LE TRAITÉ DE L'EGLISE
CARDINAL CHARLES JOURNET
1957
Préface de Monseigneur Pierre Mamie
CHAPITRE I: Première présentation de l’Église
2. LES DIFFÉRENTS NOMS DE L’ÉGLISE_
3. L’ÉGLISE MYSTÉRIEUSE ET VISIBLE_
II. LES DIVERS ÉTATS DE L’ÉGLISE AU COURS DU TEMPS
1. L’AGE DU PÈRE, OU LE RÉGIME ANTÉRIEUR A L’ÉGLISE
2. L’AGE DU CHRIST ATTENDU, OU LE PREMIER RÉGIME DE
L’ÉGLISE
3. L’AGE DU CHRIST PRÉSENT OU LA FORMATION DE LA TÊTE DE
L’ÉGLISE
4. L’ÂGE DE L’ESPRIT SAINT OU LE RÉGIME ACTUEL DE L’ÉGLISE
CHAPITRE II: Le Christ, Tète de l’Église
I. L’ÉGLISE, PRÉMICES DE L’UNIVERS RASSEMBLÉ DANS LE
CHRIST
1. DIEU DEVIENT HOMME POUR QUE L’HOMME PARTICIPE A LA
NATURE DIVINE
2. LE CHRIST ÉPOUSE L’HUMANITÉ
3. LE CHRIST S’INCORPORE L’HUMANITÉ_
4. LA RÉCAPITULATION DE L’UNIVERS DANS LE CHRIST
II. L’ÉGLISE RACHETÈF PAR LA PASSION DU CHRIST
1. LA RÉDEMPTION DU CHRIST, NOUVEL ADAM
2. LE MÉRITE DU CHRIST ET DE L’ÉGLISE
3. LA SATISFACTION DU CHRIST ET DE L’ÉGLISE
III. L’ÉGLISE FORMÉE PAR LA GRÂCE DU CHRIST
1. LA GRÂCE CAPITALE DU CHRIST
2. LE SACERDOCE DU CHRIST ET DE L’ÉGLISE
3. LA ROYAUTÉ DU CHRIST ET DE L’ÉGLISE
4. LA SAINTETÉ DU CHRIST ET DE L’ÉGLISE
CHAPITRE III: L’Esprit saint dans l’Église
I. LES MISSIONS DES PERSONNES DIVINES SOURCE SUPRÊME DE LA
VIE DE L’ÉGLISE
II. L’ESPRIT SAINT, CAUSE EFFICIENTE DE L’ÉGLISE
III. L’ESPRIT SAINT, HÔTE DE L’ÉGLISE PAR LA PRÉSENCE
D’INHABITATION
IV. L’ESPRIT SAINT, AME INCRÉÉE DE L’ÉGLISE
CHAPITRE IV: La Vierge dans l’Église
I. LA VIERGE, DIGNE MÈRE DE DIEU
II. LA VIERGE, SUPRÊME RÉALISATION DE L’ÉGLISE
III. LA PLACE DE LA VIERGE DANS LE TEMPS DE L’ÉGLISE
CHAPITRE V: La hiérarchie apostolique
1. LE POUVOIR CULTUEL COMMUN A TOUS LES MEMBRES DE
L’ÉGLISE
3. LE RÔLE DU POUVOIR D’ORDRE DANS L’ÉGLISE
III. LE POUVOIR PASTORAL DE JURIDICTION
1. LES PRIVILÉGES DES APÔTRES EN TANT QUE FONDATEURS DE
L’ÉGLISE
2. LE PRIVILÉGE JURIDICTIONNEL TRANSAPOSTOLIQUE DE PIERRE
3. LES ÉVÊQUES, SUCCESSEURS DES APÔTRES
4. LA JURIDICTION UNIVERSELLE OU SOUVERAINE DU PAPE
5. LES TACHES OU INSTANCES DU POUVOIR JURIDICTIONNEL ET
L’ASSISTANCE DU SAINT-ESPRIT
IV. L’APOSTOLICITÉ, PROPRIÉTÉ MYSTÉRIEUSE ET NOTE
MIRACULEUSE DE L’ÉGLISE
CHAPITRE VI: L’âme créée de l’Église
1. LA NATURE DE L’ÂME CRÉÉE DE L’ÉGLISE
2. LA CHARITÉ EN TANT QUE CULTUELLE_
3. LA CHARITÉ EN TANT QUE SACRAMENTELLE
4. LA CHARITÉ EN TANT QU’ORIENTÉE_
5. LA DOUBLE UNITÉ DE L’ÉGLISE: UNITÉ DE CONNEXION ET
UNITÉ D’ORIENTATION
2. L’INTERDIFFUSION SPIRITUELLE DE LA CHARITÉ
CHAPITRE VII: La sainteté de l’Église
I. LA SAINTETÉ EN TANT QUE RÉALISÉE DANS L’ÉGLISE
1. L’ÉGLISE, QUI N’EST PAS SANS PÉCHEURS, EST NÉANMOINS
SANS PÉCHÉ
2. TOUT CE QU’IL Y A DE VRAIE SAINTETÈ DANS LE MONDE
RELÈVE DÊJA DE L’ÈGLISE DE PIERRE
II. LA SAINTETÉ EN TANT QUE TENDANCIELLE DANS LES POUVOIRS
HIÉRARCHIQUES
1. LA SAINTETÉ INSTRUMENTALE DES POUVOIRS D’ORDRE
2. LA SAINTETÉ MINISTÉRIELLE DES POUVOIRS DE JURIDICTION
III. LA SAINTETÉ COMME PROPRIÉTÉ ET NOTE DE L’ÉGLISE
1. NATURE ET DEFINITION DE LA SAINTETÉ DE L’ÉGLISE
2. LE MYSTÈRE DE SAINTETÉ DE L’ÉGLISE
CHAPITRE VIII: Le Corps de l’Église
I. LA NATURE DU CORPS DE L’ÉGLISE_
II. TROIS PROPRIÉTÉS DU CORPS DE L’ÉGLISE
1. LE CORPS DE L’ÉGLISE EST COEXTENSIF A L’ÂME DE L’ÉGLISE
2. L’ÉGLISE A SON CORPS PROPRE DISTINCT DES AUTRES
FORMATIONS TEMPORELLES ET RELIGIEUSES
3. PAR SON CORPS TOUTE L’ÉGLISE EST VISIBLE EN
TRANSPARENCE
III. LE CORPS DE L’ÉGLISE EST ORGANIQUE ET DIFFÉRENCIÉ
1. ACTIVITÉS ECCLÉSIALES HIÉRARCHIQUES ET NON
HIÉRARCHIQUES
4. LES AUTRES ÉTATS DE VIE CHRÉTIENNE
IV. AUTRES DIFFÉRENCIATIONS SE RATTACHANT AUX ÉTATS DE LA
VIE CHRÉTIENNE
V. LA CITÉ DE DIEU ET LE MONDE
1. LA CITÉ DE DIEU ET LES CITÉS DU MONDE
2. LA CITÉ DE DIEU ET LA CITÉ DU MAL
CHAPITRE IX: L’appartenance à l’Église
1. LA PREMIÉRE RENCONTRE AVEC L’ÉGLISE
2. LES PÉCHÉS QUI DÉCHIRENT L’ÉGLISE ET LA PEINE DE
L’EXCOMMUNICATION
3. LES DIVERSES FORMATIONS RELIGIEUSES DANS LEUR RAPPORT A
L’ÉGLISE
4. LES RELIGIONS CHRÉTIENNES DISSIDENTES
6. L’AXIOME: "HORS DE L’ÉGLISE PAS DE SALUT"
CHAPITRE X: L’unité catholique
I. LE MYSTÈRE DE L’UNITÉ CATHOLIQUE_
1. DÉFINITION DE L’UNITÉ CATHOLIQUE_
2. L’UNITÉ CATHOLIQUE EST "DANS" CE MONDE, SANS
ÉTRE "DE" CE MONDE
3. L’UNITÉ CATHOLIQUE EST DÉJÀ RÉALISÉE PAR SON ESSENCE ET
TOUJOURS EN DEVENIR PAR SON DYNAMISME
II. LE MIRACLE DE L’UNITÉ CATHOLIQUE
1. LE FAIT DE L’UNITÉ CATHOLIQUE
2. LES ASPECTS DE L’UNITÉ CATHOLIQUE
3. LA CATHOLICITÉ DE L’ÉGLISE ÉTAIT PROPHÉTISÉE
CHAPITRE XI: Définitions de l’Église
ANNEXE 1: Le mystère de l’Église selon le deuxième concile
du Vatican
2. LES NOMS SCRIPTURAIRES DE L'EGLISE
3. LE CHRIST, MÉDIATEUR ENTRE L’ÉGLISE ET L’ESPRIT
4. LA PRÉSENCE DU CHRIST A SON ÉGLISE
5. LE MINISTÈRE DE LA HIÉRARCHIE
6. L’EGLISE TOUT ENTIÈRE APOSTOLIQUE, UNE ET CATHOLIQUE,
SAINTE
7. PETIT TROUPEAU OU PEUPLE IMMENSE?
ANNEXE II: Le progrès de l’Église dans le temps
1. L’ÉGLISE EST POUR LE MONDE ET LE MONDE POUR LE PROGRÈS
DE L’ÉGLISE
3. PEUT-ON DÉGAGER QUELQUES-UNES DES LOIS SECRÈTES DU
PROGRÈS DE L’ÉGLISE?
4. LES RAPPORTS DE L’EGLISE AVEC LES PUISSANCES
TEMPORELLES: LA LOI DE DÉCANTATION PROGRESSIVE
5. LA LOI DE L’EXPANSION SECRÈTE DE L’ÉGLISE PAR
REDÉBORDEMENT DE L’AMOUR DU CHRIST
L’Église "sainte et immaculée"
est au coeur de l’oeuvre théologique du Cardinal Journet. Elle a été aussi au
centre de sa vie. Car c’est dans l’Eglise, épouse du Christ-Jésus, que nous
rencontrons Marie, sa mère, et le Verbe Incarné, dont elle est le corps, et
l’Eucharistie, et l’Esprit qui en est l’âme.
Le Père Jean de la Croix Kaelin,
dominicain, avait publié une "petite édition" des premiers grands
traités du Cardinal Journet. Elle est facile à lire. Elle n’est pas à lire
rapidement.
Il faut cependant noter ici que c’était une
oeuvre encore inachevée. Car elle appartient, dans la suite des oeuvres
complètes — qu’il faudra bien publier un jour — à ce qui a été écrit, par le
Cardinal Journet, avant le Concile.
A ce propos, il faut d’abord noter que ceux
qui avaient suivi les cours du "Père Journet", au Grand Séminaire de
Fribourg ont retrouvé, en lisant dans "Lumen Gentium", ce qui leur
avait été enseigné depuis longtemps. J’ose dire ici que la Constitution sur
1’Eglise de Vatican II a été la confirmation, la "canonisation" d’un
enseignement que nous avions reçu et écouté si souvent avec émerveillement. Car
si le catéchisme que nous avions appris, durant notre enfance — pour notre
diocèse, celui de Mgr Besson — était d’une richesse doctrinale incontestable,
en ce qui regarde les grands Mystères, Trinité, Incarnation et Rédemption, et
en ce qui concerne les sacrements, il lui manquait une dimension: celle du
"Christ continué", l’Eglise.
C’est au Séminaire de Fribourg, pour les
prêtres, à Genève, pour beaucoup de laïcs, dans des monastères, pour beaucoup
de religieuses, que l’abbé Journet a redonné ce qu’il avait reçu, grâce à
sainte Catherine de Sienne surtout, cette sorte d’émerveillement devant
l’Eglise, épouse, corps du Christ, sainte, sans tache, immaculée...
Mais je dois dire aussi ici ce dont j’ai
été le témoin. Durant les premières années du Concile, et jusqu’à l’ouverture
de la dernière session, le manuscrit du troisième volume de "L’Eglise du
Verbe Incarné" est resté sur la table où Charles Journet travaillait. Du
Concile, il savait trop peu de choses. Il avait participé à une partie des
réunions préparatoires. Il avait étudié quelques schémas. Il avait demandé à
Jean XXIII de lui épargner les voyages à Rome. Sa surdité l’empêchait d’y être
actif.
Il suivit donc de loin, parfois avec
inquiétude, les travaux du Concile. Ce qu’il en savait, par la lecture des
journaux et des revues, par quelques visites, le plongeait, à certains moments,
dans une grande perplexité. Il ne savait, du Concile, que ce que les
journalistes et les premiers historiens en disaient. Ce qui se passait au coeur
du Concile, il le devinait, comme par intuition.
Ce fut, à mon avis, une chance,
c’est-à-dire une grâce, qui lui vint par Paul VI — une fois de plus
extraordinairement lucide — de pouvoir vivre du dedans le "mystère du
Concile" "l’une des plus grandes grâces faite à l’Eglise de notre
temps", comme il nous l’a dit et répété. Devenu Cardinal, il put
participer très activement à la dernière session.
Devenu évêque et cardinal, il parlera et il
écrira moins. Cela dans un choix réfléchi. Il disait à la fois sérieusement et
en souriant que les théologiens "peuvent écrire et parler plus librement
que les évêques". Il savait qu’il appartenait désormais au Collège des
évêques, il enseignait avec plus de courage et de confiance — comme si c’était
possible — parce qu’il se savait désormais, quoique indignement, "partie du
magistère".
J’ai été le témoin de cette évolution qui
est un approfondisse ment. Après le Concile, il reprit avec une très grande con
fiance, comme plus sûr de lui, le troisième volume de son traité de l’Eglise.
On devra faire une étude, à mon avis fructueuse,
sur le style, le ton et la forme des éditoriaux de "Nova et Vetera",
avant et après 1965. On y verrait ce qui devient l’enseignement théologique,
lorsque le théologien reçoit mission d’être évêque, même si le Pape ne lui
confie pas un diocèse particulier.
***
Ce livre conduit jusqu’au coeur de
l’Église, non pas seulement celle que les historiens décrivent et racontent,
mais bien jusqu’au coeur du Mystère de l’Eglise, une, sainte, catholique et
apostolique, pour toujours.
Mgr Pierre Mamie †
On parlera d’abord de la nature de l’Église (I), puis de ses différents états ou âges successifs (II).
Trois points sont à considérer: 1° comment regarder 1'Église; 2° les différents noms de l’Église; 3° l’Église mystérieuse et visible.
L’Église est une réalité dans le monde. Elle s’offre à la rencontre de tous; mais tous ne la connaissent pas. On peut, en effet, porter sur elle trois regards différents. C’est le troisième seulement qui la révèle.
Il y avait, au temps où il vivait parmi nous, trois façons possibles
de regarder Jésus.
1. Beaucoup l’ont rencontré et n’ont su voir en lui qu’un homme parmi
les autres. Ils l’ont croisé sur les chemins de Palestine sans le deviner.
"N’est-il pas, disaient-ils, ce Jésus fils de Joseph dont nous connaissons
le père et la mère?" (Jean, VI, 42). Étonnés peut-être quelque temps par
sa prédication, ils ont fini par le ranger parmi les illuminés ou les révolutionnaires
politiques. Aucun de ceux-là n’a dépassé l’écorce des choses.
2. D’autres ont porté sur le Christ un regard plus pénétrant. Ils ont
su discerner en lui des qualités exceptionnelles. Ils ont perçu dans son
enseignement une sagesse surprenante de la part d’un homme qui n’avait pas été
aux écoles, et dans la sainteté de sa vie quelque chose d’unique. Ils ont
saisi, dans les faits dont il était l’auteur, le signe d’une puissance qui
n’est pas celle de l’homme. Ils ont pensé à un prophète. "Au dire des
gens, qu’est le Fils de l’homme? Ils répondirent: Pour les uns il est Jean
Baptiste; pour d’autres Élie; pour d’autres encore Jérémie ou quelqu’un des
prophètes" (Mt., XVI, 13-14). Ils ont vu le miracle de Jésus. Mais ils
n’ont pas songé au mystère de Jésus. Ils ont ignoré la source de son
rayonnement extraordinaire.
3. D’autres enfin purent lever sur Jésus le regard de la foi surnaturelle. Ils ont cru au mystère du Verbe fait chair. Par surcroît s’est expliqué à leurs yeux le miracle de sa vie. Seuls ceux-ci connurent vraiment le Christ. "Thomas lui répondit: Mon Seigneur et mon Dieu !" (Jean, XX, 28.)
1. Il y a le regard de l’observateur superficiel, du statisticien,
de l’historien des religions quand il se borne à faire oeuvre descriptive.
L’Église se présente à eux comme une société religieuse parmi d’autres. Il leur
est relativement facile, à un premier stade, de l’isoler du groupe des autres
religions chrétiennes ou non chrétiennes, de décrire son type de gouvernement ses
structures, son enseignement et ses usages cultuels, son sacrifice, ses
sacrements et ses prières liturgiques ou paraliturgiques.
2. Un observateur pénétrant ira plus loin. Il saura reconnaître la
qualité des valeurs qui signalent l’Église catholique. Il s’élèvera peut-être
jusqu’à discerner dans sa constance, dans son unité et son universalité, dans
ses effets de sainteté, un ensemble de caractères extraordinaires, en quelque
sorte miraculeux. Alors qu’il est encore pasteur protestant, et qu’il ne veut juger,
dit-il, qu’en historien, Frédéric Hurter voit, dans la papauté médiévale,
"une puissance spirituelle dont l’origine, le développement,
l’accroissement et l’influence est le phénomène le plus extraordinaire de
l’histoire du monde 1". "En portant nos regards en arrière et en
avant sur la suite des siècles, continue-t-il, en voyant comment l’institution
de la papauté a survécu à toutes les institutions de l’Europe, comment elle a
vu naître et périr tous les États, comment, dans la métamorphose infinie des
choses humaines, elle a seule conservé invariablement le même esprit,
devons-nous nous étonner si beaucoup d’hommes la regardent comme le rocher dont
la tête immobile s’élève au-dessus des vagues mugissantes du cours des
siècles’?" Henri Bergson s’approche d’une intuition semblable quand, après
avoir étudié les mystiques des diverses religions, il conclut que "ni dans
la Grèce ni dans l’Inde antique il n’y eut de mysticisme complet... Le
mysticisme complet est en effet celui des grands mystiques chrétiens... Il
n’est pas douteux que la plupart aient passé par des états qui ressemblent aux
divers points d’aboutissement du mysticisme antique. Mais ils n’ont fait qu’y
passer: se ramassant sur eux-mêmes pour se tendre dans un tout nouvel effort,
ils ont rompu une digue ; un immense courant de vie les a ressaisis; de leur
vitalité accrue s’est dégagée une énergie, une audace, une puissance de
conception et de réalisation extraordinaires. Qu’on pense à ce qu’accomplirent
dans le domaine de l’action un saint Paul, une sainte Thérèse, une sainte
Catherine de Sienne, un saint François, une Jeanne d’Arc, et tant d’autres
2"
3. Il y a enfin un troisième regard sur l’Église. Le regard de la foi. L’Église apparaît alors dans son mystère, dans sa réalité profonde, comme le Corps du Christ, habité par l’Esprit saint, qui la dirige et demeure en elle comme son Hôte. L’Église mystère de foi, voilà ce que l’assemblée des chrétiens proclame chaque dimanche solennellement: Credo unam sanctam catholi cam et apostolicam Ecclesiam. A la lumière de la foi s’ex plique par surcroît le caractère miraculeux extérieurement constatable de cette société religieuse et s’éclaire le paradoxe vivant qu’elle ne cesse d’être pour l’étonnement du monde.
1. Ibid., p. 79.
2. Les deux sources de la morale
et de la religion, Paris, 1932, pp. 242-243.
3. Voir plus loin, pp. 255-256.
4. Geschichte Papst Innocent III,
Hambourg, 1534, t. I, p. 6.
Ces différents noms désignent les différents aspects d’une réalité identique, mais trop riche pour être circonscrite par un seul concept.
Jésus s’est présenté comme le Messie, le Fils de l’homme annoncé dans l’Ancien Testament pour rassembler autour de lui le peuple de Dieu. En langage biblique, le Qehal Yahvé hébraïque était le peuple de Dieu, choisi entre les nations infidèles pour adorer et pour servir le Très-Haut. L’Église de Dieu, l’Église du Nouveau Testament, est son correspondant. Elle représente le nouveau groupement de l’humanité où Dieu entend établir son règne: le peuple saint ou le nouvel Israël des temps messianiques 1, L’Eglise est l’Israël de la Nouvelle Alliance. Elle est l’héritière des promesses faites à Abraham et venues à leur accomplissement dans l’ordre nouveau inauguré par le Christ et réalisé à Pentecôte. "Mais vous, vous êtes une race choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis afin que vous annonciez les perfections de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière ; vous qui autrefois n’étiez pas son peuple, et qui êtes maintenant le peuple de Dieu; vous qui n’aviez pas obtenu miséricorde, et qui maintenant avez obtenu miséricorde" (I Pierre II, 9-10).
Jésus lui-même (Mt., XVI, 18; XVIII, 17) et, à sa suite, saint Paul, saint Jacques, les Actes des Apôtres, appellent Église (assemblée, convocation) le nouveau peuple de Dieu. Le Catéchisme romain commente ainsi cette appellation: "De grands mystères sont recouverts par ce nom d’Église. D’abord le mot de convocation, qui traduit celui d’Église, manifeste aussitôt la bénignité et la splendeur de la grâce divine et marque toute la distance qui sépare l’Église des autres réalités temporelles: celles-ci étant un effet de la raison et de la prudence humaines, celle-là, au contraire, un effet de la sagesse et du conseil de Dieu, qui nous convoque d’une part intérieurement, par le souffle de l’Esprit saint ouvrant les coeurs, d’autre part extérieurement, par l’action et le ministère de ses pasteurs et de ses prédicateurs".
1. Cf. F. M. BRAUN, O. P.,
Aspects nouveaux du problème de l’Église, Fribourg en Suisse, 1942, pp. 33-34.
2. Pars
I, cap. X, n°3.
L’Église, assemblée des appelés, est souvent opposée à la Synagogue. Jamais elle n’est désignée par ce nom, il est vrai; mais la Synagogue, c’était déjà la préfiguration de l’Église, le peuple de Dieu rassemblé autour du Christ à venir. C’est le refus de la Synagogue qui l’opposera définitivement à l’Église.
Ainsi donc, l’aspect que la révélation met principalement en évidence par ce mot d’Église est celui d’une multitude, prévenue par les grâces divines, convoquée autour du Christ, répondant librement à cette convocation et constituant un organisme surnaturel hiérarchisé. L’Église, c’est l’Appelée. Elle est partout où l’on se réunit en le nom de Jésus, c’est-à-dire selon le dessein et le désir de Jésus: "Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux" (Mt., XVIII, 20) et Paul, écrivant à Philémon, salue "l’Église qui se réunit dans sa maison". (Philém., I, 2).
Cette réalité que Jésus appelle "mon Église", saint Paul la désigne encore par un autre nom: l’Église est le Corps du Christ. Par là nous est révélée la nature cachée des liens qui rattachent l’Église au Christ. L’un et l’autre s’achèvent mutuellement, comme, en l’homme, la tête et le corps.
Dieu, écrit Paul du Christ, "l’a constitué, au sommet de tout, Tête pour l’Église, laquelle est son Corps, la Plénitude de Celui qui est rempli, selon tout et en tout" (Éph., I, 22-23). Et d’autre part il dit aussi: "Vous vous trouvez en lui associés à sa Plénitude, lui qui est la Tête de toute Principauté et de toute Puissance" (Col., II, 9-10).
La tête et le corps ont même vie et même destinée. L’Église, qui est créature, compose avec le Christ qui est Dieu, un organisme spirituellement un. Elle naît d’un épanchement d’une grâce dont la source se trouve dans le Christ; d’une extravasion de la grâce christique et christoconformante.
Sous cet aspect, l’Église n’est autre que "Jésus-Christ répandu et communiqué 1". Plus hardiment encore, l’apôtre dira que l’Église, c’est le Christ: "De même en effet que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ" (I Cor., XII, 11). Jésus lui-même ne s’identifie-t-il pas à l’Église quand, ayant terrassé Saul, il lui déclare: "Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?... Je suis Jésus que tu persécutes" (Act., IX, 4-5).
1. BOSSUET, Lettre sur le
mystère de l’unité de l’Église.
A l’image du corps est étroitement associée une autre image, fréquemment utilisée dans l’Écriture pour désigner l’Église: celle de l’Épouse. De même que l’épouse a pour chef l’époux, leurs deux personnes étant étroitement unies en une même vie humaine, en une même chair, ainsi l’Église, considérée ici comme personne morale distincte du Christ, a celui-ci pour chef. "Les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme, n’est-ce pas s’aimer soi-même? Or nul n’a jamais haï sa propre chair on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est juste ment ce que le Christ fait pour l’Église" (Éph., V, 28-29).
Ce que l’Écriture veut faire ressortir avant tout par là, c’est que l’Église est choisie par le Christ pour être son épouse comme une personne est choisie par une autre personne; qu’elle est priée de consentir librement à cette merveilleuse alliance; qu’elle est, en suite de ce consentement, purifiée de sa souillure pour être élevée à quelque extraordinaire égalité avec son époux; qu’il ne veut recevoir d’enfants que par elle, ou du moins que par son intercession.
L’Église, telle que la révélation nous la fait connaître, c’est encore le Royaume. "Interrogé par les Pharisiens sur le moment où arriverait le Royaume de Dieu, il leur répondit: "La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer et on ne saurait dire: Le voici! Le voilà! Car, sachez-le, le Royaume de Dieu est parmi vous" (Luc, XVII, 20-21).
Le Royaume, c’est la portion de l’univers sur laquelle Dieu règne et est obéi par l’amour, celle où sa volonté s’accomplit "comme au ciel". Sans doute, la notion de Royaume est eschatologique, concerne la fin des temps. Mais précisément avec le Christ l’eschatologie est entrée dans le temps. D’une part le Royaume est déjà sur la terre, et d’autre part l’Église est déjà dans le ciel. En mettant "les clefs du Royaume des cieux" dans les mains de Pierre (Mt., XVI, 19), Jésus signifie clairement que ce royaume ne saurait, dans son état présent, se passer d’une hiérarchie.
"Ne crains pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le Royaume" (Luc, XII, 32). Le petit troupeau, c’est l’Église, encore exilée sur la terre. Elle enferme déjà dans son coeur la grâce et la vérité émanées du Christ (Jean, I, 17); elle est déjà participante de la nature divine (II Pierre, I, 4); elle est déjà le temple de Dieu et déjà l’Esprit habite en elle (I Cor., III, 16). Elle est donc déjà le Royaume, mais à l’état pérégrinai et crucifié. Cependant, elle ne doit pas craindre. Un jour, le soleil de la vie éternelle, dissimulé en elle comme dans un brouillard, éclatera pleinement au dehors pour dissiper ses épreuves et transfigurer son enveloppe charnelle. Le Royaume douloureux deviendra glorieux. Ne crains pas, petit troupeau qui possèdes la vie éternelle dans la douleur, car bien tôt tu la posséderas dans la gloire!
L’Église s’appellera encore la Cité en tant que communauté vivante au sein de laquelle habite le Seigneur. Cette cité est, ici-bas, pareille à un camp: "Ils investirent le camp des saints, la cité bien-aimée" (Apoc., XX, 9). Mais, dans l’au-delà, elle sera la résidence définitive de Dieu parmi les hommes (Apoc., XXI, 3) et notre vraie patrie, car nous n’avons pas ici-bas de cité permanente et nous attendons celle qui est à venir" (Hébr., XIII, 14). Dans l’Apocalypse, l’image de la cité sainte exprime "une vision absolument transcendante du Règne, du "Nouvel Eon", et dans le temps et dans l’éternité, en insistant spécialement sur la phase définitive, éternelle, mais sans omettre les côtés spirituels et permanents de sa phase de formation en cette vie. Les deux phases sont d’ailleurs absolument fondues dans la même vision, et la ligne qui les sépare n’est nulle part tracée, ni même indiquée; tout au plus un trait, un membre de phrase par-ci par-là s’applique t-il exclusivement soit au ciel, soit à l’état terrestre... Mais dans l’ensemble, la vision fait abstraction complète du fieri et du factum esse. Il n’y a pas là de quoi nous surprendre: la synthèse est absolument la même que celle de la Vie éternelle du quatrième Évangile. Et l’Apocalypse elle-même a constamment mis en avant, comme un de ses leitmotivs essentiels, cette idée de l’union entre la terre et le ciel, entre l’Église militante et l’Église triomphante 1."
Déjà saint Augustin avait dit: "Il est écrit que cette cité descend du ciel, parce que Dieu la forme de la grâce céleste... Et elle descend du ciel dès son origine, puisque, dans la tra versée des siècles, c’est par la grâce de Dieu, qui descend du ciel lors du bain de la régénération et de la mission d’en haut de l’Esprit saint, que ses habitants s’accroissent continuelle ment. Mais au dernier jugement de Dieu, qu’il exercera par son Fils Jésus-Christ, elle recevra, de la bonté divine, une clarté si intense e si neuve, qu’elle sera délivrée de tous ses vestiges de vétusté, puisque les corps eux-mêmes passeront de leur ancien état de corruption et de mortalité à un nouvel état d’in- corruption et d’immortalité 2..."
Définie en fonction de ses Causes incréées, le Christ, l’Esprit saint, Dieu, l’Église est donc le Corps du Christ, l’Épouse du Christ, le troupeau des brebis du Christ, l’Évangile continué, le lieu de l’habitation de l’Esprit saint et de la sainte Trinité ; la maison, le tabernacle, la cité, le peuple, le royaume de Dieu. Définie en fonction de ses éléments créés, l’Église est la communauté rassemblée en Dieu par le Christ: au ciel dans la gloire (l’Église triomphante), auparavant par la foi et la charité qui progressent dans le monde (Église militante) et achèvent de se purifier en purgatoire (Église souffrante). Plus brièvement, l’Église est la communion des saints.
Les premières définitions, plus hautes, plus scripturaires, plus divines, ont besoin d’être précisées par les secondes, plus proportionnées à la complexité de notre condition humaine.
1. E.-B. ALLO, O. P.,
L’apocalypse, Paris, 1933, p. 339.
2. De civitate Dei, lib. XX,
cap. xv11.
Déjà l’Église nous apparaît comme une réalité à la fois mystérieuse et visible. Mystérieuse par la vie qui l’anime et qui est toute divine. Visible par le rayonnement au dehors de cette vie et par les moyens à travers lesquels celle-ci est annoncée et communiquée aux hommes 1.
Si la Trinité veut se faire une demeure vivante au milieu de ses créatures, si l’Esprit saint veut devenir le Principe, plus encore l’Hôte de l’Église, il faudra que les hommes appelés à servir de si hautes destinées soient revêtus de dons spirituels qui seront comme un épanchement des richesses du sacerdoce, de la sainteté, de la royauté déposées pour eux dans la sainte humanité du Christ, Tête de l’Église. Ces dons seront, dans la ligne du culte, les caractères indélébiles imprimés dans l’âme des chrétiens par les sacrements de baptême, de confirmation et, pour certains d’entre eux, d’ordre ; dans la ligne de la sainteté, les grâces sacramentelles venant conférer et accroître la vie sur naturelle qui configure l’agir du chrétien à l’agir du Christ dans la ligne de la royauté, l’orientation juridictionnelle reçue des successeurs des Apôtres à qui ont été confiées, pour être conduites vers Dieu, les brebis du Bon Pasteur. Bref, pour tout résumer en un mot, ces dons sont tous compris dans celui de la divine charité, lorsqu’elle est sacramentelle, c’est-à-dire conférée par les sacrements, et orientée, c’est-à-dire éclairée dans ses démarches par les directives d’un magistère divinement assisté, qui demandent à être intériorisées, c’est-à-dire à être librement acceptées par la foi et par l’obéissance. Vie avec Dieu, vie en Dieu, qui ne peut être qu’invisible et mystérieuse en son essence.
1. La Loi nouvelle, dit saint
Thomas, consiste principalement dans "la grâce de l’Esprit saint donnée
aux fidèles du Christ, et secondairement dans ce qui dispose à cette grâce ou
en résulte". I-II qu. 106, a. 1.
Si l’Esprit saint lui-même est l’âme incréée de l’Église, cette vie divine en sera comme l’âme créée. Elle descend d’en haut vers les hommes. Elle s’incarne en eux. Elle les anime, elle les rassemble dans le Christ en les transformant intérieurement. Les vertus permanentes et les pouvoirs secrets qu’elle leur confère seront pour eux le principe d’une nouvelle manière d’être et d’agir. Dès lors, et dans la mesure où ils se laisseront "animer" par l’Esprit de Dieu et par les dons qu’il verse en eux, un changement se produira jusque dans leur condition et leur comportement extérieurs. L’ensemble de ces manifestations extérieures, voilà le corps de l’Église, ce par quoi elle deviendra visible au monde.
Qu’on ne s’étonne pas de ce paradoxe d’une Église à la fois mystérieuse et visible.
Les êtres dont se compose l’Église au temps de son pèlerinage terrestre ne sont en effet ni de simples corps, ni des anges. Ce sont des hommes, qu’elle saisit comme tels, en tant que doués de corps et d’âme. Elle ne les dissocie pas au préalable afin de retenir pour Dieu la seule partie spirituelle et rejeter en dehors de sa préoccupation la partie corporelle. De même que la société civile peut réclamer la personne individuelle intégrale, en vue, il est vrai, du développement de la seule vie temporelle, l’Église pourra réclamer la personne individuelle intégrale, en vue, cette fois, de la transmission et de l’accroissement de la vie divine. Le partage de l’homme ne se fait pas à proprement parler par division du corps et de l’âme, celui-là étant pour César et celle-ci pour Dieu ; il se fait entre une première sorte d’activités et d’oeuvres ayant pour fin immédiate la vie humaine temporelle et une autre sorte d’activités et d’oeuvres visant immédiatement la fin ultime, à savoir notre union et notre incorporation au Christ.
Ainsi, en raison de la nature des hommes qu’elle rassemble, l’Église sera-t-elle visible. Mais sa visibilité n’est pas celle des sociétés humaines. Elle est le mystère même de sa vie intime en tant que transparaissant à travers son corps, en tant que s’ex primant dans des activités dont la source est divine. Comment discerner, autrement que par la connaissance que l’on a de son baptême, l’enfant baptisé de celui qui ne l’est pas? Mais si, en grandissant, l’enfant baptisé demeure fidèle à sa vocation, son comportement extérieur laissera bien transparaître quelque chose de la lumière qui l’éclaire. S’il devient un saint, sa flamme secrète pourra, dans une certaine mesure, passer au dehors et l’environner d’un peu de cet éclat qui, selon le Concile du Vatican, manifeste miraculeusement le caractère divin de l’Église.
Ce sont des pouvoirs hiérarchiques visibles que le Christ charge de dispenser aux hommes les mystères cachés de sa grâce et de sa vérité. Outre le reflet, dans le comportement de ses authentiques enfants, de la sainteté de l’Évangile, l’Église est encore visible dans les pouvoirs hiérarchiques dont elle est issue: dans l’enseignement de la parole de Dieu, révélée par les prophètes, le Christ et les apôtres, con signée dans les Écritures et la première prédication apostolique, transmise et désenveloppée d’âge en âge comme une lumière inaltérée mais toujours féconde ; dans la célébration d’un culte inauguré par le Christ et continué d’abord par le sacrifice non sanglant de la messe où est véhiculée jusqu’à nous toute la rédemption sanglante, puis par la dispensation et la réception des sacrements, notamment de l’eucharistie, enfin par les offices liturgiques et les prières publiques.
Il convenait que l’Église, destinée aux hommes et rassemblant des hommes, fût, à l’instar de l’homme, à la fois invisible et visible, composée d’une âme spirituelle et d’un corps visible. Toutefois l’Église a pour modèle non pas l’homme mais le Christ. Ce qu’elle imite directement, ce n’est pas l’homme où s’unissent l’âme et le corps; c’est bien plutôt le Christ où s’unissent la divinité et l’humanité. Et s’il se trouve que l’Église ressemble à l’homme, c’est avant tout parce que le Christ lui-même, dont elle n’est que le pro longuement dans l’espace et le temps, a ressemblé à l’homme toute la tradition en effet a comparé l’union en le Christ de la divinité et de l’humanité à l’union en l’homme de l’âme et du corps. Comme donc le Christ est fait de l’étroite conjonction de la nature divine et de la nature humaine, ainsi l’Église est faite de l’étroite conjonction d’éléments divins, surnaturels, où domine la grâce par laquelle nous sommes rendus participants de la nature divine, et d’un élément naturel qui est l’homme entier avec son âme et son corps. Ainsi le Christ particulier, en qui la nature divine s’unit à une nature humaine individuelle (union personnelle ou hypostatique), est le principe et le modèle du Christ total, en qui la nature divine s’unit à la nature humaine collective (union de grâce et d’inhabitation).
On peut opposer ici deux spiritualismes. Un spiritualisme de la transfiguration de la matière par l’esprit, qui pense que l’esprit, c’est-à-dire avant tout l’Esprit saint et les dons spirituels de la grâce, a pour fin, suivant le plan actuel de la Providence, non pas de réduire à néant les réalités humaines, les choses corporelles, et même l’univers matériel, mais au contraire de les pénétrer, en vue de commencer dès ici-bas de les illuminer et de les transformer. De ce point de vue, les grandes révélations chrétiennes relatives aux mystères du Verbe incarné, de la visibilité de l’Église qui est son corps, des sacrements qui causent instrumentalement la grâce, d’un enseignement vivant, écho autorisé de l’enseigne ment du Christ, de la résurrection du Christ, de l’assomption de la Vierge, s’enchaînent étroitement et s’éclairent mutuelle ment. Suivant la pente, au contraire, d’un autre spiritualisme, celui de la séparation de l’esprit d’avec la matière, on aura tendance à refuser le mystère de l’Incarnation, à disjoindre dans l’Église le divin (Église invisible) de l’humain (Églises visibles), à opposer la grâce et la nature, la foi et la raison.
Le spiritualisme authentique est un spiritualisme de transfiguration de la matière par l’esprit, du visible par l’invisible. Il est inauguré avant le Christ la Sagesse "met ses délices à fréquenter les enfants des hommes" (Prov., v 31), elle "s’installe en Jacob, entre dans l’héritage d’Israël" (Eccli., XXIV, 8). Mais il n’est alors que faiblement réalisé. La visibilité propre à l’Église reste comme noyée dans la visibilité de la société ambiante. Le message des prophètes est chargé de sens politique et mêlé aux destinées de la nation.
C’est à l’époque évangélique que la loi de transfiguration se réalise pleinement. Elle fait plus que se superposer aux structures visibles. Elle pénètre au coeur de la matière, au coeur de l’univers sensible, au moment surtout où le Verbe se fait chair pour converser avec nous, où "toute la plénitude de la divinité habite corporellement" dans le Christ (Col., II, 9), où Dieu se réconcilie "toutes choses, celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix" (Col., I, 20). Alors, dans le mystère que nous appelons précisé ment le mystère de l’Incarnation, la loi de l’incarnation connaît sa réalisation suprême. Autour du Christ se rassemble l’Église
Le temps évangélique est encore sans doute le temps de la foi non celui de la gloire, le temps de l’espérance non celui de la possession à découvert, le temps des signes et des énigmes non celui de l’évidence et de la vision face à face. Mais sous ces signes et ces énigmes, les réalités suprêmes sont présentes, déjà elles nous sont données. Le Christ nous dispense sa vérité, c’est-à-dire la plénitude de sa révélation évangélique, à travers les apôtres et leurs successeurs qu’il a promis d’assister jusqu’à la fin des temps. Il nous confère sa grâce la plus riche par le moyen des sacrements évangéliques. Bien plus, sous les espèces du plus mystérieux des sacrements, qu’il institua sur le point de mourir et de remonter dans sa gloire, il nous laisse sa même présence corporelle dont jadis la Palestine fut illuminée.
On le voit, l’Église évangélique est visitée jusque dans ses profondeurs par la loi d’incarnation. Elle est plus qu’une Église de signes et de figures. Elle est l’Église de la loi de grâce, qui porte en elle "les richesses incompréhensibles du Christ", en qui le Christ lui-même réside corporellement, en qui l’Esprit habite si merveilleusement qu’on peut dire par comparaison que jusqu’alors il "n’avait pas encore été donné" (Jean, VII, 39). En un mot, elle est l’Église du Verbe incarné, l’Église des derniers temps du monde au dernier jour, Dieu n’instaurera pas pour son Église une économie nouvelle; il manifestera, il fera éclater au dehors les puissances de grâce déposées en elle depuis l’Incarnation et Pentecôte.
Ainsi, en même temps que l’Église atteint au suprême degré de son incarnation et de sa visibilité propres, elle atteint au suprême degré de sa spiritualité propre. Du même coup, elle affirme son indépendance par rapport au temporel et rompt avec les solidarités ethniques, politiques ou culturelles.
Il semble même que, au sein de l’âge évangélique, le mouvement le plus profond de l’Église la porte à se rendre toujours plus visible pour trancher toujours plus nettement sur les pouvoirs et les organisations politiques. Elle ne cessera certes jamais de rappeler aux gouvernants, au nom même de l’Évangile, leurs devoirs précis de chefs du temporel, d’un temporel qui doit être influencé et orienté d’en haut par la lumière de l’Évangile et qui doit respecter entre autres les divines libertés des âmes. Mais elle compte de moins en moins sur eux pour conserver les peuples chrétiens dans l’orthodoxie et pour convertir les races de couleur aux béatitudes du Sermon sur la Montagne.
La spiritualité et la visibilité de l’Église ne sont pas plus à opposer que l’âme et le corps en l’homme, ou mieux que la divinité et l’humanité en le Christ. Son unité, sa catholicité, sa sainteté et son apostolicité sont à la fois spirituelles et corporelles. C’est pour avoir méconnu ce double caractère indissociable de l’Église que le protestantisme, tant luthérien que réformé, n’a jamais su résister efficacement à la tentation de distinguer, pour les opposer, d’une part une Église invisible, seule évangélique, et d’autre part des Églises visibles, humaines et pécheresses.
Le mystère du Christ est le mystère d’un être individuel unissant indissolublement en lui le Verbe, c’est-à-dire l’invisible, et la chair, c’est-à-dire le visible. Pareillement, le mystère de l’Église est le mystère d’un être collectif unissant indissolublement en lui les dons de l’Esprit, c’est-à-dire l’invisible, et les réalités corporelles, c’est-à-dire le visible.
Dans le mystère du Christ, et pareillement dans le mystère de l’Église, la foi étreint inséparablement les choses spirituelles et invisibles et les choses corporelles et visibles. C’est une aber ration de nier, avec Zwingli, que "la foi redescende jusqu’au sensible", de prétendre que "rien de ce qui est corps ne tombe sous la foi". Nous croyons de foi divine le mystère du Christ, indissolublement Verbe et chair; et nous croyons de foi divine le mystère de l’Église, indissolublement esprit et corps. Tel est le regard de la foi.
L’union dans le Christ du Verbe et de la chair (voilà le mystère du Christ, objet de la foi) donne à son comportement parmi les autres hommes une splendeur incomparable (voilà le miracle du Christ, saisissable par l’intelligence). Pareillement, l’union dans l’Église des dons de l’Esprit et des réalités corporelles (voilà le mystère de l’Église, objet de la foi) donne à son comportement parmi les autres sociétés un éclat exceptionnel (voilà le miracle de l’Église, saisissable par l’intelligence).
1. Le premier acte de la toute-puissance divine est celui par lequel elle a créé de rien l’univers et par lequel elle continue de soutenir toutes choses dans l’existence.
Le second acte de la toute-puissance divine est plus étonnant encore.
C’est celui par lequel elle cherche à enrichir les personnes humaines de dons
si purs, si étonnants, qu’elles pourront devenir, unies entre elles et avec
Dieu, comme une vivante demeure collective où Dieu lui-même trouvera ses
délices à venir habiter. Quand, à la fin de toutes choses, est accompli le
dessein de Dieu, Jean voit la Jérusalem céleste descendre du ciel d’auprès de
Dieu, préparée comme une fiancée qui s’est parée pour son époux, et il entend
une voix venue du trône clamer "Voici le tabernacle de Dieu avec les
hommes, et il dressera sa tente avec eux; et eux, ils seront ses peuples; et
lui, il sera Dieu-avec-eux" (Apoc., XXI, 3).
2. Dieu a-t-il, dès l’origine, constitué l’Église telle qu’elle est aujourd’hui et le temps n’a-t-il pour rôle que de faire durer une Église d’emblée parfaite?
La réponse est nette. L’acte divin qui produit l’Église a connu plusieurs phases. Elles constituent ce qu’on pourrait appeler les régimes divins du peuple de Dieu au cours des âges, les régimes divins de l’Église. Essayons de retracer ces étapes qui nous permettront de connaître l’Église en son progrès.
La révélation nous dit que nos premiers parents, avant la chute, étaient déjà établis dans l’amitié divine. Quel que soit le degré d’affinement de leur morphologie humaine, de leur type physique et de leur développe ment culturel, les dons de la grâce brillaient en eux, une sagesse venue d’en haut les éclairait sur les choses de Dieu et le sens profond de la vie.
Cette grâce de l’innocence descendait de la Trinité sans la médiation d’une personne divine incarnée. Et sans même la médiation d’aucune hiérarchie. La grâce et la vérité venaient directement du ciel dans l’âme du premier homme sans intermédiaire et ce qui était vrai d’Adam l’eût été de ses descendants. La loi de l’innocence voulait que la vie spirituelle se communiquât de Dieu à l’âme et de l’âme au corps. La grâce qui faisait de l’homme un enfant de Dieu était en effet transfiguratrice. Non certes en ce sens qu’elle apportât à Adam les conditions de la vie glorieuse. Mais en ce sens qu’elle refluait sur les réalités inférieures, venant réconforter la triple domination naturelle, d’ailleurs fragile et relative, de l’âme sur le corps, de la raison sur les passions, de l’homme entier sur l’univers, au point d’écarter la mort et les maladies, les conflits passionnels intérieurs, les heurts entre l’homme et le monde, lequel, sans qu’il fût différent de ce qu’il est maintenant, lui semblait alors un paradis.
On pourrait dire par conséquent que la grâce d’innocence était marquée par un premier caractère de puissance, en vertu duquel elle parvenait à éliminer des formes du mal aussi considérables que la maladie et la mort, le désordre passionnel, l’antagonisme de l’univers. Elle était marquée encore par un second caractère d’origine et de fraîcheur elle inaugurait un monde nouveau, elle ne comportait pas le sou venir d’une faute pour laquelle on doit souffrir, elle ignorait ce qu’est le mal, elle n’en avait pas cette connaissance expérimentale que le démon, qui ne devait pas mentir entièrement, allait promettre à ses victimes et qui allait être néanmoins pour les hommes, au milieu de tant d’atroces misères, l’aliment d’un certain progrès culturel, voire même, étant donné l’étrange bonté de Dieu à leur égard, la condition de leur enrichissement spirituel, felix culpa.
Ces caractères de la grâce d’innocence permettent de la faire remonter par appropriation au Père, en un temps d’avant notre histoire, où les dons de Dieu n’étaient pas mérités pour les hommes par la passion du Fils. A l’âge du Père, qui est l’âge de la création dans l’innocence, succédera l’âge du Fils qui est celui de la rédemption et l’âge de l’Esprit, celui de la sanctification. Ainsi se trouve résumé tout le Credo.
Il ne restera rien de cet âge du Père, hormis deux choses. D’une part, la nature humaine au milieu de l’univers qui la supporte; mais une nature humaine qui a saccagé en elle le don de la grâce et s’est ainsi meurtrie de ses propres mains. D’autre part, le dessein incompréhensible d’un Dieu qui persistera malgré tout à vouloir la combler de son amour.
La grâce de l’âge du Père, la grâce du premier Adam, de l’innocence, aura été d’une certaine manière meilleure que la nôtre et le premier état du peuple de Dieu préférable à l’Église. Mais, dans une perspective plus vaste, c’est notre grâce qui sera meilleure et l’Église, rassemblée autour du second Adam, passera de beaucoup en splendeur le premier état du peuple de Dieu, rassemblé autour du premier Adam.
Pourquoi Dieu a t-il permis que l’état d’innocence fût détruit? On connaît la réponse
Dieu ne permet le mal que pour en faire l’occasion d’un plus grand bien. Au régime de création, qui semblait parfait, suc cède le régime de rédemption qui, au total, sera meilleur. Ces deux régimes diffèrent profondément. Le premier excluait tout médiateur visible ; le second sera essentiellement le régime d’un médiateur, attendu puis reconnu, "le Christ Jésus, homme, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous" (I Tim., II, 5-6). Le premier régime avait donné naissance à la première forme du peuple de Dieu; les régimes suivants donneront naissance à l’Église proprement dite, à un peuple de Dieu marqué à l’effigie de l’Incarnation rédemptrice, appelé lé "Corps" du Christ et dont la vocation sera de prolonger dans l’espace et dans le temps la vie temporelle du Sauveur.
La grâce qui est envoyée aux âmes dès après la chute l’est en prévision de la passion future du Christ. En ce sens elle est déjà une grâce du Christ. C’est pourquoi elle agit, de l’intérieur, non seulement pour commencer d’organiser le nouveau peuple de Dieu, mais encore pour l’acheminer peu à peu, à travers les vicissitudes de l’histoire, vers le statut concret et définitif qu’il recevra du Christ lui-même. Elle tend à conserver en lui la croyance en la transcendance et en la bonté divines, le désir de la délivrance promise à l’aube de notre temps, et dont nous trouvons jusque dans les mythes du salut un émouvant témoignage.
Il faut discerner dans cette longue série de siècles, deux régimes principaux. L’un général, qui vaut pour tous les Gentils: c’est le régime de la Loi de nature, où la grâce cherche à s’insinuer secrètement dans les coeurs, agissant à la manière d’un instinct intérieur. L’autre particulier, valable principalement pour les Juifs
c’est le régime de la Loi ancienne où, en plus de cette impulsion secrète qui, loin d’être supprimée, se voit au contraire renforcée, une loi extérieure est proposée à un petit peuple, élu non point pour être seul sauvé, mais pour préparer le salut de tous les autres. Sous le premier régime, la visibilité de l’Église, car c’est elle qui est en train de s’ébaucher dans les coeurs, n’est encore que très peu manifestée. Sous le second, l’Église utilise l’unité ethnique d’Israël pour commencer de se rendre sensible aux yeux. Ce peuple de Dieu, à qui Dieu va faire ses confidences, qu’il va arracher à la captivité d’Égypte, nourrir au désert et conduire à la terre promise; ce peuple de nomades dont l’importance politique ou culturelle était presque insignifiante, et qui était chargé des promesses du monde et établi gardien de la croyance au Dieu unique, préfigurera l’Israël de l’esprit, l’Église indissolublement unie au Christ et rendue, par l’Esprit, ainsi que l’annonçaient les Prophètes, incapable d’infidélités, dotée par son Époux de tendresse, d’amour, de fidélité et de connaissance de Dieu (Osée, II, 21, 22).
Pour laisser pressentir obscurément, dès l’origine, que la grâce est accordée aux hommes par une anticipation des effets de l’Incarnation rédemptrice, c’est-à-dire du mystère d’un Dieu qui se fera visible et descendra dans notre chair, la grâce est désormais donnée en dépendance de signes visibles, de gestes extérieurs que les théologiens appellent déjà des sacrements, bien qu’ils ne soient pas encore élevés, comme les sacrements de la Loi nouvelle, à la dignité de cause instrumentale de la grâce. Sous la Loi mosaïque, ces signes se préciseront, rappelant aux enfants d’Israël l’alliance établie entre Dieu et leur peuple (circoncision), et la tendresse d’un amour qui les a délivrés de la captivité d’Égypte (agneau pascal).
Il en est de même de la prédication de la vérité divine. Au début, quelque chose de la révélation primitive a pu se transmettre tant bien que mal par voie orale. Surtout, Dieu "qui veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la con naissance de la vérité" (I Tim., II, ) éclaire intérieurement chaque âme. A ce régime, néanmoins, la connaissance du vrai Dieu et de son dessein salvifique périclite dans l’ensemble plutôt qu’elle ne progresse. Alors Dieu suscite des hommes qui auront mission d’annoncer publiquement son message. Ce sont les prophètes. On dira qu’ils ont existé parmi les Gentils, si l’on songe, par exemple, au message mis dans la bouche de Job l’Iduméen. Mais avec Abraham, le père des croyants, avec les patriarches, avec les prophètes d’Israël, le principe d’un enseignement prophétique continu et progressif entre pour la première fois dans l’histoire.
La grâce qui descendait ainsi vers les hommes en cet âge de
l’attente du Christ pouvait être plus intense chez certains qu’elle ne le sera
plus tard chez de nombreux chrétiens. La foi d’Abraham était plus grande que la
nôtre et les patriarches dont l’exemple nous est proposé au chapitre xi de
l’épître aux Hébreux sont eux aussi nos pères dans la foi. Mais elle ne pouvait
atteindre à la plénitude d’épanouissement que devait connaître la grâce de la
Loi nouvelle. Les saints d’avant le Christ, qu’ils aient vécu en dehors du
peuple élu comme Melchisédech ou Job, ou qu’ils lui aient appartenu comme
Moïse, étaient vraiment enfants de Dieu 1, amis de Dieu. Mais cette filiation,
cette amitié, ignoraient encore l’intimité qu’elles connaîtront lorsqu’elles
nous seront dispensées par le Verbe fait chair. On pourrait redire ici le mot
que saint Augustin opposait aux sophismes de Jovinien Abraham est meilleur que
moi, mais mon état est meilleur que celui d’Abraham. L’adoption d’avant le
Christ est à l’adoption d’après le Christ comme la tige est à la fleur, la vie
de la pro messe à la vie de l’éclosion.
1. Dans son étude de la Revue
biblique, 1908, p. 481, sur La paternité de Dieu dans l’Ancien Testament, le P.
LAGRANGE, O. P., relève trois sens historiques distincts prêtés au mot de
filiation: 1° Yahvé est père d’Israël en lui donnant une existence nationale,
en faisant de lui son peuple préféré: c’est un sens collectif; 2° en
conséquence, tous les Israélites, en tant que membres de la nation, même s’ils
sont désobéissants, sont fils de Yahvé: c’est un sens large ; 3° enfin, dès
qu’on commence à opposer entre eux les Israélites suivant qu’ils sont fidèles
ou infidèles à la Loi, Yahvé devient le père des seuls justes: c’est le sens
personnel. Ce troisième sens est celui que retient le théologien quand il dit
que la grâce de la filiation adoptive convenait véritablement aux justes qui
ont précédé le Christ, bien qu’elle ne fût pas encore pleinement épanouie en
eux. L’opposition paulinienne entre la loi et l’adoption, la servitude juive et
la liberté chrétienne ne saurait être érigée contre cette vue. Saint Paul sait
que l’adoption appartenait déjà aux Israélites: "eux qui sont Israélites,
à qui appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la
législation, le culte, les promesses..." (Rom., IX, 4), mais ils sont
encore sous un régime de servitude (Gal., XV, I-2). Aussi pourra-t-il affirmer,
sans se contredire, que c’est l’Incarnation qui nous conférera l’adoption (Gal.,
IV, 5).
Ainsi, à mesure que l’oeuvre du salut se poursuit, l’importance de la médiation visible apparaît avec plus de netteté. Elle est un signe de perfection et de progrès. Quelles sont les raisons d’une loi à la fois si générale et si mystérieuse? Il n’est pas difficile de les entrevoir. L’usage d’intermédiaires visibles ne signifie pas que Dieu se désiste du soin de gouverner les hommes; il signifie au contraire que sa condescendance commence de devenir plus pressante, de se faire plus secourable à notre nature blessée par le péché. Au moment où cette médiation s’exerce, les sollicitations immédiates et directes de l’amour, loin de se raréfier, se font même plus abondantes que jamais. On peut formuler le principe qu’à toute promulgation extérieure de la loi est jointe une effusion secrète de la grâce. Ces choses sont claires pour qui a compris que le régime de la médiation visible se présente, dès le principe, comme l’ombre lumineuse du mystère de l’Incarnation.
Ces deux premiers régimes où l’Eglise est en acte commencé et comme l’enfant à naître, ne sont pas encore parfaitement chrétiens. La révélation y est encore inachevée, la grâce n’est donnée qu’en considération des mérites futurs du Christ. Mais tous deux tendent au troisième, le régime de la Loi nouvelle, qui leur conférera leur pleine signification et auquel ils aboutissent comme l’aube au jour, comme la plante à son fruit, comme l’enfance à l’âge adulte, en sorte que l’unité de ces trois régimes dans le temps est vitale et dynamique.
La distinction de ces trois régimes remplit l’Écriture. Elle est rappelée par saint Paul "Gloire, honneur et paix à qui conque fait le bien, au Juif d’abord, puis au Grec. Car Dieu ne fait pas acception des personnes... Ce ne sont pas les auditeurs de la loi qui sont justes devant Dieu, mais les observateurs de la loi qui seront justifiés. En effet, quand les Gentils privés de la loi accomplissent naturellement les prescriptions de la loi, ces hommes, sans posséder de loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de loi; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur coeur, à preuve le témoignage de leur conscience... C’est ce qui paraîtra au jour où Dieu jugera les actions secrètes des hommes, selon mon Évangile, par le Christ Jésus" (Rom., II, 10—16). "C’est lui qui est notre paix, lui qui des deux (Juifs et Gentils) n’a fait qu’un peuple, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine — cette Loi des préceptes avec ses ordonnances — pour créer en sa personne les deux en un seul Homme nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps par la croix: en sa personne il a tué la Haine. Alors il est venu proclamer la paix, paix pour vous qui étiez loin et paix pour ceux qui étaient proches par lui nous avons en effet, tous deux en un seul Esprit, accès auprès du Père" (Éph., II, 14-18).
Pourquoi l’Incarnation a-t-elle été tant différée, pourquoi le Christ est-il venu si tard?
Aux païens qui posaient la question en estimant que l’histoire, qui n’avait pas eu jusque-là besoin du Christ, aurait bien pu continuer de s’en passer, les premiers docteurs chrétiens pouvaient répondre que l’histoire ne s’était en fait jamais passée du Christ et que son soleil avait éclairé le monde avant même de se lever.
A un niveau plus profond, le fidèle de la Loi nouvelle qui s’émerveille d’être l’objet d’une si étonnante préférence, reconnaîtra dans cette longue patience de Dieu le respect du Créateur pour une créature à laquelle le temps est nécessaire non seulement au plan culturel, pour déployer les ressources jamais taries de son esprit, mais plus encore au plan spirituel, pour entrer progressivement dans l’intelligence des mystères de la rédemption et dans "la folie du message par lequel il a plu à Dieu de sauver les croyants" (I Cor., I, 21). L’humanité ne pouvait d’emblée accueillir en son sein le Fils de Dieu. Plus tard même, on entendra Jésus dire à ses apôtres: "J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez pas les porter maintenant" (Jean, XVI, 12).
"Mais quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme..." (Gal., IV, 4). Au temps fixé, non content d’aider les hommes du sein de sa lumière inaccessible, Dieu entreprend de paraître lui-même visiblement au milieu d’eux et de guérir leurs plaies par le contact sensible de son humanité. C’est l’âge du Fils de Dieu enfin présent. Et c’est déjà le temps du plein avènement de la religion de l’in carnation, laquelle s’accomplit parfaitement d’abord dans le Christ, qui est la Tête, avant de se communiquer à tout son Corps, qui sera l’Église. En sorte que deux grandes effusions divines complémentaires, deux grandes "missions visibles", vont marquer l’éclosion parfaite de la religion de l’Incarnation: la mission visible du jour de l’Annonciation, concernant le Christ qui est Tête, et la mission visible du jour de Pentecôte, concernant l’Église qui est Corps.
1. Au sein de la vie trinitaire,
le Fils éternellement procède du Père, l’Esprit éternellement procède du Père
et du Fils. Il y a comme un contre coup dans le temps de ces "processions
éternelles lorsque le Fils ou L’Esprit deviennent présents d’une manière intime
et nouvelle, envoyés par le Père, ou par le Père et le Fils conjointement. Ce
sont ce que les théologiens appellent les missions divines" et elles sont
dites visibles lorsqu’elles sont enveloppées dans une réalité visible
manifestant directement le Fils ou l’Esprit. Dans le mystère de l’Incarnation —
c’est à l’Annonciation qu’a lieu l’unique mission visible du Fils — l’humanité
du Christ est à la fois signe et terme de cette mission. Dans les missions
visibles de l’Esprit — dont Pentecôte sera la dernière — la réalité visible:
colombe, nuée lumineuse, souffle, langues de feu, n’est que signe de la visite
mystérieuse de l’Esprit. Mais le Fils et l’Esprit ne cesseront plus d’être
envoyés invisiblement au monde, prolongeant le retentissement dans les âmes des
missions visibles, désormais révolues.
La mission visible de l’Annonciation va déployer ses conséquences
d’abord dans la nature humaine du Christ lui-même, en la remplissant d’emblée
de grâce et de vérité, et en la conduisant par étapes vers la passion, vers la
mort, vers la résurrection. s Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces
souffrances pour entrer dans sa gloire?" (Luc, XXIV, 26). A la fin, l’âge
du Fils est accompli: "Il vaut mieux pour vous que je parte; car si je ne
pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous; mais si je pars, je vous l’en
verrai s (Jean, XVI, 7).
Mais dès le premier instant de l’Incarnation, la grâce du monde entier se trouve contenue dans le Christ comme dans son principe et c’est à partir de son coeur qu’elle commence aussitôt de s’épancher.
Il n’a pas besoin d’attendre l’heure de sa passion pour dire au paralytique: "Aie confiance, enfant, tes péchés sont effacés" (Mt., IX, 2). Désormais la grâce est christique au sens fort; passant à travers l’humanité de Jésus elle est plus riche et plus accomplie qu’elle n’avait jamais pu l’être: "Quant à vous, heureux vos yeux parce qu’ils voient, heureuses vos oreilles parce qu’elles entendent. En vérité je vous le dis, bien des prophètes et des justes ont souhaité voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu!" (Mt., XIII, 16-17).
Ce que Bérulle écrit de Madeleine devient rigoureusement exact si on l’applique à tout l’ordre de la Loi nouvelle: "Au ciel s’est perdu le plus haut degré d’amour qui avait été créé, et ce, par la perte du premier ange... Et c’est en la terre que se doit réparer cet amour perdu dans le ciel; c’est aux pieds de Jésus que cet amour doit être réparé; et il doit être réparé en un degré plus haut, en une manière plus excellente, pour faire hommage au mystère d’amour, qui est l’incarnation, et pour rendre honneur au triomphe d’amour, qui est Jésus... Sa grandeur (de ce mystère) et sa dignité nous persuadent aisément que la grâce qui en découle surpasse celle qui a été avant son efficace, soit au paradis de la terre, soit au paradis du ciel... L’amour fondé en cette grâce nouvelle, et dépendante de l’homme-Dieu, surpasse l’amour infus aux anges dedans le ciel, et rallume en la terre un plus grand feu d’amour que celui qui s’est éteint au ciel 1."
Mais tout en se répandant au dehors, la grâce du Christ reste, au dedans de lui, plus parfaite qu’elle ne pourra jamais le devenir dans tout l’ensemble du Corps mystique. Elle ne s’affaiblit pas en se communiquant aux chrétiens. Il a plu à Dieu en effet que "toute la plénitude habitât en lui" (Col., I, 19).
La mission visible du Verbe se termine au Christ. Elle achève l’Église en celui qui en est la tête. Déjà certes, pendant la vie temporelle du Sauveur, la grâce commence de se répandre sur l’Église qu’il rassemble autour de lui par son contact sanctificateur immédiat. Elle se répand même à distance sur le monde entier.
Cependant l’époque de la pleine effusion de la grâce, l’époque où toutes les richesses spirituelles enfermées dans le Christ s’épancheront sur l’Église et sur le monde, ne s’ouvrira qu’après la passion, quand le Christ même annoncera que, pour ce qui est de lui, "tout est consommé" (Jean, XIX, 30), quand, de son côté ouvert, sortiront l’eau et le sang (Jean, XIX, 34), quand il sera personnellement glorifié. Alors l’Esprit pourra être envoyé pour former, en son état achevé, l’Église qui, étant le Corps du Christ, viendra le relayer dans le monde.
Nous dirons plus loin que, tandis que tous les contemporains de Jésus sont, ou bien encore dans l’âge de l’attente du Christ, ou bien dans l’âge de l’Esprit saint, la Vierge Marie condense, en elle seule, toute l’Église de l’âge de la présence du Christ.
L’Esprit saint vient non point pour abolir l’âge du Fils, mais au contraire pour en étendre les effets au monde entier. Et comme l’âge du Fils avait pour but d’apporter en Jésus la plénitude de grâce, l’âge de l’Esprit aura pour fin de faire déborder cette plénitude sur les hommes, qui en laisseront mieux apparaître les virtualités insoupçonnées du fait qu’ils se différencieront davantage dans l’espace et qu’ils se succéderont plus longtemps dans le temps. D’une certaine manière, à savoir dans l’ordre de l’extension, de l’explicitation, il sera vrai de dire que l’âge de l’Esprit saint sera le témoin de plus grandes oeuvres que l’âge antérieur: "En vérité, en vérité je vous le dis, celui qui croit en moi fera, lui aussi, les oeuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes, parce que je vais au Père" (Jean, XIV, 12). "Je vous dis la vérité: il vaut mieux pour vous que je parte" (Jean, XVI, 7). Mais ces oeuvres plus grandes sur le plan visible ne seront que la conséquence du mystère beaucoup plus caché, beaucoup plus saint, beaucoup plus pro fond, que représentent la naissance, la vie et la mort du Christ, maintenant remonté auprès du Père et entré dans son existence céleste, afin de pouvoir sous sa condition glorieuse favoriser pleinement l’essor d’expansion terrestre de son Église.
Pourquoi le Christ devait-il nous quitter? — Il était dans le plan de Dieu que l’Église ne soit constituée pleinement qu’après la mort, la résurrection du Christ et son exaltation dans le ciel. On en peut donner plusieurs raisons.
1. Cité par H. BREMOND, Histoire
littéraire du sentiment religieux en France, Paris, 1929, t. III, p. 104.
D’abord, le premier fruit de la rédemption devait être de conduire dans sa gloire, par la résurrection et l’ascension, le Christ envoyé pour être la Tête de l’Église: "Celui qui a été abaissé un moment au-dessous des anges, Jésus, nous le voyons couronné de gloire et d’honneur, parce qu’il a souffert la mort (Hébr., II, "Maintenant le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis... De même en effet que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ. Mais chacun à son rang: en tête le Christ, comme prémices, ensuite ceux qui seront au Christ, lors de son avènement" (I Cor., XV, 20-23). Le pèlerinage du Christ ne s’achève vrai ment que lorsque, s’élevant au-dessus des conditions historiques de notre vie, il commence de constituer autour de lui ces" cieux nouveaux" et cette "terre nouvelle" qui seront un jour la vraie patrie des corps glorifiés.
Ensuite, si le Christ glorifié persiste à vouloir, comme il le voulait au Calvaire, sauver le monde à travers l’acte même de sa rédemption sanglante, il devra ne pas s’attarder beaucoup au milieu des hommes après sa résurrection, mais bien plutôt se hâter de les quitter, de crainte que le spectacle de son triomphe ne leur fasse oublier la loi de la croix. Ne les invite- t-il pas à vivre, à, souffrir et à mourir à sa ressemblance avant de pouvoir ressusciter avec lui? C’est bien du haut du ciel qu’il régira définitivement son Église, mais à travers le mystère de la croix. Les apparitions d’après Pâques ne pouvaient représenter qu’un moment dans l’économie de la rédemption.
Enfin le Christ demeurant au milieu de nous, n’aurait pu toucher visiblement qu’un petit nombre d’hommes; mais en quittant cette terre il pourra, par l’intermédiaire d’une hiérarchie qu’il envoie à travers le temps et l’espace, toucher corporellement l’ensemble de l’humanité.
Deux nouveaux mystères vont marquer l’avènement de l’âge de l’Esprit saint: le mystère de la présence eucharistique, et le mystère de l’institution de la hiérarchie.
Pour continuer de résider lui-même corporellement au milieu de nous, avec dans ses mains toute la richesse de sa rédemption sanglante, le Christ glorifié se rend présent sous les apparences étrangères du pain et du vin. Saint Jean rattachera à l’Eucharistie cette vie du chrétien dans le Christ et du Christ dans le chrétien où saint Paul voit le propre même du Corps mystique:
Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui. De même qu’envoyé par le Père, qui est vivant, moi, je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra, lui aussi, par moi" (Jean, VI, 56-57).
Et pour continuer de nous atteindre avec la même intimité qu’aux jours de sa vie mortelle, Jésus va laisser au milieu de nous la médiation des pouvoirs hiérarchiques et des rites sacramentels qui prolongeront son contact sensible dans l’univers entier et sous les espèces desquels il enverra la plénitude de sa grâce et de sa vérité: "Enseignez toutes les nations, baptisez- les... Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la con sommation des siècles" (Mt., fin).
C’est donc au moment où l’Église est portée au plus haut point de médiation visible, que l’Esprit la comble des richesses spirituelles les plus pures, celles qui vont la configurer le plus étroitement au Christ, son Sauveur.
C’est à l’endroit où le Christ vient rassembler et récapituler en lui l’univers que naît l’Église (I). Elle est entraînée dans l’oeuvre de rédemption, de mérite, de satisfaction accomplie par le Christ: c’est la ligne de la médiation ascendante du Christ, par laquelle il donne le monde à Dieu (II). Elle découle des privilèges majeurs du Christ roi et prophète, du Christ prêtre, du Christ saint: c’est la ligne de la médiation descendante du Christ, par laquelle il donne Dieu au monde et répand sur l’Église la surabondance de ses dons (III).
Le Christ nous fait participer à la nature divine (1) ; il épouse l’humanité (2); il s’incorpore l’humanité (3); la récapitulation de l’univers dans le Christ (4).
L’Église commence ici-bas le mystère de la récapitulation de l’univers dans le Christ. A la chute originelle, Dieu répond par l’Incarnation rédemptrice, foyer d’un nouvel et meilleur univers. Si nous parlons de l'Incarnation rédemptrice", c’est pour unir dans une même expression les deux moments de l’acte unique par lequel le Verbe sauve le monde, tout d’abord en venant dans notre chair, puis en achevant de pacifier toutes choses par le sang de sa croix.
Mais du fait seul de l’incarnation, le Christ commence de réconcilier Dieu à l’homme et l’homme à Dieu. Étant à la fois vrai Dieu et vrai homme, il fait le pont, d’une manière inespérée, entre le ciel et la terre. "Il fallait, en effet, dit saint Augustin, que le médiateur entre Dieu et les hommes eût une ressemblance avec Dieu et une ressemblance avec les hommes; de peur que, semblable en toutes choses aux hommes, il ne restât distant de Dieu, ou que semblable en toutes choses à Dieu, il ne restât distant des hommes; et qu’ainsi il ne pût être médiateur". Celui qui est médiateur est Dieu et homme; mais c’est comme homme, meilleur que tous les autres, qu’il est leur médiateur: "Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus homme lui-même" (I Tim., II, 5).
La considération de ce mystère est constamment présente à l’esprit des Pères. Pour eux, Dieu s’est fait homme pour nous diviniser, le Verbe s’est fait chair afin d’habiter en toute chair. Saint Athanase résume avec une force et une insistance extra ordinaires toute l’oeuvre de notre salut dans le mystère du Verbe qui se fait chair pour ramener toute chair au Verbe: "Dorénavant, la chair n’est plus chose terrestre, elle est faite Verbe à cause du Verbe de Dieu qui pour nous est devenu chaire." Elle peut dire alors: "Oui, je suis faite de terre et mortelle par nature; mais je suis devenue la chair du Verbe: il a porté mes épreuves, bien qu’il fût impassible, et moi j’en ai été affranchie." A la manière en effet "dont le Seigneur, ayant revêtu un corps, est devenu homme, ainsi, nous, les hommes, nous sommes divinisés dans le Verbe, ayant été assumés à travers sa chair, et nous sommes désormais devenus héritiers de la vie éternelle."
1. Confessiones, lib.
X, cap, zut, n° 67.
2. III Contra Arianos,
n° 33.
3. Ibid., n° 34.
4. Ibid.
En s’incarnant dans une nature humaine individuelle, formée par l’Esprit saint dans le sein de la Vierge, le Verbe appelait toute nature humaine à s’unir à lui, non pas certes d’une union hypostatique, mais d’une union toutefois réelle, intime, mystérieuse. Sa descente dans l’humanité n’obtient sa pleine efficacité que dans les membres qui lui sont unis par la charité. Elle exerce cependant certains effets sur tous les hommes. Elle attire sur eux tous, dès l’éveil de leur raison, des grâces prévenantes secrètes. De plus, si tous les hommes, même ceux qui auront jusqu’à la fin refusé l’amour, sont appelés à ressusciter, c’est à cause de la résurrection du Christ. C’est bien dans le prolongement de la pensée des Pères grecs et latins que saint Thomas pourra écrire: "Nous renaissons par la grâce du Christ qui nous est communiquée; mais nous ressuscitons par la grâce qui, en portant le Christ à prendre notre nature humaine, nous a rendus conformes à lui par nature. Et c’est pourquoi les petits enfants morts dam le sein de leur mère, et que le don de la grâce n’a pas fait renaître, ressusciteront néanmoins, en raison de la conformité de la nature qu’ils ont reçue avec la nature du Christ 1."
En prenant une chair particulière, une nature individuelle, le Verbe attire à lui l’en semble de la création, un peu à la façon dont, en touchant une seule corde d’une harpe, on fait vibrer toutes les autres. La création reçoit à ce moment une dignité surprenante et comme une nouvelle destinée. "C’est en lui, dit saint Athanase, que la création tout entière est créée et adoptée comme fille 2," On comprend dès lors le mot de saint Paul: "La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu" (Rom., VIII, 19).
1. IV Sent., dist. qu. 43, a. 1,
quaest. 2,
ad 5.
2. III Contra Arianos,
n° 9.
Mais c’est à telle nature humaine, à l’exclusion de toutes les autres créatures, que le Verbe s’est uni de façon immédiate. L’humanité lui a présenté ce qu’elle pouvait produire de meilleur, une chair formée dans le sein de la Vierge, la plus belle fleur de la tige de Jessé. En assumant cette nature particulière il a contracté avec tout le reste de l’humanité une parenté mystérieuse. Il était, depuis toujours, le Fils unique du Père, et il a commencé de devenir le premier-né d’autres fils, faisant des hommes ses frères d’adoption et les cohéritiers de sa gloire.
L’Écriture elle-même annonce ces merveilles. Elle nous dit que ceux qu’il a connus d’avance, Dieu les a aussi prédestinés "à reproduire l’image de son Fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères" (Rom., VIII, 29); qu’il convenait que, "voulant conduire à la gloire un grand nombre de fils, Celui pour qui et par qui sont toutes choses rendît parfait par des souffrances le chef qui devait les guider vers leur salut. Car le sanctificateur et les sanctifiés ont tous même origine. C’est pourquoi il ne rougit pas de les nommer frères, lorsqu’il dit J’annoncerai ton nom à mes frères... Nous voici, moi et les enfants que Dieu m’a donnés... Car ce n’est certes pas des anges qu’il se charge, mais c’est de la descendance d’Abraham qu’il se charge. En conséquence il a dû devenir en tout semblable à ses frères" (Hébr., II, 10-17). Et c’est pourquoi nous sommes "cohéritiers du Christ" (Rom., VIII, 17).
Le thème du Fils unique qui devient premier-né, cher aux Pères de l’Église, revient fréquemment sous la plume de saint Cyrille d’Alexandrie: "Il est Fils unique par nature, écrit-il, car seul il naît du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière; et il est premier-né à cause de nous, afin que toute la création, insérée sur une racine immortelle, puisse refleurir sous l’action de celui qui demeure toujours. Car toutes choses ont été faites par lui; elles continuent d’être et de subsister en lui."
La descente du Verbe dans le temps marque l’avènement d’un monde nouveau où toutes les créatures sont appelées à naître une seconde fois, à l’unisson du Sauveur.
C’est l’humanité tout entière qui est en principe épousée par le Christ. C’est elle tout entière qui est conviée à venir aux noces. Mais c’est dans la mesure seulement où elle répond à l’invitation et où les noces avec le Christ se consomment, que l’humanité devient véritablement l’épouse et qu’elle devient l’Église.
Ainsi considérée, l’Église forme un tout en face du Christ. Il est, lui, dans la gloire du ciel; elle est encore dans les épreuves du temps. Pourtant elle n’est pas séparée de lui; elle lui est étroitement unie. Il y a entre eux cette distinction de personnes qui est la condition éloignée d’un vrai mariage. Et il y a cette conformité de nature, cette similitude de complexion qui en est la condition toute prochaine. Le Christ, l’ayant faite à sa ressemblance, os de ses os et chair de sa chair, capable de le deviner et de l’aimer, il ne saurait la regarder comme une étrangère. Il s’éprend de sa beauté et se l’unit d’amour.
L’image scripturaire des fiançailles du Christ et de l’Église, loin d’être une vision ennoblie des choses, doit être bien plutôt regardée comme une formulation imparfaite du mystère de cette union. Comment toutes les images ne seraient-elles pas au-dessous de la vérité, quand elles servent à traduire les messages que l’Amour infini nous adresse?
Les textes inspirés s’échelonnent ici des prophètes jus qu’aux dernières lignes de l’Apocalypse. Retenons deux pas sages de saint Paul. L’Église de Corinthe est la vierge, dont la foi doit rester inaltérée: "J’éprouve à votre égard une jalousie divine; car je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ. Mais j’ai grand peur qu’à l’exemple d’Eve, que le serpent séduisit par sa fourberie, vos pensées ne se corrompent et ne s’écartent de la simplicité envers le Christ" (II Cor., XI, 2-3). L’apôtre écrit aux Éphésiens: "Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église: il s’est livré pour elle afin de la sanctifier par le bain d’eau qu’une parole accompagne; car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée. De la même façon les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Aimer sa femme, n’est-ce pas s’aimer soi-même? Or nul n’a jamais haï sa propre chair; on la nourrit au contraire et on en prend bien soin. C’est justement ce que le Christ fait pour l’Église ne sommes-nous pas les membres de son Corps? Voici donc que l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair: ce mystère est de grande portée: je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église" (Éph., V, 25-32).
1. Thesaurus, Assertio XXV.
Cette révélation scripturaire, saint Augustin ne se lasse pas de la commenter. Il la voit annoncée aux premières pages de la Genèse: "Quand le Christ dormait sur la croix, il représentait, mieux encore il accomplis sait, ce qui avait été signifié en Adam. En effet, comme Adam dormait, une côte lui fut ôtée et Ève fut formée; ainsi, comme le Seigneur dormait sur la croix, son côté fut percé par la lance, et les sacrements s’écoulèrent, par quoi l’Église est faite. Car l’Église, Épouse du Seigneur, est sortie de lui, comme Ève est sortie d’Adam; comme l’une est sortie du côté de quelqu’un qui dormait, l’autre est sortie du côté de quelqu’un qui mourait 1".
En épousant l’Église, le Christ lui donne en dot toutes les nations auxquelles, à partir de Jérusalem, doit être annoncée la rémission des péchés (Luc, XXIV, 47). "Le Christ est donc l’époux d’une Église annoncée dans toutes les nations, pro pagée et développée jusqu’aux confins de la terre à partir de Jérusalem. D’une telle Église le Christ est l’époux. Et toi, que prétends-tu? de qui le Christ est-il l’époux? de la secte donatiste? Non, mille fois non! Non, homme bon; non, homme mauvais! Considérons les noces, lisons le contrat, et ne disputons pas. Si tu prétends que le Christ est l’époux de la secte donatiste, je relis le contrat, je vois qu’il est l’époux de l’Église diffusée par toute la terre" Les apôtres, eux, sont les amis de l’époux, l’épouse ne leur appartient pas. "Devant monter au ciel, il leur confie de nouveau l’Église. L’époux, sur le point de partir, confie l’épouse à ses amis. Non pour qu’elle aime l’un d’entre eux, c’est lui qu’elle aimera comme époux. Elle les aimera comme amis de l’époux, pas autrement. C’est d’ail leurs tout ce qu’ils veulent. Ils ne permettraient pas que s’égare son amour; ils ne voudraient pas être aimés pour l’époux.
Voyez comment agit l’un d’entre eux. Remarquant que l’épouse se troublait précisément à cause des amis de l’époux, il s’écrie: J’apprends qu’il y a des scissions parmi vous, et je le crois en partie... Il m’a été rapporté à votre sujet, frères, par les gens de Chloé, qu’il y a des disputes parmi vous. Je veux dire que tel d’entre vous déclare: Moi, je suis à Paul! tel autre: Et moi à Apollos! Et moi à Céphas! Et moi au Christ! Le Christ est-il divisé? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés? (I Cor., X 8 et I, II- O le vrai ami!... Il ne veut pas être aimé à la place de l’époux, afin de pouvoir régner avec l’époux 1.
S’il est révélé que l’Église est faite à la ressemblance du Christ, qu’elle ne fait plus avec lui qu’une seule chose, qu’il l’aime et l’entretient comme son propre corps, on devine combien il est vain de vouloir, au nom de l’Écriture, séparer la cause du Christ de la cause d’une Église visible.
1. Enarr. in
P:. CXXVI, 11° 7.
2. Sermo
CLXXXIII, n° 11.
I. Sermo
CCXVIII, n° 4.
Tout n’est pas dit sur le lien du Christ et de l’Église. L’Écriture nous les montre formant ensemble un seul organisme, un seul être moral, une seule personne mystique, le Christ total, dont il est la Tête et dont elle est le Corps.
La forme évangélique de cette doctrine, nous la trouvons dans la comparaison de la vigne et des sarments. Le Fils de Dieu est au milieu des hommes comme une vigne excellente portant à la fois des branches stériles qui seront coupées et des branches fertiles qui porteront des fruits abondants. "Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il le coupe; et tout sarment qui porte du fruit, il l’émonde pour qu’il en porte encore plus. Émondés, vous l’êtes déjà grâce à la parole que je vous ai annoncée. Demeurez en moi, comme moi en vous. De même que le sarment ne peut pas de lui-même porter du fruit sans demeurer sur le cep, ainsi vous, non plus, si vous ne demeurez en moi" (Jean, XV, I-4). On a là tout l’essentiel du mystère de l’union entre le Christ et l’Église: la vigne est de même nature que les branches, elle leur communique constamment sa vie de vérité et d’amour, mais elle peut être tenue en échec par la liberté des branches. Tout ce que saint Paul affirmera touchant ce mystère présuppose qu’en réalité, selon la parole du Maître, les chrétiens sont appelés à vivre de la vie même de Jésus.
Le Christ, écrit saint Paul, "est la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église, lui qui est le principe, le premier-né d’entre les morts, (il fallait qu’il obtînt en tout la primauté), car Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix" (Col., 1, 18-20). Et parmi tant d’autres textes: "Le Christ a donné aux uns d’être apôtres, à d’autres d’être prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour l’oeuvre du ministère, en vue de la construction du Corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ. Ainsi nous ne serons plus des enfants, nous ne nous laisserons plus ballotter et emporter à tout vent de doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur. Mais, vivant selon la vérité et dans la charité, nous grandirons de toutes manières vers Celui qui est la Tête, le Christ, dont le Corps tout entier reçoit concorde et cohésion par toutes sortes de jointures qui le nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa croissance et se construisant lui-même, dans la charité" (Éph., IV, 11-16).
Le Christ et l’Église s’achèvent donc mutuellement, comme la tête et le corps, de manière cependant que le Christ donne tout et que l’Église reçoive tout, et qu’il n’y ait pas moins de perfection dans le Christ pris tout seul que dans le Christ pris avec l’Église. D’une part, en effet, le Christ est l’achèvement qualitatif, intensif, bref, la plénitude de l’Église: "Vous vous trouvez en lui associés à sa plénitude" (Col., n, 9) car "il n’y a que le Christ, qui est tout et en tout" (Col., III, 11). Et d’autre part, l’Église est l’achèvement quantitatif, extensif, et, en ce sens, aussi la plénitude, du Christ. Paul peut écrire: "Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ, pour son Corps, qui est l’Église" (Col., I, 24).
L’expression de "corps mystique" avait commencé, au Ixe siècle, par désigner le corps eucharistique ou sacramentel du Christ, qu’on appelait mystique 1° parce qu’il se donne mystérieusement sous les apparences du pain et du vin, 2° parce qu’il nous apporte le mystère du corps sacrifié une fois pour toutes sur la croix, 3° parce qu’il est le foyer du Corps mystérieux dont le Christ est la Tête, à savoir de l’Église. Dans la seconde moitié du XII° siècle, en vertu d’un phénomène riche de signification théologique, la même expression a glissé du corps sacramentel au corps ecclésial, à savoir de l’eucharistie, nommée dès lors le corps "vrai" ou le corps "propre" du Christ, à l’Église, nommée par opposition le corps "mystique" du Christ 1.
L’expression de corps mystique, outre qu’elle rappelle par ses premiers sens historiques que l’eucharistie est le sacrement de l’unité suprême de l’Église, nous avertit de la double transposition que l’on doit faire subir au mot de corps pour l’appliquer, après saint Paul, à l’Église. En effet, on passe alors, d’une part, d’un corps naturel, où les organes sont des parties intégrantes d’un unique tout physique et substantiel, à un corps communautaire, où chaque personne humaine demeure un tout substantiel et dont l’unité ne peut être que morale et accidentelle, en sorte que l’unité corporelle, transposée du plan de la biologie au plan de la sociologie, perd nécessairement de sa rigueur. Et d’autre part, on passe en même temps d’un plan naturel à un plan surnaturel, en sorte que l’unité corporelle reçoit ici de merveilleux accroissements. Ainsi le mot de corps, appliqué à l’Église, doit se relâcher sous un aspect mais s’intensifier sous un autre aspect. Il est trop fort, mais aussi trop faible l’Église est une moralement et chaque personne y est rachetée pour elle-même; mais chaque membre vivant de la vie même du Christ dans l’Esprit saint, elle est une ineffable ment et divinement.
1. Cf. H. DE LUBAC, S. J.,
Corpus mysticum, l’Eucharistie et l’Église au moyen Age, Paris, 5944, pp. 65 et
1
Cette unité est telle que saint Paul considérera parfois le Christ et l’Église comme une personne unique. "Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ: il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus" (Gal., ni, 27-28). "De même en effet que le corps est un, tout en ayant plusieurs membres, et que tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il du Christ. Aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés pour ne former qu’un seul Corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit" (I Cor., III, 12-13). Et l’Homme parfait que nous devons constituer (cf. Éph., IV, 13), "c’est le Christ mystique, composé du chef et des membres et destiné à une perfection dont il peut se rapprocher indéfiniment sans en atteindre jamais la limite".
Tous ces enseignements de l’apôtre ont leur source immédiate dans l’épisode où Saul découvre, par une révélation qui le marquera pour toujours, que c’est Jésus lui-même qu’il persécute dans les chrétiens (Act., IX, 4-5). Par son Corps mystique, le Christ continue de vivre dans les chrétiens. Leurs prières, leurs actions, leurs souffrances, leur mort même, deviennent comme un prolongement de sa prière, de ses actions, de ses souffrances, de sa propre mort. Que les hommes lui refusent leur humanité en laquelle il veut mystiquement survenir, et voilà, dit saint Paul (Col., I, 24), qu’il manquera quelque chose au Christ total. Le P. Chardon écrira qu’à raison de sa subsistance mystique que Jésus nous communique en la grâce, laquelle nous unit à lui comme membres d’un corps à notre chef, sa vie devient notre vie, son Esprit est l’Esprit de notre esprit, et ses mérites commencent de nous appartenir; et pendant qu’il a faim et qu’il a soif avec nous et s’approprie nos autres misères, nous ressuscitons et prenons séance en lui dedans les cieux, et nous nous revêtons de sa gloire".
Dieu "nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis: ramener (récapituler) toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres" (Éph., I, 9-10). Cette récapitulation ne signifie pas seulement que les choses humaines, et à propos d’elles toutes les autres, terrestres ou célestes, auraient été réparées, recommencées, remises en leur premier état, mais qu’elles sont destinées à recevoir une perfection jusqu’alors inouïe, du fait qu’elles seront désormais hiérarchisées sous un principe meilleur, à savoir le Christ. Le Christ, d’abord, en raison de sa nature humaine, résume en lui tous les êtres, les insère à nouveau en lui comme l’humanité primitive était insérée en Adam. Et en raison de son union hypostatique au Verbe, il rattache la création tout entière à la divinité. Ainsi quand les choses humaines, terrestres et célestes, se rejoindront dans l’au-delà pour former le Royaume glorifié, elles y paraîtront non pas simplement en tant que créatures transfigurées, mais en tant que rattachées si étroitement au Christ qu’elles seront ensemble comme un prolongement de son corps. Alors apparaîtra en pleine lumière aux yeux de tous que si la chute avait été permise, c’est que, par le mystère de l’In carnation rédemptrice, l’univers de la rédemption devait être incomparablement plus beau que celui de l’innocence.
1. F. PART, S. J., La théologie
de Saint Paul, Paris, 1913, t. I, p. 4
1. La croix de Jésus, Paria, 5937,
p. 32.
Cette récapitulation cosmique commence ici-bas déjà dans l’Église, par l’Église. Mais, pour bien entendre de quelle manière, il faut se souvenir que, comme le Christ lui-même au temps de son pèlerinage, l’Église n’absorbe pas en elle, tant que dure l’histoire, toutes les réalités du temps.
D’une part, en effet, elle laisse au-dessous d’elle l’immense univers de la nature et de la culture, le rythme de la formation et de la gravitation des astres, le vaste fleuve temporel de l’histoire.
Toutes ces choses étaient sans doute requises pour que l’in carnation pût se produire et pour que le Christ pût rassembler autour de lui son Corps mystique. Pourtant, par rapport à la trame des péripéties qui composent l’histoire du cosmos et de la culture humaine, le Verbe fait chair et son Église apparaissent "comme un but disproportionné, métahistorique, librement surordonné d’en haut, et ne prenant de l’histoire, avec une discrétion divine, que ce qui leur est nécessaire1". C’est comme par occasion que le Verbe naît à Bethléem. Il n’y a de place pour lui ni dans les desseins de César Auguste ni dans l’hôtellerie. Deux pauvres qu’on rebute, quelques bergers, une multitude d’anges, voilà les prémices de son royaume. Il ne faut pas que la théologie de l’Église "oublie l’étable de Bethléem". Il faut qu’elle brise dès le principe tous les rêves de l’impérialisme spirituel.
La raison d’être de l’Église est d’apporter aux hommes le sang du Christ, non les bienfaits de la civilisation. Elle peut inspirer, elle peut ratifier, au nom de l’Évangile, la multitude des activités temporelles. Cependant elle n’y engage jamais qu’un rayon de sa clarté. Cela est évident quand il est question des activités de recherche scientifique, des oeuvres d’art ou de la technique. Mais cela se vérifie aussi quand il est question des devoirs de la vie sociale-temporelle, économique ou politique. Sans doute l’oeuvre temporelle entière doit-elle être ordonnée aux fins spirituelles. Qu’elle échappe à l’aimantation des fins divines, et ce sera pour décliner aussitôt et fatalement vers les fins diaboliques! Mais elle y est ordonnée à la manière d’une fin intermédiaire, infravalente, gardant sa valeur spécifique propre, non pas à la manière d’un pur moyen qui ne tient sa valeur que de la fin. C’est dans la mesure où ils échappent à la culture et sont utilisés comme moyens spirituels que le plain chant, les langues et les actes liturgiques peuvent entrer dans le tissu même du royaume de Dieu.
1. Jacques MARITAIN. Cf. Jacques
Maritain, son oeuvre philosophique, Paris, 1948, p. 59.
Une loi de distinction régit ici-bas les rapports de l’Église et des choses du temps. C’est seulement dans l’au-delà que la création tout entière, les choses de la nature et celles de la cul ture, rentrera pleinement dans l’Église. Saint Paul ne nous montre-t-il pas la création visible en attente de la gloire? (Rom., VIII, 19-22). L’Église est faite, certes, pour résorber plus tard en elle le reste de l’univers et c’est pourquoi son existence même finit toujours plus ou moins par irriter les établissements humains, "le voisinage de l’éternité étant dangereux pour le périssable et celui de l’universel pour le particulier" (P. Claudel). Mais, pour maintenant, l’ordre des réalités culturelles continue à se déployer selon ses fins propres sur un plan inférieur à celui du royaume de Dieu, courant parallèlement à lui, se laissant parfois éclairer et vivifier par lui, attendant pourtant la fin du temps historique avant de confluer définitivement en lui, avant de déverser en lui, sans doute sous une forme très décantée et sublimée, le meilleur de ce qu’il aura produit. Instaurer toutes choses dans le Christ, faire le Christ roi, ce ne devra jamais être quelque tentative, consciente ou non, de supprimer la distinction des choses qui relèvent immédiatement de César et de celles qui relèvent immédiatement de Dieu, du christianisme et de la culture — même chrétienne —, de l’Église et de la civilisation.
D’autre part, Dieu laisse subsister en face de son Église, selon une loi non plus de distinction cette fois mais d’opposition, la cité du mal, le dragon qui la chasse au désert. Cette opposition de la lumière et des ténèbres, du Christ et de Bélial (II Cor., VI, 15), se produira non seulement entre les chrétiens et leurs adversaires, mais à l’intérieur même de chaque chrétien, entre ce qui relève en lui du ciel et ce qui relève encore de l’enfer. Oublier cette loi, plus intérieure et plus crucifiante que la précédente, ce serait rejoindre les erreurs millénaristes qui annoncent pour ici-bas l’avènement d’un royaume qui parviendrait à balayer de la surface de la terre les ténèbres du malheur et du péché.
Elle réclame tout l’homme. Autant que la cité temporelle, l’Église réclame l’homme entier, l’homme intégral, corps et âme. Mais tandis que la cité temporelle ne peut réclamer l’homme qu’en vue des fins immédiates, temporelles, l’Église le requiert en vue des fins suprêmes et éternelles. L’une et l’autre se divisent entre elles à la fois l’âme et le corps de l’homme et aucune des deux n’a le droit d’être ici-bas totalitaire; mais tandis que l’une n’a permission de s’emparer de l’homme qu’au nom des valeurs provisoires et subordonnées, l’autre au contraire le réclame au nom des valeurs suprêmes et définitives. La légitimité de leur emprise est à chaque fois vérifiée par la conformité de celle-ci aux impératifs de la loi édictée par l’Auteur de la nature et de la grâce. Mais tandis que la cité temporelle devra toujours se référer à cette loi comme à une règle extérieure à elle-même, l’Église abrite en elle comme son Hôte et son Ami, le Maître qui la dirige.
Et l’Église réclame tous les hommes. Tous ne sont pas de fait membres du Corps du Christ, mais tous sont appelés à le devenir. Ceux mêmes qui ont mis leur coeur dans la cité du mal restent toutefois, tant qu’ils vivent ici-bas, susceptibles de se rendre au Christ et saint Augustin aime à penser qu’ils viendront peut-être à Lui avant de mourir: e Nous voyons ce qu’ils sont aujourd’hui, nous ne savons pas ce qu’ils seront demain 1".
1. De baptismo contra
donatistas, lib. IV,
n 4.
Ainsi le Christ, maintenant glorieux, travaille, du haut du ciel, à entraîner dans le sillage de sa pauvreté, de sa souffrance, de sa croix, les hommes qu’il atteint par ce qu’il y a en eux de plus essentiel et, avec eux, l’univers du temps où ils sont plongés. Et cette continuelle conformation de l’univers à l’image du Christ pèlerin, cette réconciliation progressive de la création dans le sang de la croix, c’est l’Église du temps présent, notre Église.
"L’Église, c’est le monde réconcilié", dit saint Augustin 1, qui cite ici Jean, III, 17: "Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui."
1. Sermo XCVI, n° 9.
Nous nous plaçons ici dans la ligne de la médiation ascendante du Christ, où il prie, mérite, satisfait, pour que le monde pécheur soit pris en miséricorde par Dieu.
Dès l’instant où le Verbe se faisait chair, il constituait au coeur de l’univers un point de rassemblement incomparablement meilleur que ne l’avait été le premier Adam. En raison de son humanité, toutes les créatures lui devenaient naturellement fraternelles et se trouvaient élevées, par vocation nouvelle, à participer en lui à la dignité de filles de Dieu. Bien plus, dans la mesure où les créatures libres obéissaient effectivement à cet appel, elles devenaient par grâce participantes de la nature divine et commençaient de former, autour du Christ, l’Église, son Corps mystique.
En le Christ, Dieu et homme, et par là même médiateur unique entre le ciel et la terre qu’il avait pour mission de réconcilier, on peut considérer deux sortes d’actions: celles qui partent de son humanité pour monter vers Dieu, comme la prière, l’adoration, l’offrande, le mérite, les supplications, le sacrifice; et celles qui descendent de Dieu à travers lui vers les hommes comme les miracles, les guérisons, l’illumination du coeur, le pardon des péchés, la résurrection finale des morts, etc.
Ces deux sortes d’activités du Christ sont divino-humaines, théandriques disent les théologiens. Il y a pourtant entre elles une profonde différence. Les premières sont des actions intrinsèquement humaines: prier, souffrir, mourir. Elles reçoivent leur valeur infinie et divine de la dignité infinie de la personne qui les accomplit. Les secondes sont des actions qui, intrinsèque ment, dépassent la capacité de la nature humaine, même de celle du Christ considérée en elle-même pardonner, sanctifier, ressusciter les morts. L’humanité du Christ est ici instrument de la divinité.
Cette distinction est importante, car ces deux sortes d’actions divino-humaines correspondent aux deux grandes voies par lesquelles le Christ vient offrir aux hommes les grâces du salut. D’une part, dans l’ordre des activités qui montent de son humanité vers le ciel, il est Tête de l’Église en ce qu’il mérite et satisfait pour elle: on peut parler ici d’une médiation ascendante ou morale. D’autre part, dans l’ordre des activités qui descendent de Dieu vers le monde, il est Tête de l’Église en répandant sur elle les grâces et les dons surnaturels qui la forment à sa ressemblance: les théologiens parlent ici d’une médiation, d’une causalité, descendante ou physique. Dans l’ordre de la causalité ascendante morale, le Christ, comme homme, est la cause principale de notre salut; dans l’ordre de la causalité descendante physique, le Christ, comme homme, est la cause instrumentale de notre salut 1. C’est le premier aspect qui nous retiendra dans cette partie.
1. On appelle cause principale
celle qui produit l’effet par sa vertu propre, et instrumentale, celle qui
produit un effet par la vertu d’une cause principale, et qui agit alors au delà
de ses capacités propres: le peintre est cause principale de l’oeuvre d’art, le
pinceau, cause instrumentale. La cause physique est celle dont émane
directement l’effet; elle peut être principale (comme le peintre), ou
instrumentale (comme le pinceau). La cause morale cause l’effet par son
influence sur la cause physique libre, qu’elle détermine à l’action par
persuasion, ordre, supplication, menaces, etc. D’autre part, aucune cause créée
ne peut produire son effet sans être mue par la motion transcendante de Dieu, source
de tout ce qui est et agit. C’est pourquoi on dit que Dieu est Cause première,
les créatures, causes secondes. Mais les causes créées principales sont mues
par Dieu, cause première, de façon à produire leur effet propre, non à la façon
des causes instrumentales.
Sans doute, c’est sous notre propre responsabilité, par notre faute personnelle, que nous péchons et que nous préparons ainsi notre future condamnation devant le juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (Rom., 11, 6-8). Et cependant, c’est un grand principe de la révélation que la marée entière de nos fautes, sans nulle exception, a été déclenchée par un premier péché dont la portée était universelle et qui continue de les tenir mystérieusement sous sa dépendance. Pareillement, c’est par un acte personnel que nous croyons, que nous aimons, que nous ouvrons au Christ la porte de notre coeur (Apoc., III, 20), que nous opérons notre salut dans la crainte et le tremblement (Phil., n, 12); et cependant, toute la multitude, sans exception, de ces actions et de ces oeuvres salutaires devait être, elle aussi, commandée par un acte suprême d’obéissance et d’amour, dont la portée serait universelle et qui ne cesserait de les régir de haut et de les pénétrer de son influence.
Voici en effet ce qu’écrit saint Paul: "Ainsi donc, comme la faute d’un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l’oeuvre de justice d’un seul procure à tous une justification qui donne la vie. Comme en effet par la dés obéissance d’un seul la multitude a été constituée pécheresse, ainsi par l’obéissance d’un seul la multitude sera-t-elle constituée juste" (Rom., y, 18-19). Aussi l’apôtre voit-il dans le premier Adam "la figure de celui qui devait venir" (Rom., V, 14). Le parallèle est repris dans I Cor., XV, à propos de la mort et de la vie "Car, la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même en effet que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ" (21-22); "c’est ainsi qu’il est écrit: Le premier homme, Adam, a été fait âme vivante 1 le dernier Adam est un esprit qui donne la vie"
1. C’est-à-dire un homme doué de
vie par sa psyché, mais d’une vie purement naturelle. Saint Paul opposera ainsi
l’homme "psychique" à l’homme "pneumatique", celui qui vit
selon l’Esprit.
La rédemption apportée par le nouvel Adam présuppose qu’il y a eu, de la part de l’homme, ce refus mystérieux qui a pour nom le péché.
Sans même mentionner les terribles catastrophes dans les quelles le péché précipite l’humanité, — les blessures morales de la nature désormais inclinée au mal, la mort avec tout son cortège de douleurs, — il faut être attentif à ce qu’est le péché en lui-même, en ce qu’il recèle de plus profond, et dont ces catastrophes ne sont que les suites.
Le péché mortel apparaît tout d’abord comme une souillure, comme un mal atteignant l’homme lui-même qu’il détourne de Dieu, le bien infini, pour le fixer dans la créature passagère, un bien fini, saccageant en lui la grâce et l’amitié divines. Il est tout le contraire de la charité, par laquelle l’homme choisit effectivement Dieu comme sa fin dernière, celle qui motive en dernier ressort toutes les démarches de sa vie. Dès lors, comme la charité elle-même qui est toujours susceptible de croître et par conséquent ne saurait être en l’homme quelque chose de rigoureusement infini, le pêché, considéré comme souillure affectant l’homme, sera toujours susceptible de plus ou de moins et sera quelque chose de limité, ou fini.
Mais le péché mortel comporte un second aspect, plus mystérieux, auquel nous sommes ordinairement moins attentifs, mais que les saints perçoivent au contraire avec acuité. Sous cet aspect, le péché apparaît comme une injure faite à Dieu, comme un mal atteignant Dieu en le frustrant de ce qui lui est dû en justice. Car Dieu, qui est en réalité la fin dernière de toutes créatures, a un droit strict à être aimé par-dessus tout, à être choisi comme l’Absolu auquel concrètement la vie de toute créature libre doit se vouer. Le péché lèse ce droit. Sans doute le péché ne saurait atteindre Dieu en lui-même il est par nature au delà de tout mal car le mal ne saurait mordre sur le Bien infini. Mais il reste que par son choix funeste le pécheur détruit Dieu dans la mesure de ses forces. Il y a dans son acte la volonté que Dieu ne soit pas Dieu. Cette puissance agressive du péché, ordinairement voilée à nos yeux, se manifestera sans masque à l’heure de la passion du Sauveur, quand Dieu, devenu vulnérable de par la nature humaine qu’il aura assumée, connaîtra, à cause du péché, les affres de l’agonie et de la mort.
Chaque fois donc qu’il y a péché mortel, le droit infini qu’a Dieu à notre adoration et à notre amour est lésé; l’injure est infinie. Nous touchons ici au paradoxe des rapports entre Dieu et le monde. Le souverain domaine de Dieu sur ses créatures pourtant inégales — l’atome, l’ange, la volonté humaine — est également infini. Si je donne mon adoration, et ma foi et ma charité, et encore ma pénitence pour mes péchés passés, le don est toujours fini, capable d’être meilleur; mais si je les refuse, le refus est toujours, par un côté, infini. Il en résulte, et c’est un étrange mystère, que l’homme est plus puissant dans le mal que dans le bien, que c’est seulement dans la ligne du mal que son oeuvre peut être infinie.
Sans doute cette infinité de l’offense serait-elle restée voilée à nos regards si le mystère de la rédemption n’était venu la manifester. Cela est si vrai que, hors de son rapport à ce mystère, elle ne peut être nettement saisie, en sorte que nous ne devinons bien la profondeur de notre malheur qu’à l’heure où nous découvrons celle du remède que Dieu nous a préparé. En fait il y a une proportion entre, d’une part, la malice de nos fautes, qui sont finies et inégales en raison de leur nature, de leur objet, de leurs circonstances, mais infinies et égales du fait que chacune d’elles viole le droit toujours infini de la majesté divine; et, d’autre part, la valeur de la satisfaction du Christ dont les actions étaient finies et inégales en raison de leur nature, de leur objet, de leurs circonstances, mais également infinies en dignité du fait que chacune d’elles émanait de la personne infinie du Verbe. C’est en méditant sur la profondeur infinie de la rédemption que seul le Christ, vrai Dieu et vrai homme, pouvait rendre parfaite, que les Pères ont été amenés à découvrir la profondeur infinie de l’offense faite à Dieu par le péché. Saint Cyrille d’Alexandrie écrira: "Si l’Emmanuel avait été un pur homme, comment la mort d’un homme eût-elle profité à la nature humaine? Beaucoup de saints prophètes sont morts, sans que leur mort apportât rien au genre humain, mais la mort du Christ nous a sauvés 1." De même saint Augustin "Nous n’aurions pas été délivrés, même par l’unique médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Christ Jésus, s’il n’avait aussi été Dieu 2." Et saint Thomas précisera "Le péché commis contre Dieu tire une certaine infinité de l’infinité de la majesté divine car l’offense est d’autant plus grave que la dignité de l’offensé est plus haute. C’est pourquoi il fallait, pour qu’il y eût satisfaction équivalente, un acte dont l’efficacité fût infinie, comme provenant à la fois de Dieu et de l’homme 3."
1. De recta fide ad
reginas, n° 7.
2. Enchiridion, n 28.
3. III, qu. 1, a. 2, ad 2.
Il aurait été loisible à Dieu, pour relever, par la vertu d’un seul, l’humanité que la faute d’un seul avait conduite à la catastrophe, de susciter au milieu d’elle un juste dont il aurait fait le répondant de l’humanité perdue. Mais en vérité la dette du monde n’eût jamais été éteinte. Éternellement Dieu eût recueilli de sa création plus d’offense que de gloire. En un mot, qui est de saint Thomas, nous eussions été délivrés, mais nous n’eussions pas été rachetés. "Certes, écrit le saint docteur, il était possible à Dieu de choisir pour nous quel que autre forme de délivrance, car sa puissance n’est pas limitée. Et s’il l’avait fait, elle eût sans doute convenu parfaitement. Mais elle n’eût été qu’une délivrance. Elle n’eût pas été une rédemption; car nous eussions été délivrés sans que la dette fût acquittée.3"
En fait, nous n’avons pas été délivrés par un pur homme. La réponse a dépassé la promesse, le nouvel Adam effacé le premier. En fait, Dieu recevra de sa création plus de gloire que d’offense. C’est le fond du mystère de la rédemption.
3. III Sent., dist. 20, qu. X,
a. 4, quaest. 2.
"Le mérite signifie la récompense, c’est-à-dire ce qui est donné comme rétribution, comme prix d’une oeuvre ou d’un travail 4" Dire que le Christ nous a mérité le salut, c’est dire que Dieu, qui avait accepté que son Fils se présentât au nom de l’humanité tout entière, devait lui accorder la rédemption du monde comme un salaire dû en justice.
4. S. THOMAS,
I-II, qu. 114, a. 1.
Ainsi donc, antérieurement à toutes nos démarches, il y a une démarche première qui a été accomplie pour nous, en une fois, pour toujours. Au-dessus du don misérable de nos coeurs, il y a un don premier, seul irréprochable, présenté en notre faveur par le Christ qui nous incorpore à l’offrande de son sacrifice, qui dissimule nos plaies, nos ignorances et nos péchés sous le manteau de sa pureté et de sa lumière, qui solidarise notre voeu de délivrance avec sa propre supplication, et notre cause, déjà perdue, avec la sienne, gagnée d’avance un premier don que Dieu ne pouvait pas repousser, puisqu’il venait de son Fils; que Dieu ne pouvait pas mépriser, puisqu’il revêtait une dignité infinie; que Dieu était obligé d’agréer pour nous, ayant d’abord accepté qu’on l’offrît pour nous; un premier don auquel Dieu était tenu en justice de répondre en faisant miséricorde au monde. Voilà le mystère de la rédemption, le paradoxe d’une miséricorde qui est due, et d’une justice qui est gratuite. C’est une miséricorde pour les hommes, mais qui est due au Christ et ne saurait lui être refusée sans injustice. Et c’est une justice pour le Christ, mais qui n’est pas due aux hommes, car ils n’ont rien à donner en échange de leurs péchés; rien hors ce Christ, qui se donne spontanément à eux pour suffire à tout.
La grande supplication adressée par le Christ à Dieu pour nous mériter le salut, a attiré sur nous, sans aucun droit ni mérite antérieur de notre côté, une descente de la grâce qui surabondait dans le Christ et prête à s’épancher au dehors. Cette grâce que nous n’avons pas méritée, il dépend de nous de ne pas briser ses prévenances. Et si nous l’accueillons en nous, voici que nous allons pouvoir à notre tour mériter auprès de Dieu, non certes d’un mérite comparable à celui du Christ, rival de celui du Christ 1, mais d’un mérite dépendant de celui du Christ. Les actes que nous allons accomplir, nourris de la sève divine d’une première grâce librement conférée par Dieu, vont aboutir à des fleurs et à des fruits de grâce. Dieu les ordonne à obtenir ici-bas les accroissements de la charité et dans l’au delà l’épanouissement de la vie de gloire. C’est comme une récompense à de tels actes que le ciel est promis dans l’Évangile: "Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux" (Mt., V, 12).
1. C’est pourtant ce que la
théologie protestante ne cesse de nous attribuer.
Il est clair, dit saint Thomas, que de l’homme à Dieu la distance est infinie, et que l’homme tient de Dieu tout ce qu’il peut rendre à Dieu. En sorte que, de l’homme à Dieu, il ne peut y avoir en soi et absolument parlant ni égalité, ni justice, ni droit à une récompense, ni mérite; toutes ces notions ne peuvent valoir que d’une façon relative, c’est-à-dire suivant une proportion, en ce sens que l’homme devra offrir à Dieu, dans la mesure où il en est capable, les choses que Dieu lui-même ne cessera de faire naître dans son cœur 1.
Que nos actes faits dans la grâce attirent sur nous un accroissement de charité et même la vie du ciel comme une récompense que Dieu ne pourra pas nous refuser, cela n’est possible que parce que Dieu lui-même en a décidé de la sorte. Si donc Dieu est tenu "en justice" de récompenser nos mérites, c’est en raison de sa propre disposition; et c’est par rapport à lui-même qu’il est lié, non par rapport à nous 2 ce que saint Augustin exprimait en disant que "ce qu’on appelle nos mérites sont des dons de Dieu" et que "lorsque Dieu couronne nos mérites, il ne couronne pas autre chose que ses propres dons 4". En vérité les mérites des chrétiens en état de grâce ne sont que les mérites du Christ, qui est leur Tête et dont ils sont les membres vivants. "L’action par laquelle nous méritons la vie éternelle, écrit Cajetan, est moins notre action qu’une action que le Christ, comme Tête, accomplit en nous et par nous... Après l’apôtre disant: Je vis, non pas moi, mais le Christ en moi (Gal., II, 20), le chrétien peut dire en toute vérité: je mérite, non pas moi, mais le Christ en moi; je jeûne, non pas moi, mais le Christ en moi. Ainsi en est-il de toutes les activités volontaires que les vrais membres du Christ accomplissent pour Dieu. En sorte que le mérite de la vie éternelle est attribué, non tant à nos oeuvres, qu’aux oeuvres que le Christ comme Tête accomplit en nous et par nous 5."
1. Cf.
I-II, qu. 114, a. I.
2. Cf.
Ibid.
3. De Trinitate, lib.
XIII, n 24.
4. Epist. CXCIV, U° 20.
5. De fide et operibus adversus
Lut heranos, dans Opuscula, t. III, tract. XI, cap. IX. L’opuscule est daté du
23 mai 2532.
De ce point de vue, on comprend que la supplication unique, suprême, par laquelle le Christ a mérité en justice auprès de Dieu le salut du monde, puisse se transmettre par manières d’ondes successives à toute l’Église, afin que la vie du Corps soit accordée, dans la mesure où cela demeure possible, à la vie de la Tête. La grâce qui, dans le Christ, est méritoire, ne perd pas sa propriété en se communiquant aux chrétiens. Mais c’est dans le Christ seul que sa valeur méritoire pouvait être infinie. Le mérite du Christ vaut par lui-même; mais le mérite de l’Église vaut par participation, d’une manière secondaire et dépendante. Il suffit cependant à associer étroitement l’Église à la mission rédemptrice du Christ. Toute l’Église, à chaque moment de sa durée, est invitée à prendre part à l’intercession offerte par le Christ en une seule fois pour toujours, afin de mériter d’un mérite dérivé et participé, l’accroissement de son amour (mérite de condignité) et la conversion du monde (mérite de convenance: Dieu aimant à faire la volonté de ceux qui l’aiment).
Le Christ a donné le prix de sa passion non seulement pour obtenir en récompense la grâce du salut aux hommes, mais aussi pour compenser l’offense infinie faite à Dieu par le péché. Sa passion est à la fois méritoire et satisfactoire. Ces deux aspects sont tous deux présents dans l’Écriture, sans y être toujours séparés.
"Ce n’est point par des choses périssables, argent ou or, que vous avez été rachetés de la vaine conduite héritée de vos pères, mais par un sang précieux, comme d’un agneau sans reproche et sans tache, le Christ." (I Petr., I, 18-19): "Nous avons comme avocat auprès du Père Jésus-Christ, le juste. C’est lui qui est victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier" (I Jean, II, 1-2).
Scheeben fait remarquer à juste titre que le Christ "aurait pu nous mériter la grâce et la gloire sans avoir à souffrir pour nous, mais que la satisfaction exigeait absolument qu’il souffrît; car, sans aliénation de soi, sans renoncement, sans anéantisse ment, l’honneur dérobé à Dieu ne pourrait lui être rendu, tandis que le mérite exige simplement qu’on fasse, pour l’amour de Dieu, quelque chose en son honneur et à sa gloire 1". Cependant la passion et la mort du Christ ont conféré par sur croît à son action méritoire, et plus encore à son action adoratrice, un approfondissement admirable, car elles ont permis au Christ de mériter notre rédemption par le don suprême de la vie et d’adorer Dieu par un anéantissement réel de son être devant la majesté divine.
1. Die
Mysterien des Christentums, Freiburg j. Br., 1865, n° 67, p. 439. — Cf. S.
THOMAS, IV Sent., dist. 20, qu. I, a. 2. quaest. 2 ad 4: "Satisfactio debet esse
poenalis"
La satisfaction du Christ non seule ment est infinie et par conséquent capable de compenser en toute rigueur l’offense faite à Dieu, mais, si l’on regarde tout l’ordre de la rédemption par rapport à l’ordre du péché, il faudra dire qu’elle est surabondante. "Il n’en va pas du don comme de la faute. Si, par la faute d’un seul, la multitude est morte, combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d’un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude... Où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé" (Rom., V, 15, 20).
La surabondance de la
rédemption du Christ est un des thèmes majeurs du message chrétien. C’est celui
de l’Exultet et il n’y en a pas de plus cher au coeur des baptisés. On
peut en dégager plusieurs aspects
1° Cette
satisfaction serait déjà surabondante à regarder l’hommage que Dieu reçoit du
Christ seul, en qui la création tout entière est en quelque sorte résumée.
"Le Christ, en souffrant dans la charité et l’obéissance, a présenté à
Dieu quelque chose de meilleur que ne l’exigeait la compensation de l’offense
entière du genre humain... Et c’est pourquoi la passion du Christ pour les
péchés du genre humain a été non seulement suffisante, mais surabondante.
1" "La charité du Christ souffrant a été plus grande que la malice de
ceux qui le crucifiaient; c’est pourquoi le Christ a pu, dans sa passion,
satisfaire plus que ne péchaient ceux qui le crucifiaient, en sorte que la
passion a été suffisante et surabondante même pour eux 2."
2° La satisfaction
du Christ est en outre surabondante du fait que, grâce à elle, Dieu reçoit
maintenant des hommes eux- mêmes plus de gloire que d’opprobres. Les chrétiens
en effet croient que, fût-ce aux heures les plus sombres, l’intensité de la
charité sur la terre l’emporte sur celle de la haine.
3° Enfin la satisfaction du Christ nous apporte des biens meilleurs que ceux que nous avions perdus. Dans cette perspective il sera permis de dire que l’état de rédemption honore Dieu plus encore que l’état d’innocence.
1. S. THOMAS, III, qu.
48, a. 2.
2. Ibid., ad 2
"Nous avons tous reçu de sa plénitude, grâce pour grâce" (Jean, 1, 16). En passant de la Tête aux membres, du Christ à l’Église, la grâce ne perd pas ses propriétés. Comme elle avait poussé le Christ à satisfaire, elle poussera les chrétiens à entrer à sa suite dans le grand mouvement de réparation à Dieu pour l’offense du monde. Ce que le Christ a fait, ses membres essaieront de le faire à son exemple: "Le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que vous suiviez ses traces" (I Pierre, II, 21). Comment y aurait-il, entre la Tête et le Corps, symbiose et synergie, si l’action commencée dans la Tête ne se propageait dans le reste du Corps, si la souffrance endurée par le Christ ne se parachevait dans ses disciples?" "En ce moment, je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église" (Col., I, 24).
.
Cependant la satisfaction qui se communique du Christ à l’Église par une sorte d’épanchement, n’a pas ici et là la même valeur. Dans le Christ, elle est parfaite, infinie; dans l’Église, elle est imparfaite, dérivée. La satisfaction du Christ vaut par elle-même; celle de l’Église vaut par participation, il faut qu’elle soit suspendue à celle du Christ et c’est par faveur qu’elle est accueillie dans les cieux. La satisfaction du Christ, enfin, était tout entière surabondante en ce sens particulier qu’il n’avait pas à expier pour lui-même, étant sans aucun péché. Mais la satisfaction qu’offrent, unis au Christ; cachés dans le Christ, ceux qui sont devenus par la charité ses membres vivants, doit s’employer à compenser d’abord les offenses qu’ils ont causées par leurs propres péchés. C’est seulement chez les saints, tout purifiés par l’amour, que les souffrances satisfactoires commencent à devenir vraiment surabondantes et qu’elles sont capables de se reverser tout entières sur les autres. Transformés dans le Christ, à la manière du bois qui est devenu feu, ils font tout ce que fait le Christ, ils enseignent avec le Christ, ils méritent avec le Christ, ils expient avec le Christ pour les vivants et pour les morts, ils sauvent le monde avec le Christ.
Le mérite et la satisfaction du Christ ont été agréés par Dieu de façon à pouvoir être comptés pour tous les hommes. Ils sont aptes à les sauver tous. Ils sont imputés en principe à tous. Tous tiennent du Christ le droit de s’en réclamer; tous ont même le devoir de le faire, et s’ils manquent à ce devoir, ils volent quelque chose au Christ.
A en rester là, il faudrait dire que le Christ est chef également de tous les hommes, qu’il forme avec eux tous une seule personne juridique dont ils sont le corps et lui la tête. Et comment parler de cette personne juridique? Il faudrait dire à la fois qu’elle est justice dans le Christ et péché dans les hommes; qu’elle est sauvée si l’on regarde à la satisfaction offerte pour elle, mais condamnée si l’on regarde à la condition de ceux pour qui elle est offerte. Même on pourra attribuer à la tête ce qui n’est vrai directement que du corps: en ce sens on dira que le Christ, restant toujours juste, a été fait pour nous péché (II Cor., V, 21) et qu’il est devenu malédiction (Gal., III, 13). Et l’on pourra attribuer au corps ce qui est vrai directement de la tête: en ce sens on dira que les hommes sont déjà sauvés (dans le Christ) alors qu’ils Sont encore condamnés (en eux-mêmes); qu’ils sont déjà justes, alors qu’ils sont encore pécheurs, simul peccatores et justi pour prendre à dessein une expression de Luther.
Car sous l’aspect que nous isolons, et à ce premier instant de l’oeuvre rédemptrice, la problématique luthérienne de la justification devient vraie et chacun sait que les grandes erreurs ne sont jamais que des vérités déplacées. Mais n’oublions pas que l’oeuvre rédemptrice n’est à ce moment que commencée et qu’elle ne saurait être arrêtée à ce stade que dans le cas où son développement normal serait brisé. C’est précisé ment ce qui se produit dans le cas des pécheurs qui s’obstinent. La doctrine d’une pure solidarité juridique des hommes avec le Christ ne s’applique en réalité qu’à ceux qui refusent d’accueillir la rédemption à l’intérieur d’eux-mêmes, qui refusent de se l’approprier.
Pour la thèse protestante classique, cette appropriation de la rédemption du Christ se fait par la foi, qu’elle explique comme une confiance dans le Christ entraînant nécessairement pour le fidèle une absolue persuasion de son salut particulier. Les hommes qui se sont ainsi appropriés la rédemption du Christ, continuent d’être en eux-mêmes, réellement, intrinsèquement, pécheurs, seulement Dieu leur impute la justice du Christ, les couvre du manteau du Christ, en un mot les regarde comme justes. En sorte que l’Église et le Christ forment ensemble une seule personne juridique et que la justice du Christ passe à l’Église comme le péché de l’Église passe au Christ, qui a été fait pour nous péché" et "malédiction".
La doctrine traditionnelle est tout autre. C’est bien l’appropriation de la justice du Christ qui incorpore les hommes au Christ. Mais l’effet direct de cette justification est de faire descendre la justice du Christ, la grâce et la vérité du Christ, dans le coeur des hommes. Le péché des hommes passe juridiquement au Christ, en ce sens qu’il a accepté de souffrir pour l’expier, mais la justice du Christ passe réellement à son Église, afin que la grâce surabonde là où le péché a abondé. Saint Paul qui a écrit: "Celui qui n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous", ajoute aussitôt: "afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu" (II Cor., V, 21). Et encore: "Si le Christ est en vous, bien que le corps soit mort déjà en raison du péché, l’esprit est vie en raison de la justice" (Rom., VIII, 10).
Ainsi autour de la prière, de l’adoration, de l’offrande du Christ est ramassée toute la prière, toute l’adoration, toute l’offrande de l’Église. A la suprême supplication et à la suprême souffrance du Christ sont suspendues la supplication et la souffrance de l’Église, son Corps et son Épouse. En conséquence, on devra dire que l’Église entière ne forme plus, avec le Christ, qu’une seule personne mystique adorante, offrante, suppliante.
Nous nous plaçons maintenant dans la ligne de la médiation descendante du Christ, par laquelle il répand sur son Église la surabondance de ses privilèges de roi-prophète, de prêtre, de saint,
Du coeur du Christ, vrai Dieu et vrai homme, montait vers le ciel une supplication inimaginable, qui devait trouver son moment suprême à l’instant où il se donne rait en sacrifice sur la croix et attirerait à lui les supplications formulées ou secrètes, explicites ou implicites, de tous les hommes, qu’ils appartinssent au passé, au présent ou à l’avenir, pour les purifier, les transformer, les illuminer et les soulever sur les ailes de sa propre offrande jusqu’au Père qui est dans les cieux, jusque dans le sein de l’inaccessible Trinité. Voilà la ligne de la médiation ascendante.
