communs servent plus au défunt pour qui on les fait que
les suffrages communs sans les suffrages particuliers ; nous l'avons
établi dans le douzième article.
Quoique
la vertu du Christ, qui est renfermé dans l'Eucharistie, soit infinie, elle est
appliquée d'une façon limitée. Une seule messe ne délivre pas nécessairement de
toute peine les âmes du purgatoire, pas plus qu'elle ne dispenserait un vivant
de toute satisfaction pour ses péchés ; de là vient l'usage de prescrire
plusieurs messes, même pour une seule faute. Si les suffrages faits pour un
mort vont au-delà de ses besoins, il est vraisemblable que la divine
Miséricorde en applique l'excédant à d'autres âmes.
Les saints prient pour nous ; donc ils connaissent nos besoins
et tout ce qui nous concerne. — En effet, ils voient dans l'essence divine
qu'ils contemplent toutes les choses que, conformément à l'ordre et à la
droiture, ils désirent savoir. Or, comme il est de leur gloire d'aider dans la
voie du salut les hommes qui ont besoin de secours, ils souhaitent toutes les
connaissances qu'exige leur ministère, et ils les obtiennent : ils
connaissent dans le Verbe les vœux, les dévotions et les prières de ceux qui
les invoquent. Ils-aident surtout leurs proches auprès de Dieu. Le bonheur et
la joie remplissent tellement leur âme que les adversités de ceux qu'ils ont
aimés en ce monde ne sauraient les plonger dans la douleur. Dieu, en les
appelant à la patrie céleste, les a soustraits à toute affliction : leur
volonté est toujours conforme à la sienne.
Quelle
que soit leur charité pour les hommes, ils ne nous prêtent leur protection que
selon les dispositions de la Justice divine, bien que leur intercession soit
toujours très-puissante auprès de Dieu.
Les saints du ciel sont plus agréables à Dieu que ceux de la
terre. Or, à l'exemple de l'Apôtre, qui disait : « Je vous conjure,
mes frères, par Notre-Seigneur Jésus-Christ et par la charité de
l'Esprit-Saint, de m'aider de vos prières auprès de Dieu » (Rom. xv, 30),
si nous devons implorer l'intercession des saints de la terre, à plus forte
raison devons-nous conjurer les bienheureux de nous prêter le secours de leurs
prières. Nous voyons, en effet, que l'Église les invoque dans les litanies.
L'ordre établi dans tout l'univers par la divine Providence
veut que les êtres inférieurs soient conduits à Dieu par les êtres
intermédiaires qui s'en approchent de plus près. D'après cette loi, les saints
du ciel doivent nous élever au Seigneur, et c'est ce qui a lieu quand Dieu
répand ses faveurs sur nous par leur ministère. Nous devons, en conséquence,
les constituer nos intercesseurs et en quelque sorte nos médiateurs auprès de
Dieu.
Quoique
les plus grands saints soient les mieux écoutés de Dieu, il est utile
d'invoquer parfois les saints les moins élevés, soit parce qu'ils inspirent
plus de confiance, soit pour éviter l'ennui des mêmes prières, soit à raison
d'un privilège particulier qui leur a été accordé de nous protéger contre
certains maux, soit dans le but de les honorer tous, soit enfin pour obtenir
par les prières de plusieurs ce que l'on n'obtiendrait point par celles d'un
seul.
Les saints prient pour nous de deux manières : d'abord
par leurs prières expresses, où ils implorent la clémence divine en notre
faveur ; ensuite, par leurs prières interprétatives, c'est-à-dire par
leurs mérites, qui, toujours présents devant Dieu, sont pour nous des
suffrages, comme le sang même de Jésus-Christ. Expresses ou interprétatives,
leurs prières ont par elles-mêmes assez de puissance pour obtenir ce qu'ils
demandent. Nos fautes peuvent empêcher l'efficacité de celles qui ne sont
qu'interprétatives ; mais leurs prières expresses sont toujours exaucées. Ne
voulant que ce que Dieu veut, ils ne demandent que les choses qui peuvent être
accomplies.
Ils ne sollicitent point ce qu'ils ne peuvent pas obtenir ;
voilà pourquoi leurs prières sont toujours exaucées. Ne dites pas que la
volonté de Dieu s'accomplirait également sans leur médiation. Dieu peut avoir
ordonné, dans les desseins de sa providence, que les prédestinés seraient
sauvés par les prières des saints ; il veut remplir, par leur
intercession, ce qu'eux-mêmes aperçoivent dans sa volonté.
Il est écrit : « Il y aura des signes dans le
soleil, dans la lune et dans les étoiles. » (Luc, xxi, 25.)
Jésus-Christ, venant juger la terre, apparaîtra dans sa
gloire, à cause de son autorité même de juge ; il appartient à la
puissance judiciaire de commander le respect et la soumission. Plusieurs signes
le précéderont, pour préparer d'avance les hommes à sa sentence, en les
avertissant du suprême jugement.
Quels seront ces signes ? Il n'est pas facile de le
savoir. Comme l'observe saint Augustin, ceux que nous lisons dans l'Évangile se
rapportent non-seulement au jugement universel, mais encore au temps de la
ruine de Jérusalem, et même à l'avènement par lequel Jésus-Christ visite
continuellement son Église ; peut-être même trouverait-on, en y regardant
de près, qu'aucun d'eux, selon la remarque de ce grand Docteur, ne concerne
proprement le dernier avènement du Sauveur. Les tumultes, les séditions, les
guerres, les terreurs, s'y manifesteront sans doute avec plus d'éclat et
d'intensité que dans les premiers âges du genre humain. Mais à quel degré
devront ils s'élever pour annoncer le dernier jour du monde ? On l'ignore.
Il se
peut que les signes qui préluderont à la consommation des siècles fassent
partie du jugement, et que ce qui est appelé le jour du jugement les renferme
tous. Si l'Écriture annonce que le Seigneur viendra comme un voleur, c'est pour
nous marquer que les signes avant-coureurs n'en feront pas connaître le moment
précis.
Dans son
premier avènement, Jésus-Christ voulut rester caché ; aucun signe ne dut
le précéder. Dans le second, où il apparaîtra plein de gloire et de majesté,
des signes éclatants marqueront son arrivée.
Ce ne sera pas à l'avènement du Sauveur, ce semble, que
s'éteindra la lumière des astres ; il est probable, au contraire, que,
dans cet instant, elle sera augmentée, et que le monde entier prendra une
nouvelle face, selon cette parole d'Isaïe : « La lumière de la lune
ressemblera à celle du soleil, et la lumière du soleil sera sept fois plus
brillante. » (xxx, 26.) Mais il est certain que, dans le temps qui
précédera de très-près le jugement, le soleil, la lune et les autres astres
perdront soit successivement, soit tous ensemble, leur lumière. La puissance
divine opérera ce prodige pour effrayer les hommes.
Job disait : « Les colonnes du ciel tremblent et
frémissent à son moindre signe. » (xxvi, 11.) Quelles sont les colonnes du
ciel, sinon les vertus des cieux ? — Il est pareillement écrit dans saint
Matthieu : « Les étoiles tomberont du ciel, et les vertus des cieux
seront ébranlées. » (xxiv, 29.)
Soit que l'on entende par « les vertus des cieux »
tous les anges, soit que l'on applique cette expression à l'ordre angélique qui
porte spécialement ce nom et dont la fonction est de mouvoir les corps
célestes, il est certain que les vertus des cieux seront ébranlées à l'avènement
du Sauveur ; la vue d'un spectacle si extraordinaire frappera d'admiration
toutes les puissances célestes ; l'ordre des vertus, cessant de mouvoir
les astres qui produisent les phénomènes du monde inférieur, sera véritablement
ébranlé, c'est-à-dire forcé de quitter son office propre.
Il est écrit : « Je vis un ciel nouveau et une terre
nouvelle. » (Apoc. xxi, 1.)
Si le monde a été fait, à certains égards, pour l'homme, il
faut que, quand l'homme sera glorifié dans son corps, les éléments qui
composent le monde soient aussi améliorés, afin que la création devienne un
séjour plus convenable et d'un aspect plus agréable. Selon l'expression de
l'Apôtre, « la corruption ne possédera pas l'incorruptibilité. » (1
Cor. xv, 50.) — Quoique le péché ne puisse pas, à proprement parler, souiller
les choses corporelles, il leur imprime néanmoins une sorte d'inaptitude aux
usages spirituels. Si les lieux profanés par certains crimes doivent, avant de
servir à la célébration des saints mystères, subir une purification, les
éléments, pour une raison semblable, seront purifiés avant leur transformation
glorieuse.
Le Psalmiste dit : « Le feu s'enflammera en la
présence de Dieu. » (xlix, 3.) Saint Pierre ajoute : « Les cieux
embrasés se dissoudront ; .l'ardeur du feu fondra les éléments. » (2 Pier.
iii, 12.) La purification du monde s'opérera donc par le feu.
Le feu est le plus noble des éléments : il a des
propriétés naturelles, telles que la lumière, qui ressemblent beaucoup aux
propriétés de la gloire. Doué d'une très-grande activité, il ne se mêle pas,
comme les autres éléments, aux substances étrangères. La sphère qu'il occupe ne
nous permettant pas, à raison de son éloignement, d'en faire un usage aussi
fréquent que de la terre, de l'eau et de l'air, il contracte moins l'infection
du péché. Il possède au suprême degré la vertu de purifier, de diviser et de
raréfier les corps. Pour ces motifs, il peut, mieux que toute autre substance,
opérer la purification dernière.
Saint Pierre a comparé la purification du monde par le feu à
celle qui, au temps du déluge, eut lieu par l'eau. (2 Pier. iii, 3 et suiv.) Or
l'eau qui submergea la terre était de la même espèce que celle qui existe parmi
nous. Donc le feu qui purifiera le monde sera aussi de la même nature que le
nôtre. — Descendra-t-il du ciel ? Sera-t-il produit par la concentration
des feux du firmament ? Sortira-t-il des entrailles de la terre ? —
Nul ne le sait. — Il est assez probable que la terre, par un effet de la
puissance divine, le fera sortir de son sein.
La purification dernière, dont le but sera de dégager des
corps ce qui y est contraire à la perfection glorieuse de l'homme, ne s'étendra
point aux corps célestes, dans lesquels, à l'exception de leur vicissitude qui
paraît être une voie vers la perfection, rien ne répugne au dernier état du
monde. Conséquemment les cieux supérieurs ne subiront point la purification du feu ;
l'immobilité, produite par la volonté divine, leur en tiendra lieu.
Quand
saint Pierre dit que « la violence du feu dissoudra les cieux et fondra
les éléments » (2 Pier. iii, 12), il parle des cieux aériens, qui furent
purifiés, dans les temps anciens, par les eaux du déluge.
Les quatre éléments, purifiés des souillures et des taches
qu'ils ont contractées par les péchés des hommes, n'en conserveront pas moins
leur substance et leurs propriétés essentielles.
Dans ces
paroles de l'Apocalypse : « Le premier ciel et la première terre ont
disparu, et la mer n'est plus » (xxi, 1), la mer signifie le siècle
présent. Si l'on prenait cette expression littéralement, il faudrait dire que
la mer subsistera quant à la substance de ses eaux, mais non sous le rapport de
leur propriété saline et de l'agitation de ses flots. — Instrument de la
Providence et de la vertu divine, le feu agira sur les éléments, non pour les
détruire, mais pour les purifier. Il en sera des corps comme du fer
incandescent, qui, oté de la fournaise, reprend naturellement son premier état.
Saint Pierre nous apprend que les mêmes lieux autrefois
purifiés par l'eau le seront par le feu » (2 Pier. iii, 3 et suiv.) ;
et saint Augustin dit : « Le monde qui a péri par le déluge subira la
dernière conflagration. » Les eaux du déluge se sont arrêtées à quinze
coudées au-dessus des plus hautes montagnes. Il n'est pas probable que le feu
du dernier embrasement doive monter beaucoup plus haut : une telle
élévation est suffisante pour purifier les éléments de l'infection du péché et
des impuretés qui proviennent de leurs mélanges.
Cette
purification aura pour principale fin d'éloigner du séjour des saints toute imperfection ;
elle rejettera les scories impures dans l'enfer, qui, loin d'être purifié,
recevra toutes les immondices de l'univers, conformément à cette parole : « Sa
lie n'est pas épuisée ; tous les pécheurs de la terre en boiront. »
(Ps. lxxiv, 9.)
Le ciel
empyrée, dont les mauvais anges furent bannis immédiatement après leur péché,
n'a pas besoin de purification.
Il est écrit : « Le feu le précédera. » (Ps.
xcvi, 3.)
À son premier acte, la conflagration du monde précédera le
jugement dernier. En effet, la résurrection des morts doit s'accomplir avant le
jugement, comme on le voit par ces paroles : « Ceux qui se seront
endormis seront emportés dans les airs au-devant du Seigneur. » (1 Thes.
iv, 16) Or, suivant cet oracle ; « Le corps, semé dans l'abjection,
ressuscitera dans la gloire » (1 Cor. xv. 43), les saints recevront la
glorification de leur corps au moment même de la résurrection générale. De
plus, conformément à cette autre parole : « La créature elle-même
sera délivrée de son asservissement à la corruption pour participer à la
liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rom. viii, .21), toute la
création sera renouvelée à sa manière en même temps que les corps des saints
seront glorifiés. Par conséquent, la conflagration dernière qui doit purifier
le monde commencera avant le jugement ; à son acte secondaire qui
consistera, en exécution de la sentence du souverain Juge, à envelopper les
méchants dans l’enfer, elle suivra le jugement.
Le feu de la dernière conflagration agira par sa vertu propre
et comme instrument de la divine Justice. — Par sa vertu propre, il produira
les mêmes effets sur tous les hommes, bons ou méchants, qu'il trouvera encore vivants ;
il réduira leurs corps en cendres. — Comme instrument de la Justice divine, il
produira des effets divers. Les méchants en subiront toutes les rigueurs, au
lieu que les hommes parfaitement justes, qui n'auront point de souillure à
purifier, semblables aux trois enfants dans la fournaise de Babylone, seront
impassibles au milieu de ses flammes. Les bons dont les corps auront quelque
chose à purifier éprouveront une douleur plus ou moins vive, selon leur degré
de culpabilité. — Après le jugement, ce feu n'agira que sur les réprouvés ;
les élus auront des corps impassibles.
Trois
raisons nous expliquent pourquoi les hommes que le feu trouvera vivants
pourront être purifiés dans peu d'instants. Effacées en partie par les terreurs
et les persécutions des derniers temps, les souillures de leur conscience
seront peu nombreuses. Ils subiront leur peine volontairement dans ce monde, où
la douleur ainsi acceptée purifie plus promptement que les supplices de l'autre
vie, comme on le voit par les martyrs, dont le supplice est court
comparativement à la peine du purgatoire. Enfin le feu gagnera en intensité ce
qu'il perdra en durée.
Dans la purification du genre humain, les bons seront séparés
des méchants, selon cette parole : « Il a le van en main pour
nettoyer son aire ; il amassera le blé dans ses greniers, et il brûlera la
paille dans un feu qui ne s'éteindra jamais. » (Luc, iii, 17.) Il en sera
de même dans la purification des éléments du monde. Les matières viles et
souillées seront rejetées dans l'enfer avec les réprouvés ; tout ce qu'il
y aura de noble et de beau sera réservé pour le glorieux séjour des élus. Le
feu purificateur subira lui-même une séparation analogue. « Ses matières
grossières et brûlantes, dit saint Basile, se concentreront dans l'enfer pour
le supplice des damnés, tandis que ses parties pures et lumineuses iront servir
à la gloire des élus dans les régions supérieures de la création. »
La
gloire des élus recevra, après le jugement, des splendeurs nouvelles, et le
supplice des damnés des rigueurs nouvelles. Pour cela même, un feu nouveau sera
ajouté au feu préparé, dès le commencement, dans l'enfer pour les damnés, et la
partie supérieure du monde brillera d'un plus ravissant éclat pour accroître la
gloire des élus.
Job disait : « Je sais que mon Rédempteur est
vivant, et qu'au dernier jour je ressusciterai de la terre ; revêtu de
cette peau, je verrai mon Dieu dans ma chair. » (xix, 25.) Il parlait en
homme inspiré ; donc il y aura une résurrection. — Nous sommes les membres
d'un Chef divin qui vit et vivra éternellement en corps et en âme ; car « le
Christ, ressuscité d'entre les morts, ne meurt plus. » (Rom. vi, 9.) Les
membres devant être vivifiés par leur Chef, tant pour le corps que pour l'âme,
nos corps ressusciteront.
Et, en effet, la fin dernière de l'homme, celle que tous
désirent naturellement, c'est le bonheur. Or, le bonheur parfait ne se trouvant
pas dans cette vie, il faut nécessairement admettre la résurrection ; car,
du moment que dans l'homme l'âme est unie au corps, non comme l'agent à un
instrument ou le nautonnier à son navire, mais comme la forme à la matière, il
est évident qu'elle ne pourra jouir de toute la félicité qu'elle désire, tant
qu'elle ne sera pas réunie à son corps.
Certaines
œuvres appartiennent aux deux parties de l'homme, et non pas seulement à son
âme. L'homme tout entier, composé d'une âme et d'un corps, devant recevoir la
récompense de ses actions, le corps ressuscitera.
Il est écrit : « Tous ceux qui sont dans les
tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu, et tous ceux qui l'entendront
vivront. » (Jean, v, 25.) Et encore : « Nous ressusciterons
tous. » (1 Cor. xv, 51.) — De plus, tous les hommes méritent une peine ou
une récompense, soit pour leurs propres actions, comme les adultes, soit pour
l'action d'autrui, comme les enfants. Donc tous ressusciteront.
La raison principale qui nécessite la résurrection, c'est que
l'âme, séparée du corps, ne saurait parvenir à la perfection dernière de
l'espèce humaine. Comme ce qui tient à la nature d'une espèce doit se trouver
dans tous les individus qui lui appartiennent, tous les hommes ressusciteront
aussi bien qu'un seul.
Le
Psalmiste, disant : « Les impies ne ressusciteront pas au jour du
jugement » (i, 5), parlait de la résurrection glorieuse, qui ne sera pas
leur partage.
Naturelle dans le sens qu'elle aura pour terme une vie
conforme à notre nature, la résurrection des corps sera miraculeuse du côté de
son principe ; il n'y a dans le monde aucune force capable de la produire.
« Les
phénomènes de la nature, disait saint Grégoire, nous offrent l'image de la
résurrection. La lumière, qui semble mourir en se dérobant à nous, reparaît par
une sorte de résurrection, avec un nouvel éclat. Les arbres dépouillés de leur
verdure, s'en couvrent de nouveau. Les semences, qui meurent par la pourriture,
renaissent à une nouvelle vie par la germination. » Ce spectacle de la
création nous élève aux choses surnaturelles par des raisons persuasives. Il en
faut dire autant des exemples cités par l'Apôtre (1 Cor. xv, 35) Ils nous
inculquent la foi à la résurrection.
La résurrection du Christ a plus de rapport avec la
résurrection corporelle qu'avec la résurrection spirituelle qui s'accomplit par
la justification. Elle est la cause de notre résurrection spirituelle ; car
saint Paul dit : « Le Christ est ressuscité pour notre justification. »
(Rom. iv, 25.) Donc elle est aussi la cause de la résurrection de nos corps.
En effet, Notre-Seigneur est le médiateur de Dieu et des
hommes en raison de sa nature humaine, par laquelle il fait parvenir aux hommes
les dons divins. Autant un don de la bonté divine est nécessaire pour nous
retirer de la mort spirituelle, autant nous avons besoin de la vertu divine
pour sortir de la mort corporelle par la résurrection. Puisque le Christ a reçu
dans sa nature humaine les prémices de la grâce, et que sa grâce, selon cette
parole : « Nous avons tous reçu de sa plénitude, grâce pour grâce, »
est la cause de nos grâces, la résurrection a commencé en lui, et la sienne est
la cause de la nôtre : en tant que Dieu, il en est, avec son Père, la
cause première ; puis, en tant que Dieu et homme sorti du tombeau, il en
est tout à la fois la cause prochaine, efficiente et exemplaire. On pourrait
même dire que sa résurrection est, par la vertu divine, la cause instrumentale
de la nôtre, puisque, dans ses opérations, il avait coutume de se servir de son
corps comme d'un instrument.
Ainsi,
la résurrection générale des corps sera l'œuvre du Christ, homme ressuscité,
qui, par sa vertu divine, la produira à sa propre ressemblance dans tous les
hommes, pour ce qui est de sa vie immortelle ; et dans les saints, pour
tous les privilèges de sa vie glorieuse.
« Le Seigneur descendra du ciel au son de la trompette,
écrit l'Apôtre, et ceux qui seront morts dans le Christ ressusciteront. »
(1 Thes. iv, 15.) — Notre-Seigneur avait dit aussi : « Les morts
entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'entendront vivront. »
(Jean, v, 25.)
L'effet et la cause devant être en rapport, si le Christ
ressuscité est la cause de la résurrection générale des corps, il l'annoncera
par quelque signe corporel. — Ce signe sera vraisemblablement, comme
quelques-uns le pensent, le son même de sa voix, commandant aux morts de sortir
du sépulcre, ainsi qu'il commanda autrefois à la mer de se calmer ; bien
que l'on puisse croire aussi, avec d'autres, qu'il consistera dans l'apparition
sensible du Fils de Dieu au milieu du monde, selon cette parole : « Comme
l'éclair part de l'Orient et apparaît jusqu'à l'Occident, ainsi en sera-t-il de
l'avènement du Fils de l'Homme. (Matth. xxiv, 27.) Saint Grégoire disait :
« Le son de la trompette n'est autre chose que la manifestation du Fils de
Dieu comme juge de l'univers. » — L'apparition du Christ est appelée « la
voix du Seigneur », parce qu'elle aura la puissance d'un ordre, auquel la
nature s'empressera d'obéir par son concours à la restauration du corps humain ;
elle se nomme aussi « le son de la trompette », par similitude avec
l'usage que l'on faisait de la trompette sous l'ancienne loi ; car si,
chez les Juifs, la trompette appelait aux assemblées, excitait au combat et
conviait aux fêtes, les hommes ressuscités viendront aussi à l'assemblée du
jugement, auront part au combat de l'univers contre les insensés, et
assisteront à la fête de l'éternelle solennité.
Les
morts, dira quelqu'un, auront-ils donc le sens de l'ouïe, pour comprendre la
voix céleste ? — Nous répondons que cette voix produira le même effet que
les paroles de la forme des sacrements ; elle tirera son efficacité de
cela seul qu'elle sera émise, et elle agira comme la parole qui délie pour
ainsi dire la sensibilité d'un homme endormi, avant d'en être comprise.
Il est écrit : « Le Seigneur descendra du ciel à la
voix de l'archange, et les morts ressusciteront. » (1 Thes. iv, 45.) Cela
seul prouve que les anges seront employés dans la résurrection.
Deux choses appartiendront à la transformation des corps, à savoir :
la collection et la réunion des cendres pour la reconstruction du corps humain.
Dieu, qui se sert des anges dans la direction des choses corporelles, emploiera
leur ministère pour ce double office ; mais il accomplira lui-même, par un
acte immédiat, la réunion de l'âme et du corps, ainsi que la glorification du
corps.
Les
cendres des morts seront recueillies principalement par l'archange saint
Michel, qui est le prince de l'Église ; il sera aidé par les anges des
ordres inférieurs, de telle sorte que ce qu'il fera sera l'œuvre aussi des
anges supérieurs. Aussi peut-on dire également que le ciel fera entendre sa
voix par un ange ou par plusieurs anges.
Job disait : « Lorsque l'homme s'est endormi dans la
mort, il ne ressuscitera point
jusqu'à ce que le ciel soit détruit. » (xiv, 12.)
Il serait contraire à l'ordre établi dans les choses par la
divine Providence, que la matière des corps inférieurs parvînt à l'état
d'incorruptibilité pendant que les corps célestes, auxquels elle est soumise dans
ses transformations, accompliront leur mouvement. Or puisque, selon l'enseignement
de la foi, la résurrection donnera à nos corps une vie immortelle, comme celle
du Christ, qui, « une fois ressuscité d'entre les morts, ne meurt plus »
(Rom. vi, 9), il est à propos qu'elle soit différée jusqu'à la fin du monde,
époque où cessera le mouvement du ciel.
C'est
par un privilège spécial qu'il a été accordé à quelques-uns de ressusciter
avant la fin du monde.
« Ce jour et cette heure, a dit le Sauveur, personne ne les
sait, pas même les anges du ciel. » (Matth. xxiv, 36.) Donc l'époque de la
résurrection nous est cachée.
Combien de générations comptera le dernier âge du monde ?
Combien de temps s'écoulera jusqu'à la résurrection où cessera le mouvement du
ciel ? Nul ne saurait le calculer par les lumières de la raison, et on ne
le sait pas non plus par la révélation. Dieu s'est réservé ce secret, afin que
les hommes se tinssent toujours prêts à paraître devant le souverain Juge. Aux
Apôtres qui l'interrogeaient sur la consommation des choses, Notre-Seigneur
répondit : « Ce n'est pas à vous de connaître les temps et les moments
que le Père a réservés à sa puissance. » (Act. i, 7.) Saint Augustin fait
remarquer très-bien que cette parole impose silence aux hommes téméraires qui
voudraient se livrer à des supputations pour fixer une époque que le Verbe n'a
pas voulu révéler même aux Apôtres.
Nul ne peut savoir avec certitude l'heure de la résurrection.
Plusieurs disent avec assez de probabilité qu'elle aura lieu au crépuscule du
matin, le soleil étant à l'Orient et la lune à l’Occident ; le Christ,
dont la résurrection est le type et le modèle de la nôtre, ressuscita à l'aube
du jour.
Saint Paul dit : « Nous ressusciterons tous dans un moment,
en un clin d'œil. » (1 Cor. xv, 51 et 52.)
Les choses confiées au ministère des anges ne seront pas
instantanées, bien qu'elles soient opérées dans un temps imperceptible ; mais
celles qui se feront par la vertu divine s'accompliront subitement, lorsque les
anges auront terminé leur ministère.
Le son
de la trompette, agissant à la manière de la forme des sacrements, produira son
effet et son dernier retentissement.
« Comme tous meurent en Adam, écrivait saint Paul aux
Corinthiens, ainsi tous revivront en Jésus-Christ. » (1 Cor. xv, 22.) Un
peu plus loin, le même apôtre, établissant une comparaison entre la semence et
la résurrection, disait : « Ce que vous semez ne reprend point la
vie, s'il ne meurt auparavant. » (xv, 36.) On le voit, tous les hommes
mourront pour ressusciter de la mort.
Les Pères embrassent, il est vrai, divers sentiments dans
cette question ; mais le plus sûr et le plus suivi, c'est que tous les
hommes mourront et ressusciteront. Cela est conforme : d'abord, à la
justice divine, qui, à cause du péché originel, nous a tous soumis à la mort ;
ensuite, à l'enseignement de l'Écriture, d'où nous apprenons que tous les
hommes ressusciteront, ce qui ne se peut dire que des corps tombés en
dissolution ; enfin, à l'ordre de la nature, où les choses viciées et
corrompues se régénèrent en passant par la mort.
Tous les hommes ressusciteront de la mort ; donc ils
renaîtront de leurs cendres dans la résurrection générale, sauf un privilège
particulier de la grâce accordé à quelques-uns pour une plus prompte
résurrection qui les a préservés de la corruption. — L'Écriture, qui enseigne
la résurrection, nous enseigne aussi la reformation des corps.
La Justice divine, en infligeant à l'homme la peine de mort,
lui a pareillement infligé la dissolution de son corps, comme on le voit par
cette parole même : « Tu es poussière, et tu retourneras en
poussière. » (Gen. iii, 19.) Ceci, du reste, ne nous sera pas particulier ;
tous les corps mixtes reviendront à leurs éléments simples.
Ce qui
reste du corps de l'homme après sa dissolution prend le nom de cendres, à cause
de la coutume généralement admise par les Anciens de brûler les corps des
défunts et de conserver leurs cendres. Le feu, qui purifiera la face du monde,
réduira en cendres tous les corps des hommes qu'il trouvera existants, et même
ceux des morts, en agissant sur la matière qui en subsistera.
Croire que les cendres de nos corps auront conservé une
inclination naturelle pour notre âme, ce serait, ce nous semble, contredire
tout à la fois les sens et la raison ; car le corps humain peut être
ramené aux principes élémentaires dont il se compose, ou être changé dans la
chair des autres animaux. De tels éléments, réduits à cet autre état, ne
conservent assurément aucune inclination naturelle pour la résurrection ; ils
ne s'y rapportent qu'en vertu d'un ordre de la divine Providence qui a réglé
que les cendres des corps seront de nouveau unies à l'âme qui les animait, et
non pas à une autre âme.
L'âme,
après la mort, gardant la même nature qu'elle avait pendant son union avec le
corps, conserve le désir de lui être unie de nouveau ; mais il en est
autrement du corps.
« Je verrai mon Dieu dans ma chair. » (Job. xix,
26.) Ces paroles prouvent que notre corps ressuscitera identiquement le même.
Le mot résurrection se dit de ce qui, après être tombé, se
relève. Or ce qui tombe par la mort, c'est le corps que nous avons maintenant.
Donc ce corps-là ressuscitera. Et, en effet, l'âme n'ayant pas cessé de vivre,
la résurrection ne concerne que le corps, qui seul subit la mort. Si donc l'âme
ne reprenait pas le même corps, en vain l'on parlerait de résurrection ; il
faudrait dire l'assomption d'un nouveau corps.
Le corps ressuscité sera le même que le corps inhumé, mais il
aura d'autres prérogatives : enseveli mortel, il ressuscitera immortel ;
l'âme y trouvera un changement en rapport avec le sien propre.
La
matière première des choses corruptibles est susceptible de dimensions
indéterminées ; et, comme ce qui se conçoit dans la matière avant la forme
y existe encore après la séparation de la forme, il se peut que, quand l'âme a
quitté la matière dont elle était la forme vivifiante, cette matière, revenue à
son état primitif, conserve, malgré les formes diverses qu'elle revêt ensuite,
plus de rapport avec les choses dont elle a fait partie, que toute autre
matière ; de là la reformation du corps humain avec la même matière qui le
composait. Cela se conçoit d'autant mieux que, le corps ne renfermant à lui
seul aucune forme substantielle, la mort n'en détruit aucune, puisqu'elle
n'atteint pas l'âme. La même matière première étant reprise par l'âme, le corps
ressuscitera identiquement le même.
Job, parlant de la vision de Dieu après la résurrection, disait :
« Je verrai mon Dieu dans ma chair ; je le verrai moi-même et non
autre. » (xix, 26.)
Nous l'avons dit, l'homme ne peut parvenir à sa fin dernière
que par la résurrection. Or, pour atteindre sa fin, il faut qu'il y arrive identiquement
le même, ou bien la constitution de son être serait vicieuse. Donc il
ressuscitera absolument le même. La proposition contraire serait une hérésie.
On a dit :
les choses dont la forme est corruptible ou sujette au changement ne se
reproduisent pas numériquement les mêmes. La statue faite avec le métal d'une
autre statue n'est pas numériquement la première statue. — Remarquons-le, la
forme des choses soumises à la génération et à la corruption ne conserve pas
l'existence après la dissolution du composé, tandis que l'âme, après sa
séparation du corps, gardant l'être qu'elle avait auparavant, le corps revit
par la communication qu'elle lui en fait, sans que l'être substantiel de
l'homme ait subi aucune interruption. Rien ne s'oppose donc à ce que l'homme
revive identiquement et numériquement le même. Il n'y a point de parité dans
l'exemple de la statue, dont la forme s'est évanouie avec la statue même,
tandis que l'âme survit à la dissolution du corps.
Dans les objets d'art, qui dépendent plus de leur matière que
les choses naturelles, il n'est pas nécessaire pour les réparer avec la même
substance, de remettre à la même place tous les grains de matière ; il ne
le sera pas davantage pour reformer le corps humain, sans préjudice de son
identité. Mais, pour la convenance des choses, il est probable que les parties
essentielles et organiques reprendront leur première proportion, bien qu'il
n'en soit peut-être pas de même pour les parties accidentelles, comme les
ongles et les cheveux.
L'âme est non-seulement la forme et la fin de notre corps,
mais la cause efficiente ; elle est par rapport à lui ce qu'est l'art dans
une œuvre artificielle ; car elle contient implicitement et originellement
ce que manifestent nos organes. C'est pourquoi, de même qu'une œuvre
artificielle qui manquerait des qualités requises par l'art ne serait point
parfaite, de même l'homme dont le corps ne répondrait pas pleinement à l'âme
n'aurait pas non plus toute sa perfection. Il faut, en conséquence, que tous
les membres qui constituent maintenant le corps humain reprennent la vie dans
la résurrection, où l'homme revivra tout entier pour recevoir sa perfection
dernière.
Quand un
agent cesse d'opérer, son instrument n'est point inutile ; il en manifeste
la vertu ; ainsi les organes corporels, privés de leur office, montreront
la vertu des puissances de l'âme, pour faire éclater la sagesse de Dieu. Les
intestins ressusciteront dans le corps, comme les autres organes ; ils
seront remplis de nobles humeurs, et non de honteuses superfluités.
Il est écrit : « Il ne périra pas un cheveu de votre
tête. » (Luc, xxi, 18.)
Parmi les parties de notre corps, les unes, comme le cœur, les
mains et les pieds, exécutent les opérations de l'âme ; les autres,
semblables aux feuilles qui abritent les fruits, servent à protéger d'autres
parties, et telle est la fonction des ongles et des cheveux. Puisque l'homme
ressuscitera dans toute la perfection de sa nature, il reparaîtra avec ses
ongles et ses cheveux.
La résurrection du Christ est le modèle de la nôtre : or
le Christ ressuscita avec son sang ; autrement, le vin ne se changerait
pas en son sang par la consécration eucharistique. Donc, le sang reviendra dans
le corps humain.
En effet, tout ce qui contribue à l'intégrité de la nature
humaine ressuscitera avec notre corps pour les raisons données précédemment, et
tel est le sang qui, destiné par la nature à la formation des organes, a déjà
par lui-même une forme déterminée.
Par ces paroles : « Ni la chair, ni le sang ne
posséderont le royaume de Dieu. » (1. Cor. xv, 50), il faut entendre la
corruption qui domine maintenant dans la chair et le sang.
Le sang
complétera l'intégrité de la nature humaine et en manifestera la vertu
naturelle.
Puisque tous les hommes, et principalement les élus, auxquels
le Seigneur a promis qu'il ne périra pas un cheveu de leur tête, revivront dans
leur perfection, les choses qui ont contribué à la vérité de la nature humaine
ressusciteront avec nous.
Celles qui sont inhérentes au principe vital dont un homme
tient l'existence se ranimeront avec le corps ; mais les éléments qui s’y
sont adjoints par l'alimentation ne reparaîtront qu'autant qu'ils seront
nécessaires à la complète restauration de la nature humaine ; car il en
est du corps humain comme d'une cité où certains citoyens, disparaissant par la
mort, sont remplacés par d'autres, de telle sorte que la population qui,
matériellement parlant, passe et revient, reste la même dans l'espèce. L'homme
reste le même numériquement, malgré la disparition de certains éléments de son
corps remplacés par d'autres.
On a
demandé ce qui adviendra quand la même chose aura appartenu à la nature humaine
dans plusieurs individus ; par exemple, lorsque quelqu'un aura mangé la
chair de son semblable. — Il faut observer d'abord que ce qui est le produit de
la nourriture n'appartient pas essentiellement à la vérité de la nature
humaine, et que, dès lors, il n'est pas nécessaire que tout ce qui provient de
la transformation des aliments reparaisse dans la résurrection ; il suffit
que cela seul ressuscite qui est indispensable pour la réintégration de la
nature humaine dans chaque individu. Quant à la supposition d'un homme qui a
mangé son semblable, nous dirons que les chairs mangées, n'appartenant pas à la
vérité de sa nature, ressusciteront, non en lui, mais plutôt dans son
semblable. Chaque chose ressuscitera dans celui où elle aura mieux atteint la
perfection de l’espèce ; et si elle s'en est approchée également dans deux
individus, elle appartiendra à celui qui l'a possédée primitivement.
Si toutes les choses qui vont et viennent dans le corps d'un
homme ressuscitaient avec tout ce qui y a existé depuis sa naissance, chacun de
nous, dépassant de beaucoup sa forme naturelle, serait d'un volume démesuré.
Ces choses ressusciteront autant qu'il sera nécessaire pour la totalité du
corps humain, mais non dans leur totalité matérielle.
L'Apôtre disait : « Jusqu'à ce que nous parvenions
tous à l'état d'un homme parfait, à l'âge de la plénitude du Christ »
(Eph. iv, 13) : or le Christ est ressuscité à l'âge viril, qui, selon
saint Augustin, commence à trente ans environ ; donc tous les hommes
ressusciteront dans cet âge. En effet, la nature humaine est imparfaite non-seulement
dans les enfants, où elle n'est pas arrivée à sa perfection, mais dans les
vieillards, où elle l'a perdue. Pour cela même, Dieu, qui l'a formée sans
défauts, la ramènera, dans tous les hommes, à l'âge où finit l'accroissement et
où commence le déclin.
Chacun ressuscitera avec la taille qu'il aurait eue au terme
de sa croissance, en supposant que sa nature particulière n'eût pas trouvé
d'obstacles à son développement ; ce qui sera nécessaire en plus ou en
moins, la puissance divine l'ajoutera ou le supprimera.
De même qu'il y aura des différences dans la taille, il y en
aura pareillement dans- les sexes ; mais la concupiscence, d'où naît la
honte, aura disparu.
Le Seigneur a dit : « Dans la résurrection, les
hommes n'auront point de femmes, ni les femmes de maris. » (Matth. xxii,
30.)
La faculté générative a pour but de remplir les vides creusés
par la mort et de multiplier le genre humain. Or, du moment que la race humaine
aura atteint le terme fixé par Dieu, les opérations de cette faculté seront
sans objet. Les autres actes de la vie corporelle n'existeront pas davantage
après la résurrection. Le corps, qui ne sera plus sujet à aucune déperdition,
n'aura besoin ni de nourriture ni de repos. Ainsi les appétits de la vie
animale n'existeront point dans les corps ressuscités.
Il n'y a
de jouissances pures que dans les délectations spirituelles, les seules qui
doivent être recherchées pour elles-mêmes. Prétendre le contraire, ce serait
ressembler aux malades qui, par un goût dépravé, trouvent du plaisir dans des
aliments que repousse l'homme sain.
« Ce qui est semé dans la corruption ressuscitera
incorruptible. » (1 Cor. xv, 42.) — « Ce qu'on met en terre est sans
force ; il en ressuscitera plein de vigueur. » (Id., 43.)
On voit par ces paroles que les corps des saints seront impassibles.
La passion, d'où est venu le mot impassibilité, désigne ordinairement un
mouvement qui est contraire à la nature. Or, après la résurrection, les corps
des saints seront parfaitement soumis à leur âme, qui sera parfaitement soumise
elle-même à Dieu. Rien ne pouvant altérer ni détruire le domaine de l'âme sur
son corps glorifié, les corps glorieux seront impassibles.
La
puissance divine peut laisser aux corps les propriétés qu'il lui plait et ôter
les autres. Elle détruira, dans les corps glorieux, la passibilité des humeurs,
bien qu'elle en laisse subsister la nature, comme elle ôta au feu de la
fournaise de Babylone le pouvoir de consumer les trois enfants, tout en lui
conservant la faculté de brûler certaines choses.
Ils auront tous la même impassibilité, si l'on entend par ce
mot l'exemption de toute souffrance ; mais si l'on remonte à la cause qui
produit l'impassibilité, c'est-à-dire à la domination de l'âme sur le corps,
plus ils jouiront parfaitement de Dieu, plus leur impassibilité sera grande.
L'impassibilité ne privera pas les corps glorieux de
l'exercice, de leurs sens. Ce qui le prouve, c'est, d'abord, cette parole de
l'Apocalypse : « Tout œil le verra » (i, 7) ; et, ensuite,
ces autres de la Sagesse : « Ils courront comme des feux à travers
les roseaux » (iii, 7), par lesquelles on voit que les saints auront
l'usage non-seulement de leurs sens, mais de leurs membres. Leur vie
corporelle, privée de toute sensibilité organique, ressemblerait évidemment
beaucoup moins à la veille qu'au sommeil, état qui ne saurait convenir à la
perfection de la gloire. — De savoir comment les saints ressuscités sentiront, c'est
sur quoi les opinions sont diverses. Nous ne dirons pas, avec quelques auteurs,
que leurs sensations proviendront uniquement de leur âme ; ce serait
supposer que notre nature ne sera pas la même, et, après tout, il n'y aurait,
dans ce cas, aucune véritable sensation. Nous ne dirons pas non plus qu'ils
éprouveront une modification semblable à celle qu'éprouve notre main au contact
du feu ou d'un corps odorant ; mais nous dirons que les impressions qu'ils
recevront du dehors seront spirituelles, comme celles de la pupille de notre œil,
qui reçoit la blancheur sans devenir blanche elle-même.
La nature humaine aura, dans les corps glorifiés, sa plus
haute perfection. Comme une puissance est plus parfaite avec l'exercice que
sans l'exercice, tous nos sens seront accompagnés de leurs actes ; récompensés
dans les justes ou punis dans les pécheurs, ils trouveront dans leur exercice
même des jouissances ou des peines. — L'odeur ne fera pas défaut à l’odorat ;
l'Église chante : « Les corps des saints répandront la plus suave
odeur. » — Le son frappera l'oreille ; le Psalmiste a dit : « Les
louanges de Dieu seront dans la bouche des saints. » (Ps. cxlix, 6.) — Le
goût ne sera plus modifié par les aliments ; mais on peut croire qu'il le
sera par une certaine humidité de la langue.
Tous nos
sens saisiront les nuances les plus délicates des objets : l'état de la
gloire, loin de détruire la nature, la fortifiera et la perfectionnera.
Oui ; et c'est ce que l'on peut inférer de ces paroles de
l'Apôtre. « On sème un corps animal, il ressuscitera un corps
spirituel » (1 Cor. xv, 44), c'est-à-dire un corps semblable à l'esprit.
N'allons pas croire toutefois, avec certains hérétiques, que notre corps sera transformé
en esprit. D'abord, ces deux sortes d'êtres n'ont aucun rapport matériel.
Ensuite, si le corps devenait esprit, l'homme, naturellement composé d'une âme
et d'un corps, ne ressusciterait point véritablement. Ne croyons pas davantage
que notre corps deviendra un corps aérien. Le Christ ressuscité, qui sera la
cause et le modèle de notre résurrection, avait un corps palpable, et cependant
subtil. De plus, notre corps ressuscitera avec la chair et les os, ainsi que le
corps du Sauveur lui-même, qui disait : « Un esprit n'a ni chair ni
os, comme vous voyez que j'en ai. » (Luc, ult.39.)Voilà pourquoi Job,
parlant en prophète, s'écriait : « C'est dans ma propre chair que je
verrai mon Dieu. » (xix, 26.)
La subtilité des corps glorieux, complément de leur perfection,
proviendra de l'empire que les âmes glorifiées exerceront sur leur propre
corps, dont elles sont la forme naturelle : aussi un corps glorieux est-il
appelé spirituel, c'est-à-dire
entièrement soumis à l'esprit, comme la matière l'est à la forme.
Les corps glorieux n'auront perdu ni leur matière, ni leur
forme, ni les autres modes qui tiennent à l'intégrité de notre nature ; ils
seront tangibles, comme celui de-Notre-Seigneur, et, malgré leur subtilité, ils
rempliront un lieu par leurs dimensions. Ils n'auront donc pas, en vertu même
de leur subtilité, la propriété d'exister dans un même lieu simultanément avec
un autre corps. Cette propriété pourra, toutefois, leur être accordée par une
opération spéciale de la puissance divine. Lorsque le corps de saint Pierre
guérissait les infirmes que son ombre touchait, ce n'était pas par sa vertu propre ;
ces prodiges étaient dus à la puissance divine, qui les opérait pour
l'établissement de la foi. Pareillement, Dieu, pour rehausser l'état de la
gloire, pourra faire qu'un corps glorieux soit dans un lieu déjà occupé par un
corps non glorieux.
Les
corps glorieux traverseront, par un effet de la puissance divine, les sphères
célestes sans les diviser ; ainsi celui du Seigneur pénétra dans l'endroit
où les disciples étaient assemblés, bien que les portes fussent fermées. Mais
il n'est pas nécessaire qu'ils tiennent cette propriété de leur subtilité même.
La sainte Vierge enfanta miraculeusement son fils : or,
dans ce bienheureux enfantement, deux corps furent dans le même lieu ; l'enfant
naquit sans altérer la virginité de sa mère. Il peut donc arriver par miracle
que deux corps occupent un même lieu. Le Sauveur entrant dans le Cénacle,
quoique les portes fussent fermées, est une autre preuve de la même vérité.
Si deux corps doivent nécessairement occuper deux différents
lieux, cela provient de la diversité de leur matière. Or, de même qu'il se
peut, par un miracle de la puissance divine, que les accidents existent en
dehors de leur sujet, comme cela a lieu dans le sacrement de l'autel; il se
peut également, par un miracle, qu'un corps se distingue d'un autre corps,
quoique sa matière ne se distingue pas par sa situation de la matière de cet
autre. Si l'être des choses dépend des éléments essentiels que lui assignent
les causes secondes ou prochaines, il dépend avant tout de Dieu même, comme de
sa cause première. Il résulte de ces principes qu'un miracle peut faire que
deux corps soient simultanément dans un même lieu.
Deux esprits n'existent pas simultanément dans le même lieu ;
ainsi en est-il de deux corps glorieux, si spiritualisés qu'ils soient. Pour
que deux corps occupent le même lieu, le plus fort doit pénétrer le plus
faible, ce que l'on ne saurait admettre dans les corps glorieux. Sans doute,
par un effet de la puissance divine, deux corps, glorieux ou non glorieux,
pourraient exister dans le même lieu ; mais ils n'ont pas cette propriété
par eux-mêmes, et il ne convient pas que, dans la gloire, où doivent
principalement briller l'ordre et la distinction des choses, les bienheureux
occupent la même place, comme pour se faire obstacle l'un à l'autre. C'est
pourquoi un corps glorieux ne sera jamais, même par miracle, dans un même lieu
avec un autre corps glorieux.
Plusieurs ont supposé que la grandeur des corps glorieux
dépend entièrement de l'âme qui les anime, de telle sorte que leur matière,
demeurant toujours la même, augmente ou diminue de volume à volonté. Cela ne
saurait être ; un changement de grandeur dans leur matière porterait
atteinte à leur impassibilité et à leur incorruptibilité. — D'autres ont
enseigné que les diverses parties de ces corps, changeant de position, pourront
rentrer les unes dans les autres ; si bien que, réduits à des dimensions
imperceptibles, ils pourront passer tout entiers par le plus petit pore d'un
autre corps. Mais c'est encore là une chose inadmissible, qui répugne à l'ordre
naturel et à la position respective des parties du corps humain. Il n'est pas
même à croire que cela se fasse par miracle. Les corps glorieux occuperont donc
toujours un espace égal à eux-mêmes.
On
objectera peut-être que le corps du Christ ressuscité, auquel les nôtres seront
conformes, n'est pas soumis à la nécessité d'occuper un lieu égal à lui-même,
puisqu'il est contenu dans une hostie consacrée, si petite qu'elle soit. Nous
avons répondu ailleurs que le corps de Jésus-Christ n'est pas d'une manière
locale dans le sacrement de l'autel.
Notre-Seigneur, après sa résurrection, avait un corps palpable ;
ce que l'on voit par cette parole : « Touchez et voyez ; un
esprit n'a ni chair ni os. » (Luc, ult, 39.) Donc les corps glorieux
seront palpables. L'hérésie d'Eutychius, évêque de Constantinople, consistait,
au rapport de saint Grégoire, à soutenir que notre corps sera impalpable dans
la gloire de la résurrection.
Les corps glorieux seront naturellement doués des qualités
propres à modifier le tact ; mais, parfaitement soumis à l'âme, ils
pourront, au gré de la volonté, agir ou ne pas agir sur ce sens. Ils tiendront
également de leur nature même la faculté de résister à tout corps étranger, de
manière à ne pas occuper avec lui le même espace ; mais ils pourront
aussi, par un miracle de la puissance divine, se laisser pénétrer sans offrir
de résistance, et occuper un même lieu avec un corps non glorieux. Ainsi, un
corps glorieux, quoique palpable par sa nature, peut, en vertu d'un pouvoir
surnaturel, devenir impalpable, quand il le veut, pour un corps non glorieux.
Saint Grégoire demande pourquoi, dans le Cénacle, le Seigneur fit toucher par
ses disciples son corps qu'il y avait fait entrer nonobstant les portes fermées ;
et il répond : « Il voulait montrer que son corps ressuscité avait la
même nature, mais une tout autre gloire. »
« Ce qu'on met en terre, disait l'Apôtre, est faible ;
il en sortira plein de force » (1 Cor. xv, 13), c'est-à-dire plein de
mouvement et de vie.
L'âme est tout à la fois la forme et le moteur de son corps ;
sous ces deux rapports, elle produira en lui une soumission parfaite. Par la
subtilité, il lui sera assujetti comme à sa forme, et, par l'agilité, il lui
obéira en toutes choses comme à son moteur. L'agilité conviendra donc aux corps
glorieux, comme une perfection émanée de l'âme aussi bien que leur gloire.
S'il est
dit quelque part qu'après la résurrection, les anges porteront les saints sur
les nuées, au-devant du Christ, ce n'est pas que les saints doivent manquer d'agilité ;
c'est pour marquer de quel respect ils seront l'objet de la part des anges et
de toutes les créatures.
Il est écrit : « Ils courront sans se lasser et
marcheront sans se fatiguer. » (Is. xl, 31.) — « Ils courront, dit la
Sagesse, comme des feux au milieu des roseaux. » (iii, 7.)
Le corps du Christ s'est mû dans son ascension ; les
corps des saints se mouveront également quand ils monteront vers le ciel
empyrée. De là ils se transporteront d'un lieu à un autre au gré de leurs
désirs, soit pour manifester la sagesse divine, soit pour contempler les
magnificences de la création. Leurs mouvements ne nuiront en aucune manière à
leur béatitude, qui consistera à voir l'essence divine ; Dieu leur sera
partout présent, et l'on pourra leur appliquer ce que saint Grégoire disait des
anges : « Partout où ils sont envoyés, ils volent en Dieu même. »
Non ; parce que, ne cessant pas d'être des corps
localisés dans un certain espace, ils ne pourront se transporter d'un point à
un autre sans franchir le milieu intermédiaire. Mais le temps qui présidera à
leurs mouvements sera imperceptible, tant il sera court ; et c'est ce qui
fait dire à saint Augustin que, « partout où sera la volonté des élus,
leur corps y sera aussi. »
En vain
l'on objecterait que, après la résurrection, « le temps ne sera plus. »
(Apoc. x, 6.) Le temps mesuré par le mouvement du ciel ne sera plus ; mais
celui qui résulte de la succession des mouvements existera toujours.
« Les justes brilleront comme le soleil dans le royaume
de leur Père. » (Matth. xiii, 43.) — « Ils seront comme des feux
parmi les roseaux. » (Sag. iii, 7. ) — « Le corps semé dans
l'ignominie ressuscitera dans la gloire. » (1 Cor. xv, 43.) — La clarté,
comme on le voit, sera une propriété des corps glorieux.
La cause de cette clarté sera le rejaillissement de la gloire
de l'âme sur le corps. Pour nous faire entendre que plus sera grande la clarté
de l'âme en vertu des mérites acquis sur la terre, plus le corps sera
resplendissant, l'Apôtre compare les corps glorifiés aux étoiles, qui sont plus
brillantes les unes que les autres. On verra, pour nous servir de la similitude
employée par saint Grégoire, la gloire de l'âme à travers l'enveloppe du corps,
comme on voit à travers le cristal la couleur d'un objet.
La
gloire qui rejaillira de l'âme, loin de détruire la nature du corps, la
perfectionnera. A la couleur que les corps doivent avoir par leur nature même,
se joindra la clarté provenant de la gloire de l'âme ; comme on voit
ici-bas la splendeur du soleil faire briller davantage certains objets
naturellement colorés.
Les disciples, bien qu'ils ne fussent pas encore glorifiés,
virent la clarté du corps de Notre-Seigneur dans la Transfiguration. — Le livre
de la Sagesse (v) nous apprend qu'au jour du jugement, les impies seront
tourmentés à la vue de la gloire des justes. — Donc la clarté des corps
glorieux peut être vue des yeux non glorifiés. Il en doit être ainsi ; la
lumière est faite pour la vue, et la vue pour la lumière.
La
clarté de la gloire, direz-vous, qui est d'un autre genre que la lumière
naturelle, n'a pas de proportion avec les yeux non glorifiés. — Il est vrai,
cette lumière sera d'un autre genre sous le rapport de sa cause, mais non quant
à son espèce. Loin d'offenser la vue, comme celle du soleil qui nous échauffe
trop, elle lui causera un plaisir d'autant plus vif qu'elle sera elle-même plus
grande ; aussi, dans l'Apocalypse, est-elle comparée à la clarté du jaspe.
(xxi, 11.)
Le corps du Christ, après sa résurrection, n'était pas
nécessairement visible ; il se déroba, près d'Emmaüs, à la vue des
disciples : preuve que les corps glorieux ne sont pas nécessairement
visibles pour les yeux non glorifiés.
Un objet est visible par son action sur l'organe de la vue. Or
une chose peut agir ou ne pas agir sur un être étranger, sans éprouver
elle-même aucun changement. Il s'ensuit qu'un corps glorieux peut, sans altérer
ses propriétés, se rendre visible ou invisible. Il dépendra conséquemment de
l'âme bienheureuse que son corps soit vu ou ne le soit pas ; autrement il
ne serait point pour elle un instrument parfaitement docile.
La
clarté des corps glorieux se montrera ou se cachera au gré des âmes glorifiées.
L'Apôtre a dit : « Les morts ressusciteront sans corruption. »
(1 Cor. xv, 52.)
Les défauts du corps humain proviennent, tantôt d'une
privation de quelque membre, ce qui n'aura pas lieu dans les corps des damnés,
car Dieu veut qu'ils ressuscitent intègres pour être livrés tout entiers à la douleur ;
tantôt d'une infirmité naturelle ou d'une maladie, et, à cet égard, saint
Augustin a cru devoir laisser la question indécise. On est néanmoins fondé à
croire que, voulant rétablir complétement le corps humain dans la résurrection,
l'Auteur de la nature en éloignera tous les défauts que la corruption ou la
débilité y aura produits, sans supprimer toutefois, dans celui des réprouvés,
les difformités qui, comme l'obésité et les autres semblables, seront provenues
des principes naturels de la création. Les justes en seront seuls délivrés par
la résurrection glorieuse.
« Dans ces jours, les hommes chercheront la mort, et ils
ne la trouveront pas ; ils voudront mourir, et la mort les fuira. »
(Apoc. ix, 6.) — « Ceux-ci iront au supplice éternel. » (Matth. xxv,
46.)
Les corps sont affranchis de la corruption par deux causes :
d'abord, par l'éloignement du principe capable de les altérer, et c'est ce qui
aura lieu pour ceux des damnés lorsque, le mouvement du ciel ayant cessé, il
n'y aura plus aucun agent capable de les tirer de leur état naturel. Cela sera
très-conforme au plan de la justice divine, qui veut que la peine des réprouvés
soit éternelle. En second lieu, un corps est affranchi de la corruption par la neutralisation
des principes dissolvants, comme celui d'Adam, que la grâce de l'innocence mettait
à l'abri de toute dissolution : ceci sera le partage des corps glorieux,
qui, totalement soumis à l'âme, réuniront les deux causes d'incorruptibilité.
Le corps qui participe au péché, doit participer à la peine du
péché ; celui des damnés, que la justice divine dévoue à un supplice
éternel, sera évidemment passible.
Le mot passible ou passif implique toujours l'idée d'une
chose reçue. Mais une chose est reçue de deux manières dans un sujet : matériellement
et selon son être naturel, comme le feu dans l’air ; spirituellement et
d'une façon virtuelle, comme la blancheur dans la pupille de l'œil. A ces deux
genres de réception correspondent deux modes de passion ou de souffrance ; on peut appeler l'un passion
naturelle ou physique, l'autre passion de l'âme. Le premier n'existera plus,
après la résurrection, pour aucun être, et, sous ce point de vue, le corps des
damnés sera impassible, tout comme il sera incorruptible. Le second mode,
appelé passion de l'âme, subsistera encore, et, selon ce mode, le corps des
damnés souffrira. Loin d'altérer les sens, une telle passion rendra au
contraire leur sensibilité plus vive, sans faire éprouver aucune altération à
la constitution naturelle des réprouvés.
D'après cette parole : « L'homme voit ce qui paraît
au dehors ; mais le Seigneur découvre le fond du cœur » (1 Rois, xvi,
7), le jugement de Dieu s'appuiera sur le témoignage des consciences, à la
différence des jugements humains, qui se prononcent d'après les témoignages
extérieurs. Comme ce jugement sera très-parfait, notre conscience y déposera
fidèlement de tout ce qui en doit être l'objet, c'est-à-dire de toutes nos œuvres
bonnes ou mauvaises. « Il faut, disait saint Paul, que nous soyons tous
manifestés au tribunal du Christ, afin que chacun lui rende compte de ce qu'il
a fait sur la terre, soit le bien, soit le mal. » (2 Cor. v, 10.) Il
s'ensuit que les péchés de chaque homme seront présents à sa propre mémoire. Nous
avons, pour confirmer cette vérité, cet autre mot du même Apôtre : « Dans
ce jour où Dieu nous jugera, chacun recevra le témoignage de sa propre
conscience ; il sera accusé ou défendu par ses propres pensées. (Rom. ii, 15.)
Que si, dans un jugement quelconque, le témoin, l'accusateur et le défenseur
doivent au moins connaître la matière du procès, il est de nécessité qu'au jugement
dernier, où toutes les œuvres humaines seront appréciées, chacun possédera la
connaissance de ce qu'il aura fait. Les consciences y ressembleront aux
registres des tribunaux humains, où sont renfermés tous les actes sur lesquels
doit porter un jugement. Aussi est-il écrit : « Les livres furent
ouverts, et un autre livre, le livre de vie, fut ouvert aussi ; et les
morts furent jugés selon leurs œuvres, d'après ce qui a été écrit dans ces
livres. » (Apoc. xx, 12.) Les premiers livres, ce sont les consciences ;
le second, la sentence du souverain Juge, consignée d'avance dans le livre de
la Providence divine.
« Le Seigneur illuminera les plus profondes ténèbres. ».
(1 Cor. iv. 5.)
Au jugement suprême et universel, la justice divine, cachée
maintenant dans la plupart des cas, doit éclater avec évidence ; or, pour
cela, il ne suffit pas que la sentence y soit basée sur les mérites ou les
démérites de chacun, il faut de plus que tous ceux qui la connaîtront sachent
de quelle manière elle a été méritée, et, par conséquent, les mérites ou les
démérites sur lesquels elle sera fondée seront connus de tous et de chacun.
Voilà le sentiment le plus probable et le plus généralement adopté. Le Maitre
des Sentences prétend que les péchés effacés par la pénitence ne seront pas
manifestés au dernier jour ; mais son avis ne saurait être suivi. Il en
résulterait que la pénitence elle-même, par laquelle ces péchés ont été expiés,
ne serait pas non plus connue ; et cela nuirait en même temps à la gloire
des saints et à la gloire de Dieu, qui a usé de tant de miséricorde envers ses
élus.
La
manifestation des péchés, qui sera pour les pécheurs un sujet d'ignominie en
punition de leur négligence à s'en confesser, ne tournera nullement à la honte
et à la confusion des saints. Elle aura, au contraire, pour effet de les
couvrir de gloire, à raison de leur pénitence ; ainsi l'honneur de
Marie-Madeleine ne souffre pas de la publication solennelle que fait l'Église
de ses désordres. Tel encore un confesseur approuve celui qui s'accuse avec
courage des plus grands crimes. — De ce qu'un pécheur verra les péchés des
autres, sa propre honte, loin d'en être amoindrie, sera plutôt augmentée ;
le blâme dont ils seront l'objet la lui fera sentir davantage. Il ne s'agira
plus alors de l'appréciation des hommes, qui faiblit devant la coutume ;
la confusion viendra de l'appréciation de Dieu même, toujours conforme à la
vérité, soit qu'un péché n'ait été commis que par un seul homme, soit qu'il
l'ait été par un grand nombre.
Il existe deux opinions à cet égard : plusieurs prétendent
que l'on verra à la fois et dans un seul instant tous les mérites et les
démérites, tant des autres que de soi. On peut le croire des bienheureux, qui,
voyant tout dans le Verbe, y contempleront plusieurs choses en même temps ;
mais cela ne se peut guère dire des damnés, auxquels la vision de l'essence
divine ne sera pas donnée. C'est pourquoi, d'autres soutiennent que les
méchants verront simultanément, mais seulement d'une manière générale, leurs
péchés et ceux des autres ; ce qui suffit, selon eux, pour la condamnation
ou l'absolution du jugement dernier. Mais saint Augustin n'est pas de cet avis :
« Ils énuméreront, dit-il, toutes leurs fautes dans leur pensée. » On
n'énumère pas ce que l'on ne connait point en détail. Adoptant un terme moyen,
nous pensons qu'ils verront chacune de leurs fautes, non d'une manière
instantanée, mais dans un temps très-court. Il n'y a rien en cela d’impossible ;
un temps, si court qu'il soit, renferme une infinité d'instants.
Il est dit : « Les Ninivites s'élèveront, au jour du
jugement, contre cette génération et la condamneront » (Matth. xii, 41) ;
et encore : « Ceux qui auront bien fait sortiront des tombeaux pour
la résurrection de la vie ; ceux qui auront mal fait, pour subir leur
condamnation. » (Jean, v, 29.) Il est évident par là qu'il y aura un
jugement général.
Ce jugement, correspondant à la création de l'univers dont il
sera le dernier complément, donnera à tous les êtres, d'une manière définitive,
ce qui leur est rigoureusement dû. La justice divine s'y manifestera avec éclat
en éclairant toutes les ténèbres dont elle semble actuellement s'environner, et
on y verra pourquoi elle fait servir un homme au bien des autres, contrairement
à ce que paraissent exiger ses œuvres extérieures. Alors aussi s'accomplira
l'entière séparation des justes et des pécheurs, qui ne pourront plus concourir
à s'améliorer les uns les autres, but que se propose la Providence dans leur
mélange ici-bas.
Le jugement
particulier ne donne point complètement à chacun ce qui lui revient ; le
corps ne participe ni à la récompense, ni à la punition. À partir du jugement
universel, les méchants seront punis dans leur corps ainsi que dans leur âme,
et les bons seront pareillement récompensés sous ce double rapport. On peut
même ajouter que la gloire des saints et la peine des damnés seront augmentées,
par cela seul que le nombre des uns et des autres sera désormais complet ;
les méchants souffriront d'autant plus que la masse des damnés sera plus
grande. Ce qui montre, en dernier lieu, la nécessité d'un jugement universel,
c'est que si chaque homme, après le jugement particulier, est certain de son
bonheur ou de son malheur éternel, il ignore néanmoins le sort des autres :
il le saura après le jugement général[371].
Dans l'impossibilité de rien définir avec certitude sur cette
question, il faut s'en tenir à des probabilités. Il est vraisemblable que ce
dernier jugement sera instruit et prononcé d'une manière mentale : car, si
les actions de chaque homme devaient y être racontées à haute voix et en
détail, il faudrait pour cela un temps incalculable. Saint Augustin disait
très-bien : « Si le livre d'après lequel tous les hommes seront jugés
était un livre matériel, qui pourrait en apprécier les dimensions ; et
combien de temps faudrait-il pour lire ce volume où serait renfermée la vie
entière de tous les hommes ? » Comme il ne faudrait pas moins de
temps pour la raconter que pour la lire, il est probable que les paroles
rapportées dans l'Évangile (Matth. xxv) seront dites, non de vive voix, mais
d'une manière mentale.
Quoi
qu'il en soit, le Christ apparaîtra visiblement, afin que tous, en le voyant de
leurs yeux, connaissent leur juge ; ce qui pourra avoir lieu subitement,
mais une discussion orale exigerait un temps pour ainsi dire infini[372].
« Quant à ce jour ou à cette heure, a dit Notre-Seigneur,
personne n'en a connaissance, ni les anges du ciel, ni le Fils, mais seulement
le Père. » (Marc, xiii, 32.) — Saint Paul ajoute : « Le jour du
Seigneur viendra comme un voleur pendant la nuit. » (1 Thes. v, 2.) Le
temps du jugement général n'est donc pas connu.
Il convient, en effet, que la fin du monde, qui ne doit être
le résultat d'aucune cause créée, et qui dépend de l'action divine autant que
la création elle-même, soit réservée à la connaissance et à la puissance de
Dieu seul. Le Seigneur lui-même nous indique cette raison, en disant : « Ce
n'est pas à vous de connaître les temps ou les moments que le Père a réservés à
sa puissance. » (Act. i. 7.)
En nous
laissant ignorer l'époque du jugement, Dieu a pour dessein d'exciter notre
vigilance sur nous-mêmes et notre sollicitude pour les autres.
Il est écrit : « J'assemblerai tous les peuples, je
les amènerai dans la vallée de Josaphat, et là j'entrerai en jugement avec eux »
(Joël, iii, 2) ; et encore : « Ce Jésus, qui s'est élevé dans le
ciel, viendra de la même manière que vous l'y avez vu monter. » (Act. i,
11.) Jésus est monté au ciel du haut de la montagne des Oliviers, qui domine la
vallée de Josaphat. Donc le jugement dernier aura lieu aux environs de cette
vallée. — Nous ne pouvons pas savoir avec certitude de quelle manière il s'y
fera, ni comment les hommes y seront réunis. Nous induisons seulement des
textes des livres saints que le Christ, afin de montrer son identité,
reparaîtra sur cette même montagne d'où il s'est élevé aux cieux.
On a
objecté que la vallée de Josaphat est trop étroite pour contenir tous les hommes ;
comme si une grande multitude ne pouvait pas être renfermée dans un espace
étroit comme si ceux qui doivent être jugés ne pouvaient pas occuper une
circonférence aussi grande que l'on voudra !
D'après cette double parole : « Et vous aussi, vous
serez assis sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël »
(Matth. xix, 28) ; — « Le Seigneur, accompagné des anciens de son
peuple, viendra pour juger » (Is. iii, 14), il y aura des hommes qui
jugeront avec le Christ.
Le mot juger peut être pris dans plusieurs acceptions : on
juge en devenant soi-même une cause de jugement, c'est-à-dire en donnant lieu à
une comparaison d'après laquelle un autre doit être jugé ; ainsi faut-il
entendre cette parole du Seigneur : « Les hommes de Ninive
s'élèveront au jour du jugement contre cette génération » (Matth. xii, 41) ;
cette manière de juger sera commune aux bons et aux méchants. — On juge
interprétativement, suivant l'adage que l'on fait une chose à laquelle on consent.
Tous les élus, en approuvant le jugement prononcé par le Christ, jugeront de
cette façon ; et c'est ce que marque cette parole : « Les justes
jugeront les nations. » (Sag. iii, 8.) — On juge comme assesseur et avec
une certaine représentation, assis sur un siège éminent. Les hommes parfaits,
auxquels est promise une participation à la puissance judiciaire du Christ,
jugeront de la sorte, non-seulement parce qu'ils paraîtront au-dessus de tous
les autres lorsqu'ils iront à la rencontre du Christ dans les airs, mais parce
qu'ils porteront gravés en eux les décrets de la divine justice, d'après
laquelle les hommes seront jugés. Ils peuvent être, en effet, comparés au livre
de la Sagesse incréée, dont ils ont transcrit les pages dans leur cœur ; et
voilà pourquoi il est dit : « Le jugement s'établit, et les livres
sont ouverts. » (Apoc. xx, 12). Ces hommes, si parfaits qu'ils soient, ne
jugeront pas par leur autorité propre, cela n'appartient qu'à Dieu seul ;
mais ils manifesteront aux autres les arrêts de la justice divine.
Sur cette parole du. Seigneur : « Vous qui avez tout
abandonné pour me suivre… », la Glose dit : « Ceux qui ont tout
abandonné pour suivre leur Dieu seront les juges, et ceux qui ont usé
licitement de leurs biens seront jugés. »
Trois raisons démontrent que le pouvoir de juger sera donné
aux pauvres volontaires qui se seront dépouillés de tout pour servir le Christ :
une raison de convenance ; — il n'y a rien en eux qui les puisse détourner
de la justice, puisqu'ils auront méprisé tout ce qui est dans le monde pour ne
s'attacher qu'à Jésus-Christ. Une raison de mérite ; ils se seront
humiliés pour l'amour de Jésus-Christ, il est juste qu'ils soient exaltés par
l'excellence du pouvoir judiciaire. Enfin, une raison de disposition ; le
renoncement aux biens extérieurs est le premier pas dans la perfection : aussi
la pauvreté volontaire occupe-t-elle le premier rang parmi les béatitudes. À
ceux-là donc qui auront tout abandonné pour suivre Jésus-Christ dans un état de
vie parfaite est réservé le pouvoir de juger.