A cet appel, Dieu répond en versant sur le monde, à travers le coeur du Christ ouvert par la lance, les fruits de la rédemption: "C’est lui qui est venu par l’eau et le sang, Jésus-Christ... Et c’est l’Esprit qui rend témoignage... Il y en a ainsi trois à témoigner, l’Esprit, l’eau, le sang, et ces trois sont d’accord" (I Jean, V, 6-7). Voilà la ligne de la médiation descendante.
C’est pour qu’il fût vraiment "la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église (Col., I, 15) que "Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la plénitude" (Col., I, 19), le comblant d’une grâce destinée à déborder sur l’humanité pour former au milieu d’elle l’Église. Cette grâce du Christ-Tête, qui se répand sur l’Église-Corps, pour former le Christ total, Tête et Corps, voilà ce qu’on appelle la grâce capitale du Christ.
On peut reconnaître dans la grâce capitale du Christ trois privilèges majeurs, trois dons spirituels qui se trouvent en lui comme con fondus dans l’éminence d’une perfection unique, mais qui, en se diffusant dans tout le Corps, vont marquer celui-ci de trois empreintes. Sans doute ces trois empreintes demanderont-elles impérieusement à rester jointes ensemble, mais elles apparaîtront toutefois comme réellement distinctes l’une de l’autre. Ce sont celles de son sacerdoce, de sa royauté, de sa sainteté.
La sainte humanité du Christ est, dans les mains de Dieu, comme un instrument, comme un organe, destiné à transmettre au monde les grâces du salut. Mais ces mots d’instrument et d’organe doivent recevoir ici un sens absolument unique. Tout d’abord, l’humanité du Christ est un instrument libre, le plus libre, le plus aimant, le plus sensible, qui ait jamais été créé. En outre, du fait de son union au Verbe, elle est capable d’opérer notre salut comme par sa vertu propre. Elle détient comme un pouvoir d’excellence par rapport aux pouvoirs que recevront les ministres humains: elle est un instrument "joint" à la divinité, comme la main est jointe à notre personne; ils sont des instruments "séparés", comme l’outil est séparé de notre personne.
Toute l’humanité du Sauveur, son âme et son corps, son intelligence, sa volonté, ses sens, étaient engagés dans les activités par lesquelles il remettait les péchés, opérait les miracles, jetait dans le monde les fondements de son Église. Elle inter venait, en chaque circonstance, par un acte de liberté. Elle écoutait la requête des hommes, répondait à leurs questions, décidait d’agir, choisissait elle-même les moyens, le lieu et le moment: "Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique: "Confiance, mon enfant, tes péchés te sont remis." (Mt., IX, 2); "Jésus, connaissant leurs sentiments, dit: — Pourquoi ces mauvais sentiments dans vos coeurs ?... Or, pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés, lève-toi, — dit-il alors au paralytique — prends ton lit et va-t’en chez toi" (Ibid., 4 et 6); "Jésus était dans une ville, quand survint un homme tout couvert de lèpre. A la vue de Jésus, il tomba la face contre terre et lui fit cette prière: — Seigneur, si tu le veux, tu peux me guérir. Jésus étendit la main et le toucha, en disant: — Je le veux, sois guéri. Et aussitôt la lèpre le quitta" (Luc, V, 12-13).
Bien qu’il n’y ait en Jésus qu’une seule personne, qu’un seul "Je", qu’un seul "Quelqu’un", auquel remontent, comme à leur sujet responsable, toutes ses actions, celles qui relèvent de sa nature humaine comme celles qui relèvent de sa nature divine — la personne du Verbe —, Jésus n’est pas sans avoir une vie humaine, une conscience créée, une liberté créée. C’est elle qui, sous la pression de la toute-puissance divine, va répandre le trop-plein de ses richesses sur les hommes afin de les rendre participants, par un triple influx, de son sacerdoce, de sa royauté et de sa sainteté.
La rédemption du monde a été obtenue de Dieu comme réponse non pas à n’importe quel acte méritoire ou satisfactoire de la vie du Christ. C’est par sa mort sur la croix qu’il nous a sauvés. Cette mort a été non seulement le plus beau des martyres, mais un vrai sacrifice. Le Christ, écrira saint Paul aux Éphésiens, "vous a aimés et s’est livré pour nous, s’offrant à Dieu en sacrifice d’agréable odeur" (V, 2).
Ce qui est au coeur du drame du monde, c’est, en effet, un sacrifice incomparable, préfiguré par les sacrifices de l’ancienne alliance mais destiné à les remplacer à jamais. Le Christ avait été consacré prêtre, en vue de cette oblation parfaite où il serait aussi la victime, par Dieu lui-même qui seul avait le pouvoir d’ordonner toutes choses en ce sens: "Ce n’est pas le Christ qui s’est attribué à soi-même la gloire de devenir grand prêtre, mais il l’a reçue de celui qui lui a dit: Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré; comme il dit encore ailleurs: Tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech. C’est lui qui, aux jours de sa chair, ayant présenté, avec une violente clameur et des larmes, des implorations et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé en raison de sa piété, tout Fils qu’il était, apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance" (Hébr., V, 5-8). Toute l’épître aux Hébreux explique comment Jésus a été constitué prêtre en faveur des hommes pour s’offrir à la mort sur l’autel de la croix.
La vie éternelle, la réconciliation et la rénovation du monde, Jésus les a méritées d’une manière définitive par un acte sacrificiel, c’est-à-dire par un acte religieux extérieur, un rite réservé, dans lequel il donnait la plus grande preuve d’amour et sur lequel il fondait la religion nouvelle. Les sacrifices des religions païennes, dans ce qui en eux réussissait à échapper aux morsures de l’immoralité, et les sacrifices de l’ancienne alliance, n’étaient que l’ombre et la figure de ce sacrifice unique, prophétisé par Malachie et destiné à étendre sa vertu sanctificatrice en tous lieux et en tous temps: "De l’orient au couchant, mon Nom est grand chez les nations et en tout lieu un sacrifice d’encens est présenté à mon Nom ainsi qu’une offrande pure" (Mal., I, 11).
Il s’ensuit qu’un culte, qu’une liturgie, sont au coeur du christianisme. La croix sanglante reste pour jamais plantée au centre de la religion vraie. Elle ranime les âmes périssantes, elle dispense la vie, elle fond la dureté des coeurs. "Voici, annonçait le prophète, je répandrai sur la maison de David et sur l’habitant de Jérusalem un esprit de bienveillance et de supplication. Ils regarderont vers celui qu’on a transpercé: ils feront sur lui la lamentation comme on la fait pour un fils unique et ils le pleureront comme on pleure un premier-né" (Zach., XI 10); "en ce jour-là, il y aura une source ouverte à la maison de David et aux habitants de Jérusalem, pour le péché et l’impureté 1 (Zach., XIII, 1).
"Seigneur, si vous aviez été présent, mon frère ne serait pas mort." Et Jésus ne dit pas non. C’est qu’il y a des supplications auxquelles on résiste à distance, mais auxquelles on ne résiste plus de près. Marthe et Marie le savaient. Dieu le sait aussi. C’est même pour cela que le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous. Et c’est pour cela qu’étant monté sur la croix avec le dessein de tirer tous les hommes à lui, il désira que la croix elle-même ne leur fût point distante et qu’elle fût comme portée sur le fleuve du temps. Ayant donc attendu que le sacrifice suprême fût commencé, il fonda la mystérieuse institution qui permettrait de le véhiculer et d’en perpétuer la vertu. Le sacrifice sanglant est conduit jusqu’à nous par le renouvellement du rite non sanglant institué lors de la Cène et autour duquel se noue ‘l’Église. C’est pour multiplier, non pas le sacrifice suprême, mais la présence de ce sacrifice parmi les hommes, que Jésus, la nuit où il fut livré, ayant pris du pain et l’ayant rompu en disant: "Ceci est mon corps livré pour vous", ajouta ces mots: "Faites ceci en mémoire de moi"; et qu’ayant pris ensuite le calice en disant: "Ce calice est la nouvelle alliance en mon sang", il ajouta: "Faites ceci, chaque fois que vous en boirez, en mémoire de moi." Et saint Paul rappelle aux Corinthiens que le repas du Seigneur auquel ils prennent part les fait vraiment "partager la table du Seigneur" et annoncer sa mort" (I Cor., X, 21 et XI, 26).
Les trois caractères sacramentels du baptême, de la confirmation et de l’ordre, sont des dérivations, dans l’âme des fidèles, du pouvoir sacerdotal suprême. Comme le Christ lui-même avait été consacré prêtre par le Père en vue du sacrifice, ces trois caractères viennent consacrer les fidèles pour leur permettre de participer à leur tour, à des titres divers, au sacrifice de la Loi nouvelle, d’entrer dans la grande liturgie dont le Christ est à la fois le prêtre et la victime.
Grâce aux caractères sacramentels, l’Église avec ses prêtres 1 et ses laïques est tout entière sacerdotale, tout entière engagée dans la célébration du culte mystérieux qui a été consommé en une fois sur la croix non certes pour rester isolé, mais au con traire pour s’annexer, pour s’incorporer, pour transfigurer l’hommage cultuel des générations futures, au fur et à mesure de leur arrivée à l’existence.
Il est vrai que tout s’achève dans l’amour, non dans le culte; mais le culte chrétien est le lieu de passage par lequel le double courant de l’amour monte de la terre au ciel et descend du ciel sur la terre.
1. L’épître aux Hébreux oppose à
la succession des prêtres lévitiques Jésus, le prêtre unique. Faisons remarquer
tout de suite que le pouvoir des prêtres" a pour fin aujourd’hui, non de
supplanter, mais de rendre présente la médiation suprême de Jésus. Lui seul est
le prêtre parfait. Ils sont ses prêtres, c’est-à-dire de simples ministres
éphémères qui ne servent qu’à dispenser, au long des temps, sa rédemption
éternelle. Nous reviendrons de façon plus étendue au chapitre y sur les
dérivations, dans l’Eglise, du sacerdoce du Christ.
Jésus n’est pas prêtre seulement. Il est roi et pendant le temps de sa vie mortelle, prophète. Il a toute autorité pour gouverner son Église, pour la diriger en enseignant aux hommes non seulement ce qu’ils ont à faire pour être sauvés, mais encore ce qu’ils ont à croire. Il dit: "Je suis la lumière du monde; qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais aura la lumière de la vie" (Jean, VIII, 12). Il dispense la vérité, il prêche la bonne nouvelle, il enseigne avec autorité (Mt., VII, 29).
Dès les jours de sa chair, toutes les grâces de lumière, sortant de la Divinité, se réunissent en son intelligence avant de se répandre sur les hommes pour les éclairer et les illuminer, qu’ils vivent dispersés jusqu’aux confins de la terre, ou qu’ils vivent tout près de lui.
Il enseigne, à distance seulement, ceux qui sont au loin; il enseigne en outre par contact sensible ceux qui sont proches. "Il éclaire tout homme" (Jean, 1, 9). Son enseignement à dis tance a pour fin de préparer les esprits à recevoir la révélation plénière, explicite, ou de suppléer d’une certaine façon à son absence en éclairant la route vers le salut. Pourtant c’est dans un enseignement donné par contact que l'est annoncé aux hommes. "En vérité je vous le dis, bien des prophètes et des justes ont souhaité voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu" (Mt., XIII, 17). "Comment croire sans d’abord entendre? Et comment entendre sans prédicateur? et comment prêcher sans être d’abord envoyé?" (Rom., X, 14-15).
Est-ce que ce contact par la parole sensible, par la parole vivante, va s’interrompre au jour de l’Ascension? Est-ce que le Christ, après une prédication de trois ans, va cesser désormais d’ajouter à l’illumination intérieure la garantie de l’enseignement extérieur?
La réponse, il l’a donnée lui-même quand il a envoyé les apôtres jusqu’aux extrémités de la terre et jusqu’à la fin des temps, leur donnant l’ordre et le pouvoir d’enseigner et leur promettant son assistance. Pour ne pas retirer aux hommes le secours qu’apporte un enseignement extérieur et vivant, il laissera au milieu d’eux un pouvoir visible, autorisé, qui pourra continuer de parler en son nom. Le Père avait dit: "Celui-ci est mon Fils bien-aimé; écoutez-le" (Luc, IX, 35). Jésus dira à son tour: "Qui vous écoute m’écoute, qui vous rejette me rejette, et rejette Celui qui m’a envoyé" (Luc, X, 16). La royauté spirituelle du Christ sera, comme son sacerdoce, participée elle aussi par l’Église.
Tant que durera ce monde, les lumières intérieures n’évacueront pas la prédication de l’Évangile, l’annonce extérieure de la bonne nouvelle. L’exigence de cette prédication extérieure est inscrite dans le mystère même de l’Incarnation. Qu’a donc voulu le Verbe, la Parole éternelle, quand il a formé le dessein de s’incarner? Il a voulu que retentît, au milieu de voix humaines porteuses de messages qui ne sont qu’humains et où sont mêlées l’erreur et la vérité, une voix humaine porteuse d’un message qui serait divin. Il a voulu de la sorte que le salut suprême, éternel, divin, fût proposé aux hommes sous une forme hautement humaine, à la manière d’une invitation souvent très douce, quelquefois comminatoire, suais salutaire. Et en disposant qu’après son départ pour le ciel la révélation divine serait transmise par des hommes à d’autres hommes, et par des générations humaines à d’autres génération humaines, il a voulu lier les hommes entre eux dès ici-bas par des chaînes divines.
"Vous êtes le Corps du Christ et membres chacun pour sa part" (I Cor., XII, 27). Dans ce texte, les membres du Christ, ce sont non pas comme plus haut, où saint Paul exhortait les Corinthiens à la sainteté de vie, "ceux qui reçoivent communication de la vie intime du Christ", mais "ceux qui servent au Christ à agir extérieurement sur et par son Église 1, ceux qui sont chargés d’une mission à l’égard des autres.
Parmi eux, saint Paul discerne d’une part, les membres qui exercent certaines fonctions permanentes, nous dirions les membres de la hiérarchie: "Il en est que Dieu a établis dans l’Église premièrement comme apôtres, deuxièmement comme prophètes, troisièmement comme docteurs... ; un peu plus loin sont nommés les oeuvres d’assistance et de gouverne ment" (Ibid., 28). En effet, en plus des lumières de révélation et d’inspiration, appelées à disparaître avec les apôtres, il est d’autres lumières — qu’on rattachera à la prophétie — qui Constitueront l’apport principal et positif des grâces d’assistance sur lesquelles l’Eglise, tant qu’elle vit, est sûre de pouvoir compter. Par ces motions prophétiques, le Christ règle les démarches du pouvoir juridictionnel de l’Église; il la conduit où il veut; il imprime sa ressemblance sur le message qu’elle annonce au monde.
A côté de ces dons relevant de la hiérarchie, l’apôtre énumère d’autres dons, ceux-là extraordinaires, se rattachant de près ou de loin à la prédication évangélique, qui peuvent être donnés indifféremment aux membres de la hiérarchie ou aux simples fidèles et qui peuvent servir, eux aussi, à l’édification du prochain et au développement de l’Église: miracles, charismes de guérisons, don de parler en langues, etc.
1. E.-B. ALLO, O. P., Première
épître aux Corinthiens, Paris, 5934, p. 332.
Le Christ laisse donc au sein du monde un pouvoir qui est une participation de sa royauté spirituelle et de son magistère. Grâce à lui, l’Église tout entière est royale. En dépendance du Christ dont elle est le Corps et grâce à l’assistance de l’Esprit saint, elle perpétue, d’une façon orale et vivante, la fonction royale, prophétique, du Christ. Elle est dépositaire des sources vives de la doctrine chrétienne, porteuse de la plénitude de la révélation, "gardienne du dépôt" (I Tim., VI, 20; II Tim., 1, 14): "colonne et fondement de la vérité" (I Tim., II, 15). A son tour, mais en une dépendance absolue des apôtres et avant tout de leur Maître, elle est "la lumière du monde".
Plus encore que son pouvoir sacerdotal ordonnateur du culte nouveau, plus encore que sa royauté spirituelle sur les intelligences, c’est la vertu sanctifiante du Christ qui constitue son privilège suprême comme Tête de tout le Corps mystique. Il sauve l’Église comme prêtre, en la consacrant en vue de la célébration du culte de la Loi nouvelle. Il la sauve encore comme roi, en l’illuminant des rayons de la prophétie. Il la sauve surtout comme saint de la sainteté divine, en la remplissant de sa grâce, de sa charité, de sa sagesse. Son pouvoir sacerdotal et son pouvoir royal sont finalement ordonnés à la charité, qui dépasse tous les autres dons spirituels (I Cor., XII, 31 ; XIII, 13).
Si les participations au sacerdoce et à la royauté du Christ ne sont pas offertes à un titre égal à tous les membres de l’Église, qui n’ont pas tous les mêmes fonctions à assurer au service de la communauté, la participation à l’amour du Christ s’offre sans réserve à tous. Saint Paul recommande à Timothée et à Tite de ne pas
imposer les mains, c’est-à-dire de ne pas communiquer les pouvoirs hiérarchiques, à qui que ce soit (I Tim., V, 22; III, I-7; Tit., 1, 5-9), mais il écrit aux fidèles d’Éphèse: "Que Dieu daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos coeurs par la foi et que vous soyez enracinés, fondés dans l’amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre, avec tous les saints, ce qu’est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, vous connaîtrez l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance et vous entrerez par votre plénitude dans toute la plénitude de Dieu" (III, 16-19).
Sans doute la grâce qui sanctifie vient de la Trinité. L’humanité du Christ nous la confère comme une cause instrumentale. Mais cette cause instrumentale est privilégiée. Elle est jointe à la divinité. Elle possède en elle d’une manière éminente tous les dons qu’elle communique aux hommes. C’est à la ressemblance du Christ que la grâce du Christ va configurer l’Église. Qu’est-ce que la grâce? Et quelles perfections a-t-elle dans le Christ?
Qu’est-ce que la grâce?
L’épître de Pierre nous livre l’audacieuse définition de la grâce, lorsqu’elle dit que la puissance divine, par la gloire et la vertu du Christ qui nous a appelés, "nous a donné les précieuses, les plus grandes pro messes, afin que vous deveniez ainsi participants de la divine nature, vous étant arrachés à la corruption qui est dans le monde, dans la convoitise" (II Pierre, I, 4). La grâce nous rend donc participants de la nature divine en déposant en nous la racine d’opérations qui nous permettent d’atteindre Dieu dans son infinité et tel qu’il est en lui-même, de le connaître tel qu’il se connaît avec un rayon de sa lumière, et de l’aimer tel qu’il s’aime avec un rayon de son amour; elle nous fait faire à notre manière les actes mêmes de Dieu. En nous communiquant en participation la nature de Dieu, la grâce fait de nous des enfants de Dieu par adoption, et des héritiers de son royaume, c’est-à-dire de sa béatitude infinie.
Comment la grâce, qui est finie, peut-elle nous faire participer à l’infinité même de Dieu? On peut répondre par un exemple: l’oeil, fini constitutivement, s’ouvre sur l’infini de l’horizon. La grâce est finie constitutivement, mais tendancielle ment elle débouche immédiatement sur l’infinité de la Trinité.
La grâce revêt dans le Christ une splendeur et une richesse incomparables. En lui, à cause de son union au Verbe, la grâce s’enracine comme dans une terre d’élection et non comme dans une terre étrangère; comme dans sa propre patrie, non comme en un lieu d’exil. Jamais la grâce n’a trouvé son "chez soi" dans la nature humaine comme elle l’a trouvé dans le Christ: ni sous la loi d’innocence, ni sous la loi de nature, ni sous la loi mosaïque. Les théologiens disent qu’elle y est d’une façon connaturelle.
La grâce créée du Christ est encore plénière. Elle atteint d’emblée le plus haut niveau que la sagesse divine ait fixé en vue de proportionner l’âme du Christ, d’une part au contact avec la Trinité, et d’autre part à l’accomplissement de sa mission rédemptrice. Elle précontient en elle, éminemment, toutes les modalités, tous les effets, toutes les manifestations qu’elle fera paraître dans le monde: "De sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce * (Jean, 1, 16), car "Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix" (Col., I, 19-20).
Enfin la grâce du Christ est filiale. Elle est, dans son humanité, comme un écho de sa filiation éternelle. C’est le mot de Père qui sort constamment de son coeur. Quand on essaie de découvrir la raison pour laquelle le sentiment de la paternité divine s’approfondit en passant de l’ancien au nouveau Testament, on est conduit à faire dépendre très étroitement la révélation de notre filiation adoptive de la révélation majeure de la filiation naturelle de Jésus. La doctrine de saint Paul, dit le Père Lebreton, "ne fait que développer cette prédication du Seigneur: si les chrétiens sont enfants de Dieu, c’est qu’ils ont été incorporés au Fils unique et qu’ils participent à sa vie"; et il ajoute: "La filiation divine de Jésus-Christ, c’est la source d’où découle la filiation des chrétiens, et si celle-ci nous apparaît, dès les premières pages de l’Évangile, si haute et si surnaturelle, c’est qu’elle dérive en effet de cette plénitude infinie 1". En s’épanchant du Christ jusque dans l’Église, la grâce sanctifiante ne change pas de nature. Ici et là, elle est une participation à la nature divine; ici et là, elle est ordonnée ultimement à la gloire et à la vision de Dieu et présentement au salut du monde; ici et là elle demande à présenter les mêmes modalités propres à la Loi nouvelle et inconnues de l’état d’innocence et même des âges précédents.
C’est en Palestine que Jésus fonde son Église. Ailleurs, nous savons bien qu’il est présent dès le premier moment de l’Incarnation. Mais c’est par une action à distance. Les rayons de grâce qui sortent de son coeur atteignent tous les hommes qui sont dispersés sur la terre. Ils sont capables de sauver tous ceux qui les accueillent au fond d’eux-mêmes. Alors se forme dans le secret une première et lointaine ébauche de l’Église. Elle ignore encore les pouvoirs sacerdotaux et les pouvoirs juridictionnels. Elle ne porte la ressemblance du Christ que d’une manière initiale et incomplète.
Mais ce n’est pas pour agir à distance, c’est pour toucher les plaies de notre nature que le Christ s’est incarné. "En délaissant Dieu, écrit saint Thomas, l’homme était tombé dans les choses corporelles: il fallait donc que Dieu prît une chair, pour que les choses corporelles elles-mêmes nous devinssent un principe de salut. Et Augustin peut écrire, en commentant l’évangile du Verbe fait chair: La chair t’avait rendu aveugle, voici que la chair te guérit 2" C’est l’action par contact qui fonde l’Église dans son état de plénitude et d’achèvement. C’est l’action par contact que le Christ s’efforce en quelque sorte de multiplier quand il passe la mer pour aller guérir le possédé, quand il parcourt les routes de la Judée et de la Galilée, jus qu’aux confins de la Phénicie. C’est elle qu’il veut éterniser dans le temps quand, sur le point de nous quitter, il institue au milieu de nous la hiérarchie visible, qui, du haut du ciel où il réside (Mc., XVI, 19), lui servira comme d’un instrument charnel pour nous toucher. C’est elle qu’il décide d’étendre d’une façon progressive à toutes les nations (Mt., XXVIII, 19) jusqu’aux extrémités de la terre (Act., I, 8) et jusqu’à la fin des siècles (Mt., XXVIII, 20), pour qu’elle y donne perpétuellement naissance à son Eglise. C’est elle qui, à travers les sacrements de la Loi nouvelle, qui sont comme les mains du Christ étendues sur nous à travers le temps et l’espace, peut faire passer jusqu’à nous, plus ou moins intensément selon l’état de nos dispositions, la sainteté du Christ avec les richesses mêmes qui lui sont propres.
1. Jules LEBRETON, Les origines
du dogme de la Trinité, Paris, 19X9, p. 249. Cf. Saint THOMAS: ‘Nous devenons
fils adoptifs de Dieu par assimilation au Fils naturel de Dieu, IV Contra
Gentes, ch. 24.
2. III, qu. I, a. 3, ad 1 ; la
citation de saint Augustm: In Joan. Evang., tract. II, n° 16.
C’est par le contact des sacrements que vient à l’Èglise la grâce pleine ment christique, pleinement christoconforme, et donc pleine ment christoconformante.
Communiquée par les sacrements, la grâce apporte avec elle dans l’Église des conditions de stabilité et d’enracinement, analogues à celles que la grâce créée trouvait dans l’âme du Christ unie au Verbe. Elle trouve alors dans les coeurs une résidence connaturelle, une terre d’élection. Sans doute les membres individuels de l’Église peuvent-ils la perdre; mais jamais l’Église comme telle ne cessera d’être dans l’amour, d’être la patrie de l’amour.
Communiquée par les sacrements, la grâce est filiale comme elle ne l’avait encore jamais été. Le nom qu’elle met dans nos coeurs quand nous crions vers Dieu est celui de Père (Mt., VI, 9; Rom., VIII, 15). Elle nous constitue frères du Fils unique (Hébr., II, 12-17) et ses cohéritiers (Rom., VIII, 17; Gal., IV, 7).
Communiquée par les sacrements, la grâce est plénière. Elle possède la septuple perfection sacramentelle qui lui donne d’accomplir spontanément les actes de vie du Corps mystique. Elle confère à l d’une part un poids de gloire qui l’incline vers la Trinité, d’autre part un poids de croix qui l’entraîne dans le sillage du Christ pour racheter le monde avec lui, par lui, en lui: tel est le sens des grâces d’initiation du baptême (Rom., VI, 3-6) et de consommation de l’eucharistie (Jean, VI, 57).
Telles sont les modalités de la grâce en tant que sacramentelle. De plus, dans l’Église, la grâce est orientée; les fidèles intériorisent en eux les directives des pouvoirs juridictionnels: celles des pouvoirs déclarant le dogme, à qui fait face une obéissance théologale; celles des pouvoirs canoniques, à qui fait face une obéissance morale.
C’est en tant que sacramentelles et orientées que la grâce et la charité sont pleinement christiques et christoconformantes. Nous dirons qu’elles sont alors l’âme de l’Église, l’âme créée de l’Église, dont l’Esprit saint lui-même est l’âme incréée.
La grâce de l’Église est donc un don plus merveilleux que celle de nos premiers parents. Toutefois tandis que la grâce d’innocence était immédiatement transfiguratrice en ce sens qu’elle écartait les épreuves, la grâce de Jésus ne transfigurera toutes choses que dans l’au-delà. En d’autres termes, la grâce de Celui qui a voulu épouser la condition douloureuse de l’homme n’est pas donnée principalement pour éliminer de notre vie présente la souffrance et la mort, les conflits intérieurs de la concupiscence, les meurtrissures du monde extérieur; elle est donnée pour permettre de triompher de ces épreuves dans la nuit de la foi et de l’amour, pour les illuminer et les sanctifier.
C’est dire que le Christ de gloire ne veut toucher l’Église que par les blessures de sa passion; que la grâce qu’il infuse en elle est destinée d’abord à la sanctifier, non à la glorifier.
Mais est-il vrai que la grâce de la Loi nouvelle est si profondément enracinée dans l’humanité? Le comportement collectif des chrétiens ne témoigne-t-il pas trop souvent en sens contraire? Nous répondons que très certainement la grâce de la Loi nouvelle est enracinée beaucoup plus profond dans l’humanité, — même si nous décidons d’écarter de notre pensée ce qui concerne personnellement le Christ, et la Vierge, — que nous ne pourrons jamais l’imaginer. Il faudrait pour s’en rendre compte entrevoir les merveilles qu’elle opère dans les âmes entièrement données des tout grands saints: en eux peut s’accomplir sans entraves son travail de transformation; en eux la nature humaine, totalement transparente, peut pleinement "donner Dieu à Dieu" ; en eux s’achèvent dès ici-bas, l’union transformante et les noces mystiques du ciel et de la terre. Ils sont les racines de l’Église entière. Leur contact est capable de régénérer l’univers. "Qu’un génie mystique surgisse, écrivait Bergson; il entraîne derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l’âme par lui transfigurée... Nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous y passons. 1"
Hors ces cas de divine plénitude — qui sont normaux sinon fréquents — on dirait que la grâce chrétienne s’en va au plus pressé et qu’elle s’inquiète beaucoup plus de sauver les âmes avec un minimum de mise en oeuvre, que de dissiper les inconséquences, les malentendus, les aberrations dans lesquels elles sont plongées: un peu comme la grâce préchrétienne sauvait les justes de l’Ancien Testament en tolérant avec une patience étonnante leurs erreurs sur la polygamie, la dissimulation, la haine des ennemis.
Il reste que là où l’épanchement de la sainteté de Jésus ne rencontre pas d’obstacle, les hommes peuvent dire avec saint Paul: "Je suis crucifié avec le Christ; et si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi" (Gal., IX, 19-20). Et là est l’Église de Jésus, formée par sa grâce.
1. Les deux sources de la morale
et de la religion, Paris, 1932, pp. 337- 338.
Le centre visible autour duquel l’univers est récapitulé et l’Église
rassemblée est le Christ, considéré dans son humanité. Quel est maintenant son
centre invisible et suprême ?
1. Parlant des rapports que l’Église entretient avec le Christ et ave
l’Esprit saint, saint Thomas écrit: "La tête est extérieurement supérieure
aux autres organes, mais le coeur exerce comme une influence occulte. Aussi
est-ce au coeur qu’il faut assimiler l’Esprit saint qui, dans le secret,
vivifie et unit l’Église; et c’est à la tête que doit être assimilé le Christ,
lequel, selon sa nature visible, est un homme préposé aux autres hommes 1."
Et encore: "Le coeur est un organe caché, la tête un organe apparent. Le
coeur peut donc signifier la divinité du Christ ou de l’Esprit saint; et la
tête la nature visible du Christ, vivifiée par la divinité invisible 2."
2. Le rôle caché de l’Esprit dans l’Église même est comparé ailleurs, par saint Augustin et saint Thomas, à celui de l’âme dans le corps: "De même", dit saint Thomas, "que l’homme n’a qu’une âme et qu’un corps, composé de divers membres, ainsi l’Église catholique ne forme qu’un corps, composé de divers membres: l’âme qui vivifie ce corps est l’Esprit saint. 3."
Dans les Sentences, le saint Docteur explique que, de même qu’une
seule âme répand la vie dans tout le corps physique, ainsi un seul Esprit
répand la foi et la charité dans tout le corps mystique: "En les justes se
trouve l’Esprit saint qui, à la manière de l’âme dans le corps physique, est la
perfection ultime et suprême de tout le corps mystique. 4"
3. Par delà l’humanité du Christ, Tête de l’Église, c’est donc à la divinité même du Christ, à l’Esprit saint, à la Trinité tout entière, qu’il faut rattacher l’Église. Par le mystère des missions des personnes divines (I), elle est son Principe, sa Cause efficiente (II), l’Hôte intime qui réside en elle (III), 1’âme incréée qui la vivifie par transformation d’amour (IV).
1. III, qu.
8, a. x, ad3.
2. De
veritate, qu. 29, a. 4, ad 7.
3. Exposé sur le Symbole des Apôtres.
4. III Sent., dist. 23, qu. 2, quaest.
2 et ad 2.
En la Trinité résident les Sources de la vie de
l’Église.
— L’activité toute-puissante et incoercible par laquelle, au sein de Dieu et de toute éternité, le Père engendre par voie d’intellection une Parole immatérielle, le Verbe, son Fils unique, fait irruption soudain dans le temps au jour de l’Incarnation, pour aboutir, par le mystère d’une union personnelle ou hypostatique, au Christ, qui est la Tête.
L’activité toute-puissante et incoercible par laquelle, au sein de Dieu et de toute éternité, l’Esprit saint par voie d’amour procède ou sort du Père et du Fils comme d’un seul principe, à son tour fait irruption soudaine dans le temps, au jour de Pentecôte, pour aboutir, par le mystère cette fois-ci d’une union de grâce et d’inhabitation, à l’Église, qui est le Corps.
Après l’Incarnation et Pentecôte, l’Église tout entière, Tête et Corps, est constituée pour l’éternité, en sa Tête, le Christ, par le mystère de l’union hypostatique au Verbe, en son Corps même, par le mystère de l’union d’inhabitation à l’Esprit saint.
Et comme le Christ, en toute sa vie, avec la mission rédemptrice qui l’entraîne vers la Croix et la Résurrection est le contre-coup dans le temps de la génération éternelle et incoercible du Verbe; ainsi l’Église, en toute sa vie, avec la mission corédemptrice qui l’entraîne vers la fin du monde et la Parousie, est le contre-coup dans le temps de la procession éternelle et incoercible de l’Esprit saint.
L’Église est ainsi comme un épanchement de la vie trinitaire au sein du temps.
Le Fils procède dans l’éternité, en tant qu’il est Dieu; mais il procède aussi dans le temps puisqu’il est envoyé visiblement pour être homme et Tête de l’Eglise. "Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l’adoption filiale" (Gal., IV, 4-5). "Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui" (Jean, III, 17). "C’est de Dieu que je suis issu et que je viens; je ne suis pas venu de moi- même, c’est lui qui m’a envoyé" (Jean, VIII, 42).
L’Esprit pareillement procède dans l’éternité, en tant qu’il est Dieu; mais il procède aussi dans le temps puisqu’il est envoyé visiblement pour être parmi les hommes et avec l’Église:"Je prierai le Père, et il vous donnera un autre Paraclet, pour être avec vous à jamais, l’Esprit de Vérité" (Jean, XIV, 16-17). "Le Paraclet, l’Esprit saint, que le Père enverra en mon nom vous enseignera tout" (XIV, 26). "Il vaut mieux pour vous que je parte; car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous; mais si je pars, je vous l’enverrai" (XVI, 7).
Il y a envoi ou mission d’une personne divine: 1° quand elle procède d’une autre; 2° et qu’elle devient présente d’une nouvelle manière dans le monde. La mission est visible quand elle est extérieurement manifestée.
L’unique mission visible du Fils est celle de l’Incarnation. L’Esprit saint est envoyé visiblement à quatre reprises d’abord sur Jésus, mais pour son Église, qu’il va fonder: au Baptême (colombe) et à la Transfiguration (nuée); puis directement sur l’Église, au soir de Pâques (Jean, XX, 22-23, souffle) et plénièrement à Pentecôte (vent et flamme).
Il n’y avait jamais eu de mission visible avant l’Incarnation; il n’y en aura plus jamais après Pentecôte. Les missions visibles inaugurent le dernier âge du monde — ce que les apôtres appellent "les derniers jours" (Actes, II, 17), la "fin des temps" (I Pierre, I, 19), la "dernière heure" (I Jean, n, 18). La Parousie n’inaugurera pas un régime nouveau de l’amour divin, elle n’apportera pas au monde une grâce plus grande que celle de l’Incarnation et de Pentecôte, elle manifestera en gloire la grâce mise dans le monde aux jours de l’Incarnation et de Pentecôte.
C’est le Christ, remonté auprès du Père, qui, en tant que Dieu, envoie l’Esprit de Pentecôte (Jean, XV, 26). Or, tout le rôle de l’effusion de Pentecôte est de faire déborder sur le monde les richesses surabondantes de grâce et de vérité renfermées dans la sainte âme du Christ. Il s’ensuit que la grâce de Pentecôte est suprêmement christique et christoconformante.
Qu’on songe à la Pentecôte du grand portail de Vézelay. La descente du Saint Esprit y est figurée par de longs rayons qui s’échappent des mains ouvertes du Christ. Ils viennent toucher les apôtres qui seront envoyés à tous les peuples de la terre. La mission de l’Esprit se continue dans la mission des apôtres. L’élan de Pentecôte emporte l’Église, et avec elle l’univers, à la rencontre de la Parousie du Christ en gloire.
Jésus avait dit de l’Esprit: "Il me glorifiera, car c’est de mon bien qu’il prendra, pour vous en faire part" (Jean, XVI, 14).
La grâce et la charité sont signes de la présence de la Trinité:
"Si quelqu’un m’aime... mon Père l’aimera et nous viendrons à lui et nous
ferons chez lui notre demeure" (Jean, XIV, 23); et l’intensification de la
grâce, signe de l’intensification de la présence de la Trinité.
1. Mais dès avant le Christ, la grâce et la Trinité sont données aux justes. Le Père vient en leurs coeurs pour y envoyer son Fils et son Esprit saint. Voilà les missions invisibles antérieures au Christ.
"Il est hors de doute, dit Léon XIII dans l’encyclique Divinum illud munus, 9 mai 1897, que l’Esprit saint a habité par la grâce même dans ceux des justes qui ont précédé le Christ, comme l’Écriture nous l’atteste des prophètes, de Zacharie, de Jean Baptiste, de Siméon et d’Anne. En effet, dit saint Léon 1, le jour de Pentecôte, l’Esprit saint se donne, en vue, non de commencer à habiter alors en les saints, mais de les inonder de sa profusion, non d’inaugurer mais de parachever ses dons, non de f aire oeuvre nouvelle mais d’amplifier ses largesses.
1. Sermon LXXVII, ch. 1.
"La communication de l’Esprit saint qui a suivi la venue du Christ a été incomparablement plus riche que les précédentes ; elle les a surpassées comme la réalité l’emporte en valeur sur les arrhes, et la vérité sur les images. C’est pourquoi saint Jean, VII, 39, a pu dire: Il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié.
"Sitôt après que le Christ, montant au ciel, eut pris possession de la gloire de son règne qu’il avait si douloureusement enfantée, il répandit avec munificence les richesses de l’Esprit saint et fit part de ses dons aux hommes (Éphés., IV, 8). Comme le dit saint Augustin 1, le don et l’envoi de l’Esprit saint qui devait suivre la glorification du Christ était tel qu’il n’y en avait jamais eu de pareil, non que l’Esprit n’eût jamais été envoyé auparavant, mais il ne l’avait jamais été de cette manière."
1. IV De Trinitate, ch. XX.
2. Depuis la venue du Christ, le Fils et l’Esprit continuent à chaque instant de visiter invisiblement l’Église. Ces visites n’ont pas pour fin de remplacer ou d’égaler jamais celles de l’Incarnation et de Pentecôte. Au contraire, elles en dépendent étroitement. Elles s’appuient sur elles. Elles en prolongent les effets. Elles sont au principe des constants renouvellements de l’Église. Elles se produisent lors du baptême des petits enfants, lors de la conversion des pécheurs ou de l’entrée plénière des justes dans l’Église, lors de l’accès des âmes saintes à de nouveaux étages de la vie spirituelle, lors du passage de la charité de l’exil à la charité de la patrie. Sous ces incomparables visitations des personnes divines, l’Église, telle jadis Èlisabeth, sent tressaillir ses enfants dans son sein, elle est remplie de l’Esprit saint, elle s’émerveille en disant: Et unde hoc mihi? D’où me vient que mon Seigneur vienne à moi?
La Cause suprême de l’Église est, en propre, la Trinité tout entière. On dira, par appropriation, l’Esprit saint; car l’Église, une et sainte, s’apparente par sa charité et son unité à l’Esprit saint: en effet, d’une part, il procède en Dieu par voie d’amour; et, d’autre part, procédant du Père et du Fils comme d’un principe unique, il est pour ainsi dire leur lien. C’est l’Esprit saint qui, dans l’Écriture, est désigné comme le principe efficient de l’Église.
Il la consacre et la manifeste au jour de Pentecôte. "Le jour de Pentecôte étant arrivé, ils se trouvaient tous ensemble dans un même lieu, quand, tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d’un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître d langues qu’on eût dites de feu; elles se divisaient et il s’en posa une sur chacun d’eux. Tous furent alors remplis de l’Esprit saint et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer" (Act., II, 1-4).
Il la conserve dans l’unité "Que la communion du Saint- Esprit (c’est-à-dire la communion dont l’Esprit est l’agent) soit avec vous tous" (II Cor., XIII, 13).
Il ordonne en elle les diverses fonctions de la vie: "A chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun. A l’un c’est une parole de sagesse qui est donnée par l’Esprit; à tel autre, une parole de science, selon ce même Esprit; à un autre la foi, dans ce même Esprit; à tel autre, le don de guérir, dans cet unique Esprit... Mais tout cela, c’est le seul et même Esprit qui l’opère, distribuant ses dons à chacun en particulier comme il l’entend... Aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés pour ne former qu’un seul corps" (I Cor., XII, 7-13).
Bref, il prend en mains les destinées de l’Église.
C’est donc l’Esprit saint qui, à travers l’humanité de Jésus, forme l’Église et l’introduit dans le monde. Mais après lui avoir donné tout ce qu’il lui faut pour subsister en elle-même, comme une vraie personne morale, ou sociale, et par conséquent pour agir à l’égard du monde avec indépendance, il ne l’a pas détachée de lui. Il la maintient liée à lui par une providence si particulière, une sollicitude si constante, un amour si jaloux qu’il est lui-même le sujet responsable de ses activités. De même que tout ce que fait l’homme se rapporte en fin de compte à son "moi", de même que toutes les actions du Christ se référaient au "Je" du Verbe éternel, ainsi, d’une certaine façon, tout ce que fait l’Église se rapporte en fin de compte au Saint Esprit, qui lui est uni, non pas sans doute intrinsèquement et hypo statiquement dans l’ordre de l’être, mais extrinsèquement, causalement, efficacement, dans l’ordre de l’agir. Cette différence fondamentale affirmée, on peut ajouter que l’Esprit saint gouvernera l’Église universelle à la manière dont le Verbe a gouverné la nature humaine individuelle du Christ, et que l’union qui lie l’Esprit à l’Église est une image de l’union qui lie le Verbe au Christ. D’où les fortes paroles des Pères, par exemple d’un saint Irénée: "Où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu, et où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église et toute grâce: et l’esprit, c’est la vérité 1."; ou d’un saint Jean Chrysostome: "Si l’Esprit n’était pas là, l’Église ne subsisterait plus; mais si l’Église subsiste, il est manifeste que l’Esprit s’y trouve 2"
I.
Advenus hœreses, Job. III, cap. XXIV.
2. De sancta
Pentecoste, homil. I,
n° 41.
Sans doute, considéré comme homme, le Christ forme déjà, avec l’Église, en raison de la grâce capitale qu’il répand sur elle, une seule personne mystique, le Christ total: "Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu?" (Act., IX, 4). Mais si l’on remonte à la source première de toute grâce, c’est la Trinité tout entière et par appropriation le Saint Esprit, qui sera ultimement responsable de l’activité de l’Église. Il en sera comme la personnalité efficiente suprême. C’est pourquoi l’Écriture peut rapporter au Saint Esprit, plus souvent encore qu’à l’humanité du Christ, la vie de l’Église. Quand il descendra au jour de Pentecôte, c’est lui, dit le Christ, qui "confondra le monde en matière de péché, en matière de justice, et en matière de jugement de péché, parce qu’ils ne croient pas en moi; de justice, parce que je vais au Père et que vous ne me verrez plus; de jugement, parce que le Prince de ce monde est condamné" (Jean, XVI, 8-II).
Personnalité suprême et transcendante de l’Église, l’Esprit saint la gouverne selon les lois d’une providence toute spéciale.
Les sociétés temporelles, la communauté humaine, n’échappent certes pas à la providence divine. C’est elle qui incline les hommes à se rassembler en vertu d’un désir qu’il fait sortir du fond de notre nature et dont il nous demande de prolonger l’élan par notre libre détermination: mais cette communauté naturelle vise un bien commun naturel, engagé profondément dans le flux du temps et qui n’est pas appelé à subsister comme tel à la fin de l’histoire. Dieu gouverne les communautés humaines en acceptant de voir l’impulsion divine qui les pousse vers leur fin naturelle tenue en échec ou déviée par la volonté de ses créatures libres. De telle sorte que d’aucune de ses communautés, fût-ce de la plus parfaite, on ne saurait dire que Dieu en est le suprême sujet responsable.
Pour l’Église il n’en est pas de même. C’est Dieu même qui va la former, la soutenir, la vivifier. Elle existera "pour que nous ne soyons plus des enfants ballottés et emportés à tout vent de doctrine, au gré de l’imposture des hommes et de leur astuce à fourvoyer dans l’erreur; mais pour que, vivant selon la vérité et dans la charité, nous grandissions de toutes manières en Celui qui est la Tête, le Christ" (Eph., IV, 14-15). Le lien par excellence qui unira ses membres ne sera pas la simple convergence, vers un bien temporel, des volontés humaines; il sera la convergence vers le royaume de Dieu des coeurs divinisés par les vertus infuses et les dons du Saint Esprit, il sera l’effet d’une charité qui est comme un extension de la charité même du Christ, et comme une similitude de l’unité liant entre elles les trois personnes divines: "Je ne prie pas pour eux seulement, mais pour ceux-là aussi qui, grâce à leur parole, croiront en moi. Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé" (Jean, XVII, 20-21). L’Eglise se réalise sans doute dans l’histoire, mais c’est l’éternité qu’elle porte en elle. Elle est l’oeuvre d’une providence unique, qui a son origine première dans la Déité, dans l’Esprit saint, et qui s’exerce en passant à travers la nature humaine, l’intelligence, la volonté, la liberté créées du Christ: "Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez... Et moi je suis avec vous pour toujours, jusqu’à la fin du monde" (Mt., XXVIII, 18, 20).
Cette providence souffrira sans doute d’être tenue en échec dans tel ou tel homme, voire dans tel ou tel groupe ethnique; et alors elle trouvera d’autres issues, elle s’étendra à d’autres hommes, à d’autres groupes ethniques, chez qui peut-être elle apparaîtra sous des modes nouveaux; mais elle ne souffrira jamais d’être frustrée de son effet propre, qui est de conduire le Corps du Christ, en le gardant dans la vérité et l’amour, vers le royaume de gloire. Cette providence souffrira encore d’être gênée par les dispositions imparfaites, par l’insuffisante générosité de ces hommes et de ces groupes ethniques dans lesquels elle réussit pourtant à se manifester, en sorte que, selon les lieux et les époques, la charité de l’Église pourra être plus ou moins ardente, son message plus ou moins prêché, sa personnalité collective tout entière plus ou moins rayonnante. Mais jamais ne manquera à l’Église cette charité parfaite qui fait d’elle vraiment l’Épouse du Christ. Et jamais ne se glissera, dans le message essentiel qu’elle a la mission de prêcher, l’imposture ou l’erreur.
"L’Esprit saint,
un et le même, remplit et unit l’Église par son influence 1." Il la régit de
mille manières.
a) Il la prépare de loin. A travers la sainte humanité du Sauveur, il envoie, jusqu’au sein des ténèbres les plus épaisses, les premiers rayons de sa grâce, pour illuminer les intelligences, leur apporter les premières clartés de la foi, les disposer à accueillir en temps voulu la plénitude du message de son Église enseignante: pour réchauffer les coeurs, les purifier, les préparer à recevoir ultérieurement les grâces de consommation qu’il ne donnera que dans les sacrements, notamment dans l’eucharistie. Les Actes des Apôtres nous racontent comment le Seigneur ouvrit le coeur de cette marchande de pourpre de Thyatire pour qu’elle fût attentive à ce que disait saint Paul (XVI, 14) ou comment les Gentils furent préparés au baptême: "Pierre parlait encore quand l’Esprit saint tomba sur tous ceux qui écoutaient la parole. Et tous les croyants circoncis qui étaient venus avec Pierre furent stupéfaits de voir que le don du Saint Esprit avait été répandu aussi sur les Gentils. Ils les entendaient en effet parler en langues et magnifier Dieu. Alors Pierre déclara: Peut-on empêcher l’eau de baptiser ceux qui ont reçu l’Esprit saint aussi bien que nous? Et il ordonna de les baptiser au nom de Jésus-Christ" (x, 44-48). Le Saint Esprit passe ainsi en quelque sorte au-dessus des frontières de son Église (Église en acte achevé) pour aller réveiller au-dehors ceux qui dorment dans l’ombre de la mort, et, s’ils acceptent les offres de son Amour, pour inaugurer parmi eux, comme en ébauche, une Église qui déjà est sienne (Église en acte commencé).
1. S. THOMAS, De veritate, qu. 29, a. 4.
b) Il l’éclaire
extérieurement par le moyen des pouvoirs de juridiction, soit qu’il donne à la
juridiction extraordinaire des apôtres d’enseigner au monde de nouvelles
révélations, soit qu’il donne à la juridiction permanente de l’Église de
conserver avec fidélité et d’expliquer avec infaillibilité le dépôt des
révélations apostoliques: "Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il
vous conduira vers la vérité tout entière, car il ne parlera pas de
lui-même", il n’apportera pas une autre doctrine que celle du Père, mais
comme Jésus "tout ce qu’il entendra, il le dira, et il vous annoncera les
choses à venir. Il me glorifiera, car c’est de mon bien qu’il prendra pour vous
en faire part. Tout ce qu’a le Père est à moi. Voilà pourquoi j’ai dit: c’est
de mon bien qu’il prendra pour vous en faire part" (Jean, XVI, 13-15). Et
encore: "Je vous ai dit ces choses alors que je demeurais avec vous. Mais
le Paraclet, l’Esprit saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera
tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit" (Jean, XIV, 25-26).
Deux actions du Saint Esprit sont ici marquées: d’une part, aux seuls apôtres,
incapables d’abord de porter la vérité tout entière, il enseignera de nouvelles
révélations; d’autre part, il les fera, eux et leurs successeurs, se
ressouvenir, par une infaillible mémoire, de la doctrine du Christ. Consciente
de cette prodigieuse assistance, l’Église apostolique, rassemblée au concile de
Jérusalem, pourra donner son jugement en ces mots: "Il a paru bon au Saint
Esprit et à nous" (Act., XV, 28). Enfin il assistera le pouvoir
juridictionnel jusque dans son message secondaire et moins essentiel, non plus sans
doute d’une manière irréformable, mais d’une manière prudentielle. C’est lui
qui, à Éphèse, par exemple, assiste les presbytres-évêques pour paître l’Église
de Dieu (Act., XX, 28); et c’est lui encore qui, dan le secret, rendra dociles
les coeurs.
c) En même temps
qu’il éclaire les fidèles par les pouvoirs de juridiction, le Saint Esprit
pénètre dans leur âme par les sacrements: c’est en son nom, comme au nom du
Père et du Fils, que le baptême est conféré aux nations (Mt., fin); c’est lui
qui descend sur tous ceux auxquels les apôtres imposent les mains (Act., VIII,
17; XIX, 6); c’est lui qui, uni au Christ, rend la chair du Fils de l’homme
vivifiante (Jean, VI, 63); c’est par lui que les péchés sont ôtés (Jean, XX,
22-23). En s’ouvrant une nouvelle voie vers son Église par les sacrements, le
Saint Esprit la remplit de grâces qui la façonnent du dedans à la ressemblance
du Christ et l’associent à la mission rédemptrice du Christ, l’entraînant
collectivement et pleinement dans les voies où s’est engagé le Sauveur:
"Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en
vous, Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts donnera aussi la
vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous" (Rom., VIII,
11).
d) Cependant, s’il
se sert des sacrements pour répandre avec surabondance ses dons les plus
précieux et pour donner la grâce sacramentelle ex opere operato,
c’est-à-dire non pas certes indépendamment des dispositions du sujet, mais au
delà de ces dispositions et proportionnellement à elles en sorte que qui
demande deux obtienne quatre et qui demande quatre obtienne huit, — l’Esprit
saint, une fois les sacrements reçus, ne s’interrompt pas pour autant d’agir
directement dans les coeurs. Il y entre au contraire avec plus de liberté et de
largesse qu’auparavant. Il y conserve la grâce sacramentelle, il l’accroît;
quand le péché l’a ravagée, il travaille à la faire revivre en suscitant dans
les pécheurs des mouvements de contrition parfaite. Il ne cesse de purifier,
d’illuminer, de sanctifier les fidèles. Il les pousse à l’exercice des vertus
communes. Il vise à les soulever plus haut, à les porter, par sa propre
puissance, jusqu’aux actes parfaits glorifiés dans le Sermon sur la Montagne,
les béatitudes. Il les rend, d’une manière sans cesse plus vraie, enfants de
Dieu: "Tous ceux qu’anime l’Esprit
1. Cette "reviviscence" est possible pour les sacrements qui laissent dans l'un "caractère", (baptême, confirmation, ordre), ou un "quasi-caractère" (mariage, extrême-onction).
"Bien-aimés, ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. Mais nous savons que lors de cette manifestation, nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu’il est" (I Jean, III, 2). Même révélation dans saint Paul: "Aujourd’hui, certes, nous voyons dans un miroir, d’une manière confuse, mais alors ce sera face à face. Aujourd’hui, je connais d’une manière imparfaite; mais alors je connaîtrai comme je suis connu" (I Cor., XIII, 12). Voilà le ciel.
Dieu sans doute y est présent aux bienheureux par son action causale et conservatrice à laquelle ils doivent leur existence et tous les dons qui les enrichissent. Mais cette présence causale, tout en étant nécessairement présupposée, ne suffit pas à expliquer la présence spéciale d’inhabitation, la présence de rencontre, par laquelle Dieu, intérieur aux bienheureux comme à tout être créé, se livre en outre à eux seuls comme un Hôte intimement vu et possédé.
On voit quelle sera l’unité en Dieu de l’Église du ciel tout entière. Ce n’est pas seulement l’unité qui résulte de l’action divine causale et conservatrice. C’est une unité plus mystérieuse, provoquée par la rencontre des trois Personnes divines connues distinctement, aimées, possédées. Rencontre réciproque, où les élus sont jetés par la vision et l’amour aux trois Personnes divines; et où les trois Personnes divines viennent au devant des élus pour faire en eux leur résidence: "Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes. fi dressera sa tente avec eux; et eux ils seront ses peuples, et lui, il sera Dieu-avec-eux" (Apoc., XXI, 3). Elles seront connues sans voile: "Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dressé dans la Ville, et les serviteurs de Dieu l’adoreront; ils verront sa face et son nom sera sur leurs fronts. Et il n’y aura plus de nuit, et ils n’ont pas besoin d’une lumière de flambeau ni d’une lumière de soleil pour s’éclairer, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière, et ils régneront pour les siècles des siècles" (Apoc., XXII, 3-5).
Or, nous savons que tout ce qui paraîtra à découvert dans l’éternité est mystérieusement inauguré dans le temps: "Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu et ce que nous serons n’a pas encore été manifesté" (I Jean, III, 2).
Déjà ici-bas, quand l’âme est dans la charité, la Trinité vient habiter en elle: "Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure" (Jean, XIV, 23). Et encore: "Voici que je me tiens à la porte et je frappe: si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, et je souperai avec lui, et lui avec moi" (Apoc., III, 20). Dieu est présent en cette âme, non seulement causalement, parce qu’il produit en elle la foi et l’amour; mais encore comme venant à la rencontre de sa foi et de son amour; comme l’Ami avec lequel elle converse et qu’elle retient en elle.
Saint Thomas dira que l’Esprit saint non seulement remplit les âmes par les effets de sa puissance, mais encore habite en l’âme par sa substance 1. Le mouvement de la créature "ne s’arrête pas aux dons qui lui viennent de Dieu, il remonte au delà jusqu’à Celui dont viennent ces dons 2" "La créature raisonnable, perfectionnée par le don de la grâce sanctifiante, est en état non seulement d’utiliser le don créé de la grâce, mais encore de posséder la Personne divine elle-même 3." La production de la grâce résulte de l’essence divine en tant qu’elle est commune aux trois Personnes; mais la grâce rend possible une rencontre avec les trois Personnes en tant même qu’elles sont distinctes entre elles.
Quand la grâce apparaît dans une âme, Dieu, qui était déjà présent au fond de cette âme comme Créateur, à titre de racine et de principe de son être, y devient, à l’instant même, réelle ment et actuellement présent, comme le Dieu un en trois personnes qui livre en communication tout ce qu’il est en lui-même, comme l’Ami, avec lequel on peut souper, on peut converser. Et si en nous la vie divine de la grâce ne reste pas simplement à l’état habituel, comme elle l’est dans le petit enfant baptisé ou dans le juste sommeillant, si elle devient actuelle par l’exercice de la foi et de l’amour, alors la présence réelle dont on ne jouissait pas devient une présence réelle dont on jouit: le souper mystérieux commence, le dialogue d’amour s’établit.
1. IV
Contra Gent., ch. 18.
2. I
Sent., dist. 14, qu. 2, a. I, quaest. I, ad 2.
3. 1, qu. 43, a. 3, ad 1.
On parle de l’habitation de la Trinité; on peut parler, par appropriation, de l’habitation de l’Esprit saint, car c’est à lui que ressemble l’amour qui attire dans l’âme aimante la présence des divines Personnes. "L’amour de Dieu", écrit saint Paul aux Romains en parlant de l’amour dont Dieu nous aime, "a été répandu dans nos coeurs par l’Esprit saint qui nous a été donné" (Rom., V, 5). Il exhorte les Corinthiens: "Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous?" (I Cor., III, 16); "ne savez-vous pas, que votre corps est un temple du Saint Esprit, qui est en vous et que vous tenez de Dieu? Et que vous ne vous appartenez pas?" (VI, 19). Saint Jean écrit pareillement: "Dieu, personne ne l’a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, en nous son amour est accompli. A ceci nous reconnaissons que nous demeurons en Lui et Lui en nous: c’est qu’il nous a donné de son Esprit" (I Jean IV, 12-13). Jésus lui-même avait dit: "Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements. Et je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet pour être avec vous à jamais, l’Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit ni ne le connaît. Vous, vous le connaissez parce qu’il demeure avec vous et qu’il est en vous" (Jean, XIV, 15-17).
1. A l’instant même où l’âme possède la grâce, elle devient la demeure de la Trinité. Et à l’instant même où elle devient la demeure de la Trinité, elle possède la grâce. Le don créé de la grâce et l’inhabitation de la Trinité sont donc simultanés dans le temps, mais dans l’ordre de nature, y a-t-il priorité de l’un des deux termes? Faut-il dire que la présence de la grâce appelle la venue de la Trinité, ou faut-il dire que la venue de la Trinité entraîne la présence de la grâce?
Les deux manières de parler sont exactes.
A voir les choses d’en bas, c’est-à-dire du point de vue de l’âme à purifier, on dira que la grâce doit précéder: "Si quel qu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons notre demeure chez lui" (Jean, XIV, 23).
A voir les choses d’en haut, c’est-à-dire du point de vue de l’initiative divine, il faut dire que c’est d’abord Dieu qui vient dans l’âme pour la transformer: "Vous n’êtes pas dans la chair, mais dans l’esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en vous" (Rom., VIII, 9); "Tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu" (VIII, 14).
Absolument parlant il est clair que c’est la grâce qui est ordon née
à l’inhabitation, et non l’inverse.
2. La présence de grâce et la présence d’inhabitation sont corrélatives. Elles s’intensifient d’un même mouvement. C’est à l’endroit où la grâce, issue de la hiérarchie, sera pleinement sacramentelle et orientée, pleinement christique et christo-conformante, que l’inhabitation de la Trinité trouvera sa suprême perfection. En produisant une nouvelle et définitive effusion des dons de la grâce, la venue du Christ devait produire corrélativement une nouvelle et définitive profondeur de l’habitation de l’Esprit saint: "Selon le mot de l’Écriture: De son sein couleront des fleuves d’eau vive. Jésus disait cela de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croient en lui. Car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié" (Jean, VII, 38-39).
"Que deux ou trois soient réunis en mon Nom, je suis au milieu d’eux" (Mt., XVIII, 20). Plus encore que dans une personne individuelle, c’est dans l’Église tout entière, emportée par le vent du Pentecôte, que le Saint Esprit habite. De ce point de vue, il convient de signaler l’importance des passages scripturaires où les Églises régionales, où l’Église universelle elle- même, sont représentées comme une demeure collective de Dieu. Saint Paul considère l’Église de Corinthe, qu’il a fondée et que d’autres ont achevée, comme un temple où Dieu habite, et malheur à qui s’attaque à ce temple: "Ne savez-vous pas que vous êtes un temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous? Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, celui-là, Dieu le détruira. Car le temple de Dieu est sacré, et ce temple, c’est vous" (I Cor., ni, 16-17). Plus loin, on voit bien que c’est l’Église tout entière qui est l’habitation vivante que Dieu s’est choisie: "Quel rapport entre la justice et l’impiété? Quelle union entre la lumière et les ténèbres? Quelle entente entre le Christ et Bélial? Quel association entre le fidèle et l’infidèle? Quel accord entre le temple de Dieu et les idoles? Or, c’est nous qui le sommes, le temple du Dieu vivant, ainsi que Dieu l’a dit: J’habiterai au milieu d’eux et j’y marcherai; je serai leur Dieu et ils seront mon peuple... Je serai pour vous un père et vous serez pour moi des fils et des filles, dit le Seigneur tout- puissant" (II Cor., VI, 14-18). Même révélation dans l’épître aux Éphésiens: "Ainsi donc vous n’êtes plus des étrangers ni des hôtes; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu. Car la construction que vous êtes a pour fondation les apôtres et prophètes, et pour pierre d’angle le Christ Jésus lui-même. En lui toute construction s’ajuste et grandit en un temple saint, dans le Seigneur; en lui, vous aussi, vous êtes intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu, dans l’Esprit" (II, 19-22).
Sans doute, il existe des hommes qui sont dans la vérité de vie et dans l’amour, et qui pourtant ignorent encore invinciblement le vrai Christ et la vraie Église du Christ. Et déjà l’Esprit saint, l’Esprit du Christ, habite en eux. Mais le lien qui les unit, soit à lui-même, soit entre eux, manque encore d’une mystérieuse perfection. En ces "autres brebis, qui ne sont pas encore de son enclos "(Jean, X, 16), qui appartiennent encore corporellement à des formations religieuses aberrantes, mais qui sont déjà spirituellement et initialement dans l’Église, l’Esprit du Christ est présent pour les orienter secrètement vers son troupeau, vers cette seule Église où il peut habiter ici-bas en plénitude et liberté.
Et si l’on demande pour quelle raison la vraie Église est par excellence le lieu d’habitation du Saint Esprit, on devra répondre que puisque la présence de grâce et la présence d’inhabitation sont corrélatives, c’est selon le degré de perfection de la charité qu’il convient d’apprécier le degré d’intimité de l’habitation du Saint Esprit. Or la charité revêt, dans l’Église véritable, quatre principaux caractères: elle est indéfectible, elle est orientée, elle est suprême, elle est sacramentelle.
La charité de l’Église du Christ est indéfectible. L’Église jamais n’apostasiera ni ne perdra l’amour. Les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle, l’assistance divine la soutiendra tous les jours jusqu’à la fin des temps. Il y a donc, au milieu de l’humanité, une demeure sûre, fidèle, constante, toujours prête à recevoir le Saint Esprit, où il est comme un Hôte fêté et adoré. Hôte qui vient non pour mendier, mais pour donner, pour guérir, purifier, illuminer, sauver. Tel Jésus quand il était reçu dans les maisons des hommes.
La charité de l’Église du Christ est orientée, en ce sens qu’elle n’est point déviée hors de sa voie, ni entravée dans son élan, par des erreurs. La révélation de la Trinité, notamment, est toujours pure à l’intérieur de l’Église et cette connaissance, cette reconnaissance explicite de la Trinité est requise pour que l’habitation puisse atteindre certain degré de perfection.
La charité de l’Église est suprême. Si le Christ a versé son sang pour tous les hommes, s’il va chercher en Orient et en Occident les brebis les plus délaissées, c’est pour les amener au troupeau dont Pierre est le pasteur. Pourquoi? Parce qu’il a voulu que fût ici, non ailleurs, le lieu du plus grand amour où, avec le Père et le Saint Esprit, il viendrait continuer dans son Corps collectif, l’habitation parmi les hommes qu’il a inaugurée dans son corps individuel au jour de l’Incarnation.
Enfin, la charité de l’Église du Christ est sacramentelle. Or, nous l’avons dit, la grâce et la charité, quand elles viennent par le canal des sacrements, sont riches de vertus qui les font ressembler d’une façon plus intime à la grâce et à la charité du Christ. En vertu de la grâce sacramentelle, l’Église se présentera devant le Saint Esprit comme une demeure "connaturelle", comme une demeure aimante ayant d’une manière constante et en quelque sorte ininterrompue — en raison surtout de la prière des ordres contemplatifs — conscience de l’Hôte qu’elle abrite; comme une demeure "parfaite" qu’il peut utiliser pour sauver le monde et à travers laquelle il peut exercer librement sa vertu purificatrice, illuminatrice, divinisatrice. N’y a-t-il pas un sens où l’on puisse avancer, avec saint Cyrille d’Alexandrie, que le Saint Esprit n’avait jamais habité chez les hommes avant Pentecôte 1?
On dira donc, d’une part, que la charité de l'Eglise étant, depuis la venue du Christ, sacramentelle et orientée, indéfectible, suprême, la Trinité pouvait venir habiter pleinement dans l’Église. Mais on dira d’autre part et plus profondément, que la Trinité, ayant décidé de se chercher une demeure parmi les hommes, avait résolu de se communiquer plus intimement aux hommes au dernier âge de leur histoire et, par les missions visibles du Verbe lors de l’Incarnation et de l’Esprit lors de Pentecôte, de faire apparaître à cette fin une Église où la charité serait sacramentelle et orientée, suprême et indéfectible.
1. "Certes les saints
prophètes ont reçu en abondance la clarté et l’illumination de l’Esprit,
capables de les instruire dans la connaissance des choses futures et dans la
science des mystères; pourtant, dans les fidèles du Christ, ce que nous
confessons, c’est non seulement l’illumination, mais encore l’habitation même
et le séjour de l’Esprit". In Joan. Evang., lib. V ; P. G., t. LXXIII,
col. 757.
L’Esprit saint peut être
appelé l’âme de l’Église, l’âme incréée de l’Église, sous trois aspects
différents.
Ce sens est fréquent.
Saint Augustin explique, dans un sermon de Pentecôte, que si le Saint Esprit
donné aux temps apostoliques était souvent accompagné du don des langues,
c’était pour présager que l’Église qu’il consacrait parlerait bientôt toutes
les langues et passerait dans toutes les nations: "Voulez-vous avoir
l’Esprit saint? Écoutez, mes frères. L’esprit qui fait vivre tout homme, qui
fait vivre chaque homme, s’appelle l’âme. Voyez ce que fait l’âme dans le
corps. Elle vivifie tous les membres elle voit par les yeux, entend par les
oreilles, sent par les narines, parle par la langue, oeuvre par les mains,
marche par les pieds. Elle est présente à tous les membres à la fois, pour leur
donner vie... Les fonctions sont diverses, la vie est commune. Ainsi est
l’Église de Dieu en tels saints elle fait des miracles, en tels saints elle
prêche la vérité, en tels saints elle garde la virginité, en tels saints elle
observe la pudeur conjugale, en certains ceci, en d’autres cela. Chacun a son
oeuvre propre, mais tous ont pareillement la vie. Et ce que l’âme est au corps
de l’homme, l’Esprit saint l’est au corps du Christ qui est l’Église. L’Esprit
saint fait dans toute l’Église ce que fait l’âme dans tous les membres d’un
corps. 1" Léon XIII, dans l’Encyclique Divinum illud munus,
reprenant — en partie — ce texte du grand docteur, déclare que "si le
Christ est la Tête de l’Église, le Saint Esprit en est l’âme". Et Pie XII,
faisant sienne cette déclaration, ajoute "C’est à l’Esprit du Christ comme
à un principe caché qu’il faut attribuer que toutes les parties du Corps soient
reliées, aussi bien entre elles qu’avec leur Tête suprême, puisqu’il réside
tout entier dans la Tête, tout entier dans le Corps, tout entier dans chacun de
ses membres... C’est lui qui, par l’insufflation céleste de la vie, est le
Principe de toute action vitale et vraiment salutaire en chacune des diverses
parties du Corps 2."
L’Église est faite pour accueillir l’Esprit, comme le corps de l’homme est fait pour accueillir l’âme. Sous ce nouvel aspect, l’Esprit est raison suprême, cause finale, âme de l’Église 3. Il ne se contente pas de lui être présent comme la cause à son effet; il vient en outre habiter en elle comme dans une demeure. Tout le mystère de son action est de la faire converger vers lui comme vers un Centre, non pas distant mais déjà présent, non pas absent mais déjà possédé, non pas inconnu mais déjà goûté dans la nuit de la foi.
1. Sermo CCLX VII, n°4.
2. Encyclique Mystici Corporis.
3. L’âme est principe et cause
du corps vivant, de trois manières elle est le principe d’où émane son
mouvement ; elle est ce pourquoi il existe, à savoir sa fin; comme substance,
elle est forme animatrice du corps." S. THOMAS, Commentaire du De anima
d’Aristote, livre II, leçon 7, édit. Pirotta n 318.
Mais comment l’Esprit
saint peut-il être d’une manière expérimentale connu et aimé? Comment peut-il
être goûté et touché à l’intérieur de l’Église? C’est un point difficile à
élucider: ce que la charité accomplit sans peine, la foi l’affirme comme un
mystère. On dira que, sous un troisième aspect, l’Esprit saint est âme de
l’Église spirituellement et par transformation d’amour.
Au ciel, par la transformation de connaissance opérée par la vision
béatifique; ici-bas, par la transformation d’amour opérée par la charité.
1. Au ciel, les élus se saisiront de Dieu par la vision béatifique et le connaîtront comme ils seront eux-mêmes connus (I Cor., XIII, 12). Or comment verraient-ils Dieu face à face, le connaîtraient-ils tel qu’il est en lui-même, s’ils ne le voyaient et ne le connaissaient par Dieu lui-même? Comment une idée créée, aussi parfaite soit-elle, suffirait-elle à faire connaître Dieu, non pas dans ses effets créés, mais dans sa réalité incréée, dans son mystère? Il faudra en fait que l’âme soit comme investie par Dieu et que l’essence divine elle-même viennent jouer en elle le rôle que jouent nos idées dans l’acte de connaissance normale 1. Aussi l’âme des élus, tout en restant en elle-même une réalité créée, infiniment distante de la Réalité divine, sera spirituellement toute transformée en Dieu, déifiée. Alors Dieu sera réellement l’Aine de leur âme et la Vie de leur vie. Et il sera l’Aine unique de tous. Alors ils seront vraiment "consommés dans l’unité", un avec Dieu et entre eux par grâce, comme le Père, le Fils et l’Esprit sont un par nature.
1. C Il faut que Dieu lui-même
devienne la forme de l’intellect qui le connaît, et s’unisse à lui, non certes
pour constituer avec lui une nature unique, mais à la manière dont l’espèce
intelligible s’unit à celui qui intellige. S. 1’isoz Comp. theol., cl 205.
2. Or nous savons que l’union d’inhabitation telle qu’elle se réalise ici-bas par la grâce et la charité et dans l’obscurité de la foi "ne diffère que par la condition ou l’état, de celle où Dieu embrasse ses élus en les béatifiant 1". La charité ne débouche rait pas immédiatement sur Dieu, si Dieu lui-même n’était spirituellement à son principe. L’amour transporte spirituellement l’objet aimé en celui qui aime, et les unit d’une union affective qui appelle l’union réelle. Mais lorsqu’il s’agit de Dieu, déjà substantiellement présent de par sa présence d’immensité, l’union réelle est effectuée par l’amour et non plus seulement désirée. "Qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu et Dieu demeure en lui" (I Jean, IV, 16). La charité est la nuée qui contient le Don incréé. Elle entraîne l’union réelle et possessive avec les Personnes divines. "Dans le don même de la grâce sanctifiante, dit saint Thomas, l’Esprit saint est possédé et habite l’homme 2. Par le don de la grâce sanctifiante, la créature raisonnable est élevée à tel point que non seulement elle use du don créé, mais se repose dans la Personne divine. Ainsi la mission invisible de l’Esprit se fait selon le don de la grâce sanctifiante; mais ce qui est donné, c’est la Personne divine elle-même 3. Par ces dons, c’est à l’Esprit saint lui-même que nous sommes unis 4." C’est ainsi Dieu lui-même qui vient en nous pour être comme à la racine de notre acte d’amour et nous permettre de l’aimer tel qu’il est en lui-même, dans son amabilité infinie. Ici-bas déjà par conséquent, Dieu est l’âme de celui qui aime, la Vie de cette vie que la charité instaure en nous. Il est l’âme unique et unifiante de tous ceux qui l’aiment de charité, et surtout de cette charité à laquelle les sacrements, et en particulier celui de l’eucharistie, confèrent sa condition parfaite. La divinité transforme l’Église, non sans doute en lui arrachant son être propre fini, mais en la rendant divine d’une manière spirituelle, en la rendant radicalement capable de se porter vers Dieu avec un amour proportionné à Dieu, un amour atteignant Dieu dans le mystère même de sa Déité. "Celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul Esprit" (I Cor., VI, 17).
1. Pie
XII, Mystici Corporis.
2. I,
qu. 43, a. 3.
3.
Ibid., ad z.
4. 1
Sent., dist. 14, qu. 2, a. I, quaest. I.
A son moindre degré, la charité est déjà corrélative de
l’inhabitation de l’Esprit. Mais l’inhabitation n’est éprouvée, elle n’est
expérimentée que par une charité excellente. Le témoignage des mystiques est
ici d’une importance capitale.
1. Saint Jean de la Croix a décrit l’union intime par laquelle l’âme transformée devient spirituellement Dieu. Quand le rayon de soleil bat une vitre, écrit-il, "si elle était entièrement nette et pure, il l’éclaircirait et la transformerait tellement qu’elle ressemblerait au rayon même et rendrait la même lumière que le rayon; bien que, à la vérité, la vitre, nonobstant sa ressemblance au rayon, ait son être naturel distinct de celui du rayon; mais nous pouvons dire que cette vitre est un rayon, ou une lumière par participation. Ainsi, l’âme est comme une vitre dans laquelle bat toujours, ou pour mieux dire, en laquelle demeure toujours par nature cette lumière divine de l’être de Dieu... Dieu lui communique son être surnaturel de telle sorte qu’elle paraît Dieu même, et a ce que Dieu même possède. Et il se fait une telle union, lorsque Dieu départit cette surnaturelle faveur à l’âme, que toutes les choses de Dieu et de l’âme sont un, en transformation participée; et elle semble plus être Dieu qu’être âme, et même elle est Dieu par participation; encore qu’à la vérité son être naturel soit aussi distinct de celui de Dieu qu’il était auparavant, quoiqu’elle soit transformée; comme aussi la vitre a son être distinct de celui du rayon, lorsqu’elle est éclairée 1."
1. Montée du Carmel, livre II,
ch. y, Silverio, t. II, p. 83; cf. trad. Lucien-Marie de S. Joseph, pp.
136-137.
Ainsi l’âme devient-elle "déiforme 2" "La volonté de l’âme changée en volonté de Dieu, tout entière est devenue volonté de Dieu, non que soit détruite la volonté de l’âme, mais elle est faite volonté de Dieu. Et ainsi l’âme aime Dieu avec la volonté de Dieu, qui est aussi sa volonté à elle; et elle peut l’aimer autant qu’elle est aimée de lui, puisqu’elle l’aime par la volonté de Dieu même, en le même amour dont il l’aime, qui est le Saint Esprit, qui est donné à l’âme... 3" "L’âme alors, étant devenue une même chose avec Dieu, est d’une certaine manière Dieu par participation, bien que ce ne soit pas d’une façon aussi parfaite que dans l’autre vie; elle est comme l’ombre de Dieu. Et étant ainsi l’ombre de Dieu par le moyen de cette transformation substantielle, elle fait en Dieu et par Dieu ce qu’il fait en elle par lui-même, de la façon qu’il le fait: car la volonté des deux est une et l’opération de Dieu et de l’âme est une. Et comme Dieu se donne à elle par libre et gratuite volonté, elle, de même, ayant la volonté d’autant plus libre et généreuse qu’elle est plus unie à Dieu, donne Dieu à Dieu même, en Dieu 4." "L’âme alors aime Dieu non par elle, mais par Dieu même ce qui est un privilège admirable, parce qu’elle aime ainsi par l’Esprit saint, comme le Père et le Fils s’aiment, selon que le Fils lui-même le dit en saint Jean: Afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi aussi en eux. 5"
2. Cantique spirituel, str. 38,
Silv. t. III, p. 171; cf., trad., p. 906.
3.
Ibid., Silv., t. III, p. 167; cf., trad., p. 902.
4. Vive flamme, str. 3, vers. 5,
Silv., t. IV, p. 89: cf., trad., p. 1077.
5. Ibid., str.
3, vers. 5-6, Silv., t. IV, p. 1: cf., trad., p. 1080.
2. Tauler avait dit, de l’homme spirituel: "Dieu a tellement tiré cet homme en lui que l’homme devient aussi déicolore que ce qui est en Dieu; tout ce qui est en cet homme est imprégné et formé d’une manière transcendante, si bien que Dieu "fait lui-même les oeuvres de cet homme. On a bien raison d’appeler déiforme un tel homme, car qui le verrait, le verrait comme Dieu — Dieu seulement par sa grâce assurément 1, c’est-à-dire qu’il est identifié à Dieu non pas selon son être naturel, qui reste créé, mais spirituellement. "Il devient réellement par grâce ce qu’est Dieu essentiellement par nature. 2" "L’homme à ce moment s’abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l’auteur; il le rejette comme s’il ne l’avait nullement acquis, et il devient ainsi anéanti et nu, autant que ce qui n’est rien et n’a jamais rien acquis. C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le Néant incréé. Mais c’est là un état qu’on ne peut ni comprendre ni exprimer. Alors se vérifie la parole du prophète dans le psaume: Abyssus abyssum invocat. L’abîme créé appelle en soi l’Abîme incréé, et les deux abîmes ne font plus qu’une seule unité, un pur être divin. Là, l’esprit s’est perdu dans l’Esprit de Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond. Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu’on ne peut le comprendre et le concevoir... Ils sont à l’égard de tous confiants et miséricordieux, ils ne sont ni sévères ni durs, mais cléments 4..." "Le fond devient alors un avec le Verbe, il devient le même être que le Verbe, bien que le fond garde son essence créée, mais il a la pleine unité d’union. C’est ce qu’at teste notre Seigneur quand il dit: Père, qu’ils soient un comme nous sommes un. Et aussi quand il disait à saint Augustin Tu seras changé en moi. Mes enfants, on n’en arrive là que par ce chemin de l’amour 5." Le Fils donne à l’âme sa lumière, l’Esprit lui donne sa douceur, le Père lui donne "pleine puissance sur son royaume, sur le ciel et la terre, voire sur lui-même, afin qu’elle soit maîtresse de tout ce dont il est le Seigneur, et que Dieu soit en elle par grâce tout ce qu’il est et tout ce qu’il a par nature 6".
1. Sermons, éd. Vie Spirituelle,
t. II, p. 224.
2. Ibid., p. 212.
3. Ibid., p. 225.
4. Ibid., p. 26o.
5. Ibid., p. 183. voir plus
loin, p. 228.
6. Gant. Spir., str. 38, Silv.,
t. III, 173: cf., trad., p, 908.
Les textes de l’Ecriture, auxquels les auteurs spirituels se réfèrent quand ils touchent à ce mystère, ce sont avant tout, on l’aura remarqué, ceux de la "prière sacerdotale" du Sauveur demandant que les disciples soient un comme le Père est en lui et lui dans le Père, qu’ils aient en eux l’Amour dont le Père l’a aimé dès avant la création du monde, qu’ils soient où il est pour voir avec lui sa gloire (Jean, XVII, 20-26). Ce sont les passages où saint Paul enseigne que l’Esprit saint lui-même nous a été donné (Rom., V, 5), que Dieu a envoyé en nos coeurs l’Esprit de son Fils pour y crier Abba, Père (Gal., IV, 6), que nous sommes avec le Seigneur un seul Esprit (I Cor., VI, 17). Et le texte où saint Pierre, II, I, 4, révèle que les dons du Christ nous rendent compagnons de la nature divine, ce qui signifie, déclare saint Jean de la Croix, "que l’âme participe à Dieu, opérant en lui et solidairement avec lui, l’oeuvre de la très sainte Trinité... en raison de l’union substantielle entre l’âme et Dieu".
Et sans doute ces auteurs ne cessent de préciser, de crainte qu’on se méprenne sur le sens de leur pensée, que si l’âme est une seule chose avec Dieu, c’est par transformation d’amour et spirituellement, non par nature et métaphysiquement. Il reste que ce qui les frappe davantage, ce n’est pas tant l’être créé de la charité, sa face accidentelle qui est finie, c’est bien plutôt son être tendanciel et spirituel, sa face réfléchissante qui est infinie, sa mystérieuse transparence qui lui permet d’attirer, dans le sujet qui la reçoit, Dieu lui-même.
Une avec Dieu pour aimer Dieu en Dieu, l’Église sera une avec lui
pour aimer en lui l’univers et toutes choses.
On parlera du pourquoi de la maternité divine, cause de tous les privilèges de la Vierge (I), de la Vierge suprême incarnation de l’Église (II), de la place de la Vierge dans le temps de l’Église
La rédemption sera si puissante et si hardie, si déconcertante pour le démon, qu’elle empruntera, à ce même genre humain qui a failli, le corps dont sera fait le Rédempteur. Il faut que le second Adam soit de la descendance, de la lignée, du premier; qu’il soit l’accomplissement de ce dont le premier était l’ébauche (Rom., V, 14); que le genre humain constitué pécheur par la désobéissance d’un de ses membres soit constitué juste par l’obéissance d’un autre de ses membres (Rom., V, 19); que Jésus puisse être appelé notre frère (Jean, XX, 17; Rom., VIII, 29; Hébr., II, 17).
Mais tout cela n’est possible que si le Fils de Dieu naît d’une femme, que si Marie, quand l’Ange vient lui découvrir le dessein qui la choisit comme mère du Fils de Dieu répond, dans la pleine liberté de son coeur: "Voici la servante du Seigneur; qu’il me soit fait selon ta parole" (Luc, x, 35 et 38). Telle est la raison de la maternité divine de Marie.
Elle est décrétée de toute éternité en même temps que l’In carnation. Le "Dieu ineffable", dit Pie IX, "dès le principe et avant tous les siècles, a choisi et préparé pour son Fils unique une Mère, de laquelle, ayant pris corps, il naîtrait, quand viendrait la bienheureuse plénitude des temps 1".
1. Bulle Ineffabilis Deus, 8
décembre 1852.
Le concept de la maternité divine, si on le considère non pas dans sa pure matérialité, mais dans la perspective concrète de l’Évangile, préexigera en la Vierge une plénitude de grâce. Il s’identifie, en effet, avec le concept de "digne Mère d’un Dieu rédempteur". C’est parce que Dieu veut, pour nous sauver, naître de notre lignage et être notre frère, qu’il va choisir Marie pour Mère. Elle sera donc la Mère d’un Dieu sauveur. Elle le sera, non pas d’une manière seulement corporelle. Il veut, c’est la signification merveilleuse du message de l’Annonciation, qu’elle soit sa Mère librement, consciemment, en pleine connaissance de cause. Qu’elle soit sa Mère plus encore par l’âme que par le corps. A la femme qui béatifie sa Mère, c’est la vraie grandeur de sa Mère que Jésus révèle, en répondant "Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent" (Luc, XI, 28) 1: Il veut qu’elle soit sa Mère dignement, c’est-à-dire qu’elle soit proportionnée, selon que cela sera possible à une pure créature, à la sainteté qu’il attend lui-même d’une telle mission. Et c’est la raison pour laquelle la grâce christoconformante va la prévenir et l’inonder.
Ainsi le concept de Théotokos, de Mère de Dieu, que vénèrent les chrétiens, sur lequel porte avec infaillibilité dès le début l’intuition de l’Église, et à partir duquel se déduisent, non par de fragiles arguments de convenance, mais par un authentique désenveloppement, tous les privilèges de la Vierge, et la plénitude en elle de la grâce christoconformante, est le concept existentiel, circonstancié, évangélique, de "digne Mère d’un Dieu sauveur".
1. Cf. S. ATJGUSTIN, De sancta
virginitate, ch. 3, n° 3 ; ch. 6, n° 6.
C’est la grâce dont le Christ est la Source qui s’épanche d’une part dans la Vierge seule, d’autre part dans l’Eglise entière, en sorte qu’on peut considérer pratique ment la mariologie et l’ecclésiologie comme deux traités parallèles, portant sur le même mystère, considéré d’une part, dans sa réalisation exceptionnelle, d’autre part, dans sa réalisation commune.
Mais d’une manière plus profonde, on dira que la Vierge est dans l’Église; qu’elle est, à l’intérieur de l’Église, le lieu dont l’Église tend sans cesse à se rapprocher. De ce point de vue, et à parler d’une manière propre, il faudrait dire que la mariologie est une partie de l’ecclésiologie, qu’elle est cette partie de l’ecclésiologie qui étudie l’Église en son point le plus excellent et inégalé.
Du côté ouvert du Christ, nouvel Adam, sort la nouvelle Eva. Elle présente deux réalisations: l’une privilégiée, c’est la Vierge; l’autre commune, c’est l’Église. La réalisation inférieure est aimantée par la réalisation supérieure, l’Église semble attirée vers la Vierge, sans néanmoins pouvoir jamais s’identifier à elle: à la façon dont le polygone semble attiré vers le cercle. Montrons-le en considérant l’exemption du péché, puis la corédemption, enfin la glorification, d’abord dans 1'Êglise puis dans la Vierge.
La pureté dans l’Église et dans la Vierge — L’Église se fait non seulement de membres qui ont commencé par être privés de la grâce, mais encore de membres qui, l’ayant reçue, l’ont contrariée, au moins d’une manière vénielle: comme si la pureté de l’Église était trop haute pour notre commune misère et pour ne rien trouver en nous qui soit à rejeter. C’est là une des raisons qui fait que la sainteté de l’Église déborde la sainteté de chacun même de ses plus grands saints.
L’Eglise, à la différence de chacun de nous, est tout entière au Christ. Elle comprend en elle des pécheurs, beaucoup de pécheurs, mais elle est sans péchés (Éphés., V, 25-27). Quand un chrétien pèche, ce n’est pas l’Église qui se divise en son coeur en lumière et ténèbres; c’est son âme à lui qu’il divise entre le Christ, auquel il garde sa foi, et Bélial à qui il donne son coeur. Ainsi l’Église est toujours et tout entière exempte de péché. C’est sa loi profonde. Elle voudrait la réaliser dans chacun de ses membres, que chacun d’eux fût toujours et tout entier sans péché. Elle y tend comme vers une limite, ici-bas inaccessible. Mais plus tard, la loi du Christ et la loi de son Église, d’être toujours et totalement sans péché, sera la loi de chacun des élus.
Dès ici-bas, c’est la loi de la Vierge. La "limite "vers laquelle l’Église tend à l’intérieur de chacun de nous est atteinte dans la Vierge. D’aucune personne, d’aucune sainte, il n’est vrai de dire qu’elle est aussi pure que la collectivité de l’Église. Mais de la Vierge, cela est vrai. Étant fille d’Adam par voie de génération naturelle, elle devait hériter du péché originel. Mais la rédemption du Christ, purificatrice pour tous les hommes, est préventive, préservatrice pour Marie. C’est le dogme de sa Conception immaculée, implicitement mais réellement révélé dans la notion évangélique plénière de la Vierge digne Mère d’un Dieu sauveur.
Ainsi la loi de totale pureté se trouve comme en source dans le Christ, et comme en participation dans la Vierge, où elle se réalise personnellement, et dans l’Église, où sa réalisation est seulement collective.
Seule la médiation du Christ est rédemptrice. Cela veut dire qu’elle est première, qu’elle est seule divino-humaine, seule infinie en rigueur de termes: "Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Christ Jésus, qui s’est livré lui-même en rançon pour tous" (I Tim., II, 5-6).
La médiation des chrétiens, de l’Église, de la Vierge, ne peut être que corédemptrice. Cela veut dire qu’elle est tout entière suspendue à celle du Christ, qu’elle en tire toute sa valeur, qu’elle vaut en vertu des convenances de l’amitié qui portent Dieu à exaucer ceux qui, étant dans le Christ, demandent au nom du Christ. Qu’on pense au texte de l’apôtre: "Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Église" (Col., I, 24).
La conversion d’Augustin est suspendue aux prières de Monique, elles-mêmes suspendues à la prière du Christ. Qu’on ne dise pas que Monique ne porte rien. Qu’on ne dise pas non plus que, ce que porte Monique, le Christ n’a pas à le porter: il porte Monique qui porte Augustin. La médiation rédemptrice est celle qui porte totalement le poids du monde; la médiation corédemptrice peut porter de très lourdes charges, mais pour autant qu’il lui est donné d’être elle-même portée par la médiation unique de la rédemption.
La médiation corédemptrice individuelle du chrétien se mesure à l’intensité de sa propre ferveur; elle se déploie autour de lui par cercles concentriques, selon l'"ordre de la charité" qui gradue et hiérarchise les obligations de chacun; elle s’étend principalement aux générations dont il est contemporain
"Ne soyez pas inquiets pour le lendemain, car le lendemain aura ses inquiétudes à lui: à chaque jour suffit son mal" (Mt., VI, 34).
La médiation corédemptrice collective de l’Église est plus vaste. La ferveur de l’Église est plus grande que celle de chacun de ses membres; elle est faite d’un élan qui lui vient de Pente côte et la porte à la rencontre de la Parousie. Le souci suprême de l’Église est immédiatement le salut du monde entier. A chaque heure de son existence, c’est le poids de l’humanité qui lui est contemporaine qu’elle porte devant Dieu. Du moins pour une part. Car Dieu certes envoie de lui-même des ouvriers à sa moisson; mais il demande que nous le priions pour qu’il en envoie davantage (Mt., IX, 37-38). Une part importante des grâces de conversion données au monde à chaque temps de sa durée sont l’effet de l’intercession de l’Église en ce même temps.
La médiation corédemptrice personnelle de la Vierge est plus haute que celle de l’Église entière. Elle s’étend à tous les hommes de tous les temps; elle est antérieure et enveloppante par rapport à toute médiation corédemptrice, fût-ce celle même de l’Église. En Marie, l’Église rejoint le point vers lequel elle tendait sans pouvoir l’atteindre par soi seule. En Marie l’Église est pleinement l’Église. En Marie, l’Église devient corédemptrice de tout ce dont le Christ est l’unique rédempteur, à savoir de tous les hommes, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent. De même que le soleil porte la terre, qui porte la lune, mais tout le poids de la terre et de la lune pèse en fin de compte directement sur le soleil, ainsi la médiation rédemptrice du Christ porte la médiation corédemptrice universelle de la Vierge, qui porte à son tour la médiation corédemptrice collective de l’Église et la médiation corédemptrice particulière des chrétiens, car il y a des âmes qui en portent d’autres, comme une planète ses satellites. Le poids total du salut du monde pèse en dernière instance sur ce moment de la vie du Christ où il entre en agonie et meurt sur la Croix.
La doctrine de la médiation corédemptrice de la Vierge, qui ne peut se dégager qu’en dépendance du progrès de la théologie de la rédemption, n’est que l’explicitation du principe suprême de la mariologie: Marie est la digne Mère du Rédempteur, en tant même que Rédempteur. A mesure qu’elle s’élabore, la théologie de la corédemption nous invite à relire, avec une foi plus attentive, les, mystérieuses paroles de Jésus à sa Mère, proche de sa Croix, et à saint Jean: "Jésus donc, voyant sa Mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa Mère: Femme, voici ton fils. Puis il dit au disciple: Voici ta Mère. Et dès cette heure, le disciple la prit chez lui" (Jean, XIX, 26-27). Et comment oublier que cette Femme est celle qui, dans la vision du même apôtre, met au monde l’Enfant mâle, (Apoc., XII) et qui à Cana de Gaulée obtient par sa médiation le premier miracle de Jésus?
Le mystère de la résurrection, de la glorification, de l’ascension, se réalise premièrement dans le Christ, qui est l’Époux: "Il est le Principe, Premier-Né d’entre les morts, car il fallait qu’il obtînt en tout la primauté" (Col., 1, i8).
Ce même mystère se réalise aussi, mais d’une manière dépendante, dans l’Église, qui est l’Épouse: après le Christ, avec le Christ, par le Christ, elle doit ressusciter, être glorifiée, monter au ciel: "Mais maintenant le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se Sont endormis... Et comme tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ. Mais chacun à son rang..." (I Cor., XV, 20-23).
L’Épouse sans tache c’est l’Église, considérée non pas dans les souillures de chacun de ses membres, tous touchés individuellement par le péché, mais comme un tout, une collectivité laissant en dehors de ses limites les souillures de ses membres pécheurs. C’est comme telle qu’elle est, non pas sans pécheurs, mais sans péché. La loi de corésurrection et de conglorification dans le Christ ne la concerne donc qu’en tant précisément qu’elle est un tout, une collectivité. C’est quand elle aura atteint sa pleine mesure comme tout, comme collectivité, c’est-à-dire à la fin du temps, qu’elle ressuscitera et sera glorifiée dans tous ses membres morts dans l’amour, pour être assumée au ciel: "Tous revivront dans le Christ; mais chacun en son rang en tête le Christ, comme prémices, ensuite ceux qui seront au Christ, lors de son Avènement" (I Cor., XV, 22-23).
Aux jours de la présence du Christ, l’Épouse sainte, sans tache, immaculée, est tout entière récapitulée dans la personne de la Vierge. La loi de corésurrection et de conglorification dans le Christ peut donc la toucher personnellement. C’est pourquoi sa résurrection, sa glorification, son ascension anticipent sur le rythme collectif de l’Église. S’il est révélé, en effet, que pour les membres du Christ qui sont touchés par le péché originel, lequel est un péché de nature, non de personne, la loi de corésurrection dans le Christ est entravée et différée jusqu’à la fin du monde, c’est-à-dire jusqu’au moment où le péché originel sera vaincu pleinement, en tant que péché de toute la nature humaine: a) par l’interruption de la génération, qui le propage; b) par la résurrection de tous ceux qu’il aura condamnés à mort: "Le dernier ennemi détruit, c’est la Mort. (I Cor., XV, 26), — il est pareillement révélé que, pour un membre d Christ qui ne serait pas touché par le péché originel, la loi de corésurrection et de conglorification dans le Christ ne sera pas entravée ni différée, et s’appliquera tout de suite, dans le cadre d’une vie humaine personnelle, à la ressemblance de ce qui s’est produit pour le Christ.
La glorification du Christ entraîne pour tout de suite celle de la Vierge, dès l’origine victorieuse du péché, et pour plus tard celle de l’Église, finalement victorieuse du péché.
A l’exception de la sainte Vierge, tous les contemporains du Christ se tiennent soit sur le versant de l’âge de l’attente du Christ, soit sur le versant de l’âge de l’Esprit saint.
Zacharie et Élisabeth, Siméon, Anne, appartiennent aux jours de l’attente du Christ. Jean Baptiste et les tout premiers saints de l’Évangile sont des saints de la Loi ancienne, au moment où elle commence à céder sous les flots de lumière de la Loi nouvelle. Ils sont pareils à l’étoile du matin qui appartient à la nuit et qui annonce le jour sans néanmoins lui appartenir, mais qui continue de briller quand paraît le jour.
C’est seulement avec la glorification et l’Ascension du Christ, qui nous quitte pour que l’Esprit vienne le relayer (Jean, XVI, 7) que les saints de l’Évangile passent dans le troisième âge du salut, celui de l’Esprit saint.
Ainsi s’éclairent les textes mystérieux de l’Évangile: "En vérité, je vous le dis, parmi les enfants des femmes, il n’en a pas surgi de plus grand que Jean Baptiste; et cependant le plus petit dans le Royaume des Cieux est plus grand que lui" (Mt., XI, 11). Et quand Jésus rappelle l’Écriture prophétisant que des fleuves d’eau vive sortiront de son sein, l’Évangéliste ajoute
"Il parlait de l’Esprit que devaient recevoir ceux qui croient en lui; car il n’y avait pas encore d’Esprit, parce que Jésus n’avait pas encore été glorifié" (Jean, VII, 39).
Chronologiquement, la Vierge apparaît avant le Christ; et elle sera présente à la Pentecôte. Elle est contemporaine des premiers saints de l’Évangile, qui vivent dans l’âge de l’attente du Christ et du royaume; et des apôtres, qui vivent déjà dans l’âge de l’Esprit saint.
Mais qualitativement, elle ne relève ni de l’âge de l’attente du Christ ni de l’âge de l’Esprit saint. Elle remplit à elle seule tout un âge de l’Église, l’âge de la présence du Christ. Cela veut dire que la grâce du Christ lui est dispensée suivant une loi, un régime qui lui est propre; qu’elle est, dans toute la ligne de durée de l’Église, le point, le pôle sur lequel l’attraction du Christ se fait sentir avec le maximum de puissance; que la loi de conformité au Christ est réalisée plus intimement dans la seule personne de la Vierge que dans toute l’Église entière. La Vierge apparaît comme une condensation et une intensification de toute la grâce de l’Église au moment où celle-ci passe dans le champ d’attraction immédiat du Christ.
L’immense oui collectif, universel, diffus, que, dans la meilleure partie d’elle-même, l’humanité prononce en face des prévenances du Dieu sauveur, se condense et s’intensifie soudain en un point unique que l’Évangéliste n’en finit pas de circonscrire et de circonstancier: "Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé par Dieu..." (Luc, 1, 26-27). C’est le mystère même des rapports du Christ d’une part, de la Vierge et de l’Église d’autre part, que saint Thomas énonce en disant "qu’à l’instant de l’Annonciation, le consentement de la Vierge était attendu au nom de toute la nature humaine1".
La Femme vêtue de soleil, Vierge et Mère, et qui dure tout au long de l’histoire, c’est l’Église. Mais que se passe-t-il au temps du Christ? Toute la dignité maternelle et virginale de l’Église universelle, toutes les joies et les douleurs de son enfantement au long des siècles sont comme ramassées et portées à leur point suprême dans le moment précis de sa durée où, par la Vierge, elle enfante un Fils, qui doit paître toutes les nations avec une verge de fer (Apoc., XII, 5). La souffrance de l’Église enfantant les membres du Christ est portée à son paroxysme dans la Vierge enfantant le Christ pour le drame de la Croix. La piété chrétienne a raison au temps de No de rapprocher le mystère de la naissance charnelle du Christ dans le temps et le mystère de sa naissance spirituelle dans les âmes.
Enfin, au moment où le Christ meurt en Croix, c’est la compassion corédemptrice de toute l’Église, dispersée dans l’espace et le temps, qui se condense et se porte à un point d’intensité suprême dans le coeur de la Vierge.
Pour les Apôtres, Pentecôte est un baptême de l’Esprit (Act., 1, 5), c’est-à-dire un départ dans l’Esprit. Ils reçoivent la puissance pour être témoins et martyrs de Jésus, à Jérusalem, dans toute la Judée, en Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre. (Act., 1, 8). Ils surmonteront les obstacles de la diversité des langues, des nations, des cultures, pour fonder l’Église universelle (Act., II, 4-II). Voilà l’inauguration de l’âge de l’Esprit saint.
Pour la Vierge, cachée dans l’ordre des grandeurs de sainteté, Pentecôte n’est pas un départ dans le temps, c’est plutôt un terme. Ce n’est pas elle qui sortira au dehors dans la force de l’Esprit pour prêcher l’Evangile au monde. La visitation de l’Esprit, descendu une première fois pour elle seule quand débutait sa mission à l’instant de l’Incarnation (Luc, I, 35), ne peut être désormais que l’annonce et la préparation de son prochain départ pour le ciel. Elle n’attend pas un recommence ment de la vie terrestre. Elle voit venir la maturation, comme l’été et la moisson de toutes les grâces que le Christ même a déposées en son âme.
Quand on dit que Marie est la réalisation suprême de l’Église, on entend que Marie est, dans l’Église, plus Mère que l’Église, plus Épouse que l’Église, plus Vierge que l’Église. On entend qu’elle est Mère, Épouse, Vierge, avant l’Église et pour l’Église; que c’est en elle surtout et par elle que l’Église est Mère, Épouse, Vierge. C’est par une excellence mystérieuse qui se diffuse à partir de Marie que l’Église peut être, à son tour, si vraiment Mère, Épouse, Vierge. Dans l’ordre des grandeurs de sainteté, qui sont les grandeurs suprêmes, Marie est, autour du Christ, comme la première onde de l’Église, génératrice de toutes les autres, jusqu’à la fin du temps.
La puissance divine qui donne naissance et vie à l’Église émane de la Trinité tout entière, Père, Fils, Esprit.
Elle descend ensuite dans la sainte humanité du Christ, roi, prêtre, saint.
Enfin, depuis les jours de son Ascension, c’est en passant à travers la hiérarchie apostolique, instituée par lui, qu’elle continue de nous toucher pour former dans le monde l’Église en acte achevé. En raison de ce dernier chaînon, l’Église de Dieu, l’Église du Christ est appelée apostolique.
C’est à l’endroit où l’Église est pleinement hiérarchique, pleinement apostolique, qu’elle est pleinement sainte, pleinement une et catholique.
L’apostolicité, la sainteté, l’unité catholique, sont tout d’abord des propriétés mystérieuses, inséparables de son essence; elles sont en outre, par surcroît, des notes miraculeuses qui la signalent au monde.
Dans ce chapitre sur la hiérarchie apostolique, on parlera d’abord du rôle de la hiérarchie apostolique (I), de ses deux sortes de pouvoirs, les pouvoirs d’ordre (II) et les pouvoirs de juridiction (III), enfin de l’apostolicité comme propriété mystérieuse et con:me signe ou note miraculeuse de l’Église (IV).
C’est au moment où Dieu décide de répandre sur les hommes les faveurs suprêmes tenues en réserve pour eux dès l’éternité que paraît pleinement la loi qui présidera à toute l’économie du salut à savoir que, depuis la chute originelle, la grâce et la vérité nous seront communiquées à travers les choses visibles. Dieu s’incarne: "Le Verbe s’est fait chair et il a demeuré parmi nous, et nous avons vu sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité... Oui, de sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce. Car la Loi fut donnée par l’intermédiaire de Moïse; la grâce et la vérité nous sont venues par Jésus-Christ." (Jean, I, 14, 16-17).
Le Verbe fait chair envoie, à son tour, ses disciples dans le monde, en les revêtant de pouvoirs surnaturels et en leur pro mettant le Saint Esprit: "Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie" (Jean, XX, 21); "Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous, pour toujours, jusqu’à la fin du monde" (Mt., XXVIII, 18-20); "En vérité je vous le dis tout ce que vous lierez sur la terre sera tenu au ciel pour lié et tout ce que vous délierez sur la terre sera tenu au ciel pour délié" (Mt., XVIII, 18). Il faudra les accueillir en son nom: "Qui vous écoute, m’écoute; qui vous rejette, me rejette; et qui me rejette, rejette Celui qui m’a envoyé" (Luc, X, i6). "En vérité, en vérité, je vous le dis: qui reçoit celui que j’envoie, me reçoit; et qui me reçoit, reçoit Celui qui m’a envoyé." (Jean, XIII, 20).
Le Père, le Christ, le corps apostolique composé de Pierre et des apôtres et revêtu de la force du Saint Esprit (Act., 1, 8), le peuple: tels sont les anneaux d’une chaîne que tout l’Évangile dénonce. Il faut donc croire qu’une force extraordinaire, dont les plus beaux effets avaient été jusqu’alors comme retenus dans le sein de la Trinité, a commencé au début de notre ère à se déployer pour le salut des hommes et qu’elle descend à eux par étapes, en passant d’abord dans le Christ, voilé à nos yeux depuis la nuée lumineuse de l’Ascension, puis, du Christ, dans le corps apostolique qui est fait pour durer jusqu’à la consommation du temps afin d’enseigner et de baptiser les peuples. Cette force extraordinaire, cette puissance spirituelle sortie de Dieu, devenue jusqu’à un certain point visible par Jésus et continuant de l’être par le corps apostolique (dont les membres sont constamment remplacés comme individus, mais qui néanmoins subsiste, comme un vivant unique, à travers les générations), en sorte qu’on peut l’appeler la vertu d’apostolicité, est la cause propre de l’Église, comme le feu est la cause propre de la chaleur. Elle est toujours en acte de former dans le monde ce que saint Paul nomme le corps du Christ (Éphés., 1, 23 ; IV, 16): "La construction que vous êtes a pour fondations les apôtres et prophètes, et pour pierre d’angle le Christ Jésus lui-même. En lui toute construction s’ajuste et grandit en un temple saint, dans le Seigneur" (Éphés., II, 20-21). La pleine Église ne peut naître et fleurir qu’aux endroits précis où la Trinité, par Jésus et par le corps apostolique touche notre terre, et c’est à quoi l’on pense avant tout quand on dit qu’elle est apostolique. La religion inscrite dans l’Évangile n’est pas égalitaire, mais apostolique; ce n’est pas une religion sans intermédiaires, mais une religion de hiérarchie 1.
1. En saint Luc, X, I8 aux
soixante-douze qui reviennent de leur mission tout joyeux, Jésus dit: "Je
voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair". Le P. LAGRANGE commente ainsi
cette mystérieuse parole "Rien de plus fort sur l’intention de Jésus
d’agir, pour son oeuvre rédemptrice, par ceux qu’il investit de son autorité.
C’est sur cette volonté que repose l’Église avec sa hiérarchie". Évangile
selon saint Luc, Paris, 1921, P. 302.
Voilà certes un grand mystère. Dieu pouvait agir tout seul. Il ne lui était pas nécessaire de mêler la nature humaine toujours limitée, presque toujours pécheresse, à l’oeuvre de la sanctification du monde. Il prévoyait assez en recourant au ministère de l’homme, qu’il serait trop souvent mal servi, qu’il fournirait par surcroît à plusieurs des armes contre ses bontés. "Quoi! dit Rousseau, toujours des témoignages humains! Toujours des hommes qui me rapportent ce que d’autres hommes ont rapporté ! Que d’hommes entre Dieu et moi 2!" Et il est bien vrai que partout, entre Dieu et moi, je rencontre la nature humaine, celle d’abord du Christ envoyé par le Père, celle ensuite des apôtres et de leurs successeurs envoyés par le Christ.
Mais qui a jamais, plus que le Christ, exalté le rôle des intermédiaires dans la religion qu’il venait fonder? On voit bien, dans l’Évangile, que sa plus immédiate sollicitude, après avoir fondé le royaume de Dieu, a été non de l’étendre lui-même, mais de former ceux qui travailleraient à cette expansion. A mesure que la mort avance, il se rapproche de Jérusalem et semble concentrer peu à peu son attention sur les apôtres, sur trois d’entre eux, sur le premier de ces trois; en retour, ce sera leur tâche, quand ils seront confirmés, de lui rendre témoignage "à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre" (Act., 1, 8). C’est aux apôtres que sera réservé de faire entrer les Gentils dans l’Église. Les voilà donc qui feront, à l’extérieur, de plus grandes oeuvres que Jésus, mais ils les feront par Jésus retourné auprès du Père d’où il les assistera "En vérité, en vérité, je vous le dis celui qui croit en moi fera lui aussi les oeuvres que je fais, et il en fera de plus grandes, car je m’en vais vers le Père" (Jean, XIV, 12). C’est par eux que Jésus veut se soumettre le monde: "Je vous ai envoyés moissonner là où vous n’avez pas peiné; d’autres ont peiné et vous, vous héritez du fruit de leurs peines" (Jean, IV, 38).
2. Profession de foi du vicaire
savoyard.
Pourquoi donc une hiérarchie, le ministère d’hommes fragiles et pécheurs?
On répond habituelle ment en donnant une raison très haute, mais encore très générale, et qui s’appliquera, d’une manière proportionnelle, à tous les modes du gouvernement divin concernant soit le monde de la nature soit le monde de la grâce. Elle consiste à rappeler que si Dieu, qui connaît d’un regard direct les moindres êtres de l’univers, a choisi toutefois de les régir par une chaîne d’intermédiaires créés, c’est qu’au lieu de mouvoir les créatures comme des marionnettes, il a voulu leur communiquer non seulement l’être, mais encore la dignité causatrice 1, régir les choses inférieures par les moyennes, les moyennes par les supérieures, les enfants par les parents, les familles par les cités, les disciples par les maîtres. "Tout est à vous, dit saint Paul; mais vous, vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu" (I Cor., III, 22-23). Sainte Catherine de Sienne prête à Dieu ces paroles: "Il était en mon pouvoir de doter les hommes de tout ce qui leur était nécessaire pour le corps et pour l’âme; mais j’ai voulu qu’ils eussent besoin l’un de l’autre et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi 2."
1. Cf.
S. Thomas, I, qu. 103, a. 6.
2. Libro della divina
dottrina, Ban, 1912, p. ‘5.
Il existe cependant une raison précise et immédiate de justifier la hiérarchie chrétienne. La réponse immédiate deux actions du Christ, l’une à distance, l’autre par contact. Pour entendre cette seconde réponse, il convient de remarquer que Jésus, au cours de sa vie temporelle, pouvait agir de deux manières: ou bien à distance, ou bien par contact sensible.
On le voit dans les guérisons corporelles. Jésus peut les accomplir à distance: ainsi pour le fils du fonctionnaire royal (Jean, IV, 46-54), le serviteur du centurion (Mt., VIII, 5-13), la fille de la Syro phénicienne (Mc., VII, 24-30), les dix lépreux (Luc, XVII, 11-19). Mais le plus souvent c’est par un contact sensible, plus direct, que Jésus guérit les misères corporelles: il touche un lépreux en Gaulée (Mc., 1, 41); à Bethsaïde, il crache sur les yeux d’un aveugle et lui impose par deux fois les mains (Mc., VIII, 23-25); à Capharnaüm, il touche les yeux de deux aveugles (Mt., IX, 29); de même à Jéricho (Mt., XX, 34); il permet que la femme au flux de sang touche la frange de son vêtement (Luc, VIII, 44); il touche la civière sur laquelle on emporte le jeune homme mort (Luc, VII, 14); il prend la main de la petite fille de Jaïre (Luc, VIII, 54); il fait ôter la pierre qui ferme le tombeau de Lazare (Jean, XI, 39), etc. Et comment ne pas remarquer en même temps que Jésus se donne pour tâche, tantôt d’insister sur l’utilité de ce contact sensible, par exemple lorsqu’il met les doigts dans les oreilles d’un sourd-bègue et qu’il humecte sa langue (Mc., VII, 33); tantôt d’en faire passer la vertu par de pauvres instruments matériels tout à fait dis proportionnés à l’effet de guérison obtenu, comme lorsqu’il enduit de boue les yeux de l’aveugle de Siloé (Jean, IX, 6); tantôt d’en élargir le champ par la parole, par exemple lorsqu’il commande au paralytique de se lever (Mc., 11, 1) ou à Lazare de sortir (Jean, XI, 43)? Pourquoi enfin a-t-il voulu prolonger une absence sans laquelle Lazare ne serait pas mort (Jean, XI, 21 et 32), sinon pour nous laisser entrevoir l’efficacité privilégiée de sa présence corporelle?
Or, les guérisons corporelles, que sont-elles avant tout, sinon le symbole des spirituelles? Dès que Jésus paraît, les rayons de la grâce partent de son coeur pour illuminer au loin le monde il connaît à distance Nathanaël sous le figuier (Jean, I, 48-50) et, bien au delà, tous les vrais adorateurs en esprit et en vérité (Jean, IV, 23), toutes les brebis qui ne sont pas dans le bercail d’Israël (Jean, x, 16). Pourtant, il agit plus merveilleusement encore sur ceux qui l’approchent; il les libère du démon et les purifie de leurs péchés par une parole (Marc, I, 25; II, 5; V, 8; Jean, VIII, 1 il les désaltère (Jean, v11, 37); il les réconforte (Mt., XI, 28); il les absout (Luc, VII, 47-48); il les touche de repentir (Luc, XXII, 61-62); il rend brûlant leur coeur (Luc, XXIV, 32); il les comble (Jean, XIII, 23).
Ainsi donc, au temps de sa vie mortelle, Jésus agit de deux manières: il envoie ses grâces à l’Orient et à l’Occident, c’est l’action à distance; mais il les communique d’une manière plénière à ceux qu’il peut toucher, à l’endroit où naît l’Église dans son acte achevé, c’est l’action par contact. Elle est privilégiée.
Cette prééminence réside dans le fait que notre nature, ici-bas et tant qu’elle est blessée, a besoin d’un choc sensible pour être réveillée connaturellement à la vie de la grâce. Et c’est pour quoi, lorsque le Christ a voulu nous communiquer les faveurs suprêmes, il nous a touchés d’une manière sensible.
D’abord à travers ses apparences naturelles quand il a vécu au milieu de nous. Ici vaut le mot de Jésus à Angèle de Foligno: Ce n’est pas par comédie que je t’ai aimée; ce n’est pas par simulation que je t’ai servie; ce n’est pas de loin que je t’ai touchée 1."
Puis à travers les apparences empruntées de la hiérarchie.
1. Le livre de la Bse Angèle de
Foligno, texte latin, 1925, p. 132.
Mais maintenant que Jésus a été enlevé au ciel, l’action à distance lui sera-t-elle seule possible? Sera-ce la fin de son action par contact et des grâces de plénitude dont elle était porteuse? Non, car avant de nous quitter, il a voulu qu’il y eût toujours, au milieu de nous, des hommes revêtus de pouvoirs divins, par lesquels l’action qu’il exerce du haut du ciel pourrait être conduite sensiblement jusqu’à nous et continuer de nous atteindre de la manière qui nous est le plus adaptée, par la voie d’un contact direct. Ce sont les pouvoirs hiérarchiques: loin de se substituer à l’action du Christ, ils se subordonnent à elle pour la véhiculer en quelque sorte à travers le temps et l’espace.
La hiérarchie a été instituée pour prolonger le contact sensible par lequel le Christ a voulu toucher nos blessures pour les guérir. Et c’est pourquoi les Pères et les Docteurs présentent constamment sa médiation comme un remède à nos péchés. Elle n’aurait eu aucune raison d’être dans l’état de justice originelle Elle en aura moins encore dans l’état de la nature glorifiée: toutes nos infirmités se seront évanouies. De ce fait, l’action du Christ à distance égalera son action par contact, elle pourra pénétrer en nous avec la même aisance et la même connaturalité. Alors la hiérarchie visible ne servira plus de rien. "Quand sera venu l’achèvement, l’usage des sacrements cessera; car les bienheureux, dans la gloire céleste, n’ont plus besoin du remède sacramentel; ils se réjouis sent en effet sans fin dans la présence de Dieu, contemplant sa gloire face à face; et, transformés de clarté en clarté en l’abîme de la Déité, ils goûtent le Verbe de Dieu fait chair, tel qu’il était au commencement et qu’il demeure pour l’éternité 2."
Les pouvoirs hiérarchiques sont essentiellement ministériels, c’est-à-dire transmetteurs. Ils resteraient sans effet si la puissance de l’Esprit saint et du Christ prêtre et roi ne venaient chaque fois les toucher pour les animer.
Ils comprennent deux sortes de pouvoirs: les pouvoirs d’ordre, transmetteurs de grâce; les pouvoirs de juridiction, transmetteurs de vérité.
1. S. THOMAS III, qu.
61, a. 2.
2. De imitatione Christi, livre
IV, ch. 2.
On parlera du pouvoir cultuel commun à tous les membres de l’Église (1); du pouvoir d’ordre (2); du rôle du pouvoir d’ordre dans l’Église (3).
Le pouvoir d’ordre n’est que la plus haute réalisation, réservée à la hiérarchie, d’un pouvoir plus général et très mystérieux, le pouvoir cultuel, appelé aussi pouvoir sacramentel, dont les deux réalisations inférieures, conférées l’une par le baptême, l’autre par la confirmation, vont s’étendre communément à tous les fidèles et de la sorte marquer l’Église tout entière.
Le pouvoir cultuel est une dérivation dans l’Église du sacerdoce du Christ. Car le Christ est Prêtre. Son pouvoir sacerdotal, de soi mystérieux et invisible, il l’a manifesté au dehors lorsque, instaurant le culte de la Loi nouvelle sur les ruines de celui de la Loi ancienne, il a donné à sa mort en croix le caractère d’une offrande sacrificielle définitive, d’une liturgie suprême, à laquelle tous les fidèles des âges futurs devraient participer et dont les plus beaux fruits de grâce seraient reversés sur le monde et conduits jusqu’à chaque fidèle par les canaux du baptême, de l’eucharistie, des autres sacrements.
Il y aura donc, tout au long de l’histoire, des hommes incorporés au Christ prêtre, participant à l’onction spirituelle de son sacerdoce souverain, entraînés dans le sillage de sa divine liturgie. L’action médiatrice cultuelle du chef pourra se transmettre et se diffuser dans tout le Corps. Achevée en un coup du côté du Sauveur, elle reste en effet inachevée du côté de ceux qui, étant ses membres, doivent au cours des âges continuer de travailler, par lui, avec lui, en lui, au salut du monde. Elle est entrée dans le temps pour y rester réellement et constamment présente, non pour en être arrachée aussitôt, ne laissant aux hommes qu’un souvenir, fût-ce le plus divin des souvenirs. Voilà le mystère du sacerdoce premier du Chef, suscitant le sacerdoce purement ministériel et secondaire des membres, et du Corps qui est l’Église. L'Église n’existera dans sa plénitude qu’à l’endroit où le sacerdoce du Christ, à travers le culte chrétien, continuera de s’exercer.
Les actes cultuels d’une Église consacrée pour continuer validement dans le monde le culte inauguré par le Christ prêtre se disposent selon trois cercles concentriques: au coeur le sacrifice rédempteur, puis les sacrements, puis les offices et prières publiques.
Avant tout, l’Église répète le rite non sanglant de la cène qui possède la vertu de véhiculer jusqu’à nous l’unique sacrifice sanglant: "Faites ceci en mémoire de moi" (Luc, XXII, 19). "La coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas communion au sang du Christ? Le pain que nous rompons n’est-il pas communion au corps du Christ" (I Cor., X, x6). "Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne" (I Cor., XI, 26).
Puis elle pourvoit à la dispensation et à la réception valide des sacrements: "Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé" (Marc, XVI, i6). "Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit..." (Mt., XXVIII, 19). Aux Samaritains qui avaient déjà été baptisés au nom du Seigneur Jésus, Pierre et Jean imposent les mains pour qu’ils reçoivent le Saint Esprit (Actes, VIII, 15-17). Paul impose les mains à Timothée (II Tim., I, 6).
Enfin elle institue des prières publiques, des sacramentaux, des offices liturgiques: "Là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux" (Mt., XVIII, 20). "Tous dans un même esprit persévéraient dans la prière avec les femmes, et Marie Mère de Jésus, et avec ses frères" (Actes, I, 14).
Le culte chrétien est identique à travers les âges à cause de la présence même du Christ qui agit en ses membres pour le perpétuer. "Toujours il reste le même, toujours il consiste à donner une sorte de pérennité aux gestes de Jésus. C’est toujours, à la messe, la croix qui se lève; c’est toujours, au baptême, la mort et la résurrection du Sauveur qui s’accomplissent; c’est toujours, dans la confession, le sang du Rédempteur qui coule; bref, c’est toujours lui qui confère les sacrements, par le ministère des prêtres. C’est toujours la vie du Christ qui fait le fond de l’année liturgique. L’Avent, Noël, le Carême, Pâques ne sont que son histoire à lui, qui continue dans le peuple chrétien 1."
En même temps qu’il perpétue la visite du Christ souffrant, le culte chrétien annonce la parousie du Christ glorieux. Il est chargé de souvenirs, mais ces souvenirs sont des promesses. S’il commémore le passé, c’est pour hâter l’avenir: "Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le royaume de mon Père" (Mt., XXVI, 29). Saint Paul écrit "Toutes les fois que vous mangez ce pain et buvez ce calice, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne" (I Cor., XI, 26).
Le culte chrétien doit porter la double empreinte simultanée de la croix du Christ et de la gloire du Christ être à la fois messianique et eschatologique.
1. Émile MERSCH, La théologie du
corps mystique, Paris, 1944, t. II, p.239.
A la divine liturgie de la rédemption, tous les hommes, pour être sauvés, doivent se rattacher de quelque manière. Tous ceux qui, dans le secret de leur coeur, sont atteints par la grâce rédemptrice, participent au sacerdoce du Christ quand bien même ils l’ignoreraient ou le méconnaîtraient invinciblement, en ce sens que la grâce est le fruit suprême de son sacerdoce.
Mais s’il s’agit de participer non pas seulement à l’effet ou au fruit, mais à l’exercice même de ce sacerdoce, une spiritualisation nouvelle, un pouvoir distinct est requis. Un usage traditionnel, immémorial, constant, dont les racines apparaissent dans l’Écriture elle-même, nous manifeste que tous les croyants, même s’ils sont saints, ne peuvent pas indifféremment prononcer d’une manière valide, sur le pain et le vin, les paroles eucharistiques, ni imposer les mains aux baptisés; tous, de même, ne peuvent être admis à l’eucharistie ou aux autres sacrements
"Que personne ne mange ni ne boive de votre eucharistie si ce n’est les baptisés au nom du Seigneur", est-il écrit par exemple dans la Didachè (IX, 5).
Les actes essentiels du culte chrétien présupposent chez celui qui les exerce un pouvoir sans quoi ils seraient inefficaces et non valides. Pouvoir qui s’obtient par la réception effective de certains sacrements et c’est pourquoi il peut s’appeler pouvoir sacramentel, caractère sacramentel. Il consiste dans un sacre, dans une consécration.
Si tous les sacrements sanctifient en ce sens premier et principal qu’ils confèrent la grâce, trois sacrements, le baptême, la confirmation et l’ordre, sanctifient en outre en ce sens qu’ils confèrent un pouvoir cultuel ou sacramentel, une consécration 1.
Le baptême imprime dans l’âme la première des consécrations chrétiennes. Si, comme le déclare saint Paul, le baptisé est incorporé au Christ au point de devenir "un même être" avec lui (Rom., VI, 1-11), c’est sans doute d’abord parce qu’il meurt au péché et naît par le baptême à la vie surnaturelle de la grâce. Mais c’est encore en raison du pouvoir cultuel qui lui est alors conféré. Le baptisé, en effet, a le pouvoir de coopérer liturgiquement au sacrifice de la messe; il peut y être non seulement un spectateur et un assistant, mais un acteur et un participant on en trouverait un signe dans la forme collective des prières du canon, ou encore dans l’ancien usage de renvoyer les catéchumènes avant l’offertoire. Le baptisé peut encore recevoir validement les autres sacrements chrétiens, qui seront autant de canaux de la grâce; dans le sacrement de mariage, il agit lui-même comme ministre et instrument de la grâce.
Une seconde consécration chrétienne achève et parfait la consécration baptismale. Elle est donnée à la confirmation. Elle prépare plus immédiatement le chrétien à la réception valide des autres sacrements. Elle lui permet de continuer dans le monde au nom de l’Église tout entière le témoignage public, extérieur, liturgique, que le Christ est venu rendre à la Vérité (Jean, XVIII, 37), et qui, depuis Pentecôte, ne s’éteindra plus.
La troisième consécration est celle du pouvoir d’ordre; elle appartient déjà aux pouvoirs hiérarchiques.
1. Le mariage et
l’extrême-onction confèrent eux aussi une sorte de consécration, mais qui n’est
durable que pour une situation donnée ils consacrent les chrétiens en vue des
tâches du mariage et pour le combat de l’agonie. Aussi ne peuvent-ils être
réitérés durant la vie des époux ou durant le même danger de mort.
Ces consécrations, sans lesquelles le culte chrétien serait interrompu — et les hommes privés par voie de conséquence des grâces les plus précieuses et les plus aptes à les conformer au Christ —, sont en elles-mêmes distinctes de la grâce sacramentelle. Celle-ci peut se perdre, celles-là sont inamissibles et c’est pourquoi les sacrements par lesquels un caractère sacramentel est conféré ne sont pas réitérables. La grâce transforme et perfectionne l’homme immédiatement dans la ligne de la sainteté morale et de la vie éternelle ; les pouvoirs ou caractères sacramentels perfectionnent l’homme immédiate ment en vue de l’exercice valide du culte chrétien. Cet exercice pourra demeurer valide même quand les ministres seront pécheurs.
Dans le monde païen on verra la notion de consécration se substituer peu à peu à la notion de sainteté morale et prétendre la supplanter.
Le protestantisme, par une erreur contraire, tend à éliminer la notion de consécration ou de pouvoir sacramentel pour lui substituer celle de sainteté morale.