« Nous
ne devons pas croire, dit saint Augustin, que douze hommes seulement seront
investis du pouvoir de juger ; autrement il ne resterait à celui qui a
plus travaillé que tous les autres, à l'apôtre Paul, aucun trône de juge,
puisque Matthias fut élevé à l'apostolat pour remplacer le traître Judas. Le
grand Apôtre proclame cependant assez haut qu'il sera lui-même, avec les
saints, du nombre des juges ; car il dit : Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges ? La puissance judiciaire est promise à
tous ceux qui imiteront les apôtres dans la suite des siècles. »
Nous lisons dans l'Évangile : « Dieu a donné au
Christ le pouvoir de juger, parce qu'il est Fils de l'Homme. » (Jean, v,
27.) Les anges n'ont pas la nature humaine ; par conséquent, ils n'ont pas
le pouvoir de juger.
Il est écrit encore : « Le Fils de l'Homme enverra
ses anges, et ils enlèveront de son royaume tous les scandales. » (Matth.
xiii, 41.) Les ministres d'un juge ne sont pas des juges.
Bien que l'autorité du jugement réside dans la Trinité tout
entière, le jugement lui-même appartient au Fils de l'Homme, qui se manifestera
par sa nature humaine aux bons et aux méchants. Les assesseurs, pour être
également aperçus de tous, des bons comme des méchants, devront posséder aussi
la nature humaine. Il faut en conclure que le droit de juger n'appartient pas
aux anges ; ils ne jugeront qu'en approuvant la sentence.
Les
anges gardiens apparaîtront comme témoins de nos actions, mais non comme juges.
Si, d'un côté, il est juste que l'homme qui pêche soit assujetti
au démon, il ne l'est pas, de l'autre, que le démon domine sur l'homme.
Considérant la justice divine dans un tel droit qui serait accordé aux mauvais
anges, plusieurs auteurs ne veulent pas qu'après le jugement les démons soient
appelés à présider au supplice des hommes. D'autres, considérant la justice
divine dans les hommes qui sont punis, embrassent un sentiment opposé. Nous ne
saurions décider d'une manière certaine laquelle de ces deux opinions doit être
préférée. Il nous semble néanmoins plus probable que les damnés seront punis
par les démons, parce que les anges sont des êtres intermédiaires entre la
nature divine et la nature humaine. De même que les saints recevront les
illuminations divines par les bons anges, de même les méchants subiront les
arrêts de la justice divine par les démons.
Il est écrit ; « Le Christ a été établi par Dieu le
juge des vivants et des morts. » (Act. x, 42.) — « Le voilà qui vient
sur les nuées ; tout œil le verra. » (Apoc. i, 7.)
Le pouvoir de juger, nous l'avons dit, a été décerné au Christ
dans son humanité, pour prix des abaissements volontaires de sa passion, où il
a donné tout son sang pour la rédemption des hommes. Il est dès lors convenable
que tous les hommes soient réunis devant lui au jugement dernier, afin d'y être
témoins des honneurs conférés à sa nature humaine, selon laquelle il a été
constitué par Dieu juge des vivants et des morts.
Ces paroles :
« Les impies ne ressusciteront pas au jugement » (Ps. i, 16),
signifient que les pécheurs, et surtout les incroyants, sont déjà jugés. — Les
enfants eux-mêmes, morts avant l'âge de raison, seront appelés au jugement, non
pour être jugés, mais pour contempler la gloire de Notre-Seigneur.
« Il faut, disait saint Paul, que nous soyons tous
manifestés au tribunal du Christ, pour que chacun y rende compte du bien et du
mal qu'il aura fait dans son corps. » (2 Cor. v, 10.)
Le jugement renferme deux choses : la discussion des
mérites et la rétribution des récompenses. — Sous le rapport de la rétribution
des récompenses, tous les hommes, même les bons, seront jugés ; et chacun
recevra, en vertu de l'arrêt divin, la récompense qu'il aura méritée. — La
discussion des mérites ne pourra s'établir qu'autant qu'il se présenterait un
mélange de bien et de mal. Les hommes qui, pour nous servir de l'expression de
l'Apôtre, élèvent sur le fondement de la foi l'or, l'argent et les pierres
précieuses, » qui, dépouillés des biens de ce monde, se livrent tout
entiers au service de Dieu, n'auront point à subir cette partie du jugement. On
peut dire que ceux-là seront sauvés sans être jugés. Mais la discussion aura
lieu à l'égard de ceux qui, sur ce même fondement de la foi, auront amassé « le
bois, le foin et la paille, » c'est-à-dire auront eu quelque amour pour
les choses du siècle, quoiqu'ils n'aient jamais rien préféré à Jésus-Christ ;
ceux-ci seront jugés, et cependant sauvés.
Dans ce
texte : « Celui qui croit ne sera pas jugé » (Jean, iii, 18), le
mot jugé équivaut à condamné. — L'Apôtre, dans le passage cité en tête de cet
article, envisage le jugement du côté de la rétribution des récompenses.
Tous les méchants, quels qu'ils soient, fidèles ou infidèles,
seront jugés, si l'on entend par ce mot la rétribution des peines dues au
péché. — Les infidèles, qui auront manqué du fondement de la foi, ne seront
point admis à la discussion des mérites[373]. — Les mauvais chrétiens, en qui ce fondement a été du moins
conservé, subiront cette discussion, afin que la justice de la sentence qui les
exclura de la cité des saints soit manifeste.
Quant à la discussion qui précède la sentence et fait partie
du jugement, ni les anges fidèles, qui n'ont rien de mauvais, ni les anges
rebelles, en qui rien de bon ne se trouve, ne seront compris dans le jugement.
Mais s'il s'agit de la rétribution qui fait également partie du jugement, les
bons anges y recevront un surcroît de joie pour le salut des hommes qu'ils
auront amenés au bien, et les mauvais un redoublement de douleur pour la damnation
de ceux qu'ils auront induits au mal. Ainsi, quoique le jugement ne concerne
pas directement les anges, qui n'y seront ni juges ni accusés, il les atteindra
cependant indirectement, en tant qu'ils auront contribué aux actions des
hommes.
Cette
parole : « Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges » (1
Cor. vi, 3) ? doit être entendue du jugement de comparaison, dans lequel
certains hommes seront trouvés supérieurs à certains anges.
On lit dans saint Jean : « Dieu lui a donné le
pouvoir de juger, parce qu'il est Fils de l'Homme. » (v, 27) ; et
dans Job : « Votre cause a été jugée comme celle d'un impie ;
vous recevrez le droit de la revoir et de juger à votre tour. » (xxxvi,
17.) — Condamné, dans sa nature humaine, par Pilate, il convient que le Christ,
revêtu de cette même nature, oppose un jugement équitable à une telle iniquité.
Le pouvoir judiciaire lui appartient par droit de création et
de rédemption ; mais, les biens que nous tenons de la création ne
suffisant pas, à cause du péché originel, pour nous conduire à la vie
éternelle, la rédemption doit nécessairement apparaître au jugement final, qui
aura pour but l'admission des élus dans le royaume des cieux et l'exclusion des
réprouvés. Il est par là même dans l'ordre que Notre-Seigneur préside à ce
jugement avec sa nature humaine, à l'aide de laquelle il nous a rachetés ;
c'est pour cela que saint Paul écrivait : « Le Christ est mort et
ressuscité, afin d'exercer un empire souverain sur les morts et sur les
vivants. » (Rom. xiv, 9.) Saint Pierre disait pareillement : « Il
a été établi par Dieu juge des vivants et des morts. » (Act. x. 42.)
Notre-Seigneur a confirmé lui-même cette vérité par cette parole : « Toute
puissance m'a été donnée dans le ciel et sur la terre. » (Matth. ult. 18.)
La
puissance judiciaire réside d'abord en Dieu, et spécialement dans le Père,
source de la divinité. Elle passe du Père au Fils, non-seulement de toute
éternité, selon la nature divine ; mais encore dans le temps, selon la
nature humaine avec laquelle le Christ l'a méritée. Cet ordre nous est
clairement montré dans la vision du prophète Daniel, où nous lisons : « L'Ancien
des jours était assis. Et voilà qu'avec les nuées du ciel venait le Fils de l’Homme ;
il s'avança jusqu'à l'Ancien des jours, et il en reçut la puissance, l'honneur
et la royauté. » (Dan. vii. 9.)
Dans ces paroles : « Ils verront alors le Fils de
l'Homme venant dans la nue avec une grande puissance et une grande majesté »
(Luc, xxi, 27), la puissance et la majesté désignent évidemment l'état de la
gloire.
Le titre de médiateur convient au Christ, qui, réunissant en
sa personne deux extrêmes, représente par sa nature humaine les hommes auprès
de son Père, en même temps que, comme Dieu, il leur transmet les dons qu'il
reçoit lui-même de son Père. Si donc, dans son premier avènement, où il venait
satisfaire pour nous, il dut se montrer dans l'infirmité de notre nature ;
dans le second, où il exercera la justice de son Père, il devra faire éclater
sa gloire, et pour cela il paraîtra dans sa forme glorieuse.
La croix
attestera tout à la fois sa grande miséricorde et l'injustice de ses
persécuteurs. Les cicatrices de son corps diront par quelles souffrances et par
quelle puissance il a triomphé de ses ennemis. Les autres signes de sa passion
rappelleront les ignominies de sa mort. Supplice pour les méchants, sa gloire
sera la source d'une grande joie pour les bons ; ainsi le triomphe d'un
ami, qui nous cause une grande satisfaction, devient le tourment de ses
ennemis.
Personne ne peut voir Dieu, qui est la vérité et la bonté par
essence, sans éprouver de la joie ; aussi est-il écrit : « La
vie éternelle consiste à vous connaître, vous, le Dieu véritable. » (Jean,
xvii, 3.) C'est pourquoi, bien que les méchants, au jugement dernier, sachent,
par les signes éclatants qui se produiront à leurs yeux, que le Christ est
Dieu, ils ne verront pas sa divinité même.
Saint Jean dit : « Et je vis un ciel nouveau et une
terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre avaient disparu. »
(Apoc. xxi, 1.) Il faut que la demeure soit en rapport avec les hommes
glorifiés qui l'occuperont.
Parvenu à l'état de gloire, l'homme, il est vrai, n'aura
besoin des créatures ni pour l'entretien de sa vie corporelle, ni pour avancer
dans la science divine : son corps sera entièrement incorruptible, et son
âme verra Dieu à découvert. Mais, incapable de s'élever à la vision de
l'essence divine, l'œil du corps en devra contempler les reflets dans les
merveilles de la création matérielle : il considérera l'humanité du
Christ, le corps des saints ensuite, et enfin tous les autres corps. Il faudra,
par conséquent, que tous les corps soient généralement plus empreints qu'ils ne
le sont maintenant des rayons de la divinité, afin qu'ils en reproduisent
davantage la perfection et la gloire. Voilà la rénovation du monde. Donc,
puisque l'homme sera glorifié, le monde sera renouvelé.
Il est écrit : « L'ange jura, par Celui qui vit dans
les siècles des siècles, qu'il n'y aura plus de temps après que, à la
résurrection des morts, la septième trompette aura sonné. » (Apoc. x, 6.)
Si le temps n'existe plus, les astres auront cessé de se mouvoir.
Prétendre que le mouvement du ciel durera toujours, ce serait
contredire la foi, qui nous enseigne que Dieu a déterminé le nombre des élus ;
car, puisque les générations humaines doivent finir, il en est nécessairement
de même des choses qui s'y rapportent. — Il faut ajouter que la cessation du
mouvement des corps célestes s'accomplira par un acte de la volonté divine, et
non par les lois de la nature.
« La lumière de la lune, dit le prophète Isaïe, brillera
comme la lumière du soleil, et celle du soleil sera sept fois plus grande. »
(xxx, 26.)
Nous l'avons dit, la rénovation du monde aura pour but de
manifester avec plus d'éclat, par la magnificence déployée aux regards de
l'homme, la présence de Dieu. Or, ainsi que le marque cette parole : « La
clarté des étoiles est la beauté des cieux » (Eccl. xliii, 10), les corps
célestes se distinguent surtout par leur lumière. Il faut induire de là qu'ils
seront perfectionnés dans leur clarté même, afin que cette autre parole se
vérifie : « Par la grandeur et par la beauté de la créature, le
Créateur pourra devenir visible. » (Sag. xiii, 5.) Quant au mode et au
degré de ce perfectionnement, celui-là seul les connaît qui en doit être
l'Auteur.
Quelqu'un
dira peut-être que l'homme est si petit en comparaison des corps célestes, que
Dieu n'a pas pu se le proposer pour fin dans la création du ciel ; que,
dès lors, il ne convient pas que les astres soient perfectionnés pour lui. — Les
corps célestes, il est vrai, dépassent incomparablement en grandeur le corps humain ;
mais l'âme raisonnable l'emporte infiniment sur eux. Cela étant, il ne répugne
pas qu'ils aient été faits pour l'homme. Ce n'est pas que l'homme en soit la
principale fin ; la fin principale de toutes choses n'est autre que Dieu
même.
« J'ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle. »
(Apoc. xxi, 1.)
De même que, dans cette rénovation suprême, les âmes humaines
recevront les qualités des esprits supérieurs et seront comme les anges du ciel ;
de même aussi les corps inférieurs, participant aux propriétés des corps
célestes, deviendront lumineux et transparents. Sans être tous doués du même
éclat, ils seront tous perfectionnés selon le mode de leur être. La terre
imitera le verre ; l'eau, le cristal ; l'air, le ciel ; le feu,
les luminaires du firmament.
Il n'y aura dans le monde renouvelé ni animaux, ni plantes ;
la vie animale de l'homme n'y existera plus elle-même, Or, la fin cessant, ce
qui s'y rapporte doit cesser pareillement. Tout y sera en harmonie avec notre
corps revêtu de l'incorruptibilité et de l'immortalité.
On peut démontrer par l'Écriture et par la raison qu'il est
possible à l'homme de voir Dieu dans son essence.
« Nous le voyons maintenant comme dans un miroir et en
énigme, disait saint Paul ; mais alors nous le verrons face à face. »
(1 Cor. xiii, 12.) Ce qui est vu face à face est vu par essence. — Saint Jean
ajoute : « Lorsqu'il apparaîtra, nous lui serons semblables, et nous
le verrons tel qu'il est » (1 Jean, iii, 2) ; donc nous le verrons
dans son essence. — Le Seigneur lui-même a dit : « Si quelqu'un
m'aime, il sera aimé de mon Père, et moi je l'aimerai aussi, et je me
manifesterai à lui. » (Jean, xiv, 21.) — Les saints désirent tous voir
Dieu par essence, comme le marquent ces différentes expressions :
Montrez-moi votre gloire. » (Ex. xxxiii, 18.) « Montrez-nous votre
face, et nous serons sauvés. » (Ps. lxix, 20.) « Montrez-nous le
Père, et cela suffit. » (Jean, xiv, 8.) Un tel désir ne peut pas être
entièrement frustré.
L'acte intellectuel étant ce qui caractérise l'homme, il faut
nécessairement que notre béatitude s'accomplisse dans une opération de
l'esprit. Or, si l'homme, dans l'opération la plus parfaite de son intellect,
ne pouvait parvenir à voir l'essence divine et s'arrêtait à contempler quelque
chose qui n'est pas elle, cette chose, et non Dieu même, ferait sa béatitude.
Et comme la dernière perfection d'un être consiste à se réunir à son principe,
il s'ensuivrait que l'homme n'a pas Dieu pour principe ; conséquence
absurde. Donc l'intellect humain peut parvenir à la vision de l'essence divine.
Comment cela se fera-t-il ? — L'essence divine elle-même,
s'unissant à notre esprit, sera tout à la fois et l'objet perçu et la forme par
laquelle notre intelligence entrera en exercice. L'union de l'âme avec le corps
est une sorte d'exemple de la bienheureuse union qui attachera notre esprit à Dieu.
Il n'est
pas nécessaire que notre intellect et l'essence divine deviennent un seul être ;
il suffit qu'ils soient un dans l'acte intellectuel. Dieu ne sera plus connu,
comme maintenant, au moyen de formes étrangères et, pour ainsi dire, à travers
un miroir ; c'est dans l'essence divine elle-même que notre intellect le
verra, et c'est ce que l'Écriture appelle « voir sa face. »[374]
« Ni la divinité du Père, ni celle du Fils, ni celle du
Saint-Esprit, dit saint Jérôme, n’est accessible aux yeux de notre corps. »
Saint Augustin reprend : « Dans cette vie, personne n'a jamais vu
Dieu tel qu'il est ; dans la vie angélique, personne ne le verra non plus
avec les yeux du corps, comme nous voyons les créatures visibles. »
Notre œil ne saisira pas Dieu à la façon d'un objet visible de
soi ; mais, ravi de l'immensité de sa gloire qui brillera dans le monde
matériel, dans les corps des élus, et spécialement dans celui du Christ, il le
percevra d'une manière indirecte, comme, à travers la parole, on voit la vie
d'un homme. Loin de combattre cette sorte de vision corporelle, saint Augustin
s'exprime ainsi : « Il est fort croyable que, dans les corps du ciel
nouveau et de la terre nouvelle, nous verrons, à travers une clarté
transparente, Dieu présent partout et gouvernant tout, non plus comme ici-bas,
où ses perfections invisibles se dévoilent à notre intelligence seule, mais de
la même manière que, sans hésiter et sans discourir, nous voyons que l'homme
qui marche devant nous est vivant. »
Quoi
qu'il en soit, ce mot de Job : « Mon œil vous voit, » s'entend
de l'œil spirituel. Cet autre : « Je verrai mon Sauveur dans ma chair »
(xix, 26), signifie : Je serai dans ma chair, quand je verrai Dieu.
Il y a en Dieu deux sortes de connaissance : l'une, par
laquelle il connaît tout ce qui est, a été et sera, est appelée connaissance de
vision ; l'autre, nommée connaissance de pure intelligence, embrasse tout
ce qu'il pourrait faire. — Il est impossible qu'une intelligence créée connaisse
toutes les choses que Dieu pourrait réaliser ; nul ne peut comprendre sa
puissance. — Quant à ce qui fait l'objet de sa connaissance de vision, l'âme du
Christ le voit dans le Verbe. Mais il n'en est pas ainsi des autres
intelligences, qui lisent dans l'essence divine d'autant plus de choses
qu'elles la contemplent plus parfaitement.
On conçoit de la sorte non-seulement que l'une puisse
instruire l'autre, mais que la science des anges et des saints puisse
s'accroître jusqu'au jugement, comme tout ce qui a rapport à leur récompense
accidentelle, tandis qu'après le jugement il n'en sera plus de même ; car
chaque intelligence sera parvenue à son état définitif. Peut-être toutes
connaîtront-elles alors ce que Dieu sait par sa science de vision.
Conformément
à cette parole : « La clarté de Dieu illuminera la Jérusalem céleste,
et son astre sera l'Agneau » (Apoc. xxi, 23), l'âme du Christ illuminera
toutes les autres. Les esprits supérieurs éclaireront à leur tour ceux d'un
rang moins élevé, et cela par une sorte de lumière continue, que l'on pourrait
comparer à la clarté du soleil illuminant les airs, si le soleil paraissait
immobile ; de là ce mot : « Ceux qui en ont auront conduit
plusieurs dans les voies de la justice, brilleront comme des étoiles dans
l'éternel séjour. » (Dan. xii, 3.)
La béatitude des saints, après la résurrection, augmentera en
étendue, puisqu'elle rejaillira de l'âme sur le corps. La béatitude de l'âme
gagnera elle-même en intensité ; car l'âme, tant qu'elle est seule, tend,
par l'inclination même de sa nature, à se réunir à son corps, et ce désir
naturel l'empêche de se porter avec toute l'énergie de ses forces vers le
souverain bien. La béatitude des élus, on le voit, sera plus grande en étendue
et en intensité après le jugement qu'elle ne l'est maintenant.
« Il y a dans la maison de mon Père, a dit le Sauveur,
beaucoup de demeures. » (Jean, xiv, 2.)
Toute cité bien ordonnée a ses habitations distinctes. La
patrie céleste, comparée dans l'Apocalypse à une cité, doit avoir aussi les
siennes.
Ce qui forme les demeures de la cité sainte, ce sont les divers
degrés de béatitude ; car, par similitude avec les corps qui demeurent
dans le lieu où leur mouvement atteint son terme, nous pouvons fort bien dire
qu'il y a une demeure là où le mouvement de la volonté arrive à sa fin, et, par
suite, appeler des demeures diverses les différentes manières d'atteindre la
fin dernière. Sous cet aspect, l'unité de la maison désigne l'unité de la
béatitude, envisagée en elle-même ; et la pluralité des demeures, la
différence de la béatitude des élus : ainsi, dans la nature, les corps
légers s'élèvent inégalement vers la même région supérieure, et occupent des
demeures diverses, à proportion de leur légèreté.
Deux principes président à la distinction des demeures du ciel :
un principe prochain, et un principe éloigné. Le principe prochain, c'est la
charité même de la patrie céleste : plus elle est parfaite, plus est
parfaite la vision de Dieu, et plus aussi la béatitude est grande. Le principe
éloigné est la charité de la vie présente, où le mérite de chaque vertu vient
de la charité même, qui a pour objet la fin dernière. Dès lors la charité
d'ici-bas dispose, par forme de mérite, aux diverses demeures du ciel.
Nos œuvres
et nos vertus ne nous donnent droit à la gloire céleste qu'autant qu'elles sont
animées et vivifiées par la charité. — Le genre des œuvres peut, à certains
égards, déterminer un degré de mérite, mais non pour la récompense essentielle,
qui est la joie que cause la possession de Dieu ; il assure seulement une
récompense accidentelle, consistant dans la joie de quelque bien créé.
Rien de ce qui peut contribuer à la béatitude des saints ne
doit leur être soustrait. Comme on apprend à estimer un bien quand on le
compare à son contraire, les élus verront à découvert les peines des damnés,
afin que, appréciant mieux leur propre béatitude, ils en jouissent davantage et
en rendent à Dieu des actions de grâces plus abondantes.
On compatit de deux façons : par passion et par élection
de la raison. Sur cette terre, nous avons doublement pitié des pécheurs, et par
élection de la droite raison, et par manière de passion, parce qu'ils peuvent,
sans porter atteinte à la justice divine, passer du péché à la béatitude ;
mais dans l'autre monde, où leur état malheureux sera fixé sans qu'ils puissent
en être jamais délivrés, les bienheureux, chez lesquels toute passion sera
subordonnée à la raison, n'y compatiront d'aucune manière.
Il est écrit : « Le juste se réjouira à la vue de la
vengeance divine. » (Ps. lvii, 11.)
Une chose est un sujet de joie, tantôt directement, tantôt à
raison d'une circonstance qui l'accompagne. — Les saints ne se réjouiront pas
directement des peines infligées aux réprouvés ; mais, contemplant d'un
côté l'ordre de la justice divine, et de l'autre leur propre délivrance, ils
glorifieront Dieu avec allégresse.
Même
ici-bas, il est permis de se réjouir des peines d'autrui, si l'on y voit un
bien.
Saint Paul, parlant du mariage, disait : « Ce
mystère est grand, je dis en Jésus-Christ et en son Église. » (Eph. v,
32.) Il enseignait alors que le mariage spirituel est représenté par le mariage
corporel. Or, si l'épouse entre avec une dot dans la maison de son époux, il
faut aussi que les saints, introduits dans la demeure du Christ, soient
gratifiés de certaines dots, suivant cette parole : « Il m'a revêtu
des vêtements du salut, comme une épouse parée de tous ses joyaux. » (Is. lxi,
10.)
Il est donc certain que les bienheureux reçoivent de Dieu, à
leur entrée dans la gloire, certains dons qui doivent faire leur ornement. Ces
dons, les Théologiens les appellent des dots. « La dot, disent-ils, peut
se définir : un ornement perpétuel de l'âme et du corps, qui persévère à
jamais dans la béatitude ; » définition puisée dans la notion de la
dot corporelle, qui, conservée à l'épouse d'une manière inaliénable, lui
reviendrait dans le cas où le mariage serait rompu.
La dot
des bienheureux consiste dans les biens inférieurs ; car, suivant cette parole :
« Toute la beauté de la fille du roi lui vient du dedans » (Ps. xliv,
14), la beauté intérieure est requise dans le mariage spirituel, et non pas,
comme dans le mariage corporel, l'éclat extérieur.
La dot est donnée sans qu'on l'ait méritée ; or la
béatitude est une récompense accordée au mérite. — Il n'y a qu'une béatitude ;
il y a plusieurs dots. — La béatitude consiste dans une opération ; la dot
est une simple qualité. — Pour ces trois raisons, il ne faut pas confondre la
dot avec la béatitude : la dot a la béatitude pour but, elle y prépare ;
elle n'est pas la béatitude même.
Il doit y avoir entre l'époux et l'épouse une distinction de
personnes : or, dans le Christ, il n'y a rien qui se distingue
personnellement du Fils de Dieu, qui est le véritable époux, comme le marque
cette parole : « Celui qui a une épouse est l'époux. » L'épouse
du Christ, c'est l'Église. — L'union qui s'établit par l'amour entre la
personne divine du Fils de Dieu et la personne du Père ne saurait être
considérée comme un mariage ; elle n'a point ce qui constitue la sujétion
de l'épouse à l'égard de l'époux. — L'union elle-même de la nature divine avec
la nature humaine n'exige point une dot, soit parce que, dans tout mariage, il
faut qu'il y ait conformité de nature entre l'épouse et l'époux, ce qui n'a pas
lieu entre la nature divine et la nature humaine ; soit pour la raison
donnée plus haut, à savoir que la nature humaine n'est pas personnellement
distincte du Verbe. Ainsi la dot proprement dite ne convient pas au Christ
d'une manière aussi directe qu'aux saints, quoiqu'il possède de la façon la
plus éminente les biens appelés de ce nom.
Les biens qui constituent les dots de l'âme se trouvent dans
les anges ; mais, si l'on considère ces biens au point de vue même des
dots, on ne saurait, sous ce rapport, les leur attribuer. La raison en est que
la qualité d'épouse convient à la nature humaine, et non à la nature angélique.
Nulle conformité de nature n'existant entre le Christ et les anges, qui n'en
ont ni la nature humaine, ni la nature divine, l'idée de dot ne saurait leur
convenir aussi naturellement qu'aux saints. Quoiqu'il en soit, on peut dire,
dans un sens large et par métaphore, qu'ils ont des dots.
Les Théologiens assignent à l'âme trois dots, qui sont : la
vision, la compréhension et la jouissance. La vision correspond à la foi, la
compréhension à l'espérance, la jouissance à la charité.
La
compréhension consiste à posséder Dieu, et la jouissance parfaite de la patrie
céleste contient la dilection de la charité.
La couronne est due au combat terminé par la victoire. « Ne
sera couronné, a dit saint Paul, que celui qui aura légitimement combattu. »
(2 Tim. ii, 5.) On peut induire de là que ceux qui ont livré des combats d'une
difficulté spéciale ont droit à une couronne distinctive, que nous appelons
auréole.
Il y a, quoi qu'en aient pu dire certains auteurs, une
différence entre l'auréole et la couronne. La récompense essentielle de
l'homme, la béatitude suprême, est appelée une couronne, tant parce qu'on
l'acquiert par un combat, que parce que celui qui la mérite participe en
quelque sorte de la nature divine, et par là même de la puissance royale dont
la couronne est le signe propre. La récompense accidentelle qui s'ajoute à la
béatitude présente aussi l'idée d'une couronne ; mais, comme tout ce qui
s'ajoute à la chose essentielle lui est inférieur, elle a été désignée par le
diminutif d'auréole. Plusieurs appliquent ce mot à la gloire du corps ; tel
n'est pas le sens dans lequel nous l'entendons maintenant. L'auréole consiste
dans la joie qui provient de certaines œuvres excellentes que l'on a faites.
Superposée à la couronne, elle est le signe d'une victoire éminente.
L'auréole
rend la béatitude plus éclatante ; elle est par rapport au bonheur suprême
ce qu'est pour le bonheur temporel l'éclat de la naissance, la beauté du corps
et le reste.
L'auréole se divise, comme on le verra bientôt, en auréole des
vierges, auréole des martyrs, auréole des docteurs ; et le fruit se divise
en fruit de la continence conjugale, de la viduité et de la virginité.
L'auréole et le fruit ne sont donc pas la même chose.
La couronne désigne la joie de la possession de Dieu ; l'auréole,
la joie produite par la perfection des œuvres ; le fruit, la joie du
profit que l'on a retiré de la parole de Dieu, en s'avançant dans les voies
spirituelles. Voilà comment le fruit diffère de la couronne et de l'auréole.
L'auréole
est accordée aux œuvres par lesquelles on imite la victoire parfaite de
Notre-Seigneur ; le fruit est la récompense du renoncement à la vie
charnelle.
Le fruit est une récompense due à l'homme pour son
affranchissement des plaisirs de la chair, et pour son avancement dans la vie
spirituelle. Il faut conséquemment qu'il réponde surtout à la vertu qui nous
affranchit davantage des entraves de notre corps. Or cette vertu, c'est la
continence ; car les plaisirs de la volupté asservissent l'âme au corps, à
tel point que, sous leur empire, il est impossible de rien comprendre. Pour
cela même, le fruit répond à la continence plutôt qu'à toute antre vertu.
Le
plaisir que causent les aliments, quoique plus nécessaire à la conservation de
l'individu, ne soumet pas l'âme au corps autant que celui qui a pour but la
conservation de l'espèce ; il n'a pas la même violence.
Bède assigne avec raison trois sortes de fruits aux trois
parties de la continence : trente pour un à la continence conjugale ;
soixante à celle des veuves ; cent à celle des vierges.
L'homme s'élève à la vie spirituelle à proportion de son
renoncement à la chair. Or, il y a une spiritualité nécessaire et une
spiritualité suréminente. La première a lieu chez ceux qui n'usent des plaisirs
charnels que dans l'ordre rationnel ; telle est la spiritualité nécessaire
aux personnes mariées. La seconde consiste à renoncer totalement à ces sortes
de plaisirs, soit pour un temps quelconque, ce qui est la spiritualité des
vierges, ou pour un temps limité, et c'est la spiritualité des veuves. Sur ce
fondement, à la continence conjugale, sont attribués trente fruits pour un, à
celle des veuves soixante, et à celle des vierges cent.
Quand
saint Paul parle de douze fruits, dans son épître aux Galates (v), il n'entend
pas ce mot dans la signification que nous lui donnons ici.
à la virginité, qui remporte une victoire éminente sur la
chair, appartient l'auréole. Les Théologiens sont d'accord à cet égard ;
mais, quand il faut déterminer, à quelle sorte de virginité l'auréole est due,
plusieurs disent que toute personne qui aura gardé réellement la virginité
l'obtiendra, si elle est du nombre des élus ; d'autres, qu'une telle
couronne est destinée uniquement au vœu de chasteté perpétuelle. Tout cela
n'est pas parfaitement exact. La virginité rentre dans la vertu en tant que la
perpétuelle intégrité de l'âme et du corps provient de l'élection de la volonté
mue par la charité. C'est pourquoi l'auréole est due à toutes les
vierges qui ont résolu de garder la chasteté perpétuelle, qu'elles aient ou
qu'elles n'aient pas confirmé leur dessein par un vœu. Ceci s'applique à
l'auréole proprement dite, qui est une récompense accordée au mérite. J'ajoute
que, quand cette résolution aurait subi une interruption momentanée, pourvu
qu'elle existe à la fin de la vie avec l'intégrité de la chair, l'auréole ne
lui fera point défaut ; la virginité de l'âme est susceptible d'être
réintégrée, bien qu'il n'en soit pas de même de celle du corps. Mais si, dans
un sens large, on appelle auréole une joie quelconque ressentie en sus de la
joie essentielle de la patrie céleste, l'auréole appartiendra à tous ceux qui
auront conservé la virginité corporelle, alors même qu'ils n'auraient pas
résolu de la garder pour toujours ; ils se réjouiront de leur intégrité
corporelle, comme se réjouissent de leur innocence ceux qui n'ont pas eu la
possibilité de pécher ; par exemple, les enfants morts immédiatement après
le baptême.
La
virginité a droit à l'auréole en ce qu'elle emporte l'idée d'une prééminence
sur les autres degrés de continence dont nous parlions plus haut. Vainement
l'on dirait que les veuves ont plus de difficulté que les vierges à s'abstenir
des plaisirs charnels. La victoire la plus complète et la plus belle, c'est de
n'avoir jamais cédé à l'ennemi.
La
sainte Vierge possède l'auréole, comme les autres membres de l'Église qui ont
gardé la virginité. Si elle n'eut pas à combattre les tentations de la chair,
elle eut du moins à soutenir un combat de la part du démon, qui ne craignit pas
d'attaquer le Christ lui-même.
Quant
aux personnes opprimées par la violence, elles ne perdent, dans l'outrage fait
à leur corps, ni l'auréole, ni la virginité, pourvu qu'elles gardent d'une
manière inviolable la résolution de persévérer dans la chasteté et qu'elles
refusent tout consentement à l'iniquité. « Si tu ordonnes que je sois
outragée malgré moi, disait sainte Lucie, ma chasteté me sera comptée double
pour la couronne ; » en d'autres termes : Je recevrai deux
récompenses, l'une pour ma virginité, l'autre pour l'injure que j'aurai subie.
« Personne que je sache, disait saint Augustin, n'a osé
mettre la virginité au-dessus du martyre. »
Puisque la couronne est due à celui qui a combattu, et que le
martyr soutient un combat d'une difficulté particulière, il lui est dû une
auréole de distinction.
S'il existe contre la concupiscence intérieure un combat de
l'esprit où la victoire mérite une auréole, il en existe également un contre
les persécutions du dehors, dans lequel la victoire nous donne droit à une
semblable couronne. — Cette victoire s'apprécie à deux points de vue d'abord, à
celui de la grandeur même des souffrances endurées, et ici la mort occupe le
premier rang, — car triompher de la mort et de ses supplices, c'est remporter
la victoire la plus parfaite ; — ensuite, au point de vue de la cause du
combat, et, sous ce rapport, la plus noble des causes est celle qui porte à
combattre pour le Christ lui-même. Ainsi, la mort acceptée pour l'amour du
Christ, voilà proprement le martyre. Il lui est certainement dû une auréole
aussi bien qu'à la virginité.
Les docteurs auront une récompense spéciale, qui reçoit aussi
le nom d'auréole. Si, par la virginité et par le martyre, on remporte une
victoire éminente sur la chair et sur le monde, ceux-là obtiennent un triomphe
non moins parfait sur le démon, qui, avec les armes spirituelles de la
prédication et de l'enseignement, le bannissent non-seulement d'eux-mêmes, mais
encore des autres hommes.
La couronne appartient éminemment au Christ ; mais il ne
semble pas qu'il en soit de même des auréoles. Ce mot, en effet, exprime, par
son étymologie, une participation à la perfection de celui-là même qui possède
toute perfection avec plénitude. Or tel est le Christ, en qui se trouvent
réunies toutes les perfections, la source de toute victoire et la cause même
des auréoles, comme on le voit par cette parole : « Celui qui aura
vaincu, je le ferai asseoir sur mon trône, de même que moi qui ai vaincu je me
suis assis sur le trône de mon Père. » (Apoc. iii, 21.) Il y a donc dans
le Christ, non l'auréole même, mais quelque chose de supérieur.
Ceux-là seuls ont droit à l'auréole qui ont combattu, et elle
ne leur est due que pour les mérites où leur corps a eu quelque part. Les
anges, qui n'ont pas combattu et qui n'ont pas de corps, jouissent uniquement
de la gloire essentielle.
L'auréole est la joie éprouvée au sujet des œuvres particulières
qui l'ont méritée ; elle existe principalement dans l'âme, d'où elle
répand sur le corps un certain éclat.
Il ne
faut pas confondre l'auréole avec les cicatrices qui brilleront sur le corps
des martyrs. Les martyrs morts dans les flots, ou par le supplice de la faim,
ou dans les cachots, posséderont l'auréole sans avoir aucune cicatrice sur leur
corps.
On distingue avec raison trois auréoles, qui correspondent aux
trois principales luttes dans lesquelles les hommes remportent les plus
éclatantes victoires. Or, dans la lutte contre la chair, celui-là remporte la
plus grande victoire qui s'abstient entièrement des plaisirs charnels ; de
là l'auréole des vierges. Dans le combat contre le monde, la victoire la plus
éclatante, c'est de résister aux persécutions jusqu'à la mort ; d'où
l'auréole des martyrs. Dans le combat contre l'enfer, la principale victoire est
d'éloigner le démon de soi et des autres par l'enseignement et par la
prédication ; voilà pourquoi il est une troisième auréole pour les
docteurs et pour les prédicateurs.
La prééminence d'une auréole sur une autre peut se considérer
sous le double aspect de la lutte et de l'objet de la lutte. Au point de vue de
la lutte, l'auréole des martyrs et celle des vierges ont l'une et l'autre une
certaine supériorité : d'un côté, la lutte des martyrs est par elle-même
forte et cruelle ; de l'autre, le combat contre la chair est plein de
dangers, à raison de sa durée et de sa proximité. Au point de vue de l'objet de
la lutte, l'auréole des docteurs est la première de toutes ; leurs efforts
ont pour objet les biens intelligibles, tandis que les autres combats se
rapportent aux passions sensibles. Quoi qu'il en soit, la lutte des martyrs
étant, absolument parlant, la plus rude et la plus violente, leur auréole
l'emporte sur toutes les autres. Aussi Notre-Seigneur semble-t-il couronner
toutes les béatitudes par celle-ci : « Bienheureux ceux qui souffrent
persécution pour la justice. » De là vient que l'Église range les martyrs
avant les docteurs et les vierges. Malgré cela, les autres auréoles peuvent
l'emporter à certains égards.
Les récompenses s'accordent dans la proportion des mérites. Le
mérite qui donne droit à l'auréole étant plus ou moins grand, l'auréole doit
être plus ou moins brillante. Remarquons-le cependant, les mérites peuvent être
grands de deux manières : du côté de leur racine, et du côté des œuvres.
Il arrive parfois que, de deux personnes, celle qui a le moins de charité
endure un martyre plus cruel, ou bien s'applique davantage à la prédication, ou
enfin se tient plus éloignée des plaisirs charnels. L'auréole étant en rapport
avec le mérite considéré comme provenant du genre des œuvres, tandis que la
couronne correspond au mérite pris dans sa racine, c'est-à-dire dans la
charité, tel martyr qui aura mérité moins qu'un autre pour la récompense
essentielle, pourra recevoir néanmoins une auréole plus belle.
Il est dit dans les Psaumes : « Le feu, le soufre et
le souffle des tempêtes ; voilà leur partage. » (x, 7.) Nous lisons
pareillement dans le livre de Job : « Ils passeront des eaux glacées
à une chaleur excessive. » (xxiv, 19.)
D'après saint Basile, à l'heure de la suprême purification des
éléments du monde, ce qui est pur et noble montera vers les régions supérieures
pour servir à la gloire des élus, tandis que tout ce qui est ignoble et souillé
sera précipité dans l'enfer pour le châtiment des damnés. De même que toutes les
créatures seront une source de joie pour les élus, de même les damnés y
trouveront leur tourment, et alors se vérifiera cette parole : « L'univers
entier combattra avec Dieu contre les insensés. » (Sag. v, 21.) La divine
Justice le veut ainsi : en s'éloignant par le péché du seul et véritable
bien, les hommes mettent leur fin dernière dans les choses matérielles, qui
sont multiples et variées ; ils doivent, pour cela même, subir des
tourments divers.
Si dans
cette parole : « Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu
éternel, » Notre-Seigneur mentionne uniquement le feu, c'est que cet
élément, très-actif, est le plus cruel des supplices.
Aucun animal ne subsistera dans le monde renouvelé, ni même
aucun corps composé, si l'on excepte celui de l'homme ; on n'y parlera
plus de génération ni de corruption. Il suit de là que le ver auquel les damnés
sont en proie doit être entendu dans un sens spirituel. Il n'est autre que le
remords de la conscience, qui, provenant de la corruption du péché, déchire
l'âme, comme le ver corporel, né de la pourriture, ronge les corps.
Dans les pleurs du corps, il y a d'abord les larmes qui
s'écoulent de la glande lacrymale, et, sous ce rapport, on ne peut admettre les
pleurs corporels chez les damnés ; il y a ensuite un ébranlement pénible
de la tête et des yeux sous cet autre rapport, les pleurs pourront exister chez
les damnés, dont les corps auront à souffrir de la part non seulement des
agents extérieurs, mais de l'âme elle-même. Ainsi compris, ces pleurs supposent
la résurrection de la chair ; ils seront le corrélatif du plaisir que
l'âme et le corps ont trouvé dans le péché.
Saint Grégoire, commentant ces paroles : « Lui ayant
lié les pieds et les mains, jetez-le dans les ténèbres extérieures »
(Matth. xxii, 13), disait : « Si le feu de l'enfer était lumineux, on
n'emploierait pas cette expression : « Jetez-le dans les ténèbres
extérieures. » Saint Basile ajoute : « Par un effet de la
puissance divine, la clarté du feu, séparée de la chaleur, servira à la joie des
bienheureux, et la chaleur, séparée de la clarté, sera le supplice des damnés. »
Absolument parlant, l'enfer est ténébreux ; mais Dieu y
fait pénétrer assez de lumière pour que les damnés y voient dans un jour sombre
ce qui est de nature à les tourmenter. Au milieu de la terre, où se trouve
l'enfer, il ne saurait y avoir, en effet, qu'un feu sombre, épais, et comme mélangé
de fumée.
Quelle que soit l'opinion que l'on embrasse touchant la nature
du feu qui châtie actuellement les âmes séparées de leur corps, il est certain
que les damnés subiront, après la résurrection des corps, le supplice d'un feu
corporel : une peine ne s'adapte bien au corps qu'autant qu'elle est
corporelle elle-même. C'est la raison que donne saint Grégoire pour prouver que
le feu de l'enfer est un feu matériel. Nous avons expliqué ailleurs (p. 625),
comment les âmes elles-mêmes subissent les atteintes d'un tel feu[375].
Quelqu'un
demandera peut-être s'il est dans l'essence du feu corporel de conformer son
mode d'action aux iniquités qu'il doit punir, ce que fait pourtant le feu de
l'enfer. — Instrument des vengeances de la justice divine, ce feu,
remarquons-le bien, n'agira pas seulement par sa vertu propre ; il agira
aussi par la vertu de l'agent principal, qui modifiera son action selon l'ordre
et la mesure de la divine Justice : ainsi nous voyons celui d'une
fournaise obéir à l'industrie de l'ouvrier et produire ce que l'art en attend.
De quelque manière que le feu se produise, il est toujours du
feu. Il n'y a de diversité dans l'espèce que pour les corps qui lui servent
d'aliment, et ce n'est pas autrement que la flamme et le charbon diffèrent
spécifiquement. Il en est ainsi du feu de l’enfer ; il est de la même
espèce que le nôtre. Existe-t-il dans une matière propre ou dans une matière étrangère ;
et quelle est cette matière ? voilà ce que nous ignorons. Il a
certainement des propriétés différentes de celles de notre feu terrestre ;
par exemple, il n'a besoin ni d'être allumé, ni d'être entretenu par le bois.
Mais ces différences n'accusent point, en ce qui est de sa nature même, une
diversité d'espèce.
« Je pense, disait saint Augustin, que nul ne sait en
quelle partie du monde est l'enfer, si l'Esprit de Dieu ne le lui a révélé. »
Saint Grégoire, interrogé à ce sujet, répondait : « Je n'ose rien
définir, de peur d'être téméraire. » Inclinant néanmoins à croire que
l'enfer est sous la terre, il démontre que cette opinion est la plus
vraisemblable. La première raison qu'il en apporte est déduite du nom même de
l'enfer (infernum), qui semble indiquer que l'enfer est à la terre ce
que la terre est au ciel. La seconde est tirée de ce texte de l'Apocalypse :
« Personne ne pouvait, ni au ciel, ni sur la terre, ni sous la terre,
ouvrir le livre. » (v, 3.) Ces mots : « sous la terre, » se
rapportent aux âmes déjà descendues en enfer. Saint Augustin expose aussi deux
inductions en faveur de la même opinion. Les âmes des morts ont péché par amour
de la chair ; elles doivent être plongées sous la terre comme la chair morte :
voilà la première. Voici la seconde : la tristesse imprime à l'âme une
sorte de pesanteur, et la joie une certaine agilité ; il est naturel que
les âmes accablées de tristesse descendent dans les plus basses régions de la
terre, pendant que les bienheureux monteront au ciel empyrée.
Qu'il y ait dans les damnés une volonté naturelle qui les
incline au bien, nous l’accordons ; mais leur volonté libre est toujours
mauvaise, parce que, en voulant quelque bien, ils ne le rapportent pas à la fin
dernière, dont ils sont séparés à jamais.
Leur
volonté naturelle est tellement viciée par leur malice, que, tout en désirant
naturellement un bien, ils ne le veulent pas comme il faut ; en outre, ils
envisagent comme bon ce qui est mauvais en réalité. Ainsi leur volonté
délibérée est toujours mauvaise.
On se repent du péché de deux manières : directement et
indirectement. Les réprouvés ne s'en repentent pas directement, puisque leur
volonté perverse subsiste toujours ; mais ils s'en repentent d'une manière
indirecte, en tant qu'ils en détestent la peine.
En
aimant l'iniquité, ils maudissent le supplice ; ils se repentent de leurs
péchés, sans un changement réel dans leur volonté. Ce qu'ils abhorrent, c'est
le châtiment du péché, et non ce qu'ils ont désiré en péchant. Il n'est pas un
homme en ce monde, si obstiné qu'il soit dans le mal, qui ne se repente indirectement
d'un péché qui lui a valu une punition ; le châtiment comprime les bêtes
les plus féroces.
« Dans ces jours, les hommes désireront la mort, qui
fuira loin d'eux. » (Apoc. ix, 6.) — O mort, que ta sentence est douce au
misérable dont les forces s'épuisent, et qui, dans la défaillance de l'âge,
accablé de soucis, sans espoir, a perdu la patience ! » (Eccl. xli,
3.) Ces deux textes des saintes Écritures démontrent que les damnés préfèrent
le néant à leur sort. Ce n'est pas que le néant puisse par lui-même devenir
l'objet d'un désir ; mais ils l'appellent comme un terme à leurs maux, et,
sous ce rapport, il se présente à eux comme un bien ; car il vaudrait
mieux pour eux ne pas exister, comme le marque cette parole de Notre-Seigneur :
« Il eût été bon à cet homme de n'être pas né. » (Matth. xxvi, 24.) « Il
vaut mieux, disait saint Jérôme, ne pas être que d'être malheureux. » Les
damnés peuvent donc préférer, même d'une volonté raisonnable et délibérée, le
néant à l'être.
Pendant que les bienheureux auront au ciel la charité la plus
parfaite, les damnés seront en proie, dans l'enfer, à la plus mortelle des
haines. La pensée même du bonheur des saints augmente leur supplice, ainsi que
le montre cette parole du prophète Isaïe : « Qu'ils voient et qu'ils
soient confondus, les ennemis de la félicité de votre peuple ; que le feu
de l'envie les dévore. » (xxvi, 11.) Ils voudraient que tous les élus
fussent damnés avec eux.
Lorsque
le mauvais riche demandait que ses frères ne vinssent pas dans l'enfer avec
lui, il comprenait que sa peine serait plus grande si tous ses proches étaient
damnés, d'autres jouissant du bonheur des cieux. S'il avait pu voir la
damnation de tous les hommes, il y aurait enveloppé ses frères. Les réprouvés
savent bien que, plus ils seront nombreux, plus le supplice de chacun sera grand ;
mais la haine et l'envie sont portées chez eux à un tel degré, qu'ils
aimeraient mieux être plus tourmentés avec un grand nombre que de l'être moins
tout seuls.
Il est écrit : « L'orgueil de ceux qui vous haïssent
monte toujours. » (Ps. lxxiii, 23.)
Si les damnés voyaient Dieu en lui-même, ils seraient dans
l'impossibilité de le haïr ; mais, comme ils ne le perçoivent que dans
l'exercice de sa justice, c'est-à-dire dans leurs propres châtiments, ils
l'abhorrent de toute la haine qu'ils portent à ces châtiments mêmes.
Il faut distinguer entre l'état des damnés avant le jugement
et leur état après le jugement.
Tous les Théologiens conviennent qu'après le jugement il n'y
aura plus ni mérite ni démérite ; le sort des bons et des méchants sera
tellement fixé, qu'il n'y sera désormais rien changé. La bonne volonté des élus
sera une récompense, et non un mérite. La volonté perverse des damnés sera, non
un démérite, mais un châtiment.
Plusieurs disent qu'avant le jugement les saints peuvent
mériter, et les damnés démériter. Ce sentiment n'est pas admissible en ce qui
est de la récompense essentielle ou du châtiment principal : les saints et
les damnés ont atteint leur dernier terme ; mais il est permis de
l'adopter en le restreignant aux récompenses ou aux punitions accidentelles qui
peuvent s'accroître jusqu'au jour du jugement, particulièrement dans les démons
et dans les bons anges. Le zèle de ceux-ci conduit certains hommes au salut,
d'où résulte une joie plus grande pour toute la milice des cieux ; la
perversité de ceux-là en conduit d'autres à la damnation, ce qui accroît la
peine de tous les esprits de malice.
Abraham disait au mauvais riche : « Souvenez-vous
des biens que vous avez reçus pendant votre vie. » (Luc. xvi, 25.) Donc
les damnés peuvent se rappeler les choses qu'ils ont sues en ce monde. Leurs
souvenirs seront pour eux des sources de tristesse ; ils penseront à la
cause de leur damnation, aux biens qu'ils ont perdus sans retour, à
l'imperfection de leurs connaissances des choses spirituelles et à la
possibilité qu'ils avaient de les rendre parfaites. Ils songeront enfin qu'ils
ont perdu la souveraine félicité, qu'ils auraient pu acquérir.
Les damnés ne penseront pas à Dieu pour le contempler en
lui-même ; cette contemplation n'a jamais lieu sans joie. Mais ils y
penseront indirectement, à l'occasion des effets de la justice divine, qui les
punira contre leur volonté. Sous ce rapport, la pensée de Dieu peut causer du
chagrin, et c'est uniquement de la sorte qu'ils songeront à Dieu.
« Du milieu des supplices où il était, le riche vit
Abraham, et Lazare dans le sein d'Abraham. » (Luc, xvi, 23.)
Avant le jugement dernier, les damnés voient la gloire des saints ;
ils ne savent pas à fond quelle en est la valeur, ils jugent seulement qu'elle
est d'un prix inestimable, et c'est là pour eux une torture ; ils la
regardent d'un œil jaloux et regrettent de l'avoir perdue : « À cette
vue, dit l'auteur de la Sagesse, ils sont dans le trouble et l'effroi. » (v,
2.)
Après le jugement, les damnés seront entièrement privés de la
vue des bienheureux. Leur peine, toutefois, au lieu d'être adoucie, s'accroîtra
par le souvenir de la gloire manifestée à leurs yeux pendant ou avant le jour
du jugement. Ce qui mettra le comble à leur douleur, ce sera d'être jugés
indignes même de contempler la gloire que les saints méritent de posséder.
Le Seigneur lui-même a dit : « Ceux-ci iront au
supplice éternel. » (Matth. xxv, 46.)
Il y a pour la peine, comme pour la faute, deux sortes de
mesures : l'intensité et la durée. Que l'intensité du supplice soit
proportionnée à la gravité du péché, rien n'est plus juste ; celui qui a
commis une action plus criminelle doit subir une peine plus grande, comme le
marque cette parole : « Autant il s'est glorifié et plongé dans les délices
du péché, autant vous lui infligerez de tourments et de douleurs. » (Apoc.
xviii, 7.) Mais la durée de la peine ne répond pas à celle de la faute.
L'adultère, par exemple, qui se commet en un instant, n'est pas puni, même
d'après les lois humaines, par un châtiment d'un instant. La durée de la peine
correspond plutôt aux dispositions du pécheur. Il arrive, sous le règne de la
justice divine, quelque chose de semblable à ce qui se passe parmi nous.
L'homme qui commet un crime dans la société en est parfois exclu à jamais, et
lorsque, n'étant pas frappé d'une exclusion absolue, il doit en redevenir
membre, une peine plus ou moins longue lui est infligée, selon que l'exige sa
propre correction. Par le péché mortel, qui brise le lieu de la charité, dans laquelle
sont unis tous les membres de la cité de Dieu, on encourt l'exclusion totale de
la société des saints et l'assujettissement à une peine éternelle. Saint
Augustin disait très-bien : « Par le supplice de la première mort, un
homme est retranché de la cité mortelle ; et, par le supplice de la
seconde mort, il est banni de la cité immortelle. » Que si l’on ne regarde
pas comme éternelle la peine infligée par la société, c'est que l'homme ne vit
pas toujours ici-bas et que la société elle-même doit finir ; car,
supposez qu'une personne dût avoir sur la terre une existence sans terme, elle
subirait à jamais la peine de l'exil perpétuel prononcée par la loi humaine.
Quant aux hommes qui ne doivent pas être séparés de tout rapport avec les
habitants de la cité sainte, je parle de ceux qui pêchent véniellement, une
peine plus ou moins longue leur est réservée, soit dans ce monde, soit dans le
purgatoire, suivant les arrêts de la Justice divine.
Les saints Pères indiquent encore d'autres raisons pour
lesquelles une peine éternelle est infligée sans injustice à un péché temporel.
— Mépriser la vie éternelle, disent-ils, c'est pécher contre le bien éternel ;
or « celui-là, selon la remarque de saint Augustin, est digne d'un mal éternel,
qui détruit en lui un bien qui pouvait être éternel. » — « Il
appartenait, ajoute saint Grégoire, à la Justice souveraine de ne point laisser
sans supplice celui qui n'a pas voulu vivre sans péché. » — Tomber dans le
péché mortel par un acte de sa volonté, c'est vouloir y demeurer perpétuellement,
puisqu'on n’en peut sortir que par le secours de Dieu ; l'homme qui se
jetterait dans une fosse, dont il lui serait impossible de se retirer sans un
acte de la puissance divine, serait censé vouloir y demeurer à jamais. — Le
péché mortel met la fin de l'homme dans la créature et y subordonne en quelque
sorte toute sa vie ; les impies voudraient vivre sans fin, pour demeurer
également sans fin dans leurs iniquités. — Le péché mortel attaque Dieu, qui
est infini ; sa punition ne pouvant pas être infinie en intensité, il faut
qu'elle le soit en durée. — La faute mortelle, enfin, demeure à jamais,
puisqu'elle ne saurait être remise sans une grâce que l'homme ne peut plus
acquérir après la mort ; la peine ne doit pas cesser tant que subsiste la
faute.
Temporaire
dans son acte, la faute n'en est pas moins éternelle dans la volonté de celui
qui la commet. — Les peines infligées à des péchés mortels inégaux seront
inégales en intensité, mais non en durée. — La damnation éternelle des impies
peut servir maintenant à la correction des hommes qui font encore partie de
l'Église. — L'éternité des peines ne sera pas inutile après le jugement ;
elle maintiendra sur les coupables le règne de la justice divine, en même temps
qu'elle sera un sujet de joie pour les élus, qui, en voyant éclater une telle
justice, se réjouiront d'avoir échappé à ses coups, et comprendront combien ils
sont redevables à la grâce pour la félicité dont ils jouiront au sein de Dieu.
Le Seigneur dira aux réprouvés : « Allez, maudits,
au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et ses anges. » (Matth.
xxv, 41.) Donc le supplice des démons sera éternel.
Origène, qui enseignait que les démons seraient un jour délivrés
de l'enfer, attira sur lui la juste réprobation de l'Église. Une telle doctrine
contredisait formellement non seulement la parole de Notre-Seigneur, mais
encore cet autre texte de l'Apocalypse : « Le diable, qui les
séduisit, fut jeté dans un étang de feu et de soufre, où la bête et les faux
prophètes seront tourmentés jour et nuit dans les siècles des siècles. »
(xx, 9.) Dieu ne mettra, on le voit, aucun terme au supplice des démons.
La
miséricorde de Dieu, toujours subordonnée à sa sagesse, ne saurait s'étendre
sur ceux qui se sont obstinés dans leur perversité. Elle s'exercera envers eux,
dans ce sens qu'il seront moins punis qu'ils ne l'auront mérité ; mais
elle ne les délivrera jamais entièrement de leurs peines.
Il est écrit au sujet des élus et des réprouvés : « Ceux-ci
iront au supplice éternel ; mais les justes iront à la vie éternelle. »
(Matth. xxv, 46.) La vie éternelle n'aura pas de terme ; le supplice des
réprouvés n'en aura donc pas non plus. — « La mort, disait saint Jean
Damascène, est aux méchants ce que la chute est aux mauvais anges : les
uns et les autres continuant d'être obstinés dans le mal, la peine de l'enfer
sera perpétuelle pour tous. » — Saint Augustin se sert de cette même
comparaison pour établir que les hommes qui meurent sans la charité subiront,
aussi bien que les démons, un châtiment éternel.
Mais
vous direz peut-être : « Dieu sera-t-il éternellement irrité ? »
(Ps. lxxvi, 8.) — Ces paroles de David concernent les vases de miséricorde qui
ne se sont pas rendus indignes de la faveur dont parle le psalmiste lui-même,
quand il ajoute : « Leur changement sera l'œuvre de la droite du Très-Haut. »
On peut encore les entendre d'une miséricorde qui relâche quelque chose de la
peine des damnés, sans la supprimer totalement ; quoique jamais cette
peine ne doive cesser entièrement, il est permis de croire que la miséricorde
divine l'adoucira.
« Les méchants, nous dit saint Paul, ne posséderont pas
le royaume de Dieu. » (1 Cor. vi, 9.)
Ceux qui se sont écartés de la foi catholique méritent non
moins que les infidèles d'être punis. « Il aurait mieux valu pour eux,
nous assure saint Pierre, ne pas connaître la voie de la vérité que d'y
renoncer après l'avoir connue. » (2 Pier. ii, 21.) Il s'ensuit que les
chrétiens eux-mêmes ne seront pas exemptés de la damnation éternelle. Et, en
effet, « la foi sans les œuvres est, » au témoignage de saint
Jacques, « une foi morte. » (ii, 20.) Jésus-Christ lui-même a
prononcé les paroles suivantes : « Ce n'est pas celui qui crie :
Seigneur, Seigneur, qui entrera dans le royaume des cieux ; ce sera celui
qui fera la volonté de Dieu. » (Matth. vii, 21.) Par conséquent, les
chrétiens eux-mêmes qui n'auront pas été rétablis dans la grâce de Dieu avant
la mort subiront les peines éternelles, alors même qu'ils auront conservé la
foi dans leur cœur.
Il ne
servirait à rien de nous alléguer ces paroles : « Celui qui aura cru
et qui aura été baptisé sera sauvé. » (Marc, ult. 16.) Le Seigneur parlait
de la foi vivante qui opère par l'amour. Avec une telle foi, opposée à toute
faute mortelle, on est toujours sauvé.
« Ni les fornicateurs, ni les adultères ne posséderont le
royaume de Dieu. » (1 Cor. vi, 9.) Voilà ce que saint Paul nous déclare.
Saint Jacques ne parle pas avec moins de clarté : « Quiconque,
dit-il, ayant gardé toute la loi, la viole en un point, est coupable contre
toute la loi. » (ii, 10.) Les choses étant ainsi, ceux qui se livrent aux œuvres
de miséricorde, et qui cependant commettent des péchés mortels, seront punis
éternellement. Sans la charité, en effet, rien n'est méritoire, ni pour la vie
éternelle, ni, pour l'exemption de la peine éternelle ; rien, pas même les
œuvres de miséricorde. Qui osera dire, par exemple, que ceux qui volent de grands
biens s'affranchissent de la damnation en faisant l'aumône ?
On nous
citerait en vain cette parole : « Bienheureux les miséricordieux, parce
qu'ils obtiendront miséricorde. » (Matth. v, 7.) — Les hommes qui exercent
la miséricorde dans les conditions voulues obtiendront eux-mêmes miséricorde ;
mais tel n'est pas le cas de ceux qui meurent en péché mortel : ils
peuvent seulement espérer un adoucissement aux peines qu'ils méritent.
« La peine de ces âmes, dit saint Augustin, est la plus douce
de toutes les peines. » Cela étant, elles n'éprouvent point le Supplice du
feu, qui est une peine très-grave.
Le péché originel nous ayant privés, non pas d'un bien
essentiel à notre nature, mais d'un bien surnaturel qui nous était promis par
surcroît, ces âmes ne méritent pas une autre peine que la privation de la vue
de Dieu, à laquelle se rapportait le don surnaturel que nous avons perdu.
Il y a dans les enfants morts sans baptême une intelligence
qui n'a été faussée par aucun péché actuel. Or la droite raison ne s'attriste
pas de n'avoir point ce qui est supérieur aux facultés humaines. Nul homme sage
ne s'afflige de ne pouvoir voler comme l'oiseau, ou de n'être point assis sur un
trône qui ne lui est pas dû. Semblablement, les âmes qui n'ont pas eu la
faculté d'obtenir la vie éternelle, et à qui elle n'est pas due d'après leur
nature, ne s'attristent point d'être privées de la vue de Dieu. On prétendra
peut-être que les enfants morts sans baptême conçoivent de la douleur en voyant
d'autres enfants admis à la vie éternelle. Il n'en est rien. Ce défaut de grâce
ne produit pas plus de tristesse en eux que la privation de certaines faveurs
n'afflige les bons chrétiens qui sont témoins oculaires des dons supérieurs que
Dieu accorde à leurs semblables.
Quoique
séparées de Dieu en ce qui est de la gloire, ces âmes, qui lui sont cependant
unies par la participation aux biens de la nature, peuvent puiser en lui, par
la connaissance et par l'amour, une certaine jouissance naturelle.
Les souffrances du purgatoire l'emportent sur toutes celles de
ce monde ; car le feu y agit sur l'âme elle-même, dont le corps tire toute
sa sensibilité. La pensée du bien souverain fait aussi beaucoup souffrir ces
âmes, précisément parce qu'elles sont près d'en jouir.
« Le
feu du purgatoire, dit saint Augustin, est plus cruel que tout ce qu'on peut
sentir, voir ou imaginer en cette vie. »
Ces peines sont contraires à la volonté sous un rapport, et
volontaires sous un autre. Les âmes du purgatoire les endurent comme un malade
souffre l'application de la pierre infernale pour recouvrer la santé. Elles
voudraient certainement en être délivrées, et elles les supportent néanmoins
avec résignation.
Ces âmes ont triomphé de la malice des démons, en évitant le
péché mortel : celui qui a remporté une victoire éclatante sur quelqu'un
ne doit plus lui être assujetti.
Le péché véniel est expié, quant à la faute, par le feu du
purgatoire. Saint Paul nous l'apprend, en disant : « Le bois, le foin
et la paille, » ce qui signifie les péchés véniels, « sont consumés
par le feu purifiant du purgatoire. »
Après
cette vie, il n'y a plus lieu à aucun mérite à l'égard de la récompense essentielle ;
mais il est encore possible de mériter une récompense accidentelle et c'est
ainsi que le péché véniel est remis par le feu du purgatoire à celui qui meurt
en état de grâce.
Il en délivre par là même que les âmes paient les dettes
qu'elles avaient contractées.
Plus la volonté s'est attachée à certains péchés véniels, plus
la punition doit être longue : les grandes affections disparaissent
lentement ; c'est pourquoi une âme est délivrée plus tôt qu'une autre des
peines du purgatoire.
L'intensité
de la souffrance répond à la gravité des péchés véniels considérés en eux-mêmes,
et sa durée à l'attachement de la volonté pour ces péchés ; il peut
arriver que telle âme qui souffre moins en purgatoire y reste cependant plus
longtemps.
Il est écrit : « C'est une sainte et salutaire
pratique de prier pour les morts, afin qu'ils soient délivrés de leurs péchés. »
(2 Mac. xii, 46.) Ces morts ne sont ni ceux du ciel, qui n'ont pas besoin de
nos suffrages ; ni ceux de l'enfer, qui ne peuvent être délivrés : donc
ce sont les âmes du purgatoire, qui, quoique douées de la charité, sans
laquelle aucune faute n'est remise, n'entreront pas dans le ciel avant d'être
entièrement purifiées.
Quand le péché mortel est effacé par la contrition, il reste
parfois une dette à payer, et les péchés véniels ne sont pas toujours remis
avec les péchés mortels. (Voy. p. 416). Si tout péché doit recevoir la punition
qu'il mérite, il faut nécessairement que l'homme qui meurt repentant et absous,
mais sans avoir satisfait suffisamment à la justice de Dieu, soit puni après
cette vie. Nier le purgatoire, ce serait attaquer la justice divine, contredire
la foi, renier l'Église qui prie pour les morts ; en un mot, tomber dans
l'hérésie.
Ni l'Écriture sainte, ni la raison ne nous fournissent aucune
solution positive à cet égard. Il est vraisemblable, néanmoins, par les écrits
des Pères et par les révélations faites à plusieurs saints, que le même feu qui
punit les damnés en enfer purifie les âmes justes en purgatoire. « C'est
ainsi que, dans le même feu, comme le disait saint Grégoire, « la paille
fume et l'or brille. » Suivant cette opinion, le purgatoire toucherait au
lieu des supplices éternels dont il serait comme la partie supérieure.
FIN
DU SUPPLÉMENT
ET
DE TOUTE
LA SOMME THéOLOGIQUE
DE
SAINT THOMAS D'AQUIN.
Une table alphabétique très-complète est d'une haute
importance et d'un grand secours.
Nous avons triplé celle de notre première édition.
Nous y avons intercallé le Lexique, en caractères plus
faibles. Cette disposition met immédiatement sous les yeux les expressions
identiques ou analogues.
Nous conseillons à toute personne qui voudra étudier avec
fruit un traité, une question ou un article de la Petite Somme, de parcourir,
dans la table analytique de chaque volume, le sommaire de toutes questions d'un
traité, puis de jeter un coup-d'ail sur les tableaux synoptiques
correspondants, dont on trouvera ci-contre la nomenclature ; ils s'élèvent
à quarante-trois.
Après S. S. Pie IX, le cardinal Gousset et plusieurs autres
princes de l'Église, il ne nous appartient plus de recommander la Petite Somme
pour l'enseignement public; nous dirons seulement qu'il est difficile de se
figurer èombien les explications qu'elle contient vont droit à la raison des
fidèles, et même à celles des enfants : partout où l'essai en a été fait
dans les prônes et dans les catéchismes, le succès a été merveilleux.
INDICATION
Tome |
Tableaux Synoptiques |
Traités |
Questions |
TOME I |
1 |
|
|
2 |
De Dieu |
2 à 26 |
|
3 |
De la très-sainte Trinité |
27 à 43 |
|
4 |
Du premier principe des êtres |
44 à 49 |
|
5 |
Des anges |
50 à 64 |
|
6 |
De l'œuvre des six jours |
65 à 74 |
|
7 |
De l'homme, et d'abord de l'âme |
75 à 89 |
|
8 |
Du premier homme |
90 à 102 |
|
9 |
Du gouvernement divin |
103 à 119 |
|
TOME II |
10 |
Du mouvement de la créature raisonnable vers Dieu |
1 à 5 |
11 |
Des actes volontaires ou humains |
6 à 21 |
|
12 |
Des passions |
22 à 48 |
|
13 |
Des habitudes |
49 à 54 |
|
14 |
Des vertus |
55 à 70 |
|
15 |
Des vices et des péchés |
71 à 89 |
|
16 |
Des lois |
90 à 108 |
|
17 |
De la grâce |
109 à 114 |
|
TOME III |
18 |
Des actes humains en particulier |
|
19 |
De la foi |
1 à 16 |
|
20 |
De l’espérance |
17 à 22 |
|
21 |
De la charité |
23 à 46 |
|
22 |
De la prudence |
47 à 56 |
|
23 |
De la justice |
57 à 80 |
|
24 |
De la religion |
81 à 100 |
|
25 |
La piété filiale |
101 à 122 |
|
26 |
De la force |
123 à 140 |
|
27 |
De la tempérance |
141 à 154 |
|
28 |
La continence |
155 à 170 |
|
29 |
Des états de perfection |
171 à 189 |
|
TOME IV |
30 |
Du Christ, qui est la voie pour aller à Dieu |
1 |
31 |
De l’incarnation du Christ Mode de l’union hypostatique |
2 à 15 |
|
32 |
De l’incarnation du Christ Effets ou conséquence de l’union hypostatique |
16 à 26 |
|
33 |
De l’incarnation du Christ Ses actions et ses souffrances |
27 à 45 |
|
34 |
De l’incarnation du Christ Ses actions et ses souffrances (suite) |
46 à 59 |
|
35 |
Des sacrements |
60 à 65 |
|
36 |
Du baptême et de la confirmation |
66 à 72 |
|
37 |
De l’eucharistie |
73 à 83 |
|
38 |
De la pénitence |
84 à 90 |
|
39 |
Des parties de la pénitence en particulier |
1 à 15 |
|
40 |
De la pénitence |
16 à 28 |
|
41 |
De l’extrême onction et de l’ordre |
29 à 40 |
|
42 |
Du mariage |
41 à 68 |
|
43 |
De la résurrection et de la vie éternelle |
69 à 100 |
ABSOLU. — Sans
condition ni restriction. — L'absolu est ce qui ne se rapporte pas à une autre
chose. Dieu est l'être absolu, parce qu'il existe indépendamment de toute condition.
ABSOLUMENT. — Simplement.
Absolument parlant, sans tenir compte des détails. — Absolument se dit souvent
par opposition à relativement, en latin secundum
quid, sous certain rapport.
ABRAHAM. — Pourquoi le Christ est nommé fils d'Abraham.
ABSOLUTION. — De l'absolution forme du sacrement de Pénitence. — Existence
du Pouvoirs des clefs, — Effets, — ministres, — sujets, — De l'absolution de
l'excommunication.
ABSTINENCE.
ABSTRACTION. — Opération par laquelle l'esprit considère séparément des
choses qui sont réellement unies. — Abstraction logique, celle par laquelle
l'intellect conçoit une chose sans une autre, par exemple, le feu sans
s'occuper de la chaleur. — Abstraction mathématique. Elle consiste à séparer la
matière sensible de la matière intelligible. Le mathématicien considère la
quantité et non la matière. — Abstraction métaphysique, opération qui consiste
à faire abstraction tout à la fois de la matière sensible et de la matière
intelligible ; le métaphysicien envisage la nature de l'être abstraite de
la matière et de la quantité. — L'intellect agent abstrait des images sensibles
les espèces intelligibles ; il nous permet là d'étudier les propriétés des
espèces dépouillées de toute individualité. Dans cette abstraction qui forme les
idées ou espèces intelligibles, il y a un certain ordre : 1° la perception
des sens ; 2° une image qui se grave dans notre imagination ; 3° la
transformation de cette image en espèce intelligible, ce qui est l'œuvre de
l'intellect agent.
ABSTRAIT. — Nom abstrait, par opposition à nom concret, désigne une qualité
considérée toute seule et séparée de son sujet. Rondeur, blancheur, bonté sont
des noms abstraits ; et rond, blanc, bon, unis à des noms de substances,
comme pain rond, vin blanc, bon prince ; sont des noms concrets.
ACCEPTION de personnes.
ACCIDENT. — Ce qui appartient à l'être, sans former pour cela l'être lui-même
— ce qui survient dans une chose dont l'être est complet.
ACCIDENTELLEMENT. — par opposition à essentiellement. Une chose convient à une
autre accidentellement, per accidens,
quand elle lui convient sans ressortir de ses principes essentiels ; dans
ce dernier cas, elle lui conviendrait per
se. — En morale, un effet se produit accidentellement, per accidens, lorsqu’il arrive sans être voulu directement.
ACTE. — opération quelconque d'un agent . — Acte immanent, acte reçu dans le sujet même qui le produit ;
tel est l’acte intellectuel. — Acte
extérieur ou transitoire, transiens,
celui qui est reçu dans un sujet même que l’agent, comme couper, échauffer. — On
distingue un acte premier et un acte second. L’acte premier, c’est
d’être ; l’acte second, c’est d’agir. — Actus munt suppositorum : les actions appartiennent, non pas
au membre qui les produit ou à la partie du corps qui les reçoit, mais au
suppôt, c’est-à-dire à l’être composé tout entier. — Acte se dit parfois de l’existence de l’etre, par opposition à puissance, qui signifie la possibilité de l’existence : tous
les êtres possibles sont à l’état de puissance.
Esse in actu, esse actu, ens actuale,
actualitas, habere actum, c’est exister en réalité. — Acte absolu, être complet, comme l’homme, l’ange, Dieu. — Acte pur, être qui a tout ce qu'il peut
avoir, en qui rien ne se conçoit à l'état de puissance ou de potentialité, qui
n'a besoin d'aucun autre être pour exister. Dieu seul est un acte pur, actus purus, parce qu'il est un être
simple et parfait. — Acte formel, ce
qui détermine une chose à être ceci plutôt que cela. Voy. FORME. — Acte humain, acte volontaire et libre ;
— acte de l’hommc ou acte naturel, acte produit sans
délibération, instinctivement.—Acte
élicite, celui dont la volonté est
le principe le plus prochain, et qui reste en elle ; par exemple, aimer,
haïr. — Acte impéré ou commandé, acte ordonné par la volonté et
exécuté par une autre faculté qui en est le principe prochain, comme parler,
marcher. — Les actes notionnels de
Dieu sont ceux en vertu desquels une Personne divine procède d'une autre ;
ils ne se distinguent pas en réalité des relations personnelles ; ils ne diffèrent
que dans l'expression.
AGENT — se dit de tout ce qui agit, de tout ce qui opère quelque
chose, soit comme principe premier, soit comme cause seconde, et, dans ce
dernier cas, il s'appelle souvent agent instrumental. — L'agent univoque est de même nature que son effet ;
l'agent équivoque est d'une nature
toute différente ; l'agent analogue
a une certaine ressemblance avec ce qu'il produit. — Agent naturel, par opposition à agent
libre. — Omne agens agit simile sibi :
tout agent se peint dans son œuvre ou comme nous dirions : À l'œuvre, on
reconnaît l'ouvrier. — Nullum agens
intendens in malum operatur : nul être n'opère en vue du mal,
considéré comme mal ; on cherche un bien dans ce qui est mauvais.
AME — séparée, se dit de l'âme qui a quitté son corps pour aller
au ciel, en purgatoire, dans les limbes ou en enfer.
APPÉTIT — faculté par laquelle l'âme se porte à désirer quelque chose
pour la satisfaction des sens. — L’appétit sensitif se nomme parfois la sensualité,
la sensibilité ; il est une puissance passive, qui se divise en appétit concupiscible. et appétit irascible.
Par l'appétit concupiscible, l'âme se porte vers ce qu'elle considère comme un
bien. Par l'appétit irascible, elle se porte à repousser ou à éviter ce qu'elle
regarde comme un mal. — L'appétit intellectif
ou rationnel n'est autre que la
volonté, passive sous un rapport et active sous un autre. — L'appétit, en
général, est ou naturel, ou sensitif, ou intellectif. L'appétit naturel est l'inclination d'un sujet
pour l'objet qui lui convient ; il tend toujours vers un bien réel et
n'est pas soumis à l'empire de la raison. L'appétit sensitif a pour moteur médiat la raison, à laquelle il doit obéir
sous le commandement de la volonté. Le propre de l'homme, c'est que l'appétit
inférieur soit soumis à l'appétit intellectif,
c'est-à-dire à la volonté, et en suive la direction.
BÉATITUDE. — Ce mot signifie, tantôt la chose même qui rend heureux,
tantôt la vision intuitive, tantôt le souverain bonheur considéré dans l'être
qui en jouit. La béatitude est une opération qui élève à son comble la
perfection de l'homme.
BIEN — bon ou bonté. Tout bien créé est un bien
particulier ; Dieu est le bien absolu et universel. Le mal, au physique
comme au moral, est la privation d'un bien que l'être doit avoir. Un être ou un
acte bon dans son genre est celui qui ne manque d'aucune des perfections ou
qualités qu'il doit avoir. — Le bien
apparent est le bien sensible. Le bien
réel est le bien spirituel. Le principal bien de l'homme consiste dans son
union avec Dieu. — Le bien naturel est ce qui convient à la nature des êtres ;
par exemple, la nourriture pour l'homme. — Le bien moral est ce qui, comme la
vertu, est conforme à la droite raison. L'axiome : « Bonum ex intégra causa, malum ex quocumque
defectu, » signifie qu'un acte, pour être bon, doit l'être sous tous
les rapports, et qu'une seule circonstance peut le rendre mauvais.
CAUSE — principe qui fait qu'une chose est, a lieu. — Cause efficiente matérielle, celle qui produit
immédiatement son effet ; l'assassin est la cause efficiente physique de
l'homicide. — Cause efficiente morale,
cause qui produit son effet par le moyen d'un ordre ou d'un conseil. — Cause exemplaire, celle à l'image de
laquelle un effet est produit. — Cause
finale, ce qu'on se propose pour but. — Cause
formelle, celle qui, donnant la forme à la matière, la constitue dans une
espèce déterminée. — Cause instrumentale,
qui agit sous une cause principale, comme le ciseau ou le pinceau dans la main
de l'artiste. — Cause directe, ou par elle-même, celle qui exerce une
influence positive sur l’effet produit. — Cause
indirecte, ou par accident, celle
qui écarte l’obstacle d’un effet prêt à se produire ; ainsi celui qui
renverse la colonne renverse la pierre qu'elle soutient. La cause indirecte se
dit aussi de celle qui produit son effet en dehors de l'intention de l'agent.
On a parfois la cause accidentelle et indirectement volontaire de quelque mal,
de deux manières : ou en posant un acte illicite, ou en ne prenant pas les
précautions nécessaires. On peut encore être la cause indirecte d'un effet, en
ne l'empêchant pas, lorsqu'on pourrait l'arrêter. — Cause occasionnelle, cause imparfaite, mais non pas toujours cause
indirecte. — Cause première, Dieu. — Causes secondes, les êtres créés, considérés comme ayant reçu de Dieu,
cause première, la faculté de produire des effets.
CHOSE — être, objet. — La
chose d'un sacrement, l'effet intérieur, la grâce produite.
DÉMONSTRATION A PRIORI. — Raisonnement
par lequel on prouve ce qui est postérieur par ce qui est antérieur ;
soit, par exemple, les effets par la cause, ou les propriétés par l'essence. — Démonstration à posteriori, celle par laquelle on
prouve l'antérieur par le postérieur, la cause par l'effet,
l'existence de Dieu par les créatures, l'âme par ses actes.
ESPÈCE — image qui représente un objet. — Espèce intelligible, forme d’idée générale que notre intellect
actif tire des images sensibles et qui s'imprime dans l’âme.
ESSENCE — ce sans quoi une chose ne saurait ni exister, ni être
conçue. L'essence est ce qui fait l'objet d'une définition quelconque.
ESTIMATIVE — ou
estimation, instinct ; faculté qui donne aux animaux un air de raison.
ETERNITÉ — durée propre
à Dieu.
ÊTRE — ce qui est.
— être en acte, exister. —
Être en puissance, être possible. — Être de raison, celui qui
n'existe que dans notre esprit ; par exemple, l'idée générale de
blancheur.
EXEMPLAIRE — type que
l'on veut reproduire. Le Verbe divin est la forme exemplaire des créatures ;
mais il n'est pas cette forme qui fait partie des êtres composés.
FIN — but que l'on
se propose. Bien que la fin ne vienne qu'à la suite de tout le reste dans l'exécution,
elle est ce qu'il y a de premier dans l'intention de l'agent ; voilà
pourquoi elle doit être considérée comme une cause. Les moyens se mesurent sur
la fin.
FORME — dans un sens
large, ce qui détermine un être quelconque à être tel être plutôt que tel autre.
La forme, dans les êtres simples, ne se distingue pas de la nature, et elle
constitue encore la nature des êtres composés. La matière est en puissance par
rapport à toutes les formes dont elle est susceptible. L'âme est la forme du
corps, parce qu'elle lui communique tous les degrés de l'être parfait, savoir :
l'être corporel, l'être animé, et le reste. — Forme substantielle, celle
qui rend parfait le tout auquel elle appartient et chacune de ses parties, bien
qu'elle ne s'applique pas également au tout et aux parties. Chaque forme substantielle
est immédiatement unie à la matière qu'elle actualise. — Forme accidentelle,
se dit de la forme qui s'ajoute à l'être déjà complet ; par exemple, la blancheur,
la hauteur. Une forme accidentelle n'est pas à elle-même sa puissance ;
elle est la puissance du composé dont elle est la forme. La forme que revêt un
corps mixte est accidentelle et non substantielle.
FORMEL. — La cause
formelle, par opposition à la cause matérielle, fait qu'une chose est telle qu'elle
est.
FORMELLEMENT — mentalement,
proprement, essentiellement, radicalement, fondamentalement.
FOYER DE LA CONCUPISCENCE. — le désordre habituel des tendances de l'appétit sensitif.
GénÉRATION. — passage du non-être à l'être, de la puissance à l’acte ;
action d'engendrer, de produire. — Le mot génération désigne le plus
souvent l'origine d'un être vivant qui procède d'un autre être vivant et
conjoint.
HABITUDE. — état habituel
ou manière d'être. — Qualité permanente qui donne à une puissance la facilité
d'action. — L’habitude acquise est une qualité bonne ou mauvaise qui
provient de la réitération des actes. — L’habitude infuse est une
qualité que Dieu seul produit en nous par sa grâce, en conférant à nos facultés
le pouvoir de produire des actes surnaturels. — Les bonnes habitudes
constituent les vertus ; les mauvaises, les vices.
HABITUELLEMENT. — signifie
parfois virtuellement. — II se dit aussi de ce qui existe dans l'âme d'une
manière habituelle, comme la science, sans que l'âme en fasse actuellement
usage.
INFINI. — ce qui n'a point
de limites. — Infini en acte, ce qui est actuellement infini. — Infini
en puissance, ce qui, comme la
matière, est susceptible de formes infinies. — Il n'y a d'actuellement infini
que Dieu.
INFORME. — qui n'a pas
la forme convenable. La foi informe, la foi incomplète que la charité n'anime
pas.
INTELLECT. — intelligence,
entendement, faculté de comprendre. On distingue l’intellect agent ou actif
et l’intellect patient, passif ou possible. Le premier
rend les espèces des choses sensibles propres à être reçues dans l'intellect
possible, en les dépouillant de ce qu'elles ont de matériel. L'intellect passif
ou possible est ainsi appelé, parce qu'il peut recevoir toutes les espèces
intelligibles que lui communique l'intellect agent ou actif.
INTENTION. — Les choses
qui sont dans l'intention sont voulues per se, directement ; les
autres ne le sont que per accidens, indirectement.
INTENSITÉ. — se dit des
degrés d'une qualité.
IRASCIBLE. — faculté de
l'appétit sensitif, par laquelle nous voulons triompher des difficultés. La colère,
en latin ira, a donné son nom à cette puissance. En tant que les actes
de l’irascible sont raisonnables, ils sont naturels à l'homme.
LIBERTé. — pouvoir d'opter entre des choses opposées. — La liberté est
incompatible avec la nécessité de coaction, mais non avec la nécessité de fin.
LIBRE ARBITRE. — puissance
de l'âme, la volonté éclairée par la raison. L'élection est son acte propre.
MATIèRE. — sujet de l'accident, substance dont une chose est faite,
objet d'une science. La matière, prise en elle-même, est indifférente à toute
espèce de formes ; elle est une pure puissance. Les êtres composés
résultent d'une matière et d'une forme.
MILIEU. — éloigné de tout excès. Les vertus ont un
milieu qu'elles doivent atteindre sans le dépasser, soit un milieu réel, comme
dans la justice ; soit un milieu rationnel, comme dans la libéralité, où
il faut tenir compte de la qualité des personnes et de toutes les autres circonstances.
— Dans les passions, le milieu se prend de la conformité des actes avec la droite
raison.
MODE. — manière
d'être. Le mode s'ajoute à une chose déjà existante. Il se prend parfois pour
la mesure de la substance.
NATURE. — universalité
des choses créées, ordre établi dans la création, essence d'un être, forme
substantielle.
NATUREL. — par
opposition à surnaturel, par opposition à ce qui est volontaire et
libre, par opposition à ce qui est violent. — Naturel à une chose,
ce qui convient à sa substance. — Ce qui est naturel à l'homme peut s'entendre,
ou de ce qui est conforme à sa nature raisonnable, ou de ce qui lui est commun
avec la brute.
NÉCESSITÉ hypothétique. — celle qui résulte d'une chose que l'on présuppose ;
supposé, par exemple, qu'un homme veuille vivre, il est nécessaire qu'il prenne
de la nourriture ; supposé qu'il parle, il est nécessaire que sa parole
existe. — Nécessité absolue, celle qui fait qu'une chose est nécessaire
en toute supposition. — Nécessité de coaction, qui ôte toute liberté et
tout mérite. — Nécessité de devoir, qui laisse subsister le mérite. — La
nécessité de contrainte absolue ou de coaction rend une action involontaire et
non imputable ; il en est autrement de la nécessité conditionnelle ou
mêlée de liberté, telle que celle qui provient de la crainte.
NOTION. — se dit de
la raison propre, au moyen de laquelle nous connaissons distinctement chacune
des Personnes divines ; par exemple, l'innascibilité est une notion du
Père.
NUMÉRAUX. — Les termes
numéraux s'affirment de Dieu sous la forme abstraite, sans impliquer aucune
idée de division ou de quantité.
OBJET. — chose à
laquelle se rapporte une faculté, un acte ou une habitude ; tout ce qui touche
ou affecte les sens. — Objet matériel, celui auquel une puissance se
rapporte : les corps sont l'objet matériel de la vue. — Objet formel,
raison ou moyen par lequel une puissance se rapporte à son objet : la
bonté de Dieu est l'objet formel de l'amour des élus, tandis que Dieu même est
l'objet matériel d'un tel amour. — Aux objets de divers genres correspondent
des puissances diverses.
ORDONNER. — coordonner,
mettre en ordre, rapporter une chose à une autre.
PARTICIPATION. — acte par
lequel on tient quelque chose d'une cause. L'être participé, ens participatum,
l'être créé, qui n'a qu'une existence empruntée. Remarquons-le, le mot participation
n'a pas, dans la langue de saint Thomas, le sens du mot émanation ;
il s'emploie pour désigner tout effet provenant d'une cause.
PARTIES SUBJECTIVES. — parties
inférieures comprises dans un tout considéré comme genre : l'homme et la bête
sont les parties subjectives du genre animal. Les parties subjectives d'un tout
universel en renferment en même temps et également toute la vertu. — Parties
intégrantes, parties sans lesquelles un corps n'est pas parfait : les
membres du corps humain en sont les parties intégrantes. Les parties
intégrantes d'une vertu sont nécessaires à la perfection de ses actes ;
ainsi la prévoyance est indispensable à la prudence. — Parties potentielles,
celles qui, sans avoir toute la vertu du tout, s'y rattachent néanmoins sous quelque
rapport. La volonté et l'intelligence sont des parties potentielles de l'âme.
Les parties potentielles d'une vertu ne sont autres que certaines vertus qui
lui sont unies et qui se rapportent à ses actes secondaires. Voy. la Table
alphabétique.
PASSION. — mouvement
de l'âme, sentiment, agitation qu'elle éprouve, comme l'amour, la haine, la
crainte, l'espérance. — Dans son sens propre, la passion est une impression qui
fait sortir un être de son état ordinaire ; dans un sens plus large, elle
signifie toute modification qui survient à un être par réceptivité, et même
celles qui ont pour objet de perfectionner sa nature. Il y a de bonnes et de
mauvaises passions. Les passions, considérées comme simples mouvements de
l'appétit sensitif, ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises.
PAR SOI. — per se,
directement, d'après les principes intrinsèques d'une chose.
PÉCHÉ. — déviation
de la droiture qu'un acte doit avoir.
PHANTÔME. — (anc.
orth.), espèce sensible ou image d'un objet perçu par les sens et conservée dans
l'imagination, appelée pour cela phantaisie, en latin phantasia.
PRÉDICAT. — attribut.
PRINCIPE — origine
d'une chose, ou ce qui la produit, ou ce qui la manifeste. — Principe d'individualisation,
ce qui fait qu'une chose est ce qu'elle est.
PRIORITÉ DE NATURE. — se
dit d'une chose qui est cause d'une autre ou qui existe avant une autre. — Priorité
de temps, signifie qu'un être en précède un autre. — Priorité de raison,
marque qu'un objet se conçoit nécessairement avant un autre ; par exemple,
les prémisses avant la conclusion.
PRIVATION. — absence
d'une qualité dans un être né pour la posséder. Le mal est la privation du bien,
comme la cécité chez les êtres naturellement clairvoyants.
PROPOSITION CONNUE PAR ELLE-MÊME. — per se nota, proposition évidente par son seul énoncé :
par exemple, le tout est plus grand que la partie. — Proposition connue par
elle-même et en elle-même, proposition qui, pour être évidente en
elle-même, a cependant besoin de nous être démontrée. — Proposition évidente
en elle-même et par rapport à nous, proposition dont nous saisissons
immédiatement l'évidence, comme les axiomes des sciences.
PUISSANCE. — faculté. — Le
mot puissance est souvent employé par opposition à acte, pour signifier
l'aptitude à recevoir une forme. Un gland est un chêne en puissance, et non en acte.
— Puissance active, puissance de produire. — Puissance passive,
puissance de recevoir.
QUALITÉ. — habitude,
disposition, inclination, ce qui fait qu'une chose est bonne ou mauvaise. — Qualité
substantielle, forme qui détermine le genre d'une chose. — Qualité corporelle,
la couleur, l'odeur, la pesanteur, etc. — Qualité spirituelle, propre
aux esprits. Parmi les qualités, les unes sont naturelles, les autres acquises ;
les unes sont purement morales, les autres surnaturelles. — La première espèce
de la qualité, c'est l'habitude ou disposition habituelle.
QUIDDITé. — essence exprimée par la définition.
RAISON. — faculté par
laquelle l'homme connaît, juge et dirige ses actes. — La raison supérieure
s'applique aux vérités éternelles, soit pour les contempler en elles-mêmes,
soit pour les consulter comme règles des actions humaines. — La raison
inférieure répond à l'estimation ou instinct des animaux. — Raison
formelle, ce qui explique pourquoi une chose est ce qu'elle est.
RELATION. — rapport
entre deux personnes, entre deux choses. — Le sujet de la relation est l’être même
qui la possède en lui ; ainsi Paul est le sujet de la paternité. — Le
terme de la relation est l'objet auquel elle se rapporte ; la paternité
est le terme de la filiation ; la filiation, le terme de la paternité.
SENSIBLE PROPRE. — le sensible
particulièrement propre à l'un de nos sens : pour la vue, la couleur ;
pour l'ouïe, le son ; pour le goût, la saveur. — Sensible commun,
qui est perçu par plusieurs de nos sens, comme l'étendue. — Sens commun,
désigne le sens interne où viennent se réunir les perceptions des sens
externes ; il les compare et les juge.
SUBSISTANCE. — ce qui subsiste
en soi-même et non dans un autre. Ce mot a pour synonyme hypostase et suppôt.
SUBSTANCE. — être qui
subsiste sous les accidents, parfois l’essence ou la nature d’une chose.
SURNATUREL. — au-dessus
des forces de la nature.
TEMPéRAMENT. — milieu d’après lequel les qualités premières conviennent à un corps.
TEMPS. — mesure du mouvement.
UNITé. — indivision d’un être.
UNIVOQUE. — dans le même sens, de même nature. La cause univoque
produit des effets de même nature qu’elle-même.
VERITé. — rapport entre
les choses et l’intelligence, habitudo inter rem et intellectum. — Vérité
formelle, conformité de l’intellignece avec l’objet. — vérité incréée,
Dieu. — vérité créée, équation ou égalité entre l’intelligence et les
choses. — La vérité,
comme vertu morale, consiste à sz montrer tel que l’on est.
ABSOLUTION
ABSTINENCE
ACCUSATION
ACTE
ADAM
ADOPTION
ADORATION
ADULATION
ADULTèRE
affabilite
affinite
age
AGILITÉ
AGNEAU
AMBITION
AME
AMOUR
ANGE
ANNONCIATION
ANTECHRIST
APOSTASIE
APPARITIONS
APPETIT
APPROBATION
ARTICLES
ASSIS
ASSOMPTION
ASTRES
ASTUCE
ATTENTION
ATTRITION
AUDACE
AUGURE
AUMONE
AURÉOLE
AUTRE
AVARICE
AVENIR
AVEUGLEMENT
AVOCATS
BAPTEME
BÉATITUDE
BEAUTÉ
BÉNEDICTION
BIEN
BIENFAISANCE
BIENFAIT
BIGAMIE
BIENHEUREUX
BLASPHÈME
BON
BONHEUR.
BUT
CALOMNIE
CARACTÈRE
CARDINAL
CAS
CAUSE
CÉDULE
CÈNE
CÉRÉMONIE
CERTITUDE
CHANGEMENT
CHANT
CHARITÉ
CHASTETÉ
CHÉRUBIN
CHOSE
CHRÊME
CHRIST
CHUTE
CICATRICES
CIEL
CINQUIÈME
CIRCONCISION
CIRCONSPECTION
CIRCONSTANCE
CLANDESTINITÉ
CLARTÉ
CLEFS
CLÉMENCE
COLÈRE
COMMUNION
COMPOSÉ
COMBAT
COMÉDIENS
COMMANDÉ
COMMANDEMENTS
COMPOSITION
COMMENCEMENT
COMPRÉHENSION
CONNEXION
CONDITION
CONSANGUINITÉ
CONSCIENCE
CONSÉCRATION
CONFESSION
CONSEIL
CONFIANCE
CONFIRMATION
CONFLAGRATION
CONFORMITÉ
CONNAISSANCE
CONCEPTION
CONCILE
CONCORDE
CONCUBINAGE
CONCUPISCENCE
CONCUPISCIBLE
CONSENTEMENT
CONSERVATION
CONSIDÉRATION
CONSTANCE
CONTACT
CONTEMPLATION
CONTENTION
CONTINENCE
CONTINGENCE
CONTRADICTION
CONTRAIRE
CONTRAT
CONTRITION
CONTUMÉLIE
CONVENANCE
COOPÉRATION
CORPS
CORRECTION
CORRUPTION
COUTUME
CRAINTE
CRÉATION
CRIME
CROIRE
CROIX
CRUAUTÉ
CULTE
CUPIDITÉ
CURIOSITÉ
DAMNÉS
DÉCALOGUE
DEFAUT
DÉGOUT
DÉLECTATION
DEMEURE
DÉMON
DÉNONCIATION
DÉPOT
DÉRISION
DESCENTE
DÉSESPOIR
DÉSIR
DÉSOBÉISSANCE
DESTIN
DÉTRACTION
DEVIN
DEVOIR
DÉVOTION
DIACRE
DIEU
DILECTION
DIMANCHE
DIMES
DIMINUTION
DISCORDE
DISCOURS
DISCURSIF
DISCUSSION
DISPARITÉ
DISPENSE
DISSIMULATION
DISTINCTION
DISTRACTIONS
DIVERSITÉ
DIVINATION
DIVORCE
DIXIÈME
DOCILITÉ
DOCTEUR
DOCTRINE
DOMAINE
DOMINATIONS
DON
DOT
DOULEUR
DOUTEUX
DROIT
DULIE
DUPLICITÉ
DURÉE
EAU BÉNITE
EAUX
ÉCRITURE
EFFETS
ÉGLISE
ÉLUS
EMBRASSEMENTS
EMBRYON
EMBUCHES
EMPÊCHEMENTS
EMPIRE
EMPORTEMENT
ENCENSEMENTS
ENCHANTEMENTS
ENFANTS
ENFER
ENGENDRER
ENNEMIS
ENSEIGNEMENT
ENTRÉE
ENVIE
ÉPISCOPAT
ÉPIKIE
ÉPOUSE
ERREUR
ESPÉRANCE
ESPRIT-SAINT
ÉTERNITÉ
ÉTRE
ÉTUDE
EUCHARISTIE
ÉVANGILE
ÉVÉNEMENT
ÉVÊQUE
ÉVITERNITÉ
EXEMPLAIRE
EXISTENCE
EXORCISME
EXTASE
EXTRÊME-ONCTION
FACULTÉS
FAIBLESSE
FARD
FASCINATION
FAUSSETE
FAUTE
FEINTE
FÉLICITÉ
FEMME
FER
FÊTES
FEU
FIANÇAILLES
FIGURES
FILIATION
FILS DE DIEU
FIN
FIRMAMENT
FLATTERIE
FOLIE
FORCÉ
FORME
FORMELLEMENT
FORMATION
FORME
FORNICATION
FOYER
FRAUDE
FRERE
FROMENT
FRUITS
FUITE
GARDE
GÉNÉALOGIE
GÉNÉRATION
GENRE
GÉOLOGIE
GLOIRE
GLORIEUX
GOURMANDISE
GOUVERNEMENT
GRACE
GRATITUDE
GUERRE
HABILETÉ
HABITUDE
HABITUE
HAINE
HASARD
HÉRÉSIE
HISTRION
HOLOCAUSTE
HOMICIDE
HOMME
HONNÊTETÉ
HONNEUR
HONTE
HUILE
HUITIÈME
HUMAIN
HUMILITÉ
HYPOCRISIE
HYPOSTASE
IDÉES
IDÉRARCHIE
IDIOME
IDOLATRIE
IGNORANCE
ILLÉGITIME
ILLUMINATION
IMAGE
IMAGINATION
IMMOLATIONS
IMMUTABILITÉ
IMPECCABILITÉ
IMPERFECTION
IMPRÉCATION
IMPRUDENCE
IMPURETÉ
INDIVIDUALISATIONN
INDULGENCES
INCARNATION
INÉGALITÉ
INFINITÉ
INFUSE
INCESTE
INCONSIDÉBATION
INCONSTANCE
INGRATITUDE
INJURES
INCORRUPTIBILITÉ
INJUSTICE
INDIGNATION
INNÉ
INNOCENCE
INNOCENT
INSENSIBILITÉ
INSTITUTION
INTÉGRANTES
INTÉGRITÉ
INTELLECT
INTELLECT
INTELLECTUEL
INTEMPÉRANCE
INTENSITÉ
INTENTION
INTERPRÉTATION
INVOCATION
INVOLONTAIRE
IRASCIBLE
IRONIE
IRRÉGULARITÉ
IRRÉLIGION
IRRÉLIGIOSITÉ
IRRÉMISSIBLE
IRRITATION
JACTANCE
JALOUSIE
JEPHTÉ
JÉSUS
JEU
JEUNE
JOIE
JOSAPHAT
JOSEPH
JOUISSANCE
JOUR.
JUGE
JUGEMENT
JUIFS
JUREMENT
JURIDICTION
JUSTES
JUSTICE
LANGAGE
LANGUE
LARMES
LATRIE
LÉGISLATEUR
LIBELLE
LIBÉRALITÉ
LIBERTÉ
LIBRE ARBITRE
LIEU.
LIVRE
LOIS
LONGANIMITÉ
LOUANGE
LUMIÈRE
LUMINAIRES
LUXURE
MACÉRATION
MAGES
MAGIE
MAGNANIMITÉ
MAGNIFICENCE
MAL
MALÉDICTION
MALFAITEURS
MALICE
MANIFESTATION
MANSUÉTUDE
MARCHAND
MARIAGE
MARIE
MARTYRE
MATIÈRE
MÉDIATEUR
MÉDISANCE
MEMBRES
MÉMOIRE
MENDICITÉ
MENSONGE
MÈRE
MÉRITE
MESSE
MÉTAPHORES
MEURTRE
MILIEU
MINEURS
MINISTRES
MIRACLES
MISÉRICORDE
MISSION
MODE
MODESTIE
MOISE
MOLLESSE
MONDE
MORALES
MORALITÉ
MORT
MORTEL
MOTEUR
MOTION
MOUVEMENT
MOYEN
MUTILATION
NAISSANCE
NATURE
NATUREL
NECESSAIRE
NÉCESSITÉ
NEGOCE
NEUVIÈME
NOCES
NOMBRE
NOTIONS
NOURRITURE
NUMÉRAUX
OBÉISSANCE
OBJET
OBLIGATION
OBSERVANCE
ŒUVRE
OMISSION
ONCTION
OPÉRATION
OPINIATRETÉ
ORAISON
ORDONNER
ORDRE
ORIGINE
ORIGINEL
ORNEMENT
PACIFIQUE
PACTE
PANTHÉISME
PAPE
PAQUE
PARADIS
PARCIMONIE
PARENTÉ
PARESSE
PARJURE
PAROLE
PARTICIPATION
PARTIES
PASSIF
PASSION
PATERNITÉ
PATIENCE
PÉCHÉS
PEINE
PÉNITENCE
PENSÉE
PERE
PERSÉVÉRANCE
PERSONNE
PHILOSOPHIE
PERFECTION
PÉRILS
PIÉTÉ
PLAISANTERIES
PLAISIR
PLANTES
PLEURS
PLURALITÉ
POISSON
POLLUTIO
POLYGAMIE
POSSESSION
POUVOIR
PRÉCAUTION
PRÉCEPTES
PRÉCIPITATION
PRÉDESTINATION
PRÉSOMPTION
PRESTIGES
PRET
PRÊTRE
PRÉVISION
PRÉVOYANCE
PRIÈRE
PRIMAUTÉ
PRINCIPAUTÉS
PRINCIPE
PRÉDICATION
PRÉDICTION
PREMIER
PRÉMICES
PRESCIENCE
PRÉSENCE
PRIX
PROCESSION
PROCHAIN
PRODIGALITÉ
PRODUCTION
PROFESSION
PROFUSION
PROMESSE
PROMULGATION
PROPAGATION
PROPHETIE
PROPOS
PROPOSITION
PROPRIÉTÉS
PROSTITUÉES
PROVIDENCE
PRUDENCE
PUDEUR
PUISSANCE
PUNITION
PURETÉ
PURGATOIRE
PURIFICATION
PUSILLANIMITÉ
QUALITE
QUANTITÉ
QUATRIÈME
QUERELLE
QUI EST
RACA
RACINE
RAISON
RAPINE
RAPPORTS
RAPT
RATIONNEL
RAVISSEMENT
RÉCOMPENSE
RECONNAISSANCE
RECOUVREMENT
RÉDEMPTION
RÈGLE
RELATION
RELATIONS
RELIGIEUX
RELIGION
REMISSION
RENOUVELLEMENT
RÉPARATION
REPOS
RÉPROBATION
RÉPUTATION
RESPECT
RESSEMBLANCE
RESTITUTION
RESURRECTION
RETABLISSEMENT
RETOUR
REVELATION
RICHESSES
RITE
RIXE
SACERDOCE
SACREMENTS
SACRIFICE
SACRILEGE
SAGES-FEMMES
SAGESSE
SAINT-ESPRIT
SAINTETÉ
SAINTS
SALUT
SALUTATION
SANCTIFIANTE
SANCTIFICATION
SANG
SATISFACTION
SCANDALE
SCEAU
SCHISMATIQUE
SCHISME
SCIENCE
SECOND
SÉDITION
SEIGNEUR
SÉJOURS
SENS
SENSATIONS
SENSIBILITÉ
SENSIBLE
SEPT
SEPTENAIRE
SEPTIÈME
SÉPULTURE
SÉRAPHINS
SERMENT
SERVILE
SERVITUDE
SEUL
SIGNE
SIMILITUDES
SIMONIE
SIMPLICITÉ
SIXIÈME
SOBRIETE
SODOMIE
SOLEIL
SOLENNITÉS
SOLITAIRE
SOLLICITUDE
SONGES
SORTS
SOUMISSION
SOUPÇON
SPECIFIQUE
SPECTACLES
SPIRATION
STUPEUR
STUPIDITÉ
SUBJECTIVEMENT
SUBORDINATION
SUBSISTANCE
SUBSTANCE
SUBTILITÉ
SUFFRAGES
SUPERBE
SUPÉRIEUR
SUPÉRIORITÉ
SUPERSTITION
SUPPOT
SURNATUREL
SURNATURELLES
SYMBOLE
SYNDÉRÉSE
TACITURNITÉ
TACHE
TACT
TÉMOIGNAGE
TÉMOIN
TEMPÉRAMENT
TEMPÉRANCE
TEMPLE
TEMPOREL
TEMPS
TENEBRES
TENTATION
TERRE
TÊTE
THÉOLOGAL
THÉOLOGIE
TIÉDEUR
TIMIDITÉ
TONSURE
TOUTE-PUISSANCE
TRANSFIGURATION
TRANSGRESSION
TRANSUBSTANTIATION
TRAVAIL
TREMBLEMENT
TRINITÉ
TRISTESSE
TROISIÉME
TROMPERIE
TRONES
TUER
UNION
UNIQUE
UNITÉ
UNIVOQUE
USAGE
USURE
UTILE
UTILITÉ
VAINE
VARIÉTÉ
VASES
VENGEANCE
VÉNIEL
VENTE
VÉNUS
VER
VERBE
VERITE
VERTUS
VESTIGES
VIATIQUE
VICES
VIE
VIGILANCE
VIN
VIOLENCE
VIRGINITÉ
VISION
VOCATION
VOEU
VOIX
VOL
VOLONTAIRE
VOLONTÉ
VRAI
VUE
ZÈLE
Table des
matières
APPROBATION DE MONSEIGNEUR DIDIOT, ÉVÊQUE DE
BAYEUX.
LETTRE de son Éminence
Mgr le CARDINAL GOUSSET Archevêque de Reims, à son Clergé.
APPRÉCIATION DE M.
L'ABBÉ NOGET-LA COUDRE, VICAIRE-GÉNÉRAL DU DIOCÈSE DE BAYEUX.
AUTRE APPRÉCIATION DE
M. L'ABBÉ NOGET-LA COUDRE, Publiée dans le Monde.
IMPRESSIONS D'UN
DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE ROME.
NÉCESSITÉ SOCIALE DES CONNAISSANCES THÉOLOGIQUES.
LA VIE DE SAINT THOMAS
D'AQUIN.
COUP D'ŒIL SUR TOUTE LA
SOMME.
NOTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DOCTRINE SAINTE OU LA
THÉOLOGIE. — CE QU'ELLE EST ET à QUOI ELLE S'ÉTEND.
1. —
Est-il nécessaire que nous ayons une autre doctrine que la philosophie ?
2. —
La doctrine sainte est-elle une science ?
3. —
La doctrine sainte est-elle une science une ?
4. —
La doctrine sainte est-elle une science pratique ?
5. —
La doctrine sainte l'emporte-t-elle en dignité sur les autres sciences ?
6. —
Cette doctrine est-elle la sagesse ?
7. —
Dieu est-il le sujet de cette science ?
8. —
La théologie est-elle une science de raisonnement ?
9. —
L'Écriture sainte devait-elle se servir d'expressions métaphoriques ?
10.
— L'Écriture sainte devait-elle renfermer plusieurs sens sous une seule
lettre ?
Utilité et possibilité de prouver l'existence de
Dieu. — Cinq chefs de preuve.
1 —
L'existence de Dieu est-elle évidente par elle-même ?
2. —
L'existence de Dieu peut-elle se démontrer ?
2. —
Dieu est-il un composé de matière et de forme ?
3. —
Dieu est-il la même chose que son essence ou sa nature ?
4. —
L'essence de Dieu est-elle la même chose que son être ?
5. —
Dieu appartient-il à un genre parmi les êtres ?
6. —
Y a-t-il en Dieu des accidents ?
7. —
Dieu est-il absolument simple ?
8. —
Dieu entre-t-il dans la composition des créatures ?
Dieu est infiniment parfait et le type de toute
perfection. -Aucune créature ne
l'égalera jamais.
2. —
Dieu a-t-il les perfections de toutes les choses ?
3. —
Les créatures peuvent-elles être semblables à Dieu ?
1. —
Le bon, dans la réalité des choses, diffère-t-il de l'être ?
2. —
Notre esprit conçoit-il l'être avant le bon ?
4. —
Le bon est-il une cause finale ?
5. —
Le bon consiste-t-il dans le mode, l'espèce et l'ordre ?
6. —
Les trois catégories du bon sont-elles l'honnête,
l'utile et l'agréable ?
Que Dieu est bon, — souverainement bon, — seul
bon par essence, — source de toute bonté.
1. —
La bonté convient-elle à Dieu ?
2. —
Dieu est-il la bonté suprême ?
3. —
Dieu seul est-il bon par essence ?
4. —
Toutes les choses sont-elles bonnes de la bonté divine ?
Dieu seul est infini par essence.
2. —
Dieu seul est-il infini par essence ?
3. —
Peut-il y avoir un infini actuel en étendue ?
4. —
Peut-il y avoir un infini actuel en multiplicité ?
DE L'EXISTENCE DE DIEU DANS LES ÊTRES.
Dieu seul est en tout et partout, par son
essence, par sa puissance et par sa présence.
1. —
Dieu est-il en toutes choses ?
3. —
Dieu est-il partout par son essence, par sa puissance et par sa présence ?
4. —
Dieu seul est-il partout ?
2. —
Dieu seul est-il immuable ?
1. —
Qu'est-ce que l'éternité ?
3. —
Dieu seul est-il éternel?
4. —
L'éternité diffère-t-elle du temps ?
5. —
L'éviternité diffère-t-elle du temps ?
6. —
N'y a-t-il qu'une seule éviternité ?
Idée de l'unité et de la multiplicité. — Dieu est
un, — souverainement un.
1. —
L'unité apporte-t-elle quelque chose à l'être ?
2. —
L'unité est-elle opposée à la multiplicité ?
4. —
Dieu est-il souverainement un ?
1. —
Une intelligence créée peut-elle voir Dieu dans son essence ?
2. —
Sera-ce par quelque similitude que nous verrons Dieu ?
3. —
Dieu peut-il être vu des yeux du corps?
4. —
L'intelligence créée peut-elle voir l'essence divine par ses propres
forces ?
5. —
Faut-il une lumière créée pour voir l'essence de Dieu ?
7. —
Arrive-t-on à comprendre Dieu ?
8. —
Ceux qui voient Dieu en essence voient-ils tout en lui ?
9. —
Ceux qui voient Dieu en son essence y voient-ils les choses par des
images ?
10.
— Ceux qui voient l'essence divine y voient-ils simultanément tout ce qu'ils
voient ?
11.
— Dès cette vie, voyons-nous Dieu par essence ?
12.—
Pouvons-nous connaître Dieu, dans cette vie, par la raison naturelle ?
13.
— Avons-nous une plus haute connaissance de Dieu par la grâce que par la raison
naturelle ?
1. —
Pouvons-nous nommer Dieu ?
2. —
Y a-t-il des mots qui expriment la substance divine ?
3. —
Y a-t-il certains mots qui se disent de Dieu dans le sens propre ?
4. —
Les noms de Dieu sont-ils tous synonymes ?
5. —
Les mêmes expressions s'entendent-elles de Dieu et des créatures dans le même
sens ?
6. —
Les noms appartiennent-ils à Dieu avant d'appartenir aux créatures ?
7. —
Y a-t-il des noms qui se disent de Dieu sous une idée de temps ?
8. —
Le mot Dieu désigne-t-il la nature
divine ?
9. —
Le mot Dieu est-il communicable aux créatures ?
11.-Le
nom : Celui qui est, est-il,
avant tout, le nom propre de Dieu ?
12.
— Peut-on former sur Dieu des propositions affirmatives ?
La science est en Dieu. — Objet de la science
divine.
1. —
La science est-elle en Dieu ?
2. —
Dieu se connaît-il lui-même ?
3. —
Dieu se comprend-il lui-même ?
4. —
La connaissance de Dieu est-elle sa substance ?
5. —
Dieu connaît-il les autres êtres ?
6. —
Dieu connaît-il les êtres d'une connaissance propre ?
7. —
La science de Dieu est-elle une science de raisonnement ?
8. —
La science de Dieu est-elle la cause des choses ?
9. —
Dieu a-t-il la science des non-êtres ?
10.
— Dieu connaît-il les maux ?
11.
— Dieu connaît-il chaque chose en particulier ?
12.
— Dieu connaît-il les choses infinies ?
13.
— Dieu connaît-il les futurs contingents ?
14.
— Dieu connaît-il tout ce qui peut être énoncé par la parole ?
15.
— La science de Dieu varie-t-elle?
16.
— Dieu a-t-il une science spéculative des choses ?
Ce qu'il faut entendre par les idées divines.
1. —
Y a-t-il des idées en Dieu ?
2. —
Y a-t-il plusieurs idées en Dieu ?
3. —
Dieu a-t-il les idées de tout ce qu'il connaît ?
1. —
La vérité est-elle dans les choses ou seulement dans l'entendement ?
2. —
La vérité n'est-elle que dans l'entendement qui unit et divise les idées ?
3. —
Le vrai et l'être sont-ils identiques ?
4. —
Le vrai précède-t-il le bon dans nos idées ?
5. —
Dieu est-il la vérité même ?
6. —
N'y a-t-il qu'une seule vérité ?
7. —
La vérité créée est-elle éternelle ?
8. —
La vérité est-elle immuable ?
1. —
Y a-t-il fausseté dans les choses?
2. —
Y a-t-il fausseté dans les sens ?
3. —
Y a-t-il fausseté dans l'intelligence ?
4. —
La vérité et la fausseté sont-elles contraires ?
Dieu est vivant. — Tout est vie en lui.
1 —
Toutes les choses de la nature ont-elles la vie ?
2. —
La vie est-elle une opération ?
1. —
Y a-t-il volonté en Dieu ?
2. —
Dieu veut-il autre chose que lui-même ?
3. —
Dieu veut-il nécessairement ce qu'il veut ?
4. —
La volonté de Dieu est-elle la cause des choses ?
5. —
La volonté de Dieu a-t-elle une cause ?
6. —
La volonté de Dieu s'accomplit-elle toujours ?
7. —
La volonté de Dieu est-elle sujette à changer ?
8. —
La volonté de Dieu rend-elle nécessaire ce qu'elle veut ?
10.
— Dieu a-t-il le libre arbitre ?
11.
— Peut-on distinguer en Dieu la volonté de signe ?
12.
— Doit-on distinguer cinq signes de la volonté de Dieu ?
Dieu aime — tous les êtres, — également sous un
rapport, — inégalement sous un autre.
2. —
Dieu aime-t-il toutes les choses ?
3. —
Dieu aime-t-il tous les êtres également ?
4. —
Dieu aime-t-il toujours davantage les meilleures créatures ?
DE LA JUSTICE ET DE LA MISÉRICORDE DE DIEU.
Dieu est juste et miséricordieux. — Toutes ses
œuvres l'attestent.
1. —
La justice est-elle en Dieu ?
2. —
La justice de Dieu est-elle la vérité?
3. —
La miséricorde est-elle en Dieu ?
4. —
Y a-t-il justice et miséricorde dans toutes les œuvres de Dieu ?
Il y a une providence. — à laquelle tous les
êtres sont soumis.
1. —
La providence convient-elle à Dieu ?
2. —
Tout est-il soumis à la providence ?
3. —
La providence de Dieu s'exerce-t-elle immédiatement sur tous les êtres ?
4. —
La providence rend-elle nécessaire ce qu'elle préordonne ?
Sa Nature. — Son Étendue. — Ses Effets. — Liberté
humaine. — Utilité de la prière.
1. —
Y a-t-il une prédestination pour les hommes ?
2. —
La prédestination est-elle dans le prédestiné ?
3.
— Dieu réprouve-t-il quelques
hommes ?
4. —
Les prédestinés sont-ils élus de Dieu ?
5. —
La prévision des mérites est-elle la cause de la prédestination ?
6. —
La prédestination est-elle certaine dans son effet ?
7. —
Le nombre des prédestinés est-il certain et irrévocablement fixé ?
8. —
Les prières des saints peuvent-elles aider à la prédestination ?
Ce qu'il est. — On peut en être effacé.
1. —
Le Livre de vie est-il la même chose que la prédestination ?
2.
-- Le Livre de vie ne regarde-t-il que la vie de la gloire ?
3. —
Quelqu'un peut-il être effacé du Livre de vie ?
Définition. — A quoi elle s'étend. — Ce que Dieu
pourrait faire.
1. —
Y a-t-il puissance en Dieu ?
2. —
La puissance de Dieu est-elle infinie ?
3. —
Dieu est-il tout-puissant ?
4. —
Dieu peut-il faire que les choses passées n'aient pas été ?
5. —
Dieu peut-il faire ce qu'il ne fait pas ?
6. —
Dieu pourrait-il faire des choses meilleures que celles qu'il a faites ?
Heureux en lui-même, Dieu est encore la source de
toute béatitude.
1. —
La béatitude est-elle en Dieu ?
2. —
La béatitude de Dieu est-elle dans son intelligence ?
3. —
Dieu lui-même est-il la béatitude des bienheureux ?
4. —
Toute béatitude est-elle renfermée dans celle de Dieu ?
DE LA PROCESSION DES PERSONNES DIVINES.
1. —
Y a-t-il une procession en Dieu ?
2. —
Y a-t-il en Dieu une procession qu'on puisse appeler génération?
3. —
Y a-t-il en Dieu une autre procession que la génération du Verbe ?
4. —
La procession d'Amour est-elle une génération ?
5. —
Y a-t-il plus de deux processions en Dieu ?
Notion de la relation réelle. — Distinction de
quatre relations en Dieu.
1. —
Y a-t-il en Dieu des relations réelles ?
2. —
La relation et l'essence sont-elles identiques en Dieu ?
3. —
Les relations divines sont-elles réellement distinctes entre elles ?
4. —
N'y a-t-il en Dieu que quatre relations réelles ?
Définition, — convenance — et signification de ce
mot dans la Trinité.
1. —
Qu'est-ce qu'une personne ?
2. —
La personne est-elle la même chose que l'hypostase, la subsistance et
l'essence ?
3. —
Le mot personne convient-il à
Dieu ?
4. —
Le mot personne exprime-t-il la relation ?
DE LA PLURALITÉ DES PERSONNES DIVINES.
Que les relations divines forment trois
personnes.
1. —
Y a-t-il plusieurs personnes en Dieu ?
2. —
Y a-t-il plus de trois personnes en Dieu ?
3. —
Les termes numériques ont-ils en Dieu un sens positif ?
4. —
Le mot personne peut-il être commun
aux trois personnes ?
DE L'UNITÉ ET DE LA PLURALITÉ EN DIEU.
II y a Trinité en Dieu. — Emploi des
mots :autre, seul.
1. —
Y a-t-il Trinité en Dieu ?
2. —
Le Fils est-il autre que le Père ?
3. —
La particule seul peut-elle être
jointe à un mot signifiant l'essence ?
4. —
La particule seul peut-elle être
jointe à un mot signifiant la personne ?
DE LA CONNAISSANCE DES PERSONNES DIVINES.
La Trinité ne se prouve pas par la raison. — Ce
qu'il faut entendre par les notions.
2. —
Devons-nous admettre des notions ou propriétés notionnelles dans les personnes
divines ?
3. —
Y a-t-il cinq notions dans la Trinité ?
4. —
Peut-on différer d'opinion dans la question des notions ?
Le Père est principe. — Signification de ce mot.
— II est propre au Père d'être non engendré.
1. —
Peut-on dire que le Père est principe ?
2. —
Le mot Père est-il le nom propre d'une personne divine ?
3. —
Le mot Père se dit-il en Dieu de la personne, avant de se dire de la nature
divine ?
4. —
Est-il propre au Père d'être non engendré ?
Le Fils a pour nom propre le mot Verbe. — Rapport
du Verbe avec la création.
1. —
Le mot Verbe est-il un nom de
personne ?
2. —
Le mot Verbe est-il un nom propre du
Fils ?
3. —
Le mot Verbe emporte-t-il quelque
rapport avec les créatures ?
DU NOM IMAGE ATTRIBUÉ AU FILS.
Que le mot Image se dit du Fils comme nom propre.
1. —
Le mot Image est-il dans la Trinité
un nom de personne ?
2. —
Le mot Image est-il un nom propre du
Fils ?
1. —
Le mot Saint-Esprit est-il le nom
propre d'une personne divine ?
2. —
Le Saint-Esprit procède-t-il du Fils ?
3. —
Le Saint-Esprit procède-t-il du Père par le Fils ?
4. —
Le Père et le Fils sont-ils un seul principe du Saint-Esprit ?
DU NOM D'AMOUR ATTRIBUÉ AU SAINT-ESPRIT.
1. —
Le mot Amour est-il un nom propre du Saint-Esprit ?
2. —
Le Père et le Fils s'aiment-ils par le Saint-Esprit ?
DU MOT DON ATTRIBUÉ AU SAINT-ESPRIT.
Que le mot Don est un nom de personne, — qui
désigne le Saint-Esprit.
1.
-Le mot Don peut-il être un nom de personne en Dieu ?
2. —
Le mot Don est-il un nom propre du Saint-Esprit ?
DES PERSONNES DANS LEURS RAPPORTS AVEC L'ESSENCE.
Identité de l'essence dans les personnes. — Unité
d'essence. — Propriété des termes.
1. —
L'essence est-elle la même chose en Dieu que la personne ?
2. —
Doit-on dire que les trois personnes de la sainte Trinité sont d'une seule essence ?
3. —
Les mots qui expriment l'essence divine se disent-ils, au singulier, des trois
personnes ?
6. —
Les personnes peuvent-elles être désignées par des noms de l'essence ?
7. —
Les noms qui expriment l'essence peuvent-ils être appropriés aux
personnes ?
DES PERSONNES DANS LEURS RAPPORTS AVEC LES
RELATIONS OU PROPRIÉTÉS.
Identité des propriétés, des relations et des
personnes.
1. —
La relation est-elle la même chose que la personne?
2. —
Les personnes se distinguent-elles par les relations ?
4. —
Les actes notionnels précèdent-ils, dans nos idées, les propriétés
personnelles ?
DES PERSONNES DANS LEURS RAPPORTS AVEC LES ACTES
NOTIONNELS.
On fait connaître la nature des actes notionnels.
1. —
Faut-il attribuer aux personnes des actes notionnels ?
2. —
Les actes notionnels sont-ils volontaires ?
3. —
Les actes notionnels sont-ils produits de quelque chose ?
4. —
Y a-t-il en Dieu une puissance relative aux actes notionnels ?
5. —
La puissance d'engendrer appartient-elle seulement à la relation ?
6. —
Un acte notionnel peut-il s'étendre à plusieurs personnes ?
DE L'ÉGALITÉ ET DE LA RESSEMBLANCE DES DIVINES
PERSONNES ENTRE ELLES.
Les trois personnes sont égales en toutes choses.
1. —
L'égalité existe-t-elle dans les personnes divines ?
2. —
La personne procédante est-elle coéternelle à son principe ?
3. —
Y a-t-il un ordre de nature dans les personnes divines ?
4. —
Le Fils est-il égal au Père en grandeur ?
5. —
Le Fils est-il dans le Père et le Père dans le Fils ?
6. —
Le Fils est-il égal au Père en puissance ?
DE LA MISSION DES PERSONNES DIVINES.
Mission invisible et visible des personnes
divines.
1. —
Les personnes divines peuvent-elles être envoyées ?
2. —
La mission des personnes divines est-elle éternelle ou temporelle ?
4. —
Le Père peut-il être envoyé ?
5. —
Le Fils peut-il être envoyé invisiblement ?
6. —
Les personnes divines sont-elles envoyées invisiblement à tous ceux qui ont la
grâce ?
7. —
Le Saint-Esprit peut-il être envoyé visiblement ?
8. —
Une personne divine peut-elle être envoyée par celle dont elle ne procède
pas ?
DE LA CAUSE PREMIÈRE DES ÊTRES.
1. —
Est-il nécessaire que tous les êtres aient été créés par Dieu ?
2. —
La matière première a-t-elle été créée de Dieu ?
3. —
La cause exemplaire des créatures est-elle hors de Dieu ?
4. —
Dieu est-il la fin de tous les êtres ?
DE QUELLE MANIÈRE LES CRÉATURES PROCÈDENT DE LA
CAUSE PREMIÈRE.
1. —
Créer, est-ce faire quelque chose de rien ?
3. —
La création est-elle quelque chose dans la créature ?
4. —
La création a-t-elle pour objet spécial les êtres composés et subsistants en
eux-mêmes ?
5. —
Dieu seul peut-il créer ?
6. —
Créer est-il le propre d'une personne divine ?
7. —
Y a-t-il des vestiges de la Trinité dans les créatures ?
8. —
Y a-t-il création dans les œuvres de la nature et de l’art ?
Le monde n'est pas éternel. — C'est un article de
foi.
1. —
Le monde a-t-il toujours existé ?
2. —
Est-ce un article de foi que le monde a commencé ?
3. —
La création des choses a-t-elle eu lieu au commencement du temps ?
DE LA DISTINCTION DES CHOSES EN GÉNÉRAL.
1. —
La pluralité et la distinction des choses viennent-elles de Dieu ?
2. —
L'inégalité des choses vient-elle de Dieu ?
3. —
N'y a-t-il qu'un seul monde ?
DE LA DISTINCTION DU BIEN ET DU MAL.
1. —
Le mal est-il une nature ?
2. —
Le mal se trouve-t-il dans les choses que Dieu a faites ?
3. —
Le mal est-il dans le bien comme dans son sujet ?
4. —
Le mal détruit-il toutes sortes de bien ?
5. —
Le mal est-il bien divisé en peine et en faute ?
6. —
La peine est-elle un plus grand mal que la faute ?
1. —
Le bien peut-il être cause du mal ?
2. —
Le souverain bien, Dieu, est-il la cause du mal ?
3. —
Y a-t-il un mal souverain qui soit la cause de tous les maux ?
1. —
Les anges sont-ils des êtres purement incorporels ?
2. —
Les anges sont-ils composés de matière et de forme ?
3. —
Les anges sont-ils en grand nombre ?
4. —
Les anges diffèrent-ils d'espèce ?
5. —
Les anges sont-ils incorruptibles ?
Si les anges ont des corps. — S'ils en prennent
parfois.
1. —
Les anges sont-ils unis à des corps ?
2. —
Les anges prennent-ils des corps?
Si les anges peuvent être en plusieurs lieux.
1. —
Les anges occupent-ils un lieu ?
2. —
Un ange peut-il être dans plusieurs lieux à la fois ?
3. —
Plusieurs anges peuvent-ils être à la fois dans le même lieu ?
1. —
Les anges peuvent-ils se mouvoir d'un lieu à un autre?
2. —
Pour aller d'un lieu à un autre, les anges passent-ils par les lieux intermédiaires?
3. —
Le mouvement des anges a-t-il lieu dans le temps ?
1. —
La connaissance des anges est-elle leur substance?
2. —
La connaissance des anges est-elle leur être ?
3. —
La puissance intellectuelle des anges est-elle leur essence ?
4. —
Les anges ont-ils, comme l'homme, un intellect agent et un intellect
potentiel ?
5. —
Les anges n'ont-ils que la connaissance intellectuelle ?
PAR QUEL MOYEN LES ANGES CONNAISSENT.
Que les anges connaissent par certaines espèces
ou images intelligibles qu'ils reçoivent de Dieu.
1. —
Les anges connaissent-ils tout par leur substance ?
2. —
Ces espèces ou images sont-elles reçues des choses elles-mêmes ?
3. —
Les anges supérieurs connaissent-ils par des espèces plus générales que les
anges inférieurs ?
COMMENT L'ANGE CONNAÎT LES CHOSES IMMATÉRIELLES.
Que l'ange se connaît. — Qu'il connaît les autres
anges. — Comment il connaît Dieu.
1. —
Les anges se connaissent-ils eux-mêmes ?
2. —
Les anges se connaissent-ils les uns les autres ?
3. —
Les anges peuvent-ils connaître Dieu par leurs facultés naturelles ?
COMMENT LES ANGES CONNAISSENT LES CHOSES
MATÉRIELLES.
1. —
Les anges connaissent-ils les choses matérielles ?
2. —
Les anges connaissent-ils les choses individuelles ?
3. —
Les anges connaissent-ils les choses futures ?
4. —
Les anges connaissent-ils les pensées des cœurs ?
5. —
Les mystères de la grâce sont-ils connus des anges ?
DU MODE SPÉCIAL DE LA CONNAISSANCE ANGÉLIQUE.
1. —
L'entendement des anges est-il parfois en puissance et parfois en acte ?
2. —
L'ange peut-il comprendre beaucoup de choses à la fois ?
3. —
Les anges connaissent-ils d'une manière discursive ?
4. —
Les anges connaissent-ils par composition et division des idées ?
5. —
Sont-ils sujets à l'erreur ?
6. —
Y a-t-il dans les anges une connaissance matutinale et une connaissance
vespertinale ?
Si les anges ont le libre arbitre.
1. —
Les anges ont-ils la volonté ?
2. —
La volonté des anges diffère-t-elle de leur intelligence ?
3. —
Les anges ont-ils le libre arbitre ?
4. —
Les anges ont-ils la faculté irascible et la faculté concupiscible ?
1. —
Les anges ont-ils l'amour naturel ?
2. —
Ont-ils l'amour électif ?
3. —
L'ange s'aime-t-il lui-même d'un amour naturel et d'un amour électif ?
4. —
Un ange aime-t-il d'amour naturel un autre ange comme lui-même ?
5. —
L'ange aime-t-il d'amour naturel Dieu plus que soi ?
Les anges ont été créés par Dieu, — non de toute
éternité, — mais avant le monde visible.
1. —
Tous les anges ont-ils une cause de leur être ?
2. —
Les anges sont-ils créés de toute éternité ?
3. —
Ont-ils été créés avant le monde corporel ?
4. —
Les anges ont-ils été créés dans le ciel empyrée ?
1. —
Les anges ont-ils été créés bienheureux ?
2. —
Les anges ont-ils eu besoin de la grâce pour se porter vers Dieu ?
3. —
Les anges ont-ils été créés dans l'état de grâce ou dans celui de pure
nature ?
4. —
Les anges ont-ils mérité leur béatitude ?
5. —
Les anges ont-ils obtenu la béatitude aussitôt après leur premier acte
méritoire ?
6. —
Les anges ont-ils obtenu la grâce et la gloire d'après l'étendue de leurs
facultés naturelles ?
7. —
La connaissance et l'amour naturels restent-ils dans les anges
bienheureux ?
8. —
Les anges bienheureux peuvent-ils pécher maintenant ?
9. —
Les anges bienheureux peuvent-ils encore mériter de nouveaux degrés de
béatitude ?
1. —
Les anges pouvaient-ils pécher ?
2. —
Les anges ne peuvent-ils pécher que par orgueil ou par envie ?
3. —
Le démon a-t-il désiré d'être comme Dieu ?
4. —
Y a-t-il des démons qui soient naturellement mauvais ?
5. —
Dans le principe, le démon était-il bon ?
6. —
A-t-il péché immédiatement après ce premier instant ?
7. —
Le plus grand parmi les anges rebelles était-il le premier des anges ?
8. —
Le premier ange, par son péché, a-t-il été la cause de la prévarication des
autres ?
9. —
Les anges qui péchèrent sont-ils aussi nombreux que ceux qui persévérèrent dans
le bien ?
DE LA PUNITION DES MAUVAIS ANGES.
1. —
L'intelligence du démon a-t-elle perdu toute connaissance de la vérité ?
2. —
La volonté des démons est-elle obstinée dans le mal ?
3. —
La douleur est-elle dans les démons ?
4. —
L'air est-il le lieu pénal des démons ?
1. —
La créature corporelle vient-elle de Dieu ?
2. —
La créature corporelle a-t-elle pour cause finale la bonté de Dieu ?
3. —
Est-ce par le moyen des anges que Dieu a produit les créatures
corporelles ?
4. —
Les formes des corps viennent-elles des anges ?
DE L'ORDRE DE LA CRÉATION PAR RAPPORT A LA
DISTINCTION.
1. —
La matière informe a-t-elle précédé la matière formée ?
2. —
N'y a-t-il qu'une même matière informe pour tous les êtres corporels ?
3. —
Le ciel empyrée a-t-il été créé avec la matière informe ?
4. —
Le temps a-t-il été créé avec la matière informe ?
DE LA DISTINCTION ELLE-MÊME OU DE L'ŒUVRE DU
PREMIER JOUR.
Qu'est-ce que la lumière ? — Elle est
l'œuvre du premier jour.
1. —
Le mot lumière s'applique-t-il proprement aux êtres spirituels ?
2. —
La lumière est-elle un corps ?
3. —
La lumière est-elle une qualité ?
4. —
La production de la lumière est-elle bien placée au premier jour ?
Le firmament. — Les eaux. — S'il n'y a qu'un
ciel.
1. —
Le firmament a-t-il été fait le second jour ?
2. —
Y a-t-il des eaux au-dessus du firmament ?
3. —
Le firmament divise-t-il les eaux des eaux ?
Rassemblement des Eaux. — Production des Plantes.
1. —
Le rassemblement des eaux se fit-il le troisième jour ?
2. —
La production des plantes est-elle avec raison rapportée au troisième
jour ?
DE L'ŒUVRE D'ORNEMENT QUI S'ACCOMPLIT LE
QUATRIÈME JOUR.
Les Astres. — Leur utilité. — Sont-ils
animés ?
1. —
Les luminaires ont-ils dû être produits le quatrième jour ?
2. —
La cause de la production des luminaires est-elle bien assignée ?
3. —
Les luminaires du ciel sont-ils animés ?
Les Animaux terrestres. — L'Homme.
Achèvement des œuvres divines. — Repos de Dieu. —
Bénédiction et sanctification.
1. —
L'achèvement des œuvres divines doit-il être rapporté au septième jour ?
2. —
Dieu s'est-il reposé de toutes ses œuvres le septième jour ?
3. —
La bénédiction et la sanctification étaient-elles dues au septième jour ?
Ils ont suffi. — Sont-ils un seul jour ? —
On en fait la revue.
1. —
Les jours indiqués sont-ils en nombre suffisant ?
2. —
Tous ces jours ne sont-ils qu'un jour ?
3. —
Les expressions de l'Écriture sont-elles bien appropriées aux choses qu'elle
rapporte ?
DE L’HOMME ET D’ABORD
DE L’AME
2. —
L'âme humaine est-elle un être subsistant ?
3. —
Les âmes des animaux sont-elles subsistantes ?
5. —
L'âme est-elle composée de matière et de forme ?
6. —
L'âme humaine est-elle corruptible ?
DE L'UNION DE LAME AVEC LE CORPS.
1. —
L'âme est-elle la forme du corps ?
2. —
L'âme intelligente se multiplie-t-elle suivant le nombre des corps ?
4. —
Y a-t-il dans l'homme une autre forme substantielle que l'âme
intelligente ?
5. —
Y a-t-il des rapports de convenance entre l'âme intelligente et le corps auquel
elle est unie ?
6. —
L'âme est-elle unie au corps par quelques dispositions accidentelles ?
7. —
L'âme est-elle unie au corps humain par l'intermédiaire de quelque corps ?
8. —
L'âme est-elle tout entière dans chaque partie du corps ?
DES FACULTÉS DE L’AME EN GÉNÉRAL.
1. —
L'essence même de l'âme est-elle sa puissance ?
2. —
Est-il nécessaire que l'âme possède plusieurs facultés ?
3. —
Les facultés de l'âme se distinguent-elles par les actes et par les
objets ?
4. —
Y a-t-il un ordre dans les facultés de l'âme ?
5. —
Toutes les facultés de l'âme sont-elles dans l'âme elle-même ?
6. —
Les facultés de l'âme découlent-elles de son essence ?
7. —
Une faculté a-t-elle son origine dans une autre ?
8. —
L'âme conserve-t-elle toutes ses facultés après la vie ?
DES FACULTÉS DE L'AME EN PARTICULIER.
1. —
Faut-il distinguer dans l'âme cinq grandes facultés ?
3. —
Y a-t-il cinq sens extérieurs ?
4. —
Est-il rationnel de distinguer des sens intérieurs ?
1. —
L'intelligence est-elle une faculté de l'âme ?
2. —
L'intelligence est-elle une faculté passive ?
3. —
L'intelligence est-elle une faculté active ?
4. —
L'intellect actif est-il une propriété de l'âme ?
5. —
L'intellect actif est-il le même chez tous les hommes ?
6. —
La mémoire fait-elle partie de l'intelligence ?
7. —
La mémoire intellective est-elle une autre faculté que l'intelligence ?
8. —
La raison est-elle une faculté différente de l'intelligence ?
9. —
La raison supérieure et la raison inférieure sont-elles des facultés
diverses ?
10.
— L'intelligence est-elle une faculté différente de l'entendement ?
11.
— L'intellect spéculatif et l'intellect pratique sont-ils des facultés
différentes ?
12.
— La syndérèse est-elle une faculté spéciale ?
13.
— La conscience est-elle une faculté de l'âme ?
DES FACULTÉS APPÉTITIVES EN GÉNÉRAL.
Existence des facultés appétitives. — Appétit
sensitif et appétit rationnel.
1. —
Y a-t-il dans l'âme des facultés appétitives ?
2. —
L'appétit sensitif et l'appétit rationnel sont-ils des facultés diverses ?
DE L'APPÉTIT SENSITIF OU DE LA SENSUALITÉ.
1. —
L'appétit sensitif est-il une faculté rationnelle ou simplement une force
appétitive ?
2. —
L'appétit sensitif se divise-t-il en deux facultés différentes ?
3. —
La faculté irascible et la faculté concupiscible obéissent-elles à la
raison ?
DE L'APPÉTIT RATIONNEL OU DE LA VOLONTé.
1. —
La volonté désire-t-elle quelque chose par nécessité ?
2. —
La volonté veut-elle nécessairement tout ce qu'elle veut ?