La doctrine traditionnelle, vivante soit dans les Églises orthodoxes soit dans le catholicisme, reconnaît que l’ordre de la sainteté morale et celui de la consécration cultuelle sont tous deux, mais à des titres divers, essentiels au christianisme qui, loin de les opposer, concilie divinement en lui les notions de culte et de morale, de validité et de grâce, de consécration et de sainteté.
Pareil à ce parfum qui descend de la tête d’Aaron jusqu’aux franges de son vêtement, le sacerdoce du Christ se répand par degrés dans toute l’Église, chez les clercs et les laïques.
Déjà, mais en un sens impropre, toutes les âmes qui sont dans la grâce participent au sacerdoce du Christ, car la grâce est le fruit du sacerdoce du Christ.
Mais les âmes qui par la consécration du baptême puis par celle de la confirmation ont été vouées au culte chrétien participent déjà en un sens propre au sacerdoce du Christ, bien que d’une manière non hiérarchique. Elles peuvent non seulement au premier titre, mais encore au second, dire la louange à Jésus:
"Il nous aime et nous a lavés de nos péchés par son sang, il a fait de nous des rois et des prêtres pour son Dieu et Père" (Apoc., 1, 5-6). Et entendre la révélation du prince des apôtres:
"Pour vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple d’acquisition, pour annoncer les louanges de Celui qui nous a appelés des ténèbres à son admirable lumière" (I Pierre, n, 9). Elles ont le pouvoir d’intervenir efficacement dans la grande liturgie rédemptrice instaurée par le Christ en tête de l’Alliance définitive et perpétuée par le ministère des générations successives.
Quand l’Écriture dit des baptisés qu’ils sont "marqués du sceau de l’Esprit saint"(Éphés., I, 13; IV, 30), que le Corps du Christ tout entier "reçoit concorde et cohésion par toutes sortes de jointures qui le nourrissent et l’actionnent selon le rôle de chaque partie, opérant ainsi sa croissance et se construisant lui-même, dans la charité" (Éphés., IV, 16), elle signifie, outre la sigillation de la grâce, qui prépare à la vie du ciel, la sigillation des pouvoirs cultuels, qui permettent d’accomplir validement ici-bas les actes du culte de l’Église militante.
En plus des pouvoirs donnés par le baptême et par la confirmation, il est un troisième pouvoir, venant de l’ordre, et qui n’est point donné à tous.
C’est le pouvoir, d’une part, de consacrer le vrai corps et le vrai sang du Seigneur; et, d’autre part, de préparer les fidèles à le recevoir en leur dispensant les autres sacrements, notamment celui de pénitence, afin que ne s’éteigne pas, dans le monde, le sacerdoce du Christ en croix. Ce pouvoir peut être exercé validement même par des indignes. Il réside dans l’âme à la manière d’une marque spirituelle indélébile, en sorte que l’homme qui est une fois prêtre ne peut plus redevenir laïque et que le sacrement qui confère ce pouvoir n’est pas réitérable. Tel est l’essentiel de la doctrine du concile de Trente sur la nature du pouvoir d’ordre 1. Avec lui commence la hiérarchie.
1. Concile de Trente, Session
VII, can. 9, 10, 12; Session XIV, can. ro; Sess., XXII, ch. 1 ; Sess., XXIII,
can. r et suiv.
Les grands traits de cette doctrine sont visibles dans l’Écriture. Celle-ci nous montre le Christ conférant aux apôtres des pouvoirs réservés. Il les charge de consacrer le pain et le vin en son corps et en son sang (Luc, XXXI, 19; I Cor., XI, 24-25), de remettre les péchés (Jean, XX, 21-23); de baptiser tous les peuples jusqu’à la fin des temps (Marc, XVI, 15, Mt. fin), et sans doute toute personne peut être ministre extraordinaire du baptême; mais le même enseignement traditionnel qui nous l’apprend nous dit que le baptême a pour ministres ordinaires ceux qui sont ordonnés. Le diacre Philippe baptise les Samaritains, mais il ne peut leur imposer les mains pour faire descendre sur eux le Saint Esprit: c’est là un pouvoir réservé aux apôtres, qui enverront Pierre et Jean en Samarie (Act., VIII, 13-17). A Ephèse, c’est Paul qui impose les mains aux néophytes pour leur donner le Saint Esprit (Act., XIX, 6). Saint Jacques ordonne aux malades de mander les presbytres de l’Église pour recevoir de leurs mains l’onction d’huile au nom du Seigneur (Jacques, V, 14).
L’Écriture enfin parle de la transmission et de la permanence du pouvoir d’ordre. "Ne néglige pas le don spirituel qui est en toi, qui t’a été conféré par une intervention prophétique accompagnée de l’imposition des mains du collège des presbytres" écrit saint Paul à Timothée (I Tim., IV, 14). La prophétie a désigné Timothée (cf. I Tim., I, i8): mais l’imposition des mains a mis en lui un don, qui sera permanent. D’où l’exhortation de Paul: "Je t’invite à raviver le don que Dieu a déposé en toi par l’imposition de mes mains" (II Tim., 1, 6). D’où encore le pouvoir qu’aura Timothée d’imposer les mains à son tour, mais avec discernement, à d’autres sujets (I Tim., V, 22). Il en sera de même de Tite (Tit., I, 5-9).
Telle est la doctrine à laquelle saint Augustin fait écho. Certains hérétiques pensaient que, si le pouvoir reçu au baptême subsiste dans les apostats, il n’en est pas de même du pouvoir d’ordre qui permet de le conférer solennellement. Saint Augustin répond que l’un et l’autre pouvoirs sont également inamissibles: "L’un et l’autre sont des sacrements; l’un et l’autre sont conférés par une consécration; le premier lorsqu’on baptise; le second lorsqu’on ordonne. C’est pourquoi, dans la Catholica, il est interdit de les réitérer. 1". Le pouvoir d’ordre est donc, pour saint Augustin, un caractère ineffaçable qui subsiste et demeure efficace même chez les indignes. Avec saint Augustin, la doctrine des caractères sacramentels est acquise pour la théologie. Mais le grand docteur n’a pas innové. Entre l’Écriture et lui, une chaîne ininterrompue de témoignages, passant par la Didachè, saint Clément de Rome, saint Ignace d’Antioche, nous montre l’existence d’une hiérarchie ordonnée à la célébration du culte chrétien. Quand Tertullien, qui d’abord avait reproché à bon droit aux hérétiques de transférer le pouvoir sacerdotal aux laïques non plus par une consécration, mais par une simple "injonction", en viendra plus tard à soutenir lui-même que le pouvoir d’ordre appartient à tous les hommes et que les laïques peuvent célébrer validement l’eucharistie et remettre les péchés, c’est lui qui fera figure de novateur 2.
1. Contra epistolam Parmeniani,
lib. II, n° 28.
2. Cf. Pierre BATIFFOL, L’Église
naissante et le catholicisme, Paris, 1911, p. 351.
Le pouvoir d’ordre est un pouvoir multiple qui comporte trois degrés: "En vertu d’une institution divine, la hiérarchie sacrée comprend, dans la ligne de l’ordre, des évêques, des prêtres et des ministres.1"
Les apôtres confient à des diacres, à Jérusalem, le ministère des tables (Act., VI, 2-6). Nous voyons ces mêmes diacres prêcher avec Étienne (Act., VII) et baptiser avec Philippe (VIII, 12). Ils sont actifs dans les Eglises des Gentils à Philippes (Philip., I, 1) et à Éphèse (I Tim., I11, 8-10). Les apôtres semblent les avoir institués par l’imposition des mains 2. Aujourd’hui, l’ordination des diacres se fait par l’imposition des mains de l’évêque et les paroles: "Répandez sur lui, nous vous en prions, Seigneur, l’Esprit saint ; qu’il le fortifie par les sept dons de votre grâce et lui donne de s’acquitter avec fidélité de l’oeuvre de votre ministère 3."
Les prêtres ont pouvoir sur le corps propre du Christ, c’est-à-dire le pouvoir de consacrer l’eucharistie. C’est là leur fonction suprême. Si, au moment de la consécration, le prêtre ne dit pas: ceci est le corps de Jésus, ceci est le sang de Jésus mais, au nom même de Jésus: "Ceci est mon corps, ceci est mon sang", c’est pour confesser qu’à cet instant redoutable, sa propre médiation personnelle n’est qu’un pur instrument et qu’elle s’efface tout entière devant le Christ. La suprême fonction du prêtre en tant que tel est ainsi de disparaître devant le Christ qu’il offre à Dieu et qu’il donne au monde. La fonction secondaire des prêtres concernera non plus le corps réel du Christ, mais son Corps mystique: elle sera d’amener le peuple de Dieu jusqu’à l’eucharistie. A cette fin, il leur est concédé le pouvoir de purifier les âmes soit du péché par le sacrement de pénitence, (Jean, XX, 21-23), soit des restes du péché par le sacrement d’extrême-onction (Jacques, V, 14). Ils sont ministres ordinaires du baptême, et peuvent être ministres extraordinaires de la confirmation (et même de la prêtrise) par une concession spéciale du souverain pontife. Aujourd’hui l’ordination des prêtres se fait par la première imposition des mains de l’évêque faite en silence (mais non par la continuation de cette imposition où l’on étend la main droite) et par les paroles suivantes de la Préface: "Donnez, nous vous en prions, Père tout-puissant, à votre serviteur ici présent la dignité de la prêtrise; renouvelez en son coeur l’esprit de sainteté, pour qu’il s’acquitte de la charge du second degré hiérarchique (le premier est l’épiscopat) que vous lui confiez, et que l’exemple de sa vie corrige les moeurs."
1. Code de Droit Canon, can. 108,
§ 3.
2. CAJETAN, Opuscule
De modo tradendi seu suscipiendi sacros ordines.
3. Pie XII, Constitution
apostolique du 30 novembre 1947.
Les évêques reçoivent la plénitude du sacerdoce. Sans doute, s’il s’agit de consacrer l’eucharistie, l’évêque n’est pas supérieur au prêtre. Mais il est ministre ordinaire de la confirmation et de l’ordre: ce qui signifie que, même schismatique, un évêque pourrait conférer validement ces deux sacrements. S’il faut dire du pouvoir sacerdotal ce que l’on dit des vivants, qu’ils n’atteignent leur perfection qu’au moment où ils sont en état de se reproduire, il résulte que c’est dans l’évêque que réside la plénitude du sacerdoce. C’est par l’évêque que se transmet d’âge en âge, depuis les apôtres, par une succession ininterrompue appelée succession apostolique, le pouvoir qui assure la permanence du sacrifice de la croix et la dispensation des sacrements de la Loi nouvelle. Aujourd’hui, l’ordination de l’évêque se fait par l’imposition des mains de l’évêque consécrateur et les paroles suivantes de la Préface: "Donnez à votre prêtre la plénitude de votre ministère, et sanctifiez par la rosée de l’onction céleste celui que vous avez paré des ornements de l’honneur suprême."
Jésus est prêtre au sens où jamais personne d’autre ne sera prêtre. Ceux qu’on appelle aujourd’hui de ce nom ne sont que les véhicules de son irremplaçable sacerdoce, les dispensateurs de sa rédemption, le lieu de passage par où il a voulu qu’elle descendît au peuple. Le pouvoir d’ordre est une qualité permanente qui n’est point par elle seule active, mais qui, à la manière d’un instrument, a besoin de recevoir à chaque fois du Christ la vertu qui l’appliquera à produire son effet. C’est la puissance divine qui utilise le pouvoir d’ordre. Ce n’est pas, comme nous le font dire les protestants, des libéraux jusqu’à Karl Barth, et avec eux tous ceux qui voient dans les sacrements une oeuvre de magie ou dans l’Incarnation une vénération païenne, ce n’est pas le pouvoir d’ordre qui "utilise" et qui "se soumet" la toute-puissance divine. Les prêtres sont, dans la main du Christ qui agit du haut des cieux, un peu ce que serait, dans la main de l’écrivain, la plume trempée d’encre, prête à l’usage, appelant en quelque sorte la libre motion de l’écrivain. Le pouvoir d’ordre est, par rapport au pouvoir sacerdotal du Christ, un pouvoir purement instrumental. Ce qui passe au monde à travers lui, ce n’est pas la pauvreté du ministre, mais la richesse du Christ. Et quand le ministre serait indigne, quand la hiérarchie serait envahie par le mal, quand Judas dispenserait le don du Christ, le don du Christ continue rait de passer. II trouvera toujours des coeurs ouverts pour le recevoir, une terre fertile et profonde où enfoncer des racines.
Ce qui compte avant tout, c’est la permanence, au coeur de l’Église, du sacrifice unique auquel est suspendu le salut du monde. C’est que ne cesse pas d’être offert aux affamés le Pain sans lequel on n’a pas la vie, et sans lequel le chrétien ne peut pas vivre par le Christ comme le Christ vit par le Père. C’est pour cela que le pouvoir d’ordre a été donné à l’Église. Et s’il est réservé à quelques-uns, c’est qu’il n’est qu’un service et que sa suprême raison est de distribuer au monde les richesses bien plus précieuses de la vie divine. En présence des richesses du sacrifice de la messe et des sacrements de la Loi nouvelle, il n’y a plus, chez les chrétiens, d’autre inégalité que celle de leur désir et de leur amour, de leur faim et de leur soif. Ce n’est pas le degré hiérarchique, c’est le degré de pauvreté, d’humilité, d’abnégation, de souffrance, de magnanimité qui compte seul. Le pouvoir de frapper le rocher n’aurait pas, au désert de Smn, désaltéré Moïse, mais l’eau elle-même qui jaillit avec abondance, et où il put boire comme tout le peuple. Pareillement, le pouvoir d’ordre ne saurait sanctifier à lui seul ceux qui sont en hiérarchie, mais la grâce, issue de ce pouvoir, et qu’ils peuvent recevoir aux mêmes conditions que tout le peuple chrétien. Le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction relèvent des grandeurs de hiérarchie: elles sont au service des grandeurs de sainteté.
On parlera des privilèges donnés aux apôtres pour la durée de la formation de l’Église (1); du pouvoir juridictionnel suprême donné à Pierre pour centrer l’Église et la conserver (2); du pouvoir juridictionnel subordonné que les apôtres transmettent à leurs successeurs (3); du pape, dépositaire de la juridiction souveraine sur l’Église universelle (4); des diverses instances du pouvoir juridictionnel et des divers degrés de son assistance (5).
Jésus, qui s’est livré pour son Église, a voulu la former de ses mains. Il est lui-même sa "pierre d’angle" (Mt., XXI, 42; Act., IV, 1), sa base première "De fondement, nul n’en peut poser d’autre que celui qui s’y trouve, à savoir Jésus-Christ" (I Cor., III, 11). Il lui a donné lui-même les sacrements qui la vivifient, il a établi lui-même directement la structure fondamentale et durable suivant laquelle elle aurait à régir par lui et à conduire vers lui les hommes.
Mais cette Église, dont les éléments essentiels sont l’oeuvre directe du Christ, il fallait qu’elle fût comme lancée dans le monde, il fallait qu’elle reçût une première impulsion, un premier élan qui la porterait jusqu’à la fin des âges. Jésus a voulu que cet élan passât par elle-même, qu’il lui f transmis par ses premiers chefs. Quand il aura quitté ce monde, il leur enverra son Esprit et fera d’eux ses associés pour achever de former et "planter" l’Église. Saint Paul écrit aux Éphésiens "La construction que vous êtes a pour fondation les apôtres et les prophètes, et pour pierre d’angle le Christ Jésus lui-même (II, 20). Dans l’Apocalypse, l’apôtre saint Jean voit la Jérusalem éternelle reposant "sur douze assises portant chacune le nom de l’un des douze Apôtres de l’Agneau" (XXI, 14). Les apôtres communiqueront à l’Église l’empreinte qu’elle gardera jusqu’à la consommation des siècles. C’est la raison de leurs privilèges apostoliques, de leurs pouvoirs juridictionnels extraordinaires et exceptionnels. Ils ont reçu le pouvoir d’ordre directement du Christ le jeudi saint (Luc XXII, 19). Quels sont, dans la ligne de la juridiction, leurs pouvoirs apostoliques privilégiés?
Quand Pierre décide de remplacer dans le collège des Douze l’apôtre qui avait trahi, il déclare: "Il faut donc que, de ces hommes qui nous ont accompagnés tout le temps que le Seigneur Jésus a vécu au milieu de nous, en commençant au baptême de Jean jusqu’au jour où il nous fut enlevé, il y en ait un qui devienne avec nous témoin de sa résurrection" (Act., I, 21-22). C’est comme "témoins oculaires de sa majesté" (II Pierre, I, 16) que les apôtres ont fait connaître la puissance et l’avènement de Jésus-Christ. Et saint Jean écrira "Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie..., ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ" (I Jean, 1, I-3). Ainsi les apôtres nous rattachent-ils directement au Christ qu’ils ont touché, avec lequel ils ont vécu, et pour lequel ils brûlent d’un amour que le martyre viendra sceller: En même temps que princes de la hiérarchie, ils seront princes de la charité.
Seul Dieu, Auteur de la grâce, a le pouvoir premier d’instituer les sacrements, canaux de la grâce (pouvoir d’autorité). Le Christ a, comme homme et chef de l’Église, un pouvoir dérivé de les instituer (pouvoir d’excellence). Il ne le communique pas aux apôtres; il institue lui-même tous les sacrements.
Il promulgue en outre ceux qui seront d’une plus grande difficulté à être crus: le Baptême, l’Eucharistie, l’Ordre, la Pénitence. Il va jusqu’à annoncer d’avance ‘le baptême à Nicodème (Jean, Itt, 1 et suiv.), l’eucharistie aux Juifs de Capharnaüm (Jean, VI).
Mais il laisse aux apôtres le soin de promulguer, c’est-à-dire de notifier, de rendre obligatoires, les autres sacrements. C’est ainsi que la Confirmation ne nous est pleinement connue que par les Actes (VIII, 1 XIX, 6); l’Extrême-Onction par l’épître de saint Jacques (V, 14); la dignité du Mariage par celle de saint Paul aux Éphésiens (V, 21 et suiv.).
Jésus leur avait promis l’Esprit qui devrait, au jour de Pentecôte, les conduire vers la vérité tout entière" (Jean, XVI, 13). Saint Paul écrit aux Éphésiens: "A me lire, vous pouvez vous rendre compte de l’intelligence que j’ai du Mystère du Christ. Ce Mystère n’avait pas été communiqué aux hommes des temps passés comme il vient d’être révélé maintenant à ses saints apôtres et prophètes, dans l’Esprit... A moi, le moindre de tous les saints, a- été confiée cette grâce-là, d’annoncer aux Gentils l’insondable richesse du Christ et de mettre en pleine lumière la dispensation du Mystère tenu caché depuis les siècles en Dieu, le Créateur de toutes choses..." (III, 4-9). Et c’est pour quoi les apôtres ont pu être chargés de manifester au monde des vérités nouvelles, lesquelles, loin certes de heurter et de contredire la foi ancienne, venaient l’expliquer et l’approfondir, mais qui jusqu’alors étaient restées inouïes.
Formés par le Christ, instruits par l’Esprit, ils ont eu par voie de révélation (apocalypsis), en leur qualité de maîtres de la doctrine évangélique et de fondements de l’Église, une connaissance suprême, exceptionnelle du mystère du Christ, qui non seulement assumait dans une intuition supérieure le sens explicite et immédiatement saisissable du dépôt livré par eux à l’Église, mais encore dépassait en profondeur tout ce que l’Église, assistée par l’Esprit saint, pourrait découvrir au cours des siècles en explicitant et en désenveloppant ce premier dépôt. On ne veut pas dire par là que les apôtres portaient dans leur esprit la formulation expresse de tous les dogmes qui seraient promulgués dans la suite des siècles et qu’ils en "dérobaient" la connaissance à leurs contemporains, mais qu’ils ont tenu sous le regard de leur foi tout le contenu révélé, dans la richesse suréminente d’une illumination prophétique indivise, reçue en eux d’une manière infuse, qu’il leur était impossible de transmettre telle quelle, et qu’ils avaient en conséquence à traduire à l’usage des fidèles par un effort de formulation vivant et progressif, d’ailleurs conditionné par toutes sortes de circonstances historiques. Leur connaissance du dépôt était non pas entièrement explicitée, mais immédiatement explicitable. Supposons, pour illustrer notre pensée, que les Corinthiens, au lieu de provoquer saint Paul à parler du mariage ou de la Cène, ‘aient été amenés à lui demander si la Mère de Dieu avait contracté le péché originel: cette question que Julien d’Éclane posera à saint Augustin et qui fera hésiter le docteur africain, l’apôtre ne l’aurait pas éludée; dans la lumière qui illuminait d’en haut l’ensemble de l’économie du salut, il aurait su affirmer à la fois l’universalité de la rédemption du Christ et la sainteté sans tache de celle qui fut sa Mère.
L’avenir — qu’on pense aux vues de l’Apocalypse sur les destinées de l’Église, de l’épître aux Romains sur le sort des Juifs — leur fut alors découvert. Du moins pour ce qui touche à la substance des mystères de la foi. Pourtant ce ne fut pas, du moins ordinairement, pour le détail des événements contingents; ils hésitent au moment d’agréger à l’Église les premiers Gentils; ils ignorent la date de la fin du monde.
C’est la dignité inégalable de la connaissance apostolique que l’Église entend sauvegarder quand elle condamne l’erreur assurant que "la révélation constituant l’objet de la foi catholique, ne s’est point terminée avec les apôtres 1". Cette doctrine est d’ailleurs l’une des premières que les apologistes auront à défendre. Vers la fin du second siècle, aux gnostiques qui déjà accusaient les apôtres d’avoir "mêlé aux paroles du Sauveur des idées légalistes", saint Irénée répondait qu’a il n’est pas permis de dire que les apôtres ont prêché avant d’avoir une con naissance parfaite de l’économie du salut, comme certains l’osent faire, qui se glorifient de les corriger. Car quand notre Seigneur fut ressuscité des morts, quand ils furent revêtus de la force de l’Esprit saint venant d’en haut, ils furent comblés de tous les dons et ils reçurent la perfection de la connaissance; c’est alors qu’ils s’en allèrent jusqu’aux confins de la terre, répandant la bonne nouvelle de tous les biens que nous envoie Dieu, et annonçant aux hommes la paix du ciel. Tous et chacun, en effet, possédaient également l’Évangile de Dieu 2".
1. Décret Lamentabili, prop. 21,
3 juin 1907 ; Denz, n 2021.
2. Adversus haereses,
lib. III, cap. I, n° 1.
Une assistance miraculeuse leur permet de donner du dépôt révélé une expression orale ou écrite si fidèle qu’il faut dire que Dieu même a parlé par leur bouche. "C’est comme si Dieu exhortait par nous", peut écrire Paul aux Corinthiens (II Cor., V, 20); et encore: "Je vous rappelle, frères, l’Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu et dans lequel vous demeurez fermes, par lequel aussi vous serez sauvés si vous le gardez tel que je vous l’ai annoncé" (I Cor., XV, I-2). Il s’ensuit que, lorsqu’ils prendront la plume pour annoncer la bonne nouvelle, c’est Dieu même qu’il faudra regarder comme l’auteur responsable de leurs écrits "Aucune prophétie d’Écriture n’est objet d’explication personnelle; ce n’est pas d’une volonté humaine qu’est jamais venue une prophétie, c’est poussé par l’Esprit saint que des hommes ont parlé de la part de Dieu" (II Pierre, I, 20-21).
L’assistance miraculeuse de l’inspiration, réservée aux apôtres, et à ceux qui, comme Marc et Luc, écrivaient sous leur dépendance, signifie donc que l’Esprit saint, "par sa vertu surnaturelle, les a lui-même engagés et poussés à écrire, et, pendant qu’ils écrivaient, les a assistés de telle manière qu’il leur fût possible de saisir exactement dans leur esprit, de vouloir fidèlement reproduire et d’exprimer avec une infaillible vérité tout ce qu’il voulait, et cela seul qu’il voulait. Sinon, il ne serait pas l’auteur de toute l’Écriture 1."
Rien n’est au-dessus de la Parole de Dieu. En un sens, elle est action même de Dieu, Dieu lui-même. Mais le mystère qu’elle renferme, qui ne sera vu à découvert que dans le ciel, et qui reste objet de foi pour tous ici-bas, est livré diversement aux hommes. Les apôtres en reçoivent une communication éminente par mode de révélation et l’inspiration leur permet en outre d’en formuler au dehors quelque chose: leur message oral ou écrit, qui contiendra tout le dépôt révélé, peut être aussi appelé Parole de Dieu c’est l’Évangile, la Bonne Nouvelle, la Tradition (paradosis) 1. Pour autant, ils sont les auteurs de cette parole de Dieu destinée à tous les hommes. Tant qu’ils vivent, l’Église, qui est par eux "révélante", est au-dessus de l’Écriture "révélée". A leur mort, l’Église perd ce privilège elle cesse d’être au-dessus de l’Écriture.
1. LÉON XIII, Encyclique
Providentissimus, 18 novembre 1893.
En même temps que maîtres exceptionnels des choses à enseigner, les
apôtres sont maîtres exceptionnels des choses à entreprendre. La charge leur
est confiée d’exécuter le dessein du Christ, de planter l’Église, de
l’organiser, de la gouverner. Ils la fondent quant à son apparition dans le
temps, comme on fonde des maisons qui, une fois bâties, survivront dans la
durée. Leur pouvoir est d’ordre exécutif. Ils entre prennent des missions,
établissent partout des Églises locales, les incorporent dans l’Église
universelle, leur donnent des chefs légitimes. Sur ce point tous les apôtres
sont égaux: "La construction que vous êtes a pour fondation les apôtres et
les prophètes" (Éph., 11, 20). Paul fonde comme un sage architecte
1. Le mot Tradition est pris ici comme désignant tout le message, oral et écrit, transmis par les apôtres à l’Église primitive (1 sens). En un second sens on distinguera la Tradition de l’Écriture. Faut-il dire alors que l’essentiel du dépôt révélé est en partie dans l’Écriture et en partie dans la Tradition (thèse de la juxtaposition)? Faut-il dire plutôt que l’essentiel du dépôt révélé est déjà tout entier dans l’Écriture, mais à condition qu’elle soit lue, comme le faisait l’Église primitive, dans la lumière de la prédication des apôtres, capable d’en manifester le sens profond et authentique (thèse de la subordination du texte apostolique à la lumière apostolique)? C’est la seconde vue que nous préférerions. En un 3 sens, on appellera tradition la transmission jusqu’à nous, par le magistère divinement assisté, du dépôt reçu des apôtres par l’Église primitive. Voir notre Esquisse du développement du dogme marial, Paris, 1954, 1 partie.
l’Église de Corinthe (I Cor., III, 10) ; il évite de porter l’Évangile là où le Christ est déjà connu "pour ne point bâtir sur la fon dation posée par autrui" (Rom., XV, 20); il porte chaque jour le souci de toutes les Églises (II Cor., XI, 28).
Enfin, inconnus aux peuples auxquels ils annonçaient une Église sans passé, folie aux Gentils, scandale aux Juifs, les apôtres avaient besoin de signes pour accréditer leur mission.
Le plus éclatant, celui dont toujours ils se réclament, c’est la résurrection du Sauveur. Elle garantit la vérité des discours de Pierre à Jérusalem (Act., II, 32), de Paul à Antioche de Pisidie (XIII, 30), à Athènes (XVII, 31), à Corinthe (I Cor., XV).
Mais au nom de Jésus de Nazareth il leur fut donné de faire entendre eux-mêmes dans les miracles, selon le mot d’Augustin, "l’éloquence de Dieu", de redresser les boiteux (Act., III, 6), de guérir les malades, de chasser les démons (y, 16), de parler en langues (u, 6), de prendre des serpents (XXVIII, 3). Tout cela leur avait été promis par Jésus (Marc, XVI, 17-20).
Le pouvoir de faire des miracles ne s’éteindra pas dans l’Église de Dieu. Mais ils furent donnés alors à profusion. Il en va de la jeune Église, selon la remarque d’Augustin et de Grégoire le Grand, comme d’une nouvelle plante, qui a besoin d’être arrosée jusqu’à ce qu’elle ait pris racines dans le sol.
Tels sont les pouvoirs extraordinaires, les privilèges strictement apostoliques, que les apôtres possédaient en vue de fonder l’Église, de la planter dans le monde. Ces privilèges disparaîtront avec eux. Ils sont par essence intransmissibles.
L’apostolat est substantiellement le même chez tous les apôtres: tous pouvaient témoigner de la résurrection de Jésus, recevoir la révélation de la vérité chrétienne, écrire des livres canoniques, et, pour ce qui est de l’ordre de l’exécution, régir l’Église du Christ. Mais Pierre reçoit en outre un privilège unique qui, sur le plan du pouvoir juridictionnel, le met d’em blée au-dessus de tous les apôtres.
Nous les citons suivant l’ordre chronologique.
Dans le grand texte de saint Matthieu, XVI, 13-20, Jésus répond à la confession de foi de Simon Pierre: "Et moi je te dis: Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’Hadès ne prévaudront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux; ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux" (18-19). Pierre est le fondement sur lequel le Christ va bâtir son Église comme un édifice. Les portes de l’Hadès, c’est-à-dire les puissances de la mort ou plus certaine ment les puissances du mal, ne prévaudront pas contre elle. Il recevra le pouvoir des clefs pour ouvrir et fermer le Royaume.
Selon saint Luc, XXII, 3 I-32, les apôtres seront soumis à une grande épreuve, mais le Seigneur prie pour Pierre, c’est à lui que reviendra la mission de confirmer ses frères: "Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères." Il aura donc à affermir les apôtres eux-mêmes.
Le troisième texte, dans saint Jean, XXI, 15-17, est celui de l’apparition de Jésus au lac de Tibériade: "Après le repas, Jésus dit à Simon Pierre: Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci? Il lui répondit: Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. Jésus lui dit: Pais mes agneaux. Il lui dit une deuxième fois Simon, fils de Jean, m’aimes-tu? Il lui répondit: Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. Jésus lui dit: Pais mes brebis. Il lui dit pour la troisième fois: Simon, fils de Jean, m’aimes-tu? Pierre fut peiné de ce qu’il lui demandait pour la troisième fois: M’aimes-tu? et il lui dit: Seigneur, tu sais tout, tu sais que je t’aime. Jésus lui dit: Pais mes brebis."
Ce que l’Église catholique lit, depuis deux mille ans, dans ces textes, c’est que Jésus confère à Pierre une juridiction spirituelle souveraine, qui devra passer à ses successeurs, les pontifes romains.
Un privilège juridictionnel nouveau est confié à Pierre par l’Évangile. Il va fonder l’Église non seulement épisodiquement à la manière des autres apôtres (privilège apostolique), mais encore d’une manière permanente, ce qui va lui assigner parmi les apôtres une place à part (privilège transapostolique).
On peut fonder un édifice à la manière de l’ouvrier qui pose les fondations. Il meurt et l’édifice continue de subsister. Il fonde l’édifice épisodiquement, quant à son apparition dans le passé.
Et l’on peut fonder un édifice à la manière des fondations sur lesquelles repose le poids de la bâtisse: c’est le fonder structurellement, actuellement, quant à sa permanence dans le présent.
Tous les apôtres ont travaillé à fonder épisodiquement l’Église de la première manière: voilà leur privilège apostolique.
A Pierre seul, il est dit qu’il est le roc sur lequel reposera une Église sans cesse attaquée par les puissances de l’enfer. Il la fonde structurellement, quant à sa permanence-dans-le-pré sent: voilà son privilège transapostolique.
Le privilège apostolique est temporaire et intransmissible; il en sera différemment du privilège transapostoLique.
Le texte de saint Jean oblige à son tour, à distinguer d’une part les apôtres en tant qu’apôtres; et d’autre part les apôtres en tant que brebis du Christ, séparées de sa présence visible depuis l’Ascension, et dès lors confiées par lui à la sollicitude de Pierre, unique pasteur.
Les apôtres, comme brebis privilégiées du Christ, sont des envoyés, des légats, des ambassadeurs, ce sera une expression de saint Paul (II Cor., V, 20; Éphés., VI, 20), du Christ, pour exécuter le plan du Christ, fonder des Églises locales, les incorporer à l’Église universelle. Mais Pierre, comme pasteur, est le centre visible de coordination de cette Église universelle, le dépositaire du pouvoir universel suprême, le tenant-lieu, le vicaire du Christ pour régir les brebis du Christ.
Il a reçu mission d' "affermir ses frères" (Luc, XXII, 32), et c’est lui, en effet, que nous voyons dans le livre des Actes régir les premières démarches de l’Église universelle (11, 14, 38; III, 4, 12; IV, 8; V, 3, 15, 29, etc.).
Ce privilège est-il donné à Pierre pour durer, ou pour s’éteindre avec lui? Est-il donné à Pierre pour lui seul, ou lui est-il donné aussi pour ses successeurs, en considération de l’avenir de l’Église? Ceux qui s’opposent à la conception catholique disent que ni la notion de durée ni la notion de successeurs ne sont mentionnées dans l’Évangile. Est-ce exact?
La réponse est nette. Si le privilège donné par Jésus à Pierre seul, est non pas le pouvoir apostolique et commun de fonder l’Église quant à son apparition dans le passé, mais le pouvoir transapostolique et réservé de la fonder quant à sa permanence dans le présent, il devient clair aussitôt qu’il doit durer, dans la pensée de Jésus, autant que l’Église, que le fondement doit durer autant que l’édifice. La notion de durée et de succession est impliquée nécessairement dans la nature du privilège de Pierre, dès qu’il apparaît que Pierre doit fonder l’Église comme le roc fonde l’édifice.
Nous nous plaçons évidemment dans la perspective où le Christ est celui à qui "toute puissance a été donnée dans le ciel et sur la terre" et n’a pas ignoré le déroulement des temps qui vont de sa résurrection à son retour, de Pentecôte à la Parousie.
"Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux." Le don des clefs, écrit le P. Lagrange, est "l’investiture du pouvoir, sur toute la maison 1; le Maître garde son pouvoir souverain, mais il en délègue l’exercice à un majordome. Je mettrai sur son épaule la clef de la maison de David, et s’il ouvre, nul ne fermera, et s’il ferme nul n’ouvrira... A lui sera suspendue toute la gloire de la maison de son Père. Ce passage (d’Isaïe, XXII, 22 et 24) est appliqué par l’Apocalypse (III, 7) à Jésus lui-même. Jésus est le fondement et Pierre est le fondement; Jésus a la clef de David et Pierre a les clefs: l’autorité de Pierre est donc celle de Jésus. Les mesures qu’il prendra sur la terre comme fidèle majordome seront ratifiées dans le ciel, c’est-à-dire par Dieu". Le pouvoir juridictionnel est à deux degrés. Il y a un pouvoir juridictionnel apostolique commun aux apôtres: "En vérité, en vérité, je vous le dis: tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel" (Mt., XVIII, 18). Et il y a le pouvoir transapostolique de Pierre, à qui les mêmes paroles sont adressées singulièrement: "Ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux" (Mt., XVI, 19). A Pierre seul, il est dit qu’il aura les clefs et qu’il sera le roc.
1. M.-J. LAGRANGE, Évangile
selon saint Jean, Paris, 1925, p. 529.
Quelle attitude devait-on prendre à l’égard des rites juifs, après la mort du Christ? La difficulté naît de ce qu’on voit les mêmes apôtres, par exemple Paul et Pierre, d’une part enseigner que la Loi ancienne est périmée, d’autre part continuer çà et là de l’appliquer. Une double question se posait aux apôtres.
La première est dogmatique: à savoir que, depuis la mort du Christ, les cérémonies de la Loi ancienne ont perdu toute valeur salutaire. Sur ce point les apôtres sont unanimes.
La seconde question est prudentielle. Les rites de la Loi ancienne n’ont plus de valeur, mais Jésus les a pratiqués; on peut leur permettre de survivre pour un peu de temps, autant du moins qu’il n’y a pas à leur propos de malentendu et de scandale. L’attitude à prendre pourra varier suivant les circonstances. C’est sur ce plan prudentiel que Pierre, ayant péché par excès de condescendance à l’égard de convertis du judaïsme, est repris par Paul (Gal., II, II-14). Si Pierre pèche, ce n’est pas en observant les usages de la Loi ancienne: il le pouvait, étant Juif, c’est en scandalisant des chrétiens Gentils de peur de scandaliser des chrétiens Juifs. Paul a fait lui-même des concessions à la Loi ancienne, par exemple lors de la circoncision de Timothée. Mais, présentement, il est convaincu qu’une concession serait imprudente, funeste, et compromettrait l’oeuvre de la conversion des Gentils. Il ne conteste pas le pouvoir souverain de Pierre 1, mais son comportement actuel.
A quel titre résiste-t-il à Pierre? C’est pour ce qui regarde le bon ordre de l’Église d’Antioche et le succès de la mission auprès des Gentils. Ce domaine relevait du pouvoir donné aux apôtres en tant qu’apôtres. A ce niveau, dit saint Thomas, Paul était l’égal de Pierre.
La doctrine du concile du Vatican sur le primat de Pierre 2 — Des paroles de Matthieu, XVI, 18-19, et de Jean, XXI, 15-17, il résulte que Pierre "a été constitué, par le Christ Seigneur, premier de tous les apôtres et chef visible de toute l’Église militante". Ce que le Christ a établi pour le bien de l’Église, il le conservera jusqu’à la consommation du siècle; c’est donc "de par l’institution du Christ, et en droit divin, que Pierre aura perpétuellement des successeurs pour ce qui regarde son primat".
Ce primat représente "la puissance juridictionnelle plénière et suprême sur l’Église universelle", qui loin d’éliminer la puissance juridictionnelle propre aux évêques, est faite, à la ressemblance de la puissance royale du Christ, pour la soutenir et la surélever.
Il a, entre autres fonctions, celle d’enseigner, de confirmer les frères dans la foi (Luc, XXII, 32), et s’il doit fonder la foi d’une Église infaillible, contre laquelle les portes de l’enfer ne sauraient prévaloir, il est clair qu’il doit pouvoir, en certaines circonstances, enseigner infailliblement, non certes pour apporter des révélations nouvelles, mais pour exposer fidèle ment le dépôt, révélé une fois pour toutes par les apôtres. Les définitions du pontife romain, faites en vertu de sa suprême autorité apostolique, pour déclarer la doctrine de la foi et des moeurs qui doit être acceptée par l’Église universelle, sont irréformables, en raison de l’assistance du Christ à son vicaire, non en raison du consentement de l’Église, qui sans doute est toujours là, non pour les fonder, mais pour les accompagner. En ces circonstances solennelles seulement, on dira que le pape parle ex cathedra.
1. On a relevé les signes de déférence
multipliés de Paul à l’égard de Pierre: "Le fait que dans Gal. I, 18 ; II,
9, II, 54, et dans I Cor. I, 12; III, 22 ; IX, 5 ; XV, 5, Pierre est nommé
Céphas, n’est certes pas le moins significatif. F. M. BRAUN, Aspects nouveaux
du problème de l’Église, 1942, p. 88.
2. Constitution De Ecclesia
Christi, 18 juillet 1870.
"Le cercle parfait de l’Église universelle a besoin d’un centre unique non pas pour être parfait, mais pour être. L’Église terrestre, appelée à embrasser la multitude des nations, devait, pour rester une société réelle, opposer à toutes les divisions nationales un pouvoir universel déterminé; l’Église terrestre, qui devait entrer dans le courant de l’histoire et subir, dans ses circonstances et ses rapports extérieurs, des changements et des variations incessantes, avait besoin, pour sauvegarder son identité, d’un pouvoir essentielle ment conservateur et cependant actif, inaltérable au fond et souple dans les formes; enfin, l’Église terrestre, destinée à agir et à s’affirmer contre toutes les puissances du mal au milieu d’une humanité infirme, devait être munie d’un point d’appui absolument ferme et irréfragable, plus fort que les portes de l’enfer
Or, nous savons, d’un côté, que le Christ a prévu cette nécessité de la monarchie ecclésiastique en conférant à un seul le pouvoir suprême et indivisible de son Église; et nous voyons, d’un autre côté, que, de tous les pouvoirs ecclésiastiques du monde chrétien, il n’y en a qu’un seul et unique qui maintienne perpétuellement et invariablement son caractère central et universel et qui, en même temps, par une tradition ancienne et générale, soit spécialement rattaché à celui à qui le Christ a dit: Tu es Pierre, et sur cette pierre, j’édifierai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. "La parole du Christ ne pouvait rester sans effet dans l’histoire chrétienne; et le principal phénomène de cette histoire devait avoir une cause suffisante dans la parole de Dieu. Qu’on nous trouve donc, pour la parole du Christ à Pierre, un effet correspondant autre que la chaire de Pierre, et qu’on découvre, pour cette chaire, une cause suffisante autre que la promesse faite à Pierre.1"
Jean-Adam Moehler avait écrit: "Tu es Petrus..." cette parole a donc une force bien singulière. Le savant dans son cabinet de travail peut l’interpréter de mille manières... La science grammaticale pouvait m’enlever tout espoir de jamais en pénétrer le sens; l’histoire m’en a livré le secret 2.
1. Vladimir SOLOVIEV, La Russie
et l’Église universelle, p. 131.
2. Cité par Pierre Chaillet, S.
J., dans son introduction à L’unité de l’Église de Moehler, Paris, 1938, p. XXXV.
Que Pierre, qui est un homme et qui ne peut habiter qu’un lieu, ait été choisi comme chef de l’Église, qui est divine et qui est universelle, quelle union d’attributs en apparence contradictoires, quelle dure parole proposée à l’acceptation de nos coeurs! Pour tant, dans le christianisme, cette parole n’est pas isolée, ni étrangère! En un sens, on pourrait dire qu’elle sonne à nos oreilles comme une annonce familière et attendue. Elle for mule un grand mystère, mais ce n’est point un nouveau mystère. C’est, dans l’une de ses applications, la présence d’un seul mystère vertigineux en quoi consiste le christianisme.
Dieu a résolu que les choses divines seraient enveloppées de faiblesse, les choses infinies, enfermées dans l’espace et le temps. Qu’on relise ces deux versets de saint Luc (I, 26-27) où, au moment de l’Incarnation, pour nous annoncer la descente de l’Éternité dans l’instant, de l’Immensité dans le lieu, de la Liberté spirituelle dans les contraintes de la matière, toutes les précisions géographiques et généalogiques ont été intentionnellement accumulées. Ce même Créateur des mondes, né petit enfant sur notre planète, déclarera plus tard que sa chair serait une nourriture et son sang un breuvage: ces paroles étaient dites pour unir, mais elles semblèrent à plusieurs dures et insupportables, et elles divisèrent. Enfin il proposa un mystère, inférieur sans doute mais analogue, et il choisit, nous ne disons pas pour son successeur, ce serait un blasphème, mais pour son vicaire, c’est-à-dire pour être le porte-parole autorisé de son enseignement et le dépositaire d’un pouvoir jusqu’alors inouï, un homme fragile dont il perçait à jour la misère, et dont il avait tenu à publier d’avance les reniements. L’Incarnation, l’eucharistie, la primauté de Pierre, ce sont les manifestations ordonnées et comme les étapes d’une même révélation. Il y a une sagesse du monde qui s’en détourne d’emblée. Mais il y a aussi une sagesse qui commence d’être chrétienne, qui commence de croire l’Incarnation, et qui, un peu plus loin, devant le mystère de l’eucharistie, ou devant le mystère de la primauté de Pierre, est déconcertée et demeure en chemin. Elle semble oublier alors que Dieu est Dieu, qu’il passe à travers la matière non en se diminuant, mais en l’utilisant, en la transfigurant.
Sur les apôtres, que Jésus choisit "pour les avoir avec lui" (Mc., III, 14), à qui il révèle le sens des paraboles (IV, 11) et des Écritures prophétiques (Luc, XXIV, 45), auxquels, ressuscité, il apparaît pendant quarante jours pour les entretenir du royaume de Dieu (Act., I, 3) et qui devront être les témoins de sa vie et de sa résurrection (I, 22), le Sauveur répandra une force secrète qui les associera d’une manière exceptionnelle à la fondation de son Église, leur donnant de travailler à la mettre en quelque sorte au monde avec la première impulsion de la vie, le premier élan qui aurait à la porter jusqu’au terme de l’histoire. Aussi sont-ils revêtus de privilèges qui seront apostoliques en ce sens qu’ils en seront eux-mêmes les seuls dépositaires. Ces privilèges sont intransmissibles, et si l’Église est appelée aujourd’hui apostolique, ce n’est pas qu’elle les possède, c’est simplement qu’elle en est issue, qu’ils ont présidé à sa naissance et l’ont marquée pour toujours. Ils se trouveront à un égal degré en chacun des apôtres. Mais comme ils ne sont accordés qu’en vue de fonder une Église une, gouvernée par un seul chef visible, ils tendront de leur propre inclination à placer les apôtres, pour ce qui touche au gouvernement de l’Église universelle, sous la dépendance du pouvoir suprême, transapostolique, confié à Pierre par le Sauveur 1 En sorte que les apôtres eux-mêmes se rangeront parmi ces brebis du Christ ayant Pierre pour pasteur visible. Et quand Pierre mourra, ils resteront, quant au gouvernement ecclésiastique, soumis au pouvoir suprême, régulier, de régir l’Église, que Pierre transmettra à ses successeurs 2.
1. Sur la place de Pierre parmi
les apôtres, voir par exemple: Act., I, 153 II, 14 ; XI, 37 ; III, I—7 ; III 12
; IV, 8 ; V, 15 ; V, 29 ; VIII, 14-24; X; XI, 4; XV, 7; etc.
2. Saint Jean était l’égal du
pape saint Clément quant au pouvoir d’exécuter le dessein du Christ, par
exemple en fondant des Églises locales. Saint Clément était supérieur quant à
l’autorité de régir l’Église universelle. Mais saint Jean pouvait composer des
livres canoniques inspirés.
Mais dans ces privilèges exceptionnels et temporaires de fonder l’Église étaient cachés, comme la corolle dans son calice, les pouvoirs ordinaires et permanents de conserver l’Église, cette Église qui devait durer "jusqu’à la consommation des siècles" et que le Christ envoyait "à toutes les nations". Les apôtres étaient ainsi non seulement les fondateurs de l’Église, les causes de son devenir, mais par surcroît ses premiers chefs réguliers, ses premiers évêques. Ces pouvoirs permanents et ordinaires sont apostoliques en ce sens que les apôtres en sont, non plus les seuls, mais les premiers dépositaires et qu’ils ont pour mission de conserver l’oeuvre qu’ils ont fondée. Tout comme leurs pouvoirs extraordinaires, intransmissibles, ces pouvoirs ordinaires, transmissibles leur viennent directement du Christ; mais ils leur sont donnés en dépendance du pouvoir supérieur donné à Pierre pour centrer l’Église et la fonder quant à sa permanence dans la durée. C’est, en effet, pour les insérer dans l’Église universelle que les apôtres avaient, comme tels, un droit égal de fonder des Églises particulières. Dès lors, les pouvoirs qu’ils transmettent à leurs successeurs ne peut concerner que la conservation d’Églises dépendantes et parti culières. Les pouvoirs, par exemple, que reçoivent Tite et Timothée, leur viendront bien de Paul par voie d’origine ou de transmission; mais, étant des pouvoirs de régir des Églises particulières, ils relèvent par nature du pouvoir de régir l’Église universelle. Bref, les pouvoirs postapostoliques de l’épiscopat découlent du pouvoir transapostolique du souverain pontificat 1.
1. "La divine
condescendance, si elle a voulu que les autres princes (de l’Église) eussent
avec lui (Pierre) des privilèges communs jamais donné que pariuice Saint LÉ0N
LE GRAND, P. L., t. LIV, col. 550. Cité par LÉ0N XIII, Encyclique Satis
cognitum, 9 juin 1896.
Il y a cessation des privilèges apostoliques et en ce sens dénivellation, quand on passe de l’âge apostolique à l’âge postapostolique, de l’âge de la révélation du dépôt à l’âge de son explication, de l’âge de la formation de l’Église à l’âge de sa conservation.
Malgré cette dénivellation que personne ne conteste, il subsiste une infaillible homogénéité et continuité entre le dépôt divin, tel d’une part qu’il est révélé une fois pour toutes par les seuls apôtres, et tel d’autre part qu’il est conservé à travers les siècles par le magistère divinement assisté; entre la structure essentielle de l’Église, telle d’une part qu’elle surgit de ses fon dations et telle d’autre part qu’elle demeure au cours de son pèlerinage terrestre; plus profondément encore entre d’une part le mystère du Christ, qui est Tête, et d’autre part le mystère de l’Église, qui est son Corps.
Au plan juridictionnel, la continuité entre les temps apostoliques et les temps postapostoliques est assurée par la présence, ici et là, du privilège transapostolique, c’est-à-dire du pouvoir juridictionnel souverain sur l’Église universelle: de ce pouvoir sur l’Église universelle dépend par nature le pouvoir épiscopal de régir les Églises particulières que Paul transmet à Tite et à Timothée, et les apôtres à leurs successeurs.
"Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Allez
donc, enseignez toutes les nations... Et voici que je suis avec vous, pour
toujours, jusqu’à la consommation des siècles" (Mt., fin). Les apôtres ne
pourront pas aller personnellement à toutes les nations dans l’espace et à
toutes les générations dans le temps. C’est par la mission vivante qu'ils
inaugurent, par la prédication vivante qu’ils ouvrent et dont le choc de
Pentecôte portera les ondes jusqu’au bout du temps, qu’ils atteindront toutes
les nations et toutes les générations. C’est cette mission vivante, cette
1. Au plan cultuel, la continuité est assurée par la transmission du pouvoir d’ordre; au plan de la sainteté, par la présence de la charité sacramentelle et orientée, prédication vivante qui sera assistée par le Christ tous les jours jusqu’à la consommation des siècles. Le même Amour qui nous apporte infailliblement la vérité, la gardera infailliblement.
Dans la grande prière qu’il fait avant de mourir pour demander que l’oeuvre du Père, qu’il vient d’accomplir en une fois pour toujours, mais qui exige de se diffuser jusqu’à la fin des temps, se réalise en ceux qui, par la foi et l’amour, seront un en lui, le Sauveur pense d’abord à ses apôtres: "Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde" (Jean, XVII, 18); puis en outre à ceux qui croiront à leur parole: "Je ne prie pas pour eux seulement, mais pour ceux-là aussi qui, grâce à leur parole, croiront en moi. Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi" (XVII, 20-21). Et cette prière, que le Père ne peut pas ne pas exaucer, demande, — et obtient, — pour jusqu’à la fin des temps, l’unité de la connaissance de foi et de l’amour: "Je leur ai fait connaître ton nom, et je le ferai connaître, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux" (XVII, 26). Ainsi il y aura des disciples qui, par la parole des apôtres, croiront en Jésus, et qui, étant un dans la connaissance du nom du Père, seront un dans l’amour. Cela vaut pour toujours. Si le monde doit durer après la mort personnelle des apôtres, leur parole du moins continuera de prolonger la parole infaillible de Jésus, leur mission continuera de faire l’unité dans la con naissance du Père et dans l’amour. Aux pouvoirs intransmissibles de l’apostolat succéderont les pouvoirs transmissibles de l’épiscopat.
"Que l’épiscopat représente la succession des apôtres, c’est une idée qui correspond exactement à l’ensemble des faits connus. Les premières chrétientés ont d’abord été dirigées par les apôtres de divers ordres, auxquels elles devaient leur fondation, ainsi que par d’autres membres du personnel évangélisateur. Comme ce personnel était, de sa nature, itinérant et ubiquiste, les fondateurs n’ont pas tardé à confier à quelques néophytes, plus particulièrement instruits et recommandables, les fonctions stables nécessaires à la vie quotidienne de la communauté: célébration de l’eucharistie, prédication, préparation au baptême, direction des assemblées, administration du temporel. Un peu plus tôt, un peu plus tard, les missionnaires durent abandonner à elles-mêmes ces jeunes communautés et leur direction revint tout entière aux chefs sortis de leur sein. Qu’elles eussent un seul évêque à leur tête, ou qu’elles en eussent plusieurs, l’épiscopat recueillait la succession apostolique. Que par les apôtres, qui l’avaient instituée, cette hiérarchie remontât aux origines mêmes de l’Église et tirât ses pouvoirs de ceux à qui Jésus- Christ avait confié son oeuvre, c’est ce qui n’est pas moins clair 1."
Écoutons saint Irénée parler, entre 180 et 190, de la règle de vérité: "Ainsi tous ceux qui veulent voir la vérité peuvent contempler en toute l’Église la Tradition des apôtres manifestée dans le monde entier. Et nous pouvons énumérer ceux que les apôtres ont institués comme évêques dans les Églises, et leurs successions jusqu’à nous 2"...
"C’est dans cet ordre et cette succession que la Tradition qui est dans l'à partir des apôtres, et que la prédication de la vérité sont parvenues jusqu’à nous. Et c’est là une preuve très complète qu’elle est une et toujours la même, cette foi vivificatrice qui, dans l’Église, à partir des apôtres, s’est conservée jusqu’à ce jour et s’est transmise dans la vérité 3"...
1. Mgr DUCHESNE, Histoire
ancienne de l’Église, t. I, p. 86.
1. Adversus h III 3, 1 (trad. Sagnardt
3. Ibid., III, 3, 3.
"Si les apôtres eux-mêmes ne nous avaient laissé aucune Écriture, ne faudrait-il pas alors suivre l’ordre de la Tradition qu’ils ont transmise à ceux à qui ils confiaient les Églises? C’est précisément à cet ordre qu’ont donné leur assentiment beaucoup de peuples barbares qui croient au Christ. Ils possèdent le salut écrit sans encre ni papier par l’Esprit saint dans leurs coeurs (II Cor., III, 3), et ils gardent avec soin la tradition ancienne... Ceux qui sans lettres ont cru en cette foi sont, par leur langage comparé au nôtre, des barbares; mais pour leurs pensées, leurs coutumes, leur manière de vivre, ils atteignent à cause de leur foi à la plus haute sagesse 1..."
L’épiscopat, qui assure la succession apostolique, apparaît de bonne heure comme l’autorité préposée à une Église parti culière, à une Église locale. Les sept anges auxquels saint Jean adresse son Apocalypse, représentent des évêques, en tant que solidarisés avec leur Église respective. Une quinzaine d’an nées plus tard, vers l’an 110, saint Ignace d’Antioche parle de l’évêque comme exerçant le pouvoir suprême sur chaque Église locale: "Ayez soin de ne participer qu’à une seule eucharistie ; il n’y a en effet qu’une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ, une seule coupe pour nous unir dans son sang, un seul autel, comme il n’y a qu’un seul évêque entouré du presbyterium et des diacres 2"
Les évêques, dit le Code de Droit Canon, "sont les successeurs des apôtres et, en vertu d’une institution divine, ils sont placés à la tête des Églises particulières, qu’ils régissent avec un pouvoir ordinaire, sous l’autorité du pontife romain 3".
1. Ibid., III, 4, 1 et 2.
2. Épître aux Philadelphiens,
IV.
3. Can. 329, § 1.
L’évêque est pasteur du troupeau qui lui est confié. Outre le pouvoir d’ordre qu’il possède en plénitude, il a sur son Église locale une juridiction plénière, immédiate et ordinaire.
Plénière, en ce sens
qu’il est établi gardien de la foi et des moeurs dans son diocèse et qu’il a
par conséquent pour tâche:
1° de rappeler aux fidèles les grands enseignements révélés de la doctrine chrétienne et les grands impératifs révélés de la morale chrétienne; 2° de transmettre les directives générales de l’Église, qui touchent d’assez près aux vérités de foi pour que la pensée humaine ne puisse les refuser sans courir le danger plus ou moins immédiat, plus ou moins grave, de méconnaître un jour les vérités mêmes de la foi; 3° de donner lui-même, sous sa propre responsabilité, les directives qu’il juge utiles pour assurer dans son diocèse une meilleure acceptation du message de l’Église; en sorte que dans les choses qui concernent le salut des âmes, en celles-là seules mais en toutes celles-là, il a seul autorité pour légiférer, pour juger, pour prendre des sanctions. Et si l’on dit des curés qu’ils sont pasteurs, on sait bien qu’ils ne le sont que d’une manière vicaire et partielle. "A proprement parler, dit saint Thomas, l’évêque seul est chef de l’Église, seul il porte l’anneau nuptial de l’Église, seul il possède, à titre personnel, le plein pouvoir de dispenser les sacrements et le pouvoir judiciaire que les autres ne détiennent jamais que par emprunt. Les prêtres qui ont charge d’âmes sont non pas de vrais chefs, mais des coadjuteurs de l’évêque 1" Le Code de Droit Canon dira: "Bien que les évêques isolés ou réunis en conciles particuliers ne possèdent pas l’infaillibilité doctrinale, ils sont pourtant, sous l’autorité du pontife romain, vrais docteurs et maîtres des fidèles confiés à leurs soins 2"
La juridiction de l’évêque est immédiate en ce sens qu’il peut atteindre chacune des brebis de son troupeau directement, sans être obligé de passer par un pouvoir intermédiaire.
Enfin elle est ordinaire, elle appartient à l’évêque en propre, en ce sens qu’elle est attachée à sa charge même. Le Seigneur Jésus, qui est "le pasteur et l’évêque de nos âmes" (I Pierre, II, 25), a voulu préposer à ses brebis dispersées sur la terre non seulement des missionnaires itinérants, mais des chefs responsables, qui prépareraient pour elles au jour le jour la nourriture convenable, vivraient de leur vie, partageraient leur destinée tant spirituelle que temporelle, participeraient à toutes leurs souffrances et à toutes leurs joies. Ils seront tenus, eux aussi, de donner, d’une manière ou d’une autre, leur vie pour leurs brebis.
Les évêques, dit le cardinal Franzelin, ont une autorité de providence particulière pour prêcher et défendre les dispositions de l’universelle providence ecclésiastique.
1. IV
Senc., dist. 20, qu. I, a. 4, quaest. I.
2. Cati., 2326.
Le chef de l’Église locale, c’est l’évêque; le chef de l’Église, c’est le Christ. Il en est qui s’offusquent de nous voir confesser ces deux vérités. Ils les trouvent inconciliables. Ils croient, ou plutôt ils feignent de croire, que le mot chef a pour nous, dans les deux propositions, le même sens. Ils voudraient en conséquence nous offrir le choix: l’évêque ou le Christ. Là où ils juxtaposent pour opposer, tout le christianisme traditionnel subordonne pour unir. Jésus lui-même n’avait-il pas dit aux apôtres: "Qui vous écoute, m’écoute" (Luc, X, 16)? Qu’on relise, par exemple, les épîtres de saint Ignace d’Antioche. Il écrit aux Magnésiens: "C’est la puissance même de Dieu le Père, que vous devez pleinement révérer en votre évêque. Telle est, je le crois, la conduite de vos saints presbytres: ils n’ont point abusé de son apparente jeunesse; mais, s’inspirant de la sagesse même de Dieu, ils lui sont soumis, ou plutôt, ce n’est pas à lui que va leur soumission, mais au Père de Jésus-Christ, à l’évêque universel 1." Aux Éphésiens: "Vous ne devez avoir avec votre évêque qu’une seule et même pensée; c’est d’ailleurs ce que vous faites. Votre vénérable presbyterium, vraiment digne de Dieu, est uni à l’évêque comme les cordes à la lyre, et c’est ainsi que, du parfait accord de vos sentiments et de votre charité, s’élève vers Jésus-Christ un concert de louanges. Que chacun de vous entre dans ce choeur: alors, dans l’harmonie et la concorde, vous prendrez, par votre unité même, le ton de Dieu, et vous chanterez tous d’une seule voix, par Jésus-Christ, les louanges du Père, qui vous entendra, et, à vos bonnes oeuvres, vous reconnaîtra pour les membres de son Fils. C’est donc votre avantage de vous tenir dans une irréprochable unité: c’est par là que vous jouirez d’une constante union avec Dieu même 2."
Tout n’est pas dit sur la juridiction des évêques: outre la juridiction particulière qu’ils possèdent en propre, ils participent, pris ensemble et collégialement, à la juridiction papale qui est universelle.
1. Épître aux Magnésiens, III, 1.
2. Épître aux Éphésiens, IV.
L’Église locale n’est pas un tout, une personne collective au sens strict, une société parfaite. Elle ne peut exister qu’à titre de membre de l’Église universelle, qui seule est au sens strict un tout, une personne collective, une société surnaturelle parfaite. L’Église universelle, voilà l’objet premier de la sollicitude divine. C’est elle que Jésus appelle "son Église" (Mt., XV 18), le seul troupeau (Jean, X, 16), "son royaume" (Jean, XVIII, 36) qui doit s’étendre à toutes les nations. Elle est un peuple unique rassemblé des Juifs et des Gentils (Éph., II, 14). Par delà les sept Églises particulières d’Anatolie auxquelles il adresse son Apocalypse, saint Jean personnifie l’unité de son existence historique par l’image de la Femme luttant contre le Dragon. Elle est en effet une personne, l’épouse du Christ (Éph., V, 23; Apoc., XXI, 2 et 9), son Corps (Eph., 1, 23). Elle seule possède les promesses d’indéfectibilité (Mt., XVI, 18) et non pas les Églises particulières, car pour ces dernières, à cause de leur relâchement, le flambeau peut leur être ôté (Apoc., 11, 5).
Ainsi l’Église locale vit dans l’Église universelle, comme la partie dans le tout, comme le membre dans le corps. Mais alors une induction se présente naturellement à l’esprit. Si c’est, pour chaque Église particulière, une loi de structure que l’unité surnaturelle de croyance et d’action ne puisse se maintenir sans le groupement de tous autour de l’évêque qui est, pour ce qui touche à la juridiction, comme la manifestation de l’autorité du Christ et la continuation de sa présence visible, cette loi fondamentale ne vaudra-t-elle pas pour le tout? Comment ne pas la transposer du plan de l’Église locale au plan de l’Église universelle? Comment supposer que dans cette dernière, faite non de la juxtaposition matérielle mais de l’assemblage organique de toutes les Églises particulières, une plus vaste, plus riche, plus difficile unité de croyance et d’action puisse se main tenir autrement que par le groupement de tous autour d’un pasteur unique, qui sera, pour ce qui relève de la juridiction, d’une manière beaucoup plus haute encore que l’évêque, la manifestation de l’autorité du Christ et comme la continuation de sa présence visible?
Or, nous l’avons dit, le Christ a donné immédiatement à Pierre seul un pouvoir transapostolique, régulier, transmissible par conséquent, qui faisait de son personnage le fondement de l’Église, qui l’insérait comme roc de fondation dans la structure essentielle de son Église. C’est dire qu’il recevait la garde de tout le troupeau, le pouvoir de juridiction souveraine et universelle. Celui à qui Pierre transmet ce pouvoir, aussi indispensable à l’Église que les fondations le sont à la maison qu’elles soutiennent, c’est le Pape, son successeur dans la chaire de Rome.
Dépositaire de la juridiction universelle, qu’il reçoit immédiate ment du Christ 1, le souverain pontife conférera aux évêques leur juridiction propre 2. Cette subordination du pouvoir juridictionnel propre aux évêques expliquera les limitations qu’il devra parfois souffrir dans son exercice. Il pourra se faire, en effet, que ce qui est exigé par le bien général de l’Église universelle contrarie, dans une certaine mesure, le bien immédiat d’une Église particulière. Ici encore l’universel prime le parti culier ; l’avantage de tout le corps, l’avantage d’un seul membre; l’éclat du royaume de Dieu dans le monde, l’éclat du royaume de Dieu dans un diocèse ou dans une province. Au concile de Trente, par exemple, certains évêques pleinement orthodoxes de la Bohême estimaient que, dans leur diocèse, on lutterait plus efficacement contre l’hérésie hussite en rétablissant l’usage de communier les fidèles sous les deux espèces; mais le concile, regardant aux fins de toute l’Église, adopta un sentiment contraire. Le pape pourra semblablement se réserver d’accorder certaines dispenses, d’exempter certains religieux de la juridiction épiscopale, etc. Il va de soi que les modalités de cette influence régulatrice sont variables; elles peuvent aller dans le sens d’une plus grande ou d’une moins grande centralisation. Ce sont là questions d’époques ; mais rien ne peut être changé aux traits essentiels de la hiérarchie.
1. Lorsqu’un pape est créé, les
électeurs ne font que désigner la personne. C’est le Christ qui confère à l’élu
immédiatement sa dignité et son pouvoir. Le pape est vicaire du Christ, non de
l’Église; l’autorité poli tique, au contraire, est vicaire de la multitude.
2. Pour les apôtres, c’est par
faveur que le Christ leur a conféré immédiatement leur pouvoir. Il n’en est pas
de même de leurs successeurs. C’est pourquoi un évêque schismatique perd de soi
son pouvoir juridictionnel; encore que le pape accorde en fait aux dissidents
certains pouvoirs juridictionnels par exemple le pouvoir pour les prêtres
orthodoxes de conférer validement la confirmation et aussi la pénitence.
Outre la juridiction particulière qu’ils possèdent en propre, les évêques pris collégialement, en vertu d’une étroite union, participent à la juridiction universelle, qui réside en propre dans le souverain pontife. Ils exercent, conjointement avec lui, les actes de la juridiction suprême. Ils ne sont pas, dans les conciles oecuméniques, de simples théologiens consulteurs. Ils ont autorité pour décider. Ils déclarent quelle est, pour l’Église entière, la croyance à garder, la conduite à tenir.
La juridiction suprême et universelle réside tout entière d’abord dans le souverain pontife; elle se communique de là au collège épiscopal qui lui est uni: un peu comme la vie, qui est d’abord dans le coeur, se communique de là à tout l’organisme. Elle peut être exercée soit uniquement par le souverain pontife; soit par lui solidairement avec le collège épiscopal dispersé dans le monde (magistère ordinaire) ou réuni en concile (magistère solennel). Elle est unique mais a deux résidences, l’une propre dans le souverain pontife, l’autre participée dans l’épiscopat pris collégialement.
Les grandes paroles de Jésus investissant ses disciples du soin d’évangéliser les nations (Mt., fin) étaient trop riches pour manifester d’emblée tout leur sens, et le temps devait faire apparaître les pouvoirs multiples qu’elles conféraient. Elles assuraient aux apôtres: 10 les pouvoirs apostoliques extraordinaires de fonder l’Église; 2° les pouvoirs ordinaires épiscopaux transmissibles de la régir: a) en participant collégialement à la juridiction universelle du souverain pontife, b) en exerçant une juridiction particulière sur les Églises locales, telles qu’elles apparaissent dans les Actes, les Épîtres, l’Apocalypse.
Le pouvoir collégial est, non pas uniquement, mais certaine ment contenu dans la promesse que fait Jésus à tous ses apôtres:
"Ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel..." (Mt., XVIII, 18). Ces paroles, adressées d’abord à Pierre (Mt., XVI, 19), le sont maintenant à tout le collège apostolique: qu’est-ce à dire, sinon qu’il participera au pouvoir de Pierre?
Au premier concile de Jérusalem, la décision est prise simultanément par tous: "Il a paru bon à l’Esprit saint et à nous (Act., XV, 28).
Il est manifeste que, dans le passé, l’épiscopat s’est prononcé fréquemment sur des questions intéressant le sort de l’Église universelle, qu’il a, à plusieurs reprises, défini la vraie foi et fait l’unité de la discipline.
Son rayonnement oecuménique au long de l’histoire, l’épiscopat le doit, non pas à sa vertu propre, mais à la vertu du siège de Pierre dont l’autorité, ou tacite ou expresse, ne cessait de le soutenir, de l’élargir, de l’illuminer.
Cette activité oecuménique peut avoir un caractère régulier lorsque les évêques demeurent dispersés sur la terre, chacun dans son Église (magistère ordinaire); ou un caractère exceptionnel, quand ils se rassemblent en concile oecuménique (magistère solennel).
"Simon, fils de Jean, pais mes brebis." Ce sont les brebis du Christ, non les siennes propres, que Pierre est appelé à paître. Il est le vicaire du Christ, il n’est pas le vicaire de l’Église et du peuple chrétien. La juridiction ne remonte pas de l’Église jusqu’à lui, elle descend de lui jusqu’à l’Église.
Il n’en va pas de l’Église et de son chef comme des sociétés civiles et des chefs qu’elles se donnent. En celles-ci l’autorité dérive du consentement du peuple et de son droit à se gouverner lui-même, elle monte de la base au sommet de la structure politique, mais a sa source première en Dieu, Auteur de la nature; la société civile choisit elle-même sa constitution et décide par là des attributions de ses chefs. En l’Église, tout est bien différent 1. "Pour comprendre la nature de son régime, écrit Cajetan, il n’y a qu’à regarder ses commencements. Elle n’a point débuté par quelques individus ni par une communauté quelconque. Elle s’est groupée autour de Jésus-Christ, son chef, sa tête, de même nature qu’elle, d’où lui venaient la vie, la perfection, la puissance. Ce n’est pas vous, dit-il, qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis. Dès la naissance de l’Église, son régime apparaît donc nettement. L’autorité ne réside point dans la communauté, on ne la voit point se transporter, comme dans l’ordre civil, de la communauté jusqu’à un ou jusqu’à plusieurs chefs. Par nature et primordialement, elle réside dans un seul prince reconnaissable. Comme ce prince est le Seigneur Jésus, qui hier, aujourd’hui et dans tous les siècles doit vivre et régner, il résulte qu’en droit naturel c’était à lui, et pas à la communauté ecclésiastique, qu’il appartiendrait au moment de l’Ascension de se choisir un vicaire, dont le rôle serait non pas de représenter la communauté ecclésiastique née pour obéir, non pour commander, mais de représenter un prince dominateur par nature de la communauté ecclésiastique. Voilà donc ce qu’a daigné faire notre Sauveur lui-même lorsque, après être ressuscité, avant de s’en retourner dans les cieux, il élut, comme le marque saint Jean, l’unique apôtre Pierre pour son vicaire. Et de même qu’en droit naturel le prince de l’Église ne tient pas son autorité de l’Église; pas davantage son vicaire, qui relève de lui, non de l’Église 2"
1. "La fondation de
l’Église comme société s’est effectuée, contraire ment à la formation de
l’État, non de bas en haut, mais de haut en bas." PIE XII, Allocution du z
octobre 1945, Acta Apost. Sedis, 1945, pp. 256-262.
2. Apologia de comparata
auctoritate papce et concil11, cap. I, n 450- 452.
La juridiction du pape sur l’Église universelle est vraiment pastorale, vraiment épiscopale 2 Elle est, dans l’Église universelle, comme la juridiction de l’évêque dans une Église particulière, c’est-à-dire plénière, immédiate, et ordinaire ou propre.
Dans la perspective catholique, quand Pierre arrive à Rome, il est, de par la promesse irrévoquée et toute-puissante de son Mai le fondement qui a pour raison de soutenir l’Église contre les assauts de l’enfer, l’intendant du Royaume des cieux, le pasteur visible, en l’absence du Christ, de ses agneaux et de ses brebis, bref le vicaire du Christ sur la terre, le dépositaire d’un pouvoir transapostolique sur l’Église universelle.
2. "Vere episcopalis",
Concile du Vatican. Sur le sens de ce mot, voir plus haut, pp. 156-157.
3. Le Concile du Vatican définit
que c’est par une institution du Christ Seigneur, et donc de droit divin, que
le bienheureux Pierre, dans son primat sur l’Église universelle, a
perpétuellement des successeurs "et que le pontife romain est le successeur
du bienheureux Pierre dans ce même primat". Denz., n° 1825.
Quand donc il vient à Rome pour y fixer non seulement sa résidence, mais son siège, sa chaire, comme Jacques avait fixé la sienne à Jérusalem, le pontificat romain particulier sera résorbé dans le pontificat transapostolique universel, en sorte que c’est le même pontife qui sera désormais, par un seul pontificat, pontife romain et pontife universel. En joignant ensemble indissolublement le pontificat romain et le pontificat universel, Pierre indiquait à l’Église future, par un caractère précis, où serait la chaîne de ses successeurs.
Notons-le, autre chose est la résidence, autre chose le siège. La résidence peut être transportée ailleurs, comme elle le fut en Avignon. Le pape, en droit, resterait évêque de Rome, même détruite.
Que Pierre soit venu à Rome et y soit mort martyr, c’est un f ait historique que les historiens des origines chrétiennes ne cherchent plus à mettre en doute. Mais la jonction indissoluble du pontificat romain et du pontificat universel est en outre, pour le croyant, un fait dogmatique, relevant d’une certitude supérieure. Nous savons que, même si Pierre n’était jamais venu à Rome, il pouvait, où qu’il se trouvât, reporter sur le siège de Rome le pontificat transapostolique de l’Église universelle. Ce qui est en cause, Soloviev l’a bien vu, c’est "la transmission spirituelle et mystique du pouvoir souverain" au siège de Rome 1.
1. La Russie et l’Église
universelle, p. 162.
"Jésus le Nazaréen, cet homme que Dieu a accrédité auprès de vous..." (Act., II, 22). Sans doute, Jésus était plus que cela; pourtant il était vraiment cela, et si Pierre pleura amèrement d’avoir renié ce nom d’humilité, c’est en se ressouvenant que son Maître ne s’était fait Nazaréen que pour habiter avec nous, que c’était là, au fond, l’un des noms très doux de son amour.
Église romaine, c’est, semblablement, le nom de servitude de l’Église divine, son nom d’humilité emprunté à un coin de terre; car pour sauver le monde il fallait qu’elle connût à son tour les asservissements du temps et de l’espace.
Jésus a confié aux apôtres et à leurs successeurs la tâche de paître le troupeau de ses brebis. Par le pouvoir d’ordre, qui se transmettra par voie de consécration, il les rend capables d’être les instruments de sa toute-puissance pour mettre dans le monde sa présence eucharistique et faire descendre dans les âmes les grâces sacramentelles. Par le pouvoir pastoral ou juridictionnel 1 qui se transmettra par voie de délégation, il leur donne autorité sur ses brebis pour les enseigner du dehors et leur apprendre à observer tout ce que lui-même avait prescrit.
Verser dans les âmes la grâce divine, cela n’est possible qu’à Dieu. Les créatures ne peuvent être utilisées par lui alors qu’à titre de purs instruments, en vue de fins qui les dépassent de toute façon; l’action divine sanctificatrice s’exerce indépendamment de leurs dispositions morales de sainteté ou d’indignité, d’une manière infaillible; les ministres des sacrements sont de purs transmetteurs de motions qui viennent du Christ lui-même et qui, dans les âmes préparées, éclosent en grâces.
1. Au sens large, le pouvoir
pastoral comprend les pouvoirs d’ordre et de juridiction; au sens strict, que
nous avons suivi, le seul pouvoir de juridiction.
Au contraire, prêcher, enseigner et diriger sont des activités qui apparaissent comme plus connaturelles aux hommes, où ils peuvent prendre une plus large part d’initiative. La rançon d’un tel privilège sera que, dans la mesure même où s’accroît l’importance de leur rôle, la faillibilité menacera d’entrer dans le gouvernement de l’Église. Aussi, pour que l’Église soit dirigée et non pas égarée par ses chefs, pour qu’elle demeure le sel de la terre, faudra-t-il le secours d’une providence particulière, d’un don prophétique, d’une assistance du Christ et de son Esprit: "Allez donc, enseignez toutes les nations... Et moi je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la consommation des siècles" (Mt., fin). "Quand viendra l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière" (Jean, XVI, 13).
Cette assistance d’ailleurs ne dispensera pas de l’effort, de la réflexion, des tâtonnements, les chefs responsables de l’Église. Dieu les envoie comme des ouvriers dans sa moisson. Il permet qu’ils fassent toutes sortes d’expériences, heureuses ou douloureuses, qui s’inscriront dans la mémoire de son Église pour l’enrichir, à mesure que les siècles se dérouleront. Mais jamais les hésitations humaines, les étroitesses ou les imprudences mêmes, ne feront faillir l’Église dans les tâches que le Christ lui a con fiées. La grâce de l’assistance divine, sans détruire la liberté du pouvoir pastoral ni l’affranchir de l’obligation d’enquêter, de consulter, de réfléchir, de prier, dirige ses démarches et lui fait rejoindre infailliblement les grandes fins qui lui sont assignées.
La lumière prophétique d’assistance est postapostolique: "Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles" (Mt., XXVIII, fin). Elle se distingue des lumières prophétiques proprement apostoliques: soit d’une part de la lumière de révélation (apocalypse), qui manifeste aux seuls apôtres les profondeurs du mystère chrétien; soit d’autre part de la lumière prophétique d’inspiration (theopneustie) qui permet aux apôtres et aux écrivains sacrés de communiquer à l’Église primitive le message divin.
Elle est donnée à l’Église pour conserver à travers les siècles le dépôt évangélique, le désenvelopper, le faire fructifier, le faire descendre sans cesse dans l’esprit et dans le coeur des générations qui se succèdent.
Elle procède non seulement d’une manière négative, en se bornant à préserver de l’erreur, mais surtout d’une manière positive. Elle permet aux pouvoirs juridictionnels d’apposer le sceau de l’approbation divine sur des énoncés, jusqu’alors purement humains, que proposaient soit les hommes d’étude soit les hommes d’action. Elle change l’eau en vin.
On peut reconnaître
trois tâches ou instances distinctes du pouvoir juridictionnel, auxquelles
correspondent trois degrés de l’assistance de l’Esprit saint: 1° La
tâche première de déclarer le dépôt divin (pouvoir déclaratif) ; c’est la voix
de l’Époux, non sa propre voix, que l’Église fait entendre; l’obéissance
réclamée est celle de la foi divine théologale; l’assistance est alors absolue.
2° La
tâche secondaire de protéger le dépôt divin (pouvoir canonique) ; c’est sa
propre voix d’Épouse que l’Église fait entendre; l’obéissance réclamée est
d’ordre, non plus divin et théologal, mais ecclésial et moral; l’assistance est
alors prudentielle. 3° On peut distinguer une troisième tâche, qui
assure l’existence empirique de l’Église; on pourra parler alors d’une
assistance biologique. Expliquons brièvement chacun de ces points.
Le dépôt apostolique, la paradosis, est achevé après la mort du dernier apôtre. Il n’est pas question d’y ajouter de nouvelles révélations. Tout ce que le Christ veut dire, il le dit d’un coup en fondant son Église, par lui et ses apôtres. Là-dessus les premiers chrétiens n’ont jamais hésité. Toute la mission du pouvoir magistériel de l’Église sera donc ici de transmettre le dépôt aux générations qui se succéderont jusqu’à la fin du inonde. Voilà le mot de transmission, de tradition, de paradosis employé dans un nouveau sens. Il ne s’agit pas ici d’une transmission allant des apôtres à l’Église primitive, alors qu’ils recevaient pour l’instruire de nouvelles révélations. Il s’agit d’une transmission qui se fait tout entière au sein de l’Église postapostolique, où il n’y a plus de nouvelles révélations: où il y a seulement de nouvelles explications, de nouveaux désenveloppements du dépôt. C’est le dépôt apostolique intégral, oral et écrit, qui, avec sa vraie signification, est conservé dans l’Église par une succession continue et expliqué par elle.
Il y a, en effet, deux sortes de dépôts: les dépôts inertes, comme un lingot d’or, qu’on conserve tels quels. Et les dépôts vivants, tels une plante, un enfant... qu’on ne conserve qu’en leur permettant de se développer. Si l’on traite le dépôt évangélique non comme un document du passé offert à la curiosité des savants, mais comme un mystère qui, toujours mieux pénétré, doit nourrir la contemplation et la vie, on le rangera parmi les dépôts qui ne se conservent qu’en se désenveloppant. L’Esprit saint, dit le concile du Vatican, a été promis aux successeurs de Pierre en vue de les secourir "non sans doute par voie de révélation, pour qu’ils publient quelque nouvelle doctrine, mais par voie d’assistance, pour qu’ils gardent saintement et exposent fidèlement la révélation transmise par les apôtres, à savoir le dépôt de la foi 1".
1. Session IV, Denz., n° 1836.
Ainsi ce qui était contenu dans le dépôt primitif explicitement est sans cesse rappelé par le magistère vivant de l’Église. Et ce qui était contenu dans le dépôt primitif seulement implicite ment, d’une manière encore préconceptuelle, informulée, à l’état d’exigence obscure, est explicité, est clairement formulé par le magistère vivant de l’Église.
On pourra dire, dès lors, de l’Église primitive — dont la science est inférieure à celle des apôtres — qu’elle ne connaissait pas d’une manière explicite certains de nos dogmes actuels; mais elle en connaissait explicitement d’autres, dans lesquels les premiers se trouvaient contenus. On pourra parler de dogmes nouveaux, si l’on précise qu’ils sont nouveaux non par leur contenu mais par leur formulation, non par voie d’adjonction extrinsèque mais par voie de désenveloppement vital. "Com bien serait déraisonnable, écrit Soloviev, celui qui, ne voyant dans la semence ni tronc ni branches ni feuilles ni fleurs, voudrait en conclure qu’on ne fait qu’appliquer toutes ces parties, plus tard, artificiellement et du dehors, que cela ne pousse pas par la force même de la semence, et qui, pour cela, nierait tout l’arbre qui doit apparaître dans l’avenir, n’admettant pour toujours que l’existence de la semence seule. Tout aussi déraisonnable est celui qui nie les formes plus complexes, c’est-à-dire plus manifestes, que revêt la grâce divine dans l’Église et veut absolument revenir à la forme de la communauté chrétienne primitive 1"
Le rôle du magistère, insistons-y, ne sera jamais de créer, mais uniquement de manifester, l’inclusion d’une vérité dans le dépôt primitif. Avant la définition infaillible, tout ce qui était contenu dans le dépôt révélé d’une manière seulement implicite était déjà, de ce fait, révélé réellement et en soi; après la définition infaillible du magistère, cela devient en outre révélé manifestement et pour nous.
Dire que le magistère de l’Église conserve et explique le dépôt primitif, et en particulier l’Écriture, ce n’est en aucune façon dire qu’il est au-dessus de l’Écriture. Saint François de Sales répondait à Théodore de Bèze "Ce n’est pas l’Écriture qui a besoin de règle ni de lumière étrangère, comme Bèze pense que nous croyons; ce sont nos gloses... Nous ne demandons pas si Dieu entend mieux l’Écriture que nous, mais si Calvin l’entend mieux que saint Augustin ou saint Cyprien 2" Et Bossuet à Paul Ferry <(Nous ne disons pas que l’Église soit juge de la Parole de Dieu, mais nous assurons qu’elle est juge des diverses interprétations que les hommes donnent à la sainte Parole de Dieu. 3"
1. Les fondements spirituels de
la vie, Bruxelles, 1948, p. 152.
2. Oeuvres complètes, Annecy
1892, t. I, p. 206.
3. Réponse au ministre Paul
Ferry, 11e Partie, ch. 4.
La plus haute tâche du pouvoir juridictionnel est donc de conserver intact parmi les hommes le sens de la révélation divine et d’en expliciter avec autorité le contenu, suivant que le réclame le progrès du temps. Cela n’est possible qu’avec le secours de la plus haute forme existante de l’assistance divine. Elle ne supprimera pas l’effort humain; elle le consacrera divinement: à la manière un peu dont le miracle de Cana consacra l’effort des serviteurs remplissant les urnes. Dans ce cas suprême, l’assistance divine est infaillible au sens propre et d’une manière absolue; au sens propre, car elle garantit chacune des décisions qui sont prises; d’une manière absolue, car elle les garantit comme irréformables.
C’est sur l’autorité même de Dieu que nous croyons le message qu’il nous fait porter par ses serviteurs. C’est Dieu, sa Vérité et sa Véracité infinies, qui est le fondement de notre foi; il est le principe de notre acte de foi, car c’est lui qui nous fait croire ; il en est le terme, car c’est lui, à lui, en lui que nous croyons; il est celui à qui nous disons oui, à qui seul nous soumettons sans restriction notre intelligence créée. Ses messagers nous disent de sa part ce qu’il demande de croire, nous ne saurions sans eux à quels énoncés donner notre adhésion; ils ne fondent pas la foi, ils en sont la condition nécessaire. L'obéissance de la foi > (Rom., 1, 5) est vraiment théologale.
Aux énoncés du pouvoir déclaratif, les fidèles ont à répondre par cette obéissance théologale de la foi. Ils croient, non sur l’autorité créée de l’Église, mais sur l’Autorité incréée de Dieu, ce que l’Église, divinement éclairée, lit dans le dépôt apostolique.
Il arrive que l’Église
définisse infaillible ment et irrévocablement comme vrais, sans néanmoins les
définir comme révélés et contenus dans le dépôt apostolique, des doctrines et
des faits qui lui apparaissent en connexion nécessaire avec ce dépôt. Mais
serait-ce possible, si ces doctrines et ces faits n’étaient pas réellement
contenus dans le dépôt? On rattachera, dès lors, aux précédentes ces décisions
du pou voir déclaratif.
1. La tâche suprême de l’Église est de manifester le message révélé,
de faire entendre la voix même de l’Époux: voilà le pouvoir déclaratif, qui
rappelle le droit immédiatement divin. Sa tâche secondaire est de prendre au
cours du temps toutes les mesures aptes à protéger le mes sage évangélique
contre les déviations qui le mettent en péril, à faire descendre concrètement
les eaux vives de la vérité et de la grâce jusque dans les actes de la vie
quotidienne. C’est la voix de l’Épouse. Voilà le pouvoir canonique, qui fonde
et promulgue le droit immédiatement ecclésiastique, médiatement divin. Sa fin
est spirituelle et surnaturelle, non temporelle et humaine. Le pouvoir
canonique de l’Église comporte, comme le pouvoir des cités temporelles, les
pouvoirs législatif, judiciaire, coercitif. Mais ces pouvoirs sont d’une part
spirituels, d’autre part temporels ; ils sont, ici et là, essentiellement
divers; leur rapport ne peut être qu’un rapport de proportion et d’analogie.
2. Le pouvoir déclaratif contient le pouvoir canonique comme l’arbre ses feuilles, comme le principal, contient le secondaire. On n conçoit pas que le Christ, qui a confié à ses ministres la tâche de fonder et de conserver l’Église, les ait laissés démunis des pouvoirs nécessaires à l’exécution concrète et immédiate de ce dessein. Sans le pouvoir canonique, l’Église comme société visible, parfaite, surnaturelle, ne réussirait jamais à se constituer ultimement, elle resterait perpétuellement inachevée. On peut comparer le rôle du pouvoir d’ordre et du pouvoir déclaratif à celui des artères; le rôle du pouvoir canonique à celui des vaisseaux de moindre importance.
C’est en vertu d’une volonté divine du Christ que l’Église possède un pouvoir canonique.
Nous voyons les apôtres prendre, selon les besoins, les mesures disciplinaires requises par les circonstances de temps et de lieu. Au concile de Jérusalem, ils décident d’imposer aux chrétiens d’Antioche l’abstinence des viandes étouffées (Act., XV, 29). Saint Paul veut qu’on excommunie l’incestueux de Corinthe (I Cor., V, 5). Il règle la procédure dans cette même Église et, pour des raisons de prudence, ne veut pas que les causes temporelles soient portées devant les juges païens (I Cor., VI, 1-5). Il ordonne aux femmes de se couvrir dans les assemblées religieuses (I Cor., XI, 3-16); quand il viendra à Corinthe, il mettra ordre à d’autres choses encore (I Cor., XI, 34). Il organise dans toutes les communautés de grandes collectes pour l’Église de Jérusalem (II Cor., VIII et IX). Il fixe l’âge et les qualités des veuves qu’on peut charger d’un ministère dans l’Église (I Tim., V, 9-16).
De semblables mesures disciplinaires seront nécessitées dans la suite des temps. Aussi l’Écriture ne se borne pas à nous montrer l’exercice du pouvoir canonique chez les apôtres, elle nous permet de surprendre sa transmission à leurs successeurs (I Pierre, V, 2; Act., XX, 28-30).
La tâche du pouvoir canonique n’est pas de déterminer si telle chose est ou n’est pas révélée, irrévocablement définie, d’institution divine. Elle est de déterminer si telle chose est propre à rapprocher (ou à éloigner) les esprits, les coeurs, la vie entière de ce qui est révélé. Nous sommes, on le voit, dans le domaine des décisions prudentielles.
L’assistance nécessaire au pouvoir canonique n’aura donc pas à être absolue. Il suffira d’une assistance relative, ayant pour fi n de garantir la valeur prudentielle des mesures décrétées par ce pouvoir canonique.
Plus les décrets du pouvoir canonique seront importants, universels, permanents, pressants, plus en con séquence ils engageront la prudence et la sainteté de l’Église. Au contraire, plus ils seront particuliers, circonstanciés, temporaires, plus en conséquence ils dépendront de la prudence de tel ou tel de ses ministres, et moins ils l’engageront elle-même.
D’où la répartition de ces décrets d’une part en mesures d’ordre général, où l’Église entend engager pleinement son autorité prudentielle ; elles concernent les grands enseignements spéculatifs et pratiques des pouvoirs canoniques, les lois et commandements de l’Église, les décisions majeures relatives au culte et à la dispensation des sacrements, les dispositions permanentes du Droit Canon. Et d’autre part en mesures d’ordre particulier, où l’Église n’entend pas engager pleinement son autorité prudentielle; elles concernent les applications législatives, les verdicts judiciaires (validité ou non validité de tel mariage), les sentences pénales, etc.
Corrélativement à ces deux espèces de mesures canoniques, il faudra reconnaître deux espèces d’assistance relative prudentielle.
D’abord une assistance prudentielle infaillible au sens propre, qui garantit divinement la prudence de chacune des mesures d’intérêt général. Non seulement ces mesures ne prescriront jamais rien d’immoral et de pernicieux qui blesse soit la loi évangélique soit la loi naturelle; mais toutes seront en outre sages, prudentes, bienfaisantes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles seront toujours le plus sages possible: les lois ecclésiastiques, même édictées avec l’assistance particulière de l’Esprit saint, cherchent à discipliner une matière toujours changeante, d’où la possibilité d’un certain jeu et d’adaptations plus parfaites. On pourra parler ici de formes et de réformes de l’Église.
Ensuite une assistance prudentielle faillible, concernant les mesures d’ordre particulier. Il y a assistance divine, car ces mesures seront sages, prudentes, bienfaisantes quant à leur orientation générale et pour l’ensemble des cas; mais cette assistance est faillible, car elle ne garantit pas dans le concret la sagesse, la prudence, la bienfaisance de chacune de ces mesures.
Notre devoir est de reconnaître l’autorité divine non seulement en elle-même, mais encore dans les maîtres qu’elle a voulu nous donner.
Au message du pouvoir déclaratif répond dans le peuple chrétien un assentiment absolu, théologal, de foi divine, fondé sur l’autorité même de Dieu, mais conditionné par la proposition de l’Église.
Au message du pouvoir canonique répond dans le peuple chrétien un assentiment prudentiel, moral, de foi ecclésiale, fondé sur l’autorité de l’Église, divinement mandatée et assistée.
Les décrets canoniques
peuvent être soit pratiques et disciplinaires, soit magistériels et doctrinaux:
dans ce dernier cas, ils demandent une docilité intellectuelle, un assentiment
intérieur à une doctrine, proposée sinon comme irréformable, du moins comme
prudente et sûre dans les circonstances présentes.
Au-dessous du plan des décisions absolues qui définissent le dépôt révélé, au-dessous du plan des décisions prudentielles qui le protègent dans l’esprit et le coeur des fidèles, il y a place pour une autre sorte de décisions prudentielles, qui ont pour fin d’assurer au cours du temps l’existence empirique de l’Église, de déterminer ses rapports concrets avec le flux mouvant des mouvements poli tiques et des orientations culturelles. Une foule de solutions différentes seront possibles à chaque moment de l’histoire. Pour juger de leur exacte valeur, il faudrait embrasser plus que le temps présent. Il faudrait entrevoir la suite des événements de l’histoire dans leur rapport avec le royaume de Dieu. Il faudrait même connaître l’utilisation que la toute-puissance divine fait de nos erreurs, de nos péchés, de toutes les formes du mal. Tout cela dépasse nos vues, et les prudences du pouvoir canonique seront ici incertaines: Che sarà domani?... Non sappiamo, dit Pie XI à propos des effets du traité du Latran.
Les mesures dont il est ici question sont comme les vaisseaux capillaires du pouvoir juridictionnel. Elles indiquent la route à suivre en des régions incertaines et pleines de surprises. Leur prudence, leur sagesse, leur bienfaissance ne seront pas toujours évidentes à tous les yeux. Parfois même elles manqueront d’homogénéité, quand les dépositaires du pouvoir canonique opéreront en des sens contraires "en deçà ou au-delà des Pyrénées", voire à l’intérieur des mêmes frontières, et seront persuadés qu’ils interprètent fidèlement les voeux de l’Église elle-même et de l’autorité suprême.
L’assistance divine promise à l’Église se borne ici parfois à assurer son existence physique et empirique. Nous savons que, quoi qu’il arrive, l’Église ne disparaîtra pas de la surface de la terre. On peut parler ici d’une assistance biologique. Elle n’épargne ni les essais, ni les tâtonnements, ni non plus les erreurs de gouvernement: elle peut même utiliser ces dernières. On comprend, dès lors, la liberté avec laquelle des historiens comme Louis Pastor, à qui les approbations pontificales n’ont pas manqué, ont pu juger rétrospectivement du caractère heureux ou fâcheux de la politique des papes.
Nous retrouverons les distinctions entre le pouvoir d’ordre et le pouvoir de juridiction, entre l’assistance absolue du pou voir déclaratif et l’assistance prudentielle du pouvoir canonique, qui est tantôt infaillible, tantôt faillible, au chapitre VII, où nous aurons à parler de la sainteté tendancielle des pouvoirs hiérarchiques 1.
Mais avant de clore cette section, il nous faut dire un mot des formes hiérarchiques et des formes privées de la prophétie.
1. Le don de prophétie a passé du Christ dans l’Église sous une
double forme: d’abord sous une forme régulière et hiérarchique, qui a eu pour
organes extraordinaires les apôtres, et qui a aujourd’hui pour organes
ordinaires les dépositaires de la juridiction permanente, à savoir le souverain
pontife et les évêques; puis sous une forme miraculeuse, passagère, sporadique:
voilà la prophétie privée ou individuelle. C’est pour n’avoir pas été attentif
au mystère de cette double transmission et à la nature de la prophétie
hiérarchique, que Vladimir Soloviev a pu méconnaître la présence de la
prophétie dans la Loi nouvelle et accuser le christianisme de l’avoir abolie.
2. Les grâces prophétiques d’ordre hiérarchique sont 1° les
grâces de révélation et d’inspiration données aux apôtres pour entendre et pour
exprimer les vérités du dépôt divin auquel il est interdit de rien ajouter; 2° les
grâces d’assistance données au magistère postapostolique soit d’une manière
absolue pour conserver et expliciter ce dépôt, soit d’une manière prudentielle
pour le protéger et nous préparer à l’accueillir.
3. Les prophéties non hiérarchiques et individuelles n’ont pas à fonder la foi. Elles gardent néanmoins une importance considérable et constante dans l’oeuvre d’illumination du Corps mystique du Christ: "Nulle époque, dit saint Thomas, n’a manqué de sujets doués de l’esprit de prophétie, non certes afin d’apporter quelque nouvelle doctrine de foi, mais afin de diriger la conduite des hommes 2." Les prophéties non hiérarchiques peuvent attirer l’attention des pouvoirs juridictionnels sur tel ou tel aspect du message chrétien et provoquer ainsi des décisions qui profiteront à toute l’Église: qu’on pense aux déclarations consécutives à des grâces privées et concernant le culte du Saint-Sacrement ou du Sacré-Coeur. Elles peuvent suggérer des initiatives précieuses qu’il appartient au pouvoir juridictionnel de contrôler, mais qu’il n’est pas de son ressort d’entreprendre ou qu’il néglige de susciter: qu’on pense aux grands fondateurs d’Ordres religieux; aux grandes audaces missionnaires des Cyrille et des Méthode ou des François Xavier; aux grandes intuitions intellectuelles d’un Augustin, d’un Albert le Grand, d’un Thomas d’Aquin; à la mission si exceptionnelle de Jeanne d’Arc; à la "foi dans l’Esprit" que saint Paul énumère parmi les faveurs d’ordre charismatique et qui représente soit un don miraculeux de proposer les choses de la foi, soit "l’intensité de confiance en Dieu que l’Esprit donne momentanément pour tenter une oeuvre très difficile, jusqu’à la guérison surnaturelle ou le miracle" et "jusqu’à transporter les montagnes 3". Elles peuvent soutenir les étapes d’une âme intérieure vers les sommets de la vie d’amour et concourir à produire dans l’Église de grandes saintetés qui l’éclaireront merveilleusement qu’on pense aux grâces nette ment extraordinaires données non seulement à sainte Thérèse mais à presque (ce mot restrictif est-il même nécessaire?) tous les grands contemplatifs. Saint Thomas n’a pas omis de signaler ce dernier aspect: "Le don de prophétie, dit-il, est donné à certains, tout ensemble pour l’utilité commune et pour l’illumination de leur propre coeur, et propter propriae mentis illustrationem: ce sont ceux en qui la sagesse divine vient résider par la grâce sanctifiante, et qu’elle constitue à la fois amis de Dieu et prophètes, amicos Dei et prophetas eos constituit 4"
2. II-II, qu. 574, a. 6, ad 3.
3. E.-B. ALTO, Première épître
aux Corinthiens, pp. 325 et 337.
4. II-II, qu. 172, a. 4, ad 1.
La prophétie est, en effet, souvent donnée aux saints; mais elle n’est pas la sainteté. La sainteté peut consister à souffrir dans la foi et l’agonie du coeur l’injustice d’une situation, d’un état de choses, sans fournir aucun moyen de les modifier directement; mais la prophétie vient, qui défait tous les noeuds.
"N’éteignez pas l’Esprit", écrit saint Paul (I Thess., V, 19-21), "ne dépréciez pas les dons de prophétie, mais vérifiez tout. Ce qui est bon, retenez-le".
Il appartient à la hiérarchie, assistée elle-même par l’esprit de prophétie, de juger de l’authenticité des prophéties privées. Son devoir sera d’être prudente, et même défiante: "Mes bien- aimés, dira saint Jean, ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits, pour voir s’ils sont de Dieu, car plusieurs faux prophètes sont venus dans le monde" (I Jean, IV, I). Tout l’effort de saint Paul, au quatorzième chapitre de la première épître aux Corinthiens, est déjà de réglementer des manifestations que les Corinthiens rapportaient indistinctement à l’Es prit saint.
Il est vain d’imaginer un conflit entre d’une part les prophéties
privées, quand elles sont authentiques, et d’autre part les directives
juridictionnelles, quand elles sont divinement garanties. Mais les prophéties
privées peuvent n’être pas authentiques; et les directives juridictionnelles
peuvent dans tel ou tel cas particulier n’être pas toujours garanties. C’est
alors que pourront naître parfois des malentendus et de la souffrance.
5. Il reste qu’en règle générale la parole: "Qui vous écoute m’écoute, qui vous rejette me rejette s’étend à tous les impératifs de l’Église; et l’on sait, depuis sa suprême tentative auprès de Jésus, que le Séducteur cherche à détourner de leurs fins les plus divines énergies. S’il arrive que Dieu, après avoir déposé en certaines âmes des dons admirables d’apostolat, ne leur envoie pas, au dernier moment, le signe qu’elles attendent de l’autorité de l’Église pour agir, c’est qu’il veut que leur flamme brûle dans le secret. Il a besoin, pour composer le trésor caché de son Église, du sacrifice d’élans très généreux qui peut-être eussent été conquérants. La plante ne peut être que fleurs, il lui faut des racines qui lui sont précieuses et qu’elle enfouit dans la terre. "Quelquefois tout semble appeler la mission de l’Église, et la mission ne vient pas. On peut sans doute l’expliquer suffisamment par le sens supérieur des opportunités qui est propre à l’Église. Newman forme vainement certains grands projets pour l’affermissement du catholicisme en Angleterre: on s’acheminera vers leur réalisation après sa mort. Mais cet exemple nous suggère une autre explication. Quand l’homme qui fait le rêve d’une grande oeuvre religieuse est un grand sensitif, il caresse cette oeuvre comme le fruit de son art personnel, il y met de subtiles exigences et des ardeurs fébriles. Or, les oeuvres de Dieu et de l’Église sont des fruits de raison et de sagesse; et, de plus, il ne faut pas qu’on les puisse attribuer au caprice, ni même au génie d’un artiste humain. Dieu donc fait à l’artiste l’honneur de pressentir et d’annoncer l’oeuvre, mais il réserve à son Église de l’accomplir, souvent par des instruments plus humbles 1." Le Père Clérissac ajoute: "L’on a dit qu’il faut savoir souffrir non seulement pour l’Église, mais par l’Église... En tout cas, le signe certain que nous gardons la plénitude de l’Esprit est de ne jamais admettre que nous puissions souffrir par l’Église autrement que nous pouvons souffrir par Dieu 2."
Pourquoi d’ailleurs s’étonner d’une telle conduite de l’Esprit? Si l’Église est sa chose, s’il la régit à la manière dont la personne du Verbe a régi la nature humaine du Christ, s’il essaie de reproduire avec toute l’Église, sur la trame du temps et de l’espace, le dessin de la vie temporelle du Christ, ne faudra-t-il point qu’on puisse retrouver en elle, au moins dans une certaine mesure, ce confondant mystère de la vie cachée, c’est-à-dire ce mystère d’une intelligence venue pour illuminer les siècles et d’un amour venu pour jeter le feu sur la terre et qui demeurent, pendant trente années, ensevelis dans le silence? Qu’est-ce, à côté du silence du Christ, que le silence d’un homme, fût-il même Augustin ou Cyrille, Thomas d’Aquin ou Jean de la Croix?
1. P. CLÉRISSAC, O. P., Le
mystère de l’Église, Paris, 1918, p. 174.
2. Ibid., p. 578.
I. Les paroles adressées à Pierre: "Pais mes brebis" (Jean, XXI, 17) et "Ce que tu lieras sur la terre..." (Mt., XVI, 19) concernent — outre le pouvoir d’ordre plusieurs pouvoirs le pouvoir déclaratif et le pouvoir canonique.
Les paroles "Allez, enseignez toutes les nations..." (Mt., XXVIII, 19-20) concernent plusieurs messages: le message révélé et le message secondaire.
Les paroles "Je suis avec vous tous les jours..." (Mt., fin) concernent plusieurs assistances l’assistance absolue et les assistances prudentielles.
Les paroles: "Qui vous écoute, m’écoute..." (Luc, X, 16)
concernent plusieurs obéissances: l’obéissance théologale et l’obéissance
morale.
2. L’Évangile, pénétré dans sa profondeur, manifeste les pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction, d’où naît l’Église, qui est le lieu de la grâce sacramentelle et orientée. Les grandeurs de hiérarchie sont au service des grandeurs de sainteté. L’ordre juridictionnel, si nécessaire, si divin qu’il soit, n’est pas ce qu’il y a de meilleur et de plus divin dans l'Église; il tire toute sa grandeur de sa destination, qui est de servir l’amour. "Pierre, écrit Cajetan, est ministre de l’Église. Non qu’elle soit au-dessus de lui par le pouvoir: mais parce qu’il applique son pouvoir à la servir. Le Seigneur lui-même n’a- t-il pas dit qu’il venait pour servir? Quand donc le pape se déclare serviteur des serviteurs de Dieu, il est dans la vérité. Mais l’Église est plus grande et meilleure que le pape, comme la fin est plus grande et meilleure que ce qui est pour elle dans l’ordre qualitatif, dit saint Augustin, être plus grand signifie être meilleur. La papauté est pour l’Église, non inversement. Il est donc vrai que le pape n’est pas maître mais serviteur, et que l’Église, absolument parlant, le dépasse en bonté et en noblesse, bien que, sous l’aspect juridictionnel, il soit son chef 1."
1. Apologia de comparata
auctoritate papae et concilii, cd. POLLET, n 5X7.
La vertu divine que maintient l’Église passe par la hiérarchie et peut donc être appelée apostolique. Elle confère à l’Église une structure apostolique. Cette structure, mystérieuse en son fond, est miraculeuse par son éclat.
1. Confesser que la véritable Église est apostolique, c’est
confesser qu’elle dépend d’une vertu spirituelle qui réside dans la Trinité
sainte, qui descend ensuite d’abord dans l’humanité du Christ, puis dans le
double pouvoir sacramentel et juridictionnel du corps apostolique, enfin
jusqu’au peuple chrétien. Où se trouve cette médiation, cette chaîne, se trouve
la véritable Église, composée, nous aurons à le dire, de justes qui seront
sauvés et de pécheurs qui seront damnés. Où manque cette médiation, manque la
véritable Église; c’est-à-dire non pas toujours l’appartenance initiale, déjà
salutaire, mais du moins l’appartenance plénière à la véritable Église. Nul anneau
de la chaîne ne peut être supprimé ou même changé: la Déité est éternelle,
Jésus-Christ est le même, hier, aujourd’hui et pour tous les siècles (Hébr.,
XIII, 8), et jusqu’à la fin il assistera le corps apostolique. Un Dieu éternel,
un Christ immortel, un corps apostolique indéfectible, enfin les nations
fidèles, tel est l’ordre évangélique.
2. Mais comment le corps apostolique sera t-il indéfectible, sinon grâce à une succession ininterrompue? Qu’il y ait faille, et qu’ensuite une autre institution, apparemment identique, reprenne la place: il pourra sembler que rien n’est modifié; en réalité tout sera bouleversé, et cela ne tardera pas d’ailleurs à paraître. L’institution nouvelle n’hériterait aucun des mystérieux privilèges attachés par Jésus au corps apostolique. Sans la succession ininterrompue, le dernier anneau de la chaîne à laquelle est suspendue l’Église se briserait, l’apostolicité de l’Église s’effondrerait.
La médiation signifie l’ordre vertical de dépendance; la succession, l’ordre horizontal.
L’apostolicité, considérée comme propriété de l’Église du Christ, se définira la propriété qui convient à l’Église du fait qu’elle résulte d’une vertu surnaturelle, reçue de Dieu par le Christ et par le corps apostolique conservé d’une manière ininterrompue. Le corps apostolique signifie ici les pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction; partout où ils sont mutilés ou absents, l’apostolicité sera mutilée ou absente.
Ainsi considérée, l’apostolicité est, comme l’Église, un mystère de foi. Ce n’est pas la raison ni l’histoire, c’est la foi qui nous enseigne que, partie du sein de la Trinité, une vertu divine passe à travers le Christ et la hiérarchie pour dispenser au monde le salut et rassembler le peuple de Dieu. "Il n’y a qu’un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous", nous dit saint Paul; et il n’y a "qu’un seul Seigneur"; et une seule hiérarchie qui dispense, par ses deux pouvoirs conjoints, "une seule foi et un seul baptême", afin que l’Église ne soit qu’un "seul corps" habité par "un seul Esprit" (Éph., IV, 4-6).
Sans doute, nous pouvons vérifier historiquement la continuité ininterrompue, de génération en génération, de certains enseignements doctrinaux, comme sont les dogmes, et de certains rites extérieurs, comme sont le sacrifice et les sacrements. Mais croire que ces enseignements sont l’expression infaillible des mystères cachés dans le coeur de Dieu, croire que ces rites communiquent le pouvoir de perpétuer l’unique sacrifice rédempteur et de sanctifier les âmes, serait-ce possible sans la vertu divine de la foi? Si les pouvoirs hiérarchiques ou apostoliques se transmettent par des usages et des rites visibles qui peuvent laisser leur empreinte dans le sable de l’histoire, ils demeurent néanmoins intrinsèquement hors des prises de l’investigation historique, rationnelle ou psychologique; et le caractère hiérarchique ou apostolique affectant nécessairement la véritable Église ne sera pas moins mystérieux que l’Église elle-même. Nous croyons l’apostolicité comme nous croyons l’Église: Credo... apostolicam Ecclesiam.
1. Prise dans son principe, l’apostolicité est mystérieuse et objet de foi divine ; mais prise dans ses manifestations, elle devient un signe révélateur de la véritable Église. Un peu à la manière dont la vie, la mort, la résurrection du Sauveur sont, sous un aspect, de purs mystères, et, dans ce qui apparaît visiblement au dehors, des signes miraculeux.
Il en va de même de l’unité catholique et de la sainteté de
l’Église: elles sont en elles-mêmes des mystères, et par leurs contre-coups des
miracles.
2. Unité, sainteté, catholicité, apostolicité sont inséparables ce
sont des aspects d’une même réalité profonde. Où se trouve l’une se trouvent
toujours dans la même mesure les trois autres.
3. Dans la mesure où les Églises dissidentes détiennent encore des éléments chrétiens, dans la mesure où elles ont emporté avec elles des fragments de la véritable Église, on pourra retrouver en elles, à l’état mutilé et dégradé, quelque chose de sa nature, de ses propriétés, de ses notes, des vestiges de sa grandeur chrétienne 1.
1. Cela vaut pour le manichéisme
et l’arianisme: voir à ce sujet l’étude récente si suggestive de Pierre Jean DB
MENASCE, Augustin manichéen, dans Freudesgabe für Ernst Robert Curtius, Francke
Verlag, Bern, 5956. Pour les vestiges de l’Eglise, voir plus loin, pp. 345,
34’y, 350, 377, 393.
L’apostolicité, il
importe beaucoup de le noter, peut devenir un signe de la véritable Église pour
deux sortes de chercheurs
a) pour ceux qui
croient déjà que Jésus et les apôtres ont donné au monde la religion
définitive, mais qui cherchent où la rencontrer aujourd’hui. L’apostolicité est
alors un signe mixte, qui met en oeuvre la foi et la raison; c’est à ce titre
qu’elle intervient dans l’argumentation que Tertullien a nommée la
prescription;
b) pour ceux qui
se contentent de regarder l’Église du dehors mais avec une certaine attention;
elle est alors un signe pur, qui ne met en oeuvre que la raison.
Si l’on admet que Jésus et les apôtres ont apporté au monde la religion définitive venue du ciel, de deux choses l’une: ou bien cette religion sera continuée dans le monde par une suite sans défaillance, et, dès lors, conservera intact son caractère divin; ou bien cette religion sera interrompue, et ce qui lui succédera sera dû à l’initiative humaine et ne pourra venir que d’en bas. Les deux signes de la rupture seront la dissidence, qui s’écarte de ce qui est cru partout, et l’innovation, qui s’écarte de ce qui est cru depuis toujours.
La dissidence s’écarte de l’universalité, de ce qui est cru partout et par tous, quod ubique, quod ab omnibus. L’universalité peut être, en effet, une règle d’orthodoxie parfois suffisante, pour qui croit que l’Église du Christ est envoyée à tous les peuples. Newman raconte, dans des pages inoubliables de l’Apologia provita sua, le bouleversement qui se produisit dans son âme lorsque, dans la situation où les donatistes d’Afrique et les monophysites d’Orient étaient jadis par rapport à la grande Église, il crut reconnaître la situation même où se trouvait en son temps l’Église d’Angleterre. Ce n’est pas toutefois que le nombre seul puisse décider d’une question de vérité. L’universalité qui importe ici est celle, selon le mot de saint Vincent de Lérins, des vrais adorateurs du Christ, ou, selon l’image de l’Évangile, des vraies brebis du Christ. Où les trouvera-t-on, sinon là où Pierre est pasteur?
L’innovation s’écarte de l’antiquité, de ce qui est cru depuis toujours, quod semper. L’antiquité est, elle aussi, règle d’orthodoxie, pour qui croit que le Christ ne cesse d’assister son Église. Elle maintient la substance du christianisme, non ses formes contingentes; elle exclut l’altération, non le progrès. En cas d’hésitation, où la trouvera t-on, sinon chez les vraies brebis du Christ, dont Pierre est le pasteur?
La communion avec Pierre sera, sinon le seul critère, du moins le critère suprême de l’apostolicité véritable.
Si l’on croit à une hiérarchie divinement assistée, la continuité de cette hiérarchie indiquera le lieu de la véritable doctrine. C’est l’argument auquel recourent, en effet, les premiers apologistes. "S’il est des doctrine qui prétendent remonter à l’époque des apôtres, dit Tertullien, et descendre d’eux parce qu’elles auraient existé de leur temps, nous dirons: Qu’elles prouvent l’origine de leurs Églises; qu’elles montrent la suite de leurs évêques de telle manière que le premier évêque ait été installé par l’un des apôtres ou par l’un des hommes apostoliques qui persévérèrent dans la communion des apôtres. C’est ainsi en effet que les Églises apostoliques présentent leurs fastes: l’Église de Smyrne nous montre Polycarpe, établi par Jean; l’Église de Rome, Clément, ordonné par Pierre 1"
1. De praescriptione haereticorum, XXXII, 1-2.
Un peu auparavant, aux gnostiques qui prétendaient que les apôtres, en plus de la doctrine commune consignée dans l’Écriture, enseignaient aux parfaits une sagesse ésotérique, réservée, saint Irénée (mort vers 202) répondait que les apôtres auraient instruit avant tout de cette sagesse ceux qu’ils plaçaient à la tête des Églises et qui allaient devenir leurs successeurs. Quelle est donc la Tradition des apôtres? Pour tous ceux qui veulent la vérité, il sera facile de s’en rendre compte. Elle est manifestée dans le monde entier, elle est reconnaissable dans chaque Église. Et ni les évêques institués par les apôtres, ni leurs successeurs jusqu’à nous n’ont rien connu qui ressemblât au délire des gnostiques. Nous pourrions les énumérer. "Mais puisqu’il serait trop long, dans un volume comme celui-ci, d’énumérer les successions de toutes les Églises, nous prendrons la très grande Église, très ancienne et connue de tous, fondée et constituée à Rome par les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul; nous montrerons que la Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle a annoncée aux hommes, Rom., X, 8, sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques. Ce sera pour la confusion de tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, soit par complaisance en eux-mêmes, soit par vaine gloire, soit par aveuglement ou jugement faux, constituent des groupements illégitimes. Car c’est avec cette Église (de Rome), en raison de sa plus puissante autorité de fondation, que doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles qui proviennent de partout, elle en qui toujours, par ceux qui proviennent de partout, a été conservée la Tradition qui vient des apôtres." Après avoir donné les noms des douze évêques de Rome par lesquels, selon ses expressions, "la Tradition qui est dans l’Église à partir des apôtres et la prédication de la vérité sont parvenues jusqu’à nous", Irénée passe à l’Église de Smyrne dont, au temps de sa première jeunesse, il a connu le vieil évêque Polycarpe, établi par les apôtres eux-mêmes, puis à l’Église d’Éphèse fondée par Paul et où Jean résida. Après de telles preuves, "il ne faut donc pas chercher ailleurs la vérité qu’il est facile de puiser dans l’Église, car les apôtres, comme en un riche cellier, ont déposé en elle toute la vérité, en plénitude, afin que quiconque le désire puise en elle le breuvage de la vie 1".
1. Adver haereses, III, 3, 2,
trad. Sagnard.
Est-il nécessaire
d’alléguer plusieurs Églises? Même apostolique, une Église particulière pourra
s’effondrer (Apoc., II, 4-5). C’est à l’Église universelle que les promesses
ont été faites. Mais dans les grandes tempêtes, quand le schisme vient partager
en deux les fidèles de l’univers, où la chercherons-nous? Nous savons que ce
mot d’universel doit être pris en un sens qualitatif, qu’il désigne les vraies
brebis du Christ répandues dans le monde entier. Le Christ les dirige du haut
du ciel. Mais qui, sur la terre, doit les paître en son nom? C’est à Pierre que
les promesses ont été faites. Aux Actes des Apôtres, écrits pour manifester que
l’Esprit saint est lui-même le principe de toute l’Église, que trouvons-nous
dès les premières pages? Un fait tout nouveau nous surprend: l’autorité de
Pierre sur l’Église. Les apôtres se disperseront. Pierre quittera Jérusalem.
Bientôt après, nous verrons les premières Églises chrétiennes, dociles à
l’impulsion qu’elles ont reçue, commencer de lever les yeux sur l’Église fondée
à Rome par les apôtres Pierre et Paul. Le pouvoir de régir l’Église universelle
réside en elle. Il aura avec le temps à déployer ses virtualités. Le sens des
paroles de Jésus à Pierre deviendra plus manifeste. L’Église universelle,
l’Église apostolique, apparaîtra toujours plus explicitement comme l’Église de
Pierre.
Les fondements divins sur lesquels repose l’Église lui confèrent une solidité, une stabilité, une constance que ni les fautes de ses enfants ni les attaques du dehors n’ont pu renverser. Le caractère surprenant, voire miraculeux, de cette constance peut échapper sans doute à une vue superficielle, mais commence de se dévoiler à tout regard suffisamment attentif et pénétrant. "L’Église, rappelle le concile du Vatican, en raison de sa sainteté, de son unité catholique, de sa constance invaincue, est elle-même un grand et perpétuel motif de crédibilité et une preuve irréfragable de sa mission divine 1." On peut constater cette constance d’abord dans la hiérarchie, et conséquemment dans la doctrine et dans la communion.
L’Église offre d’abord le spectacle d’un corps hiérarchique organisé, composé du pape et des évêques, qui, en se prévalant d’une mission inouïe, gouverne depuis vingt siècles, par une succession ininterrompue, une société toujours croissante qui survit à des bouleversements culturels comme ceux qu’ont provoqués sa pénétration dans l’empire romain, l’invasion barbare, la découverte de nouveaux continents, l’avènement du monde moderne. Dans son Histoire du pape Innocent III, qu’il composa quand il était encore pasteur protestant à Schaffhouse, Frédéric Hurter a relevé du point de vue de l’histoire pure, et non pas, nous dit-il, de la dogmatique ni de la polémique, la singulière constance de la papauté 2. A toute époque cependant, de "grands hommes", des "prophètes d’en bas", se sont levés pour prédire la fin de la hiérarchie, la fin de la papauté, la fin de l’Église. Ce n’était pas la fin de l’Église; c’était tout au plus la fin d’un monde, la fin d’une chrétienté.
1. Session III, Constit. De fide
catholica, ch. 3 ; Denz. n° 1794.
2. Voir le texte cité plus haut,
p. 12.
Il faut bien convenir qu’une telle constance dépasse les forces de la prudence humaine. On devrait, pour le manifester, serrer de près et suivre dans le détail l’opposition que Pascal par exemple institue entre les sociétés humaines et l’Église: "Les États périraient si on ne faisait ployer souvent les lois à la nécessité. Mais jamais la religion n’a souffert cela et n’en a usé. Aussi il faut ces accommodements, ou des miracles. Il n’est pas étrange qu’on se conserve en ployant, et ce n’est pas à proprement parler se maintenir; et encore périssent-ils enfin entière ment: il n’y en a point qui ait duré mille ans. Mais que cette religion se soit toujours maintenue, et inflexible, cela est divin 1." Des accommodements ou des miracles. Le théologien protestant Gaston Frommel n’hésitait pas "L’idéal politique qui domine une période donnée décide de la forme selon laquelle se réalise l’unité religieuse. De ce principe général, nous déduirons que les Églises de l’avenir accompliront la catholicité chrétienne conformément à l’idéal politique de leur temps 2", c’est-à-dire sous la forme démocratique d’"un congrégationalisme fédéré".
Tel est, en effet, le parti de la sagesse humaine. Mais la perpétuité du corps apostolique, qui se prolongera jusqu’à la consommation du siècle, représente, déjà de nos jours, un défi suffisant aux lois du temps pour que le caractère miraculeux en soit perceptible.
1. Pensées, éd. Brunschvicg, n° 634.
2. Études religieuses et
sociales, Saint-Blaise, 3907, p. 298.
La persistance d’une doctrine formulée en une fois tout au début du christianisme et capable, sans jamais se renier, de donner aux brûlants problèmes que pose la vie des réponses hautes, compréhensives, applicables; son adoption par des hommes de toutes les générations et de toutes les conditions, ne s’expliquent pas par quelque inclination spontanée ou fatale de la nature humaine, comme s’explique par exemple l’idolâtrie 1, considérée soit dans ses formes particularisées: l’animisme, le fétichisme, etc., soit dans ses formes généralisées: telles les diverses variétés du panthéisme. Il s’agit en effet d’une doctrine dont le moindre effet est de restituer d’un seul coup dans la lumière toutes les plus hautes vérités rationnelles que l’humanité avait laissées s’obscurcir: Dieu à la fois souverainement distinct du monde et merveilleusement présent au monde, l’homme servant la société comme individu mais plus grand qu’elle comme personne, etc., et dont le suprême effet est de proposer en même temps des énoncés mystérieux, dépassant absolument la portée de l’intelligence humaine, ne contredisant pourtant jamais véritablement la raison, et se tenant de plus dans la pure ligne de ses aspirations les plus nobles, car la croyance aux mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la grâce, des sacrements, de la vision béatifique, du péché même, se révèle à l’examen comme étant non pas contre, mais au-dessus de la raison. Cette doctrine se conserve identique à elle-même, non point certes comme une chose morte, un trésor minéral, mais comme une vérité vivante, définitive et qui pourtant n’a jamais fini de déployer au jour la richesse de son contenu, donnant ainsi au monde le spectacle d’une continuité doctrinale absolument sans exemple. Vérité toujours ancienne et toujours nouvelle, qui, redécouvrant aujourd’hui les cata combes ou revenant après une absence de dix siècles sur la terre d’Afrique, y trouve le témoignage sensible de sa miraculeuse constance. Ouvrant le premier concile de l’Afrique chrétienne ressuscitée, le cardinal Lavigerie pourra dire: "Tout a passé sur notre terre africaine: les générations, les empires. L’Église, exilée de ces rivages, s’est trouvée mêlée, dans le monde entier au mouvement des esprits, aux révolutions, aux migrations, aux idées diverses des peuples. Elle revient aujourd’hui établir parmi nous sa pacifique demeure et, en creusant le sol profond des siècles, elle y retrouve, dans les monuments qu’elle y laissa, la preuve éclatante de sa fidélité à garder les vérités dont elle est la dépositaire 2"
1. Si les hérésies nourrissent
l’ambition de ramener le christianisme à ses origines, c’est qu’elles
n’entendent pas cette loi profonde de la vie. Pour elles, dit MŒHLER, "le
christianisme est considéré comme une affaire ayant toujours été complètement
achevée, définitive et immuable. Avec cela on entretient l’illusion de pouvoir
retrouver un christianisme biblique, évangélique, si celui-ci avait pu
disparaître pendant une centaine ou un millier d’années. Que dirait-on de celui
qui, perdant la raison pendant des années, mais qui cependant aurait, de temps
à autre, des souvenirs d’enfance, accuserait les autres de déviations et
voudrait les faire retourner avec lui à l’état d’enfance?" L’unité de
l’Église, Paris, 1938, p. 61.
2. Oeuvres du cardinal
Lavigerie, Paris, 1884, t. I, p. 94.
On entend par là l’ininterruption d’un lien social rassemblant spirituellement des hommes qu’essaieront pourtant de diviser, à l’intérieur, des causes permanentes de schisme et d’hérésie: prétextes futiles et prétextes spécieux, erreurs inconscientes et erreurs opiniâtres, passions individuelles et passions nationales, indignités prétendues et surtout, il faut bien le dire, indignités manifestes de trop de gens d’Église et de trop de chrétiens eux-mêmes; des hommes que menacent, à l’extérieur, des causes permanentes de désagrégation: violence de la persécution ou séduction de l’esprit du monde. Malgré ces attaques du de dans et du dehors, l’Église a gardé la forme première de son unité) la forme organique: ni elle ne l’a reniée pour la thèse d’une Église dont toute la perpétuité serait invisible, ni elle ne l’a échangée pour la forme fédérative que proposent aujourd’hui les Églises dissidentes protestantes.