3. —
La volonté est-elle une puissance plus élevée que l'intelligence ?
4. —
La volonté meut-elle l'intelligence ?
Le libre arbitre existe. — Il est une des
facultés de notre âme, — Son identité avec la volonté.
1. —
L'homme a-t-il le libre arbitre ?
2. —
Le libre arbitre est-il une faculté ?
3. —
Le libre arbitre est-il une faculté appétitive?
4. —
Le libre arbitre est-il une autre faculté que la volonté ?
1. —
L'âme connaît-elle les corps par l'intelligence ?
2. —
L'âme connaît-elle les corps par sa propre essence ?
3. —
L'âme connaît-elle les corps par des espèces ou idées naturellement
innées ?
5. —
Notre âme connaît-elle les choses dans les raisons éternelles ?
6. —
La connaissance intellectuelle est-elle prise des choses sensibles ?
8. —
Le jugement de la raison est-il empêché par les entraves des sens ?
DU MODE ET DE L'ORDRE SUIVIS PAR NOTRE INTELLIGENCE.
3. —
Les choses les plus universelles s'offrent-elles les premières à notre
esprit ?
4. —
Pouvons-nous comprendre plusieurs choses à la fois ?
5. —
Notre intelligence comprend-elle par composition et par division ?
6. —
L'intelligence peut-elle être fausse ?
7. —
Une seule et même vérité est-elle mieux comprise par un homme que par un
autre ?
8. —
L'intelligence connaît-elle l'indivisible avant le divisible ?
CE QUE NOTRE INTELLIGENCE CONNAÎT DANS LES CHOSES
MATÉRIELLES.
1. —
Notre intelligence connaît-elle les choses individuelles et
particulières ?
2. —
Notre intelligence peut-elle connaître des choses infinies ?
3. —
Notre intelligence connaît-elle les choses contingentes ?
4. —
Notre intelligence connaît-elle les choses futures ?
COMMENT L’AME SE CONNAÎT ELLE-MÊME ET CONNAÎT CE
QUI EST EN ELLE.
1. —
L'âme se connaît-elle par son essence ?
2. —
Notre âme connaît-elle ses habitudes par leur essence ?
3. —
L'intelligence connaît-elle ses propres actes ?
4. —
L'intelligence connaît-elle l'acte de la volonté ?
DE LA CONNAISSANCE DES ÊTRES IMMATÉRIELS.
1. —
L'âme humaine, ici-bas, peut-elle comprendre les substances spirituelles ?
3. —
Dieu est-il le premier objet connu par l'âme humaine ?
DE LA CONNAISSANCE DE L'AME SÉPARÉE DU CORPS.
1. —
L'âme séparée du corps peut-elle connaître quelque chose ?
2. —
L'âme séparée du corps connaît-elle les autres substances spirituelles ?
3. —
L'âme séparée du corps connaît-elle toutes les choses de la nature ?
4. —
L'âme séparée du corps connaît-elle certains faits en particulier ?
5. —
La science acquise ici-bas reste-t-elle, comme habitude, dans l'âme séparée du
corps ?
6. —
L'acte de la science acquise ici-bas reste-t-il dans l'âme séparée du
corps ?
7. —
La distance des lieux est-elle un obstacle à la connaissance de l'âme séparée
du corps ?
8. —
Les âmes des morts savent-elles ce qui se passe ici-bas ?
DE LA CRÉATION DU PREMIER HOMME QUANT A L'AME.
1. —
L'âme est-elle faite de la substance de Dieu ?
2. —
L'âme est-elle produite par création ?
3. —
L'âme raisonnable est-elle produite par Dieu même ?
4. —
L'âme humaine a-t-elle été produite avant le corps ?
DE LA CRÉATION DU PREMIER HOMME QUANT AU CORPS.
1. —
Le corps de l'homme a-t-il été formé du limon de la terre ?
2. —
Le corps humain a-t-il été produit par Dieu lui-même ?
3. —
Le corps de l'homme a-t-il reçu une disposition convenable ?
4. —
La création du corps humain est-elle convenablement rapportée dans
l'Écriture ?
1. —
La femme a-t-elle dû être produite dans la première institution des
choses ?
2. —
La femme a-t-elle dû être tirée de l'homme ?
3. —
La femme a-t-elle dû être formée d'une côte de l'homme ?
4. —
La femme a-t-elle été formée par Dieu même ?
DE LA FIN OU TERME DE LA CRÉATION DE L'IIOMME.
L'image de Dieu est dans l'homme. — Comment elle
y est.
1 .
— L'image de Dieu est-elle dans l'homme ?
2. —
L'image de Dieu est-elle dans les créatures irraisonnables ?
3. —
L'ange est-il plus à l'image de Dieu que l'homme ?
4. —
L'image de Dieu est-elle dans tous les hommes sans exception ?
5. —
L'image de la Trinité est-elle dans l'homme ?
6. —
L'image de Dieu est-elle seulement dans l'âme de l'homme ?
7. —
L'image de Dieu se peint-elle surtout dans les actes de notre âme ?
9. —
La ressemblance est-elle avec raison distinguée de l'image ?
DE L'INTELLIGENCE DU PREMIER HOMME.
1. —
Le premier homme voyait-il Dieu par essence ?
2. —
Adam a-t-il vu les anges par essence ?
3. —
Adam possédait-il la science de toutes choses ?
4. —
L'homme, dans l'état primitif, aurait-il pu être trompé ?
DE LA GRÂCE ET DE LA JUSTICE DANS ADAM.
1. —
Adam a-t-il été créé dans l'état de la grâce ?
2. —
Adam a-t-il éprouvé les passions de l'âme ?
3. —
Adam a-t-il eu toutes les vertus ?
4. —
Les œuvres d'Adam avaient-elles moins d'efficacité pour le mérite que les
nôtres ?
DE L'EMPIRE DE L'HOMME DANS L'ÉTAT D'INNOCENCE.
1. —
L'homme, dans l'état d'innocence, avait-il l'empire sur les animaux ?
2. —
L'homme aurait-il eu l'empire sur toutes les créatures ?
3. —
Les hommes auraient-ils été égaux ?
4. —
L'homme aurait-il dominé sur l'homme ?
Immortalité. — Impassibilité. — Du besoin de
nourriture. — L'arbre de vie.
1. —
L'homme, dans l'état d'innocence, était-il immortel ?
2. —
L'homme, dans l'état d'innocence, aurait-il été passible ?
3. —
L'homme, dans l'état d'innocence, avait-il besoin de nourriture ?
DE LA CONSERVATION DE L'ESPÈCE HUMAINE.
Comment l'espèce humaine se serait propagée.
1. —
La génération aurait-elle eu lieu dans l'état d'innocence ?
2. —
La génération se serait-elle accomplie par l'union des sexes ?
Ils n'auraient pas eu tout d'abord l'usage
parfait de leurs membres. — Il serait né des femmes.
1. —
Les enfants, dès leur naissance, auraient-ils eu l'usage de leurs
membres ?
2. —
Serait-il né des femmes dans l'état primitif ?
DES ENFANTS QUANT A LA JUSTICE.
Les hommes seraient nés dans l'état de justice, —
mais sans être confirmés dans la grâce.
1. —
Les hommes seraient-ils nés dans l'état de justice ?
2. —
Les enfants auraient-ils été confirmés dans la justice dès la naissance ?
DES ENFANTS QUANT A LA SCIENCE.
1. —
Les enfants seraient-ils nés avec une science parfaite ?
2. —
Les enfants auraient-ils eu, en naissant, le parfait usage de leur
raison ?
Le paradis terrestre était un lieu matériel. —
L'homme devait le cultiver. — Adam n'y fut pas créé.
1. —
Le paradis terrestre était-il un lieu matériel ?
2. —
Le paradis était-il un lieu convenable pour l'habitation de l'homme ?
3. —
Adam fut-il placé dans le paradis pour le cultiver et le garder ?
4. —
L'homme a-t-il été créé dans le paradis ?
DU GOUVERNEMENT DIVIN EN GÉNÉRAL.
1. —
Le monde est-il gouverné par quelqu'un ?
2. —
La fin du gouvernement du monde est-elle hors du monde ?
3. —
Le monde est-il gouverné par un seul être ?
4. —
Le gouvernement du monde, quant aux effets, est-il un ou multiple ?
5. —
Toutes les choses sont-elles soumises au gouvernement divin ?
6. —
Tous les êtres sont-ils immédiatement gouvernés par Dieu ?
7. —
Peut-il arriver quelque chose en dehors du gouvernement divin ?
8. —
Une chose peut-elle résister à l'ordre du gouvernement divin ?
DE LA CONSERVATION DES CRÉATURES.
Dieu conserve les êtres. — Rien ne rentre dans le
néant.
1. —
Les créatures ont-elles besoin que Dieu les conserve ?
2. —
Dieu conserve-t-il immédiatement toutes les créatures ?
3. —
Dieu peut-il réduire quelque chose au néant ?
4. —
Est-il des choses qui rentrent dans le néant ?
DU CHANGEMENT QUE DIEU FAIT SUBIR AUX CRÉATURES
PAR LUI-MÊME.
1. —
Dieu peut-il imprimer immédiatement des formes à la matière ?
2. —
Dieu peut-il mouvoir immédiatement un corps ?
3. —
Dieu peut-il mouvoir les intelligences créées ?
4. —
Dieu peut-il mouvoir la volonté ?
5. —
Dieu opère-t-il dans tout être qui opère ?
6. —
Dieu peut-il agir en dehors du cours ordinaire de la nature ?
7. —
Toutes les choses que Dieu fait en dehors de l'ordre naturel sont-elles des
miracles ?
8. —
Un miracle est-il plus grand qu'un autre ?
Les anges s'illuminent. — Dans quel ordre. — Sur
quoi.
1. —
Un ange en éclaire-t-il un autre ?
2. —
Un ange meut-il la volonté d'un autre ange ?
3. —
Un ange inférieur peut-il éclairer un ange supérieur ?
4. —
L'ange supérieur transmet-il à l'ange inférieur tout ce qu'il sait ?
1. —
Un ange parle-t-il à un autre ?
2. —
L'ange inférieur parle-t-il à l'ange supérieur ?
3. —
Les anges parlent-ils à Dieu ?
4. —
La distance des lieux fait-elle quelque chose à la parole des anges ?
5. —
La parole d'un ange à l'autre est-elle connue de tous ?
DE LA DIVISION DES ANGES PAR HIÉRARCHIES ET PAR
ORDRES.
1. —
Y a-t-il plusieurs hiérarchies d'anges ?
2. —
Y a-t-il plusieurs ordres dans une hiérarchie ?
3. —
Y a-t-il plusieurs anges dans un ordre ?
4. —
La distinction des hiérarchies et des ordres vient-elle de la nature
angélique ?
5. —
Les ordres angéliques sont-ils convenablement nommés ?
6. —
Les degrés des ordres sont-ils convenablement assignés ?
7. —
Les ordres angéliques subsisteront-ils après le jour du jugement ?
8. —
Les hommes sont-ils appelés à faire partie des ordres angéliques ?
DE LA SUBORDINATION DES MAUVAIS ANGES ENTRE EUX.
Ordre et supériorité chez les démons. — Point
d'illumination. — Supériorité des bons anges.
1. —
Y a-t-il des ordres parmi les démons ?
2. —
Y a-t-il quelque supériorité parmi les démons ?
3. —
Parmi les démons, l'un illumine-t-il l'autre ?
4. —
Les bons anges ont-ils quelque supériorité sur les mauvais ?
DE L'ACTION DES ANGES SUR LES CORPS.
1. —
Les anges gouvernent-ils les créatures corporelles ?
2. —
La matière corporelle obéit-elle aux anges à volonté ?
3. —
Les corps obéissent-ils aux anges sous le rapport du mouvement local ?
4. —
Les anges peuvent-ils faire des miracles ?
DE L'ACTION DES ANGES SUR LES HOMMES.
Action des anges sur l'intelligence, — sur la
volonté, — sur l'imagination, — sur les sens.
1. —
Les anges peuvent-ils éclairer l'homme ?
2. —
Les anges peuvent-ils faire changer la volonté de l'homme ?
3. —
Les anges peuvent-ils modifier l'imagination de l'homme ?
4. —
Les anges peuvent-ils modifier les sens de l'homme ?
Les anges reçoivent une mission. — Quels anges
sont envoyés en mission.
1. —
Y a-t-il des anges envoyés pour remplir un ministère ?
2. —
Tous les anges sont-ils envoyés pour remplir un ministère ?
3. —
Les anges qui sont envoyés assistent-ils ?
4. —
Les anges de la seconde hiérarchie sont-ils tous envoyés ?
1. —
Les hommes sont-ils gardés par les anges ?
2. —
Chaque homme a-t-il un ange particulier ?
3. —
Les anges du dernier ordre sont-ils seuls préposés à la garde des hommes ?
4. —
Tous les hommes ont-ils un ange gardien ?
5. —
Un ange est-il préposé à la garde de l'homme dès sa naissance ?
6. —
L'ange gardien abandonne-t-il quelquefois l'homme ?
7. —
Les anges s'affligent-ils des maux de ceux qu'ils gardent ?
8. —
Peut-il y avoir lutte entre les anges gardiens ?
1. —
Les hommes sont-ils attaqués par les démons ?
2. —
Est-il propre du démon de tenter ?
3. —
Tous les péchés proviennent-ils des tentations du démon ?
4. —
Les démons peuvent-ils séduire les hommes par des miracles ?
5. —
Le démon, vaincu par un homme, est-il mis hors de combat ?
DE L'ACTION DE LA CRÉATURE CORPORELLE.
1. —
Y a-t-il des corps actifs ?
2. —
La matière corporelle contient-elle des raisons séminales ?
3. —
Les corps célestes sont-ils la cause de ce qui se passe ici-bas dans les corps
inférieurs ?
4. —
Les corps célestes sont-ils la cause des actes humains ?
5. —
Les corps célestes ont-ils de l'influence sur les démons ?
6. —
Les corps célestes imposent-ils la nécessité aux corps soumis à leur
influence ?
Il y a un destin. — Sa nature. — Sa puissance.
2. —
Le destin est-il dans les choses mêmes ?
3. —
Le destin est-il immuable ?
4. —
Toutes les choses sont-elles soumises au destin ?
DE CE QUI CONCERNE L'ACTION DE L'HOMME DANS LE
GOUVERNEMENT DIVIN.
1. —
Un homme peut-il en enseigner un autre ?
2. —
Les hommes peuvent-ils enseigner les anges ?
3. —
L'homme peut-il transformer la matière corporelle par la puissance de son
âme ?
4. —
L'âme humaine, après la mort, peut-elle encore mouvoir les corps ?
DE LA PROPAGATION HUMAINE QUANT A L'AME.
1. —
L'âme sensitive se transmet-elle dans la génération ?
2. —
L'âme intellective est-elle le produit du sang générateur ?
3. —
Toutes les âmes ont-elles été créées à la fois?
DE LA PROPAGATION HUMAINE QUANT AU CORPS.
Fonction des aliments. — D'où provient le
principe générateur.
1. —
Une partie des aliments est-elle réellement changée en la nature humaine ?
2. —
Utrum semen sit de superfluo alimenti ?
CRÉATURE RAISONNABLE VERS DIEU.
DU MOUVEMENT DE LA
CRÉATURE RAISONNABLE VERS DIEU.
DE LA FIN DERNIÈRE DE L'HOMME.
Tous les hommes agissent en vue d'une fin. — Il y
a une fin dernière.
1. —
Convient-il que l'homme agisse pour une fin ?
2. —
L'homme seul agit-il pour une fin ?
3. —
Les actes humains tirent-ils une espèce propre de la fin ?
4. —
La vie humaine a-t-elle une fin dernière ?
5. —
Y a-t-il pour le même homme plusieurs fins dernières ?
6. —
Tout ce que l'homme veut, le veut-il pour une fin dernière ?
7. —
La fin dernière est-elle la même pour tous ?
8. —
Toutes les autres créatures ont-elles notre fin dernière ?
EN QUOI N'EST PAS LA BÉATITUDE.
1. —
La béatitude est-elle dans les richesses ?
2. —
La béatitude est-elle dans les honneurs ?
3. —
La béatitude consiste-t-elle dans la gloire humaine ?
4. —
La béatitude est-elle dans la puissance ?
5. —
La béatitude consiste-t-elle dans les biens du corps ?
6. —
La béatitude se trouve-t-elle dans la volupté ?
7. —
La béatitude consiste-t-elle dans quelque bien de l'âme ?
8. —
La béatitude consiste-t-elle dans un bien créé?
CE QUE C'EST QUE LA BÉATITUDE.
1. —
La béatitude est-elle quelque chose d'incréé ?
2. —
La béatitude est-elle une opération ?
3. —
La béatitude est-elle une opération sensitive ?
4. —
La béatitude est-elle une opération de l'intelligence ou de la volonté ?
5. —
La béatitude est-elle une opération de l'intellect pratique ou de l'intellect
spéculatif ?
6. —
La connaissance des sciences spéculatives donne-t-elle la béatitude ?
7. —
La béatitude consiste-t-elle dans la connaissance des substances
spirituelles ?
8. —
La béatitude de l'homme consiste-t-elle dans la vue de l'essence divine ?
DES CONDITIONS REQUISES POUR LA BÉATITUDE.
1. —
La délectation est-elle requise pour la béatitude ?
2. —
La délectation, dans la béatitude, est-elle supérieure à la vision ?
3. —
La compréhension est-elle requise pour la béatitude ?
4. —
La droiture de la volonté est-elle requise pour la béatitude ?
5. —
Le corps est-il requis pour la béatitude ?
6. —
La perfection du corps est-elle requise pour la béatitude ?
7. —
Les biens extérieurs sont-ils nécessaires à la béatitude ?
8. —
La société des amis est-elle requise pour la béatitude ?
DU MOYEN D'ARRIVER A LA BÉATITUDE.
1. —
L'homme peut-il acquérir la béatitude ?
2. —
La béatitude peut-elle être plus grande dans l'un que dans l'autre ?
3. —
L'homme peut-il avoir la béatitude en cette vie ?
4. —
Peut-on perdre la béatitude quand on la possède ?
5. —
L'homme peut-il acquérir la béatitude par ses forces naturelles ?
6. —
L'homme acquiert-il la béatitude par l'action de quelque créature
supérieure ?
7. —
Y a-t-il des bonnes œuvres requises pour obtenir de Dieu la béatitude ?
8. —
Tous les hommes désirent-ils la béatitude ?
DES ACTES VOLONTAIRES
OU HUMAINS.
DU VOLONTAIRE ET DE L'INVOLONTAIRE DANS LES
ACTES.
1. —
Le volontaire existe-t-il dans les actes humains ?
2. —
Le volontaire existe-t-il dans les animaux ?
3. —
Le volontaire peut-il exister sans aucun acte ?
4. —
Peut-on faire violence à la volonté ?
5. —
La violence cause-t-elle l'involontaire ?
6. —
La crainte cause-t-elle l'involontaire ?
7. —
La concupiscence cause-t-elle l'involontaire ?
8. —
L'ignorance cause-t-elle l'involontaire ?
DES CIRCONSTANCES OU SE TROUVE LE VOLONTAIRE.
1. —
Une circonstance est-elle un accident de l'acte humain ?
2. —
Les circonstances des actes humains doivent-elles être étudiées par le
théologien ?
3. —
A-t-on bien déterminé les circonstances ?
4. —
Les deux circonstances principales sont-elles la fin de l'acte et ce qui tient
à sa substance ?
DE LA VOLONTÉ ET DE SON OBJET.
La volonté a pour objet final le bien. — Elle se
porte vers la fin et vers les moyens.
1. —
La volonté ne veut-elle que le bien ?
2. —
La volonté veut-elle seulement la fin, ou veut-elle aussi les choses qui
conduisent à la fin ?
3. —
La volonté se porte-t-elle par un même acte vers la fin et vers les
moyens ?
DU MOTIF OU MOTEUR DE LA VOLONTÉ.
1. —
La volonté est-elle mue par l'intelligence ?
2. —
La volonté est-elle mue par l'appétit sensitif ?
3. —
La volonté se meut-elle elle-même ?
4. —
La volonté est-elle mue par quelque principe externe ?
5. —
La volonté est-elle mue par les corps célestes ?
6. —
Dieu est-il le seul, principe extérieur qui meuve la volonté ?
DE LA MOTION DE LA VOLONTÉ, OU COMMENT LA VOLONTÉ
EST MUE.
1. —
La volonté se porte-t-elle naturellement vers quelque chose ?
2. —
La volonté est-elle mue nécessairement par son objet ?
3. —
La volonté est-elle mue nécessairement par l'appétit inférieur ?
4. —
La volonté est-elle mue nécessairement par Dieu, qui est son moteur
extérieur ?
DE L'ACTE DE LA VOLONTÉ NOMMÉ JOUISSANCE.
1. —
Jouir est-il un acte de la puissance appétitive ?
2. —
La jouissance est-elle propre aux créatures raisonnables ?
3. —
La jouissance n'a-t-elle proprement pour objet que la fin dernière ?
4. —
La jouissance n'a-t-elle pour objet que la fin dernière réellement
possédée ?
A quelle faculté appartient l'intention. — De
quelle maniére elle s'exerce.
1. —
L'intention est-elle un acte de l'intelligence ou de la volonté ?
2. —
L'intention ne regarde-t-elle que la fin dernière ?
3. —
Peut-on avoir deux intentions en même temps ?
4. —
L'intention embrasse-t-elle dans un même acte la fin et les moyens ?
5. —
L'intention convient-elle aux animaux ?
DE L'ÉLECTION DES CHOSES QUI MÈNENT A LA FIN.
Nature de l'élection. — Son objet. — Liberté de
l'homme.
1. —
L'élection est-elle un acte de la volonté ou de la raison ?
2. —
L'élection convient-elle aux animaux ?
4. —
L'élection ne porte-t-elle que sur ce que nous faisons nous-mêmes ?
5. —
L'élection n'a-t-elle pour objet que ce qui est possible ?
6. —
L'élection est-elle nécessitée ou libre ?
DU CONSEIL QUI PRÉCÈDE L'ÉLECTION.
1. —
Le conseil est-il une recherche ?
2. —
Le conseil a-t-il pour objet la fin ou seulement les moyens ?
3. —
Le conseil a-t-il seulement pour objet nos propres actions ?
4. —
Le conseil a-t-il pour objet tout ce que nous faisons ?
5. —
Le conseil procède-t-il d'une manière analytique ?
6. —
Le conseil procède-t-il indéfiniment ?
1. —
Le consentement appartient-il à la volonté ?
2. —
Y a-t-il consentement chez les animaux ?
3. —
Le consentement porte-t-il sur la fin ou sur les moyens ?
4. —
Le consentement à l'acte extérieur n'appartient-il qu'à la partie supérieure de
l'âme ?
DE L'USAGE CONSIDÉRÉ COMME ACTE DE LA VOLONTÉ.
1. —
L'usage est-il un acte de la volonté ?
2. —
Les animaux font-ils usage de quelque chose ?
3. —
Fait-on usage de la fin dernière ?
4. —
L'usage précède-t-il l'élection ?
DES ACTES COMMANDÉS PAR LA VOLONTÉ.
1. —
Est-ce la volonté qui commande, ou est-ce la raison ?
2. —
Les animaux commandent-ils ?
3. —
L'usage précède-t-il le commandement ?
4. —
Le commandement et l'acte commandé sont-ils un même acte ou plusieurs actes ?
5. —
L'acte de la volonté est-il commandé ?
6. —
L'acte de la raison est-il commandé ?
7. —
L'acte de l'appétit sensitif est-il commandé ?
8. —
L'acte de la puissance végétative est-il commandé ?
9. —
Les actes des membres extérieurs sont-ils commandés ?
DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DES ACTES HUMAINS EN
GÉNÉRAL.
1. —
Toutes les actions humaines sont-elles bonnes ?
2. —
L'action de l'homme tire-t-elle une bonté ou une malice de son objet ?
3. —
L'action de l'homme tire-t-elle une bonté ou une malice des
circonstances ?
4. —
L'action de l'homme tire-t-elle une bonté ou une malice de la fin ?
5. —
Y a-t-il des actions humaines qui soient bonnes ou mauvaises dans leur
espèce ?
6. —
La fin donne-t-elle aux actions humaines une espèce bonne ou mauvaise ?
8. —
Y a-t-il des actions indifférentes dans leur espèce ?
9. —
Y a-t-il des actions indifférentes dans l'individu ?
10.
— Y a-t-il des circonstances qui changent l'espèce des actes moraux ?
DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DES ACTES INTÉRIEURS
DE LA VOLONTÉ.
Bonté de la volonté. — Elle consiste surtout dans
sa conformité à la volonté divine.
1. -La
bonté de la volonté dépend-elle des objets voulus ?
2. —
La bonté de la volonté ne dépend-elle que des objets voulus ?
3. —
La bonté de la volonté dépend-elle de la raison ?
4. —
La bonté de la volonté dépend-elle de la loi éternelle ?
5. —
Lorsque la raison se trompe, la volonté qui ne la suit pas est-elle
mauvaise ?
6. —
Lorsque la raison se trompe, la volonté qui la suit est-elle toujours
bonne ?
7. —
La bonté de la volonté, relativement aux moyens, dépend-elle de la fin qu'on a
en vue ?
9. —
La bonté de la volonté dépend-elle de sa conformité avec la volonté
divine ?
10.
— Notre volonté est-elle obligée de se conformer à celle de Dieu sur tout
objet ?
DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DANS LES ACTES
EXTÉRIEURS.
3. —
La bonté ou la malice de l'acte extérieur est-elle la même que celle de l'acte
intérieur ?
4. —
L'acte extérieur ajoute-t-il à la bonté ou à la malice de l'acte
intérieur ?
5. —
L'événement qui suit ajoute-t-il à la bonté ou à la malice de l'acte
extérieur ?
6. —
Le même acte extérieur peut-il être bon et mauvais ?
DES EFFETS DE LA BONTÉ OU DE LA MALICE DES ACTES
HUMAINS.
1. — L'acte
humain offre-t-il l'idée de la droiture ou du péché, selon qu'il est bon ou
mauvais?
2. —
L'acte humain est-il louable ou blâmable, selon qu'il est bon ou mauvais ?
3. —
L'acte humain, selon qu'il est bon ou mauvais, est-il méritoire ou
déméritoire ?
4. —
L'acte humain est-il méritoire ou déméritoire devant Dieu, selon qu'il est bon
ou mauvais ?
Comment les passions sont dans l’Ame. — Si elles
sont surtout dans l'appétit sensitif.
1. —
Y a-t-il quelque passion dans l'âme ?
DE LA DIFFÉRENCE DES PASSIONS.
1. —
Les passions du concupiscible sont-elles différentes des passions de
l'irascible ?
3. —
Y a-t-il quelque passion qui n'ait pas son contraire ?
II y a de bonnes et de mauvaises passions.
1. —
Le bien et le mal moral peuvent-ils se trouver dans les passions de
l'âme ?
2. —
Toute passion de l'âme est-elle moralement mauvaise ?
3. —
Toute passion augmente-t-elle ou diminue-t-elle la bonté ou la malice des
actes ?
4. —
Y a-t-il des passions bonnes ou mauvaises dans leur espèce ?
DE L'ORDRE RESPECTIF DES PASSIONS.
1. —
Les passions de l'irascible sont-elles antérieures à celles du
concupiscible ?
2. —
L'amour est-il la première passion du concupiscible ?
3. —
L'espérance est-elle la première passion de l'irascible ?
4. —
Peut-on dire qu'il y a quatre passions principales ?
1. —
L'amour est-il dans la puissance concupiscible?
2. —
L'amour est-il une passion ?
3. —
L'amour est-il la même chose que la dilection ?
4. —
L'amour peut-il se diviser en amour d'amitié et en amour de
concupiscence ?
1. —
Le bien est-il la première cause de l'amour ?
2. —
La connaissance est-elle une cause de l'amour ?
3. —
La ressemblance est-elle une cause de l'amour ?
4. —
Quelque passion est-elle la cause de l'amour ?
1. —
L'union est-elle un effet de l'amour ?
2. —
L'inhérence mutuelle est-elle un effet de l'amour ?
3. —
L'extase est-elle un effet de l'amour ?
4. —
Le zèle est-il un effet de l'amour ?
5. —
L'amour est-il une passion blessante dans les êtres ?
6. —
L'amour des êtres est-il la cause de tous leurs actes ?
1. —
Le mal, est-il la cause et l'objet de la haine ?
2. —
L'amour est-il la cause de la haine ?
3. —
La haine est-elle plus forte que l'amour ?
4. —
Peut-on se haïr soi-même ?
6. —
Peut-on haïr certaines choses en général ?
DU DÉSIR APPELÉ CONCUPISCENCE.
1. —
La concupiscence est-elle seulement dans l'appétit sensitif ?
2. —
La concupiscence est-elle une passion spéciale ?
3. —
Peut-on dire qu'il y a des concupiscences naturelles et des concupiscences non
naturelles ?
4. —
La concupiscence est-elle infinie ?
DE LA JOIE OU DE LA DÉLECTATION.
1. —
La délectation est-elle une passion ?
2. —
La délectation est-elle simultanée ou successive ?
3. —
La délectation diffère-t-elle de la joie ?
4. —
La délectation peut-elle être dans l’appétit rationnel ?
5. —
Les délectations corporelles sont-elles supérieures aux délectations
spirituelles ?
6. —
Dans les délectations des sens, celles du toucher sont-elles les plus
grandes ?
7. —
Y a-t-il une délectation contraire à la nature?
8. —
Y a-t-il des délectations contraires les unes aux autres ?
DES CAUSES DE LA JOIE OU DE LA DELECTATION.
1. —
L’opération est-elle la cause propre de la délectation ?
2. —
Le mouvement est-il une cause de délectation ?
3. —
L'espérance et la mémoire sont-elles des causes de délectation ?
4. —
La tristesse est-elle une cause de délectation ?
5. —
Les actions d'autrui nous sont-elles une cause de délectation ?
6. —
Nos actes de bienfaisance nous sont-ils une cause de délectation ?
7. —
La ressemblance est-elle une cause de délectation ?
8. —
L'admiration est-elle une cause de délectation ?
DES EFFETS DE LA JOIE OU DE LA DÉLECTATION.
1. —
La délectation produit-elle la dilatation du cœur ?
2. —
La délectation produit-elle le désir ou la soif d'elle-même ?
3. —
La délectation empêche-t-elle l'exercice de la raison ?
4. —
Le plaisir perfectionne-t-il l'opération ?
DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DES DÉLECTATIONS.
1. —
Toute délectation est-elle mauvaise ?
2. —
Toute délectation est-elle bonne ?
3. —
Y a-t-il une délectation qui soit pour l'homme le souverain bien ?
DE LA DOULEUR OU DE LA TRISTESSE.
1. —
La douleur est-elle une passion de l'âme ?
2. —
La tristesse est-elle la même chose que la douleur ?
3. —
La tristesse est-elle contraire à la délectation ?
4. —
Toute tristesse est-elle contraire à toute délectation ?
5. —
Est-il une tristesse qui soit contraire à la joie de la contemplation ?
6. —
Fuit-on la tristesse plus qu'on ne recherche la délectation ?
7. —
La douleur du corps est-elle plus grande que la douleur de l'âme ?
8. —
Y a-t-il quatre espèces de tristesse ?
DES CAUSES DE LA TRISTESSE OU DE LA DOULEUR.
1. —
La douleur a-t-elle pour cause la perte d'un bien plutôt qu'un mal
présent ?
2. —
La concupiscence est-elle la cause de la tristesse ?
3. —
L'amour de notre unité est-il une cause de la douleur ?
4. —
La force à laquelle on ne saurait résister est-elle une cause de la
douleur ?
DES EFFETS DE LA TRISTESSE OU DE LA DOULEUR.
1. —
La douleur a-t-elle pour effet l'impossibilité d'apprendre ?
2. —
La tristesse ou la douleur produit-elle l'abattement de l'esprit ?
3. —
La tristesse ou la douleur affaiblit-elle toute opération ?
4. —
La tristesse nuit-elle plus au corps que les autres passions ?
DES REMÈDES DE LA TRISTESSE OU DE LA DOULEUR.
1. —
La douleur ou la tristesse est-elle adoucie par une délectation
quelconque ?
2. —
La douleur ou la tristesse est-elle adoucie par les larmes ?
3. —
La douleur ou la tristesse est-elle adoucie par la compassion des amis ?
4. —
La douleur ou la tristesse est-elle adoucie par la contemplation de la
vérité ?
5. —
La douleur ou la tristesse est-elle adoucie par le sommeil et les bains ?
DE LA BONTÉ ET DE LA MALICE DE LA DOULEUR OU DE
LA TRISTESSE.
1. —
Toute tristesse est-elle mauvaise ?
2. —
La tristesse peut-elle être un bien honnête ?
3. —
La tristesse peut-elle être un bien utile ?
4. —
La douleur du corps est-elle le souverain mal ?
DE L'ESPÉRANCE ET DU DÉSESPOIR.
1. —
L'espérance est-elle la même chose que le désir ou la cupidité ?
2. —
L'espérance est-elle dans les facultés perceptives ou dans l'appétit ?
3. —
Les animaux ont-ils l'espérance ?
4. —
L'espérance a-t-elle pour contraire le désespoir ?
5. —
L'expérience est-elle une cause d'espérance ?
6. —
L'espérance abonde-t-elle surtout dans les jeunes gens et dans les hommes
ivres ?
7. —
L'espérance est-elle cause de l'amour ?
8. —
L'espérance est-elle utile ou nuisible à l'opération ?
Nature de la crainte. — Six espèces de crainte.
1. —
La crainte est-elle une passion de l'âme ?
2. —
La crainte est-elle une passion spéciale ?
3. —
Y a-t-il une crainte naturelle ?
4. —
A-t-on bien distingué les espèces de crainte ?
1. —
Est-ce le mal ou est-ce le bien qui est l'objet de la crainte ?
2. —
Le mal naturel est-il un objet de crainte ?
3. —
Le mal moral est-il un objet de crainte ?
4. —
Peut-on craindre la crainte même ?
5. —
Les choses soudaines sont-elles un plus grand objet de crainte que les
autres ?
6. —
Les maux irrémédiables sont-ils un plus grand objet de crainte que les
autres ?
1. —
L'amour est-il une cause de la crainte ?
2. —
L'impuissance est-elle une cause de la crainte ?
1. —
La crainte produit-elle une contraction organique ?
2. —
La crainte favorise-t-elle le conseil ?
3. —
La crainte produit-elle le tremblement du corps ?
4. —
La crainte empêche-t-elle l'action ?
1. —
L'audace est-elle contraire à la crainte ?
2. —
L'audace suit-elle l'espérance ?
3. —
L'audace provient-elle de quelque défaut ?
4. —
Les audacieux sont-ils plus ardents dans l'attaque que dans le combat ?
1. —
La colère est-elle une passion spéciale ?
2. —
La colère a-t-elle pour objet un bien ou un mal ?
3. —
La colère est-elle dans le concupiscible ?
4. —
La colère existe-t-elle avec la raison ?
5. —
La colère est-elle plus naturelle que la concupiscence ?
6. —
La colère est-elle pire que la haine ?
7. —
La colère ne s'exerce-t-elle que contre les êtres capables de justice et
d'injustice ?
8. —
A-t-on bien distingué les diverses espèces de colère ?
DE LA CAUSE DE LA COLÈRE ET DE SES REMÈDES.
1. —
La colère a-t-elle toujours pour cause une action faite contre celui qui
s'irrite ?
2. —
Le seul manque d'estime ou le mépris est-il le motif propre de la colère ?
3. —
La propre supériorité de la personne offensée est-elle une cause de la
colère ?
4. —
L'infériorité de celui qui offense est-elle une cause de la colère ?
1. —
La colère cause-t-elle la joie ?
2. —
La colère cause-t-elle au plus haut degré l'effervescence du cœur ?
3. —
La colère empêche-t-elle excessivement l'usage de la raison ?
4. —
La colère cause-t-elle la taciturnité ?
Définition des habitudes. — Nécessité d'admettre
des habitudes.
1. —
Les habitudes sont-elles des qualités ?
2. —
Les habitudes sont-elles des qualités d'une espèce particulière ?
3. —
Les habitudes ont-elles des rapports avec nos actes ?
4. —
Est-il nécessaire d'admettre des habitudes ?
1. —
Y a-t-il des habitudes dans le corps humain ?
2. —
L'âme est-elle le sujet des habitudes par son essence ou par ses
facultés ?
3. —
Y a-t-il des habitudes dans les puissances sensitives ?
4. —
Y a-t-il des habitudes dans l'intelligence ?
5. —
Y a-t-il des habitudes dans la volonté ?
6. —
Les anges ont-ils des habitudes ?
DE LA CAUSE ET DE LA FORMATION DES HABITUDES.
1. —
Y a-t-il des habitudes produites par la nature ?
2. —
Y a-t-il des habitudes produites par les actes ?
3. —
Y a-t-il des habitudes produites par un seul acte ?
4. —
Y a-t-il des habitudes infuses par Dieu ?
DE L'AUGMENTATION DES HABITUDES.
1. —
Les habitudes augmentent-elles ?
2. —
Les habitudes augmentent-elles par addition ?
3. —
Tous les actes augmentent-ils les habitudes ?
DE LA DESTRUCTION ET DE LA DIMINUTION DES
HABITUDES.
Que les habitudes peuvent être détruites ou
diminuées par la cessation des actes.
1. —
Les habitudes peuvent-elles être détruites ?
2. —
Les habitudes peuvent-elles être diminuées ?
3. —
Les habitudes sont-elles détruites ou diminuées par la cessation des
actes ?
DE LA DISTINCTION DES HABITUDES.
1. —
Plusieurs habitudes peuvent-elles exister dans une même puissance ?
2. —
Les habitudes se distinguent-elles d'après les objets ?
3. —
Les habitudes se distinguent-elles d'après le bien et le mal ?
4. —
Une habitude est-elle composée de plusieurs autres ?
1. —
la vertu humaine est-elle une habitude ?
2. —
La vertu humaine est-elle une habitude opérative ?
3. —
La vertu humaine est-elle une bonne habitude ?
4. —
A-t-on bien défini la vertu ?
1. —
La vertu humaine est-elle dans les puissances de l'âme comme dans un
sujet ?
2. —
La même vertu peut-elle exister dans plusieurs facultés ?
3. —
L'entendement peut-il être le sujet de quelque vertu ?
4. —
L'irascible et le concupiscible sont-ils le sujet de quelque vertu ?
5. —
Les facultés sensitives de la perception interne sont-elles le sujet de quelque
vertu ?
6. —
La volonté peut-elle être le sujet de quelque vertu ?
1. —
Les habitudes intellectuelles spéculatives sont-elles des vertus ?
2. —
Y a-t-il trois habitudes intellectuelles spéculatives ?
3. —
L'art considéré comme habitude intellectuelle est-il une vertu ?
4. —
La prudence est-elle une vertu distincte de l'art ?
5. —
La prudence est-elle nécessaire à l'homme ?
6. —
La prudence s'adjoint-elle des vertus ?
DE LA DISTINCTION DES VERTUS MORALES ET DES
VERTUS INTELLECTUELLES.
1. —
Toutes les vertus sont-elles des vertus morales ?
2. —
Les vertus morales sont-elles distinctes des vertus intellectuelles ?
4. —
Les vertus morales peuvent-elles exister, sans les vertus
intellectuelles ?
5. —
La vertu intellectuelle peut-elle exister sans la vertu morale ?
DES RAPPORTS DES VERTUS MORALES AVEC LES
PASSIONS.
1. —
La vertu morale est-elle une passion ?
2. —
La vertu morale peut-elle exister avec les passions ?
3. —
La vertu morale peut-elle exister avec la tristesse ?
4. —
Toute vertu morale concerne-t-elle la direction des passions ?
5. —
La vertu morale peut-elle exister sans passion ?
DE LA DISTINCTION DES VERTUS MORALES ENTRE ELLES.
1. —
N'y a-t-il qu'une seule vertu morale ?
3. —
Une seule vertu morale dirige-t-elle toutes les opérations relatives à
autrui ?
4. —
Faut-il différentes vertus morales pour régler les diverses passions ?
5. —
Les vertus morales se diversifient-elles d'après les objets des passions ?
1. —
Les vertus cardinales ou principales sont-elles des vertus
morales ?
2. —
Y a-t-il quatre vertus cardinales ?
3. —
N'y a-t-il point d'autres vertus qui soient principales plutôt que
celles-là ?
4. —
Les vertus cardinales sont-elles distinctes les unes des autres ?
1. —
Y a-t-il des vertus théologales ?
2. —
Les vertus théologales sont-elles distinctes des vertus intellectuelles et des
vertus morales ?
3. —
Est-ce avec raison que la foi, l'espérance et la charité sont appelées vertus
théologales ?
4. —
La foi précède-t-elle l'espérance, et l'espérance la charité ?
1. —
La vertu est-elle en nous par nature ?
2. —
Les vertus se produisent-elles par la répétition des actes ?
3. —
Y a-t-il des vertus morales produites en nous par infusion divine ?
4. —
Les vertus acquises, sont-elles d'une autre espèce que les vertus
infuses ?
1. —
Les vertus morales sont-elles dans un milieu ?
2. —
Le milieu des vertus morales est-il pris des choses ou de la raison ?
3. —
Les vertus intellectuelles consistent-elles dans un milieu ?
4. —
Les vertus théologales consistent-elles dans un milieu ?
1. —
Les vertus morales sont-elles unies les unes aux autres ?
2. —
Les vertus morales peuvent-elles exister sans la charité ?
3. —
La charité peut-elle exister sans les autres vertus morales ?
4. —
La foi et l'espérance peuvent-elles exister sans la charité ?
5. —
La charité peut-elle exister sans la foi et l'espérance ?
1. —
Les vertus peuvent-elles être plus ou moins grandes ?
2. —
Toutes les vertus sont-elles égales dans le même homme ?
3. —
Les vertus morales l'emportent-elles sur les vertus intellectuelles ?
4. —
La justice est-elle la principale des vertus morales ?
5. —
La sagesse est-elle la principale des vertus intellectuelles ?
6. —
La charité est-elle la principale des vertus théologales ?
DE LA DURÉE DES VERTUS APRÈS CETTE VIE.
1. —
Les vertus morales demeurent-elles après cette vie ?
2. —
Les vertus intellectuelles demeurent-elles après cette vie ?
3. —
La foi demeure-t-elle après cette vie ?
4. —
L'espérance demeure-t-elle après cette vie dans l'état de la gloire ?
5. —
Reste-t-il quelque chose de la foi ou de l'espérance dans la vie de la
gloire ?
6. —
La charité demeure-t-elle après cette vie dans la gloire ?
1. —
Les dons du Saint-Esprit diffèrent-ils des vertus ?
2. —
Les dons sont-ils nécessaires pour le salut ?
3. —
Les dons du Saint-Esprit sont-ils des habitudes ?
4. —
Les sept dons du Saint-Esprit sont-ils convenablement énumérés dans
Isaïe ?
5. —
Les dons du Saint-Esprit sont-ils unis les uns aux autres ?
6. —
Les dons du Saint-Esprit demeurent-ils dans la patrie céleste ?
7. —
Les dons sont-ils rangés selon l'ordre de dignité dans l'énumération
d’Isaïe ?
8. —
Les vertus sont-elles préférables aux dons ?
1. —
Les béatitudes diffèrent-elles des vertus et des dons ?
2. —
Les récompenses promises aux béatitudes regardent-elles cette vie ?
3. —
Les béatitudes sont-elles convenablement énumérées dans saint Matthieu ?
4. —
Les récompenses des béatitudes sont-elles convenablement énumérées dans saint
Matthieu ?
1. —
Les fruits de l'Esprit-Saint sont-ils des actes ?
2. —
Les fruits de l'Esprit-Saint diffèrent-ils des béatitudes ?
3. —
Les fruits de l'Esprit-Saint sont-ils convenablement énumérés par
l'Apôtre ?
4. —
Les fruits de l'Esprit-Saint sont-ils opposés aux œuvres de la chair ?
DE LA NATURE DES VICES ET DES PÉCHÉS.
1. —
Le vice est-il contraire à la vertu ?
2. —
Le vice est-il contre la nature ?
3. —
Le vice est-il plus coupable que l'acte vicieux ?
4. —
Le péché peut-il exister avec la vertu ?
5. —
Tout péché renferme-t-il un acte ?
6. —
Le péché est-il une parole, une action ou un désir contre la loi
éternelle ?
DE-LA DISTINCTION DES PÉCIHÉS.
1. —
Les péchés diffèrent-ils spécifiquement d'après les objets auxquels ils se
rapportent ?
2. —
Les péchés spirituels se distinguent-ils bien des péchés charnels ?
3. —
Les péchés se distinguent-ils spécifiquement par la diversité des causes ?
4. —
Les péchés se distinguent-ils en péchés contre Dieu, contre soi-même et contre
le prochain ?
5. —
Les péchés se distinguent-ils spécifiquement d'après la peine qu'ils
méritent ?
6. —
Le péché d'action et le péché d'omission diffèrent-ils d'espèce ?
7. —
Les péchés se divisent-ils en péchés du cœur, de la bouche et de l'œuvre ?
8. —
L'excès et le défaut changent-ils l'espèce des péchés ?
9. —
Les circonstances changent-elles l'espèce des péchés ?
DU RAPPORT DES PÉCHÉS ET DE LEUR GRAVITÉ.
1. —
Tous les péchés sont-ils unis les uns aux autres ?
2. —
Tous les péchés sont-ils égaux ?
3. —
Les péchés sont-ils plus ou moins graves d'après leurs objets ?
4. —
Les péchés diffèrent-ils de gravité suivant les vertus auxquelles ils sont
contraires ?
5. —
Les péchés de la chair impliquent-ils moins de culpabilité que les péchés de
l'esprit ?
6. —
La cause d'un péché influe-t-elle sur sa gravité ?
7. —
Les circonstances aggravent-elles le péché ?
8. —
La gravité du péché s'augmente-t-elle suivant la quantité du dommage
causé ?
9. —
La condition de la personne offensée aggrave-t-elle le péché ?
10.
— Le péché s'aggrave-t-il par la grandeur de la personne qui pèche ?
1. —
La volonté est-elle le sujet du péché ?
2. —
La volonté seule est-elle le sujet du péché ?
3. —
Le péché peut-il être dans l'appétit sensitif ?
4. —
Le péché mortel peut-il être dans l'appétit sensitif ?
5. —
Le péché peut-il être dans la raison ?
6. —
Le péché de la délectation morose est-il dans la raison ?
7. —
Le consentement au péché est-il dans la raison supérieure ?
8. —
Le consentement à la délectation forme-t-il un péché mortel ?
9. —
La raison supérieure peut-elle pécher véniellement dans la direction des
facultés inférieures ?
10.
— La raison supérieure peut-elle pécher véniellement dans sa propre
sphère ?
Le péché a une cause intérieure et une cause
extérieure. — Le péché lui-même est cause du péché.
1. —
Le péché a-t-il une cause ?
2. —
Le péché a-t-il une cause intérieure ?
3. —
Le péché a-t-il une cause extérieure ?
4. —
Le péché est-il une cause du péché ?
DE L'IGNORANCE CONSIDÉRÉE COMME CAUSE DU PÉCHÉ.
1. —
L'ignorance peut-elle être cause du péché ?
2. —
L'ignorance est-elle un péché ?
3. —
L'ignorance excuse-t-elle totalement du péché ?
4. —
L'ignorance diminue-t-elle le péché ?
DE L'APPÉTIT SENSITIF CONSIDÉRÉ COMME CAUSE DU
PÉCHÉ.
1. —
La volonté peut-elle être mue par une passion de l'appétit sensitif ?
2. —
Une passion peut-elle entraîner la raison et la faire agir contrairement à ce
qu'elle sait ?
3. —
Les péchés de passion peuvent-ils être appelés péchés d'infirmité ?
4. —
L'amour de soi est-il le principe de tout péché ?
6. —
Une passion diminue-t-elle le péché ?
7. —
Une passion excuse-t-elle totalement du péché ?
8. —
Les péchés de passion peuvent-ils être mortels ?
DE LA MALICE CONSIDÉRÉE COMME CAUSE DU PÉCHÉ.
1. —
Pèche-t-on par malice réfléchie ?
2. —
Celui qui pèche par habitude pèche-t-il par malice ?
3. —
Celui qui pèche par malice pèche-t-il par habitude ?
4. —
Les péchés de malice sont-ils plus griefs que les péchés de passion ?
DE LA CAUSE DU PÉCHÉ PAR RAPPORT A DIEU.
1. —
Dieu est-il la cause du péché ?
2. —
L'acte du péché vient-il de Dieu ?
3. —
Dieu est-il la cause de l'aveuglement de l'esprit et de l'endurcissement du
cœur ?
4. —
L'aveuglement et l'endurcissement ont-ils toujours pour fin le salut
éternel ?
DE LA CAUSE DU PÉCHÉ PAR RAPPORT AU DÉMON.
1. —
Le démon est-il la cause directe du péché de l'homme ?
2. —
Le démon peut-il, par des tentations intérieures, nous induire au péché ?
3. —
Le démon a-t-il le pouvoir de nous faire pécher ?
4. —
Le démon cause-t-il par ses tentations tous les péchés des hommes ?
DE LA CAUSE DU PÉCHÉ PAR RAPPORT A L'HOMME.
1. —
Le premier péché de notre premier père se transmet-il par l'origine à ses
descendants ?
2. —
Les autres péchés de notre premier père ou ceux des proches parents passent-ils
aux enfants ?
3. —
Le péché de notre premier père se transmet-il par origine à tous les
hommes ?
DE L'ESSENCE DU PÉCHÉ ORIGINEL.
1. —
Le péché originel est-il une habitude ?
2. —
Y a-t-il plusieurs péchés originels dans un homme ?
3. —
Le péché originel est-il la concupiscence ?
4. —
Le péché originel est-il plus grand dans un homme que dans un autre ?
1. —
Le péché originel est-il dans la chair plus que dans l'âme ?
2. —
Le péché originel affecte-t-il l'essence de l'âme avant les facultés ?
3. —
Le péché originel affecte-t-il la volonté avant les autres puissances de
l'âme ?
DU PÉCHÉ CONSIDÉRÉ COMME CAUSE DU PÉCHÉ, OU
PÉCHÉS CAPITAUX.
1. —
La cupidité est-elle la racine de tous les péchés ?
2. —
L'orgueil est-il le commencement de tout péché ?
3. —
L'orgueil et l'avance sont-ils les seuls péchés qu'on doive appeler
capitaux ?
4. —
Y a-t-il sept vices capitaux ?
DES EFFETS DU PÉCHÉ SUR NOTRE NATURE.
1. —
Le péché diminue-t-il le bien de la nature ?
2. —
Le péché peut-il détruire entièrement le bien de la nature humaine ?
3. —
Le péché fait-il quatre blessures à la nature ?
4. —
La privation du mode, de l'espèce et de l'ordre est-elle un effet du
péché ?
5. —
La mort et les infirmités corporelles sont-elles l'effet du péché ?
6. —
La mort et les infirmités corporelles sont-elles naturelles-à l'homme ?
Le péché a pour effet de produire une tache, —
qui survit à l'acte.
1. —
Le péché produit-il une tache ?
2. —
La tache reste-t-elle après l'acte du péché ?
1. —
Le péché mérite-t-il une peine ?
2. —
Le péché peut-il être la peine du péché ?
3. —
Quelques péchés méritent-ils une peine éternelle ?
4. —
Le péché mérite-t-il une peine infinie en intensité ?
5. —
Tout péché mérite-t-il une peine éternelle ?
6. —
Reste-t-il une peine après le péché effacé ?
7. —
Toute peine est-elle imposée pour une faute ?
8. —
Est-on puni pour les péchés d'un autre ?
DU PÉCHÉ VÉNIEL ET DU PÉCHÉ MORTEL.
1. —
Convient-il de diviser le péché en péché véniel et en péché mortel ?
2. —
Le péché mortel et le péché véniel sont-ils du même genre ?
3. —
Le péché véniel dispose-t-il au mortel ?
4. —
Le péché véniel peut-il devenir mortel ?
5. —
Une circonstance peut-elle changer le péché véniel en péché mortel ?
6. —
Un péché mortel peut-il devenir véniel ?
DU PÉCHÉ VÉNIEL CONSIDÉRÉ EN LUI-MÊME.
1. —
Le péché véniel produit-il une tache dans l'âme ?
3. —
L'homme, dans l'état d'innocence, pouvait-il pécher véniellement ?
4. —
Les anges, bons ou mauvais, peuvent-ils pécher véniellement ?
5. —
Les premiers mouvements de la chair sont-ils des péchés mortels dans les
infidèles ?
6. —
Le péché véniel peut-il se rencontrer dans un homme avec le seul péché
originel ?
Nature de la loi ; — sa fin ; — sa
cause ; — sa promulgation.
1. —
Une loi est-elle l'œuvre de la raison ?
2. —
Une loi doit-elle toujours avoir pour fin le bien commun ?
3. —
Est-il donné à la raison de chacun de faire des lois ?
4. —
La promulgation est-elle de l'essence d'une loi ?
DES DIFFÉRENTES SORTES DE LOIS.
1. —
Y a-t-il une loi éternelle ?
2. —
Y a-t-il une loi naturelle ?
3. —
Y a-t-il une loi humaine ?
4. —
Était-il nécessaire qu'il y eût une loi divine ?
5. —
N'y a-t-il qu'une loi divine ?
6. —
Y a-t-il une loi de la concupiscence ?
Effets de la loi sur les citoyens. — Actes de la
loi.
1. —
Les lois ont-elles pour effet de rendre les hommes bons ?
2. —
Les actes des lois sont-ils bien déterminés ?
1. —
La loi éternelle est-elle la souveraine raison de Dieu ?
2. —
La loi éternelle est-elle connue de tous les hommes ?
3. —
Toute loi dérive-t-elle de la loi éternelle ?
4. —
Les choses nécessaires et éternelles sont-elles soumises à la loi
éternelle ?
5. —
Les choses de la nature sont-elles soumises à la loi éternelle ?
6. —
Toutes les choses humaines sont-elles soumises à la loi éternelle ?
1. —
La loi naturelle est-elle une habitude ?
2. —
La loi naturelle contient-elle un seul précepte ou en renferme-t-elle
plusieurs ?
3. —
Tous les actes des vertus appartiennent-ils à la loi naturelle ?
4. —
La loi naturelle est-elle une pour tous les hommes ?
« Le
droit naturel, a dit saint Isidore, est le même chez tous les peuples. »
5. —
La loi naturelle peut-elle changer ?
6. —
La loi naturelle peut-elle être détruite dans le cœur de l'homme ?
Utilité des lois humaines. — Leur dérivation de
la loi naturelle. — Qualités. — Division.
1. —
Était-il utile que les hommes fissent des lois ?
2. —
Toutes les lois humaines dérivent-elles de la loi naturelle ?
3. —
A-t-on bien assigné les qualités d'une loi ?
4. —
Saint Isidore établit-il convenablement la division des lois ?
DE LA PUISSANCE DE LA LOI HUMAINE.
2. —
Les lois humaines doivent-elles défendre tous les vices ?
3. —
Les lois humaines prescrivent-elles les actes de toutes les vertus ?
4. —
Les lois humaines obligent-elles en conscience ?
5. —
Tout homme est-il soumis aux lois humaines ?
6. —
Est-il quelquefois permis d'agir contre la lettre de la loi?
1. —
Les lois humaines doivent-elles subir des changements ?
3. —
La coutume peut-elle obtenir force de loi ?
4. —
Peut-on dispenser des lois ?
DE LA NATURE DE LA LOI ANCIENNE.
1. —
La loi ancienne était-elle bonne ?
2. —
La loi ancienne venait-elle de Dieu ?
3. —
La loi ancienne fut-elle donnée par les anges ?
4. —
La loi ancienne ne devait-elle être donnée qu'au peuple juif ?
5. —
Tous les hommes étaient-ils obligés d'observer la loi ancienne ?
6. —
La loi ancienne devait-elle être donnée au temps de Moïse ?
DES PRÉCEPTES DE LA LOI ANCIENNE.
1. —
La loi ancienne renfermait-elle des préceptes divers ?
2. —
La loi ancienne renfermait-elle des préceptes moraux ?
3. —
La loi ancienne renfermait-elle des préceptes cérémoniels ?
4. —
La loi ancienne renfermait-elle des préceptes judiciaires ?
DES PRÉCEPTES MORAUX DE L'ANCIENNE LOI.
1. —
Tous les préceptes moraux de l'ancienne loi appartiennent-ils à la loi
naturelle ?
2. —
Les préceptes moraux commandent-ils les actes de toutes les vertus ?
3. —
Tous les préceptes moraux de la loi ancienne sont-ils résumés dans le
Décalogue ?
4. —
Les préceptes du Décalogue sont-ils convenablement distingués ?
5. —
Les préceptes du Décalogue sont-ils en nombre convenable ?
6. —
Les dix préceptes du Décalogue sont-ils rangés dans l'ordre convenable ?
7. —
Les préceptes du Décalogue sont-ils exprimés convenablement ?
8. —
Dispense-t-on des préceptes du Décalogue ?
9. —
Le mode de la vertu tombe-t-il sous chaque précepte de la loi ?
10.
— Le mode de la charité tombe-t-il sous chaque précepte de la loi divine ?
12.
— Les préceptes moraux de l'ancienne loi avaient-ils la propriété de justifier?
Leur rapport au culte de Dieu. — Ils étaient
figuratifs et nombreux. — Quatre sortes de cérémonies.
1. —
Les préceptes cérémoniels appartenaient-ils au culte de Dieu ?
2. —
Les préceptes cérémoniels étaient-ils figuratifs ?
3. —
Les préceptes cérémoniels devaient-ils être en grand nombre ?
DE LA CAUSE DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS.
1. —
Les préceptes cérémoniels, avaient-ils une cause ?
3. —
Peut-on assigner la raison des préceptes qui concernaient les sacrifices ?
4. —
Peut-on assigner des causes raisonnables aux cérémonies relatives aux choses
sacrées ?
5. —
Les sacrements de l'ancienne loi étaient-ils fondés sur des raisons de
convenance ?
6. —
Peut-on assigner des causes raisonnables aux observances ?
DE LA DURÉE DES PRÉCEPTES CÉRÉMONIELS.
1. —
Les préceptes cérémoniels ont-ils précédé la loi elle-même ?
2. —
Sous la loi, les cérémonies avaient-elles la vertu de justifier ?
3. —
Les cérémonies de la loi ont-elles cessé à l'arrivée du Christ ?
4. —
Depuis la passion, peut-on observer les cérémonies légales sans péché
mortel ?
Leur objet. — Leur signification figurative. —
Ils devaient être abrogés. — Comment ils se divisent.
1. —
L'objet des préceptes judiciaires était-il de régler les rapports avec le
prochain ?
2. —
Les préceptes judiciaires avaient-ils un sens figuratif ?
3. —
Les préceptes judiciaires étaient-ils établis pour durer à perpétuité ?
4. —
Peut-on établir une certaine division entre les préceptes judiciaires ?
DE LA RAISON DES PRÉCEPTES JUDICIAIRES.
1. —
La loi avait-elle convenablement réglé ce qui regarde les princes ?
2. —
La loi avait-elle bien réglé les relations des citoyens ?
3. —
Les préceptes concernant les étrangers étaient-ils convenables ?
4. —
Les préceptes de la vie domestique étaient-ils convenables ?
DE LA LOI NOUVELLE OU ÉVANGÉLIQUE.
Sa nature ; — en vertu ; — son
origine ; — son terme.
1. —
La loi nouvelle est-elle une loi écrite ou une loi infuse dans les cœurs ?
2. —
La nouvelle loi justifie-t-elle ?
3.
-La loi nouvelle a-t-elle dû être donnée dès le commencement du monde ?
4. —
La loi nouvelle doit-elle durer jusqu'à la fin du monde ?
COMPARAISON DE LA LOI NOUVELLE AVEC LA LOI
ANCIENNE.
1. —
La loi nouvelle est-elle autre que la loi ancienne ?
2. —
La loi nouvelle accomplit-elle l'ancienne ?
3. —
Peut-on dire que la loi nouvelle était renfermée dans l'ancienne ?
4. —
La loi nouvelle est-elle plus onéreuse que la loi ancienne ?
Actes extérieurs. — Actes intérieurs. — Préceptes
et conseils.
1. —
La loi nouvelle a-t-elle dû prescrire ou interdire des œuvres
extérieures ?
2. —
La loi nouvelle a-t-elle suffisamment réglé les actes extérieurs ?
3. —
La loi nouvelle a-t-elle réglé suffisamment les actes intérieurs ?
4. —
Était-il convenable que la nouvelle loi contînt des conseils ?
1. —
Pouvons-nous, sans la grâce, connaître quelque vérité ?
2. —
Pouvons-nous vouloir et faire le bien sans la grâce ?
5. —
Pouvons-nous mériter la vie éternelle sans la grâce ?
7. —
L'homme peut-il sortir de l'état du péché sans le secours de la grâce ?
8. —
L'homme, sans la grâce, peut-il ne pas pécher ?
9. —
L'homme justifié peut-il faire le bien et éviter le mal sans un nouveau secours
de la grâce ?
10.
— L'homme justifié a-t-il besoin d'un nouveau secours de la grâce pour
persévérer ?
1. —
La grâce met-elle quelque chose dans notre âme ?
2. —
La grâce est-elle une qualité de l'âme ?
3. —
La grâce est-elle la même chose que la vertu ?
4. —
La grâce est-elle dans l'essence de l'âme ou dans les facultés ?
1. —
La grâce peut-elle se diviser en grâce sanctifiante et en grâce gratuitement
donnée ?
2. —
La grâce peut-elle se diviser en grâce opérante et en grâce coopérante ?
3. —
La grâce peut-elle se diviser en grâce prévenante et en grâce
subséquente ?
4. —
L'Apôtre a-t-il bien divisé la grâce gratuitement donnée ?
5. —
La grâce gratuitement donnée est-elle supérieure à la grâce sanctifiante ?
1. —
Dieu seul est-il la cause de la grâce ?
2. —
Faut-il chez l'homme une préparation à la grâce ?
3. —
La grâce est-elle nécessairement donnée à celui qui s'y prépare de tout son
pouvoir ?
4. —
La grâce accordée aux hommes est-elle plus grande dans les uns que dans les
autres ?
5. —
L'homme peut-il savoir s'il a la grâce ?
DES EFFETS DE LA GRACE, ET D'ABORD DE LA
JUSTIFICATION DE L'IMPIE.
1. —
La justification de l'impie est-elle la rémission des péchés ?
2. —
Pour la rémission des péchés, appelée justification, faut-il l'infusion de la
grâce ?
3. —
Faut-il le concours du libre arbitre dans la justification de l'impie ?
4. —
La justification de l'impie exige-t-elle nécessairement la foi ?
5. —
La justification de l'impie exige-t-elle l'acte du libre arbitre contre le
péché ?
6. —
La rémission des péchés fait-elle partie des choses requises pour la
justification de l'impie ?
7. —
La justification de l'impie est-elle instantanée ou successive ?
9. —
La justification de l'impie est-elle la plus grande œuvre de Dieu ?
10.
— La justification de l'impie est-elle une œuvre miraculeuse ?
DU MÉRITE, EFFET DE LA GRACE COOPÉRANTE.
1. —
L'homme peut-il mériter auprès de Dieu ?
2. —
Peut-on, sans la grâce, mériter la vie éternelle ?
4. —
La grâce est-elle le principe du mérite par la charité plutôt que par les
autres vertus ?
5. —
L'homme peut-il mériter pour lui-même la première grâce ?
6. —
L'homme peut-il mériter pour un autre la première grâce ?
7. —
L'homme peut-il mériter pour lui-même la grâce de se relever de sa chute ?
8. —
L'homme peut-il mériter l'accroissement de la grâce ou de la charité ?
9. —
L'homme peut-il mériter la persévérance ?
10.
— Les biens temporels sont-ils l'objet du mérite?
DES ACTES HUMAINS EN
PARTICULIER.
1. —
La foi a-t-elle pour objet la vérité suprême ?
2. —
L'objet de la foi est-il complexe à la manière d'une proposition ?
3. —
La foi peut-elle être fausse dans son objet ?
4. —
L'objet de la foi est-il une chose vue ?
5. —
Les vérités de la foi peuvent-elles être l'objet de la science ?
6. —
Les vérités de la foi doivent-elles être divisées par articles ?
7. —
Les articles de foi se sont-ils accrus avec le temps ?
8. —
Les articles de foi sont-ils convenablement énumérés ?
9. —
Convenait-il de rédiger dans un symbole les articles de la foi ?
10.
— Appartient-il au Souverain-Pontife de dresser un symbole ?
DE L'ACTE DE FOI, ET D'ABORD DE L'ACTE INTÉRIEUR.
1. —
Croire, est-ce penser une chose avec assentiment ?
3. —
Est-il nécessaire de croire quelque chose qui soit au-dessus de la raison
naturelle ?
4. —
Est-il nécessaire d'admettre par la foi des vérités que la raison naturelle
peut démontrer ?
5. —
L'homme est-il tenu de croire quelque chose explicitement ?
6. —
Tous les hommes sont-ils tenus à la même foi explicite ?
8. —
La foi explicite à la Trinité est-elle de nécessité pour le salut ?
9. —
L'acte de foi est-il méritoire ?
10.
— Les raisons qui nous portent à croire les vérités de foi diminuent-elles le
mérite de la foi ?
DE L'ACTE EXTÉRIEUR DE LA F0I.
Si la confession de la foi est un acte de foi. —
Si elle est nécessaire au salut.
1. —
La confession de la foi est-elle un acte de foi ?
2.-La
confession de la foi est-elle nécessaire au salut ?
2. —
La foi réside-telle dans l'intelligence ?
3. —
La charité est-elle la forme de la foi ?
4. —
La foi informe peut-elle devenir la foi formée, et réciproquement ?
5. —
La foi est-elle une vertu ?
7. —
La foi est-elle la première des vertus ?
1. —
L'ange et l'homme, dans l'état primitif, ont-ils eu la foi ?
2. —
Les démons ont-ils la foi ?
3. —
Les hérétiques qui errent sur un article de foi ont-ils la foi sur les autres
articles ?
4. —
La foi est-elle plus grande dans un individu que dans un autre ?
Si la foi vient de Dieu par infusion. — Si la foi
informe en vient pareillement.
1. —
La foi nous est-elle infuse par Dieu ?
2. —
La foi informe est-elle un don de Dieu ?
La crainte de Dieu. — La purification du coeur.
1. —
La crainte de Dieu est-elle l'effet de la foi ?
2. —
La purification du cœur est-elle l'effet de la foi ?
1. —
L'intelligence est-elle un don du Saint-Esprit ?
2. —
Le don d'intelligence peut-il exister simultanément avec la foi ?
4. —
Le don d'intelligence est-il dans tous ceux qui ont la grâce
sanctifiante ?
5. —
Le don d'intelligence est-il dans ceux qui n'ont pas la grâce
sanctifiante ?
6. —
Le don d'intelligence se distingue-t-il des autres dons ?
8. —
Parmi les fruits, la foi correspond-elle au don d'intelligence ?
1. —
La science est-elle un don ?
2. —
Le don de science a-t-il pour objet les choses divines ?
3. —
La science, dont de l'Esprit-Saint, est-elle une science pratique ?
1. —
L'infidélité est-elle un péché ?
2. —
La puissance de l'âme qui sert de sujet à l'infidélité, est-ce
l'intelligence ?
3. —
L'infidélité est-elle le plus grand des péchés ?
4. —
Toute action d'un infidèle est-elle un péché ?
6. —
L'infidélité des Gentils est-elle plus coupable que les autres ?
7. —
Doit-on discuter publiquement avec les infidèles ?
8. —
Doit-on forcer les infidèles à embrasser la foi ?
9. —
La communication avec les infidèles est-elle licite ?
10.
— Les infidèles peuvent-ils avoir autorité ou juridiction sur les
fidèles ?
11.
— Doit-on tolérer les rites des in fidèles ?
12.
— Doit-on baptiser, malgré leurs parents, les enfants des Juifs et des autres
infidèles ?
1. —
L'hérésie est-elle une espèce de l'infidélité ?
2. —
L'hérésie porte-t-elle proprement sur les vérités de la foi?
3. —
Doit-on tolérer les hérétiques ?
4. —
L'Église doit-elle recevoir les hérétiques qui reviennent à la foi ?
Que l'apostasie est comprise sous l'infidélité. —
Doit-on l'obéissance aux princes apostats ?
1. —
L'apostasie est-elle une espèce de l'infidélité ?
2. —
L'apostasie d'un souverain peut-elle autoriser ses sujets à lui refuser
l'obéissance ?
DU BLASPHÈME, PÉCHÉ OPPOSÉ A LA CONFESSION DE LA
FOI.
Notion de ce péché ; — sa gravité. — Il est
le péché des démons.
1. —
Le blasphème est-il opposé à la confession de la foi ?
2. —
Le blasphème est-il toujours un péché mortel ?
3. —
Le blasphème est-il le plus grand des péchés ?
4. —
Les damnés blasphèment-ils ?