Pascal a souligné à plusieurs reprises le caractère surprenant de cette perpétuité: "On a vu naître tant de schismes et d’hérésies, renverser tant d’États, tant de changements en toutes choses; et cette Église, qui adore Celui qui a toujours été adoré, a subsisté sans interruption. Et ce qui est admirable, incomparable et tout à fait divin, c’est que cette religion, qui a toujours duré, a toujours été combattue. Mille fois elle a été à la veille d’une destruction universelle; et toutes les fois qu’elle a été en cet état, Dieu l’a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance. C’est ce qui est étonnant, et qu’elle s’est maintenue sans fléchir ni ployer sous la volonté des tyrans 1."
1. Pensées, éd. Brunschwicg, n°
613.
Si souhaitables que
soient des études techniques comparatives sur l’évolution des sociétés tant
civiles que religieuses, elles ne paraissent cependant pas indispensables pour
faire naître une conviction invincible de la transcendance de l’Église, nous ne
disons pas en celui qui croit d’avance qu’elle est l’Église du Verbe incarné
nous tourne rions dans un cercle; et Hurter, Newman, Soloviev n’étaient pas
encore catholiques quand ils admiraient la permanence de la papauté — nous
disons chez un observateur accessible aux réalités spirituelles, dont le
jugement ne sera pas prévenu, mais qui cherchera la raison cachée d’une part de
la mobilité des sociétés, d’autre part de la permanence de la hiérarchie, de la
doctrine, de la communion de l’Église. Gagné par le spectacle d’une si haute
constance, en particulier dans un monde aussi agité que le monde occidental,
c’est avec des yeux nouveaux que cet historien relira, dans les Actes des
Apôtres, le jugement de Gamaliel sur l’Église naissante: "Si leur
entreprise ou leur oeuvre vient des hommes, elle se détruira d’elle-même; mais
si vraiment elle vient de Dieu, vous n’arriverez pas à les détruire. Ne risquez
pas de vous trouver en guerre contre Dieu" (Act., V, 38-39).
1. C’est ici une troisième voie qui peut conduire au discerne ment de la véritable Église. Même à prendre les écrits néo testamentaires dans leur sens le plus extérieur, on sera frappé de constater qu’ils annoncent l’organisation dont l’Église, après deux mille ans, nous offre une fidèle et vivante image. La force de la prophétie s’accroît encore pour qui pénètre le mystère de l’Église.
Le Nouveau Testament annonce une hiérarchie douée du pouvoir cultuel de perpétuer le sacrifice du Christ jusqu’à ce qu’il revienne, et de dispenser les sacrements. Le sacrifice unique qui apporte à la terre une rédemption éternelle (Hébr., IX, 12) sera véhiculé à travers les âges par la répétition du rite sacrificiel non sanglant de la Cène (Luc, XXII, 19; I Cor., xI, 24). Les disciples recevront le pouvoir de remettre les péchés (Jean, XX, 23), de confirmer (Act., VI 17), d’ordonner (II Tim., 1, 6).
Il annonce une hiérarchie douée du pouvoir pastoral d’enseigner et de gouverner les fidèles. La révélation évangélique faite aux apôtres devra être proposée avec autorité par leurs successeurs à tous les peuples jusqu’à la fin des temps (Marc, XVI, 15; Mt., XXVIII, 19). La force du Christ leur viendra de l’un d’entre eux, qui sera le pasteur des brebis du Christ (Jean, XXI, 15 et suiv.), qui les confirmera dans la foi (Luc, XXII, 32), qui constituera le fondement visible (Mt., XVI, 18) par lequel l’Église entière reposera finalement sur le Christ (I Cor., III, II).
Ainsi donc une hiérarchie visible, ininterrompue, de caractère à la fois cultuel et pastoral, qui, grâce à son pouvoir cultuel, agit instrumentalement pour dispenser aux hommes la rédemption du Christ prêtre, et qui grâce à son pouvoir pastoral dispense authentiquement le message, tant spéculatif que pratique, du Christ roi, hiérarchie tout ordonnée à former et à entretenir dans le monde le corps du Christ, l’Église (Éphés., IV, 16): voilà l’Église néotestamentaire.
Où est-elle pleinement réalisée? Dans l’Église où le fondement
dernier, qui est le Christ, et le fondement prochain, qui est la hiérarchie, ne
sont pas opposés, mais ordonnés entre eux. Dans l’Église encore où, pour ce qui
regarde l’autorité pastorale, on regarde non comme opposées mais comme
étroitement unies, d’une part tout d’abord l’autorité souveraine qui apporte la
révélation et l’autorité subordonnée qui la conserve; puis, d’autre part,
l’autorité universelle héritée de Pierre et l’autorité particulière héritée des
autres apôtres.
2. La prophétie annonce la réalisation; en retour, comme toujours et partout, la réalisation de la prophétie éclaire la prophétie. Nous avons déjà cité le mot de Soloviev: "Qu’on nous trouve donc, pour la parole du Christ à Pierre, un effet correspondant autre que la chaire de Pierre. Et qu’on découvre pour cette chaire une cause suffisante autre que la promesse faite à Pierre 1." Dans une annexe à son livre La légende du Grand Inquisiteur de F. M. Dostoïevski, après avoir rapporté de longs passages anticatholiques tirés des différentes oeuvres de Dostoïevski, Vassilij Rosanov ajoute: "Tout cela, comme résumé des faits, est peut-être juste. Mais on ne peut pourtant pas fermer les yeux sur la parole de conclusion prononcée par le Christ, telle qu’elle est rapportée dans le dernier chapitre de saint Jean. Pais: voilà l’origine de l’autorité contre laquelle Dostoïevski s’irrite en vain, de l’autorité unipersonnelle, exceptionnelle, et nullement collective, car cette parole si significative ne fut pas adressée au groupe des apôtres... Peut-on se représenter jusqu’à quelles limites s’est développé et se développera encore ce dernier testament du Sauveur, si bien mis en relief, si décisif, répété par trois fois et — ceci importe le plus — juste avant l’ascension au ciel? Vraiment ces paroles ressemblent au manteau jeté par Élie à Élisée... L'Église était, est, et sera toujours avec une coupole d’or, avec un sommet, et ne deviendra jamais le troupeau de Chigalev 2."
1. La Russie et l’Église
universelle, Paris, 1922, p. 131.
2. Traduit par S. TYSZKEWICZ, S.
J., dans Nouvelle Revue de Théologie, décembre 1952, pp. 1062-1074.
La hiérarchie est pour l’Église, non l’Église pour la hiérarchie. Elle ne vaut pas pour elle-même. Quand l’Église passera du temps dans l’éternité, la hiérarchie cessera.
Alors une nouvelle hiérarchie — déjà en train de se former dans le temps — surgira du coeur même de l’Église du ciel pour l’illuminer tout entière, avec ses anges et ses élus. Ce ne sera pas une hiérarchie de signes et de symboles, une hiérarchie d’exil, comme celle d’ici-bas. Ce sera la pure hiérarchie de la sainteté, de la vision et de l’amour béatifiques.
On parlera dans ce chapitre: I. de l’âme créée de l’Église; II. de l’itinéraire de l’Église III. de la communion de l’Église.
On traitera de la nature de l’âme de l’Église (1); de la charité en tant que cultuelle (2), sacramentelle (3), orientée (4), de l’unité de connexion et d’orientation (5).
C’est de la hiérarchie, ce sont des pouvoirs d’ordre et de juridiction, qu’est issue ici-bas l’Église dans son acte achevé, pleinement éclose et christoconforme. Elle tient de la hiérarchie, nous venons de le voir, son apostolicité et sa constance.
Elle tient pareillement de la hiérarchie sa sainteté plénière. Les grandeurs de hiérarchie sont ordonnées aux grandeurs ultimes, qui sont celles de la charité: "Quand j’aurais le don de prophétie..., si je n’ai pas la charité, je ne suis rien" (I Cor., XIII, 2). La grâce, la charité, quand elle vient du Christ par le contact des pouvoirs sacramentels et juridictionnels, acquiert alors une richesse, une plénitude qui fait d’elle, sur le plan des réalités créées inhérentes à l’Église, son principe vivificateur suprême, son âme créée.
1. L’Esprit saint est son Aine incréée. Il la meut à travers le Christ
et la hiérarchie, pour la combler de ses dons. S’il la mouvait uniquement en la
traversant, comme le soleil traverse une vitre, il serait seul l’âme de
l’Église. Mais s’il la meut comme Dieu meut le rosier, en déposant en lui la
puissance vitale permanente de produire des roses, alors il y aura dans
l’Église une âme créée: ce sera la charité pleinement christique, pleinement
apostolique
1.
2. La connexion entre l’âme incréée et l’âme créée de l’Église, entre l’Esprit et la charité du Christ, est marquée avec force par l’Apôtre dans l’Épître aux Corinthiens. Ayant parlé de la diversité des dons, des ministères, des opérations, qui constituent l’Église elle-même, il ajoute: "Mais tout cela, c’est le seul et même Esprit qui l’opère, distribuant ses dons à chacun en particulier comme il l’entend" (I Cor., XII, 11). Or ces dons sont hiérarchisés. Tous, quels qu’ils soient, l’apostolat et la prophétie comme le don des miracles ou des langues, sont subordonnés à un don suprême, sans lequel ils ne seraient rien
— ce sont les mots même de l’apôtre —, sans lequel donc l’Église ne
serait pas: "Aspirez aux dons les meilleurs. Et je vais encore vous
montrer une voie qui les dépasse toutes. Quand je parlerais les langues des
hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui
sonne ou cymbale qui retentit... La charité ne passe jamais. Les prophéties?
elles disparaîtront. Les langues? elles se tairont. La science? elle
disparaîtra... Maintenant demeurent la foi, l’espérance, la charité, ces trois
choses; mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité" (I Cor., XII,
31 — XIII, I, 8, 13).
3. La charité, sans laquelle l’Église "ne serait rien". C’est en scrutant cette immense révélation, dans laquelle l’apôtre résume tout l’esprit de l’Évangile, que sainte Thérèse de Lisieux écrira "Je compris que, si l’Église avait un corps composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait pas; je compris que l’Église avait un coeur, et que ce coeur était brûlant d’amour; je compris que l’Amour seul faisait agir ces membres de l’Église, que, si l’Amour venait à s’éteindre, les apôtres n’annonceraient plus l’Évangile, les martyrs refuseraient de verser leur sang. Je compris que l’Amour renfermait toutes les vocations, que l’Amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux, en un mot parce qu’il est éternel 2"
Il aura fallu que la sainte de Lisieux redécouvre en quelque sorte,
au seuil de notre époque, la portée ecclésiologique, pourtant manifeste, du
message de l’apôtre, pour la crier au monde et rappeler à ceux qui l’oublient
que la charité du Christ est une composante essentielle de l’Église, qu’elle
est son âme, son âme créée, et qu’elle doit entrer à ce titre dans la
définition même que les catéchismes donnent de l’Église.
4. Il y a corrélation entre l’Esprit et la charité, entre l’âme incréée et l’âme créée de l’Église. L’Esprit n’habite plénièrement qu’à l’endroit où la charité est pleinement christique. "Où est l’Esprit de Dieu, écrit saint Irénée, là est l’Église et toute la grâce 3", toute la grâce du Christ. Ne demandons pas, dès lors, si l’Église, et la piété de l’Église, est théocentrique ou christocentrique: l’Église n’est pleinement théocentrique qu’en étant pleinement christocentrique. Le Christ est sa Tête, son centre visible; l’Esprit, la Trinité, son centre invisible.
1. L’âme (majuscule) désigne
l’âme incréée; l’âme (minuscule) l’âme créée.
2. Manuscrits autobiographiques,
B. fol. 2-3.
3. Adversus Ikereses, livre III,
cli. 24, n r.
Si l’Église est une maison, un temple où Dieu commence d’habiter dès le lendemain de la chute, mais dont il ne fait sa pleine résidence qu’aux jours de l’Incarnation et de Pentecôte, en la disposant à cette dignité par une effusion jusqu’alors inouïe de la grâce du Christ, il est clair qu’il faudra regarder cette effusion comme étant, pour l’Église, son suprême principe de vie inhérent, son âme créée. On définira cette âme en disant qu’elle est la charité christique et christoconformante, parvenue, sous la loi nouvelle, à sa pleine éclosion.
La vie de l’Église, c’est ultimement la charité, en tant que cette charité est un épanchement de celle du Christ, et qu’elle porte la triple empreinte de son sacerdoce, de sa sainteté, de sa royauté. C’est une charité rassemblée autour du culte chrétien, à savoir autour de la perpétuation du sacrifice de la Croix et de la dispensation des sacrements; portée à son plus haut point de ressemblance avec la charité du Christ en raison de son passage à travers les sacrements; dirigée et orientée par les pouvoirs juridictionnels; bref, c’est la charité en tant que cultuelle, sacramentelle, orientée.
Avant d’analyser ces trois caractères, il nous faut, si nous voulons sortir des confusions où beaucoup s’embarrassent, résoudre brièvement un problème d’ecclésiologie.
La charité peut-elle être l’âme de l’Église? — Voici la difficulté.
Les pécheurs baptisés, s’ils gardent la foi, sont encore membres de l’Église.
Ne faudra t-il pas, dès lors, définir l’Église par l’élément spirituel qui se
trouve en tous ses membres, c’est-à-dire par la foi? La charité, qui se trouve
dans les seuls membres justes, n’appartiendra donc pas à l’essence même de
l’Église, mais à sa perfection; elle ne sera pas l’âme (créée) de l’Église.
(Faisons remarquer qu’un raisonnement identique conduit à dire que l’Esprit
saint, qui n’habite que dans les justes, ne peut être, au titre même de son
habitation, l’Aine (incréée) de l’Église.)
2. Posons une simple question pour montrer l’inconsistance de
l’objection: Est-il concevable que l’Église, celle de l’Évangile, soit un seul
instant privée de la charité, qu’elle soit composée uniquement de croyants en
péché mortel? Évidemment non; ce serait dire que les Portes de l’Enfer ont
prévalu contre elle. Le concept d’une Église évangélique sans la charité est un
concept métaphysiquement inconcevable, c’est un concept contradictoire. Rien
n’empêche au contraire qu’elle soit composée de seuls justes, comme elle le
sera dans les cieux. En d’autres mots, la charité, la charité dérivée du
Christ, doit entrer dans la définition même de l’Église. Le chrétien pécheur
représente un état de privation, tandis que la notion même de l’Eglise ne
saurait être définie comme incluant une privation.
3. Mais comment les pécheurs appartiennent-ils à l’Église? Peuvent-ils, à la fois, être privés personnellement de la charité comme pécheurs, et participer collectivement à la charité comme membres de l’Église? Oui, et c’est la vraie réponse.
Leur appartenance à
l’Église dépend de deux éléments
a) des valeurs
spirituelles qui résident directement en eux, comme le caractère baptismal, la
foi théologale, voire l’espérance théologale: ce lien ne serait brisé ou renié
que par le péché d’hérésie;
b) de leur volonté de rester dans l’Église, c’est-à-dire de se suspendre à la charité cultuelle, sacramentelle, orientée, dont ils sont personnellement privés, mais dont ils continuent de confesser qu’elle est le lien intime de la communion ecclésiale; leur union à l’Église ne serait brisée que par le péché de schisme, qui s’érige contre la charité en tant même qu’elle est principe de l’unité ecclésiale et rassemble, en vue de les sanctifier, les justes et les pécheurs.
Ils sont privés de la charité personnellement, comme pécheurs; et ils participent à la charité collectivement comme membres de l’Église: cette participation, indirecte et non salutaire, est pourtant d’un prix inestimable.
Ils sont membres de l’Église: non à égalité avec les membres justes
mais en dépendance des membres justes 1.
4. La charité du Christ, la charité que nous appelons cultuelle,
sacramentelle, orientée, est donc bien l’âme de l’Église. Elle est présente
d’une manière directe, immédiate, salutaire, et par elle-même, dans les justes.
Elle est présente d’une manière indirecte, extensive, non salutaire, et par son
influx, dans les pécheurs qui restent membres de l’Église, et sur lesquels elle
redéborde.
5. Là où la charité du Christ est plénière, c’est-à-dire cultuelle, sacramentelle, orientée, l’âme de l’Église est entière, l’Église, composée de justes et de pécheurs, est en acte achevé.
Là où la charité du Christ n’est pas plénière, où manquent soit le
sacrifice de la Messe, soit les sacrements, soit les directives d’une juridiction
divinement assistée, l’âme de l’Église est imparfaite — ou mutilée —, l’Église
ne se trouve qu’en acte initial, ou plus exactement qu’en acte mutilé.
6. Ces précisions, sur lesquelles nous reviendrons 2, permettent seules, croyons-nous, d’extirper des erreurs sans cesse renaissantes.
1. Bien que l’unité ecclésiale,
absolument parlant, soit toujours celle de la charité (formata), car l’Église
est toujours dans la grâce ; cependant, en tant qu’elle réside en tel ou tel
individu, elle peut être sans la charité (informis). CAJETAN, I-II, qu. 39, s.
I, n° III.
2. Voir plus lom, pp. 233, 237,
276, 359-360, 402.
Il n’est pas rare, en effet, d’entendre dire: Les pécheurs baptisés appartiennent à l’Église, non au Corps mystique du Christ ; les justes non baptisés appartiennent au Corps mystique du Christ, non à l’Église. Or, on disjoint ainsi l’Église et le Corps mystique du Christ.
En réalité, l’Église et le Corps mystique sont coextensifs. On appartient à l’Église dans l’exacte mesure où on appartient au Corps mystique, et réciproquement. Les pécheurs baptisés appartiennent d’une manière non salutaire à l’Église, qui est le Corps mystique; les justes non baptisés appartiennent d’une manière salutaire, mais initiale — ou mutilée — à l’Église, qui est le Corps mystique.
Nous pouvons maintenant revenir aux trois caractères de la grâce pleinement christique; elle est cultuelle, sacramentelle, orientée.
1. Le Christ inaugure le régime de la loi nouvelle par sa mort sur la Croix qui est simultanément le suprême acte de culte et le suprême acte d’amour. Le culte, qui est le conte nant, et l’amour, qui est le contenu, y sont unis inséparablement.
La charité qui s’épanche du Christ pour former l’âme de l’Église ne
sera pas, dès lors, une charité nue et abstraite, mais une charité cultuelle;
une charité qui, à la différence par exemple de la charité du paradis
terrestre, est, ici-bas, absolument inséparable du culte chrétien; supprimer le
culte chrétien, supprimer la Messe ou les sacrements, ce serait, du même coup,
supprimer la charité dans sa référence à l’acte rédempteur du Christ, ce serait
supprimer la charité en tant que chrétienne.
2. La charité cultuelle crée dans l’Église entière une inclination
profonde à se tenir au pied de la Croix pour offrir au Père " la Victime
pure, sainte et immaculée" seule capable de racheter le monde perdu, et
pour s’offrir elle-même avec le Christ et par le Christ. Elle se remémore sans
cesse que si Jésus est mort pour tous c’est "afin que les vivants ne
vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour
eux" (II Cor., V, 15). Elle est fascinée par le mystère de la Messe, qui,
sous l’enveloppe du sacrifice non sanglant, nous apporte, à chaque moment du
temps, la présence même de l’unique sacrifice sanglant, en qui sont pacifiés la
terre et les cieux (Col., I, 20). L’exigence de l’amour n’est-elle pas de
donner à l’Aimé quelque chose qui soit digne de lui?
3. Que le Seigneur appelle le chrétien à donner le témoignage du sang, c’est comme une offrande liturgique que le martyr fera de son corps. Le vieil évêque de Smyrne, Polycarpe, meurt à quatre-vingt-six ans sur le bûcher (vers 156). Lié au poteau, nous rapportent les Actes authentiques, il lève les yeux et dit
"Seigneur, Dieu tout-puissant, Père de Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé et béni, par qui nous t’avons connu; Dieu des anges et des puissances, Dieu de toute la création et de toute la famille des justes qui vivent en ta présence. Je te bénis pour m’avoir jugé digne de ce jour et de cette heure, digne d’être compté au nombre de tes martyrs et de participer au calice de ton Christ, pour ressusciter à la vie éternelle de l’âme et du corps, dans l’incorruptibilité de l’Esprit saint. Puissé-je aujourd’hui avec eux être agréé en ta présence comme une oblation précieuse et bienvenue. Voilà ce que m’avait préparé d’avance, ce que m’avait montré d’avance, et ce qu’accomplit maintenant le Dieu vrai et sans mensonge. Pour cette grâce et pour toute chose, je te loue, je te bénis, je te glorifie par l’éternel et céleste Grand-Prêtre, Jésus-Christ, ton Enfant bien-aimé. Par lui, qui est avec Toi et l’Esprit, gloire te soit rendue, maintenant et dans les siècles. Amen 1."
1. Martyre de Polycarpe, ch.
xiv. Voir plus loin, p. 216.
C’est en tant que cultuelle et référée au sacrifice rédempteur que la charité inspire la prière de l’Eglise sous ses deux formes: sa forme secrète, silencieuse, contemplative, et sa forme manifeste, collective, liturgique.
Toutes deux sont évangéliques; le Christ qui a dit: "Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte et prie ton Père qui est là, dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra" (Mt., V, 6), a dit aussi "Que deux ou trois soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d’eux" (Mt., XVIII, 20). Toutes deux sont requises pour former l’unique prière de l’Épouse.
La prière silencieuse est attirée invinciblement par le mystère de la présence réelle du Christ au sein du temps et de la Messe qui ne cesse de verser le sang de la Croix sur l’humanité; d’autre part, les prières liturgiques de l’Orient et de l’Occident, les plus anciennes et celles qui sont encore en usage, étant suspendues à la prière sacrificielle du Christ, à son adoration, à son action de grâces, à sa supplication pour le monde, manifestent les accents de cette charité cultuelle dont nous disons qu’elle remplit l’Église 1.
1. P. Resch conclut son livre
sur La doctrine ascétique des premiers maîtres égyptiens du quatrième siècle,
Paris, Beauchesne, 1931, p. 263, en constatant que cette doctrine est
chrétienne "par la foi qui lui sert de fondement, par les exercices de
piété, récitation des psaumes, méditation des saintes Écritures, réception de
l’Eucharistie, qui l’alimentent..., enfin et surtout par l’idéal qui la stimule
et le terme qu’elle poursuit, la conformité à Jésus crucifié et l’union avec
Dieu".
De l’endroit de la terre qu’il choisit pour y accomplir l’oeuvre de notre rédemption, le Christ répand les grâces de salut sur les hommes de deux manières: à distance et imparfaitement sur ceux qui sont éloignés, et cette grâce, qui ressemble encore à la grâce dispensée aux âges antérieurs, ne peut préparer qu’une annonce, qu’une ébauche de l’Église; mais par contact et plénièrement sur ceux qui l’entourent immédiatement, et cette grâce est capable de constituer l’Église en son état de perfection: voilà la grâce qui depuis l’Ascension continue d’arriver à nous par les sacrements de la Loi nouvelle, et qu’on appelle pour cette raison la grâce ou la charité sacramentelle. Elle est pleine ment christique, pleinement christoconforme, et donc pleine ment christoconformante: "Ceux que Dieu a connus d’avance, il les a prédestinés à devenir conformes à l’image de son Fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères" (Rom., VIII, 29).
Nous avons signalé les trois caractères de la charité sacramentelle.
Elle est connaturelle. Elle apporte avec elle dans l’Église des conditions d’enracinement et de stabilité analogues aux conditions d’enracinement et de stabilité que la grâce créée trouvait dans l’âme du Christ unie au Verbe. Les membres individuels de l’Église peuvent faillir; mais jamais l’Église comme telle ne cessera d’être dans l’amour, d’être la résidence connaturelle et la patrie de l’amour. La grâce de la Loi nouvelle n’élimine ni la mort ni les tentations ni les conflits; elle est le lis dans les épines; cependant elle est plus enracinée et plus inhérente que la grâce de l’innocence: elle ne se perdra point, elle vient chercher l’homme jusque dans le péché pour le justifier, elle le prépare à une configuration plus glorieuse et pareille à celle même du Christ. Il faudrait pouvoir décrire le travail de transformation qu’elle opère dans les âmes des tout grands saints en qui s’accomplissent dès ici-bas l’union transformante et les noces mystiques du ciel et de la terre.
Elle est filiale. Le nom qu’elle met dans nos coeurs quand nous crions vers Dieu est celui de Père: "Vous prierez donc ainsi: Notre Père qui es dans les cieux..." (Mt., VI, 9). Elle nous constitue fils de Dieu: "Il nous a prédestinés à l’adoption filiale par Jésus-Christ" (Éphés., I, 5), et frères du Fils unique: "Le sanctificateur et les sanctifiés ont tous même origine. C’est pourquoi il ne rougit pas de les nommer frères, quand il dit: J’annoncerai ton nom à mes frères... Puisque les enfants avaient en commun le sang et la chair, lui aussi y participa pareillement... Il a dû devenir en tout semblable à ses frères, afin de devenir dans leurs rapports avec Dieu un Grand Prêtre miséricordieux et fidèle pour expier les péchés du peuple" (Hébr., II, II-12, 14, 17). Elle nous fait ses cohéritiers: "Enfants de Dieu, et donc héritiers, héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui" (Rom., VIII, 17). Sans doute la grâce de l’innocence faisait d’Adam un fils de Dieu (Luc, III, 38); mais cette grâce ne pouvait avoir le caractère d’intimité et de filiation qu’elle reçoit aujourd’hui du Christ. Et Israël aussi avait l’adoption filiale (Rom., IX, 4), mais pas au degré où elle est don née depuis la venue du Christ: "Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme, né sujet de la Loi, afin de racheter les sujets de la Loi, afin de nous conférer l’adoption filiale. Et la preuve que vous êtes des fils, c’est que Dieu a envoyé dans nos coeurs l’Esprit de son Fils qui crie Abba, Père ! Aussi n’es-tu plus esclave, mais fils; fils et donc héritier de par Dieu "(Gal., IV, 4-7). Saint Thomas dira que "la filiation adoptive est une similitude participée de la filiation naturelle 1" et que, si l’héritage n’est dû qu’au fils, il convenait que celui qui est Fils de nature nous fit participer à sa filiation par l’adoption 2.
Elle est plénière. Elle participe à la plénitude qu’elle avait dans le Christ. La grâce a été donnée au Christ pour deux fins, l’une éternelle, l’autre temporaire 3: 1° pour proportionner son âme à la divinité par la vision et l’amour béatifiques; 2° pour proportionner son âme à sa mission rédemptrice. La grâce du Christ en passant dans son Église va dès lors garder un double poids: 1° un poids de gloire qui la tournera vers la divinité et creuse en elle la plénitude de l’inhabitation de la Trinité; 2° un poids de croix qui l’entraînera dans le sillage du Christ pour racheter le monde avec lui. La septuple perfection sacramentelle donnera à la charité d’accomplir spontané ment "les effets spéciaux nécessaires à la vie chrétienne 4" et à la formation du Corps mystique. Comme la lumière, en passant à travers des verres de couleurs différentes, se teinte différemment, ainsi la grâce et la charité, en passant à travers chacun des sept sacrements, y prennent des modalités et des colorations différentes. Mais il faut expliquer davantage ce caractère plénier de la charité sacramentelle.
1. III,
qu. 3, a. 5, ad 2.
2. III,
qu. 4, a. 8.
3. S. Thomas, III, qu. 7, a. I.
Voir plus loin, p. 213.
4. S. THOMAS, III, qu. 6z, a. z
et ad 1.
La grâce qui habitait le Christ pèlerin se continue dans la grâce qui habite. l’Église en son pèlerinage. La grâce sacramentelle, c’est la grâce en tant qu’elle perpétue, autant que la nature des choses le rend possible, la forme de sainteté du Christ dans la forme de sainteté de l’Église, la forme de sainteté de la Tête dans la forme de sainteté du Corps. Elle est versée dans l’Église par les sept sacrements dont chacun a sa destination propre.
La manière la plus profonde de diviser les grâces sacramentelles est celle que choisit saint Thomas, quand il hiérarchise les sept sacrements de la Loi nouvelle. Selon cette division, les grâces sacramentelles peuvent se répartir en deux catégories principales
Tout d’abord, celles qui sont nécessaires à la perfection du Corps mystique tout entier sans être cependant nécessaires à la perfection de chacun de ses membres. Ce sont les grâces destinées à permettre aux chrétiens soit d’accomplir saintement les fonctions de la hiérarchie chrétienne (grâces sacramentelles de l’ordre), soit de sanctifier l’état de vie du mariage chrétien (grâces sacramentelles du mariage). La transmission des fonctions hiérarchiques et la continuation de l’état de mariage réparent l’usure que le temps inflige au Corps mystique. C’est en ce sens précis et limité que les deux sacrements de l’ordre et du mariage peuvent être opposés aux autres sacrements au titre de sacrements de la vie sociale: dans un sens plus profond, tous les sacrements sont ordonnés à la vie sociale, et l’eucharistie, sacrement par excellence de la vie intime, est en même temps le sacrement par excellence de la vie sociale.
La seconde catégorie comprend les grâces sacramentelles qui sont nécessaires à la perfection du Corps mystique tout entier et à la perfection de chacun de ses membres. Elles se subdivisent en deux groupes. On rangera dans le premier groupe les grâces sacramentelles qui ne sont nécessaires au Corps mystique que par suite de l’infirmité de ses membres, en raison des surprises du péché auxquelles ils succombent trop constamment, hélas: ce sont les grâces sacramentelles de la pénitence, aptes à revivifier, non pas n’importe qui, mais les membres du Christ déchus et blessés; et celles de l’extrême-onction, aptes à délivrer des restes de leur péché, en vue de leur rencontre définitive avec Dieu, les membres du Christ réconciliés par la pénitence. On rangera dans le second groupe les grâces sacramentelles qui sont nécessaires de soi au Corps mystique les grâces du baptême par lesquelles ceux qui étaient "par nature fils de colère" (Éph., II, 3) sont immergés soudain. "dans la nouveauté de vie" du Christ mystique (Rom., VI, 4); les grâces de la confirmation, par lesquelles les baptisés sont revêtus de la force d’en haut, à la ressemblance des apôtres au jour de Pentecôte (Act., I, 8 et XIX, 6), en vue de perpétuer amoureusement le témoignage extérieur rendu par le Christ à la vérité (Jean, XV, 27; XVIII, 37); les grâces de l’eucharistie par lesquelles le chrétien peut achever de s’aliéner dans le Christ par union d’amour: "Qui me mange vivra par moi" (Jean, VI, 57).
"Les sacrements de l’Église tirent leur vertu particulière ment de la passion du Christ; cette vertu passe en quelque sorte en nous par la réception des sacrements; et c’est pour quoi, du côté du Christ suspendu sur la croix, ont coulé l’eau et le sang, signes du baptême et de l’eucharistie, c’est-à-dire des deux sacrements principaux 1."
"Ceux que d’avance il a discernés, Dieu les a prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, pour qu’il soit le premier né d’une multitude de frères" (Rom., VIII, 29). La conformité à la gloire du Christ présuppose la conformité à la Passion du Christ donnée normalement par les sacrements chrétiens.
Le baptême est le sacrement de l’initiation au mystère de la Passion du Christ: voilà sa modalité spécifique. La grâce qu’il communique est une participation de celle qui pour racheter et sauver le monde a poussé Jésus dans la Passion, la mort, la résurrection. Elle tend à produire en nous des effets analogues, à nous pousser dans la Passion, la mort, la résurrection de Jésus. Tout l’itinéraire qui réclame en nous la mort du vieil homme et la naissance de l’homme nouveau, avec parfois ses exigences héroïques, est inscrit et précontenu dans la grâce du baptême (Rom., VI, 3-8).
La grâce de la confirmation est apparentée à celle de Pente côte.
Elle vient déployer en nous l’initiale donation de l’Esprit faite au baptême
(Act., VIII, 17; XIX, 6). Elle nous confirme et nous fortifie, en vue
principalement, et c’est là sa modalité spécifique, de nous demander de
confesser saintement la foi non pas simplement à titre privé et spontané, mais
en tant que mandatés par l’Église pour continuer dans le temps et dans
l’espace, d’une manière cultuelle et liturgique, le témoignage public à la
Vérité que le Christ est venu solennellement inaugurer (Jean, XVIII, 37) et qui
désormais ne doit plus cesser. "Le confirmé, dit saint Thomas, reçoit le
pouvoir de confesser par ses paroles la foi du Christ publiquement et comme par
mandat, ex officio 2": voilà le caractère conféré par la
confirmation; la grâce de la confirmation permettra d’accomplir ce mandat en
union intime avec la charité du Christ, "ex sacramentali conjunctione
ad Christum 3".
La grâce de la pénitence a pour modalité spécifique d’enlever le péché en ceux qui depuis le baptême sont membres du Christ, de creuser en eux la honte et la confusion de leurs ingratitudes, la douleur de l’offense faite à l’Amour, l’adoration des prévenances d’une Miséricorde qui pardonne infiniment plus que septante fois sept fois, un besoin insatiable de purification et de pardon, enfin une faim et une soif ardentes de l’eucharistie, qui, après les ruptures, apporte l’assurance de la reprise des intimités.
1. S. THOMAS, III, qu.
62, a. 5.
2. III, qu. 72, a. 5, 8d2.
3. JEAN DE SAINT-THOMAS, III,
qu. 62; Disp. 24, 9. 2, fl 30; édit. Vivès, t. IX, p. 291).
Donnée au chrétien malade en péril de mort, aux prises avec les luttes de l’agonie, l’extrême-onction le "sauvera" et "s’il a commis des péchés, ils lui seront remis" (Jacques, V, 15). Mais les péchés peuvent avoir été déjà remis, pour ce qui est de la faute ou souillure, par le sacrement de pénitence. Ils laissent pourtant en nous, outre l’obligation à une peine et à une compensation, des traces et ce qu’on appelle "les restes du péché", à savoir une certaine débilité, une certaine inclination au mal et une certaine difficulté au bien, "dont il importe que l’homme sur le point de quitter cette vie soit purifié, pour que rien en lui ne s’oppose à la réception de la gloire 1". Voilà l’objet, non pas unique mais immédiat, de la grâce de l’extrême- onction, et sa modalité spécifique. "Il est donc manifeste que ce sacrement est le dernier, et qu’il consomme tout le processus de guérison qui prépare l’homme à entrer en participation de la gloire: d’où son nom d’extrême-onction".
1. S. THOMAS, IV Contra Gent., ch.
73.
En conférant à des ministres les pouvoirs d’ordre, la libéralité divine ne leur refuse pas la grâce qui leur permet seule de les exercer saintement Les actes du culte: offrande du sacrifice non sanglant et dispensation des sacrements 2, qu’ils auront à continuer, ils devront s’en acquitter "en mémoire du Christ", en conjonction avec le Christ, en continuité donc avec cette flamme de charité qui a porté le Christ à les inaugurer et à les instaurer pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. Ce respect, cette amoureuse dévotion qui demandent à accompagner l’exercice des pouvoirs cultuels hiérarchiques, voilà la modalité spécificatrice de la grâce de l’ordre.
Le sacrement du mariage unit les époux non seulement sur le plan de l’affection naturelle mais encore sur le plan de la vie de la grâce en tant que membres du Christ. Cette union est si haute que l’apôtre n’hésite pas à la rapprocher de l’union indissoluble du Christ et de l’Église: "Ce mystère est grand; je veux dire en référence au Christ et à l’Église" (Éphés., V, 32). "L’amour mutuel des conjoints, les liens de l’amitié naturelle, peuvent se rencontrer hors du sacrement de mariage; mais non pas l’amour mutuel sacramentel, qui résulte d’une conformité de l’union des époux à l’union du Christ et de l’Église 3". Voilà la modalité spécifique de la grâce du mariage. Elle aide les époux dans leur tâche d’accroître les enfants du Christ et le nombre des élus.
Avant d’en venir à l’eucharistie, disons que ces modalités et ces colorations sacramentelles de la grâce, qui font la richesse du Corps mystique du Christ, commencent d’apparaître "aux principautés et aux puissances, afin que leur soit connue, dans le cas de l’Église, la sagesse infinie en ressources de Dieu"
2. IV Contra Gent., ch. 74.
3. JEAN DE SAINT-TBOMAS, III,
qu. 62; disp. 24, a. 2, n° 30; édit. Vivès, t. IX, p. 201.
(Éphés., III, 10; cf. I Pierre, 1, 12); ces modalités sont déjà présentes dans les plus pauvres des chrétiens justifiés, mais elles ne manifestent ici-bas leur puissance que dans les grands saints, et c’est leur témoignage sur les effets en eux des grâces sacramentelles que la théologie de l’Église voudrait pouvoir provoquer, et demanderait à enregistrer pour réussir à expliciter davantage et à illustrer une de ses doctrines les plus mystérieuses et les plus profondes, mais encore trop peu connue, celle de la grâce sacramentelle seule pleinement christique et seule pleinement christoconformante.
Ce que le baptême a commencé, l’eucharistie demandera de le consommer. Elle est par excellence le sacrement de l’unité de l’Église. Elle est la suprême instance destinée à faire entrer dans la Passion du Sauveur.
L’union des chrétiens au Christ est symbolisée par l’union d’assimilation, c’est-à-dire par la plus forte union que puisse offrir la réalité visible; mais il y a renversement: la nourriture matérielle, qui est inanimée, ne cause la vie qu’en se laissant assimiler, tandis que le Pain dont il est ici question est Vie et donne la vie en assimilant: "Qui me mange, vivra par moi" (Jean, VI, 57).
C’est par le Christ en croix que les chrétiens doivent se laisser assimiler. La Passion est commencée quand Jésus institue l’eucharistie et la donne aux disciples: "La coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas communion au sang du Christ? Le pain que nous rompons n’est-il pas communion au corps du Christ?" (I Cor., X, 16). L’apôtre ajoute: "Chaque fois, en effet, que vous mangez ce pain et buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il revienne" (I Cor., XI, 26). Annoncer la mort et la résurrection du Seigneur, c’est accepter d’entrer vivant dans le sillage de cette mort et de cette résurrection.
D’où le caractère eschatologique de l’eucharistie. Comme Israël dans sa marche vers la Terre promise était soutenu par l’eau du rocher et la manne, ainsi l’Église en marche vers la Patrie des fins dernières est confortée mystérieusement par le baptême et l’eucharistie (I Cor., X, I-5). Le caractère eschatologique des sacrements chrétiens culmine dans l’eucharistie elle contient le corps du Ressuscité qui a promis de nous ressusciter au dernier jour (Jean, VI, 39, 40, 54).
C’est l’unité finale de l’Église qui nous manifestera pleine ment le sens de son unité pérégrinale. Saint Paul avait dit: "Puisqu’il n’y a qu’un pain, à nous tous nous ne formons qu’un corps, car tous nous avons part à ce pain unique" (I Cor., X, 11). A la fin du premier siècle, cette pensée inspire l’une des plus anciennes prières eucharistiques que nous connaissions: Nous te rendons grâces, ô notre Père... Comme ce pain rompu, autrefois disséminé sur les montagnes, a été recueilli pour n’en faire plus qu’un, rassemble ainsi ton Église des extrémités de la terre dans ton Royaume. Oui, à Toi est la gloire et la puissance par Jésus-Christ dans les siècles 1".
L’eucharistie foyer de toute la charité sacramentelle.
— 1. Les sacrements de la Loi nouvelle sont orientés vers l’eucharistie qui est leur couronnement. La grâce sacramentelle qu’ils confèrent est comme une anticipation et un voeu de la grâce qu’apportera l’eucharistie, à savoir de cette charité plénière dont résulte l’unité du Corps mystique du Christ. "Les sanctifications conférées par tous les sacrements préparent à recevoir ou à consacrer l’eucharistie... Du fait de leur baptême, les petits enfants sont ordonnés par l’Église à l’eucharistie, et comme ils croient par la foi de l’Église, ils désirent l’eucharistie par le voeu de l’Église, et en reçoivent la grâce 2", du moins dans une certaine mesure.
1. Didaché, IX, 2.
2. S. THOMAS, III, qu. 73, a. 3.
La foi infusée aux petits enfants par le baptême les ordonne d’une manière
ontologique et anticipée à croire le message révélé. Nous pensons que,
pareillement, la grâce baptismale est comme un voeu ontologique, et donc une
certaine anticipation ontologique de la grâce eucharistique, en laquelle se
consommera l’unité de l’Église.
Il faut même dire que, dans l’économie chrétienne du salut, la grâce non sacramentelle n’est elle-même salvatrice que parce qu’elle est une anticipation éloignée de la grâce eucharistique en sorte que de tous les hommes qui auront la vie en eux et qui seront sauvés, pas un seul ne l’aura et ne sera sauvé sinon en raison de son appartenance plus ou moins immédiate à ce Corps mystique que le Christ avait de toute éternité décidé de s’agréger par le contact de son eucharistie: "Si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même qu’envoyé par le Père, qui est vivant, moi, je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra, lui aussi, par moi" (Jean, VI, 53-57).
En d’autres mots, dans l’économie chrétienne du salut, le Corps
mystique, qui se forme autour de l’eucharistie, est lui-même le centre de
convergence de toutes les grâces dispensées au monde, même des grâces
sanctifiantes non sacramentelles, au point que, s’il venait par impossible à
disparaître, toutes ces grâces disparaîtraient en même temps. En sorte qu’il
est impossible de concevoir le salut du monde sans l’eucharistie et la grâce
qui émane d’elle. Cette doctrine qui fait de la grâce eucharistique le centre
et la raison d’être des autres grâces par lesquelles le Seigneur attire à lui
les hommes, ceux qui, venus de l’incroyance ou de la dissidence, entrent dans
l’Église, la pressentent parfois et la découvrent avant même de l’entendre
exposer.
2. L’unité résulte de l’amour, et l’exceptionnelle unité de l’Église résulte d’un exceptionnel amour, que l’Esprit saint communique aux hommes par le contact du Christ. Et cet exceptionnel amour, qui inaugure au milieu des hommes une habitation de l’Esprit saint d’une intimité et d’une profondeur inconnues des âges antérieurs, est communiqué sous sa forme la plus sainte, la plus haute, la plus apte à conformer au Christ, par l’eucharistie. "Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis" (Jean, XV, 13): avec le corps et le sang du Christ martyr, ce que l’eucharistie livre aux chrétiens, c’est le feu même de sa charité, pour qu’ils puissent devenir, corps et âme, une ressemblance du Christ, victime volontaire offerte à Dieu pour le salut du monde: pour qu’en eux puissent se reproduire intensément les états de la vie mortelle du Christ, ses mystères joyeux et glorieux, surtout ses mystères douloureux, sa pauvreté, ses humiliations, le supplice de son corps, l’agonie de son âme. "Approchons-nous de l’eucharistie avec un brûlant désir, écrit saint Jean Damascène, et, les mains en croix, recevons le corps du Crucifié. Approchons nos yeux, nos lèvres, notre front. Unissons-nous au charbon divin afin que le feu du désir qui est en nous, accru par l’ardeur du charbon, consume nos péchés et illumine nos coeurs, afin encore que, participant à la flamme divine, nous soyons enflammés et divinisés 1."
1. De fide orthodoxa, livre IV,
ch. 13.
Toute la grâce sanctifiante du monde est suspendue à l’Église. Et toute la grâce de l’Église est suspendue à l’eucharistie.
1. Le Sauveur qui verse secrètement son amour dans le coeur des
hommes les enseigne en outre du dehors pour leur ouvrir les voies dans
lesquelles il leur demande de s’engager. Il éveille dans la Samaritaine le
désir de l’eau vive, et il lui explique que cette eau est une source de vie
éternelle (Jean, IV 10-14); il donne à ses brebis de reconnaître sa voix, et il
les appelle du dehors (Jean, X, 3-5) ; il brûle le coeur des disciples, et il
leur enseigne les prophéties (Luc, XXIV 32); il les provoque à prier, et il
leur dicte le Pater (Luc, XI, 1-4).
2. La mission d’enseigner avec autorité est confiée aux disciples que le Christ assistera, par une grâce de prophétie, jusqu’à la fin du temps.
Il y a sans doute une rectitude inhérente à la vertu. Elle n’égare jamais. La foi, l’espérance, la charité, en quelque sujet qu’elles se trouvent, sont de soi infaillibles.
Mais l’homme lui-même, en qui sont la foi, l’espérance, la charité, n’est pas infaillible, il peut bloquer existentiellement avec sa foi, son espérance, sa charité, sans toujours s’en rendre compte, des ignorances et des impuretés de toutes sortes, qui seront dangereuses pour lui et pour les autres. A cette faillibilité existentielle du chrétien viendront remédier du dehors les lumières prophétiques, celles surtout qui sont promises aux pouvoirs juridictionnels.
I. C’est l’Esprit saint qui verse en nous la foi, l’espérance, la
charité. Et c’est le même Esprit qui nous éclaire du dehors par les valeurs de
prophétie. Entre ces deux actions de l’Esprit saint, il ne saurait y avoir de
conflit véritable. Elles sont divinement préaccordées. Les valeurs de sainteté
demandent la route à suivre; et les valeurs de prophétie indiquent quelle est
cette route: "Nous voici tous devant toi", dit Corneille à Simon
Pierre, "pour entendre ce qui t’a été prescrit par Dieu" (Act., X,
33).
2. Les valeurs de charité sont les premières et les plus précieuses: "Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science..., si je n’ai pas la charité, je ne suis rien" (I Cor., XIII, 2). Les valeurs d’enseigne ment et de prophétie sont sans doute absolument nécessaires ici-bas; mais elles sont secondaires. Elles sont au service des valeurs de charité. Elles les préservent des erreurs qui pour raient les ruiner: "Pour vous, dit saint Jean, que l’enseignement entendu dès le début demeure en vous; si en vous demeure l’enseignement entendu dès le début, vous aussi vous demeurerez dans le Fils et dans le Père" (I Jean, II, 24). De plus, elles seules permettent à ces valeurs de charité d’atteindre la plénitude de leur développement. C’est seulement en tant qu’elle est pleinement déployée, pleinement épanouie, et qu’elle avance avec sécurité dans les voies qui lui sont tracées par un enseignement juridictionnel divinement assisté par le Christ, que la charité du Christ peut être l’âme de l’Église.
Les directives juridictionnelles divinement assistées qui sont proposées du dehors étant de nature différente, devront être accueillies de manière différente.
Aux directives absolues du pouvoir déclaratif devra faire face une obéissance divine et théologale, fondée sur l’autorité même de Dieu. Aux directives prudentielles des pouvoirs canoniques devra faire face une obéissance morale et ecclésiale, fondée sur l’autorité de l’Église, qui est l’Épouse; si ces dernières directives sont pratiques et disciplinaires, elles demandent une exécution intelligente; si elles sont spéculatives et magistérielles, elles demandent en outre un assentiment intérieur d’ordre intellectuel 1.
C’est l’amour qui incline l’intelligence tant spéculative que pratique à adhérer pleinement aux directives juridictionnelles. Elles sont par lui pleinement incorporées et assimilées. Elles n’agissent plus dès lors comme extérieures et étrangères. Elles sont intérieures à l’amour qui, en les accueillant, spécifie son propre élan, se parfait, s’oriente. Et c’est pourquoi nous disons que l’âme de l’Église est la charité en tant qu’orientée par les directives juridictionnelles qu’elle a intériorisées.
En tant qu’elle vient des sacrements, la charité nous incorpore pleinement au Christ et nous rassemble en lui. Elle est principe de l’unité foncière et mystique de l’Église, son unité de connexion.
En tant qu’elle accueille et intériorise en elle les directives juridictionnelles, la charité est principe de l’unité prophétique de l’Église, son unité d’orientation.
Ce sont là deux aspects complémentaires de l’unité totale sans laquelle l’Église ne serait pas l’Église. L’Église, issue mystiquement du Christ par les sacrements et de ce fait foncièrement une, una, demande impérieusement en effet à être l’Église prophétiquement orientée par une direction unique, venue du Christ et de son vicaire, pasteur de ses brebis, et de ce fait à être sub uno. Et d’autre part, c’est parce que l’Église est sous une direction prophétique unique, sub uno, qu’elle peut épanouir son unité mystique et devenir pleinement une.
L’unité de communion. De l’unité de connexion et de l’unité d’orientation résulte l’unité plénière et essentielle de l’Église, son unité de communion.
Le péché très spécial contre la charité qu’on appelle le schisme pourra commencer par refuser soit l’unité de connexion avec les membres de l’Église, soit l’unité d’orientation et la soumission au chef de l’Église. Ces deux refus ne sont d’ailleurs pas indépendants; l’un est impliqué dans l’autre.
Les chrétiens entraînés dans le sillage du Christ. La doctrine de saint Paul, — Nous avons que la charité sacramentelle et plénière subissait un double poids: un poids de gloire qui la tourne vers la divinité et la pleine inhabitation de l’Esprit saint; et un poids de croix qui l’entraîne dans le sillage du Christ pour racheter le monde avec lui. Il faut expliquer ce second point.
Que la charité incline les chrétiens à suivre l’itinéraire tracé par le Sauveur, c’est une des grandes pensées de saint Paul. Les étapes de la vie du Christ, sa souffrance, sa mort, sa résurrection devront se reproduire en quelque manière dans ses membres; et l’apôtre indique expressément que ce sera en vertu de la poussée d’une force intérieure qui opérera au-dedans d’eux ce qu’elle avait opéré dans le Christ: "Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous" (Rom., VIII, 11).
Pour signifier la solidarité dynamique de la destinée du Christ et de ses membres, saint Paul n’hésite pas à forger des mots nouveaux: "Si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers; héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons-avec-lui pour être aussi glorifiés-avec-lui" (Rom., VIII, 17). "Elle est sûre cette parole: si nous sommes morts-avec-lui, nous vivrons-avec-lui; si nous tenons ferme, nous régnerons-avec-lui" (II Tim., II, II-12). "Alors que nous étions morts par suite de nos fautes, Dieu nous a fait revivre- avec-le Christ." Il nous a ressuscités-avec-lui et fait-asseoir-avec-lui dans les cieux, dans le Christ Jésus" (Éphés., II, 5-6).
Tous ces verbes annonçant que l’histoire du Christ doit se prolonger dans celle des chrétiens "expriment, dans l’ordre de l’action surnaturelle, ce qu’exprime, dans l’ordre de l’être et de la réalité, la doctrine, chère à Paul, que l’Église est la continuation, la plénitude, le plérôme du Sauveur 1."
La grâce christique tend à imprimer dans le corps mystique la ressemblance des états intérieurs du Christ. — Par delà les événements passagers de la vie du Christ, comme la nativité ou la passion, Bérulle nous convie à rejoindre "l’état intérieur du mystère extérieur".
Ainsi "l’enfance du Fils de Dieu est un état passager, les circonstances de cette enfance sont passées, et il n’est plus enfant; mais il y a quelque chose de divin de ce mystère qui persévère dans le ciel et qui opère une manière de grâce semblable dans les âmes qui sont en la terre, qu’il plaît à Jésus-Christ affecter et dédier à cet humble et premier état de sa personne".
Pareillement, ce que le Christ "conserve de sa passion" est vie et gloire, il ne souffre plus; mais ce qui reste en lui de ce mystère "forme en la terre une manière de grâce, qui y fait appartenir les âmes choisies pour la recevoir".
En d’autres mots, les états successifs de naissance et de passion subsistent dans le Christ glorieux, non pas certes en eux-mêmes, mais dans la charité qui les illuminait, et qui peut en quelque manière les susciter à nouveau au sein du temps et les imprimer au dedans du corps mystique. En sorte que "les mystères de Jésus-Christ, son enfance, sa souffrance et les autres, continuent et vivent en la terre jusqu’à la fin des siècles 2".
Plus généralement, ce sont toutes les intentions et tous les sentiments intérieurs du Sauveur, ses joies et ses tristesses, sa pauvreté et sa pureté, son humilité et sa magnanimité, que la grâce christique tend à reproduire dans le corps mystique. L’Église y invite ses enfants en disposant autour d’eux, par exemple, les rappels de sa liturgie qui leur fera parcourir dans le cours d’une année les principales péripéties du drame évangélique, ou encore en les invitant aux différentes formes de la vie chrétienne, séculière ou religieuse, active ou contemplative, cachée ou apostolique.
1. Emile M S. J., Le corps
mystique du Christ, 1936, t. I, p. 172.
2. Cité par Henri BREMOND,
Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. III, p. 75.
Si la vie du Christ aboutit, comme à son point suprême, au témoignage qu’il a voulu rendre à la vérité en mourant sur la croix, il est clair que la charité sacramentelle poussera secrète ment l’Église à rendre, elle aussi, un témoignage pareil au prix de son sang, en d’autres termes elle l’inclinera vers le martyre.
1. "Le martyr, écrit Erik Peterson, souffre avec le Christ comme membre du Corps mystique. Dire que le martyr souffre avec le Christ, c’est dire que sa passion est plus que le seul fait de souffrir pour le Christ. Beaucoup de soldats sont morts pour leur roi; mais la mort du martyr diffère de celle du soldat: non seulement il souffre pour Jésus, c’est par la mort du Christ qu’il est conduit à sa propre mort. La passion qui mène le Christ à la mort, puisqu’il est le Fils de l’homme, le Dieu incarné, opère en toute l’Église comme en son corps mystique 1...
Ce qu’il importe de retenir, c’est que la possibilité du martyre, qui en nous tous est véritable, a sa racine dans la réalité même du baptême de mort de Jésus, en lequel nous avons été baptisés par le baptême d’eau nous sommes tous, dit saint Paul, baptisés en la mort du Christ (Rom., VI, 3). Ce qu’il importe encore de retenir, c’est que l’éventualité où nous sommes de devoir offrir pour le Christ notre corps et notre sang, est fondée sur le fait que le corps et le sang du Seigneur, auxquels nous participons, nous sont présentés dans son calice de Gethsémani. Le baptême d’eau et le baptême de sang viennent donc du même Seigneur, et ils sont préfigurés, comme l’a dit saint Cyrille de Jérusalem, par le sang et l’eau sortis du côté de Jésus. 2"
En résumé, le baptême d’eau et après lui l’eucharistie opèrent en chaque chrétien une disposition à souffrir et à mourir avec le Christ: ils créent en lui une députation au baptême de sang, sinon comme à leur effet le plus fréquent, du moins comme à leur effet le plus normal. "Je voudrais par-dessus tout, ô mon Bien-Aimé Seigneur, je voudrais verser mon sang pour toi." C’est le cri de la sainte de Lisieux. 3
1. Zeuge der Wahrheit, Leipzig,
1937, pp. 24-25.
2. Ibid., p. 25.
3. Manuscrits autobiographiques,
B. fol. 2-3.
2. Que la charité sacramentelle, en passant dans les chrétiens, produise en eux une inclination à donner leur sang en témoignage de l’Évangile, en sorte que la passion du Christ se continue dans celle des martyrs, c’est une vérité que la liturgie proclame 1 que la théologie a toujours reconnue, que la vie des chrétiens dont l’amour est brûlant ne cesse de manifester, et qui paraît avec tout son éclat dans le récit que les Actes des Apôtres nous ont laissé de la mort d’Étienne. Si ce saint martyr retrouve jusqu’aux expressions mêmes de Jésus pour accuser l’incrédulité de ses compatriotes, pour rendre à Dieu son esprit, pour implorer le pardon de ses bourreaux, ce n’est certes pas qu’il veuille reproduire intentionnellement un drame qu’il serait sacrilège, il le sait assez, de regarder comme imitable c’est que, sous la pression de la grâce intérieure qui l’anime, il réinvente spontané ment au plus profond de son coeur, et dans des circonstances aussi différentes que celles qui séparent la mort du serviteur de celle du Maître, des paroles vraies qui, sans qu’il y ait songé, se trouvent être un écho de celles du Seigneur.
1. "Nous vous offrons,
Seigneur, dans la mort précieuse de vos justes, ce sacrifice duquel le martyre
a tiré tout son principe". Secrète du Jeudi après le troisième dimanche de
Carême. Voir plus haut, p. 199.
3. Tous ne peuvent pas être martyrs, car c’est là une grâce privilégiée que Dieu donne à qui il veut. "Mais en quelque sens que ce soit, nous pouvons, ou plutôt nous devons tous accompagner le Seigneur dans sa passion; et c’est pourquoi la croix n’est pas un symbole seulement pour les martyrs, elle l’est encore en général pour toute vie chrétienne. Ce n’est donc pas en raison d’un développement historique accidentel, comme les historiens protestants continuent de le croire, c’est bien plutôt en raison même de la nature des choses que les saints, qui ont traversé toutes les mortifications et toutes les souffrances, ont été assimilés aux martyrs. Et bien que nous ne devenions ni saints ni martyrs, cependant nous devons tous embrasser quelque forme d’ascèse. Au fond de l’ascèse chrétienne, il n’y a pour nous tous, qui, pour parler avec saint Paul, essayons de porter la mortification du Christ en notre corps (II Cor., IV, 10) qu’un seul principe: à savoir le principe de la compassion avec le Christ, de la mortification avec Celui qui, pour nous, a été mis à mort. Celui qui a dit: Mon Père, s’il est possible, que ce calice s’éloigne de moi (Mt., XXV, 39), celui-là connaît notre peur, notre angoisse devant la souffrance et devant la mort. Il sait que nous tremblons de devoir l’imiter; que nous sommes faibles, et que nous ne voulons pas prendre sur nous la croix; que nous avons peur de la pauvreté, de la calomnie, du déshonneur, des coups, de la mort. Mais en portant notre chair peureuse, il nous a, selon le mot de saint Athanase, par sa peur apparente, délivrés de notre peur. En effet, tout ce qui s’accomplit en l’Église, s’accomplit dans la certitude que si le Christ est mort, il est aussi ressuscité: en sorte qu’avec la souffrance du Christ, c’est la vertu de sa résurrection qui est communiquée à l’Église. Nous sommes baptisés dans la mort du Christ, mais nous recevons l’Esprit saint dans le baptême. Et c’est pourquoi la vie ascétique et spirituelle des chrétiens est non seulement une mortification, mais encore et en même temps une victoire, une vivification, une transformation dans l’Esprit saint 2."
2. Erik
PETERSO op. cit., pp. 26-27.
1. Le mérite du Christ dérive dans son Église. En dépendance étroite du Christ elle peut mériter directement (mérite de condignité) l’accroissement de son propre amour. Et elle peut mériter, d’une manière moins directe (mérite de convenance), — s’il est vrai que Dieu fait souvent la volonté de ceux qui l’aiment réellement et profondément —, d’attirer incessamment, sur l’humanité qui lui est contemporaine, le fleuve des largesses divines 3.
3. "En raison de la grâce
qui est en lui, le chrétien peut mériter pour les autres, par manière de
convenance, la première grâce (celle de la conversion)... H convient, selon les
échanges de l’amitié, que Dieu fasse la volonté du chrétien qui désire le salut
des autres, bien que ceux-ci puissent de leur côté y faire obstacle." S.
TH0MAS, I-II, qu. 114, a. 6.
L’Église peut encore, par le Christ et dans le Christ, satisfaire sans cesse pour le péché, soit que ses membres fassent pénitence pour leurs propres fautes, soit qu’ils s’efforcent en outre d’expier et d’offrir réparation à Dieu pour les fautes du monde entier.
Si l’appoint des oeuvres méritoires et satisfactoires des membres du
Christ est requis, ce n’est certes pas, nous l’avons dit en raison de l’insuffisance
du mérite et de la satisfaction du Christ; c’est au contraire en raison de la
surabondance du mérite et de la satisfaction du Christ qui se progagent en ses
membres vivants.
2. Les oeuvres méritoires et satisfactoires de l’Église représentent l’aspect le plus strict de son activité corédemptrice. Mais l’Église peut être appelée corédemptrice du monde en un sens plus large. Sa prière, fondée non sur son mérite mais sur la pure miséricorde divine, ne se limite pas à ses seuls enfants, connus ou inconnus, mais s’étend au monde entier pour supplier Dieu "de ramener tous ceux qui errent à l’unité de l’Église, et de conduire tous les infidèles de l’univers à la lumière de l’Évangile 1". L’Église maintient à travers les siècles la révélation vivante du Christ, elle porte jusqu’aux confins du monde la vérité du message évangélique et l’efficacité des sacrements chrétiens. Elle est, par sa charité sacramentelle, le sel de la terre.
1. La notion d’une activité humaine qui, une fois pénétrée et
parcourue par la grâce, peut contribuer dans quelque mesure — non pas certes en
dehors de la rédemption du Christ mais au contraire en dépendance étroite de
cette rédemption — au salut des autres hommes, apparaît dans l’Écriture, nous
semble t-il, d’une manière sans doute encore voilée et seulement initiale, déjà
dès avant la révélation évangélique, par exemple lors de la grande prière
d’intercession d’Abraham pour Sodome et Gomorrhe (Genèse, XVIII, 22-32) ou plus
généralement lors de l’élection d’un peuple dont l’histoire entière sera
ordonnée à préparer, pour les temps messianiques, la conversion de tous les
autres (Isaïe, 11, 2-3).
2. Il est manifeste que le livre des Actes établit un rapport étroit entre le martyre d’Étienne et la conversion de Saul (Act., VII, 58-60; VIII, 2-3). "Mes frères, dira saint Augustin, avant que Saul eût la foi, est-il vrai, ou non, que les fidèles aient prié pour lui? Si vous répondez non, pourquoi donc Étienne s’est-il écrié: Seigneur, ne leur impute pas ce péché? On a prié pour Saul, et pour les autres infidèles, afin qu’ils crussent. Ils n’avaient pas encore la foi, et voici que grâce à la prière des fidèle ils la recevaient 2."
1. Litanies des saints.
2. Sermo, CLX VIII, n° 6.
3. Dès lors, comment Saul n’aurait-il pas compris le sens de la
prière d’intercession et plus généralement de l’activité corédemptrice des
chrétiens? Aux Thessaloniciens, à qui il a conscience d’avoir beaucoup donné,
il peut écrire: "Quelle est en effet notre espérance, notre joie, la
couronne dont nous sommes fi ers, si ce n’est vous, en présence de notre
Seigneur Jésus lors de son avènement? Oui, c’est bien vous qui êtes notre
gloire et notre joie" (I Thess., II, 19-20). Il sait qu’il existe une manière
de se glorifier blâmée par le Sauveur: "Quand vous aurez fait tout ce qui
vous a été prescrit, dites: Nous sommes des serviteurs inutiles; nous n’avons
fait que ce que nous devions" (Luc, XVII, 10); et une autre manière de se
glorifier bénie par le Sauveur, à laquelle il veut que les Philippiens
participent: "Vous me préparez ainsi un sujet de fierté pour le Jour du
Christ car ma course et ma peine n’auront pas été vaines. Au fait, si mon sang
même doit se répandre en libation sur le sacrifice et l’oblation de votre foi,
j’en suis heureux et m’en réjouis avec vous tous, comme vous devez, de votre
côté, en être heureux et vous en réjouir avec moi... Ainsi donc, mes frères
bien-aimés, ma joie et ma couronne, tenez bon de la sorte, dans le Seigneur,
mes bien-aimés" (Phil., II, 16-18; IV, 1). Les serviteurs sont inutiles,
mais leur service est utile: "Nous sommes les coopérateurs de Dieu, vous
êtes le champ de Dieu, l’édifice de Dieu" (I Cor., III, 9). Son travail,
sa coopération, contribuent à sauver le monde: "Oui, libre à l’égard de
tous, je me suis fait l’esclave de tous, afin d’en gagner le plus grand
nombre... Je me suis fait tout à tous, afin d’en sauver à tout prix
quelques-uns" (I Cor., IX, 19, 22). Et ce n’est pas la prédication seule
de l’apôtre qui est corédemptrice des hommes, ce sont encore ses propres
souffrances. Captif à Rome pour la seconde fois, il écrit à Timothée
"C’est pourquoi j’endure tout pour les élus, afin qu’eux aussi obtiennent
le salut qui est dans le Christ Jésus avec la gloire éternelle" (II Tim.,
11, 10). Il avait auparavant envoyé aux Colossiens un grand texte mystérieux
sur la corédemption: "En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances
que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves
du Christ pour son Corps, qui est l’Église" (Col., I, 24). Dans un autre
texte mystérieux lui aussi, adressé aux Éphésiens, ce sont tous les fidèles
qu’il convie à se conduire "non comme des insensés mais comme des sages,
rachetant le temps, car les jours sont mauvais" (Éph., V, 15-16) Comment
entendre ces paroles? Le Christ n’est-il donc pas le seul rédempteur du temps,
et ne s’est-il pas, en une fois, offert pour tous les péchés de la multitude?
(Hébr., IX, 28). Sans doute, mais il faut que ses membres lui soient associés
afin que, par eux, les épines du temps ne cessent de fleurir en roses nouvelles
pour le royaume de Dieu.
4. Le Sauveur avait dit: "La moisson est abondante, mais les
ouvriers peu nombreux; priez donc le Maître de la moisson d’envoyer des
ouvriers à sa moisson" (Mt., IX, 37-38). Ainsi l’effort humain, la
coopération humaine sont requis deux fois: d’abord pour décider le Maître
d’envoyer des ouvriers; ensuite pour travailler dans sa moisson, ou dans sa
vigne (Mt., XX, 1).
5. Dans l’encyclique Mystici Corporis, Pie XII écrit: "Tandis qu’en mourant sur la croix, le Christ a communiqué à son Église, sans aucun apport de sa part, le trésor illimité de la rédemption, lorsqu’il s’agit de distribuer ce trésor, non seule ment il partage avec son Épouse immaculée l’oeuvre de communiquer la sainteté, mais il veut en outre que cette oeuvre naisse en quelque manière de son travail. Mystère redoutable, certes, et qu’on ne méditera jamais assez: le salut de beaucoup dépend des prières et des mortifications volontaires, entreprises à cette fin, par les membres du Corps mystique de Jésus-Christ, et du travail de collaboration par lequel les pasteurs et les fidèles, et tout d’abord les pères et les mères de famille, doivent s’associer à notre divin Sauveur." Un peu plus loin, citant un beau texte de Clément d’Alexandrie 1, le pape rappelle que "nous devons associer notre travail à cette oeuvre du salut, nous tous qui, à partir d’un Seul et par un Seul, sommes sauvés et sauvons les autres".
1. Stromates, livre VII, ch. II.
1. Ainsi donc tous ceux qui sont sanctifiés par la charité sacramentelle sont par vocation corédempteurs avec le Christ. Mais il faudra distinguer parmi eux les membres corédempteurs imparfaits et les membres corédempteurs parfaits.
Les premiers sont ceux que Tauler appelle "les braves gens 1", qui ont peut-être encore beaucoup à expier et à satisfaire pour eux-mêmes, mais qui déjà prient avec ardeur pour l’unité de l’Église, pour le progrès de l’Évangile en pays de mission, pour la conversion des pécheurs, pour la sanctification du monde et pour la délivrance de leurs frères qui souffrent dans le purgatoire. Ceux-là deviendront de vrais corédempteurs à tel moment de leur vie, dans quelques-unes de ces grandes épreuves communes que tous les chrétiens ont à supporter. Il semble même qu’à certaines époques tragiques de l’histoire, visitées par l’impiété et par le désespoir, par la persécution, par la guerre, par les déportations et par la famine, Dieu, en faisant entrer de force dans ces conditions de vie héroïque, sans préparation spéciale et sans distinction de personnes, des populations tout entières, veuille accroître ainsi d’un coup le nombre des chrétiens corédempteurs.
Les membres corédempteurs parfaits, éminents, sont ceux que Tauler appelle "les vrais amis de Dieu 2". Ils s’inclinent "vers tous les besoins de la sainte chrétienté et ils s’emploient alors, avec une sainte prière et un saint désir, à demander tout ce que Dieu veut qu’on lui demande; ils s’occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire; ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté". "Dieu s’aime en de tels hommes, il opère toutes leurs oeuvres en eux... Mes enfants, si nous n’avions pas ces hommes, nous serions en bien mauvaise posture. 4" "Voilà ceux en qui repose la sainte Église et, s’ils n’existaient pas dans la sainte chrétienté, la chrétienté ne subsisterait pas une heure. Car leur seule existence, le seul fait qu’ils sont, est quelque chose de plus précieux et de plus utile que toute l’activité du monde.5"
I. Sermons de Tauler, Paris,
1930, t. II, p. 5.
2.
Ibid., p. 221.
3.
Ibid., p. 24.
4.
Ibid., pp. 392-393.
5. Ibid., p. 247.
2. "Chaque chrétien, affirme sainte Catherine de Sienne, doit coopérer au salut des âmes." Mais elle sait que Dieu adresse à certains de ses serviteurs une demande plus expresse: "Père, je te demande de faire miséricorde au monde et à ta sainte Église. Je te prie d’accomplir toi-même ce que toi-même tu me fais demander... Entends et exauce le désir de tes serviteurs. N’est-ce pas toi-même qui les fais crier? 1"
Le même amour produira dans Marie de l’Incarnation des effets analogues: "Mon occupation intérieure se fortifiait et mes poursuites continuelles avec le Père éternel au sujet de l’amplification du royaume de Jésus-Christ dans les pauvres âmes qui ne le connaissaient point... Il me semblait que je connaissais toutes les âmes rachetées du sang du Fils de Dieu, en quelque coin de la terre habitable qu’elles pussent être, et mon amour se portait à celles qui étaient les plus abandonnées dans les pays des Sauvages où je me promenais sans cesse 2".
1. Libro della divina
dottrina, ch. 134, éd. Ban, 1912, p. 298.
2. Écrits spirituels et
historiques, t. II, p. 314.
3. Ce caractère de l’amour chrétien, que Bergson admire le plus, et qui fait qu’à la différence du bouddhisme — qui laisse l’âme "arrêtée mi-chemin, détachée de la vie humaine mais n’atteignant pas à la vie divine, suspendue entre deux activités dans le vertige du néant 3", — l’élan des grands mystiques chrétiens s’élève assez haut en Dieu pour pouvoir assumer tout l’univers et s’unit assez étroitement au Christ crucifié pour se sentir responsable du monde entier, le Père Élisée des Martyrs nous rapporte en quels termes saint Jean de la Croix l’enseignait à ses disciples: "Il disait que l’amour du bien du prochain naît de la vie spirituelle et contemplative... La suprême perfection de toute créature dans sa hiérarchie et à son degré est de monter et grandir, selon son talent et ses ressources, en l’imitation de Dieu; et ce qui est le plus admirable et le plus divin est d’être son coopérateur dans la conversion et le salut des âmes. En cela resplendissent les oeuvres propres de Dieu, et c’est la gloire la plus grande de les imiter. Ce sont ces oeuvres que le Christ notre Seigneur appelle les oeuvres de son Père, les soucis de son Père. Aussi est-ce une vérité évidente que la compassion pour le prochain grandit d’autant plus que l’âme se joint davantage à Dieu par l’amour: plus elle aime, plus elle désire que ce même Dieu soit aimé et honoré de tous. Et plus elle le désire, plus elle travaille dans ce sens, dans l’oraison et dans toutes les autres activités nécessaires ou possibles. Si grandes sont la ferveur et la force de leur charité que ceux qui sont ainsi possédés de Dieu ne peuvent restreindre leur désir à leur propre salut seulement. Cela leur semble peu de chose d’aller seuls au ciel, et ils s’efforcent par leurs angoisses, par des élans célestes, par des instances extraordinaires, de soulever la multitude des hommes avec eux vers le ciel. Cela résulte du grand amour qu’ils ont pour leur Dieu: c’est le fruit propre et l’effet de l’oraison et de la contemplation parfaites 4."
3. Les deux sources de la morale
et de la religion, Paris, 1932, p. 240.
4. Témoignage d’Èlisée des
Martyrs, sixième avis, Obras, éd. Silvenio, t. IV p. 353 ; trad. P. Lucien-Marie de S. Josepli,
p. 3369.
4. Dans cette perspective s’éclaire pleinement la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas, suivant laquelle le précepte de l’amour n’a pas de limites, la plus haute charité étant pro posée à tous les chrétiens comme un véritable précepte, et non simplement comme un conseil: non sans doute en ce sens qu’ils aient à réaliser immédiatement ce précepte dans leur vie, mais du moins en ce sens qu’il leur faille tendre constamment chacun selon sa condition vers le plus ardent amour. Comment en effet les chrétiens pourraient-ils fixer délibérément une limite à leur désir de sainteté, quand ils savent que la mission leur a été confiée de soulever vers le ciel le poids du monde? Peuvent-ils oublier qu’il leur a été demandé de prier sans cesse pour que le nom de Dieu soit glorifié, pour que son règne advienne, pour que sa volonté soit faite sur terre et dans les cieux?
Et si c’est l’intensité et la qualité de la charité qui détermine la valeur corédemptrice d’une vie, on conçoit que, par la Vierge et en elle, l’Église ait été, plus qu’elle ne le sera jamais, corédemptrice du monde avec le Christ.
On parlera d’abord des facteurs d’unité (1); de l’inter— diffusion spirituelle de la charité (2); de la communion des saints (3).
En tant qu’elle vient des sacrements, nous l’avons vu, la charité est principe de l’unité première et mystique de 1'Église, son unité de connexion. Et, en tant qu’elle accueille les directives juridictionnelles, elle est principe de l’unité secondaire et prophétique de l’Église, son unité d’orientation. De ces deux aspects inséparables de la charité de l’Église résulte son unité plénière, son unité de communion.
Entre ceux qu’elle incorpore au Christ, la charité établit nécessairement des rapports d’intime interdépendance. Plus les rayons se rapprochent du centre, plus ils se rapprochent aussi les uns des autres.
"Un membre souffre-t-il? tous les membres souffrent avec lui. Un membre est-il à l’honneur? tous les membres prennent part à sa joie. Or vous êtes le corps du Christ, et membres chacun pour sa part" (I Cor., XII, 26-27). "De même que notre corps en son unité possède plus d’un membre et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns des autres" (Rom., XII, 4-5).
On le voit, l’unité de ressemblance, que donne aux chrétiens la possession des mêmes éléments, doit être saisie par une unité supérieure, l’unité "par manière de lien et de connexion. Seule la charité, qui est connexion et lien, peut unir de la sorte, d’où le mot de l’apôtre aux Colossiens, III, 14: Par-dessus tout, ayez la charité, qui est le lien de la perfection."
C’est à cette mystérieuse interdépendance des chrétiens qu’on peut donner le nom d’unité de connexion. Elle contribue à faire la communion des saints.
1. C’est l’Esprit saint qui meut la charité; il lui donne sa profondeur mystique et son orientation prophétique; il est le principe suprême de l’unité de communion. L’unité de tous les fidèles, dit le cardinal Cajetan 2, est une unité de rassemblement. Chaque fidèle acquiert de ce fait une modalité relative qui le fait exister comme partie d’un peuple unique, d’une cité unique, d’une famille unique. De la sorte, il entre dans la dépendance du tout chaque partie en effet dépend de son tout. Cette dépendance se remarque en tout ce qu’il fait et devient. Quand, en effet, l’Esprit saint meut les fidèles à exercer les actes de la vie spirituelle, par exemple à croire, à espérer, à aimer, à sanctifier les autres ou à se sanctifier eux-mêmes, à obéir, à commander, à enseigner, il leur donne non pas d’accomplir ces actions sans plus, mais de les accomplir d’une certaine manière. En sorte qu’ils font tout cela, non pas comme étant indépendants, mais comme étant les parties d’un seul tout.
"A cela il ne faut pas chercher d’autre cause que la libre disposition de ce même Esprit saint, qui mentionne, parmi les articles de notre foi, l’Église une et sainte et la communion des saints... C’est l’Esprit saint, en effet, qui, répartissant ses dons selon son bon plaisir (I Cor., XII, u), a voulu que l’Église catholique, c’est-à-dire universelle, fût unique et qu’il n’y eût pas plusieurs Églises... L’unité d’un tel ensemble représente, non pas sans doute absolument, mais dans l’ordre des relations sociales, le bien suprême..., à savoir l’être même de l’Église comme formant un seul tout.
"L’Esprit saint meut par la charité les fidèles à vouloir être membres d’un seul ensemble catholique, qu’il vivifie lui-même, et par là à constituer l’Église une et catholique."
Cajetan n’aurait jamais songé qu’on pût définir l’Église en faisant
abstraction de l’amour.
2. Qu’il y ait des chrétiens égoïstes, cela ne prouve rien contre la charité sacramentelle, cela prouve simplement qu’elle est contrariée. Qu’il y ait d’autre part des non-chrétiens saintement ouverts aux souffrances d’autrui, cela prouve que la charité sacramentelle s’ébauche en eux.
1. TURRECREMATA, Summa
de Ecclesia, livre I, chap. 60.
2. II-II, qu. 39, a. 2, n° II.
Si l’on considère la charité sous un certain aspect, ontologique, on reconnaîtra qu’elle réside dans tel chrétien. Si on la considère sous un autre aspect, spirituel, on la verra se diffuser dans toute l’Église, non pas seulement, cela va sans dire, en ce sens que la charité de ce chrétien a pour objet les autres chrétiens, mais bien plus secrètement encore en ce sens que la charité de ce chrétien communique aux autres en quelque sorte ses propres ressources actives, et se trouve apte à recevoir elle-même les ressources de la charité des autres chrétiens. Il s’ensuit que, de ce point de vue, la charité apparaît comme omniprésente. En sorte qu’elle pourra, d’une part, soulever tout ce qui se fait dans l’Église avec une charité plus faible, et d’autre part être soulevée elle-même par ce qui se fait dans l’Église avec une charité plus forte. Essayons de recueillir ce que "les vrais amis de Dieu" nous disent là-dessus.
La charité, tout d’abord, est vivifiante. Elle s’empare de tout ce qui se fait d’extérieur dans l’Église, pourvu qu’il s’agisse d’une chose bonne en soi, en vue de lui communiquer un esprit de vie. Elle supplée, pour le compte de l’Église, à tous les défauts d’attention, à tous les manques d’amour dont les serviteurs négligents demeurent responsables pour leur propre compte. "Ah, combien il y a de psautiers et de nocturnes récités, de messes lues et chantées, de grands sacrifices accomplis, dont le bénéfice ne va aucunement à celui qui pose ces actes."
Il en va de ces gens comme de ceux "qui travaillent le blé et le vin: ce n’est pas à eux qu’est donné le meilleur, ils mangent du pain de seigle et boivent de l’eau 1".
1. Tauler, Sermons, t. II, p.
x89.
Mais à côté de ces hommes sans ferveur, il en est d’autres qui sont des vases débordants; notre Seigneur les touche d’un doigt, alors la plénitude des dons monte rapidement au-dessus des bords et se répand au dehors. "Ils ne laissent rien perdre de ce qui s’est jamais fait, du plus petit bien comme du plus grand, pas la moindre petite prière, ni la moindre idée pieuse, ni le moindre acte de foi; ils rapportent tout à Dieu avec un amour agissant et offrent tout au Père du ciel." Il n’est pas d’œuvre "si modeste et si petite soit-elle, son de cloche ou flambée de cierge" qu’ils ne parviennent à utiliser pour le compte de l’Église, en la vivifiant de loin par leur amour. En telle sorte que les multiples démarches extérieures de l’Église ne font plus qu’une seule bonne oeuvre dans laquelle s’extériorise l’Esprit qui veille continuellement dans le coeur de ces hommes. "C’est de l’intérieur que l’extérieur tire toute sa force. C’est comme si tu avais un vin généreux, si fort qu’une seule goutte mise dans un foudre d’eau pût changer toute l’eau en bon vin: ainsi en est-il de la vie intérieure, dont une seule goutte donne une valeur supérieure à toute la vie extérieure 1." Plus leur charité est ardente, plus elle soulève au-dessus de leur propre valeur les oeuvres qui sont faites par d’autres avec un moindre amour, leur prêtant une vie et un éclat nouveaux, si bien que ces oeuvres sont plus à eux qu’à ceux qui les ont faites et que Dieu les reçoit davantage de leurs mains que des mains de leurs auteurs. De ce point de vue on dira que la charité de l’Église à chaque moment de son existence commence, si on la considère selon son intensité, par se concentrer de cercle en cercle dans les âmes les plus pures, les plus crucifiées, les plus aimantes, pour s’étendre ensuite à partir d’elles à tout ce que fait l’Église. "Dès lors, écrit Tauler, que j’aime plus le bien de mon frère qu’il ne l’aime lui-même, ce bien est plus vraiment à moi qu’à lui 2"
Elle demande à s’enrichir des trésors des autres âmes et des biens mêmes du Christ. Elle recueille tout ce qui est autour d’elle ou au-dessus d’elle pour le faire sien. L’amour, dit Tauler, tire tout à lui, il amène en son vase tout ce qui se fait de bien dans le monde. "Que saint Paul ait eu un ravissement, c’est que Dieu le voulait pour lui, et non pas pour moi; mais si je goûte la volonté de Dieu, ce ravissement m’est plus cher en saint Paul qu’en moi-même, et une fois que je l’aime vraiment en lui, ce ravissement et tout ce que Dieu a fait à l’apôtre, dès lors que je l’aime en lui aussi bien que s’il était en moi, est aussi vraiment mien que sien. 3"
1. Ibid., p.
184.
2. Ibid., p.
207.
3. Ibid.
Et si ma charité pouvait égaler celle de l’apôtre, ses privilèges m’appartiendraient, de cette manière spirituelle, aussi intensément qu’à lui. "Je dois avoir les mêmes dispositions vis-à-vis de quelqu’un qui serait au-delà des mers, fût-il mon ennemi. Telle est la solidarité qui convient au corps spirituel 1" ou mystique.
Cette puissance de l’amour qui absorbe ce qui se fait de meilleur passe les frontières de la mort. Elle est une des raisons pour lesquelles les âmes du purgatoire participent à nos pauvres richesses et aux richesses débordantes des amis de Dieu vivant au milieu de nous: "Allons, cher Seigneur, pensent-ils, ayez pitié des pauvres pécheurs qui ont fait des oeuvres et les ont perdues. Donnez-leur les miettes de votre riche table et achevez de les convertir en purgatoire. Allons, Seigneur, donnez-leur de ces miettes: c’est ainsi que la mesure des coeurs débordants se répand sur toute l’Église 2"
C’est ainsi que "je puis devenir riche de tout le bien qui se trouve dans tous les amis de Dieu, au ciel et sur la terre, et aussi de celui qui est dans la Tête 3", c’est-à-dire dans le Christ. Mais c’est spirituellement, par acquiescement d’amour, non identiquement, que nous possédons la richesse du Christ, et il est impossible qu’en nous la charité soit jamais ce qu’elle a été en Jésus.
Le pouvoir enivrant de s’approprier tous les biens de la terre et du ciel est celui que chantera saint Jean de la Croix "Miens Sont les cieux et mienne es-tu, terre, et miennes sont les nations, les justes sont miens et la Mère de Dieu est mienne, et toutes choses sont miennes, et Dieu lui-même est mien et pour moi, parce que le Christ est mien et tout entier pour moi. Eh bien, que demandes-tu et cherches-tu, mon âme? Tien est tout ceci et tout est pour toi, n’ambitionne pas moins, ne t’arrête pas aux miettes qui tombent de la table de ton Père.4"
1. De tels hommes font partie de l’Église, sans doute, et dans l’ordre quantitatif leur sainteté s’ajoute à celle des autres saints pour composer la sainteté totale et parfaite de l’Église. Mais, spirituellement, c’est toute l’Église — avec ses saints, la Vierge et les apôtres, le Christ qui en est la Tête, et Dieu même qui l’habite — qui se reflète dans leur âme, comme le ciel et ses étoiles dans un lac de montagne.
1. Ibid.
2. Ibid., p.
392.
3. Ibid., p.
208. Voir plus
haut, p. io6.
4. Les avis, sentences et
maximes, ed. Silverio, t. IV, p. 235; dans 1, trad. du P. LUcIEN, p. 1301.
L’Église les possède et les contient; mais à leur tour ils la possèdent et la contiennent tout entière dans leur propre coeur.
Et personne n’éprouve autant qu’eux ce qu’elle est; car il n’y a, en
effet, pas d’autre moyen de la connaître expérimentalement que cette mutuelle
inclusion de l’amour.
2. Si l’on cherche la raison suprême de cette intercommunication de la charité, nous croyons qu’il faudra remonter jusqu’au mystère du Don que Dieu fait de son Amour infini pour qu’en cet Amour infini chacun puisse embrasser toute l’Église et tout l’univers. Il nous faut être mystérieusement, spirituelle ment, transformés en Dieu pour pouvoir nous emparer par Dieu de toutes choses, même de celles qui lui appartiennent le plus étroitement, même de son Christ, même de sa propre déité, afin de les lui offrir en don, car il nous aime d’une manière si incroyable qu’il désire les recevoir toutes, et même son Christ, et même sa déité, de nos propres mains. Que celui qui s’étonne — ou se scandalise — écoute à nouveau la prière de Jésus
"Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils
soient un comme nous sommes un: moi en eux et toi en moi, pour qu’ils soient
parfaitement un et que le monde sache que tu m’as envoyé et que je les ai aimés
comme tu m’as aimé... Je leur ai révélé ton nom et le leur révélerai, pour que
l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et moi en eux" (Jean, XVII, 22-23,
26). Que celui qui s’étonne — ou se scandalise — écoute saint Paul "Si je
vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi. Ma vie présente dans la
chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour
moi" (Gal., II, 20). "Pour moi, certes, la vie, c’est le Christ et
mourir m’est un gain" (Phil., I, 21). "Vous êtes morts, et votre vie
est désormais cachée avec le Christ en Dieu: quand le Christ sera manifesté,
lui qui est votre vie, alors vous aussi vous serez manifestés avec lui, pleins
de gloire" (Col., III, 3-4).
3. "Ainsi, à considérer cette grande Cité comme vivant tout
entière d’un bien commun qui est la vie même de Dieu communiquée à la multitude
des justes et cherchant les égarés, chaque pierre est pour la cité. Mais à
considérer chaque pierre comme vivant elle-même, dans sa participation
personnelle à ce bien commun, de la vie même de Dieu communiquée, ou comme
cherchée personnellement par Dieu qui veut lui communiquer sa vie, c’est vers
chacun que convergent, pour se reverser sur lui selon qu’il est capable de
recevoir de leur plénitude, tous les biens de la Cité, et en ce sens la cité
est pour chaque pierre. C’est pour chacun des saints de Dieu, écrit saint
Thomas 1,
qu’il est dit dans Matthieu, XXIV, 47, Super omnia bona sua constituet eum 2"
C’est l’Eglise, mais considérée du point de vue de la charité diffusée en elle par l’Esprit saint, qui rend tous ses membres étroitement interdépendants les uns des autres et les introduit dans une vaste famille spirituelle dont les biens sont mystérieusement réversibles.
La première fois qu’elle est mentionnée dans le Symbole, c’est par un beau texte de Nicétas de Remesiana 3 (vers 400) et c’est, en effet, pour y être identifiée à l’Église: "Après avoir confessé la Trinité bienheureuse, tu confesses croire la sainte Église catholique. L’Église est-elle autre chose que la congrégation de tous les saints? Depuis le commencement du monde, en effet, les patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, les prophètes, les apôtres, les martyrs, tous les justes qui furent, sont ou seront, forment une seule Église: car, sanctifiés par la même foi et la même vie, marqués par le même Esprit, ils deviennent un seul corps. De ce corps le Christ est la tête. Je dis davantage encore:
1. Epist. ad Rom., VIII, 29.
Voici le texte de Mt., xxiv, 45-47 "Quel est donc le serviteur fidèle et
avisé que le maître a établi sur les gens de sa maison pour leur donner la
nourriture en temps voulu? Heureux ce serviteur que son maître à son arrivée
trouvera occupé de la sorte. En vérité, je vous le dis, il l’établira sur tous
ses biens."
2. Jacques MARITAIN, La personne
et le bien commun, Paris, 1947, pp. 76-77.
3. L’auteur du Te Deum.
Même les anges, même les vertus et les puissances célestes sont compris dans cette unique Église, selon la révélation de l’apôtre. Col., I, 20: En lui ont été réconciliées toutes choses, celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux. Crois donc que c’est dans cette unique Eglise que tu obtiendras la communion des saints. Sache qu’elle est l’unique Église catholique diffusée par toute la terre, dont tu professes retenir fermement la communion 1" La profession de la "communion des saints" ne semble pas encore ici détachée de celle de la "sainte Église catholique". Mais, dès le V° siècle, on la voit figurer séparément dans le Symbole de l’Église gallicane, et au Ixe siècle cet usage passera en Italie, en Espagne, en Afrique.
Traitant de l’article du Symbole: Je crois la communion des saints, le Catéchisme Romain déclare qu’il est "comme une explication de l’article précédent qui confessait l’Église une, sainte, catholique".
Dans l’exacte mesure où ils appartiennent à l’Église, le pécheur baptisé et le juste non baptisé appartiennent à la communion des saints.
Le lien intrinsèque qui unit les hommes entre eux n’est pas moins mystérieux que celui qui les unit au Christ et aux personnes divines: "Ce que nous avons vu et entendu, à notre tour nous vous l’annonçons, afin que vous soyez, vous aussi, en communion avec nous; et notre communion est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ" (I Jean, I, 3).
Origène écrira: "Si nous sommes en société avec le Père et le Fils, comment ne le serions-nous pas avec les saints qui sont non seulement sur la terre mais aussi dans les cieux? Car le Christ a pacifié par son sang les choses célestes et les choses terrestres, associant ce qui est terrestre à ce qui est céleste.2"
Et saint Jean de la Croix chantera: "Mon Aimé, allons- nous-en nous voir en Ta beauté." Le lien de la communion dans la charité est encore présent, bien que d’une manière indirecte et non salutaire, dans le pécheur baptisé qui ne l’a pas totalement rompu en lui par le schisme. Et il est déjà présent, d’une manière salutaire mais initiale, imparfaite, entravée, dans le juste non baptisé.
1. Explanatio Symboli, n° 10; P.
L., t. LII, col. 875.
2. P. G., t. XII, col. 437.
Elle attire sur nous l’amour des saints qui passent leur temps à faire du bien sur la terre: "Je ne pourrai prendre aucun repos jusqu’à la fin du monde, et tant qu’il y aura des âmes à sauver. Mais lorsque l’ange aura dit: le temps n’est plus, alors je me reposerai et je pourrai jouir parce que le nombre des élus sera complet. 1" Dans l’autre sens, toutes les victoires de l’Église présente, même les plus humbles et les plus secrètes, retentissent dans l’Église triomphante et lui procurent un surcroît de clarté. Elle nous lie à ceux qui, morts dans l’amour, restent cependant pour un temps exilés de la vision bienheureuse. Le secours que nous leur apportons leur parvient par deux voies: "1° en raison de l’unité de la charité, car tous ceux qui sont dans la charité sont comme un corps unique; en sorte que le bien de l’un est reversé sur les autres, à la façon dont la main ou tout autre membre est utile à tout le corps. De cette manière, tout bien accompli par l’un vaut pour chacun de ceux qui sont dans la charité, selon le mot du psalmiste: Je suis devenu participant de tous ceux qui Vous craignent et gardent vos commandements, — et plus leur charité sera grande, plus sera grande la part qu’ils éprouveront de cette réversibilité, qu’ils soient au paradis, ou au purgatoire, ou encore ici dans le monde; 2° en raison de la direction d’intention par laquelle je transfère à un autre les actions accomplies par moi, à la façon dont je peux, par exemple, acquitter la dette d’un autre à sa place et pour qu’il en soit déchargé; — c’est de cette manière que valent les suffrages de l’Église pour les défunts, le vivant s’acquittant alors auprès de Dieu de la satisfaction que devait accomplir celui qui est mort.2"
1. Sainte THÉRÈSE DE Lisieux, Novissima
verba, p. 81.
2. S. THOMAS, Quodlibet, II, qu.
7, a. 14 ; VIII, qu. 5, a. 9.
L’interdépendance des chrétiens unis au Christ par la charité sacramentelle s’organise à travers la distance. Elle donne à chacun, nous l’avons dit, les trésors de tous et à tous les trésors de chacun. Elle s’étend aux chrétiens les plus abandonnés: si isolé qu’il meure, le chrétien sait qu’il ne meurt jamais seul toute l’Église est en lui pour le remettre à Dieu. Elle s’étend déjà aux justes non encore chrétiens et privés des richesses sacramentelles. Elle s’étend encore aux chrétiens pécheurs
* Du fait qu’ils sont encore dans l’Église, ils sont aidés par les spirituels à recouvrer la grâce et la vie qu’ils ont perdues, et ils participent à des bienfaits dont sont privés ceux qui sont tout à fait séparés de l’Église 1." Elle s’étend jusqu’aux hommes qui ne Sont membres du Christ qu’en attente, qui n’ont pas encore accepté la grâce secrète qui les visite.
Elle s’organise aussi à travers le temps. Chacun des actes accomplis dans la charité a des répercussions illimitées. On comprendra au dernier jour les retentissements incalculables, dans l’histoire spirituelle du monde, des paroles ou des actions, ou des institutions d’un saint (et en sens inverse d’un hérésiarque). "Tel mouvement de la grâce, qui me sauve d’un péril grave, a pu être déterminé par tel acte d’amour accompli ce matin ou il y a cinq cents ans par un homme très obscur de qui l’âme correspondait mystérieusement à la mienne, et qui reçoit ainsi son salaire 2... Tout homme qui produit un acte libre projette sa personnalité dans l’infini. S’il donne de mauvais coeur un sou à un pauvre, ce sou perce la main du pauvre, tombe, perce la terre, troue les soleils, traverse le firmament et compromet l’univers. S’il produit un acte impur, il obscurcit peut- être des milliers de coeurs qu’il ne connaît pas, qui correspondent mystérieusement à lui et qui ont besoin que cet homme soit pur, comme un voyageur mourant de soif a besoin du verre d’eau de l’Évangile. Un acte charitable, un mouvement de vraie pitié chante pour lui les louanges divines, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, il guérit les malades, console les désespérés, apaise les tempêtes, rachète les captifs, convertit les infidèles et protège le genre humain. 3"
1. Catéchisme Romain, partie I,
chap. 10, n° 26.
2. Léon Bloy, Méditation d’un
solitaire.
3. Léon BLOY, L. Désespéré, II°
partie.
Identifié au mystère de l’Église, le mystère de la communion des saints réunit dans sa profondeur deux révélations qui pourraient paraître opposées: d’une part, celle des liens puissants et délicats qui unissent intimement entre eux les chrétiens, d’où le mot de saint Paul: "Tant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien à l’égard de tous et surtout de nos frères dans la foi" (Gal., VI, io) ; et, d’autre part, celle de la solidarité de chacun des chrétiens et de tous les chrétiens ensemble avec le monde entier de ceux qui cherchent, et encore de ceux qui se perdent, d’où l’immense et extraordinaire définition du prochain que le Sauveur lui-même a proposée dans la parabole du bon Samaritain, et suivant laquelle il dépend de chacun de nous qu’autrui nous soit prochain (Luc, X, 29-37). S’il faut donner d’abord et davantage aux chrétiens, n’est-ce pas précisément pour qu’ils deviennent dignes de leur vocation, qui est d’être les bons samaritains du monde entier, et pour qu’ils supplient afin que, sur le plan spirituel, le monde devienne l’Église?
En confessant la Trinité, le Symbole des Apôtres a souci de situer en quelque sorte chacune des personnes divines dans l’univers des choses visibles. Le Père est situé dans la création; le Fils dans le Christ; l’Esprit saint dans l’Église.
Les derniers articles du Symbole, qui se rattachent à l’Esprit saint, doivent, suivant les résultats des études récentes 1, s’enchaîner ainsi: "Je crois en l’Esprit saint, qui réside dans la sainte Église catholique, laquelle est communion des saints, pour la rémission des péchés, en vue de la résurrection de la chair et de la vie éternelle 2"
1. P. NAUTIN, Étude sur
l’histoire et la théologie du Symbole, Paris, 1947.
2. Sur le sens de
l’excommunication, voir plus loin, p. 333.
"L’âme, dit saint Thomas, est principe et cause du corps vivant de trois manières: 1° elle est le principe d’où émane son mouvement ; 2° elle est ce pourquoi il existe, à savoir sa fin; 3° elle est forme substantielle des corps auxquels elle donne la vie 1."
On peut considérer l’âme créée de l’Église en tant qu’elle informe son corps, et lui communique une vie supérieure à celle des royaumes de ce monde et alors on rattachera à l’âme de ‘1'glise, comme nous le ferons plus loin, la propriété et la note de l’unité catholique de l’Église.
On peut aussi considérer l’âme créée de l’Église en tant qu’elle est ce pour quoi le corps existe, en tant qu’elle oblige le corps à se tendre vers elle et à se spiritualiser, et en tant qu’elle est elle-même contrainte de s’ouvrir toujours davantage, étant l’âme créée de l’Église, à l’influence et à l’attraction de l’Esprit saint, qui est l’âme incréée de l’Église. On voit quels sont les rapports de la sainteté avec l’âme considérée comme étant, dès ici-bas, la cause finale de l’Église.
On parlera en trois sections: de la sainteté en tant que réalisée dans l’Église (sainteté formelle ou terminale) (I); de la sainteté en tant que tendancielle dans les pouvoirs sacramentels et juridictionnels (sainteté virtuelle ou instrumentale) (II) de la sainteté en tant que propriété et note de l’Église (III).
1. Commentaire du De Anima
d’Aristote, livre II, leç. 7, édit. Pirotta,
Deux axiomes mettent en
lumière la sainteté de l’Église
1° l’Église n’est pas sans pécheurs, mais elle est sans péché; ce premier axiome dégage 1'Église des péchés de ceux qui lui appartiennent visiblement ou corporellement; 2° Tout ce qu’il y a de vraie sainteté dans le monde relève déjà de l’Église de Pierre ce second axiome rattache à l'Église la sainteté de ceux qui lui appartiennent invisiblement ou spirituellement.
L’Église divise en nous le bien et le mal. Elle retient le bien et laisse le mal. Ses frontières passent à travers nos coeurs. Le mal est celui surtout du péché mortel, qui nous fait perdre la charité; et celui aussi du péché véniel, qui contrarie en nous le rayonnement de la charité.
1. Elle est le royaume du Fils de l’homme dont ne seront chassés qu’à la fin du temps ceux qui causent des scandales et commettent l’iniquité (Mt., XIII, 41-43); le filet qui retient en lui jusqu’à la fin du temps de bons et de mauvais poissons (Mt., XIII, 47-50). Elle ne bannit les pécheurs de son sein que dans les cas extrêmes: "Si ton frère vient à pécher, va le trouver et reprends-le, seul à seul. S’il t’écoute, tu auras gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres... Que s’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église. Et s’il refuse d’écouter même l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le publicain" (Mt., XVIII, 15-17; cf. I Cor., y, I-5). Elle peut en certains lieux se relâcher de son premier amour, comme à Éphèse (Apoc., II, ), ne compter comme à Sardes que quelques fidèles qui n’ont pas souillé leurs vêtements (Apoc., lu, 4), se laisser gagner par la tiédeur comme à Laodicée (Apoc., III, 15). Il y a toujours beaucoup de pécheurs dans l’Église 1.
1. Que le pécheur baptisé puisse
être encore chrétien — c’est-à-dire membre de l’Église — cela est défini par le
magistère "Si quelqu’un dit.., que celui qui a la foi sans la charité
n’est pas un chrétien, qu’il soit anathème". Concile de Trente, Session
VI, can. 28, Denz., n° 838.
2. Les pécheurs sont membres du Christ et de l’Église, mais pas au
même titre que les justes. Ils peuvent appartenir à l’Église en laquelle sont
les justes, mais ils seraient incapables à eux seuls de constituer l’Église. La
notion de membre du Christ et de l’Église s’applique donc aux justes et aux
pécheurs d’une manière non pas égale, univoque, mais inégale, transposée.
3. Les pécheurs sont membres de l’Église en raison, nous l’avons dit 1 de deux éléments 1° en raison des valeurs spirituelles qui subsistent encore en eux: caractères sacramentels, foi et espérance théologales, reconnaissance de la hiérarchie, etc.; 2° en raison de la charité qui réside d’une manière directe, immédiate, salutaire, dans les seuls justes, mais qui continue de les atteindre par son influence, d’une manière seulement indirecte, extensive, non salutaire. C’est aux impulsions de la charité collective de l’Église qu’ils obéissent quand ils portent leurs enfants au baptême et les encouragent à la communion fréquente, quand ils acceptent les nouvelles définitions que l’Esprit saint suggère à l’Église, quand ils participent par leurs aumônes à son expansion missionnaire, etc. Ils sont portés par la charité collective de l’Église, entraînés dans son sillage et sa courbe de vie même après avoir perdu personnellement la charité. Ils restent associés à la destinée des justes à la manière dont un membre paralysé participe encore aux déplacements et aux démarches de la personne humaine.
Un chrétien peut donc pécher mortellement, détruire en lui la
charité, et continuer d’appartenir à l’Église, d’une appartenance visible non
salutaire, aussi longtemps du moins qu’il n’est point tombé dans le schisme,
c’est-à-dire qu’il ne s’est point révolté contre la charité cultuelle,
sacramentelle, orientée, en tant même que, présente directement dans les justes
et indirectement dans les pécheurs, elle fait l’unité de communion de toute
l’Église.
4. La charité cultuelle, sacramentelle, orientée, est ordonnée, chez
les justes comme chez les pécheurs, à l’inhabitation plénière de l’Esprit
saint. Chez les justes, en qui elle se trouve directement et par elle-même, la
charité est ordonnée à l’inhabitation de l’Esprit qui demande à être sans cesse
entretenue et intensifiée. Chez les pécheurs, en qui elle se trouve indirecte
ment et par son influence, la charité est ordonnée à l’inhabitation de l’Esprit
qui demande à être recouvrée et de nouveau possédée.
5. L’Église continue de vivre jusque dans ses enfants qui ne sont plus dans la grâce. Elle lutte en eux contre le mal qui les détruit; elle s’efforce de les retenir dans son sein, de les ressaisir constamment dans le rythme de son amour. Elle les garde comme un trésor dont on ne se défait que contraint. Ce n’est pas qu’elle désire se charger d’un poids mort. Mais elle espère qu’à force de patience, de mansuétude, de pardon, le pécheur qui ne se sera point complètement détaché d’elle se convertira quelque jour pour vivre avec plénitude; que la branche endormie, grâce au peu de sève qui restait en elle, ne sera point coupée ni jetée au feu éternel, qu’elle aura le temps de refleurir.
1. "Le Christ a aimé l’Église; il s’est livré pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant par le bain d’eau qu’une parole accompagne; car il voulait se la présenter à lui-même, toute resplendissante, sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée" (Éph., V, 25-27). Ce texte concerne directement l’Église présente, telle qu’elle sort du baptême, dont la grâce — avec celle de l’eucharistie et des autres sacrements — a pour fin de l’incorporer au Christ son chef qui pour elle souffre, meurt, ressuscite, et par là de lui donner de souffrir avec lui, de mourir avec lui, de ressusciter avec lui.
Qu’il y ait des pécheurs dans l’Église, l’apôtre le sait bien,
puisqu’il lui faut sans cesse réprimander ceux qu’il a engendrés au Christ;
mais à ses yeux pourtant l’Église est sainte et immaculée. C’est donc que les
pécheurs appartiennent à l’Église non point par leur péché, mais par les
valeurs de sainteté qu’ils portent en eux et qui les lient encore à l’Église.
2. La même révélation de la pureté de l’Église se trouve en substance, mais sans que l’Église soit nommée, dans la première épître de saint Jean. L’apôtre, ayant écrit que le Christ s’est manifesté afin d’ôter les péchés et qu’il n’y a pas de péché en lui, ajoute que "quiconque demeure en lui ne pèche pas. Quiconque pèche, ne l’a vu ni connu" (III, 6). "Celui qui commet le péché est du diable, car le diable est pécheur dès l’origine. C’est pour détruire les oeuvres du diable que le Fils de Dieu est apparu. Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché, parce que sa descendance demeure en lui; il ne peut pécher, étant né de Dieu" (III, 8-9). "Nous savons que qui conque est né de Dieu ne pèche pas, mais l’Engendré de Dieu le garde et le Mauvais n’a pas de prise sur lui" (y, i8). Et dans sa troisième épître: "Très cher, imite non le mal mais le bien. Qui fait le bien est de Dieu. Qui fait le mal n’a pas vu Dieu" (verset 11).
Et pourtant saint Jean sait, lui aussi, que les chrétiens pèchent "Si nous disons: Nous n’avons pas de péché, nous nous abusons, la vérité n’est pas en nous" (I Jean, I, 8). Toutes les contradictions sont levées dès qu’on a compris que les membres de l’Église pèchent, certes, mais en tant qu’ils trahissent l’Église; que l’Église n’est donc pas sans pécheurs, mais qu’elle est sans péché.
Dire que l’Église est sans péché, c’est dire qu’elle ne consent jamais au péché; que c’est non pas en lui obéissant, mais en la trahissant, que ses enfants pèchent; que plus ils pèchent, moins ils lui appartiennent.
Ce n’est pas dire toutefois que l’Église ne s’inquiète pas du péché. Une telle paix sera son privilège dans la gloire; elle ne saurait l’être dans la grâce. L’Église a pour mission d’aller chercher ses enfants au sein du péché, de lutter sans cesse pour reculer en eux et dans le monde les bornes du péché, de réparer les ruines du péché par la pénitence, le repentir, la satisfaction.
L’Église est toute mêlée au péché. Non que le péché soit l’étoffe dont elle est faite, mais il est l’adversaire avec lequel elle est aux prises jusqu’à la fin du temps. Une crainte, une douleur, une préoccupation constante du péché veillent au coeur de l’Église.
1. Certes l’Église doit s’humilier, puisqu’elle est l’Église de Celui qui s’est humilié devant son Père (Jean, V, 19; XIV, 28), devant les hommes (Jean, XIII, 14), devant la mort (Phil., 11, 8). Mais peut-on dire qu’elle doive se repentir, se convertir, faire pénitence?
Le Sauveur qui était sans péché pouvait expier pour le monde; il ne
pouvait se repentir, ni, à proprement parler, faire pénitence. Mais l’Église
comprend des pécheurs qui pour autant ne lui appartiennent que partiellement et
que l’action divine tend à dégager de leurs péchés par le repentir et la pénitence
afin qu’ils lui appartiennent toujours plus totalement. Ce n’est pas un péché
pour eux de pleurer leurs péchés. C’est une grandeur, née sans doute d’une
misère dont Jésus fut toujours exempt; une grandeur pourtant du royaume de
Dieu. Même les commencements de la pénitence et ce qu’on appelle la contrition
imparfaite, où la foi, l’espérance, la crainte ne sont pas encore réchauffées
par la charité, ne sont pas des péchés; ce sont des visites de l’Esprit saint,
en raison desquelles le fidèle, encore privé de la charité, commence de
participer davantage à la sainteté de son Église. En ses enfants pécheurs qui,
à son instigation, renient leur péché, c’est bien l’Église elle-même qui se
repent et fait pénitence.
2. Comment l’Église peut-elle faire pénitence puisqu’elle ne pèche pas? N’est-ce pas à celui qui a péché de se repentir?
Oui, ce sont les mêmes êtres réels, les mêmes sujets concrets, qui ont péché et qui font pénitence; mais agissant alors par des actes et des dispositions contraires, et tenant successivement des rôles adverses. Ce sont les mêmes hommes baptisés qui appartiennent à la fois, mais partiellement, à deux cités contraires, qui tantôt pèchent en tant qu’ils relèvent de la cité du diable, qui tantôt font pénitence en tant qu’ils relèvent de la cité de Dieu. Ils pèchent en tant qu’ils sont de la semence du diable et lui servent d’instruments: "Celui qui commet le péché est du diable" (I Jean, III, 8; cf. Jean, VIII, ") et dans cette mesure ils travaillent à détruire l’Église en eux et dans le monde. Et ils font pénitence pour ces péchés, en tant qu’ils sont de la semence de Dieu et les instruments du Christ, et dans cette mesure ils travaillent à édifier l’Église en eux et dans le monde. C’est en trahissant le Christ et l’Église qu’ils pèchent; et c’est au nom du Christ et de l’Église qu’ils font pénitence. Et c’est pourquoi il faut dire que l’Église, qui ne pèche pas, fait pénitence. C’est bien elle qui fait pénitence, en et par ses enfants; mais pour des péchés qu’elle n’a pas commis, qu’elle leur interdisait de commettre, qu’ils n’ont commis qu’en la contrariant, qu’en cessant partiellement et dans cette exacte mesure d’être ses enfants.
L’Église comme personne prend donc la responsabilité de la
pénitence. Elle ne prend pas la responsabilité du péché. Si elle ressemble
alors à la pécheresse de l’Évangile, ce n’est qu’au moment où celle-ci répand
son parfum sur les pieds de Jésus. Ce sont ses membres eux-mêmes, laïques,
clercs, prêtres, évêques ou papes qui, en lui désobéissant, prennent la responsabilité
du péché; ce n’est pas l’Église comme personne.
3. On tombe dans une grande illusion, contre laquelle les protestants
semblent sans défense et qui les fascine lors de leurs congrès oecuméniques,
quand on invite l’Église comme personne à reconnaître et à proclamer ses
péchés. On oublie que l’Église comme personne est l’Épouse du Christ, qu’il
"se l’est acquise par son propre sang" (Actes, XX, 28), qu’il l’a
purifiée pour qu’elle fût devant lui "toute resplendissante, sans tache, ni
ride, ni rien de tel, mais sainte et immaculée" (Éph., V, 27), qu’elle est
la "maison de Dieu, colonne et support de la vérité" (I Tim., III, 1)
Quand l’humilité met en péril la magnanimité, c’est qu’elle a cessé d’être une
vertu.
4. Quand l’Église, docile au Christ, met sur nos lèvres le Pater, quand elle nous fait dire au Père "Remets-nous nos dettes" (Mt., VI, 12), c’est bien en son nom que chaque jour nous prions et demandons pardon; mais pour les fautes commises en notre nom à nous, et non pas en son nom à elle. Personne n’a compris cela mieux que saint Augustin: "Même ceux qui marchent dans les voies du Seigneur disent: Remettez-nous nos dettes, car la prière et la confession plaisent au Seigneur; mais non pas les péchés dont elles prennent occasion 1."
1. Enarr. in
P,., CXVIII, Sermo 3, n 2.
L’Église comme telle demande chaque jour de ne pas pécher, de ne pas chanceler dans la foi, de ne pas tomber dans l’avarice, l’impureté, l’orgueil, le désespoir, la haine, de persévérer jusqu’à la fin dans la charité. Mais elle sait que sa prière pour elle-même est toujours exaucée. Elle sait aussi cependant que chacun de ses enfants peut faillir, que le mal exerce sur chacun d’eux une constante et parfois terrible fascination, que des groupes entiers, des Églises particulières entières peuvent sombrer dans ces épreuves (Apoc., II, 4-5). Cette prière pour ne pas pécher et pour persévérer jusqu’à la fin, que l’Église adresse à Dieu pour elle-même, avec la certitude d’être exaucée, elle l’adresse encore pour chacun de ses enfants, mais cette fois en tremblant de n’être jamais assez exaucée, suppliant que chacun d’eux soit gardé du mal, qu’aucun d’eux ne se perde (cf. Jean, XVII, 12, 15).
Mais comment entendre que l’Église demande d’être purifiée? Ou bien elle le demande pour ses enfants et il s’agit alors de purification au sens propre, de purification des péchés. Ou bien elle le demande pour elle-même, afin de passer chaque jour à une charité plus pure, plus intense, plus profondément enracinée dans ses membres. La contrition imparfaite n’est pas un péché, mais l’Église s’épure quand ses membres passent à la contrition parfaite; elle s’épure encore quand ils passent de la charité des commençants à celle des progressants, et de celle-ci à celle des parfaits.
Comment l’historien circonscrit-il l’Église? — Les historiens qui, par vocation, se meuvent sur le plan des sciences positives, empiriques, n’atteignent l’Église que du dehors. Ils incluent en elle, sans considérer qu’elle est l’Épouse et le Corps du Christ et le Royaume qui n’est pas de ce monde, les chrétiens avec toutes leurs activités, bonnes et mauvaises. Ils représentent dans le même cadre et sur la même toile les scandales d’Alexandre VI et la dignité pontificale dont il était revêtu, les grandeurs des saints et les crimes des baptisés qui ont souillé et ensanglanté le monde.
Des historiens même non chrétiens, ce qu’on peut demander, c’est qu’ils prennent conscience du caractère avant tout descriptif et limité de leur point de vue et qu’ils veuillent bien, à certains moments, considérer l’Église, non plus en purs historiens, mais en hommes, levant sur elle ce regard qui, sans atteindre encore à la pénétration du regard de la foi, sait déjà reconnaître et évaluer les suprêmes valeurs humaines. Alors, dans son ensemble et par son élan fondamental, non seulement
dans ses membres fidèles, mais jusque dans ses membres pécheurs dont elle flétrit les trahisons, l’Église leur apparaîtra comme une réalité sainte et bienfaisante pour l’humanité.
Cependant seul le regard de la foi permet de saisir l’Église en sa réalité totale. Aucun catholique ne dira jamais que les pécheurs sont dans l’Église en raison de leurs péchés. Ils sont dans l’Église en raison de ce qu’il y a encore en eux de saint. Mais sont-ils dans l’Église avec leurs péchés? Introduisent-ils en elle leurs péchés mêmes? C’est ici toute la question.
Comment le théologien définit-il l’Église? — Ici deux voies semblent s’ouvrir, mais dont l’une est une impasse.
Si l’on accepte de définir l’Église, non par ce qui la fait précisément être l’Église, mais en y incluant les péchés de ses membres, on devra tenir: 1° qu’elle est non point toute pure, toute sainte, mais mêlée de souillure et de péché; 2° qu’en conséquence elle prend corps, s’incarne et devient visible comme Église, non seulement par et dans ce qu’il y a de pur et de saint dans l’être et le comportement extérieur de ses membres, mais aussi par et dans cela même qui, dans leur être et leur comportement extérieur, est impur et souillé; 3° que ses frontières propres, précises et véritables, sont dès lors dilatées non seulement par les vertus de ses membres, mais encore par leurs péchés, pourvu qu’il ne s’agisse pas de péchés comme le schisme ou l’hérésie qui leur ôteraient la qualité de membres de l’Église; 4° enfin que si le Christ individuel est la Tête, et l’Église, avec les péchés de ses membres, le Corps, il faudrait dire, en rigueur de logique, que le Christ total, à savoir la Tête et le Corps, pèche dans ses membres pécheurs. Voilà la thèse de l’Église sainte dans les justes et souillée dans les pécheurs, bref de l’Eglise maculée.
Mais si au contraire on
définit l’Église par ce qui la fait précisément être l’Église, le Corps du
Christ, on tiendra
1° que, bien qu’elle comprenne de nombreux pécheurs, elle est toute pure et sainte, sans mélange de souillure et de péché; 2° qu’elle prend corps, s’incarne et devient visible, non seule ment certes par et dans l’être et le comportement extérieur de ses enfants justes, mais aussi par et dans ce qui, en ses enfants pécheurs, reste pur et saint, à savoir par et dans tout ce qui, en dépit de leur péché, résulte en eux d’un don céleste: d’une part les caractères sacramentels, d’autre part, la foi divine, la crainte de la sainte Justice, l’espérance théologale, la douleur de leurs péchés, même quand ces mouvements et ces vertus sont encore privés des feux de la charité; 3° que ses frontières propres, précises et véritables, ne circonscrivent que ce qui est pur et bon dans ses membres, justes et pécheurs, prenant en dedans d’elles tout ce qui est saint, même dans les pécheurs, laissant au dehors d’elles tout ce qui est impur, même dans les justes; c’est en notre propre comportement, en notre propre vie, en notre propre coeur que s’affrontent l’Église et le monde, le Christ et Bélial, la lumière et les ténèbres; 4° que le Christ total, Tête et Corps, est saint dans tous ses membres, pécheurs et justes, attirant à lui toute sainteté, même celle de ses membres pécheurs, rejetant de lui toute impureté, même celle de ses membres justes. Voilà la thèse de l’Église immaculée.
Il est vrai que des hommes apostoliques ont pu crier aux mauvais chrétiens qu’ils souillaient l’Eglise. Nous pensons toutefois que leur intention était moins alors de défendre la thèse théologique de l’Église souillée par les souillures de ses membres, que de faire entendre aux chrétiens qu’ils appartiennent de droit tout entiers à l’Église (ce qui est vrai), que le monde la tiendra pour responsable de leurs fautes (cela aussi est vrai mais c’est une injustice) et qu’en ce sens ils la souillent en se souillant. Loin de scandaliser, ce paradoxe au contraire bouleverse, quand il a pour fin de rappeler les chrétiens pécheurs aux exigences de leur vocation.
Ceux qui tiennent que l’Église est maculée recourent à un mode de penser platonicien. Ils distinguent d’une part le christianisme idéal et d’autre part le christianisme historique; d’une part l’Eglise idéale, telle qu’elle est dans la pensée de Dieu (telle qu’en elle-même enfin l’éternité la changera) et d’autre part l’Eglise historique. La première seule est sans tache ni ride; la seconde est un conglomérat. Elle porte en elle le Christ et Bélial.
Ceux qui tiennent que l’Église est immaculée insistent sur sa ressemblance avec le Christ. Ce n’est pas seulement, disent- ils, le Christ idéal et tel qu’il est dans la pensée de Dieu, qui est sans péché; c’est aussi le Christ de l’histoire, et l’on touche ici au mystère même de l’Incarnation. Pareillement, ce n’est pas seulement l’Église idéale qui est sans tache ni ride; c’est aussi l’Église de l’histoire, et voilà précisément le mystère de l’Église, dès ici-bas épouse et corps du Christ, temple de l’Esprit saint 1, christoconforme et théophore. Elle contient de nombreux pécheurs, mais elle est sainte jusqu’en eux; elle transporte au dedans de leur coeur le Christ luttant contre Bélial.
1. Et non pas, comme disait
Luther, hôpital!
La tendance médiévale en ecclésiologie cherchait surtout à sauvegarder la sainteté de l’Église, et, à cet effet, à détacher d’elle le plus possible les pécheurs de peur qu’ils ne la souillent. Ils étaient dans l’Église mais non de l’Église. Ils n’étaient pas vraiment et proprement son corps; ils n’étaient ses membres qu’au sens impropre et équivoque; on les comparait moins à des membres qu’à des humeurs malignes. Bref, on exténuait le lien qui rattache l’Église aux pécheurs. A la limite, on rencontrerait l’erreur de Quesnel suivant qui les pécheurs ne peuvent être membres de l’Église ni avoir le Christ pour tête.
La tendance moderne a cherché, au contraire, surtout à sauvegarder l’appartenance des pécheurs à l’Église. Ils sont regardés comme vraiment et proprement ses membres. Mais comme on n’a pas distingué le pécheur de son péché, en le réhabilitant dans l’Église, on y a introduit son péché. La sainteté de l’Église, amalgamée à de nombreux péchés mortels et véniels, n’est plus qu’une sainteté relative. "L’Église est sainte comme Anvers est riche et Louvain savante."
Il importe de faire aujourd’hui le pas décisif. Les justes et les pécheurs sont dans l’Église uniquement par ce qui en eux, dans leur être, dans leur coeur, dans leur comportement, est saint; à l’exclusion de ce qui est péché. L’Église est toute sainte dans les justes et dans les pécheurs: ici d’une sainteté imparfaite, entravée; là d’une sainteté parfaite, libérée. Les jus tes et les pécheurs sont vraiment et proprement ses membres; les uns par le principal d’eux-mêmes et salutairement; les autres par la moindre partie d’eux-mêmes et non salutairement. "Le Christ, du haut du ciel, regarde toujours avec un amour spécial son épouse immaculée, intemeratam Sponsam, qui peine dans l’exil sur cette terre"
1. PIE XII, Encyclique Myscici Corporis,
A. A. S., 194 p.2 (et 213, 225).
Le premier axiome, en dégageant l’Église du Christ des péchés de ceux qui lui appartiennent corporellement, renverse le malentendu qui empêche de voir sa sainteté. Le deuxième axiome, en rattachant à l’Église du Christ la sainteté de ceux qui lui appartiennent spirituellement, par le désir, renverse le malentendu qui empêche de voir que tout ce qu’il y a de sainteté authentique dans le monde, soit dans les religions pré-chrétiennes, soit dans le judaïsme, soit dans les formations dissidentes, témoigne en réalité, de près ou de loin, non pas en défaveur, mais en faveur de cette Église dont le Christ a fait son Corps et son Épouse et qu’il a confiée à Pierre.
L’enseignement de la doctrine catholique est qu’en dehors de son influence immédiate il y a, en fait de sainteté, non pas rien, mais rien qui ne mette en marche vers elle. Ceux qui ne lui appartiennent pas encore corporellement manqueront toujours soit de la plénitude des grâces sacramentelles, soit de la plénitude de l’orientation juridictionnelle; et dès lors leur sainteté ne sera jamais parfaite. Cependant, ils peuvent appartenir à l’Église initialement, spirituellement par le désir de la charité théologale. Cette sainteté imparfaite est authentique et parfois profonde. D’elle-même, sans toujours en prendre conscience, elle est ordonnée à la sainteté plénière de l’Église comme la tige à sa fleur et la fleur à son fruit. Procédant vrai ment du Christ, elle tend vraiment vers l’achèvement de son Corps mystique, qui n’est possible que là où la hiérarchie est plénière et le primat de Pierre reconnu. Dès lors, c’est en faveur de la plénitude de ce Corps mystique qu’elle témoigne, à la manière dont les choses de l’exil témoignent des choses de la patrie. Le témoignage des saints des Églises orthodoxes, ou des Églises protestantes, ou du judaïsme, ou de l’Islam, ou de l’Inde, si leur sainteté est authentique, n’affaiblirait l’éclat de la sainteté de l’Église catholique que si celle-ci enseignait qu’il n’y a de vie surnaturelle et de sainteté authentique que dans ceux qui lui appartiennent visiblement et corporellement et qu’il n’y a ni vie surnaturelle ni sainteté authentique en ceux qui lui appartiennent invisiblement et spirituellement, sans le savoir, par la tendance même de la grâce qu’ils ont reçue du Christ. Elle enseigne le contraire.
Les vrais biens des dissidents sont déjà biens de l’Église.
— Les biens surnaturels qui se trouvent chez les dissidents ou les non-baptisés sont, de ce fait, imparfaits: ils peuvent former l’Église dans son état initial et entravé, non dans son état achevé et plénier. Mais l’Église à l’état initial est déjà l’Église; les biens des dissidents et des non-baptisés sont ses biens, ils contribuent à la constituer; ce qu’il y a d’authentique dans l’expérience religieuse de la dissidence luthérienne, anglicane, orthodoxe, appartient déjà à l’Église catholique; mais ce qui manque encore à cette expérience religieuse entravée, à savoir sa propre plénitude, voilà précisément ce qui manque encore à l’Église. Dans cette perspective, il est impossible de dire que les dissidents ou les non-baptisés détiennent de vrais biens surnaturels qui manquent encore à l’Église. "Le catholicisme n’est pas un parti religieux, il est la religion, l’unique religion véritable, et il se réjouit sans jalousie de tout bien, même produit hors de ses frontières, car ce bien n’est hors de ses frontières qu’en apparence; en réalité il lui appartient invisiblement. Tout, en effet, n’est-il pas à nous qui sommes au Christ. 1"
1. Jacques MARITAIN, Religion et
culture, Paris, 1930, p. 65.
Les grandeurs de hiérarchie sont au service des grandeurs de sainteté. Elles doivent donc être saintes à leur tour. Non pas d’une sainteté formelle, terminale; mais d’une sainteté tendancielle, ministérielle ou instrumentale. Elles sont saintes non pas directement et en propre; mais indirectement et par référence à la sainteté: à la manière dont on dit qu’une région, une alimentation sont saines parce qu’elles favorisent la santé 1.
Les pouvoirs hiérarchiques comprennent les pouvoirs d’ordre et les pouvoirs de juridiction.
Le pouvoir d’ordre, qui est l’un des trois pouvoirs sacramentels, permet à ceux qui en sont dépositaires d’agir comme de purs instruments, de purs canaux pour transmettre aux âmes préparées à la recevoir une grâce qui descend de Dieu et de la Croix du Christ.