DU BLASPHÈME CONTRE L'ESPRIT-SAINT.
1. —
Le péché contre le Saint-Esprit est-il le même que le péché de pure
malice ?
2. —
Doit-on distinguer six péchés contre l'Esprit-Saint ?
3. —
Le péché contre l'Esprit-Saint est-il irrémissible ?
4. —
Peut-on pécher par un premier acte coutre le Saint-Esprit ?
DES VICES OPPOSÉS AUX DONS DE SCIENCE ET
D'INTELLIGENCE.
1. —
L'aveuglement de l'esprit est-il un péché ?
2. —
L'hébétation du sens est-elle un autre péché que l'aveuglement de
l'esprit ?
3. —
L'hébétation du sens et l'aveuglement de l'esprit sont-ils l'effet des péchés
charnels ?
DES PRÉCEPTES DE LA FOI, DE LA SCIENCE ET DE
L'INTELLIGENCE.
1. —
Devait-il y avoir, dans la loi ancienne, des préceptes concernant la foi ?
1. —
L'espérance est-elle une vertu ?
2. —
La béatitude est-elle l'objet propre de l'espérance ?
3. —
L'espérance peut-elle avoir pour objet la béatitude d'un autre ?
4. —
Nous est-il permis d'espérer dans l'homme ?
5. —
L'espérance est-elle une vertu théologale ?
6. —
L'espérance se distingue-t-elle des autres vertus théologales ?
7. —
L'espérance précède-t-elle la foi ?
8. —
La charité est-elle antérieure à l'espérance ?
1.
— L'espérance est-elle dans notre
volonté comme dans son sujet ?
2. —
L'espérance est-elle dans les bienheureux ?
3. —
L'espérance est-elle dans les damnés ?
4. —
L'espérance de l'homme voyageur ici-bas est-elle certaine ?
2. —
La crainte se divise-t-elle en crainte filiale, initiale, servile et
mondaine ?
3. —
La crainte mondaine est-elle toujours mauvaise ?
4. —
La crainte servile est-elle bonne ?
5. —
La crainte servile est-elle, en substance, la même que la crainte
filiale ?
6. —
La crainte servile demeure-t-elle avec la charité ?
7. —
La crainte est-elle le commencement de la sagesse ?
8. —
La crainte initiale diffère-t-elle substantiellement de la crainte
filiale ?
9. —
La crainte est-elle un don de l'Esprit-Saint ?
10.
— La crainte diminue-t-elle à mesure que la charité augmente ?
11.
— La crainte subsiste-t-elle dans le ciel ?
12.
— La pauvreté d'esprit correspond-elle au don de crainte ?
Le désespoir est un péché, — qui ne suppose pas
toujours l'infidélité. — Sa gravité. — Ses causes.
1. —
Le désespoir est-il un péché ?
2. —
Le désespoir peut-il exister sans l'infidélité ?
3. —
Le désespoir est-il le plus grand des péchés ?
4. —
Le désespoir vient-il de la paresse ?
1. —
La présomption se confie-t-elle en Dieu ou en la vertu propre de l'homme ?
2. —
La présomption est-elle un péché ?
3. —
La présomption est-elle plus opposée à la crainte qu'à l'espérance ?
4. —
La présomption vient-elle de la vaine gloire ?
DES PRÉCEPTES DE L'ESPÉRANCE ET DE LA CRAINTE.
Convenances des préceptes touchant l'espérance et
la crainte.
1. —
Devait-il y avoir, dans la loi ancienne, quelque précepte concernant
l'espérance ?
2. —
Était-il nécessaire d'établir quelque précepte touchant la crainte ?
1. —
La charité est-elle une amitié ?
2. —
La charité est-elle quelque chose de créé dans l'âme ?
3. —
La charité est-elle une vertu ?
4. —
La charité est-elle une vertu spéciale ?
5. —
La vertu de charité est-elle une ?
6. —
La charité est-elle la plus grande des vertus ?
7. —
Y a-t-il quelque vraie vertu sans la charité ?
8. —
La charité est-elle la forme des vertus ?
1. —
La volonté est-elle le sujet de la charité ?
2. —
La charité est-elle produite en nous par infusion ?
3. —
La charité nous est-elle infuse en proportion de la capacité de nos facultés
naturelles ?
4. —
La charité peut-elle s'accroître ?
5. —
La charité s'accroît-elle par addition ?
6. —
La charité s'accroît-elle par chacun de ses actes ?
7. —
La charité s'accroît-elle indéfiniment ?
8. —
La charité peut-elle être parfaite ici-bas ?
10.
— La charité peut-elle diminuer ?
11.
— Peut-on perdre la charité ?
12.
— La charité se perd-elle par un seul péché mortel ?
1. —
La charité embrasse-t-elle à la fois Dieu. et le prochain ?
2. —
Peut-on aimer, par la charité, la charité elle-même ?
3. —
La charité s'étend-elle aux créatures irraisonnables ?
4. —
Doit-on s'aimer soi-même par la charité ?
5. —
Doit-on aimer son corps par la charité ?
6. —
Devons-nous aimer les pécheurs par la charité ?
7. —
Les pécheurs s'aiment-ils eux-mêmes ?
8. —
La charité nous oblige-t-elle à aimer nos ennemis ?
9. —
La charité nous oblige-t-elle à donner à un ennemi des marques extérieures
d'affection ?
10.
— Devons-nous aimer les anges par la charité ?
11.
— La charité s'étend-elle aux démons ?
1. —
Y a-t-il un ordre à suivre dans la charité ?
2. —
Devons-nous aimer Dieu plus que le prochain ?
3. —
L'homme doit-il aimer Dieu plus que lui-même ?
4. —
L'homme doit-il s'aimer lui-même plus que le prochain ?
5. —
L'homme doit-il aimer son prochain plus que son propre corps ?
6. —
Y a-t-il des personnes que nous devons aimer plus que les autres ?
7. —
Devons-nous aimer nos proches plus que les personnes qui les surpassent en
vertu ?
8. —
Devons-nous aimer davantage ceux qui nous sont plus unis par les liens du
sang ?
9. —
L'homme doit-il aimer son fils plus que son père ?
10.
— Le fils doit-il aimer sa mère plus que son père ?
11.
— L'homme doit-il aimer son épouse plus que son père et sa mère ?
12.
— L'homme doit-il aimer son bienfaiteur plus que son protégé ?
13.
— L'ordre de la charité subsiste-t-il dans le ciel ?
DU PRINCIPAL ACTE DE LA CHARITÉ, QUI EST L'AMOUR.
1. —
Est-il plus essentiel à la charité d'aimer que d'être aimé ?
2. —
L'amour de la charité est-il la bienveillance ?
3. —
Dieu doit-il être aimé pour lui-même ?
4. —
Peut-on, en cette vie, aimer Dieu immédiatement ?
5. —
Dieu peut-il être totalement aimé ?
6. —
Faut-il que l'amour de Dieu ait une mesure ?
7. —
Est-il plus méritoire d'aimer son ennemi que son ami ?
8. —
Est-il plus méritoire d'aimer le prochain que d'aimer Dieu ?
DES ACTES OU EFFETS INTÉRIEURS DE LA CHARITÉ, ET
D'ABORD DE LA JOIE.
1. —
La charité produit-elle la joie ?
2. —
La joie que produit la charité est-elle mêlée de tristesse ?
3. —
La joie de la charité peut-elle être pleine et entière ?
4. —
La joie est-elle une vertu ?
La paix et la concorde. — La véritable paix est
dans la charité.
1. —
La paix est-elle la même chose que la concorde ?
2. —
Tous les êtres tendent-ils à la paix ?
3. —
La paix est-elle l'effet propre de la charité ?
4. —
La paix est-elle une vertu ?
1. —
La miséricorde a-t-elle pour motif principal le mal d'autrui ?
2. —
La miséricorde a-t-elle aussi pour cause ce qui manque à celui qui
compatit ?
3. —
La miséricorde est-elle une vertu ?
4. —
La miséricorde est-elle la plus grande des vertus ?
La bienfaisance est un acte ou effet extérieur de
la charité. — - A qui elle doit s'étendre.
1. —
La bienfaisance est-elle un acte de la charité ?
2. —
Doit-on faire du bien à tous les hommes ?
3. —
Devons-nous faire plus de bien à ceux qui nous sont plus spécialement
unis ?
4. —
La bienfaisance est-elle une vertu spéciale ?
1. —
L'aumône est-elle un acte de la charité ?
2. —
Distingue-t-on plusieurs sortes d'aumônes ?
3. —
Les aumônes corporelles sont-elles supérieures aux aumônes spirituelles ?
4. —
Les aumônes corporelles ont-elles un effet spirituel ?
5. —
L'aumône est-elle de précepte ?
6. —
Quelqu'un doit-il donner l'aumône avec son nécessaire ?
7. —
Peut-on faire l'aumône avec des biens illicitement acquis ?
8. —
L'homme qui est sous la puissance d'un autre a-t-il le droit de faire
l'aumône ?
9. —
Devons-nous de préférence faire l'aumône à nos proches ?
10.
— L'aumône doit-elle être abondante ?
1. —
La correction fraternelle est-elle un acte de la charité ?
2. —
La correction fraternelle est-elle de précepte ?
3. —
La correction fraternelle n'appartient-elle qu'aux supérieurs ?
4. —
Est-on tenu de corriger son supérieur ?
5. —
Un pécheur doit-il en corriger un autre ?
6. —
Doit-on quelquefois omettre la correction dans la crainte que le pécheur n'en
devienne pire ?
7. —
Est-il nécessaire que l'admonition secrète précède la dénonciation ?
8. —
L'admonition devant témoins doit-elle précéder la dénonciation ?
DES VICES CONTRAIRES A LA CHARITÉ, ET D'ABORD DE
LA HAINE.
Haine de Dieu. — Haine du prochain. — Source de
la haine.
2. —
La haine de Dieu est-elle le plus grand des péchés ?
3. —
Toute haine du prochain est-elle un –péché ?
4. —
La haine est-elle le plus grave des péchés contre le prochain ?
5. —
La haine est-elle un péché capital ?
6. —
La haine vient-elle de l'envie ?
Le dégoût spirituel est un péché, — spécial, —
mortel, — l'un des vices capitaux.
1. —
Le dégoût spirituel est-il un péché ?
2. —
Le dégoût est-il un vice spécial ?
3. —
Le dégoût est-il un péché mortel ?
4. —
Le dégoût est-il un vice capital ?
Notion de l'envie. — Sa culpabilité. — Elle est
un vice capital.
1. —
L'envie est-elle une tristesse ?
2. —
L'envie est-elle un péché ?
3. —
L'envie est-elle un péché mortel ?
4. —
L'envie est-elle un vice capital ?
La discorde est un péché, — engendré surtout par
la vaine gloire.
1. —
La discorde est-elle un péché ?
2. —
La discorde est-elle fille de la vaine gloire ?
La contention. — Sa gravité. — Son origine.
1. —
La contention ou dispute est-elle un péché mortel ?
2. —
La dispute vient-elle de la vaine gloire ?
1. —
Le schisme est-il un péché spécial ?
2. —
Le schisme est-il un péché plus grave que l'infidélité ?
3. —
Les schismatiques ont-ils quelque pouvoir ?
4. —
Est-il convenable de punir les schismatiques par l'excommunication ?
1. —
Est-ce toujours un péché de faire la guerre ?
2. —
Est-il permis aux clercs et aux évêques de faire la guerre ?
3. —
Est-il permis de dresser des embûches pendant la guerre ?
4. —
Est-il permis de combattre les jours de fête ?
La querelle est un péché produit par la colère.
1. —
La querelle est-elle toujours un pêché ?
2. —
La querelle est-elle fille de la colère ?
Nature de la sédition. — Sa culpabilité.
1. —
La sédition est-elle un péché spécial ?
2. —
La sédition est-elle un péché mortel ?
2. —
Le scandale est-il un péché ?
3. —
Le scandale est-il un péché spécial ?
4. —
Le scandale est-il un péché mortel ?
5. —
Le scandale passif peut-il atteindre les parfaits ?
6. —
Le scandale actif peut-il se trouver chez les hommes parfaits ?
7. —
Faut-il renoncer aux biens spirituels à cause du scandale ?
8. —
Faut-il renoncer à des biens temporels à cause du scandale ?
1. —
Fallait-il quelque précepte touchant la charité ?
2. —
Fallait-il deux préceptes sur la charité ?
3. —
Suffit-il de ces deux préceptes touchant la charité ?
4. —
Le précepte d'aimer Dieu « de tout notre cœur » est-il convenable ?
5. —
Était-il convenable
d'ajouter : « de toute votre âme et de toute votre
force ? »
6. —
Le précepte de l'amour de Dieu peut-il être accompli en cette vie ?
7. —
Le précepte de l'amour du prochain est-il convenable ?
8. —
L'ordre de la charité tombe-t-il sous le précepte ?
DU DON DE SAGESSE, QUI CORRESPOND A LA CHARITÉ.
1. —
Doit-on compter la sagesse parmi les dons du Saint-Esprit ?
2. —
La sagesse est-elle dans l'intelligence comme dans son sujet ?
3. —
La sagesse est-elle purement spéculative, ou bien est-elle aussi
pratique ?
4. —
La sagesse peut-elle exister sans la grâce et avec le péché mortel ?
5. —
La sagesse est-elle dans tous ceux qui sont en état de grâce ?
6. —
La septième béatitude répond-elle au don de sagesse ?
DE LA FOLIE, OPPOSÉE à LA SAGESSE.
La folie, — opposée au don de sagesse, — est un
péché. — Sa source est dans la luxure.
1. —
La folie est-elle opposée à la sagesse ?
2. —
La folie est-elle un péché ?
3. —
La folie vient-elle de la luxure ?
1. —
La prudence est-elle dans la puissance intellective ou dans la puissance
appétitive ?
2. —
La prudence est-elle seulement dans la raison pratique ?
3. —
La prudence concerne-t-elle les choses particulières ?
4. —
La prudence est-elle une vertu ?
5. —
La prudence est-elle une vertu spéciale ?
6. —
La prudence prédétermine-t-elle la fin des vertus morales ?
7. —
Appartient-il à la prudence de trouver le milieu des vertus morales ?
8. —
Le commandement est-il le principal acte de la prudence ?
9. —
La sollicitude appartient-elle à la prudence ?
10.
— La prudence s'étend-elle au gouvernement de la multitude ?
12.
— La prudence politique est-elle dans les sujets, ou seulement dans les
princes ?
13.
— La prudence peut-elle être dans les pécheurs ?
14.
— La prudence est-elle dans tous ceux qui ont la grâce ?
15.
— La prudence est-elle en nous par nature ?
16.
— Peut-on perdre la prudence par l'oubli ?
DES PARTIES DE LA PRUDENCE EN GÉNÉRAL.
Parties intégrantes. — Parties subjectives. —
Parties potentielles.
1. —
Est-il rationnel de distinguer dans la prudence trois sortes de parties ?
DES PARTIES INTÉGRANTES DE LA PRUDENCE.
1. —
La mémoire fait-elle partie de la prudence ?
2. —
L'intelligence fait-elle partie de la prudence ?
3. —
La docilité fait-elle partie de la prudence ?
4 —
L'habileté prend-elle rang parmi les parties de la prudence ?
5. —
Le raisonnement doit-il être regardé comme une partie de la prudence ?
6. —
La prévoyance ou providence humaine
est-elle une partie de la prudence ?
7. —
La circonspection fait-elle partie de la prudence ?
8. —
La précaution peut-elle faire partie de la prudence ?
DES PARTIES SUBJECTIVES DE LA PRUDENCE.
Prudence gouvernementale, — politique, —
économique, — militaire.
1. —
L'art de gouverner demande-t-il une prudence spéciale ?
2. —
Y a-t-il une prudence politique ?
3. —
Y a-t-il une prudence économique ?
4. —
L'art militaire exige-t-il une prudence spéciale ?
LES PARTIES POTENTIELLES DE LA PRUDENCE, OU DES
VERTUS QUE LA PRUDENCE S'UNIT.
L'eubulie ou bon conseil. — Le bon sens. — Le
jugement supérieur.
1. —
L'eubulie est-elle une vertu ?
2. —
L'eubulie est-elle distincte de la prudence ?
3. —
Le bon sens est-il une vertu ?
4. —
Le jugement supérieur est-il une vertu autre que le bon sens ?
1. —
Le conseil prend-il rang parmi les dons du Saint-Esprit ?
2. —
Le don de conseil correspond-il à la vertu de prudence ?
3. —
Le don de conseil subsiste-t-il dans le ciel ?
DES VICES MANIFESTEMENT OPPOSÉS à LA PRUDENCE, ET
D'ABORD DE L'IMPRUDENCE.
1. —
L'imprudence est-elle un péché ?
2. —
L'imprudence est-elle un péché spécial ?
3. —
La précipitation est-elle un péché compris dans l'imprudence ?
4. —
L'inconsidération est-elle un péché spécial d'imprudence ?
5. —
L'inconstance rentre-t-elle dans l'imprudence ?
6. —
Les vices précédents naissent-ils de la luxure ?
La négligence est un péché opposé à la prudence.
— Dans quel cas elle est un péché mortel ?
1. —
La négligence est-elle un péché spécial ?
2. —
La négligence est-elle opposée à la prudence ?
3. —
La négligence peut-elle être un péché mortel ?
DES VICES OPPOSÉS A LA PRUDENCE, AVEC
RESSEMBLANCE.
1. —
La prudence de la chair est-elle un péché ?
2. —
La prudence de la chair est-elle toujours un péché mortel ?
3. —
L'astuce est-elle un péché spécial ?
4. —
Le dol ou la tromperie revient-il au péché de l'astuce ?
5. —
La fraude appartient-elle à l'astuce ?
6. —
La sollicitude à l'égard des biens temporels est-elle permise ?
7. —
Doit-on se préoccuper de l'avenir ?
8. —
Tous les vices dont nous parlons naissent-ils de l'avarice ?
DES PRéCEP'TES DE LA PRUDENCE.
1. —
Le Décalogue devait-il prescrire la prudence ?
DE LA JUSTICE EN ELLE-MÊME, ET D'ABORD DU DROIT.
1. —
Le droit est-il l'objet de la justice ?
2. —
Convient-il de diviser le droit en droit naturel et en droit positif ?
3. —
Le droit des gens est-il le même que le droit naturel ?
4. —
Doit-on distinguer spécialement le droit paternel et le droit du maître ?
2. —
La justice a-t-elle toujours rapport à autrui ?
3. —
La justice est-elle une vertu ?
4. —
La justice est-elle dans la volonté ?
5. —
La justice est-elle une vertu générale ?
6. —
La justice, comme vertu générale, est-elle essentiellement la même chose que
toute vertu ?
7. —
Y a-t-il une justice particulière outre la justice générale ?
8. —
La justice particulière a-t-elle sa matière spéciale ?
9. —
La justice règle-t-elle les passions ?
10.
— Le milieu de la justice est-il un milieu réel ?
11.
— L'acte propre de la justice est-il de rendre à chacun ce qui lui
appartient ?
12.
— La justice a-t-elle la prééminence sur toutes les vertus morales ?
1. —
L'injustice est-elle un vice particulier ?
2. —
Celui qui fait une injustice mérite-t-il toujours le nom d'homme injuste ?
3. —
Peut-on subir une injustice en la voulant?
4. —
L'injustice est-elle un péché mortel ?
1. —
Le jugement est-il un acte de la justice ?
3. —
Le jugement fondé sur un soupçon est-il illicite ?
4. —
Doit-on interpréter favorablement les choses douteuses ?
5. —
Doit-on juger d'après les lois écrites ?
6. —
Le jugement par usurpation est-il injuste ?
DE LA DIFFÉRENCE ENTRE LA JUSTICE COMMUTATIVE ET
LA JUSTICE DISTRIBUTIVE.
1. —
La division de la justice en justice commutative et en justice distributive
est-elle légitime ?
3. —
Ces deux sortes de justice ont-elles une matière diverse ?
4. —
La réciprocité d'action rentre-t-elle dans la justice ?
1. —
La restitution est-elle un acte de la justice commutative ?
2. —
La restitution est-elle de nécessité de salut ?
3. —
Suffit-il de restituer simplement ce que l'on a pris ?
4. —
Doit-on parfois restituer ce qu'on n'a pas pris ?
5. —
Faut-il toujours restituer à celui à qui on a pris quelque chose ?
6. —
Celui qui a reçu une chose est-il toujours tenu de la restituer ?
7. —
Ceux qui n'ont rien reçu sont-ils parfois tenus de restituer ?
8. —
Peut-on différer la restitution ?
1. —
L'acception de personnes est-elle un péché ?
2. —
L'acception de personnes peut-elle avoir lieu dans la dispensation des choses
spirituelles ?
4. —
L'acception de personnes peut-elle avoir lieu dans les jugements ?
1. —
Est-il défendu de tuer tout être vivant ?
2. —
Est-il permis de mettre à mort les malfaiteurs ?
3. —
Est-il permis à une personne privée de tuer un malfaiteur ?
4. —
Est-il permis aux clercs de tuer les malfaiteurs ?
5. —
Est-il permis de se tuer soi-même ?
6. —
Est-il quelquefois permis de tuer un innocent ?
7. —
Est-il permis de tuer quelqu'un en se défendant ?
8. —
Celui qui tue un homme par accident est-il coupable d'homicide ?
De la mutilation. — Des coups. — De
i'incarcération. — Circonstance aggravante.
1. —
Est-il quelquefois permis de mutiler un homme ?
2. —
Est-il permis aux parents de frapper leurs enfants et aux maîtres de frapper
leurs serviteurs ?
3. —
Est-il permis d'incarcérer un homme ?
DES INJUSTICES DANS LES BIENS EXTÉRIEURS ;
ET, EN PREMIER LIEU, DU VOL.
1. —
La possession des biens extérieurs est-elle naturelle à l'homme ?
2. —
Est-il permis de posséder une chose en propre ?
3. —
Le vol consiste-t-il essentiellement à prendre en secret le bien
d'autrui ?
4. —
Le vol et la rapine sont-ils des péchés de différente espèce ?
5. —
Le vol est-il toujours un péché ?
6. —
Le vol est-il toujours un péché mortel ?
7. —
Peut-on voler pour cause de nécessité ?
8. —
La rapine peut-elle avoir lieu sans péché ?
9. —
Le vol est-il un péché plus grave que la rapine ?
DE L'INJUSTICE DANS LES JUGES.
1. —
Un juge peut-il légitimement juger quelqu'un qui ne lui est pas soumis ?
3. —
Un juge peut-il condamner sans accusateur ?
4. —
Le juge peut-il licitement remettre la peine ?
DE L'INJUSTICE DANS LES ACCUSATEURS.
1. —
Est-on tenu de se porter accusateur ?
2. —
Faut-il que l'accusation soit écrite ?
3. —
L'accusation devient-elle injuste par calomnie, prévarication ou
tergiversation ?
4. —
L'accusateur qui n'a pas prouvé ce qu'il avançait est-il passible de la peine
du talion ?
DE L'INJUSTICE DANS LES ACCUSéS.
1. —
Un accusé peut-il, sans péché mortel, nier la vérité qui le condamne ?
2. —
Un accusé peut-il se défendre d'une manière calomnieuse ?
3. —
Un accusé peut-il décliner le jugement par la voie de l'appel ?
4. —
Un condamné à mort peut-il résister par la force, quand il en a la
possibilité ?
DE L'INJUSTICE DANS LES TÉMOINS.
1. —
Est-on tenu de rendre témoignage ?
2. —
Le témoignage de deux ou trois témoins est-il suffisant ?
3. —
Un témoin non coupable peut-il être récusé ?
4. —
Le faux témoignage est-il toujours un péché mortel ?
DE L'INJUSTICE DANS LES AVOCATS.
1. —
L'avocat est-il obligé de se charger de la défense des pauvres ?
2. —
Est-il convenable que certains individus soient exclus de l'office
d'avocat ?
3. —
Un avocat peut-il défendre une cause injuste ?
4. —
Un avocat peut-il recevoir de l'argent pour son plaidoyer ?
DE LA CONTUMÉLIE OU INVECTIVE.
1. —
La contumélie consiste-t-elle dans des paroles ?
2. —
La contumélie est-elle un péché mortel ?
3. —
Devons-nous supporter les contumélies ?
4. —
La contumélie vient-elle de la colère ?
1. —
La détraction consiste-t-elle à déchirer par des paroles secrètes la réputation
du prochain ?
2. —
La détraction est-elle un péché mortel ?
3. —
La détraction est-elle le plus grave de tous les péchés qui se commettent
contre le prochain ?
4. —
Celui qui tolère le détracteur en l'écoutant pèche-t-il grièvement ?
En quoi les rapports se distinguent de la
détraction. — Parallèle du détracteur et du rapporteur.
1. —
Les rapports sont-ils un péché distinct de la détraction ?
2. —
Le détracteur est-il plus coupable que le rapporteur ?
Que la dérision, péché distinct de ceux qui
précèdent, est parfois un péché mortel.
1. —
La dérision est-elle distincte des autres péchés de parole ?
2. —
La dérision peut-elle être un péché mortel ?
Est-il permis de maudire ? — Quel péché
est-ce ? — Comparaison de la malédiction avec la détraction.
1. —
Est-il permis de maudire un homme ?
2. —
Peut-on maudire les créatures irraisonnables ?
3. —
Est-ce un péché mortel de maudire un homme ?
4. —
La malédiction est-elle plus grave que la détraction ?
DE LA FRAUDE DANS LES ACHATS ET LES VENTES.
1. —
Peut-on vendre une chose plus qu'elle ne vaut ?
2. —
Une vente est-elle illicite à cause des défauts de la chose vendue ?
3. —
Le vendeur est-il tenu de déclarer le vice de la chose qu'il vend ?
4. —
Est-il permis de faire le négoce ?
DU PÉCHÉ DE L'USURE DANS LES PRÊTS.
Est-ce un péché de prêter à usure ? —
Restitution. — Est-il permis d'emprunter de l'argent à usure ?
1. —
Est-ce un péché de prêter à usure ?
2. —
Peut-on exiger quelqu'autre chose pour de l'argent prêté ?
3. —
Est-on tenu de restituer tout ce qu'on a gagné par l'usure ?
4. —
Est-il permis d'emprunter de l'argent à usure ?
DES PARTIES INTÉGRANTES DE LA JUSTICE, QUI
CONSISTENT À FAIRE LE BIEN ET A ÉVITER LE MAL.
De la transgression. — De l'omission. —
Parallèle.
1. —
Éviter le mal et faire le bien, sont-ce des parties de la justice ?
2. —
La transgression est-elle un péché spécial ?
3. —
L'omission est-elle un péché spécial ?
4. —
L'omission est-elle un péché plus grave que la transgression ?
DES PARTIES POTENTIELLES DE LA JUSTICE, OU DES
VERTUS QUI LUI SONT UNIES.
Assigne-t-on
convenablement les vertus unies à la justice ?
PARTIES POTENTIELLES DE
LA JUSTICE OU VERTUS QUI LUI SONT UNIES.
1. —
La religion se rapporte-t-elle à Dieu seul ?
2. —
La religion est-elle une vertu ?
3. —
La religion est-elle une seule vertu ?
4. —
La religion est-elle une vertu spécialement distincte des autres vertus ?
5. —
La religion est-elle une vertu théologale ?
6. —
La religion l'emporte-t-elle sur les autres vertus morales ?
7. —
La religion a-t-elle des actes extérieurs ?
8. —
La religion est-elle la même chose que la sainteté ?
1. —
La dévotion est-elle un acte spécial ?
2. —
La dévotion est-elle un acte de la religion ?
3. —
La méditation est-elle cause de la dévotion ?
4. —
La joie est-elle un effet de la dévotion ?
1. —
La prière est-elle un acte de la puissance appétitive, qui est la
volonté ?
2. —
Est-il convenable de prier ?
3. —
La prière est-elle un acte de la religion ?
4. —
Ne devons-nous prier que Dieu seul ?
5. —
Devons-nous demander à Dieu des choses déterminées ?
6. —
Peut-on demander à Dieu les biens temporels ?
7. —
Devons-nous prier pour les autres ?
8. —
Devons-nous prier pour nos ennemis ?
9. —
Les sept demandes de l'Oraison dominicale sont-elles convenablement
énoncées ?
10.
— La prière est-elle exclusivement propre à la créature raisonnable ?
11.
— Les saints du ciel prient-ils pour nous ?
12.
— La prière doit-elle être vocale ?
13.
— L'attention est-elle nécessaire à la prière ?
14.
— La prière doit-elle être de longue durée ?
15.
— La prière est-elle méritoire ?
16.
— Les pécheurs obtiennent-ils quelque chose par la prière ?
L'adoration, — acte de la religion, — implique
des actes du corps — et des lieux déterminés.
1. —
L'adoration est-elle un acte de la religion ?
2. —
L'adoration implique-t-elle des actes corporels ?
3. —
L'adoration veut-elle un lieu déterminé ?
1. —
La loi naturelle prescrit-elle d'offrir des sacrifices à Dieu ?
2. —
Le sacrifice ne s'offre-t-il qu'à Dieu ?
3. —
L'oblation du sacrifice est-elle l'acte d'une vertu spéciale ?
4. —
Tous les hommes sont-ils obligés d'offrir des sacrifices ?
DES OBLATIONS ET DES PRÉMICES.
Obligation de faire certaines oblations. —
Matière des oblations. — Un mot sur les prémices.
1. —
Tous les hommes sont-ils tenus de faire des oblations ?
2. —
Les oblations ne sont-elles dues qu'aux prêtres ?
3. —
Peut-on faire des oblations de tout ce qu'on possède ?
4. —
Est-on tenu de payer les prémices ?
1. —
Y a-t-il un précepte de payer les dîmes ?
2. —
Est-on tenu de donner la dîme de toutes choses ?
3. —
Les dîmes ne doivent-elles être données qu'aux prêtres ?
4. —
Les prêtres sont-ils tenus de payer la dîme ?
1. —
Le vœu consiste-t-il dans un simple propos de la volonté ?
2. —
Le vœu doit-il avoir pour objet ce qui est meilleur ?
4. —
Est-il utile de faire des vœux ?
5. —
Le vœu est-il un acte de la religion ?
6. —
Est-il plus méritoire et plus louable de faire une action par vœu que de la
faire sans vœu?
8. —
Celui qui est sous la puissance d'un autre peut-il s'engager par vœu ?
9. —
Les enfants peuvent-ils faire le vœu d'entrer en religion ?
10.
— Peut-on dispenser des vœux ?
11.
— Peut-on dispenser du vœu solennel de continence ?
1. —
Jurer, est-ce prendre Dieu à témoin ?
3. —
Le jurement exige-t-il trois conditions : le jugement, la vérité et la
justice ?
4. —
Le jurement est-il un acte de la religion ?
5. —
Doit-on désirer le jurement et l'employer fréquemment comme une chose bonne et
utile ?
6. —
Est-il permis de jurer par les créatures ?
7. —
Le jurement oblige-t-il la conscience ?
8. —
L'obligation du jurement est-elle plus grande que celle du vœu ?
9. —
Peut-on dispenser du serment ?
10.
— La condition des personnes ou les circonstances de temps peuvent-elles
s'opposer au serment ?
Licité de l'adjuration. — Adjuration des démons.
— Adjuration des créatures irraisonnables.
1. —
Est-il permis d'adjurer l'homme ?
2. —
Est-il permis d'adjurer les démons ?
3. —
Est-il permis d'adjurer les créatures irraisonnables
Nécessité de louer Dieu par des paroles et par
des chants.
1. —
Devons-nous louer Dieu par nos paroles ?
2. —
Devons-nous chanter les louanges de Dieu ?
DES VICES OPPOSÉS à LA RELIGION, ET D'ABORD DE LA
SUPERSTITION.
Que la superstition, — opposée à la religion, —
se divise en quatre espèces.
1. —
La superstition est-elle un vice contraire à la religion ?
2. —
Y a-t-il diverses espèces de superstition ?
Le culte illégitime est pernicieux ou simplement
superflu.
1. —
Peut-il y avoir quelque chose de pernicieux dans le culte du vrai Dieu ?
2. —
Peut-il y avoir quelque chose de superflu dans le culte du vrai Dieu ?
1. —
L'idolâtrie est-elle une. espèce de la superstition?
2. —
L'idolâtrie est-elle un péché ?
3. —
L'idolâtrie est-elle le plus grand des péchés?
4. —
L'idolâtrie a-t-elle eu sa cause dans l'homme ?
1. —
La divination est-elle un péché ?
2. —
La divination est-elle une espèce de la superstition ?
3. —
Y a-t-il plusieurs espèces de divination ?
4. —
La divination qui se fait par l'invocation des démons est-elle licite ?
5. —
La divination par les astres est-elle illicite ?
6. —
La divination par les songes est-elle illicite ?
1. —
Les observances de l'art notoire sont-elles illicites ?
4. —
Est-il permis de porter à son cou des paroles divines ?
2. —
Est-ce un péché de tenter Dieu ?
3. —
La tentation de Dieu est-elle opposée à la vertu de religion ?
4. —
La tentation de Dieu est-elle un plus grand péché que la superstition ?
1. —
Le parjure suppose-t-il nécessairement une fausseté ?
2. —
Tout parjure est-il un péché ?
3. —
Le parjure est-il un péché mortel ?
4. —
Est-il permis d'exiger le serment de celui qui se parjure ?
1. —
Le sacrilège est-il la violation d'une chose sacrée ?
2. —
Le sacrilège est-il un péché spécial ?
3. —
Les espèces du sacrilège se prennent-elles de la diversité des choses
sacrées ?
4. —
Doit-on punir les sacrilèges d'une peine pécuniaire ?
Notion du péché de simonie. — Divers cas où ce
péché a lieu. — Punition des simoniaques.
1. —
La simonie consiste-t-elle à vouloir acheter ou vendre une chose
spirituelle ?
2. —
Est-il toujours défendu de recevoir ou de donner de l'argent pour les
sacrements ?
3. —
Est-il permis de donner ou de recevoir de l'argent pour des actes
spirituels ?
4. —
Est-il permis de recevoir de l'argent pour les choses annexées au
spirituel ?
6. —
Convient-il de punir le simoniaque par la privation du bien acquis
simoniaquement ?
PARTIES POTENTIELLES DE
LA JUSTICE OU VERTUS QUI LUI SONT UNIES.
1. —
La piété filiale concerne-t-elle des personnes déterminées ?
2. —
La piété filiale nous prescrit-elle de soutenir nos parents ?
3. —
La piété filiale est-elle une vertu spéciale ?
4. —
Doit-on omettre les devoirs de la piété filiale pour ceux de la religion ?
Objet du respect. — Sa nature. — Il cède le pas à
la piété filiale sous laquelle il est compris.
1. —
Le respect est-il une vertu spéciale ?
2. —
Le respect a-t-il pour objet de rendre le culte et l'honneur aux hommes élevés
en dignité ?
3. —
Le respect est-il une vertu supérieure à la piété filiale ?
1. —
L'honneur implique-t-il quelque chose de corporel ?
2. —
L'honneur est-il proprement dû aux supérieurs ?
3. —
La dulie est-elle une vertu distincte de la latrie ?
4. —
La vertu de dulie a-t-elle différentes espèces ?
1. —
L'homme doit-il obéir à l'homme ?
2. —
L'obéissance est-elle une vertu spéciale ?
3. —
L'obéissance est-elle la plus grande des vertus ?
4. —
Faut-il obéir à Dieu dans toutes choses ?
5. —
Les inférieurs doivent-ils obéir en tout à leurs supérieurs ?
6. —
Les chrétiens sont-ils tenus d'obéir aux puissances temporelles ?
La désobéissance est un péché mortel. — Elle
n'est pas le plus grave des péchés.
1. —
La désobéissance est-elle un péché mortel ?
2. —
La désobéissance est-elle le plus grand des péchés ?
1. —
La reconnaissance est-elle une vertu spéciale, distincte des autres ?
2. —
L'innocent est-il plus tenu que le pénitent de rendre grâces à Dieu ?
3 —
L'homme doit-il des actions de grâces à tous ses bienfaiteurs ?
4. —
La compensation doit-elle se faire sur-le-champ ?
6. —
La compensation doit-elle surpasser le bienfait reçu ?
1. —
L'ingratitude est-elle toujours un péché ?
2. —
L'ingratitude est-elle un péché spécial ?
3. —
L'ingratitude est-elle toujours un péché mortel ?
4. —
L'ingrat doit-il être privé de tout bienfait ?
1. —
La vengeance est-elle licite ?
2. —
La juste vengeance est-elle une vertu spéciale, distincte des autres ?
3. —
La juste vengeance doit-elle employer les peines usitées parmi les
hommes ?
4. —
La juste vengeance inflige-t-elle des peines à ceux qui ont fait le mal
involontairement ?
1. —
La vérité est-elle une vertu?
2. —
La vérité est-elle une vertu spéciale ?
3. —
La vérité est-elle fine partie de la justice ?
4. —
La vertu de la vérité incline-t-elle vers le moins ?
Définition du mensonge. — Division. — Cas où le
mensonge est un péché mortel.
1. —
Le mensonge est-il toujours contraire à la vertu de la vérité ?
2. —
Le mensonge est-il suffisamment divisé en mensonge officieux, joyeux et
pernicieux ?
3. —
Tout mensonge est-il un péché ?
4. —
Tout mensonge est-il un péché mortel ?
DE LA DISSIMULATION ET DE L'HYPOCRISIE.
1. —
Toute dissimulation est-elle un-péché ?
2. —
L'hypocrisie est-elle la même chose que la dissimulation ?
3. —
L'hypocrisie est-elle contraire à la vertu de la vérité ?
4. —
L'hypocrisie est-elle toujours un péché mortel ?
La jactance est contraire à la vérité. — Est-elle
un péché mortel ?
1. —
La jactance est-elle contraire à la vérité ?
2. —
La jactance est-elle un péché mortel ?
DE L'IRONIE OU DE LA FAUSSE HUMILITé.
Est-elle un péché ? — Comparaison avec la
jactance.
1. —
La fausse humilité est-elle un péché ?
2. —
La fausse humilité est-elle un moindre péché que la jactance ?
Que l'amitié ou affabilité est une vertu spéciale
— qui fait partie de la justice.
1. —
L'affabilité ou amitié est-elle une vertu spéciale ?
2. —
L'amitié ou affabilité fait-elle partie de la justice ?
Si la flatterie est un péché grave.
1. —
La flatterie est-elle un péché ?
2. —
La flatterie est-elle un péché mortel?
Son opposition à la vertu d'affabilité. —
Comparaison avec la flatterie.
1. —
La contradiction est-elle contraire à la vertu d'amitié ou d'affabilité ?
2. —
La contradiction est-elle un plus grand péché que la flatterie ?
1. —
La libéralité est-elle une vertu ?
2. —
La libéralité a-t-elle l'argent pour matière propre ?
3. —
La libéralité a-t-elle pour acte le bon usage de l'argent ?
4. —
La libéralité a-t-elle pour acte principal de donner ?
5. —
La libéralité est-elle une partie de la justice ?
6. —
La libéralité est-elle la plus grande des vertus ?
1. —
L'avarice est-elle un péché ?
2. —
L'avarice est-elle un péché spécial ?
3. —
L'avarice est-elle opposée à la libéralité ?
4. —
L'avarice est-elle toujours un péché mortel ?
5. —
L'avarice est-elle le plus grand des péchés ?
6. —
L'avarice est-elle un vice spirituel ?
7. —
L'avarice est-elle un péché capital ?
Notion de la prodigalité. — Elle est un péché. —
On la compare à l’avarice.
1. —
La prodigalité est-elle l'opposé de l'avarice ?
2. —
La prodigalité est-elle un péché ?
L'épikie est une vertu — qui fait partie de la
justice.
1. —
L'épikie est-elle une vertu ?
2. —
L'épikie est-elle une partie de la justice ?
Que la piété est un don du Saint-Esprit.
1. —
La piété est-elle un don du Saint-Esprit ?
2. —
La seconde béatitude : « Heureux ceux qui sont « doux, »
correspond-elle au don de piété ?
Les préceptes du Décalogue sont des préceptes de
la justice. — Examen de chacun d'eux.
1. —
Les préceptes du Décalogue sont-ils des préceptes de la justice ?
2. —
Le premier précepte du Décalogue est-il convenablement établi ?
3. —
Le second précepte du Décalogue est-il convenablement établi ?
4. —
Le troisième précepte du Décalogue est-il convenablement établi ?
5. —
Le quatrième précepte est-il convenablement établi ?
6. —
Les autres préceptes du Décalogue sont-ils convenablement établis ?
1. —
La force est-elle une vertu ?
2. —
La force est-elle une vertu spéciale ?
3. —
La force modère-t-elle la crainte et l'audace ?
4. —
La force a-t-elle pour objet propre les dangers de mort ?
5. —
La vertu de la force consiste-t-elle seulement à braver les dangers de mort à
la guerre ?
6. —
L'acte premier de la force consiste-t-il à souffrir ?
7. —
Le fort agit-il pour le bien de sa propre habitude ?
8. —
L'homme fort trouve-t-il son plaisir dans l'acte de la force ?
9. —
La vertu de force se manifeste-t-elle surtout dans les périls soudains et
imprévus ?
10.
— L'homme fort a-t-il recours à la colère dans ses actes ?
11.
— La force est-elle une vertu cardinale ?
12.
— La force l'emporte-t-elle sur toutes les autres vertus ?
1. —
Le martyre est-il un acte de vertu ?
2. —
Le martyre est-il un acte de la force ?
3. —
Le martyre est-il un acte de la plus haute perfection ?
4. —
La mort est-elle essentielle au martyre ?
5. —
Ne peut-on souffrir le martyre que pour la foi seule ?
DES VICES OPPOSÉS À LA FORCE, ET D'ABORD DE LA
CRAINTE.
1. —
La crainte est-elle un péché ?
2. —
Le péché de la crainte est-il opposé à la force ?
3. —
La crainte est-elle un péché mortel ?
4. —
La crainte excuse-t-elle du péché ?
DU DÉFAUT DE CRAINTE, OU DE LA témérité.
Que le défaut de crainte est un péché opposé à la
force.
1. —
Le défaut de crainte est-il un péché ?
2. —
Le défaut de crainte est-il opposé à la force ?
Que l'audace est parfois un péché opposé à la
force.
1. —
L'audace est-elle un péché ?
2. —
L'audace est-elle opposée à la force ?
1. —
Les parties de la force peuvent-elles s'énumérer convenablement ?
1. —
La magnanimité a-t-elle pour objet de s'occuper des honneurs ?
2. —
La magnanimité a-t-elle pour objet les grands honneurs ?
3. —
La magnanimité est-elle une vertu?
4. —
La magnanimité est-elle une vertu spéciale ?
5. —
La magnanimité fait-elle partie de la force ?
6. —
La confiance appartient-elle à la magnanimité ?
7. —
La sécurité appartient-elle à la magnanimité ?
8. —
Les biens de la fortune servent-ils à la magnanimité ?
Du vice de la présomption. — Son opposition avec
la magnanimité.
1. —
La présomption est-elle un péché ?
2. — La présomption est-elle opposée à la
magnanimité ?
Sa nature vicieuse. — Son opposition à la
magnanimité.
1. —
L'ambition est-elle un péché ?
2. —
L'ambition est-elle opposée à la magnanimité par excès ?
1. —
Le désir de la gloire est-il un péché ?
2. —
La vaine gloire est-elle opposée à la magnanimité ?
3. —
La vaine gloire est-elle un péché mortel ?
4. —
La vaine gloire est-elle un péché capital ?
La pusillanimité est un péché. — A quelle vertu
elle est opposée.
1. —
La pusillanimité est-elle un péché ?
2. —
La pusillanimité est-elle opposée à la magnanimité ?
La magnificence est une vertu spéciale. — Sa
matière. — Son rapport avec la force.
1. —
La magnificence est-elle une vertu ?
2. —
La magnificence est-elle une vertu spéciale ?
3. —
La magnificence a-t-elle pour objet les grandes dépenses ?
4. —
La magnificence fait-elle partie de la force ?
DES VICES OPPOSÉS A LA MAGNIFICENCE.
La parcimonie et la profusion.
1. —
La parcimonie est-elle un vice ?
2. —
Y a-t-il un vice opposé à la parcimonie ?
1. —
La patience est-elle une vertu ?
2. —
La patience est-elle la plus grande des vertus ?
3. —
La patience peut-elle exister sans le secours de la grâce ?
4. —
La patience fait-elle partie de la force ?
5. —
La patience est-elle la même chose que la longanimité ?
1. —
La persévérance est-elle une vertu ?
2. —
La persévérance fait-elle partie de la force ?
3. —
La constance se rapporte-t-elle à la persévérance ?
4. —
La persévérance a-t-elle besoin du secours de la grâce ?
DES VICES OPPOSÉS À LA PERSÉVÉRANCE.
1. —
La mollesse est-elle opposée à la persévérance ?
2. —
L'opiniâtreté est-elle opposée à la persévérance ?
La force est un don. — Béatitude qui lui
correspond.
1. —
La force est-elle un don ?
Préceptes concernant la force elle-même. —
Préceptes concernant les parties de la force.
1. —
Les préceptes de la force sont-ils convenablement formulés dans la loi
divine ?
2. —
La loi divine donne-t-elle des préceptes convenables touchant les parties de la
force ?
1. —
La tempérance est-elle une vertu ?
2. —
La tempérance est-elle une vertu spéciale ?
3. —
La tempérance a-t-elle seulement pour objet de régler les concupiscences et les
délectations ?
5. —
La tempérance a-t-elle pour objet de régler les plaisirs du goût ?
6. —
Les nécessités de la vie présente sont-elles la règle de la tempérance ?
7. —
La tempérance est-elle une vertu cardinale ?
8. —
La tempérance est-elle la plus grande des vertus ?
DES VICES OPPOSÉS A LA TEMPÉRANCE.
1. —
L'insensibilité est-elle un vice ?
2. —
L'intempérance est-elle un péché puéril ?
3. —
La timidité est-elle un vice plus grand que l'intempérance ?
4. —
L'intempérance est-elle le péché le plus honteux ?
Parties intégrantes. — Parties subjectives. —
Parties potentielles.
DES PARTIES INTÉGRANTES DE LA TEMPÉRANCE, ET
D'ABORD DE LA HONTE.
Nature de la honte. — Son objet. — De quoi l'on
doit rougir. — Qui doit rougir.
1. —
La honte est-elle une vertu ?
2. —
La honte concerne-t-elle la turpitude des actions ?
3. —
L'homme éprouve-t-il plus de honte devant ses proches que devant les
étrangers ?
4. —
La honte existe-t-elle chez les hommes vertueux ?
1. —
L'honnête est-il identique avec la vertu ?
2. —
L'honnête est-il identique avec le beau ?
3. —
L'honnête diffère-t-il de l'utile et de l'agréable ?
4. —
L'honnêteté fait-elle partie de la tempérance ?
DES PARTIES SUBJECTIVES DE LA TEMPÉRANCE, ET
D'ABORD DE L'ABSTINENCE.
Que l'abstinence est une vertu spéciale.
1. —
L'abstinence est-elle une vertu ?
2. —
L'abstinence est-elle une vertu spéciale ?
1. —
Le jeûne est-il un acte de vertu ?
2. —
Le jeûne est-il un acte de l'abstinence ?
3. —
Le jeûne est-il de précepte ?
4. —
Tous les fidèles sont-ils tenus aux jeûnes de l'Église ?
5. —
Les jours de jeûne ont-ils été convenablement fixés ?
6. —
Est-il nécessaire, pour jeûner, de ne faire qu'un repas ?
7. —
L'heure de None a-t-elle été convenablement fixée pour le repas ?
8. —
Est-il convenable d'interdire à ceux qui jeûnent l'usage de la viande, des œufs
et du laitage ?
1. —
La gourmandise est-elle un péché ?
2. —
La gourmandise est-elle un péché mortel ?
3. —
La gourmandise est-elle le plus grand des péchés ?
4. —
A-t-on distingué convenablement les diverses espèces de la gourmandise ?
5. —
La gourmandise est-elle un vice capital ?
6. —
Convient-il d'assigner cinq filles à la gourmandise ?
1. —
La boisson est-elle l'objet de la sobriété ?
2. —
La sobriété est-elle une vertu spéciale ?
3. —
L'usage du vin est-il illicite ?
4. —
La sobriété est-elle nécessaire principalement aux grands ?
1. —
L'ivresse est-elle un péché ?
2. —
L'ivresse est-elle un péché mortel ?
3. —
L'ivresse est-elle le plus grand des péchés ?
4. —
L'ivresse excuse-t-elle du péché ?
La chasteté est une vertu spéciale, distincte de
l'abstinence. — Son rapport avec la pudicité.
1. —
La chasteté est-elle une vertu ?
2. —
La chasteté est-elle une vertu générale ?
3. —
La chasteté est-elle une vertu distincte de l'abstinence ?
4. —
La pudicité se rapporte-t-elle spécialement à la chasteté ?
1. —
La virginité consiste-t-elle dans l'intégrité de la chair ?
2. —
La virginité est-elle illicite ?
3. —
La virginité est-elle une vertu ?
4. —
La virginité est-elle supérieure au mariage ?
5. —
La virginité est-elle la plus grande des vertus ?
1. —
La luxure a-t-elle seulement pour matière les plaisirs de la chair ?
2. —
Tout plaisir de la chair est-il illicite ?
3. —
La luxure est-elle un péché ?
4. —
La luxure est-elle un vice capital ?
DES ESPÈCES DIVERSES DE LA LUXURE.
1. —
Peut-on diviser la luxure en plusieurs espèces ?
2. —
La fornication est-elle un péché mortel ?
3. —
La fornication est-elle le plus grave des péchés ?
4. —
Les baisers, les attouchements et les embrassements sont-ils des péchés
mortels ?
5. —
Les sensations nocturnes sont-elles des péchés ?
6. —
Le stupre est-il- une espèce particulière de la luxure ?
7. —
Le rapt est-il une espèce de la luxure, distincte du stupre ?
8. —
L'adultère est-il une espèce de la luxure distincte des autres ?
9. —
L'inceste est-il une espèce particulière de la luxure ?
10.
— Le sacrilège peut-il devenir une espèce particulière de la luxure ?
11.
— Le vice contre nature est-il une espèce particulière de la luxure ?
12.
— Le vice contre nature est-il le plus grave des péchés de la luxure ?
PARTIES POTENTIELLES DE
LA TEMPérance OU VERTUS QUI LUI SONT UNIES.
DES PARTIES POTENTIELLES DE LA TEMPÉRANCE, ET
D'ABORD DE LA CONTINENCE.
Nature de la continence. — Sa matière. — Son
sujet. — Son rapport avec la tempérance.
1. —
La continence est-elle une vertu ?
2. —
La continence a-t-elle pour objet la concupiscence des plaisirs du
toucher ?
3. —
La continence a-t-elle son siège dans la puissance concupiscible ?
4. —
La continence est-elle meilleure que la tempérance ?
1. —
L'incontinence est-elle dans l'âme ou dans le corps ?
2. —
L'incontinence est-elle un péché ?
3. —
L'incontinent est-il plus coupable que l'intempérant ?
4. —
L'incontinence de la colère est-elle pire que celle de la concupiscence ?
DE LA CLÉMENCE ET DE LA MANSUÉTUDE.
1. —
La clémence et la mansuétude sont-elles absolument identiques ?
2. —
La clémence et la mansuétude sont-elles des vertus ?
3. —
La clémence et la mansuétude font-elles partie de la tempérance ?
4. —
La clémence et la mansuétude sont-elles les plus grandes vertus ?
1. —
Est-il permis de s'irriter ?
2. —
La colère est-elle un péché ?
3. —
Toute colère est-elle un péché mortel ?
4. —
La colère est-elle le péché le plus grave ?
6. —
La colère doit-elle être rangée parmi les vices capitaux ?
7. —
Est-il convenable de dire que la colère a six filles ?
8. —
Y a-t-il un vice opposé à la colère, par défaut ?
La cruauté, — opposée à la clémence, — diffère de
la férocité et de la barbarie.
1. —
La cruauté est-elle opposée à la clémence ?
2. —
La cruauté diffère-t-elle de la férocité et de la barbarie ?
La modestie est une partie de la tempérance. —
Son objet.
1. —
La modestie fait-elle partie de la tempérance ?
2. —
La modestie concerne-t-elle seulement les actions extérieures ?
DES DIVERSES ESPÈCES DE MODESTIE, ET, D'ABORD, DE
L'HUMILITÉ.
1. —
L'humilité est-elle une vertu ?
2. —
L'humilité consiste-t-elle à régler l'appétit ?
3. —
L'homme doit-il par humilité se soumettre à tout le monde ?
4. —
L'humilité fait-elle partie de la modestie et de la tempérance ?
5. —
L'humilité est-elle la plus grande des vertus ?
6. —
Saint Benoît a-t-il convenablement divisé l'humilité ?
1. —
L'orgueil est-il un péché ?
2. —
L'orgueil est-il un péché spécial ?
3. —
L'orgueil appartient-il à la faculté irascible ?
4. —
Saint Grégoire a-t-il eu raison de distinguer quatre espèces d'orgueil ?
5. —
L'orgueil est-il un péché mortel ?
6. —
L'orgueil est-il le pire de tous les péchés ?
7. —
L'orgueil précède-t-il tous les péchés ?
8. —
L'orgueil est-il un vice capital ?
1. —
L'orgueil fut-il le premier péché d'Adam ?
2. —
L'orgueil du premier homme consista-t-il à désirer d'être semblable à Dieu?
3. —
Le péché de nos premiers parents fut-il plus grave que tous les autres
péchés ?
4. —
Le péché d'Adam fut-il plus grave que celui d'Ève ?
DE LA PUNITION DU PÉCHÉ D'ADAM.
La mort, peine générale. — Autres peines dont
parle la Genèse.
1. —
La mort a-t-elle été la punition du péché de nos premiers parents ?
2. —
La sainte Écriture détermine-t-elle avec convenance les peines de nos premiers
parents ?
DE LA TENTATION DE NOS PREMIERS PARENTS.
Il était convenable que l'homme fût tenté. — Du
mode et de l'ordre de cette tentation.
1. —
Était-il convenable que l'homme fût tenté par le démon ?
2. —
Le mode et l'ordre de la première tentation furent-ils convenables ?
DE L'AMOUR DE L'ÉTUDE OU DU DÉSIR DE SAVOIR.
Objet de l'amour de l'étude. — Rapport de cet
amour avec la tempérance.
1. —
L'amour de l'étude a-t-il pour objet la connaissance ?
2. —
L'amour de l'étude appartient-il à la tempérance ?
2. —
Le vice de la curiosité a-t-il pour objet la connaissance des choses
sensibles ?
DE LA MODESTIE DANS LES MOUVEMENTS EXTÉRIEURS DU
CORPS.
1. —
Les mouvements extérieurs du corps sont-ils l'objet d'une vertu ?
2. —
Les jeux sont-ils l'objet d'une vertu ?
3. —
L'excès du jeu est-il un péché ?
4. —
Peut-il y avoir quelque péché à s'abstenir de tous les jeux ?
DE LA MODESTIE DANS L'APPAREIL EXTÉRIEUR.
1. —
Les ornements du corps peuvent-ils être l'objet d'une vertu ou d'un vice ?
2. —
Les femmes peuvent-elles se parer sans commettre une faute grave ?
DES PRÉCEPTES DE LA TEMPÉRANCE.
Préceptes de la tempérance. — Préceptes touchant
ses parties.
1. —
Les préceptes de la tempérance sont-ils convenablement formulés dans la loi
divine ?
DE LA PROPHÉTIE CONSIDÉRÉE DANS SA NATURE.
1. —
La prophétie se rapporte-t-elle à la connaissance ?
2. —
La prophétie est-elle une habitude de l'âme?
3. —
La prophétie n'a-t-elle pour objet que les futurs contingents ?
4. —
Les prophètes connaissent-ils tout ce qui peut être prophétisé ?
6. —
Les choses annoncées par les prophètes peuvent-elles être fausses ?
1. —
La prophétie peut-elle être naturelle ?
2. —
La révélation prophétique s'opère-t-elle par le ministère des anges ?
3. —
Faut-il- pour la prophétie une disposition naturelle ?
4. —
La pureté des mœurs est-elle nécessaire à la prophétie ?
5. —
Y a-t-il une prophétie qui vienne des démons ?
6. —
Les prophètes des démons disent-ils quelquefois la vérité ?
DU MODE DE LA CONNAISSANCE PROPHÉTIQUE.
1. —
Les prophètes voient-ils l'essence même de Dieu ?
3. —
La vision prophétique est-elle toujours accompagnée de l'aliénation des
sens ?
4. —
Les prophètes connaissent-ils tout ce qu'ils prédisent ?
DE LA DIVISION DE LA PROPHÉTIE.
1. —
Convient-il de distinguer trois genres de prophétie ?
3. —
La vision imagée peut-elle servir à distinguer les degrés de la révélation
prophétique ?
4. —
Moïse a-t-il été le plus grand des prophètes ?
5. —
Y a-t-il des degrés de prophétie dans les bienheureux ?
6. —
Les degrés de la révélation prophétique varient-ils avec le progrès des
temps ?
1. —
Y a-t-il un ravissement de l'âme vers les choses divines ?
2. —
Le ravissement appartient-il à l'intelligence plus qu'à la volonté ?
3. —
Saint Paul, dans son ravissement, vit-il l'essence divine ?
4. —
Saint Paul, pendant son ravissement, était-il affranchi de ses sens ?
5. —
L'âme de saint Paul, fut-elle séparée entièrement de son corps ?
6. —
Saint Paul a-t-il ignoré si son âme fut séparée de son corps ?
Ce que conférait le don des langues. — Son
rapport avec la prophétie.
1. —
Ceux qui obtenaient le don des langues parlaient-ils toutes les langues ?
2. —
Le don des langues est-il plus excellent que celui de la prophétie ?
Le discours est l'objet d'une grâce gratuite. — A
qui eette grâce est donnée.
1. —
Y a-t-il un don de la parole ?
2. —
Les femmes reçoivent-elles le don de la parole ?
A quoi est destiné le don des miracles. — Si les
méchants peuvent faire des miracles.
1. —
Y a-t-il un don des miracles ?
2. —
Les méchants peuvent-ils faire des miracles ?
DE LA DIVISION DE LA VIE EN VIE ACTIVE ET EN VIE
CONTEMPLATIVE.
1. —
Est-il convenable de diviser la vie de l'homme en vie active et en vie
contemplative ?
2. —
Cette division est-elle suffisante ?
2. —
Les vertus morales appartiennent-elles à la vie contemplative ?
3. —
La vie contemplative comprend-elle plusieurs actes, ou n'en a-t-elle qu'un
seul ?
4. —
La considération d'une vérité quelconque appartient-elle à la vie
contemplative ?
5. —
La contemplation, dans la vie actuelle, peut-elle parvenir à la vision de
l'essence divine ?
7. —
La contemplation cause-t-elle du plaisir ?
8. —
La vie contemplative doit-elle durer toujours ?
1. —
Les vertus morales appartiennent-elles à la vie active ?
2. —
La prudence est-elle du domaine de la vie active ?
3. —
L'instruction est-elle un acte de la vie active ou de la vie
contemplative ?
4. —
La vie active doit-elle durer toujours ?
DE LA COMPARAISON ENTRE LA VIE ACTIVE ET LA VIE
CONTEMPLATIVE.
1. —
La vie active est-elle supérieure à la vie contemplative ?
2. —
La vie active est-elle plus méritoire que la vie contemplative ?
3. —
La vie active est-elle un obstacle à la vie contemplative ?
4. —
La vie active est-elle antérieure à la vie contemplative ?
DES OFFICES ET DES DIVERS ÉTATS DES HOMMES, EN
GÉNÉRAL.
1. —
L'état emporte-t-il l'idée d'une condition de liberté ou de servitude ?
2. —
Doit-il y avoir dans l'Église diversité d'offices et d'états ?
3. —
Les offices se distinguent-ils par leurs actes ?
4. —
La différence des états est-elle prise des commençants, des progressants et des
parfaits ?
DE L'ÉTAT DE PERFECTION EN GÉNéRAL.
1. —
La perfection chrétienne s'apprécie-t-elle d'après la charité ?
2. —
Quelqu'un peut-il être parfait en cette vie ?
3. —
La perfection consiste-t-elle dans les préceptes ou dans les conseils ?
4. —
Tout homme parfait est-il dans un état de perfection ?
5. —
Les religieux et les prélats sont-ils dans un état de perfection ?
6. —
Tous les prélats sont-ils dans l'état de perfection ?
7. —
L'état religieux est-il plus parfait que celui des évêques ?
8. —
La charge des curés et des archidiacres est-elle plus parfaite que l'état
religieux ?
DE L'ÉPISCOPAT OU DE LA PERFECTION DES ÉVÊQUES.
1. —
Est-il permis de désirer l'épiscopat ?
2. —
Est-il permis de refuser l'épiscopat quand il est imposé ?
3. —
Celui qui est choisi pour l'épiscopat doit-il être meilleur que les
autres ?
4. —
Un évêque peut-il renoncer à la charge épiscopale pour entrer en
religion ?
5. —
Est-il permis à un évêque, pour fuir une persécution corporelle, d'abandonner
son troupeau ?
6. —
Un évêque a-t-il le droit de posséder quelque chose en propre ?
8. —
Les religieux promus à l'épiscopat demeurent-ils astreints à la règle de leur
monastère ?
EN QUOI CONSISTE L'ÉTAT RELIGIEUX.
1. —
L'état religieux est-il un état de perfection ?
2. —
Chaque religieux est-il tenu à l'observation de tous les conseils ?
3. —
La pauvreté est-elle requise pour la perfection de l'état religieux ?
4. —
La continence perpétuelle est-elle requise pour la perfection de l'état
religieux ?
5. —
L'obéissance est-elle requise pour la perfection de l'état religieux ?
7. —
La perfection de l'état religieux consiste-t-elle dans ces trois vœux ?
8. —
Le vœu d'obéissance est-il supérieur à ceux de continence et de pauvreté ?
9. —
Un religieux pèche-t-il toujours mortellement en transgressant ce qui est dans
sa règle ?
10.
— Un religieux pèche-t-il, dans la même action, plus grièvement qu'un
séculier ?
DE CE QUI EST PERMIS AUX RELIGIEUX.
1. —
Les religieux peuvent-ils enseigner, prêcher et exercer les autres fonctions
ecclésiastiques ?
2. —
Est-il permis aux religieux de s'occuper des affaires temporelles ?
3. —
Les religieux sont-ils tenus de travailler de leurs mains ?
4, —
Est-il permis aux religieux de vivre d'aumônes ?
5. —
Est-il permis aux religieux de mendier ?
6. —
Est-il permis aux religieux de se vêtir plus pauvrement que les autres
hommes ?
DE LA VARIÉTÉ DES ORDRES RELIGIEUX.
1. —
N'y a-t-il qu'un seul ordre religieux ?
2. —
Un ordre religieux peut-il avoir pour but les œuvres de la vie active ?
3. —
Un ordre religieux peut-il avoir pour but de faire la guerre ?
4. —
Un ordre religieux peut-il avoir pour but de prêcher et d'entendre les
confessions ?
5. —
Un ordre religieux peut-il avoir pour but l'étude ?
7. —
Les ordres qui possèdent quelques biens en commun sont-ils pour cela moins
parfaits ?
8. —
L'état des religieux vivant en communauté est-il plus parfait que celui des
solitaires ?
2. —
Est-ce un bien de s'obliger par vœu à entrer en religion ?
3. —
Est-on tenu d'entrer en religion quand on en a fait le vœu ?
4. —
Le vœu d'entrer en religion oblige-t-il à y demeurer jusqu'à la mort ?
5. —
Les enfants peuvent-ils être reçus en religion ?
6. —
Les devoirs envers les parents empêchent-ils d'entrer en religion ?
7. —
Les curés peuvent-ils entrer en religion ?
8. —
Est-il permis de passer d'un ordre à un autre ?
9. —
Peut-on engager quelqu'un à entrer en religion ?
DU CHRIST, QUI EST LA
VOIE POUR ALLER à DIEU.
DE LA convenance de l’incarnation.
1. —
Convenait-il que Dieu s'incarnât ?
2. —
Était-il -nécessaire, pour la restauration du genre humain, que le verbe de
Dieu s'incarnât ?
3. —
Si l'homme n'eût pas péché, Dieu se serait-il incarné ?
4 —
L'incarnation a-t-elle eu pour fin d'effacer le péché originel plutôt que les
péchés actuels ?
5. —
Convenait-il que Dieu s'incarnât dès le commencement du monde ?
6. —
Convenait-il que l'incarnation fût différée jusqu'à la fin du monde ?
DE L’INCARNATION DU
CHRIST (Suite).
DE L'UNION DU VERBE INCARNé, CONSIDérée EN
ELLE-MÊME.
1. —
L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans une nature ?
2. —
L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans une personne ?
3. —
L'union du Verbe incarné s'est-elle faite dans un seul suppôt ou
hypostase ?
4. —
La personne ou hypostase du Christ est-elle composée ?
5. —
Y a-t-il eu union de l'âme et du corps dans le Christ ?
6. —
La nature humaine a-t-elle été unie au Verbe de Dieu accidentellement ?
7. —
L'union de la nature divine et de la nature humaine est-elle quelque chose de
créé ?
8. —
L'union du Verbe est-elle la même chose que l'assomption ?
9. —
L'union des deux natures dans le Christ est-elle la plus étroite des
unions ?
10. —
L'union des deux natures a-t-elle été produite dans le Christ par la
grâce ?
11.
— L'union du Verbe incarné a-t-elle été la conséquence de quelques
mérites ?
12.
— La grâce de l'union a-t-elle été naturelle au Christ comme homme ?
DE L'UNION QUANT A LA PERSONNE DIVINE.
1. —
Convenait-il à une personne divine de prendre une nature créée ?
2. —
Convenait-il à la nature divine de prendre une nature créée ?
4. —
Une seule personne divine peut-elle prendre une nature créée ?
5. —
Une personne divine autre que le Fils aurait-elle pu prendre la nature
humaine ?
6. —
Plusieurs personnes divines pourraient-elles prendre une seule et même nature
humaine ?
7. —
Une seule personne divine pourrait-elle prendre deux natures humaines ?
DE L'UNION QUANT A LA NATURE HUMAINE.
1. —
La nature humaine devait-elle être prise par le Fils de Dieu de préférence à toute
autre ?
2. —
Le Fils de Dieu a-t-il pris une personne ?
3. —
La personne divine a-t-elle pris un homme ?
4. —
Le Fils de Dieu a-t-il dû prendre une nature humaine séparée de tous les
individus ?
5. —
Le Fils de Dieu a-t-il dû prendre la nature humaine dans tous les
individus ?
6. —
Convenait-il que Dieu prît la nature humaine de la souche d'Adam ?
DE L'UNION QUANT AUX DIVERSES PARTIES DE LA
NATURE HUMAINE.
1. —
Le Fils de Dieu a-t-il pris un vrai corps ?
2. —
Le Fils de Dieu devait-il prendre un corps terrestre, c'est-à-dire formé de
chair et de sang ?
3. —
Le Fils de Dieu a-t-il pris une âme ?
4. —
Le Fils de Dieu a-t-il dû prendre l'intelligence humaine ?
1. —
Le Fils de Dieu a-t-il pris la chair par l'intermédiaire de l'âme ?
2. —
Le Fils de Dieu a-t-il pris l'âme par l'intermédiaire de l'intelligence ?
3. —
Le Fils de Dieu a-t-il pris l'âme avant la chair ?
4. —
La chair du Christ a-t-elle été prise par le Verbe avant qu'elle fût unie à
l'âme ?
5. —
Le Verbe a-t-il pris la totalité de la nature humaine par l'intermédiaire de
ses parties ?
6. —
Le Fils de Dieu a-t-il pris la nature humaine par l'intermédiaire de la
grâce ?
DE LA GRACE.DU CHRIST CONSIDéRé COMME INDIVIDU.
1. —
Y a-t-il eu dans l'âme du Christ une grâce habituelle ?
2. —
Le Christ a-t-il eu toutes les vertus ?
3. —
Le Christ a-t-il eu la foi ?
4. —
Le Christ a-t-il eu l'espérance ?
5. —
Le Christ avait-il les dons ?
6. —
Le Christ a-t-il eu le don de crainte ?
7. —
Le Christ a-t-il eu les grâces gratuites ?
8. —
Le Christ a-t-il eu le don de prophétie ?
9. —
Le christ avait-il la plénitude de la grâce ?
10.
— La plénitude de la grâce est-elle exclusivement propre au Christ ?
11.
— La grâce du Christ est-elle infinie ?
12.
— La grâce du Christ pouvait-elle s'accroître ?
13.
— Quel est le rapport de la grâce habituelle du Christ avec l'union ?
DE LA GRâCe du christ considéré comme chef de
l’église.
1. —
Le Christ est-il le chef de l'Église ?
2. —
Le Christ est-il le chef des hommes quant au corps, ou seulement quant aux
âmes ?
3. —
Le Christ est-il le chef de tous les hommes ?
4. —
Le Christ est-il le chef des anges ?