Les personnes qui détiennent le pouvoir d’ordre pourront manquer de sainteté, et cela fera naître pratiquement bien des difficultés. Mais le pouvoir d’ordre lui-même, qui est un pur instrument dans les mains de Dieu, n’est ni souillé ni affaibli. Sur Jean, I, 33 "Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est Lui qui baptise dans l’Esprit saint", saint Augustin écrit: "Que Pierre baptise, c’est Lui qui baptise; que Paul baptise, c’est Lui qui baptise; que Judas baptise, c’est Lui qui baptise 2"
Quand on dit que les sacrements agissent ex opere operato, cela peut s’entendre par rapport au ministre et signifier que les dispositions personnelles du ministre n’influent pas sur leur effet. Et cela peut s’entendre plus profondément par rapport à ceux qui s’en approchent et signifier que les sacrements transmettent la grâce du Christ non pas indépendamment mais dépendamment de nos dispositions, non à la mesure de ces dispositions mais au delà, bien que proportionnellement à elles, en sorte que qui vient avec deux reçoit quatre, et qui vient avec trois reçoit six. "A celui qui a, l’on donnera..." (Luc, V, 18).
1. S. THOMAS III, qu. 6o, a. I.
2. In Joan. Ev., traité 6, n 8.
Les pouvoirs de juridiction sont destinés non plus à communiquer la grâce aux âmes comme par effraction, mais à leur proposer du dehors les directives spéculatives ou pratiques qu’elles auront à accepter et à intérioriser.
Forcer en quelque sorte les portes de l’âme pour y verser la grâce, cela n’est possible qu’à Dieu, et, nous l’avons dit, les créatures ne peuvent alors être utilisées par lui qu’à titre de purs instruments, en vue de fins qui les dépassent absolument.
Mais proposer du dehors aux intelligences un message spéculatif ou pratique, même d’origine divine, est une oeuvre qui apparaît plus connaturelle aux hommes, et où ils peuvent prendre une plus large part d’initiative. Les dépositaires de la juridiction agiront, en conséquence, plutôt comme des causes secondes que comme de purs transmetteurs. Ils seront, à ce titre, principes d’initiatives et de responsabilités.
Nécessité d’une assistance des pouvoirs de juridiction.
— La rançon d’un tel privilège laissé aux hommes sera que, dans la mesure même où s’accroît l’importance de leur rôle, la faillibilité menacera d’entrer dans le gouvernement de l’Église. D’où la nécessité, pour que les fidèles soient dirigés et non point égarés par leurs pasteurs, d’une providence particulière, d’un secours prophétique, d’une assistance. Elle a été, en effet, promise aux apôtres et à leurs successeurs: "Allez donc, enseignez toutes les nations... Apprenez-leur à pratiquer tout ce que je vous ai commandé. Et voici que je suis avec vous jusqu’à la consommation du siècle" (Mt., fin)
L’assistance donnée au pouvoir déclaratif est absolue, et en ce sens toute sainte. Ici pas de problème.
L’assistance donnée au pouvoir canonique est prudentielle. Elle est infaillible pour les mesures d’ordre général: et, en ce sens, ces mesures, sans être nécessairement le plus prudentes possible, seront néanmoins toujours prudentes et saintes, elles ne peuvent fourvoyer.
L’assistance est faillible pour les mesures d’ordre particulier et d’ordre "biologique": en sorte que, dans l’ensemble, ces mesures seront prudentes, bienfaisantes, saintes; mais elles pourront parfois être erronées, néfastes, et fourvoyer. C’est ici la place du mystère
Pourquoi l’assistance est-elle faillible dans le secteur des directives particulières et biologiques? — Le Christ n’aurait-il pu, jusque dans ces domaines préserver le pouvoir canonique de toute erreur et de toute injustice? Pourquoi permet-il que ceux qui ont à parler en son nom puissent parfois faillir? C’est son secret. Nous avons à le constater, plus encore qu’à l’expliquer.
Ce qu’il y a à répondre aux questions de cette nature, c’est que Dieu ne permettrait pas que le mal pût venir à la traverse de son oeuvre rédemptrice s’il n’était assez puissant pour en tirer quelques grands biens. Quels sont-ils? Ils restent cachés et n’apparaissent qu’imparfaitement.
On dira par exemple que Dieu, en faisant, dans le gouverne ment de son Église, une si grande part à la responsabilité de ses serviteurs, honore en eux jusqu’à l’extrême la condition humaine; qu’en les laissant parfois se tromper lorsqu’ils entrent en contact avec les réalités concrètes et mouvantes, il les invite à s’instruire de l’expérience, à marcher au pas de l’histoire pour enseigner les choses qui transcendent l’histoire; il les force à "exister avec le peuple", à user d’indulgence envers ceux qui pèchent, puisqu’ils sont entourés de faiblesse (Hébr., V, 2), à méditer sur leur misère, à douter d’eux-mêmes, à supplier humblement pour obtenir les lumières du ciel.
On dira encore que les plus terribles erreurs des hommes d’Église ont été l’occasion, la grâce étant survenue, du martyre de Jeanne d’Arc ou de l’union transformante de saint Jean de la Croix.
Parlant de justes chassés par erreur de la communauté chrétienne, saint Augustin écrit: "S’ils supportent dans une grande patience cet affront et cette injustice pour la paix de l’Église, sans fomenter aucune des nouveautés du schisme ou de l’hérésie, ils enseigneront aux hommes de quel vrai amour et avec quelle grande charité il faut servir Dieu. Ils défendent jusqu’à la mort et soutiennent de leur témoignage la foi qu’ils savent prêchée dans l’Église catholique. Le Père les couronne dans le secret, qui les voit dans le secret. Une telle race semble rare, pourtant les exemples ne manquent pas: ils sont même plus nombreux qu’on ne peut croire. 1"
1. De vera religione, VI, 11.
1. Il pourrait se faire que les directives juridictionnelles en
matière faillible fussent justes dans leur teneur, mais immorales dans
l’intention de celui ‘qui les impose: les calculs de l’ambition peuvent faire
promulguer une loi juste. Nous disons alors que sous l’aspect où elles sont
immorales, elles constituent un péché des gens d’Église et sont hors de
l’Église, qui est par essence sans péché; et que sous l’aspect où elles sont
justes, elles doivent être obéies.
2. Mais elles peuvent être intrinsèquement déviées, si elles imposent une erreur (les décrets antigaliléens déclarent l’hélio centrisme contraire à la Bible), un péché, une peine injuste (Jeanne d’Arc a rendu l’évêque de Beauvais responsable de sa mort).
Tant que subsiste le doute, la présomption est en faveur de l’autorité juridictionnelle. Il faudrait pour l’ébranler des raisons exceptionnellement graves.
Mais s’il devenait évident que les prescriptions particulières du message faillible de l’Église imposent une erreur, ou un péché, ou une peine injuste, elles seraient d’avance annulées par la prescription supérieure de son message infaillible, souvent expressément rappelée et toujours présupposée, suivant laquelle on ne saurait en aucun cas contredire à une loi naturelle ou à une loi évangélique certaines. En appeler, comme Jeanne d’Arc, au tribunal de Dieu contre des décisions de cette nature, décider "d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes", ce ne sera donc pas le moins du monde opposer Dieu à l’Église, ce sera au contraire opposer la volonté de l’Église infaillible, qui n’est pas autre que celle de Dieu, à l’erreur évidente, d’avance désavouée, de ses tribunaux inférieurs et de ses ministres. Quand les supérieurs, disait saint Jean de la Croix, "n’auraient plus personne qui osât les avertir ni les contredire quand ils erreraient... que l’on tienne alors l’Ordre pour perdu et totalement relâché 1."
En ce sens, puisqu’il contient d’avance la réprobation et le désaveu de l’erreur et de l’injustice dès qu’elles apparaissent comme telles, le message d’ensemble de l’Église est saint.
1. Témoignage du Père Élisée des
Martyrs.
1. Les pouvoirs faillibles de l’Église ne peuvent jamais me fourvoyer en m’imposant de pécher malgré moi: pour que je pèche, il faut que je le veuille.
Ils peuvent m’induire en erreur. L’erreur peut être spéculative, si
l’on me dit que je dois croire au géocentrisme sous peine de contredire
l’inerrance de l’Écriture. Elle peut être pratique la torture déclarée par
Nicolas contraire au droit soit naturel soit évangélique, est tolérée par Innocent
IV dans les tribunaux de l’Inquisition; des évêques peuvent déclarer juste une
guerre injuste, et injuste une résistance qui est juste, etc.
2. Dès que la défaillance des directives juridictionnelles faillibles est découverte, ces directives sont invalides et d’avance désavouées et annulées. Si ce qu’elles prescrivent apparaît comme un péché, une injustice à commettre, il est de plus interdit d’obéir. Si elles me frappent dans un avantage auquel je peux renoncer sans péché, et que l’obéissance, au prix d’un sacrifice supportable, me permette d’éviter soit le scandale soit de plus grands maux, je devrai choisir d’obéir.
Mais tant que la défaillance des directives juridictionnelles faillibles reste encore cachée, ces directives relèvent provisoire ment, conditionnellement, du message juridictionnel de l’Église. Elles n’apparaissent pas, à ce moment, comme scandaleuses. Elles sont de l’humain qui n’est pas encore évangélisé. Elles sont, dans le Nouveau Testament, comme un poids lourd, une réplique atténuée de ces erreurs et de ces iniquités, qui, dans l’Ancien Testament, n’apparaissaient pas alors comme telles, et que Dieu, pour cette raison, tolérait qu’Israël lui imputât. Dès que le progrès de la vérité et de la charité aura révélé leur vice, elles seront répudiées. Si nombreuses soient-elles, ces défaillances sont, dans la Loi nouvelle, partielles et précaires, et les principes capables de les réduire et de les évacuer un jour demeurent dans l’Église constamment actifs.
Le mes sage des pouvoirs juridictionnels est l’outil, non le sujet de la sainteté de l’Église. La sainteté lui convient non en propre, mais tendanciellement, par référence à la sainteté propre de l’Église. Cette sainteté tendancielle, ministérielle, est pure et sans mélange sur le plan des vérités définies et des lois universelles. Sur le plan des directives particulières et biologiques, l’erreur et l’injustice, qui sont possibles, sont d’avance désavouées dès qu’elles apparaîtront comme telles, en sorte qu’elles ne parviennent pas à altérer la sainteté même de l’Église.
On ne relèvera ni tache ni souillure ni péché dans l’Église considérée comme sujet de sainteté, c’est-à-dire dans l’Église croyante et aimante, composée de clercs et de laïques, de justes et de pécheurs, et qui est la communauté humaine issue des pouvoirs sacramentels et des pouvoirs juridictionnels, unifiée par la charité cultuelle, sacramentelle, orientée, et où l’Esprit saint habite en plénitude.
On parlera de la nature de la sainteté de l’Église (1); du mystère de cette sainteté (2); du miracle qu’elle représente (3).
Le Christ est saint. En tant que Dieu, il est saint par essence, il est la sainteté même, et en ce sens, il est seul saint avec l’Esprit saint dans la gloire du Père: Tu solus sanctus. En tant qu’homme, il est d’abord saint par l’union personnelle de sa nature humaine au Verbe; c’est là une sainteté incommunicable; ensuite parce qu’il possède en source et en plénitude la grâce et la vérité communicables aux hommes.
La Vierge que l’Ange salue comme pleine de grâce et en qui se condense toute la sainteté de l’Église, est appelée la Toute Sainte.
L’Église est sainte: "Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église; et il s’est livré pour elle afin de la sanctifier, l’ayant purifiée dans le bain de l’eau et la parole, afin de se présenter à lui-même une Église glorieuse, sans tache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et immaculée" (Éphés., V, 25-27).
Les premiers chrétiens sont appelés saints par l’apôtre: "Paul... à tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome, aux saints par vocation" (Rom., I, 7). "Tous les saints vous saluent, surtout ceux de la Maison de César" (Philip., IV, 22; cf. Act., IX, 32, XXVI, 10) 1.
"Dieu est charité (agapè) ; et qui demeure en la charité demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui" (I Jean, IV, 16). C’est en touchant le monde par son amour que Dieu le sanctifie: "Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle" (Jean, III, i6). L’Évangile nous a dévoilé le nom suprême de la sainteté, c’est celui de charité, d’agapè, d’amour. Le mot saint (sanctus, sancire = ce qui est prescrit), en grec hagios (racine hag = pur) est adopté par les théologiens comme connotant d’une part l’idée de pureté, et d’autre part l’idée de fermeté, de solidité, de consécration 2. Mais cette pureté et cette fermeté, nous le savons depuis l’Évangile, ne sont que des dérivations, des résultantes, d’abord de l’amour de Dieu pour nous et ensuite de notre réponse d’amour à Dieu, car "le soleil de: Il les aime se reflète dans la lune de: ils L’aiment, et c’est toujours la même lumière". Ayant rappelé la définition dionysienne de la sainteté: exemption de toute impureté et perfection de la pureté, Benoît XIV ajoute: "Mais qui ne voit qu’une telle sainteté requiert les vertus théologales de foi, d’espérance, de charité, par qui nous sommes immédiatement référés à Dieu". Dire, de l’Église, que sa sainteté consiste primordialement dans la charité en tant que cultuelle, sacramentelle, orientée: c’est, d’une part, exclure d’elle toutes les impuretés du corps et de l’esprit contraires à l’amour; c’est, d’autre part, inclure en elle toutes les consécrations et les sanctifications sans lesquelles la charité ne serait ni cultuelle ni sacramentelle ni orientée.
1. Cf. BENOIT XIV, De serv. Dei
beatif et de beat. canoniz., livre I, ch. 37, n 7.
2. S. THOMAS II-II, qu 8x, a. 8;
Alexandre M. H0RvATH, O. P., Heiligkeit und Sunde im Ljchte der thomistischen
Theologie, Fribourg (Suisse), St-Paul, 1943, voir surtout les tableaux, pp. 128
et suiv.
Comment circonscrire et reconnaître la sainteté de l’Église? — On ne circonscrit pas l’Église à l’aveugle. On la circonscrit à partir de la révélation. C’est à partir de la révélation que nous définissons l’Église, d’une part comme haïssant le péché jusque dans ses propres membres; et d’autre part comme attirant à elle toute la sainteté du monde.
C’est encore à la
révélation et à la théologie qu’il faut demander comment la sainteté de
l’Église est connue: la foi est-elle requise? la raison saisit-elle quelque
chose? que perçoit la simple observation empirique? A ces questions on
répondra: 1°
L’existence du mystère de sainteté de l’Église nous est affirmée par la
révélation. Nous ne connaissons adéquatement cette sainteté que par la foi
surnaturelle. "La grâce et la sainteté Sont des réalités au-dessus de la
nature 2"
2° L’existence du
miracle de sainteté de l’Église, c’est-à-dire du rayonnement dont s’entoure
l’Église en exhaussant extra ordinairement les valeurs humaines dont elle se
saisit et qu’elle s’incorpore, tombe de soi sous ce regard métaphysique de
l’intelligence naturelle qui persiste, mais souvent voilé ou refoulé, en chaque
homme. Même quand il échouera à pro clamer le miracle, ce même regard suffira
du moins à discerner l’exceptionnelle qualité morale des valeurs humaines qui
passent sous l’influence de l’Église: c’est ainsi, par exemple, que les
mystiques catholiques retiennent l’attention de Henri Bergson.
3° Le mystère et le miracle de la sainteté de l’Église échappent par leur nature au pur regard empirique, préoccupé de la seule écorce des choses, et incapable d’évaluer leur profondeur: à la manière dont un cube, vu sous un certain angle, se réduit à une simple surface.
1. Op. cit., livre III, ch. II,
n 3.
2. BENOIT XIV, op. cit., livre
I, chap. 28, n 14.
1. La sainteté de l’Église diffère de la sainteté de chacun de ses
propres enfants non seulement comme le plus et le moins, mais qualitativement:
elle ajoute à leur somme un ordre pareil à celui que la symphonie ajoute aux
voix multiples des instruments. En d’autres mots, l’Église est sainte, non
comme un simple agrégat, mais en tant même que formant un tout personnel; sa
sainteté, bien qu’existant dans ses divers enfants et non en dehors d’eux, est
celle d’un tout personnel 1.
2. A son moindre degré, la sainteté de l’Église sera faite de tout ce
qu’il y a de foi, d’espérance, de remords, de saints propos, d’actes généreux,
bref de vertu authentique jusque chez ses plus pauvres enfants, fussent-ils à
d’autres moments pécheurs. Mais la sainteté de l’Église est faite avant tout de
la sainteté des justes auxquels se suspendent les pécheurs, et d’abord de la
sainteté des vrais amis de Dieu, et des grands saints, connus ou cachés.
3. A ces éléments individuels se joint un élément ordonnateur et unificateur. Le souffle de Pentecôte, envoyé par le Christ, continue d’animer l’Église, lui conférant une sainteté dont l’ampleur et la continuité débordent celle de chacun de ses membres; en sorte que, plus ils sont saints, plus ils sentent et proclament eux-mêmes qu’ils sont dans l’Église comme des disciples et non comme des maîtres "Leur humilité, leurs insuffisances parfois, un quelque chose d’inachevé et de reçu qui est en eux et qui est tourné vers un autre, le font assez voir ils sont saints par le milieu dont ils vivent, par le Christ dont tout leur vient et qui est continué dans toute l’Eglise, et leur sainteté en conséquence par sa racine est commune avant d’être la leur propre. Aussi par essence rend-elle témoignage à la sainteté catholique de l’Église et non proprement à elle-même 1."
1. La multitude hors des
individus n’est qu’un concept abstrait; mais la multitude dans les individus
est une réalité existante. P S. THOMAS, De potentia, qu. 3, a. 16, ad 16.
Chez les saints, l’Évangile sera comme à l’état pur. Avec les premiers martyrs chrétiens, plus tard au Japon et au Canada, puis dans l’Annam ou dans l’Ouganda, et de nos jours ici ou là: le sang versé pour l’amour de Jésus ne s’interrompt pas.
Qu’on prenne les prières de la liturgie, les règles des fondateurs d’ordres religieux, les avis des grands spirituels c’est l’Esprit de l’Évangile dont tout se fait. Les saints les plus personnels des divers temps et lieux se sentent eux-mêmes entraînés par une vertu plus puissante que chacun d’eux, qui les relie merveilleusement les uns aux autres.
Il avait fallu beaucoup de fleurs, dit saint Ambroise, pour composer le parfum dont parle l’Evangile; seule aujourd’hui l’Église, où l’Esprit fait éclore des fleurs innombrables, peut verser un tel parfum sur les pieds du Seigneur "Aucun saint, en effet, ne peut aimer autant qu’elle, car c’est elle qui aime en tous les saints 2"
Plus sainte que chacun de ses membres, l’Église c’est Jésus continuant en ses membres une vie qu’il a commencée en soi- même et qui ne finira jamais 3. L’Église, c’est "l’Évangile qui continue".
1. Émile MERSCH, S. J., La théologie
du corps mystique, Paris, 1944, 2. t. II, p. 229.
2. Expositio in Lucam, VII,
46-47; P. L., t. XV, col. 1674.
3. Cf. J.-P. de CAUSSADE, L’abandon à la divine providence, 1928,
t. I, p. 34.
2° Qu’est-ce
encore que l’Église? Avant tout un désir de joindre Dieu. On la trouve à
l’endroit où l’on aspire au jour où Dieu manifestera son visage et sera tout en
tous (I Cor., XV, 28), où le Christ viendra rétablir toutes choses (Act., III,
21; Apoc., XXI, 5), détruire la mort, ressusciter l’humanité (I Cor., XV, 42 et
), instaurer de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habitera (II
Pierre, III, 13); à l’endroit où l’on sait que les douleurs de notre monde sont
celles de son enfantement à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu
(Rom., VIII, 21-22); où les souffrances du temps présent sont regardées comme
sans proportion avec la gloire future (Rom., VIII, 18); où l’on supplie chaque
jour qu’arrivent le règne de Dieu, la résurrection des morts, la vie du siècle nouveau;
où l’on sait que l’histoire n’est pas le jugement der nier, mais que le
jugement dernier juge l’histoire; à l’endroit où chaque vie est regardée comme
une préparation à la mort et celle-ci comme une porte ouverte soudain sur la
sainteté de Dieu: "Nous savons que, logés dans le corps, nous sommes
exilés loin du Seigneur, marchant dans la foi non dans la vue; ayant
l’assurance qu’il nous est meilleur de déloger du corps pour habiter chez le
Seigneur" (II Cor., V, 6-8); où l’on sait qu’il ne sert pas à l’homme de
gagner l’univers s’il vient à perdre son âme (Marc, VIII, 36), que les demeures
du temps présent sont des demeures d’exil; à l’endroit où l’on tient que
pourtant l’exil est visité par la présence mystique de Dieu, que le temps de
possession des personnes divines dans la clarté de la vision est préparé par un
temps de possession dans la nuit de l’amour; qu’au soir de la vie on sera jugé
sur cet amour; que ceux-là ont raison contre nous qui vendent tout pour acheter
cet amour; que nous valons dans la mesure où nous commençons de subir leur
contagion; à l’endroit où l’on se serre autour du Christ "venu pour jeter
le feu sur la terre" (Luc, XII, 49); où l’on sait que Dieu qui a donné aux
hommes la présence corporelle de son Fils unique les a aimés assez pour leur
laisser cette présence corporelle voilée sous les apparences du pain et du vin,
et que les grâces de contact apportées par le Christ continuent de nous arriver
par les sacrements; où toutes les générations proclament bienheureuse la Mère
virginale de Jésus et la supplient d’intercéder comme jadis à Cana pour la
détresse humaine; à l’endroit où le péché est en horreur et regardé comme le
seul vrai mal; où sont en honneur les rappels évangéliques sur la porte
étroite, le renoncement, la croix, la pauvreté, la chasteté, l’obéissance.
3° Qu’est-ce enfin que l’Église? Avant tout un mouvement pour donner Dieu aux hommes. On la trouve à l’endroit où l’attente de la Parousie et l’imminence de l’éternité révèlent le prix inestimable de l’instant présent, du mouvement de l’histoire, de la naissance, du travail, de la mort des hommes; où l’on croit que la moisson sera, pour toujours, ce que les semailles auront été dans le temps; où le zèle du ciel engendre un désir brûlant de convertir la terre; à l’endroit où les hommes sachant que l’Amour a donné sa vie pour eux, essaient à leur tour de donner pour leurs frères leur vie (I Jean, III, 16) et leurs biens (17), de porter leur fardeau (Gal., VI, 2), de ne point mentir (Col., II, 9); où se perpétue la mission évangélique inaugurée par le Sauveur et ses apôtres; où, pour imiter les anéantissements du Fils de Dieu devenu pareil à nous, les missionnaires quittent leur patrie et prennent les coutumes des peuplades étrangères pour leur apporter l’eau de la vie dans un vase qu’elles puissent reconnaître; où l’on embrasse la condition des galériens comme Vincent de Paul, ou des fous comme Jean de Dieu, ou des esclaves comme les frères de Notre-Dame de la Merci, ou des sauvages comme les jésuites de la Nouvelle France, ou des lépreux comme le Père Damien, afin de rendre témoignage partout de l’amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus; où les pauvres sont vêtus et nourris, les étrangers hospitalisés, les malades et les prisonniers visités (Mt., XXV, 37-40); à l’endroit où les petits enfants sont reçus au nom de Jésus (Mt., XVIII, 5); où la bénédiction du Sauveur (Luc, XVIII, 16- 17) continue de les toucher par le baptême, où l’on sait qu’il est terrible de les scandaliser (Mt., XVIII, 6); à l’endroit où le péché est haï et le pécheur réhabilité, où l’on pense que l’erreur doit être détestée et celui qu’elle égare, aimé; où l’obéissance est sans bassesse et le commandement sans orgueil; où se rencontrent la magnanimité de porter le trésor de Dieu et l’humilité de le porter dans un vase fragile (II Cor., IV, 7), la simplicité de la colombe et la prudence du serpent (Mt., X, 16), la crainte profonde de l’enfer et la con fiance amoureuse en Jésus qui veut nous en préserver, le sens de ce qui manque aux non-chrétiens et des grâces qui peuvent les prévenir; à l’endroit où sont reconnues la sainteté du mariage et celle de la virginité (I Cor., VII) où le royaume qui n’est pas de ce monde et qui transcende les activités culturelles reste capable de les illuminer.
"Les catholiques ne sont pas le catholicisme. Les fautes, les lourdeurs, les carences et les sommeils des catholiques n’engagent pas le catholicisme. Le catholicisme n’est pas chargé de fournir un alibi aux manquements des catholiques. La meilleure apologétique ne consiste pas à justifier les catholiques quand ils ont tort, mais au contraire à marquer ces torts, et qu’ils ne touchent pas la substance du catholicisme, et qu’ils ne mettent que mieux en lumière la vertu d’une religion toujours vivante en dépit d’eux. L’Église est un mystère, elle a sa tête cachée dans le ciel, sa visibilité ne la manifeste pas adéquatement; si vous cherchez ce qui la représente sans la trahir, regardez le Pape et l’épiscopat enseignant la foi et les moeurs, et regardez les saints au ciel et sur la terre; ne nous regardez pas nous autres pécheurs. Ou plutôt regardez comment l’Église panse nos plaies, et nous conduit clopin-clopant à la vie éternelle... La grande gloire de l’Église c’est d’être sainte avec des membres pécheurs 1"
1. Jacques MARITAIN, Religion et
Culture, Paris, 1930, p. 60.
La permanence de la sainteté de l’Église au cours des siècles jusqu’à la fin du monde était prophétisée. Outre le miracle qu’elle constitue en elle-même, elle représente l’accomplissement d’une prédiction qui remplit tout le Nouveau Testament.
D’une manière générale on dira: Jésus annonce une nouvelle ère spirituelle pour l’humanité: "L’heure vient, et nous y sommes, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité; car ce sont là les adorateurs tels que les veut le Père. Dieu est Esprit, et ceux qui adorent, c’est en Esprit et en Vérité qu’ils doivent adorer" (Jean, IV, 23-24). Cette adoration est centrée sur le sacrifice sanglant de la Croix: "Quand je serai élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi. Il signifiait par là de quelle mort il allait mourir" (Jean, XII, 32-33), dont la vertu nous est apportée par le sacrifice non sanglant de la Cène: "Ceci est mon corps donné pour vous; faites ceci en mémoire de moi" (Luc, XXII, 19). Les vrais adorateurs devront naître du baptême "En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer au royaume de Dieu" (Jean, III, 5), et se nourrir du Sauveur lui-même "Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui" (Jean, VI, 56). Ils seront dociles à ceux qui viennent les enseigner de la part du Sauveur "En vérité, en vérité, je vous le dis, qui reçoit celui que j’envoie me reçoit, et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé" (Jean, XIII, 20), et la prière du Sauveur les rejoint: "Je ne prie pas pour eux seulement, mais pour ceux-là aussi qui, sur leur parole, croiront en moi" (Jean, XVII, 20).
Qui ne reconnaîtrait l’accomplissement de cette prophétie dans la charité cultuelle, sacramentelle, orientée de l’Église? Et sans doute toute la charité authentique du monde n’est pas cultuelle, sacramentelle, orientée, explicitement; mais nous savons qu’elle l’est implicitement et que, pareille à la nébuleuse centrée sur son noyau, elle s’organise, pour former autour de l’Église en acte achevé, l’Église en acte commencé et encore entravé.
Il était ‘prédit en outre que la prédication de la foi s’accompagnerait de miracles (Marc, XVI, 17-18) et bien qu’ils soient plus nécessaires et plus fréquents à certaines heures, ils ne cessent pourtant jamais d’accompagner le passage de l’Église.
Nous parlerons d’abord de la nature du corps de l’Eglise (I); puis de trois de ses propriétés il est coextensif à l’âme de 1'Eglise, il est distinct des autres formations temporelles et religieuses, il est transparent (II); sa quatrième propriété est d’être organique et différencié (III). On parlera enfin de la Cité de Dieu et du monde (IV).
1. Il y a une similitude de structure, d’une part entre l’Église et le Christ, et d’autre part entre l’Église et la nature humaine.
Le Christ n’est pas une juxtaposition de deux réalités, l’une divine, l’autre corporelle. Il est un être unique où la personne divine subsiste en deux natures, l’une divine, l’autre humaine. Il s’ensuit que la personne divine du Christ et la grâce créée dont est revêtue sa nature humaine, tout en demeurant profondément mystérieuses, peuvent être rendues pour une part sensibles aux yeux, en raison du comportement corporel de cette nature humaine. Jésus peut dire aux Juifs: "Qui d’entre vous me convainc de péché?" (Jean, VIII, 46).
D’autre part, notre nature humaine, que le Christ vient réhabiliter, n’est pas non plus une juxtaposition de deux substances. Elle est une substance unique, un tout composé d’âme spirituelle et de corps. Il s’ensuit que l’âme, de soi spirituelle et invisible, est rendue en quelque sorte sensible aux yeux en raison du corps qu’elle informe.
L’Église n’est pas, elle non plus, une juxtaposition. Elle est un
composé d’âme et de corps. Son âme incréée est l’Esprit saint qui, en venant
résider en elle, la compose d’une âme créée qui sera comme un épanchement de la
grâce capitale du Christ, et d’un corps qui sera comme une extension dans le
temps et dans /1’espace du corps et des démarches corporelles du Christ,
en/sorte que blesser ce corps sera blesser le corps même du Cl: "Saul,
Saul, pourquoi me persécutes-tu?" (Act., IX,). Il en résulte que l’âme
incréée elle-même de l’Église, et ï’âme créée qui en émane, tout en demeurant
profondément 1 peuvent pour une part devenir sensibles aux yeux
raison du corps et du comportement temporel des chrétiens.
2. Dans ces trois cas, c’est la propriété du corps, non pas simplement d’être lui-même visible, mais de rendre visible dans une certaine mesure l’esprit qui l’enveloppe et l’anime.
Quand on dit que l’Église est le Corps mystique du Christ et qu’il est, lui, la Tête de ce Corps mystique, on désigne de part et d’autre des réalités composées d’esprit et de chair, d’invisible et de visible. La Tête ou le Christ, c’est le Verbe en tant que descendu dans une nature humaine; le Corps mystique ou l’Église, c’est l’Esprit saint en tant que descendu parmi les hommes; c’est, diffusée par l’Esprit saint, la charité cultuelle, sacramentelle et orientée, en tant que vivifiant des êtres humains, les transformant de l’intérieur, de sorte qu’un changement se produira jusque dans leur condition et leur comportement extérieurs.
Quand saint Jean dit: Le Verbe s’est fait chair, chair signifie alors plus que la seule chair, à savoir une nature humaine intégrale; mais il est vrai que le Christ a pris même une chair. Quand saint Paul dit que l’Église est le Corps du Christ, Corps signifie alors plus qu’un simple corps, à savoir un composé d’âme et de corps, d’invisible et de visible; mais il est vrai que l’Église possède même un corps.
1° La chair du Christ et le corps ou l’enveloppe visible de l’Église désigneront donc tous deux, avec certes les transpositions nécessaires: 1° un élément non point accidentel, temporaire, destiné un jour à disparaître, mais essentiel, permanent, impérissable: 2° un élément qui exprime mais inadéquatement la réalité spirituelle enveloppée en lui et qui donc la révèle et la voile tout à la fois; 3° un élément que la présence de l’âme rend organique et différencié; 4° enfin un élément qui, dans la mesure où il est informé par une âme inhérente, lui est coextensif de sorte que là où est l’âme là est le corps, et là où est le corps là est aussi l’âme.
On le devine, l’ensemble des manifestations extérieures qui sont le corps de l’Église n’est pas fait de toute l’activité externe des hommes, même baptisés. Il est fait de cette part de leur activité externe qui est informée par l’âme créée de l’Église et tend immédiatement aux fins spirituelles de l’Église.
On le devine encore: il est impossible de parler de l’âme de l’Église sans connoter son corps, et impossible de parler de son corps sans connoter son âme. Ou peut sans doute porter davantage son attention sur l’un ou l’autre de ces deux aspects. Mais on retrouvera, ici et là, la même réalité.
Considérons l’union du spirituel et du corporel, de l’invisible et du visible, d’une part dans Tobie, d’autre part dans l’Ange son compagnon.
Dans l’Ange, l’union est accidentelle, n’étant aucunement réclamée par la nature même de l’Ange; elle est fortuite et sans lendemain; elle est extrinsèque, l’esprit mouvant le corps à la manière d’un principe étranger. On construirait une ecclésiologie complètement aberrante en imaginant dans l’Église une pareille union du spirituel et du corporel, de l’invisible et du visible, de l’âme et du corps.
Dans Tobie, l’union est essentielle, c’est-à-dire réclamée par la nature même de l’homme qui n’est ni ange ni bête, mais âme incarnée ou corps animé; elle est permanente et se reformera dans l’au-delà, où la condition humaine sera changée, non abolie; elle est intrinsèque, l’âme faisant produire au corps les opérations de la vie. Ainsi, dans l’Église, l’âme s’unit au corps pour que l’Église, âme incarnée et corps animé, puisse exercer d’une manière vitale les opérations qui conviennent à sa nature d’Épouse et de Corps du Christ.
Disjoindre l’âme créée de l’Église de son corps, ou, ce qui revient au même, étendre l’âme au delà de son corps — comme font ceux qui disent que les justes non baptisés appartiennent à l’âme de l’Église, non à son corps —, ou le corps au delà de l’âme, c’est anéantir le concept même de l’Église.
Le spiritualisme catholique n’est pas un spiritualisme de la séparation d’avec la matière, mais un spiritualisme de la transfiguration de la matière. L’Église est indissociablement mystérieuse et visible.
De même que l’humain est premièrement dans l’homme, et secondairement dans les choses que l’homme utilise et sur lesquelles il laisse son empreinte: ainsi l’Église est premièrement dans l’être et le comportement extérieur des hommes, leur manière corporelle et visible d’exister, d’agir, d’oeuvrer, pour autant qu’ils sont touchés par les dons sur naturels: voilà les éléments constitutifs de son corps; et l’Église est secondairement dans les choses qu’elle utilise et sur lesquelles elle laisse, elle aussi, son empreinte, en sorte qu’elles deviennent, en raison de leur visibilité, comme un prolongement de sa présence: voilà les éléments adjacents ou auxiliaires de son corps.
Ces divers éléments qui servent d’enveloppe à l’Église ne sont pas également révélateurs de son mystère. La grâce est encore cachée dans un petit enfant baptisé; elle transparaîtra au dehors si plus tard il devient un saint. Il en va pareillement des éléments adjacents: certains sont plus transparents et plus aptes à traduire son mystère; d’autres plus pesants et plus opaques.
On dira qu’il est le comportement visible et extérieur des hommes — à savoir leur être visible, leur agir visible, leur oeuvrer visible: 1° en tant qu’il parvient, sous la motion de l’Esprit saint, à prolonger en quelque sorte dans le temps et dans l’espace le comportement visible du Christ (aspect causal et messianique); 2° ou en tant que vivifié par la grâce pleinement christique, à savoir cultuelle, sacramentelle, orientée (aspect formel); 3° ou en tant qu’il sert d’enveloppe et de résidence charnelle à la grâce — qui s’épanouira dans la gloire — et, par elle, à l’Esprit saint et à la Trinité (aspect final et eschatologique). Ces trois définitions s’impliquent l’une l’autre.
Ce sont:
1° les activités
prophétiques. Pour que sa prédication royale, magistérielle, prophétique soit
continuée sur la terre, le Christ transmet à son Église une mission
annonciatrice encore inouïe. Nous n’en saisissons l’essence que dans la nuit de
la foi. Mais elle se traduit au dehors: a) par les actes des pouvoirs hiérarchiques
juridictionnels pour autant qu’ils font écho à l’enseignement messianique et
prophétique du Christ; b) par les manifestations de la prophétie
privée, destinée non certes à fonder la foi, mais à diriger la conduite
humaine, et qui ne fait défaut à aucune époque. Aux activités prophétiques se
rattachent les signes et les miracles qui suivent la prédication de l’Évangile
la finalité des miracles de l’Église n’est pas seulement de dénoncer aux hommes
le voisinage immédiat des mystères évangéliques; elle est encore de former à
travers les âges une suite aux miracles du Sauveur (sens messianique); enfin
les miracles sont les signes avant-coureurs de la parousie du Sauveur (sens
eschatologique);
2° les activités
cultuelles qu’on peut disposer sur trois cercles concentriques: a)
au centre le rite non sanglant de la cène qui possède la vertu de véhiculer
jusqu’à nous l’unique sacrifice sanglant; b) puis la dispensation et la réception des
sacrements
c) enfin les prières publiques, les sacramentaux, les offices
liturgiques. Le sens de toutes ces activités est à la fois messianique en tant
qu’elles prolongent le culte inauguré par le Sauveur; et eschatologique en tant
qu’elles préparent l’avènement de sa parousie;
3° les activités de sainteté, auxquelles sont ordonnées les deux activités précédentes, et qui sont les suprêmes activités de l’Église. On peut les disposer, comme nous l’avons déjà fait, sur trois lignes de force selon que l’Église est: a) avant tout une proclamation évangélique dans le monde des grandeurs de Dieu; b) avant tout un désir évangélique d’orienter le monde vers la rencontre de la parousie et de la venue en gloire du règne de Dieu; c) avant tout un zèle évangélique de donner Dieu au monde.
Ce sont les choses qu’elle
utilise et sur lesquelles elle laisse son empreinte Trois points sont ici à
préciser
1°
Nous ne parlons pas des choses civiles, culturelles, temporelles, immédiatement
ordonnées au bien commun de la civilisation et donc par nature hors de
l’essence de l’Église, bien qu’elles puissent être prérequises à son existence
et qu’elles ne soient pas hors de son influence. Nous parlons des choses
visibles ecclésiales ou spirituelles que l’Église possède à titre de
personnalité surnaturelle vivant dans ce monde sans être de ce monde, et
qu’elle ordonne immédiatement à ses fins spécifiques;
2°
Nous ne considérons pas ici l’usage actuel qui est fait de ces choses sous cet
aspect, elles s’intègrent dans les activités qui constituent le corps de
l’Église et dont nous venons de parler. Nous considérons ces choses comme au
repos, en puissance d’être utilisées, en constituant une réserve permanente où
l’on peut puiser. Une cathédrale peut être considérée soit en tant que prise et
intégrée dans les activités d’un culte liturgique, soit en elle-même, comme une
oeuvre subsistante capable de servir en temps voulu. Pareillement pour les
livres saints les écrits spirituels ou canoniques, etc.;
3° Cependant c’est bien de l’usage que l’Église a fait ou fera d’elles, que ces choses tiennent leur valeur ecclésiale.
a) Les biens
extérieurs qu’on peut appeler communs. Ils sont soit publics (églises,
presbytères, orphelinats, etc.) soit privés (biens-fonds, etc.). Dans la mesure
où il apparaîtra qu’ils sont destinés à procurer des fins évangéliques, ils
seront transparents et manifesteront le corps de l’Église; dans la mesure, au
contraire, où ils déclineront vers des fins temporelles, ils deviendront
opaques et voileront le corps de l’Église;
b) Les choses
d’art ou les biens ecclésiastiques en tant que spiritualisés par leur valeur
d’art. La transfiguration opérée en ces oeuvres par l’art, si prestigieuse
qu’elle soit, reste néanmoins secondaire au prix de la transfiguration qui leur
vient de leur assomption par l’Église;
c) Les biens
consacrés, c’est-à-dire spécialement "affectés au culte par consécration
ou bénédiction1" une église consacrée ou bénite, un autel consacré, des
ornements, objets, consacrés ou bénits en vue du culte, un calvaire ou une
statue bénits. En raison des prières liturgiques de consécration et de
bénédiction, ils se chargent de significations spirituelles. Ils deviennent aux
yeux des chrétiens comme des vêtements de prix dont l’Église s’entoure dans sa
mission d’épouse;
d) Les trésors
littéraires. Les biens précédents étaient à la fois choses et signes; les biens
littéraires sont de purs signes. Ils ne sont pas d’égale valeur. On peut
distinguer: les Symboles de la foi chrétienne et les vérités de foi et de morale
définies; les écrits des Pères, Docteurs, auteurs spirituels, dans la mesure où
l’Église reconnaît en eux sa pensée; les dispositions liturgiques; les
décisions canoniques.
e) Les livres saints et les espèces eucharistiques, en tant que telles. Ce Sont là deux signes éminents, souverainement nécessaires aux chrétiens, et sans lesquels, dit le livre de l’imitation de Jésus-Christ 2 la vie ne leur serait plus tolérable.
Avec quelle certitude pouvons-nous dénoncer le corps de l’Église? — Parfois la certitude sera absolue, quand il s’agira: de l’enseignement visible du dépôt révélé; de la célé bration visible du culte divin rassemblé autour du sacrifice de la Messe et de la dispensation des sacrements; de la présence de la sainteté dans les serviteurs de Dieu canonisés. Nous savons pareillement avec certitude que tel concile est oecuménique, que tel homme est pape, que tel écrit est hérétique, etc.
Le plus souvent, notre certitude de rencontrer le corps de l’Église sera d’ordre moral que tel enfant est baptisé, tel prêtre validement ordonné, tel pécheur vraiment contrit, telle vie héroïquement sainte, tels biens extérieurs ordonnés aux fins de sainteté — nous pouvons le savoir d’une certitude suffisante pour bannir toute inquiétude raisonnable.
En d’autres circonstances, on devra se contenter de probabilités plus ou moins fondées quel jugement porter sur le comportement d’une foule en qui les mouvements de la foi et de la grâce se mêlent aux interférences des passions humaines? sur tels biens ecclésiastiques légitimement possédés, mais dont l’usage peut être terni par l’égoïsme, la négligence, le manque de zèle? Dans tous ces cas, le corps de l’Église finit à l’endroit même où finit la transparence.
1. Code de Droit Canon, can.
1497, § 2.
2. Livre IV, ch. II, n 4.
Le corps de l’Église est coextensif à l’âme de l’Église (1); il est distinct des autres formations temporelles et religieuses (2); il est transparent (3).
Le principe de coextensivité est formulé, au XII° siècle, par Hugues de Saint-Victor, en ces termes: "Dans tout corps un, l’esprit est un. Rien n’est mort dans le corps, rien n’est vivant hors du corps 1". Cette formule est paradoxale; elle semble ne se soucier ni de ces pécheurs qui sont dans l’Église comme des membres morts, ni de ces justes qui ne sont pas encore de l’Église visiblement, corporellement, pleinement. Elle demande à être bien entendue. Elle signifie alors: dans la mesure où j’adhère au corps de l’Église, j’adhère à la vie; dans la mesure où je m’en écarte, je m’écarte de la vie. Le principe de coextensivité peut donc se formuler ainsi: a) où est l’âme de l’Église, là est son corps ; inversement, où est le corps de l’Église là est son âme; b) le mode de présence de l’âme de l’Église détermine le mode de vivification de son corps; inversement, le mode de vivification de son corps dénonce le mode de présence de son âme; c) où paraît quelque chose de l’âme de l’Église paraît quelque chose du corps de l’Église.
I. P. L., t. CLXXVI, col.
415-416.
Avant de reprendre chacune de ces trois propositions, insistons sur une remarque fondamentale le principe de la coextensivité du corps et de l’âme doit s’entendre en dépendance d’un principe supérieur, celui de la foncière inadéquation du corps à l’âme et à l’esprit: le corps de l’Église reste inadéquat à exprimer l’âme et le mystère de l’Église; le corps même du Christ reste inadéquat à exprimer l’âme et le mystère du Christ.
En d’autres termes, où s’épanche pleinement la grâce capitale du Christ, où la charité est plénière, c’est-à-dire cultuelle, sacramentelle, orientée, — présupposant les caractères sacramentels et les pouvoirs juridictionnels, — là se forme pleinement le corps de l’Église: et là se trouve pleinement, sans mutilation, corps et âme, l’Église, Épouse et Corps du Christ.
I. Dans les membres justes, la charité sacramentelle et orientée réside d’une manière salutaire. Mais ici-bas elle est susceptible d’une croissance constante. Elle peut s’enraciner toujours plus profondément dans les âmes, en les faisant participer toujours plus parfaitement à la vie de l’Esprit saint, en leur faisant produire des actes de plus en plus fervents. Saint Thomas distingue trois étapes dans cet envahissement des âmes par la charité: celle des commençants où, en réalisant son but essentiel qui est d’unir l’âme à Dieu, ses énergies sont principalement mobilisées contre l’obstacle du péché qui la menace; celle des progressants où, l’âme étant devenue moins vulnérable, la charité tend principalement à pratiquer les vertus chrétiennes, à soumettre les passions à son empire pacifiant; celle des parfaits où la charité tend principalement à l’union au Seigneur et pousse le chrétien à se dissoudre dans le Christ pour adhérer à Dieu.
Le moindre degré de charité, tel qu’il se trouve chez les
commençants, s à délivrer radicalement l’Église de la servitude de la chair.
Pourtant les degrés inférieurs de l’amour ne suffiraient pas à rendre compte de
certaines audaces de l’Église comme telle et de sa souveraine liberté à l’égard
du monde. Il faut rappeler le mystère suivant lequel chaque fidèle existe dans
l’Église non pas comme un tout séparé, mais comme membre d’un peuple unique, de
telle sorte que les pécheurs eux-mêmes sont portés par les justes, les
chrétiens commençants par les progressants, et ceux-ci par les chrétiens
parfaits. Aussi, bien que disposée selon divers degrés, la charité de l’Église
est pour tant étroitement unifiée, les degrés inférieurs recevant l’influence
vivifiante de la flamme spirituelle qui brûle aux degrés supérieurs. C’est ce
qui explique qu’aux moments critiques de son histoire, on voie l’Église prendre
spontanément des initiatives plus magnanimes et s’engager dans des voies plus
hautes que celles auxquelles la simple charité commune aurait pu la préparer.
2. Dans les membres pécheurs, la charité cultuelle, sacramentelle et orientée reste présente, de façon non salutaire, par l’influence qu’elle continue d’exercer sur eux pour les entraîner dans le sillage de l’Église à laquelle ils adhèrent encore. C’est ainsi qu’on les verra participer, sans doute bien imparfaitement, aux démarches extérieures inspirées à l’Église par l’Esprit saint et contribuer à étendre le corps de l’Église.
Même où la grâce sacramentelle n’est qu’imparfaitement orientée, comme chez les justes de l’Église orthodoxe, même là où elle n’est que partiellement sacramentelle, comme chez les justes des Églises protestantes, ou pas du tout, comme chez les justes de la gentilité, bref où paraît quelque chose de l’âme de l’Église, paraît aussi quelque chose de son corps. Les justes qui, peut-être sans le savoir, appartiennent déjà à l’Église par le désir de leur charité, ne pourront pas empêcher ce désir, si caché soit-il de sa nature, de se traduire au dehors de quelque manière et pour autant de prendre corps. Pour être exact, il faudra donc parler, à leur propos, d’une appartenance à l’Église non pas exclusivement mais principalement invisible et spirituelle. C’est par abréviation qu’on dit ordinairement qu’ils appartiennent invisiblement à l’Église visible.
l’âme créée de l’Église. Il faut ajouter: selon que paraît son âme créée paraît son âme incréée. En sorte que le principe de coextensivité du corps et de l’âme de l’Église vaut également pour son âme incréée.
Tant que Jésus n’a pas été glorifié et que son oeuvre n’est point achevée, l’Esprit ne peut venir en plénitude (Jean, V 39). C’est l’amour que nous portons à Jésus et notre fidélité à garder sa parole qui attirent sur nous l’amour du Père et font descendre en nous les divines Personnes (Jean, XIV, 23). Le couronnement de l’oeuvre de Jésus sera l’envoi de l’Esprit qui lui rendra témoignage. L’Esprit est donc l’Esprit du Christ; et ceux qui l’ont appartiennent au Christ (Rom., VIII, 9). C’est au baptême chrétien que l’Esprit nous investit pour former de nous tous un seul Corps (I Cor., XII, 13). La communion au corps et au sang du Christ entretiendra et resserrera l’unité de ce Corps unique (I Cor., X, 17). L’unité interne et créée de l’Église, considérée soit dans son corps, soit dans la foi versée en elle au baptême, soit dans son être total, est le signe de son envahissement par l’unité divine et infinie des trois Personnes, Père, Fils et Esprit: "Il n’y a qu’un Corps et qu’un Esprit, comme il n’y a qu’une espérance au terme de l’appel que vous avez reçu; un Seigneur, une foi, un baptême, un Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous" (Éph., IV, 4-6). Bref, où la grâce est pleinement christique, l’habitation des trois personnes divines est plénière.
Le Symbole des Apôtres nous représente le Père comme résidant dans la création, le Fils dans le Christ, et l’Esprit dans la sainte Église.
Cette sainte Église, il ne fait aucun doute pour Irénée et ‘es Pères qui suivront que c’est celle-là seule qui possède les sacrements du baptême chrétien et de l’eucharistie, apportant avec eux la foi et l’amour chrétiens, et qui est maintenue dans la vérité par les pouvoirs juridictionnels. Essayons de traduire, sur la version latine qui nous en reste, le grand texte où Irénée affirme expressément la coextensivité du corps de l’Église et de
Nous disions: selon que paraît le corps, paraît son âme incréée, l’Esprit saint: "L’Esprit de Dieu ne cesse de verser la foi dans l’Église comme dans un beau vase. Elle y est comme une liqueur précieuse, sans cesse rajeunissante, sans cesse rajeunissant par surcroît le vase qui la renferme. Elle est un don que Dieu confie à l’Église pour l’inspirer et l’informer, et la rendre capable de vivifier tous ceux qui sont ses membres. En elle nous est offert ce que le Christ est venu nous communiquer, à savoir l’Esprit saint, gage d’incorruption, appui de notre foi, cause de notre ascension vers Dieu. Dieu, en effet, dit l’apôtre, I Cor., XII, 28, a disposé dans l’Église des apôtres, des prophètes, des docteurs, et ainsi tout l’ensemble de l’activité de l’Esprit, à laquelle n’ont point de part ceux qui, au lieu d’accourir à l’Église, se retranchent de la vie par un fol égarement et une fatale démarche. Où est, en effet, l’Église, là est l’Esprit de Dieu; et où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église et toute grâce: or l’Esprit est vérité. Ceux qui ne participent pas à l’Esprit ne sont pas nourris pour la vie aux mamelles de leur Mère et ignorent la très pure fontaine qui jaillit du corps du Christ. Ils se creusent des citernes fissurées, ils boivent l’eau fétide des fosses et des marais. Ils fuient la foi de l’Église, de peur d’être guidés; ils rejettent l’Esprit, de peur d’être instruits 1."
Même pensée chez saint Augustin: "L’Église catholique seule est le Corps du Christ; le Christ en est la Tête, et le Sauveur de son Corps. Hors de ce Corps, l’Esprit saint ne vivifie personne 2"
L’Esprit et l’Église sont donc coextensifs, comme l’âme et le corps dans le vivant.
1. Adversus h livre III, ch. 24,
110 2.
2. Epistola CLXXX V, n° 50.
I. Elle s’exerce sur les baptisés pécheurs, non seulement en les
visitant par des pensées de foi, de crainte, d’espérance, d’attrition; mais
aussi d’une manière plus mystérieuse, car les impulsions collectives vers le
bien commun de l’Église qu’elle imprime aux membres justes en qui elles sont reçues
amoureusement et salutairement, réussissent, à travers eux, à atteindre
indirectement même les membres pécheurs, tant qu’ils adhèrent encore à
l’Église, et à les entraîner par contre-coup, d’une manière sans doute
défaillante et non salutaire, vers des fins qui cependant restent divines.
2. Elle s’exerce sur les justes non baptisés mais sans pouvoir faire sentir en eux toute sa puissance. Depuis les jours de la Rédemption, la grâce, partout où elle est privée en tout ou en partie de sa perfection cultuelle et sacramentelle et de son orientation juridictionnelle, n’est pas dans l’état qui lui est normal et apparaît comme mutilée. Elle conserve la propriété de disposer les sujets en qui elle réside à accueillir en eux, parfois très profondément, les divines personnes. Mais elle reste incapable de constituer l’âme créée de l’Église, qui établi rait l’Église dans son acte plénier et permettrait à l’Esprit saint d’exercer librement sur elle son rôle d’âme incréée.
I. Supposons un royaume, ou même la terre entière entièrement peuplée de catholiques fidèles et pratiquants. Les mêmes hommes y prêteront leurs ressources à la fois à la cité et à l’Église qui, l’une et l’autre, en feront usage pour s’incarner. Mais à aucun moment l’Église et la cité ne se fondront dans une société commune. L’Église conservera son rythme et sa visibilité propres, essentiellement distincts du rythme et de la visibilité des royaumes temporels périssables.
On pourra distinguer jusque dans un saint la part que peut réclamer
sa patrie et la part qui revient à l’Église. Ce n’est pas la tâche des patries
d’enfanter des saints, elles ne peuvent que fournir la matière, elles
n’enfantent jamais plus que des génies ou des héros. C’est l’Église de Dieu qui
est dans telle ou telle patrie qui seule enfante les saints. En tant qu’ils
relèvent d’une patrie, les saints peuvent travailler à sauver cette patrie; ils
s’y sont parfois beaucoup appliqués: plus que tous les autres, saint Louis et
sainte Jeanne d’Arc; à ce titre, ils appartiennent d’abord aux hommes de cette
patrie et à ses amis. Mais en tant que saints, en tant que relevant de
l’Église, — et beaucoup se sont appliqués à relever, autant que possible,
uniquement d’elle plus que tous les autres saint Benoît Labre ou des
missionnaires comme le Père Damien —, c’est pour toute l’Église qu’ils se
dépensent et pour le salut de tous les hommes; à ce titre, ils appartiennent à
ceux d’abord dont le coeur est plus fervent.
2. L’Église, par nature, n’est pas d’un pays plutôt que d’un autre;
d'une race plutôt que d’une autre; d’une langue ou d’une culture plutôt que
d’une autre. Elle utilise les ressources qui lui viennent de la diversité des
pays, des races, des langues et des cultures. Pour autant qu’elles lui servent
d’instrument, ces choses lui sont incorporées, elles deviennent sa chair et son
être. Mais pour autant qu’elles ont une destinée propre et subis sent la loi de
vieillissement inhérente à toutes les choses culturelles, elles disparaissent
les unes après les autres sans pouvoir entraîner l’Épouse du Christ dans leur
catastrophe. Quand le Verbe s’est fait chair, il est apparu dans un petit pays,
habité de telle race d’hommes, parlant telle langue, mais pas un instant, même
quand il se déclarait envoyé aux seules brebis perdues de la maison d’Israël ou
s’émouvait de la destruction imminente de Jérusalem, il n’a voulu solidariser
sa mission avec les destinées temporelles de ce pays, de cette race, de cette
langue. C’étaient là choses du monde, et son royaume n’est pas de ce monde.
3. L’Église divine, société visible surnaturelle, ne pourra jamais s’identifier aux nations, sociétés visibles temporelles. Il n’y a pas, à parler rigoureusement, une idée religieuse française, allemande ou russe, ou s’il y en a elle est fausse, car elle cesse, du fait qu’elle est nationale, d’être l’idée religieuse unique, supranationale, catholique, le royaume qui remplit le monde sans être du monde, indépendant des peuples qu’il sanctifie comme la lumière est indépendante des objets qu’elle touche. La religion du nationalisme, qui confond l’Église avec une patrie, et la religion de l’internationalisme, qui confond l’Église avec un conglomérat de patries, sont deux façons de méconnaître cette vérité fondamentale.
nnndes choses belles qui doivent vivre et des choses mauvaises qui doivent mourir. Leurs tendances les plus naturelles, les plus invincibles, seront, suivant le cas, favorisées ou contrariées par l’Église: favorisées si elles sont saines et généreuses; contrariées si elles sont égoïstes et dangereuses. A chaque tempérament national l’Église est à la fois bénigne et sévère, bienveillante et hostile, douce et amère.
Il faut donc, non pas ramener l’Église aux peuples, mais les peuples à l’Église. Lorsqu’ils auront été baptisés dans sa foi et son amour et incorporés à sa vie, eux, jusqu’alors ennemis les uns des autres, pourront commencer de se retourner les uns vers les autres. Ils se verront régis par une loi qui les domine tous. Ils comprendront que leurs dispositions profondes, pour autant qu’elles Sont légitimes, les prédestinent à une double tâche. Tout d’abord et directement à manifester sur le plan des royaumes de ce monde l’une ou l’autre des richesses culturelles requises au développement historique de l’humanité. Ensuite à pouvoir prêter, au Royaume qui n’est pas de ce monde, quelques-unes de leurs plus pures acquisitions culturelles qu’il utilisera pour manifester ses virtualités cachées: rien de plus beau, par exemple, qu’un tempérament national transfiguré par la sainteté: François était Italien, Thérèse Castillane, Thomas More Anglais, Jeanne d’Arc Française.
On peut dire de toute formation religieuse non catholique, en tant qu’elle constitue un tout historique existentiel, qu’elle juxtapose indissolublement en son sein deux courants de manifestations, les unes secrètement aimantées par la véritable Église du Christ, les autres au con traire qui s’en éloignent. Un certain conflit de tendances, voilà ce qui, pour le théologien catholique, la caractérise, lui donne sa physionomie propre, lui donne son vrai corps.
Mais on peut, dans cette formation religieuse, isoler des autres par la pensée les manifestations qui entraînent ses membres justes, très secrètement, vers l’Eglise catholique. Alors, ainsi disjointes des erreurs qui les parasitent, ces manifestations appartiennent déjà, d’une manière sans doute initiale et encore entravée, au corps même de l’Eglise catholique.
Les peuples, comme les individus, se présentent devant l’Église ayant dans leur cœur Le juste qui vit dans l’orthodoxie, le protestantisme, le judaïsme, l’islam, les formations préchrétiennes, appartient visible ment et corporellement à ces religions, mais invisiblement et spirituellement à la vraie Église. Par l’ensemble de ses manifestations, il contribue à former le corps de ces religions; par la meilleure part de ses manifestations, il contribue déjà à former, d’une manière initiale, le corps de la vraie Église. Comme nous l’avons déjà noté, son appartenance à la vraie Église est, dès lors, principalement, mais non pas exclusivement, invisible et spirituelle.
Si le Verbe s’est incarné, c’est pour que la Vie éternelle pût se manifester visiblement dans sa chair et passât plus abondamment jusqu’au monde. Si l’Église, elle aussi, possède un corps de chair, c’est pour que la grâce christique qui est en elle puisse briller au dehors d’un éclat sensible et attirer tous les regards. En sorte qu’il faut dire que le corps de Jésus, et le corps de l’Église, qui est sa ressemblance, ont comme propriété principale la transparence.
La transparence suppose la rencontre de deux éléments, l’un opaque, l’autre lumineux, et la victoire du second sur le premier. Ils peuvent être unis essentiellement comme le sont dans l’homme l’âme et le corps. L’âme étant plus forte, transparaît à travers le corps, elle donne à celui-ci d’être transparent. L’âme et le corps échangent en quelque sorte leurs propriétés l’âme devenant comme visible et le corps comme spirituel.
Ainsi, on pourra dire, avec les transpositions exigées: 1° que, d’une part, la divinité du Christ et sa plénitude de grâces transparaissent dans son comportement visible; 2° que, d’autre part, l’âme incréée de l’Église et sa charité transparaissent dans son enveloppe corporelle.
L’Incarnation sera finalement le mystère du Christ en gloire, du Verbe lié à une chair qu’il ne détruit pas mais transfigure et rend pareille pour l’éternité au buisson qui ne se consumait pas. Alors la chair du Christ, bien qu’éternellement inadéquate à sa divinité, lui sera néanmoins proportionnée, au point de la manifester sans équivoque aux yeux des élus ressuscités. Voilà le premier degré de transparence.
Ici-bas, l’Incarnation était le mystère du Christ pèlerin, du Verbe lié à un corps mortel. La destinée terrestre du Sauveur, avec ses vicissitudes, ses douleurs, sa mort, était si inadéquate à sa divinité qu’elle ne pouvait être que temporaire et n’aurait pu s’éterniser; cependant, elle était, à son plan, proportionnée à la sainteté infinie du Verbe, la manifestant autant qu’elle pouvait l’être dans le royaume changeant de la douleur, sans équivoque possible. Voilà le second degré de transparence.
C’est à la grâce de l’inhabitation de la Trinité que la vision et l’amour béatifiques adapteront l’Église quand son pèlerinage sera achevé. Son enveloppe corporelle restera sans doute inadéquate à la gloire et à la charité béatifique, dans lesquelles la Trinité se donnera sans voiles, mais elle exprimera sans équivoque ces splendeurs. Voilà le plus haut degré de transparence de l’Église.
Ici-bas, les membres de l’Église ne sont pas tous envahis totalement par la grâce, ils portent encore en eux des régions de ténèbres. Il sera relativement facile de reconnaître le corps de l’Église dans les activités manifestement pures des chrétiens, et d’isoler du corps de l’Église leurs activités manifestement pécheresses. Il sera plus difficile de discerner ce qui revient à l’Église, ce qui contribue à former son corps, dans les actes qui sont inspirés et commandés par elle, mais qui sont déviés en cours d’exécution par la médiocrité, les imperfections, les passions, les vices des chrétiens. Mais le corps même de l’Église est transparent. Il est inadéquat, certes, au mystère de l’inhabitation divine qu’il enveloppe, mais il exprime suffisamment et sans équivoque la vertu cachée de l’Église. Et nous savons que cette vertu se manifeste au dehors, à une observation suffisante et attentive de la seule raison, par les quatre notes de l’Église.
Il faut préciser que le corps de l’Église n’existe que successive ment. Il avance à travers la mort, le flux des générations, les ruines des cultures. L’histoire ne nous en donne pas une image complète. Le dessin de la tapisserie n’est jamais achevé nulle part et progresse d’une manière imprévue. Un temps de l’Église n’est pas égal à tous les temps de l’Église et exprime moins parfaitement son essence que toute la suite du temps de l’Église. Cela est vrai pareillement d’une région, d’un rite, d’une liturgie, d’un régime de l’Église. Cependant chaque réalisation de l’Église nous apporte et nous livre son essence, mais en nous faisant voir du même coup que cette essence est transcendante à chacune d’elles, et aussi à tout l’ensemble de leur succession. C’est là un des aspects les plus divins et les plus adorables de la catholicité de l’Église. Qui l’a compris, fût-ce dans le plus obscur hameau du monde, a senti du même coup l’esprit de l’Église chasser de son coeur l’esprit de clocher, l’esprit de catholicité exterminer l’esprit de clan. Chaque rite, chaque liturgie — latine, byzantine, slave, ou demain peut-être chi noise — ou encore chaque ordre religieux approuvé, ou chaque forme authentique de vie chrétienne en un point de l’espace et du temps, est comme une porte par où l’on entre directement et sûrement dans le coeur même du mystère chrétien et de sa transcendance infinie. Il convient simplement de se rappeler ici que les portes ne sont pas faites pour être contemplées ou comparées, mais pour être franchies avec décision, et que nul ne pénètre dans une maison par deux portes à la fois. "Toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu." — C’est tout au long de la vie publique de Jésus et non pas seulement à l’instant de sa Transfiguration, que son comportement a été transparent, manifestant au dehors la sainteté du mystère de l’Incarnation. Et n’est-ce pas comme un scandale pour la rai son, que des hommes de cette époque aient pu approcher de Jésus, entendre sa voix, voir son regard sans deviner toujours, sous la cendre de son humanité, le feu de sa divinité? Manquaient-ils de signes suffisants? Ou leur coeur était-il aveuglé? "Quiconque fait le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses oeuvres ne soient dévoilées, mais celui qui fait la vérité vient à la lumière" (Jean, III, 20-21). En ce temps-là, dit encore l’Évangile, "il y avait à Jérusalem un homme du nom de Siméon. Cet homme était juste et pieux... et il lui avait été révélé par l’Esprit saint qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ du Seigneur" (Luc, II, 25-26).
Ce qui vaut du comportement de Jésus vaut proportionnelle ment du corps et du comportement de l’Église c’est un vase d’argile qui porte le trésor divin, c’est l’enveloppe sous laquelle bat son coeur. On a passé à côté du Christ sans le reconnaître, on passe à côté de l’Église sans la voir: tantôt par perversité, mais tantôt aussi par erreur invincible, provenant de causes multiples à l’infini, parmi lesquelles il faudra ranger jusqu’à la séduction qu’exercent sur les coeurs magnanimes les fragments de la splendeur catholique épars dans les Églises dissidentes.
Les choses corporelles ne seront jamais que le véhicule imparfait, la traduction inadéquate des réalités spirituelles. Il y avait plus de clarté dans l’âme de Jésus que n’en pouvait porter son corps, même au jour de sa Transfiguration. Il y a ‘aussi plus de clarté dans l’âme de l’Église que n’en pourra jamais refléter son corps, même lorsque son corps resplendira dans l’éternité. Les choses corporelles sont ici-bas comme des voiles transparents dont le double rôle est de révéler les réalités spirituelles et d’en assourdir l’éclat. Le monde révèle et cache l’acte créateur; l’humanité du Christ révèle et cache le mystère du Verbe et de son amour pour les hommes ; le corps de l’Église révèle et cache le mystère de l’inhabitation de l’Esprit saint dans l’histoire. Une des raisons de cette extraordinaire dispensation, c’est que Dieu ne veut être trouvé que par ceux qui le cherchent. Toutes choses, écrivait Pascal à Melle de Roannez "des voiles qui couvrent Dieu 1".
1. Quatrième lettre à Melle de
Roannez, fin octobre 1956, éd. Br., pp. 213-215.
On rappellera la distinction capitale en1 activités hiérarchiques et activités non hiérarchiques (1). On parlera ensuite de la distinction entre clercs et laïques qui s’inscrit déjà sur le plan des états de vie (2 et 3); puis des autres états de vie (4); enfin des différenciations qui se rattachent aux états de vie (5).
Deux sortes d’activités réclament à des titres différents le chrétien: les activités ecclésiales ou spirituelles, à titre de membre de l’Église; et les activités profanes ou temporelles, à titre de membre de la communauté humaine.
1. Elles visent, comme objet déterminant, l’oeuvre rédemptrice du Christ et le bien commun de la vie éternelle. On distinguera
A- Les activités
ministérielles, non immédiatement sanctifiantes, qui relèvent du sacerdoce et
de la royauté du Christ. Elles sont de deux sortes
1° Les activités
hiérarchiques, qui comprennent: a) les activités cultuelles relevant du
pouvoir d’ordre;
b) les activités prophétiques relevant des pouvoirs de juridiction.
2° Les activités non hiérarchiques, dont: a) les unes sont cultuelles, et relèvent des pouvoirs du baptême et de la confirmation; b) et les autres prophétiques, et relèvent de la prophétie privée.
B- Les activités immédiatement sanctifiantes de la foi, de l’espérance, de la charité, des vertus infuses, qui relèvent de la sainteté du Christ.
Les plus hautes activités de l’Église, celles auxquelles toutes les
autres sont ordonnées, sont les activités sanctifiantes. Et en vertu du
renversement évangélique des valeurs, elles ne sont pas réservées à
quelques-uns, elles sont offertes à tous.
2. Les activités ecclésiales ou spirituelles peuvent, d’un autre point de vue, que nous rejoindrons à la fin de ce chapitre, se diviser: a) en activités spirituelles tournées vers le pur spirituel (vie liturgique et sacramentelle, etc.); b) en activités spirituelles tournées vers le temporel: soit pour défendre les droits du spirituel qui s’y trouveraient menacés; soit pour illuminer d’en haut le temporel lui-même.
Voilà le plan des activités ecclésiales ou spirituelles, le plan de l’Église, où il nous est demandé d’agir en tant que chrétiens.
Elles visent, comme objet déterminant, le bien de la culture et de la civilisation. Le chrétien devra les exercer en tant que membre de la communauté humaine, mais en chrétien.
Si l’on appelle état de vie une condition de vie stable et permanente, il faut regarder la cléricature (la "clergie") et le laïcat comme des états de vie.
Ces deux états sont caractérisés par une inégale répartition entre les fidèles des activités chrétiennes, partiellement sanctionnée par le Droit canon, mais fondée plus profondément sur la nature des choses, c’est-à-dire sur les besoins de la vie de l’Église.
L’état de vie des clercs est réglé et commandé par le souci primordial d’assurer le bon exercice des fonctions hiérarchiques. C’est à la définition et à la délimitation exacte de ces diverses fonctions que sont consacrées la plupart des dispositions canoniques concernant les clercs.
Le titre fondamental et suprême qui voue tous les hommes et plus expressément les chrétiens à la recherche de la sainteté est leur destination à la vie éternelle dont la porte leur est ouverte par la rédemption du Christ.
Aux ministres chargés de dispenser cette rédemption par les pouvoirs hiérarchiques, la recherche de la sainteté convient à un titre nouveau et surajouté. Les pouvoirs hiérarchiques, destinés à communiquer la charité, demandent en effet à être exercés dans la charité. Quand les moyens de sainteté sont maniés par des pécheurs, le scandale des peuples est fatal et la catastrophe imminente.
Dire que les clercs sont tenus à la sainteté à deux titres, cela ne signifie aucunement qu’il y ait deux ordres de sainteté superposés, celle des laïques et celle des clercs. Il n’y a qu’une sainteté, qui consiste dans la perfection de la charité à laquelle tous sont conviés, et où d’innombrables laïques pourront précéder d’innombrables clercs.
Une part de l’activité des chrétiens relève du plan temporel ou séculier. Les anachorètes et les religieux contemplatifs n’échappent à cette nécessité qu’à un moment et sous un rapport. Les clercs sont pour une part soumis aux lois de leur pays.
Cependant, c’est pour les vouer davantage aux activités ecclésiales que l’Église s’efforce de les exonérer le plus possible des activités temporelles ou séculières. Elle leur demande de s’abstenir normalement d’occupations nécessaires et excellentes soit d’ordre professionnel (médecine, gestion de biens, commerce), soit d’ordre politique (fonctions administratives, mandat de député), soit d’ordre militaire (participation aux révolutions et aux guerres civiles). Elle réclame pour eux l’immunité personnelle qui les exempte du service militaire, des charges et des fonctions civiles publiques.
Dire que les clercs laissent aux laïques la grande part des activités temporelles chrétiennes ne signifie pas qu’ils puissent être distants du peuple, de son drame, de ses souffrances. Qui pourra, autant que le Christ et les apôtres, exister et souffrir avec le peuple? "Qui est faible, que je ne sois faible? Qui vient à tomber, qu’un feu ne me brûle?" (II Cor., X, 29). Les clercs doivent exister avec le peuple, éprouver en eux sa tragédie, en vue de lui communiquer immédiatement, non les choses de la culture ou de la civilisation, mais les choses du royaume de Dieu.
En certaines circonstances, "exister avec le peuple "pourra justifier que le prêtre se livre à un travail profane, mais cela ne sera jamais pour lui qu’un moyen d’évangélisation. Lorsque le cardinal Suhard envoya ses prêtres dans les usines, il espérait que cette initiative permettrait la préalable "naturalisation du prêtre dans un milieu où il n’était plus qu’un étranger 1". Ce qu’il voulait, Mgr Chappoulie, un de ses intimes collaborateurs, l’explique en ces termes: "Il faut que les prêtres s’en aillent rejoindre sur leur terrain de vie les ouvriers des usines, pour partager leurs travaux et leurs peines, devenir semblables à eux, comme le Fils de Dieu, par son Incarnation, s’est fait semblable aux hommes ses frères. A ces prêtres, il reviendra d’être parmi leurs compagnons de travail les témoins de I'Évangile 2" Il affrontait un risque "La tentation peut être grande pour le prêtre de prendre à son compte des fonctions qui ne sont pas les siennes et pour lesquelles les laïques seuls ont grâce d’état. Il saura y résister — même si l’efficience immédiate s’en trouve diminuée. Car son rôle spécifique n’est, en aucune manière, de gérer le temporel. Là expire sa compétence 3..."
La tâche du prêtre est d’apporter au monde perdu, dans toute leur ampleur, les ressources du spirituel.
1. Lettre pastorale du 14 avril
1949, Le Prêtre dans la cité.
1. Le cardinal Suhard, père de
la Mission de France et de la Mission de Paris, Documentation catholique, n°
is6z, z novembre 1953, col. 1477.
3. Cardinal SUHARD, Le Prêtre
dans la cité.
C’est un état de vie
constitué par un certain équilibre des activités que le chrétien doit exercer
d’une part sur le plan ecclésial ou spirituel mais non hiérarchique, d’autre
part sur le plan profane ou temporel.
1. La vie ecclésiale des laïques comporte des activités
ministérielles, dont les unes sont cultuelles. Les laïques participent, d’une
manière non hiérarchique, au sacerdoce du Christ. Par eux, le peuple chrétien
est sacerdotal dans tous ses membres. Le laïque est apte par le baptême à
participer activement au sacrifice de la messe, à contracter un mariage dont il
sera le propre ministre, à recevoir validement les autres sacrements. La
confirmation l’habilite en vue de confesser ouvertement la foi et de prolonger
le témoignage rendu à la vérité par le Christ-Prêtre. D’autres activités
ministérielles peuvent échoir aux laïques ils pourront recevoir des dons
charismatiques et prophétiques, destinés, non certes à fonder la foi, mais par
exemple à suggérer des solutions nouvelles aux problèmes d’évangélisation posés
par un monde toujours en mouvement.
2. La vie des laïques comporte plus encore des activités sanctifiantes, procédant de la grâce pleinement christique, c’est-à-dire cultuelle, sacramentelle, orientée. Elle s’ouvre sur toutes les profondeurs de la vie contemplative c’est à la Samaritaine que le Sauveur découvre le mystère du don de Dieu. C’est pour Anne de Pefialosa que saint Jean de la Croix écrira La vive flamme d’amour. Et saint Benoît Labre veut rester libre de porter Dieu sur les chemins.
Ces activités sanctifiantes, communes aux clercs et aux laïques et
où les laïques peuvent dépasser les clercs, sont les plus précieuses, celles
auxquelles tout, dans l’Église, est ordonné. Elles ont pour Principe l’Esprit
saint qui diffuse dans le monde la charité du Christ.
3. Comment les laïques ne seraient-ils pas invités, autant que les clercs, à exister et à souffrir avec le peuple, d’abord sur le plan ecclésial, pour lui communiquer à tout instant et de toute manière les trésors du Sermon sur la Montagne et de la rédemption du Christ? Ceux d’entre eux qui vivent dans l’état du mariage seront, de par la nature des choses, les tout premiers représentants de l’Église auprès de leurs petits enfants. Ceux qui vivent dans d’autres états trouveront d’autres voies pour aller à la rencontre des âmes.
Affirmer constamment le primat, dans l’Église, des valeurs de la charité en tant que cultuelle, sacramentelle, orientée, et le caractère spontanément apostolique et contagieux d’une telle charité véritablement évangélique, n’est-ce pas permettre, par surcroît, de résoudre de la manière la plus élevée, la plus vaste, la plus féconde, la question si débattue aujourd’hui du rôle du laïcat dans l’Église?
1. En un sens général, l’Action catholique des laïques est aussi ancienne que le christianisme. Pie XI n’innove pas, il rénove: L’Action catholique "est la coopération du laïcat à l’oeuvre apostolique, à l’oeuvre de l’apostolat proprement dit, les évêques étant les successeurs des apôtres. C’est le côté le plus divin, le plus glorieux, le plus aimable aussi, pourrait-on dire, de l’Action catholique. Elle est le renouvellement et la continuation de ce qui a été aux premiers jours du christianisme, lors de la proclamation première du royaume de Notre Seigneur. Il suffit, pour en avoir la preuve, de jeter un regard sur la littérature de la primitive Eglise, sur les écrits inspirés eux-mêmes, pour voir qu’on devait une grande partie des succès merveilleux de l’apostolat à cette coopération du laïcat avec les apôtres... Ce sont des magistrats, des soldats, des femmes, des enfants, qui viennent en aide aux apôtres, qui multiplient leur activité, leur donnent le moyen d’arriver partout, de faire oeuvre de pénétration dans tous les milieux, dans les masses comme dans les palais des Césars. Voilà votre oeuvre, l’oeuvre qui vous met en première ligne dans le royaume de Notre Seigneur, au rang de ces heureux chrétiens dont se souvient si souvent l’apôtre lui-même dans ses lettres, quand il dit Saluez un tel, une telle, parce qu’ils ont travaillé avec nous pour l’Évangile. C’est votre oeuvre. Il nous semble vraiment que ce retour aux premiers jours, pensée si belle, si consolante, non seulement contient une excitation, une poussée à l’action, mais vous est, de plus, la plus belle récompense.1"
1. PIE XI, Discours à la
Fédération nationale catholique de France, 12 juin 1929, Documentation
catholique, t. XXIII, col. 365.
2. Au sens que Pie XI
a rendu technique, on pourrait définir l’Action catholique: une organisation
universelle des activités spirituelles des laïques — dirigée par la hiérarchie
— en vue de promouvoir le règne du Christ d’une façon appropriée à l’état
nouveau de l’humanité.
a) Les fins de
l’Action catholique sont celles mêmes de l’Église, c’est-à-dire la
réévangélisation du monde, l’instauration du règne du Christ, mais considérées
concrètement, sous l’angle où elles peuvent être prêchées le plus efficacement
à une humanité qui, depuis la rupture de la chrétienté médiévale, les
découvertes géographiques et techniques, les révolutions sociales, est entrée
dans un âge nouveau de son histoire, où elle est en partie moins et en partie
plus accessible au message évangélique que par le passé. C’est la préoccupation
immédiate de porter le Christ à un monde transformé, qui détermine le souverain
pontife à faire appel aux laïques et à unifier leur effort. Dans cette
perspective on voit comment pourra se préciser théologiquement la mission que
la hiérarchie confie aux laïques d’Action catholique.
b) Les laïques n’agissent dans la ligne de l’Action catholique qu’en répondant à une invitation de la hiérarchie, qui les appelle à l’aide, et les envoie à la rencontre d’un monde qu’elle n’espère plus atteindre que par eux. C’est pourquoi le pape peut dire "Nous avons proclamé publiquement que Nous ne voulions qu’une chose: voir les fidèles participer d’une certaine manière à l’apostolat hiérarchique de l’Église; et ce désir, Nous l’avons confirmé dans maints documents ultérieurs, en déclarant, entre autres choses, que tous ceux qui travaillent au développement de l’Action catholique sont appelés par une grâce tout à fait singulière de Dieu à un ministère peu différent du ministère sacerdotal, car l’Action catholique n’est autre chose, au fond, que l’apostolat des fidèles, lesquels, dirigés par leurs évêques, prêtent leur concours à l’Église de Dieu, et complètent d’une certaine façon son ministère pastoral 1.
Cet appel aux laïques est justifié sans doute par le manque de prêtres et l’immensité de la tâche. Mais, d’une manière plus profonde, plus encore par le fait que les laïques peuvent seuls atteindre certains secteurs de la société ou détenir un certain mode de présenter le message chrétien, nécessaire à sa diffusion. Et sans doute aussi parce qu’il est donné à certains laïques, placés au coeur du mouvement du monde, de discerner comme prophétiquement celles de ses postulations qui vont à la rencontre des richesses éternelles de l’Église.
Il est clair que cet appel lancé par la hiérarchie aux laïques, au seuil de notre âge moderne, est capable de modifier, non pas dans leur essence théologique, mais dans leur modalité concrète, les rapports mutuels des clercs et des laïques, et d’attirer l’attention sur l’importance des activités communes aux uns et aux autres. Le cardinal Verdier parlait ainsi à ses prêtres "Si la mission que le pape m’a donnée — et par moi à toute la France catholique — d’organiser cette action générale des catholiques se réalise, vous aurez un ministère un peu nouveau. Jusqu’ici vous étiez restés des maîtres incontestés, presque des rois de droit divin. Vous étiez dans votre église, obligeant tous vos fidèles à se taire — et ils doivent se taire dans l’Église, surtout les femmes, puisque c’est dans l’Écriture. Vous obligiez vos fidèles à incliner la tête devant tout ce que vous disiez. Si, demain, le laïcat se place à côté de la hiérarchie pour diriger l’Action catholique extérieure, vous serez désormais des rois constitutionnels. Vous serez obligés de prendre l’avis de ce Parlement qui sera toujours autour de vous. Et ce ne sera pas toujours commode. Vous avez une mentalité de théologiens dogmatistes; ils ont peut-être des mentalités de parlementaires. L’esprit de collaboration est chose très difficile. Peut-être exigeront-ils de vous, et plus de travail intellectuel, et plus de charité, et plus de détachement de vous-mêmes, de votre propre esprit. Car il ne faudra rien abandonner de notre doctrine et de nos institutions. Il faudra surveiller jusqu’au dernier iota dogmatique. Mais, entre temps, il faudra se prendre la main et, ensemble, faire l’oeuvre de tous les jours. Y a-t-il pour vous là des perspectives inquiétantes? Non! Des perspectives difficiles? Oui! Mais des perspectives singulièrement élevantes. Et je vous demande, Messieurs, de solliciter du Bon Dieu, tous les jours à la sainte messe, l’esprit de collaboration 2."
1. PIE XI, Lettre "Laetus
sane nuntius'au card. Segura y Saens, 6 nov. 1929, Doc. cath., t. XXIII, col.
335.
2. Discours du 20 février 1931, Documentation cath., t. XXV, col.
588.
c) Cette activité d’évangélisation revêtira dans l’Action catholique au sens précis du mot une forme d’organisation déterminée, une unité spécifique de convergence. En un sens très vaste et très profond, c’est tout l’agir de l’Église qui est unifié par la hiérarchie. Mais toute l’activité des catholiques ne relève pas de l’Action catholique. L’unité de celle-ci est plus déterminée. Elle résulte de la direction juridictionnelle précise par laquelle le pouvoir hiérarchique fait converger l’activité laïque vers l’évangélisation du monde moderne. Elle demande donc un engagement collectif: les purs contemplatifs, des vies comme celle de saint Benoît Labre n’appartiennent pas à l’Action catholique. Mais si l’organisation lui est nécessaire, il va de soi que partout où cette organisation n’existerait qu’s en signe", non "en vérité", il n’y aurait qu’un simulacre et qu’une façade d’Action catholique. Étant un appel aux ressources missionnaires des laïques, l’Action catholique est universelle en ce sens qu’elle comprend, non pas toute l’activité laïque, mais tout ce qui, dans l’activité laïque, peut servir ses fins missionnaires. Étant ordonnée à l’évangélisation d’un monde de plus en plus unifié dans ses efforts et ses désastres, elle s’élève d’emblée au plan mondial: en face des monstrueuses organisations de la volonté de puissance, elle est le témoin mondial de la primauté et de la fécondité du spirituel.
Certaines des activités spirituelles et ecclésiales des laïques touchent d’en haut l’ordre politique en vue de défendre le spirituel et d’illuminer le temporel. Elles pourront, lorsqu’elles se préciseront en vue d’une fin concrète à obtenir, donner naissance à une Action civique catholique, qui, étant par nature ecclésiale et transpolitique, n’atteindra le temporel qu’au nom des valeurs spirituelles qui y Sont engagées et ne devra jamais coïncider avec l’action d’un parti politique. Les "partis catholiques" couvrent nécessaire ment une équivoque et les équivoques finissent toujours par être malheureuses. "L’Église et tous ses représentants, dans tous les degrés de la hiérarchie, ne peuvent être un parti poli tique, ni faire la politique d’un parti, lequel par sa nature même poursuit des intérêts particuliers; ou s’il vise au bien commun, il le fait toujours à travers le prisme de ses vues particulières. 2" Le pape disait encore: "Tout ceci, l’Action catholique l’obtiendra d’autant plus sûrement qu’elle évitera de se mêler en rien, comme Nous l’avons dit, aux intérêts des partis même formés de catholiques — à qui il est parfaitement permis de différer d’opinion dans les questions controversées laissées à la libre discussion 3"
1. Voir plus loin, pp. 312-313.
2. PIE XI, Discours à la Fédération catholique italienne, x8 déc.
1927, Doc. Cath., t. XIV, col. 708-7 12.
1. Il importe extrêmement de distinguer le plan des activités ecclésiales, même lorsqu’elles touchent le temporel pour défendre le spirituel et pour illuminer le temporel, du plan des activités de soi profanes ou temporelles.
C’est sur les laïques que reposera la charge principale d’exercer chrétiennement les activités profanes ou temporelles. Celles-ci, tout en étant rapportées à Dieu comme à leur fin dernière, visent immédiatement des biens qui ne sont pas la vie éternelle, mais qui concernent les choses du temps, l’oeuvre de la civilisation ou de la culture: vie de la pensée philosophique et scientifique, vie de la poésie et des arts, vie politique, sociale, économique, technique, etc.
"Si je me tourne vers les hommes pour leur parler et agir au milieu d’eux", disons que "sur le plan du spirituel, je parais devant eux en tant que chrétien et pour autant j’engage l’Église du Christ" ; et que "sur le plan du temporel, je n’agis pas en tant que chrétien, mais je dois agir en chrétien, n’engageant que moi, non l’Église, mais m’engageant moi-même tout entier et non pas amputé ou désanimé, — m’engageant moi-même qui suis chrétien, qui suis dans le monde et travaille dans le monde sans être du monde, qui de par ma foi, mon baptême et ma confirmation, et si petit que je sois, ai la vocation d’in fuser au monde, là où je suis, une sève chrétienne 4".
3. Pie XI, Lettre "Quae
nobis" au card. Bertram, 13 UOV. 1928, ibid. t. XXI, col.
392.
4. J. MARITAIN, Humanisme
intégral, p. 324. Cfr., plus loin, pp. 307-
Agir en chrétien dans le temporel; comprenons toute la force de
cette expression: "Faire abstraction du christianisme, mettre Dieu et le
Christ de côté quand je travaille aux choses du monde, me couper moi-même en
deux moitiés: une moitié chrétienne pour les choses de la vie éternelle — et
pour les choses du temps, une moitié païenne ou chrétienne diminuée, ou
chrétienne honteuse, ou neutre, c’est-à-dire infiniment faible, ou idolâtre de
la nation ou de la race ou de l'ou de la prospérité bourgeoise ou de la
révolution antibourgeoise, ou de la science ou de l’art érigés en fin dernière
— un tel dédoublement n’est que trop fréquent en pratique... Dès qu’on prend
conscience de ce qu’il représente en réalité, dès qu’on transporte la formule
dans la lumière de l’intelligence, il apparaît comme une absurdité proprement
mortelle. En réalité la justice évangélique et la vie du Christ en nous veulent
tout en nous, elles veulent s’emparer de tout, imprégner tout ce que nous
sommes et tout ce que nous faisons, dans le pro fane comme dans le sacré.
L’action est une épiphanie de l’être. Si la grâce nous prend et nous refait par
le fond de l’être, c’est pour que notre action tout entière s’en ressente et en
soit illuminée 2.
2. L’influence chrétienne ici ne descend pas d’en haut sur le temporel
sans y résider comme c’est le cas pour les activités ecclésiales touchant le
temporel soit pour y défendre le spirituel, soit pour illuminer le temporel
lui-même, mais elle s’exerce dans l’épaisseur même du temporel, pour le
redresser, le régler, lui communiquer une clarté humaine qu’il ne peut
connaître que sous un climat chrétien. Qu’on pense à la manière dont saint
Louis ou Jeanne d’Arc ont su faire la guerre. Voilà le mouvement à partir d’en
bas par lequel le christianisme est à l’oeuvre dans la vie sociale des peuples.
"Il provient des initiatives chrétiennes au sein de la conscience
profane... Si l’Église ne doit pas se lier à un idéal temporel, les croyants,
eux, agissant non en tant que croyants et au nom de l’Église, mais en croyants
et en tant que citoyens, ont à lutter pour un idéal temporel, ils ont à
s’engager, à leurs risques et périls individuels, dans le combat pour la
justice sociale et le progrès de la civilisation. Les progrès sociaux qui
s’accomplissent ainsi supposent à la fois certaines possibilités techniques et
une plus ou moins longue maturation morale... Ce n’est pas en vertu d’une loi
que l’Église aurait promulguée en matière sociale-temporelle, c’est en vertu
d’un lent développement vital que le christianisme a peu à peu évacué de la
conscience morale la nécessité de l’esclavage, et l’a finalement évacué de
l’existence"
3. "A l’égard d’une oeuvre qui doit descendre jusqu’aux ultimes réalisations contingentes demandées par le service du bien commun temporel, la compétence d’une activité d’ordre tout spirituel trouve vite ses limites. Il y a un jugement du catholicisme sur les connexions que l’art et la littérature soutiennent avec l’éthique, et avec les capacités morales de la moyenne des hommes; mais ce jugement ne suffit pas à me dire ce qu’il faut penser des livres de Joyce ou des poèmes de Rimbaud comme oeuvre d’art. Il y a un jugement du catholicisme sur le devoir de travailler à la paix internationale et sur les principes de la justice sociale; mais ce jugement ne suffit pas à me dire ce que je dois penser de la loi des quarante heures ou du statut de la S. D. N. A moi d’en juger en catholique (autant que possible avec une intelligence catholique, plutôt qu’avec des partis pris catholiques), mais sans prétendre parler au nom du catholicisme, ni entraîner dans mon chemin les catholiques comme tels. Comprenons-le bien, ce n’est pas seulement parce que l’Église ne veut pas être inféodée ni compromise dans les choses temporelles qu’une telle distinction doit être faite. C’est aussi parce que des différenciations liées à la nature des choses sont en jeu ici, qui précisément expliquent cette volonté de l’Église. Et c’est parce qu’en définitive l’honnêteté et l’intégrité de l’action — de l’action spirituelle sur son plan spirituel, de l’action temporelle sur son plan temporel — souffrent de la méconnaissance de ces différenciations 2"
1. Jacques MARITAIN, Raison et
raisons, Paris, 1947, pp. 302-303.
2. Jacques MARITAIN, Questions
de conscience, Paris, 1938, p. 283.
Nous avons dit qu’il était demandé à tous les membres de l’Église, clercs et laïques, d’exister et de souffrir avec le peuple pour lui apporter la rédemption du Christ voilà pour l’ordre ecclésial ou spirituel.
Ce n’est pas tout: "Dans l’ordre temporel, il est demandé aux chrétiens comme membres de la cité terrestre, d’exister avec le peuple et de souffrir avec lui, je dis à l’égard des fins temporelles de l’histoire humaine, et pour travailler avec lui à la croissance de celle-ci. Il est clair que pour chaque chrétien individuellement pris, il n’y a pas une obligation morale d’exister avec le peuple au sens où nous entendons ici cette expression; poser une telle obligation serait brouiller les plans, confondre le religieux et le social, le spirituel et le temporel. Mais je dis que si, d’une façon collective et dans la majorité des cas, les formations temporelles de dénomination chrétienne manquent à exister ainsi avec le peuple, un désordre profond s’introduit dans le monde, et qui coûte cher."
1. Jacques MARITAIN, Raison et
raisons, Paris, 1947, p. 247.
A l’occasion du Deuxième congrès mondial pour l’apostolat des laïques, 5 octobre 1957, le Souverain Pontife a défini ce qu’il faut entendre par "apostolat des laïques" au sens strict c’est "la prise en charge par des laïques de tâches qui découlent de la mission con fiée par le Christ à son Église". Au sens large, il désignera "l’apostolat de la prière et de l’exemple personnel". L’activité des maîtres et maîtresses, médecins, ingénieurs catholiques, donnant par leur vie et l’exercice de leur profession l’exemple d’une vie chrétienne pleinement épanouie "est semblable au meilleur apostolat des laïques".
La collaboration des laïques avec la hiérarchie "se traduit en mille formes diverses, depuis le sacrifice silencieux offert pour le salut des âmes, jusqu’à la bonne parole et à l’exemple qui force l’estime des ennemis de l’Eglise eux-mêmes, jusqu’à la coopération dans les activités propres de la hiérarchie communicables aux simples fidèles" — mais le mandat de la hiérarchie ne fait cependant pas de cette coopération un apostolat hiérarchique — "et jusqu’aux audaces que l’on paie de sa vie mais que Dieu seul connaît et qui n’entrent dans aucune statistique: peut-être cet apostolat laïque caché est-il le plus précieux et le plus fécond de tous."
On le voit: le concept d’apostolat des laïques déborde celui
d’Action catholique: celle-ci, en effet, ne peut pas "revendiquer le
monopole de l’apostolat des laïques, car, à côté d’elle, subsiste l’apostolat
laïque libre".
2. Le concept d’apostolat des laïques va s’élargir encore et s’étendre à toute l’oeuvre de christianisation du temporel. Dès lors, — et pour rejoindre les distinctions que nous avons faites, — disons que l’apostolat des laïques embrassera l’en semble des tâches que les laïques, vivifiés par la charité christique, devront accomplir, soit en tant que chrétiens sur le plan spirituel et ecclésial, soit en chrétiens sur le plan temporel et profane.
Ce sont, avant la lettre, des "apôtres laïques" que le Souverain Pontife discerne, en effet, dans "des saints, comme l’Empereur Henri II, Étienne, le créateur de la Hongrie catholique, Louis IX de France".
Il constate "avec joie et reconnaissance le dynamisme extra ordinaire des jeunes générations de catholiques dans les tâches culturelles, sociales et politiques" en Afrique spécialement,
Il encourage la coopération "aux mouvements syndicaux d’inspiration chrétienne", etc.
Il donne pour finir deux directives: "D’abord, collaborer avec les mouvements et organisations neutres et non catholiques, si et dans la mesure où, par là, vous servez le bien commun et la cause de Dieu. En second lieu, participer davantage aux organisations internationales. Cette recommandation s’adresse à tous, mais concerne particulièrement les techniciens de l’agriculture 2."
Mais, outre la "clergie" et le "laïcat", il est dans l’Église, d’autres états de vie.
2. Texte français dans
l’Osservatore Romano, 7-S octobre 1957.
Les principaux états de vie étudiés par les théologiens sont d’une part le "mariage" et le "célibat", d’autre part la "vie commune" et la "vie parfaite".
1. Jésus, homme particulier, ne meurt plus, la mort ne le dominera
plus, son corps individuel est impérissable. Mais Jésus, homme parfait, achève
de se former tous les jours en l’Église son corps est réédifié au cours de
chaque génération, il n’est impérissable que par l’accession ininterrompue de
nouveaux chrétiens. Comment ces nouveaux chrétiens seront-ils conduits au
baptême et incorporés à l’Église? Deux voies sont ouvertes. L’une est celle des
conversions venues du dehors et qui jamais ne cesseront de grossir les rangs
des fidèles. L’autre est celle du mariage sacramentel, dont la fin principale
concerne les enfants qu’il faut "recevoir avec amour, nourrir avec
bénignité, et éduquer avec piété1". Ainsi donc le mariage des fidèles est
appelé à pourvoir, par la voie de la génération naturelle, à la perpétuation du
Christ total, jusqu’à ce que celui-ci parvienne à la mesure de plénitude
atteinte, au jour de Pâques, par le Christ particulier. Il y a donc dans le
mariage, ne serait-ce que pour cette raison, un but assez stable, assez élevé,
assez saint pour réclamer une part importante des activités extérieures du
chrétien, et pour changer au dehors son état de vie. Il sortira d’un état de
vie où il était libre, il entrera dans un état de vie où il sera lié.
2. Si donc on regarde aux activités extérieures qui font le corps de l’Église, on verra certains chrétiens s’engager dans celles que comportent le mariage, et d’autres demeurer libres. Ils sont, les uns et les autres, stabilisés dans deux façons différentes de vivre, dans deux états de vie. Les états de vie se distinguent suivant l’attitude que prend une personne par rapport à une obligation extérieure permanente, selon qu’elle accepte ou refuse alors d’aliéner sa liberté.
En même temps qu’ils correspondent à des tâches distinctes, les
différents états de vie tiennent compte des particularités de chacun. Nous
restons donc absolument libres de choisir notre état de vie. "Il y a,
écrit saint Thomas, des choses où l’homme dispose tellement de lui-même qu’il
pourrait le faire même contre un précepte du pape (lequel précepte,
ajoutons-le, étant manifestement injuste, serait invalide) comme de garder la
continence et les autres conseils évangéliques 2"
3. Tous les états de vie ne sont point égaux. Il en est de plus parfaits que d’autres On pourra les classer selon leur plus ou moins grande perfection. Mais tous sont ordonnés à quelque tâche d’utilité commune, tous devront se justifier par leur façon de servir le bien général de l’Église.
Toutes choses égales d’ailleurs, ce n’est pas l’état de mariage qui profite le plus à l’Église. Il y a plus de perfection et de féli cité, elle-même le déclare, à garder le célibat qu’à vivre dans l’état de mariage. L’Église est ici le simple écho de l’Évangile "Les disciples lui dirent: — Si telle est la condition de l’homme envers la femme, mieux vaut ne pas se marier. Et il leur répondit: — Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là seulement à qui cela est donné... Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre, comprenne!" (Mt., XIX, 10 12). Ou encore de saint Paul: "Pour ce qui est des vierges, je n’ai pas d’ordre du Seigneur, mais je donne un avis en homme qui, par la miséricorde du Seigneur, est digne de con fiance. J’estime donc qu’en raison de la détresse présente, c’est l’état qui convient ; oui, c’est pour chacun ce qui convient" (I Cor., VII, 25-26).
La pureté du célibat, c’est la pureté du corps en quelque sorte
drainé par l’esprit, l’absorption des exigences de l’instinct par celles de
l’esprit: la virginité faisant le corps semblable à l’âme et l’âme semblable à
Dieu. Quand le nombre des élus sera achevé, la loi générique de la reproduction
cessera et la loi de l’Esprit manifestera toute sa puissance dans la chair des
hommes: "Lorsqu’ils ressusciteront d’entre les morts, ils n’épouseront ni
ne seront épousés, mais ils seront comme des anges dans les cieux" (Mc.,
XII, 25). La pureté des gens mariés, c’est la pureté du corps régi par
l’esprit, la régulation des exigences de l’instinct par celles de l’esprit.
4. Au temps où Jovinien égalait la virginité au mariage et prétendait qu’on ne pouvait exalter celle-là sans avilir celui-ci, saint Augustin 3 lui-même releva le défi et fixa sur ce point la haute doctrine traditionnelle que devait recueillir saint Thomas. L’homme qui entre dans l’état de mariage, disent ces Docteurs, accepte la tribulatio carnis dont parle l’apôtre, c’est-à-dire l’engagement dans les soucis extérieurs. Et cependant le choix de cet homme est bon; il n’a rien de désordonné; sa raison n’abdique pas, il suit la loi non de la matière mais de l’esprit. s’il accepte les liens du mariage en ‘vue des fins spirituelles très pures que lui montre sa raison éclairée par la foi et vers lesquelles il sera soulevé par la vertu divine du sacrement de mariage.
1. S. AUGIJSTIN, De Genesi ad
litteram, lib. IX, Cap. VII, n 12.
2. IV Sent., dist. 38, qu. I, a.
4, quaest. I.
3. De bono conjugali, contre
Jovinien; De nupt11s et concupiscentia, contre les Pélagiens ; et les passages
correspondants des Retraaationes.
Ces fins spirituelles, la théologie les appelle, depuis saint Augustin, les biens du mariage. Le premier de tous, c’est l’enfant, dont dépend pour une part l’accroissement ici-bas du Corps du Christ et plus tard l’augmentation du nombre des élus. Le second est le complément mutuel qu’apporte aux époux chrétiens la vie commune surnaturalisée. Le troisième bien, c’est la figuration réelle, concrète, visible, par un état de vie, de l’union inséparable du Christ et de son Église; plus intimement, la figuration, par la société visible des époux, de ce merveilleux amour où l’égoïsme est inconnu, où le sacrifice fait la loi.
Enfin, disent les Docteurs que nous résumons, le mariage est devenu un remède à la concupiscence que la chute originelle a déchaînée, d’abord en ce premier sens que l’acte auquel incline la concupiscence peut être, dans le seul mariage, accompli sans péché; ensuite en cet autre sens, plus haut, que la grâce divine conférée par le sacrement de mariage tend constamment à étouffer les racines mêmes de l’égoïsme et de la concupiscence — il reste que si, dans le mariage, la grâce sacramentelle offre un sûr remède contre les fièvres de la concupiscence, l’abstinence du mariage, en vue du Royaume, jointe à la pratique des oeuvres spirituelles et de la mortification de la chair, les guérit plus efficacement et plus radicalement encore.
Les différents états de vie ont pour but de servir le bien commun de
l’Église, qui est la vie spirituelle. Le mariage, par la manière dont il les
utilise, spiritualise les inclinations sensibles déposées dans la nature
humaine en vue de sa propagation; le célibat les réprime pour mieux libérer
l’esprit. L’obligation qui constitue l’état de mariage est née d’un engagement
à exercer saintement des activités qui sont légitimes sans être les plus
hautes; la liberté qui constitue l’état de célibat est née du désir de renoncer
à ces activités au profit d’autres qui sont spirituelles.
2. Or, ce n’est pas seulement à propos de ces activités précises qu’une semblable différence d’attitude peut être constatée. C’est plus généralement à propos des principales activités extérieures des chrétiens, les uns recherchant, dans la mesure où ces choses sont légitimes et soumises à la loi de l’esprit, la possession des biens matériels, l’accomplissement de l’oeuvre de chair, l’usage de leur propre indépendance; les autres étant portés à renoncer à tout, jusqu’à se lier par voeu, sous l’inspiration de l’amour, à la pauvreté, à la continence, à l’obéissance.
Voilà donc de nouveaux états de vie, l’état de vie commune et l’état
de vie parfaite. Celui-ci est quelque chose de plus que le simple état de
célibat. Il suppose que l’attitude de renonce ment s’étendra non seulement à
l’oeuvre de chair, mais encore à la possession des biens matériels et à la
libre disposition de la vie extérieure. Il suppose que cette attitude de
renoncement sera confirmée et stabilisée extérieurement par un voeu. En sorte
que la loi qui régit l’état de vie parfaite, c’est la loi de servitude religieuse,
de cette servitude qui affranchit de beau coup de choses, servire Deo
regnare est.
3. Nous touchons ici à un point essentiel, l’attitude du christianisme à l’égard de ce monde. Ici comme ailleurs il importe de maintenir la vérité catholique au-dessus des formes diverses, souvent subtiles ou dissimulées, de l’erreur. On éclairera beau coup la question si l’on compare entre elles la "loi de création" et la "loi de rédemption".
La "loi de création" est une loi de conquête et de domination du monde, par l’exercice intégral de toutes les activités humaines, supérieures et inférieures, maintenues avec infaillibilité dans la rectitude grâce à l’onction merveilleuse de la grâce originelle 1. C’était la loi d’innocence, l’ère de la possession pacifique des royaumes de la terre par le roi de ce monde (Genèse, I, 26-28).
Ces temps sont passés. Les rapports réciproques de l’homme et de l’univers, seront désormais régis par une loi nouvelle, une loi où apparaîtront des heurts et des disproportions.
Sans doute, la plus haute raison d’une semblable vicissitude, c’est que Dieu n’a laissé s’accomplir la catastrophe de l’ère d’innocence qu’en vue d’instaurer une ère plus ardente et plus divine, où l’efficace d’une grâce toute mêlée de larmes et de sang porterait les hommes si près de Dieu qu’ils pourraient devenir conformes à l’image de son Fils unique bien-aimé. Il reste que si l’humanité rachetée est portée vers Dieu par un élan nouveau, l’univers cependant a cessé d’être pour lui un habitat pacifique. Il s’est changé en lieu d’exil. Il est en même temps un lieu d’affreuses tentations, de batailles douloureuses, de péchés amers pour tout dire, la vallée des larmes. Car, même si l’on tient que la grâce rédemptrice est plus riche et plus intense que la grâce originelle, l’on doit bien constater cependant qu’elle n’apporte pas avec elle cette onction miraculeuse qui pacifiait le corps et les passions du premier homme. Ce sont des êtres divisés en eux-mêmes, où le corps lutte contre l’âme, les passions contre la raison, la fascination du visible contre l’appel de l’invisible, des êtres meurtris par le premier péché, qu’elle veut entraîner vers Dieu. Il n’y a plus Adam, il n’y a plus le jardin d’Éden. Il y a des hommes sauvés en espérance, qui portent dans l’épreuve les prémices de l’Esprit, en attendant le temps de la gloire; il y a le monde imparfaitement, douloureusement, dangereusement habitable, qui est comme dans l’enfantement d’une terre nouvelle et de cieux nouveaux où il fera bon demeurer (Rom., VIII, 19-25).
A la loi de création succède la "loi de rédemption"; c’est
la gérance difficile d’une terre d’exil, par l’exercice non pas intégral, mais
ordonné, contrôlé, purifié, d’activités humaines sans cesse en conflit les unes
avec les autres. C’est une loi de lutte et de renoncement, car il est devenu
impossible, sans renoncement d’échapper à la tyrannie des choses inférieures.
Telle est, pour tous les hommes, la règle suprême de la vie chrétienne. Mais il
y a deux manières de la vivre, comme il y a deux manières d’atteindre un
sommet, en suivant la route ou en prenant les traverses.
4. Le plus souvent, la grâce se contentera de diriger, en les élevant et en les purifiant, les activités de l’homme relatives aux biens temporels. On pourrait appeler ce régime, le régime de la plus large utilisation possible de l’univers par les chrétiens. Ils useront du mariage, ils seront propriétaires, ils disposeront librement d’eux-mêmes. Ils chercheront encore, mais dorénavant à l’ombre de la croix, à remplir la terre, à la soumettre, à étendre sur elle la domination de la raison: car le premier commandement de la Genèse, s’il est changé dans ses conditions de réalisation, n’est pas atteint dans sa substance. Ils s’appliqueront à l’oeuvre culturelle, ils travailleront à tisser la trame de l’histoire humaine. C’est là une tâche qui demeure providentielle. Ils auront souvent à employer les moyens temporels riches, c’est-à-dire des moyens bons en eux-mêmes, légitimes, normaux, mais chargés de matière et pesants. "Ces moyens sont les moyens propres du monde, l’esprit s’en saisit comme par un rapt, ils ne sont pas à lui; à vrai dire, de fait et depuis le péché d’Adam, ils relèvent du domaine du prince de ce monde. Notre office est de les lui arracher, par la vertu du sang du Christ. Il serait absurde de les mépriser ou de les rejeter, ils sont nécessaires, ils font partie de l’étoffe naturelle de la vie humaine. La religion doit consentir à recevoir leur aide. Mais il convient pour la santé du monde que la hiérarchie des moyens soit sauvegardée et leurs justes proportions relatives. 1" C’est quand la sagesse chrétienne utilise les moyens temporels riches qu’elle charme un plus grand nombre d’hommes; aussi le régime de la plus large utilisation de l’uni vers peut-il s’appeler le régime de la "voie commune".
1. Jacques MARITAIN, Religion et
culture, Paris, 1930, p. 73.
5. Mais il arrive que la grâce divine, en surélevant les activités de l’homme, les absorbe en quelque sorte, les confisque à son profit. Le régime qui résulte est le régime de la moindre utilisation possible de l’univers par les chrétiens. Ils s’occuperont plus lointainement du progrès de l’oeuvre culturelle et du succès de l’histoire humaine. Ils travailleront plus directement à l’avènement du royaume de Dieu, à l’expansion du Corps du Christ. Ils pourront choisir de renoncer au mariage, à la propriété, à la libre disposition d’eux-mêmes. Ils utiliseront de préférence les moyens purement spirituels, et les moyens temporels pauvres "La croix est en eux. Plus ils sont légers de matière, dénués, peu visibles, plus ils sont efficaces. Parce qu’ils sont de purs moyens pour la vertu de l’esprit. Ce sont les moyens propres de la sagesse, car la sagesse n’est pas muette, elle crie sur les places publiques, c’est le propre de la sagesse de crier ainsi, il lui faut donc des moyens de se faire entendre. L’erreur est de penser que les meilleurs moyens pour elle seront les moyens les plus puissants, les plus volumineux. Le pur spirituel est activité tout immanente; c’est la contemplation dont l’efficacité propre, pour toucher le coeur de Dieu, ne déplace aucun atome ici-bas. Plus on s’approche du pur spi rituel, plus les moyens temporels employés à son service s’amenuisent eux-mêmes. Et c’est la condition de leur efficacité. Trop ténus pour être arrêtés par un obstacle, ils atteignent là ou n’atteignent pas les plus puissants équipements. Propter suam munditiam. A cause de leur pureté, ils traversent le monde d’un extrême à l’autre. N’étant pas ordonnés à réussir tangible ment, ne comportant pas dans leur essence une exigence interne de succès temporel, ils participent, pour les effets spirituels à atteindre, à l’efficacité de l’esprit. 1" C’est dans l’emploi des moyens temporels pauvres que paraît le plus la folie de la croix; aussi le régime de la moindre utilisation du monde est-il celui de la "voie parfaite".
L’un et l’autre régime représentent deux formes extérieures de la vie chrétienne authentique, deux chemins visibles qui conduisent l’un et l’autre au même but, à savoir la perfection de la charité, qui est amour de Dieu pour Dieu, et de toutes choses pour Dieu. Car il n’y a qu’une sainteté.
I. Jacques M Religion et
culture, pp. 74-75.
6. La "voie commune" comportant l’usage chrétien contrôlé par la croix, des choses humaines, est plus adaptée à l’ensemble des fidèles. Il ne faut pas leur demander plus qu’il ne leur est possible, de peur que Satan ne les tente (I Cor., VII, 5). Leur vocation n’est pas, en règle normale, de renoncer aux biens temporels. Elle est d’en user sans perdre les biens éternels. "d’en user comme n’en usant pas, car la figure de ce monde passe" (I Cor., VII, x). Cette vocation est réalisable: Dieu ne commande jamais l’impossible. Il reste qu’elle est très haute. Si un reproche pouvait lui être adressé, ce serait d’être trop sublime pour l’ensemble des hommes. Mais le christianisme n’a-t-il pas précisément pour tâche d’élever sans cesse l’humanité au-dessus d’elle-même?
Et c’est ici qu’apparaît la nécessité sociale, à l’intérieur de
l’Église, du rôle de la "voie parfaite". Comment les fidèles
pourraient-ils dans leur ensemble s’élever jusqu’à l’usage chrétien des biens
extérieurs, du mariage, de la liberté, si, du milieu d’entre eux, ne sortaient
constamment des chrétiens qui, pour affirmer la primauté des fins spirituelles
avec un éclat inusité, ne choisissaient de renoncer complètement à ces mêmes
biens? Seul l’amour qui fait renoncer à tout pourra, dans l’Église, soutenir
l’amour qui fait instrument de tout. Et pour ceux qui, s’étant d’abord engagés
dans la voie plus large de l’usage légitime des biens terrestres, du mariage et
de la liberté, se voient tout d’un coup arrêtés dans leur élan et rejetés par
les infortunes comme au ban de la vie, s’ils lèvent les yeux sur les
merveilleux exemples de renoncement que l’Église fait briller autour d’eux à
toute époque, ne pourront-ils pas comprendre alors que Dieu, qui semblait
vouloir les briser dans sa Puissance ou les abandonner aux coups du sort, ne
fait en réalité que les appeler dans son Amour à une vocation plus sainte et
plus sublime que celle qu’ils auraient osé rêver?
7. L'"état canonique de perfection" ou "état religieux" exige les trois voeux de pauvreté, de chasteté, d’obéissance. Il comprend: les ordres religieux (voeux publiques solennels), les congrégations religieuses (voeux publiques simples). On lui rattache les sociétés à voeux privés observant la vie commune; et les instituts séculiers voués à la recherche de la perfection chrétienne et à la pratique des trois conseils évangéliques, non plus en sortant du monde, mais en restant au milieu du monde "sans le secours extérieur de l’habit religieux et de la vie en commun".
Il rassemble des clercs et des laïques. Il est évident que, dans les activités relevant, selon Pie XII, de l’apostolat des laïques, les religieux laïques devront faire un choix: ils seront voués d’abord aux activités ecclésiales et spirituelles; des activités profanes et temporelles, ils ne prendront que ce qui est requis pour y porter la lumière de la vie évangélique.
1. A côté de la permanence des états de vie, on peut distinguer dans l’Église la permanence moralement continue de certaines activités extérieures, de certaines tâches, de certains sacrifices, comme de confesser la foi, de souffrir ou de mourir pour elle. Ces manifestations de la vie de l’Église, fugitives lorsqu’on les considère dans leur singularité, mais durables par la constance de leur apparition, voilà ce qu’on appellera, en les opposant aux états de la vie chrétienne, les conditions de la vie chrétienne.
C’est ainsi que les divers moments de la vie temporelle du Christ pourront être reproduits dans le Christ total qui est l’Église. Des âmes isolées mais nombreuses (ou même des ordres religieux tout entiers), prendront à tâche d’imiter aussi fidèlement que possible et de prolonger en quelque sorte dans l’espace et le temps telle attitude ou telle action du Sauveur le silence, l’humilité, la contemplation de sa vie cachée, son jeûne de quarante jours dans le désert, ses veilles et ses longues prières nocturnes, ses prédications aux foules, ses bontés pour les malades, ses souffrances expiatrices et même son martyre sur la Croix.
Ainsi la vie de l’Église, fortement unifiée par l’Esprit de Dieu,
est-elle fortement différenciée dans ses fonctions: "Si le tout était
un seul membre, où serait le corps..." (cf. I Cor., XII, 19-30).
2. De même que dans le corps humain les différents membres manifestent la vie du tout et la servent, ainsi dans le corps de l’Église les différenciations extérieures, états de vie ou conditions de vie, sont les manifestations et les serviteurs toujours insuffisants d’un immense et mystérieux amour. Tout chrétien comprend cela. Mais les saints le voient. Où trouver plus haute intelligence de la révélation de saint Paul sur le corps de l’Église que dans ces lignes de sainte Thérèse de Lisieux: "Je voudrais éclairer les âmes comme les Prophètes, les Docteurs, j’ai la vocation d’être Apôtre... Je voudrais être missionnaire, non seulement pendant quelques années, mais je voudrais l’avoir été depuis la création du monde et l’être jusqu’à la consommation des siècles... A l’oraison, mes désirs me faisant souffrir un véritable martyre, j’ouvris les épîtres de saint Paul, afin de chercher quelque réponse. Les chapitres XII et XIII de la première épître aux Corinthiens me tombèrent sous les yeux. J’y lus que tous ne peuvent être apôtres, prophètes, docteurs, etc., que l’Église est composée de différents membres, et que l’oeil ne saurait être en même temps la main. La réponse était claire, mais ne comblait pas mes désirs, elle ne me donnait pas la paix... Sans me décourager, je continuai ma lecture et cette phrase me soulagea: Recherchez avec ardeur les dons les plus parfaits; mais je vais encore vous montrer une voie plus excellente. Et l’apôtre explique comment tous les dons les plus parfaits ne sont rien sans l’Amour, que la Charité est la voie excellente qui conduit sûrement à Dieu. Enfin, j’avais trouvé le repos! La Charité me donna la clef de ma vocation. Je compris que, si l’Église avait un corps composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait pas; je compris que l’Église avait un coeur, et que ce coeur était brûlant d’Amour; je compris que l’Amour seul faisait agir les membres de l’Église, que si l’Amour venait à s’éteindre, les Apôtres n’annonceraient plus l’Évangile, les Martyrs refuseraient de verser leur sang. Je compris que l’Amour renfermait toutes les vocations, que l’Amour était tout, qu’il embrassait tous les temps et tous les lieux, en un mot qu’il est Éternel 1!"
1. Manuscrits autobiographiques
B, fol. 2-3.
1. Il importe tout d’abord de départager très nettement le plan spirituel, où se situe l’Église, royaume qui n’est pas de ce monde, et le plan temporel, où se meuvent les cultures, les civilisations, les royaumes de ce monde. Si profondément influencé par le spi rituel qu’on le suppose, le temporel en est de soi distinct.
"Sur un premier plan d’activité, qui est le plan du spirituel au sens le plus typique du mot, nous agissons comme membres du corps mystique du Christ. Que ce soit dans l’ordre de la vie liturgique et sacramentelle, du travail des vertus ou de la contemplation, de l’apostolat ou des oeuvres de miséricorde, notre activité vise comme objet déterminant la vie éternelle, Dieu et les choses de Dieu, l’oeuvre rédemptrice du Christ à servir en nous et dans les autres. C’est le plan de l’Église elle-même.
* Sur un second plan d’activité, qui est le plan du temporel, nous agissons comme membres de la Cité terrestre et comme engagés dans les affaires de la vie terrestre de l’humanité. Qu’elle soit d’ordre intellectuel ou moral, scientifique ou amistique ou social et politique, notre activité, tout en étant, si elle est droite, rapportée à Dieu comme à sa fin dernière, vise de soi, comme objet déterminant, des biens qui ne sont pas la vie éternelle, mais qui concernent d’une façon générale les choses du temps, l’oeuvre de la civilisation ou de la culture. C’est le plan du monde 1."
1. Jacques MARITAIN, Humanisme
intégral, Paris, 1936, pp. 311-312.
2. Tantôt donc, sous la motion des puissances surnaturelles de grâce et de hiérarchie, les ressources et énergies humaines fonctionnent comme élevées à un plan supérieur, tel un instrument dans la main d’un artiste; alors, elles se dépassent elles- mêmes, reçoivent en quelque sorte des ailes pour voler, introduisent l’homme dans la vie divine, visent immédiatement les fins du royaume de Dieu, constituent l’étoffe même dont est faite l’Église ou le christianisme. Tantôt au contraire, sous la motion des puissances surnaturelles de grâce et de hiérarchie, les ressources et énergies humaines fonctionnent sur leur propre plan, selon leur propre style, à la façon d’une cause seconde, telle une plante sous la pluie et le soleil; alors elles sont aidées et illuminées en vue des tâches humaines, reçoivent en quelque sorte des ailes pour courir, visent immédiatement les choses du temps, constituent l’étoffe même dont sont faites les cultures et les civilisations, dans la mesure, toujours partielle, où elles sont chrétiennes.
La distinction que nous venons de faire du point de vue de la causalité efficiente peut se faire aussi du point de vue de la causalité finale. Il est clair que toutes les activités et œuvres du chrétien doivent être ordonnées à la fin de la béatitude éternelle. Mais ou bien cette ordination est directe et immédiate, et voilà le domaine spirituel des choses qui ne sont qu’à Dieu, qui Constituent l’Église, Royaume qui est dans ce monde sans être de ce monde. Ou bien cette ordination est indirecte et médiate, il faut rendre directement et immédiatement à César ce qui est à César, mais en dernier ressort C’est pour Dieu qu’on le rend à César: voilà le domaine des choses de soi temporelles et culturelles. Elles valent pour elles-mêmes, elles ne sont pas de purs moyens; elles sont de vraies fins, mais intermédiaires et infravalentes.
La dualité du royaume de Dieu et des royaumes de ce monde, de l’Église et de la cité, la spécificité de leurs fins et de leurs activités, l’impossibilité de remplacer l’une par l’autre, d’absorber l’une dans l’autre, ont été rappelées par Léon XIII: "Dieu a divisé le soin de gouverner le genre humain entre deux puissances, l’une ecclésiastique, l’autre civile; l’une préposée aux choses divines, l’autre aux choses humaines. Chacune d’elles est suprême en son ordre; chacune d’elles est contenue dans des limites précises qui lui sont tracées par sa nature et sa fin prochaine; ainsi se circonscrit un domaine sur lequel chacune exerce son action de plein droit 1"
"Sans aucun doute, l’Église et la cité ont chacune leur suprématie, principatum; aussi dans la gestion de leurs propres affaires, aucune n’obéit à l’autre, à l’intérieur cela s’entend des limites qui lui sont tracées par ses fins prochaines. Il ne s’ensuit d’ailleurs aucunement qu’elles soient désunies, moins encore ennemies 2"
1. Encyclique Immortale Dei, 1
novembre 1885.
2. Encyclique Sapientiae
christianae, 10 janvier 1890.
"Il est nécessaire qu’il y ait entre l’une et l’autre puissances un lien d’ordonnance... On ne peut se faire une idée de la qualité et de l’étendue de ce lien qu’en considérant la nature de chacune des deux puissances et en tenant compte de l’excellence et de la noblesse de leur buts: l’une ayant pour fin prochaine et principale de s’occuper des intérêts périssables, l’autre de procurer les biens célestes et éternels 1"
Voilà deux plans différents, deux objets différents, deux biens communs différents, l’un spirituel, l’autre temporel. Ils sont différents, mais l’un est de soi subordonné à l’autre. Le bien commun de la civilisation demande de soi à se référer au bien commun de la vie éternelle qui est Dieu lui-même.
"Sur l’un et l’autre plans, je ne ferai bien mon travail qu’en ayant à l’égard de l’objet visé la compétence et les armes voulues; mais là-même où j’agis comme membre d’une autre cité que l’Église du Christ, la vérité et la vie chrétienne doivent pénétrer du dedans mon activité, être l’âme vivante et rectrice de tout le matériel de connaissances et des moyens de réalisation que je mettrai en oeuvre soit que l’objet auquel je travaille, comme planter une vigne ou bâtir une maison relève d’une technique indépendante en elle-même de la foi chrétienne, soit que lui-même, et si grande que puisse être la part de technique drainée par lui, il soit essentiellement d’ordre éthique, comme les choses du domaine social et politique, et dépende dès lors intrinsèque ment de principes supérieurs que la foi chrétienne et la sagesse chrétienne assigneront d’en-haut.2"
1. Encyclique Immortale Dei.
2. Jacques MARITAIN, Humanisme
intégral, p. 3X4.
Le christianisme, l’Évangile, demande donc à être présent sur les deux plans d’activités, le plan ecclésial et spirituel et le plan profane et temporel, mais sans détruire en rien leur spécificité propre. C’est ce qu’on exprime en disant que le chrétien doit agir d’une part en tant que chrétien, et d’autre part en chrétien.
"Si je me tourne vers les hommes pour leur parler et agir au milieu d’eux, disons que sur le premier plan d’activité, sur le plan du spirituel, je parais devant eux en tant que chrétien, et pour autant j’engage l’Église du Christ; et que sur le second plan d’activité, sur le plan du temporel, je n’agis pas en tant que chrétien, mais je dois agir en chrétien, n’engageant que moi, non l’Église, mais m’engageant moi-même tout entier et non pas amputé ou désanimé, — m’engageant moi-même qui suis chrétien, qui suis dans le monde et travaille dans le monde sans être du monde, qui de par ma foi, mon baptême et ma confirmation, et si petit que je sois, ai vocation d’infuser au monde, là où je suis, une sève chrétienne 1"
C’est en tant que catholique qu’il m’est demandé d’agir comme mandaté par l’Action catholique; c’est en catholique qu’il m’est demandé d’agir comme agriculteur, technicien, juriste, poète ou politique.
Le spirituel et le
temporel nettement définis, il est possible de déterminer les interventions
directes ou incidences du spirituel dans le temporel, principalement en ce qui
regarde la politique. Elles se produisent à deux titres l’illumination du
temporel, et la défense du spirituel.
1° "Par là même que l’ordre spirituel est à la fois supérieur à l’ordre temporel et en liaison vitale avec lui, il y a dans le temporel, à l’égard de l’ordre temporel lui-même, une zone de vérités connexes aux vérités révélées dont l’Église a le dépôt, et qui commandent d’en haut la pensée et l’activité temporelles du chrétien; c’est ainsi que les encycliques de Léon XIII et de Pie XI ont élaboré les principes d’une sagesse chrétienne, politique, sociale, économique, qui ne descend pas jusqu’aux déterminations particulières du concret, mais qui est comme un firmament théologique pour les doctrines et les activités plus particulières engagées dans les contingences du temporel 2." La matière à éclairer est celle des royaumes de ce monde; mais le rayon qui tombe sur elle du magistère pour l’éclairer, la purifier, la sauvegarder, relève directement du royaume qui n’est pas de ce monde.
1. Jacques MARITAIN, ibid. Voir
plus haut, p. 293.