5. —
La grâce que le Christ possède comme chef de l'Église est-elle autre que sa
grâce personnelle ?
6. —
Le Christ seul est-il le chef de l'Église ?
7. —
Le démon est-il le chef de tous les méchants ?
8. —
L'Antéchrist est-il aussi le chef des méchants ?
DE LA SCIENCE DU CHRIST EN GÉNÉRAL.
1. —
Le Christ avait-il une autre science que la science divine ?
2. —
Le Christ avait-il la science des bienheureux ?
3. —
Le Christ possédait-il une science infuse ?
4. —
Le Christ avait-il une science acquise ?
DE LA SCIENCE BIENHEUREUSE DE L'ÂME DU CHRIST.
1. —
L'âme du Christ comprenait-elle le Verbe ou l'essence divine ?
2. —
L'âme du Christ connaissait-elle tout dans le Verbe ?
3. —
L'âme du Christ connaissait-elle les infinis dans le Verbe ?
4. —
L'âme du Christ voyait-elle l'essence divine plus clairement que toute autre
créature ?
DE LA SCIENCE INNEE OU INFUSE DU CHRIST.
1. —
Le Christ connaissait-il tout par sa science innée ou infuse ?
2. —
Le Christ pouvait-il faire usage de sa science infuse sans avoir recours aux
images sensibles ?
3. —
La science infuse du Christ comportait-elle le raisonnement ?
4. —
La science infuse du Christ était-elle supérieure à celle des anges ?
5. —
La science infuse du Christ était-elle habituelle ?
6. —
La science infuse du Christ se partageait-elle en plusieurs habitudes
distinctes ?
DE LA SCIENCE ACQUISE DE L’âME DU CHRIST.
1. —
Le Christ connaissait-il tout par sa science acquise ?
2. —
Le Christ a-t-il fait des progrès dans la science acquise ?
3. —
Le Christ a-t-il appris quelque chose des hommes ?
4. —
Le Christ a-t-il appris quelque chose des anges ?
DE LA PUISSANCE DE L'ÂME DU CHRIST.
1. —
L'âme du Christ possédait-elle la toute-puissance absolue ?
2. —
L'âme du Christ a-t-elle eu la toute-puissance relativement à la transformation
des créatures ?
3. —
L'âme du Christ a-t-elle eu la toute-puissance relativement à son corps ?
4. —
L'âme du Christ avait-elle la toute-puissance pour faire exécuter sa
volonté ?
DES IMPERFECTIONS CORPORELLES DU CHRIST.
1. —
Le Fils de Dieu a-t-il dû prendre dans la nature humaine les imperfections du
corps ?
2. —
Le Christ subissait-il nécessairement ces défaillances ?
3. —
Le Christ a-t-il contracté les défaillances corporelles ?
4. —
Le Christ a-t-il dû prendre toutes les infirmités corporelles des hommes ?
DES DÉFAILLANCES DE l’âME DU CHR1ST.
1. —
Le péché a-t-il existé dans le Christ ?
2. —
Le foyer du péché a-t-il existé dans le Christ ?
3. —
L'ignorance a-t-elle été dans le Christ ?
4. —
L'âme du Christ fut-elle passible ?
5. —
Le Christ a-t-il éprouvé la douleur sensible ?
6. —
Le Christ éprouva-t-il la tristesse ?
7. —
Le Christ a-t-il éprouvé la crainte ?
8. —
Le Christ a-t-il éprouvé l'admiration ?
9. —
Le Christ a-t-il éprouvé la colère ?
10.
— Le Christ, voyageur sur la terre, jouissait-il de la béatitude du ciel ?
DE L’INCARNATION DU
CHRIST (Suite).
EFFETS OU CONSéQUENCES
DE L’UNION HYPOSTATIQUE.
DES EFFETS OU CONSÉQUENCES DE L'UNION
HYPOSTATIQUE QUANT A L'ÊTRE MÊME DU CHRIST.
1. —
Cette proposition : Dieu est homme, est-elle vraie ?
2. —
Cette proposition : L'homme est Dieu, est-elle vraie ?
3. —
Peut-on appeler le Christ l'homme du Seigneur ?
4. —
Ce qui convient au Fils de l'homme peut-il être affirmé du Fils de Dieu, et
réciproquement ?
6. —
Cette proposition est-elle vraie : Dieu s'est fait homme ?
7. —
Cette proposition est-elle vraie : L'homme a été fait Dieu ?
8. —
Cette proposition est-elle vraie : Le Christ est une créature ?
9. —
Peut-on dire en parlant du Christ : Cet homme a commencé d'être ?
10.
— Peut-on s'exprimer ainsi : Jésus-Christ en tant qu'homme est une
créature ?
11.
— Peut-on dire que le Christ en tant qu'homme est Dieu ?
CONSÉQUENCES DE L'UNION HYPOSTATIQUE QUANT à
L'UNITÉ DU CHRIST.
2. —
Le Christ est-il un seul être ?
DES CONSÉQUENCES DE L'UNION HYPOSTATIQUE QUANT à
LA VOLONTÉ DU CHRIST.
1. —
Y avait-il deux volontés dans le Christ ?
2. —
Y avait-il dans le Christ, outre la volonté raisonnable, une volonté
sensitive ?
3. —
Y avait-il dans le Christ deux volontés raisonnables ?
4. —
Le Christ avait-il le libre arbitre ?
5. —
La volonté humaine du Christ a-t-elle été conforme en tout à sa volonté
divine ?
6. —
Y avait-il dans le Christ des volontés contraires ?
DES CONSÉQUENCES DE L'UNION HYPOSTATIQUE QUANT
AUX OPÉRATIONS DU CHRIST.
1. —
La divinité et l'humanité n'avaient-elles dans le Christ qu'une seule
opération ?
2. —
Y a-t-il dans le Christ plusieurs opérations humaines ?
3. —
Les actions humaines du Christ ont-elles pu être méritoires pour
lui-même ?
4. —
Le Christ a-t-il pu mériter pour les autres ?
DE LA SOUMISSION DU CHRIST ENVERS SON PèRE.
1. —
Le Christ a-t-il été soumis à son père ?
2. —
Le Christ était-il soumis à lui-même ?
1. —
Convenait-il au Christ de prier ?
2. —
Convenait-il au Christ de prier par la partie sensitive de son âme ?
3. —
Convenait-il au Christ de prier pour lui-même ?
4. —
La prière du Christ fut-elle toujours exaucée ?
1. —
Convenait-il au Christ d'être prêtre ?
2. —
Le Christ a-t-il été tout à la fois prêtre et victime ?
3. —
Le sacerdoce du Christ a-t-il eu pour effet d'expier les péchés ?
4. —
Le sacerdoce du Christ a-t-il servi non-seulement aux autres, mais encore à
lui-même ?
5. —
Le sacerdoce du Christ demeure-t-il à jamais ?
6. —
Le sacerdoce du Christ a-t-il été selon l'ordre de Melchisédech ?
1. —
Convient-il à Dieu d'adopter des enfants ?
2. —
Convient-il à la Trinité tout entière d'adopter des enfants ?
3. —
Est-il propre à la créature raisonnable d'être adoptée ?
4. —
Le Christ, en tant qu'homme, est-il le Fils de Dieu par adoption ?
DE LA PRÉDESTINATION DU CHRIST.
1. —
Peut-on dire que le Christ a été prédestiné ?
3. —
La prédestination du Christ est-elle le modèle de la nôtre ?
4. —
La prédestination du Christ est-elle la cause de la nôtre ?
1. —
Doit-on adorer par une seule et même adoration la divinité du Christ et son
humanité ?
2. —
Faut-il adorer l'humanité du Christ par le culte de latrie ?
3. —
Doit-on adorer l'image du Christ par l'adoration de latrie ?
4. —
Faut-il adorer la croix du Christ par l'adoration de latrie ?
5. —
Doit-on adorer la mère du Christ par le culte de latrie ?
6. —
Faut-il vénérer les reliques des saints ?
Le Christ est le seul médiateur véritable. — Il
est médiateur comme homme.
1. —
Le Christ est-il proprement le médiateur de Dieu et des hommes ?
2. —
Le Christ est-il médiateur comme homme ?
DE L’INCARNATION DU
CHRIST (Suite).
SES ACTIONS ET SES
SOUFFRANCES.
SANCTIFICATION DE LA VIERGE MARIE.
1. —
La bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ?
2. —
La bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant d'être animée ?
3. —
Le germe de la concupiscence a-t-il existé dans la bienheureuse Vierge ?
4. —
La bienheureuse Vierge a-t-elle été préservée de tout péché actuel ?
5. —
La bienheureuse Vierge a-t-elle reçu la plénitude de toutes les grâces ?
6. —
Cette sanctification est-elle le propre de la sainte vierge ?
1. —
La bienheureuse Marie a-t-elle été Vierge dans la conception du Christ ?
2. —
La Mère de Dieu a-t-elle été Vierge dans l'enfantement ?
3. —
La Mère de Dieu est-elle demeurée Vierge après l'enfantement ?
4. —
La Mère de Dieu avait-elle fait vœu de virginité ?
DU MARIAGE DE LA MÈRE DE DIEU.
1. —
Le Christ devait-il naître d'une Vierge mariée ?
2. —
Y eut-il un véritable mariage entre Marie et Joseph ?
DE L'ANNONCIATION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE
MARIE.
1. —
Était-il nécessaire d'annoncer à Marie le mystère qui devait s'accomplir en
elle ?
2. —
L'Annonciation a-t-elle dû être faite par un ange ?
3. —
L'ange Gabriel devait-il apparaître à la bienheureuse Vierge sous une forme
corporelle ?
4. —
L'Annonciation a-t-elle eu lieu dans un ordre parfait ?
DE LA CONCEPTION DU SAUVEUR QUANT à LA MATIÈRE
DONT SON CORPS A ÉTÉ FORMÉ.
1. —
La chair du Christ a-t-elle été prise de la souche d'Adam ?
2. —
La chair du Christ a-t-elle été prise du sang de David ?
3. —
La généalogie du Christ est-elle convenablement retracée par les
Évangélistes ?
4. —
Convenait-il que le Christ naquît d'une femme ?
5. —
Le corps du Christ a-t-il été formé du sang très-pur de la Vierge ?
6. —
La chair du Christ a-t-elle été dans les anciens patriarches d'une manière
déterminée ?
7. —
La chair du Christ a-t-elle été assujettie au péché dans les anciens
patriarches ?
8. —
Le Christ a-t-il été décimé dans Abraham ?
DE LA CONCEPTION DU CHRIST QUANT A SON PRINCIPE
ACTIF OU FORMEL.
1. —
L'Esprit-Saint a-t-il été le principe actif de la conception du Christ ?
2. —
Doit-on dire que le Christ a été conçu du Saint-Esprit ?
3. —
Le Saint-Esprit doit-il être appelé le père du Christ selon l'humanité ?
DU MODE ET DE L'ORDRE DE LA CONCEPTION DU CHRIST.
1. —
Le corps du Christ a-t-il eu sa forme dès le premier instant de sa
conception ?
2. —
Le corps du Christ a-t-il été animé dès le premier instant de sa
conception ?
3. —
Le corps du Christ a-t-il été pris par le Verbe dès le premier instant de sa
conception ?
4. —
La conception du Christ a-t-elle été naturelle ou miraculeuse ?
DE LA PERFECTION DE L'ENFANT CONÇU.
1. —
Le Christ a-t-il été sanctifié par la grâce au moment même de sa
conception ?
2. —
Le Christ a-t-il eu l'usage du libre arbitre au moment même de sa
conception ?
3. —
Le Christ a-t-il pu mériter dès le premier instant de sa conception ?
4. —
Le Christ a-t-il eu la claire vue de Dieu dès le premier instant de sa
conception ?
1. —
La naissance se dit-elle de la nature ou de la personne ?
2. —
Doit-on attribuer au Christ une naissance temporelle ?
4. —
La bienheureuse Vierge doit-elle être appelée la Mère de Dieu ?
5. —
Y a-t-il dans le Christ deux filiations ?
6. —
La sainte Vierge a-t-elle enfanté le Christ sans douleur ?
7. —
Le Christ a-t-il dû naître à Bethléem ?
8. —
Le Christ est-il né au temps convenable ?
DE LA MANIFESTATION DE LA NAISSANCE DU CHRIST.
1. —
La naissance du Christ a-t-elle dû être manifestée à tous les hommes ?
2. —
La naissance du Christ a-t-elle dû être manifestée à quelques-uns ?
3. —
Ceux à qui la naissance du Christ a été manifestée ont-ils été convenablement
choisis ?
4. —
Le Christ devait-il manifester sa naissance par lui-même ?
5. —
La naissance du Christ a-t-elle dû être manifestée par des anges et par une
étoile ?
6. —
La naissance du Christ a-t-elle été manifestée dans l'ordre convenable ?
7. —
L'étoile qui apparut aux mages était-elle l'une des étoiles du ciel ?
8. —
Convenait-il que les mages vinssent adorer le . Christ ?
DES PRESCRIPTIONS LEGALES OBSERVÉES A L'ÉGARD DE
L'ENFANT JÉSUS ; ET, D'ABORD, DE LA CIRCONCISION.
Convenance de la circoncision. — Le nom de Jésus.
— Son oblation. — La purification de marie.
1. —
Le Christ a-t-il dû être circoncis ?
2. —
Est-ce avec raison que l'on donna au Christ le nom de Jésus ?
3. —
Était-il convenable que le Christ fût offert dans le temple ?
4. —
Était-il convenable que Marie vint au temple pour sa purification ?
1. —
Convenait-il que Jean baptisât ?
2. —
Le baptême de Jean venait-il de Dieu ?
3. —
Le baptême de Jean conférait-il la grâce ?
4. —
D'autres que le Christ devaient-ils recevoir le baptême de Jean ?
5. —
Le baptême de jean devait-il cesser après que le Christ l'eut reçu ?
6. —
Ceux qui avaient reçu le baptême de Jean devaient-ils encore recourir à celui
du Christ ?
DU BAPTêME REÇU PAR LE CHRIST.
1. —
Convenait-il que le Christ fût baptisé ?
2. —
Convenait-il que le Christ fût baptisé par Jean ?
3. —
Le Christ a-t-il été baptisé au temps convenable ?
4. —
Le Christ devait-il être baptisé dans le Jourdain ?
5. —
Les cieux ont-ils dû s'ouvrir après le baptême du Christ ?
6. —
Convenait-il que l'Esprit-Saint descendît, sous la forme d’une colombe, sur le
Christ baptisé ?
7. —
La colombe qui servit à la manifestation de l'Esprit-Saint était-elle une
colombe véritable ?
8. —
Convenait-il qu'après le baptême du Christ le Père fit entendre sa voix ?
DU GENRE DE VIE ADOPTÉ PAR LE CHRIST.
1. —
Convenait-il que le Christ vécût et conversât avec les hommes ?
2. —
Notre-Seigneur devait-il mener une vie austère ?
3. —
Le Christ a-t-il dû mener une vie pauvre ?
4. —
Le Christ a-t-il vécu selon la loi ?
1. —
Convenait-il que le Christ fût tenté ?
2. —
Le Christ devait-il être tenté dans le désert ?
3. —
La tentation du Christ a-t-elle dû avoir lieu après son jeûne ?
4. —
L'ordre et le mode de la tentation du Christ ont-ils été convenables ?
1. —
Le Christ ne devait-il prêcher qu'aux Juifs ?
2. —
Le Christ devait-il se garder d'offenser les Juifs dans ses prédications ?
3. —
Le Christ devait-il enseigner toute sa doctrine publiquement ?
4. —
Le Christ aurait-il dû écrire sa doctrine ?
DES MIRACLES DU CHRIST CONSIDÉRÉS EN GÉNÉRAL.
1. —
Le Christ devait-il faire des miracles ?
2. —
Le Christ a-t-il fait ses miracles par. sa puissance divine ?
3. —
Est-ce aux noces de Cana que le Christ commença ses miracles ?
4. —
Le Christ a-t-il suffisamment prouvé sa divinité par ses miracles ?
DE CHAQUE GENRE DE MIRACLE EN PARTICULIER.
1. —
Les miracles opérés par le Christ sur les substances spirituelles sont-ils
convenables ?
2. —
Convenait-il que le Christ fît des miracles sur les corps célestes ?
3. —
Est-ce avec convenance que le Christ a fait des miracles sur les hommes ?
4. —
Était-il convenable que le Christ fit des miracles sur les créatures
irraisonnables ?
DU MIRACLE DE LA TRANSFIGURATION EN PARTICULIER.
1. —
Convenait-il que le Christ se transfigurât ?
2. —
La clarté du Christ, transfiguré, était-elle la clarté glorieuse ?
3. —
Les témoins de la Transfiguration ont-ils été convenablement choisis ?
4. —
Convenait-il que la voix du Père rendît témoignage dans la
Transfiguration ?
DE L’INCARNATION DU
CHRIST (Suite).
SES ACTIONS ET SES
SOUFFRANCES (Suite).
1. —
Était-il nécessaire que Jésus-Christ souffrit pour la délivrance du genre
humain ?
2. —
La passion du Christ était-elle le seul moyen de délivrer l'homme ?
3. —
Y avait-il un moyen plus convenable de délivrer le genre humain ?
4. —
Le Christ devait-il subir le supplice de la croix ?
5. —
Le Christ a-t-il enduré toutes les souffrances ?
6. —
La passion du Christ a-t-elle été la plus grande de toutes les douleurs ?
7. —
Le Christ a-t-il souffert dans toute son âme ?
8. —
L'âme entière du Christ jouissait-elle de la béatitude pendant la
passion ?
9. —
Le Christ a-t-il souffert dans le temps convenable ?
10.
— Le Christ a-t-il souffert dans un lieu convenable ?
11.
— Convenait-il que le Christ fût crucifié avec des voleurs ?
12.
— La passion du Christ doit-elle être attribuée à sa divinité ?
DE LA CAUSE EFFICIENTE DE LA PASSION DU CHRIST.
1. —
Le Christ a-t-il été mis à mort, ou s'est-il donné la mort ?
2. —
Le Christ est-il mort par obéissance ?
3. —
Dieu le Père a-t-il livré le Christ aux souffrances de la passion ?
4. —
Convenait-il que le Christ souffrît de la main des Gentils ?
5. —
Les persécuteurs du Christ le connaissaient-ils ?
6. —
Le péché de ceux qui ont crucifié le Christ a-t-il été très-grand ?
DU MODE PAR LEQUEL LA PASSION DU CHRIST A PRODUIT
SON EFFET.
1. —
La passion du Christ a-t-elle produit notre salut par mode de mérite ?
2. —
La passion du Christ a-t-elle produit notre salut par mode de
satisfaction ?
3. —
La passion du Christ a-t-elle produit notre salut par mode de sacrifice ?
4. —
La passion du Christ a-t-elle produit notre salut par mode de rédemption ?
5. —
Le titre de rédempteur appartient-il proprement au Christ ?
6. —
La passion du Christ a-t-elle produit notre salut par mode de cause
efficiente ?
DES EFFETS DE LA PASSION DU CHRIST.
1. —
Avons-nous été délivrés du péché par la passion du Christ ?
2. —
Avons-nous été affranchis de la puissance du démon par la passion du
Christ ?
3. —
Avons-nous été délivrés de la peine du péché par la passion du Christ ?
4. —
Avons-nous été réconciliés avec Dieu par la passion du Christ ?
5. —
Jésus-Christ nous a-t-il ouvert le ciel par sa passion ?
6. —
Le Christ, par sa passion, a-t-il mérité d'être exalté ?
1. —
Convenait-il que le Christ mourût ?
2. —
La divinité, pendant la mort du Christ, a-t-elle été séparée de la chair ?
3. —
La divinité, pendant la mort du Christ, a-t-elle été séparée de l’âme ?
4. —
Le Christ a-t-il été homme pendant les trois jours de sa mort ?
5. —
Le corps du Christ a-t-il été le même dans la vie et dans la mort ?
6. —
La mort du Christ a-t-elle opéré quelque chose pour notre salut ?
1. —
Convenait-il que le Christ fût enseveli ?
2. —
Le Christ a-t-il été enseveli convenablement ?
3. —
Le corps du Christ s'est-il corrompu dans le sépulcre ?
4. —
Le Christ n'a-t-il été dans le sépulcre qu'un jour et deux nuits ?
DE LA DESCENTE DU CHRIST AUX ENFERS.
1. —
Convenait-il que le Christ descendît aux enfers ?
2. —
Le Christ est-il descendu dans l'enfer des damnés ?
3. —
Le Christ a-t-il été tout entier dans l'enfer ?
4. —
Le Christ a-t-il séjourné dans l'enfer ?
5. —
Le Christ, en descendant aux enfers, en a-t-il délivré les saints
patriarches ?
6. —
Le Christ a-t-il délivré de l'enfer quelques damnés ?
7. —
Les enfants morts avec le péché originel furent-ils délivrés ?
8. —
Le Christ, en descendant aux enfers, a-t-il délivré les âmes du
purgatoire ?
1. —
Était-il nécessaire que le Christ ressuscitât ?
2. —
Convenait-il que le Christ ressuscitât le troisième jour ?
3. —
Le Christ est-il le premier qui soit ressuscité ?
4. —
Le Christ a-t-il été la cause de sa résurrection ?
DES QUALITÉS DU CHRIST RESSUSCITÉ.
Identité du corps du Christ. — Son état glorieux.
— Ses cicatrices.
1. —
Le Christ, après sa résurrection, a-t-il eu un vrai corps ?
2. —
Le corps du Christ est-il ressuscité tout entier ?
3. —
Le corps du Christ est-il ressuscité glorieux ?
4. —
Le corps du Christ a-t-il dû ressusciter avec ses cicatrices ?
DE LA MANIFESTATION DE LA RÉSURRECTION.
2. —
Aurait-il convenu que le Christ ressuscitât à la vue de ses disciples ?
3. —
Le Christ, après sa résurrection, devait-il être continuellement avec ses
disciples ?
4. —
Le Christ devait-il apparaître à ses disciples sous une forme étrangère ?
5. —
Le Christ a-t-il dû démontrer la vérité de sa résurrection par des
arguments ?
6. —
Les preuves données par le Christ ont-elles suffisamment démontré sa
résurrection ?
DE LA RÉSURRECTION DU CHRIST CONSIDÉRÉE COMME
CAUSE DE LA NÔTRE.
Que la résurrection du Christ est la cause de
notre résurrection corporelle et spirituelle.
1. —
La résurrection du Christ, est-elle la cause de la résurrection des
corps ?
2. —
La résurrection du Christ est-elle la cause de la résurrection des âmes ?
1. —
Convenait-il que le Christ montât au ciel ?
2. —
Convenait-il que le Christ montât au ciel selon sa nature, divine ?
3. —
Le Christ est-il monté au ciel par sa vertu propre ?
4. —
Le Christ est-il monté au-dessus de tous les cieux ?
5. —
Le corps du Christ est-il monté plus haut que toutes les créatures
spirituelles ?
6. —
L'ascension du Christ est-elle pour nous une cause de salut ?
DE LA PLACE QUE LE CHRIST OCCUPE A LA DROITE DE
SON PÈRE.
1. —
Le Christ est-il assis à la droite de Dieu le Père ?
2. —
Le Christ, en tant qu'il est Dieu, est-il assis à la droite du Père ?
3. —
Le Christ, en tant qu'il est homme, est-il assis à la droite du Père ?
4. —
Est-il exclusivement propre au Christ d'être assis à la droite du Père ?
DU POUVOIR JUDICIAIRE DU CHRIST.
1. —
Le pouvoir judiciaire devait-il être spécialement attribué au Christ ?
2. —
Le pouvoir judiciaire appartient-il au Christ comme homme ?
3. —
Le Christ a-t-il acquis par ses mérites le pouvoir de juger ?
4. —
La puissance judiciaire du Christ s'étend-elle à toutes les choses
humaines ?
5. —
Après le jugement rendu dans le temps présent, en reste-t-il un autre ?
6. —
Le pouvoir judiciaire du Christ s'étend-il sur les anges ?
1. —
Les sacrements sont-ils des signes ?
2. —
Tout signe d'une chose sacrée est-il un sacrement ?
3. —
Les sacrements ne sont-ils le signe que d'une seule chose ?
4. —
Un sacrement est-il toujours un signe sensible ?
5. —
Faut-il pour les sacrements des choses déterminées ?
6. —
Faut-il des paroles pour la signification des sacrements ?
7. —
Faut-il des paroles déterminées pour les sacrements ?
8. —
Peut-on ajouter quelques paroles à la forme des sacrements ?
DE LA NÉCESSITÉ DES SACREMENTS
1. —
Les sacrements sont-ils nécessaires ?
2. —
Les sacrements étaient-ils nécessaires avant le péché ?
3. —
Après le péché, dut-il exister des sacrements avant le Christ ?
4. —
Devait-il exister des sacrements après le Christ ?
1. —
Les sacrements de la nouvelle loi sont-ils la cause de la grâce ?
2. —
La grâce des sacrements ajoute-t-elle quelque chose aux vertus et aux
dons ?
3. —
Les sacrements de la loi nouvelle renferment-ils la grâce ?
4. —
Les sacrements ont-ils une vertu qui cause la grâce ?
5. —
Les sacrements de la nouvelle loi tirent-ils leur vertu de la passion du
Christ ?
6. —
Les sacrements de l'ancienne loi produisaient-ils la grâce ?
1. —
Y a-t-il des sacrements qui impriment un caractère dans l’âme ?
2. —
Le caractère est-il une puissance spirituelle ?
3. —
Le caractère sacramentel est-il le caractère de Jésus-Christ ?
4. —
Le caractère réside-t-il dans les puissances de l’âme ?
5. —
Le caractère est-il indélébile ?
6. —
Tous les sacrements de la loi nouvelle impriment-ils un caractère ?
1. —
Dieu seul opère-t-il intérieurement pour produire l’effet d'un sacrement ?
2. —
Les sacrements sont-ils tous d'institution divine ?
3. —
Le Christ a-t-il eu, comme homme, la puissance de produire l'effet intérieur
des sacrements ?
5. —
Les mauvais ministres confèrent-ils validement les sacrements ?
6. —
Les mauvais ministres pèchent-ils en conférant les sacrements ?
7. —
Les anges peuvent-ils administrer les sacrements ?
8. —
L'intention du ministre est-elle requise pour la validité des sacrements ?
9. —
La foi du ministre est-elle nécessaire à la validité des sacrements?
10.
— Est-il nécessaire pour la validité des sacrements que le ministre ait une
intention droite ?
1. —
Devait-il y avoir sept sacrements dans l’Église ?
2. —
Le rang que nous venons d'assigner aux sacrements est-il celui qui
convient ?
3. —
L'Eucharistie est-elle le plus excellent des sacrements ?
4. —
Tous les sacrements sont-ils de nécessité de salut ?
DU BAPTêME ET DE LA
CONFIRMATION
1. —
Le Baptême consiste-t-il dans l'ablution ?
2. —
Le Baptême fut-il institué après la passion du Christ ?
3. —
L'eau est-elle la matière du baptême ?
4. —
L'eau pure est-elle exigée pour le baptême ?
6. —
Peut-on donner le baptême au nom de Jésus-Christ ?
7. —
L'immersion est-elle nécessaire pour la validité du baptême ?
8. —
La triple immersion est-elle nécessaire à la validité du baptême ?
9. —
Peut-on réitérer le baptême ?
10.
— Le rit adopté dans l'Église pour le baptême convient-il ?
11.
— Convient-il de distinguer trois baptêmes ?
12.
— Le baptême de sang est-il supérieur aux autres baptêmes ?
1. —
Le diacre a-t-il le droit de baptiser ?
2. —
L'administration du baptême appartient-elle proprement au prêtre ?
3. —
Un laïque peut-il baptiser ?
4. —
Une femme peut-elle baptiser ?
5. —
Une personne qui n’est pas baptisée ne peut-elle conférer le sacrement de
Baptême ?
6. —
Plusieurs personnes peuvent-elles en baptiser conjointement une seule ?
8. —
Le parrain est-il obligé d'instruire ceux qu'il a tenus sur les Fonts
sacrés ?
1. —
Tous les hommes sont-ils obligés de recevoir le baptême ?
2. —
Quelqu'un peut-il être sauvé sans le baptême ?
3. —
Doit-on différer le baptême ?
4. —
Faut-il baptiser les pécheurs ?
5. —
Doit-on imposer des œuvres satisfactoires aux pécheurs que l'on baptise ?
6. —
Les pécheurs qui reçoivent le baptême sont-ils obligés de se confesser ?
7. —
L'intention de recevoir le sacrement de Baptême est-elle nécessaire ?
8. —
La foi est-elle nécessaire pour le baptême ?
9. —
Doit-on baptiser les enfants ?
10.
— Doit-on baptiser les enfants des Juifs et des autres infidèles malgré leurs
parents ?
11.
— Doit-on baptiser les enfants dans le sein de leur mère ?
12.
— Doit-on baptiser les fous ?
1. —
Le baptême efface-t-il tous les péchés ?
2. —
Le baptême décharge-t-il de toute la peine due pour le péché ?
3. —
Le baptême devait-il supprimer les maux de cette vie ?
4. —
Le baptême confère-t-il la grâce et les vertus ?
5. —
Convient-il d'attribuer au baptême certains actes des vertus ?
6. —
Les enfants reçoivent-ils au baptême la grâce et les vertus ?
7. —
Le baptême a-t-il pour effet d'ouvrir la porte du royaume céleste ?
8. —
Le baptême produit-il chez tous les hommes un égal effet ?
9. —
La feinte empêche-t-elle l'effet du baptême ?
10.
— La feinte cessant, le baptême produit-il son effet ?
DE LA CIRCONCISION QUI A PRÉCÉDÉ LE BAPTÊME.
1. —
La circoncision a-t-elle été une préparation et une figure du baptême ?
2. —
La circoncision a-t-elle été convenablement instituée ?
3. —
Le rit de la circoncision était-il convenable ?
4. —
La circoncision conférait-elle la justification ?
Le catéchisme. — L'exorcisme. — Efficacité de
l'exorcisme. — - Qui peut catéchiser et exorciser ?
1. —
Le catéchisme doit-il précéder le baptême ?
2. —
L'exorcisme doit-il précéder le baptême ?
3. —
Les cérémonies de l'exorcisme ont-elles quelque efficacité ?
4. —
Est-il dans l'office du prêtre de catéchiser et d'exorciser le futur baptisé?
1. —
La Confirmation est-elle un sacrement ?
2. —
Le chrême est-il la matière qui convient pour la Confirmation ?
3. —
Faut-il, pour la validité de ce sacrement, que le chrême ait été consacré par
l'évêque ?
5. —
Le sacrement de Confirmation imprime-t-il un caractère ?
6. —
Le caractère de la Confirmation présuppose-t-il celui du Baptême ?
7. —
Le sacrement. de Confirmation confère-t-il la grâce sanctifiante ?
8. —
Faut-il donner la Confirmation à tous les chrétiens ?
9. —
Doit-on confirmer sur le front ?
10.
— Faut-il que le confirmé soit tenu par un autre ?
11.
— L'évêque a-t-il seul le pouvoir de donner la Confirmation ?
12.
— Le rit de la Confirmation est-il convenable ?
DU SACREMENT DE L'EUCHARISTIE CONSIDÉRÉ DANS SA
NATURE.
1. —
L'Eucharistie est-elle un sacrement ?
2. —
L'Eucharistie est-elle un seul sacrement ou plusieurs ?
3. —
L'Eucharistie est-elle de nécessité de salut ?
4. —
Convient-il de donner plusieurs noms à l'Eucharistie ?
5. —
L'institution de l'Eucharistie a-t-elle été convenable ?
6. —
L'agneau pascal était-il la principale figure de l'Eucharistie ?
DE LA MATIÈRE DE L'EUCHARISTIE.
1. —
Le pain et le vin sont-ils la matière du sacrement de l’Eucharistie ?
2. —
Y a-t-il une quantité déterminée de pain et de vin pour la matière de ce
sacrement ?
3. —
Est-il nécessaire que la matière de ce sacrement soit du pain de froment ?
4. —
Doit-on se servir de pains azymes pour l'Eucharistie ?
5. —
Le vin de la vigne est-il la matière propre de l'Eucharistie ?
6. —
Doit-on mêler de l'eau avec le vin ?
7. —
Ce mélange est-il nécessaire à la validité du sacrement ?
8. —
Faut-il mêler au vin une grande quantité d'eau ?
DU CHANGEMENT DU PAIN ET DU VIN AU CORPS ET AU
SANG DU CHRIST.
2. —
La substance du pain et du vin reste-t-elle dans l'Eucharistie après la consécration ?
3. —
La substance du pain et du vin est-elle anéantie par la consécration ?
4. —
Le pain peut-il être changé au corps de Jésus-Christ ?
5. —
Les accidents du pain et du vin demeurent-ils après ce changement ?
6. —
La forme substantielle du pain reste-t-elle après la consécration ?
7. —
La transubstantiation est-elle instantanée ?
8. —
Cette proposition : Le corps du Christ est fait du pain, est-elle
fausse ?
DE QUELLE MANIÈRE JÉSUS-CHRIST EXISTE DANS
L'EUCHARISTIE.
1. —
Jésus-Christ est-il tout entier dans le sacrement de l'Eucharistie ?
2. —
Jésus-Christ est-il tout entier sous chacune des deux espèces ?
3. —
Jésus-Christ est-il tout entier sous chaque partie des espèces du pain et du
vin ?
4. —
Toute l'étendue du corps de Jésus-Christ est-elle dans l’Eucharistie ?
5. —
Le corps de Jésus-Christ est-il dans l'Eucharistie comme dans un lieu ?
6. —
Le corps de Jésus-Christ est-il mobile dans le sacrement de
l’Eucharistie ?
DES ACCIDENTS QUI RESTENT DANS L'EUCHARISTIE.
1. —
Les accidents restent-ils sans sujet dans l'Eucharistie ?
3. —
Les espèces sacramentelles peuvent-elles agir sur les corps extérieurs et les
modifier ?
4. —
Les espèces sacramentelles peuvent-elles se corrompre ?
5. —
Les espèces sacramentelles peuvent-elles engendrer quelque chose ?
6. —
Les espèces sacramentelles peuvent-elles nourrir ?
7. —
Les espèces sacramentelles sont-elles rompues dans l'Eucharistie ?
8. —
Une liqueur peut-elle se mêler avec le vin consacré ?
DE LA FORME DU SACREMENT DE L'EUCHARISTIE.
4. —
Y a-t-il dans les formes eucharistiques une vertu créée qui produise la
consécration ?
5.
Les paroles de la consécration sont-elles vraies ?
1. —
L'Eucharistie confère-t-elle la grâce ?
2. —
L'Eucharistie donne-t-elle la gloire ?
3. —
L'Eucharistie remet-elle le péché mortel ?
4. —
L'Eucharistie remet-elle les péchés véniels ?
5. —
L'Eucharistie remet-elle toute la peine des péchés ?
6. —
L'Eucharistie préserve-t-elle l'homme du péché ?
7. —
L'Eucharistie n'est-elle profitable qu'à ceux qui la reçoivent ?
8. —
Les péchés véniels empêchent-ils l'effet de l'Eucharistie ?
DE L'USAGE DE L'EUCHARISTIE OU DE LA COMMUNION.
1. —
Doit-on distinguer deux manières de recevoir le corps de Jésus-Christ ?
2. —
N'appartient-il qu'à l'homme de recevoir spirituellement le sacrement de
l'Eucharistie ?
3. —
Les justes seuls reçoivent-ils le corps du Christ dans le sacrement de
l'Eucharistie ?
4. —
Le pécheur qui reçoit ce sacrement commet-il un nouveau péché ?
6. —
Un prêtre doit-il refuser la communion à un pécheur qui la demande ?
7. —
Les sensations impures des rêves nocturnes sont-elles des obstacles à la
communion ?
8. —
Faut-il être à jeun pour recevoir l'Eucharistie ?
9. —
Ceux qui n'ont pas l'usage de la raison doivent-ils recevoir
l'Eucharistie ?
10.
— Est-il permis de communier tous les jours ?
11.
— Est-il permis de renoncer totalement à la communion ?
12.
— Est-il permis de recevoir le corps de Jésus-Christ sans recevoir en même
temps son sang ?
DE L'USAGE QUE LE CHRIST A FAIT DE L'EUCHARISTIE.
1. —
Jésus-Christ a-t-il pris lui-même son corps et son sang ?
2. —
Jésus-Christ donna-t-il son corps à Judas ?
1. —
Appartient-il proprement au prêtre de consacrer l'Eucharistie ?
2. —
Plusieurs prêtres peuvent-ils consacrer une seule et même hostie ?
3. —
Appartient-il seulement au prêtre de dispenser l'Eucharistie ?
4. —
Le prêtre qui consacre peut-il s'abstenir de communier ?
5. —
Un mauvais prêtre peut-il consacrer l'Eucharistie ?
6. —
La messe d'un mauvais prêtre vaut-elle moins que celle d'un bon ?
7. —
Les hérétiques, les schismatiques et les excommuniés peuvent-ils consacrer
l’Eucharistie ?
8. —
Un prêtre dégradé peut-il consacrer l'Eucharistie ?
10.
— Un prêtre peut-il s'abstenir complètement de consacrer l'Eucharistie ?
1. —
Le Christ est-il immolé dans la célébration du sacrement de
l’Eucharistie ?
2. —
Le temps de la célébration de la sainte messe a-t-il été convenablement
déterminé ?
3. —
Le sacrifice de la messe doit-il être célébré dans un édifice et avec des vases
consacrés ?
5. —
Les cérémonies de la messe sont-elles convenables ?
DE LA PÉNITENCE CONSIDéRéE COMME SACREMENT.
1. —
La Pénitence est-elle un sacrement ?
2. —
Les péchés sont-ils la matière propre du sacrement de Pénitence ?
3. —
La forme du sacrement de Pénitence consiste-t-elle dans ces paroles :
« Je vous absous ? »
4. —
L'imposition des mains est-elle nécessaire dans le sacrement de
Pénitence ?
5. —
Le sacrement de Pénitence est-il de nécessité de salut ?
6. —
La Pénitence est-elle la seconde planche après le naufrage ?
7. —
Le sacrement de Pénitence a-t-il été convenablement institué dans la loi
nouvelle ?
8. —
La pénitence doit-elle durer toute la vie ?
9. —
La pénitence peut-elle être continuelle ?
10.
— Le sacrement de Pénitence peut-il être réitéré ?
DE LA PÉNITENCE CONSIDÉRÉE COMME VERTU.
1. —
La pénitence est-elle une vertu ?
2. —
La pénitence est-elle une vertu spéciale ?
3. —
La pénitence fait-elle partie de la justice ?
4. —
La pénitence a-t-elle son siège dans la volonté ?
5. —
La pénitence a-t-elle son principe dans la crainte ?
6. —
La pénitence est-elle la première des vertus ?
DE LA REMISSION DES PÉCHÉS MORTELS.
1. —
La pénitence remet-elle tous les péchés ?
2. —
Le péché mortel peut-il être remis sans la pénitence ?
3. —
La pénitence peut-elle remettre un péché mortel sans un autre ?
4. —
Après le péché pardonné, reste-t-il quelque peine à subir ?
5. —
La rémission de la faute détruit-elle les restes du péché ?
6. —
La rémission de la faute est-elle l'effet de la pénitence ?
DE LA RÉMISSION DES PÉCHéS VéNIELS.
1. —
Le péché véniel peut-il être remis sans la vertu de pénitence ?
2. —
Faut-il une nouvelle infusion de la grâce pour la rémission des péchés
véniels ?
4. —
Le péché véniel peut-il être remis sans le péché mortel ?
DU RETOUR DES PéCIIÉS REMIS PAR LA PÉNITENCE.
1. —
Les péchés remis par la pénitence reviennent-ils par un péché nouveau ?
2. —
Les péchés remis reviennent-ils par certains péchés plutôt que par
d'autres ?
4. —
L'ingratitude qui fait revivre les péchés remis est-elle un péché
spécial ?
DU RÉTABLISSEMENT DES VERTUS PAR LA PÉNITENCE.
1. —
Les vertus sont-elles rétablies par la pénitence ?
3. —
L'homme est-il rétabli par la pénitence dans sa première dignité ?
4. —
Les œuvres faites dans l'état de grâce peuvent-elles être frappées de
mort ?
5. —
Les œuvres frappées de mort revivent-elles par la pénitence ?
6. —
La pénitence vivifie-t-elle les œuvres mortes ?
DES PARTIES DE LA PÉNITENCE EN GÉNÉRAL.
Que ces parties sont la contrition, la confession
et la satisfaction.
1. —
La Pénitence a-t-elle des parties ?
QUE SAINT THOMAS N'A PAS ACHEVÉE.
39eme
TABLEAU SYNOPTIQUE. (Supplément.)
DES PARTIES DE LA
PéNITENCE EN PARTICULIER.
2. —
La contrition est-elle un acte de vertu ?
3. —
L'attrition peut-elle devenir la contrition ?
2. —
L'homme doit-il avoir la contrition du péché originel ?
3. —
L'homme doit-il avoir la contrition de tous les péchés actuels qu'il a
commis ?
4. —
L'homme doit-il avoir la contrition des péchés futurs ?
5. —
L'homme doit-il être contrit des péchés d'autrui ?
6. —
La contrition de chaque péché mortel est-elle requise ?
DE L'ÉTENDUE DE LA CONTRITION.
1. —
La douleur de la contrition est-elle la plus grande que l'homme puisse
éprouver ?
2. —
La douleur de la contrition peut-elle être excessive ?
3. —
Doit-on avoir plus de douleur d'un péché que d'un autre ?
1. —
Toute la vie présente est-elle un temps de contrition ?
2. —
Est-il utile d'avoir continuellement la douleur du péché ?
3. —
Les âmes, après cette vie, ont-elles encore la contrition du péché ?
La rémission du péehé, et parfois celle de toute
la peine, est l'effet de la vraie contrition.
1. —
La rémission du péché est-elle un effet de la contrition ?
2. —
La contrition peut-elle anéantir toute la peine du péché ?
3. —
Une petite contrition peut-elle détruire les grands péchés ?
DE LA NÉCESSITÉ DE LA CONFESSION.
1. —
La confession est-elle nécessaire pour le salut ?
2. —
La confession est-elle de droit naturel ?
3. —
Tous les hommes sont-ils obligés de se confesser ?
4. —
Est-il permis de confesser un péché qu'on n'a pas commis ?
5. —
Est-on obligé de se confesser immédiatement après avoir péché ?
6. —
Quelqu'un peut-il être dispensé de la confession ?
DE LA DÉFINITION DE LA CONFESSION.
Définition donnée par saint Augustin. — La
confession est un acte de la vertu de pénitence.
1. —
Saint Augustin a-t-il bien défini la confession ?
2. —
La confession est-elle un acte de vertu ?
3. —
La confession est-elle un acte de la vertu de pénitence ?
1. —
Est-il nécessaire de se confesser à un prêtre ?
2. —
Est-il permis, en certains cas, de se confesser à d'autres qu'à des
prêtres ?
4. —
Est-il nécessaire de se confesser à son propre prêtre ?
6. —
Tout prêtre peut-il absoudre un pénitent à l'article de la mort ?
7. —
La peine temporelle doit-elle être proportionnée à la grandeur du péché ?
DES QUALITÉS DE LA CONFESSION.
1. —
La confession peut-elle être informe ?
2. —
La confession doit-elle être entière ?
3. —
Peut-on se confesser par interprète ou par écrit ?
4. —
Les seize qualités assignées à la confession dans les Écoles lui sont-elles
nécessaires ?
1. —
La confession délivre-t-elle de la mort du péché ?
2. —
La confession délivre-t-elle, sous certains rapports, de la peine du péché ?
3. —
La confession ouvre-t-elle le paradis ?
4. —
La confession donne-t-elle l'espérance du salut ?
5. —
La confession générale suffit-elle pour effacer les péchés mortels
oubliés ?
2. —
Le sceau de la confession s'étend-il à autre chose qu'à ce qui est de la
confession ?
3.-Le
sceau de la confession n'oblige-t-il que le prêtre ?
DÉFINITION DE LA SATISFACTION.
1. —
La satisfaction est-elle un acte de vertu ?
2. —
La satisfaction est-elle un acte de justice ?
3. —
La définition de la satisfaction donnée par le Maître des Sentences est-elle
admissible ?
DE LA POSSIBILITÉ DE LA SATISFACTION.
En quel sens l'homme peut satisfaire à Dieu. — De
la satisfaction accomplie par un autre.
1. —
L'homme peut-il satisfaire à Dieu ?
2. —
Peut-on satisfaire pour un autre ?
DES QUALITéS DE LA SATISFACTION.
1. —
Peut-on satisfaire pour un péché sans satisfaire en même temps pour les
autres ?
2. —
Celui qui n'est pas en état de grâce peut-il satisfaire pour des péchés remis
antérieurement ?
4. —
Les œuvres faites hors de la charité ont-elles quelque mérite ?
5. —
Ces œuvres mitigent-elles les peines de l'enfer ?
1. —
Faut-il des œuvres pénales pour satisfaire ?
2. —
Les fléaux de cette vie sont-ils satisfactoires ?
3. —
Y a-t-il trois espèces d'œuvres satisfactoires ?
40eme
TABLEAU SYNOPTIQUE. (Suite.)
On examine si les innocents, les saints et les
anges sont susceptibles de la vertu de pénitence.
1. —
La vertu de pénitence peut-elle convenir à ceux qui sont innocents ?
2. —
Les saints du ciel ont-ils la vertu de pénitence ?
3. —
Les anges peuvent-ils avoir la vertu de pénitence ?
EXISTENCE DU POUVOIR DES CLEFS.
1. —
Y a-t-il des clefs dans l'Église ?
2. —
La clef est-elle le pouvoir de lier et de délier ?
3. —
Y a-t-il deux clefs ou une seule ?
DES EFFETS DU POUVOIR DES CLEFS.
1. —
Les clefs s'étendent-elles à la rémission du péché ?
2. —
Les prêtres peuvent-ils remettre la peine du péché ?
3. —
Le prêtre peut-il lier par le pouvoir des clefs ?
4. —
Les prêtres peuvent-ils lier et délier à leur gré ?
1. —
Les prêtres de l'ancienne loi avaient-ils le pouvoir des clefs ?
2. —
Jésus-Christ a-t-il eu le pouvoir des clefs ?
3. —
Les prêtres ont-ils seuls le pouvoir des clefs ?
4. —
Un homme d'une grande sainteté pourrait-il, sans être prêtre, avoir l'usage des
clefs ?
5. —
Les mauvais prêtres ont-ils l'usage des clefs ?
DE CEUX SUR QUI PEUT S'EXERCER LE POUVOIR DES
CLEFS.
1. —
Un prêtre peut-il exercer le pouvoir des clefs sur toute personne ?
2. —
Un prêtre peut-il toujours absoudre les fidèles soumis à sa juridiction ?
3. —
Un prêtre peut-il exercer le pouvoir des clefs à l'égard de son
supérieur ?
DE L'EXCOMMUNICATION. — SA DÉFINITION. — SA
CONVENANCE ET SES CAUSES.
1. —
L'excommunication a-t-elle été bien définie ?
2. —
Est-ce un devoir pour l'Église de porter parfois des excommunications ?
3. —
Est-il permis d'excommunier pour des dommages temporels ?
4.-
Une excommunication injuste a-t-elle quelque effet ?
DE CEUX QUI PEUVENT PORTER L'EXCOMMUNICATION ET
DE CEUX QUI PEUVENT L'ENCOURIR.
1. —
Tout prêtre peut-il excommunier ?
3. —
Un excommunié ou un suspens peut-il excommunier les autres ?
4. —
Pourrait-on s'excommunier soi-même, excommunier son égal ou bien son
supérieur ?
5. —
Peut-on excommunier une communauté entière ?
6. —
Celui qui a été excommunié une première fois peut-il l'être une seconde ?
DE LA COMMUNICATION AVEC LES EXCOMMUNIÉS.
1. —
Est-il permis de communiquer avec un excommunié pour les choses purement
matérielles ?
2. —
Encourt-on l'excommunication en communiquant avec un excommunié ?
DE L'ABSOLUTION DE L'EXCOMMUNICATION.
1. —
Tout prêtre peut-il relever de l'excommunication les fidèles dont il est
chargé ?
2. —
Peut-on être relevé d'une excommunication malgré soi ?
DES INDULGENCES CONSIDÉRÉES EN ELLES-MÉMES.
Efficacité des indulgences. — Elles ont la valeur
qu'elles expriment. — Causes de leur concession.
1. —
L'indulgence remet-elle une partie de la peine satisfactoire?
2. —
Les indulgences ont-elles toute la valeur de leur énoncé ?
3. —
Doit-on accorder des indulgences pour des subsides temporels ?
DE CEUX QUI PEUVENT ACCORDER DES INDULGENCES.
1. —
Les curés peuvent-ils accorder des indulgences?
2. —
Un diacre ou tout autre qu'un prêtre peut-il accorder des indulgences ?
3. —
Un évêque peut-il accorder des indulgences ?
4. —
Celui qui est en état de péché mortel perd-il le pouvoir d'accorder des
indulgences ?
DE CEUX QUI PEUVENT GAGNER LES INDULGENCES.
1. —
Les indulgences profitent-elles à ceux qui sont en état de péché mortel ?
2. —
Les indulgences profitent-elles aux religieux ?
3. —
Peut-on gagner des indulgences sans remplir les conditions prescrites ?
4. —
Les indulgences profitent-elles à celui qui les accorde ?
DU RIT DE LA PéNITENCE SOLENNELLE.
1. —
Une pénitence doit-elle parfois être rendue publique ou solennelle ?
2. —
La pénitence solennelle se réitère-t-elle ?
DE L’EXTRêME-ONCTION ET
DE L’ORDRE.
DU SACREMENT DE L'EXTRÊME-ONCTION. — SA NATURE. —
SON INSTITUTION.
1. —
L'Extrême-Onction est-elle un sacrement ?
2. —
L'Extrême-Onction n'est-elle qu'un seul sacrement ?
3. —
Ce sacrement a-t-il été institué par Jésus-Christ ?
4. —
L'huile d'olive est-elle une matière convenable pour l'Extrême-Onction ?
5. —
Est-il nécessaire que l'huile soit consacrée?
6. —
Est-il nécessaire que la matière de ce sacrement soit consacrée par
l'évêque ?
7. —
Le sacrement de l'Extrême-Onction a-t-il une forme ?
8. —
La forme de ce sacrement doit-elle être prononcée à l'indicatif ou bien par
manière de prière ?
9. —
La forme déprécative dont on vient de parler convient-elle au sacrement de
l'Extrême-Onction ?
DES EFFETS DE L'EXTRÊME-ONCTION.
1. —
L'Extrême-Onction a-t-elle la puissance de remettre les péchés ?
2. —
La santé du corps est-elle un effet de ce sacrement ?
3. —
L'Extrême-Onction imprime-t-elle un caractère ?
DU MINISTRE DE L'EXTRêmE-oNCTION.
1. —
Un laïque pourrait-il conférer l'Extrême-Onction ?
2. —
Les diacres peuvent-ils conférer l'Extrême-Onction ?
3. —
N'y a-t-il que l'évêque qui puisse administrer ce sacrement ?
DE LA RÉCEPTION DE L'ExTRêmE-ONcTIOn.
1. —
Doit-on donner l'Extrême-Onction à ceux qui se portent bien ?
2. —
Ce sacrement doit-il être conféré dans toutes les maladies ?
3. —
Doit-on donner ce sacrement aux fous et aux insensés ?
4. —
Ce sacrement s'administre-t-il aux enfants ?
5. —
Le corps entier du malade doit-il recevoir des onctions ?
6. —
A-t-on désigné convenablement les parties du corps où l'on doit faire les
onctions ?
7. —
Les estropiés doivent-ils recevoir les mêmes onctions que les autres ?
DE LA RÉITÉRATION DE L'EXTRêmE-oNCTion.
Que ce sacrement peut être réitéré. — Doit-il
l'être dans le cours d'une même maladie ?
1. —
Ce sacrement peut-il être réitéré ?
2. —
Doit-on réitérer ce sacrement dans le cours de la même maladie ?
DU SACREMENT DE L'ORDRE CONSIDÉRÉ DANS SA
NA'T'URE ET SES PARTIES.
1. —
Doit-il y avoir un ordre dans l'Église ?
2. —
A-t-on convenablement défini le sacrement de l'Ordre ?
3. —
L'Ordre est-il un sacrement ?
4. —
La forme de ce sacrement est-elle exprimée en termes convenables ?
5. —
Ce sacrement a-t-il une matière ?
1. —
Le sacrement de l'Ordre confère-t-il la grâce sanctifiante ?
2. —
L'Ordre pris dans tous ses degrés imprime-t-il un caractère ?
3. —
Le caractère de l'Ordre présuppose-t-il celui du Baptême ?
4. —
L'Ordre présuppose-t-il nécessairement le caractère de la Confirmation ?
5. —
Un Ordre présuppose-t-il de toute nécessité le caractère d'un autre ?
DES QUALITÉS REQUISES DANS LES ORDINANDS.
1. —
La sainteté de vie est-elle requise dans les ordinands ?
2. —
Faut-il, pour recevoir les Ordres, connaître toute l'Écriture sainte ?
3. —
Peut-on acquérir par le mérite d'une vie sainte les divers Ordres ?
4. —
L'évêque qui ordonne des indignes pèche-t-il ?
DE LA DISTINCTION DES ORDRES ENTRE EUX ; DE
LEURS FONCTIONS ET DU CARACTÈRE QU'ILS IMPRIMENT.
1. —
Y a-t-il plusieurs Ordres ?
3. —
Doit-on distinguer les Ordres en Ordres sacrés et en Ordres non sacrés ?
4. —
Le Maître des Sentences assigne-t-il bien les fonctions des différents
Ordres ?
5. —
Est-ce à la présentation du calice que le prêtre reçoit le caractère
sacerdotal ?
1. —
L'évêque seul confère-t-il le sacrement de l'Ordre ?
1. —
Le sexe féminin est-il un empêchement de l'Ordre ?
2. —
Les enfants et ceux qui sont privés de l'usage de la raison peuvent-ils
recevoir les Ordres ?
3. —
L'esclavage est-il un empêchement de l’Ordre ?
4. —
L'homicide est-il un empêchement de l’Ordre ?
5. —
Les enfants illégitimes sont-ils exclus des Ordres ?
6. —
L'absence d'un membre du corps est-elle un empêchement de l'Ordre ?
DE CERTAINES CHOSES QUI SE RATTACHENT A L'ORDRE.
La tonsure. — L'épiscopat. — La papauté. — Les
vêtements.
1. —
Ceux qui sont ordonnés doivent-ils porter la tonsure ?
2. —
La tonsure est-elle un ordre ?
3. —
Le tonsuré renonce-t-il aux biens temporels ?
4. —
Y a-t-il dans l'Église un pouvoir épiscopal qui s'élève au-dessus de l'Ordre
sacerdotal ?
5. —
L'épiscopat est-il un Ordre ?
6. —
Peut-il y avoir au-dessus des évêques un supérieur dans l'Église ?
7. —
Les vêtements assignés aux ministres de l'Église sont-ils convenables ?
DU MARIAGE CONSIDéRé COMME fONCTION NATURELLE.
1. —
Le mariage appartient-il au droit naturel ?
2. —
Le mariage est-il de précepte ?
3. —
L'usage du mariage est-il licite ?
4. —
L'usage du mariage est-il méritoire ?
DU MARIAGE CONSIDÉRÉ COMME SACREMENT.
1. —
Le mariage est-il un sacrement ?
2. —
Le mariage fut-il institué avant le péché ?
3. —
Le mariage confère-t-il la grâce ?
4. —
L'usage du mariage est-il nécessaire à son intégrité ?
Définition des fiançailles. — De l'âge requis.
1. —
Les fiançailles sont-elles la promesse d'un mariage futur ?
2. —
L'âge de sept ans est-il raisonnablement exigé pour les fiançailles ?
3. —
Les fiançailles peuvent-elles être rompues ?
Le mariage est une union, — qui a reçu différents
noms. — Sa Définition.
1. —
Le mariage est-il une union ?
2. —
Le mariage a-t-il été nommé comme il convient ?
3. —
Le mariage a-t-il été défini comme il convient ?
1. —
Le consentement est-il la cause efficiente du mariage ?
2. —
Faut-il que le consentement soit exprimé par des paroles ?
3. —
Le consentement exprimé par des paroles dites au futur produit-il le
mariage ?
4. —
Le consentement exprimé au présent produit-il le mariage sans le consentement
intérieur ?
5. —
Le consentement donné secrètement par des paroles dites au présent produit-il
le mariage ?
DU CONSENTEMENT CONFIRMé PAR SERMENT OU PAR DES
RAPPORTS CHARNELS.
1. —
Le consentement exprimé au futur et confirmé par serment produit-il le
mariage ?
DU CONSENTEMENT FORCÉ ET CONDITIONNEL.
1. —
Un consentement peut-il être forcé ?
2. —
La crainte agit-elle sur un homme ferme ?
3. —
Le consentement forcé empêche-t-il le mariage ?
5. —
Le consentement conditionnel produit-il le mariage?
6. —
Les enfants peuvent-ils être obligés par leur père à contracter le
mariage ?
Quel est l'objet du consentement. — Du
consentement donné pour une cause inconvenante.
1. —
Le consentement qui produit le mariage a-t-il pour objet l'usage même du
mariage ?
2. —
Le consentement donné pour une cause inconvenante produit-il le mariage ?
1. —
Doit-il y avoir des biens qui excusent le mariage ?
2. —
Les biens du mariage ont-ils été convenablement désignés ?
3. —
Le sacrement est-il le bien principal du mariage ?
4. —
L'usage du mariage est-il excusé par ces biens ?
5. —
L'usage du mariage peut-il être excusé sans ces biens ?
6. —
Un mari qui ne recherche que le plaisir dans l'usage du mariage pèche-t-il mortellement ?
Enumération des empêchements du mariage.
1. —
Y a-t-il des empêchements du mariage ?
L'erreur est un empêchement. — De quelle erreur
il s'agit.
1. —
L'erreur se place-t-elle convenablement parmi les empêchements du
mariage ?
2. —
Une erreur quelconque empêche-t-elle le mariage ?
DE L'EMPÊCHEMENT DE LA CONDITION.
1. —
La condition servile empêche-t-elle le mariage ?
2. —
L'esclave peut-il contracter mariage sans le consentement de son maître ?
3. —
La servitude peut-elle survenir au mariage?
4. —
Les enfants suivent-ils la condition du père ?
DES EMPÊCHEMENTS DU vœu ET DE L'ORDRE.
1. —
Le vœu simple annule-t-il le mariage ?
2. —
Le vœu solennel annule-t-il le mariage ?
3. —
L'Ordre empêche-t-il le mariage ?
4. —
Celui qui est marié peut-il recevoir les Ordres sacrés ?
DE L'EMPêChEMENT DE LA CONSANGUINITÉ.
1. —
La consanguinité a-t-elle été bien définie ?
2. —
Convient-il de diviser la consanguinité par degrés et par lignes ?
3. —
La consanguinité est-elle, de droit naturel, un empêchement du mariage ?
4. —
L'Église a-t-elle le droit de fixer les degrés de consanguinité qui empêchent
le mariage ?
1. —
L'affinité naît-elle du mariage d'un parent ?
2. —
L'affinité subsiste-t-elle après la mort du mari ou de la femme ?
3. —
L'affinité résulte-t-elle d'un commerce illicite ?
4. —
L'affinité résulte-t-elle des fiançailles ?
5. —
L'affinité est-elle cause de l'affinité ?
6. —
L'affinité empêche-t-elle le mariage ?
7. —
L'affinité a-t-elle des degrés par elle-même ?
8. —
Les degrés d'affinité s'étendent-ils aussi loin que ceux de
consanguinité ?
9. —
Le mariage contracté entre parents ou alliés doit-il toujours être
dirimé ?
10.
— Le mariage des parents ou des alliés peut-il être l'objet d'une
accusation ?
11.
— Avant de prononcer la séparation d'un tel mariage, convient-il de procéder
par témoins ?
DE L'EMPÊCHEMENT DE LA PARENTÉ SPIRITUELLE.
La parenté spirituelle est un empêchement qui se
contracte par le baptême et par la confirmation.
1. —
La parenté spirituelle empêche-t-elle le mariage ?
2. —
La parenté spirituelle se contracte-t-elle seulement par le baptême ?
3. —
La parenté spirituelle se contracte-t-elle entre celui qui est baptisé et le
parrain ?
4. —
La parenté spirituelle passe-t-elle du mari à la femme ?
5. —
La parenté spirituelle passe-t-elle aux enfants du père spirituel ?
DE LA PARENTÉ LÉGALE OU DE L'ADOPTION.
Définition de l'adoption, — Empêchement qu'elle
forme.
1. —
L'adoption a-t-elle été définie comme il convient ?
2. —
L'adoption empêche-t-elle le mariage ?
3. —
La parenté légale ne se contracte-t-elle qu'entre l'adoptant et l'adopté ?
DES EMPêCHEmENTS DE L'IMPUISSANCE, DU MALéFICE,
DE LA DÉMENCE, DE L'INCESTE ET DU DÉFAUT D'AgE.
On donne la raison de ces divers empêchements.
1. —
L'impuissance naturelle empêche-t-elle le mariage ?
2. —
Le maléfice peut-il empêcher le mariage ?
3. —
La démence empêche-t-elle le mariage ?
4. —
L'inceste commis avec la sœur de l'épouse annule-t-il le mariage ?
5. —
Le défaut d'âge empêche-t-il le mariage ?
DE L'EMPÊCHEMENT DE LA DISPARITÉ` DU CULTE.
En quoi il consiste. — Règles à suivre.
1. —
Un fidèle peut-il épouser une infidèle ?
2. —
Le mariage existe-t-il entre les infidèles ?
3. —
Un mari converti à la foi peut-il demeurer avec son épouse qui refuse de se
convertir ?
5. —
Le fidèle qui se sépare de sa femme infidèle peut-il contracter un autre
mariage ?
6. —
Les autres vices diriment-ils le mariage ?
1. —
Est-il permis à un mari de tuer sa femme qu'il surprend dans l’adultère ?
2. —
L'homme qui a tué sa femme peut-il en épouser une autre ?
De l’empêchement DU vœu SOLENNEL.
DE l’empêchEMENT QUI SURVIENT PAR LA FORNICATION
AU MARIAGE CONSOMMé.
1. —
Est-il permis à un homme de renvoyer sa femme pour cause de fornication ?
2. —
Le mari est-il obligé de renvoyer sa femme pour cause de fornication ?
3. —
Le mari peut-il de son autorité propre renvoyer sa femme pour cause de
fornication ?
4. —
Les deux époux ont-ils le même droit de demander le divorce ?
5. —
Après le divorce, l'un des époux peut-il contracter un autre mariage ?
6. —
L'homme et la femme peuvent-ils se réconcilier après leur séparation ?
Si les secondes noces sont permises. — Si elles
sont un sacrement.
1. —
Les secondes noces sont-elles défendues ?
2. —
Les secondes noces sont-elles un sacrement ?
DE ANNEXIS MATRIMONIO, ET PRIMO DE DEBITI
REDDITIONE.
Utrum sit obligatio reddendi debitum et qualie
sit obligatio.
1. —
Utrùm alter conjugum teneatur alteri ad redditionem debiti ?
2. — Utrùm vir teneatur reddere debitum uxori non
petenti ?
3. —
Utrùm vir et mulier sint in actu matrimonii aequales ?
4. —
Utrùm vir et uxor possint emittere votum contra debitum matrimonii sine mutuo
consensu ?
5. —
Utrùm in diebus sacris impediatur petitio debiti ?
6. —
Utrùm petens debitum in tempore sacro mortaliter peccet ?
7. — Utrùm unus conjux teneatur alteri debitum
reddere in tempore festivo?
1. —
Est-il contraire à la loi naturelle qu'un homme ait plusieurs épouses ?
2. —
La polygamie a-t-elle été licite autrefois ?
3. —
Est-il contraire à la loi naturelle d'avoir une concubine ?
4. —
Est-ce un péché mortel d'avoir des rapports charnels avec une concubine ?
5. —
A-t-il été permis dans un temps d'avoir une concubine ?
DE LA BIGAMIE ET DE L'IRRéGULARITé QU'ELLE
PRODUIT.
Cas où l'irrégularité se contracte par la
bigamie. — La dispense.
1. —
La bigamie emporte-t-elle l'irrégularité ?
2. —
Est-on irrégulier pour avoir eu deux épouses, l'une de droit, l'autre de
fait ?
3. —
Contracte-t-on l'irrégularité en épousant une veuve ou une fille qui n'est pas
vierge ?
4. —
Le baptême enlève-t-il l'irrégularité de la bigamie ?
5. —
Est-il permis de dispenser les bigames ?
1. —
L'indissolubilité du mariage est-elle fondée sur la loi naturelle ?
2. —
Une dispense a-t-elle pu rendre licite la répudiation d'une épouse ?
3. —
A-t-il été permis sous la loi de Moïse de répudier une épouse ?
4. —
Était-il permis à l'épouse répudiée de prendre un autre mari ?
5. —
Était-il permis au mari de reprendre l'épouse qu'il avait répudiée ?
6. —
La cause de la répudiation était-elle la haine du mari ?
7. —
Les causes de la répudiation devaient-elles être consignées dans la
cédule ?
1. —
Les enfants nés hors d'un vrai mariage sont-ils illégitimes ?
2. —
Les enfants illégitimes doivent-ils subir quelque dommage de leur
naissance ?
3. —
Un enfant illégitime peut-il être légitimé ?
De la résurrection et
de la vie éternelle.
DU LIEU DES AMES APRÈS LA MORT.
1. —
Des lieux sont-ils assignés aux âmes après la mort ?
2. —
Les âmes vont-elles au ciel ou en enfer aussitôt après la mort ?
3. —
Les âmes des morts peuvent-elles sortir du paradis ou de l'enfer ?
4. —
Le limbe de l'enfer est-il la même chose que le sein d'Abraham ?
5.-Le
limbe de l'enfer était-il la même chose que l'enfer des damnés ?
6. —
Le limbe des enfants est-il le même que celui des saints de l'ancienne
loi ?
7. —
N'est-ce point assigner trop de séjours pour les âmes après la mort ?
DE L'ÉTAT DE L'ÂME SÉPARÉE DU CORPS.
1. —
Les facultés sensitives restent-elles dans l'âme séparée du corps ?
2. —
Les actes des facultés sensitives existent-ils dans l'âme séparée du
corps ?
3. —
L'âme séparée du corps subit-elle les atteintes d'un feu corporel ?
1. —
Les suffrages de l'un peuvent-ils profiter à l’autre ?
2. —
Les morts sont-ils secourus par les œuvres des vivants ?
3. —
Les suffrages des pécheurs servent-ils aux morts ?
4. —
Les suffrages pour les morts servent-ils aux vivants qui les font ?
5. —
Les suffrages servent-ils aux réprouvés de l'enfer ?
6. —
Les suffrages servent-ils aux âmes du purgatoire ?
7. —
Les suffrages des vivants sont-ils utiles aux enfants qui sont dans les
limbes ?
8. —
Les suffrages servent-ils aux saints du ciel ?
9. —
Les prières de l'Église, le sacrifice de l'autel et les aumônes sont-ils utiles
aux morts ?
10.
— Les indulgences de l'Église sont-elles utiles aux morts ?
11.
— Les pompes funèbres sont-elles utiles aux morts ?
12.
— Les suffrages qui se font pour un défunt en particulier lui servent-ils plus
qu'aux autres ?
1. —
Les saints connaissent-ils nos prières ?
2. —
Devons-nous demander les prières des saints ?
3. —
Les prières des saints sont-elles toujours exaucées ?
DES SIGNES DU JUGEMENT DERNIER.
1. —
Des signes précéderont-ils le dernier avènement du Seigneur ?
2. —
Le soleil et la lune seront-ils, pendant le jugement, réellement privés de leur
lumière ?
3. —
Les vertus des cieux seront-elles ébranlées à la venue du Seigneur ?
1. —
Le monde sera-t-il purifié ?
2. —
La purification du monde se fera-t-elle par le feu ?
3. —
Ce feu sera-t-il de la même nature que le nôtre ?
4. —
Ce feu purifiera-t-il aussi les cieux supérieurs ?
5. —
Ce feu détruira-t-il les autres éléments ?
6. —
Tous les éléments seront-ils purifiés ?
7. —
La dernière conflagration suivra-t-elle le jugement ?
8. —
Le feu de la dernière conflagration produira-t-il l'effet indiqué par le Maître
des Sentences ?
9. —
Ce feu servira-t-il à ensevelir les réprouvés ?
1. —
Y aura-t-il une résurrection des corps ?
2. —
Tous les corps ressusciteront-ils ?
3. —
La résurrection des corps sera-t-elle naturelle ?
DE LA CAUSE DE LA RESURRECTION.
1. —
La résurrection du Christ est-elle la cause de la nôtre ?
2. —
Le son de la trompette sera-t-il la cause de notre résurrection ?
3. —
Les anges seront-ils employés dans la résurrection ?