2. Humanisme intégral, p. 3X6.
A cette fin d’illuminer
le temporel se rapportent les nombreuses instructions pastorales visant à
éclairer la conscience morale des citoyens catholiques sur leurs devoirs
publics (sauvegarde des libertés religieuses, maintien des structures
familiales, maintien de la paix civile et internationale, établissement de la
justice sociale, respect des droits de la personne humaine, rejet des moyens de
violence, etc.), en leur laissant la responsabilité de l’ultime décision
pratique à prendre. Il est clair que plus l’éducation éthico-politique d’une
population est parfaite et plus les citoyens catholiques d’un pays sont
capables d’agir comme des personnes politiquement majeures, plus aussi
l’autorité religieuse peut concentrer son effort sur sa tâche essentielle qui
est de conduire les âmes à la vie éternelle et de les aider à continuer
l’oeuvre de l’Incarnation rédemptrice.
2° L’autre cas
d’incidence du spirituel dans le temporel se rattache à la défense du
spirituel.
a) Il existe une
zone de questions qui sont mixtes de soi et par elles-mêmes, comme le mariage,
l’éducation, l’école, etc. Sous un aspect, elles relèvent directement de
l’Église; sous un autre aspect, elles relèvent directement de l’État. Le
chrétien membre du Corps mystique: "à les considérer, d’abord et avant
tout, non pas selon qu’elles intéressent l’ordre temporel et le bien de la cité
terrestre (lequel du reste souffre détriment lui-même si les biens supérieurs
sont violés), mais selon qu’elles intéressent les biens supra-temporels de la
personne humaine et le bien commun de l’Église du Christ 1."
b) Il y a des démarches de soi et ordinairement temporelles qui, exceptionnellement et en vertu des circonstances de fait, mettent directement et immédiatement en cause le bien commun de l’Église. Le chrétien aura à les considérer d’abord et avant tout sous cet aspect. Exceptionnellement, elles deviennent spirituelles. Les citoyens catholiques les accompliront au nom même de l’Église, comme instruments de l’Église. Chaque fois donc que la politique touchera directement à l’autel, par exemple par la promulgation de lois limitant illégitimement les libertés de l’Église, celle-ci pourra prendre elle-même l’initiative de l’acte politique. Ces démarches relèveront de ce qu’on a appelé "l’action civique pour la défense des valeurs propres de la cité de Dieu engagées dans le temporel 2," par laquelle le chrétien "intervient dans les choses politiques pour y défendre les intérêts religieux et dans la stricte mesure exigée par cette défense, ce qui n’est pas du tout la même chose que travailler à une oeuvre politique dirigée par une certaine conception du bien commun temporel à procurer 3".
1. Ibid., p. 317.
2. Ibid., p. 320.
3. Ibid., p. 318.
Par opposition au christianisme ou au Royaume qui n’est pas de ce monde, on peut appeler chrétientés les civilisations, les ensembles culturels qui accueillent non hypocritement mais réellement, dans une mesure sans doute toujours très imparfaite, l’influence vivificatrice que le christianisme exerce sur eux, tant par sa doctrine que par son esprit d’amour. On dira que le christianisme demeure tandis que les chrétientés meurent. Les chrétientés passent sous le christianisme comme des nuages sous le soleil. On peut distinguer deux types de chrétientés: la chrétienté médiévale et la chrétienté nouvelle, à l’avènement de laquelle il nous est demandé de travailler.
1. Elle commence au moment où le christianisme est en train de
conquérir toute l’Europe. L’idée vient alors aux chrétiens de se grouper entre
eux politiquement, c’est-à-dire de fonder une cité constitutionnellement faite
de chrétiens, la qualité de chrétien catholique entrant alors dans la
définition même du citoyen comme partie intégrante.
2. Les Juifs non convertis et les Gentils sont, de ce fait, des
étrangers, ce qui ne veut pas dire nécessairement des ennemis. Quant à
l’hérésie médiévale, elle devient, non pas en tant qu’hérésie ou faute
spirituelle détruisant la foi d’abord consentie, mais en tant qu’hérésie
médiévale, ou faute temporelle détruisant le statut constitutionnel, un crime
de droit commun.
3. La cité médiévale se présente à nos yeux comme une agglutination du
spirituel et du temporel qui n’est point exigée par la nature des choses. Ce
que requiert la nature des choses, c’est la distinction du spirituel et du
temporel et la subordination du second, non leur agglutination comme éléments
constitutifs de la notion de citoyen. Il sera donc loisible de concevoir un
autre type de cité chrétienne; mais la solution médiévale était alors suggérée
par les circonstances historiques.
4. Même au moyen âge, le christianisme, qui est spirituel, reste
distinct de la chrétien qui est temporelle; l’Église reste distincte de l’État.
Le pape est à la tête du christianisme c’est pour assurer son indépendance
spirituelle qu’il est, par surcroît, prince des États de l’Église. L’empereur
était théoriquement à la tête de la chrétienté. Mais les défaillances des
empereurs chrétiens vont amener les papes à joindre à leur pouvoir spirituel,
par une nécessité de salut public évidente, impérieuse — et malgré les dangers
qu’une telle alliance comportera — un certain pouvoir temporel de régir, par
suppléance, la chrétienté surtout au moment où la puissance musulmane se fait
menaçante.
5. Les croisades ne sont pas des missions armées. Dans leur essence,
elles apparaissent non pas comme des luttes du christianisme contre l’Islam: le
christianisme ne cherche pas à anéantir, mais à convertir. Les croisades sont
des luttes de la chrétienté temporelle contre l’Islam, des luttes dans
lesquelles la chrétienté — mobilisée par le pape en tant que tuteur de la
chrétienté, et encouragée par le pape en tant que vicaire du Christ, —
défendait par des moyens temporels son salut temporel. La croix qui
s’affrontait au croissant n’était pas celle qui sauve l’Orient et l’occident;
c’était une croix "temporalisée", comme la croix du drapeau suisse.
6. Saint Louis a spiritualisé l’idée de croisade. Saint François a
fait quelque chose d’encore plus grand, il a ressuscité l’idée de mission.
Celano cite de lui ce mot: "L’obéissance suprême, où la chair et le sang
n’ont aucune part, est celle qui, sous l’inspiration divine, détermine un frère
à se rendre chez les infidèles, soit pour sauver leurs âmes, soit avec le désir
du martyre." Après François se lèveront Plan-Carpin, Jean de Montecorvino,
Odoric de Pordenone, et une nuée de martyrs.
7. La chrétienté médiévale était un premier essai, combien inadéquat, de politique chrétienne, en vue de fonder une cité temporelle, constitutionnellement composée des seuls chrétiens. Elle a disparu avec ses splendeurs, qui tenaient aux grandeurs de peuples touchés par l’Évangile, et ses tares qui tenaient à leurs misères. N’allons pas la faire sortir du tombeau. Nous attendons une chrétienté nouvelle, une application différente, à une situation historique différente, des éternels principes évangéliques relatifs au temporel. Rien n’est à recopier, tout est à réinventer.
1. Elle prendra en considération un double fait historique a)
le fait (malheureux) de la division religieuse et de la diversité des croyances
au sein de sociétés politiques, ayant pour fin, en tant que telles, le bien
commun temporel de tous; b) le fait (heureux) de la différenciation
plus complète qui s’est produite au cours du temps entre le domaine spirituel
et le domaine temporel, autonomes l’un et l’autre, quoique non séparés, ainsi
que l’a enseigné Léon XIII.
2. La politique chrétienne, dans les conditions actuelles du monde,
vise à former l’unité politique de tous les habitants d’une région, d’un pays,
à leur accorder tous les droits du citoyen, en les prenant tels qu’ils sont,
quelle que soit leur croyance religieuse, mais pour les orienter efficacement,
sous la pression d’un esprit évangélique authentique, vers des fins temporelles
et politiques que le christianisme n’a pas à désavouer et dont il peut
reconnaître la légitimité.
3. Une politique chrétienne s’interdit dès lors la contrainte envers les citoyens non chrétiens qu’elle groupe sur le plan temporel avec d’autres citoyens chrétiens, à supposer qu’ils acceptent les préceptes pratiques fondamentaux d’une société d’hommes libres respect de la paix sociale, de la vérité, de la justice, de la dignité humaine, de l’amitié fraternelle, de la valeur absolue du bien ou du mal. Elle pratique la "tolérance civile". Elle ne tombe pas dans la "tolérance dogmatique" qui regarde comme également recevables en elles-mêmes toutes les formes de croyance ou d’incroyance; elle ne cherche pas à prôner un minimum de doctrine spéculative commun à tous les citoyens croyants ou incroyants. Elle procède d’un christianisme authentique et intégral, mais c’est "pour appeler à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente — extrêmement déficiente peut-être — des vérités que l’Évangile connaît dans sa plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’oeuvre commune en question. C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force: Qui n’est pas contre vous est avec vous 1"
1. Jacques MARITAIN, Humanisme
intégral, p. 221.
4. Léon XIII avait traité dans l’Encyclique Immortale Dei de
la tolérance civile des cultes dans un État catholique. Pie XII est venu
élargir le problème. Dans son Allocution aux juristes italiens, du 6 décembre
1953, il envisage une communauté mondiale formée de peuples et d’États,
"les uns chrétiens, les autres non chrétiens, indifférents religieusement,
ou consciemment laïcisés, ou même ouvertement athées", et c’est en
fonction d’une telle communauté qu’il pose, d’une manière nouvelle, le problème
de la tolérance civile des cultes: "La réalité, dit-il, nous montre que
l’erreur et le péché se rencontrent dans le monde dans une large mesure. Dieu
les réprouve; cependant il leur permet d’exister. En conséquence, l’affirmation
suivant laquelle la déviation morale et religieuse doit toujours être empêchée
quand c’est possible, parce que sa tolérance est en elle-même immorale, ne peut
valoir dans un sens absolu et inconditionné... Rappelons que le Christ, dans la
parabole de l’ivraie, a recommandé de laisser croître l’ivraie avec le froment
dans le champ du monde à cause du froment (Mt., XIII, 24-30). Le devoir de
réprimer les déviations morales et religieuses ne peut donc être une norme
ultime d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales,
qui, dans certaines circonstances permettent, et font même apparaître comme le
parti le meilleur, de ne pas empêcher l’erreur pour promouvoir un bien plus
grand".
5. La cité comme telle a des devoirs envers Dieu. Si, dans une société
composée de citoyens catholiques, protestants, agnostiques et athées, il ne
semble pas nécessaire et opportun de proclamer le catholicisme religion d’État,
il reste "qu’une cité ainsi composée, mais dans les structures politiques
et morales de laquelle prévaudrait l’inspiration chrétienne, serait consciente
de sa doctrine et de sa morale et l’exprimerait publiquement... Dans cette
conception, la société civile est organiquement liée à la religion et ne fait
que se tourner consciemment vers la source de son être en invoquant
l’assistance divine et le nom divin selon que ses membres le connaissent.
1" "Le pouvoir civil, en tant qu’il représente le peuple, a, à
l’occasion de ses actes les plus solennels, ou en cas, par exemple, de péril
public, à recourir aux prières des représentants de la ou des confessions
religieuses historiquement enracinées dans la vie du peuple 2."
6. On voit quelle tâche représente l’avènement d’une chrétienté
nouvelle. Citons quelques lignes de l’Humanisme intégral: "Il est
impossible qu’une transformation vitalement chrétienne de l’ordre temporel se
produise de la même façon et par les mêmes moyens que les autres
transformations et révolutions temporelles. Si elle a lieu, elle sera fonction
de l’héroïsme chrétien... L’héroïsme chrétien n’a pas les mêmes sources que les
autres; il procède du coeur d’un Dieu flagellé et tourné en dérision, crucifié
hors des portes de la ville. Il est temps pour lui de mettre de nouveau, comme
jadis dans les siècles médiévaux, la main aux choses de la cité terrestre, mais
en sachant bien que sa force et sa grandeur sont d’ailleurs... Ainsi une
rénovation sociale vitalement chrétienne sera oeuvre de sainteté ou elle ne
sera pas ; je dis d’une sainteté tournée vers le temporel, le séculier, le
profane. Le monde n’a-t-il pas connu des chefs de peuple saints? Si une
nouvelle chrétienté surgit dans l’his toire, elle sera l’oeuvre d’une telle
sainteté. 3"
7. "Si les faits ne doivent pas répondre à cette attente, si désormais l’oeuvre de chrétienté doit se développer au sein de ce que l’Écriture appelle le mystère d’iniquité, comme ce mystère se développait jadis au sein de l’oeuvre de chrétienté, du moins pouvons-nous espérer que dans le monde nouveau une culture authentiquement chrétienne surgira, non plus groupée et rassemblée, ainsi qu’au moyen âge, en un corps de civilisation homogène occupant une petite portion privilégiée de la terre habitée, mais répandue sur toute la surface du globe comme le réseau vivant des foyers de vie chrétienne disséminée parmi les nations dans la grande unité supra-culturelle de l’Église. Au lieu d’un château-fort dressé au milieu des terres, pensons plutôt à l’armée des étoiles jetées dans le ciel. 4"
1. Jacques MARITAIN, Raison et
raisons, p. 278.
2. Jacques MARITAIN, L’homme et
l’Etat, Paris, 1953, p. 163.
3. Jacques MARITAIN, Humanisme
intégral, pp. 131-133.
4. Jacques MARITAIN, Religion et
culture, p. 48.
1. C’est immédiatement par rapport aux fins suprêmes et ultimes que,
dans la grandiose perspective augustinienne, se définissent les deux
"cités mystiques", contraires par leur esprit, différentes dans leurs
manifestations visibles, opposées dans tout leur être: d’une part la cité de
Dieu, ou l’Église, ordonnée immédiatement aux fins de la vie éternelle; d’autre
part, la cité du diable, insurgée contre les biens de la vie éternelle
"Deux amours ont bâti deux cités: l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu,
la cité terrestre; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste;
l’une qui se glorifie en soi, l’autre dans le Seigneur 1"
2. Les rapports de l’Église avec la cité du mal sont régis par une loi
d’opposition: "Quel rapport en effet entre la justice et l’impiété? Quelle
union entre la lumière et les ténèbres? Quelle entente entre le Christ et
Bélial? Quelle association entre le fidèle et l’infidèle? Quel accord entre le
temple de Dieu et les idoles? Or, c’est nous qui le sommes, le temple du Dieu
vivant, ainsi que Dieu l’a dit J’habiterai au milieu d’eux..." (II Cor.,
VI, 14-16). L’apôtre exhorte d’abord les chrétiens à ne pas former avec les
infidèles "d’attelage disparate". Mais ses exigences ne s’arrêtent
pas là, elles vont plus loin: "En possession de telles promesses,
bien-aimés, purifions-nous de toute souillure de la chair et de l’esprit,
achevant de nous sanctifier dans la crainte de Dieu" (VII, 1).
L’opposition entre la lumière et les ténèbres, entre le Christ et Bélial, se
transporte dès lors à l’intérieur même des chrétiens.
3. La cité de Dieu, l’Église, est sans péché non sans pécheurs. Tout ce qui, chez les justes surtout, et même chez les pécheurs, témoigne en faveur de dons authentiques de l’Esprit, se trouve en dedans et en deçà de l’Église et forme son être. Et tout ce qui, chez les pécheurs surtout, et même chez les justes, témoigne dans le sens du péché, est situé en dehors et au delà de l’Église et lui demeure étranger.
1. De civitate Dei, livre XIV,
ch. 28. Dans tout le présent paragraphe, le mot cité est évidemment à prendre
au sens analogique, pour désigner une certaine communauté de vie et de sort.
En sorte que, à parler théologiquement et rigoureusement, l’Église s’oppose ici-bas à la cité du mal non pas comme le camp des bons au camp des méchants, mais — par une dis jonction plus subtile, "plus incisive qu’un glaive à deux tranchants et pénétrant jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit" (Hébr., IV, 12) — comme le camp des valeurs relevant du Christ au camp des valeurs relevant du Prince de ce monde; comme le camp de ce qui est bon (dans les bons et les méchants) au camp de ce qui est mal (dans les méchants et les bons). Ses frontières partagent en deux l’être de ses enfants, clercs et laïques, prenant en deçà la partie pure, laissant au delà la partie impure. Et même elles s’efforcent de partager en deux l’être de ceux qui ne se disent pas ses enfants, cherchant en eux la part du ciel, pour l’enclore à l’intérieur d’elles-mêmes.
1. En opposant comme nous venons de le faire le royaume du Christ et
le royaume du Prince de ce monde, la cité du bien et la cité du mal, nous nous
sommes placés dans la perspective immédiate de la fin ultime, espérée ou
refusée, qui commande tout le livre de la Cité de Dieu. Elle est exacte, sans
doute, mais elle n’est pas complète. Pour l’achever, il faudrait encore
distinguer le plan de la cité humaine, renfermant tout ce qui relève des choses
de César et des choses de la culture, et spécifiée par un rapport immédiat au
bien commun temporel, lequel ne peut être qu’une fin intermédiaire ou infravalente.
2. Cette troisième cité, saint Augustin ne l’a pas méconnue, et bien
qu’il donne le plus souvent le nom de "cité terrestre" à la cité du
mal, ce qui n’ira pas sans équivoques, il a cependant marqué suffisamment, dans
son grand ouvrage 1, la spécificité irréductible de la cité
humaine, culturelle ou politique. Il sait le prix de la sagesse philosophique
et cherche à s’emparer de ce que les philosophes anciens ont dit de vrai. Il
admire la grandeur de l’âme romaine. Il souhaite pour les peuples, la "paix
terrestre", qu’il appelle parfois la "paix de Babylone". Il ne
doute pas qu’elle ne soit un bien: "Quand triomphent les défenseurs de la
plus juste cause, qui pourrait douter qu’une telle victoire est heureuse et une
telle paix désirable? Ce sont là des biens, et, sans aucun doute, des dons de
Dieu 2."
3. La distinction entre "fin ultime" et "fin
intermédiaire ou infravalente" ne se trouve cependant qu’à l’état
implicite chez saint Augustin. Dès qu’on la fait explicitement, on est conduit
à reconnaître, outre les deux cités d’ordre "mystique" une autre cité
d’ordre humain, culturel, politique. En tout, trois sortes de cités: la cité de
Dieu, où le diable n’a point de part; la cité du diable, au péché de laquelle
Dieu n’a point de part; la cité de l’homme, où le diable et Dieu ont une part.
4. La cité de Dieu respecte la spécificité des cités humaines. Son influence vise non à les utiliser comme moyens, à les assimiler, à les changer en son propre corps; mais à les secourir dans leur rôle de fins intermédiaires, à les orienter selon les exigences les plus intimes et les plus hautes déposées au fond d’elles-mêmes par le Créateur, à les rendre plus purement humaines: "C’est nous qui rappelons à tous et à chacun que n’est vraiment et pleinement humain que ce qui est chrétien, et que ce qui est antichrétien est inhumain. 3"
La cité du diable tente au contraire de ruiner les cités humaines. Elle leur persuade d’ériger leurs fins intermédiaires en fins ultimes, leurs fins terrestres en fins suprêmes. C’est la sûre manière de les affoler et de les renverser. Il reste que la cité politique, en raison même de sa nature, résiste pour une part aux entreprises de perversion, qu’elle n’est pas entraînée entièrement par les puissances du mal, et qu’un peu de bien authentique continue de subsister en elle. On pourra distinguer encore la cité de l’homme et la cité du diable. Sous Néron comme sous Domitien, au temps de l’Épître aux Romains comme au temps de l’Apocalypse, les chrétiens devront savoir reconnaître la part (c’est l’enseignement de saint Paul) que Dieu leur demande de donner à César, en tant que chef d’une cité humaine; et la part (c’est l’enseignement de saint Jean) que Dieu leur demande de refuser absolument à ce même César, en tant que son visage est celui de l’Antéchrist, et qu’il est l’instrument du Prince de ce monde.
1. Et ailleurs, par exemple,
Epist. CXXX VIII, n° 17.
2. De civitate Dei, livre XV,
ch. 4.
3. PIE XI, discours du 24
décembre 1938.
5. Parce qu’elle n’a pas utilisé expressément les distinctions de "fin ultime", de "fin intermédiaire", de "pur moyen", la doctrine augustinienne ne permettra pas de distinguer expressément la cité humaine des deux cités mystiques.
Elle tentera parfois d’utiliser comme moyen ce qu’il y a de bon dans la cité terrestre pour finir par le résorber dans la cité de Dieu "ce sera l’origine de ce qu’on a appelé l'augustinisme politique" et des erreurs médiévales attribuant à l’Église un "pouvoir direct" sur le politique). Parfois, au contraire, elle refoulera dans la cité du diable la civitas terrena, qui prétend avoir valeur de fin, et avec elle son organisation (il s’est trouvé des "spirituels" pour voir une oeuvre du diable dans la législation canonique elle-même).
Au lieu de trois cités, il pourra sembler qu’il n’y en ait que deux;
bien qu’on sente affleurer constamment la présence de la troisième dans
l’oeuvre même de saint Augustin.
6. C’est la perspective ouverte par saint Thomas qui permettra de distinguer expressément: la "fin ultime" absolument parlant (fin spirituelle de la vie éternelle), et la "fin intermédiaire ou infravalente", qui n’est ultime que dans un ordre donné (fin temporelle des cités humaines); de distinguer expressément la subordination de la fin intermédiaire et la subordination du pur moyen; de distinguer expressément les trois cités, celle de Dieu, celle du diable, celle de l’homme.
Ne nous y trompons pas, expliciter une distinction, quand elle se rapporte aux distinctions fondamentales par lesquelles s’opposent la nature et la grâce, la grâce et le péché, ce n’est pas simplement "ajouter une précision"; c’est éclairer d’une manière nouvelle une foule de problèmes qui demandaient une réponse immédiate, et qu’on avait bien résolu dans le sens de l’Évangile, mais sans encore posséder l’instrument logique qui eût seul permis de les circonscrire avec une parfaite netteté.
On parlera de la première rencontre avec l’Église (1) ; des péchés d’infidélité, d’hérésie, de schisme, qui déchirent l’Église et de la peine de l’excommunication (2); des diverses formations religieuses dans leur rapport à 1'Église (3); des religions chrétiennes dissidentes (4); des formations athées (s); de l’axiome: "Hors de l’Église pas de salut" (6).
L’état plénier et les états imparfaits de l’Église.
ne suffirait pas d’une présence d’inhabitation pure et simple de l’Esprit saint pour constituer l’Église de la Loi nouvelle; ce qui est requis, c’est la présence d’inhabitation plénière et parfaite qui a commencé avec l’effusion de la grâce pleinement christique. L’inhabitation plénière de l’Esprit et l’effusion plénière de la grâce christique sont simultanées.
Où la charité est pleinement christique, c’est-à-dire où elle est cultuelle, sacramentelle, orientée, l’Église est dans son état plénier, achevé. Cette charité pleinement christique est présente par soi directement et d’une manière salutaire dans les membres justes; par son influence, indirectement et d’une manière non salutaire dans les membres pécheurs.
Où la charité n’est pas pleinement christique, c’est-à-dire où il lui manque d’être à la fois cultuelle, sacramentelle, orientée, l’Église ne peut être que dans un état imparfait, inachevé. 1 en était ainsi avant la venue du Christ, alors que cette imperfection n’était pas anormale et ne représentait qu’une absence; et il en est encore ainsi depuis la venue du Christ en bien des lieux, mais aujourd’hui cette imperfection est anormale et représente une privation.
En tenant compte de ce qui pré cède, on dira que l’Église, comme le Christ dont elle est le Corps, est présente à tous les temps et à tous les lieux sous l’un ou l’autre de ses états.
Il faut dire plus: si personne, en quelque temps et en quelque lieu qu’il vive, n’est sauvé sans le Christ, et si être au Christ c’est former son Corps, personne n’est sauvé sans appartenir de quelque manière à l’Église. La rencontre ouverte ou cachée de chaque âme avec l’Église est inévitable. Elle se fait dès l’éveil de la vie de la raison — et même avant pour les petits enfants baptisés.
Dès le premier moment où Dieu, "qui veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité" (I Tim., 11, 4), attaque l’âme par sa vérité et son amour, elle est mise en demeure d’accepter ou de refuser cette entrée de Dieu en elle, et, du même coup, d’accepter ou de refuser son appartenance à l’Église.
Le pas qui fait franchir secrètement à l’âme non baptisée le seuil de l’Église, est l’acte d’adhérer par la foi au message révélé.
Saint Thomas distingue les vérités qu’il est nécessaire de croire explicitement depuis la promulgation de la foi chrétienne et dont les deux premières sont la Trinité et l’Incarnation, et les vérités qu’il a toujours été nécessaire de croire explicitement, à savoir que Dieu est, et que sa providence s’étend aux destinées humaines: "Sans la foi, dit l’Épître aux Hébreux, il est impossible de plaire à Dieu. Car celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’il existe et qu’il se fait le rémunérateur de ceux qui le cherchent. (Hébr., XI, 6).
Ces deux vérités primordiales, en effet, celle de l’existence de Dieu et celle de sa providence, quand elles sont saisies, non par la simple raison philosophique, mais pénétrées dans leur profondeur par la foi divine, précontiennent et recèlent en elles toute la substance du Credo: dans le mystère de l’être et de l’existence de Dieu est caché le mystère même de la Trinité; dans le mystère des inventions amoureuses de sa providence est caché le mystère même de l’Incarnation rédemptrice.
Normalement, le message chrétien est présenté au monde par voie d’enseignement: "Allez, enseignez toutes les nations..." (Mt., fin); Qui vous écoute, m’écoute.... (Luc, x, 16); "Comment croire sans d’abord entendre? Et comment entendre sans prédicateur? Et comment prêcher sans être d’abord envoyé?" (Rom., X, 14-15).
Qu’il y ait cependant un accès à la foi justifiante pour les habitants des régions que la prédication apostolique n’a pas touchées, cela est hors de doute. Saint Thomas qui suppose un homme élevé dans les forêts au milieu des loups, écrit: "Il appartient à la divine providence de pourvoir chaque homme des choses nécessaires au salut. Si donc l’homme dont nous parlons suit l’indication de sa raison naturelle dans la recherche du bien et la fuite du mal, il faut tenir très certainement que Dieu lui révélerait par une inspiration interne les choses qu’il est nécessaire de croire — ou bien qu’il lui enverrait un prédicateur de la foi, comme il envoya Pierre à Corneille 1." Saint Thomas pense ici à une présentation conceptuelle des deux vérités primordiales.
Dix ans plus tard, il dégage la signification théologique du premier acte humain d’un enfant non baptisé: "La première chose qui se présente alors à la pensée d’un être humain est de délibérer de lui-même. Et s’il s’ordonne lui-même vers la droite fin, il obtiendra par la gr&e la rémission du péché originel. Mais s’il ne s’ordonne pas à la droite fin selon qu’il est capable de la discerner à son âge, il péchera mortellement, n’ayant pas fait ce qu’il lui était possible de faire 2" Si l’enfant, sous la motion très secrète de la grâce, — sans laquelle, en raison de la blessure du péché originel, l’accomplissement de la loi naturelle lui serait impossible 3— se tourne à ce stade décisif de sa vie, vers ce qu’il voit être la droite fin, disons vers la grandeur, il est justifié.
Il appartient au Christ et à l’Église. C’est à l’intérieur même de son premier acte de liberté qu’il a rencontré l’Église.
1. De
Veritate, qu. 14, a. II, ad I.
2. I-II,
qu. 89, a. 6.
3. S. THOMAS, I-II,
qu. 109, 1. 3 et 4.
Il y a donc, même pour l’enfant non baptisé, un premier acte de liberté qui débouche sur la foi justifiante ou sur le péché mortel. S’il débouche sur la justification, c’est le signe que les deux vérités primordiales dont parle l’Épître aux Hébreux, sont présentes et qu’elles sont crues. Le sont-elles d’une manière conceptuelle et consciente? il ne semble pas. A suivre l’analyse de saint Thomas, on sera conduit à dire qu’elles le sont d’une manière seulement préconceptuelle et préconsciente.
On ajoutera que "l’enfant qui a reçu une éducation areligieuse ou antireligieuse, s’il choisit le bien honnête dans son premier acte de liberté, est pratiquement et vitalement entraîné par la dialectique immanente de cet acte, mais se trouve alors, sans le savoir, en désaccord avec le registre des concepts spéculatifs qui lui a été inculqué 1". Il y a décalage entre ce qu’il est vrai ment et sa manière de s’exprimer. Il lui faudra, pour rectifier peu à peu celle-ci, remonter beaucoup de pentes et redresser beaucoup d’opinions et de coutumes. Il pourra longtemps encore sembler appartenir visiblement à des formations religieuses aberrantes, bien que déjà il appartienne invisiblement à l’Église.
1. Jacques MARITAIN, Raison et raisons, p.
147.
Où la charité est pleinement christique, l’Église est dans son état plénier, achevé; où la charité n’est pas pleinement christique, l’Église est dans son état imparfait, inachevé. Même dans son état plénier, achevé, l’Église contient, non certes des péchés, mais des pécheurs. Cependant l’appartenance à l’Église est incompatible avec certains péchés comme l’infidélité, l’hérésie, le schisme. Ce sont ces péchés qui déchirent 1'Église non en elle-même, mais dans le coeur de leurs victimes.
Selon la grande théologie des Pères et de saint Thomas, l’infidélité, l’hérésie, le schisme sont par essence des péchés.
Parler d’un infidèle de bonne foi, d’un hérétique de bonne foi, d’un schismatique de bonne foi, leur aurait semblé aussi étrange que de parler d’un menteur de bonne foi, d’un assassin de bonne foi.
On définira brièvement les péchés d’infidélité, d’hérésie, de schisme et l’on dira quelques mots de la peine de l’excommunication.
1. Provoqué par les prévenances secrètes de la grâce à entrer dans l’intimité du mystère de Dieu, l’homme ne peut feindre d’ignorer cet honneur pour se replier sur lui-même. Il est "embarqué". Il lui faut accepter ou refuser l’invitation: acquiescer à ses destinées divines ou se révolter contre elles et se détruire lui-même; se laisser entraîner vers l’unique vraie Église ou rompre avec elle en rejetant le message révélé: voilà le péché d’infidélité.
Il sera d’autant plus grave que, d’une part, l’illumination
intérieure de la grâce se sera faite concrètement plus intense et plus
pressante; et que, d’autre part, la révélation se sera manifestée à un stade
plus explicite de son développement.
2. On peut opposer
trois sortes de refus à la révélation refus d’y accéder, refus d’y progresser,
refus d’y persévérer; d’où trois sortes d’infidélité par simple refus, par régression,
par désertion.
a) L’infidélité
par simple refus. Elle est le refus d’accueillir la révélation divine au moment
même où pour la première fois elle apparaît comme suffisamment proposée. D’une
manière très approximative les anciens pouvaient l’appeler l’infidélité des
"Gentils" ou des "païens".
b) L’infidélité
par régression. Elle est le refus conscient et coupable de suivre le mouvement
normal de progression de la révélation divine quand elle passe du stade de la
"loi de nature" au stade de la "loi mosaïque" ou à celui de
la "loi évangélique". Ce refus est d’apparence vertueuse. Il invoque
la fidélité à la tige pour se protéger contre la fleur, il s’attache à la
promesse pour ignorer la réalisation. C’est une telle forme d’infidélité que
Jésus, par exemple, reprochera aux Juifs.
c) L’infidélité par désertion. Elle est le refus coupable de persévérer dans la foi divine d’abord professée. Refus coupable signifie refus conscient: il n’y a pas infidélité si l’abandon d’une croyance révélée est dû à une erreur invincible; et refus inconditionné, il n’y a pas infidélité si l’abandon conditionne l’entrée dans un stade supérieur de la révélation.
Dieu, précise le Concile du Vatican, aide les fidèles à persévérer dans la lumière et "n’abandonne que ceux qui l’abandonnent" en sorte qu’on ne peut jamais avoir de raison objective ment valable de mettre en doute la foi catholique; il reste que les fidèles peuvent tomber dans des erreurs invincibles pour eux, et sans perdre la vertu de foi, s’égarer quant aux données de la foi.
La désertion de la foi chrétienne s’appelle hérésie. Quand elle est totale, on lui donne le nom d’apostasie.
1. L’hérésie est le péché de ceux qui désertent la vraie foi, plus précisément la foi de la Loi nouvelle.
Aux deux éléments que supposent l’infidélité: a) une erreur en matière de
foi, b)
un vrai consentement à ce qu’on sait être une erreur en matière de foi voilà la
pertinacité, l’hérésie en ajoute un troisième qui la spécifie c)
à savoir la désertion de la foi en la révélation chrétienne: ce qui entraîne la
déchirure de l’unité résultant de la foi chrétienne, en d’autres mots de la
plus fondamentale unité de l’Église.
2. Souvent cette désertion sera partielle, en ce sens du moins qu’on ne rejettera que quelques articles de foi; et ce sera, pensera-t-on, pour ramener la foi chrétienne à sa pureté primitive.
Cependant, quelque
variées que soient les hérésies, elles commenceront toutes par répudier ce qui
doit être, depuis l’avènement du christianisme, le fondement de notre foi
a) la Parole de la Vérité première (c’est le motif formel de toute foi divine, de celle des anges dans l’univers de création, puis d’Abraham et des prophètes), b) en tant qu’elle nous est révélée par le magistère des apôtres, et transmise par le magistère de Pierre et de ses successeurs (c’est aujourd’hui la condition intégrante nécessaire de la foi évangélique 1: là où elle est coupable- ment répudiée, la foi évangélique n’est plus possible; là où elle est invinciblement méconnue — ce peut être le cas dans les formations religieuses non catholiques — la foi reste possible, mais mutilée et menacée dans son donné et son déploiement).
1. S. THOMAS II-II,
qu. 5. a. 3.
3. "Il n’y a qu’un Seigneur, une foi, un baptême, un Dieu, Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous" (Éphés., IV, 5-6). Une seule foi divine, principe d’unité divine pour tous les hommes.
En la répudiant, l’hérétique tombe, d’une part, du plan de la foi surnaturelle dans celui de l’opinion; d’autre part, du plan de l’unité surnaturelle dans celui de la désagrégation, même quand il trouverait des foules pour le suivre.
Ce qui le qualifie c’est, avant tout, l’abandon de la foi; et c’est,
conséquemment, l’abandon de l’unité que fonde la foi.
4. L’hérésie ne laisse, dans le chrétien qu’elle dévaste, que les
marques indélébiles des caractères sacramentels. De soi, ils sont ordonnés à la
grâce. Mais cette ordination est contrariée par l’hérésie. L’hérétique est un
être écartelé. Il renie par sa volonté libre et absolument parlant la
signification du caractère sacramentel du dernier lien qui le rattache à
l’Église.
5. Même occultes, les hérétiques ne sont plus de l’Église. Ils n’ont
peut-être accompli aucun acte extérieur capable d’attirer sur eux une sentence
canonique d’excommunication; ils peuvent, par accident, rester dépositaires des
pouvoirs juridictionnels. Mais ils se sont excommuniés eux-mêmes, d’une manière
plus profonde et en quelque sorte théologale, dans le silence de leur coeur.
6. S’il est vrai que l’hérésie est un péché non une erreur, et qu’une doctrine de soi contraire à la foi ne devient hérétique qu’au moment où il se trouve un chrétien pour la soutenir avec pertinacité, on ne devra parler d’hérésie et d’hérétiques qu’à propos d’une doctrine a) contraire à la foi divine et catholique, b) soutenue par un chrétien, c) avec pertinacité 1. Le premier point est tranché par le magistère ecclésiastique. Le second pourra être aisé à déterminer.
1. CAJETAN, II—II, qu.
r a. r., n°11.
C’est le troisième point qui fera difficulté: le critère de l’hérésie sera finalement la culpabilité. On est dès lors rejeté sur le plan du probable et du vraisemblable. Même dans les cas les plus nets, on ne dépassera pas les assurances de l’ordre moral. L’homme qui se comporte comme un hérétique n’est peut-être qu’un psychopathe. C’est Dieu qui juge les consciences, non les canonistes: ils n’échappent pas à l’erreur judiciaire.
Les anciens canonistes énuméraient les signes auxquels, de leur temps, les tribunaux ecclésiastiques s’en remettaient pour déceler l’hérésie. D’où une notion purement jurisprudentielle et canonique de l’hérésie, destinée à sous-tendre la notion théologique. Même ceux qui s’efforçaient d’en user prudemment n’étaient pas garantis contre les erreurs. Elles ont été nombreuses, tragiques. En un sens toutes les erreurs des chrétiens sont tragiques. Dans le système de la chrétienté médiévale les erreurs en matière d’hérésie, comme aussi celles des procès de sorcellerie, étaient sanglantes, monstrueuses.
Aujourd’hui le système de la chrétienté médiévale est définitivement révolu. On pourra, on devra continuer de juger de l’héréticité, de dire de tel homme qu’il est coupable d’hérésie, et d’agir en conséquence: "Quant à l’homme hérétique, après un premier et un second avertissement, romps avec lui. Un tel individu, tu le sais, est un dévoyé et un pécheur qui se con damne lui-même" (Tite, III, 10-11). Mais dans un régime de chrétienté tel que nous l’espérons, les conséquences et les sanctions de l’hérésie seront redevenues ce qu’elles étaient aux temps apostoliques.
1. "Schisme signifie scission. La scission s’oppose à l’unité. Le péché de schisme est donc celui qui s’oppose directement et de soi à l’unité 1."
L’unité de l’Église présuppose sans doute la foi; mais elle consiste elle-même dans la charité. L’hérésie la détruit fonda mentalement, dans sa racine, qui est la foi ; le schisme la détruit, directement, dans sa fleur, qui est la charité.
En commentant la demande du Sauveur: "Qu’ils soient un comme nous sommes un" (Jean, XVII, 22), le quatrième concile du Latran définit l’unité de l’Église comme "une union de charité dans la grâce 2. C’est la charité théologale, en tant qu’elle est cultuelle, sacramentelle, orientée, qui fait l’unité de l’Église. L’unité de l’Église est mystérieuse, théologale; elle n’est pas purement extérieure, canonique, une simple unité de comportement social.
1. S.
THOMAS, II-II, qu. 39, a. I.
2. Chap. 2; Denz., n° 432.
Le schisme est un péché contre la charité théologale. C’est le péché
qui détruit la charité en tant qu’elle fait l’unité de l’Église: "Le péché
de schisme est un péché spécial: il sépare de l’unité que fait la charité,
quand elle rassemble non seulement des personnes privées par un lien de
dilection spirituelle, mais l’Église entière dans l’unité de l’Esprit
saint", dit saint Thomas 1.
2. Tout péché contre la charité n’est pas un schisme, mais tout schisme est un péché contre la charité: le schisme est ce péché contre la charité qui consiste à vouloir exister et agir non comme partie de l’Église catholique, mais comme formant un tout à part.
Le chrétien qui a perdu la charité par un premier péché peut encore pécher contre la charité par un nouveau péché: il devient schismatique non pas en détruisant en lui la charité, mais au moment où il commence à vouloir renverser cet effet de la charité qui est l’unité de l’Église 2.
La charité christique, qui réside directement dans les membres
justes, continue d’entraîner les membres pécheurs: elle les abandonne dès
qu’ils rompent avec elle en tant qu’elle est principe de l’unité ecclésiale.
3. L’unité ecclésiale ou unité de communion, comprend, nous l’avons dit plus haut, l’unité de connexion, résultant de l’invasion de la charité sacramentelle et par laquelle l’Église est una; et l’unité d’orientation, résultant de l’acceptation des directives juridictionnelles, et par laquelle l’Église est sub uno. Il y a, de ce fait, non pas deux sortes de schismes, mais deux portes pour entrer dans le schisme. "Pour devenir schismatique, il suffit d’une de ces deux choses: ou bien se soustraire à la soumission au chef, ou bien se soustraire à la communion des membres", dit Cajetan 3.
1. II-II, qu. 39, a. I.
1. CAJETAN, dans son commentaire
de cet article de saint Thomas.
3. II-II, qu. 39, a. z, n° V. Voir
plus haut, p. 2z3.
Refuser la connexion, c’est refuser d’entrer comme partie dans le dynamisme de la vie spirituelle que le Christ imprime du dedans à toute son Église et qui passe par les justes pour atteindre extensivement les pécheurs; en d’autres mots, c’est refuser de participer à l’unité de la charité sacramentelle.
Refuser l’orientation, c’est refuser d’entrer comme partie dans
l’unité de tâche que le Christ assigne du dehors à son Église; en d’autres
mots, c’est refuser de participer à l’unité de direction imprimée au Corps
mystique par la voie juridictionnelle authentique. Cela suppose plus qu’une
désobéissance, à savoir une rébellion: tout en croyant de foi divine à la
légitimité du pouvoir juridictionnel, je refuse, dans telles circonstances, de
le reconnaître comme mon supérieur, je proclame concrètement mon droit d’agir
comme un tout séparé.
4. Le rejet de la connexion peut être manifesté dans une certaine mesure par le refus de recevoir les sacrements. Le refus de l’orientation est manifesté d’une manière plus immédiate par la résistance à l’autorité hiérarchique. On reconnaît ici les deux signes qui ont servi traditionnellement à dénoncer le schisme.
Saint Ignace d’Antioche les concrétisait dans la soumission à l’évêque et dans la fidélité à l’Eucharistie qu’il préside. Précisons aussitôt que c’est dans la mesure où une Église particulière, régie par son évêque, est porteuse de l’unité de l’Église universelle, régie par le souverain pontife, qu’on ne pourra la quitter sans schisme.
L’important est de rappeler que le rejet soit de l’unité de
connexion soit de l’unité d’orientation, en d’autres mots que le refus de
l’unité de la communion catholique, ne saurait être un signe infaillible de
schisme. Il peut résulter d’une erreur invincible, être un mal sans être un
péché. Il n’est un schisme, un péché, que s’il procède d’une volonté coupable.
Ici encore on est refoulé sur le plan du probable et du vraisemblable. Le
critère du schisme, pas plus que celui de l’hérésie, ne saurait être absolu.
5. Il peut y avoir schisme sans qu’il y ait hérésie, et il est faux de croire que la définition vaticane de l’infaillibilité pontificale transforme automatiquement le schisme en hérésie.
Le schisme pur, sans mélange d’hérésie, reste donc possible. Pratiquement, cependant, le schisme est une pente fatale vers l’hérésie, et l’on ne restera pas longtemps schismatique sans devenir hérétique. "Il n’y a pas de schisme qui n’invente une hérésie pour expliquer qu’il était bien de quitter l’Église, dit saint Jérôme 1. Et saint Augustin écrit: "L’hérésie n’est qu’un schisme invétéré 2."
1. Consm. ad Tir., III, 10.
2. Contra Crescon., livre II,
n'9.
1. L’excommunication n’est pas un péché comme l’infidélité, l’hérésie, le schisme. Elle est une peine prononcée par les pouvoirs canoniques contre certains péchés particulièrement graves, soit pour sauvegarder le bien commun de l’Église, soit pour émouvoir le pécheur.
On change donc de plan en passant du schisme à l’excommunication. Le schisme détruit un ordre théologal, il brise l’unité de communion dans la charité; l’excommunication détruit un ordre canonique, elle brise l’unité de comportement social, exprimée autrefois par l’inscription aux diptyques. Il ne faudrait pas en conclure qu’elle n’a que des effets extérieurs et disciplinaires. Elle a des effets intérieurs et spirituels très graves: mais atteints moyennant certaines dispositions canoniques.
Que l’autorité canonique ait le pouvoir de sévir contre les
pécheurs, cela résulte clairement de l’Écriture (Mt., XVIII, 17; I Cor., V, 3-5
; II Thess., III, 14-15 ; II Jean, 10-11).
2. Le Code de Droit Canon actuel range l’excommunication parmi les
censures. "La censure est une peine par laquelle un homme baptisé,
lorsqu’il est pécheur obstiné, est privé de certains biens soit spirituels,
soit annexés aux spirituels, jusqu’à ce que, revenant à résipiscence, il soit
absous", cari. 2241, § I. Il y a trois sortes de censures.
L’excommunication est "une censure qui retranche de la communion des
fidèles quant à certains effets stipulés par le Code", canon 2257, § 1; on
l’appelle anathème lorsqu’elle est proférée solennellement selon les
indications du pontifical romain, § 2.
3. Dans les effets "spirituels" de l’excommunication,
rangeons: 1) la privation éventuelle, après sentence condamnatoire ou
déclaratoire, des pouvoirs juridictionnels; 2) une certaine privation du
secours apporté par les prières de l’Église, notamment par les sacramentaux et
les indulgences; 3) l’exclusion de la participation aux sacrements: c’est la
peine la plus redoutable.
4. Les excommuniés sont-ils encore de l’Église ?
Ils peuvent n’être ni hérétiques, ni même schismatiques. Dans ce cas, en raison des valeurs spirituelles qui subsistent en eux, ils demeurent à l’intérieur de l’unitas communionis, qui, nous l’avons vu, comprend les pécheurs, et n’est déchirée que par l’hérésie ou le schisme. Ils sont encore des enfants de l’Église, mais des enfants pénalisés.
Si, comme le Manfred de la Divine Comédie (Purg., III, 133- 138), un
excommunié renaissait à la grâce sans trouver le temps de se réconcilier avec
l’autorité canonique, son corps serait privé de la sépulture ecclésiastique,
mais son âme ne serait point ensevelie dans l’enfer.
5. Une excommunication
injuste est-elle valide? Trois cas peuvent se présenter
a)
L’excommunication peut être méritée par le pécheur, mais prononcée dans la
violence. Elle est alors inique du côté du supérieur, mais juste du côté de
l’excommunié; elle garde son effet.
b) On peut
supposer une erreur de procédure qui la rende juridiquement invalide, et donc
sans effet.
c) Une excommunication prononcée par erreur contre un innocent n’enlèvera point à cet homme le plus grand des biens, c’est-à-dire la charité. Elle ne le privera donc pas de cette communion spontanée aux biens spirituels de l’Église qui est fondée sur la charité: l’homme qui entre ou croît dans la charité s’empare en quelque sorte, en raison de l’intercommunication propre à la charité, de tout ce qui est fait n’importe où dans l’amour, comme chacun profite, selon l’état de ses yeux, d’une lumière jaillie d’un seul point 1. On pourra penser en outre, avec de bons théologiens, qu’elle ne le privera même pas de la participation aux prières que l’Église fait à l’intention spéciale de ses enfants. Il est privé de la participation publique 2 à certains biens comme les sacrements et la communion des fidèles: tant qu’il ne parvient pas à dissiper l’erreur dont il est victime, il lui faut accepter sans révolte cette mesure; alors, dit saint Thomas, son humilité sera si précieuse devant Dieu qu’elle compensera à elle seule tous les dommages de l’excommunication.
1. S.
Thomas, IV Sent., dist. 45, qu. 2, a. 4., quest. I.
2. La participation privée
pourrait être permise en certaines circonstances. Cf. CAJETAN, II-II, qu. 70,
a. 4, n° III.
Il faut distinguer celles qui sont normales et celles qui sont déviées ou anormales.
Il y en a trois: deux pour le passé et une pour le présent.
La grâce est d’abord
donnée aux hommes par anticipation, en raison de la passion du Christ qui
viendra. C’est le temps de l’attente du Christ. L’Église connaît alors deux
statuts, deux régimes
1° le régime de la loi de nature. C’est le régime où, d’une part, la grâce est infusée secrètement dans les coeurs à la manière d’une impulsion qui semble naturelle et spontanée, d’un instinct intérieur 1 et où, d’autre part, Dieu se manifeste régulièrement aux hommes dans les phénomènes de la nature (Rom., I, 20), qui sont comme autant de théophanies, en sorte que l’on pourra parler en ce sens précis de "religion naturelle" 2 ou encore de "religion cosmique" 3. Ces deux présences de Dieu, l’une dans les événements, l’autre dans les coeurs, sont indiquées dans le discours des apôtres à Lystres: "Il n’a pas manqué de se rendre témoignage par ses bienfaits, vous dispensant du ciel pluies et saisons fertiles, rassasiant de nourriture et de félicité vos coeurs" (Act., XIV, I7 cf. XVII, 26-28). Il ne faudrait pas imaginer cependant que les révélations prophétiques soient absentes du régime de la loi de nature. Elles sont faites soit d’une manière discontinue à des hommes dispersés parmi les Gentils (les Pères citeront les noms d’Abel, de Noé, de Melchisédech; ils iront même jusqu’à prêter de vraies prophéties aux Sibylles); soit d’une manière continue aux patriarches;
1. S. THOMAS III, qu.
6o, a. 5., ad. 3.
2. NEWMAN. Sermons
universitaires, Paris, I 955, pp. 70 et suiv.
3. Pour la mentalité archaïque, la Nature n’est jamais
exclusivement naturelle.., la transcendance divine se révèle directement dans
l’inaccessibilité, l’infinité, l’éternité et la force créatrice (pluie) du
ciel. Mircea ELIADE Traité d’histoire des religions, Paris, 1949, pp. 47 et 49.
2° le régime de la loi mosaïque c’est le régime valable pour le seul peuple juif depuis la révélation du Sinaï jusqu’aux jours du Christ.
Ces deux régimes provisoires ont pu coexister dans le temps, être valables et normaux ensemble, l’un pour les Gentils, c’est-à-dire les nations, l’autre pour les Juifs. Ils ont représenté deux statuts légitimes de l’Église attendant le Sauveur et secrètement orientée vers Lui. Ils sont maintenant périmés.
Le seul régime aujourd’hui normal est 3° le régime de la loi évangélique, où la grâce vient de la Croix du Christ non plus par anticipation, mais par dérivation.
Dans la mesure où la révélation divine, prêchée d’abord au stade de la loi de nature, puis au stade de la loi mosaïque, enfin au stade de la loi évangélique est acceptée et professée sous les motions de la grâce prévenante, c’est l’Église qui apparaît, d’abord dans sa période de préparation, puis dans sa période d’éclosion.
Mais, à chacun de ses stades, la révélation peut être déformée, et certaines de ces déformations peuvent s’organiser en vue de se perpétuer, et constituer autant de croyances qui se proclameront elles-mêmes divines, avec parfois leurs écritures saintes, leurs professions de foi, leurs théologies, leurs "miracles, et qui pourront entraîner dans leur sillage de grandes foules humaines pendant une suite de générations. Voilà l’origine de ce qu’on appelle communément les religions. Elles apparaissent aux yeux du théologien comme de grandes déviations religieuses, comme de grandes déchirures de l’Église.
On peut ranger les religions aujourd’hui existantes en trois groupes: les religions d’origine préchrétienne; le judaïsme, duquel nous rapprocherons l’islam; les religions chrétiennes dissidentes.
Le principe de ces déviations est-il toujours le péché, ou peut-il
être parfois simplement l’erreur? — 1. Que le péché puisse être à l’origine
des déviations religieuses, cela est hors de doute: péché d’infidélité, péché
d’hérésie, péché de schisme. Mais le péché est personnel et intransmissible. Ce
qui se transmet, ce n’est pas une infidélité, une hérésie, un schisme,
c’est-à-dire un péché d’infidélité, un péché de schisme: c’est une formation
religieuse que le péché a rendue plus ou moins gravement aberrante et où la
vérité et l’erreur sont entremêlées d’une façon en quelque sorte inextricable,
c’est l’héritage ou le patrimoine d’une infidélité, le patrimoine d’une
hérésie, le patrimoine d’un schisme. Ceux qui recevront ce patri moine de leurs
parents pourront n’en point discerner l’erreur.
2. Il peut se faire que celui de qui une hérésie prendra le nom n’ait jamais cessé d’appartenir ouvertement à l’Église et qu’il ait erré sans que son erreur lui ait été manifestée: Jansénius est mort évêque d’Ypres.
Il peut se faire aussi que le fauteur principal d’une hérésie ou d’un schisme dont les conséquences seront durables et dont le patrimoine se transmettra à travers les générations, se réconcilie lui-même personnellement avec l’Église: c’est, apparemment du moins, le cas de Photius.
Peut-il se faire qu’un fondateur de religion, d’une religion aberrante, soit de bonne foi? Peut-il se faire qu’au principe même d’une déviation religieuse, il y ait non pas un péché contre la foi, mais une erreur invincible en matière de foi? Il nous semble, après avoir repensé le problème, qu’il faille répondre affirmativement; et que tel pourrait être, par exemple, le cas de Mahomet, dont nous dirons quelques mots dans un instant. Mais il est clair qu’en de telles matières, l’histoire n’offrira guère plus que des conjectures.
Quand le message catholique est-il suffisamment proposé? — Il ne suffit pas que le message catholique soit connu dans son extériorité pour qu’il apparaisse, même à une conscience délicate, comme contraignant.
Dans son traité De Indis, daté de 1532, François de Victoria écrit: "Les Indiens ne sont pas tenus de croire aussitôt qu’ils ont entendu la prédication de la foi chrétienne, en sorte qu’ils pécheraient mortellement contre la foi du seul fait qu’on leur annonce et qu’on leur assure que la religion chrétienne est la vraie... Ils ne seraient tenus de croire que si la foi chrétienne leur était proposée avec des témoignages dignes de les persuader. Or je n’entends pas qu’on ait fait chez eux des miracles ni qu’on leur ait montré des exemples extraordinaires de sainteté. Au contraire, on leur a donné en spectacle des scandales multiples, des crimes horribles, des impiétés innombrables 1."
On se gardera, dit un théologien, d’établir en principe que, dans les pays où la vérité catholique est publiquement prêchée, là surtout où elle règne presque exclusivement et sans conteste, l’erreur en matière de foi ne saurait être invincible. Suarez et les théologiens de Salamanque enseignaient que même en la catholique Espagne des non-chrétiens peuvent n’éprouver aucun doute sur la vérité de leur communion religieuse 2.
Selon le même théologien, "c’est un fait historiquement constaté" que des hommes d’une profonde intelligence et d’une conscience même scrupuleuse "mettent parfois beau coup de temps à voir pleinement la vérité catholique et à la suivre irrévocablement... La vie intime du cardinal Newman avant sa conversion définitive nous en offre un très remarquable exemple 3.
Voici la sage conclusion de cet auteur: "Le problème de la responsabilité ou de la culpabilité morale étant nécessaire ment une question individuelle, on ne devra point appliquer à tous les milieux une mesure uniforme, mais essayer de porter un jugement particulier sur chaque cas individuel, en tenant compte aussi des facilités ou difficultés particulières que chaque individu peut rencontrer dans l’acquisition de la connaissance religieuse qu’il est tenu de posséder. 4" Les déviations religieuses d’origine préchrétienne
1. De Indis, édit. Carnegie,
Washington, 1917, pp. 248 et 250.
2. E. DUBLANCHY, article Bonne
foi, Dict. Théol. Cath., col. 1012.
3. E. DUBLANCHY, article Bonne
foi, Dict. Théol. Cath., col. 1012. — Newman, écrit Gérard Manley HOPKINS, "répondait
toujours à ceux qui prétendent que les hommes cultivés n’ont pas l’excuse de
l’ignorance invincible, qu’ils ont au contraire cette excuse plus que
quiconque." Lettre du 22 septembre i866.
4. Ibid., article Eglise, col.
2167.
1. Elles représentent, à l’origine, des déviations du premier statut
de l’Église, c’est-à-dire du régime de la loi de nature. On peut dire qu’elles
ont, dans l’ensemble, cédé à la tentation d’immerger Dieu dans le monde,
méconnu la notion véritable de création, glissé dans le polythéisme ou le
panthéisme.
2. Ces grands ensembles religieux où sont amalgamées les vérités et
les erreurs peuvent constituer des patrimoines ou héritages d’infidélité. Mais
il serait injuste d’attribuer à tous leurs membres le péché d’infidélité, de
voir, en eux tous, des "infidèles". Le mot de "païens" reste
trop associé aux idées d’idolâtrie et de superstition. Parlons, avec
l’Évangile, des "nations", des "gentils"; ou, comme
l’Écriture disait les Grecs, disons les Hindous, les bouddhistes, etc. 1
3. Les hommes groupés dans ces religions aberrantes ne sont pas privés de tous secours divins. Il est sûr qu’ils sont visités, nommément et en secret, par la grâce.
S’ils consentent à ces motions prévenantes, ils peuvent avoir la vraie foi et appartenir initialement, mais déjà salutairement, à la vraie Église: saint Augustin se plaît à rappeler que l’Écriture témoigne, par le cas de Job, qu’il y a, parmi les Gentils, des élus 2 Un instinct secret les poussera alors à séparer, dans le patrimoine qui leur est transmis, les aspects de vérité et les aspects d’erreur3. Ils appartiendront encore corporellement, c’est-à-dire d’une manière surtout extérieure et visible, à une formation religieuse aberrante; ils appartiendront déjà spirituellement, c’est-à-dire d’une manière surtout intérieure et invisible, à l’Église mystérieuse et visible 4.
S’ils résistent, au contraire, à la grâce prévenante, ils succomberont à la suggestion environnante de l’infidélité, du poly théisme, du panthéisme.
1. Les expressions comme le "salut
des infidèles", la "mystique des infidèles", le "salut des
païens ‘, la sainteté des païens" seront toujours gênantes.
2. De civirate Dei, livre XVIII, ch.
47.
3. Les pèlerins de Pandharpour,
par exemple, ne seront-ils pas divisés sous le regard de Dieu, selon qu’ils
auront mis leur coeur soit dans la pratique des rites païens, soit dans les
chants de Toukaram: Nous avons façonné un Vichnou de pierre, mais la pierre
n’est pas Vichnou, l’adoration monte à Vichnou... Le soin de l’univers n’est
pas une fatigue pour Dieu... C’est votre gloire, ô Dieu, d’être appelé le
Sauveur des pécheurs. Les saints vous appellent le Seigneur des désespérés.
J’ai pris confiance en l’entendant."Cité par Michel LEDRUS, S. J. L’Inde
profonde, Louvain, 1933 pp. 14, 25, 26.
"Quant aux religions qui ne
sont pas issues de la vocation d’Abraham, auxquelles appartint et appartient
encore une si grande partie de l’humanité, nous y voyons proliférer mythes et
rites, spéculations et règles de vie." Ce que la révélation divine n’a pas
dit, l’effort humain a tenté de l’exprimer. Tantôt ces constructions "resteront
ouvertes à la visitation du Dieu vivant et se laisseront assumer par sa grâce,
tantôt elles se replieront sur elles-mêmes et s’érigeront délibérément en
expériences de salut, à la place de la Rédemption par le Christ. Dieu seul ici
peut reconnaître les siens, car il s’agit du secret des coeurs, plus mystérieux
que la plus intime expérience spirituelle". Olivier LACOMBE, Chemins de
l’Inde et Philosophie chrétienne, Paris, Alsatia, 1956, pp. 29 et 34.
1. Israël qui, sous le statut privilégié de la loi mosaïque, est
l’Église de l’attente du Christ, va cesser d’être l’Église lorsqu’il
méconnaîtra le Christ.
2. Il est d’abord le peuple de la nuée lumineuse. La lumière des choses spirituelles lui est donnée dans la nuée des choses temporelles. Mais le temps viendra où la lumière voudra se dégager de la nuée pour se donner également à tous les peuples. Le péché pour certains, l’erreur pour beaucoup, sera de penser l’y retenir captive.
Israël est porteur d’une promesse divine. "Mais les fruits
passeront la promesse des fleurs." Si la promesse est divine, comment la
réalisation serait-elle sans surprise? On attendait un Messie. C’est le Fils de
Dieu qui est venu, et pour fonder un royaume qui certes est dans ce monde, mais
qui n’est pas de ce monde. Le péché pour quelques-uns, l’erreur pour le grand
nombre, a été de se prévaloir de la promesse pour refuser la chose promise, et
par fidélité à la tige de refuser la fleur. "Leur pensée s’est obscurcie. Jusqu’à
ce jour, en effet, lors de la lecture de l’Ancien Testament, le voile (dont
Moïse couvrait son visage) demeure. Il n’est point levé; car c’est le Christ
qui le fait disparaître. Oui, jusqu’à ce jour, lorsqu’on lit Moïse, un voile
est posé sur leur coeur. C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile
tombe" (II Cor., III, 14-16).
3. Mais il y a eu, cette fois encore, un "reste" en Israël:
les premiers jours de l’Église, où elle était faite uniquement de Juifs et
comptait parmi ses membres la Vierge et les apôtres, sont les plus beaux jours
de l’Église de tous les temps.
4. Des hommes groupés aujourd’hui dans le judaïsme, nous disons, comme tout à l’heure, qu’ils sont visités nommément par la grâce divine. S’ils y consentent, ils peuvent appartenir initialement et salutairement à la vraie Église bien plus aisément que les membres des religions préchrétiennes. On les verra incliner spontanément leur coeur vers les valeurs chrétiennes de l’Ancien Testament. On les verra, comme les hassidim 1, se passionner pour le culte en esprit et en vérité, pour la religion de l’amour divin, pour les promesses d’un salut spirituel présenté dans la croix à tous les hommes, pour une eschatologie coïncidant dans ses traits principaux avec la parousie annoncée par le Sauveur. Ils appartiennent encore corporellement au judaïsme mais déjà spirituellement à l’Église.
Si, au contraire, ils résistent consciemment aux grâces prévenantes, ils pourront tomber soit dans l'infidélité par régression" et préférer la figure au figuré, les royaumes de ce monde au royaume messianique désormais transethnique et transculturel, soit dans l'infidélité par désertion", comme ceux des Juifs qui ne croient plus en leurs prophètes et sont entraînés par l’athéisme comme des épaves.
. Ce qu’il ne faut pas omettre, quand on parle de la déviation religieuse du judaïsme, c’est d’ajouter qu’elle est radicalement insuffisante, à elle seule, à définir la religion de tout Israël. Elle ne représente qu’une étape de sa destinée. Du point de vue théologique — et, c’est ici la théologie de l’histoire qui est compétente —, il est impossible, sans fausser les perspectives, de porter un jugement sur le peuple d’Israël sans le suivre de puis l’Ancien Testament, où il représente le point suprême de condensation de l’Église dans l’attente du Christ, puis au temps du malentendu tragique qui lui fait méconnaître son Messie, et jusqu’au jour où sa réassomption dans l’Église sera le signal d’une "résurrection d’entre les morts" (Rom., XI, 15) 2.
1. Cf. P.-J. DE MENASCE, Quand
Israël aime Dieu, Paris, 1931.
2. C’est au temps de ses
fidélités qu’Israël est appelé le peuple de Dieu. S’il continue de l’être
depuis la méconnaissance de son Messie — ils sont aimés à cause de leurs pères,
car les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance (Rom., X 28-29) —
c’est en tant qu’une "réintégration lui est promise. Ce n’est pas que
l’Israël actuel et l’Église soient "deux branches séparées d’un seul et
unique peuple de Dieu"; ou que I’Israël actuel se range à côté de
l’Église-Corps du Christ comme une partie séparée, pour former avec elle une
unité essentielle plus fondamentale et plus complète, celle de l’Église en tant
que Peuple de Dieu. Cf. Paul DÉM Israël et l’unité de l’Église, dans Cahiers
Sioniens, 1953, n° 1. Nous n’accepterions ni cette vue sur la situation
d’Israël, ni la distinction réelle de l’Église, Corps du Christ, et de
l’Église, Peuple de Dieu.
1. C’est en regard du judaïsme — plus que du christianisme que Mahomet a trop peu connu pour pouvoir le refuser en connaissance de cause — que se construit l’Islam. Mahomet se détourne du polythéisme de sa tribu. Il s’éprend du monothéisme, qu’on lui dit révélé à Abraham et retransmis par les prophètes, Isaac, Jacob, Moïse... C’est ce monothéisme qu’il veut prêcher aux siens, aux Arabes. Mais le monothéisme de la révélation abrahamique se présente alors comme le privilège héréditaire d’un peuple, le peuple juif, dont il se sent, en tant qu’Arabe, irrémédiablement exclu. Ce drame de l’exclusion et du rejet au désert est aux origines spirituelles profondes de l’islam 1. Comment Mahomet pourra-t-il le dénouer? La révélation vient à son secours. L’exclusion a commencé avec Ismaël chassé au désert par Abraham lui-même, mais qui n’est pas abandonné de Dieu et qui deviendra le père d’un grand peuple. (Qu’on relise cet épisode extraordinaire, tel qu’il est raconté — non dans le Coran — mais dans la Genèse même, XXI, 8-21). Mahomet peut ainsi, d’une manière évidemment transhistorique, car la généalogie est impossible à établir, justifier son origine abrahamique et l’authenticité de sa mission prophétique à l’égard des tribus arabes chassées au désert. Il rêve même d’aller à Jérusalem, la ville des prophètes — le "Voyage Nocturne" à la "Mosquée très éloignée", Coran, XVII, 1, a été interprété par certains commentateurs coraniques comme un transport en esprit, ou même miraculeux, à Jérusalem — car il est, après Jean Baptiste et Jésus, le dernier et le plus grand des prophètes, le "sceau de la prophétie". Mais, lors de sa rupture définitive avec les Juifs, il comprend qu’Abraham et Ismaël en personne ont jadis fondé la Kaaba, et prescrit qu’on ne se tourne plus désormais vers Jérusalem pour prier, mais vers La Mecque.
1. Nous empruntons cette vue de
l’importance de l'aux origines de l’islam à une conférence de M. Louis
MASSIGNON, faite le x6 novembre 1956 à l’Aula de l’Université de Genève. Pour
le reste de nos informations, nous nous référons à Régis BLACHÈRE, Le problème
de Mahomet, Paris, Presses Universitaires de France, 1952; et aux notes
accompagnant les deux volumes de sa traduction Le Coran, Paris, Maisonneuve,
1949 et 1951.
2. "Le texte du Coran se présente comme une dictée
surnaturelle, enregistrée par le prophète inspiré... Le prophète Mohammed et
tous les musulmans à sa suite vénèrent dans le Coran une forme parfaite de la
Parole divine. Si la chrétienté est, fondamentalement, l’acceptation et
l’imitation du Christ, avant l’acceptation de la Bible, en revanche l’Islam est
l’acceptation du Coran avant l’imitation du prophète... Il constitue
essentiellement le Code révélé d’un Etat supranational. Un Code, car il
rappelle aux croyants le pacte primitif de l’humanité avec son Seigneur, et
l’effrayant jugement qui l’attend, le décret qui l’a prédestinée et la sanction
qui la menace. Dans de brèves anecdotes historiques, allusions soit au passé
des Juifs et des chrétiens, soit à celui des tribus arabes, soit à l’actualité
poli tique, le texte fait entrevoir des prophètes méconnus, des incrédules
châtiés; édicte aussi toute une série de prescriptions sociales formules
confessant le Dieu unique, prière rituelle quotidienne, jeûne annuel, dîme
aumônière, pèlerinage à La Mecque, avec des règles de statut personnel, mariage
et successions 1."
3. Ni le judaïsme d’après le Christ, ni l’islam, comme tels, ne soupçonnent le sens de la tragédie du péché originel et la nécessité du mystère de la rédemption, d’une récapituation de toutes choses autour de la croix du Christ: et c’est là une déficience, une "privation" dont le chrétien, dès son premier contact avec l’islam, ressent intensément le caractère irrémédiable 2 Ils parlent de la transcendance divine, mais ignorent que le nom suprême de cette divine transcendance est celui de l’Amour, d’un Dieu qui a tant aimé le monde qu’il lui a donné, non plus simplement des prophètes, mais son Fils unique: une première fois lors de sa naissance dans une crèche à Bethléem, une seconde fois lors de sa mort sur une croix à Jérusalem.
1. Louis MASSIGNON, Situation de
l’Islam, Paris, 1939, p. 9.
2. on traduit Dostoïevski en
arabe: faudra-t-il ce détour pour faire naître en ces milieux le sens de la
tragédie de l’homme et le désir secret d’une rédemption?
4. Mais le judaïsme, à la différence de l’islam, a été porteur du vrai messianisme, et s’il a méconnu son Messie, il ne peut se défaire, cependant, d’un élan, dévié sans doute, mais qui l’entraîne, d’aventure en aventure, jusqu’au jour où il découvrira enfin, à l’intérieur même de ce monde, le royaume qui n’est pas de ce monde, où l’attend son Messie 1.
Le judaïsme, celui d’après la déviation — et durci dans une certaine mesure par cette déviation même — est premier, et l’islam en sera, après six siècles, comme un répondant, avec de nouveau un durcissement. L’authenticité de la prophétie d’Israël, de la Bible tout entière, est pour un chrétien sans aucune ombre. La prophétie de Mahomet pose, au contraire, beaucoup de problèmes. Non que nous soupçonnions sa bonne foi; nous accordons qu’elle est entière 2. Mais qu’il est étrange, par exemple, pour un chrétien de penser que le message suggérant à Mahomet une notion de la transcendance divine incompatible avec l’Incarnation lui soit apporté précisément par l’Ange Gabriel, qui, six siècles auparavant, avait annoncé à la Vierge le mystère de l’Incarnation!
1. Le messianisme a passé
d’Israël à l’Église, d’une formation nationale à une formation transnationale,
de son état de préparation à son état d’éclosion. Voir notre livre Destinées
d’Israël, Paris, Puf, 1945. Du point de vue de la théologie de l’histoire, on
pourra, dans la lumière de la révélation paulinienne, dégager par exemple les
raisons suprêmes de la dispersion d’Israël: voir ce mot dans la table des
matières du livre précité. Du point de vue de la philosophie de l’histoire, on
pourra dire que la mission d’Israël continue, non plus comme mission
ecclésiale, mais comme mission temporelle "C’est à Israël qu’est assignée,
dans l’ordre de l’histoire temporelle et de ses propres finalités, l’oeuvre
d’activation terrestre du monde. Israël est là, lui qui n’est pas du monde, au
plus profond de la membrure du monde, pour l’irriter, l’exaspérer, le mouvoir.
Comme un corps étranger, comme un ferment activant introduit dans la masse, il
ne laisse pas le monde en repos, il l’empêche de dormir, il lui apprend à être
mécontent et inquiet, tant qu’il n’a pas Dieu, aussi longtemps qu’il n’y a pas
de justice sur la terre. Il stimule le mouvement de l’histoire. Jacques
MARITAIN, L’impossible antisémitisme, dans Questions de conscience, Paris,
1938, Desclée de Brouwer, p. 66.
2. Même aux moments où, dans la
période de Médine, la prophétie aide Mahomet à résoudre opportunément ses cas
de conscience personnels, cf. Régis BLACHÈRE, Le problème de Mahomet, pp. 109-110,
etc., on peut, à la rigueur, penser qu’il y a simple illusion.
5. Ceux qui, à l’intérieur de l’islam, sont ouverts aux rayons de la
lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde, peuvent appartenir
initialement et salutairement à l’Église du Christ, que peut-être ils
combattent par ignorance invincible. Ils seront alors poussés à substituer
progressivement la religion de l’amour à la religion de la lettre, et cela
deviendra perceptible chez les meilleurs d’entre eux. Ils seront encore à
l’islam corporellement, mais déjà, et de plus en plus, à l’Église
spirituellement.
6. Par son effort pour retrouver le monothéisme d’Abraham, le "hanîfisme 2", l’islam tendait à devenir une religion de la loi de nature; mais c’est à travers Israël qu’il ne pouvait s’empêcher de chercher Abraham, et c’est au judaïsme, au judaïsme d’après la déviation, qu’il finit par ressembler davantage.
1. Louis MASSIGNON cite ces mots
de Hallâj: "S’il était jeté un atome de ce que j’ai dans le coeur sur les
montagnes, elles fondraient... Quand Dieu prend un coeur, il le vide de ce qui
n’est pas lui; quand il aime un serviteur, il invite les autres à le
persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul... Ç’est
dans la confession de la Croix que je mourrai" Le Dîwdn, Paris, 1955, pp.
XVI à XXI.
Sur l’attitude intérieure de
Hallâj, voir Louis GARDET, Expériences mystiques en terres non chrétiennes,
Paris, Alsatia, 1953, pp. 131 et suiv.
2. Coran, XXX, 29; XVI, 121.
1. Des Églises tout hérétiques, toutes schismatiques, c’est-à-dire des Églises dont tous les membres seraient dans le péché d’hérésie ou le péché de schisme, sont certes possibles. Sont-elles nombreuses? sont-elles durables?
En se séparant de l’Église du Christ, elles emportent avec elles une partie de ses moyens de sanctification, ce qu’on peut appeler des vestiges de l’Église. Ceux-ci sont tenus en échec chez ceux de leurs membres qui se rendent personnellement coupables du péché d’hérésie ou de schisme. Mais regardons ce qui se passe chez les petits enfants de ces hérétiques et de ces schismatiques. Ils peuvent être baptisés validement. Alors ils appartiennent à la véritable Église aussi réellement que les enfants qu’elle baptise dans son sein. Avec le caractère baptismal, la grâce et les vertus infuses leur sont conférées. Ils ne sont ni hérétiques, ni schismatiques, ni même errants.
Qu’arrive-t-il au moment où, sortant du sommeil de l’enfance, ils se trouvent en face des choix que leur propose la vie chrétienne? Devant eux, autour d’eux, ce qu’ils rencontrent, c’est un christianisme dont ils sont, à moins de quelque pressentiment miraculeux, incapables de saisir qu’il bloque indissolublement la vérité divine et la logique d’un principe de mort. L’hérésie a rompu sur un point essentiel la vérité à croire, le schisme la vérité à faire. Par cette brèche les ténèbres se sont mélangées à la lumière. Désormais, ce qui passera aux générations successives, avant même qu’elles aient pu commettre aucun péché contre la foi et contre l’amour, ce sera le patri moine d’une hérésie, le patrimoine d’un schisme 1. Quand donc viendra pour les baptisés de ces Églises l’âge de la raison et de la délibération, même s’ils préservent leur âme de tout mal et la gardent dans les clartés de l’amour, ils resteront incapables avant longtemps, peut-être toujours, de discerner sur ce point le vrai du faux, et ils commenceront leur vie de chrétiens adultes en acceptant en bloc tout l’héritage d’une hérésie ou d’un schisme.
Ils ne seront pas de ce simple fait hérétiques et schismatiques.
Celui, dit saint Augustin, qui défend son opinion, encore qu’elle soit erronée
et perverse, sans animosité opiniâtre, surtout lorsque cette opinion n’est pas
un fruit de son audacieuse présomption, mais qu’elle a été héritée de parents
séduits et entraînés par l’erreur, s’il cherche la vérité avec scrupule, prêt à
se rendre à elle quand il la connaîtra, ne doit pas être rangé parmi les
hérétiques 2"
2. Que s’est-il passé? Nous avons supposé une Église tout entière hérétique. Mais, en raison de ce qu’elle emporte des richesses de l’Église du Christ, en raison aussi des libres invitations de l’Esprit saint qui "enveloppe toute choses" et qui veut que tous les hommes soient sauvés, nous voyons qu’une telle Église tend à se modifier. C’est comme si le concept d’Église hérétique éclatait sous la pression intérieure des valeurs chrétiennes qu’il renferme encore, afin de donner naissance à un concept nouveau et original, à savoir celui d’une Église où se transmet non pas le péché d’hérésie, mais le patrimoine, l’héritage, d’une hérésie. Il est clair qu’il s’agit d’un patrimoine ambivalent, où se heurtent la lumière et les ténèbres: tantôt secourable, puisqu’il contient des valeurs chrétiennes de vie, tantôt séducteur, puisqu’elles y sont altérées.
Disons que la dialectique interne d’une "Église hérétique" tend à la transformer en autre chose, et que, dans une certaine mesure, le bien est ici plus fort que le mal. Parlons d’une "Église dissidente". L’avantage de ce mot est de ne rien préjuger des dispositions personnelles bonnes ou mauvaises des membres d’une telle Église.
1. On appellera "forme d’une Église dissidente 1,
le patrimoine de valeurs, le complexe ecclésiologique sous lequel une Église
dissidente s’organise.
2. La forme d’une Église dissidente est habitée par le conflit de deux tendances antithétiques la tendance du principe chrétien et la tendance du principe d’erreur. Tantôt c’est l’une qui avance et tantôt l’autre, mais aucune ne va jusqu’à éliminer l’autre.
Dans certains cas la mise de fond du principe chrétien restera considérable et le principe d’erreur, bien qu’il représente un mal incalculable, paraîtra comparativement secondaire: on hésitera même à parler de vestiges de l’Église; ce sont d’immenses parcs de son héritage qui sont conservées. Ailleurs, au contraire, le principe d’erreur ravagera profondément la donnée chrétienne. Il y a un abîme, par exemple, entre une Église, comme l’Église orthodoxe, qui reçoit la presque totalité du donné chrétien, confessant même que le Christ a légué à son Église un pouvoir juridictionnel déclaratif et canonique, mais ne commençant d’errer qu’au moment de déterminer quel est le sujet suprême de ce pouvoir; et une Église qui serait entraînée, par son principe d’erreur, à méconnaître même la nature et la nécessité des sacrements de la Loi nouvelle, ou à nier la divinité du Christ et la Trinité.
Il apparaît dès lors clairement que vouloir rapporter à l’Es prit saint la forme d’une Église dissidente et le conflit intérieur qui la ronge, serait commettre un blasphème. Ce qui revient à l’Esprit saint, c’est, à l’intérieur de ce patrimoine, le maintien de l’élément chrétien, les recrudescences de son dynamisme, le succès de ses avances. Mais le principe d’erreur a lui aussi son dynamisme et ses réussites. Il tend de soi à agrandir la déchirure.
1. Voir plus haut, p. 337.
2. Epistola XLIII, n° 1, cit par
saint THOMAS, II-II, qu. 11, a.2, ad 3.
3. Les Églises dissidentes sont des morceaux de l’Église chrétienne. Leur christianisme est mutilé. Il manque au moins de cette direction unique qui descend de la royauté du Christ et qui, en touchant la terre, se précise dans la juridiction suprême, déclarative et canonique, du souverain pontife. Ce qu’elles acceptent librement comme la règle de leur croyance et de leur vie est au total une autre règle, semblable à la règle catholique sur certains points essentiels, divergente sur d’autres points essentiels. Il est manifeste que cette règle les marque d’une empreinte originale et les disjoint de l’unité organique, catholique, oecuménique de l’Église du Christ.
1. Newman a raconté, dans 1’Apologia pro vita sua, comment,
peu après avoir quitté l’Église d’Angle terre, il sentit un grand changement
s’opérer dans sa manière de la considérer. Il éprouva, écrit-il, un extrême
étonnement d’avoir pu imaginer auparavant qu’elle fût une portion de l’Église
catholique "Pour la première fois, je la regardai de l’extérieur et (pour
dire ma pensée) je la vis telle qu’elle est... Je la vis comme si mes yeux
s’étaient subitement ouverts, dans une sorte d’évidence, indépendamment de tout
acte de raison, de tout discours et c’est ainsi que je l’ai toujours vue
depuis. Je pense que la cause principale de ce changement est à chercher dans
le contraste que faisait avec elle l’Église catho lique. En celle-ci, je
rencontrai d’emblée une réalité qui était pour moi toute nouvelle. Je sentis
qu’elle n’était pas une Église que je bâtissais par l’effort de ma pensée..."
2. Que pense-t-il dès lors de l’Église anglicane? Il en parle, dit-il,
"sans aucun dédain". Il estime que, sans être divine, elle peut être
néanmoins une grande oeuvre: "Je vois dans l’Église anglicane une
institution vénérable et anoblie par ses souvenirs historiques, un monument de
la sagesse du passé, une arme importante dans les mains de la puissance
politique, un grand organe national, une source d’avantages considérables pour
le peuple, et jusqu’à un certain point un témoin et une école de vérité
religieuse... Mais qu’elle soit quelque chose de sacré, qu’elle soit l’oracle
de la doctrine révélée, qu’elle puisse réclamer saint Ignace et saint Cyprien
comme ses ancêtres, qu’elle puisse prendre le rang de l’Église de saint Pierre,
con tester son enseignement ou entraver sa voie, qu’elle puisse s’appeler la
Fiancée de l’Agneau, voilà une vue qui a disparu de mon esprit depuis ma
conversion et qu’il me faudrait presque un miracle pour évoquer." Telle
quelle, elle a été néanmoins "l’instrument choisi par la Providence"
pour lui départir de grands bienfaits: "Si j’étais né dans une secte
dissidente, peut-être n’aurais-je jamais été baptisé; si même j’étais né
presbytérien anglais, peut-être n’aurais-je pas connu la divinité de notre
Seigneur; si je n’étais pas venu à Oxford, peut-être n’aurais-je jamais entendu
parler ni de l’Église visible de la Tradition ni d’autres doctrines
catholiques."
3. Passant ensuite à la conduite à tenir à l’égard de l’Église d’Angleterre, il conclut: "Tant que les catholiques sont si faibles en Angleterre, c’est elle qui fait notre travail; et bien que dans une certaine mesure elle nous cause du tort, la balance présentement penche en notre faveur... Mon opinion personnelle est qu’en cette heure qui pour elle est suprême, nous devons l’aider et la soutenir selon notre pouvoir, dans l’intérêt de la vérité dogmatique. Pour moi, je voudrais — tant que le devoir ne m’y contraint pas, car alors il me faudrait rompre avec cette règle — éviter tout ce qui pourrait affaiblir son empire sur l’esprit public, ou ébranler sa constitution, ou gêner et ralentir son effort pour maintenir les grands principes et enseignements chrétiens et catholiques qu’elle a, jusqu’à ce jour, utilement prêchés 1."
1. Note E de
1’Apologia pro vita sua, Londres, 1920, pp. 379-383.
Ces dernières lignes ne semblent-elles pas indiquer d’avance l’attitude de confiance qu’il convient a fortiori à un catholique d’adopter aujourd’hui à l’égard de l’Église orthodoxe?
Certains théologiens qui adoptent une terminologie relativement moderne, regardent les Églises orientales comme étant en vérité schismatiques et hérétiques. "Cependant, ajoutent-ils, en pratique, de peur de blesser les fidèles de ces Églises, et en vue de faciliter leur accès à la véritable Église, on pourra, sans détriment de la vérité, user des appellations plus bénignes d’Églises dissidentes, d’Églises séparées 1"
Au contraire, si l’on demeure fidèle à la terminologie de saint Thomas, on se refusera absolument, non plus seulement pour des raisons prudentielles, mais pour des raisons doctrinales, à qualifier aujourd’hui les Églises orientales non catholiques, et semblablement les Églises protestantes, d’Églises hérétiques ou d’Églises schismatiques. Le seul mot qui paraîtra théologiquement exact sera celui d’Églises dissidentes, ou d’Églises séparées, ou plus généralement d’Églises non catholiques.
1. Chez beaucoup d’entre eux pourront prévaloir les motions de la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. Elle les portera secrètement à adhérer aux données chrétiennes qui subsistent au sein de leur propre Église, à les revaloriser, à en vivre, à les redresser dans la mesure où elles y sont menacées, déviées, amoindries en raison hélas du drame inhérent aux Églises dissidentes.
Les meilleurs d’entre eux seront ces justes qui se laissent envahir par la foi vive et qui appartiennent initialement, mais déjà efficacement et salutairement, à l’Église du Christ. Dans un beau texte sur les Psaumes, saint Augustin lui-même a enseigné qu’en dehors de la grande Église catholique le baptême peut encore donner des fruits d’amour: "Je vous ai déjà expliqué pourquoi la colombe apporta dans l’arche des feuilles et des fruits. Cela signifiait que ceux qui sont baptisés hors de l’Église, pareils aux arbres qui ont été immergés hors de l’arche, s’ils n’ont pas seulement des feuilles, à savoir de simples paroles, mais s’ils ont encore des fruits, à savoir la charité, la Colombe les ramène à l’arche et ils viennent à l’unité 2." Si donc ils nous rejoignent, parlons de leur conversion, plus exactement de leur profession de foi, de leur entrée dans l’Église. C’est des hérétiques, non des dissidents, qu’il faut exiger une abjuration.
1. Martin JUGIE, Theologia
dogmatica christianorum orientalium ab Ecclesia dissidentium, Paris, 1926, t.
I, p. 20.
2. Enarr. in Psalm. CXXVII, n
13. Cf. Contra Faustuin, lib. XII, cap. XX.
2. Mais il pourra se faire, à l’opposé, que certains, parmi les dissidents,
laissent triompher en eux l’esprit de schisme ou d’hérésie, et retrouvent
alors, dans le sein même de leur propre Église, pour s’en faire une arme contre
la vérité, les données aberrantes qu’y déposèrent le schisme, l’hérésie, ou
l’erreur du début. Ceux-là, péchant contre la lumière, deviendraient des
dissidents hérétiques ou schismatiques.
3. Considérons ce que devient une Église dissidente dans la mesure où elle est représentée par ses membres justes.
Ceux-ci ne constituent pas un simple agrégat de personnes dont chacune isolément appartiendrait par le désir à l’Église du Christ. Ils forment un bloc ayant sa physionomie propre et rattaché comme tel à l’Église vraie.
Supposons, c’est le cas le plus éminent, que ce bloc appartiennent aux Églises dissidentes orientales où se conservent les sept sacrements de la Loi nouvelle. Supposons encore qu’il renferme en lui de grands saints, des hommes d’oraison profonde, des martyrs, et qu’une mise en demeure de confesser la foi pendant de longues et terribles persécutions l’ait obligé à embrasser avec une très pure fidélité toutes les données chrétiennes authentiques qui lui étaient accessibles. Supposons enfin qu’il subsiste dans une région où l’Église catholique est absente ou pratiquement réduite à l’impuissance, et où par conséquent il soit seul ou presque seul "à faire notre travail", pour parler comme Newman.
Dans ce cas, du point de vue supérieur de la théologie catholique, ce qui apparaîtra avec évidence, ce n’est pas du tout quelque tendance de ce bloc à former une communion qui viendrait se juxtaposer à la communion romaine pour constituer à côté d’elle une autre branche légitime de l’Église du Christ; c’est au contraire une tendance à s’identifier d’une manière de plus en plus profonde à la communion romaine elle-même. Il ne lui manquera, pour coïncider tout à fait avec elle, que de posséder en plénitude cette "unité d’orientation" dont le Christ a voulu indubitablement doter son Église.
La sanctification de tous les groupes qui portent le nom chrétien est donc ce que nous devons, semble-t-il, demander le plus immédiatement. Leur union à l’Église s’ensuivra par voie de conséquence.
Qu’on prenne garde, lorsqu’on parle des Églises chrétiennes séparées,
dissidentes, désunies, de nombrer parmi elles l’Église catholique. On tomberait
aussitôt, sans peut-être s’en douter, dans l’erreur.
1. Du point de vue catholique, il y a des Églises séparées, et l’Église dont elles sont séparées et qui est 1’Eglise du Christ; des Églises dissidentes, et l’Église dont elles sont dissidentes et qui est l’Église du Christ; des Églises désunies, et l’Église dont elles sont désunies et qui est l’Eglise du Christ.
A cette Église du Christ appartiennent les valeurs divines authentiques conservées dans les Églises séparées, où elles se trouvent mêlées à l’erreur et soumises à l’action du principe même de leur dissidence.
La tâche d’un "oecuménisme" catholique consiste: d’une
part, à déterminer théologiquement le statut des Églises dissidentes comme
Églises, et leurs rapports comme Églises à la véritable Église et à son unité
1; d’autre part, à inviter constamment les catholiques à écarter de leur vie et
de leur coeur, avec un zèle toujours plus attentif, tout ce qui est de nature à
obscurcir aux yeux d’autrui et d’abord à leurs propres yeux le mystère immense
de la catholicité de leur Église et à entraver l’espérance évangélique
authentique de la conversion du monde.
2. C’est une vue assez répandue dans le mouvement protestant oecuménique que l’Église même du Christ aurait été brisée par le péché des hommes. Il n’en subsisterait plus que ces fragments, plus ou moins considérables, que sont les "Églises séparées": catholicisme, orthodoxie, protestantisme. Désormais c’est en avant de nous, dans l’avenir, qu’il faudrait la chercher. Elle nous sollicite comme un idéal à réaliser. Elle se fera des apports complémentaires des différentes Églises chrétiennes, qui, tant qu’elles ne se sont pas "dépassées" pour se rejoindre, doivent toutes être considérées comme encore s séparées". On refuse de parler d’un retour des Églises séparées à l’Église dont elles sont séparées.
1. M.-J. CONGAR, O. P.,
Chrétiens désunis, Principes d’un œcuménisme catholique, Paris, 5937, Préface.
I. Paris, 5949, Desclée De Brouwer.
Nous pensons aux formes politiques et culturelles conquérantes de
l’athéisme déclaré, apparues de nos jours sur la scène du monde.
1. A l’origine de cet athéisme, il y a un refus du christianisme, un
péché d’apostasie. Ce n’est pas un refus du vrai Dieu pareil à celui qui avait
précipité les peuples anciens dans le paganisme. C’est un refus
incomparablement plus virulent: à proprement parler, non pas un athéisme, mais
un anti-théisme; plus précisément, un rejet du Dieu d’amour qui a donné au
monde son Fils unique, donc un anti-christianisme et comme "une religion
de l’Antéchrist".
2. Étudiant La signification de l’athéisme contemporain, Jacques Maritain souligne sa contradiction interne la plus pro fonde. En niant le Dieu transcendant, l’athéisme absolu entend délivrer l’homme de toute servitude, de toute "aliénation", de toute s hétéronomie. Mais le rejet absolu de la transcendance a pour corollaire la proclamation de l’immanence absolue. Tout le mouvement de l’existence temporelle est dès lors résorbé dans le flux du temps. Plus de valeurs transcendantes: vérité, justice, distinction du bien et du mal s’évanouissent. Le vrai est à chaque moment l’utile: ce qui est vil aujourd’hui sera noble demain. L’homme lui-même meurt tout entier, il n’y a rien en lui qui puisse être sauvé.
L’athée absolu se voue au grand Minotaure de l’histoire, de l’Histoire mangeuse d’hommes.
On avait donc brisé avec Dieu pour proclamer la totale indépendance,
la totale émancipation de l’homme; et l’on finit par un acte de soumission,
d’abdication devant le tout- puissant mouvement de l’Histoire, devant le Dieu
aveugle de l’Histoire. Pour Hegel et Marx, c’est l’Histoire qui est le juge
ment dernier. Pour le chrétien, le Jugement dernier jugera l’Histoire.
3. On distinguera plusieurs sortes d’athéisme. Il y a des pseudo-athées, qui croient qu’ils ne croient pas en Dieu et qui, en réalité, croient inconsciemment en lui, parce que le Dieu dont ils nient l’existence n’est pas Dieu, mais quelque chose d’autre. Entre le conscient et l’inconscient, entre le registre des assertions conceptuelles et le dynamisme secret de la vie préconsciente de l’esprit, il peut y avoir en effet toutes sortes de clivages et de désaccords, de schismes, de scissions et contradictions inaperçus du sujet.
Il y a des athées pratiques, qui croient qu’ils croient en Dieu (et qui croient peut-être en lui dans leur tête) et qui dans la réalité de leur comportement nient son existence par chacune de leurs actions: du Dieu vivant ils ont fait une idole.
Il y a des athées absolus, qui nient réellement l’existence de ce
même Dieu en qui les croyants croient, et qui sont obligés de changer toute
leur échelle des valeurs et de détruire en eux- mêmes toute chose qui rappelle
son Nom. Ils n’oublient pas Dieu, ils pensent constamment à lui en vue de se
libérer de lui 1.
4. Nous savons que la toute-puissance de l’Amour divin envoie les illuminations de la grâce jusqu’à l’intérieur des for mations athées: quelque effort que les propagandes puissent entreprendre, nous savons qu’il n’y a pas d’âme qui ne soit nommément appelée par Dieu.
1. Jacques MARITAIN, Raison et
raisons, Paris, 1947, pp. i6o et 186.
S’il est vrai qu’il n’y a pas de salut hors du Christ, et qu’appartenir au Christ c’est former l’Église, il est clair que l’axiome "Hors de l’Église pas de salut" sera présent, d’une manière latente, sous tous les textes du Nouveau Testament.
1. Le message évangélique est adressé à tous les hommes, juifs et
gentils (I Cor., 1, 24; Éph., II, 14); il est destiné aux
nations de tous les temps (Mt., XXVIII, 19-20); il est une grande lumière pour
tous ceux qui sont assis à l’ombre de la mort (Mt., IV, i6). Ceux qui le
reçoivent sont un avec le Christ (Jean, XVII, 23), ils sont les sarments de la
Vigne (Jean, XV, 4-5), les membres du Christ (I Cor., XII, 12), ils lui
deviennent conformes (Rom., VIII, 29), en eux vit le Christ (Gal., II, 20). Ils
font ainsi "son" Église (Mt., XVI, 18), dont il est la Tête et qui
est son Corps (Éph., z, 22-23), où l’on entre par le baptême (Mt., XXVIII, 19 ;
Éph., IV, 5). Ils sont dans le salut (Rom., I, 16). Recevoir le message, faire
un avec le Christ, composer son Église, être dans le salut, ces expressions
sont synonymes. Le salut est incorporation au Christ et à son Église.
2. Pareillement, refuser le message, être hors du Christ, hors de
l’Église, hors du salut, sont des expressions synonymes: "Si l’on refuse
de vous accueillir et d’écouter vos paroles, sortez de cette maison ou de cette
ville en secouant la poussière de vos pieds. En vérité je vous le dis: au jour
du Jugement, le pays de Sodome et de Gomorrhe aura un sort moins rigoureux que
cette ville" (Mt., X, 14-15); "Si quelqu’un ne demeure pas en moi, on
le jette dehors comme le sarment et il se dessèche; puis on les ramasse et on
les jette au feu et ils brûlent" (Jean, XV, 6); "S’il refuse
d’écouter même l’Église, qu’il soit pour toi comme le païen et le
publicain" (Mt., XVIII, 17); "En vérité, en vérité, je te le dis, à
moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer au Royaume de Dieu"
(Jean, III, ). Hors de l’in corporation au Christ et à son Église, pas de
salut.
3. Il est dit expressément aux Actes des Apôtres que, hors du Christ, il n’y a pas de salut: "Ce Jésus est la pierre que vous les bâtisseurs avez dédaignée et qui est devenue la pierre d’angle. Car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes par lequel nous devions être sauvés" (IV, II-12).
Et il est dit expressément dans saint Paul que l’Église est le Corps du Christ, car Dieu "l’a constitué au sommet de tout, Tête pour l’Église, laquelle est son Corps, la plénitude de celui qui est rempli, tout en tout" (Éph., I, 22-23). Il s’ensuit donc nécessairement que hors de l’Eglise il n’y a pas de salut.
Trois remarques,
suggérées par l’Écriture, éclairent l’axiome
a) L’axiome vise
directement ceux qui, immédiatement éclairés par la prédication évangélique, la
refusent (Luc, II, 34; Jean, III, 19; IX, 39; Mt., XX, 8-9). Il vise, plus
directement encore, ceux qui, ayant compris et accepté la prédication
évangélique, la renient par ce qu’on appellera plus tard les péchés de schisme
et d’hérésie (I Tim., 1, 20; I Jean, II, 18-19; II Jean, 10).
b) L’axiome ne
signifie pas que toute appartenance au Christ et à son Église est salutaire. Au
contraire les chrétiens pécheurs, s’ils ne se convertissent à temps, seront
damnés (Mt., XIII, 4!- 42; Mt., XXV, 41; XXII, 12-14). De quoi servirait au
chrétien sa foi s’il n’a pas la charité (I Cor., XIII, Gal., y, 6; Jacques, II,
14; Luc, XIII, 9).
e) L’axiome n’exclut pas une appartenance au Christ et à l’Église, latente, tendancielle et déjà salutaire.
En effet, d’une part, normalement et par anticipation, tous les justes des âges antérieurs relèvent du Christ. C’est le jour du Christ qui les éclaire comme il éclairait Abraham (Jean, VIII, 56). La Femme qui met au monde l’Enfant mâle (Apoc., XII, 5), c’est, résumée en la Vierge, l’Église d’avant le Christ.
D’autre part, auprès des milliards d’êtres à qui, depuis l’ère nouvelle, la prédication apostolique ne peut se faire entendre, et qui vivent sous un régime anormal, victimes d’une ignorance invincible dont les causes et les degrés peuvent varier autant que les individus, le Christ supplée à l’absence d’une proposition expresse et suffisante du message évangélique par des illuminations et des motions secrètes de sa grâce. Car Dieu, notre Sauveur, "veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Or Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour tous" (I Tim., II, 4-6). Jésus est "la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde" (Jean, I, 9); il a dit qu’il attirerait tous les hommes à lui (Jean, XII, 32); qu’il avait d’autres brebis qu’en Israël (Jean, X, 16); et encore
"Qui n’est pas contre vous est pour vous" (Marc, IX, 38-40). Il est deviné par les Mages (Mt., n, 1); il loue la foi d’étrangers comme le centurion (Mt., VIII, to) et la Cananéenne (Mt., XV, 28.)
Ainsi donc, il faut tenir, selon le Nouveau Testament: 1° qu’il n’y a pas de salut sans appartenance au Christ et à son Église; 2° que certains pécheurs, privés de la charité, appartiennent au Christ et à l’Église mais d’une manière stérile, non salutaire: ils sont pareils à ce figuier dont on attend chaque année les fruits avant de le couper; 3° que certains justes, qui n’appartiennent pas encore corporellement au Christ et à l’Église, leur appartiennent pourtant spi rituellement, d’une manière initiale, tendancielle, déjà salutaire: ils sont pareils à ces brebis de bonne volonté qui, entravées par quelqu’une des formes de l’ignorance invincible, sont en marche, sans toujours le savoir, vers le seul troupeau régi par le seul berger.
La nécessité de l’appartenance au Christ et à son Église, que nous révèle l’Écriture, est un mystère unique et simple, mais si profond que nous ne pouvons le saisir que par une suite de propositions complémentaires, contraignant l’intelligence du croyant à passer au delà, jusqu’au silence d’un regard de foi. Pour ceux qui ne vont pas si haut, qui disjoignent l’Église et le Corps du Christ, l’appartenance à l’Église et l’appartenance au Christ, ou encore qui considèrent l’Église sur le patron des pures sociétés humaines, l’axiome: "Hors de l’Église pas de salut" perd aussitôt sa lumière. Il ne peut plus être qu’un slogan dont s’emparent, en des sens contraires, pour le durcir ou le répudier, les fanatiques.
C’est à ceux qui se séparent de l’Église par un péché de schisme ou d’hérésie que pensent d’abord les Pères pour les déclarer hors du salut: "Quiconque suit celui qui fait schisme n’héritera pas le royaume de Dieu?" (S. Ignace d’Antioche). Ils n’ont point de part à l’Esprit "ceux qui se retranchent de la vie par un fol égarement et une fatale démarche. Où est, en effet, l'amour là est l’Esprit de Dieu" (S. Irénée). "Hors de cette maison, c’est-à-dire hors de l’Église, personne n’est sauvé; car si quelqu’un sort dehors, il signe l’arrêt de sa propre mort" (Origène). "Il n’aura pas accès aux récompenses du Christ, celui qui abandonne l’Église du Christ. Il ne peut avoir Dieu pour Père, celui qui n’a pas l’Église pour mère "(S. Cyprien).
La comparaison de l’Arche de Noé, dont usent les Pères, ne dit pas que toute appartenance au Christ et à l’Église est salutaire; et elle ne nie pas qu’il y ait des degrés dans l’appartenance salutaire. Elle demande donc à être expliquée. On dira, par exemple, qu’il y avait des animaux impurs dans l’Arche, et qu’elle était sans doute escortée de bons poissons.
On trouve dans le discours de saint Ambroise sur la mort de l’empereur Valentinien II, assassiné en 392, avant d’avoir pu recevoir le baptême, un texte capital: "Pour moi, j’ai perdu celui que j’allais engendrer à l’Évangile; mais lui n’a pas perdu la grâce qu’il a demandée... Qu’avons-nous en notre pouvoir sinon la volonté et le désir, nisi voluntas, nisi petitio? Or, naguère encore, il a manifesté ce propos, hoc voti habuit, de se faire initier avant d’entrer en Italie, et déclaré son dessein de se faire aussitôt baptiser par moi... Il n’aurait donc pas la grâce qu’il a désirée, qu’il a demandée? Certes, s’il l’a demandée il l’a reçue. Et c’est pourquoi il est écrit, Sagesse, IV, 7: Quelle que soit la mort du juste, son âme sera dans le repos 1."
Une lettre du Saint-Office à l’archevêque de Boston, datée du 8 août 1949, et rendue publique le 4 septembre 1952, résume sur ce point les enseignements antérieurs du magistère "Pour qu’une personne obtienne le salut éternel, il n’est pas toujours exigé qu’elle soit visiblement, reapse, incorporée à l’Église comme membre; mais il est pour le moins requis qu’elle y adhère par le propos et le désir, voto et desiderio. Cependant il n’est pas toujours nécessaire que ce propos soit explicite, comme il l’est chez les catéchumènes; lorsqu’une personne est dans l’ignorance invincible, Dieu accepte même son propos implicite, ainsi nommé parce qu’il est inclus dans la bonne disposition de l’âme, par laquelle l’homme veut rendre sa volonté conforme à celle de Dieu 1".
1. Texte
latin dans The American Ecclesiastical Review col. CXXVII, n 4, octobre 5952, pp. 307-3 I t.
Traduit dans la Doc. Cath., 2 noV. 1952, col. 1396-1397.
On peut considérer
l’Église:
a) dans l’état d’achèvement et d’épanouissement qu’elle reçoit du Christ par la médiation de la hiérarchie; b) dans l’état normal de sa formation avant la venue du Christ; c) dans l’état anormal de ceux qui, après la venue du Christ, ne lui appartiennent pas encore visiblement et corporellement, mais seule ment invisiblement et spirituellement, par le désir.
D’où trois régimes distincts: a) le régime de l’appartenance manifeste à l’Église; b) le régime normal de l’appartenance latente avant le Christ; e) le régime anormal de l’appartenance latente après le Christ.
1. L’Église qui est l’épouse et le corps du Christ, est
"glorieuse, sans tache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et
immaculée" (Éphés., V, 27). Et cependant elle contient des pécheurs: il y
a des scandales et des fauteurs d’iniquité dans le royaume du Fils de l’homme
(Mt., XIII, 41); le royaume des cieux est pareil au filer qui ramène des
poissons de toute espèce; les bons seront gardés, les mauvais rejetés: ainsi en
sera-t-il à la fin du monde, les anges sépareront les méchants des justes (Mt.,
XIII, 48-49).
2. Comment les
pécheurs peuvent-ils être membres de l’Église? Il s’agit de pécheurs baptisés,
en qui subsiste la foi, qui ont perdu la charité, mais n’ont point péché par
schisme. Ils sont membres de l’Église
a) d’une manière
partielle, par ce qui subsiste en eux de dons divins. Par leur péché, qui
représente leur choix le plus secret, ils sont hors de l’Église et relèvent du
Prince de ce monde. Il y a des pécheurs dans l’Église, mais ils n’y
introduisent pas leur péché. Les frontières de l’Église divisent leur coeur.
b) d’une manière
propre et véritable, car la grâce cultuelle, sacramentelle, orientée, qui est
l’âme indivise de l’Église, est présente en eux par l’influx qu’à travers les
membres justes elle continue d’exercer sur eux. Il s’ensuit que le dilemme est
brisé qui proposait: ou bien de tenir les pécheurs comme vrais membres de
l’Église, et dès lors d’exclure la charité de la définition de l’Église; ou bien,
au contraire, d’inclure la charité dans la définition de l’Église et dès lors
de renoncer à tenir les pécheurs pour de vrais membres de l’Église 1.
c) d’une manière non pas directe, immédiatement salutaire, mais d’une manière indirecte, non immédiatement salutaire.
On pourra tout résumer en disant qu’ils appartiennent à l’Église
visiblement, corporellement, par une partie de leur coeur; mais non pas
invisiblement, spirituellement, par le principal de leur coeur.
3. Pourquoi l’Église contient-elle des pécheurs et tant de pécheurs?
C’est d’abord qu’elle est faite pour aller porter la rédemption au sein même du mal. Elle rencontre partout des pécheurs. Elle ne se contente pas de les toucher de loin. Elle les serre contre son sein pour les guérir par son contact. Elle consent elle aussi "à manger avec les publicains et les pécheurs" (Maath., IX, II).
C’est ensuite qu’elle sent qu’elle est plus forte que le péché, car elle porte en elle la lumière et le sang de la rédemption.
C’est encore qu’elle craint, en arrachant l’ivraie, d’arracher le bon grain.
C’est enfin que la misère des membres pécheurs provoque la charité des membres bons. "Sois bon, dit saint Augustin, et supporte le mal deux fois: à l’extérieur et à l’intérieur. 2"
1. Voir plus haut, p. 245.
2. Sermon XV, n° 6.
1. Dès avant le Christ, existe déjà l’Église du Christ, encore
confuse, ébauchée, préparatoire, d’une existence en devenir qui se précise
progressivement. A travers les réseaux de la cité du mal, elle élève jusqu’à
elle, les rassemblant par des liens très secrets, tous ceux qui, sans peut-être
le savoir, seront sauvés au nom du Christ futur. Le régime normal de l’humanité
est alors un régime d’appartenance latente et tendancielle au Christ futur et à
son Église.
2. C’est, en effet, en considération du sang de la croix future (Col., I, 20-21) que Dieu, dès après la chute, pardonne à l’homme et répand sur le monde la grâce du salut. De cette grâce qui précède le Christ, mais qui sera méritée un jour par le Christ, on peut déjà dire qu’elle est christique, par anticipation.
C’est bien l’Église du Christ qu’elle forme avant le Christ; mais cette Église en acte tendanciel est, à l’Église en acte achevé, comme la clarté de l’aube au soleil levant, comme la tige à sa fleur. Les plus hautes grâces qui la composent sont des plantes magnifiques, mais qui ne trouvent pas encore le climat de leur éclosion.
"Je vous le dis, en vérité, beaucoup de prophètes et de justes
ont désiré voir ce que vous voyez..." (Mt., XIII, 17). Abraham a vu à
distance le jour du Christ (Jean, VIII, 56); pourtant, si inégalable que soit
la sainteté d’Abraham, le plus petit dans le royaume peut dire que "son
état est meilleur que celui d’Abra ham. Abraham attendra dans les limbes la
venue du Christ; c’est alors que les grâces captives qu’il porte en lui
pourront soudain fleurir.
3. On distingue deux régimes normaux d’appartenance latente et tendancielle au Christ futur: celui de la loi de nature, où la grâce s’infiltre secrètement dans les coeurs par manière d’instinct; celui plus manifeste de la loi mosaïque. Ils sont symbolisés au plafond de la Chapelle Sixtine par les Sibylles et les prophètes.
Dieu ne récolte pas où il n’a pas semé. Aux Grecs, à qui il donne moins, il demande moins; aux Juifs, à qui il donne plus, il demande plus (Rom., II, 6-16).
Les deux peuples sont en marche vers le Christ. Ils s’uniront en lui
comme les deux faces de la pierre angulaire, pour former en lui un seul peuple
nouveau (Ephés., 11, 13-22).
4. Tous les justes de la loi de nature et tous ceux de la loi mosaïque que vivifie une grâce déjà christique par anticipation, sont comme les points d’une nébuleuse en formation qui attend son centre de condensation. Ils sont portés, soutenus, finalisés par quelque chose qui ne viendra à l’existence qu’après eux, à savoir le Christ et son Église en acte achevé. L’Épître aux Hébreux termine son éloge des anciens Pères par ces mots extraordinaires: "Et cependant, tous ceux-là, marqués par le témoignage de la foi, n’ont pas obtenu ce qui leur était promis, Dieu ayant en vue quelque chose de meilleur pour nous, afin qu’ils ne parvinssent pas sans nous à la perfection" (Hébr., X, 39-40).
1. "Il n’y a qu’un seul médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Christ Jésus, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous" (I Tim., II, 5).
Les grâces de salut, méritées par la prière du Christ en Croix, sont
d’abord données aux hommes par anticipation. Mais quand vient la plénitude du
temps (Gal., IV, 4) et que paraît le Christ, c’est à travers lui, par
dérivation de sa plénitude (Jean, 1, x6), que la grâce découle jusqu’au
monde.
2. Cette dérivation peut se faire de deux manières, par contact ou à distance: à la manière dont Jésus guérissait les corps tantôt par contact, tantôt à distance.
Le Christ agit par contact sur ceux-là seuls qui l’approchent. Il leur communique une grâce privilégiée, pleinement christique et christoconformante, qui fait éclore l’Église autour de lui et la constitue en acte achevé. C’est afin de continuer au monde ces grâces de contact que le Christ, sur le point de remonter au ciel, laisse sur la terre une hiérarchie visible.
C’est au contraire seulement à distance que le Christ agit sur les
millions de ses contemporains qui ne le connaissent pas mais qu’il visite
secrètement par les rayons de grâce sortis de son coeur. Cette grâce
d’illumination et d’amour est destinée à les sauver, mais elle n’a pas les
privilèges de la grâce de contact. Partout où elle est reçue, l’Église est
latente, en acte tendanciel.
3. Le régime des grâces de contact, qui suscite l’Église en acte
achevé, va devenir le régime normal et définitif du salut pour le monde entier.
Il est destiné, par le Sauveur, à être porté à tous les hommes, à tous les
temps (Mt., XXVIII, 19-20).
4. Ici survient la contre-offensive du Prince des ténèbres et de la
cité du mal. La prédication apostolique que l’élan de Pentecôte devait porter
d’un seul mouvement aux extrémités de la terre pour dissoudre le bloc des
déviations religieuses préchrétiennes, sera entravée par les résistances du
dehors et peut-être davantage encore par les misères et les scandales de trop
nombreux chrétiens. De nouvelles déviations religieuses, des formations athées
ont surgi. Après vingt siècles, qui ont vu, tant d’échanges culturels, de
saintes tentatives missionnaires, de martyrs, l’Église en acte achevé n’est
encore en Afrique, en Amérique, en Extrême-Orient, disons même dans le monde
entier, qu’un petit troupeau.
5. Le dessein suprême de Dieu est sans doute de faire tourner toutes ces résistances à quelque avantage secret de l’unité finale de son Église, à faire qu’un jour tous soient un d’une manière plus émouvante pour eux et plus glorieuse pour sa miséricorde.
Mais quel est son dessein immédiat? Nous savons qu’il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (I Tim., II, 4). Là donc où la dérivation par contact, normale depuis la venue du Christ, est entravée, la dérivation à distance, qui ne connaît pas d’obstacle, continue d’atteindre chaque homme dans le secret, le contraignant à répondre par oui ou par non à la prévenance divine.
Elle assume alors, outre son rôle propre et normal, qui est de
préparer à recevoir l’action hiérarchique et d’en conserver les effets, un rôle
anormal et supplétif, qui est de communiquer, à ceux que les grâces de contact
n’atteignent pas ou n’atteignent qu’incomplètement, les grâces de salut qui
leur sont nécessaires.
6. Ainsi, au sein même des déviations religieuses, Dieu se suscite de vrais disciples qui, sans le savoir et peut-être même contre leur dessein conscient, travaillent à les redresser, et tendent, à force de dissocier en elles le vrai et le faux, à les dissoudre de par l’intérieur.
D’une manière surtout visible et corporelle, ces justes
appartiennent encore à des religions déviées. Mais, d’une manière surtout
invisible et spirituelle, ils sont déjà dans l’Église. Le Seigneur, qui connaît
ceux qui sont à lui (II Tim., II, 19), ne s’y trompe pas; ils sont sauvés.
7. C’est l’action du Christ par contact qui communique la grâce pleinement christique et christoconformante et qui fait apparaître l’Église en acte manifeste et achevé. L’action à dis tance ne peut communiquer, dans sa fonction supplétive, qu’une grâce imparfaitement christique: elle ne fait apparaître l’Église qu’en acte latent, initial, tendanciel.
Avant le Christ, quand la grâce venait de la Croix par anticipation, l’état tendanciel de l’Église était un état normal. Depuis le Christ, alors que la grâce vient de la Croix par dérivation, l’état tendanciel de l’Église est un état anormal. L’imperfection de l’Église sous les régimes de la loi de nature et de la loi mosaïque était, en effet, la simple imperfection naturelle de la jeunesse et de la croissance; l’imperfection de l’Église, sous le régime de la dérivation à distance, représente, au contraire, une diminution, une privation: où l’Église devrait être achevée et épanouie, elle est, dans une mesure plus ou moins grave, mutilée et entravée; elle demande à être secourue, complétée, délivrée.
1. Le Code de croit
canon distingue les "catholiques" des "a-catholiques".
Canoniquement la division est irréprochable. Mais théologiquement, elle demande
à être précisée: peut-on, en effet, être sauvé sans appartenir à l’Église
catholique? Le théologien dira donc
1° On appelle ouvertement catholiques — ou par abréviation
* catholiques" —
ceux qui, justes ou pécheurs, participent ouvertement à l’unité de communion de
l’Église, les uns d’une manière salutaire, les autres d’une manière non
salutaire.
2° On appelle non
ouvertement catholiques — ou par abréviation "a-catholiques" — ceux
qui, justes ou pécheurs, sont ouvertement hors de l’unité de communion de
l’Église. S’ils sont justes, ils lui appartiennent d’une manière secrète et
déjà salutaire.
2. On divise
fréquemment les chrétiens en chrétiens catholiques" et "chrétiens non
catholiques". Là encore, une explication est nécessaire. Distinguons
1° Les chrétiens
ouvertement catholiques — par abréviation "chrétiens catholiques", —
qui, justes ou pécheurs, appartiennent ouvertement à la communion catholique.
2° Les chrétiens non ouvertement catholiques — par abréviation "chrétiens non catholiques", — qui, justes ou pécheurs, sont ouvertement hors de la communion catholique. S’ils sont justes, ils lui appartiennent d’une manière secrète et déjà salutaire.
Ainsi l’Église, l’Église confiée à Pierre, est à la fois plus pure et plus vaste que nous le savons. Plus pure puisqu’elle est, non certes sans pécheurs, mais sans péché, et que les fautes de ses membres ne la souillent pas. Plus vaste puisqu’elle rassemble autour d’elle tout ce qui dans le monde est sauvé. Elle sait que, du fond de l’espace et du temps, se rattachent à elle par le désir, d’une manière initiale et latente, des millions d’hommes qu’une ignorance invincible empêche de la connaître, mais qui n’ont pas refusé, au sein des erreurs où ils vivent, la grâce de la foi vive que leur offre, dans le secret du coeur, le Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés et viennent à la connaissance de la vérité. Elle-même ne les connaît pas non plus nommément, mais elle sent autour d’elle leur présence innombrable et parfois, entre les silences de sa prière, elle entend monter dans la nuit la rumeur confuse de leur marche.
Nous parlerons d’abord de l’unité catholique comme propriété mystérieuse de l’Église, tombant sous le regard de la foi théologale (I); puis de l’unité catholique comme note miraculeuse de l’Église tombant sous le regard de la raison naturelle (II).
Il faudra définir l’unité catholique (1); rappeler qu’elle est dans ce monde sans être de ce monde (2); qu’elle est, à la fois, déjà réalisée par son essence et toujours en devenir par son dynamisme (3); faire ici sa place à la missiologie (4).
Définir le mystère de l’unité catholique, c’est encore définir le mystère de l’Église elle-même, mais sous un angle déterminé.
L’expression d’unité catholique, dans laquelle on bloque deux propriétés corrélatives de l’Église, l’unité tenant à son âme et la catholicité tenant à son corps, est presque un pléonasme: on a déjà tout dit en parlant de catholicité. En effet le mot grec catholique, comme l’équivalent latin universel, signifie ce qui embrasse et lie la multiplicité; l’un qui, en se communiquant, rassemble le divers.
Le mot catholique est appliqué à l’Église pour la première fois par saint Ignace d’Antioche dans l’Epître aux Smyrniotes précisément pour désigner l’Église unifiée par le Christ et partout répandue dans le monde: "Attachez-vous à l’évêque comme Jésus-Christ à son Père, attachez-vous au presbyterium comme vous le seriez aux apôtres; et pour les diacres, vénérez- les comme un commandement de Dieu. Que personne ne fasse jamais rien sans l’évêque en ce qui concerne l’Église. Ne regardez comme valide que l’Eucharistie célébrée sous la présidence de l’évêque ou de son délégué. Que partout où paraît l’évêque, là aussi soit la multitude; de même que partout où est le Christ Jésus, là est l’Église catholique." Dans le Martyre de saint Poly carpe, l’expression d’Église catholique au sens d’Église universelle revient deux fois: "L’Église de Dieu qui séjourne à Smyrne, à l’Église de Dieu qui séjourne à Philomélium, et à toutes les résidences (paroikiai) partout dispersées de l’Église sainte et catholique, etc." Un peu plus loin, on déclare que Polycarpe, maintenant, "glorifie Dieu, le Père tout-puissant, et bénit notre Seigneur Jésus-Christ, le Sauveur de nos âmes, le Pilote de nos corps, le Pasteur de l’Église répandue sur toute la terre (oikouménè) et catholique."
La catholicité de l’Église, opposée à la dispersion des sectes, deviendra un signe de son authenticité et de sa vérité: l’Église catholique signifiera l’Église véritable.
x. On pourra dire: L’unité catholique, ou catholicité, c’est l’Église, en tant que rassemblant, dans la communion d’une même foi, d’une même espérance, d’une même charité cultuelle, sacramentelle, orientée (voilà l’unité), la dispersion de l’humanité déchue (voilà la diversité).
Ou encore: L’unité catholique est l’unité de ceux qui participent au
sacerdoce du Christ par la possession des pouvoirs cultuels ou sacramentels; à
sa royauté par la docilité aux pouvoirs juridictionnels (définissant la foi et
réglant la discipline); à sa sainteté par la grâce pleinement chrétienne
(centrée sur le sacrifice eucharistique, communiquée par les sacrements,
orientée par les pouvoirs juridictionnels).
2. En faisant appel aux textes de l’Écriture, on dira: L’unité catholique ou catholicité, c’est le mystère de la volonté divine décidant, quand viendrait la plénitude du temps, de récapituler dans le Christ (voilà l’unité) toutes choses (voilà la diversité), celles qui sont sur la terre et celles qui sont dans les cieux (Col., I, 20).
Saint Jean, XI, 51-52, ayant rapporté le mot de Caïphe, ajoute: "Il prophétisa que Jésus devait mourir pour sa nation; et non seulement pour sa nation, mais encore afin de rassembler en un seul tout (unité) les enfants de Dieu qui sont dispersés (diversité)".
Ou encore: La catholicité, c’est le Dieu d’Amour qui, à travers la Croix, embrasse l’humanité. C’est presque mot pour mot la révélation du Sauveur: "Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, je tirerai tous les hommes à moi" (Jean, XII, 32).
Définir l’unité catholique, c’est donc définir l’Église elle-même considérée comme un rassemblement dans le Christ de l’humanité déchue. Et s’il est impossible de définir l’Église sans y inclure la charité, il est pareillement impossible de définir le mystère de l’unité catholique sans faire appel à l’amour "Je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais aussi pour ceux qui sur leur parole croiront en moi: afin que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi..., afin qu’ils soient consommés dans l’unité, en sorte que le monde sache que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé" (Jean, XVII, 20-23).
Dire qu’elle n’est pas "de" ce monde signifie qu’elle relève de l’ordre de la grâce; dire qu’elle est "dans" ce monde signifie qu’elle existe au sein de notre temps historique.
1. "Je leur ai donné ta parole et le monde les a pris en haine,
parce qu’ils ne sont pas du monde... Ils ne sont pas du monde comme moi-même je
ne suis pas du monde" (Jean, XVII, 14 et 16). "Vous, vous êtes d’en
bas; moi, je suis d’en haut. Vous, vous êtes de ce monde; moi, je ne suis pas
de ce monde" (Jean, VIII, 23). La loi suprême des adversaires de Jésus est
la nature alourdie par le péché; la loi suprême de Jésus et de ses disciples
est la grâce qui vient d’en haut et remonte les pentes de la nature.
"Jésus répondit: Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était
de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne fusse pas livré aux
Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici" (Jean, XVIII, 36). Au contraire
le pouvoir de Pilate sur Jésus, bien qu’il soit donné d’en haut, est un pouvoir
de ce monde.
2. Les royaumes de ce monde relèvent de la nature, de la culture, de l’ordre de la création (1 article du Symbole). Le royaume qui n’est pas de ce monde relève de la grâce de Jésus et de l’ordre de la rédemption (z article du Symbole).
Il ne se construit pas en évacuant les royaumes de ce monde: non
eripit mortalia, qui regna dat caelestia, chantait le vieux poète. Sa
catholicité est le contraire d’un totalitarisme: elle n’est rivalité sans merci
qu’à l’égard de la cité du mal. S’il emprunte les matériaux de la nature et de
la culture, c’est pour se constituer sur un plan que ne peuvent occuper ni la
nature ni la culture. Il laisse en place les lois du cosmos, les arts et les
techniques, les familles et les cités, et les misères physiques de la nature
déchue: la faim, la soif, les processus de naissance et de vieillissement, la
souffrance et la mort — les miracles de la multiplication des pains et de la
résurrection des morts ne sont jamais que des épisodes, c’est une autre faim
qu’il s’agit de rassasier, une autre vie qu’il s’agit se susciter. Le royaume
qui n’est pas de ce monde est catholique de par sa nature évangélique, en
raison mime de sa transcendance: aucune formation humaine ne peut espérer
l’emprisonner, ni prétendre jamais l’identifier à soi. Il passe librement à
travers elles comme Jésus à travers les portes du Cénacle. Telle est la
catholicité essentielle et constitutive de l’Église.
3. Une fois constitué dans le monde, le royaume qui n’est pas de ce
monde est comme un soleil qui demande à illuminer d’en haut, sans aucunement le
désessencier ni se l’incorporer, tout l’ordre des royaumes de la culture: soit
intrinsèquement s’il s’agit d’activités qui, si grande que puisse être la part
de technique drainée par elles, sont essentiellement d’ordre philosophique et
éthique, comme les activités morales, sociales, politiques ; soit du moins
extrinsèquement s’il s’agit de techniques indépendantes en elles-mêmes — mais
dépendantes en leur usage — de la foi chrétienne. Voilà ce que nous appelons la
catholicité rayonnante de l’Église.
4. Ainsi l’Église est destinée à toucher tous les hommes sans exception de deux manières très différentes: a) en vue de s’incorporer la face de leurs activités qui regarde immédiate ment Dieu et les choses de l’éternité; b) en vue simplement d’illuminer la face de leurs activités qui regarde immédiate ment César et les choses du temps. Elle est catholique, elle n’est pas totalitaire.
1. "Je ne te prie pas de les retirer du monde, mais de les garder du Malin. Ils ne sont pas du monde, comme, moi, je ne suis pas du monde. Consacre-les dans la vérité: ta parole est vérité. Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde... Qu’eux aussi soient un en nous afin que le monde croie que tu m’as envoyé" (Jean, XVII, 15-18, 21).
Le royaume qui n’est pas de ce monde est pourtant dans ce monde. Sa vertu vient d’en haut, mais pour descendre dans l’intimité de nos vies et de nos coeurs de chair. Elle nous délivre du péché: nous ne parlons pas du "complexe de culpabilité" dont s’occupent les psychiatres; nous parlons du vrai péché, de cette catastrophe de l’homme intérieur qui s’est dévasté en rejetant l’amour, de ce "néant dont moi-même je suis cause et qui ravage mon être et fait mourir mon Dieu 1", devant quoi tous les remèdes des hommes sont une dérision. Elle nous tire, non pas de l’épreuve, mais du désespoir. Elle vient remplir, non pas notre simple capacité naturelle de bonheur humain, mais une capacité beaucoup plus mystérieuse de devenir des membres du Corps mystique du Christ et des demeures de l’Esprit saint, Elle nous prend dans la boue et fait de nous des enfants de Dieu: "Jadis vous étiez ténèbres, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur: conduisez-vous en enfants de lumière" (Éph., V, 8).
1. Jacques MABITAIN, Court
traité de l’existence et de l’existant, Paris, 5947, p. 198.
2. Pour avoir quelque vue de la puissance avec laquelle le royaume qui n’est pas de ce monde plonge ses racines dans l’épaisseur même de ce monde, il faudrait se reporter à ce que des mystiques comme saint Jean de la Croix, ou Marie de l’In carnation l’ursuline, nous découvrent des purifications que Dieu fait subir aux âmes qui se donnent à lui sans réserve. La présence d’immensité, qui pénètre jusqu’aux entrailles de l’univers, est peu de chose en comparaison de la présence de grâce et d’inhabitation, qui ne cesse de s’approfondir, par laquelle Dieu prend possession de ses saints, et par eux de toute son Église, et de l’univers au sein duquel elle est éprouvée.
Même par les plus humbles chrétiens, un enfant baptisé, un pécheur
réconcilié, le royaume de Dieu se saisit des réalités du temps présent avec une
puissance inouïe. Dans ces êtres souvent si différents ou même opposés par le
tempérament, l’âge, la distance, les conditions sociales, les formations
culturelles, il verse la grâce qui les transfigure intérieurement, fait d’eux
des enfants de Dieu et des concitoyens des anges, crée entre eux des liens
d’une intimité, d’une étendue, d’une splendeur telles qu’il faudra la mort pour
les révéler.
3. L’Église est si présente au coeur du monde qu’elle n’a jamais cessé d’irriter depuis sa naissance l’éternelle prétention totalitaire des États. "Le voisinage de l’éternité est dangereux pour le périssable et celui de l’universel pour le particulier 1." Ce n’est pas tout: jusque dans les grandes révolutions poli tiques et culturelles qui prétendent aujourd’hui le supplanter, le christianisme est reconnaissable soit par certaines de ses aspirations, souvent hélas déviées, anarchiques, affolées, vers la justice, le bonheur, l’absolu; soit au contraire par le terrible privilège qu’il a de déchaîner en ses adversaires le règne des puissances du Mensonge. Parlant de la propagande qui a pré cédé la première guerre mondiale, F. W. Foerster écrit "Pourquoi cette prodigieuse fabrication d’impostures? Nabuchodonosor n’a jamais rien essayé de pareil. C’est seulement l’avènement du christianisme qui a rendu nécessaire ce genre de justification... Combien mystérieux sont les desseins de la Providence, pour que ce soit justement la plus haute vérité jamais descendue sur le monde qui ait mis en mouvement cette immense vague de mensonge 2."
1. Paul CLAUDEL, Positions et
propositions, Paris, 1934, t. II, p. 83.
2. L’Europe et la question
allemande, Paris, 5937, pp. 3 et 4.
Dès l’instant où la Vierge prononce le Fiat, le Verbe se fait chair. Le mystère de l’Incarnation s’accomplit. Jésus est pleinement lui-même, vrai Dieu et vrai homme, sans progrès possible dans la ligne de cette union, à chaque moment de sa vie terrestre, de l’instant de sa conception à celui de son ascension. Dans son essence, dans sa structure, le mystère de l’Incarnation est réalisé.
Mais sous un autre aspect, le mystère de l’Incarnation n’est pas contenu seulement dans un des moments de Jésus ; il comprend tout le déroulement de sa vie terrestre, tout le temps de son habitation parmi nous. De ce point de vue, il y a plus dans tout le cours de la vie de Jésus que dans chacun des instants de cette vie que l’on pourrait isoler par la pensée. On mutilerait le mystère de l’Incarnation en l’arrêtant après Noël. En sorte qu’il est juste de dire que, pendant toute la durée de la vie terrestre de Jésus, le mystère de l’Incarnation est en devenir quant à son déploiement. Il n’est achevé qu’à l’Ascension.
Dès le jour de Pentecôte, l’Eglise est réalisée avec son unité catholique. Elle possède, d’une part, la grâce et la charité pleinement christiques; et, d’autre part, des membres en qui se rencontre, par rapport à cette grâce, une capacité mystérieuse, commune à tous les hommes, et plus foncière que leurs diversités. Dans son essence, dans sa structure, le mystère de l’Église et de sa catholicité est réalisé à partir du moment où l’Esprit saint descend sur elle pour lui communiquer la vie.
Mais l’Église est envoyée à tous les peuples dans l’espace et dans le temps. La vertu divine de Pentecôte ne cesse d’agir sur elle pour la pousser en avant. Tant qu’il restera sur terre une créature humaine qui ne lui appartient pas, ou qui ne lui appartient qu’imparfaitement, son unité catholique sera en devenir, non pas sans doute sous le rapport de sa structure essentielle, mais sous le rapport de l’accomplissement dynamique de sa mission. Quand la moisson sera mûre, quand l’Église aura parcouru la route qui la conduit de Pentecôte à la Parousie, elle sera tout entière réalisée, non seulement par la catholicité spécifique de sa structure; mais encore par la catholicité extensive de son déploiement. A la lumière de cette catholicité finale, chacun des fragments du passé de l’Église révélera la signification historique de son rôle dans l’ensemble.
1. L’Église doit être en travail, dans l’espace et dans le temps,
jusqu’à l’heure de la Parousie, pour conquérir sa catholicité extensive. Elle
doit supplier chaque jour pour que le règne de Dieu, déjà au milieu de nous
(Luc, XVII, 21) ne cesse cependant de venir (Luc, XI, 2). Elle doit se déchirer
le coeur pour ceux qui ne lui appartiennent pas encore, comme les petits
enfants non baptisés; pour ceux qui ont rompu secrètement ou ouvertement avec
elle par un péché personnel d’infidélité, d’hérésie, de schisme; pour tous les
pécheurs qui ont gardé la foi mais perdu l’amour; pour les justes en qui la
charité n’est pas encore pleinement christique; pour ses membres bons qui
devraient être meilleurs et pour les meilleurs qui devraient être con sommés
dans la sainteté; pour les âmes dont la délivrance tarde en purgatoire; pour la
création tout entière qui attend "d’avoir part à la liberté de la gloire des
enfants de Dieu" (Rom., VIII, 21). Sans cette distension intérieure, sans
ce désir de la gloire divine qui la consume, sans ce zèle qui est celui du
Christ et des apôtres, l’Église, dont nous avons assez dit qu’elle n’était pas
faite des négligences de ses enfants, ne serait pas l’Église. "Mes petits
enfants, vous que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ
soit formé en vous..." (Gal, IV, 19). "Je dis la vérité dans le
Christ, je ne mens point, — ma conscience m’en rend témoignage dans l’Esprit
saint, — j’éprouve une grande tristesse et une douleur incessante en mon coeur.
Car je souhaiterais d’être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes
frères, ceux de ma race selon la chair..." (Rom., IX, I-3).
2. En se faisant homme, ce que le Verbe est venu chercher, c’est en effet toute la descendance d’Adam, toute l’espèce humaine. L’ordre d’aller jusqu’aux confins du monde pour éveiller à la vie de la grâce les puissances déposées au fond de chaque coeur humain, comment le Christ aurait-il pu ne pas l’inscrire comme un désir brûlant dans la structure même de son Église?
1. L’expansion de l’Église pourra se définir comme une intégration
incessante d’éléments qui, sous un aspect du moins, lui étaient encore
étrangers, ou même opposés. On peut la comparer à la croissance d’un grain de
sénevé, ou à l’action du levain dans la pâte (Mt., XIII, 31-33).
2. Supposons encore un homme dont s’empare une intuition de génie. Elle se saisit de lui tout entier, de ses lectures, de ses expériences. Loin de se diluer dans ces données, elle leur impose sa forme souveraine et les transfigure. Mais, et c’est sur quoi nous voudrions attirer l’attention, l’intuition du génie est stimulée en retour par les matériaux dont elle s’empare. Elle trouve en eux l’occasion de donner un corps à des virtualités qui certes lui appartiennent en propre, mais qui sans eux seraient restées, encore longtemps peut-être, inemployées. D’autres matériaux auraient pu éveiller d’autres virtualités, ‘qui sommeillent encore.
Ainsi l’Église, au contact des multiples ressources des personnes humaines, des diverses formations ethniques, culturelles, religieuses, loin de se diluer dans la masse de ces matériaux, cherche à s’en emparer pour les transformer en elle. Mais elle est en retour stimulée par eux, elle trouve en eux l’occasion de donner corps à des virtualités qui lui sont propres mais qui sans eux seraient restées inexercées et qui, s’ils avaient paru dans un ordre différent, auraient pu être éveillées pour une part dans un ordre différent. "Les valeurs qui sont le trésor spirituel de l’Église reçoivent à telles ou telles époques, dans telles conditions, au sein de tel peuple ou de telle culture, enfin dans telle âme ou telle famille d’âmes, un développement spécial et qui, du point de vue de la réalisation effective de ses capacités vivantes, enrichit véritablement l’Église et la révèle à elle-même: car l’Église, encore une fois, est un vivant, qui ne se connaît lui-même qu’en vivant et ne prend une conscience explicite de sa propre loi et de ses possibilités qu’en les exerçant 1."
1. M.-J. CONGAR, O. P.,
Chrétiens désunis, Principes d’un oecuménisme catholique, Paris, 1937, p. 3X7.
1. Tout ce qu’il y a de diversités légitimes chez les hommes pourra servir à l’expansion de l’Église. Il faut que la grâce ecclésiale soit reçue dans des vases sans cesse diversifiés par l’espace et le temps, pour y manifester la surabondance de ses virtualités.
Elle varie selon que les natures sont masculines ou féminines: chez
saint Thomas d’Aquin et chez sainte Catherine de Sienne, amants d’une identique
lumière; chez sainte Thérèse et chez saint Jean de la Croix qui gravissent
ensemble le Carmel. Elle varie selon les tempéraments nationaux: François
d’Assise est Italien, François de Sales, Savoyard; Jeanne d’Arc est Lorraine et
Gertrude, Saxonne; Thomas More est Anglais, et Ignace, Espagnol. Elle a révélé,
elle révélera encore d’autres de ses aspects dans les pays slaves, dans l’Inde,
en Extrême Orient. Elle varie selon les familles d’âmes et les diverses
fondations religieuses. Elle varie encore selon les temps.
2. C’est toujours la même sainteté, mais les styles de sainteté changent. "Ne parlons pas d’un nouveau type de sainteté; ce mot serait équivoque, le chrétien ne connaît qu’un type de sainteté éternellement manifesté dans le Christ. Mais les conditions historiques changeantes peuvent donner lieu à des modes nouveaux, à des styles nouveaux de sainteté. La sainteté de François d’Assise a une autre physionomie que celle des Stylites, la spiritualité jésuite, la spiritualité dominicaine ou bénédictine répondent à des styles différents 2"
2. Jacques MMUTAIN, Humanisme
intégral, pp. 133-134.
3. La vie collective de l’Église donne lieu à des remarques analogues. L’Église des seuls Juifs fait place à l’Église des Juifs et des Gentils; l’Église des persécutions à celle des conciles oecuméniques; l’Église du moyen âge avec son expansion européenne à celle de la Renaissance avec son expansion planétaire; l’Église de la chrétienté sacrale et des grands États pontificaux à l’Église de la petite Cité vaticane. Tout se transforme, et le mystère est que tout demeure: "Il y a un autre statut de l’Église pour maintenant, et un autre statut de l’Église pour autrefois; mais ce n’est pas une autre Église 1"
Dans son mouvement d’expansion, l’Église rencontre constamment, avec un émoi fait de joie et de douleur, des formations religieuses où le vrai et le faux sont inextricablement mêlés. Telles sont les dissidences, comme l’orthodoxie, encore très proche, et le protestantisme, sur bien des points plus distant. Puis le judaïsme. Puis l’Islam et les religions préchrétiennes.
En présence de ces blocs religieux la tâche de l’Église est de dissocier les ressources de vie qu’elles détiennent, des erreurs qui les parasitent. Parfois la part de vérité est immense et l’altération peut sembler minime. Dans le grand déploiement de la liturgie orthodoxe, et les formes traditionnelles du monachisme oriental, l’Église n’aura peut-être presque rien, ou rien, à écarter ou à redresser. D’autres fois, la part que l’erreur aura contaminée sera plus grande. Il faudra procéder comme le chirurgien qui met la plaie à vif afin de la guérir. Cela ne se fait pas sans renoncements. Mais ce sont finalement des renoncements à des entraves, et la souffrance qui les accompagne est celle des naissances et des délivrances 2
1. S.
THOMAS, Quodlibet XII, qu. 23, a. 29, ad 2.
2. Sur ces "vestiges",
voir, p. 182.
Dans une étude pénétrante, Olivier Lacombe constate que la notion traditionnelle de catholicité se trouve aujourd’hui mise en question "de la manière la plus insidieuse et la plus serrée 3". On tente de construire une catholicité du monde par-delà toutes les formes précises de croyance et de pensée. L’attitude sur le plan religieux consiste à revaloriser les mythes, à ne pas faire de différences entre les religions, à entrer en sympathie avec toutes, en les tenant toutes pour relatives; on s’indigne contre l’idée et le fait de l’évangélisation des peuples non chrétiens, on y voit un attentat à leur liberté et à leur originalité. La philosophie, elle aussi, est relativisée; elle n’intéresse que par l’élan de soi informulable, bien que perpétuellement générateur de systèmes, qui l’anime. La science elle-même vaut davantage par ce qu’elle permet aux hommes de faire ensemble que par l’union des esprits dans la contemplation de la vérité scientifique.
Ce relativisme occidental, cette "spiritualité au-delà des formes", en appelle aux Upanishad et au Bouddhisme. "Ainsi l’Orient se trouve-t-il, sans l’avoir prémédité, constituer la seconde mâchoire de l’étau qui doit briser la forme de catholicité propre à l’Église".
3. Olivier LACOMBE, Chemins de
l’Inde et Philosophie chrétienne, c 1 Catholicité, Paris, Alsatia, 1956.
A cette "primauté de l’informe" il importe d’opposer la notion traditionnelle "d’une catholicité qui intègre, sans les confondre et sans les niveler, l’universalité de la foi et l’universalité de la nature humaine, impliquant celle de la raison". Aucune expérience mystique naturelle ou surnaturelle ne peut valoir contre le fait que le Verbe s’est incarné une seule fois pour toute l’humanité, révélant son mystère en se servant de notions humaines et léguant à son Église le pouvoir d’interpréter infailliblement son message.
Déjà sur le plan même de la nature, au regard attentif de l’intelligence, l’être apparaît comme "profondément structuré. Seule la matière première est radicalement informe. Il y a une nature humaine, formée, en laquelle communient tous les hommes, dont le développement doit être homogène, c’est-à-dire fidèle à des lignes de finalité inscrites par Dieu même en notre essence. Il y a une raison universellement humaine: non préformée comme un mécanisme, ni porteuse de science infuse et d’idées innées comme une intelligence angélique, formable pourtant, et capable d’une philosophie naturelle de l’esprit humain, d’une philosophia perennis organique, au progrès de laquelle toutes les cultures sont appelées à contribuer d’une manière ou d’une autre, capable de dire un verbe intelligible et vrai...
"Et puis, en accord avec cette universalité sous-jacente, mais sans commune mesure avec elle, surgit la catholicité surnaturelle de la foi. L’Église est catholique, c’est-à-dire universelle, d’abord et plus que tout en ceci qu’en elle seule repose le salut de tout le genre humain. L’universalité de la foi, parce qu’elle est transcendante, se marque d’abord par son exclusivisme (qui n’exclut d’ailleurs point, comme on sait, l’appartenance invisible à l’Église visible). La vraie transcendance surnaturelle n’est pas celle que nous créons ou dévoilons en nous transcendant nous-mêmes. II faut donc qu’elle nous déconcerte en nous comblant et que cette sagesse soit folie son universalisme est fondé sur le privilège de lieux, de temps et d’hommes élus pour la diffusion de la Bonne Nouvelle."
On ne peut comprendre l’Église, sa catholicité essentielle, son dynamisme missionnaire sans recourir à la haute doctrine des "missions des personnes divines 1" qui sont comme le déversement de l’éternité dans l’histoire, les irruptions de la vie trinitaire dans la trame du temps.
Le Père engendre le Fils par un élan irrésistible; et, comme s’il ne pouvait plus le contenir dans le sein de son éternité, il le missionne par surcroît visiblement dans le monde au jour de l’Incarnation: voilà le Christ avec l’élan qui le portera jusqu’à la mort et à l’Ascension (Jean, VIII, 42; Gal., IV, 4-5).
Le Père et le Fils, ne formant ensemble qu’un seul principe, "spirent" l’Esprit par un élan irrésistible; et, comme s’ils ne pouvaient plus le contenir dans le sein de leur éternité, ils le missionnent par surcroît visiblement dans le monde au jour de Pentecôte: voilà l’Église avec l’élan qui la portera jusqu’à la Parousie (Jean, XV, 26; XVI, 13-15; Gal., IV, 6).
A la manière dont le Verbe a conduit l’humanité du Christ, l’Esprit conduira l’Église (Jean, XX, 21-22; Rom., VIII, 11).
1. S. THOMAS, I, qu. 43.
A la manière dont on dit que le Christ est devenu jour par jour durant trente-trois ans ce qu’il était dès l’Incarnation, notre Seigneur et notre Sauveur, on dira que la catholicité de l’Église doit devenir (extensivement) jusqu’à la Parousie ce qu’elle était déjà (structurellement) depuis Pentecôte.
Dans ce grand mouvement
d’expansion missionnaire, on peut isoler par la pensée un domaine particulier
qui pose des problèmes urgents et originaux. C’est le domaine de ce qu’on
appelle les "missions". La "missiologie" formera comme un
chapitre de l’étude de la catholicité de l’Église. On pourra étudier le
principe, le but, le milieu de "l’activité missionnaire".
1. L’activité missionnaire a l’Esprit saint comme Principe incréé et la vertu théologale de charité comme principe créé, inhérent à l’Église.
Dans la marche en avant de l’Église, tous les dons charismatiques de la hiérarchie sont en activité. Chacun est premier dans son ordre. Chacun lui est indispensable: le pouvoir de juridiction, pour orienter du dehors ses démarches, le pouvoir d’ordre, pour perpétuer validement son culte; mais ces dons charismatiques sont au service du don qui les dépasse tous, à savoir de la charité qui, grâce à eux, peut être pleinement christique, pleinement christoconformante. La même charité qui portait le Christ à se donner en victime pour les péchés du monde entier (I Jean, IV, 9-10), il l’a versée dans le coeur de son Église pour l’embraser du désir d’arracher le monde au mal et de le réconcilier: "Le monde réconcilié, c’est l’Église", disait saint Augustin 2.
1. Sermo XCVI, n° 8 et 9.
2. Par la charité qui est son âme créée, l’Église entière est missionnaire. On a signalé cette participation de toute l’Église à l’entreprise missionnaire. "Nous qui sommes ses amis, il lui plaît de nous charger de lui gagner des amis: c’est le privilège qu’il accorde à ceux qu’il nomme spécialement ses Amis dans le Discours après la Cène. C’est qu’il veut les faire participer à une oeuvre qui est par excellence la sienne, l’acquisition de son peuple, la formation et la croissance de son corps: ce n’est pas à notre système, à notre idée, que nous partons gagner des partisans, c’est à notre Dieu et à notre Sauveur que nous allons faire de nouveaux amis en leur annonçant sa vérité et son amour. Tous apôtres ! Il veut donc dire que la charité demande à croître en nous et parmi nous... "Quand l’Église s’avance à la conquête du monde, ce sont ses apôtres en titre, ses prédicateurs et ses pasteurs qui ont la charge de l’établir là où elle n’est pas et de régir cette cellule nouvelle de manière à la conduire jusqu’à son âge adulte. Autre chose est donc d’être officiellement investi de cette fonction par l’Église missionnaire, autre chose de contribuer à son succès par des moyens spirituels (prières, sacrifices) ou matériels (aumônes) spécialement ordonnés à cette fin. Mais toute âme qui répond fidèlement à la gratuité de l’amour divin entre tôt ou tard dans le désir missionnaire de l’Église et de son Chef, tout de même qu’un chrétien qui réfléchit à sa vocation de membre du Christ en vient à aspirer à s’unir, selon ses forces, au Christ souffrant... L’Église reconnaît elle aussi l’orientation missionnaire de certains ordres contemplatifs dénués de toute activité apostolique extérieure: qu’une carmélite cloîtrée ait été constituée patronne universelle des missions, aux côtés de saint François Xavier, n’a pas pour raison de flatter une dévotion à la mode.
"Il y a donc chez tous les chrétiens enrichis de la grâce une
ordination plus ou moins explicite à l’intention missionnaire de l’Église, qui
a la même extension que la volonté salvifique du Christ. Le chrétien qui prie
avec l’Église prie pour toute l’Eglise; quand il s’unit au Sitio de l’Église,
c’est jusqu’aux confins de la terre que porte son aspiration. 1"
3. Mais en raison des énormes difficultés à vaincre, la charité, pour être principe de l’activité missionnaire, demande à se trouver à l’état de pureté qu’elle avait chez les apôtres et qu’on appelle pour cette raison l’état apostolique.
"S’il s’agit bien d’édifier l’Église, le fondement en est la foi, la foi vive s’entend, et ce n’est que par une surabondance de cette foi dans le missionnaire qu’elle parviendra à se répandre avec le degré d’intensité requis par l’état naissant qui est celui de la mission. Il ne s’agit pas seulement de foi dans les promesses faites par le Christ à ses apôtres, de recours à la prière pour le succès de l’oeuvre surnaturelle; il s’agit de cette vie de foi vive, en plénitude, qui est la condition d’une certaine prédication apostolique qui pénètre pour la première fois dans une matière inerte ou hostile.
1. P.-J. DE MENASCE, O. P.,
Catholicité de l’Église et ordre de la charité, dans l’Annuaire Missionnaire
Catholique de la Suisse, Fribourg, 1939, pp. 11-13.
"Cet état virulent de la foi, cette plénitude de contemplation, c’est là, on le sait, la condition et le principe de la plus haute forme de la prédication chrétienne: celle qui tend à élever le fidèle jusqu’aux sommets, à répandre sur lui cette illumination qui, l’attirant vers la Vérité divine, le dispose plus directement à la vie du ciel. L’auditoire, le troupeau du missionnaire, ne représente pas une terre ainsi préparée; mais l’obstacle qu’il oppose, étant précisément de l’ordre de la foi, et donc radical, fait appel, de la part du missionnaire, à une plénitude analogue de la vertu de foi étayée des dons du Saint Esprit. Et il s’agit ici formellement de la première vertu théologale, dont l’objet découvre le mystère intime de la Vérité première, et non de ce que l’on appelle l’esprit de foi, par où l’on entend d’ordinaire un acte particulier de la vertu d’espérance, celui qui, entre autres, anime la prière de demande. La prédication du contemplatif se définit en effet par cette plénitude débordante. Par là, c’est une cause proportionnée à l’effet qu’on en attend: percée initiale de la foi chez l’infidèle, élévation éminente chez le chrétien; de toutes façons, c’est un régime où l’objet cru et aimé l’emporte sur l’application pratique, et contient celle-ci d’une manière éminente... Sans doute ne saurait-on exiger de tous les missionnaires qu’ils soient à un degré égal des contemplatifs apostoliques en tant que débordants et ne faut-il pas faire fi de l’action en matière de mission. Mais, il nous semble que le ton doit être donné par cet esprit apostolique au sens où il est défini par la grande théologie 1"
1. P.-J. DE MENASCE, Polarité de l’activité missionnaire, dans la
Nouvelle Revue de Science missionnaire, Beckenried, 1945, p. 82.
C’est: a)
dans la nuit du monde, partout où l’Église n’existe encore qu’en puissance ou
qu’en acte initial et entravé — b) de l’établir en son acte achevé — c)
selon les exigences d’une charité catholique, c’est-à-dire sous des formes
indigènes. Reprenons ces trois points.
a) Il s’agit, avec
les missions, des fins suprêmes de l’Église, du conflit de la cité de Dieu et
de la cité du mal, de la lumière et des ténèbres. "L’oeuvre missionnaire
vise à porter le règne du Rédempteur ressuscité... à toutes les régions,
jusqu’à la dernière chaumière et jusqu’à l’homme le plus ignoré de notre
planète 1."
Qu’on ne dise donc pas que la tâche du missionnaire ne serait pas "de
sauver les âmes".
b) Dans les régions particulièrement menacées où l’Église n’existe qu’en puissance ou qu’en acte initial, entravé et mutilé, la fin spécifique de l’activité missionnaire sera de la faire passer à l’acte achevé. Depuis la venue du Christ, il n’y a plus, en effet, qu’un seul régime normal de salut pour le monde entier, le régime de la loi évangélique: c’est le régime d’une grâce et d’une vérité qui, dérivant du Christ par contact, c’est-à-dire par le moyen des pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction, est pleinement cultuelle, sacramentelle, orientée.
A la question de la nécessité des missions, il ne suffit donc pas de répondre, comme quelques-uns l’ont fait, qu’elles ne sont nécessaires que relativement, pour que le plan divin du salut s’accomplisse mieux; il faut répondre qu’elles sont nécessaires absolument, pour que le plan final du salut s’accomplisse vraiment, que la loi évangélique soit promulguée, que les hommes soient arrachés à une condition anormale où le salut du Christ ne leur est accessible que "par le désir", d’une façon seulement inchoative, imparfaite, périlleuse: c’est une question de désentravement de la grâce captive et de purification des erreurs qui la mutilent.
A quoi tendent les missions, demande Pie XI, "sinon dans l’immensité de ces régions, à instituer et à établir l’Église du Christ 2" Instaurer et établir l’Église, c’est la faire passer de la puissance à l’acte, de l’acte initial et entravé à l’acte achevé, dans lequel seul la grâce est pleinement christique. Alors à la période de mission succédera la période de pastoration. "La mission, dès le début, sait qu’elle cessera d’être mission pour devenir Église constituée: une vie pleine, douée de tous ses organes et usant de sa liberté pour inspirer des institutions et diriger des techniques... Ce que je voudrais suggérer, c’est que l’état de mission a plus de durée qu’il ne semble, et que la mentalité du missionnaire risque de céder trop tôt le pas à celle du pasteur 3." Que le petit troupeau conquis ne masque pas le grand troupeau encore à conquérir!
I. PIE XII, Acta
Apost. Sedis, 1944, p. 308.
2. Acta Apost. Sedis,
1926, p. 74.
3. P.-J. DE MENASCE, Polarité..., p. 82.
c) Il s’agit d’établir l’Église selon les exigences d’une charité catholique, c’est-à-dire sous des formes indigènes. Les missionnaires, clercs ou laïques, n’ont pas pour fin d’importer avec eux des populations chrétiennes étrangères: leur souci n’est pas de faire la croisade. La croisade était une entreprise de la chrétienté; la mission est une entreprise du christianisme. Le temps de la croisade est passé; le temps de la mission subsiste. Les missionnaires ont pour fin, sans verser d’autre sang que le leur, de faire sortir l’Eglise du milieu même des populations indigènes.
"Étant catholique, l’Église de Dieu n’est étrangère en aucun peuple, en aucune nation: il convient donc que tous les peuples lui donnent des ministres sacrés qui enseigneront la loi divine à leurs semblables et les conduiront dans la voie du salut. Partout où se trouve en suffisance un clergé indigène dûment formé et digne de sa sainte vocation, on pourra dire que l’oeuvre du missionnaire est heureusement achevée, et que l’Église y est vraiment fondée 1." J faut qu’il y ait une Église chinoise: non pas certes une Église qui se confonde avec la nation chinoise; mais une Église qui utilise pleinement et librement, pour les fins du royaume qui n’est pas de ce monde, les ressources de la nation chinoise.
1. BENOIT XV, Lettre Maximum
illud, Acta Apost. Sedis, 1919, p. 445.
La dialectique de la charité consiste, dès lors, à demander au missionnaire un maximum de dépouillement pour laisser aux peuples évangélisés le maximum de leurs coutumes: "Peut-on concevoir que la hiérarchie d’une Église soit entièrement étrangère? N’y aurait-il dans cette hypothèse que des inconvénients pratiques, réels certes mais accidentels? A la rigueur, par exemple dans le cas exceptionnel des Églises du temps des Apôtres, rien ne s’oppose à ce que la hiérarchie soit tout entière d’importation. Encore n’est-ce qu’un état de soi temporaire l’âge apostolique est un âge de mission. Mais nous aurions sans doute tort de croire, parce que les pouvoirs hiérarchiques de l’Église sont surnaturels, qu’il est absolument indifférent à sa constitution, en tant qu’Église militante, que les porteurs de ces pouvoirs viennent de loin ou de près, soient missionnaires ou indigènes... Le précepte apostolique du Christ nous fait quitter les nôtres pour l’annoncer, comme étrangers, à d’autres en d’autres pays; mais c’est, au terme, pour susciter ailleurs que chez nous une Église de proches, une unité en laquelle se retrouve cette même proximité à laquelle nous, pour l’amour du Christ, nous avions renoncé... Tout le but de notre exil n’a été que de transférer des hommes appartenant à une patrie terrestre autre que la nôtre, dans une nouvelle patrie qui est de tous les lieux et qui pourtant est bien la leur, qui n’est pas ce qu’elle est pour nous, un exil. La raison d’être de l’exilé du Christ est de préparer en son nom l’avènement d’une nouvelle vie de famille... Le sacerdoce chrétien n’est pas lié à une race, à une caste, à une magistrature tout peuple, dès là qu’il est chrétien, a le privilège de se donner des prêtres, c’est-à-dire de présenter de ses enfants à la consécration sacerdotale du Christ. Relisons l’Épître aux Hébreux: le prêtre est pris, assumptus, du sein du peuple... Ainsi le sacerdoce chrétien, unique en ce sens qu’il dérive par les Apôtres du Christ lui-même, ce même sacerdoce, en tant qu’il se recrute dans tous les peuples, exprime merveilleusement et l’unité et la catholicité de l’Église dont il est l’agent privilégié 1." Le même auteur écrit: "L’épiscopat est, de soi, indigène; tant qu’il ne l’est pas, c’est un signe que l’Église n’est pas encore parvenue à la plénitude de son âge. 2"
1. P.-J. DE MENASCE, Catholicité
de l’Église et ordre de la charité, pp. 14 et 15.
2. P.-J. DE MENASCE, Sur le
nationalisme en paye de mission, dans la Nouvelle Revue de science
missionnaire, 1947, p. I.
Ainsi, ce qui pousse
l’apôtre à partir pour évangéliser les terres de mission, c’est le désir de
sauver les âmes, de les arracher à l’emprise totale ou partielle de la cité du
mal, pour les intégrer pleinement dans le Christ et son Église. Ce qui le
pousse ensuite à enraciner son Église dans ces terres nouvelles par l’établisse
ment d’une hiérarchie et d’oeuvres indigènes, c’est toujours le désir de sauver
les âmes d’une manière moins précaire et moins menacée. Et ce qui poussera à
son tour le pasteur indigène qu’il établit à sa place, à prendre en main la
direction du nouveau troupeau, c’est encore le désir de sauver davantage les
âmes et de les configurer toujours plus intimement au Christ. Ici comme
toujours dans l’Église, ce qui emporte tout c’est la charité.
1. On appellera terres de missions" les régions où, en face de la
cité du mal, l’Église n’existe pas encore en acte achevé, du moins sous une
forme indigène. Telles sont les régions habitées par des dissidents, ou encore
par des peuples fermés au christianisme.
2. L’attitude du missionnaire à l’égard du problème culturel est double.
Il doit tendre à se défaire des formes culturelles dans les quelles il a lui-même reçu le christianisme, dans la mesure où elles sont trop particulières pour compter comme étant des valeurs universelles de civilisation.
Et il doit adopter, dans la mesure du possible, les formes culturelles de son entourage, mais sans servilité, sans flatterie, en toute vérité de vie.
On en donnera deux.
Les missions étrangères sont le mouvement expansionnel de l’Église (genre) considéré dans l’effort qui tend à la création d’une hiérarchie indigène (différence).
Les missions étrangères sont le mouvement expansionnel de l’Église (forme), en vertu duquel, portée par l’Esprit saint, le Christ, la charité apostolique de Pentecôte (cause efficiente), elle entre dans une région où elle n’existait qu’en puissance ou qu’en acte initial et entravé (cause matérielle), pour y passer à l’acte achevé, puis substituer, à une hiérarchie importée, une hiérarchie indigène (fin prochaine) et ouvrir aux âmes une voie libre et stable vers les profondeurs de la rédemption du Christ (fin suprême).
On présentera le fait de l’unité catholique (1); on indiquera ses aspects (2); on ajoutera qu’il était prophétisé (3).
I. Au regard de la seule raison, lorsqu’elle s’élève au plan où se
découvrent les valeurs spirituelles de l’art, de la morale, de la métaphysique,
l’unité catholique apparaît, avec une vraisemblance d’autant plus contraignante
que la vision est plus pénétrante, comme un fait social d’une qualité humaine
non seulement exceptionnelle mais proprement miraculeuse, qui met sur l’Église
le sceau de l’approbation divine, digitus Dei est hic, et garantit
l’origine divine de son message, lequel, plein de la nuit transcendante du
mystère, est non pas raisonnable, ni certes déraisonnable, mais supra-
raisonnable.
2. Le comportement d’un groupe est miraculeux quand, par sa qualité et son élévation spirituelle, il apparaît comme transcendant par rapport aux comportements que peuvent animer les seules ressources de la raison et des passions humaines.
Nous sommes loin de connaître toutes les lois du monde physique, plus loin encore de connaître toutes les possibilités du monde moral et du monde social, où la liberté humaine intervient avec ses ressources indéfinies.
Cependant, dans certains faits de l’ordre soit physique, soit moral, soit social, l’intuition de l’intelligence spontanée discerne, obscurément mais irrésistiblement, un effet propre de Dieu, une touche immédiate de cette Toute-Puissance qui seule peut mouvoir de l’intérieur l’être, la liberté humaine, et le cours de l’histoire 1.
1. "Nous ne connaissons pas
les limites positives des forces naturelles, mais nous en connaissons certaines
limites négatives. Nous ne savons pas bien jusqu’où elles vont, nous croyons
pouvoir affirmer qu’elles ne vont point ici et là. En combinant de l’oxygène et
de l’hydrogène, on n’obtiendra jamais du chlore ; en semant du blé, on
n’obtiendra jamais des roses; et de même une parole humaine ne suffira jamais
par elle-même à calmer les tempêtes ou à ressusciter les morts... Si quelqu’un,
en semant du blé, croit que peut-être des rosiers vont sortir de ses
graines..., c’est un anormal". J. DE TONQUEDEC, S. J., Introduction à
l’étude du merveilleux et du miracle, Paris, 19 p. 230.
3. Entre les hommes, séparés par l’espace et le temps, si divers et opposés sur une infinité de points, le Christ a créé une communion de croyance, d’amour, d’effort, sans doute trop pure et trop haute pour n’être pas constamment trahie par les défaillances particulières de chacun de ses propres disciples, mais jamais reniée par eux tous; contre laquelle se déchaînent les ruses et les violences de l’esprit de haine, "la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie" (I Jean, II, 16); qui, depuis le temps où elle a commencé à briller dans le monde, n’a point été abolie; et à laquelle vient s’accorder sans violence, comme par une harmonie préétablie, tout ce qu’il y a de pur dans les temps qui l’ont précédée et dans les pays qui ne l’ont point connue. Seule une force de cohésion divine peut rendre compte de la constitution et de la puissance d’attraction d’un tel foyer d’universalité. Puisque le Christ, avant de quitter la terre, a voulu confier toutes ses brebis à Simon Pierre, le théologien peut prédire que c’est autour de Pierre que le miracle de l’unité catholique aura son plein éclat. Il sait d’autre part que, même ceux qui rejettent la primauté de Pierre par une erreur invincible et non coupable, s’ils adhèrent réellement au Christ par la charité théologale et commencent ainsi de constituer un foyer d’unité catholique, se rapprochent sans le savoir du centre d’unité effectivement préposé par le Christ à son Église: dans la même mesure, leur foyer initial de catholicité pourra briller de l’éclat du miracle — qu’on pense par exemple aux fidèles orthodoxes qui sont morts martyrs dans la persécution bolchevique ou qui l’ont traversée sans trahir. Pourtant même le lien de l’Église orthodoxe dissidente reste par nature imparfait: au XVII° siècle, elle n’a point de principe interne d’unité qui permette de choisir avec certitude entre Nicon et Avvakum; aujourd’hui comme par le passé, elle reste oppressée par le dilemme: Église nationale ou Église universelle.
Nous nous contenterons de deux témoignages majeurs, celui de saint
Irénée vers l’an 200 et celui de saint Augustin vers l’an 400.
1. "Bien qu’elle soit dispersée dans le monde entier et jus qu’aux extrémités de la terre s, dit saint Irénée, l’Église garde avec soin la foi qu’elle a reçue des apôtres et de leurs disciples, comme si elle n’habitait qu’une seule maison. Elle croit à ces choses comme si elle n’avait qu’une seule âme et un coeur unique. Elle les annonce, les enseigne, les transmet d’une seule voix, comme si elle n’avait qu’une seule bouche. Et certes les langues parlées par le monde sont dissemblables, mais la puissance de la tradition (paradosis) est une et la même 1...
"La route de ceux qui sont enfants de l’Église fait le tour de l’univers, car ils ont la sûre tradition des apôtres. Elle nous donne de voir que nous avons tous une seule et même foi. Nous enseignons tous un seul et même Père, nous croyons tous la même économie de l’incarnation du Fils de Dieu, nous con naissons tous la même donation de l’Esprit. Nous suivons tous les mêmes préceptes, nous retenons la même forme d’organisation de l’Église, nous attendons le même avènement du Seigneur, nous croyons au même salut de l’homme tout entier, âme et corps. La prédication de l’Église est vraie et sûre; c’est en elle qu’est proposée au monde entier une même et unique voie vers le salut. C’est à elle qu’a été confiée la lumière de Dieu... L’Église, en effet, annonce partout la vérité, en elle est le flambeau aux sept branches, qui porte la lumière du Christ... L’Église a été plantée comme un paradis dans ce monde 2.
Ce qui ravit Irénée, ce n’est pas le spectacle d’une force sociale temporelle capable d’unifier une immense masse d’hommes: à ce compte, l’empire romain eût été plus étonnant que l’Église. Ce n’est pas non plus le spectacle d’une force philosophique ou religieuse qui réussirait à se trouver des disciples un peu partout sur la terre, comme l’ambitionnait en ce temps-là le gnosticisme. C’est le spectacle d’une force merveilleuse qu’il appelle la puissance de la transmission, qui vient du Christ et a pour mission de rassembler les hommes sur le plan de la doctrine et de l’espérance apportées par le Christ, de faire éclore une unité transpolitique, transculturelle et proprement messianique, de planter le paradis de l’Esprit au sein des erreurs et des conflits de ce monde.
1. Adversus
haereses, lib. I, cap. X.
2. Ibid., livre V, chap. 20.
A vrai dire, le rayonnement de cette force intérieure qui anime
l’Église pouvait être perçu dans les Douze dès le jour de Pentecôte. Le miracle
de l’unité catholique pouvait apparaître à tous ceux qui étaient capables de
saisir la transcendance du message des apôtres et le souffle qui les habitait.
Le "parler en langues" n’était qu’une manifestation de la
transcendance et de la catholicité de l’Église naissante. Mais à mesure que
l’Église se diffuse dans le temps et l’espace, sa catholicité éclate comme une
victoire du Christ sur le Dragon, avec une évidence qui exaltait saint Irénée
et qui, avec le progrès de l’histoire, semble devenir de plus en plus
irrésistible à tous ceux qui ont une âme pour désirer le royaume de Dieu et des
yeux pour en voir les signes.
2. L’utilisation que fait saint Augustin de la supériorité numérique de l’Église catholique sur les dissidences, vers l’an 400, reste un argument fragile. Mais il n’a jamais perdu de vue la vraie nature de la catholicité. Ce n’est pas une simple force de cohésion qu’il admire dans la croissance de l’Église, c’est la vertu du Christ capable de susciter des enfants à Abraham
"Ce qui avait été depuis si longtemps promis à Abraham, à savoir que toutes les nations seraient bénies en sa descendance, n’est-il pas accompli? La promesse a été faite à un seul croyant et le monde s’est rempli de milliers de croyants. Voilà la montagne couvrant la face de la terre, voilà la cité dont il est écrit Elle ne peut être cachée la cité bâtie sur la montagne 1."
1. In
Epist. Joan., traité I, n° 13.
Et voici son commentaire du miracle des langues: "L'Esprit saint continue de nous donner de parler les langues. Au temps des apôtres, l’Église n’était pas encore diffusée par toute la terre, et le Christ n’avait pas encore dans chaque nation des membres pour en parler la langue. C’est pourquoi, en signe de ce qui devrait bientôt se produire, chacun des apôtres parlait à lui seul toutes les langues. Mais, maintenant déjà, le corps entier du Christ parle presque toutes les langues. Que croisse encore l’Église, qu’elle achève de parler toutes les langues... Je parle toutes les langues. Je suis dans le corps du Christ, dans l’Église du Christ. Si le corps du Christ parle toutes les langues, toutes sont miennes grecque, syrienne, hébraïque, toutes les langues sont miennes, car l’unité de tous les peuples est mienne. 1"
La charité parvient donc à unir entre eux des hommes qui n’arrivent même pas à se parler, et d’une manière si profonde que leurs diversités deviennent complémentaires.
1. Enarr. in
Ps. CXL VII, n 19.
1. Les remarques de saint Augustin sur les particularismes d’ordre
géographique, ethnique, politique, qui sont à l’origine des sectes et des
divisions se présentent avec une insistance particulière à l’esprit de Newman
étudiant la naissance des hérésies des premiers siècles. Il est bouleversé
quand il entrevoit soudain, comme dans la clarté d’un éclair, une
extraordinaire similitude entre, d’une part, le particularisme qui est à
l’origine de ces sectes et, d’autre part, celui qui est à l’origine soit du
protestantisme, soit de l’anglicanisme. En même temps, l’attitude de la Catholica
des premiers siècles à l’égard de ces sectes lui semble identique à l’attitude
de la Catholica du XVIe siècle à l’égard du protestantisme et de
l’anglicanisme. Il croit encore, à ce moment-là, que l’Église anglicane détient
pour elle l’antiquité, c’est-à-dire la fidélité à la tradition apostolique.
Mais déjà l’Église romaine lui apparaît comme possédant la catholicité.
L’Eglise du Christ est-elle donc déchirée? Cet impossible conflit va faire son
martyre. Jusqu’au jour où, ayant repris à fond, dans un livre qu’il n’achève
même pas et qui est son dernier ouvrage anglican l’examen de la note
d’apostolicité, il voit avec certitude qu’elle est le privilège, non pas de
l’Église anglicane, mais de l’Église romaine.
2. Le caractère miraculeux de l’unité catholique de l’Église a beaucoup frappé Mœhler. "Le mystère de toute vie authentique, dit-il, réside dans la compénétration d’éléments contrastants. 1" Les contrastes coexistent dans l’unité d’un même tout, à la différence des contradictions qui déchirent l’unité du tout. L’unité de l’Église est assez puissante pour s’emparer des diversités légitimes des hommes et les élever en son sein au rang d’authentiques contrastes, d’éléments complémentaires
réalisme et idéalisme, mysticisme et spéculation, etc. Mais dès qu’ils échappent à la force de régulation de l’Église, ces divers éléments entrent en conflit les uns avec les autres, les contrastes deviennent des contradictions. C’est ce qui se passe, non seulement dans les hérésies, comme le fait remarquer Moehler, mais encore, ajoutons-le, dans les dissidences.
On demandait à Moehler si l’Église ne devait pas s’unir aux "hérésies" — disons dissidences — pour composer avec elles une unité plus riche et plus élevée. Il lui est aisé de répondre qu’en s’unissant aux dissidences comme telles, l’Église accueillerait en elle non pas des contrastes, mais des contradictions. Elle renferme dans son unité tous les contrastes, toutes les richesses chrétiennes qui, lors de l’apparition des dissidences, entrent en conflit les unes avec les autres. Mais les principes de dissidence ne sauraient être inclus en elle.
Il conviendrait d’illustrer cette coexistence des contrastes, cette puissance de "distinguer pour unir", qui est, à chaque instant, la signature du catholicisme. Et parallèlement de montrer comment, dans les dissidences, plus on cherche à s’étendre, et plus l’unité se dissout. L’Église est faite pour unir en elle la visibilité et la spiritualité, le corps et l’âme, la foi et la raison, la contemplation et l’action, l’espérance et la crainte, la haine de l’erreur et du péché et l’amour des errants et des pécheurs, l’autorité et la liberté, la thébaïde et la cité, l’art et la morale, le serpent et la colombe, la propriété chrétienne et la pauvreté chrétienne, la virginité et le mariage.
1. Die Einheit der Kirche,
Tubingue, I825, pp. 173 et suiv. L’auteur oppose ici les mots: Gegensatze et
Widerspruche.
On peut considérer plus en détail, sous le rapport de leur état extérieur, l’unité de culte de l’Église, son unité d’orientation, son unité de communion ou de charité. Elle est faite dans l’Église, soit une oeuvre qui transcende les lois de la psychologie religieuse des peuples et porte le caractère du miracle, on pourrait le manifester de la manière suivante.
Le culte chrétien est
fondé sur la médiation de Jésus, vrai Dieu et vrai homme. Mais, livrée à elle
seule, l’humanité est incapable de porter l’unité de ses membres un tel niveau,
ou de l’y maintenir.
a) Elle oscille
entre deux vertiges: ou confondre Dieu et le monde, d’où l’idolâtrie, le
panthéisme; ou séparer Dieu et le monde, d’où des erreurs aussi opposées que
l’athéisme et l’acosmisme, le matérialisme et le manichéisme.
b) Quant au Christ, ou bien elle l’imaginera comme un intermédiaire en qui sont confondues la nature divine et la nature humaine; ou bien elle joindra en lui les deux natures et l’imaginera soit comme un Dieu soit comme un homme. Or l’unité du culte chrétien se fait précisément sur la notion d’un médiateur, vrai Dieu et vrai homme. Le miracle est qu’une telle notion unisse, d’une manière stable et intime, dans un même culte les Grecs et les Latins, les poètes et les théologiens, les anciens et les modernes, les milliers de croyants illustres et les millions de croyants obscurs.
Il ne sert de rien d’objecter ici les pratiques inintelligentes ou
superstitieuses qu’on aurait observées dans les petites âmes: les impurs ne
font pas que l’Église soit impure, ni les superstitieux qu’elle soit
superstitieuse. Il est vrai que les Églises orthodoxes dissidentes et pour une
part le protestantisme ont gardé cette croyance dans le médiateur, vrai Dieu et
vrai homme. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils sont des dissidences. Pour
autant qu’ils demeurent sur ces hauteurs, ils participent à l’auréole du
miracle qui entoure la véritable Église.
2. On ferait des constatations analogues à propos du sacrifice et des sacrements. Le christianisme fait l’unité de culte, d’une part, en affirmant la nécessité pour l’homme pécheur de reconnaître les droits infinis de Dieu par un sacrifice ; et, d’autre part, en bannissant l’horreur des sacrifices antiques. Et, dans le mystère de la sacramentalité, il écarte les deux déviations qui menacent le culte que l’homme doit rendre à Dieu: d’une part, la magie, qui est une matérialisation et qui oublie la transcendance de la condition divine et des dons divins; d’autre part,
1. Que l’unité de culte, au niveau où le faux spiritualisme qui oublie l’infirmité de la condition humaine et les condescendances messianiques de l’Incarnation.
On peut considérer l’unité d’orientation soit au plan spéculatif
soit au plan pratique.
1. Il est déjà surprenant que les plus hautes vérités de l’ordre naturel, que les philosophes n’ont découvertes qu’à grand’peine, soient enseignées par l’Église aux foules, aux savants et aux ignorants, aux adultes et aux enfants. Mais l’Église annonce une sagesse plus haute: les mystères de la Trinité, de l’Incarnation, de la Rédemption, de la Parousie finale du Christ, etc. Le caractère miraculeux dont s’entoure le mystère du message chrétien peut se manifester de deux manières. D’une part la théologie, à mesure qu’elle en scrute davantage la profondeur, est frappée par l’extraordinaire connexion des dogmes en apparence les plus opposés par exemple, le dogme du mal infini que représente le péché mortel — et c’est déjà tout le dogme de l’enfer — fait comprendre la folie d’un Dieu qui vient mourir sur la croix pour nous en délivrer; et, en retour, le mépris de cet Amour crucifié fait comprendre les profondeurs du péché mortel 1. D’autre part, cette révélation chrétienne, si gratuite, si transcendante, si étrangère à nos exigences humaines qu’elle ne peut être accueillie qu’au prix d’une sou mission intérieure qui est comme une mort de l’intelligence "si le grain ne meurt...", devient ensuite pour nous si illuminatrice, si indispensable, si connaturelle, qu’il semble que nous ne pourrions plus vivre sans elle.
1. On devine la puissance
assimilatrice, la puissance de catholicité d’une synthèse si haute. L’abbé
Jules Monchanin pense que le danger de l’Inde étant l’acosmisme plutôt que
l’athéisme, on ne la convertira et on ne sauvera ses valeurs qu’en lui
éclairant le monde à partir de la vie divine: le dogme de la pluralité des
personnes au sein de l’Absolu lui fera comprendre la vraie distinction du toi
et du moi dans les créa- turcs; le dogme d’un sacrifice rédempteur, qui ne
réduit pas le monde en fumée mais le sanctifie sans le consumer, la conduira à
comprendre le prix de la création... Cf. L’Inde et la contemplation, dans Dieu
Vivant,
2. Venons-en à l’unité
d’orientation pratique. Deux traits pourraient servir à illustrer le caractère
miraculeux de cette unité: a) la forme organique de l’Église, et b)
la nature des conflits opposant l’Église aux États.
a) "L’Église
de Dieu qui est à Corinthe..." L’Église est un corps un, c’est-à-dire
indivisé en lui-même et divisé de tous les autres. Sa forme sociale propre est
organique. Mais celle-ci ne pourra se maintenir que par la force du miracle.
Livrée aux seules mains des hommes, l’unité divine et originelle de l’Église
sera bien vite fragmentée. On verra naître des Églises autocéphales, des
dissidences, des dénominations, etc. Et ensuite, quand le besoin de l’unité se
fera de nouveau sentir, les différences en matière de croyance, de culte,
d’organisation seront devenues telles que la seule forme d’unité possible sera
non plus celle d’un vivant, mais d’une colonie, non plus la forme organique de
l’unité, mais une forme fédérative d’unité.
b) Non moins instructive est l’histoire des relations de l’Église et des États. Depuis son institution, "il y a toujours eu quelque chose qui ne collait pas et qui finissait par des disputes, des persécutions et des martyres 1" C’est que l’Église, royaume qui n’est pas de ce monde, se donne comme une société parfaite dans ce monde. Et l’État, ou la cité mondiale vers laquelle le monde est en marche, est, lui aussi, une société parfaite; il tolère mal la présence de l’Église. Si l’Église pliait, elle serait moins persécutée. Si elle ne formait pas une unité organique, mais une unité fédérative, les États ne l’accuseraient plus autant de soumettre leurs propres ressortissants à une "puissance étrangère". Si elle cédait sur les questions où le spirituel touche au temporel, si elle se renfermait dans les sacristies, si elle se contentait de susciter des sentiments individuels, on la laisse rait tranquille, ou même on la nationaliserait. Le miracle, c’est que, étant ce qu’elle est, elle tient dans le monde depuis deux mille ans.
1. Paul CLAUDEL, Préface à A la
trace de Dieu, de Jacques Rivière; dans Positions et propositions, t. II, p.
79.
Tout le mystère de l’Église est un épanche ment du mystère de Jésus, et tout le miracle de l’Église, un épanchement du miracle de Jésus. Or, la sainteté de Jésus attire à elle, en les réunissant sur le plan du Sermon sur la Montagne — sur le plan de la foi aux exigences, aux rigueurs et aux tendresses d’un Dieu d’amour, sur le plan d’une invitation permanente du don de soi pour le salut des hommes et du monde —, des valeurs humaines si nombreuses, si riches, si différentes dans l’espace et dans le temps, que son pouvoir unificateur apparaît miraculeux: voilà le miracle de la communion dans la sainteté et la charité christiques.
C’est la sainteté de Jésus qui attire à elle, par anticipation, tout ce qu’il y a de plus saint dans l’Ancien Testament. C’est vers elle que tend obscurément ce qu’il y a de plus pur dans les pressentiments ou dans les ébauches des religions préchrétiennes ou dans les désirs du judaïsme actuel et de l’islam. C’est elle qui enflamme le coeur des saints les plus séparés par la différence des siècles, des langues, des cultures, des dons et des vocations quand nous les approchons et que nous constatons qu’ils sont les fils de cette immense famille, chaque fois la rencontre nous bouleverse. Le foyer de cette catholicité de la sainteté, c’est la charité cultuelle, sacramentelle et orientée, et les tombes des saints des diverses nations qui à toutes les époques viennent mourir à Rome semblent attester la vraie destination et la perpétuelle fécondité du privilège de Pierre. Mais partout où brille quelque grâce authentique, fût-ce au sein des dissidences ou chez les Gentils, la force des déterminismes est brisée, et déjà l’unité catholique de la sainteté est commencée.
On peut envisager l’argument prophétique de deux façons dans une perspective où se mêlent la foi et la raison; dans une perspective simplement rationnelle.
1. Le voile qui couvre aujourd’hui encore le coeur des Juifs croyants quand ils lisent l’Ancien Testament (II Cor., III, 16) c’est la persuasion où ils sont que Dieu veut fonder par eux la catholicité d’un royaume de ce monde. Il est vrai sans doute, et Jésus le dit, que le salut vient des Juifs (Jean, IV, 22). Mais c’est un salut d’abord spirituel, et, ce que Jésus fonde, c’est la catholicité d’un royaume qui n’est pas de ce monde (Jean, XVIII, 36). Dès que le coeur des Juifs se convertit au Seigneur, c’est-à-dire à Jésus, le voile est ôté (II Cor., III, 16); ils comprennent soudain que la prophétie de l’Ancien Testament, notamment celle du serviteur de Yahvé, annonce la catholicité d’un royaume qui certes est dans ce monde, mais non de ce monde.
Ainsi, à ceux qui en savent lire le sens principal, qui est
spirituel, non temporel, la prophétie de l’Ancien Testament annonce et désigne
le fait chrétien 1. Mais le fait chrétien, par sa
sublimité, illumine rétrospectivement la prophétie de l’Ancien Testament, et en
révèle, à ceux qui ne savaient pas le lire, le vrai sens, qui, principalement,
est spirituel, non temporel.
2. A ceux qui acceptent l’autorité divine du Nouveau Testament, on dira Si le Christ-Dieu a annoncé la catholicité du royaume spirituel issu de lui, sa promesse ne sera pas frustrée. Il y aura quelque part dans le monde une catholicité digne de Jésus, un troupeau des brebis du Christ, un royaume qui est dans ce monde sans être de ce monde: c’est là que se trouvera son Église.
Ici encore on peut dire que, d’une part, la prophétie du Christ sur la catholicité, à ceux qui en savent lire le sens, manifeste l’Église. Mais que, d’autre part, la catholicité de l’Église, telle qu’elle existe depuis vingt siècles, illumine rétrospective ment à nos yeux le contenu de la prophétie évangélique. Il y a ici non pas cercle mais progrès: la prophétie du Christ prépare une première intelligence de l’Église, et l’intelligence de l’Église introduit dans une nouvelle et plus profonde intelligence de la prophétie du Christ.
1. C’est la perspective
qu’adopte saint JUSTIN dans son Dialogue avec Tryphon. Voir M.-J. LAGRANGE,
Saint Justin, Paris, 1914, pp. 24-66.
Du simple point de vue d’une raison capable d’apprécier les valeurs
morales et métaphysiques, la prophétie de l’unité catholique apparaît comme
miraculeuse. L’argument présenterait deux étapes: l’Ancien Testament annonce le
christianisme; l’Évangile annonce l’Église.
1. On montrerait d’abord que l’espérance messianique d’Israël est elle-même un fait exceptionnel, qui se donne comme ayant une origine divine, et qui reste, en effet, inexplicable par le seul jeu des causes naturelles.
Le fait chrétien apparaît, lui aussi, comme exceptionnel et irréductible au jeu des causes naturelles 1.
La prophétie messianique d’Israël jette sa lumière sur le miracle du
fait chrétien dans lequel elle trouve son accomplissement. En retour, le
miracle du fait chrétien confirme l’origine divine de cette prophétie, il en
éclaire rétrospectivement les traits obscurs ou ambivalents.
2. On montrerait ensuite que les prophéties du Nouveau Testament, qui annoncent l’unité catholique du royaume spirituel issu du Christ, jettent leur lumière sur le miracle permanent de l’Église. En retour, le miracle permanent de l’Église, en accomplissant les prophéties du Nouveau Testament, confirme leur vérité et permet de préciser rétrospectivement leur signification.
C’est la perspective simplement rationnelle qu’adopte Pascal, et de nos jours le Père Lagrange dans son étude sur Pascal et les prophéties messianiques 2.
1. Cf. l’indigence des "explications"
d’un Spinoza ou d’un Renan.
2. Revue Biblique, 1906, p. 534.
On trouvera quelques repères dans l’Église du Verbe incarné, t. II, pp.
1278-1288.
A la question qui fait l’objet de ce livre: Qu’est-ce que l’Église? nous pouvons maintenant répondre d’une manière précise par deux sortes de définitions: les définitions majeures, faites en fonction de ses causes incréées: Dieu, l’Esprit, le Christ; les définitions mineures, faites en fonction de ses causes créées les fidèles, la hiérarchie, la grâce, etc.
On dira que l’Église est le tabernacle de Dieu parmi les hommes (Apoc., XXI, 3); la maison de Dieu (I Tim., III, 15); le temple ou l’habitation du Dieu vivant (I Cor., III, 5 II Cor., VI, 16). L’Église c’est la Trinité en tant que connue, aimée et possédée ici-bas dans la nuit de l’exil et plus tard dans la clarté de la patrie (Jean XIV, 23). C’est le royaume de Dieu; le peuple de Dieu (I Pierre, 11, 9-10); la cité de Dieu.
L’Église est l’Esprit saint en tant que manifesté visiblement dans l’univers (Actes, II, I-4, 17); l’Esprit saint en tant que reçu mystérieusement dans les coeurs (Rom., V, VIII, 13-16, 26-27; I Cor., VI, 11-1 Gal., IV, 6-7).
L’Église est le corps du Christ (Col., I, 24); non pas son corps individuel mais son corps social, son corps mystique. L’apôtre écrit du Christ: "Dieu l’a donné comme Tête au-dessus de tout à l’Église qui est son Corps, la plénitude de celui qui est rempli (par Dieu) de toutes manières et sous tous les rapports" (Éphés., I, 22-23). On dira donc que l’Église est un épanche ment, une expansion, une extravasion du mystère de l’Incarnation rédemptrice. Elle est le complément, l’achèvement, la plénitude du Verbe incarné (Col., I, 24), non pas certes intensivement — la sainteté de l’Église, loin de rien ajouter à celle du Christ, n’en est qu’une participation — mais extensivement. Elle est, selon les définitions de Bossuet, toutes proches de celles de l’apôtre, Jésus-Christ répandu et communiqué, Jésus-Christ homme parfait, Jésus-Christ dans sa plénitude. Enfin l’apôtre ayant comme fondu l’une dans l’autre les deux significations de corps et d’épouse (Éphés., V, 28-29) on dira que l’Église est l’Épouse du Christ: Le nom de corps, dit Bossuet, nous fait voir combien l’Église est à Jésus-Christ; le titre d’épouse nous fait voir qu’elle lui a été étrangère et que c’est volontaire ment qu’il l’a recherchée. Ainsi le nom d’épouse nous fait voir unité par amour et par volonté; et le nom de corps nous porte à entendre unité comme naturelle 1. "Pour tout dire en un mot: L’Église, c’est l’Évangile qui continue." Le Catéchisme du concile de Trente a signalé quelques-unes des définitions majeures de l’Église. Il rappelle qu’elle est le troupeau des brebis du Christ, l’épouse du Christ, le corps du Christ, la maison de Dieu. Comment expliquer, après cela, qu’elles soient si communément absentes de nos catéchismes? Ce sont les définitions les plus hautes, les plus compréhensives, les plus scripturaires, les plus divines.
1. Lettre à uns demoiselle de
Metz sur le mystère de l’unité de l’Eglise.
On peut embrasser l’Église dans toute son extension, ou la restreindre à l’Église de la loi nouvelle.
1. En pensant aux conditions diverses faites simultanément à l’Église
dans le temps présent et dans l’au-delà, on dira: L’Église est la communauté
qui, sous ses trois états simultanés, est rassemblée en Dieu par le Christ: 1° au
ciel dans la clarté de la vision et dans la charité béatifique, où sont les
anges et les élus (Église triomphante); 2° auparavant, dans la nuit de la foi, par une
charité qui se forme et grandit en ce monde (Église militante), 30 et achève
souvent de se purifier en purgatoire (Église souffrante).
2. Considérons
maintenant toute la suite de l’Église qui est dans le temps.
a) Sous l’aspect
du conflit de la sainteté et du péché, on dira: L’Église est la cité de l’amour
divin accepté, le monde est la cité de l’amour divin refusé (I Jean, V, 19).
C’est la définition augustinienne: e Deux amours ont bâti deux cités: l’amour
de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre; l’amour de Dieu jusqu’au mépris
de soi, la cité céleste 1."
b) Si l’on s’applique maintenant à distinguer les trois régimes normaux que l’Eglise a connus dans le temps, on dira: L’Église est la communauté surnaturelle, destinée à la vie du ciel, que Dieu rassemble au lendemain de la chute: 1° d’abord sous le régime universel de la loi de nature; 2° puis sous le régime privilégié de la loi mosaïque; 3° enfin sous le régime définitif de la loi évangélique. Saint Augustin écrit: "L’Église entière, partout diffusée, est le corps dont le Christ est la tête: ce sont non seulement les fidèles maintenant vivants, mais aussi ceux qui ont été avant nous, et ceux qui viendront après jus qu’à la fin du monde, qui forment ensemble son corps. Il en est la tête, lui qui est monté au ciel 2.
1. De civitate Dei, livre XIV, ch.
28.
2. Enorr. in P
LXII, n° 2.
Il faudra veiller à ne pas omettre la charité dans la définition de
l’Église.
1. En cherchant à la définir d’une manière analytique, où sont énumérés les principaux éléments qui lui sont nécessaires, on dira: L’Église est la communauté des hommes voyageurs dans le temps (cause matérielle) que le Christ (cause efficiente) en vue de rénover ultimement l’univers (cause finale) fait participer: 1° à sa royauté par les pouvoirs juridictionnels divinement assistés; 2° à son sacerdoce par les pouvoirs ou caractères sacramentels; 3° à sa sainteté par la grâce pleinement chrétienne (cause formelle). Ou encore, sous une formulation légèrement différente
L’Église est la communauté, destinée â la vie éternelle, que
l’Esprit saint rassemble dès maintenant: 1° sous un même chef qui la dirige; 2° dans
un même culte qui la consacre; 3° dans une même communion intérieure qui la
sanctifie. Ces trois points peuvent être explicités: 1° le chef unique qui la dirige,
c’est du haut du ciel le Christ et sur terre son vicaire assisté
infailliblement pour définir la foi et prudentiellement pour régler la
discipline; 2°
le culte unique qui la consacre, c’est le culte instauré par le Christ prêtre
pour être continué par la célébration valide du sacrifice de la messe et la
dispensation valide des sacrements; 3° la plénitude de communion intérieure qui la
sanctifie est la sainteté du Christ en tant que communiquée par la charité
cultuelle, sacramentelle, orientée. En outre les quatre causes de l’Église ont
été signalées l’Esprit saint (cause efficiente première); la vie éternelle
(cause finale); la communauté des voyageurs (cause matérielle); la grâce
pleinement christique (cause formelle).
2. En cherchant à définir l’Église d’une manière plus brève et synthétique, où l’on hiérarchise et sous-entend beaucoup de ses éléments nécessaires, on dira: L’Église est la communauté (cause matérielle) rassemblée par la foi, l’espérance et la charité pleinement chrétienne, c’est-à-dire par la charité cultuelle, sacramentelle, orientée (cause formelle); dans les pécheurs baptisés qui ne sont ni hérétiques ni schismatiques, cette charité est présente d’une manière intégrale, mais indirecte et non salutaire; dans les justes non baptisés, elle est présente d’une manière mutilée, mais directe et déjà salutaire.
Si l’on fait appel aux quatre causes, on dira: L’Église est 1° la communauté, 2° que le Christ, par la hiérarchie, 3° unit dans la charité pleinement christique, 4° en vue de rassembler l’univers d’abord dans le sang de sa croix, puis dans la gloire de sa parousie. On a touché aux quatre causes et en même temps aux quatre propriétés de l’Êglise l’apostolicité, qui relève de la cause efficiente; l’unité catholique, qui relève des causes matérielle et formelle; la sainteté, qui relève de la cause finale.
L’Église devra se définir en regard de la société politique. Les éléments d’une telle définition se rencontrent par exemple dans l’encyclique Immortale Dei, de Léon XIII, 1 novembre 1885.
La notion de société parfaite, lorsqu’on la transporte de l’État à l’Église, royaume de Dieu qui est dans ce monde sans être de ce monde, doit être prise certes au sens propre, mais d’une manière transposée et analogique.
L’Église, en effet, diffère essentiellement de l’État 1° par ses causes efficientes, qui sont non pas les initiatives naturelles et culturelles des hommes, mais le Christ, et les pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction: ces derniers étant divinement assistés soit pour définir le dogme (pouvoir déclaratif infaillible), soit pour régler la discipline (pouvoirs canoniques prudentiels: législatif, judiciaire, coercitif); 2° par sa cause finale, qui est immédiatement non le bien commun périssable de la paix du temps, mais immédiatement le bien commun impérissable de la vision béatifique; 3° par sa cause matérielle, qui est non pas la capacité des hommes à se ras sembler en vue de leurs intérêts temporels, mais leur capacité plus secrète d’être membres du Christ; 4° par sa cause formelle, qui est non pas le convivium des cités politiques, mais le convivium de la cité des élus, des anges et des personnes divines (Hébr., XII, 22).
La formule de saint Ambroise: "Où est Pierre, là est l’Église; où est l’Église, il n’y a pas de mort, mais la vie éternelle", est une définition mineure. La formule de saint Irénée: "Où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu; et où est l’Esprit de Dieu, là est l’Église, et toute la grâce 2", est une définition majeure. Les deux sortes de définitions Sont entre mêlées par saint Paul quand, à l’Unité des trois personnes divines: l’Esprit, le Seigneur, le Père, il joint l’unité de rassemblement des chrétiens, l’unité d’espérance de leur vocation, l’unité de leur doctrine de foi et de leur baptême "Il n’y a qu’un seul corps et qu’un seul Esprit, comme il n’y a qu’une espérance au terme de l’appel que vous avez reçu; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême; un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous" (Éphés., IV, 4-6).
1.
Enarr. in Ps. XL, n° 30.
2.
Adversus haereses, livre III, ch. 24, n I.
Il reste pour finir un point à traiter, celui des réalisations de la prière du Sauveur pour l’unité: "pour que tous soient un".
"Je ne prie pas seulement pour ceux-ci, mais aussi pour ceux qui sur leur parole croient en moi: afin que tous soient un, à la manière dont toi, Père, tu es en moi et moi en toi, afin qu’eux aussi soient en nous..." (Jean, XVII, 20-21). L’apôtre écrira: "Afin que notre communion soit avec le Père et avec son Fils Jésus- Christ" (I Jean, 1, 3).
C’est au ciel, dans l’au-delà du temps, que la prière du Sauveur pour l’unité sera pleinement exaucée. Devenus pleinement conformes au Christ de gloire, transformés intérieurement, ontologiquement, par la lumière de gloire qui leur rendra possible la vision et l’amour béatifiques, les bienheureux verront se refléter en eux, comme en un pur et vivant miroir, l’unité infinie, incirconscriptible que forment éternellement ensemble le Père, le Fils, l’Esprit. Ils seront un, non seulement d’une manière finie et ontologique, par la transformation de la grâce et de la gloire, mais encore d’une manière infinie et intentionnelle, parce qu’ils verront se réfléchir dans le fond le plus secret d’eux-mêmes, tout entière en chacun d’eux et tout entière dans tout l’ensemble, — comme le soleil se réfléchit tout entier dans un miroir et tout entier dans chacune de ses parcelles — l’indicible, l’adorable Superunité du Père, du Fils, de l’Esprit. "Pour moi, dit encore Jésus, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un, moi en eux et toi en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité..." (Jean, XVII, 22-23).
Unité sans limite, rendant impossible toute ombre de déchirure, où il n’y aura plus de part pour le mal ni pour le péché, plus de dissentiment, plus de douleur, plus de décrépitude, plus de mort. Unité véritablement ineffable, qui ne peut être décrite ici-bas en termes positifs et que nous ne pouvons signifier efficacement que par négation de toutes les servitudes de notre exil: "Et je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés, et il n’y avait plus de mer. Et je vis la Ville sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, parée comme une fiancée pour son époux. Et j’entendis une grande voix venant du trône, qui disait — Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, et il dressera sa tente avec eux; et pour eux, ils seront ses peuples; et pour lui, il sera Dieu-avec-eux, et il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil ni cri ni douleur, car les premières choses s’en sont allées. Et celui qui était assis sur le trône dit Voici que je fais toutes choses nouvelles" (Apoc., XXI, 1-5).
Voilà l’exaucement suprême, la réalisation suprême de la prière du Sauveur pour l’unité. C’est la réalisation de la Patrie.
x. Mais la prière du Sauveur pour l’unité est exaucée déjà dans cet exil du temps, où, suivant l’apôtre, "nous marchons par la foi, non par la vue" (II Cor., V, 7). Car, après avoir dit: "Afin qu’eux aussi soient en nous", le Sauveur a ajouté: "en sorte que le monde croie que tu m’as envoyé" (Jean, XVII, zi). Et, après avoir dit:
"Afin qu’ils soient consommés dans l’unité", il a ajouté: "en sorte que le monde sache que tu m’as envoyé" (Jean, XVII, 23). Il demande donc une unité qui, dès ici-bas, puisse être un signe, afin que le monde croie, afin que le monde sache.
Ce qui apparaîtra à découvert et pleinement épanoui dans le jour de la patrie, la foi nous enseigne en effet que cela est déjà réalisé obscurément et en sa substance, dès la nuit de l!exil. Du haut du ciel où il réside, le Christ continue d’agir sur le monde. A l’endroit où il touche les hommes par le contact des pouvoirs sacramentels et juridictionnels, ce qu’il verse en eux, c’est la grâce pleinement christique et christoconformante, à savoir la grâce sacramentelle et orientée, qui a pour fin de faire d’eux par vocation, non seulement des membres sauvés par et dans le Christ, mais encore, s’ils lui sont fidèles, des membres sauveurs des autres hommes par et dans le Christ.
A cet endroit même où la grâce est pleinement christique et pleinement christoconformante, l’Esprit saint est donné au monde comme jamais encore il n’avait été donné (Jean, VII, 39), les trois personnes divines viennent habiter parmi les hommes comme jamais encore elles n’y avaient habité: "C’est par lui que, les uns et les autres (Juifs et Gentils), nous avons dans un seul Esprit, accès jusqu’au Père... Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, qui a pour pierre angulaire le Christ Jésus; c’est en lui que toute la construction bien ordonnée s’élève pour former un temple saint dans le Seigneur; c’est en lui que, vous aussi, vous êtes co-édifiés pour devenir, dans l’Esprit, un habitacle de Dieu" (Éphés., n, 18 et 20-22).
A cet endroit précis, l’Église, qui est ici-bas la maison du Dieu
vivant (I Tim., III, 15) existe en acte ouvert et achevé. Elle est une, non
seulement d’une manière finie et ontologique, par la diffusion en elle de la
grâce pleinement christique et pleinement christoconformante, mais encore d’une
manière infinie et intentionnelle, parce que l’unité infinie et
incirconscriptible de la Déité qui habite en elle, se reflète dans les
profondeurs secrètes de sa foi vive et de son amour, comme le ciel étoilé dans
un lac de montagne, tout entière en chacun de ses justes et tout entière dans
eux tous.
2. Seuls ses grands saints lui appartiennent tout entiers. Ils sont son jardin fermé, sa fontaine scellée. Il n’y a plus en eux de place pour les pièges du démon Brûlés par l’Esprit que le Christ leur envoie, transformés en une flamme d’amour en laquelle le Père, le Fils et le Saint Esprit se communiquent, ils goûtent un peu de la vie éternelle, mais non parfaitement, parce que la condition de cette vie ne le permet pas 2 Mais cette union même est pour eux déchirante. Car pour grandes que soient leur conjonction et leur union avec Dieu, ils n’ont ni repos ni rassasiement tant qu’ils ne voient pas sa gloire, et ils supplient afin que soit enfin rompue la toile qui les sépare encore de Dieu: * Que ton règne arrive, que ta volonté soit faite 1."
1. s. Saint JE DE LA CROIX,
Cantique spirituel, str. 40, vers 2, Silverio, t. III, p. 426; édit.
Chevallier, p. 324; trad. Lucien-Marie de Saint Joseph, p. 915.
2. Saint JEAN DE LA CROIX, La
vive flamme d’amour, str. 1, vers I, Silverio, t. IV, p. so, note 5 ; trad.
Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 961.
En les justes qui ne sont pas encore tout entiers résorbés dans l’Église, plus s’accroît la charité divine, plus s’accroît aussi la douleur et la confusion des blessures de leurs anciens péchés, et de leurs défaillances quotidiennes. Ils aspirent à franchir les limites de la Patrie où ils verront leurs propres faiblesses enfin vaincues, où il leur sera enfin donné d’aimer Dieu sans nulle trahison, et sans nulle déchirure de leur être. Ils aspirent au temps où ils ne verront plus autour d’eux les triomphes du Prince de ce monde; où seront dissipées toutes les ignorances invincibles qui dressent d’insurmontables barrières entre les âmes de bonne volonté et le désir du Christ, qui les réclame pour son Église; où ils ne verront plus mourir ceux qu’ils aiment, ni souffrir les petits enfants, ni régner le mensonge, ni la terre se couvrir de sang, de haine, de désespoir, ni aucun homme marcher à sa damnation. C’est à tout cela qu’ils pensent quand ils disent le Pater, ou quand ils reprennent le cri de saint Paul: "Maranatha, ô notre Seigneur, viens !" (I Cor., XVI, 22), ou l de saint Jean: "Moi Jésus..., je suis la racine et la race de David, l’étoile éclatante du matin. Et l’Esprit et la Fiancée disent: Viens! Et que celui qui écoute dise: Viens !" (Apoc., XXII, 16-17).
Cette Église, destinée à porter la rédemption au sein même du mal,
comptera fatalement beaucoup de membres pécheurs. Elle les retient en elle par
ce qui subsiste en eux de dons divins, et tant qu’il reste encore quelque
espoir de les arracher à leur perdition définitive. Elle n’est donc pas sans
pécheurs, mais elle est sans péché, "glorieuse, sans tache ni ride ni
rien de semblable, mais sainte et immaculée". Ses frontières divisent
au fond de chacun de nous ce qui est du ciel et ce qui est de l’enfer; elles
déchirent les pécheurs.
3. Tel est, dès ici-bas, l’infaillible exaucement de la prière du Christ pour l’unité. C’est l’Église en acte achevé: plus ou moins ardente au cours des âges selon le rythme des effusions en elle de l’Esprit 2, mais portant toujours dans son coeur un foyer d’amour inextinguible; plus ou moins nombreuse dans ses membres, mais toujours une par nature d’une unité divine et catholique. Il est impossible que quelque signe de sa mystérieuse unité ne passe pas jusqu’au monde, afin, s’il le veut, qu’il puisse "croire", qu’il puisse "savoir".
1. Ibid., str.
j, vers 5, Silverio, t. IV, p. 22; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 980.
2. Voir plus haut pp. 85-92.
1. Dans l’univers du salut, l’Église en acte achevé, serrée autour du Christ, est comme le noyau solide de la nébuleuse. Elle entraîne dans son mouvement tous ceux en qui peut résider la foi vive et la charité divine, tous les justes, tous les sauvés qui sont dispersés dans la nuit d’une erreur pour eux invincible. Ils sont comme les enveloppes adhérant à la nébuleuse.
Si l’on essayait de les ranger selon la plus ou moins grande perfection christique de leur amour, — en imaginant en eux par hypothèse une égale intensité de la charité —, on rencontrerait d’abord les justes des Églises orthodoxes dissidentes, en qui la grâce n’est pas pleinement orientée; puis les justes baptisés du protestantisme, en qui la grâce n’est pas pleinement sacramentelle; puis les justes des groupes monothéistes qui n’ont même pas le baptême: sectes protestantes, judaïsme, islam; puis les justes des religions préchrétiennes.
En tous ces justes, qu’ils le sachent ou non, la grâce aspire secrètement à rencontrer son centre qui est le Christ et à former autour de lui l’Église en acte achevé. C’est ce que l’on veut signifier quand on dit qu’ils appartiennent à l’Église en acte initial, latent, tendanciel. Mais, en tous ces justes, des malentendus, pour eux insurmontables, entravent le mouvement spontané de la grâce, l’empêchent de rejoindre le seul lieu où elle pourrait pleinement éclore. Elle est en eux comme contrariée, mutilée; elle ne donnera pas ici-bas sa pleine floraison. Et l’unité qui les attache à l’Église, quoique profonde et divine est, elle aussi, contrariée, mutilée. Elle non plus ne donnera pas ici-bas ses pleins fruits.
En vertu du mouvement authentique de la grâce qui est en eux, ces
justes tendent donc à joindre le Christ et son unique Église. Mais en vertu de
leur ignorance invincible, ils restent fidèles à des formations religieuses
diverses où leur foi est toujours en péril. Spirituellement, aux yeux des anges
et des quelques hommes qui sauront voir, ils sont, initialement, dans l’Église.
Corporellement, aux yeux du monde qui s’arrête aux apparences, et à leurs
propres yeux couverts d’un bandeau, ils appartiennent aux dissidences de
l’orthodoxie ou du protestantisme, au judaïsme, à l’islam, au brahmanisme, au
bouddhisme. Quel déchirement, quelle tragédie!
2. Plus on croit au prix des grâces qui attirent secrètement au Christ et à son Église tout homme venant en ce monde, plus aussi on croit à la réalité, à l’étendue, à la splendeur cachée de l’Église en acte initial et tendanciel: elle est comme une troisième réalisation, mais inchoative, inachevée, mutilée, déchirée, de la prière du Sauveur pour l’unité. Et plus aussi on souffre à la pensée de tant d’ignorances, devenues invincibles pour tant d’hommes de bonne volonté, qui les empêchent si durablement de reconnaître le vrai visage de l’Église. Quelle résurrection pour le monde entier, si, tout d’un coup, l’Église en acte tendanciel, pouvait passer, avec toutes ses ressources, dans la pleine lumière de l’Eglise en acte achevé
Quant au monde, il ne sait que prendre occasion, pour se scandaliser, de la division de ceux qui se réclament du même Dieu et du même Christ, pour tourner en dérision la révélation de Dieu et de son Christ. Comme il prend occasion des disputes et des contradictions des philosophes pour nier la vérité 1.
1. "Ceux qui n’aiment pas la vérité
prennent le prétexte de la contestation, de la multitude de ceux qui la nient.
Et ainsi leur erreur vient de ce qu’ils n’aiment pas la vérité ou la charité;
et ainsi ils n’en sont pas excusés". PASCAL, Pensées, édit. B., n° 261. En
présence des dissidences, il est facile d’objecter que le christianisme est
"un fleuve fatigué qui fait delta n. Et facile aussi de répondre que le
christianisme, qui est vie, monte au milieu des retombées, car l’essence d’une
tendance vitale comme dit Bergson, ((est de se développer en forme de gerbe n.
Il con vient pourtant éminemment, quand on pense au royaume qui n’est pas de ce
monde, de transcender les images
Est-ce que l’ignorance
invincible aura toujours le pouvoir d’élever une barrière aussi néfaste entre
l’Église en acte tendanciel et l’Église en acte achevé? Est-ce qu’il y aura
toujours, autour de l’Église en acte achevé, une zone aussi nombreuse de
justes, — pareils à ceux qui pourraient aujourd’hui se dire orthodoxes,
protestants, juifs, musulmans, bouddhistes, etc. , qui ne lui appartiendront
que spirituelle ment, d’un élan brisé, en la méconnaissant, parfois même en la
combattant? Est-ce que la division des croyants au sujet de la révélation
divine, des chrétiens mêmes au sujet du Christ et de son Église, continuera
jusqu’à la fin du temps de scandaliser les faibles et de fournir des prétextes
faciles, trop faciles, à ceux qui, au vrai, ne cherchent ni Dieu ni son Christ?
Que répondre à ces immenses questions?
1° Nous savons, hélas, que, plus les divisions durent, plus elles tendent à se creuser. Tout marche avec le temps. L’Église ne peut conserver le trésor vivant de la révélation qu’en le désenveloppant. D’autre part, dans les formes religieuses séparées d’elle, les principes d’erreur développent inexorablement leurs conséquences.
Ce n’est pas seulement la persistance de l’immense bloc toujours actif des religions préchrétiennes, ce n’est pas seule ment le spectacle de la bimillénaire irréductibilité du judaïsme, c’est encore le spectacle de l’extraordinaire apparition d’une religion postchrétienne comme l’islam, qui dure depuis treize siècles; c’est le spectacle de l’apparente réussite de formidables déchirures comme l’orthoxie dissidente, qui dure depuis dix siècles, malgré une persécution terrible qui n’est pas encore finie; ou comme le protestantisme qui dure, sans doute en se modifiant, depuis quatre siècles, — qui nous obligent à réfléchir à nouveau sur la mystérieuse réponse du Maître du champ à ses serviteurs < Non, de peur qu’avec l’ivraie, vous n’arrachiez aussi le froment. Laissez croître l’un et l’autre jusqu’à la mois son..." (Mt., XIIi, 29-30); ou sur l’étrange parole de saint Paul aux Corinthiens: "J’entends dire que des scissions (schismata) se font parmi vous, et j’en crois bien quelque chose; il faut même, en effet, qu’il y ait parmi vous des sectes (haereses), afin que ceux qui sont éprouvés soient manifestés au milieu de vous" (I Cor., x 18-19).
Qu’est-ce que Dieu veut de nous par ces défaites si humiliantes pour nous, et par ces déchirures toujours saignantes? Avons-nous besoin d’être constamment repris par des adversaires dont beaucoup pourront être de bonne foi, afin d’apprendre à ne pas confondre pratiquement nos misères, nos routines humaines, nos étroitesses de coeur, nos manques, nos péchés, avec cette Église "glorieuse, sans tache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et immaculée s, à laquelle nous avons donné le meilleur de notre coeur, mais en laquelle nous sommes encore bien loin d’être totalement résorbés? Avons-nous besoin d’être constamment provoqués à de nouveaux examens de notre foi, afin de ne pas nous endormir sur le trésor des vérités qui nous sont confiées? "Quand l’ardente inquiétude des hérétiques, écrit saint Augustin, — et ce qu’il dit des hérétiques peut valoir des dissidents — se jette sur différents points de la foi catholique, alors, pour les défendre contre eux, on les examine avec plus de soin, on les saisit avec plus de netteté, on les enseigne avec plus de zèle, et chaque question qu’un adversaire soulève est une occasion de s’éclairer, et ab adversario mota quaestio, discendi exsistit occasiot 1. Aurons-nous toujours besoin de la présence diffuse autour de nous d’une vaste Église à l’état latent et tendanciel, pour nous ressouvenir constamment, comme les Juifs au temps de Jésus, que "beaucoup viendront de l’Orient et de l’Occident et auront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux, tandis que les fils du royaume seront rejetés dans les ténèbres extérieures" (Mt., VIII, II- Pour évoquer la part en quelque sorte infinie que Dieu, tout en restant le Maître absolu de l’univers, peut laisser prendre au mal dans son oeuvre, il faudrait savoir combien ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles, et entrevoir l’Abîme, cette fois-ci rigoureusement infini, de sa Sagesse et de sa Science.
1. De civitate Dei, livre XVJ, ch. 11. L’homme, fait pour la vérité
est si malaisément capable d’elle, il va si naturellement au facile, que ceux
qui possèdent les principes du vrai s’abstiennent d’ordinaire d’avancer
beaucoup, quand ils ne s’enkystent pas dans les formules acquises, — et c’est
une grande vertu déjà de conserver et de transmettre des formules de vérité; —
et que ceux qui s’inquiètent d’avancer, ignorant les principes ou portant sur
eux leur inquiétude, avancent le plus souvent dans l’erreur. Jacques MARITAIN,
Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre, Pans, 1924, p. 305.
2° Mais, si l’homme marche de catastrophe en catastrophe, l’Esprit saint ne cesse de descendre d’étage en étage pour le relever. Les saints nous disent que plus les temps sont désespérés, plus les providences divines sont merveilleuses: "Le Seigneur, dit saint Jean de la Croix, a toujours découvert aux mortels les trésors de sa Sagesse et de son Esprit, mais main tenant que la malice découvre davantage son visage, il les découvre bien davantage 1."
Est-ce que l’irruption massive sur l’avant-scène de l’histoire, pour la première fois depuis que le monde existe, de ce qu’on appelle l’athéisme mais qui est au vrai un antithéisme, plus précisément un antichristianisme, ne serait pas ordonnée, dans le plan du Dieu tout-puissant, qui peut prendre occasion de maux effrayants pour susciter des biens adorables, à préparer quelque vaste regroupement de tous les croyants? L’esprit lucide du grand Dragon, du Séducteur de toute la terre, n’a pas de peine à discerner les vrais contours de l’Église, et l’emplacement de la Femme vêtue de soleil. Est-ce qu’en jetant sur elle les Bêtes, plus sauvagement que par le passé, il ne va -pas, sans le vouloir, révéler à tous les vrais fidèles le lieu de leur vraie patrie?
Ce que saint Paul nous annonce d’Israël, à savoir qu’il n’a été retranché que pour un temps et qu’il sera un jour réintégré, pour une merveilleuse résurrection de toute l’Église (Rom., XI, 12-15), — qu’il faut placer peut-être longtemps avant la fin du monde, avant même la grande apostasie, laquelle précédera de peu la venue du Sauveur (II Thess., II, 3); ou peut-être tout à la fin du monde et juste après l’apostasie 2— est-ce que cela vaudrait aussi pour les dissidences, pour toutes les dissidences? Est-ce qu’il y aura un jour de notre temps terrestre où tous les fidèles d’Israël et tous les fidèles des dissidences avec eux, ne feront plus, autour du Christ, qu’une seule Ville bien-aimée, contre laquelle monteront les armées de Gog et de Magog 3?
1. Maximes, Silverio, t. IV, p.
232; édit. Chevalier, p. 171; trad. Lucien-Marie de Saint-Joseph, p. 1296.
2. Cf. Le royaume de Dieu sur
terre, dans Nova et Vetera, 1935, pp. 201-209.
3. C’est la vision de la fin du
monde qu’essaie de décrire Viadimir SOLOVIEY, dans la courte relation sur
l’Antéchrist.
A vrai dire, le sens direct de ce passage de l’Apocalypse est un peu différent: "Quand les mille années seront accomplies, dit l’apôtre, Satan sera relâché de sa prison, et il en sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre extrémités de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour le combat leur nombre est comme le sable de la mer. Elles montèrent sur la surface de la terre et elles cernèrent le camp des saints et la Ville bien-aimée, mais Dieu fit tomber un feu du ciel, qui les dévora" (Apoc., XX, 7-9). Les mille années représentent toute la durée du temps messianique, qui va du premier avènement du Christ comme Sauveur, au second avènement du Christ comme Juge. La Ville bien-aimée est l’Église, rassemblée autour du Christ et assaillie avec le Christ. Gog et Magog symbolisent toutes les attaques successives de la Bête, qui sans doute con naîtront leur paroxysme à la fin du monde.
Pourtant il est possible que les croyants des quatre extrémités de l’horizon, peut-être sous la pression terrible des assauts qu’il leur faudra soutenir, voient soudain leurs coeurs s’ouvrir pleinement à la transcendance et à l’humanité (Tite, ni, 4) de la révélation qui est dans le Christ Jésus. Il est possible que notre terre, avant d’être engloutie dans l’apocatastase universelle (Actes, ni, 21), voie tous les justes qu’elle porte, manifestement rassemblés pour une dernière floraison de l’unité chrétienne. Alors, toute l’Église en acte tendanciel passerait dans la pleine lumière de l’Église en acte achevé. Ce serait une réalisation encore inouïe ici-bas de la prière du Sauveur pour l’unité. Faut-il, dans ce cas, l’espérer avant la grande apostasie, longtemps avant la fin du temps? Faut-il plutôt la reculer après l’apostasie juste avant le dernier instant du monde?
Ce sont là les secrets du Sauveur et de sa providence sur son Église. Il nous est bon de les méditer dans notre coeur pour être toujours disponibles à ce qu’il lui plaira, dans sa bonté, de décider. Une chose est sûre, c’est qu’il ne tardera pas: "Oui, je viens promptement."
Et aussi qu’il nous faut lui répondre, avec l’Esprit qui remplit toute l’Église, dans la suprême tension de notre commun désir de l’Unité finale "Amen! Viens, Seigneur Jésus !" (Apoc., XXII, 20).
Paru après Vatican II dans la
Revue Thomiste.
Après quelques mots d’introduction sur l’expérience conciliaire, on parlera des noms scripturaires de l’Eglise, du Christ, comme médiateur entre l’Eglise et l’Esprit, de la présence du Christ à son Eglise, du ministère de la hiérarchie, de I’Eglise tout entière apostolique, une et catholique, sainte, à la fois petit troupeau et peuple immense.
Le premier des effets de la nouvelle prise de conscience du mystère de l’Eglise dont témoigne le deuxième concile du Vatican, est sans nul doute une prise de conscience plus précise, plus riche, plus solennelle de la nature même de ces conciles oecuméniques, qui marquent, chacun à sa manière, les temps forts de la marche de l’Eglise à travers les siècles. Les paroles par lesquelles Paul VI ouvre les deuxième et troisième sessions (29 septembre 1963, 14 septembre 1964) rappellent d’abord le fait de la libre convocation du concile par le souverain pontife, et le secours qu’il en attend pour gouverner l’Eglise: "Soyez remercié et magnifié, cher et vénéré pape Jean, vous qui, par une inspiration divine, avez convoqué ce concile pour ouvrir à l’Eglise des sentiers nouveaux et faire jaillir sur terre de nouvelles et fraîches sources de grâce, qui étaient encore cachées. C’est par une décision indépendante de toute impulsion d’ordre humain et de toute contrainte imposée par les circonstances, mais comme par un pressentiment des desseins de Dieu et une intuition des besoins obscurs qui tourmentent notre époque, que vous avez repris le fil brisé du premier concile du Vatican. Vous avez ainsi spontanément dissipé la défiance indûment nourrie à la suite de ce concile par certains pour qui les pouvoirs suprêmes conférés par le Christ au pontife romain et reconnus par ce concile suffiraient pour gouverner l’Eglise, sans l’aide des conciles oecuméniques. 1"
Dans la même liberté, dans la même conscience de sa fraternité avec tous les évêques sur le plan de l’épiscopat, et en même temps de sa prérogative unique de successeur de Pierre, chef de l’Eglise apostolique, vicaire du Christ, Paul VI décrète la continuation du concile: "Que personne n’oublie que la con vocation du concile actuel a été faite en toute liberté et spontanéité par notre vénéré prédécesseur Jean XXIII, d’heureuse mémoire, et que Nous-même, sans aucun délai, l’avons confirmée de plein gré, en sachant parfaitement que cette Assemblée souveraine aurait pour thème l’épiscopat 2. Celui-ci [le pape] a réuni le concile en vertu de sa propre charge, qui le met en communauté avec tous, faisant de lui votre frère comme évêque de cette Rome prédestinée, et successeur bien humble mais authentique de l’apôtre Pierre — dont le tombeau nous voit pieusement rassemblés — et donc comme chef indigne mais véritable de l’Eglise apostolique, comme vicaire du Christ, serviteur des serviteurs de Dieu.3"
Le concile où sont rassemblés solennellement pour une célébration de caractère liturgique les dépositaires des pouvoirs hiérarchiques représente l’Eglise une, sainte, catholique, apostolique. "Expérience conciliaire", vivement ressentie dès le début de la deuxième session, mais exprimée, avec plus d’ampleur encore par le souverain pontife, au seuil de la troisième session: "Nous sommes l’Eglise comme membres du Corps mystique du Christ: ne devons-nous pas à Dieu l’inestimable faveur d’avoir reçu le baptême, d’être des croyants insérés par la charité dans l’unique peuple de Dieu visible et consacré 4?
1. PAUL VI, Discours pour
l’ouverture de la deuxième session du Concile, trad. fr. dans DC LX, 1963, coI.
1345-1361 (cf. 1348) [Discours, II° session].
2. PAUL VI, Discours pour
l’ouverture de la troisième session du Concile, trad. fr. dans DC LXI, 1964,
col. 1217-1228 (cf. 1223) [Discours, III° session].
3. Ibid.,
col. 1219.
4.
Ibid., col. 1217-1218.
r... I Dispensateurs des mystères de Dieu (I Cor. IV, 1), nous représentons ici l’Eglise entière, non point à titre de délégués ou députés des fidèles à qui s’adresse notre ministère, mais comme Pères et Frères personnifiant les communautés confiées à la sollicitude de chacun d’entre nous et comme assemblée plénière légitimement convoquée par le pape. Résumant en nos personnes et en nos fonctions l’Eglise universelle, nous déclarons oecuménique ce concile: Ici se tient la célébration de l’unité et de la catholicité par lesquelles l’Eglise démontre sa solidité prodigieuse et sa merveilleuse capacité de rendre les hommes frères entre eux et de réunir en son sein les civilisations les plus diverses... Ici nous célébrons la sainteté de l’Eglise, parce qu’ici elle implore la miséricorde de Dieu pour les faiblesses et les manquements des pécheurs que nous sommes... Ici enfin se célèbre l’apostolicité de l’Eglise, prérogative qui fait notre émerveillement à nous-mêmes, qui avons l’expérience de notre fragilité et qui savons à quel point l’histoire montre la fragilité des institutions humaines les plus puissantes... Nous savons combien inexplicable et combien triomphante apparaît, au long des siècles, la permanence de l’Eglise, toujours vivante, toujours capable de retrouver en elle-même l’élan incoercible de la jeunesse.
La mystérieuse charité de l’Eglise est présente au concile, non seulement cachée dans le coeur des amis de Dieu qui s’y trouvent rassemblés, mais encore d’une autre manière, car depuis les premiers jours de l’annonce de sa convocation, l’ardente supplication des fidèles converge de toutes parts vers ce moment décisif de la vie de l’Eglise. "Tout membre du Corps mystique du Christ doit considérer comme l’intéressant personnellement cet événement historique qu’est le concile oecuménique et doit y participer dans une communion spirituelle ardente et vigilante."
Au temps où il vivait parmi nous, il y avait trois manières de regarder Jésus: les uns n’ont vu en lui que ce Jésus, fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère (Jean VI, 42); d’autres ont pensé à Eue, Jérémie, ou l’un des prophètes (Mt. XVI, 13-14); avec Thomas, d’autres enfin ont su lui dire: Mon Seigneur et mon Dieu (Jean XX, 28); Il y a semblablement trois regards que l’on peut lever sur l’Eglise rassemblée en concile oecuménique: celui de l’homme de la rue et du simple lecteur des journaux, celui des observateurs plus pénétrants qui en discernent l’exceptionnelle importance, et enfin le regard même de la foi théologale.
Sur ces divers plans, on pourrait parler d'"expériences conciliaires". Expérience de l’influence "informatrice", et aussi "déformatrice", de la presse et des moyens de communication sur l’opinion publique, avec ses chocs en retour sur l’entourage du concile. Les fidèles ont été directement atteints par les innovations liturgiques, par la question de la libre profession de leur foi religieuse sous quelque régime politique qu’ils se trouvent, par la définition de l’apostolat des laïcs, etc. Ils ont été alertés, parfois inquiétés par des débats insuffisamment exposés et compris, concernant les rapports de l’Ecriture et de la Tradition, du souverain pontife et du collège apostolique, des clercs et des laïcs. Un peu comme au temps du jansénisme et des Provinciales, les problèmes théologiques ont recommencé à passionner les esprits, le désir d’éclaircissements s’est fait sentir, et finalement le besoin de voir le peuple chrétien d’un peu partout représenté au concile par des auditeurs. Et certes cela représente finalement un gain véritable.
Expérience des remous et des susceptibilités politiques. Où la distinction n’est pas faite nettement entre le temporel et le spirituel, entre les choses de César et les choses de Dieu, l’Eglise, sans risquer d’attirer sur ses propres enfants partout dispersés l’hostilité des populations, peut difficilement hiérarchiser les éléments de vérité et de sanctification qu’elle dis cerne hors de ses frontières visibles, elle ne peut se réjouir de la foi d’Israël sans paraître offenser l’Islam, ni de la foi de l’Islam sans paraître offenser l’Inde, et ainsi de suite.
Expérience de la présence d’observateurs non catholiques au cours des exposés et des discussions relatifs aux schémas des constitutions conciliaires. C’est là sans doute une des innovations majeures de l’actuel concile. Elle aidera puissamment les baptisés chez qui la foi en la divinité de Jésus et en le mystère suprême de la sainte Trinité demeure intacte, à prendre conscience, — par-delà des obstacles aujourd’hui infranchissables et des certitudes sacrées auxquelles la conscience interdit de renoncer, — de leur mutuel et profond désir de fidélité absolue à la vérité de la révélation évangélique. Notons que le désir timoré d’éviter ce qui risquait de heurter les non-catholiques a pu porter parfois certains évêques à surprendre leurs propres ouailles, par exemple quand, dans la discussion d’un schéma où il était parlé abondamment de l’intercession de la Vierge Marie, ils ont achoppé au terme de médiation, comme si toute intercession n’était pas médiation et toute médiation intercession 8.
Expérience de ce qu’apporte de positif et de propre la réunion effective des membres fraternels du collège épiscopal, et que le R.P. Congar 9 met en relief en comparant ce que serait une consultation à distance par le pape de l’épiscopat universel, et qu’il appelle un "concile par écrit", à la réalité profonde que représente un concile oecuménique.
Expérience encore de la confrontation dans le sein même de l’Eglise de ses traditions et de ses sources de vie soit orientales soit occidentales.
8. A ce propos, le R.P. Antoine
WENGER écrivait dans La Croix, 18 septembre 1964: "Une longue
fréquentation des orateurs byzantins nous a fait aimer ce titre [Marie
Médiatrice]. Je me souviens encore de la joie éprouvée en recevant du Sinaï le
plus ancien manuscrit, du début du Ixe siècle, contenant l’homélie de saint
Germain de Constantinople où le terme de médiatrice apparaît pour la première
fois. Si le terme était neuf, l’idée était ancienne. Depuis saint Irénée, Marie
est appelée Nouvelle Eve et Cause de salut, et les orateurs grecs lui ont peu à
peu reconnu une intercession si parfaite qu’elle équivalait à une médiation.
Plus tard, il nous fut donné de publier le magnifique discours de Jean le
Géomètre, du Xe siècle. Cet auteur, qui sut pénétrer plus qu’aucun autre le
mystère de Marie, demeure malheureusement inconnu, ou presque, même des
spécialistes. Il proclame Marie montée au ciel reine de l’univers, deuxième
médiatrice auprès du premier médiateur."
9. Yves M.-J. C0NGAR, Le Concile
au jour le jour: Deuxième session, Paris, éd. du Cerf, 1964, pp. 14 ss.
C’est l’expérience enfin qui a permis de dégager nettement la préoccupation centrale du concile: "Le cardinal Montini a dit, au terme de la première session, que le concile avait manqué d’un point central, d’une finalité coordinatrice. Toute la théologie dogmatique, toute la morale, toute la discipline avaient été examinées dans les textes préparatoires. Ce n’est que peu à peu, et plus précisément dans les derniers jours de la première session, que les Pères ont senti que l’Eglise serait non pas l’un des thèmes du concile, mais pour ainsi dire le thème du concile. Le pape Paul VI, dans le discours d’ouverture de la deuxième session, a précisé que l’objet du concile serait le Christ total, Christus totus, à savoir l’Eglise sous ses quatre aspects: la conscience de l’Eglise, le renouveau de l’Eglise, l’unité des chrétiens, le dialogue de l’Eglise avec le monde contemporain Mais déjà nous touchons au plan de la foi.
Par delà donc le regard purement extérieur qu’on peut lever sur le concile, par delà le regard des observateurs plus attentifs et plus pénétrants il y a le regard plus secret et plus privilégié de la foi plénière qui peut, si nous le mendions, nous être donné du ciel, et qui seul permettra de lire dans un tel événement le message de l’Epouse du Christ, soit qu’elle rappelle par son magistère solennel les saintes révélations scripturaires ou leurs grandes explicitations dogmatiques, soit que, dans sa sollicitude pastorale, elle cherche en tâtonnant les meilleurs chemins de rencontrer le coeur des hommes.
10. Antoine WENGER, Vatican II: Chronique
de la deuxième session, "L’Église en son temps", Paris, éd. du
Centurion, 1964, pp. 124-125
Les quatre buts ou fins du concile sont
ramenés à trois voies dans l’encyclique Ecclesiam suam, 6 août 1964: (o
Conscience, renouvellement, dialogue, Sont les voies qui s’ouvrent aujourd’hui
devant l’Eglise vivante et qui constituent les trois chapitres de l’encyclique",
Audience du 5 août 1964, DC LXI, 1964, col. 1095) <>Le dialogue suppose
un état d’esprit en nous qui avons l’intention de l’introduire et de
l’alimenter avec tous ceux qui nous entourent: l’état d’esprit de celui qui
sent au-dedans de lui le poids du mandat apostolique; de celui qui sait ne plus
pouvoir séparer son salut de la recherche de celui des autres; de celui qui
s’emploie continuellement à mettre ce message dont il est dépositaire en
circulation dans les échanges des hommes entre eux", AAS LVI, 1964, p.
644, trad. DC LXI, 1964, col. 1082.
11. Cf. Antoine WENGER, dans La Croix, 21
octobre 1964:1 "Qui n’assiste pas au concile ne Saurait imaginer la somme
de science théologique et historique qui se manifeste chaque jour dans les
diverses interventions des Pères. En ce sens le concile est vraiment une
confrontation universelle. Nous en avons fait l’expérience, une fois de plus, à
l’occasion du débat sur les Eglises orientales."
Le mystère suprême de la foi, celui de la sainte Trinité, sans cesse explicitement évoqué, commande la doctrine entière des différents chapitres de la Constitution De Ecclesia. L’Eglise, de toute éternité, est connue et décrétée par Dieu, qui veut, pour tous les hommes de l’humanité déchue, qu’ils soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Elle est fondée par son Fils qu’il envoie mourir sur la croix. Elle est vivifiée, animée, sanctifiée par l’Esprit-Saint, qui vient faire d’elle sa demeure. L’Eglise entière apparaît ainsi comme le peuple ras semblé à l’image de l’unité du Père et du Fils et de l’Esprit- Saint, "de unitate Patris et Fuji et Spiritus sancti plebs adu nata 12". Dès ses premières lignes, la Constitution faisait allu sion aux trois âges de l’Eglise. Après la catastrophe originelle, Dieu, au lieu d’abandonner l’humanité, vient à son aide en considération de la Rédemption future du Christ, il lui enverra son Fils, puis, au seuil des derniers temps, l’Esprit Saint; en sorte que, comme l’ont dit les Pères, quand viendra la consommation dans la gloire, "tous les justes, depuis les jours d’Adam, depuis Abel le juste jusqu’au dernier des élus, seront rassemblés dans la gloire autour du Père dans l’Eglise universelle 13".
Cette réalité unique, trop riche pour être circonscrite par un seul concept, nous aimons à la désigner, avec Jésus lui-même, et à sa suite saint Paul, saint Jacques, les Actes des Apôtres, par ce nom même d’Eglise, dont le pape, en ouvrant la deuxième session conciliaire, évoquait l’étymologie: "Cette réunion solennelle et fraternelle, où se rencontrent les représentants de la terre entière, du Levant à l’Occident, des régions australes au septentrion, mérite vraiment le nom prophétique d’Eglise, c’est-à-dire de rassemblement, de convocation 14." La Constitution pareillement note "qu’à la manière dont l’Israël selon la chair, pérégrinant au désert, est appelé parfois Eglise, ainsi l’Israël nouveau, qui avance dans le temps présent à la recherche d’une cité future et permanente, est désigné sous le nom d’Eglise du Christ. Cette Eglise, en effet, le Christ l’a acquise par son sang, l’a remplie de son Esprit, l’a dotée des moyens de s’unir en société visible: l’assemblée de ceux qui par la foi se tournent vers Jésus, auteur du salut, principe de l’unité et de la paix, est l’Eglise convoquée et constituée par Dieu, et qui devient pour tous et pour chacun un sacrement visible de l’unité salvatrice." Se rassembler autour du Christ c’est bien, pour autant et dans la même mesure, constituer son Corps, qui est l’Eglise.
12. Constitutio
dogmatica de Ecclesia, 1, 4 (sigle: Const.).
13. Ibid., 2:"
Omnes justi inde ab Adam, ab Abel usto usque ad ultimum electum’, in Ecclesia
universali apud Patrem congregabuntur."
14. Discours, 11'session, col.
1345.
Ce que l’Ecriture veut faire ressortir par le nom d’Epouse, c’est que l’Eglise est choisie par le Christ, comme une personne est choisie par une autre personne, qu’elle est priée de consentir librement à cette merveilleuse alliance, qu’elle est, en suite de ce consentement, purifiée de sa souillure et élevée à une merveilleuse intimité avec son Epoux. L’Eglise est "l’Epouse immaculée de l’Agneau immaculé, que le Christ a aimée, pour laquelle il s’est livré afin de la sanctifier, qu’il s’est attachée par un lien indissoluble, qu’il ne cesse d’entretenir et de protéger, qu’il a voulu, l’ayant purifiée, s’unir et se soumettre dans l’amour et la fidélité, qu’il a comblée à jamais des biens célestes, pour que nous puissions comprendre quel est, à notre égard, cet amour de Dieu et du Christ qui passe toute connaissance 16" "A travers les tentations et les tribulations, l’Eglise est confortée par la vertu de la grâce divine que lui a promise le Seigneur; dans l’infirmité de la chair, elle garde sans défaillir sa parfaite fidélité; mais, pour demeurer la digne Epouse de son Seigneur, elle ne cesse de se rénover elle-même, jusqu’au jour où, par la croix, elle entrera dans la lumière sans déclin."
Telle que la révélation nous la fait connaître, l’Église est un Royaume, le royaume où Dieu dans le Christ triomphe de la malice du monde, où Dieu peut régner sur les hommes dès ici- bas par la croix du Christ et plus tard par la gloire du Christ. Le royaume, en effet, comme son Roi, connaît deux phases, l’une voilée et pérégrinante, l’autre glorieuse et définitive. "Venu pour faire la volonté du Père, le Christ a inauguré sur terre le royaume des cieux, nous en révélant le mystère, accomplissant par son obéissance la rédemption. L’Eglise, royaume du Christ déjà présent dans le mystère, grandit visiblement dans le monde par la vertu de Dieu." "Le mystère de la sainte Eglise nous est manifesté dans sa fondation même. Le Seigneur Jésus, en effet, a inauguré son Eglise par la prédication de la Bonne Nouvelle, à savoir la venue du royaume de Dieu, promis dès les temps anciens dans les Ecritures: Les temps sont accomplis et le royaume de Dieu est tout proche (Mc. I, 15). La parole, les oeuvres, la présence même du Christ manifestent ce royaume aux hommes. La parole du Seigneur en effet est semblable à la semence jetée dans un champ: ceux qui l’accueillent avec foi et amour sont comptés dans le petit troupeau du Christ, ont reçu le royaume lui-même; par sa propre vertu, la semence germe et grandit jusqu’au temps de la moisson. Les miracles de Jésus témoignent aussi que le royaume est déjà inauguré sur la terre: Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, c’est donc que le royaume de Dieu est venu vers vous (Lc. XI, 21). Mais ce qui par dessus tout manifeste le royaume, c’est la personne même du Christ, Fils de Dieu et Fils de l’homme, venu pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude (Mc. X, 45). Enrichie par les dons de son fondateur et fidèle à observer ses commandements de charité, d’humilité, d’abnégation, l’Eglise reçoit dès lors la mission d’annoncer le royaume du Christ et de Dieu et de l’instaurer dans toutes les nations. Elle constitue ici- bas le germe et le principe du royaume. A mesure qu’elle grandit, elle aspire à la consommation de ce même royaume, espérant et désirant de toutes ses forces rejoindre son Roi dans la gloire." Ajoutons qu’en mettant "les clefs du royaume des cieux" dans les mains de Pierre (Mt. XVI, 19), Jésus signifie clairement que son royaume ne saurait, dans son état présent, se passer d’une hiérarchie.
Très voisines sont les notions d’Eglise, de Royaume de Dieu, de Ville ou Cité de Dieu, de Peuple de Dieu. En langage biblique, le Qehal Yahvé hébraïque était le peuple de Dieu, choisi entre les nations infidèles pour adorer et servir le Très- Haut. L’Assemblée de Dieu, l’Eglise de Dieu, est son correspondant dans le Nouveau Testament. Elle est l’héritière des promesses faites à Abraham et venues à leur accomplissement dans l’ordre nouveau inauguré par le Christ et réalisé à Pente côte. "En tout temps, en toute nation, celui qui craint Dieu et pratique la justice lui est agréable (Act. X, 35). Il a plu à Dieu cependant de sanctifier et sauver les hommes non individuelle ment et séparément, mais de les rassembler en un peuple où il serait connu avec vérité et servi avec sainteté. Il a donc choisi Israël pour son peuple, il a fait alliance avec lui, il l’a formé progressivement, il s’est manifesté à lui, lui signifiant au cours de son histoire le bon plaisir de sa volonté, il se l’est consacré. Ce n’était là cependant que la préparation et la figure de la nouvelle et parfaite alliance que le Christ viendrait conclure, et de la révélation plénière qu’apporterait le Verbe même de Dieu fait chair: Voici venir des jours — oracle de Yahvé — où je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle... Je mettrai ma loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur coeur. Alors je serai leur Dieu et ils seront mon peuple... Tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands (Jer. XXXI, 31-34). Cette alliance nouvelle, ce nouveau testament dans son sang, le Christ l’a institué, en appelant les Juifs et les Gentils à s’unir non plus selon les liens de la chair mais selon l’Esprit, pour former ainsi le nouveau peuple de Dieu. Ceux en effet qui croient en le Christ, qui sont régénérés non d’un germe corruptible mais incorruptible, à savoir la parole du Dieu vivant, non de la chair mais de l’eau et de l’Esprit Saint, constituent une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis... et eux qui jadis n’étaient pas un peuple sont maintenant le peuple de Dieu (I Pierre II, 9-10). Ce peuple messianique a pour chef le Christ, livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification (Rom. Iv, 25), à qui a été donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, et qui règne maintenant dans la gloire des cieux. Il a pour postulat la dignité et la liberté des enfants de Dieu dont les coeurs sont comme un temple où habite l’Esprit Saint. Il a pour loi le commandement d’aimer les autres comme le Christ nous a aimés. Il a pour fin d’étendre toujours davantage le royaume de Dieu, inauguré par Dieu même sur la terre, jusqu’au temps de sa consommation, à la fin des siècles, quand le Christ notre vie apparaîtra, et que la création sera libérée de la servitude pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu (Rom. VII, 21). Bien qu’il ne réunisse pas en lui effectivement tous les hommes, et qu’il apparaisse souvent comme un petit troupeau, ce peuple messianique est pour tout le genre humain un germe puissant d’unité, d’espérance, de salut."
La réalité que Jésus appelle "mon Eglise u, saint Paul la
désigne encore par le nom de Corps du Christ. L’Eglise, qui est créature,
compose avec le Christ qui est Dieu un organisme spirituellement un. Elle naît
d’un épanchement d’une grâce dont la source se trouve dans le Christ, d’une
diffusion de la grâce christique et christo-conformante. Sous cet aspect,
l’Eglise n’est autre que "Jésus-Christ répandu et communiqué"
(Bossuet). Plus hardiment encore, l’Apôtre dira que l’Eglise c’est le Christ (I
Cor. XII, 12). Jésus lui-même ne s’identifie-t- il pas à l’Eglise quand, ayant
terrassé Saul, il lui déclare Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?... Je
suis Jésus que tu persécutes (Act. IX, 4-5). La Constitution, qui présente ici
comme un florilège des textes de saint Paul, rappelle que le Christ, ayant
racheté les hommes, les a, par la communication de son Esprit, rassemblés de
toutes les nations pour en faire son Corps mystique. La vie du Christ est
communiquée à ses membres par les sacrements: le baptême nous incorpore au
Christ mort et ressuscité, l’eucharistie consomme cette union. Le Corps
mystique est organique et différencié en raison de la multiplicité des dons de
l’Esprit Saint; une grâce éminente est réservée aux apôtres à qui sont soumis
les dons charismatiques; le même Esprit qui assure la connexion des membres
entre eux suscite chez les fidèles une mutuelle charité. La tête de ce corps
est le Christ, image de Dieu invisible, en qui ont été créées toutes choses
dans les cieux et sur la terre, premier-né d’entre les morts, à qui revient en
tout la primauté. Tous les membres doivent lui être conformés, s’associer au
cours de leur pèlerinage terrestre à ses souffrances, pour être plus tard
glorifiés avec lui. "Pour que nous soyons constamment rénovés en lui, le
Christ nous fait participants de son Esprit qui, présent dans la Tête et dans
les membres, vivifie, unifie et meurt le corps entier, en sorte que son rôle a
pu être comparé par les saints Pères à celui du principe de vie ou âme dans le
corps hu main 21." Le Christ, en qui habite corporellement toute la
plénitude de la divinité, remplit de ses dons divins l’Eglise qui est son Corps
et sa plénitude, afin qu’elle tende et parvienne jusqu’à toute la plénitude de
Dieu (cf. Eph. III, 19).
Un autre de ses beaux noms, celui de Communion des saints évoquera toutes les dimensions de l’Eglise pérégrinante dans le temps, purifiée dans l’au-delà du temps, glorifiée dans les cieux.
Par tous ces beaux noms scripturaires, par ce nom même d’Eglise que lui a donné le Christ, l’Eglise est référée immédiatement au Christ. Elle reste aussi complètement inintelligible sans le Christ qu’une circonférence privée de son centre. C’est la vérité capitale, proclamée avec émotion par le souverain pontife au seuil de la deuxième session: "C’est le Christ, le Christ qui est notre principe, le Christ qui est notre voie et notre guide, le Christ qui est notre espérance et notre fin. Puisse ce concile avoir pleinement présent à l’esprit ce rapport entre nous et Jésus-Christ, entre l’Eglise sainte et vivante que nous sommes et le Christ de qui nous venons, par qui nous vivons, à qui nous allons. Rapport multiple et unique, immuable et stimulant, plein de mystère et de clarté, d’exigence et de bonheur. Que sur cette assemblée ne brille d’autre lumière que le Christ, lumière du monde. Que nulle vérité ne retienne notre intérêt, hormis les paroles du Seigneur, notre Maître unique! Qu’une seule inspiration nous dirige: le désir de lui être absolument fidèle! N’ayons d’autre appui que la confiance née de sa promesse et qui rassure notre faiblesse irrémédiable: Et maintenant, Moi je serai avec vous toujours jusqu’à la fin du monde (Mt. XXVIII, 20). Oh! comme Nous souhaiterions en cette heure pouvoir faire monter vers Notre Seigneur Jésus-Christ une voix digne de lui. Nous emprunterons celle de la sainte liturgie: C’est toi seul, ô Christ, que nous connaissons, c’est toi que d’un coeur simple et pur nous prions au milieu de nos pleurs et de nos chants. Ecoute le cri de nos supplications (Hymne de Laudes, mercredi). Et tandis que s’élève Notre prière, il Nous semble qu’il se présente lui-même à Nos yeux ravis et bouleversés, dans la majesté du Pantocrator de vos basiliques, ô frères des Églises d’Orient, et aussi de celles de l’Occident. Ainsi, dans la splendide mosaïque de la basilique de Saint-Paul hors-les- murs, Nous Nous voyons représenté dans ce très humble adorateur, notre prédécesseur le pape Honorius III, lequel, tout petit et comme anéanti à terre, baise les pieds du Christ à l’immense stature qui domine et bénit avec une majesté royale l’assemblée réunie dans la basilique, c’est-à-dire l’Eglise. Cette scène, Nous semble-t-il, se reproduit ici, non plus sous la forme d’une image ou d’une peinture, mais bien dans une réalisation historique et humaine, où sont reconnues d’une part dans le Christ la source de l’humanité rachetée, à savoir de son Eglise, et d’autre part dans l’Eglise comme son émanation et sa continuation tout à la fois terrestre et mystérieuse. C’est comme la vision de l’Apocalypse qui semble se dessiner devant nos yeux: Il me montra un fleuve d’eau vive, limpide comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu et de - l’Agneau (Apoc. XXII, 10). Il est souverainement important, à Notre avis, que le concile parte de cette vision, ou plutôt de cette célébration mystique, qui acclame en Notre-Seigneur Jésus- Christ le Verbe incarné, le Fils de l’homme, le Fils de Dieu et le Rédempteur du monde, c’est-à-dire l’espérance de l’humanité en son seul souverain Maître, Pasteur, Pain de vie, notre Pontife et notre Victime, l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes, Sauveur de la terre, Roi à venir des siècles éternels 24"
24. Discours, II° session, col.
1349-1350.
Le Christ est Tête, l’Église est Corps. Dieu, voulant sauver le monde, lui envoie d’abord, au jour de l’Incarnation, son Fils unique, qui devient homme pour être Chef et Tête de l’Eglise. Il lui envoie ensuite, au jour de Pentecôte, son Esprit Saint pour former, sous Jésus et autour de lui, l’Eglise qui sera son Corps. Le Verbe est le Paraclet (I Jo. II, 1-2) qui pour intercéder condescend à nous dans la condescendance suprême de l’Incarnation et de l’union hypostatique. L’Esprit est le Paraclet (Jean XIV, 16) qui pour intercéder condescend à nous par l’union de grâce et d’inhabitation. "Et parce qu’ici est l’Eglise, rappelle le pape au seuil de la troisième session, ici est l’Esprit Paraclet promis par le Christ à ses apôtres pour l’édification de cette même Eglise: Et je prierai le Père, et il vous donnera un autre Paraclet pour être avec vous à jamais, l’Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir parce qu’il ne le voit ni ne le connaît. Vous, vous le connaissez parce qu’il demeure avec vous et qu’il est en vous (Jean CIV, 16-17) 25."
25. Discours, II° session, col.
1220.
La présence de l’Esprit Saint en l’Église est, dès le début et
constamment, confessée par la Constitution: "Quand le Fils eut achevé
l’oeuvre que le Père lui avait donné à faire, l’Esprit- Saint fut envoyé au
jour de la Pentecôte, pour sanctifier sans cesse l’Eglise, et permettre aux
fidèles, unis en lui, d’accéder par le Fils jusqu’au Père. Il est l’Esprit de
vie, la Fontaine de l’eau qui jaillit à la vie éternelle. C’est par lui que le
Père arrache les hommes à la mort du péché, et c’est lui qui ressuscitera nos
corps mortels à la ressemblance de celui du Christ. L’Esprit habite dans
l’Eglise et dans les coeurs des fidèles comme en un temple; il prie en eux et atteste
qu’ils sont par adoption enfants de Dieu. Il conduit I’Eglise vers la vérité
tout entière, il l’unit par la communion et l’oeuvre du ministère, il
l’instruit et la régit par la diversité des dons hiérarchiques et
charismatiques, il produit en elle ses fruits. Il rajeunit l’Eglise par la
vertu de l’Evangile, il la rénove sans cesse, il la conduit à la consommation
de son union avec l’Epoux. C’est l’Esprit et l’Epouse, en effet, qui disent au
Seigneur Jésus: Viens (Apoc. XXII, 17).
Le Christ, qui est Tête, est Dieu; l’Église, qui est Corps, est créature. La vie de la tête passe dans le corps, mais avec une radicale dénivellation. Le Christ, d’une part, se situe sur le plan de l’union hypostatique, sa personnalité divine est incommunicable, mais cela appelle par surcroît dans son âme la plénitude de la grâce communicable de charité, d’habitation de l’Esprit Saint et de tous les dons créés. L’Eglise, d’autre part, est dans le monde sans être du monde, comme le fut le Christ, mais elle se situe immédiatement sur le second plan, celui de l’union de charité, d’habitation de l’Esprit Saint et des dons créés. Quand l’Esprit Saint surviendra en elle à Pentecôte pour l’animer, ce sera non point pour lui conférer des dons encore inconnus, mais pour faire redéborder sur elle la plénitude de la grâce communicable de charité, d’habitation, de charismes, faite au Christ pour le salut du monde entier. Le portail de Vézelay illustre cette doctrine, les rayons de la grâce de Pente côte sortent des mains du Christ pour se répandre sur les a et 1’Eglise. C’est en effet à partir de la grâce du Christ, Tête de l’Eglise, de la gratia capitis, par nature christique et christo-conformante, que l’Esprit va former l’Eglise.
Il est possible, à partir de ces données, de proposer une vue d’ensemble des principaux enseignements de la Constitution De Ecclesia. L’ordre qu’elle adopte, légèrement différent et plus descriptif, mais substantiellement le même, semble lui être dicté par ses préoccupations pastorales, qui l’invitent à s’adresser d’abord à l’ensemble des chrétiens, puis à rappeler à propos de chaque groupe les biens communs à tous. Après un I° chapitre sur le Mystère de l’Eglise née de la Trinité, royaume de Dieu, corps mystique du Christ, visible et spirituelle, le JJe chapitre sur le Peuple de Dieu montre les fidèles: 1. unis dans un sacerdoce commun, distinct du sacerdoce ministériel ou hiérarchique, et qui s’exerce dans les sacrements; 2. rassemblés en un peuple royal, une nation sainte, par le sens de la foi et les dons charismatiques; 3. constituant "l’unité catholique", avec ses différenciations, ses rapports avec les non- catholiques et les non-chrétiens, son élan missionnaire: thèmes qui seront repris dans le Décret sur l’oecuménisme et le schéma sur l’Eglise et le monde. Le III° chapitre consacré à la Constitution hiérarchique de l’Église et spécialement de l’épiscopat traite de la fondation de l’Eglise par les apôtres, des évêques leurs successeurs désignés par le sacrement de l’épiscopat, de la collégialité épiscopale et de son chef, du rapport intercollégial des évêques, de leurs fonctions dans leurs Eglises particulières où ils sont aidés par les prêtres et les diacres: c’est à ce chapitre que se rattacherait "l’apostolicité" de l’Eglise. Le Ive chapitre traite des Laïcs, mais pour éviter de les définir négativement, à savoir par l’absence en eux des pouvoirs hiérarchiques, il est conduit à reprendre d’abord à leur propos la description des richesses ecclésiales communes à tous les chrétiens, et c’est ensuite que leur est assignée la tâche propre de sanctifier les activités temporelles. Il pose les principes qui seront développés dans les schémas sur "l’apostolat des laïcs" et sur "L’Eglise et le monde". Les chapitres suivants concerneront plus directement la "sainteté" de l’Eglise. Le chap. V sur l’universelle vocation à la sainteté dans l’Eglise rappelle l’obligation de tous les chrétiens de tendre vers la perfection de la charité, l’unité de la sainteté dans la diversité des états de vie, les moyens qui acheminent vers la sainteté et le martyre qui vient la couronner. Le chap. VI, les Religieux, décrit l’état de vie de ceux qui cherchent à imiter le Christ d’une manière plus étroite par la pratique des conseils évangéliques. Le chap. VII parle du caractère eschatologique de notre vocation, et de notre union à l’Eglise du ciel. Enfin le chap. VIII marque la place de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu, dans le mystère du Christ et de l’Eglise.