DU TEMPS ET DU MODE DE LA RÉSURRECTION.
1. —
Convient-il que la résurrection soit différée jusqu'à la fin du monde ?
2. —
L'époque de la résurrection nous est-elle cachée ?
3. —
La résurrection aura-t-elle lieu pendant la nuit ?
4. —
La résurrection sera-t-elle instantanée ou successive ?
DE LA RÉSURRECTION à SON POINT DE DéPaRT.
Tous les hommes ressusciteront de la mort — et de
leurs cendres. — Un mot sur la cendre des morts.
1. —
Tous les hommes ressusciteront-ils de la mort ?
2. —
Tous les hommes ressusciteront-ils de leurs cendres ?
3. —
Les cendres de nos corps auront-elles conservé une inclination naturelle pour
notre âme ?
DES CORPS RESSUSCITéS, ET D'ABORD DE LEUR
IDENTITÉ.
1. —
L'âme reprendra-t-elle identiquement le même corps ?
2. —
L'homme ressuscitera-t-il identiquement le même ?
DE L'INTÉGRITÉ DES CORPS RESSUSCITÉS.
1. —
Tous les membres du corps humain ressusciteront-ils ?
2. —
Les cheveux et les ongles ressusciteront-ils ?
3. —
Le sang reviendra-t-il dans le corps humain ?
5. —
Tout ce qui aura existé matériellement dans nos membres
ressuscitera-t-il ?
DES QUALITÉS DES CORPS RESSUSCITÉS.
Si tous les hommes ressuscités auront le même
âge, — la même taille, — le même sexe, etc.
1. —
Tous les hommes ressusciteront-ils dans le même âge ?
2. —
Tous les hommes ressusciteront-ils avec la même taille ?
3. —
Tout le monde aura-t-il le même sexe ?
4. —
Les hommes ressusciteront-ils avec les appétits de la vie animale ?
DE L'IMPASSIBILITé DES CORPS GLORIEUX.
1. —
Les corps des saints auront-ils l'impassibilité ?
2. —
Les saints auront-ils tous la même impassibilité ?
3. —
L'impassibilité des corps glorieux empêchera-t-elle la sensibilité ?
4. —
Tous les sens des bienheureux seront-ils en exercice ?
DE LA SUBTILITÉ DES CORPS GLORIEUX.
1. —
La subtilité sera-t-elle une propriété des corps glorieux ?
3. —
Peut-il se faire par miracle que deux corps soient dans le même lieu ?
4. —
Un corps glorieux peut-il exister dans le même lieu avec un autre corps
glorieux ?
6. —
Les corps glorieux sont-ils impalpables par leur subtilité même ?
DE L'AGILITÉ DES CORPS GLORIEUX.
1. —
L'agilité convient-elle aux corps glorieux ?
2. —
Les saints feront-ils usage de leur agilité ?
3. —
Le mouvement local des corps glorieux sera-t-il instantané ?
DE LA CLARTé DES CORPS GLORIEUX.
1. —
Les corps glorieux auront-ils la clarté ?
2. —
La clarté des corps glorieux peut-elle être vue par un œil non glorifié ?
3. —
Les corps glorieux seront-ils nécessairement visibles pour les yeux non
glorifiés ?
DE L'ÉTAT DES CORPS DES DAMNéS APRÈS LA
RÉSURRECTION.
1. —
Les corps des damnés ressusciteront-ils avec leurs difformités ?
2. —
Les corps des damnés seront-ils incorruptibles ?
3. —
Le corps des damnés sera-t-il impassible ?
DE LA VIE ÉTERNELLE, ET D'ABORD DE LA
CONNAISSANCE DES MÉRITES ET DES DÉMÉRITES AU JOUR DU JUGEMENT.
1. —
Après la résurrection, chaque homme connaîtra-t-il tous les péchés qu'il aura
commis ?
2. —
Chacun pourra-t-il lire ce qui sera dans la conscience des autres ?
Il y aura un jugement général, — à une époque non
connue. — dans la vallée de Josaphat.
1. —
Y aura-t-il un jugement universel ?
2. —
Le jugement se fera-t-il au moyen de la parole extérieure ?
3. —
Le temps du jugement général est-il connu ?
4. —
Le jugement se fera-t-il dans la vallée de Josaphat ?
1. —
Quelques hommes jugeront-ils avec le Christ ?
2. —
Le pouvoir de juger correspond-il à la pauvreté volontaire ?
4. —
Les démons exécuteront-ils sur les damnés la sentence du Juge ?
5. —
Tous les hommes comparaîtront-ils au jugement ?
6. —
Les bons seront-ils jugés ?
7. —
Les méchants seront-ils jugés ?
8. —
Les anges seront-ils jugés ?
DE LA FORME DU CHRIST AU JUGEMENT DERNIER.
1. —
Le Christ jugera-t-il sous sa forme humaine ?
2. —
Le Christ apparaîtra-t-il avec la gloire de son humanité ?
3. —
Les méchants pourront-ils voir la divinité sans joie ?
DE l’étaT DU MOnDE APRÈS LE JUGEMENT.
1. —
Le monde sera-t-il renouvelé ?
2. —
Le mouvement des corps célestes cessera-t-il ?
3. —
La clarté des corps célestes sera-t-elle augmentée dans la rénovation du
monde ?
4. —
Tous les éléments seront-ils renouvelés par la clarté de la gloire ?
5. —
Les plantes et les animaux subsisteront-ils dans le monde renouvelé ?
DE LA VISION DE L'ESSENCE DIVINE.
1. —
L'intellect humain peut-il parvenir à voir Dieu dans son essence ?
2. —
Les saints verront-ils Dieu des yeux du corps ?
3. —
Les saints, en voyant Dieu, voient-ils tout ce que Dieu voit ?
De LA BéATITUDE DES SAINTS ET DE LEUR DEMEURE.
1. —
La béatitude des saints sera-t-elle plus grande après le jugement
qu'auparavant ?
2. —
Les degrés de béatitude doivent-ils être appelés des demeures ?
3. —
Les demeures diverses se distinguent-elles d'après les divers degrés de
charité ?
DE LA CONDUITE DES SAINTS ENVERS LES DAMNéS.
1. —
Les saints verront-ils les peines des damnés ?
2. —
Les saints compatiront-ils aux peines des damnés ?
3. —
Les saints se réjouiront-ils des peines des damnés ?
1. —
Faut-il assigner des dots aux bienheureux ?
2. —
La dot est-elle la même chose que la béatitude ?
3. —
Le Christ a-t-il des dots ?
4 —
Les anges ont-ils des dots ?
5. —
Les dots de l'âme sont-elles au nombre de trois ?
1. —
L'auréole est-elle la même chose que la récompense essentielle appelée la
couronne ?
2. —
L'auréole diffère-t-elle du fruit ?
3. —
Le fruit ne répond-il qu'à la vertu de continence ?
4. —
Est-il convenable d'assigner trois sortes de fruits aux trois parties de la
continence ?
5. —
L'auréole est-elle due à la virginité ?
6. —
L'auréole est-elle due aux martyrs ?
7. —
L'auréole est-elle due aux docteurs ?
8. —
L'auréole est-elle due au Christ ?
9. —
L'auréole est-elle due aux anges ?
10.
— L'auréole est-elle due au corps ?
12.
— L'auréole des vierges a-t-elle la prééminence sur les autres ?
13.
— L'auréole est-elle plus belle chez l'un que chez l'autre ?
1. —
Les damnés ne souffrent-ils dans l'enfer que la peine du feu ?
2. —
Le ver des damnés est-il corporel ?
3. —
Les pleurs des damnés sont-ils corporels ?
4. —
Les damnés seront-ils dans les ténèbres corporelles ?
5. —
Le feu de l'enfer sera-t-il un feu corporel ?
6. —
Le feu de l'enfer est-il de la même espèce que le nôtre ?
7. —
L'enfer est-il sous la terre ?
DE LA VOLONTÉ ET DE L'INTELLIGENCE DES DAMNÉS.
1. —
Toute volonté chez les damnés est-elle mauvaise ?
2. —
Les damnés se repentent-ils du mal qu'ils ont fait ?
3. —
Les damnés voudraient-ils être anéantis ?
4. —
Les damnés voudraient-ils que les élus fussent damnés avec eux ?
5. —
Les damnés haïssent-ils Dieu ?
6. —
Les damnés déméritent-ils ?
7. —
Les damnés peuvent-ils faire usage des connaissances acquises sur la
terre ?
8. —
Les damnés penseront-ils parfois à Dieu ?
9. —
Les damnés verront-ils la gloire des bienheureux ?
DE LA MISÉRICORDE ET DE LA JUSTICE DE DIEU À
L'ÉGARD DES DAMNÉS.
1. —
La justice divine exige-t-elle qu'une peine éternelle soit infligée au
pécheur ?
2. —
La miséricorde divine mettra-t-elle un terme au supplice des démons ?
3. —
La miséricorde divine souffrira-t-elle que les hommes eux-mêmes soient punis
éternellement ?
4. —
La miséricorde divine ne mettra-telle point au moins un terme à la peine des chrétiens ?
5. —
Ceux qui auront fait des œuvres de miséricorde n'échapperont-ils point à la
peine éternelle ?
DE L'ÉTAT DES AMES QUI SORTENT DE CE MONDE AVEC
LE PÉCHÉ ORIGINEL SEUL.
2. —
Les enfants morts sans baptême s'affligent-ils de leur état ?
3. —
Les peines du purgatoire surpassent-elles toutes les peines temporelles de
cette vie ?
4. —
Les peines du purgatoire sont-elles volontaires ?
5. —
Les âmes du purgatoire sont-elles punies par les démons ?
6. —
La faute du péché véniel est-elle expiée par la peine du purgatoire ?
7. —
Le feu du purgatoire délivre-t-il de toute la peine due au péché ?
8. —
Tel péché véniel est-il puni dans le purgatoire plus longtemps que tel
autre ?
9. —
Y a-t-il un purgatoire après cette vie ?
10.
— Le lieu où les âmes sont purifiées est-il le même que celui où les damnés
sont punis ?
LEXIQUE DES EXPRESSIONS
TECHNIQUES.
TABLE ALPHABéTIQUE DE TOUTES LES MATIèRES contenues dans la
PETITE SOMME THéOLOGIQUE
FIN DE LA TABLE DES MATIèRES
[1] Bien que le
R. P. Delaporte ait enrichi cette édition d'un travail plus considérable, il
nous a semblé opportun de consigner ici l'impression première produite sur le
savant religieux par la Petite Somme dont, alors, il ne connaissait pas
l'auteur. (Note de L'Éditeur).
[2] Au moment de mettre sous
presse, nous apprenons que M. l'abbé Lebrethon a été reçu, ce matin même,
Docteur à l'Université théologique de Rome.
Borne, Imprimerie de la Chambre apostolique.
[3] Mgr
Laforêt, aujourd'hui Recteur-Magnifique de l'Université de Louvain. (Note de
l'Éditeur.)
[4] Assemblée
générale des catholiques à Malines en 1863, tome lev.
[5] Petite
Somme, question I, article 8. La théologie est-elle une science de raisonnement ?
[6] Nous avons eu la pensée de
publier un abrégé de la Somme contre les Gentils. Nous y avons renoncé en
voyant que toutes les questions qu'elle renferme sont contenues dans la Somme
théologique, où elles sont résolues d'après les mêmes principes, souvent dans
les mêmes termes, et toujours avec plus de concision et de clarté. La Somme
théologique en comprend beaucoup d'autres du plus haut intérêt. Saint Thomas y
a résumé, avant de mourir, tous ses principes et toutes ses pensées sur la
philosophie, aussi bien que sur la théologie. À côté de la Petite Somme, une
analyse de la Somme contre les Gentils serait une répétition fort incomplète et
à peu près inutile. F. L. B.
[7] Ce ne fut
que plus tard, probablement dans la première moitié du XVe siècle,
qu'un religieux franciscain, Henri de Gorrichen, ajouta à la Somme le
Supplément qui la termine aujourd'hui. Il le tira du Commentaire sur les
Sentences, composé par saint Thomas lui-même.
[8] Panégyrique
de saint Thomas, prononcé en 1864, au couvent des dominicains de Paris, par Mgr
Landriot.
[9] Mgr
Landriot.
[10] Expression
de Sa Sainteté Pie IX dans son Bref.
[11] Il ne faut pas être surpris de trouver, dès le premier article de la Somme théologique de saint Thomas, des
raisonnements qui supposent la foi à l'Écriture et à la révélation ; le
Docteur Angélique n'a pas pris à tache de démontrer positivement l'existence de
la révélation, il la suppose. La Somme
contre les Gentils, où cette question est traitée, a dû précéder la Somme théologique.
[12] Reconnaître la destination de l'homme à une fin surnaturelle, c'est reconnaître par là même que la révélation était nécessaire. Dieu eût pu laisser l'homme dans sa propre nature sans l'élever à la fin surnaturelle de la béatitude éternelle ; mais il a voulu l'y élever, et c'est pour cette fin qu'il l'a créé. Il l'a voulu, dis-je, et il nous l'a révélé.
[13] La Somme théologique n'a pas pour but de prouver l'existence de la révélation contre les incrédules, elle est purement théologique, comme l'annonce son titre même, et, par conséquent, elle suppose la foi à la révélation. Si l'on n'était pas averti de cette vérité, on ne comprendrait pas même le premier article.
[14] Science des saints ; théologie ; sainte doctrine ; doctrine sacrée, inspirée, révélée ; enseignement divin : tous ces mots sont synonymes.
[15] La théologie n'argumente pas pour prouver a priori les articles de la foi. La raison, qui démontre
l'existence de la révélation, fait voir que ces articles ont été révélés, et
que, conséquemment, il n'y a pas de légèreté à les croire, puisqu'ils sont dus
à la révélation de Dieu, qui est infaillible. Arrivée là, elle se confie à la
foi pour tout ce qui est au-dessus de sa portée. Après avoir reconnu le
flambeau divin elle le laisse éclairer seul les immenses horizons du monde
surnaturel.
[16] La tradition apostolique, que le saint concile de Trente met
au même rang que l'Écriture elle-même, fait aussi partie de la révélation. Elle
se trouve dans les décrets des conciles généraux, dans l'enseignement unanime
des Pères, dans les décisions dogmatiques des souverains pontifes, dans
l'enseignement de l'Église, qui, réunie ou dispersée, jouit du privilège de
l'infaillibilité, point essentiel dont le théologien ne se départira jamais.
Soit que l'Église prononce dans un concile général qui la représente, soit
qu'elle s'exprime par la voix unanime des Pères en matière de dogme ou de
morale, soit qu'elle parle ou par l'organe du souverain pontife, ou par un
concile particulier dont les jugements connus sont revêtus de l'assentiment
universel, Jésus-Christ est toujours avec elle. L'Écriture sainte elle-même
doit être interprétée, — non par la raison seule comme le prétendent les
sociniens et les rationalistes modernes, — non par des révélations immédiates
comme l'ont rêvé quelques sectaires enthousiastes, — non par un secours spécial
et individuel du Saint-Esprit, donné à chaque particulier, comme le veulent les
luthériens et les calvinistes, — mais par l'enseignement de l'Église
catholique.
L'autorité
des Pères, considérée dans son ensemble, forme la tradition, qui est
infaillible ; il ne s'agit, dans les paroles de saint Augustin, que de
l'autorité personnelle de chacun des Pères de l'Église.
[17] Dieu lui-même nous a parlé pour nous révéler la vérité de son existence : peut-il y avoir une preuve plus forte que celle-là ?
[18] Acte, puissance sont deux mots qui reviendront souvent et dont
il est nécessaire de fixer le sens ; sans cela il serait difficile de
comprendre ces preuves.
L'acte
désigne l'existence de l'être, son actualité et son activité.
La
puissance, ou l'être en puissance, c'est ce qui est à l'état de possible, ce
qui peut exister ; par opposition à ce qui existe en acte, à ce qui existe
réellement.
L'acte
pur désigne l'être qui n'est nullement à l'état de puissance ou de possible,
qui n'a besoin d'aucun autre pour exister, et qui agit toujours.
[19] Tous les êtres qui paraissent se mouvoir d'eux-mêmes ont cependant au-dehors un principe de mouvement qui leur a donné la faculté de se mouvoir ou qui les meut immédiatement, soit par impulsion physique intellectuelle ou morale, soit par attraction et à la manière d'une fin, comme le bonheur et la fin dernière. Aucun être, en un mot, ne trouve en soi le premier principe de son mouvement et de ses actes ; cela est vrai des esprits, non moins que des corps.
[20]
« Vous aurez beau supposer, dans la nature, des combinaisons et des
mouvements successifs, d'où sortent les phénomènes que nous avons sous les yeux, et qui nous ravissent
d'admiration, il faudra que nous arrivions à une cause première, efficiente, de
ce bel ordre qui frappe nos regards. »
(Frayssinous.)
[21] Le ciel, la terre, la plus petite des créatures, le plus
faible des mouvements, tout est démonstration de l'existence de Dieu. Il y a
des perfections dans le monde ; donc il y a au-dessus du monde un être
parfait qui les a produites. Prenez un genre quelconque de perfection, vous
arrivez à Dieu.
« En soi et dans nos idées, dit Bossuet, le parfait est le premier ; l'imparfait, en toutes façons, n'en est qu'une dégradation. »
[22] « Si partout où je vois de l'ordre, dit Mgr Frayssinous, si, à la vue d'une famille bien réglée, d'une ville bien policée, d'une armée bien disciplinée, d'un édifice bien régulier dans toutes ses parties, l'idée d'un agent doué d'intelligence et de raison se réveille en moi, malgré moi, il faut bien, pour suivre les règles de l'analogie et de l'expérience la plus constante, qu'à la vue de l’ordre admirable de la nature je m'élève jusqu'à une intelligence suprême dont il soit l'ouvrage. Je vois une aiguille faire le tour d'un cercle tracé sous mes yeux et marquer exactement les heures qui divisent le jour, et je demande quelle est la cause d'un mouvement si régulier : vous me répondrez qu'il est le résultat d'un mécanisme qui se dérobe à mes yeux, j'y consens ; mais ne faut-il pas remonter à un ouvrier intelligent qui ait mis en jeu et en action les ressorts divers de cette machine ? — Je vois une armée exécuter avec précision les évolutions les plus savantes et les plus difficiles ; j'en demande la cause, et l'on me répond que ce que j'admire est le résultat des règles de la tactique et du long exercice du soldat ; j'y consens encore ; mais cela me dispense-t-il de recourir à un ordonnateur qui commande et règle tous ces mouvements ?... S’il faut une intelligence pour composer une sphère artificielle qui représente les mouvements célestes, nous ne concevons pas qu'il n'ait pas fallu une intelligence pour disposer les sphères réelles qui roulent dans les cieux. »
[23] En d'autres termes : Dieu est-il un être composé d'un
corps et d'un esprit ?
[24] La forme, en général, est ce qui fait qu'un être est ce qu'il
est ; c'est ce qui constitue sa nature. Sans elle l'être n'existe qu'en
puissance, précisément parce qu'il n'est pas formé.
[25] « Quiconque dit un genre ou une espèce dit manifestement
une borne » (Fénelon.)
[26] La cause efficiente est la cause productrice ou créatrice.
[27] Voir notre Lexique
pour les mots acte et puissance, qui n'ont pas de synonymes
dans la langue française.
[28] Principe très-vrai et très-fécond. Il n'y a point de
proposition sans verbe, et en réalité il n'y a qu'un seul verbe, qui est le
verbe être.
[29] Ces notions trouveront leur application dans les traités des actes humains, des vertus et des péchés. On y verra que toute action qui réunit le mode, l'espèce et l'ordre qu'elle doit avoir, est bonne, tandis que celle qui manque de l'une de ces qualités est mauvaise par la privation d'un bien qu'elle aurait dû avoir : le mal, c'est la privation du bien. Le premier article de la 6e Question nous montrera l'importance de celui-ci par rapport à la bonté de Dieu.
[30] Article important pour comprendre certains principes que l'on
verra dans la suite, tels que celui-ci : Tout être agit pour un bien.
[31] La bonté se prend ici dans le sens du bien. Dieu est le
souverain bien parce que de lui découlent tous les biens et qu'il ne saurait
être comparé à aucun de ses effets que par suréminence.
[32] « L'homme ignorant croit connaître le changement avant l'immutabilité… et il ne veut pas songer qu'être immuable c'est être, et que changer c'est n'être pas. Or l'être est, et il est connu avant la privation qui est non-être. Avant donc qu'il y ait des choses qui ne sont pas toujours les mêmes, il y en a une qui est toujours la même et qui ne souffre pas le déclin. » (Bossuet.)
[33] « Toujours et partout digne de nos adorations
et de notre amour, Dieu seul demeure, tandis que tout passe sous nos yeux, et
que les œuvres les plus fermes de la main des hommes rendent tôt ou tard, par
leur chute, un hommage éclatant à son immutabilité. » (Frayssinous.)
[34] « Dieu, dit-on, est incompréhensible : il est vrai,
vous ne comprenez pas son éternité. Mais l'éternité d'un être quelconque est
rigoureusement démontrée : par là même que quelque chose est aujourd'hui,
il faut nécessairement que quelque chose ait toujours été. Car si, avant tout
ce qui a commencé, quelque chose n'existait pas, il n'y avait donc que le néant ;
et s'il n'y avait eu que le néant, il n'y aurait que le néant encore : le
néant ne peut rien produire.
Il est
donc un être incréé, éternel, existant avant tous les temps ; jamais il
n'a eu de commencement, jamais il ne finira. La mesure de sa durée passée,
c'est l'éternité ; la mesure de sa durée future, c'est encore l'éternité.
C'est ce qui a fait dire à Pascal : « L'homme est un point placé entre deux éternités. »
Que cet
être éternel soit Dieu ou la matière, nous ne l'examinerons point ici. Voilà
toujours les athées forcés d'admettre l'éternité d'un être quelconque ; et
quoi néanmoins de plus incompréhensible ! » (Frayssinous.)
[35] S'il y avait plus d'un Dieu, il y en aurait une infinité. S'il y en avait une infinité, il n'y en aurait point. Car, chaque Dieu n'étant que ce qu'il est, il serait fini, et il n'y en aurait point à qui l'infini ne manquât ; ou il en faudrait entendre un qui contint l'infini, et qui dès lors serait seul. » (Bossuet.)
[36] Cette question de la vision de l'essence divine est amplement traitée dans le supplément. (Q. 92, a. 1.)
[37] « La présomption, mère de l'erreur, se trouve
arrêtée quand on voit que l'intelligence ne peut mesurer toute la nature divine :
alors l'esprit humain recherche la vérité avec plus d'humilité. » (Sum. contra
Gent.)
[38] « Un Dieu qui pourrait être compris ne serait pas le Dieu
véritable, mais un Dieu imaginé par l'homme. Qu'on avance tant qu'on voudra
dans l'infini, on ne trouvera jamais les limites de ce qui n'en a point. C'est
une mer sans fond et sans rivages. L'incompréhensibilité de la nature divine
lui est tellement propre que, refuser de croire en Dieu parce qu'il est
incompréhensible, c'est refuser de croire en Dieu parce qu'il est Dieu. » (Frayssinous.)
[39] Voyez le Lexique pour les mots univoque, équivoque, analogue.
[40] ®e6 (®ECY,
garder).
[41] Voyez le Lexique pour le mot potentiel.
[42] Il s'agit des êtres en général. La science divine est la cause
des choses de la nature, et les choses de la nature, à leur tour, sont la cause
de notre science. La nature précède et mesure la science de l'homme, tandis que
la science divine précède et mesure la nature.
[43] Une équation, c'est-à-dire une conformité parfaite. « Il semble, dit M. de Maistre, que la vérité se soit définie elle-même. »
[44] « C'est une chose étonnante, dit Bossuet, que l'homme entende tant de vérités sans entendre en même temps que toute vérité vient de Dieu, qu'elle est en Dieu et qu'elle est Dieu même. »
[45] « Notre raison naturelle est un rayon de la lumière divine. Dieu est pour toutes les vérités ce qu'est le soleil pour les choses naturelles. Il est plus encore, il est le soleil des intelligences. » (Le P. Gratry.)
[46] « Les siècles perdent la sagesse ou la retrouvent, comme un homme perd ou retrouve la vérité à diverses époques de sa vie, selon que son âme se dissout dans la volupté et retombe dans la nuit des sens, ou se retrempe dans la vertu et se relève vers l'intelligible. » (Le P. Gratry.)
[47] Les sensibles propres (sensibilia propria) sont les choses qui se rapportent directement à chaque sens : la couleur pour la vue, le son pour l'ouïe, l'odeur pour l'odorat.
[48] Les sensibles communs (sensibilia communia) sont les objets perçus par plusieurs sens externes : ainsi l'étendue, qui est perçue par le toucher et par la vue. — Les sensibles accidentels (sensibilia accidentalia) sont les choses qui ne sont pas sensibles par elles-mêmes et qui ne tombent sous nos sens que par une autre à laquelle elles sont unies : la substance, par exemple, n'est perçue que par ses modes extérieurs.
[49] Le mal de la nature, ce sont les maux physiques ; le mal de la peine, c'est le châtiment ; le mal moral, c'est le péché.
[50] « Murmurer de ce que Dieu n'empêche pas l'homme de faire le mal, a dit J. — J. Rousseau, c'est murmurer de ce qu'il le fit d'une nature excellente, de ce qu'il mit à ses actions la moralité qui les ennoblit, de ce qu'il lui donna le droit à la vertu. »
[51] La permission du mal regarde le mal physique. Ce mot, appliqué au mal moral, signifie seulement que Dieu laisse commettre le péché.
[52] Nous faisons librement sous les yeux de Dieu ce qu'il a prévu que nous ferions librement, et nécessairement ce qu'il a prévu que nous ferions nécessairement.
[53] Les Prédestinatiens rigides prétendaient que, par un décret
absolu et antécédent, Dieu prédestine au malheur éternel ceux qui ne sont point
prédestinés au ciel. Cette hérésie, renouvelée par Luther et par Calvin, a été
condamnée.
Il est certain que notre Dieu est un Dieu de miséricorde, et que, si jamais il nous réprouve, ce ne sera que parce que nous aurons librement et volontairement abusé des moyens qu'il nous aura fournis pour nous sauver.
[54] La prédestination à la grâce est due uniquement à la bonté de
Dieu ; elle est antérieure à la prévision de tout mérite naturel. La
prédestination à la gloire n'est pas non plus fondée sur la prévision des
mérites naturels. Voilà deux points qui ne sont pas sujets à contestation. Parmi
les Théologiens, les uns ont pris parti pour la prédestination absolue et
antécédente à la prévision de tout mérite surnaturel : ce sont les
Augustiniens et les Thomistes. D'autres ont soutenu la prédestination
conditionnelle, subséquente à la prévision des mérites surnaturels : ce
sont les Molinistes et les Congruistes.
Il nous semble que l'on pourrait essayer une conciliation entre ces deux opinions par la distinction d'une double prédestination : l'une absolue pour certaines personnes, telles que la sainte Vierge, Jean-Baptiste, Jérémie, et autres connues de Dieu ; puis une prédestination conditionnelle attachée plus spécialement à la coopération à la grâce et à la prévision des mérites surnaturels. Saint Thomas lui-même nous parait favoriser cette double prédestination dans l'article suivant et dans la question du Livre de vie (Q. 24, a. 3), où il parle de deux voies pour arriver à la vie éternelle, à savoir la prédestination divine et les mérites vivifiés par la grâce.
[55] « Mon fils, gardez-vous bien de discuter sur les secrets jugements de Dieu : pourquoi l'un est abandonné, tandis que l'autre est arrivé à une si grande grâce ; pourquoi celui-ci est si affligé, et celui-là si comblé d'honneurs. Tout cela est au-dessus de l'esprit humain ; nul raisonnement, nulle dispute n'est capable d'approfondir les jugements de Dieu. Quand donc l'ennemi vous suggère de semblables pensées ou que les hommes vous pressent de questions curieuses, répondez-leur par ces paroles du Prophète : « Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont droits. » Et encore : « Les jugements du Seigneur sont droits et se justifient par eux-mêmes. » (Imitation de J.-C., liv. iii. chap. 58.)
[56] « Si je suis prédestiné, dites-vous, je n'ai rien à craindre ; et moi je réponds que vous devez dire : Si je suis prédestiné, cela m'engage à être plus attentif à veiller continuellement sur moi-même. Car si je suis prédestiné, je ne le suis que dépendamment de ce à quoi Dieu a voulu attacher ma prédestination. Or, la foi m'apprend qu'un de ces moyens les plus essentiels est le soin que je prendrai de mon salut. » (Bourdaloue.)
[57] « Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l'ouvrage de l'homme, et tout est bien. » (J.-J. Rousseau.)
[58] L'Écriture et la tradition nous représentent le Verbe comme Fils de Dieu, engendré de Dieu, né de Dieu. « et ex Patre natum ante ómnia sæcula » ; ainsi s'exprime le concile de Constantinople.
[59] « La fécondité de notre esprit ne se termine pas à la parole intérieure, à cette pensée intellectuelle, à cette image de la vérité, dit Bossuet. Nous aimons cette parole intérieure et l'esprit où elle nait, et, en l'aimant, nous sentons en nous quelque chose qui n'est pas moins précieux que notre esprit et notre pensée, qui est le fruit de l'un et de l'autre, qui les unit, qui s'unit à eux et ne fait avec eux qu'une même vie. Ainsi, autant qu'il se peut trouver de rapports entre Dieu et l'homme, ainsi, dis-je, se produit en Dieu l'amour éternel, qui sort du Père qui pense, et du Fils qui est sa pensée, pour faire avec lui et sa pensée une même nature également heureuse et parfaite. L'amour de Dieu est substantiel comme sa pensée. »
[60] Spiritus, que l'on traduit par esprit, signifie proprement souffle.
[61] Gilbert de La Porée était évêque de Poitiers dans le xiie siècle ; il se rétracta au concile de Reims.
[62] Ils procèdent si peu d'un principe spirant que ce sont eux, au contraire, qui produisent la procession du Saint-Esprit par voie de spiration.
[63] S'il est vrai que les philosophes de la Grèce ont eu quelque notion de ce mystère, ils l'avaient puisée, non dans la lumière de leur raison, mais dans les livres de Moïse et des Prophètes, ou dans leurs relations avec les docteurs juifs, ou bien encore dans quelques traditions venant de la révélation primitive.
[64] La notion est une idée abstraite, telle que paternité, filiation et autres semblables. On entend par ce mot, dans la Trinité, la raison propre qui fait connaître une personne par l'idée qui la notifie.
[65] « Qui est le Père de la pluie ? » (Job, xxxviii, 28.)
[66] « N'est-ce pas le Père qui t'a créé ? » (Deut. xxxii, 6.)
[67] « Nous sommes les enfants de Dieu, ainsi que l'Esprit-Saint l'atteste à notre esprit ; or, si nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers. » (Rom., viii, •16.)
[68] « Nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire des enfants de Dieu. » (Rom., v, 2.)
[69] La nature divine, restant numériquement une, se communique par le Père au Fils et par le Père et le Fils au Saint-Esprit. Saint Cyrille écrivant à Nestorius lui disait que le Saint-Esprit procède du Fils comme du Père. Le concile d'Éphèse, en l'an 431, approuva la lettre de saint Cyrille, et, depuis, tous les conciles œcuméniques ont professé le même dogme.
[70] On a vu que l'opposition relative est précisément ce qui constitue les personnes divines. Là où il n'y a pas d'opposition de ce genre, on ne trouve plus que la nature divine.
[71] Le Saint-Esprit est appelé, dans l'Écriture et par les Pères : Don de Dieu, « Donum Dei altissimi, » Don du Dieu très-haut. Ainsi s'exprime l'hymne de la Pentecôte.
[72] Par ces expressions : noms essentiels, on entend les substantifs qui marquent l'essence ou la nature divine, et par noms personnels ceux qui s'appliquent aux personnes. Les noms essentiels abstraits sont ceux qui désignent l'essence d'une manière abstraite, comme quand je dis : la Divinité. Les noms essentiels concrets la désignent d'une manière concrète, comme le mot Dieu.
[73] Les critiques attribuent généralement à saint Fulgence le livre d'où sont tirées ces paroles.
[74] La filiation, par exemple, ne se conçoit pas dans le fils sans supposer la paternité, et réciproquement.
[75] La Glose est attribuée à saint Augustin.
[76] L'article 8e de cette question fera ressortir l'importance de ces vérités.
[77] « Nous croyons entrevoir dans la nature même une preuve physique de la Trinité. Elle est l'archétype de l'univers, ou si l'on veut, sa divine charpente. Ne serait-il pas possible que la forme extérieure et matérielle participât de l'arche intérieure qui la soutient, de même que Platon représente les choses corporelles comme l'ombre des pensées de Dieu ? » (Chateaubriand.)
[78] Voudriez-vous que dans le monde matériel tout fût également beau ; que, dans les trois règnes de la nature, tous les êtres dont ils se composent fussent uniformes, que tous les rochers fussent de marbre, tous les animaux des lions, tous les éléments du feu ? Alors que deviendrait cette admirable variété, un des plus beaux ornements de l'univers, dans laquelle éclatent d'une manière si vive l'intelligence, la puissance, l'inépuisable fécondité de son auteur ? Et d'où vient qu'il n'y aurait pas la même diversité dans le monde intellectuel et moral ? » (Frayssinous.)
[79] Les astres sont-ils habités ? Les opinions sont libres à cet égard. Ce qu'il y a de certain aux yeux de la science, c'est qu'ils ne sont pas habités par des êtres de même espèce que nous.
[80] De cette explication on peut inférer ce que Dieu fait dans les mauvaises actions des créatures. « Il y fait, dit Bossuet, tout le bien et tout l'être qui s'y trouve ; de sorte qu'il y fait même le fond de l'action, puisque le mal n'étant autre chose que la corruption du bien et de l'être, son fond est, par conséquent, dans le bien et dans l'être même. »
[81] « Le Juif Ibn Gébirol, connu chez les Latins sous le nom d'Avicebron, écrivit en Espagne son traité de la Source de Vie, dans lequel il enseigne que, Dieu excepté, tous les êtres de l'univers, même l'âme, même les esprits appelés purs, sont composés de matière et de forme, et que l'élément formel est ce qui les distingue les uns des autres et constitue leur individualité ; tandis qu'au contraire, la matière première qui porte les formes est une et identique à tous les degrés de la création, depuis la pierre jusqu'à l'être vivant, depuis la brute jusqu'aux intelligences. » Charles Jourdain (de la Philosophie de saint Thomas d'Aquin).
[82] L'intellect potentiel, patient, possible, n'est autre que la faculté de comprendre à l'état de simple puissance.
[83] Saint Thomas ne parle ici que de la connaissance naturelle des anges. Si tous pouvaient naturellement voir l'essence divine, les démons, qui ont conservé leurs facultés naturelles, jouiraient de la béatitude. Pour la connaissance surnaturelle, Dieu la donne à qui il veut et quand il veut. Les bons anges en ont joui après leur épreuve.
[84] La puissance s'entend ici de la passivité ou capacité de recevoir.
[85] Pierre Lombard.
[86] La lumière n'est pas un corps pondérable ; mais elle est un corps fluide dont la propagation se fait en ligne droite avec la rapidité de 32.000 myriamètres à la seconde. Descartes en fait un fluide répandu dans l'univers et mis en mouvement par l'action du soleil. Newton la fait consister dans une émanation intarissable des rayons solaires. Ce dernier sentiment est plus conforme à celui de saint Thomas, qui la regarde comme une qualité active de cet astre.
[87] Chaque molécule de matière possède une certaine quantité de lumière, de chaleur et d'électricité qui lui est propre. La lumière est partout, quoiqu'elle ne brille pas toujours. Un léger choc, comme le dit Frayssinous, la fait jaillir des veines du caillou ; les phénomènes phosphoriques la montrent dans les minéraux et dans les êtres vivants.
[88] Il y aurait peut-être une manière toute naturelle d'expliquer le texte qui nous occupe ; ce serait de dire que le firmament divise les eaux des eaux par l'action qu'il exerce sur les eaux inférieures dont il attire une partie qu'il sépare de l'autre en la vaporisant dans l'air.
[89] A la fin de ce Traité de l'Œuvre des six jours, il est
à propos, ce nous semble, de dire un mot des sciences géologiques et de leur
rôle au dix-neuvième siècle.
Il
ressort de tout ce qui précède que la signification des mots jour, nuit
et firmament n'a jamais été bien déterminée. La longueur des jours de la
création ne l'est pas davantage. Quoique saint Thomas n'examine point
positivement si ce sont des jours ordinaires ou les périodes d'un temps plus ou
moins long, on voit qu'il ne s'oppose pas à l'opinion qui semble, de nos jours,
réclamée par la géologie, à savoir, que ce sont des époques indéterminées, et
que le globe terrestre, avec ses plantes et ses animaux, est beaucoup plus
ancien que le genre humain.
Si nous
faisons cette observation, c'est que la plupart des géologues modernes, tout en
reconnaissant que la structure des roches sédimentaires indique qu'elles ont
été formées sous les eaux et que les fossiles y ont été ensevelis à la suite de
quelque bouleversement, ne veulent pas attribuer ces phénomènes au déluge.
Quelques-uns vont jusqu'à prétendre que les observations de la science ne
paraissent pas pouvoir concorder avec l'ordre des créations indiquées par Moïse
dans l'œuvre des six jours. Pour la formation des anciens terrains, disent ces
derniers, il a fallu des siècles nombreux, peut-être même des millions d'années
avant la venue de l'homme sur la terre et avant l'ordre de choses actuel, et
ils rejettent ainsi la formation des êtres qui constituent le monde géologique
à une époque bien antérieure au premier des jours génésiaques.
Sans
prétendre ni détruire, ni appuyer leurs théories, nous devons dire, pour la
consolation des cœurs catholiques, qu'aucun système de géologie ne saurait
contredire la Bible, et que la religion laisse à leur sujet toute liberté
d'opinion.
D'abord,
la géologie pourra-t-elle jamais déterminer avec certitude les effets qui sont
résultés du déluge, dont elle admet la réalité, lorsque, comme le dit M.
Frayssinous, ces effets ont dû être pour le moins aussi extraordinaires que la
cause qui les a produits ? Nous dira-t-elle avec précision les
transformations particulières que la terre a pu subir, soit avant, soit après
ce grand cataclysme ?
Ensuite,
connaît-elle la longueur des jours de la création ? Sait-elle au juste si,
à l'origine des choses, l'action divine sur les éléments, ou simplement
l'action de la nature sous une autre atmosphère et dans des conditions
différentes, n'a pas hâté la formation de certains terrains ou n'en a point
dérangé plusieurs, soit pendant l'œuvre des six jours, soit depuis ? Dieu
ne s'est-il point plu à tromper ainsi la sagesse humaine ?
Disons
de plus que si les sciences géologiques croyaient avoir constaté des faits qui
dussent remonter à des temps antérieurs au premier des jours bibliques, on ne
trouve rien dans la Genèse qui s'oppose à leurs théories imaginaires ou
réelles. Car, nous l'avons vu, la Genèse elle-même suppose une création
primitive qui a été antérieure à l'apparition de la lumière, et le Docteur
Angélique, d'accord avec les Pères, nous enseigne qu'entre cette création
première et le premier des six jours, il s'est écoulé un temps dont personne ne
saurait fixer ni la durée, ni la mesure. Moïse, qui écrivait pour l'homme,
n'a-t-il pas pu résumer la création de l'univers tout entier, esprit et
matière, dans ces mots : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre,
et se borner ensuite à consigner d'une manière spéciale les faits qui, par leur
rapport avec l'homme, nous offraient un intérêt plus prochain ? De cette
manière on peut regarder l'œuvre des six jours comme le dernier chapitre d'une
histoire qui en suppose plusieurs autres, dont nous n'étions pas l'objet
immédiat. Rien n'empêche de voir dans les faits que la géologie croit avoir
constatés, des événements qui ont précédé le premier jour biblique, puisque
l'on est en droit de supposer qu'entre le premier instant de la création et le
premier des jours mosaïques, il s'est écoulé un très-grand nombre d'années, et
même, si l'on veut, des millions d'années.
Après
avoir ainsi donné satisfaction à certaines écoles géologiques du dix-neuvième
siècle, hâtons-nous de citer ces paroles de Cuvier : « Moïse nous a
laissé une Cosmogonie dont l'exactitude se vérifie chaque jour d'une manière
admirable, et les écoles géologiques récentes s'accordent parfaitement avec la
Genèse sur l'ordre dans lequel ont été successivement créés tous les êtres
organisés. » Les derniers travaux de plusieurs savants, et spécialement
MM. Constant Prévost et de Blainville, peuvent servir à prouver que les faits
géologiques ont pu s'accomplir dans le nombre de siècles indiqués par la
Chronologie mosaïque. La science la plus avancée autorise donc l'interprétation
la plus littérale de la Genèse, ainsi que l'a démontré M. l'abbé Maupied, avec une
grande supériorité de talent, dans son Cours de physique sacrée, professé à la
Sorbonne de 1845 à 1848.
C'est ainsi que, selon les belles expressions de M. Nicolas : Semblable à un monument gigantesque placé au centre d'une vaste forêt et qui se présente toujours au bout de toutes les avenues, la parole de Moïse se trouve être le terme et le dernier mot de toutes les branches de la science moderne à son plus haut point de développement. »
[90] « A la question : Qu'est-ce que l'homme ? Le
genre humain tout entier a répondu : L'homme est un composé, non pas
artificiel, non pas accidentel, mais substantiel de l'esprit et de la matière,
de l'âme et du corps, de manière que ces deux substances ne forment dans
l'homme qu'un seul supposé, un seul
individu, une seule personne.
Voulez-vous
vous convaincre que le genre humain a vu cela dans l'homme ? Écoutez le
langage de tous les hommes, de tous les peuples, de tous les temps. On ne dit
jamais nulle part : L'esprit de Pierre pense, sa bouche parle, ses pieds
marchent, ses mains opèrent. C'est-à-dire que le genre humain entier, dans sa
logique naturelle, a regardé les actions de l'homme comme les opérations de
l'âme unie substantiellement au corps, ou du corps animé ; comme les
opérations propres de tout l'homme, de tout le composé, du supposé, du conjoint tout
entier.
La raison philosophique, qui a voulu marcher seule, ne tenant aucun compte du langage de l'humanité, a répondu d'une tout autre manière à cette grande question : Qu'est-ce que l'homme ? Elle a répondu : L'homme composé d'âme et de corps n'est un que d'une manière morale, impropre et accidentelle. Pour Platon, l'homme n'est qu'un esprit qui a pour appendice le corps. Aiebant, dit Cicéron en parlant des Platoniciens, appendicem animi esse corpus ; ce qu'un philosophe catholique de nos jours a répété avec plus d'élégance et de grâce, mais non pas avec plus de vérité, en disant : « L'homme est une intelligence servie par des organes. » L'une de ces deux définitions vaut l'autre ; elles sont toutes les deux radicalement fausses. Pour Platon aussi, et plus tard pour Descartes, l'âme n'est unie au corps dans l'homme que comme le moteur est uni au mû, comme le batelier est uni à son bateau : union la plus éphémère, la plus accidentelle, la plus vaine qu'on puisse imaginer, car le principal et l'appendice, le maître et le serviteur, le moteur et le mû, le batelier et son bateau, ne sont pas un, nais deux ; ce qui, par rapport à l'homme, est complètement faux, l'âme et le corps étant unis dans l'homme d'une manière substantielle. » (R. P. Ventura.)
[91] En d'autres termes : L'âme est-elle l'être du corps humain ? — Pour saint Thomas, la forme est ce qui fait qu'un être est ce qu'il est, ce qui constitue l'être dans telle ou telle nature.
[92] Cette thèse est dirigée contre Averrhoès, panthéiste arabe, commentateur d'Aristote. Averrhoès, en dépouillant l'homme de sa personnalité par l'établissement de l'unité du principe intelligent, limitait ainsi notre existence à celle de notre corps. Saint Thomas, dans tous ses ouvrages, revient contre l'hypothèse de l'unité de l'entendement ; il a même écrit sur ce sujet un traité spécial qui parait dirigé contre les Averrhoïtes de l'université de Paris.
[93] On sera apparemment étonné de rencontrer de telles questions dont la solution parait évidente, au premier coup d'œil ; mais, comme un philosophe nommé Jacques, et plusieurs Syriens après lui, ont prétendu qu'il y a dans l'homme une âme animale, mêlée au sang, et une autre âme spirituelle, qui serait la source de la raison, on s'explique aisément pourquoi saint Thomas s'arrête à prouver que l'âme de l'homme est une et identique, vivifiant le corps par son union avec lui et se dirigeant elle-même par la raison.
[94] L'intelligence, l'intellect et l'entendement sont synonymes et
signifient la faculté de comprendre. Nous prions le lecteur de s'en souvenir,
car nous emploierons souvent ces trois expressions indistinctement pour
désigner l'intelligence.
Un peu plus loin, cependant, saint Thomas réservera le mot intelligence pour l'acte de l'intellect qui conçoit. Ce mot peut effectivement avoir les deux sens.
[95] Nous pouvons conserver les mots intellect passif, entendement passif, ou, comme s'exprime le dictionnaire de l'Académie, l'intellect patient, qui est opposé à intellect agent.
[96] Cet entendement supérieur, d'après les enseignements de notre foi, c'est Dieu même, dont nos âmes tirent leur lumière intellectuelle, selon cette parole du Roi-Prophète. « La lumière de votre visage, Seigneur, est imprimée sur nous. » (Ps. Iv.)
[97] L'idée de l'unité de l'intelligence pour tous les hommes ne vient que d'une théorie d'Avicenne, qui admettait que l'intellect actif est une substance séparée des hommes. Nous avons vu en quoi pèche ce système et en quoi il est vrai. Platon compare Dieu au soleil. Il a raison ; Dieu est le soleil des intelligences. L'accord de tous les hommes concernant les premiers principes démontre réellement l'unité de cet intellect séparé ; mais il ne démontre point l'unité de l'intellect actif, qu'Aristote compare à la lumière : la lumière n'est pas la même dans divers flambeaux.
[98] Ces questions, qui paraissent purement philosophiques au premier aspect, serviront plus loin à décider ce qui reste de la science dans l'âme après la destruction du corps.
[99] Dans la langue française, l'intelligence se dit souvent pour l'intellect lui-même, et non pas seulement pour l'acte de l'intellect.
[100] La syndérèse est la conscience morale considérée comme disposition habituelle de l'âme. Ce mot est peu usité ; on le remplace par celui de conscience morale, qui marque tout à la fois l'acte et l'habitude.
[101] L'affinité ou l'attraction dans les corps, l'instinct dans les animaux.
[102] Ainsi se trouvent parfaitement établies deux facultés, puissances ou appétits (car ces mots sont synonymes), qui reparaîtront fréquemment dans la suite, et principalement dans le Traité des Passions.
[103] Il y a une grande différence entre la volonté et le libre arbitre. Il suffit, pour qu'une action soit volontaire, qu'elle soit exempte de coaction et conforme à l'inclination de la volonté.
[104] Erreur renouvelée par Condillac.
[105] L'intelligence n'est pas renfermée dans l'étroite limite des sens. Elle en tire, il est vrai, ses premiers éléments ; mais c'est pour entrer bientôt dans une sphère qui lui est propre, où elle se met en communication avec les idées éternelles et nécessaires. Les images qui lui viennent par les sens sont, dit très-bien le P. Ventura, la matière sur laquelle s'exerce l'opération de l'entendement actif ; mais elles ne sont pas le principe et la cause de cette opération : tout comme le marbre, qui est la matière sur laquelle l'artiste exerce son talent et forme la statue, n'est pas le principe, la cause de ce talent ; tout comme les objets sensibles, qui sont la matière sur laquelle s'exerce la faculté de voir, ne sont pas le principe, la cause de cette faculté.
[106] Dieu a voulu que l'esprit humain s'élevât par la nature des choses visibles, qui est l'objet propre de nos conceptions, à la nature des choses invisibles. Le mystère de l'Incarnation repose en grande partie sur cette vérité.
[107] Les espèces intelligibles signifient les idées générales que notre esprit se fait des choses. Ces espèces, conservées dans l'intelligence passive, y demeurent virtuellement, quand elle n'est plus en activité. L'intelligence active en fait usage suivant les objets auxquels ces espèces conviennent.
[108] « L'entendement, dit Bossuet, est fait pour entendre, et toutes les fois qu'il entend il juge bien. S'il juge mal, il n'a pas assez entendu. Tout ce qu'on entend est vrai. Quand on se trompe, c'est qu'on n'entend pas. »
[109] Telle est la méthode d'observation si vantée de nos jours comme une découverte.
[110] Dans l'enfant et dans l'homme qui sommeille.
[111] La création d'un seul homme et d'une seule femme, à l'origine
des choses, implique nécessairement l'unité de l'espèce humaine. Il serait
facile de démontrer que, sur ce point, les sciences n'ont rien à opposer à
l'enseignement révélé, comme on le voit par les travaux des plus grands
naturalistes, tels que Cuvier, de Blainville, Flourens, Dumont-d ‘Urville et
autres. Aussi parait-il qu'aujourd'hui tous les naturalistes un peu connus
admettent généralement l'unité de l'espèce humaine, s'accordant en cela avec
les Linné, les Buffon, les Cuvier, les Blumenbach, les Camper, les
Geoffroy-Saint-Hilaire, les de Blainville et les de Humboldt.
On doit, scientifiquement parlant, reconnaître que le genre humain, un en espèce, présente seulement des variétés ou races qui proviennent de trois causes principales : de la différence des climats, de la différence dans la manière de vivre, et enfin de la différence des mœurs. « Tout concourt, dit Buffon, à prouver que le genre humain n'est pas composé d'espèces essentiellement différentes ; au contraire, il n'y a eu primitivement qu'une espèce qui, s'étant multipliée et répandue sur la terre, a subi divers changements par l'influence des climats, par la différence de nourriture, par celle des manières de vivre, par des maladies épidémiques, et par le mélange, varié à l'infini, des individus plus ou moins semblables. D'abord, ces altérations n'étaient pas si marquées et ne produisaient que des variétés individuelles ; elles sont devenues des variétés de l'espèce, parce qu'elles sont devenues plus générales, plus constantes, plus sensibles par l'action continuée des mêmes causes. »
[112] Le bien est la fin de tous les êtres. Aussi les philosophes le
définissent-ils : « ce que tous les êtes cherchent. » Le bien
d'un être n'est autre que sa perfection, qui est aussi sa fin. L'être, en
effet, qui n'a pas atteint sa perfection, se porte vers elle autant qu'il est
en lui, et, s'il la possède, il s'y repose. Or, il n'y a pour tous les êtres
qu'un seul bien et une seule fin, qui est Dieu.
(Somme contre les Gentils.)
[113] La cause de la bonté inhérente à tout bien, étant le souverain
bien, c’est-à-dire Dieu, Dieu est aussi la cause pour laquelle toute fin est
une fin, puisque rien n'est une fin qu'en sa qualité de bien. Donc Dieu est
éminemment la fin dernière de tous les êtres.
(Somme contre les Gentils.)
[114] « Ne reprochons point à notre cœur d'être insatiable ;
il doit l'être. « Toutes les créatures ensemble ne sauraient combler le
vide qui est en lui. Ses désirs, sans cesse renaissants, sont le cri d'un
besoin immense par lequel il demande le bien parfait et infini. »
(Mac-Carthy.)
[115] Tous les êtres, y compris même ceux qui sont dépourvus
d'intelligence, se rattachent à Dieu comme à leur principe et à leur fin. Mais
les créatures intelligentes s'approchent de lui d'une manière spéciale au moyen
de leur opération propre qui consiste à le connaitre.
(Somme contre les Gentils.)
[116] « O vous qui conviez aux délices du Paradis,
disait un philosophe persan, ce n'est pas le Paradis que je cherche, mais celui
qui a fait le Paradis. »
(Nicolas.)
[117] La concupiscence, tout en augmentant le volontaire, peut affaiblir le libre arbitre, comme nous le verrons. (Q. 77, art. 6.)
[118] L'état, l'âge, la condition, les engagements particuliers.
[119] La chose volée est-elle profane ou sacrée, considérable ou de peu de valeur ?
[120] Était-ce dans un lieu sacré ?
[121] Ces moyens étaient-ils superstitieux, illicites ? Avait-on des complices ?
[122] La fin influe singulièrement sur la nature des actes humains, bons ou mauvais ?
[123] A-t-on agi avec ignorance ou avec connaissance ? Était-ce avec violence ?
[124] On s'accuse d'avoir été au cabaret. Était-ce pendant les
offices divins ?
(Mgr Gousset.)
[125] Une circonstance peut, par elle-même, déterminer l'espèce de l'acte.
[126] L'état de l'atmosphère et des climats rentre dans l'influence des corps célestes.
[127] « Devons-nous croire que Dieu gouverne notre
liberté en la conduisant certainement aux fins qu'il s'est proposées ; ou
faut-il penser, au contraire, que, dès qu'il a fait une créature libre, il la laisse
aller où elle veut, sans prendre aucune part en sa conduite, que de la
récompenser si elle fait bien, ou de la punir si elle fait mal ? La notion
que nous avons de Dieu résiste à ce dernier sentiment ; car nous concevons
Dieu comme un être qui sait tout, qui prévoit tout, qui pourvoit à tout, qui
gouverne tout, qui fait ce qu'il veut de ses créatures, et à qui doivent se
rapporter tous les événements de ce monde. Que si les créatures libres ne sont
pas comprises dans cet ordre de la Providence divine, on lui ôte la conduite de
ce qu'il y a de plus excellent dans l'univers, c'est-à-dire des créatures
intelligentes. Il faut croire que tout l'ordre des choses humaines est compris
dans celui des décrets divins, et, loin de s'imaginer que Dieu ait donné la
liberté aux créatures raisonnables pour les mettre hors de sa main, on doit
juger, au contraire, qu'en créant la liberté même, il s'est réservé des moyens
certains pour la conduire où il lui plait. »
(Bossuet.)
[128] Le texte de saint Paul est applicable, croyons-nous, à l'humilité ; mais, dans le sens physique où saint Thomas le prend, il sert à expliquer sa pensée.
[129] Pour l'intelligence de ces vérités, et surtout pour la notion des actes commandés dont va traiter la Question 17, il est nécessaire de se reporter à la Question 6, et d'en bien étudier l'article 4, où l'auteur établit qu'il y a deux sortes d'actes volontaires.
[130] Nous ne voyons pas, dit Buffon, que les animaux qui sont les plus forts et les plus adroits, commandent aux autres et les fassent servir à leurs usages. »
[131] « Les animistes veulent que l'âme soit le siège des passions ; les matérialistes veulent que ce soient les organes. Gall et ses sectateurs disent que chacune d'elles habite une partie déterminée du cerveau ; d'autres, parmi lesquels Virey, prétendent qu'elles existent toutes dans le grand sympathique. Chacun de ces systèmes a le tort d'être exclusif, et de poser ainsi à la vérité d'infranchissables limites. Pour être dans le vrai, il faut considérer la nature de l'homme et l'étudier tel qu'il est. Il n'est pas seulement un être organique, pas plus qu'il n'est un être intelligent pur. Il est composé d'une âme et d'un corps, qui ont l'un sur l'autre une influence très-grande. Le moindre changement des organes retentit a dans l'âme et la modifie ; la pensée, en retour, ne peut exister sans que le corps n'en reçoive l'influence.
[132] « L'éloquence est fille de la passion. Créez une passion
dans une âme, et l'éloquence en jaillira à flots. L'éloquence est le son que
rend une âme passionnée. »
(Lacordaire.)
[133] Je ne hais la maladie que parce que j'aime la santé. Je n'ai
d'aversion pour quelqu'un que parce qu'il est un obstacle à ce que je puisse
posséder ce que j'aime. »
(Bossuet.)
[134] A le bien prendre, tous les mouvements qui nous agitent ne sont que des amours déguisés ; nos désirs et nos espérances, nos craintes et nos joies ne sont que des formes diverses de cette faculté essentielle et primordiale de nos âmes. « L'amour, dit le Père Senaut, est comme la mer qui prend des noms différents dans les diverses contrées qu'elle baigne de ses flots. »
[135] « L'amour est une passion de s'unir à quelque chose. »
(Bossuet.)
[136] Le mot dilection n'est pas entré dans notre langue avec le sens que lui donne ici saint Thomas.
[137] « Dans l'amour de concupiscence, celui qui aime s'aime proprement lui-même, puisqu'il se veut le bien qu'il convoite. Presque toujours nous recherchons nous-mêmes dans nos affections. Ce que nous prenons pour de l'amitié n'est qu'un commerce réciproque où nous échangeons nos intérêts, et dans lequel l'amour-propre ou une autre passion quelconque se propose quelque chose à gagner. Souvent, c'est le seul motif qui réunit les hommes ; ils se disent amis, ils ne sont qu'associés. »
[138] « L'amour se divise en deux branches principales. L'une se dirige vers les créatures et se réfléchit vers le moi ; l'autre se dirige vers le Créateur. La première a trait aux intérêts de l'homme organique et à la vie terrestre ; la seconde s'occupe des intérêts de l'homme intelligent et songe à la vie future. L'amour inférieur, celui qui tient à l'être organique, cherche à tout ramener au bonheur physique et à la sensation ; il a pour but l'individuel, le fini, le contingent. L'amour supérieur, celui qui tient à l'être intelligent, tend à l'union avec l'infini ; il cherche à se rapprocher de plus en plus du bien, du vrai, de Dieu, en un mot. Ces deux amours ne sont point contradictoires ; ils sont même nécessaires dans l'homme, qui correspond à deux mondes. C'est entre eux qu'ont lieu les combats de la chair et de l'esprit ; tous deux font effort pour entrainer l'âme dans les directions opposées. Quand celle-ci obéit à l'amour inférieur, elle se matérialise et se rapproche de l'animalité brute, elle devient l'esclave du corps et des besoins physiques ; quand, au contraire, elle suit les impulsions de l'amour supérieur, elle se perfectionne, se rapproche de Dieu. »
[139] « La haine, dit Bossuet, est une passion d'éloigner de nous quelque chose. »
[140] Partout, dans cette Question, la concupiscence (concupiscentia) peut se traduire par le désir de ce qui flatte.
[141] Bossuet définit le désir : « une passion qui nous pousse à rechercher le bien que nous aimons, quand il est absent. »
[142] L'âme humaine est immortelle ; elle aspire au bonheur infini. Dieu seul peut suffire à ce besoin qu'elle éprouve. C'est dans ce désir immense qu'a l'homme du bonheur, et dans l'impuissance des créatures à le lui donner, que nous trouvons le secret de l'inconstance qui agite sans cesse la vie humaine. »
[143] « Quand la joie, dissipant la tristesse qui environne le cœur, l'illumine de ses vivifiantes clartés, tout l'organisme, qui naguère était affaissé, morne et sans éclat, reprend son énergie, sa beauté, sa splendeur. Les fonctions, qui languissaient tout-à-l'heure, s'accomplissent largement… le visage s'épand, le front s'agrandit, l'œil brille impétueux dans son orbite ; il semble qu'un surcroît de vie ait été versé dans l'organisme. »
[144] « Tenez pour certain, quoi qu'on vous dise, que les
mystiques se trompent ou ne s'entendent pas eux-mêmes, quand ils croient que
les saintes délectations que Dieu répand dans les âmes sont un état de
faiblesse, ou qu'il leur faut préférer les privations, ou enfin que ces
délectations empêchent ou diminuent le mérite. »
(Bossuet.)
[145] « Continuellement le Psalmiste exhorte les adorateurs du
vrai Dieu à se réjouir, à se livrer aux plus doux transports de la joie ;
il invite tous les hommes à goûter et à éprouver combien le Seigneur est doux.
Saint Paul exhorte de même les fidèles à se réjouir dans le Seigneur, à chanter
de tout leur cœur des hymnes et des cantiques pour louer Dieu. Il proteste
qu'au milieu des travaux et des peines de l'apostolat, il est comblé de joie.
Les saints, dans tous les siècles, ont répété la même chose. »
(Bergier.)
[146] On peut définir la tristesse : l'abattement de l’âme en proie à la douleur physique ou morale ; ou bien, avec Bossuet, une passion par laquelle l'âme, tourmentée du mal présent, s'en éloigne autant qu'elle peut et s'en afflige.
[147] Nous sommes si avides de bonheur et nous en sommes si pauvres, que la plus légère satisfaction nous ravit et nous fait oublier nos douleurs.
[148] « L'espérance, dans le cœur humain, est un fait complexe ; c'est la connaissance du bien, le désir de le posséder, et la croyance à la possibilité de satisfaire ce désir. »
[149] « Le désespoir est une passion qui nait en l'âme, quand
l'acquisition de l'objet aimé parait impossible. »
(Bossuet.)
[150] « Le jeune âge a dans ses veines un sang riche et bouillant qui dilate son cœur et allume son cerveau. Sous ces excitations de la santé, de la force physique, il ne croit pas aux difficultés. »
[151] L'espérance est le soutien de notre volonté ; c'est elle qui met sans cesse un but devant nos efforts, qui nous console dans l'infortune et nous encourage encore dans le triomphe. Tous les hommes, chacun dans la route que lui a tracée la Providence, marchent à la lumière de ce flambeau. L'espérance, c'est notre vie tout entière ; nous serions déjà damnés, si nous n'espérions plus. »
[152] « La crainte est une passion par laquelle l'âme
s'éloigne d'un mal difficile à éviter. »
(Bossuet.)
[153] « L'audace, ou la hardiesse, ou le courage, dit Bossuet, est une passion par laquelle l'âme s'efforce de s'unir à l'objet aimé dont l'acquisition est difficile. »
[154] La colère, comme toutes les passions de l'homme, a sa source dans l'amour du bien et dans la crainte du mal. « Elle est une passion, dit Bosssuet, par laquelle nous nous efforçons de repousser avec violence celui qui nous fait du mal, ou de nous en venger. »
[155] « Quand on a pris l'habitude de la colère, les plus petites causes suffisent pour la produire : l'âme est alors comme ces substances inflammables qui détonent au plus léger contact. Cette passion est un tigre endormi, toujours prêt à s'élancer furieux et rugissant au moindre bruit qui l'éveille. »
[156] « Souvent la joie nait d'une source impure ; l'homme ne cherche pas toujours la satisfaction dans les choses permises…Il jouit intérieurement du mal qui atteint ses ennemis, comme si le malheur d'autrui pouvait réellement augmenter son bien-être. Il est même une joie barbare qui naît des satisfactions de la vengeance, qui se manifeste à la vue du sang et du meurtre, et qui s'épanouit en voyant couler les larmes, en entendant des cris de douleur : c'est la joie du bourreau et des bêtes féroces. »
[157] O Seigneur mon Dieu, saint objet de mon amour, vous qui êtes
la gloire et la joie de mon cœur, mon espérance et mon refuge, délivrez-moi des
mauvaises passions et retranchez de mon cœur toutes ses affections déréglées,
afin que, guéri et purifié intérieurement, je devienne propre à vous aimer,
fort pour souffrir, ferme pour persévérer.
(Imitation de Jésus-Christ.)
[158] « La liberté est un grand bien ; mais nous en
pouvons bien ou mal user. Le bon usage de la liberté, quand il se tourne en
habitude, s'appelle vertu ; et
le mauvais usage de la liberté, quand il se tourne en habitude, s'appelle vice. »
(Bossuet.)
[159] « N'espérez donc jamais obtenir les vertus
solides, si, par des actes fréquents de ces mêmes vertus, vous ne détruisez les
vices qui leur sont directement opposés. Je dis par des actes fréquents ;
car, comme il faut plusieurs péchés pour former une habitude vicieuse, il faut
aussi plusieurs actes des vertus pour produire une habitude sainte qui soit
parfaite et incompatible avec le vice. Il faut même un plus grand nombre
d'actes de vertu pour faire une habitude sainte qu'il ne faut de péchés pour en
faire une vicieuse, parce que la corruption de la nature fortifie toujours
celle-ci et affaiblit l'autre. »
Le P.-J. Brignon. (Combat spirituel.)
[160] Cet article est une introduction à la question des vertus théologales qui reparaîtra dans la suite.
[161] Soit la nature divine, soit la nature humaine.
[162] Ces aperçus trouveront leur application dans la distinction particulière des vertus et des vices.
[163] Les vertus infuses sont les vertus surnaturelles que la grâce seule produit en nous. Les vertus acquises sont celles qui proviennent de la raison humaine.
[164] Ces différentes vertus sont définies et expliquées dans la seconde section de cette partie de la Somme. Nous n'insistons pas, pour le moment, sur les raisons qui les distinguent.
[165] Dieu n'était pas obligé de nous destiner à une fin surnaturelle ; mais, puisqu'il nous y a destinés, il doit ajouter des forces d'un autre genre à nos facultés naturelles.
[166] Quoique, dans le vrai chrétien, qui fait tout pour la gloire
de Dieu, « omnia in gloriam Dei, en faisant tout au nom de Jésus, omnia
in nomine Jesu, les vertus morales soient surnaturellement sanctifiées par
la grâce, nous leur conservons leur dénomination, afin de les distinguer des
vertus théologales. »
(Mgr Gousset.)
[167] La force soumet à la raison le mouvement appétitif, en ce qui concerne le sacrifice le plus grand que l'on puisse exiger de nous.
[168] Les quatre vertus cardinales seront expliquées plus tard dans l'ordre suivant : la prudence, la justice, la force, la tempérance. (Sect. 2, Loin. III.)
[169] On verra plus loin que cette définition de saint Augustin convient proprement au péché mortel, qui nous éloigne de notre fin par la violation des commandements que Dieu nous a donnés comme moyens d'y arriver.
[170] Loi éternelle, loi divine, loi de Dieu ; tous ces mots sont synonymes. Une action humaine n'est un péché qu'autant qu'elle blesse la loi divine, fondement de toutes les autres lois.
[171] Mgr Gousset ne fait que développer les principes de saint Thomas dans le passage suivant : « En général, la distinction spécifique des péchés se tire de la nature de l'acte moralement mauvais. L'hérésie, par exemple; le désespoir, le blasphème, la calomnie, le mensonge, sont évidemment des péchés d'espèces différentes. On reconnait que les péchés diffèrent les uns des autres quant à l'espèce : premièrement, quand ils sont opposés à différentes vertus ; savoir : l'hérésie à la foi, le désespoir à l'espérance, le blasphème à la religion. Secondement, quand ils sont opposés à différentes fonctions d'une même vertu. À ce titre, le vol et l'homicide, quoique opposés à une même vertu, à la vertu de justice, sont néanmoins des péchés d'une nature différente. Il en est de même de l'idolâtrie, de la superstition, du blasphème et du sacrilège, qui sont autant de péchés spécifiquement distincts, étant contraires à différents offices de la vertu de religion. Troisièmement, quand ils sont opposés à une même vertu, mais en sens contraire. C'est ainsi que le désespoir et la présomption, l'avarice et la prodigalité forment différentes espèces de péchés. Quatrièmement, les péchés sont encore distincts quant à l'espèce, quand ils sont opposés à une même vertu d'une manière différente, quoique non contraire : tels sont, relativement à la vertu de justice, le vol simple (furtum), et la rapine (rapina). »
[172] Pour comprendre cet article, il faut savoir que notre saint Docteur admet en nous comme trois facultés : d'abord, l'imagination, qui perçoit instantanément et sans délibération l'acte que nous faisons ; ensuite, la raison inférieure, qui prononce avec délibération d'après des raisons tout humaines ; et enfin la raison supérieure, qui prend conseil de la loi divine. L'imagination, abandonnée à elle-même, nous fait quelquefois accomplir des actes indélibérés : ce premier point n'est pas contestable. Mais, lorsque la raison inférieure, qui ne prononce pas sans délibération, accepte, d'après les idées temporelles, le plaisir proposé par les sens et s'empare ainsi de notre consentement pour quelques instants, la raison supérieure, pendant la durée que demande ce premier travail de l'esprit, peut délibérer aussi : alors, si elle approuve cette première résolution, le consentement lui revient. C'est ce qui fait dire que, quand il s'agit des péchés, le consentement revient toujours à la raison supérieure.
[173] « On reconnaît, dit saint Alphonse de Liguori, que l'ignorance ou l'erreur est invincible de la part de celui qui agit, lorsqu'il ne s'élève dans son esprit aucun doute, aucun soupçon, pas même une idée confuse touchant la malice de l'action qu'il croit permise. » (De Conscientia, no 3.).
[174] Il faut excepter de la règle générale Jésus-Christ et sa très-sainte Mère. Depuis que le Souverain-Pontife, Pie IX, a parlé du haut de la chaire de vérité, l'immaculée Conception de Marie est un dogme de la foi catholique. Voici les paroles du Vicaire de Jésus-Christ : « Par l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des apôtres Pierre et Paul et de la nôtre, nous déclarons, nous prononçons et définissons que la doctrine qui enseigne que la bienheureuse Vierge Marie, dans le premier instant de sa conception, a été, en vertu d'une grâce et d'un privilège spécial accordé par le Dieu tout-puissant en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée et exempte de toute tache du péché originel, est révélée de Dieu, et que, par conséquent, elle doit être crue fermement et inviolablement par tous les fidèles. »
[175] L'Académie n'a tenu compte que de cette notion quand elle a défini les sept péchés capitaux : les sept péchés mortels. Les péchés capitaux ne sont pas tous des péchés mortels.