Mais quel que soit l’ordre adopté, il demeure manifeste que c’est par un épanchement de la grâce donnée au Christ avec surabondance que se forme son Eglise une, sainte, catholique, apostolique.
Avant même de préciser les caractères de la grâce capitale du Christ, il faut souligner, avec la Constitution, une première et fondamentale ressemblance entre le Christ-Tète et l’Eglise Corps. De part et d’autre, dans le mystère de l’Incarnation et dans celui de l’Eglise apparaissent les condescendances de la miséricorde divine qui pour sauver des hommes, non des an ges, leur présente les choses divines non pas simplement juxta posées mais indissolublement unies aux choses humaines. "Sa sainte Eglise, communauté de foi, d’espérance, de charité, le Christ, unique Médiateur, l’a fondée ici-bas comme un tout visible, qu’il continue de soutenir et dont il se sert pour diffuser sur tous les hommes la vérité et la grâce. Société douée d’organes hiérarchiques et corps mystique du Christ, assemblée visible et communauté spirituelle, Eglise terrestre et Eglise dépositaire des richesses célestes — ne font pas deux réalités distinctes, mais une seule réalité complexe, à la fois humaine et divine. Son analogie est ici profonde avec le mystère du Verbe incarné. De même en effet que le Verbe divin utilise la nature humaine qu’il a assumée et qui lui reste indissolublement unie comme un vivant instrument de salut, pareillement l’Esprit du Christ, qui vivifie l’Église, utilise sa struc ture sociale comme un moyen de promouvoir la croissance du corps mystique."
Quelles sont, techniquement formulées, les trois prérogatives du Christ, Tête de l’Eglise, les trois richesses de la grâce capitale du Christ, qui en se reversant sur le monde, constituent non seulement la hiérarchie, mais l’Eglise tout entière qui est son Corps? Du Christ révélateur ou annonciateur (maître et roi), proclamant avec autorité les choses à croire et les choses à faire dans son Royaume, dérivent sur la hiérarchie les pouvoirs d’enseigner et de régir, et éventuellement sur les simples fidèles les lumières de la prophétie privée. Du Christ prêtre ou pontife, qui inaugure un culte nouveau par son sacrifice et ses sacrements, dérivent sur la hiérarchie les pouvoirs cultuels d’ordre, et sur tous les fidèles les pouvoirs cultuels ou caractères sacramentels du baptême et de la confirmation. Surtout le Christ est saint, il est pour tous les hommes sans exception source de grâce et de sainteté. Il n’est prêtre que pour inaugurer un culte qui nous obtient et nous transmet la grâce; il n’est maître et roi que pour nous ouvrir les voies où doit s’engager la grâce. C’est lorsqu’elle nous arrive par les sacrements et se laisse diriger par les pouvoirs d’enseigner et de régir, lors qu’elle est sacramentelle et orientée, que la grâce est pleine ment christo-conformante. Voilà dans sa plénitude ce qu’on peut appeler l’âme créée de l’Eglise, qui conditionne en, elle la pleine habitation de l’Esprit-Saint, âme incréée de l’Eglise:
"Si quelqu’un m’aime... nous ferons chez lui notre demeure" (Jean XIV, 23). Du fait de la dérivation sur elle du sacerdoce, de la royauté, de la sainteté du Christ, l’Eglise tout entière, avec tous ses membres, pour autant qu’ils lui appartiennent, — tous recevant à quelque titre de ce qui est à chacun, et chacun de ce qui est à tous, — constitue existentiellement dans le monde une communauté mystérieuse, à la fois sacerdotale, royale, sainte, une "royauté de prêtres" (Apoc. I, 6), une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte (I Pierre 11, 9).
Dès le second chapitre, la Constitution insiste sur la participation de tous à ces richesses du Christ. Les baptisés sont un peuple sacerdotal. Ils sont consacrés pour offrir à Dieu leurs activités et leurs personnes comme une hostie vivante et sainte. "Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, ordonnés l’un à l’autre, sont, chacun à sa manière, des participations au sacerdoce du Christ, distinctes non seule ment selon le plus ou le moins, mais par leur essence. Le sacerdoce ministériel, en vertu de son pouvoir sacré, forme et régit le peuple sacerdotal, célèbre (in persona Christi) le sacrifice eucharistique et l’offre à Dieu au nom du peuple entier. Les fidèles, en vertu de leur sacerdoce royal, s’unissent à l’offrande eucharistique, ils peuvent recevoir les sacrements, offrir leur prière et leur action de grâces, rendre témoignage par la sainteté de leur vie, le dévouement et le zèle de leur charité." Le sacerdoce commun des fidèles s’exerce dans la vie sacramentelle. Le baptême leur confère le pouvoir de participer validement au culte chrétien et sollicite d’eux la profession de leur foi. La confirmation les revêt de force pour faire d’eux par leur parole et leur vie d’authentiques témoins du Christ. L’offrande du sacrifice eucharistique, sommet de la vie chrétienne, auquel ils participent par la communion, consomme leur union au Christ. La pénitence les réconcilie avec l’Eglise. L’onction des malades les invite à s’unir à la passion et à la mort du Sauveur. Certains d’entre eux reçoivent par l’ordre le pouvoir de paître l’Eglise au nom du Christ. Enfin le mariage donne aux époux chrétiens la grâce de s’entraider dans leur marche vers Dieu et l’éducation de leurs enfants. Ainsi tous les chrétiens, quels que soient leur état et leur condition, sont appelés à tendre, chacun selon sa voie, vers la perfection même de la sainteté de leur Père des cieux.
En même temps que du sacerdoce, le peuple chrétien est comme investi de la royauté et de la prophétie du Christ. Quand les fidèles, régis par l’Esprit et dociles au magistère, sont unanimes, des plus hauts dignitaires aux plus humbles laïcs, â confesser et à méditer la révélation faite aux apôtres et achevée à leur mort, ils sont gardés de l’erreur, ils sont portés par un instinct surnaturel et infaillible que la théologie appelle le sens de la foi, sensus fidei.
"L’Esprit Saint ne se limite pas à sanctifier le peuple chrétien par le moyen des sacrements et l’exercice des vertus, mais, distribuant à chacun ses dons comme il l’entend (I Cor. XII, 11), il envoie aux fidèles de chaque catégorie des grâces spéciales, qui les rendent aptes et prompts à travailler diversement à la rénovation et à l’édification de l’Eglise. A chacun, dit l’apôtre, la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun (I Cor. XII, 7). Ces charismes, soit illustres soit plus humbles et plus répandus, qui correspondent et pourvoient merveilleuse ment aux nécessités de l’Eglise, doivent être reçus avec actions de grâces et reconnaissance. Mais les dons extraordinaires ne doivent point être recherchés témérairement, et il y aurait présomption à attendre d’eux la réussite des oeuvres apostoliques. C’est à ceux qui dans l’Eglise ont autorité qu’il revient de juger de leur authenticité et du bon ordre de leur exercice, se souvenant de la recommandation de l’apôtre: l’Esprit, mais vérifiez tout, ce qui est bon retenez-le (I Thess. V, 19-21)."
Ainsi l’Eglise tout entière apparaît comme l’ombre portée sur l’humanité du sacerdoce, de la royauté, plus encore de la sainteté du Christ. C’est Dieu, dit l’apôtre, qui dans le Christ se réconcilie le monde (cf. II Cor. V, 19). Et saint Augustin 32 ajoute: "Mundus reconciliatus, Ecclesia."
32 S. AUGUSTIN, Sermo xcvi, 9.
De la présence du Christ diffuse dans l’Eglise entière, Paul VI parle, dans l’encyclique Ecclesiam suam, comme d’une chose vécue et expérimentée par les fidèles eux-mêmes. Ayant cité un beau passage de saint Augustin: "Réjouissons-nous et rendons grâce, pour être devenus non seulement chrétiens, mais le Christ. Comprenez-vous, mes frères, mesurez-vous le don de Dieu qui nous est fait? Admirez, réjouissez-vous: nous sommes devenus le Christ. Si en effet il est la tête, nous sommes les membres; un seul homme, lui et nous... La plénitude du Christ par conséquent la tête et les membres. Qu’est-ce que la tête et les membres? Le Christ et l’Eglise", le souverain pontife continue: "Nous savons bien que c’est un mystère. C’est le mystère de l’Eglise. Et si, avec l’aide de Dieu, nous fixons le regard de l’âme sur ce mystère, nous en obtiendrons de nombreux bienfaits spirituels, ceux précisément dont nous croyons que l’Eglise a actuellement le plus grand besoin. La présence du Christ, sa vie même, entrera en action dans chacune des âmes et dans l’ensemble du Corps mystique par l’exercice de la foi vive et vivifiante, selon la parole de l’Apôtre: Que le Christ habite par la foi dans vos coeurs (Eph. III, 17). La conscience du mystère de l’Eglise est en effet le résultat d’une foi mûre et vécue. Elle produit dans l’âme ce sens de l’Eglise qui pénètre le chrétien grandi à l’école de la parole divine, nourri de la grâce des sacrements et des inspirations ineffables du Paraclet, entraîné à la pratique des vertus évangéliques, pénétré de la culture et de la vie de la communauté de l’Eglise et profondément joyeux de se sentir revêtu du sacerdoce royal qui appartient en propre au peuple de Dieu. Le mystère de l’Eglise n’est pas un simple objet de connaissance théologique, il doit être un fait vécu dans lequel, avant même d’en avoir une notion claire, l’âme fidèle peut avoir comme une expérience connarurelle; et la communauté des croyants peut trouver la certitude intime de sa participation au Corps mystique du Christ, quand elle se rend compte que ce qui la fait commencer, ce qui l’engendre, l’instruit, la sanctifie, la dirige, c’est le ministère de la hiérarchie ecclésiastique divinement instituée 33."
33. PAUL VI, Enc. Ecclesiam
suam, 6 août 1964, dans AAS LVI. 1964, pp. 609-659 (pp. 623-624); trad. fr.
dans DC LXI, 1964, col. 1067-1068.
Il faut dire de l’Église, comme de tous les vivants, qu’elle est cause d’elle-même et de sa propre vie. Par le ministère de la hiérarchie elle est, sous la motion de l’Esprit Saint, comme un sacrement, comme un instrument de la plénitude du salut évangélique. Elle apporte aux hommes les choses les plus précieuses, la grâce, colorée par son passage à travers les sacrements et orientée par les directives reçues des pouvoirs d’enseigner et de régir. Mais ceux qu’elle engendre par les pouvoirs hiérarchiques ne sont pas extérieurs à elle. Ils sont tout au contraire et pour autant, — abstraction faite des pouvoirs hiérarchiques qu’ils peuvent avoir ou ne pas avoir, — le meilleur d’elle-même, sa fin, sa raison d’être. Car plus encore qu’instrument ou sacrement du salut, l’Eglise est résidence plénière de la grâce, de la charité, et de l’Esprit Saint lui-même. Les grandeurs de hiérarchie, qui sont en elle le privilège de quelques-uns, sont au service des grandeurs de charité et de sainteté, qui sont offertes à tous.
"Il y a, dit Paul VI au seuil de la troisième session, deux facteurs que le Christ a promis et mandatés de façon diverse pour continuer son oeuvre, pour étendre dans le temps et sur la terre le règne fondé par lui et pour faire de l’humanité rachetée son Eglise, son Corps mystique, sa plénitude, dans l’attente de son retour définitif et triomphant à la fin des temps: ces deux facteurs sont l’apostolat et l’Esprit. L’apostolat est l’agent ex terne et objectif, il forme le corps matériel, pour ainsi dire, de l’Eglise, et lui assure ses structures visibles et sociales; l’Esprit Saint, lui, est l’agent intérieur qui opère à l’intime de chaque personne, tout comme il travaille dans la communauté entière, animant, vivifiant et sanctifiant. Ces deux agents, l’apostolat, dont la succession se trouve dans la hiérarchie, et l’Esprit de Jésus, qui fait d’elle son instrument ordinaire dans le ministère de la Parole et des sacrements, exercent ensemble leur activité: la Pentecôte les voit admirablement associés au début de l’oeuvre grandiose de Jésus, désormais invisible, mais perpétuellement présent en ses apôtres et en leurs successeurs.
La plénitude suprême des pouvoirs hiérarchiques est conférée par le
Christ aux Douze apôtres qu’il s’est lui-même choisis. Ils forment un groupe, un
ensemble que l’Écriture appelle les Douze, et dont Pierre est constitué chef.
C’est là un "collège", le "collège apostolique", — non au
sens et en raison d’une parfaite égalité de tous ses membres sous tous les
rapports, puisque Pierre seul est pasteur des brebis, mais en raison de la
volonté du Christ qui en se les unissant les unit entre eux. Ils sont envoyés
d’abord aux enfants d’Israël, puis à toutes les nations. Ils sont confirmés
dans leur mission au jour de Pente côte conformément à la promesse du Seigneur:
Vous recevrez la force de l’Esprit Saint qui descendra sur vous. Vous serez
alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux
confins de la terre (Act. I, 8). Leur mission privilégiée est d’abord "de
fonder cette Eglise universelle, que le Christ édifie sur le bienheureux
Pierre, leur chef, et dont il est lui-même la pierre angulaire"
Mais c’est jusqu’aux confins de la terre et jusqu’à la fin du monde qu’ils devront propager cette Eglise fondée par eux, et cette seconde mission, qui dépasse leurs possibilités, ne pourra s’accomplir que moyennant les pouvoirs divins qu’ils transmettront à leurs successeurs par une chaîne ininterrompue 36. Il faut donc reconnaître aux apôtres deux sortes de pouvoirs hiérarchiques: d’une part des pouvoirs extraordinaires et in transmissibles qui leur étaient prêtés pour fonder l’Eglise quant à son apparition dans le temps, à la manière dont les ouvriers fondent un édifice qui leur survit, et sur ce plan tous et chacun possédaient également, par exemple, le pouvoir de fonder des Eglises locales, les charismes de la révélation et de l’inspiration scripturaire, etc.; d’autre part les pouvoirs ordinaires et transmissibles requis pour continuer, conserver, déployer, propager et fonder l’Eglise quant à sa permanence dans la durée, à la manière dont les soubassements portent l’édifice, et sur ce plan l’égalité cesse, un seul est établi comme roc, c’est-à-dire comme base visible, non certes unique, mais ultime, sur laquelle l’Église ne cessera ici-bas de reposer, un seul est constitué pasteur de toutes les brebis du Christ. En conséquence, l’Eglise est dite apostolique de deux manières: en tant que fondée par les pouvoirs extraordinaires des apôtres, et en tant qu’héritière des pouvoirs ordinaires des apôtres; et l’on parlera pareillement d’une "collégialité des apôtres" eux-mêmes, et d’une collégialité des successeurs des apôtres", pape et évêques.
36 Cf. ibid. III, 20. Discours,
III session, col. 1220.
Une des préoccupations majeures du concile était, après avoir rappelé les prérogatives du successeur de Pierre, de continuer la tâche commencée au premier concile du Vatican, en déterminant les pouvoirs des évêques et leur rapport au pou voir du souverain pontificat.
Au pape et aux évêques, successeurs de Pierre et des autres apôtres, est confiée par institution divine la charge de paître l’Eglise. Le Christ lui-même, Pontife suprême, qui siège à la droite du Père, est présent au monde par les évêques, pour annoncer par eux la Parole de Dieu à toutes les nations, dispenser par eux aux croyants les sacrements de la foi, diriger et conduire par eux le peuple du Nouveau Testament dans son pèlerinage vers la béatitude éternelle. "Pour s’acquitter de ces fonctions divines, les apôtres avaient reçu du Christ l’effusion de l’Esprit-Saint. Ils ont communiqué ce don spirituel à leurs aides par l’imposition des mains. Ce don a été transmis et est parvenu jusqu’à nous par la consécration épiscopale. Le saint concile enseigne que la consécration épiscopale confère la plénitude du sacrement de l’ordre ; c’est là, selon l’usage liturgique de l’Eglise et le témoignage des saints Pères, le sacerdoce suprême, la plénitude du ministère sacré. Avec la charge (munus) de sanctifier, la consécration épiscopale confère les charges (munera) d’enseigner et de gouverner, qui cependant, en raison de leur nature, ne peuvent être exercées qu’en communion hiérarchique avec le chef et les membres du collège. Selon la tradition, qui paraît surtout dans les rites liturgiques et l’usage de l’Eglise tant en Orient qu’en Occident, il est clair que l’imposition des mains et les paroles de la consécration confèrent aux évêques une grâce de l’Esprit Saint et leur impriment un caractère sacré de telle nature qu’il leur revient, d’une manière éminente et manifeste, de représenter la cause du Christ maître, pasteur et pontife, et d’agir en son nom. Il en résulte que les évêques ont le pouvoir, moyennant le sacrement de l’ordre, de s’adjoindre de nouveaux membres dans le corps épiscopal
Deux points de cet important passage, qui semble accentuer dans
l’Eglise d’Occident un rapprochement avec l’Eglise d’Orient, sont à souligner.
1. C’est la consécration épiscopale qui confère aux évêques leurs pouvoirs d’enseigner et de gouverner. La distinction spécifique entre les pouvoirs d’ordre, dont dépend la validité du culte chrétien, et les pouvoirs juridictionnels ou annonciateurs de magistère et de gouvernement, dont la tâche est de présenter aux esprits les choses à croire et les choses à faire, reste bien entendu intacte. En outre, les pouvoirs de magistère et de gouvernement que possèdent les évêques sont par nature des pouvoirs subordonnés à ceux du souverain pontife. Mais jusqu’ici deux opinions se partageaient la préférence des théologiens. Pour les uns, la consécration épiscopale ne conférait d’elle-même que le pouvoir d’ordre. Ce pouvoir était considéré comme une disposition normalement prérequise à la réception du pouvoir de juridiction. Les évêques possédaient leur pou voir de juridiction sans doute en droit divin, mais il leur était conféré par délégation expresse ou tacite du souverain pontife.
Pour d’autres théologiens, la consécration épiscopale confère simultanément le pouvoir d’ordre et le pouvoir juridictionnel d’enseigner et de gouverner; c’est l’exercice seul de ce dernier pouvoir qui, pour être valide, requiert le consentement exprès ou tacite du collège épiscopal uni à son chef. C’est à ces derniers que la Constitution semblerait ici donner raison, par souci de tenir compte des textes liturgiques de consécration, conférant aux évêques la mission non seulement de sanctifier le peuple chrétien, mais encore de l’enseigner et de le régir 38 Toutefois cette première impression est tenue en échec et atténuée, nous le dirons dans un instant, par les précisions données dans la Note explicative préliminaire, fixant le sens suivant lequel doit s’interpréter la doctrine du chapitre III, et qui permet de distinguer, parmi les effets de la consécration épiscopale, d’une part un pouvoir de sanctifier (munus sanctifi candi), d’autre part une charge d’enseigner et de régir (munus docendi, munus regendi), qui ne peut passer à l’acte et devenir pouvoir (potestas) qu’en vertu d’une détermination canonique de l’autorité hiérarchique L’intention du concile n’est pas d’orienter vers une option, mais vers une synthèse.
38 Cf. le schéma conciliaire du
3 juillet 1964, P. 86.
La Relatio super caput III textu
emendati se
réfere au grand texte de saint Thomas, IIa-IIae, q. 39, s. 3 — La charge,
munus, de sanctifier, qui est déjà un pouvoir, potesras, puisqu’elle
peut toujours s’exercer validement, suffit-elle par elle-même à représenter "l’élément
ontologique" exigé par la charge, munus, d’enseigner et de régir?
Ou faut-il tenir que la consécration épiscopale confère en plus une nouvelle
qualité ontologique, constituant expressément la charge, munus,
d’enseigner et de régir? Telle est la question débattue. Quoi qu’il en soit,
c’est de "l’élément juridique et canonique" requis pour que la charge
d’enseigner et de régir puisse s’exercer comme pouvoir, que doivent s’entendre
les documents des pontifes récents qui font dériver du pape la juridiction
épiscopale (cf. L’Eglise du Verbe incarné, I, 1962, p. 737).
2. La consécration épiscopale confère aux évêques une grâce de l’Esprit Saint, leur imprime un caractère sacré, en un mot leur confère la plénitude du sacrement de l’ordre. Les trois degrés du pouvoir cultuel d’ordre sont le diaconat, le presbytérat, l’épiscopat. Il est certain que le plus extraordinaire de ces pouvoirs est le pouvoir de consacrer le pain et le vin au corps et au sang du Christ, et que les prêtres le possèdent. Dans la ligne cultuelle de l’Ordre, le seul complément que peut apporter ici l’épiscopat est un pouvoir non point plus élevé mais plus étendu, un pouvoir latéral portant sur le Corps mystique à rassembler autour du Christ par l’administration de la confirmation et de tous les ordres sacrés sans exception. Une question restait ouverte, celle de la validité des ordinations épiscopales per saltus. L’épiscopat suppose-t-il nécessairement la réception préalable du presbytérat, n’est-il capable de lui-même que de compléter le presbytérat? Ou bien l’épiscopat comprend-il de soi et en lui-même la plénitude des pouvoirs d’ordre, serait-il capable de conférer immédiatement, par exemple à un diacre ou à un laïc, la plénitude du sacerdoce, dans la ligne tant des pouvoirs cultuels que des pouvoirs juridictionnels? C’est ce dernier point qui est désormais fixé. La Constitution apostolique sur les ordres sacrés du diaconat, du presbytérat, de l’épiscopat, promulguée par Pie XII le 30 novembre 1947, pré parait l’actuelle déclaration du concile.
Le pouvoir suprême juridictionnel (magistère et gouverne ment) sur l’Eglise universelle réside de par la volonté du Christ et donc en droit divin dans un double sujet: 1. dans le pape seul, 2. dans le pape joint au collège épiscopal. Donc, pour un même pouvoir, deux sujets, deux exercices, qui ne se distinguent qu’inadéquatement, la présence du souverain pontife étant ici et là requise. Pourquoi ce double exercice d’un même pouvoir? Il faut, sans nul doute, en chercher la raison dans l’étroite unité d’une part, et dans l’universelle catholicité d’autre part, que le Sauveur a voulu donner à son Eglise, partout une et partout présente.
Le libre exercice du pouvoir suprême sur l’Eglise universelle par le pape seul est sans cesse reconnu par la Constitution. "Le pontife romain a dans l’Eglise en vertu de sa charge de vicaire du Christ et de pasteur de l’Eglise entière un plein, suprême et universel pouvoir, qu’il peut toujours librement exercer 40." La proclamation de son infaillibilité, faite au premier concile du Vatican, est ici reprise et expliquée: "L’infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu pourvoir son Eglise quand elle définit la doctrine de la foi ou des moeurs garantit tout ce qui concerne le dépôt de la Révélation divine qu’elle doit garder saintement et exposer fidèlement. En vertu de sa charge, le pontife romain, chef du collège des évêques, est protégé par cette infaillibilité lorsque, à son titre suprême de pasteur et docteur de tous les chrétiens fidèles et pour confirmer ses frères dans la foi, il proclame par un acte définitif la doctrine de la foi ou des moeurs. Aussi de telles définitions sont regardées à bon droit comme irréformables de parleur vertu propre et non de par celle du consentement de l’Eglise, ex sese et non ex consensu Ecclesiae; elles sont portées en effet avec l’assistance de l’Esprit Saint qui lui a été promise en la personne du bienheureux Pierre; elles n’ont donc besoin d’aucune autre approbation et ne souffrent aucun appel à quelque autre instance. Le pontife romain prononce alors sa d non comme personne privée, mais c’est comme maître de l’Eglise universelle, en qui réside personnellement le charisme de l’in faillibilité de l’Eglise elle-même, qu’il expose et défend la doctrine de la foi catholique 41." L’attention est attirée aussi sur le respect dû à l’enseignement non plus absolu, mais prudentiel du pape: "Une soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence est due à un titre spécial au magistère authentique du pontife romain, même lorsqu’il ne parle pas ex cathedra. Son magistère suprême demande à être accueilli avec révérence, les décisions qu’il prend réclament une adhésion sincère, conforme à sa pensée et à sa volonté, telles qu’elles se manifestent soit par le caractère des documents, Soit par l’in stance à revenir sur une même doctrine, soit par sa manière de parler.
Mais nous l’avons dit, l’intérêt principal de la Constitution portait ici sur l’exercice simultané du pouvoir suprême par le pape et le collège épiscopal. "Notre concile actuel, oecuménique comme le précédent, s’apprête à confirmer, bien sûr, l’enseignement du premier concile du Vatican sur les prérogatives du pontife romain, mais il aura également, — et ce sera son but principal, — à préciser et honorer les prérogatives de l’épiscopat."
Ces prérogatives sont traditionnelles. Le rôle du concile sera d’en prendre une conscience neuve, de les désigner à l’attention et surtout de préciser, en vue d’une décentralisation, les modes canoniques de leur exercice. Outre le pontificat suprême du successeur de Pierre, il existe depuis toujours dans l’Eglise, en droit divin, un épiscopat subordonné. En ce dernier deux pouvoirs sont à distinguer: 1. le pouvoir collégial des évêques en tant qu’associés au souverain pontife pour régir l’Eglise universelle, soit qu’ils se trouvent normalement dispersés dans le monde, soit qu’ils se trouvent exceptionnellement rassemblés autour de leur chef en concile oecuménique; 2. le pouvoir personnel de chaque évêque sur son Eglise particulière: Tite est placé en Crète et Timothée à Ephèse. Parvenue à ce dernier point, la Constitution parlera brièvement ensuite des "coopérateurs de l’ordre épiscopal", à savoir les prêtres et les diacres.
43. Discours, III session, col.
1223.
Le corps épiscopal, dit-elle, en tant que joint à son chef le pontife romain, est avec lui, mais jamais sans lui, sujet du pouvoir suprême de magistère et de gouvernement sur l’Eglise entière. Car ce n’est pas seulement à Pierre, mais à tout le collège des apôtres, que le Christ confie les pouvoirs de lier et délier sur terre ce qui le sera au ciel. Les liens de communion unissant entre eux les évêques, leur coutume traditionnelle de se rassembler en synodes pour délibérer des résolutions à prendre, la célébration surtout des conciles oecuméniques, témoignent dans l’histoire du caractère collégial de l’épiscopat. La fonction du collège épiscopal comme tel est d’assurer le main tien de cette Eglise que le Christ a voulue non seulement une, mais partout répandue. L’expression solennelle du pouvoir collégial paraît dans les conciles oecuméniques qu’il revient au pape de convoquer, de présider, de confirmer dans leurs décisions. En dehors du concile, le pouvoir collégial s’exerce lors que le pape le suscite, ou lorsque le pape approuve et accepte une action collective des évêques promue de ce fait à la dignité d’action collégiale 44. Le corps épiscopal exerçant avec le pape le magistère suprême est infaillible quand il définit le contenu de la révélation divine “45. L’union collégiale apparaît égale ment dans les relations mutuelles entre les Eglises locales et l’Eglise universelle; en outre, des corps épiscopaux ou conférences épiscopales peuvent au plan local contribuer à mettre en pratique l’esprit collégial. L’évêque, pris individuellement, n’a pas de juridiction sur l’Eglise universelle, mais, étant membre du collège, il doit partager les préoccupations générales de l’Eglise et notamment son souci missionnaire 46.
La doctrine d’un pouvoir suprême résidant tout entier dans le pape seul et tout entier dans le pape uni au corps épiscopal demandait à être étudiée de très près pour prévenir toute méprise, préparer sans l’altérer ses applications prochaines, et répondre ainsi aux exigences pastorales d’un monde en pleine évolution technique, sociale, politique. Une note explicative préliminaire communiquée aux Pères par l’autorité supérieure fixe l’intention et le sens des enseignements du chapitre III 47.
44. Cf.
Const. III, 22.
45. Cf.
ibid. III, 25.
46. Cf.
ibid. III, 23.
47. Cf.
trad. fr. DC LXII,
1965, col. 80-82.
Les évêques, y est-il dit, forment un collège, ce mot étant q non pas dans le sens strictement juridique d’un groupe d’égaux déléguant leur pouvoir à un président, mais dans le sens d’un groupe stable dont la structure et l’autorité doivent être déduites de la révélation. Ce collège n’est que semblable à celui des apôtres, car il n’implique pas la transmission à leurs successeurs de leur pouvoir extraordinaire, ni l’égalité entre le chef et les membres.
On devient membre du collège en vertu: 1. de la consécration épiscopale et 2. de la communion hiérarchique avec le chef du collège et ses membres. Par la consécration est donnée la participation ontologique des charges sacrées (sacrorum mune rum), comme il ressort indubitablement de la Tradition, même liturgique. C’est à dessein qu’on emploie le terme charges (munera) et non celui de pouvoirs (potestates), parce que ce dernier terme pourrait être compris d’un pouvoir apte à s’exercer (ad actum expedita). Il faudra, pour constituer un tel pou voir, qu’intervienne une détermination canonique ou juridique de l’autorité hiérarchique; détermination exprimée soit par la concession d’un office particulier, soit par la désignation des sujets sur qui s’exercera ce pouvoir; détermination donnée selon les normes approuvées par l’Autorité suprême. La nécessité d’une telle norme résulte de la nature des choses: il s’agit en effet de charges exercées par une pluralité de personnes appelées selon la volonté du Christ à coopérer hiérarchiquement. Une telle communion n’est pas simplement de l’ordre du sentiment, elle est une réalité organique qui exige une forme juridique et qui doit être animée par la charité. Sans une telle communion hiérarchique avec le chef et les membres de l’Eglise, la charge sacramentelle-ontologique (munus sacramentale_ontologicum), qu’il faut distinguer de l’aspect canonico-juridique (aspectus canonico-juridicus), ne peut être exercée 48.
48. La Note explicative précise
encore que le souverain pontife peut accomplir seul certains actes qui
échappent totalement à la compétence des évêques, par exemple convoquer le
concile et le diriger, etc. En tant que pasteur suprême de l’Eglise, il peut
exercer son pouvoir en tout temps, à son gré, comme cela est requis par sa
charge. Le collège en revanche existe bien toujours, mais il n’agit pas pour
autant d’une manière strictement collégiale. Il n’est pas toujours en plein
exercice (in actu pleno). Ce n’est que par intervalles qu’il accomplit
un acte strictement collégial; et il ne peut agir ainsi qu’avec le consentement
de son chef, en vertu d’un acte relevant en propre de son chef.
Il serait peut-être possible de préciser encore ces données en tenant compte des travaux du R.P. Bertrams On rappelle rait que, selon la Constitution, la consécration épiscopale confère avec la charge (munus) de sanctifier, la double charge d’enseigner et de régir. La charge (munus) de santifier, qui peut toujours passer validement à l’acte, est de soi et par nature un pouvoir (potestas). La charge d’enseigner et de régir consiste en une qualité interne et ontologique, — relevant, dirions-nous, de la deuxième espèce de qualité, la potentia des anciens, ordonnée à l’action. Elle ne confère pas par elle-même la communion avec le corps épiscopal et son chef, ni la détermination concrète de ses sujets. Il faut pour qu’elle puisse dé ployer ses effets, s’exercer validement et devenir un pouvoir (potestas), qu’elle soit en outre "reconnue" parla communion hiérarchique avec le chef et les membres de l’Eglise 50. Cette reconnaissance, qui ajoute à sa nature intérieure-ontologique un élément extérieur-canonique, est requise de droit divin, en vertu de la nature même de l’Eglise. Il semble qu’ainsi un progrès ait été réalisé dans la connaissance du charisme de l’épiscopat.
49. Wilhelm BERTRAMS, S.J., De
Relatione inter episcopatum et primatum: Principia philosophica et theologica
quibus relatio juridica fundatur inter officium episcopale et primatiale, Rome,
Université Grégorienne, 1963.
50 Si leur charge (munus) leur
vient, ici encore, de la consécration, Cette charge ne peut s’exercer et
devenir un pouvoir (potestas) qu’en vertu d’un mandat hiérarchique. Ce mandat,
chez les Orientaux séparés exerçant de facto le pouvoir, peut être signifié par
des coutumes légitimes non révoquées par l’autorité suprême de l’Eglise. Mais
le concile n’est pas entré dans ces questions débattues par les théologiens.
Les pouvoirs que les évêques ont dans leurs diocèses respectifs sont "propres, ordinaires, immédiats", bien que l’exercice en puisse être limité par le souverain pontife en vue de l’utilité de l’Eglise ou des fidèles. La responsabilité pastorale, habituelle et quotidienne de régir leur diocèse leur étant pleinement confiée, les évêques ne sauraient être considérés comme de simples vicaires du souverain pontife. Loin d’être contrarié par l’autorité suprême, leur pouvoir est au contraire proclamé, confirmé, défendu par elle. La défense de l’indépendance, de la liberté, de la dignité de la hiérarchie dans les divers pays est, dit Paul VI ouvrant la troisième session, un des devoirs les plus fréquents et les plus graves du souverain pontificat 51.
Les coopérateurs immédiats du corps épiscopal sont d’abord le presbytérium dont les membres sont affectés aux divers offices qui leur permettent, chacun pour sa part et en son lieu, de rendre visible l’Eglise universelle et de former le Corps du Christ. Unis entre eux par des liens d’intime fraternité, ils doivent agir comme des pères envers les fidèles qu’ils engendrent spirituellement par la célébration du sacrifice eucharistique, la dispensation des sacrements, la prédication de l’Evangile, et porter à tous, croyants et incroyants, catholiques et non catholiques, justes et pécheurs, le témoignage de l’Evangile 52. Ce sont ensuite les diacres qui pourront être restaurés en Occident comme un ordre permanent, et auxquels peuvent être confiées les fonctions d’administrer le baptême, de conserver et distribuer l’eucharistie, de bénir les mariages, de porter le viatique aux mourants, d’instruire le peuple, de prêcher, d’administrer les sacramentaux, etc.
51. Cf. Discours, III° session,
col. 1225.
52 Cf. Const. III, 29.
Avec le chapitre sur la Constitution hiérarchique de l’Eglise et en particulier sur l’épiscopat, s’achève une des tâches assignées au deuxième concile du Vatican par les souverains pontifes eux-mêmes, tâche annoncée par Paul VI au seuil de la troisième session: "L’intégrité de la vérité catholique, disait le pape, demande à présent des éclaircissements qui, en harmonie avec la doctrine sur la papauté, faisait resplendir la figure et la mission de l’épiscopat. Le concile dessinera cette figure et cette mission, sans autre souci que celui d’interpréter dans ses sources et dans ses sûrs développements de la pensée de Jésus-Christ. A Nous, dès maintenant, la joie de reconnaître dans les évêques Nos Frères, les appelant avec l’apôtre Pierre seniores — anciens —, et revendiquant pour Nous, comme une appellation à laquelle Nous tenons, le titre égal de consenior (I Pierre V, 1). A Nous le réconfort de leur adresser les mots de l’apôtre Paul: compagnons dans les tribulations et les consolations (cf. II Cor. I, 4, 7). A Nous le désir empressé de les assurer de Notre respect, de Notre estime, de Notre affection et de Notre solidarité. A Nous le devoir de reconnaître en eux les maîtres, les pasteurs, les sanctificateurs du peuple chrétien, les dispensateurs des mystères de Dieu (I Cor. IV, 1), les témoins de l’Evangile, les ministres du Nouveau Testament, et comme un reflet de la gloire du Seigneur (cf. II Cor. III, 6-18)
Issue de la hiérarchie, l’Église tout entière est pleinement apostolique, une et catholique, sainte, non seulement idéale ment à la manière d’une forme platonicienne désincarnée, mais existentiellement et concrètement, dans tous ses membres, laïcs ou clercs, dans la mesure exacte où ils lui appartiennent. Il faut ici noter que les propriétés de l’Eglise, une, sainte, catholi que, apostolique, ne sont que les aspects de son essence, qu’el les sont inséparables, qu’où se trouve l’une se trouvent au même degré les trois autres, et enfin qu’elles subsistent dans les Eglises séparées pour autant que la véritable Eglise reste encore présente en elles.
L’Eglise est apostolique et cela signifie qu’elle est maintenue dans le monde par une vertu surnaturelle, partie de Dieu, passant par le Christ, puis par le corps apostolique conservé jusqu’à nous par une succession ininterrompue. Le corps apostolique désigne ici les pouvoirs hiérarchiques d’ordre et de juridiction (magistère et gouvernement). Partout où ces pouvoirs seront incomplets ou absents, l’apostolicité sera incomplète ou absente.
Ainsi considérée, l’apostolicité est comme l’Eglise un mystère de foi. Ce n’est pas la raison ni l’histoire, c’est la foi qui nous enseigne que, partie du sein de la Trinité, une vertu divine passe à travers le Christ et la hiérarchie pour dispenser au monde le salut et rassembler le peuple de Dieu. "Il n’y a qu’un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, par tous et en tous", nous dit saint Paul; et il n’y a "qu’un seul Seigneur"; et une seule hiérarchie qui dispense, par ses deux pouvoirs conjoints, "une seule foi et un seul baptême", afin que l’Eglise ne soit qu’un "seul corps" habité par "un seul Esprit" (Eph. IV, 4-6). Les fondements divins sur lesquels repose l’Eglise lui confèrent une solidité, une stabilité, une constance que ni les fautes de ses enfants ni les attaques du dehors n’ont pu renverser: voilà, extérieurement constatée, la merveille ou le miracle de l’apostolicité.
Ouvrant la troisième session, le pape d’une part confessait dans la sainte hiérarchie "l’institution née de la charité du Christ pour effectuer, étendre et garantir la transmission in tacte et féconde du trésor de foi, d’exemples, de commandements, de charismes légué par le Christ à son Eglise", et il saluait en outre le miracle de l’apostolicité, "prérogative qui fait notre émerveillement à nous-mêmes, à nous qui avons l’expérience de notre fragilité et qui savons à quel point l’histoire montre la fragilité des institutions humaines les plus puissantes 56"
L’Église est une et catholique. La vertu apostolique la main tient dans ce monde comme un royaume intérieurement unifié et cohérent, qui par essence est dans ce monde, mais au-dessus des royaumes de ce monde, des divisions raciales, éthiques, nationales, culturelles. Cela n’est possible que parce que ce royaume n’est pas de ce monde; il descend du ciel à la rencontre des hommes (cf. Apoc. XXI, 2); il est, par-dessus tout, royaume de vérité et de charité. Si l’Eglise n’était pas essentiellement le lieu de la charité, de la charité théologale et de l’habitation de l’Esprit-Saint, elle ne serait plus rien, c’est saint Paul qui nous le dira (I Cor. XIIi, 2). La charité est la forme interne et inhérente de son unité catholique; Paul VI, lors de la deuxième session, a parlé de l’Ecclesia caritatis. La charité est offerte à tous les hommes et elle est reçue, souvent très secrètement, par la foule innombrable de ceux qui, rassemblés de tous les points de la terre, seront sauvés. Mais c’est seule ment sous la fontaine de la hiérarchie qu’elle nous est donnée avec la plénitude de ses richesses sacramentelles, et avec la plénitude des orientations juridictionnelles du magistère et du gouvernement, dont elle a besoin pour se déployer; elle requiert les mêmes sacrements, le IIIeme credo, la même communion sociale. S’il n’y a qu’une seule Eglise du Christ, dit Paul VI, elle doit être une, et cette unité "mystérieuse et visible ne peut être atteinte que dans l’unité de la foi, la participation aux mêmes sacrements et l’harmonie organique d’un unique gouvernement de l’Eglise, encore que cela puisse se vérifier dans le respect d’une large diversité de langues, de rites, de traditions historiques, de prérogatives locales, de courants spirituels, d’institutions légitimes, d’activités préférées 58.
57. Ibid.,
col. 1225.
56 Ibid., coI.
1219.
57. Discours,
11 session, col. 1354.
58. Discours, IIIe session, col.
1223-1224.
C’est à tous les hommes, quelles que soient sur le plan de la vie terrestre et des choses de ce monde leurs différences raciales, ethniques, sociales, politiques, culturelles, que Dieu envoie au jour de l’Incarnation son Fils, et au jour de Pentecôte l’Esprit de son Fils, pour les inviter, par-delà le plan des activités terrestres et des royaumes de ce monde, à s’ouvrir au plan des choses de la vie éternelle et du royaume qui, étant dans ce monde sans être de ce monde, peut être pour eux tous une patrie supra-ethnique, supra-nationale, supraculturelle, uni que et universelle, organique et différenciée. Entrer dans l’unité catholique de l’Eglise, royaume de Dieu, corps mystique dont le Christ est la Tête et l’Esprit du Christ l’âme incréée, cela ne correspondra certes pas de soi pour eux à un devoir de se détourner de leurs légitimes et nécessaires activités terrestres, de s’arracher à leurs saines, intimes et authentiques fidélités temporelles; ce sera au contraire pour eux une invitation à porter l’esprit de l’Evangile au sein même du monde, pour vivifier jusqu’en ses plus secrètes profondeurs l’ordre de la civilisation terrestre, du temporel, des choses qui sont à César. Voilà donc l’immense masse des chrétiens laïcs et engagés dans ce qu’on appelle l’état de la vie commune, où ils gardent l’usage du mariage, de leurs biens, de leur liberté, — les clercs qui sont exonérés le plus possible des activités temporelles et séculières, et ceux des laïcs qui sont engagés dans l’état de chasteté, de pauvreté, d’obéissance, ne sont que le tout petit nombre, — voilà donc l’immense masse des chrétiens laïcs invités à travailler sur deux plans d’activités: d’une part le plan de l’Eglise et de la rédemption du monde, du royaume spirituel qui n’étant pas de ce monde est unique et universel, bref le plan des enfants de Dieu et des choses qui sont à Dieu; et d’autre part le plan des exigences terrestres, des choses séculières, des multiples royaumes de ce monde, bref le plan des enfants des hommes et des choses qui sont à César. Ces deux plans ne sont certes pas séparés, mais tant que dure le monde, ils restent et doivent rester nettement distincts.
Sur le premier plan, celui du royaume qui n’est pas de ce monde, le peuple des laïcs tout entier, par les pouvoirs ou caractères sacramentels du baptême et de la confirmation, est invité, uni à la hiérarchie, à continuer ici-bas jusqu’à la fin du temps la célébration valide du culte de la loi nouvelle inauguré par le sacerdoce du Christ. Il est tout entier invité, guidé et orienté par les directives des pouvoirs hiérarchiques de magistère et de gouvernement, et visité parfois par les touches de la propriété privée, à diffuser dans la nuit du monde la lumière royale et prophétique du Christ docteur, roi, prophète et illuminateur des coeurs. Il est tout entier invité, — et ici les privilèges hiérarchiques tombent, toutes différences entre clercs et laïcs sont écartées, car il s’agit des choses suprêmes, référant l’âme immédiatement à l’éternité, — il est tout entier invité à entrer dans la sainteté même du Christ, à participer à la vie de la charité sacramentelle et orientée, "reine et racine de toutes les autres vertus chrétiennes: l’humilité, la pauvreté, la piété, l’esprit de sacrifice, le courage de la vérité, l’amour de la justice et les autres forces d’action de l’homme nouveau 60. Après le chapitre III qui était consacré à la hiérarchie, le chapitre IV de la Constitution, De laicis, reprend dès lors à propos des laïcs ce qui avait été affirmé en général de tout le peuple chrétien. Les laïcs, y est-il dit, sont membres du peuple de Dieu où il n’y a plus ni Juifs ni Grecs, ni maîtres ni esclaves, ni hommes ni femmes, ils sont frères du Christ qui est venu pour servir non pour être servi. Ils ont part à la mission salvifique de l’Église, ils ont à porter l’Eglise dans les régions où elle est inconnue ou méconnue et où elle ne pourra que grâce à eux devenir le sel de la terre 62 Ils participent au sacerdoce universel de l’Eglise, à sa mission prophétique, à son service royal 63. L’innovation ici, elle est sensible dans la Constitution De Ecclesia comme dans l’orientation générale du concile, c’est en l’Eglise entière la prise de conscience non plus secrète et douloureuse mais impérieuse, — non certes d’une inadéquation au monde de sa catholicité essentielle et structurelle, — mais de l’immensité de l’effort à accomplir, deux mille ans après la venue du Christ, pour rejoindre la masse toujours grandissante de l’humanité, à laquelle pourtant elle est divinement envoyée, soit en vertu de sa mission hiérarchique d’évangéliser et de baptiser toutes les nations, soit en vertu de la flamme incoercible et de la contagion de sa charité: Je suis venu jeter le feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé (Lc. X, 49). Au seuil des grandes transformations de notre âge technique, l’Eglise se tourne vers ses enfants laïcs avec le souci moins de les préserver du mal que de les envoyer au milieu des dangers avec Dieu dans leur coeur, pour témoigner de l’Evangile.
59. Cf. Gonst. 11, 13.
60. Discours. 11 session, col.
1354. col. 1355.
Sur le second plan, ce n’est plus en tant que membres de l’Eglise, du corps mystique du Christ, du royaume qui n’est pas de ce monde, que les laïcs ont à agir, c’est en tant que membres des cités terrestres, des formations séculières, des royaumes de ce monde; ce qui leur est alors demandé, c’est de vaquer à ces occupations temporelles avec dans leur coeur l’esprit et la charité de l’Evangile, et de travailler ainsi, sans nullement confondre — ni séparer — le monde et l’Eglise, les choses de César et les choses de Dieu, à l’avènement d’un temporel chrétien, c’est-à-dire vraiment humain, d’une économie, d’une politique, d’une culture chrétiennes, c’est-à-dire vraiment, pleinement, intégralement humaines. Ce n’est donc pas aux laïcs en tant que membres de l’Eglise — ni au clergé —, c’est aux laïcs, éclairés sans doute par la doctrine sociale de l’Église, agissant en membres de l’Église, mais en tant que membres du temporel, qu’il appartient immédiate ment de transformer et de régénérer le temporel. "La vocation particulière des laïcs, est de chercher le royaume de Dieu en prenant en charge les choses temporelles pour les ordonner selon Dieu. Ils vivent dans le siècle, au milieu des affaires et des occupations du monde, dans les conditions communes de la vie familiale et sociale qui forment la trame de leur existence. En s’acquittant selon leur vocation et sous la conduite de l’esprit évangélique de leurs tâches respectives, ils travaillent comme de l’intérieur, à la façon d’un ferment, à la sanctification du monde. Par le rayonnement de leur foi, de leur espérance, de leur charité, par le témoignage surtout de leur propre vie, ils manifestent autour d’eux le Christ. Leur mission particulière est d’illuminer et d’ordonner toutes ces choses temporelles auxquelles leur vie est étroitement mêlée, afin qu’elles s’accomplissent et se développent selon l’esprit du Christ, pour la louange du Créateur et du Rédempteur."
61. Cf.
Gonst. IV, 32.
62. Cf.
ibid. IV, 33.
63. Cf. ibid. IV, 34-36.
C’est de l’apostolicité de l’Eglise et de son unité catholique que la Constitution fait dériver sa nature et son élan missionnaires. Envoyé par le Père, le Fils à son tour envoie les apôtres à toutes les nations jusqu’à la fin du monde. Portée par l’Esprit de Pentecôte, l’Eglise fait sienne cette mission, elle prêche l’Evangile, invite à confesser la foi, dispense le baptême, incorpore les hommes au Christ par la charité. Tous les germes de vérité et de bonté qu’elle trouve dans le coeur et l’esprit des hommes, dans leurs rites et leurs cultures, elle veille non seulement à ne pas les altérer, mais à les sauvegarder, à les développer, à les parfaire en vue de leur propre bonheur, de la destruction du mal, de la gloire de Dieu. A chaque chrétien, selon ses moyens, incombe la mission de diffuser la foi. Si chacun d’eux peut baptiser, seul pourtant le prêtre peut célébrer le sacrifice eucharistique pour l’édification du corps mystique du Christ. Ainsi l’Eglise prie et travaille pour que le monde entier passe à la dignité de peuple de Dieu, de corps du Seigneur, de temple de l’Esprit-Saint, et pour que tout honneur et toute gloire soient rendus au Père et au Créateur de toutes choses 65.
L’Église en tous ses membres, dans la mesure où ils lui appartiennent, est sainte: sans tache ni ride ni rien de tel mais sainte et immaculée (Eph. V, 27). Elle ne serait rien si elle n’était pas le lieu où se déversent sur les hommes les pouvoirs cultuels du Christ prêtre, les pouvoirs illuminateurs du Christ maître, roi, prophète, et surtout les dons d’une grâce et d’une charité qui n’est pleinement christique et christoconformante que lors qu’elle est sacramentelle et orientée, et qui fait de l’Eglise la résidence et l’habitation plénières de l’Esprit-Saint. "L’Eglise, dont le saint concile nous propose le mystère, nous croyons qu’elle est indéfectiblement sainte. Le Christ en effet, le Fils de Dieu, qui avec le Père et l’Esprit est célébré comme seul saint, a aimé l’Eglise comme son Epouse, il s’est livré pour elle en vue de la sanctifier, il se l’est unie comme son Corps, il l’a comblée du don de l’Esprit Saint pour la gloire de Dieu 66."
L’Eglise n’est pas sans pécheurs, mais ce n’est pas par leur péchés qu’ils lui appartiennent; c’est par ce qui subsiste encore en eux de dons divins, par les caractères sacramentels, la foi, l’espérance théologale, leurs prières, leurs remords; ils sont comme suspendus aux justes; ils sont dans l’Eglise provisoire ment, pour être un jour définitivement réintégrés en elle ou séparés d’elle; ils sont en elle d’une manière non salutaire, comme paralysés quant à ce qui est de ses activités suprêmes et décisives; ils lui appartiennent corporellement, corpore, dit la Constitution qui reprend ici les mots de saint Augustin, non spirituellement, corde 67. Par leur péché, elle est trahie plutôt que manifestée, elle est comme voilée, obscurcie, elle pourrait paraître souillée aux yeux du dehors. Et pourtant, l’Eglise ne bannit pas les pécheurs de son sein, mais leur seul péché. Elle les retient en elle avec l’espoir de les transformer. Elle lutte en eux contre leurs péchés. C’est en raison des péchés des pécheurs, dont nous sommes, qu’elle s’humilie, qu’elle se repent, qu’elle fait pénitence, qu’elle se purifie, qu’elle demande chaque jour dans le Pater que nous soient remises nos dettes. Mais elle-même, selon saint Paul, est sans péché. "A la différence du Christ, saint, innocent, immaculé, qui n’a pas connu le péché et qui n’est venu que pour expier les péchés du peuple, l’Eglise comprend dans son sein des pécheurs, elle est sainte mais doit toujours être purifiée, elle ne cesse de faire pénitence et de se rénover. Elle chemine entre les persécutions du monde et les consolations de Dieu, annonçant la croix et la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne. Fortifiée par la vertu du Seigneur ressuscité, elle surmonte par sa patience et sa charité les afflictions et les difficultés tant du dedans que du dehors; et, bien que d’une manière voilée, elle révèle fidèlement au monde le mystère de son Seigneur, jusqu’au temps de sa manifestation finale dans la pleine lumière 68.
65. Cf. ibid. 11, 17.
66. Ibid. y, 39.
67. Cf. ibid. II, 14.
68. ibid. 1, 8.
Dans l’encyclique Ecclesiam suam, Paul VI a soin de préciser que la réforme que le concile doit accomplir "ne saurait con cerner ni l’idée à se faire de l’essence de l’Eglise catholique ni ses structures fondamentales. Nous ferions, continue-t-il, du mot réforme un emploi abusif si nous lui donnions pareil sens.
Nous ne pouvons accuser d’infidélité cette sainte Eglise de Dieu, notre Eglise bien-aimée; nous considérons comme une grâce suprême de lui appartenir [ S’il est permis de parler de réforme, celle-ci ne doit pas s’entendre comme un change ment, mais plutôt comme l’affermissement de la fidélité qui garde à l’Eglise la physionomie donnée par le Christ lui-même et qui, mieux encore, veut ramener constamment l’Eglise à sa forme parfaite ...] C’est l’Eglise telle qu’elle est, qu’il nous faut servir et aimer, avec un sens averti de l’histoire et dans une humble recherche de la volonté de Dieu; c’est Dieu qui assiste et guide l’Eglise alors même qu’il permet à la faiblesse humaine d’altérer plus ou moins la pureté de ses traits et la beauté de son action 69." Les mêmes pensées avaient été exprimées par le pape au seuil de la deuxième session: "L’Eglise veut se voir dans le Christ comme un miroir: Si ce regard révélait quelque ombre, quelque déficience sur le visage de l’Eglise ou sur sa robe nuptiale, que devrait-elle faire d’instinct et courageuse ment? C’est clair: elle devrait se réformer 69...] Oui, le concile tend à un renouveau de l’Eglise. Mais ne nous méprenons pas sur les désirs que Nous exprimons: ils n’impliquent pas l’aveu que l’Eglise catholique d’aujourd’hui puisse être accusée d’infidélité substantielle à la pensée de son divin fondateur. Au contraire, la découverte approfondie de sa fidélité substantielle envers le Christ la remplit de gratitude et d’humilité et lui infuse la force de corriger les imperfections qui sont dues à la faiblesse humaine 70." Un peu plus loin, le pape, pensant aux communautés chrétiennes séparées de l’Eglise catholique, dira: "Si, dans les causes de cette séparation une faute pouvait nous être imputée, nous en demandons humblement pardon à Dieu et nous sollicitons aussi le pardon des frères qui se sentiraient offensés par nous. Et nous sommes prêts, en ce qui nous concerne, à pardonner les offenses dont l’Eglise catholique a été l’objet et à oublier les douleurs qu’elle a éprouvées dans la longue série des dissensions et des séparations 71." Le discours ouvrant la troisième session portait: "Ici nous célébrons la sainteté de l’Eglise parce qu’ici elle implore la miséricorde de Dieu pour les faiblesses et les manquements des pécheurs que nous sommes.72"
69. PAUL VI, Enc. Ecclesiam
suam, dans AAS, pp. 629 et 630; DC, col. 1071-1073.
70. Discours, 1 session, col.
1353. 1354.
71. Ibid., coI. 1356.
Le chapitre V de la Constitution, traitant de "l’appel universel à la sainteté" selon le commandement ancien repris par le Sauveur: Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait (Mt. V, 48), ajoute en se référant à saint Jacques: "Mais comme nous manquons tous en plusieurs manières, nous avons constamment besoin de la miséricorde de Dieu et de lui redire chaque jour: Pardonne-nous nos dettes 73." Dans quelque condition qu’ils se trouvent, qu’ils soient évêques, prêtres, diacres, ou qu’ils soient unis par le mariage, les fidèles, dociles aux inspirations de l’Esprit Saint et à la voix du Père, sont invités à tendre à la plénitude de la vie chrétienne et à la perfection de la charité, à la suite du Christ pauvre, humble, chargé de sa croix 74.
72 Discours, III° session, col.
1219.
73. Const. V, 40. Cf. ibid. VI,
41.
74. Ibid. y, 42.
Un signe privilégié de la sainteté de l’Eglise, dont la Constitution n’omet pas de souligner la signification, est le témoignage du plus grand amour donné par les martyrs: "Le martyre, où le disciple devient semblable à son Maître acceptant librement la mort pour le salut du monde, et où il se conforme à lui jusque dans l’effusion du sang, est regardé par l’Eglise comme une grâce insigne et la preuve suprême de la charité. S’il n’est donné qu’à quelques-uns, tous pourtant doivent être prêts à confesser le Christ devant les hommes et à entrer après lui dans le chemin de la croix au temps des persécutions qui jamais ne manquent à l’Eglise. 75"
Un autre signe de la sainteté de l’Eglise est la libre observation des conseils évangéliques: "L’Église médite l’avertissement de l’Apôtre qui, pour provoquer les fidèles à la charité, les exhorte à éprouver en eux ce qui était dans le Christ Jésus qui s’est anéanti lui-même, a pris condition d’esclave, s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et qui alors qu’il était riche s’est fait indigent pour nous. Afin que cette charité et cette humilité du Christ puissent être sans cesse continuées et témoignées en ses disciples, l’Eglise voit avec joie en son propre sein une multitude de ses enfants, hommes et femmes, suivre plus étroitement et manifester plus ouvertement les abaissements du Sauveur; avec la liberté des enfants de Dieu, ils choisissent la pratique de la pauvreté et le renoncement à leur propre volonté; et pour se conformer plus entièrement à l’obéissance du Christ et dépasser, dans leur désir de perfection, les exigences du précepte d’obéir, ils acceptent pour Dieu de se soumettre à une autorité humaine 76."
76. ibid. V, 42.
Si l’une des tâches réservées aux laïcs est de porter le christianisme au sein même des activités temporelles, celle des religieux est, selon une vocation complémentaire, d’affirmer publiquement par la forme de leur renoncement que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde. Le chapitre VI, De religiosis, traite de l’état de vie caractérisé par la profession des trois voeux, et appelé souvent l’état de perfection. La pratique des conseils évangéliques qui nous viennent du Sauveur lui-même, est propre à intensifier la charité, à introduire plus immédiatement les âmes dans l’Eglise et son mystère, à profiter dès lors au bien de l’Eglise entière. A ceux qui s’y vouent est confiée la mission de travailler, — selon leur force et leur état, dans les monastères, les écoles, les hôpitaux, les oeuvres missionnaires, par leur vie d’oraison ou par leur vie active, — à l’implantation, la confortation, la dilatation du Royaume de Dieu sur toute la terre.
L’état religieux souligne en quelque sorte le caractère pérégrinal de l’Eglise attendant la seconde venue du Christ et la consommation de sa sainteté. Le chapitre VII de la Constitution a pour titre: Le caractère eschatologique de l’Eglise pérégrinante et son union avec l’Eglise céleste. L’unité de l’Eglise franchit la barrière des mondes. "Avant que le Seigneur ne vienne en sa majesté et avec lui tous ses anges pour anéantir la mort et se soumettre toutes choses, les chrétiens connaissent des conditions différentes: les uns cheminent sur la terre, d’autres sont purifiés par delà la mort, d’autres enfin sont glorifiés et voient clairement le Dieu un en trois personnes tel qu’il est en lui-même: tous pourtant, à un degré et sous des modes divers, nous communions dans le même amour de Dieu et du prochain et nous chantons le même hymne de gloire à notre Dieu. Tous ceux en effet qui sont au Christ et ont son Esprit sont unis en lui et forment une seule Eglise; l’union de ceux qui ici-bas vivent avec ceux de leurs frères qui se sont endormis dans le Christ n’est ni effacée ni interrompue; bien au contraire, et c’est la foi constante de l’Eglise, cette union est fortifiée par l’intercommunication des biens spirituels. Plus intimement unis au Christ, les élus contribuent à conforter l’Eglise dans sa sainteté, à rehausser son culte divin, à promouvoir de multiple façon son expansion. Les biens qu’ils ont acquis ici-bas par le Christ Jésus, seul Médiateur de Dieu et des hommes, tandis qu’ils complétaient en leur chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps qui est l’Eglise, ils continuent, de la patrie où ils résident, intercédant auprès du Père, de les offrir pour nous, par le Christ, avec le Christ, dans le Christ, et leur sollicitude fraternelle vient au secours de notre faiblesse 78."
77. Cf. ibid. VI, 44 et 46.
78. Ibid. VII, 49.
Aussi, dès ses premiers pas sur la terre, nous voyons l’Eglise chrétienne, — consciente de la puissance des liens de charité qui unissent tous ses membres par delà la mort, et de son identité foncière sous ses trois états simultanés, d’Eglise pérégrinante, d’Eglise purifiée, d’Eglise glorieuse, — célébrer la mémoire des défunts avec grande piété, offrir pour eux des sacrifices et des prières, et se mettre à son tour sous la protection de leur intercession. Elle a cru toujours que les apôtres et les martyrs, qui ont donné le témoignage du sang, nous demeuraient étroitement unis dans le Christ, elle les a unis dans sa vénération à la bienheureuse Vierge Marie et aux anges, leur adjoignant dans la suite du temps les saints imitateurs de la virginité, de la pauvreté, de la charité du Christ. Elle a confessé dans sa liturgie l’union dans le Christ et la très sainte Trinité de l’Eglise de la terre et de l’Eglise du ciel.
C’est dans la perspective de la sainteté qu’il sera possible de définir sous leur aspect le plus intime les rapports de l’Eglise et de la bienheureuse Vierge Marie (ch. VIII). Toute la sainteté de l’Eglise d’ici-bas se condense dans le oui de la Vierge mise en présence du mystère de l’Incarnation du Verbe et plus tard du mystère de la mort rédemptrice du Christ en croix: "En concevant le Christ, en l’enfantant, en le portant au temple pour le présenter au Père, plus tard en compatissant à son Fils mourant sur la croix, elle a coopéré d’une manière suréminente par son obéissance, sa foi, sa charité brûlante, à l’oeuvre accomplie par le Sauveur pour restaurer la vie surnaturelle des âmes 80" Et toute la sainteté de l’Eglise du ciel — avec ses sollicitudes pour nous et ses puissances d’intercession — s’est condensée dans la Vierge Marie dès l’instant de sa transfiguration et de son assomption dans la gloire: "Le rôle maternel de la Vierge dans l’économie de la grâce, inauguré par le consente ment de l’Annonciation et confirmé sous la Croix, se poursuit sans cesse jusqu’au temps de la consommation définitive de tous les élus. Elle ne s’est point déchargée de cette mission lors de son assomption dans les cieux, mais elle continue merveilleusement, par les prévenances de son intercession, de nous obtenir les dons du salut éternel 81"
Sans vouloir proposer une doctrine complète de la Vierge, la Constitution conciliaire, VIII, 52-69, commence par indiquer la place qui lui revient soit dans le mystère du Christ soit dans le mystère de l’Eglise (1). Elle rappelle ensuite le rôle de la Vierge dans l’économie du salut: sa présence dans l’Ancien Testament comme mère du Messie attendu, sa conception virginale, son enfantement virginal, sa présence dans l’enfance puis dans la vie publique de Jésus, sa conception immaculée et son assomption au ciel (2). En raison de la part qu’elle a prise au drame de la rédemption du monde, elle est devenue notre Mère dans l’ordre de la grâce; elle continue au ciel d’intercéder comme avocate, auxiliatrice, aide, médiatrice; elle est le type de l’Eglise qui à sa ressemblance est vierge et mère (3). Elle est honorée par l’Eglise par-dessus tous les saints comme Théotocos (4). Elle est l’image et les prémices de l’Eglise ressuscitée et glorifiée, le signe d’espérance de l’Eglise pérégrinante.
Lors de son discours de clôture de la troisième session, le souverain pontife souligne l’importance de ces déclarations 82: "C’est la première fois, et le dire Nous remplit d’une profonde émotion, qu’un concile oecuménique présente une synthèse si vaste de la doctrine catholique sur la place que Marie très sainte occupe dans le mystère du Christ et de l’Eglise."
80. Ibid. VIII, 61.
81. Ibid. VIII, 62.
Les grandeurs de hiérarchie de l’Eglise passeront; les grandeurs de sainteté de l’Eglise ne passeront pas. Pour qui sait lever sur l’Eglise le regard contemplatif de la foi, l’Eglise dans le plus essentiel d’elle-même se révèle comme merveilleuse ment apparentée au mystère de sainteté de la Vierge. Telle est la vision du souverain pontife: "En vérité, la réalité de l’Eglise ne s’épuise pas dans sa structure hiérarchique, sa liturgie, ses sacrements, ses ordonnances juridiques. Son essence profonde, la source première de son efficacité sanctificatrice sont à re chercher dans son union mystique avec le Christ; union que nous ne pouvons concevoir en faisant abstraction de celle qui est la Mère du Verbe incarné, et que Jésus-Christ lui-même a voulue si intimement unie à lui pour notre salut. Voilà pour quoi c’est dans la vision de l’Eglise que doit s’insérer la contemplation aimante des merveilles que Dieu a opérées en sa sainte Mère. Et la connaissance de la véritable doctrine catholique sur Marie constituera toujours une clé pour la compréhension exacte du mystère du Christ et de l’Eglise. La réflexion sur ces rapports étroits entre Marie et l’Eglise, si clairement établis par la Constitution conciliaire, Nous persuade que ce moment est le plus solennel et le plus approprié pour satisfaire un voeu auquel Nous avions fait allusion à la fin de la session précédente, et que de très nombreux Pères conciliaires ont fait leur, demandant instamment que soit explicitement déclarée, pendant ce concile, la fonction maternelle que la Vierge exerce envers le peuple chrétien. Dans ce but, Nous avons cru oppor tun de consacrer, dans cette séance publique, un titre en l’honneur de la Vierge, suggéré de divers côtés dans le monde catholique et qui Nous est particulièrement cher, parce qu’il synthétise admirablement la place privilégiée reconnue par ce concile à la Vierge dans la sainte Église. A la gloire donc de la Vierge et pour notre propre réconfort, Nous proclamons Marie très sainte, MÈRE DE L’EGLISE, c’est-à-dire de tout le peuple de Dieu, aussi bien des fidèles que des pasteurs, qui l’invoquent comme leur Mère très aimante; Nous voulons que dorénavant, par ce titre très doux, la Vierge soit encore plus honorée et invoquée par le peuple chrétien tout entier."
La Vierge, en qui l’Eglise est tout entière condensée au temps de la présence du Christ parmi nous, a épousé, plus intensément que personne, l’infini désir qu’avait son Fils de sauver par sa Croix le monde entier. Elle intercède auprès de son Fils, — plus instamment qu’à Cana, — pour que ce vaste désir s’accomplisse en tous les hommes, et que tous ceux qui ne s’y refuseront pas aient la vie éternelle et soient des sauvés; elle est Mère de tous les hommes sans exception, qu’ils le sachent ou l’ignorent.
Mais pour ceux qui, comme elle, sont ouvertement membres du Corps mystique dont le Christ est la Tête, son intercession se colore d’une flamme nouvelle. Elle supplie pour qu’eux aussi épousent, selon leur force, le même désir du salut du monde qui était en elle; pour que, selon leur force, ils soient dociles à Celui qui, étant Tête de cette Eglise dont ils sont membres, veut les entraîner à désirer avec lui, en lui, par lui, le salut de tous les hommes; pour qu’ils soient, non seulement des membres sauvés, mais, avec lui, en lui, par lui, des membres sauveurs de leurs prochains, c’est-à-dire de tous les hommes.
La Vierge Marie, Mère de tous les hommes, est encore plus mystérieusement Mère de l’Eglise. L’invoquer comme telle, c’est demander par son intercession la plus précieuse des grâces ici-bas, celle d’être conformés au Christ pour souffrir-avec-lui et mourir-avec-lui pour le salut du monde entier.
Issue de la hiérarchie, l’Eglise, telle qu’elle tombe avec sa mystérieuse essence sous le regard de la foi théologale, est bien et en toute vérité, concrètement et existentiellement, apostolique, une et catholique, sainte, et cela dans tous ses membres, pour autant exactement qu’ils lui appartiennent.
42. PAUL VI, Discours, III° session,
col. 1533-1534.
"Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle" (Jean III, 16-17). "Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s’est livré en rançon pour tous" (I Tim. II, 5-6).
L’humanité tout entière, par delà la multiplicité et la diversité de ses conditions et de ses soucis terrestres, est appelée à entrer dans cet univers de la rédemption du Christ, à former ici-bas le Corps mystique du Christ, l’Eglise pérégrinale et crucifiée. Les apôtres, avec les pouvoirs hiérarchiques d’enseigner et de baptiser, sont envoyés par le Christ lui-même à tous les peuples jusqu’à la fin du monde; partout où ils sont accueil lis, partout où, sous les secrètes invitations de l’Esprit, les coeurs s’ouvrent au ministère de la hiérarchie, partout donc où la grâce et la charité, — reçues par les sacrements du Christ et orientées par les pouvoirs d’enseigner et de régir assistés par le Christ, — peuvent être pleinement christiques, pleinement christo-conformantes, l’Eglise, organisme de l’amour et du sa lut surnaturels, peut exister en plénitude, en elle l’Esprit Saint peut habiter en plénitude: "Où est l’Eglise, là est l’Esprit de Dieu et où est l’Esprit de Dieu, là est l’Eglise et toute grâce: et l’esprit, c’est la vérité", disait saint Irénée (Adv. Haer. III, XXIV). Telle est l’Eglise pérégrinante dans son acte achevé, tel est le régime normal et plénier du salut.
La prédication apostolique, que l’élan de Pentecôte devait porter d’un seul mouvement aux extrémités de la terre, sera entravée par les résistances du dehors, par des malentendus apparemment insurmontables, et, pour une part peut-être encore plus grande, par les misères et les scandales de trop nombreux chrétiens. Des scissions se produiront; le Christ, l’Eglise, seront déchirés, non certes en eux-mêmes, mais dans le coeur des chrétiens innombrables qui se réclament d’eux. Après vingt siècles, qui ont vu tant d’échanges culturels, de saintes tentatives missionnaires, de martyrs, l’Eglise en acte achevé n’est encore, en Afrique, en Amérique, en Extrême-Orient, disons même dans le monde entier, qu’un petit troupeau.
Le dessein suprême de Dieu est sans doute de faire tourner toutes ces résistances à quelque avantage secret de l’unité finale de son Eglise, à faire qu’un jour tous soient un d’une manière plus émouvante pour eux et plus glorieuse pour sa miséricorde. Mais quel est son dessein immédiat? Nous savons qu’il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (I Tim. II, 4). Là donc où les grâces de salut ne peuvent les rejoindre plénièrement par la prédication de l’Evangile et la dispensation des sacrements, elles les atteindront néanmoins secrètement, utilisant pour les éclairer et les secourir les traditions valables, les données doctrinales et sociales authentiques des milieux où ils vivent, contraignant finale ment chacun d’eux dans l’intimité de son coeur à répondre ou par oui ou par non aux prévenances d’une lumière qui, sans qu’ils le sachent toujours, leur vient du Christ; en sorte que ceux d’entre eux qui se font dociles à ces prévenances, sans cesser d’appartenir visiblement, corpore, à leurs propres formations religieuses, appartiennent déjà réellement et spirituelle ment, corde, — peut-être à leur insu, — à l’Eglise même du Christ, d’une manière déjà salutaire bien qu’encore non plénière, non pleinement épanouie.
Ainsi l’Eglise en acte achevé et plénier s’entoure de l’Eglise en acte encore inachevé et imparfait, s’appuyant, partout où elle les retrouve, sur les éléments de sanctification et de vérité qui, lui ayant été donnés en propre, ne cessent de lui appartenir et pourront attirer insensiblement les âmes vers la plénitude de son unité catholique 83. Elle est comme le noyau de l’immense nébuleuse du salut dont la spirale se forme et s’enroule autour d’elle. Elle est un petit troupeau, mais vers lequel sont en marche même les brebis les plus lointaines que le Christ veut faire siennes: "Le peuple messianique, bien qu’il ne comprenne pas en acte l’universalité des hommes et qu’il apparaisse souvent comme un petit troupeau, est cependant, pour le genre humain tout entier un principe inébranlable d’unité, d’espérance et de salut 84.
83. Cf. ibid. 1, 8.
84. Ibid. 11, 9.
On pourrait décrire à grands traits les aires concentriques où la présence visible de l’Eglise, d’abord manifeste, se fait peu à peu moins discernable et plus secrète.
Au centre de l’univers spirituel de la Rédemption du monde apparaît I’Eglise pérégrinante dans son acte achevé. "Le concile se tourne d’abord vers les fidèles catholiques. Appuyé sur l’Ecriture sainte et la Tradition, il enseigne que cette Eglise-ci pérégrinante est nécessaire au salut. L’unique Médiateur, en effet, et l’unique Voie du salut, qui est le Christ, nous est rendu présent dans son Corps qui est l’Eglise. En prêchant en termes exprès la nécessité de la foi et du baptême, le Christ attestait du même coup la nécessité de l’Eglise, dont le baptême est la porte. Dès lors, le salut ne serait plus possible à ceux qui, sachant que Dieu a fondé par Jésus-Christ l’Eglise catholique, se refuseraient soit à entrer en elle soit à persévérer en elle. Sont pleinement incorporés à la communauté de l’Eglise ceux qui ont l’Esprit du Christ, qui acceptent intégralement sa structure et ses moyens de salut, et qui, sous le Christ qui la régit moyennant le souverain pontife et les évêques, sont unis visiblement en elle par les liens de la profession de foi, des sacrements, de l’obéissance et de la communion ecclésiales. Ne sera pas sauvé néanmoins celui qui, bien qu’incorporé à l’Eglise, ne persévère pas dans la charité et ne lui appartient plus que de corps, corpore, non de coeur, corde. Les catéchumènes qui, sous l’inspiration de l’Esprit-Saint, demandent explicitement à être reçus dans l’Eglise lui sont unis en raison même de ce désir, et l’Eglise les embrasse déjà dans sa dilection et sa sollicitude maternelles."
La Constitution se tourne ensuite vers les chrétiens non catholiques pour souligner non pas ce qui leur manque mais ce qu’ils possèdent eux aussi. "A tous ceux qui, baptisés, s’honorent du nom de chrétiens mais ne professent pas la foi intégrale ou ne se rangent pas sous l’unité de communion avec le successeur de Pierre. L’Eglise se sait unie sur bien des points. Ils sont nombreux en effet à révérer l’Ecriture sainte comme la norme de leur croyance et de leur vie, à avoir le zèle apostolique, à croire avec amour en Dieu le Père tout-puissant et en le Christ, Fils de Dieu et Sauveur. Le baptême les unit au Christ; ils reconnaissent et reçoivent d’autres sacrements dans leurs Eglises propres ou leurs communautés ecclésiales. Plusieurs d’entre eux ont garde l’épiscopat, célèbrent la sainte eucharistie, honorent avec piété la Vierge Mère de Dieu. Ils communient en outre dans la prière et les autres bienfaits spirituels; ils con naissent une vraie conjonction avec l’Esprit-Saint, qui par ses dons et ses grâces fait sentir en eux sa vertu sanctifiante et qui a conduit plusieurs d’entre eux jusqu’au martyre. L’Esprit sus cite en chacun des disciples du Christ le désir de se dépenser pour que selon sa parole tous s’unissent en un seul troupeau sous un seul pasteur. En vue de cette fin, l’Eglise maternelle ne cesse de prier, d’espérer, d’agir, elle exhorte ses enfants à se purifier et à se rénover, afin que le signe du Christ apparaisse avec plus de splendeur sur la face de son Epouse."
Une prise de conscience de l’Église par elle-même, son programme de renouvellement, tels étaient selon le discours de Paul VI ouvrant la deuxième session les deux premiers buts à atteindre. "Il y a ensuite, continuait le pape, un troisième objectif proposé au concile et qui constitue, en un certain sens, son drame spirituel. Il Nous a été assigné, lui aussi, par le pape Jean XXIII et il concerne les autres chrétiens, c’est-à-dire ceux qui croient en Jésus-Christ mais que nous n’avons pas le bon heur de compter parmi ceux qui sont associés à nous par le lien de la parfaite unité du Christ. Cette unité, à laquelle ils devraient de soi participer en vertu de leur baptême, seule l’Eglise catholique peut la leur offrir 87." Le pape continuait en saluant avec respect les valeurs du patrimoine religieux originel et commun à tous que les Eglises séparées ont conservées et même développées. Au seuil de la troisième session, il déclarait que le travail de la recomposition de l’unité des chrétiens est "une chose nouvelle en regard de la longue et douloureuse histoire qui a précédé les diverses séparations", il suppliait les diverses communautés chrétiennes séparées de considérer comme fraternelle l’invitation à s’intégrer dans la plénitude de la vérité et de la charité voulues du Christ: "Nous réunissons dans Notre prière et dans Notre affection tous les membres encore détachés de la pleine intégrité spirituelle et visible du Corps mystique du Christ; et dans cet effort d’affection et de piété grandit Notre douleur, grandit Notre espérance. O Eglises lointaines et si proches de Nous! O Eglises, objet de Notre désir sincère! O Eglises de Notre incessante nostalgie! O Eglises de nos larmes et que nous voudrions pouvoir honorer en les embrassant dans l’authentique amour du Christ, — que parvienne jusqu’à vous, de ce centre de l’unité qu’est la tombe de Pierre, apôtre et martyr, de ce concile oecuménique de fraternité et de paix, Notre cri affectueux: peut-être une grande distance nous tient-elle encore séparés; peut-être beaucoup de temps devra-t-il encore s’écouler avant que s’accomplisse la rencontre pleine et effective; mais sachez que déjà Nous vous tenons dans Notre coeur; et que le Dieu des miséricordes soutienne un si grand désir et une si grande espérance 88V" La fin de l’encyclique Ecclesiam suam laissait apparaître elle aussi la même émotion: "Une pensée Nous afflige, celle de voir que c’est précisément Nous, défenseur de cette réconciliation, qui sommes considéré par beau coup de nos frères séparés comme l’obstacle, à cause du primat d’honneur et de juridiction que le Christ a conféré à l’apôtre Pierre, et que Nous avons hérité de lui. Certains ne disent-ils pas que si la primauté du pape était écartée, l’union des Eglises séparées avec l’Eglise catholique serait plus facile? Nous voulons supplier les frères séparés de considérer l’inconsistance d’une telle hypothèse; et non seulement parce que sans le pape l’Eglise catholique ne serait plus telle, mais parce que l’office pastoral suprême, efficace et décisif de Pierre venant à manquer dans l’Eglise du Christ, l’unité se décomposerait, et on chercherait en vain à la recomposer sur des principes qui remplaceraient le seul principe authentique, établi par le Christ lui-même: Il y aurait dans l’Eglise autant de schismes qu’il y a de prêtres, écrit justement saint Jérôme."
87 Discours, 11° session, col.
1355.
L’unité des chrétiens est donc un des buts principaux du deuxième concile du Vatican. Une grande espérance s’est levée, un signe des temps. La souffrance des chrétiens qui, sous les yeux de vastes populations encore privées de l’Evangile et menacées par les idéologies athées, se savent désunis, semble n’être plus tolérable. Sous l’inspiration clairement discernable de l’Esprit-Saint, un grand désir d’unité s’est fait sentir chez nombre de ceux qui, baptisés validement dans le Christ Jésus, le reconnaissent comme leur Seigneur et leur Sauveur, et invoquent la Trinité sainte. Ils se nourrissent des Ecritures, ils sont vivifiés par la grâce de la foi, de l’espérance, de la charité, ils sont visités par les inspirations divines. Tous c dons proviennent du Christ, conduisent à lui et appartiennent à son unique Eglise qui seule possède la plénitude des moyens du salut. Dès lors, et après avoir constaté qu’il ne peut y avoir opposition entre l’activité oecuménique et l’apostolat de la préparation des chrétiens non catholiques à l’entrée individuelle dans l’Eglise, le concile, avec les deux derniers papes, adressera aux catholiques l’invitation désormais irréversible de prendre eux aussi en charge cette activité oecuménique pour la faire aboutir dans la plénitude de la charité et de la lumière 90.
88. Discours, III° session, col.
1228.
89 PAUL VI, Enc. Ecclesiam
suam, dans AAS, p. 656; DC, col. 1091.
90. Le Décret conciliaire sur
l’oecuménisme étudie après un prologue: 1. Les principes catholiques de
l’œcuménisme 2. La mise en oeuvre ou exercice de l’œcuménisme;. Les Eglises et
communautés ecclésiales séparées du Saint Siège apostolique Romain: d’abord les
Eglises orientales, puis les Eglises et communautés ecclésiales de Occident cl.
trad. DC LXI. 1964. col. l6I 16.
Les baptisés sont une minorité dans le monde. Mais l’Eglise continue d’être présente jusque dans les formations non chrétiennes par les valeurs de vérité et de sainteté qu’elles détiennent en tant que n’y sont pas refusées les grâces, — elles passent toutes maintenant par le Christ, — de ce Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés. Et ici se dessineront deux groupes distincts: les formations religieuses qui se réclament du monothéisme d’Abraham, puis les formations religieuses extérieures et étrangères à la perspective biblique. Le concile se tournera donc vers les non-chrétiens. "Ceux qui n’ont pas encore reçu l’Evangile sont ordonnés de diverses manières au peuple de Dieu: — Tout d’abord le peuple à qui ont été données les alliances et les promesses, de qui le Christ est issu selon la chair: peuple chéri à cause de ses Pères, car les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance. Mais le propos du salut embrasse aussi ceux qui reconnaissent le Créateur, parmi lesquels sont en premier lieu les Musulmans, qui professant tenir la foi d’Abraham adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, qui doit à la fin du monde juger les hommes. Quant à ceux qui, parmi les ombres et les images, sont â la recherche du Dieu inconnu. Dieu n’est pas loin d’eux, puisque c’est lui qui donne à tous la vie, le mouvement et toutes choses, et puisque le Sauveur veut que tous les hommes soient sauvés. Ceux qui, en effet, sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’Evangile du Christ et son Eglise, mais cependant cherchent Dieu avec un coeur sincère, et qui sous l’influx de la grâce et la dictée de leur conscience s’efforcent d’accomplir sa volonté, peuvent obtenir le salut éternel. Ceux mêmes qui n’ont pu malgré eux parvenir à une connaissance expresse de Dieu, la divine Providence ne leur refuse ni les secours nécessaires au salut, ni la grâce qui peut les aider à mener une vie droite. Selon l’Eglise, tout ce qui se rencontre en eux de bonté et de vérité est une préparation à l’Evangile et un don de Celui qui illumine tout homme pour qu’il ait la vie. Mais souvent hélas les hommes, séduits par le Malin, ont perdu le sens de leurs raisonnements, ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge, et servi la créature de préférence au Créateur (cf. Rom. I, 21, 25). Voulant en ce monde vivre et mourir sans Dieu, ils s’exposent au suprême désespoir. Sou cieux de la gloire de Dieu et de leur salut à tous, en se souvenant du commandement du Seigneur de prêcher l’Evangile à toute créature, l’Eglise se fait missionnaire."
Après s’être adressé au monde entier, Paul VI, dans l’encyclique Ecclesiam suam, s’exprime lui aussi au sujet des religions non chrétiennes: "Nous voyons autour de nous se dessiner un autre cercle immense, lui aussi, mais moins éloigné de nous:
c’est avant tout celui des hommes qui adorent le Dieu unique et souverain, celui que nous adorons nous aussi. Nous faisons allusion aux fils, dignes de notre affectueux respect, du peuple hébreu, fidèles à la religion que nous nommons de l’Ancien Testament; puis aux adorateurs de Dieu selon la conception de la religion monothéiste — musulmane en particulier — qui méritent admiration pour ce qu’il y a de vrai et de bon dans leur culte de Dieu; et puis encore aux fidèles des grandes religions afro-asiatiques. Nous ne pouvons évidemment partager ces différentes expressions religieuses, ni ne pouvons demeurer indifférent, comme si elles s’équivalaient toutes, chacune à sa manière, et comme si elles dispensaient leurs fidèles de chercher si Dieu lui-même n’a pas révélé la forme exempte d’erreur, parfaite et définitive, sous laquelle il veut être connu, aimé et servi; au contraire, par devoir de loyauté, nous devons manifester notre conviction que la vraie religion est unique et que c’est la religion chrétienne, en nourrissant l’espoir de la voir reconnue comme telle par tous ceux qui cherchent et adorent Dieu. Mais Nous ne voulons pas refuser de reconnaître avec respect les valeurs spirituelles et morales des différentes confessions religieuses non chrétiennes; Nous voulons avec elles promouvoir et défendre les idéaux que nous pouvons avoir en commun dans le domaine de la liberté religieuse, de la fraternité humaine, de la saine culture, de la bienfaisance sociale et de l’ordre civil. Au sujet de ces idéaux communs, un dialogue de Notre part est possible et Nous ne manquerons pas de l’offrir là où, dans un respect réciproque et loyal, il sera accepté avec bienveillance 92."
92 PAUL VI, Enc. Ecclesiam
suam, dans AAS, p'634-655 ; DC, col. 1090: La Déclaration sur l’attitude de
l’Eglise à l’égard des religions non chrétiennes, — votée, mais non encore
promulguée, et dont cependant le texte a été donné en
Pour n’être pas nouvelles, ni inconnues de la théologie, jamais ces grandes perspectives n’avaient été affirmées si nette ment et si solennellement par la voix du magistère de l’Eglise.
Le petit troupeau, c’est, sous la fontaine de la hiérarchie, le lieu où l’Eglise peut être présente en son acte achevé, dans la plénitude de la grâce versée en elle par les sacrements et orientée par la prédication évangélique.
Mais tout autour, disposée en des zones concentriques où elle devient de moins en moins discernable, l’Eglise cependant, en son acte imparfait, demeure présente comme le peuple immense des rachetés; et personne ne sera sauvé qui, ne fût-ce qu’au dernier moment et dans le secret de son âme, par un acte de foi implicite et le désir théologal du salut, ne sera devenu son enfant.
Partout, tant sous son acte achevé que sous son acte imparfait, l’Eglise comprend des pécheurs, mais partout elle est sans péché. Elle est à la fois dès lors plus vaste et plus pure que nous n’imaginons.
Elle est la cité transcendante, où l’amour de Dieu prévaut sur l’amour de soi. En face d’elle, s’opposant à elle et parfois dans le coeur des mêmes hommes, se dresse l’autre cité mystérieuse, la cité du Prince de ce monde et de l’amour de soi prévalant sur l’amour de Dieu; elle lève aujourd’hui sur le monde le drapeau d’un athéisme positif et absolu, et jamais son attaque n’avait été si virulente.
Entre ces deux cités suprêmes, transcendantes, eschatologiques, chemine la cité terrestre, spécifiée immédiatement par les liens de la vie proprement humaine, par l’oeuvre de la civilisation et de la culture à promouvoir, par les requêtes du progrès de l’histoire. Pour cette cité-là, l’Eglise détient un message: "Oeuvre immortelle du Dieu de miséricorde, disait Léon XIII, l’Eglise, bien qu’elle tende de soi et par sa nature à sauver les âmes et à les conduire à la béatitude céleste, est cependant, dans la sphère même des choses périssables, la traduction dans le journal Le Monde, 21 novembre 1964, — comporte cinq chapitres: 1. Préambule; 2. L’hindouisme, le bouddhisme et les autres religions; 3. Les musulmans; 4. Les juifs; 5. La fraternité humaine à l’exclusion de toute discrimination.
source de tels bienfaits que, même si elle avait été prévue d’abord et avant tout en vue d’assurer la prospérité de la vie terrestre, elle n’aurait su en procurer de plus nombreux ni de plus précieux Si l’humanité, mise aujourd’hui en présence des lourds problèmes qui pèsent sur elle et l’oppressent: problèmes de la misère et de la faim, de la natalité et de la surpopulation, des inégalités et injustices sociales, des haines raciales, de la subite promotion de jeunes nations à l’indépendance, de la maîtrise sur la technique et l’énergie nucléaire, de la paix mondiale, entreprenait de les résoudre avec l’esprit de faire prévaloir l’amour de la créature sur l’amour du Créateur, tous les progrès même réels qu’elle pourrait accomplir seraient viciés dans leur orientation fondamentale et ne serviraient finalement qu’à la déshumaniser et à la rendre plus malheureuse.
LEON XIII, Enc. Immortale Dei, 1
nov. 1885, dans Actes de S.S. Léon XIII, II, p. 17.
Paru après Vatican II dans Angelicum.
Considérons l’Église de la Loi nouvelle. Après les millénaires qui, sous les économies antérieures de la Loi de nature, puis de la Loi mosaïque, l’ont préparée à accueillir en elle les visitations suprêmes du Verbe au jour de l’Incarnation et de l’Esprit Saint au jour de Pentecôte, l’Eglise pérégrinante est structurellement achevée. Elle est entrée dans ce que les apôtres appellent les derniers jours (Act., 2, 17), la fin des temps (1 Pierre, 1, 20). Quelle peut être désormais sa mission? Pour quoi Dieu la fait-il durer dans le temps?
A la question: pourquoi Dieu fait-il durer son Église dans le temps? la première réponse à donner est évidente. L’Eglise a pour tâche de dispenser jusqu’à la fin du temps le mystère de la rédemption du Christ. Tant qu’il restera un monde à sauver, c’est par son Eglise de la Loi nouvelle que le Christ entend désormais le sauver. Il l’envoie à toutes les nations, jusqu’à la consommation des siècles, pour annoncer l’Evangile de la Loi nouvelle, pour les sanctifier par le contact des sacrements de la Loi nouvelle.
L’Eglise sauve les hommes doublement. Elle les sauve d’abord et avant tout pour la vie éternelle, en les élevant, en les attirant jusqu’à elle au sein de son Royaume qui, pour être dans ce monde, n’est cependant pas de ce monde. Elle les sauve encore par surcroît en illuminant pour eux d’en haut les choses de ce monde et de la vie du temps, non eripit mortalia qui regna dat caelestia.
Il est bien vrai dès lors que l’Église est pour le monde, avec mission de l’élever à soi, à la manière un peu dont le maître est pour l’élève, le médecin pour le malade, les parents pour les enfants.
Mais il est vrai aussi, en un autre sens, plus mystérieux, de dire que le monde est pour l’Eglise, un peu comme la terre est pour les végétaux, les végétaux pour les animaux, et les ani maux pour l’homme. "Tout est à vous, écrit saint Paul aux Corinthiens, mais vous vous ètes au Christ, et le Christ est à Dieu" (1 Cor. 3, 22). Les divers ministères confiés par le Christ à ses disciples, apôtres, prophètes, évangélistes, pasteurs, docteurs, dit encore l’apôtre dans un grand texte aux Ephésiens, 4, 11-13, ont pour fin "d’organiser les saints en vue de la construction du Corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir, tous ensemble, à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ". Le dernier, le suprême pourquoi de la durée du monde et de la continuation du temps, c’est dès lors d’assurer à l’Eglise le délai qui lui est nécessaire pour atteindre sa stature parfaite, en laquelle se réalise ce que saint Paul appelle le plérôme, le complément, la plénitude du Christ. On rejoint ainsi un autre grand texte de l’apôtre aux Colossiens, 1, 24: "En ce moment, je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps qui est l’Eglise." Non qu’on puisse imaginer, — ce serait folie, — de compléter intensivement les souffrances du Christ; mais l’Eglise, en se rendant perméable aux souffrances du Christ, qui est la Tête, les complète extensivement en elle-même, qui est le Corps.
Dans l’Église comme dans le Christ le progrès se fera non point par un dépassement du don initial suprême: don de l’Incarnation dans le Christ, don de Pentecôte dans l’Église, — c’est bien impossible, — mais par une manifestation successive des exigences de ce don initial. Pour nous autres chrétiens, les événements de l’Incarnation et de Pentecôte marquent le centre du temps.
Dès l’instant où la Vierge prononce le Fiat, le Verbe se fait chair, Jésus est pleinement lui-même, vrai Dieu et vrai homme, sans progrès possible dans la ligne de cette union. Le mystère de l’Incarnation est un fait, il est achevé quant à son essence, à sa structure constitutive. Mais sous un autre angle, le mystère de l’Incarnation embrasse tout le déroulement de la vie de Jésus; quant à son déploiement, il demeure en devenir et ne s’achèvera qu’à l’Ascension.
Il en va pareillement de l’Eglise. Dès le jour de Pentecôte, où l’Esprit Saint descend sur elle pour faire redéborder sur elle la plénitude de la grâce capitale du Christ, l’Eglise de la Loi nouvelle est achevée, accomplie dans la ligne de son essence, de sa structure constitutive. Mais dans la ligne de son déploiement, elle demeure en devenir, un progrès s’ouvre devant elle.
Ce progrès se déroulera pendant toute la durée qui sépare la première parousie, où le Christ est venu pour sauver le monde, de la deuxième parousie où il viendra pour juger le monde. Pendant cette phase ultime et décisive de son existence, l’Eglise pérégrinante est soutenue par la main toute puissante de Dieu. Elle est visitée secrètement par les illuminations du Verbe et les effusions de l’Esprit-Saint. Ces missions mainte nant invisibles du Verbe et de l’Esprit ravivent en elle, mais sans jamais pouvoir en égaler le premier éclat, les trésors de grâce déposés en elle lors des suprêmes missions visibles de l’Incarnation et de Pentecôte. Mais dans le même temps, l’Eglise est en butte aux attaques de la Cité du mal, elle doit faire face aux défis constants que le monde et le Prince de ce monde lui opposent, elle doit subir les assauts non seulement d’adversaires de chair et de sang, mais encore, dit l’apôtre, ((des Principautés, des Puissances, des Régisseurs de ce monde de ténèbres, des Esprits du Mal, qui habitent les hauteurs" (Ephés., 6, 13). Elle chemine, selon le mot de saint Augustin, "entre les persécutions des hommes et les consolations de Dieu".
Toute cette durée de temps qui sépare la première parousie de la seconde est désignée tour à tour, dans l’Apocalypse, par les nombres de mille années et de trois ans et demi. Parce que, d’une part, l’Eglise conserve en elle, tout au long de son histoire, une paix divine et inaltérable, la durée de sa vie profonde est mesurée par le chiffre de mille années (20, 1-7), symbole de paix et de perfection. Et parce que, d’autre part, les attaques de Satan qui se poursuivent tout au long de l’âge messianique, si violentes et déchaînées qu’elles puissent être, ont un caractère malgré tout précaire, et ne peuvent prévaloir contre l’Eglise, elles sont mesurées par la période de trois ans et demi (un temps, des temps et la moitié d’un temps, 12, 4) trois et demi représentant le nombre plénier 7 brisé en deux 2.
L’Eglise pérégrinante, qui ne peut se maintenir dans la durée que par le perpétuel remplacement de ses membres, ne peut s’ouvrir à la vérité et à la foi, ne peut subsister dans la sainteté et l’amour que par l’incessante descente en elle des missions invisibles du Verbe et de l’Esprit. Cependant ces missions ne se produisent pas d’une manière égale. A certains moments elles se font plus intenses, plus merveilleuses. De grandes effusions de lumière et d’amour, accompagnées de miracles et de prophéties, s’épanchent sur l’Eglise. C’est peut- être aux époques de paix, où la discipline est plus régulière, où les couvents se multiplient, où la doctrine est prêchée et explicitée, où la vie chrétienne se déploie librement, où les établissements missionnaires fleurissent. Et c’est peut-être aux plus sombres époques, quand la persécution fait apostasier des milliers d’âmes, et que le Saint Esprit semble vouloir racheter, par l’intensité de la ferveur de quelques grands saints et la fréquence de l’héroïsme chez les martyrs, les pertes visibles subies en nombre et en extension. La raison de ces rythmes nous échappe. Elle ne sera découverte que dans les clartés de l’au delà.
1. "Inter persecutiones
mundi et consolationes Dei peregrinando procurrit Ecclesia", De civitate
Dei, 1. XVIII, c. 51.
2 E.-B. ALLO, L’apocalypse de
saint Jean, pp. 161-165.
Mais ici-bas, au cours de son pèlerinage déjà deux fois millénaire, l’Eglise de la Loi nouvelle fait l’expérience toujours instructive de sa propre faiblesse et de la puissance de Dieu en elle. Elle prend une conscience plus ample et plus attentive de la manière dont le Christ entend imprimer en elle la ressemblance de ses propres combats, de ses humiliations, de ses paradoxales victoires, et la préparer silencieusement aux grandes luttes finales qui l’attendent lors de la manifestation de l’Antéchrist.
La loi suprême de l’Église est la loi suprême de son Chef, la loi du Verbe fait chair, la loi de l’Incarnation, disons une loi de l’illumination du visible par l’invisible, de la transfiguration de la matière par l’Esprit. A mesure que l’Eglise avance dans le temps, l’Esprit Saint qui habite en elle travaille sans cesse, non certes à la désincarner, à la rendre invisible, — à la ressemblance du Christ, l’Eglise est par essence mystérieuse et visible, — mais à transfigurer l’élément visible qui la constitue, à la rendre en quelque sorte transparente aux clartés de la grâce. En sorte, — c’est là un paradoxe dont on ne saurait exagérer l’importance, — que depuis la venue du Christ l’Eglise est apparue comme plus incarnée et cependant plus spirituelle, comme plus visible et cependant plus indépendante des choses purement temporelles. En un mot, elle s’est comme progressivement décantée. A mesure aussi que se déroule son histoire, il semble que l’Eglise puisse prendre une connaissance concrète et expérimentale de ces transformations qui s’opèrent constamment en elle, et qu’elle puisse réflexivement dégager quelques- unes des grandes lois ou tensions auxquelles obéit sa durée dans le temps.
A toutes les étapes de sa durée, en tous les lieux de sa dispersion, l’Eglise, en même temps qu’elle avance dans l’histoire, est sollicitée de revivre les événements de la vie évangélique du Christ. Elle est mise en demeure, mais sans jamais pouvoir y parvenir, puisqu’elle est créature, de retrouver à la fois les attitudes extérieures et les états intérieurs de son Chef, qui personnellement est Dieu. Elle est soumise de ce fait à une mystérieuse tension verticale, irrépressible, exercée constamment sur elle par le Christ. On pourrait parler ici d’une loi de tension asymptotique de conformité au Christ des Evangiles.
Ce n’est pas tout. Cette Eglise qu’il attire à lui pour se l’incorporer, le Christ va l’en traîner après lui dans sa destinée. Outre la tension verticale qui la suspend à son Chef, l’Eglise va dès lors connaître une tension horizontale qui l’emporte, à la suite de son Chef, vers ses fins dernières et sa transfiguration glorieuse. On parlerait ici d’une loi de tension eschatologique. Telle est la raison de l’extraordinaire élan qui la soulève, et avec elle toute la création, à la rencontre de ses fins ultimes et de sa glorification: "Nous le savons, dit l’apôtre, la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement; et non pas elle seule: nous-mêmes, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps" (Rom., 8, 18-23).
Dans l’instinct qui la pousse à centrer sa contemplation silencieuse sur le mystère de l’eucharistie et sur la présence constante au milieu d’elle du Christ sacramenté; dans la con fiance qui tourne spontanément son coeur vers le magistère divinement assisté culminant dans le primat de Pierre, l’Eglise n’a pas de peine à reconnaître les effets en elle de la loi d’incarnation souverainement réalisée dans le Christ qui est sa Tête. L’Incarnation, puis par voie de conséquence, l’eucharistie et la primauté de Pierre, ce sont les manifestations ordon nées et comme les étapes d’une même révélation. Il y a une "sagesse du monde" qui s’en détourne d’emblée; et il y a aussi une "sagesse" qui commence de croire l’incarnation, mais qui, un peu plus loin, devant le mystère de l’eucharistie ou devant le mystère de la primauté de Pierre, est déconcertée et demeure en chemin. Elle semble oublier alors que Dieu est l)ieu, qu’il passe à travers les choses corporelles non en se diminuant, mais en les utilisant et en les transfigurant; elle hésite devant la plénitude du christianisme, elle croit y discerner une matérialisation".
C’est encore un effet de la loi d’incarnation qui porte l’Eglise à prendre une conscience réflexe toujours plus lucide du fait que, n’étant pas sans pécheurs, elle est cependant sans péché, qu’il convient de moins en moins d’inclure dans l’intérieur d’elle-même les péchés de ses enfants par lesquels elle est non pas manifestée mais au contraire trahie, qu’il convient de plus en plus de reconnaître que la frontière entre elle et le monde passe à travers nos propres coeurs, que le Christ l’a aimée, "qu’il s’est livré pour elle afin de la sanctifier, la purifiant par le bain de l’eau dans la parole, afin de se la présenter à lui-même comme glorieuse Eglise, sans tache ni ride ni rien de pareil, mais sainte et immaculée" (Ephés., 5, 26-27).
Il nous suffira peut-être ici d’avoir signalé quelques-unes des lois qui régissent la vie profonde de l’Eglise. C’est sur un aspect plus extérieur de son progrès, concernant son rapport avec les puissances temporelles, que nous voudrions maintenant retenir un instant l’attention.
L’Église au temps des apôtres entre dans le monde comme une étrangère. Elle ne demande que la permission d’annoncer ici-bas un royaume qui n’est pas d’ici-bas. En échange, elle invite ses enfants à se soumettre dans la loyauté à tout ce que peuvent commander d’humain et de légitime les autorités de ce monde. Elle sait bien qu’il émane d’elle une vertu capable, peu à peu et par surcroît, de transformer et d’illuminer les institutions de ce monde. Mais ce n’est point alors sa préoccupation première et immédiate; ce n’est là, dans sa pensée qu’un effet secondaire, ultérieur, à longue échéance. Cependant il ne faudra guère de temps pour que les pouvoirs politiques commencent à s’inquiéter. Les structures temporelles de l’empire sont trop durcies par le paganisme pour être accueillantes au christianisme. Les persécutions éclatent. L’Eglise donne au monde un spectacle encore inouï. A la violence, elle ne répond pas par la violence.
La situation va se modifier à partir de Constantin. Une nouvelle grande idée va surgir et sembler devenir réalisable. Puisque la vie chrétienne n’est pas reçue dans l’Etat païen, pourquoi les chrétiens n’essaieraient-ils pas de se réunir dans un Etat chrétien, c’est-à-dire dans un Etat où la notion de citoyen impliquerait celle de baptisé? Les non chrétiens, juifs ou païens, n’y seraient point regardés comme ennemis, ils y seraient en droit accueillis, à titre non de citoyens mais d’étrangers. La distinction évangélique des choses de César et des choses de Dieu sera sauvegardée. Elle ne s’effacera plus jamais de la mémoire de l’Eglise. Mais les choses de César, tout en restant nettement distinguées de celles de Dieu, pourront avoir une fonction ministérielle à leur égard, et l’appareil institution nel de l’Etat pourra être requis en vue d’assurer l’unité spirituelle des peuples et de les défendre contre leurs ennemis du dedans et du dehors. Ainsi se constituera, tant bien que mal, sous la lumière du christianisme, un certain ordre temporel chrétien déterminé, auquel on a donné le nom de chrétienté sacrale. Les implications du spirituel dans le temporel vont s’accroître et, avec les années, peser lourdement sur le spirituel. Au moment des tout grands périls, devant les déficiences des princes chrétiens, le pape se verra obligé d’adjoindre à son titre inaliénable et spirituel de vicaire du Christ, celui de tuteur d’une forme précaire et temporelle de chrétienté: c’est à ce dernier titre qu’il est engagé dans les croisades et dans la répression des hérésies. La vision d’une chrétienté sacrale, qui s’était présentée au début comme une tentative grandiose, et dont l’expérience devait sans doute être faite, finira par apparaître comme plus nuisible qu’utile à l’Eglise, et plus propre à masquer qu’à révéler sa vraie nature. Comment son essentielle catholicité, destinée à tous les peuples de la terre, n’aurait-elle pas été voilée, par exemple, au cours des croisades, où la Croix du Christ, qui étend ses bras sur l’Orient et sur l’Occident, était en quelque sorte temporalisée pour devenir l’étendard d’une entreprise qui, si justifiée, si nécessaire, si magnanime qu’elle pût paraître, ne relevait par nature que du temporel chrétien? Saint François d’Assise l’éprouvera qui, à Damiette, sort du camp des croisés pour aller prêcher le Sultan 4. Et comment l’Eglise ne semblerait-elle pas compromise par la politique de trop d’empereurs "chrétiens", de trop de rois "catholiques" ou "très-catholiques"? Comment ne se verrait- elle pas trahie dans une aventure qui finira par opposer Etats catholiques à Etats protestants et par jeter les peuples à l’impasse des guerres de religion? Le besoin de se décanter, de se détacher des Etats, de se rendre plus indépendante par rapport à eux, de proclamer plus ouvertement son caractère supra- politique, supra-ethnique, supra-national, va se faire sentir impérieusement en elle. Un pas en avant s’accomplit dans la prise de conscience de sa propre nature à la fois visible et spirituelle, transculturelle et transpolitique.
4. La croisade est une
entreprise de la chrétienté, la mission est une entre prise du christianisme.
La Croix que les croisés opposent au croissant est le signe d’une formation
temporelle chrétienne, et c’est pourquoi elle n’exclut pas le glaive; la Croix
des missionnaires est toute spirituelle, elle exclut le glaive: "Remets
ton glaive à sa place," Mt. 26, 52. Le saint de la croisade, c’est saint
Louis, le saint de la mission, à la même époque, c’est saint François d’Assise.
Le temps de la croisade, qui était celui d’une chrétienté, était temporaire, et
il est passé. Le temps de la mission, qui est celui du christianisme, est
permanent, il subsiste seul". L’Eglise du Verbe incarné, II, p. 1238.
Autre exemple. Même à saint Bernard, les Etats pontificaux avaient paru nécessaires pour garantir le libre exercice du pouvoir spirituel du souverain pontife, vicaire du Christ sur la terre. Plus tard, sous Jules II, à cet âge de la Renaissance où le pouvoir politique était en voie non seulement de prendre conscience de sa légitime autonomie, mais encore de perdre sa transparence, de se laisser enivrer par l’idéal de la volonté de puissance et de l’absolutisme, de devenir par conséquent de plus en plus pesant à manier, la question sera de savoir s’il était prudent de lui demander les mêmes services qu’au Moyen Age, et s’il convenait dès lors, — c’était la pensée de Jules II, — de redonner à cet effet aux États pontificaux une suprême splendeur charnelle; ou si plutôt l’heure n’avait pas sonné de défendre l’Eglise, plus exclusivement que par le passé, par les armes de l’Esprit et de compter plus purement sur les forces divines pour sauvegarder celles des choses humaines qui lui sont indispensables 5. Que dira Pie XI en traçant les limites de l’actuelle petite Cité vaticane? "Donc un minimum de territoire qui suffise pour l’exercice de la souveraineté, ce qu’il faut de territoire sans lequel elle ne pourrait subsister, parce qu’elle ne saurait sur quoi s’appuyer. Il nous semble, en somme, voir les choses au point où elles se réalisaient en la personne de saint François: il avait juste assez de corps pour retenir l’âme unie à lui. Ainsi pour d’autres saints: le corps réduit au strict nécessaire pour servir à l’âme, pour continuer la vie humaine et, avec la vie, l’action bienfaisante. Il sera clair pour tous, Nous l’espérons, que le souverain pontife n’a précisément, en fait de territoire matériel, que ce qui lui est indispensable pour l’exercice d’un pouvoir spirituel confié à des hommes au profit d’hommes. Nous n’hésitons pas à dire que Nous Nous complaisons dans cet état de choses. Nous Nous plaisons à voir le domaine matériel réduit à des limites si restreintes qu’on peut le dire et qu’on doit le considérer lui aussi comme spiritualisé par l’immense, sublime et vraiment divine spiritualité qu’il est destiné à soutenir et à servir" 6
5. "A une époque où le monde n’avait
plus guère de respect et d’estime que pour la force matérielle, où la tendance
générale de la politique était de faire prévaloir le pouvoir temporel sur le
pouvoir spirituel, où les considérations politiques l’emportaient jusque dans
la discussion des questions purement religieuses, les papes étaient obligés de
chercher dans la consolidation de leur pouvoir temporel un appui pour leur
pouvoir spirituel très ébranlé." Louis PASTOR, Histoire des papes, t. VI,
p. 424. La consolidation du pouvoir temporel préparait certains biens, comme la
victoire de Lépante, qui devait briser l’élan de l’Islam. Mais elle pouvait
aussi, à la veille de la Réforme, masquer à plusieurs le caractère spirituel de
I’Eglise romaine. Gustave SCHNURER répond à Pastor qu’il eût été préférable de
laisser la papauté "descendre aux catacombes", et qu’une telle
humiliation n’eût pas payé trop cher l’unité de l’Eglise d’Occident. L’Eglise
et la civilisation au Moyen Age, t. III, p. 546. Cf. L’Eglise du Verbe incarné,
j3, p. 598.
6 A.A.S., 1929, p. 108.
Ainsi l’Eglise a été assez forte pour se passer du bras séculier; la papauté assez forte pour se passer non seulement de sa tutelle politique sur la chrétienté médiévale, mais encore des beaux Etats pontificaux — ce que ne pouvaient imaginer ni Voltaire ni son ami Frédéric 7. C’est le signe que l’Eglise et la papauté étaient devenues avec le temps plus visibles, plus incarnées, plus subsistantes, plus autonomes, en tant même qu’Eglise, en tant même que papauté. Inversement, notons-le, un tel progrès contribue à son tour pour une part à manifester davantage le caractère exceptionnel et surnaturel de leur visibilité et de leur autonomie. Les paroles de Jésus à Pilate: "Mon royaume n’est pas de ce monde; si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour que je ne fusse pas livré...", (Jean, 19, 36); les paroles de Jésus à Pierre: "Si- mon, fils de Jonas, m’aimes-tu plus que ceux-ci ?... Pais mes agneaux" (Jean, 21, 15), — et cela est vrai de tant d’autres paroles de l’Evangile: "Le Verbe s’est fait chair", "Ceci est mon Corps", — le progrès du temps nous permet de redécouvrir peu à peu et rétrospectivement les profondeurs cachées de leur mystère.
7. "Quand le principat
civil des papes sera tombé, écrivait Frédéric II à son ami Voltaire, alors nous
serons victorieux et le rideau sera baissé. L’on fera une grosse pension au
Saint Père. Mais qu’arrivera-t-il? La France, l’Espagne, la Pologne, en un mot
toutes les puissances catholiques, ne voudront pas reconnaître un vicaire de
Jésus-Christ subordonné à la main impériale. Chacun alors créera un patriarche
chez soi... Petit à petit chacun s’écartera de l’unité de l’Eglise, et l’on
finira par avoir dans son royaume sa religion, comme sa langue, à part."
Cité par G. GLEZ, Pouvoir temporel du pape, Dict. Théol. Cath., col. 2672.
Les apôtres puis les missionnaires ont suivi les routes que leur ouvraient les voyageurs et le brassement des civilisations. Il est incontestable que pour une part l’expansion missionnaire se trouvera liée à l’expansion des nations colonisatrices. Mais les missionnaires sont partis pour porter aux peuples non pas les "bienfaits de la civilisation" mais le sang de la rédemption du Christ. Quand ils se trouveront, en Extrême-Orient, en présence des grandes civilisations ou mongoles avec Jean de Plan-Carpin et les franciscains au XIII siècle, ou chinoises et hindoues avec les jésuites Matthieu Ricci et Robert de Nobili, aux XVI° et XVII° siècles, que pourront-ils annoncer sinon le message d’une révélation transcendante à toutes les organisations politiques et culturelles, mais capable par surcroît de les assainir et de les illuminer d’en haut? Et quand ils se trouveront dans le Nouveau Monde en présence de civilisations plus désarmées et plus vulnérables comme Barthélemy de Las Casas au début du XVI° siècle ou comme, aux XVII° et XVIII° siècles, les jésuites des Réductions du Paraguay, que feront-ils, sinon engager une lutte à mort contre la tyrannie des puissances colonisatrices et témoigner ainsi, en face du comportement des royaumes de ce monde, de la transcendance du Royaume qui n’est pas de ce monde? De toutes manières, l’héroïsme de la charité missionnaire à prêcher un Evangile qui met en accusation les scandales mêmes des colonisateurs, préparera le temps où le principe d’inspiration radicalement païenne du cujus regio illius religio deviendra enfin intolérable à la conscience du monde entier.
Une sorte de renversement évangélique des valeurs peut se constater dans les faits que nous venons de rapporter. "Le royaume de Dieu, écrit Jacques Maritain 8, se fait du dedans, il germe, il ne se construit pas du dehors, l’homme y doit travailler, mais il n’est pas fait de main d’homme. Puis-je vous dire qu’une sorte de renversement dans les méthodes d’action me semble se produire peu à peu sous nos yeux, en liaison avec une meilleure compréhension, qui paraît dans beaucoup d’esprits, du primat de la contemplation, de laquelle l’action doit surabonder?
8. Questions de conscience,
1938, p. 269.
Le thème pratique qui a longtemps semblé, en chrétienté, le plus important à bien des hommes de bonne volonté, c’est que les choses humaines doivent protéger les choses divines. Et l’homme est ainsi fait qu’en un sens cela est très vrai, l’importance des moyens humains, même à l’égard de la propagation de l’Evangile et de l’expansion du royaume de Dieu, ne doit pas être oubliée. Que les choses humaines doivent protéger les choses divines, cela est vrai, donc; mais est-ce le plus important? Un autre thème pratique plus important, et que les âmes chrétiennes semblent de mieux en mieux comprendre aujourd’hui, c’est qu’il appartient aux choses divines de protéger les choses humaines, de les protéger et de les vivifier. Qu’on laisse Dieu faire! Qu’on lui fasse confiance! Plutôt que de dresser des murailles et de se retrancher derrière des ouvrages fortifiés que les chrétiens se répandent dans les campagnes humaines, qu’ils entrent au plus profond du monde, comptant sur la force de Dieu qui est la force de l’amour et de la vérité. C’est lui qui sauvera la civilisation, ce sont les choses divines qui sauveront les choses humaines, dans l’instant que les moyens de défense humains de la civilisation deviennent de plus en plus inadéquats à l’égard des choses divines, car ce n’est pas avec des gaz asphyxiants ni des bombes incendiaires ni des coups de Bourse ni des batailles de mensonges que les choses divines peuvent être protégées.".
Le 4 octobre 1965, le Souverain Pontife Paul VI, invité à prendre la parole à New-York aux Nations-Unies à l’occasion du vingtième anniversaire de cette institution mondiale pour la paix et la collaboration entre les peuples de toute la terre, leur annoncera, au Nom d’un plus grand que lui, dont il est le porte-parole, les principes d’une sagesse supérieure seule capable de soutenir et d’animer l’édifice de la civilisation moderne: se reconnaître les uns et les autres; travailler les uns avec les autres; jamais plus les uns contre les autres; et, c’est le sommet, les uns pour les autres.
Dire qu’avec le temps l’Eglise se dégage elle-même de ce qui l’entourait, qu’elle se décante de ce qui n’est pas elle et qu’on confondait avec elle, cela ne veut pas dire qu’elle change de nature avec le temps. Cela veut dire qu’avec le temps, qui lui est nécessaire comme à tous les vivants de ce monde, et sous la pression de l’Esprit Saint qui l’instruit par les événements et les épreuves, ses enfants prennent progressivement conscience, une conscience expérimentale, de sa vraie nature, et discernent mieux ce qui fait sa visibilité propre de ce qui d’abord s’offrait pour la servir mais prétendait ensuite s’incorporer à elle.
Le résultat ne sera pas nécessairement un progrès de la sainteté des membres de l’Eglise, mais un progrès du moins de la conscience qu’ils ont des exigences de sa sainteté. L’Eglise reste composée de justes et de pécheurs, mais il semble, toujours sous l’effet de la loi de décantation, qu’il convient de moins en moins d’inclure en elle les péchés, puisqu’elle les désavoue, de ses enfants.
Signalons brièvement, pour finir, une loi profonde de la vie de l’Eglise, dont elle n’a pris réflexivement une conscience aigué qu’avec le progrès des siècles, loi qu’on peut regarder comme complémentaire de la loi de décantation, et qu’on pourrait appeler, faute d’une meilleure formule, la loi de l’expansion secrète de l’Eglise par le redébordement de l’amour du Christ. D’une part l’Eglise se décante de ce qui n’est pas elle; d’autre part elle découvre combien l’amour du Christ, dont elle est cependant indubitablement ici-bas le lieu de convergence privilégié, plénier, normal, peut, à première vue, sembler la déborder en répandant autour d’elle, — là où son vrai visage est invinciblement méconnu, — des grâces de suppléance, anor males mais déjà salutaires, où c’est elle-même déjà qui commence à émerger de la nuit. Essayons de mieux exprimer ces vues.
La descente progressive de l’Esprit du Christ dans l’Eglise lui révèle donc toujours plus nettement le lieu de sa visibilité propre. C’est sous la fontaine de la hiérarchie, à l’endroit où s’exercent en plénitude les pouvoirs sacramentels et juridictionnels, où le Christ présent corporellement en elle l’inonde des rayons de son sacrifice rédempteur, où sa charité peut être pleinement sacramentelle et orientée, que se situe l’unique foyer du salut du monde, destiné à rassembler dans le temps tout ce qui sera sauvé pour l’éternité.
L’Eglise en acte achevé ne sera-t-elle pas toujours un petit troupeau? — C’est en tant que telle, nous l’avons dit, que l’Eglise est envoyée à toutes les nations jusqu’à la fin des siècles. Mais, en tant qu’Eglise en acte achevé, en tant qu’Eglise une sainte catholique apostolique et romaine, — et si on la sépare de ce qu’il y a de péché dans ses propres membres et par quoi elle est trahie et non certes manifestée, — que l’Église est restreinte! Voici que, devant elle, les dimensions du monde aujourd’hui se sont ouvertes; les peuples de toute la terre, pris dans les engrenages de la technique, sont devenus solidaires, l’humanité a conscience d’entrer enfin, pour son bien ou pour sa perte, dans la phase première et sans doute définitive de son histoire désormais universelle. Mais après deux mille ans, l’Eglise dans son acte achevé et quant aux démarches de ses membres fidèles en qui elle est vraiment visible, semble rester tout comme aux premiers jours un petit troupeau. Devrait-elle donc changer sa nature? Serait-elle envoyée pour annoncer aux hommes un autre message que celui de la transcendance inimaginable d’un Dieu un en trois personnes réellement distinctes; de la folie de l’incarnation rédemptrice du Fils unique de Dieu; du mystère de la messe, du Christ sacramenté et de la transsubstantiation eucharistique; de sacrements de la loi nouvelle dispensant miséricordieusement la grâce de la filiation divine adoptive? Serait-elle envoyée pour annoncer aux hommes une autre exigence morale que celle de la croix donnant accès dès ici-bas aux béatitudes évangéliques, une autre alter native que celle de la double éternité du ciel et de l’enfer?
Et alors les
difficultés sont-elles moindres aujourd’hui qu’au temps de saint Paul
d’évangéliser le monde? Est-ce que l’Eglise ne sera pas jusqu’à la fin des
temps déchirée dans son coeur à la pensée de la masse immense de ceux qui lui
sont hostiles, ou ne la regardent qu’avec indifférence ou ne l’approchent que
dans la défiance? Est-ce qu’elle ne devra pas en appeler à Dieu même, contre
les retardements de la conversion du monde, reprendre les paroles mêmes et la
supplication de Marie de l’Incarnation, la sainte ursuline de Québec: "O
Père que tardez-vous? Il y a si longtemps que mon Bien-Aimé a répandu son Sang!
Je postule pour les intérêts de mon Epoux... Vous lui avez promis les nations
en héritage et vous ne les lui avez pas encore données !". Est-ce qu’elle
ne devra pas se plaindre à Jésus lui-même de la tâche impossible qu’il lui a
confiée avant de la quitter?" 1
1. Les écrits spirituels de
Marie de l’Incarnation, t. II, p. 311.
Et pourtant, au sein même de son inquiétude et de son tourment, l’Eglise sent grandir en elle une mystérieuse confiance. Il est vrai que plus elle prend conscience des exigences de sa mission, plus elle se sent impuissante. En même temps cependant, elle découvre une chose qu’elle savait certes, mais sans en soupçonner toute l’étendue, à savoir que l’amour de son Sauveur, qui tombe sur elle directement et en plénitude, la déborde cependant en quelque sorte, passant par-dessus les moyens visibles dont elle dispose, pour aller par ses prévenances lui préparer partout dans le monde des adhésions secrètes qui s’ignorent et qu’elle ignore. A me sure qu’elle prend conscience d’être ainsi débordée, elle prie d’elle-même et supplie pour que ce beau mystère de miséricorde continue de s’accomplir. Ainsi se constitue autour d’elle une zone indéfinie d’appartenance déjà salutaire, où les coeurs peuvent s’ouvrir à sa venue, où est obscurément pressenti, consenti, vécu, ce qu’ouvertement elle professe, où elle est déjà présente d’une manière non certes parfaite et plénière, mais réelle et commencée. Les mots du Sauveur sur les brebis qui ne sont pas dans l’enclos mais qui sont déjà siennes, déjà aimantées par l’enclos, prennent pour l’Eglise, avec l’expérience des siècles, des résonances encore inaperçues. Plus pure qu’il ne peut sembler, puisqu’elle se refuse à légitimer les péchés de ses propres enfants, elle se sent aussi plus vaste qu’il ne peut sembler. Elle sait que sa réalisation visible et plénière n’est que le noyau de l’immense nébuleuse du salut. Elle croit, — non certes à cause du mérite des hommes trop nombreux hélas à suivre "la voie spacieuse qui conduit à la perdition" —, mais à cause des prévenances bouleversantes de l’amour de Dieu, au grand nombre de ceux qui lui auront appartenu dans le secret, peut-être au tout dernier instant de leur vie, et qui seront élus. Comment oublierait-elle que le Sauveur veut que tous les hommes soient sauvés, et que dans la maison du Père les demeures sont nombreuses? (Jean, 14, 1).
Un progrès se fait dans l’Église. Non par un dépassement du don initial de Pentecôte. Mais par une descente en elle de ce don, à mesure qu’elle avance dans le temps qui lui est nécessaire comme à tous les vivants. Le rythme de cette descente de l’Esprit nous échappe. Il est scandé par les grandes épreuves de l’Eglise, les effusions de grâce et les secrètes visitations des personnes divines. Il fait l’émerveillement des anges. A l’Eglise des premiers chrétiens, saint Pierre, I, 1, 12 écrit: "Les prophètes... ont été les dispensateurs de ces choses que viennent maintenant de vous annoncer ceux qui vous ont prêché l’Evangile dans l’Esprit Saint envoyé du ciel, et dans lesquelles les anges désirent plonger leurs regards". Et saint Paul parle du mystère de salut tenu caché depuis les siècles en Dieu et qui, à travers l’Eglise, manifeste maintenant aux Principautés et aux Puissances célestes la sagesse infiniment variée de Dieu (Ephés., 3, 10).
Confortée par les conduites de l’Esprit, instruite par les leçons de l’expérience, l’Eglise prend une conscience plus réflexe et plus concrète de sa vraie nature. Elle se dégage d’éléments qui ont cessé de lui être utiles; elle se décante, elle devient, de ce chef, plus visible en tant même que royaume qui n’est pas de ce monde, plus transparente aux choses de la grâce. En vertu d’une exigence qui vient de plus haut qu’elle, elle tend, mais sans pouvoir jamais la rejoindre, vers cette forme de visibilité et d’indépendance qui était dans le Christ Jésus, Lumière du monde, que le monde n’a pas connu.
En se distinguant de son milieu, des formations nationales, historiques, culturelles où elle vit, en s’éloignant, elle aussi, un peu du rivage pour enseigner les foules, il lui devient possible, par la manifestation progressive de la transcendance, de la pureté, de la catholicité de son rayonnement, d’éclairer plus efficacement les peuples sur le plan même de leur vie profane et de leur destinée temporelle.
Après deux mille ans, elle s’angoisse de n’être en son acte achevé, comme au premier jour, qu’un petit troupeau. Et en face d’elle, prenant occasion de ses échecs comme de ses victoires, lui disputant et divisant le coeur des hommes, progresse, elle aussi jusqu’à la fin du temps, la Cité du mal, qui découvre maintenant brusquement son visage avec l’apparition sur l’avant-scène de l’histoire, de l’athéisme absolu.
Pourtant elle ne désespère pas. En même temps que de son impuissance à convertir le monde, elle prend plus clairement conscience que les invitations du Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés, passant en quelque sorte par-dessus les moyens visibles dont elle dispose, et utilisant au dehors tout ce qui s’y prête, préparent autour d’elle une zone d’appartenance où c’est elle-même qui devient présente, sous un état d’imperfection et d’inachèvement mais déjà salutaire. La voilà donc tout ensemble petit troupeau et peuple immense: petit trou peau en tant qu’achevée, peuple immense en tant qu’inachevée. Mais comment cette dénivellation, qui pourrait bien durer jusqu’à la fin du monde, ne déchirerait-elle pas son coeur? Contre ses propres impuissances, contre le progrès de la Cité du mal, contre la malice du temps, elle en appelle à l’au-delà du temps, où seront finies "les douleurs de l’enfantement" et abolies toutes les résistances qui font ici-bas obstacle "à la liberté de la gloire des enfants de Dieu." (Rom., 8, 2 1-22).