[176] Puta cum homo et si nimis ad aliquam rem
temporalem afficitur, non tamen pro ea vellet Deum ofendere, aliquid contra
prœceptum faciendo.
(Texte.)
[177] Voilà les notions les plus simples et les plus claires qui puissent se donner sur la distinction du péché mortel et du péché véniel. L'un transgresse la loi ; l'autre l'observe, mais non comme il faut. Le péché véniel n'agit pas contre la loi ; mais il sort des intentions de la loi. La légèreté et la gravité de matière, dont parlent tous les Théologiens, servent à décider cette question : « Tel précepte de la loi divine a-t-il été violé ? » L'infraction volontaire et délibérée d'un commandement divin constitue le péché mortel.
[178] « Il est très-difficile, dit saint Augustin, et par là
même dangereux, du moins en certains cas, de faire le discernement du péché
mortel et du péché véniel : « Difficillimum
est invenire, periculosum definire. »
Un
prédicateur, un catéchiste, un confesseur doivent donc être extrêmement
circonspects sur cet article, ne se permettant de traiter un acte de péché
mortel, pour ce qui regarde la matière ou l'objet du péché, que lorsque
l'Écriture, ou la tradition, ou l'Église, ou l'enseignement général des
Docteurs, se prononcent clairement à cet égard. »
(Mgr Gousset.)
[179] « Pour pécher mortellement, il faut une advertance
jusqu'à un certain degré, et le défaut de cette advertance est un titre
d'excuse, au jugement de tous les Théologiens. Mais quelle espèce d'advertance
est nécessaire pour qu'un péché conserve son caractère naturel de péché mortel ?
C'est ce qu'il n'est pas aisé de fixer. On convient qu'une advertance entière
et parfaite est nécessaire ; qu'une advertance imparfaite ne suffirait
pas. C'est le langage commun des Théologiens, des catéchismes même.
L'enseignement sur ce point est unanime ; tous s'appuient sur l'autorité
de saint Thomas et sur cette raison si naturelle que le péché, entrainant après
soi la disgrâce de Dieu et une peine éternelle, doit être pleinement libre et
volontaire ; ce qui n'est pas, lorsque l'advertance n'est pas dans le
degré qui la rend parfaite. »
(Conférences d'Angers.)
[180] Primum,
quod tunc homini cogitandum occurrit, est deliberare de sipso.
(Texte.)
[181] Tant qu'une loi n'est pas promulguée, elle n'a pas plus d'effet qu'un simple projet. — « C'est au législateur, dit très-bien saint Liguori, à fixer le mode dont une loi doit être publiée. Il n'y a aucune formalité qui soit essentielle à la promulgation. Ce mode peut varier suivant les temps et les lieux ; il est laissé à la sagesse de celui qui gouverne. »
[182] « Il n'y a pas de loi sans précepte. La loi est, de sa
nature, un règlement obligatoire ; elle diffère essentiellement du
conseil, qui n'oblige pas. »
(Mgr Gousset.)
[183] La loi humaine n'approuve pas pour cela ce que défendent la loi naturelle et la loi divine ; elle se déclare incompétente.
[184] L'homme appartient à la société, comme la partie au tout. La nature nuit quelquefois à la partie pour sauver le tout ; il faut tenir compte de ce droit dans la loi. « Un des premiers principes de justice, dit Bergier, est que tout homme qui jouit des avantages de la société doit aussi en supporter les charges. Or, c'est sous la protection des lois civiles qu'un citoyen jouit en sûreté de ses biens, de ses droits, de son état, de sa vie même ; rien de tout cela ne serait assuré dans l'anarchie : on le voit dans les dissensions civiles. Il est donc juste qu'il supporte aussi la gêne, les inconvénients, les privations que lui imposent ces mêmes lois. Dieu, fondateur de la société, veut que les membres en observent les lois. »
[185] « La coutume n'abroge une loi qu'autant qu'elle est généralement reçue
pendant un certain temps, qu'elle n'est pas contraire au droit divin, et que, eu
égard aux circonstances des temps et des lieux et à la disposition des esprits,
on peut juger prudemment qu'elle est plus utile, plus conforme au bien général
que la loi elle-même. On reconnait surtout que la chose en est là, lorsque ni le
législateur, ni ceux qui sont chargés de faire exécuter une loi, ne tiennent
plus à son exécution. »
(Mgr Gousset.)
[186] Q. 99, a. 3.
[187] 1oPour les péchés contre Dieu, pour l'homicide, les enlèvements, les outrages envers les parents, l'adultère et l'inceste, la peine de mort ; — 2° pour le vol, des amendes ; — 3o pour la mutilation et le faux témoignage, la peine du talion ; — 40 pour les fautes moins graves, la flagellation.
[188] A l'époque du jubilé, qui revenait la cinquantième année. (Deut. xxv, 10.)
[189] « Nous n'entreprendrons pas de justifier en détail les lois civiles des Juifs, dit l'abbé Bergier, il faudrait un volume entier. D'ailleurs, cette apologie a été faite d'une manière capable de satisfaire tous les esprits et de fermer la bouche aux censeurs imprudents. Voyez les Lettres de quelques Juifs. En comparant les lois civiles de Moïse avec celles des autres peuples, l'auteur de cet ouvrage montre la sagesse et la supériorité des premières ; il répond aux objections par lesquelles on a voulu les attaquer. »
[190] Nul n'a jamais eu la grâce du Saint-Esprit que par la foi explicite ou implicite au Christ : et, par cette foi, l'homme appartient au Nouveau Testament.
[191] « De là les lois ecclésiastiques et civiles, qui sont
changeantes. L'Évangile est pour tous les siècles et pour tous les hommes ;
il doit faire de toutes les nations un seul peuple, une seule famille. C'est
pourquoi Notre-Seigneur n'a point établi de lois civiles ni politiques. On peut
être chrétien et citoyen partout, quelle que soit la forme des gouvernements. »
(Mgr Gousset.)
[192] « C'est surtout de la grâce appelée médicinale que saint Augustin a soutenu la nécessité contre les
Pélagiens. Ces hérétiques, qui niaient le péché originel, soutenaient que le
libre arbitre est aussi sain et aussi capable de se porter de lui-même au bien
qu'il l'était dans Adam ; conséquemment, ils disaient que l'homme n'a pas
besoin de la grâce pour le faire. Ils prétendaient qu'une grâce qui inclinerait
la volonté vers le bien déterminerait le libre arbitre. Saint Augustin leur
prouva qu'ils avaient une fausse notion du libre arbitre ; que, depuis le
péché d'Adam, l'homme est plus porté au mal qu'au bien ; qu'il a, par
conséquent, besoin de la grâce pour rétablir l'équilibre et se porter au bien.
Cette conséquence est incontestable. »
(Bergier.)
[193] « Dieu ne commande pas l'impossible, dit le Concile de Trente ; mais, en commandant, il avertit de faire ce que l'on peut, de demander ce que l'on ne peut pas, et il aide afin qu'on puisse. »
[194] « Si quelqu'un dit que, sans la grâce prévenante de l'Esprit-Saint, qui éclaire et qui fortifie, l'homme peut croire, espérer, aimer, se repentir comme il faut pour recevoir la grâce de la justification, qu'il soit anathème. » (Concile de Trente.)
[195] « Il est de foi que l'homme ne peut, sans une grâce
spéciale, persévérer jusqu'à la fin ; ou, ce qui revient au même, que la
persévérance finale est un don particulier de Dieu. Si quelqu'un dit que l'homme justifié peut persévérer dans la justice
qu'il a reçue sans un secours particulier de
Dieu, ou qu'avec ce secours même il ne peut persévérer, qu'il soit anathème.
(Concile de Trente.) Que l'homme persévère ou évite le péché mortel jusqu'au
moment de la mort, ce n'est point précisément une grâce spéciale, car il peut
observer la loi avec des grâces communes et ordinaires ; mais que Dieu le
retire de ce monde au moment où il est en état de grâce, afin de le soustraire
au danger d'une rechute, comme cela dépend de Dieu seul, alors la persévérance
devient non-seulement une grâce, mais une grâce spéciale, un grand don, magnum perseverantiæ donum, comme l'appelle le Concile de Trente. »
(Mgr Gousset.)
[196] Il faut distinguer, comme on le voit, la grâce habituelle d'avec la grâce actuelle. « La première, que l'on nomme aussi grâce justifiante ou sanctifiante, se conçoit, dit l'abbé Bergier, comme une qualité qui réside dans notre âme, qui nous rend agréables à Dieu et dignes du bonheur éternel. elle renferme les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit ; elle est inséparable de la charité parfaite, et elle demeure en nous jusqu'à ce que le péché mortel nous en dépouille. Par la grâce actuelle, on entend une inspiration passagère qui nous porte au bien, une opération de Dieu par laquelle il éclaire notre esprit et meut notre volonté, pour nous faire faire une bonne œuvre, pour nous faire accomplir un précepte ou nous faire surmonter une tentation ; c'est principalement de celle-ci qu'il est question dans les disputes qui divisent les Théologiens sur la doctrine de la grâce. »
[197] Les Théologiens modernes ont divisé la grâce en grâce efficace et en grâce suffisante, et c'est ce qui a donné lieu à tant de discussions. Il est remarquable que saint Thomas n'admet point cette division, sur laquelle il garde un silence profond, sans proférer même une seule parole qui en fasse soupçonner l'existence. Il est probable que, si on lui eût parlé de cette distinction, il aurait répondu, comme tout-à-l'heure, au sujet de la grâce opérante et coopérante : La grâce efficace et la grâce suffisante ne se distinguent que par leurs effets ; au fond, elles sont une même grâce.
[198] Il est de foi que, même alors, la volonté de l'homme conserve sa liberté, et qu'elle peut obéir ou résister à la grâce, lui donner ou lui refuser sa coopération. Comment la grâce sait-elle se combiner avec notre libre arbitre, tout en arrivant infailliblement à ses fins ? C'est le secret de Dieu.
[199] Dieu nous fait agir avec lui ; mais nous conservons le pouvoir très réel de résister ou de consentir à sa gràce.
[200] « La foi qui nous dispose à la justification est la foi
proprement dite, la foi par laquelle nous croyons, sur la parole de Dieu même,
toutes les vérités qu'il a révélées à son Eglise.
Mais il
n'est pas nécessaire que cette foi soit explicite en tout. Il y a sans doute
nécessité de croire explicitement qu'il y a un Dieu souverain Seigneur de toutes
choses, et qu'il récompense ceux qui le cherchent. La foi explicite aux
mystères de la Sainte-Trinité et de l'Incarnation est encore nécessaire au
salut ; mais il n'est pas certain qu'elle soit nécessaire de nécessité de moyen. Il nous paraît même plus probable
qu'elle n'est nécessaire que d'une nécessité morale, d'une nécessité de précepte. »
(Mgr Gousset.)
[201] Dans le mérite de condignité (ex condigno), le mérite égale la récompense ; il constitue un
droit de justice. Le mérite de convenance (ex
congruo) repose sur la Miséricorde divine, dont il attend tout.
Pour tout mérite, soit de condignité, soit de convenance, il faut un acte bon, surnaturel et libre. Pour le mérite de condignité, il est nécessaire que l'homme soit en état de grâce, et que Dieu ait promis de lui accorder un bien comme récompense de ses œuvres.
[202] Voici comment le Concile de Trente s'est exprimé au sujet du mérite qui se rapporte à la vie éternelle : « Si quelqu'un dit que les bonnes œuvres d'un homme justifié sont tellement des dons de Dieu qu'elles ne soient pas aussi les mérites de cet homme juste ; ou que, par les bonnes œuvres qu'il a faites avec le secours de la grâce et par les mérites de Jésus-Christ, dont il est un membre vivant, il ne mérite pas véritablement l'augmentation de la grâce, la vie éternelle et sa possession, pourvu qu'il meure en état de grâce, et même l'augmentation de la gloire, qu'il soit anathème. »
[203] Pour le mérite de condignité, il faut nécessairement que l'homme soit en état de grâce. On ne peut mériter, à proprement parler, qu'autant qu'on est uni à Jésus-Christ par la charité parfaite ; hors de là, il n'y a qu'un mérite de convenance, fondé sur la miséricorde de Dieu.
[204] Il y a une grâce prévenante que Dieu accorde à tous les
hommes, juifs, païens, infidèles, sans qu'ils l'aient méritée, parce qu'il veut
que tous les hommes soient sauvés et arrivent à la connaissance de la vérité :
« Omnes homines vult salvos fieri et ad agnitionem veritatis venire. »
(Tim., ii 4.)
Tous les infidèles ont les grâces nécessaires au salut. Saint Thomas a dit ailleurs : « Si quelqu'un, étant élevé dans les forêts parmi les brutes, suivait ce qu'il connaît de la loi naturelle en cherchant le bien et en évitant le mal, on doit croire, comme une chose très-certaine, que Dieu lui ferait connaître, par une inspiration intérieure, les choses nécessaires à croire, ou qu’il lui enverrait quelque prédicateur de la foi, comme il envoya Pierre à Corneille. » (De la Vérité, quest. 14.) Dans l'article que nous venons d'étudier, il dit qu'on ne mérite point la première grâce. Est-ce une contradiction ? Non ; il parle du mérite de condignité. Dans la supposition que l'on vient de lire, il n'entend pas non plus que ce sauvage, en faisant le bien de tout son pouvoir d'après la connaissance qu'il a, mérite en aucune manière la première grâce du salut ; il veut dire qu'en désirant, par un effet de la grâce prévenante, de connaître la volonté du souverain Maître, il prépare son âme à une grâce plus abondante, à la grâce de la foi : ce serait une grande erreur, et même une hérésie, que d'admettre qu'il n'y a point de grâce, si ce n'est par la foi.
[205] Rien de ce qui précède la justification, selon le Concile de Trente, ne mérite la grâce qui nous justifie ; rien, ni la foi, ni les œuvres. Mais, sans mériter cette grâce, qui est gratuite à tous égards, le pécheur qui revient sincèrement à Dieu l'obtient infailliblement de la Miséricorde divine ; et, en ce sens, la justification n'est pas même sans quelque mérite. Nec ipsa remissio peccatorum, sine aliquo merito est, si fides hanc impetrat, a dit saint Augustin.
[206] « La grâce qui nous rend amis et enfants de Dieu est une
grâce que nous pouvons perdre : par conséquent, nous devons veiller avec
soin sur cette grâce, prêts à exposer tout le reste pour elle, parce qu'elle
est la vie de notre âme ; et déterminés à ne l'exposer jamais, parce qu'en
la perdant nous perdons tout. »
(Bourdaloue.)
[207] « Comme la nature de la grâce, son opération, son accord
avec la liberté de l'homme ne peuvent être exactement comparés à rien ; ce
sont des mystères. Il n'est donc pas étonnant qu'en voulant les expliquer, les Théologiens
aient embrassé des systèmes opposés, et que plusieurs soient tombés dans des
erreurs grossières. »
(Bergier.)
[208] Cette dernière division est adoptée dans nos catéchismes.
[209] Voyez la note de l'article 2, question 11.
[210] Le concile de Nicée.
[211] Voyez encore la note de l'article 2, question 11.
[212] La recherche que la foi suppose n'est pas celle de la raison naturelle qui veut se démontrer un objet ; c'est une certaine recherche des motifs de crédibilité, tels que la parole de Dieu et les miracles.
[213] Il y a un précepte divin pour les hommes de
croire explicitement à la sainte Trinité. Ceux auxquels ce mystère est annoncé
doivent l'admettre sous peine de damnation ; les autres sont excusés de
péché par défaut de connaissance. Nous avons vu précédemment que la foi
implicite a pu justifier les païens. Il n'y a pas de raison pour que son
pouvoir soit restreint à l'égard des infidèles qui n'ont point connaissance de
la révélation. Nous croyons que, par
nécessité de salut, saint Thomas entend la nécessité de précepte. Ce qui
nous confirme dans cette opinion, c'est qu'en beaucoup d'autres endroits, et
notamment dans la question suivante, où il parle de la confession de la foi, la
nécessité de précepte est exprimée dans des termes semblables. Ce qu'il dit ici
sur les Gentils en est d'ailleurs une preuve certaine. — Voici, sur ces
matières, ce qu'enseigne le cardinal Gousset dans sa Théologie morale, où il semble résumer toute la doctrine de saint
Thomas sur la nécessité de la foi : « La foi est absolument nécessaire
au salut. Mais il n'est pas nécessaire que la foi soit explicite en tout. À
l'exception des principales vérités que personne ne peut ignorer sans danger
pour le salut, la foi implicite, en général, suffit aux simples fidèles. Il est
nécessaire d'une nécessité de moyen de croire explicitement qu'il y a un Dieu,
souverain Seigneur de toutes choses, et qu'il récompense ceux qui le cherchent.
Il ne peut y avoir de salut pour un adulte s'il ne croit pas explicitement en
Dieu, à sa providence et à l'existence d'une autre vie, où chacun recevra
suivant ses œuvres. La foi explicite aux mystères de la sainte Trinité, de l'Incarnation
et de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ est encore nécessaire au salut.
Mais il n'est pas certain qu'elle soit nécessaire de nécessité de moyen. Il
nous parait même plus probable qu'elle n'est nécessaire que d'une nécessité
morale, nécessité de précepte. Cependant, par cela même qu'il y a du doute, on
doit se comporter dans la pratique comme si la connaissance et la foi explicite
des mystères dont il s'agit étaient nécessaires de nécessité de moyen. »
[214] Le supérieur d'un monastère peut exiger de ses religieux l'observation de la règle qu'ils ont acceptée le jour de leur profession. L'Église et l'Etat peuvent empêcher les prêtres de se marier. Soutiendra-t-on qu'un père de famille, un chef de maison ou un maître de pension, ne peuvent pas contraindre, le premier ses enfants, les autres leurs subordonnés catholiques, à se conformer, extérieurement du moins, aux règles de la foi, sous peine de sortir, soit de la maison paternelle, soit de l'établissement ?
[215] Ce fut ce qui donna lieu à un mélange de christianisme et de paganisme, qui nous étonne dans l'histoire. Les infidèles qui se convertissaient conservaient souvent des coutumes condamnables, qu'ils mêlaient à nos saintes pratiques.
[216] Saint Thomas reviendra sur ce sujet (part. 3, quest. 68, art. 10).
[217] On a pu se convaincre par ce qui précède que la Somme de saint Thomas, pour n'avoir pas
un traité, ex professo, de l'Église,
en embrasse cependant toutes les matières, et résout sommairement toutes les
difficultés qui se rattachent à la règle de la foi, méconnue par les
Protestants.
En
effet, nous avons vu que ce n'est pas assez que les vérités révélées soient
dans la sainte Écriture ; elles doivent être rédigées par articles dans
des symboles, que l'Église, et particulièrement le Souverain-Pontife, chef de
toute l'Église, ont seuls le droit de publier. (Quest. 1.)
Les
hérétiques qui errent sur un article de foi prétendraient vainement avoir la
foi sur les autres articles ; ils n'adhèrent pas à la règle infaillible de
la foi, qui n'est autre que l'enseignement de l'Église. (Quest. 5.)
L'infidélité
des hérétiques et des apostats est la plus coupable de toutes ; car ils
résistent à la vérité divine manifestée dans la doctrine de l'Église. (Quest.
10.)
Que l'on ajoute à la lecture attentive et méditée de l'article présent et des questions que nous venons de rappeler toute la partie des sacrements, et notamment l'explication du sacrement de l'Ordre, on aura un traité de l'Église très-complet. L'infaillibilité de l'Église et l'autorité du Souverain-Pontife y sont démontrées. Mais il importe de ne pas oublier que le caractère de la Somme est purement théologique. Saint Thomas y parle pour les fidèles, qui ont la foi ; il ne s'adresse point aux incrédules. Nous avons fait remarquer, dès le début, que la Somme contre les Gentils a dû précéder la Somme théologique, comme une introduction précède la matière principale.
[218] Cas excessivement rare, où l'Église se sent forcée de s'opposer, dans l'intérêt des fidèles, à la perversité d'un prince qui, non content de son apostasie personnelle, cherche à entraîner ses sujets dans sa criminelle erreur.
[219] Par ces expressions : péché mortel dans son genre, péché mortel de sa nature, les Théologiens entendent que ce péché, lorsqu'il réunit tous les caractères propres à sa nature, est mortel ; il ne s'ensuit pas qu'il le soit toujours. Certaines circonstances qui font défaut le rendent souvent véniel.
[220] L'existence de la crainte dans le ciel n'est pas un dogme de foi. Comme on le voit, saint Thomas reconnaît, avec saint Augustin, que l'on peut soutenir qu'il n'y a dans le ciel aucune espèce de crainte, bien qu'il ne partage pas ce sentiment.
[221] Il est remarquable que saint Thomas n'envisage pas la charité parfaite au point de vue des théologiens modernes, qui ont tant de peine à définir ce qui la distingue de la charité imparfaite. Nous ne serions pas surpris que toutes les subtilités dont cette question est hérissée, à notre époque, soient provenues du jansénisme, qui a défiguré les enseignements les plus élémentaires. Il est temps d'en revenir aux simples notions exposées dans cet article.
[222] Le péché véniel mérite seulement une peine temporelle qui doit être supportée sur la terre ou dans le purgatoire. Ceux qui prétendent qu'il diminue directement la grâce sanctifiante, doivent nous dire quelle diminution serait possible dans une âme qui n'en posséderait que le degré le plus simple sur la terre. Ils doivent nous expliquer aussi comment, par cette diminution même, les hommes ne seraient pas punis d'une peine éternelle pour des péchés qui ne méritent qu'une peine temporelle. Les divers degrés de grâce sanctifiante sont un bien qui doit durer éternellement dans le ciel. Si vous admettez que le péché véniel prive, d'un seul de ces degrés, une âme qui en a dix, par exemple, n'est-ce pas là une privation éternelle, laquelle équivaut à une punition infinie en durée ? Pourquoi, d'un autre côté, Dieu punirait-il le péché véniel d'un double châtiment ? Ne peut-il pas augmenter en intensité et en durée la peine du purgatoire autant qu'il le veut ? Pourquoi y ajouterait-il, comme par surcroit, une privation de grâce sanctifiante ?
[223] Deux vers latins résument ces diverses espèces d'aumônes :
Visito, poto, cibo, tego, colligo, condo,
Consule, castiga, solare, remitte, fer,
ora.
[224] Trop souvent on s'imagine que les vices capitaux sont les plus graves de tous les péchés ; c'est une erreur. Ils sont appelés capitaux, uniquement parce qu'ils sont la source ordinaire des autres vices.
[225] Le dégoût, dans la série des péchés capitaux actuellement adoptée, est désigné sous le nom de paresse, que Bossuet définit : « Une langueur de l'âme qui nous empêche de goûter la vertu et nous rend lâches à la pratiquer.
[226] L'infidélité, dans cet article, désigne principalement l'hérésie.
[227] Quest. XXV, art. 12, et quest. XXVI, art. 1 et 2.
[228] Le mot sollicitude, pris dans le sens que lui donne notre saint Docteur, n'est pas reçu dans notre langue. Nous préférons celui de vigilance, qui en est le synonyme, indiqué dans cet article même. Le mot diligence rendrait la même idée.
[229] On peut dire que la prudence reçoit de la nature ses premiers éléments, mais qu'elle n'arrive à son complément que par l'exercice ou par la grâce.
[230] Ce mot se trouve dans le supplément du Dictionnaire de l'Académie. Chez les anciens, on appelait ainsi la déesse des bons conseils. — Ces diverses parties de la prudence vont être expliquées dans les questions suivantes.
[231] Il s'agit principalement dans cette question des jugements que rendent les tribunaux.
[232]
« Les lois écrites sont des formules où l'on cherche à exprimer
le moins imparfaitement possible ce que demande la justice naturelle dans telles
et telles circonstances déterminées… La loi suprême de toute loi positive est
qu'elle ne soit pas contraire à la loi naturelle. »
(Victor Cousin.)
[233] On suppose ici que les lois sont justes. Saint Thomas a dit ailleurs qu'une loi injuste est une dérogation à la loi, et non une loi.
[234] L'article 1674 du Code civil porte que la vente sera rescindible, si le vendeur a été lésé de plus des sept douzièmes dans le prix de son immeuble.
[235] Tout ce qu'enseigne ici saint Thomas est d'une rigoureuse exactitude : mais il est un point qu'il ne semble pas avoir traité, c'est celui de la convenance naturelle qui résulte de la situation locale. « Il est généralement reçu, du moins parmi nous, dit Mgr Gousset, que la convenance particulière d'une chose, d'un domaine, pour tel acheteur, en fait hausser le prix ; ce qui fait dire : Cette chose, cette propriété vaut tant pour un tel ; mais elle vaut moins pour un autre. Ainsi nous pensons que l'on ne doit nullement inquiéter celui qui vend une chose au-dessus du prix commun, à raison de la convenance. L'acheteur lui-même s'attend à payer cette convenance, et il ne s'en plaint pas. Le prix des choses dépend principalement de la commune estimation des hommes. Mais il ne faut pas confondre la convenance d'une chose avec la nécessité de l'acheteur, dont le vendeur ne peut se prévaloir pour vendre une chose plus qu'elle ne vaut sans commettre une injustice.
[236] « Si on n'a pas d'autre titre que le simple prêt, si on
exige l'intérêt précisément en vertu du prêt, c'est-à-dire sans un titre qui
soit distinct et séparable du prêt, cet intérêt devient illicite, injuste,
usuraire. Aussi, on définit l'usure proprement dite : tout intérêt, tout
profit en sus du capital ou sort principal, exigé de l'emprunteur, précisément
en vertu ou à raison du simple prêt, du mutuum.
Les Pères, les Conciles, les Souverains-Pontifes et les Théologiens, s'appuyant
sur les livres saints, s'accordent à nous donner la même notion de l'usure, en
la condamnant expressément comme contraire au droit naturel et divin. »
(Mgr Gousset.)
[237] Tous les Théologiens conviennent qu'il est des titres en vertu
desquels on peut tirer quelque intérêt du prêt. Ce sont : le lucre cessant et le dommage naissant, dans lesquels on peut comprendre la destination lucrative, et, d'après une
décision de la Propagande, approuvée
par Innocent X, le danger extraordinaire
de perdre le capital.
De graves Docteurs pensent que la loi civile, qui permet l'intérêt du prêt, est aussi un titre légitime, à raison du haut domaine que les souverains ont sur les biens des particuliers, et dont ils paraissent user, en approuvant un certain taux. Depuis que l'industrie et le commerce ont pris de l'accroissement, ce sentiment s'est propagé. Plusieurs réponses, émanées du Saint-Siège, paraissent le favoriser. Il a été décidé : 1° que l'on ne doit point inquiéter au tribunal de la pénitence le prêtre qui enseigne que la loi civile, sans être accompagnée d'aucun autre titre intrinsèque au prêt, suffit pour légitimer le prêt à intérêt ; 2° qu'un confesseur agirait trop durement et trop sévèrement en refusant l'absolution aux fidèles qui croient pouvoir tirer l'intérêt du prêt, sans avoir d'autre titre que la loi civile ; 3° qu'on peut absoudre sacramentellement, sans imposer aucune restitution, les pénitents qui, étant de mauvaise foi, ont perçu des intérêts du prêt, aux termes de la loi, s'ils sont repentants d'avoir agi contre leur conscience, et se montrent d'ailleurs disposés à s'en rapporter à ce qui pourra être décidé par le Saint-Siège. (Voy. Mgr Gousset, tom. 1, p. 397.)
[238] Ces diverses vertus vont être reprises successivement et expliquées en détail. Ce qui n'est indiqué ici que sommairement s'éclaircira à mesure que nous avancerons.
[239] Cet article et les suivants ne peuvent servir qu'à nous faire connaitre l'ancien droit canonique, qui ne nous régit plus. Nous les reproduisons, pour être fidèle à notre engagement de n'omettre ni question ni article.
[240] C'est ce qu'elle a fait pour la France, où cette question n'a maintenant aucune application.
[241] Ceux qui ont blâmé l'usage des dîmes n'ont pas assez considéré ce double but qui a porté l'Église à les sanctionner : par elles, les pauvres, aussi bien que les ministres de l'Église, étaient assurés de leur subsistance.
[242] Encore une fois, les différentes solutions de toutes ces questions n'ont aucune application en France ; nous les avons rapportées à titre de renseignement sur les usages anciens.
[243] Voyez plus loin la note de l'article onzième.
[244] L'âge de puberté est fixé à douze ans pour les filles, et à quatorze ans pour les garçons. — Le Concile de Trente exige l'âge de seize ans et une année de noviciat pour la profession religieuse. — La loi civile, en France, exige le consentement des parents jusqu'à la majorité.
[245] Cette question est controversée : on admet assez
généralement que le Souverain-Pontife peut dispenser de tous les vœux.
Il résulte de plusieurs décisions de la Pénitencerie que les vœux des religieuses, en France, ne sont pas des vœux solennels, Quant à ceux des religieux, la question reste dans le doute. Une réponse particulière du Saint-Père, du 24 avril 1831, suppose que les vœux des Trappistes ne sont pas des vœux solennels. — Y a-t-il, sous la législation française, des vœux solennels et une véritable profession religieuse ? La négative parait assez vraisemblable.
[246] Jurement ou serment sont deux mots synonymes. Quoique le mot serment soit plus usité à notre époque, nous avons conservé dans cette question le terme jurement (juramentum), parce que saint Thomas ne s'en départ point une seule fois.
[247] Les Théologiens enseignent communément que le jurement sans nécessité est un péché véniel, et que le jurement contre la vérité ou contre la justice est un péché mortel.
[248] L'art notoire prétendait rendre savant sans élude ni travail.
[249] Cette peine pécuniaire fut en usage autrefois ; les princes séculiers reconnaissaient ce droit à l'Église.
[250] La vertu de dulie correspond au culte de dulie ; elle rend aux supérieurs des hommages qui se distinguent du culte de latrie. Cette vertu est comprise sous le respect. (Voir le tableau.)
[251] On est surpris, au premier abord, de voir saint Thomas placer au nombre des vertus unies à la justice la vengeance, que nous sommes accoutumés à regarder comme un vice. Il est cependant certain que nous avons une inclination naturelle à repousser ce qui nous nuit, et que cette inclination a besoin d'être dirigée par une vertu, à laquelle il faut nécessairement donner un nom. Il y a, dans la société, des personnes, revêtues de dignité, dont le devoir est de venger les bons de la malice des méchants. Dieu lui-même a voulu être appelé le Dieu des vengeances, et saint Paul nous apprend que le prince est le ministre de Dieu pour exécuter sa vengeance contre celui qui fait le mal. (Rom. xiii, 4.) On dit d'un magistrat qu'il est chargé de la vengeance publique. Pourquoi ne pas appeler vertu de la vengeance l'habitude qui dirige les hommes, conformément à la raison, dans la punition des malfaiteurs ? Le mot vindicte publique ne rendrait qu'imparfaitement la pensée de saint Thomas. L'usage a prévalu, nous le savons, d'appeler vengeance la punition exercée par celui qui n'a aucune autorité, et pour une satisfaction personnelle ; voilà pourquoi nous nous sommes permis de joindre au mot vengeance le qualificatif juste, qui ne se trouve point dans le texte. Saint Thomas, qui ne pouvait pas prévoir les acceptions des langues futures, prend les mots dans le meilleur sens, et, après les avoir définis, il les fait servir à l'explication de la doctrine du Christ. Il suffit de relire le premier article de cette question pour se convaincre qu'il savait parfaitement distinguer le vice de la vertu. Ce qu'il a dit ailleurs sur la colère, considérée comme passion, nous a préparés à comprendre les vérités qu'il nous enseigne ici sur la vertu de la vengeance ; les principes qu'il établit doivent servir de règle aux pères de famille, aux chefs de la société, et généralement à tous les supérieurs tenus, par devoir, de punir le mal.
[252] La vérité, comme vertu, n'est autre que la véracité par laquelle l'homme se montre, dans ses discours et dans sa conduite, tel qu'il est, faisant connaître ce qui le concerne avec droiture, avec franchise, sans rien ajouter ni rien retrancher.
[253] Dans ce dernier cas, on se sert plutôt des mots cupidité et concupiscence.
[254] Saint Thomas explique le premier commandement tel qu'il est énoncé dans l'Exode, chap. 20.
[255] Voyez ce qui a été dit dans le traité des lois (tom. ii, quest. 100, art. 5), où l'on a considéré au point de vue général de la morale ce que nous venons d'étudier au point de vue de la justice.
[256] On appelle confesseurs ceux qui ont souffert pour la foi, et martyrs ceux qui sont morts pour elle.
[257] Le premier sentiment a prévalu.
[258] Avant de passer à la vertu de la tempérance, nous éprouvons le
besoin de faire remarquer combien sont belles et consolantes les vérités que
notre saint Docteur vient de nous révéler. Pourquoi faut-il que la force et les
autres vertus qui s'y rattachent, telles que la magnanimité et la magnificence,
soient, de nos jours, si peu connues et si peu enseignées, que la majeure
partie des hommes en savent à peine le nom ? Mgr Landriot, évêque de La
Rochelle, adressait, il y a quelques années, à son clergé, une instruction
pastorale que l'on dirait avoir été écrite après la lecture méditée de ce
magnifique traité sur la force. En voici deux passages :
« La
vérité catholique est assez large pour se poser en rase campagne et ne point se
cacher derrière les buissons, surtout quand l'erreur et l'hésitation peuvent
être une cause principale de malentendus et de séparation entre nous et des
hommes de cœur que, peut-être, il serait facile de ramener, ou du moins de ne
pas éloigner davantage. Il est bon surtout, il est nécessaire que le clergé le
comprenne de plus en plus : la doctrine de paix et de conciliation dans la
vérité sera peut-être plus facile qu'on ne pense, alors que les légions d'âmes
aimantes, épanouies sous les inspirations de la vérité, pleines de la substance
des Pères, respirant le souffle de saint Thomas, de saint Augustin, de saint
François de Salles, appliqueront la vraie doctrine avec cette lumineuse
irradiation du vrai et cette suavité du cœur que l'on trouve aux sources
fraîches où se renouvelle la vie catholique… »
Au XVIIe siècle, il se forma, dans l'Église de France, une société d'hommes distingués par un ensemble de qualités supérieures, mais manquant de cette mesure qui s'arrête aux limites où la vérité devient une erreur par l'exagération... Ils voulaient la mutilation presque complète de l'homme dans les plus belles facultés de son esprit et de son cœur, le renoncement absolu et réel à tout ce qui élève, à tout ce qui réjouit en dilatant le cœur, à tout ce qui tend à faire du chrétien un être complet, un être ayant la science de sa force dans l'ordre de la nature, et marchant, sous l'œil de Dieu, au perfectionnement, à la transfiguration surnaturelle, mais jamais à l'anéantissement de ses facultés. Cet esprit de fanatique immolation a été condamné par l'Église, quand il s'est présenté sous sa forme la plus avancée ; mais il est demeuré souvent, dans les meilleurs ouvrages, comme une demi-teinte et une transpiration latente qui ne va à rien moins qu'à fausser la direction des âmes. »
[259] La division de Cicéron, que saint Thomas semble admettre et abandonner tout à la fois, est vraie, mais incomplète ; elle ne comprend que les vertus secondaires de la tempérance, à moins que, par continence, Cicéron ne veuille entendre la répression générale des plaisirs du toucher. — Les parties assignées dans cet article sont la base des questions qui vont suivre. (Voyez les tableaux synoptiques 27ème et 28ème.)
[260] Nous avons conservé à dessein cette expression : « de nécessité de salut », pour montrer encore une fois que saint Thomas n'entend point par là ce que les Théologiens modernes désignent par la nécessité de moyen. (Voyez notre note, quest. 2, art. 9, page 33.)
[261] « Non est urgendus pœnitens ad jejunandum, dit saint Ligori, sed relinquendus in sua bona fide, ne ipse
forte deinde omnia culpabiliter omittat. »
Nous conseillons de lire, dans la Théologie morale de Mgr Gousset (tome 1, page 3 et suiv.), tout ce qui concerne la notion du jeûne (art. 1), et les causes qui en dispensent (art. 2).
[262] D'après une coutume généralement reçue, il est permis d'ajouter à ce repas une légère collation ; mais elle doit être telle pour la quantité et la qualité des mets qu'on ne puisse pas la considérer comme un repas. — Voyez Mgr Gousset pour les causes qui autorisent à faire plus d'un repas les jours de jeûne. (Tome 1, page 118.)
[263] « Dans les premiers temps, on ne mangeait qu'après le
coucher du soleil ; au Ve siècle, on commença par avancer
l'heure du repas ; du temps de saint Thomas, il était fixé à l'heure de
None, c'est-à-dire à trois heures. Aujourd'hui, nous le prenons à midi,
conformément à l'usage qui
a force de loi. On est certainement libre de dîner après-midi, de renvoyer son
repas jusqu'au soir, même sans raison, si l'on ne fait pas de collation. Mais
il n'est pas permis d'anticiper l'heure de midi, ce qui cependant doit
s'entendre moralement. Ainsi l'on peut à volonté dîner à onze heures et demie. Omnibus licitum est, dit saint Ligori, anticipare infra horam, etiam sine causa… Il
y aurait péché véniel, sans une cause raisonnable, à anticiper d'avantage.
Quand on a une raison on peut intervertir l'ordre du repas et de la collation,
en collationnant à midi ou à onze heures environ, et en dinant vers six heures
du soir. »
(Mgr Gousset.)
[264] Ce dernier sens cet peu usité dans la langue française.
[265] La modestie règle notre intérieur par la douceur et l'humilité, et notre extérieur par la décence et l'honnêteté.
[266] Ceux qui ne comptent pas l'orgueil au nombre des péchés capitaux le remplacent par la vaine gloire.
[267] « Saint Antonin, saint Alphonse de Liguori, saint
François de Salles, dit Mgr le cardinal Gousset dans sa Théologie morale,
s'expriment comme saint Thomas. On voit que ces saints Docteurs ne croyaient
point que les acteurs, les comédiens fussent excommuniés. En effet, il n'existe
aucune loi générale qui proscrive cette profession sous peine
d'excommunication. Le canon du Concile d'Arles, de l'an 314 : De theatricis, et ipsos placuit, quamdiu agunt,
à communione separari, est un règlement
particulier.
« D'ailleurs, il n'est pas certain que ce décret, qui était dirigé contre ceux qui prenaient part aux spectacles des païens, soit applicable aux acteurs du moyen-âge ou aux acteurs des temps modernes ; et il n'est guère plus certain qu'il s'agisse ici d'une excommunication à encourir par le fait, ipso facto. Cependant, il est vrai qu'en France les comédiens étaient autrefois regardés comme excommuniés. Mais Pontas s'est trompé en disant : Tout le monde sait que les pasteurs dénoncent publiquement, tous les dimanches, au prône des messes de paroisse, les comédiens pour des gens excommuniés ; car la formule du prône, dans la plupart des rituels de France, ne fait point mention de cette excommunication. Quoiqu'il en soit, comme il s'agit d'un point de discipline particulier à la France, qui dépend de l'Ordinaire pour ce qui regarde son diocèse, et que la plupart de NN. SS. les évêques ne paraissent pas y tenir, à en juger du moins par la réserve ou le silence qu'ils gardent à cet égard, nous pensons qu'il est tombé en désuétude. »
[268] Voici, à ce sujet, les avis que donnait Fénélon à une personne de la Cour : « Vous ne devez point, ce me semble, vous embarrasser sur les divertissements où vous ne pouvez éviter de prendre part. Il y a bien des gens qui veulent qu'on gémisse de tout et qu'on se gêne continuellement en excitant en soi le dégoût des amusements auxquels on est assujetti. Pour moi, j'avoue que je ne saurais m'accommoder de cette rigidité. J'aime mieux quelque chose de plus simple, et je crois que Dieu même l'aime beaucoup mieux. Quand les divertissements sont innocents en eux-mêmes et qu'on y entre par les règles de l'état où la Providence nous met, alors je crois qu'il suffit d'y prendre part avec modération et dans la vue de Dieu. Des manières plus sèches, plus réservées, moins complaisantes et moins ouvertes, ne serviraient qu'à donner une fausse idée de la piété aux gens du monde, qui ne sont déjà que trop préoccupés contre elle, et qui croiraient qu'on ne peut servir Dieu que par une vie sombre et chagrine. »
[269] « Les femmes qui, n'étant pas mariées, pensent sérieusement
au mariage, peuvent certainement chercher à plaire par leur parure, pourvu toutefois
qu'elles ne se permettent rien qui soit contraire à la décence, à la modestie
chrétienne. » — « On permet plus d'affiquets aux filles, dit saint
François de Salles, parce qu'elles peuvent loisiblement désirer d'agréer à
plusieurs, quoique ce ne soit qu'afin d'en gagner un par un légitime mariage. »
(Mgr Gousset.)
[270] Il n'y a pas de contradiction entre cet enseignement du saint Docteur et ce qu'il dit ailleurs (part. 1ere, quest. 89, art. 8), que Moise ne voyait pas l'essence divine au moment de la publication de la loi donnée par les anges. Il ne la voyait pas à cette heure, puisqu’il dit à Dieu : « Montrez-moi votre gloire. » Mais il la vit dans un autre moment.
[271] L'étude des offices relatifs aux Ordres sacrés se présentera dans la troisième partie.
[272] Il y a, croyons-nous, plus d'une erreur à réformer parmi nous sur les idées qu'on se fait de la nature de la charité et de la perfection, ainsi que nous l'avons remarqué dans le traité de la Charité, page 124.
[273] Le Concile de Trente a fixé à seize ans révolus l'âge où il est permis de s'engager par un vœu solennel.
[274] Dire que la grâce a été le moyen intermédiaire de l'union, ce serait supposer qu'elle existait dans l'humanité dn Christ avant que cette humanité ne fût unie au Verbe.
[275] Ainsi qu'on le voit, le Christ, en prenant notre faible nature, voulait satisfaire pour l'humanité, démontrer qu'il était véritablement homme, et nous donner l'exemple de toutes les vertus.
[276] On dit également : le Dieu-homme et l'Homme-Dieu.
[277] Pour le même motif, on ne rend pas le culte de latrie aux hommes, bien qu'ils soient créés à l'image de Dieu.
[278] Il convient de rappeler ici ce décret du pape Pie IX,
relativement à l'Immaculée Conception de la bienheureuse Vierge Marie : « Par
l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des apôtres Pierre et Paul et de la
nôtre, nous déclarons, nous prononçons et définissons que la doctrine qui
enseigne que la bienheureuse Vierge Marie, dans le premier instant de sa
conception, a été, en vertu d'une grâce et d'un privilège spécial, accordés par
le Dieu tout-puissant en vue des mérites de Jésus-Christ Sauveur du genre
humain, préservée et exempte de toute tache du péché originel, est révélée de
Dieu, et que, par conséquent, elle doit être crue fermement et inviolablement
par tous les fidèles. »
Saint
Thomas, qui vivait dans un temps où l'Immaculée Conception n'était point un
dogme de foi, s'efforce, dans les trois premiers articles de cette question, de
prouver que la sainte Vierge a encouru la tache du péché originel, et qu'elle
en a été purifiée avant sa naissance, comme Jean-Baptiste et Jérémie. Fidèle à
notre programme, nous avons dû analyser cette question avec la même exactitude
que les autres, afin de montrer sur quel fondement était appuyée l'opinion
contraire à l'Immaculée Conception. On verra sans peine que toutes les raisons
apportées par notre saint Docteur tombent devant ce seul mot : « Marie
a été préservée de toute tache
originelle, en vertu d'une grâce spéciale accordée en vue des mérites de
Jésus-Christ. »
Préservée de la tache originelle, la sainte Vierge n'a pas eu besoin de la sanctification dont on parle. La question n'est pas posée d'assez haut. Marie, comme le déclare saint Thomas lui-même, a dû recevoir des privilèges plus grands que ceux d'aucun autre saint. Or, si elle eût été simplement sanctifiée dans le sein de sa mère, rien en cela ne l'aurait distinguée de Jean-Baptiste et de Jérémie. Ici, la conclusion ne répond pas aux prémisses ; il était bien plus naturel de tirer cette conséquence : donc Marie a été préservée du péché originel et conçue sans péché. Nous ne serions pas surpris que, comme on l'a prétendu, le texte de saint Thomas n'ait été falsifié dans toute cette question, où l'on ne retrouve pas sa logique habituelle. Il est certain qu'il n'a pas mis la dernière main à cette troisième partie de la Somme théologique, qui n'a paru qu'assez longtemps après sa mort : aussi n'en trouve-t-on que de rares manuscrits, tandis que ceux de la deuxième partie et surtout de la première abondent... Il est également certain qu'il a professé la doctrine de l'Immaculée Conception dans son Commentaire sur l'Épître aux Galates, où, s'exprimant comme le concile de Trente, il dit : « On excepte la Vierge très-digne de louanges, la très-pure Marie, qui fut exempte du péché originel et du péché actuel. »
[279] Pétition de principe. On suppose que Marie a encouru la tache originelle.
[280] La bienheureuse Vierge n'a été sanctifiée ni avant ni après son animation. Dès le premier instant de sa conception, elle a été préservée du péché originel par la grâce du Christ lui-même. La rédemption lui a été utile, non pour la purifier du péché originel, mais pour l'en exempter ; de sorte qu'elle aussi a pu dire au Verbe incarné dans son sein : « Vous êtes mon Sauveur. »
[281] Le dogme de l'immaculée Conception rehausse, au contraire, la dignité du Christ. Marie a été sauvée par lui, puisqu'elle a été préservée du péché originel en vue de ses mérites. Fallait-il moins de puissance pour la préserver d’une souillure que pour l'en purifier ?
[282] On le voit, la fête de l'Immaculée Conception était célébrée au XIIIe siècle. Saint Thomas n'ose la blâmer ; il se contente d'en interpréter le but.
[283] Après le décret de Pie IX, il n'y a plus lieu à poser cette question. Préservée du péché originel, la bienheureuse Vierge n'eut à subir en aucune façon le germe de la concupiscence. Tel était Adam avant son péché ; telle elle fut par le privilège de son Immaculée Conception.
[284] Encore un article d'où l'Auteur ne tire pas la conclusion qui ressort naturellement des raisons alléguées, à savoir : l'Immaculée Conception de Marie.
[285] On voit que saint Thomas entrevoyait la vérité ; il n'avait qu'un pas à faire pour y arriver. Il résulte pour ainsi dire de son exposition même que Marie a été conçue sans péché.
[286] La troisième heure du jour chez les Juifs est la neuvième chez nous ; la sixième, midi.
[287] C'est-à-dire dans les Limbes.
[288] C'est-à-dire virtuelle.
[289] Nous sommes obligés, pour ce qui suivra, de maintenir tous ces termes techniques. Le sacrement, est l'objet extérieurement visible ; la chose du sacrement en est l'effet intérieur.
[290] Voilà certainement la réponse qu'il faudrait donner, si le fait était prouvé. Mais, avec Estius, Suarez, Vasquez et beaucoup d'autres, on peut croire que les Apôtres n'ont jamais baptisé au nom du Christ. Le texte des Actes ne pourrait-il point signifier ceci : Les Apôtres, agissant au nom de Jésus-Christ, baptisaient, avec la formule prescrite, les hommes et les femmes ?
[291] Baptême de pénitence, baptême de désir, baptême de feu, baptême de charité, toutes ces expressions sont synonymes.
[292] Saint Thomas, ce semble, n'a en vue dans cette question que le sort des catéchumènes qui meurent avant d'avoir reçu le baptême qu'ils désirent et auquel ils se préparent. Il ne parle ni des infidèles, ni des conditions du désir, qui, alors même qu'il n'est qu'implicite, Peut suffire dans certains cas.
[293] Cette question s'est déjà présentée. (Voy. tom. iii, p. 65.)
[294] Notre saint Docteur fait, dans cet article, une concession très-consolante pour le cœur des mères dont les enfants, morts dans leur sein, n'ont pas pu recevoir le baptême.
[295] Toute la peine temporelle est pardonnée, ce qui n'a pas lieu sans le sacrement.
[296] Il n'est pas nécessaire que ce désir soit explicite.
[297] La coutume de donner un parrain aux confirmés ne s'est pas maintenue dans tous les diocèses ; le grand-vicaire en tient lieu.
[298] Le concile de Trente s'exprime ainsi : « Si quelqu'un dit que, dans le sacrement de l'Eucharistie, la substance du pain et du vin reste avec le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ou nie l'admirable changement qui se fait du pain et du vin en son corps et en son sang, les espèces du pain et du vin restant seules... ; qu'il soit anathème. »
[299] On remarquera que saint Thomas se sert de cette expression : la substance de la forme, qui n'équivaut pas, selon nous, à l'essence de la forme. Sylvius observe que la substance comprend plus de choses que l'essence. Dans les articles précédents, saint Thomas n'a cité comme essentielles à la forme du sacrement que ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est le calice de mon sang. » Toute la formule qui nous occupe n'en est pas moins de la substance de la forme, en ce sens qu'elle est de précepte.
[300] L’effet habituel est l'augmentation de la grâce sanctifiante ; l'effet actuel est la douceur de la réfection spirituelle. Sylvius, Billuard et plusieurs autres Théologiens pensent, comme saint Thomas, que la communion vivifie l'état de grâce et ranime la charité, alors même que l'on s'en approche avec l'affection au péché véniel.
[301] L'Église a changé sa discipline à l'égard de l'heure où l'on peut dire la messe ; elle a fixé le temps qui s'écoule depuis l'aurore jusqu'à midi.
[302] La défense de célébrer
avant l'aurore, dit très-bien Mgr Gousset, doit se prendre dans un
sens moral et non dans une rigueur mathématique ; de manière que le prêtre
qui commence la messe pendant la nuit, mais la finit quand l'aurore commence,
ne peut être regardé comme transgresseur de la loi. Il en est de même de celui
qui commence la messe un peu avant midi ; il n'est point en défaut... Il
n'y a ici matière grave qu'autant qu'on commence la messe, sans raison
légitime, une heure avant ou une heure après le temps où il est permis de la
commencer, à s'en tenir à l'explication qu'on vient de donner. »
La défense de dire la messe avant l'aurore et après midi admet plusieurs exceptions. On excepte: 1° la messe qui se dit à minuit le jour de Noël ; 2° le cas où il faut consacrer pour administrer le saint Viatique à un malade ;3° le cas d'une solennité extraordinaire on de quelque cérémonie publique qui force à renvoyer après-midi la messe que l'on a coutume de dire à l'issue de la messe paroissiale ; 4° la dispense de l'évêque pour des cas particuliers ; 5° une coutume tacitement approuvée, ce qui a lieu dans plusieurs diocèses.
[303] Nous l'avons déjà dit, le mot latin res sacramenti, que, faute d'équivalent en français, nous sommes forcés de traduire par chose du sacrement, en est proprement l'effet.
[304] Voyez, pour explication et complément de cet article, la question 86, art. 2.
[305] « Notre-Seigneur, dit le concile de Trente, a principalement institué le sacrement de Pénitence, lorsqu'après sa résurrection il souffla sur ses disciples, en disant : « Recevez le Saint-Esprit ; les péchés seront remis d à ceux à qui vous les remettrez, et ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez. »
[307] La vertu de pénitence, pour être efficace, implique au moins le vœu du sacrement. Le concile de Trente l'enseigne très-clairement dans sa quatorzième session : « Bien que la contrition, dit-il, soit quelquefois parfaite par la charité et qu'elle réconcilie l'homme avec Dieu, on ne doit pas cependant attribuer cette réconciliation à la contrition elle-même, séparée du vœu du sacrement. » Saint Thomas enseigne la même doctrine ; on peut s'en convaincre par l'article cinquième de la Question 84, et par l'article sixième de celle-ci.
[308] Par la confession générale, notre auteur entend la récitation du Confiteor.
[309] On va voir tout à l'heure que la contrition diffère encore de l'attrition sous un autre rapport.
[310] Voy. q. 37, a, 1.
[311] Il ne s'agit, dans cet article, que des cas où l'on encourt un nouveau péché mortel en retardant sa confession. Tout le monde comprend qu'un tel délai est toujours très-dangereux pour le salut, à cause des surprises de la mort. Quoique, pour recouvrer l'état de grâce, il suffise d'un acte de contrition parfaite joint au vœu du sacrement de pénitence, il y aurait, ce nous semble, une téméraire présomption à différer d'une année la confession d'un péché mortel, sous prétexte que l'on y est pas obligé avant le temps où il faut nécessairement communier.
[312] Cette pratique, en vigueur du temps de saint Thomas, n'existe plus maintenant. L'Église n'en a jamais fait une loi.
[313] Ce conseil n'est peut-être pas sans utilité pour les communautés religieuses, où il est bon de faire connaître à ses supérieurs les fautes légères, surtout celles qui sont contre la règle du monastère.
[314] C'est ce qui a lieu dans la plupart des diocèses de France, et notamment dans celui de Bayeux, ou Mgr l'évêque autorise les curés et les vicaires à entendre les confessions de tous les fidèles qui se présentent à eux, et où, réciproquement, les fidèles ont la permission de s'adresser pour la confession à tout prêtre approuvé.
[315] Ceci s'applique principalement, ce semble, aux pénitences publiques et solennelles.
[316] Sous-entendez : dont on a reçu l'absolution.
[317] Il est bon de ne pas oublier que, dans toutes ces questions, le mot péché désigne le péché mortel.
[318] Concluons de là que l'on doit faire sa pénitence en état de grâce.
[319] Il est vraisemblable que celui qui aura fait de telles œuvres trouvera, au dernier jour, un Juge moins sévère.
[320] On verra plus loin, q. 19, a. 3, que cette expression est encore susceptible d'une autre interprétation.
[321] Pour les cas réservés, les prêtres doivent consulter le Rituel et les Statuts du diocèse où ils se trouvent.
[322] Pour la conduite à tenir envers les excommuniés, voy. q. 23, a. 1.
[323] Le mot communauté peut s'entendre aussi d'un État ou d'une ville.
[324] Toutes ces règles ne sont applicables qu'aux excommuniés nommément dénoncés.
[325] « Si l'ordre ou le conseil, dit Mgr Gousset, est suivi de son effet. »
[326] Les évêques accordent une indulgence d'un an quand ils consacrent une église, et une indulgence de quarante jours dans les autres occasions.
[327] Il y a pour les religieux, des indulgences particulières qu'ils peuvent gagner facilement dans l'intérieur de leur cloitre.
[328] Cette question se rapporte à l'ancienne discipline de l'Église et aux Canons pénitentiaux, qui ne sont plus en usage.
[329] Voy. Tab. syn., p. 510.
[330] Il serait trop long de rapporter les paroles que prononce l'évêque dans l'ordination du prêtre, du diacre et du sous-diacre. On peut consulter le pontifical romain.
[331] Le concile de Trente défend de donner même la tonsure à quelqu'un qui n'a pas été confirmé. Ce n'est là, toutefois, qu'un précepte ecclésiastique qui n'atteint pas la validité du sacrement.
[332] Il n'y a d'exception que pour l'épiscopat, qui serait nul sans la prêtrise (V. q. 40, a. 5.)
[333] L'auteur ne dit pas que ce soit à peine de nullité qu'il faut attendre l'usage de la raison pour conférer les Ordres majeurs ; il semble, au contraire, disposé à les regarder comme valides sans cette condition. Il n'excepte que la consécration des évêques, à raison de la responsabilité qui y est attachée. — Le concile de Trente a défendu de donner la tonsure aux enfants avant l'âge de sept ans. Pour le sous-diaconat, il faut vingt et un ans accomplis ; pour le diaconat, vingt-deux ; pour la prêtrise, vingt-quatre ; pour l'épiscopat, trente. — Le pape seul accorde les dispenses d'âge.
[334] Sur cette question il y a partage d'opinion. Depuis le concile de Trente, les Théologiens pensent généralement que l'épiscopat forme un Ordre particulier et constitue un vrai sacrement, qui a pour matière l'imposition des mains faite par l'évêque consécrateur, et pour forme les paroles qui accompagnent cette imposition.
[335] Les curés et les confesseurs doivent détourner de toute promesse et même de toute pensée de mariage les enfants qu'ils dirigent. Ce que dit ici saint Thomas concerne seulement la validité des fiançailles.
[336] Ces décisions concernent les fiançailles célébrées à l'Église.
[337] Celui qui désavouerait intérieurement les paroles que sa bouche prononce devrait ensuite donner son consentement. Il ne serait pas nécessaire qu'il revint pour cela à l'église ; le pape Pie V l'a décidé.
[338] Au temps de saint Thomas, il en était ainsi, comme le concile de Trente lui-même l'a reconnu ; mais l'Église, par l'organe de ce dernier concile, a non-seulement prohibé de nouveau, mais annulé d'avance tout mariage qui, à l'avenir, se ferait clandestinement dans les pays où la publication de ce décret pourrait parvenir. Aussi, en France, où la publication en a été faite, les mariages clandestins n'ont aucune validité. Pour qu'un mariage ne soit pas nul par clandestinité, il faut qu'il soit célébré devant le curé de la paroisse où les parties contractantes ont leur domicile, et en présence de deux ou trois témoins.
[339] Saint Thomas raisonne toujours dans la supposition que les mariages clandestins ne sont pas frappés de nullité. Cela se conçoit ; il existait longtemps avant le décret du concile de Trente qui les annule.
[340] Les Canonistes modernes comptent quatre empêchements prohibants, qu'ils
renferment dans ce vers latin :
Ecclesiae vetitum, tempus, sponsalia, votum.
[341] Comme l'empêchement de la clandestinité n'existait pas du
temps de saint Thomas, on a remplacé le troisième de ces vers par les deux
suivants :
Amens, affinis, si clandestinus et impos,
Si mulier sit rapta, loco nec reddita
tuto,
Hoec....
[342] Saint Thomas ne veut pas dire que la loi civile seule puisse établir des empêchements à la validité du mariage. Nous lisons plus loin : « La prohibition de la loi civile ne suffit pas pour constituer un empêchement de mariage sans l'intervention de l'Église. (Quest.57, art. 2.)
[343] Le concile de Trente a prononcé anathème contre ceux qui soutiendraient que les religieux qui ont fait le vœu solennel de continence peuvent se marier validement.
[344] D'après le concile de Trente, ceux qui sont dans les Ordres sacrés, c'est-à-dire les sous-diacres, les diacres, les prêtres et les évêques, ne peuvent contracter mariage. Cet empêchement n'étant que d'institution ecclésiastique, le pape en dispense parfois pour des raisons très-graves.
[345] Les cousins germains sont au second degré ; les issus de cousins germains, au troisième ; et les enfants issus de cousins germains, au quatrième.
[346] Lorsqu'il y a inégalité dans les degrés de parenté, elle dit que deux personnes sont parentes d'un degré à un autre ; par exemple, du premier au second, au troisième, au quatrième ; et ainsi de suite.
[347] Ceci est applicable à la ligne collatérale ; la parenté en ligne directe est, à quelque degré que ce soit, un empêchement dirimant. La loi civile n'étend pas, dans la ligne collatérale, l'empêchement de consanguinité aussi loin que la loi ecclésiastique ; elle interdit seulement le mariage entre le frère et la sœur, légitimes ou naturels, et les alliés au même degré, c'est-à-dire entre beaux-frères et belles-sœurs, entre l'oncle et la nièce, la tante et le neveu, le grand-oncle et la petite-nièce. (Voy. Cod. civ., art. 161 et suiv.) On doit s'en tenir, sur ce point, à ce qui est réglé par les Canons.
[348] Depuis le concile de Trente, cet empêchement ne dépasse point le premier degré ; et si les fiançailles, pour une cause quelconque, ne sont pas valides, il n'existe point.
[349] L'empêchement d'honnêteté publique, qui vient d'un mariage contracté et non consommé, s'étend au quatrième degré inclusivement.
[350] Affinitas non parit affinitatem. D'après ce principe, les deux frères peuvent se marier avec les deux sœurs ; le père et le fils peuvent épouser la mère et la fille.
[351] D'après le droit actuel, l'affinité en ligne directe est un empêchement dirimant jusqu'à l'infini. En ligne collatérale, l'empêchement d'affinité légitime s'étend au quatrième degré inclusivement. L'empêchement provenant d'un mauvais commerce ne s'étend que jusqu'au deuxième.
[352] Dans les diocèses où l'on donne des parrains et des marraines aux confirmands, la parenté spirituelle est la même que dans le baptême.
[353] Depuis le concile de Trente, la parenté spirituelle ne passe ni du mari à la femme, ni de la femme au mari.
[354] Nous ne donnons ces décisions que comme des renseignements propres à faire comprendre l'Histoire de l'Église ; car cette discipline a été changée par le concile de Trente. De nos jours, la parenté spirituelle se contracte seulement : 1° entre celui qui administre le baptême et celui qui le reçoit ; 2° entre le ministre et les père et mère de celui qui est baptisé ; 3° entre le parrain et la marraine d'une part, et le baptisé de l'autre ; 4° entre le parrain et la marraine d'une part, et, d'autre part, le père et la mère de celui qui est baptisé. Dans la confirmation, la parenté est la même que dans le baptême.
[355] Notre Code a ainsi réglé les conditions de l'adoption : « L'adoption n'est permise qu'aux personnes de l'un et de l'autre sexe âgées de plus de cinquante ans, qui n'auront, à l'époque de l'adoption, ni enfants ni descendants légitimes, et qui auront au moins quinze ans de plus que les individus qu'elles se proposent d'adopter. » (Art. 343.) — « Le mariage est prohibé entre l'adoptant, l'adopté et ses descendants ; entre les enfants adoptifs du même individu ; entre l'adopté et les enfants qui pourrait survenir à l’adoptant ; entre l'adopté et le conjoint de l'adoptant, et, réciproquement, entre l'adoptant et le conjoint de l'adopté. » (Art. 348.) — Notre législation est, sur ce point, en parfait accord avec le droit canon.
[356] Le Code civil ne permet pas à l'homme de se marier avant dix-huit ans révolus, et à la femme avant quinze ans accomplis.
[357] L'empêchement de la disparité du culte n'est que de droit ecclésiastique ; l'Église peut en dispenser.
[358] Pour que le meurtre seul produise un empêchement dirimant, il faut : 1° que l'homicide soit consommé : 2° que les deux parties y aient concouru physiquement ou moralement ; 3° que les coupables aient commis le crime dans l'intention de se marier ensemble.
[359] La séparation n'a lieu, parmi nous, quant aux effets temporels, qu'autant qu'elle a été prononcée par les tribunaux civils. — Le sens du mot divorce va être expliqué dans le cinquième article : le mariage n'est jamais dissous quant au lien.
[360] Le droit canon met les deux époux sur le pied de l'égalité. — La loi civile, en France, n'accorde à la femme le droit de demander la séparation de corps qu'autant que le mari a tenu sa concubine dans la maison commune.
[361] Cette défense, on va le voir par l'article suivant, n'est pas sub gravi. « En la primitive Église, dit fort bien saint François de Sales, les chrétiens communiaient tous les jours, quoiqu'ils fussent mariés et bénis de la génération des enfants. C'est pourquoi j'ai dit que la fréquente communion ne donnait nulle sorte d'incommodité, ni aux pères, ni aux femmes, ni aux maris, pourvu que l'âme qui communie soit prudente et discrète. »
[362] Les concubines étaient des épouses de second ordre.
[363] Voyez Mgr Gousset, tome ii, p.641.
[364] Ces enfants sont appelés incestueux ou adultérins.
[365] Notre Code civil a conservé la substance de ces principes. « Les enfants naturels ne sont point héritiers ; la loi ne leur accorde de droit sur les biens de leurs père ou mère décédés que lorsqu'ils ont été légalement reconnus. Elle ne leur accorde aucun droit sur les biens des parents de leurs père ou mère. » (Art. 756.) — « Le droit de l'enfant naturel sur les biens de ses père et mère décédés est réglé ainsi qu'il suit : Si le père et la mère ont laissé des descendants légitimes, ce droit est d'un tiers de la portion héréditaire que l'enfant naturel aurait eue, s'il eut été légitime ; il est de la moitié, lorsque les père ou mère ne laissent pas de descendants, mais bien des ascendants ou des frères ou sœurs ; il est des trois quarts, lorsque les père ou mère ne laissent ni descendants ni ascendants, ni frères ni sœurs. » (Art. 757) — La loi n'accorde que des aliments aux enfants adultérins ou incestueux. » (Art. 762.)
[366] Limbe signifie bord. Les limbes ou le limbe de l'enfer désignent les abords de l'enfer.
[367] La question 100, appendice du supplément, complète celle-ci ; on peut l'y joindre dès maintenant.
[368] Cette question a été amplement traitée dans la première Partie de cet ouvrage, q. 77, a. 8
[369] Voy. Part. 3, q 82, a. 6.
[370] Nous avons mentionné les diverses opinions qui ont régné sur ce sujet, parce que l'Église n'a condamné que celle d'Origène. Saint Thomas les expose et les examine avec une sorte de condescendance, tout en les rejetant comme erronées.
[371] Voyez ce qui a été dit précédemment sur ce sujet, page 245.
[372] Il nous semble difficile de concilier l'opinion de notre auteur avec ces paroles, si formelles, que Notre-Seigneur, d'après l'Évangile, adressera successivement aux réprouvés et aux élus : « Allez, maudits, au feu éternel… » — « Venez les bénis de mon Père... » De telles expressions ne nous paraissent pas pouvoir être entendues dans le sens purement mental. La longueur du temps que l'on allègue contre le jugement oral, est-elle une raison bien concluante ? Dieu ne pourra-t-il pas, dans sa sagesse, trouver le moyen de l'abréger ? Lui faudrait-il, par exemple, un temps infini pour juger les hommes sur les Commandements si, à l'appel de chaque commandement, tous les coupables venaient se ranger à sa gauche avec la marque distinctive de leurs péchés mortels, de manière que les hommes trouvés justes sur toute la loi resteraient à sa droite ? Nous croyons, au reste, que saint Thomas ne parle que de la discussion de l'examen et de la manifestation des consciences, c'est-à-dire de l'instruction du jugement et de la sentence individuelle prononcée contre chacun des hommes, choses qui, très-probablement, s'accompliront seulement par une vue de l'esprit.
[373] « Celui qui ne croit pas est déjà jugé » (Jean iii, 18) ; il s'agit de l'infidélité positive.
[374] « L'âme raisonnable, dit très-bien le P. Gratry, a été
créée pour voir Dieu, Dieu même en essence ; comme l'aigle, dit-on, pour
regarder le soleil en face.
Supposez
un aigle sur le bord d’un lac où brille l'image du soleil : l'aigle peut
se borner à regarder l'image sans reporter son regard vers l'objet.
Il peut
prendre son vol vers l'image et se précipiter dans le lac, où aussitôt il cesse
de voir et, du même coup, perd l'image et l'objet.
Il peut
encore, excité par l'image, lever le regard, déployer ses ailes et diriger son
vol droit vers le soleil même, comme attiré par les rayons que boivent ses
yeux. C'est ce que font les aigles, et c'est ce jeu sublime et cet élan vers la
source de la lumière qui a charmé les hommes et a valu au roi des airs cette
gloire d'être le poétique symbole des sublimités de l'esprit.
Ainsi du
regard de l’âme.
Notre
âme est à la fois l'aigle et le lac.
Tantôt
nous regardons le lac stupidement sans distinguer l'eau même des rayons de lumière
qu'elle envoie, sans distinguer la mobile surface de la forme immobile de
l'image, toujours sphérique sous les rides de l'eau…
Enfin
l'âme, excitée par l'éclat du reflet et par le contraste du lac obscur, mobile,
et de l'étincelante et immuable image, peut conclure que le lac n'est pas
l'objet, mais le miroir ; elle peut lever le regard et saisir le rayon
direct au lieu du rayon réfléchi ; et comme elle a des ailes aussi, bien
plus puissantes que celles de l'aigle, elle peut prendre son vol, aller vers le
divin soleil, non plus en jouant comme les aigles, mais d'un élan réel qui
aboutit et s'unit au principe de la vie. Car l'aigle, dit saint François de
Sales, a plus de vue que de vol ; mais l'âme, aidée de Dieu, a autant de
vol que de vue…
L'œil, c’est
la raison ; le rayon réfléchi, c'est la lumière naturelle ; et le
rayon direct, c'est la lumière surnaturelle…
L'homme
naturel est l'image de Dieu, et l'homme surnaturel, c'est l'homme uni à
Dieu : c'est Dieu rentrant dans son image ; c'est Dieu vivant lui-même,
par sa réalité substantielle, dans chaque trait de l’image, mettant par sa
venue le sens divin surnaturel dans le sens divin naturel, l'élan divin
surnaturel dans l'élan naturel de la raison vers l'immuable et l'infini, et
mettant l'infini lui-même dans les idées de l'infini.
(P. Gratry. — De la connaissance de Dieu.)
[375] L'Église n'a rien décidé à ce sujet. Bien que le sentiment soutenu par saint Thomas soit généralement adopté par les Théologiens, il n'est pas de foi.